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Commission des affaires européennes

mercredi 15 février 2017

16 h 30

Compte rendu n° 347

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente et de Mme Catherine Lemorton, Présidente de la commission des Affaires sociales

I. Audition de Mme Marianne Thyssen, commissaire européenne en charge de l’emploi, des affaires sociales, de la formation et de la mobilité professionnelle, conjointe avec la commission des Affaires sociales

II. Examen du rapport d’information de Mme Isabelle Bruneau sur la proposition d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS)

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 15 février 2017

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission
et de Mme Catherine Lemorton, Présidente de la commission des Affaires sociales

La séance est ouverte à 16 h 40

I. Audition de Mme Marianne Thyssen, commissaire européenne en charge de l’emploi, des affaires sociales, de la formation et de la mobilité professionnelle, conjointe avec la commission des Affaires sociales

La présidente Danielle Auroi. Nous recevons avec grand plaisir, pour la première fois, Mme Marianne Thyssen, commissaire européenne en charge de l’emploi, des affaires sociales, de la formation et de la mobilité professionnelle. Madame la commissaire, vous occupez ce poste depuis le 1er novembre 2014, et nous avons pu apprécier votre volontarisme et votre engagement pour faire progresser les politiques sociales de l’Union, ainsi que la prise en considération des aspects sociaux des autres politiques européennes, conformément aux engagements pris par le président Juncker.

Vous êtes chargée de nombreux dossiers sur lesquels nous avons beaucoup travaillé au cours de la législature qui s’achève : détachement des travailleurs, emploi des jeunes, assurance chômage européenne, socle des droits sociaux…

S’agissant de la révision des règles relatives au détachement des travailleurs, le projet de rapport du Parlement européen sur la proposition de directive modifiant celle du 16 décembre 1996 a été publié le 2 décembre dernier ; il sera débattu par la commission de l’emploi et des affaires sociales demain, 16 février. Aboutir ne sera pas aisé, car il y a, je crois, onze « cartons jaunes », venant de onze parlements nationaux qui voudraient au fond que rien ne change. Nous souhaitons, nous, des progrès. Quelles avancées, selon vous, peuvent avoir lieu ? Des convergences suffisantes pourront-elles se dégager, et sur quelles bases ? Comment les discussions sur ce texte vont-elles s’articuler avec celles qui concernent spécifiquement le domaine du transport routier ? Dans les domaines de l’agro-alimentaire ou du bâtiment, en effet, les changements sont, je crois, déjà perceptibles.

Vous avez lancé en mars dernier un projet de socle européen des droits sociaux. Notre commission a répondu à la consultation publique que vous avez ouverte, et émis diverses recommandations visant à faire de ce socle un outil efficace de convergence sociale. Disposez-vous déjà de premiers résultats de cette consultation ? Quelles seront les prochaines étapes du processus législatif ? Quel lien sera fait entre ce socle et le travail mené plus spécifiquement sur d’autres sujets, notamment le salaire minimum européen et l’assurance chômage européenne ? Quel lien sera établi, d’autre part, avec le budget de la zone euro ?

Que pensez-vous de l’idée d’un « serpent social européen », qui fixerait des taux minimum et maximum, afin d’assurer la convergence sociale et fiscale des pays membres ? Quel sera par ailleurs le lien avec la prise en considération de la dimension sociale du Semestre européen ? Quid enfin de l’intégration de la charte sociale européenne au socle européen des droits sociaux, idée défendue par le secrétaire général du Conseil de l’Europe et qui, au moment où nous allons fêter le soixantième anniversaire du traité de Rome, pourrait constituer un beau symbole ?

Nous pourrons évoquer d’autres sujets, notamment l’avenir de la garantie jeunesse et plus largement l’emploi des jeunes, sujet ô combien essentiel, ainsi que l’aide aux plus démunis et le bilan de la réforme du FEAD (Fonds européen d’aide aux plus démunis). Ce fonds sera-t-il maintenu à coup sûr dans la prochaine programmation pluriannuelle ? Plus largement, comment prévoyez-vous de lutter contre l’accroissement de la pauvreté et des inégalités dans l’Union européenne ?

Pouvez-vous nous éclairer sur le projet du Parlement européen de légiférer sur les conditions de travail décentes et d’interdire les contrats « zéro heure » ?

J’aborderai enfin la question des réfugiés, qui se situe aux marges de vos responsabilités. Y a-t-il des avancées sur ce sujet, dont la dimension sociale est évidente ?

La présidente Catherine Lemorton. Merci, madame la présidente, d’avoir pris l’initiative de cette audition. Je me réjouis, moi aussi, d’entendre la commissaire Thyssen.

Au moment où la défiance de nos concitoyens vis-à-vis de l’Union européenne est forte, nous devons réaffirmer que les ambitions que nous nourrissons pour notre pays ne pourront se réaliser que grâce à l’Europe. Face aux chantres du pessimisme, il faut redire que l’Europe est la solution – même s’il en existe des visions différentes.

Nos concitoyens se sont éloignés de l’Union ; ils ne comprennent pas toujours ce qui s’y passe ni les décisions qui y sont prises, et qui pourtant concernent leur avenir. Nous devons mener un travail d’approfondissement et de transparence, afin que les citoyens des différents États membres se voient comme des partenaires et non comme des adversaires. C’est tout l’enjeu auquel sont confrontées les institutions européennes qui travaillent « là-haut », comme les différents parlements.

Dès 1950, la déclaration prononcée par Robert Schuman reconnaissait « l’égalisation dans les progrès des conditions de vie de la main-d’œuvre de ces industries » comme l’un des buts principaux de la construction européenne : il s’agissait déjà d’harmoniser vers le haut les conditions de vie en Europe.

Je partage entièrement les interrogations de Mme la présidente Auroi.

La commission des affaires sociales a notamment travaillé, au cours de cette quatorzième législature, sur le salaire minimum au sein de l’Union européenne et sur le socle européen des droits sociaux. Je salue tout particulièrement la présence cet après-midi de Philip Cordery, Jean-Patrick Gille et Arnaud Richard. Gilles Savary nous a plusieurs fois rendu compte des avancées sur le sujet des travailleurs détachés – qui fait peur à nos concitoyens, c’est vrai ; mais les politiques responsables doivent plutôt essayer de résoudre les problèmes que d’attiser les craintes.

Merci encore de votre présence, madame la commissaire.

Mme Marianne Thyssen, commissaire européenne en charge de l’emploi, des affaires sociales, de la formation et de la mobilité professionnelle. Mesdames les présidentes, mesdames et messieurs les députés, c’est un honneur pour moi de pouvoir m’adresser à vous aujourd’hui et je vous remercie de votre accueil.

Sans vouloir ignorer ou minimiser les défis considérables auxquels sont confrontées l’Europe et la France, permettez-moi de débuter mon intervention en parlant de progrès.

L’Union européenne a finalement retrouvé le chemin de la croissance : les dernières prévisions évaluent celle-ci à 1,7 % en 2016, 1,6 % en 2017 et 1,8 % en 2018. Le taux d’emploi augmente : depuis la fin de l’année 2014, au moins 5 millions d’emplois ont été créés et nous avons retrouvé le taux d’emploi d’avant la crise de 2008. Pas moins de 232 millions de citoyens sont aujourd’hui au travail dans l’Union : c’est le chiffre le plus élevé jamais atteint.

À la fin de l’année 2016, les chômeurs en Europe représentent 8,2 % de la population active, alors qu’en décembre 2015 ils étaient encore 9 %. C’est le taux de chômage le plus bas enregistré depuis février 2009.

Le nombre de personnes exposées à la pauvreté ou à l’exclusion sociale en Europe est en baisse – bien qu’il demeure trop élevé.

Ces chiffres sont le résultat d’actions concertées entre l’Union européenne et les États membres, actions que nous devrions poursuivre pour que la relance s’intensifie.

Mais les chiffres européens cachent des différences parfois considérables entre les États membres. Par exemple, le taux de chômage est de 3,5 % en République tchèque et de 3,9 % en Allemagne, tandis qu’il est de 23 % en Grèce et de 18,4 % en Espagne. Les taux de chômage des jeunes montrent des écarts plus larges encore : 6,5 % en Allemagne, contre 40 % ou plus en Grèce, en Espagne ou en Italie.

Ces différences pèsent de façon substantielle sur notre Union, sur le marché intérieur, sur l’Union monétaire, et, au-delà, sur la cohésion et la solidarité entre nos peuples. Cette pression risque d’affaiblir l’Union de l’intérieur.

C’est la raison pour laquelle j’estime, avec mes collègues de la Commission européenne, que le renforcement de la cohésion interne de l’Union est une priorité absolue. Une plus grande cohésion interne est indispensable pour mieux faire face aux défis externes auxquels nous sommes confrontés.

Il faut donc promouvoir la convergence économique et sociale entre les États membres – une convergence vers le haut, bien évidemment.

Permettez-moi d’aborder la convergence sociale.

Ne perdons pas de vue que le modèle social européen est une réussite. Les valeurs de l’économie sociale de marché sont inscrites dans nos législations nationales et européennes : elles assurent que le progrès économique va de pair avec le progrès social. Les fruits de l’économie, en termes généraux, ne sont nulle part au monde mieux distribués qu’en Europe.

Le lancement d’une nouvelle phase du processus de convergence économique et sociale est devenu une nécessité pour l’Union européenne et une urgence pour l’Union monétaire. Elle devra respecter ces mêmes valeurs de l’économie sociale de marché. Mais comment concrétiser ces valeurs, comment les rendre tangibles pour nos citoyens, comment actualiser nos politiques face aux changements substantiels que subissent le monde du travail et nos sociétés ? Pensons à la digitalisation et la robotisation, aux changements démographiques, à la globalisation…

C’est la raison pour laquelle nous avons décidé de nous demander si les instruments sur lesquels se fonde notre modèle social étaient encore adaptés aux réalités d’aujourd’hui. La Commission plaide ainsi, avec énergie et cohérence, pour la mise en place d’un socle européen de droits sociaux. Aspirer à une convergence socio-économique ascendante, c’est s’engager à améliorer le niveau de vie de nos concitoyens en renforçant l’économie sociale de marché qui est à la base de la construction européenne.

Il est vital que les citoyens comprennent que l’Union européenne travaille pour eux, qu’elle vise à leur garantir l’équité et l’emploi, et qu’elle est pour eux source de richesses et d’opportunités.

Nous avons lancé en mars dernier une vaste consultation publique sur le socle européen des droits sociaux et nous nous réjouissons de la quantité et surtout de la qualité des réactions. Elles démontrent un grand intérêt pour l’approfondissement de la dimension sociale de l’Union européenne, et de l’Union monétaire en priorité. C’est un signal important, surtout au moment où nous préparons la deuxième phase de l’approfondissement de l’Union monétaire et la célébration du soixantième anniversaire de l’Union à Rome le 25 mars.

À la suite de ces moments de réflexion sur notre futur, la Commission adoptera le socle vers la fin du mois d’avril. Il consistera en un ensemble de principes et de valeurs qui nous serviront de boussole, de cadre de référence pour évaluer nos politiques économiques et sociales. Le socle ne sera pas limité à des mots. Je peux vous assurer que nous envisageons de le rendre concret, en nous appuyant sur tous les instruments à notre disposition : outils législatifs, financiers et de coordination des politiques, y compris le Semestre européen.

Cela ne signifie pas que nous puissions, ou que nous voulions, tout faire nous-mêmes. La Commission accorde trop d’importance à la subsidiarité et aux prérogatives des États membres, des autorités locales et des partenaires sociaux pour y songer. Nous voulons travailler en étroite collaboration avec les autorités nationales et locales, avec les partenaires sociaux et les ONG sociales.

Pour ce qui est de la législation, nous voulons avant tout mettre l’accent sur une meilleure mise en œuvre sur le terrain des droits existants. Nous voulons assister les entreprises, notamment les PME, afin qu’elles respectent leurs obligations de protection des travailleurs. Et nous appelons à un contrôle effectif dans les États membres en stimulant une meilleure coopération, y compris transfrontalière, entre les différentes autorités compétentes.

Nous voulons également moderniser et renforcer l’acquis communautaire de manière ponctuelle, là où nous constatons des lacunes.

J’achève actuellement une initiative législative destinée à faciliter l’équilibre entre travail et vie familiale – un sujet qui, je le sais, préoccupe également votre assemblée. Puisque nous voulons que nos marchés du travail comptent autant de personnes que possible, il faut tout mettre en œuvre pour faciliter l’intégration des hommes comme des femmes.

Nous lancerons bientôt une consultation des partenaires sociaux sur deux initiatives législatives supplémentaires. La première sera une révision de la directive de 1991 relative aux déclarations écrites. Il nous semble que la clarté et la transparence sur les conditions essentielles de travail doivent être garanties à chaque travailleur, quels que soient son statut ou la nature de son contrat. La deuxième vise à assurer que tous ceux qui travaillent ont accès à un système de sécurité sociale, c’est-à-dire qu’ils peuvent contribuer à un système et que leurs risques sont couverts.

Les tendances les plus récentes en Europe révèlent une prise de conscience accrue de la nécessité de poursuivre de vastes réformes structurelles pour soutenir l’emploi et la croissance.

La dimension sociale est d’ailleurs centrale dans le dernier examen annuel de la croissance, dans lequel la Commission invite les États membres à placer au centre de leur action l’équité sociale et à poursuivre un modèle de croissance inclusive, tout en garantissant la viabilité des finances publiques. Plus spécifiquement, l’examen annuel de la croissance incite à investir davantage dans le capital humain et la formation tout au long de la vie.

La création d’emplois doit naturellement rester au cœur de nos efforts. La quantité et la qualité des nouveaux emplois passent par un équilibre entre flexibilité et sécurité, par la facilitation des transitions et la réduction de la segmentation du marché du travail. Les systèmes fiscaux doivent aussi favoriser la création d’emplois, tout en assurant une meilleure redistribution des richesses.

Nous devons tout mettre en œuvre pour promouvoir la convergence économique et sociale en Europe. La mobilité des travailleurs peut y contribuer ; mais elle doit être organisée selon des règles claires, équitables, et applicables sur le terrain.

C’est la raison pour laquelle j’ai pris l’initiative de réviser les règles sur le détachement des travailleurs. Le fil rouge de ma proposition est simple : je veux que les règles sur la rémunération des travailleurs détachés soient les mêmes que celles qui s’imposent aux travailleurs locaux. C’est une question de concurrence équitable pour les entreprises, ainsi que de protection des travailleurs.

Je remercie la France de son soutien, et je continuerai à me battre pour obtenir un bon accord entre le Parlement européen et le Conseil des ministres sur ce dossier essentiel. Nos deux co-rapporteures au Parlement, dont la Française Élisabeth Morin-Chartier, sont très actives et très motivées ; au Conseil, Mme Myriam El Khomri s’efforce également de convaincre ses homologues.

En outre, j’ai pris l’initiative de mettre à jour les règles de coordination de la sécurité sociale. J’ai en effet entendu des citoyens – non seulement ici en France mais un peu partout en Europe – contester les conditions dans lesquelles des personnes viennent s’installer dans un autre État membre et ont accès aux prestations sociales de cet État. Or, si certains cas relèvent de pratiques abusives, ces critiques sont souvent fondées sur des erreurs d’interprétation des règles et des faits. Il nous revient donc d’expliquer clairement aux citoyens quelle est la portée de ces règles, leur justification et leur application. C’est pourquoi j’ai demandé à mes services d’effectuer une analyse approfondie des dispositions existantes et de veiller à ce que les règles soient équitables pour toutes les parties concernées – pour les citoyens qui sont mobiles, ainsi que pour ceux qui préfèrent rester chez eux.

Le 13 décembre dernier, nous avons présenté une proposition de révision de la réglementation sur la coordination de la sécurité sociale, afin de faciliter la libre circulation des travailleurs et protéger leurs droits tout en renforçant les instruments dont disposent les autorités nationales pour combattre les abus ou la fraude. Cette proposition établit un lien plus étroit entre le lieu où les cotisations sont versées et celui où les prestations sont effectuées, ce qui devrait garantir une plus juste répartition de la charge financière entre les États membres.

Le maître mot est la coordination et non l’harmonisation. Les États membres gardent l’entier contrôle de leur système : l’Union ne détermine pas qui peut bénéficier de l’assurance prévue par la législation nationale, pas plus que le type de prestations à accorder. Les règles de coordination établissent uniquement des critères pour indiquer le système national dont relève tout citoyen mobile à un moment donné. En effet, une personne mobile doit relever d’un système, mais ne peut être assujettie qu’à un seul système à la fois : c’est la notion d’unicité, qui est l’un des quatre principes fondateurs de la coordination de la sécurité sociale.

Mesdames et messieurs les députés, nous vivons – nous en sommes tous conscients – un moment clef dans l’histoire de l’Union européenne. Devant tous les changements et les incertitudes que nos citoyens vivent, ceux-ci nous demandent : « quelle est la réponse de l’Union ? Comment l’Union nous aide-t-elle à faire face aux défis, à prendre le contrôle de notre destin ? »

La réponse ne dépendra pas uniquement de la Commission, mais aussi bien de la France. Quelle Union la France veut-elle ? La France se repliera-t-elle sur elle-même, préférera-t-elle le nationalisme économique au marché intérieur ? Se détournera-t-elle de Bruxelles, ou se fera-t-elle entendre, pèsera-t-elle sur ce qui se passe à Bruxelles, comme elle l’a toujours fait jusqu’à présent ?

Pour que l’Union puisse continuer à contribuer au progrès économique et social des citoyens, à la paix et aux droits fondamentaux, nous avons besoin que la France joue pleinement son rôle historique de moteur de l’Europe. Nous avons besoin d’une France européenne, et nous comptons sur vous.

La présidente Danielle Auroi. Je vous propose d’entendre les députés avant d’apporter vos réponses aux questions plus spécifiques que nous vous avons posées en introduction.

M. Gilles Savary. Madame la commissaire, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’admirer votre clarté, votre pugnacité et votre engagement, notamment sur la question du détachement des travailleurs. Celle-ci empoisonne politiquement et socialement l’Union européenne, et elle est aujourd’hui prise en otage par les populistes, qui en font une présentation extraordinairement simplificatrice – comme si l’Union européenne avait inventé le détachement, alors que depuis toujours des ingénieurs, des scientifiques, des commerciaux, des artistes partent dans d’autres pays !

Mais je veux bien convenir que le détachement est aujourd’hui encadré de façon insuffisante. Comme je le dis souvent à mes collègues d’Europe de l’Est, aucune famille française ne peut pour les beaux yeux de l’Europe accepter de mourir socialement en raison d’un dumping social permis par une réglementation insuffisante.

Nous devons donc établir un marché ouvert, en garantissant la liberté de circulation, d’établissement, et de prestation de services, mais sans que cela se fasse au détriment des uns ou des autres. Votre projet de directive est extrêmement intéressant car, pour la première fois, il ne cale pas les obligations de rémunération sur le salaire minimum – cette règle avait en effet montré ses effets néfastes notamment dans le domaine des abattoirs, car les abattoirs bretons ont été concurrencés par ceux de pays où le salaire minimum n’existait pas. J’approuve votre proposition d’un nouveau principe « à travail égal, rémunération égale », même si celui-ci sera sans doute difficile à mettre en œuvre dans les faits.

Je vous redis donc le soutien de l’Assemblée nationale, dont je crois pouvoir dire qu’il s’est constamment exprimé sur tous les bancs.

Certains sujets demeurent en suspens. Vous connaissez sans doute ma marotte : la prestation de services internationale et l’intérim. À mon sens, le détachement d’intérim est le dévoiement le plus important auquel nous soyons confrontés. Ce qui se produit, c’est un détachement de placement de main-d’œuvre, avec optimisation sociale et sociétés « boîte aux lettres ». J’ai ainsi donné à Mme El Khomri l’exemple d’une société polonaise qui abritait, à la même adresse, quarante entreprises différentes et qui n’avait aucune activité réelle en Pologne mais qui plaçait à l’étranger des employés polonais.

Le détachement fonctionne bien quand il accompagne les échanges – quand il sert à vendre des produits, à assurer un service après-vente, à permettre à des scientifiques ou à des artistes de se déplacer. Mais, quand il permet d’établir un second marché de main-d’œuvre, il n’est qu’un dévoiement. Aujourd’hui, un plombier polonais qui viendrait s’installer en France doit respecter intégralement les normes ; en revanche, une société de prestation de services internationale peut envoyer en France un plombier polonais qui, lui, ne paie pas la sécurité sociale, entre autres. C’est là ce qui mine notre système.

Les contrôles sont de plus extrêmement difficiles, car les bureaux de liaison entre les administrations sont très inégaux : nos pays n’ont pas les mêmes intérêts ; la Pologne, la Bulgarie, la Slovaquie… apprécient le détachement des travailleurs tel qu’il existe aujourd’hui. Pourquoi nous renseigneraient-ils correctement ?

Ce sont là des difficultés presque insurmontables, le détachement d’intérim étant, je le redis, le dévoiement principal de nos règles. Si l’entreprise d’intérim avait l’obligation d’être établie dans le pays d’accueil, une grande partie du problème serait à mon sens réglé, et les procédures seraient très simples.

Où en est-on aujourd’hui, madame la commissaire, des équilibres politiques au sein du Conseil ? Le « carton jaune » est-il toujours aussi granitique, et n’est-il pas parasité par la question du transport routier ? Dans ce dernier domaine, en effet, des dispositions très sévères ont été prises par quelques États membres – la France, la Belgique. Il s’agit pourtant d’un tout autre sujet : les routiers franchissent les frontières en permanence, et leur cas ne peut pas relever du détachement classique. Ces règles nouvelles ne sont donc à mon sens guère applicables ; mais elles sont comprises par certains pays comme des vexations. En les assouplissant, et en renvoyant aux travaux en cours de Mme Violeta Bulc, croyez-vous que nous pourrions augmenter nos marges de manœuvre sur votre projet de directive ? J’ai ressenti une forte crispation chez mes collègues polonais sur ce sujet des transports routiers.

La présidente Danielle Auroi. J’ajoute que c’est aussi le cas de nos collègues roumains et bulgares.

Mme Isabelle Le Callennec. Merci de vos propos, madame la commissaire. Vous avez rappelé la situation moyenne des pays européens dans vos domaines de compétence, mais certains pays se situent en dessous de cette moyenne ; parmi eux figure la France, où le taux de croissance atteint à peine 1 % et le taux de chômage est de 10 % – et même 25 % chez les jeunes, contre 7 % en Allemagne.

J’ai été très intéressée par votre discours sur le respect des prérogatives des États membres dans ces domaines, mais aussi sur la nécessité et la volonté, manifestement collective, d’une convergence vers le haut, et vers un modèle social européen. Je sais qu’Élisabeth Morin-Chartier, que je connais bien, est à l’offensive et je crois pouvoir affirmer que Mme El Khomri l’est également au niveau européen. Mais l’Europe sociale peine à naître. Nous en poserions en quelque sorte la première pierre si nous parvenions à nos objectifs en ce qui concerne le travail détaché.

Vous l’avez dit très justement, nous devons faire partager à nos concitoyens l’idée que l’Europe les protège, qu’elle représente un apport ; or, pour l’instant, ce n’est pas l’image qui en est donnée. Il y a donc un énorme effort de communication à faire sur ce point. Il faut également généraliser les bonnes pratiques.

Sur toutes les questions posées par nos deux présidentes, je serai particulièrement attentive à vos réponses.

Il y a deux sujets que vous n’avez pas abordés. D’abord, Erasmus, un très bon dispositif pour les jeunes, mais dont ils ne sont pas une forte majorité à profiter, loin de là, de même que pour Erasmus +. Ensuite, l’apprentissage : les pays où le taux de chômage est le plus faible sont ceux qui ont fait depuis très longtemps de l’apprentissage et de l’alternance la voie royale d’accès à l’emploi.

M. Philip Cordery. On a souvent parlé d’Europe sociale, mais on a très peu agi en ce sens. Depuis quelques années, toutefois, les priorités de la Commission ont évolué, comme en témoignent la garantie jeunesse, véritable avancée pour les jeunes, et, désormais, l’initiative du socle des droits sociaux, qui montre que l’Europe sociale n’est pas un vain mot.

Comme l’a dit la présidente de la commission des affaires européennes, nous-mêmes, à l’Assemblée nationale, avons pris l’initiative d’apporter notre contribution à ce socle – un geste rare de la part des parlements nationaux –, car il nous paraissait essentiel d’indiquer nos priorités. J’en mentionnerai trois ; sans doute mon collègue Jean-Patrick Gille, avec qui j’ai travaillé sur le sujet, en citera-t-il d’autres.

La première est le salaire minimum européen, sur lequel j’ai également travaillé et déposé une proposition permettant, à traité constant, de faire converger les salaires minimaux au niveau européen de manière à favoriser la convergence salariale elle-même. C’est indispensable pour lutter contre la pauvreté, mais aussi pour stabiliser nos économies et éviter à l’union monétaire d’être mise à mal par un dumping salarial – et fiscal, d’ailleurs. Quelles perspectives s’offrent à nous en la matière ? Ce volet a-t-il de bonnes chances de faire partie du socle, ou tout simplement de voir le jour ? Il n’est pas question d’un salaire minimum unique dans l’ensemble de l’Union européenne, mais bien d’une convergence vers une norme exprimée en pourcentage du salaire médian.

La deuxième priorité est la portabilité des droits au chômage. La France, et notre assemblée spécifiquement, a proposé une portabilité plus longue afin de permettre aux travailleurs sans emploi de chercher du travail dans un autre pays, le pays de dernier emploi étant celui qui paie l’assurance chômage, pour une durée de six mois à un an. Cela favoriserait sans doute la mobilité sur le marché de l’emploi.

La troisième idée est la portabilité du droit à la formation. Un nombre croissant de pays s’est doté d’un droit individuel à la formation et l’organisation de cette portabilité sera, je crois, l’un des grands enjeux pour l’Europe au cours des années à venir. Elle aussi favoriserait la mobilité au sein de l’Union.

Élu dans une circonscription des Français de l’étranger – qui comprend d’ailleurs votre pays, madame la commissaire –, j’aimerais enfin évoquer la vague d’expulsions depuis la Belgique de citoyens communautaires, notamment français, à laquelle nous avons assisté voici quelques années. À l’heure du Brexit, quels sont les engagements de la Commission européenne pour garantir la mobilité à tous, y compris ceux qui n’ont pas les moyens ? On peut être citoyen communautaire et bénéficier de l’aide sociale ou avoir un emploi aidé. Il est assez choquant qu’un Français puisse être expulsé de Belgique parce qu’il occupe un emploi aidé. La directive de 2004 le permet en droit ; mais, en pratique, il importe, pour adresser un message fort à l’ère du Brexit, de consolider la liberté de circulation pour tous.

M. Arnaud Richard. Merci, madame la commissaire, d’avoir répondu à cette invitation, une brillante idée de notre présidente – je le dis d’autant plus facilement que je fais partie des deux commissions !

Je reviendrai d’abord sur le bilan qu’a dressé le président Juncker il y a quelques jours et qui fut pour moi un grand choc : il a prédit la division et l’impuissance de l’Europe, parlé d’une « tragédie continentale » à propos du Brexit et fustigé – mais, à cet égard, je partage son point de vue – la lâcheté de celles et ceux qui utilisent l’Europe pour résoudre leurs difficultés politiques nationales. Comme membre de la Commission, même si ces sujets ne relèvent pas de votre portefeuille, comment réagissez-vous à ces propos publics et quelle initiative vous inspirent-ils ? Ces déclarations, je le dis sans animosité, ont été qualifiées de démission politique, ce qui est excessif puisque M. Juncker est toujours en poste ; l’Européen que je suis n’en est pas moins très inquiet.

J’en viens aux dossiers dont vous êtes chargée. Depuis plusieurs mois, des négociations sont en cours afin de réformer le droit européen applicable aux travailleurs détachés. Gilles Savary a fait sur ce sujet, au nom de la commission des affaires européennes, un travail sérieux, de qualité et d’une grande pertinence, qui a, je le confirme, été approuvé par toutes les formations politiques. Le groupe de l’Union des démocrates et indépendants soutient la révision de la directive afin de limiter les fraudes et le travail illégal. Où en sont les discussions à ce sujet avec les différents États, notamment les pays dits de l’Est ?

J’ai lu récemment que les pays européens pourraient refuser à l’avenir de verser les allocations chômage à toute personne originaire d’un autre État membre ayant travaillé moins de trois mois sur leur territoire. Philip Cordery y a fait allusion. Si votre volonté de fermer la porte au tourisme social est bienvenue pour contrer les arguments des populistes anti-européens, l’Union européenne ne pourrait-elle, à terme, aller plus loin en proposant une assurance chômage au niveau de la zone euro, dont il est question depuis plusieurs années ? Comment percevez-vous la négociation avec les partenaires sociaux européens ? Quel est votre point de vue sur le modèle paritaire français, qui n’a pas cours dans d’autres pays européens ?

Enfin, je me permettrai, après Isabelle Le Callennec, de vous interroger sur le projet Erasmus, qui tient à cœur à tous les Européens. Vous souhaitez permettre aux étudiants des filières professionnelles de séjourner six à douze mois dans un autre pays membre que le leur. Cette démarche est soutenue de longue date par notre formation politique : pour nous, la mobilité des jeunes en Europe est une composante absolument cruciale du projet européen, parce qu’elle permet non seulement de réduire le chômage mais aussi de stimuler la croissance sur notre continent et d’affermir ou d’améliorer sa compétitivité. Le budget alloué à Erasmus va-t-il bien augmenter de 400 millions d’euros sur trois ans pour accompagner cette volonté politique ?

M. Jean-Patrick Gille. Merci, mesdames les présidentes, d’avoir organisé cet échange, précieux même en fin de législature. Je siège moi aussi dans les deux commissions, rare privilège qui permet de mesurer la nécessité de progresser sur ces questions dans le cadre national comme au niveau européen.

Madame la commissaire, j’ai été heureusement frappé par votre optimisme et votre enthousiasme. Vous devez pourtant percevoir notre inquiétude – bien que seuls des pro-européens se soient exprimés pour l’instant –, car l’opinion publique française n’est pas tout à fait en phase avec ces sentiments. De ce point de vue, nous attendons beaucoup – trop peut-être – du travail en cours sur le socle européen des droits fondamentaux, que je me suis efforcé de relayer avec Philip Cordery. Peut-être faut-il éviter une erreur de communication consistant à laisser croire que, si nous y réfléchissons aujourd’hui, c’est parce que l’Europe n’aurait rien fait en la matière jusqu’à présent. Il convient au contraire de réexpliquer à nos concitoyens que l’Europe apporte déjà beaucoup de protections minimum, bien qu’elle soit perçue comme le cheval de Troie d’une dangereuse globalisation.

J’ai également apprécié dans vos propos la promotion d’une convergence ascendante en matière sociale – celle-là même que nous avons voulu défendre –, parallèle à la voie suivie en matière économique.

Nous avons progressé sur la question lancinante des travailleurs détachés, à propos de laquelle je salue le travail de Gilles Savary. Nous attendons beaucoup de la révision de la directive et nous vous soutenons dans cette démarche. Mais le travail qui a été fait au niveau national n’est pas perçu par nos concitoyens.

Chacun sa marotte ; pour ma part, j’ai commis un modeste rapport sur l’assurance chômage européenne, une question plus vaste puisqu’elle inclut une dimension économique : elle permettrait de créer un stabilisateur, notamment pour l’euro. Où en sont les travaux de la Commission sur le sujet ? Je sais qu’une mission de dix-huit mois a été confiée à des consultants. Deux options sont possibles : soit créer un fonds commun à l’Europe, ce qui suppose une dimension budgétaire commune, donc fédérale – et requiert de la prudence, car cela inquiète nos concitoyens –, soit instituer un socle commun d’assurance chômage. L’un de ces deux scénarios vous paraît-il s’esquisser, et, si oui, lequel ? Cet aspect pourrait-il relever du socle des droits sociaux fondamentaux ?

À ce propos, vous nous avez un peu laissés sur notre faim en vous contentant de nous dire que des réponses seraient apportées à nos questions en avril. N’avez-vous pas quelques perspectives encourageantes à nous annoncer ? Dans la construction de ce socle, quelle place pensez-vous pouvoir réserver au dialogue social européen, un vecteur important ?

En ce qui concerne enfin la garantie jeunesse, une discussion a eu lieu et 500 millions d’euros ont été alloués au dispositif ; pourriez-vous nous donner quelques indications quant à sa pérennité ?

M. Jacques Myard. L’intervention de Gilles Savary est au cœur d’un important débat politique. L’application de la directive sur les travailleurs détachés, avec notamment des transferts de main-d’œuvre totalement fallacieux, a nourri le ressentiment des Français, dont beaucoup d’entreprises et de travailleurs, vis-à-vis du fonctionnement de l’Union européenne. Cette affaire, ne l’oublions pas, est inséparable des questions monétaires : lorsqu’il existe un avantage comparatif de un à huit ou de un à dix en matière de monnaie, le dispositif ne peut fonctionner et le détachement prend l’allure du dumping social. Je crains fort que la directive sur le travail détaché n’y puisse rien.

Je suis par ailleurs très frappé par les problèmes de gouvernance de l’Union. Lorsqu’une directive a été actée, à l’unanimité ou même par consensus – car, en réalité, il n’y a pas de véritable vote à la majorité qualifiée : si vous votez une fois, les autres États peuvent se coaliser contre vous le lendemain, de sorte que tout se passe par consensus, et c’est d’ailleurs heureux –, il faut des années pour la modifier. C’est un vrai problème, que l’on observe notamment en matière fiscale : on a cadenassé les taux au niveau européen et l’on ne peut plus les débloquer, car il y faudrait l’unanimité ; mais même à la majorité qualifiée, cela ne passe pas, parce qu’il y a toujours des antagonismes. Plutôt que de verrouiller les taux, on aurait dû se contenter d’instituer un taux plancher, comme aux États-Unis où le taux des sales taxes varie de douze points de l’État de New York au Connecticut. À trop vouloir peaufiner le dispositif, on a nui aux intérêts des citoyens et des États européens.

Comment améliorer la gouvernance de ce système monolithique et y faciliter la modification des directives ? Existe-t-il ou non une solution à ce problème ?

Mme Chantal Guittet. Le FEAD avait pour objectif la réduction d’au moins vingt millions du nombre de personnes menacées par la pauvreté et l’exclusion. On n’en entend guère parler. Tel qu’il a été conçu pour la période 2014-2020, atteint-il ce but ? J’en doute. Avec la transformation du PEAD (Programme européen d’aide aux plus démunis) en FEAD, les pays membres ont dû cofinancer 15 % au moins de leur programme national ; cela n’a-t-il pas exclu les pays les plus pauvres, qui, du coup, ne demanderaient pas leur part à l’Europe ? Ce fonds indispensable aux plus démunis risque-t-il de ne pas être pérennisé en 2020 ?

En ce qui concerne les travailleurs détachés, je suis d’accord avec Gilles Savary à propos de l’intérim : il faut y insister, car c’est ce qui nuit le plus à la concurrence.

Le Comité économique et social européen a suggéré de prolonger la garantie jeunesse jusqu’à l’âge de 30 ans. Cette proposition bienvenue a-t-elle été retenue ?

M. Arnaud Viala. Je remercie à mon tour les deux présidentes d’avoir organisé cette rencontre. Je découvre à cette occasion que certains collègues appartiennent à la fois à la commission des affaires européennes et à une autre commission. N’ayant pas ce privilège, je regrette que nous autres, parlementaires nationaux, n’ayons pas plus de relations avec nos homologues européens et avec les institutions européennes en général. Le Parlement français devrait remédier à ce manque : notre travail serait plus éclairé par ce qui se passe au niveau européen et, réciproquement, les décisions prises par l’Union intégreraient davantage les orientations nationales.

L’harmonisation des pratiques sociales à l’échelle européenne est l’une des questions fondamentales qui intéressent nos concitoyens. C’est dans cette affaire que nous verrons si un portage politique de l’Europe se dessine. Personnellement, je l’appelle de mes vœux, car ce serait risquer gros que de s’en priver à l’heure de la mondialisation tous azimuts.

Quelles conséquences le Brexit est-il susceptible d’entraîner sur le programme Erasmus, dans le cadre duquel de nombreux jeunes se rendent au Royaume-Uni ?

Par ailleurs, nous sommes tous très sollicités par les transporteurs français, victimes d’une concurrence qu’ils jugent tout à fait anormale de la part de transporteurs venus d’autres pays européens et qui ne subissent pas les mêmes charges. Comment cette question est-elle actuellement traitée par la Commission européenne ?

M. Jean-Philippe Nilor. Je tiens à féliciter la commissaire de la clarté de son propos. J’aimerais cependant en savoir davantage sur le problème de la mobilité dans les régions ultrapériphériques de l’Europe, qui présente des spécificités.

Je songe d’abord à la formation : si les dispositifs Erasmus et Erasmus + sont théoriquement accessibles à nos jeunes, en réalité, le combat est bien plus difficile qu’il n’y paraît. Ne serait-il donc pas de bonne politique de favoriser dans un premier temps la mobilité au sein du bassin régional – pour la Martinique, dans le bassin de la Caraïbe ? De tels déplacements ne seraient-ils pas moins coûteux, mais tout aussi formateurs et enrichissants ? Cette idée ne pourrait-elle guider la réflexion et l’action concrète au cours des années à venir ?

En ce qui concerne la mobilité des travailleurs, notamment détachés, je ne voudrais pas donner l’impression de recourir à des arguments protectionnistes, d’autant que je considère la mobilité comme une source d’enrichissement par l’échange. Mais peut-on faire appel à des travailleurs détachés, notamment en intérim, dans un pays comme la Martinique, qui compte 65 % de chômeurs chez les jeunes de dix-neuf à vingt-cinq ans ? Le problème peut-il se poser de manière invariable quel que soit le contexte économique ? Nous voyons débarquer en masse des Bulgares ou des Polonais dès qu’un gros projet d’équipement ou d’investissement est lancé : c’est toujours enrichissant, mais cela nuit malheureusement à une jeunesse locale qui végète et survit dans l’oisiveté.

Quelles orientations concrètes l’Europe peut-elle adopter s’agissant de ces problèmes spécifiques aux régions ultrapériphériques ?

M. Lionel Tardy. Outre la directive sur les travailleurs détachés, sujet fondamental, j’aimerais, madame la commissaire, vous interroger sur deux points.

Premièrement, nous rencontrons de grosses difficultés administratives, qui ne se sont pas arrangées ces dernières années, concernant les frontaliers qui travaillent en Suisse. Même si ces problèmes sont surtout franco-français, dans quelle mesure l’Union européenne coopère-t-elle avec la Suisse à ce sujet ? Je sais que vous avez pris quelques mesures d’harmonisation destinées aux travailleurs employés dans les États membres, mais ceux qui travaillent en Suisse, un pays qui ne fait pas partie de l’Union européenne, sont dans l’incertitude, car soumis aux changements réguliers de la législation.

Deuxièmement, il serait question d’une étude sur le statut des chauffeurs de taxi et de ceux qui travaillent pour des plateformes de réservation telles Uber, destinée à donner une vue d’ensemble dans les vingt-huit États de l’Union. Confirmez-vous cette information ?

Mme Kheira Bouziane-Laroussi. Merci de votre présence, madame la commissaire : vous nous apportez une autre vision de l’Europe, habituellement réduite aux capitaux et aux biens, au détriment des personnes.

Je rejoins les préoccupations exprimées par mes collègues au sujet du détachement des travailleurs. J’évoquerai plus spécifiquement les délocalisations intra-européennes. Du fait de la distorsion du coût du travail dans les différents pays, nous voyons aujourd’hui, notamment en France – je l’ai vécu dans ma circonscription –, des entreprises tout à fait rentables chez nous aller chercher davantage de rentabilité ailleurs, là où le coût du travail est moindre. Une réflexion est-elle en cours pour éviter ce genre de situations ?

Le problème de l’emploi des personnes porteuses de handicap est-il pris en considération ?

M. Bernard Perrut. Les sujets sur lesquels je souhaitais intervenir – le dumping social et la directive sur les travailleurs détachés – ayant déjà été évoqués, je vais aborder un autre thème.

Les révolutions technologiques successives qui se sont produites en France et dans les pays européens s’étaient, jusqu’à présent, accompagnées d’un développement de l’emploi. Les progrès réalisés dans le champ de la robotique, l’intelligence artificielle, l’essor de l’internet des objets, le traitement des données de masses et l’émergence de l’impression 3D alimentent désormais des inquiétudes sur un futur sans emploi. Le Conseil d’orientation pour l’emploi (COE) de notre pays vient d’ailleurs de faire état de ses réflexions sur le sujet.

Au niveau international et européen, plusieurs études ont cherché à estimer la part des emplois actuels qui pourraient être menacés de disparition du fait des nouvelles technologies, des nouvelles possibilités d’automatisation. Ces études considèrent que les effets potentiels sur les volumes de l’emploi seraient significatifs, voire massifs, sans s’accorder sur l’ampleur de ce risque. Il est crucial de faire un diagnostic de cette situation : c’est sur cette base que devrait s’appuyer l’évolution des politiques publiques à engager. Les changements ne seront ni de la même ampleur ni de la même nature selon que les transformations observées sont lentes ou brutales, mineures ou massives, concentrées ou non sur certaines compétences, certaines zones géographiques, certaines catégories d’emploi.

C’est pourquoi le COE a souhaité approfondir le sujet, affiner le diagnostic en procédant à une analyse complète des impacts prévisibles de cette nouvelle vague d’innovations technologique sur l’emploi et le travail.

Madame la commissaire, au niveau européen, avez-vous produit une analyse ou engagé des travaux pour mesurer l’impact de ces évolutions ? Il s’agit de connaître leurs conséquences sur le volume, la structure et la localisation de l’emploi, sur les métiers et les secteurs concernés. Il s’agit aussi de voir leurs effets sur l’organisation et les conditions de travail ainsi que sur les compétences attendues des actifs. Êtes-vous en mesure, madame la commissaire, de nous livrer des recommandations ou des réflexions sur les politiques publiques à mener dans ces domaines ?

Mme Chaynesse Khirouni. Je souhaiterais revenir sur la formation et l’emploi des jeunes, sujet crucial pour l’Union européenne et ses États membres, compte tenu du niveau très élevé du taux de chômage de cette catégorie d’actifs : il se situe à 19 % mais il peut atteindre 40 % dans certains pays, voire de 60 % dans certains territoires comme La Martinique, ainsi que vient de le rappeler notre collègue Jean-Philippe Nilor.

J’aimerais aborder le sujet des stages sur lequel a travaillé notre collègue Philip Cordery. Les réglementations et la définition des stages varient d’un État membre à l’autre, ce qui complexifie l’approche. Un travail particulier a été mené pour améliorer le cadre et le contenu des stages effectués par les jeunes au sein de l’Union européenne. Quelles en sont les résultats ?

M. Yves Censi. Madame la commissaire, j’aimerais vous interroger sur deux sujets un peu généraux qui relèvent de vos attributions.

Ma première question concerne les interventions du commissariat dont vous avez la responsabilité. Nous en connaissons un aspect très important : les interventions du Fonds social européen (FSE) notamment dans le domaine de l’insertion par l’activité économique. Nous y trouvons les moyens d’une insertion sociale pour des personnes très éloignées de l’emploi. Vous gérez également des programmes pour l’emploi et l’innovation sociale, je pense en particulier au programme Progress de modernisation des politiques sociales et de l’emploi. Pourriez-vous nous éclairer sur le concept d’innovation sociale, dans la très grande diversité des politiques sociales et d’emploi européennes ? La France, par exemple, finance toute une série de prestations sociales mais elle se tourne la plupart du temps vers des financements européens dès qu’il s’agit d’innovation sociale.

Ma deuxième question est liée à l’assurance chômage européenne qui a été précédemment évoquée et qui appelle à la réflexion sur une convergence des systèmes en amont. La France a une particularité qui explique peut-être en partie le taux très élevé de chômage des jeunes : le coût de la protection sociale pèse essentiellement sur le travail. Que pensez-vous de cette particularité ? Avez-vous déjà émis un avis sur le lien qui existe entre chômage et mode de financement de la protection sociale ? Selon les pays, l’essentiel de ce financement peut peser sur le travail ou sur la consommation. Avez-vous des préconisations en matière de convergence, même si le domaine relève de prérogatives nationales ?

La présidente Danielle Auroi. Voyez, madame la commissaire, que toutes nos questions de départ ont été largement relayées. Nous allons écouter vos réponses avec beaucoup d’attention.

Mme Marianne Thyssen. Je vais essayer d’apporter des réponses concrètes, autant que possible, à vos questions.

Monsieur Savary, je tenais déjà à vous dire que je vous suis très reconnaissante d’être venu à Cracovie : vous étiez quasiment le seul à me soutenir, c'est-à-dire à soutenir l’approche de la Commission, avec un courageux syndicaliste polonais qui a pris la parole pendant une minute dans la salle.

Pour en venir à votre question sur les boîtes à lettres, je dois dire que la lutte contre cette pratique est l’un de nos principaux soucis. La nouvelle directive d’exécution sur le détachement des travailleurs donne des outils aux inspections pour attaquer les boîtes aux lettres. Les autorités peuvent agir et il est nécessaire qu’elles le fassent car ces pratiques sont totalement inacceptables. Quand on connaît la réalité de terrain, on se demande comment cela peut être possible, comment on a pu laisser évoluer la situation jusqu’à ce point. Il est d’ores et déjà possible de réagir.

À tous ceux qui n’ont pas suivi en détail les évolutions de la législation, j’indique que cette directive d’exécution sur le détachement des travailleurs a été adoptée en 2014, juste avant les élections européennes, et qu’elle devrait être transposée dans la législation de tous les États membres depuis le 18 juin dernier. La transposition reste partielle dans quatre États et inexistante – à moins que les pays aient omis de nous notifier leurs travaux – dans cinq autres. Nous avons lancé des procédures contre les États membres qui n’ont pas transposé la directive et j’ai annoncé que nous allions être très sévères à leur égard. Pas d’excuses pour les retards : les États doivent agir s’ils ne veulent pas faire l’objet de procédures.

Nous proposons de renforcer la législation vis-à-vis des bureaux d’intérimaires. Comme beaucoup d’autres, j’ai eu le réflexe de vouloir les exclure de la législation sur le détachement avant de me rendre compte que cela revenait à leur laisser une totale liberté et donc à ne rien régler du tout. Mme El Khomry a présenté un amendement au Conseil, qui a été repris au Parlement européen, afin d’éviter un double détachement des intérimaires. C’est une bonne suggestion que nous devons examiner de près.

Quant aux inspections, elles doivent travailler ensemble. Dans la directive d’exécution, nous avons imposé un délai de réponse lorsqu’une inspection est interrogée par ses homologues. Nous allons veiller au respect de cette disposition. Je constate avec intérêt que certains pays concluent aussi des accords bilatéraux avec les États membres dont ils reçoivent des travailleurs détachés, afin que les inspections nouent des liens étroits et luttent plus efficacement contre les abus. Même dans l’est de l’Europe, il y a des pays favorables à de tels accords. Il ne faut pas penser que les administrations et les inspections de ces pays ne font pas leur travail. Même en Pologne, quand la règle existe, l’inspection veut l’appliquer.

Vous m’avez aussi interrogée sur les cartons jaunes et les problèmes dans le secteur des transports. C’est au Conseil que se règlent les détails. Jusqu’à présent, je n’ai pas reçu de ministres polonais ou hongrois. Le travail reste à faire.

Madame Le Callennec, l’Europe doit en effet protéger et elle le fait déjà. Les États membres et l’Union européenne ont leurs compétences respectives dans le domaine de la protection sociale. On ne peut pas tout attendre de l’Union européenne qui a tendance à servir de bouc émissaire en cas de problème. Cela étant dit, il faut parler davantage de protection sociale, comme me l’a indiqué votre Premier ministre, Bernard Cazeneuve, lors de l’entrevue que j’ai eue avec lui ce matin. Il faut aussi mieux communiquer sur le sujet, ce qui ne peut pas être fait seulement à partir des institutions européennes. C’est aussi l’affaire des politiciens des États membres : ils doivent expliquer davantage ce que fait l’Europe, ce que font les États membres, et ce que nous faisons ensemble. Ils doivent insister sur le fait que nous sommes des partenaires et non pas des adversaires. Nous travaillons dans l’intérêt des citoyens et nous nous efforçons de réaliser leurs rêves.

Va-t-on élargir le système Erasmus ? Qu’en est-il des apprentis ? Nous allons en effet étendre Erasmus et consacrer une enveloppe de 400 millions d’euros supplémentaires à l’apprentissage. Nous avons lancé une nouvelle idée, Erasmus pro, pour donner aux apprentis et aux étudiants de filières professionnelles ou techniques la même opportunité qu’à ceux qui fréquentent les universités. Erasmus est déjà utilisé par des jeunes ayant ce profil mais pour des périodes de deux ou trois semaines. Ce type de séjour tient du voyage scolaire, ce qui est intéressant mais n’a pas la même efficacité pour augmenter les compétences, notamment linguistiques, qu’un séjour de six mois ou un an. Nous avons trouvé l’argent pour financer Erasmus pro – c’est de la technique budgétaire.

Nous voulons promouvoir l’apprentissage, en nous inspirant des pratiques des États membres qui ont une tradition dans ce domaine, car c’est un bon tremplin vers la vie professionnelle. L’apprentissage est une formule qui assure bien la transition entre l’éducation et le travail. Il n’y a pas besoin de règles ou de lois supplémentaires, mais il faut aller sur le terrain et développer le plus de contacts possibles avec des entrepreneurs et des organisations patronales afin de susciter des offres pour les apprentis. Voilà ce que je dis à mes services. Si nous voulons que l’apprentissage se développe, il faut que des entreprises se lancent dans ce processus. Le nombre d’offres progresse, beaucoup d’entreprises font des efforts et j’espère que nous pourrons accroître les possibilités offertes à nos jeunes dans le futur.

Monsieur Philip Cordery, en ce qui concerne le socle de droits fondamentaux, nous avons retenu vingt principes et trois axes de travail : l’accès à la formation et à l’emploi ; des conditions de travail décentes ; une protection sociale adéquate, soutenable mais aussi moderne, ce qui veut dire que les droits doivent aller de pair avec un accompagnement des personnes, par le biais de la formation continue notamment, pour leur permettre de renforcer leurs compétences et de retrouver un emploi. Le salaire minimum fait partie de ces vingt principes. L’Europe n’est pas compétente pour décider d’un niveau de salaire minimum mais elle peut en fixer le principe. Il revient aux États membres de s’efforcer de fixer un salaire minimum adéquat et l’Europe peut les aider à en définir les critères. On ne peut évidemment pas définir un salaire minimum valable pour l’Europe entière tant les niveaux de vie sont disparates. En revanche, il est possible de définir un niveau de salaire qui permette d’avoir une vie décente dans chacun des pays et qui aide du même coup à lutter contre le dumping social.

Qu’en est-il de la lutte contre la pauvreté ? L’un des buts de la stratégie Europe 2020 de l'Union pour une croissance intelligente, durable et inclusive est de diminuer la pauvreté. Nous utilisons les moyens dont nous disposons pour nous attaquer à ce phénomène très complexe qui ne peut être éradiqué par quelques textes. Nous utilisons le Fonds européen d'aide aux plus démunis (FEAD) et le Fonds social européen (FSE). En cette période, nous avons décidé de mettre au moins 20 % du FSE au service de l’inclusion sociale. Comment les États membres utilisent-ils ces moyens ? Tout dépend des circonstances propres à chaque État. Ils doivent élaborer des programmes opérationnels en collaboration avec la Commission et développer eux-mêmes des projets concrets.

Des questions concernent l’assurance chômage portable. Si nous voulons favoriser la mobilité des travailleurs à l’intérieur de l’Europe, nous devons leur permettre d’aller chercher du travail dans un autre pays que le leur. Il a donc été décidé de permettre à un travailleur de conserver les droits acquis dans son pays, à condition d’avoir été inscrit comme demandeur d’emploi depuis au moins quatre semaines. Les droits sont portables en quelque sorte, et le pays d’origine doit continuer à verser les indemnités pendant trois mois. Nous voulons porter cette durée à six mois, afin de donner plus de possibilités aux jeunes gens. Naturellement, ce droit est conditionné : la personne concernée doit s’inscrire à Pôle emploi ou dans l’organisme équivalent du pays d’accueil ; il doit y être contrôlé ; il doit envoyer un rapport tous les mois à l’organisme de son pays d’origine pour prouver qu’il cherche vraiment du travail. Il y a donc une surveillance pour éviter les abus.

En revanche, la portabilité des droits à la formation n’existe pas encore. Nous pourrons concrétiser cette idée lors de l’élaboration du socle social car la formation est un droit vraiment important qu’il faut tendre à européaniser. À ce stade, il est déjà interdit de refuser l’accès à telle ou telle formation en raison de la nationalité du demandeur, et il existe des systèmes comme Erasmus. Pour l’avenir, nous devons reprendre l’idée de portabilité des droits à la formation.

Monsieur Jacques Myard, vous suggérez de moderniser la gouvernance européenne. Ce n’est pas facile parce qu’il faut tenir compte de la compétence des États membres et des règles du traité. Je ne serais pas opposée à une modification du traité pour que toutes les décisions soient prises à la majorité qualifiée, mais les États membres n’y sont pas favorables, et je peux comprendre leurs réticences, notamment quand il s’agit de questions fiscales. La rapidité du processus de décision varie d’un dossier à l’autre et dépend de la volonté des décideurs. Quand le processus est très lent, cela signifie qu’il y a un vrai problème et qu’il faut débattre plus longtemps.

M. Jacques Myard. Si vous le permettez, je dirais que les décisions peuvent être prises à la majorité qualifiée dans de nombreux domaines, mais chaque État répugne à en mettre un autre en minorité pour ne pas avoir à subir le même sort dans un autre dossier. Le système est paralysé.

Mme Marianne Thyssen. Tout dépend de ceux qui doivent voter. C’est une question de stratégie au Conseil. À la Commission, je peux imaginer que je les inviterai de temps en temps à utiliser ce vote. D’ailleurs, je pense qu’ils l’ont déjà utilisé. Le simple fait qu’il existe une possibilité de vote à la majorité qualifiée incite les États membres à faire preuve de souplesse et à rechercher un accord. Le consensus n’est pas synonyme d’unanimité à 100 %, certains se rangent à l’opinion générale, en quelque sorte, voyant que la décision pourrait être imposée à la majorité qualifiée. Cette possibilité contribue à assouplir l’attitude des États membres, et on ne peut donc pas dire qu’elle soit inutile. Je suis même convaincue du contraire.

Vous m’avez aussi interrogée sur le Brexit. C’est en effet la première fois qu’un État membre décide de nous quitter. Nous nous retrouverons à vingt-huit moins un. Nous attendons que la Première ministre britannique notifie la volonté de vraiment commencer les négociations. Nous verrons ensuite comment les choses évoluent. C’est difficile à dire à l’avance. Nous devons d’abord organiser le divorce et voir les relations que le Royaume-Uni envisage d’entretenir avec l’Europe. C’est une première assez difficile à laquelle la Commission se prépare à fond. De notre côté, nous sommes prêts à entamer ces négociations qui seront conduites par Michel Barnier. Je peux vous suggérer de l’inviter.

La présidente Danielle Auroi. C’est chose faite !

Mme Marianne Thyssen. Il sait exactement ce qui se passe, mais c’est difficile de prédire quelle sera l’issue des négociations.

Une question concerne l’accès à l’allocation chômage. Le règlement 883 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale vise à éviter qu’un travailleur passant d’un pays à un autre ne tombe entre deux sièges. S’il se retrouve au chômage, il doit évidemment remplir les conditions du pays où il est pour toucher des indemnités. La question est de savoir si la période de travail de référence, qui permet d’ouvrir ces droits, inclut les périodes travaillées dans un autre État membre, avant l’arrivée dans le pays en question. En l’état actuel de la législation, ces périodes doivent être comptées et l’ouverture des droits peut se faire très vite, même si la personne n’a travaillé qu’une semaine dans le nouveau pays. Ce délai nous paraît être trop court et inciter aux abus. Nous proposons donc d’amender le règlement 883 dans le sens suivant : la personne devra avoir travaillé au moins trois mois dans son nouveau pays, avant de pouvoir demander à agréger ses périodes de travail précédentes pour éventuellement prétendre aux allocations chômage.

Que penser d’un système d’assurance chômage pour l’Europe ? Des études existent, l’une ayant été faite à l’initiative de mon prédécesseur par des think tanks et des experts. Cette possibilité est envisagée comme un système stabilisateur permettant aux États membres de mieux résister aux chocs asymétriques. En revanche, il paraît irréaliste d’imaginer un système où les chômeurs seraient indemnisés directement par le budget européen. L’idée d’un mécanisme de réassurance semble plus réalisable. Quoi qu’il en soit, il faut accroître la convergence des régimes actuels d’allocations chômage qui diffèrent d’un pays à l’autre sur à peu près tout : conditions d’accès, taux de couverture, montant et durée de l’allocation, mécanismes de contrôle et de mobilisation des chômeurs, etc. Travaillons déjà sur la convergence, nous verrons ensuite s’il est possible d’aller plus loin.

Tout ne va pas bien en Europe, mais j’en ai assez d’entendre partout ces propos dépressifs, comme si nous n’étions pas sortis de la crise économique et financière. Depuis mon entrée en fonction, je constate que le taux de chômage reste stable ou diminue mois après mois ; le taux de croissance économique est positif pour le quinzième trimestre consécutif. L’évolution est tout de même positive et tout n’est pas mauvais même si nous sortons d’une crise et que nous allons affronter d’autres défis : changements géostratégiques, mondialisation, numérique, vieillissement de la population, etc.

Nous devons nous adapter et trouver des solutions. Quand on a trop de jeunes sans travail, on doit faire quelque chose pour eux. J’en viens ainsi à la garantie pour la jeunesse, engagement pris par l’ensemble des pays de l’Union européenne de veiller à ce que tous les jeunes âgés de moins de vingt-cinq ans puissent bénéficier d’une offre d’emploi, d’une formation, d’un apprentissage ou d'un stage dans les quatre mois qui suivent la perte de leur emploi ou la fin de leurs études. C’est très important. Je vais lutter pour soutenir cette garantie avec des fonds européens pour autant qu’il y en ait besoin dans des États membres. L’un de vous m’a demandé s’il était possible d’élargir le bénéfice de cette garantie aux jeunes âgés de vingt-cinq à trente ans. C’est déjà possible. Les pays membres peuvent décider de le faire avec le soutien du Fonds pour l’initiative des jeunes.

S’agissant du FEAD, nous luttons pour son maintien. Il est doté de 3,8 milliards d’euros pour la période 2014-2020. Tous les États membres l’utilisent : même les États riches comptent des citoyens pauvres. Le taux de cofinancement a été fixé à 15 %, ce qui est faible, car ces taux s’élèvent souvent à 50 %, voire plus. Nous voulons être aussi généreux que possible.

Quant à l’harmonisation des pratiques sociales, c’est en effet un sujet essentiel. C’est dans cette perspective que nous souhaitons mettre en place le socle européen des droits sociaux que j’évoquais ; les États membres, les partenaires sociaux et les institutions européennes doivent travailler ensemble à imaginer cette boussole commune. Nous souhaitons, je le redis, une convergence vers le haut – qui, contrairement à la convergence vers le bas, nécessite une action, des efforts.

S’agissant du transport, il relève de la responsabilité de Mme Bulc, mais nous travaillons ensemble. Nous attendons le paquet « transports », qui devrait être publié avant l’été 2017. Il comprendra des dispositions spécifiques sur le détachement dans le secteur.

En ce qui concerne les régions ultra-périphériques, votre suggestion concernant Erasmus me paraît féconde, et nous essaierons de l’étudier pour la mettre en œuvre. Je dois également me pencher sur le service militaire adapté, qui nous semble un dispositif intéressant, permettant de proposer aux jeunes une première solution au problème du chômage, particulièrement élevé dans ces régions.

La Suisse doit respecter les règles, malgré les référendums tendant à limiter l’entrée des citoyens européens. Nous continuons de négocier pour que ce pays mette bien en œuvre les accords qu’il a signés, notamment sur la libre circulation.

S’agissant des taxis, je ne connais pas l’étude à laquelle vous faites référence.

En ce qui concerne les délocalisations intra-européennes, elles ont lieu depuis longtemps, depuis les années 1950 au moins. C’est l’une des règles d’un marché intérieur ; et toute délocalisation n’est pas mauvaise : certaines peuvent éviter à des entreprises de quitter tout à fait l’Europe. Mais nous devons nous organiser pour mettre en place un socle minimal de droits afin que la concurrence des dispositions fiscales et sociales des différents États ne soit pas à l’origine de délocalisations.

Mesdames et messieurs les députés, je vous suis très reconnaissante de votre soutien. Vous portez l’Europe dans votre cœur, je l’ai constaté. Le débat sur l’Europe sociale que nous avons mené aujourd’hui a lieu partout, et il faut le prendre au sérieux. Nous devons, tous ensemble, montrer aux concitoyens que l’Europe est là pour eux, qu’elle protège nos valeurs et nos principes, qu’il s’agisse des règles du monde du travail ou plus largement du vivre-ensemble dans nos sociétés. Pour cela, nous devons être unis pour affronter les défis du futur.

La présidente Catherine Lemorton. Merci beaucoup. Merci, entre autres, d’avoir parlé français : pour nous, ce n’est pas un détail !

Je veux insister en conclusion sur le fait que comparaison n’est pas raison : si le chômage est bas en Allemagne, c’est d’abord pour des raisons démographiques. La population allemande vieillit ; les femmes travaillent moins en Allemagne que dans d’autres pays. De plus, les filets sociaux ne sont pas les mêmes, et la baisse du chômage outre-Rhin s’est accompagnée d’un fort développement des mini-jobs. Inversement, la démocratie sociale allemande est sans doute plus dynamique que la nôtre.

Bref, on ne peut pas fonder une comparaison entre deux pays sur le seul taux de chômage.

Je remercie à nouveau la présidente de la commission des affaires européennes d’avoir pris l’initiative de cette audition.

La présidente Danielle Auroi. Merci à tous.

II. Examen du rapport d’information de Mme Isabelle Bruneau sur la proposition d’assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS)

Mme Isabelle Bruneau, rapporteure. Madame la Présidente, chers collègues, dans la continuité des travaux que nous avons effectués sur la fiscalité tout au long de cette législature, je vous présente aujourd’hui un rapport d’information assorti d’une proposition de résolution européenne sur le projet relatif à l’instauration d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés « ACCIS » au sein de l’Union européenne.

Le 25 octobre dernier, la Commission européenne a en effet introduit deux propositions de directive sur ce sujet. Avant de vous en présenter les grandes lignes et de vous soumettre la PPRE, je voudrais revenir brièvement sur l’historique de ce projet.

L’idée d’harmoniser, au sein de l’Union européenne, une partie de la fiscalité directe pesant sur les entreprises est un projet ancien. En effet, depuis plus de cinquante ans, les initiatives entreprises dans le cadre de la construction européenne visent à limiter, d’une part, les pratiques concurrentielles déloyales ou excessives et à promouvoir, d’autre part, une plus grande convergence des législations nationales.

Dans les années 1980 et 1990, sous l’impulsion de la « Commission Delors », un certain nombre d’initiatives circonscrites ont été entreprises pour harmoniser certains aspects de la fiscalité des entreprises, par exemple, la convention relative à l’élimination des doubles impositions. Au début des années 2000, ensuite, la Commission européenne redevient force de proposition en matière de fiscalité des entreprises et esquisse, en 2001 une « stratégie pour permettre aux entreprises d'être imposées sur la base d'une assiette consolidée de l'impôt sur les sociétés couvrant l'ensemble de leurs activités dans l'Union européenne ». Les fondations du projet ACCIS sont ainsi posées.

C’est en 2004, sous l’impulsion notable de la France et de l’Allemagne, des groupes de travail de nature technique et politique sont instaurés pour dessiner les grandes lignes d’une assiette commune consolidée. Après près de dix ans de réflexion et de réunions régulières, la Commission européenne introduit, le 16 mars 2011, une proposition de directive relative à l’ACCIS sur laquelle les États membres ne sont, jusqu’à présent, pas parvenus à trouver un accord unanime.

La récente relance du projet ACCIS par la Commission européenne résulte d’une démarche pragmatique, qui tire notamment les conséquences de l’échec des négociations sur la proposition de 2011. En effet, les discussions sur la proposition de 2011 ont fait apparaître que l’importance des bouleversements qu’impliquerait, pour les États membres comme pour les contribuables européens, la mise en place d’une ACCIS et le caractère particulièrement ambitieux de la proposition de la Commission européenne rendaient très incertaine l’issue des négociations. Semblant ainsi tirer les conséquences de l’échec des discussions qui ont entouré la proposition de 2011, la Commission européenne a décidé de scinder le projet ACCIS et d’en séquencer la mise en œuvre. Au plan technique, elle a fait usage de la possibilité qui est la sienne et a retiré le texte de 2011 pour pouvoir introduire une nouvelle proposition.

Formellement, cette proposition se compose de deux directives : l’une relative à une assiette commune (ACIS) et l’autre relative à une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS). Afin de ne pas « brusquer » les États membres, la Commission européenne a décidé de séquencer la mise en œuvre de l’ACCIS et espère un accord sur chacune des deux directives pour une application, respectivement au 1er janvier 2019 et au 1er janvier 2020. Le séquençage en deux textes n’enlève rien à la cohérence du projet et à l’objectif de long terme que constitue l’instauration d’une assiette commune consolidée. Le commissaire Pierre Moscovici, que j’ai eu l’occasion d’auditionner, l’a d’ailleurs très clairement indiqué : l’objectif de la Commission européenne est de parvenir, à terme, à obtenir des États membres un accord sur chacun des deux « C » de l’acronyme.

De manière générale, la relance du projet ACCIS s’inscrit dans le cadre du plan d’action concernant la fiscalité des entreprises de juin 2015 dont elle constitue le premier des cinq domaines d’action prioritaires. L’introduction d’une assiette commune consolidée au sein de l’Union européenne présenterait plusieurs avantages majeurs.

Je précise toutefois, à titre liminaire, que le projet ne concerne que l’harmonisation des règles de l’assiette imposable et non les taux. Les États membres demeureront totalement libres de fixer leur taux d’imposition.

Le premier avantage est que la définition d’un corpus de règles uniques constituerait un embryon de régime commun de définition de l’impôt exigé des entreprises y exerçant des activités. Le deuxième avantage est que la mise en place d’un interlocuteur unique auquel s’adresser pour s’acquitter des obligations fiscales qui leur incombent au titre des bénéfices réalisés en Europe serait un facteur de simplification important. Ainsi, dès lors qu’elles réalisent des bénéfices dans plusieurs États membres, les entreprises pourraient traiter avec une seule administration fiscale, laquelle serait ensuite chargée de répartir le produit de l’impôt recouvré, en appliquant la clé de répartition proposée et le taux applicable dans chaque État concerné.

Les entreprises implantées en Europe n’auraient ainsi plus à jongler avec des législations différentes voire divergentes et pourraient, le cas échéant, y étendre leurs activités. La simplicité qui résulterait d’un tel régime s’apprécie également en termes d’attractivité du territoire européen : l’ACCIS pourrait faciliter l’implantation sur le marché intérieur de certaines entreprises étrangères.

Autre avantage, l’harmonisation des règles présidant au calcul de l’assiette imposable limitera les possibilités, pour les entreprises, de mettre en œuvre des stratégies d’optimisation fiscale en profitant des failles et asymétries qui existent actuellement entre les systèmes fiscaux nationaux. Ceci devrait enfin limiter la tentation pour les États membres de se livrer, au sein du marché intérieur, à une concurrence fiscale dommageable, thématique que nous avons déjà développée dans un précédent rapport d’information.

Sur le fond, il ressort des auditions que j’ai pu effectuer que le contenu du paquet ACCIS ne présente pas de difficultés techniques insurmontables. La plupart des obstacles seront ainsi de nature essentiellement politique.

Il faut noter néanmoins un certain nombre de différences avec la proposition de directive de 2011. La première différence concerne le caractère obligatoire ou optionnel du régime de l’ACCIS. La Commission européenne propose que l’ACCIS soit obligatoire pour les groupes dont le chiffre d’affaires total consolidé est supérieur à 750 millions d’euros. Je rappelle que ce seuil est celui utilisé par l’OCDE dans ses travaux ainsi que par l’Union européenne dans ses précédentes directives, en particulier dans la directive du 12 juillet 2016 que nous avions eu l’occasion d’analyser avec mon collègue Marc Laffineur dans un précédent rapport consacré au paquet anti-évitement fiscal de la Commission européenne.

Par ailleurs, la Commission européenne a introduit dans sa proposition de 2016 trois éléments nouveaux : il s’agit de deux dispositifs de « politique fiscale » et d’un mécanisme temporaire de compensation des pertes qui permettra aux entreprises de consolider leurs résultats en attendant la mise en place de l’ACCIS dans son ensemble, c'est-à-dire avec le volet relatif à la consolidation.

La Commission européenne propose tout d’abord d’introduire une super-déduction en faveur des activités de recherche & développement qui permettrait aux entreprises qui réalisent des investissements en R&D de déduire de leurs charges une partie significative des dépenses engagées en la matière. Un système encore plus avantageux est prévu pour les petites entreprises innovantes particulièrement dynamiques. Ce dispositif est intéressant mais sa compatibilité avec le crédit d’impôt recherche (CIR) devra être confirmée. C’est un élément très important des négociations pour la France dans la mesure où les entreprises françaises comme les autorités politiques sont très attachées à ce dispositif efficace dans son ensemble et dans la mesure où le dispositif européen est « nettement moins avantageux » que le CIR - je reprends ici les termes du Conseil des prélèvements obligatoires dans un rapport consacré à l’impôt sur les sociétés en décembre 2016.

Le deuxième dispositif consiste en un mécanisme de déduction pour la croissance et l’investissement (DCI) qui devrait permettre de mettre fin au « biais en faveur de la dette » qui résulte du traitement fiscal différent réservé au financement par l’emprunt, d’une part, et au financement par les fonds propres, d’autre part. De manière générale, ce système est particulièrement séduisant pour les entreprises françaises, compte tenu de son caractère avantageux et du fait qu’il n’existe pas d’équivalent en droit interne. Ses effets de moyen-long terme sont toutefois relativement difficiles à évaluer avec précision et il convient donc de se montrer prudent.

Le troisième élément est que la définition d’une assiette commune étant séparée de la phase de consolidation, la Commission européenne propose d’introduire un mécanisme de compensation temporaire des pertes avec récupération, qui devrait rester en vigueur jusqu’au succès des négociations sur la consolidation de l’assiette. Il est ainsi prévu que les groupes puissent prendre en compte, dans des conditions strictement définies, les pertes subies par une filiale ou un établissement stable établis dans d’autres États membres.

J’indique également que la proposition de la Commission européenne contient également une clause de switch-over dont il est peu probable qu’elle figure dans la version finale du texte en cas de succès des négociations sur le texte. Il s’agit en effet d’une clause qui figurait dans le texte initial de la directive dite « ATAD » dont j’ai parlé et qui n’a pas été retenue dans le texte définitif adopté en juillet dernier.

De manière générale, nous proposons de soutenir la démarche comme l’économie générale du paquet « ACCIS » mais il convient d’indiquer certaines incertitudes qui devront être précisées avant l’adoption des directives et de signaler les éléments qui font d’ores-et-déjà l’objet de discussions.

Le seuil établi par la proposition de directive pour en conditionner l’application pose deux types de questions : sur le principe même d’un seuil et sur celui retenu en l’espèce. Au plan théorique, la définition d’un seuil conditionnant l’application des dispositions des directives introduit, quelles qu’en soient les caractéristiques, un risque de fausser la concurrence sur le marché intérieur. Compte tenu de ces réserves de principe, la solution qui pourrait être adoptée pour mettre fin au débat semble être la suppression de tout critère : l’ACCIS serait, dans cette perspective, obligatoire pour tous les acteurs économiques, quel que soit leur chiffre d’affaires. Il s’agit sans doute, à terme, de l’objectif vers lequel tendre. Si certains observateurs sont favorables à une telle proposition, à l’instar de M. Alain Lamassoure, que j’ai eu l’occasion d’auditionner, celle-ci semble, à ce stade, ne pas pouvoir rencontrer suffisamment de soutien.

Je rappelle toutefois que le critère de chiffre d’affaires retenu est, tout d’abord, cohérent avec les travaux effectués par l’Union européenne et par l’OCDE en matière lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales. C’est donc un critère qui a du sens et avec lequel les acteurs sont habitués à composer. Il est, ensuite, sans doute raisonnable de privilégier, dans un premier temps, une application obligatoire circonscrite de la directive, étant donné le bouleversement d’ensemble qu’implique la mise en place d’une ACCIS.

Les conséquences de la mise en place de l’ACCIS sont, à ce stade, relativement incertaines. Elles sont également d’autant plus délicates à apprécier que les implications sur les États et sur les entreprises sont, par effet miroir, inversées. Si l’ACCIS permet aux entreprises de réaliser des « économies » fiscales, c’est autant de recettes en moins pour les administrations nationales.

De manière générale, la mise en place d’un système de guichet unique devrait être bénéfique pour les entreprises qui verront leurs charges administratives réduites grâce à la déclaration fiscale unique. Pour les administrations fiscales, la gestion simultanée et en parallèle de plusieurs systèmes fiscaux nationaux sera, à l’inverse, facteur de complexité et générateur de coûts supplémentaires.

L’impact budgétaire global de l’ACCIS est difficile à évaluer avec précision et les effets seront différents selon les pays. S’agissant de la France, la mise en place de l’ACIS ne serait pas très favorable mais avec la consolidation, les choses seraient différentes. La Commission européenne estime que l’assiette imposable revenant à la France passerait, une fois le volet relatif à la consolidation mis en œuvre, de 8,3 % à 10 % du total de l’assiette imposable européenne.

Outre ces préoccupations de nature budgétaire, la mise en place de l’ACCIS dans les conditions envisagées par la Commission européenne aura également des conséquences sur les missions quotidiennes de l’administration fiscale. La coexistence de deux systèmes de calcul de l’assiette imposable et de deux modes de recouvrement différents implique, pour les administrations fiscales, une plus grande complexité de gestion et des coûts induits. Du point de vue des entreprises, le régime ACCIS s’analyse comme un vingt-neuvième système de calcul de l’impôt sur les sociétés, qui s’ajouterait ainsi aux systèmes des vingt-huit États membres. Ainsi, les entreprises qui ne sont pas obligatoirement soumises au régime européen devront-elles maîtriser, outre le dispositif ACCIS - pour décider ou non de s’y soumettre-, toutes les règles nationales des pays dans lesquelles elles exercent des activités.

Enfin, la mise en place du régime ACCIS pose également un certain nombre de questions pratiques s’agissant notamment du recouvrement et du contrôle de l’impôt par tous les États membres.

Pour conclure, l’importance des défis d’ordre politique à affronter conditionne fortement le succès des négociations.

Pour mener le projet ACCIS à son terme, plusieurs défis devront être relevés. Il s’agit, tout d’abord, de convaincre l’ensemble de nos partenaires européens de parvenir à un accord unanime, lequel est indispensable à l’adoption des deux directives qui composent le « paquet » de la Commission européenne. Il s’agit ensuite, en cas d’accord sur l’harmonisation des règles d’assiette, de ne pas s’y arrêter et de maintenir l’impulsion politique nécessaire à l’adoption de la directive relative à la consolidation.

Dans cette perspective, la France doit, me semble-t-il continuer à jouer un rôle particulièrement actif dans la promotion du projet ACCIS. Il semble qu’elle puisse compter sur le soutien de l’Allemagne et de certains autres pays comme le Portugal et l’Espagne notamment.

Mme Chantal Guittet. Nous parlons ici d’harmonisation fiscale mais il me semble, qu’à ce jour, les normes comptables ne sont pas harmonisées. N’y a-t-il pas, dans cette absence d’harmonisation, un biais susceptible de favoriser l’évasion fiscale par un arbitrage comptable et non plus fiscal ? Je me demande pourquoi la Commission européenne n’envisage pas d’harmoniser également les normes comptables, pour éviter ce genre d’arbitrages.

Mme Isabelle Bruneau, rapporteure. C’est, en effet, une question très importante, que nous avions déjà abordée dans nos précédents rapports. Nous avions notamment auditionné l’ordre des experts-comptables et il nous avait été clairement indiqué que cette absence d’harmonisation des normes comptables pouvait être préjudiciable à l’ensemble des mesures prises en faveur de l’harmonisation fiscale. Cette dernière devra certainement être suivie de l’harmonisation des outils que l’on utilise en matière comptable. Cela serait effectivement une cohérence nécessaire.

Mme Chantal Guittet. Je m’interroge également sur le seuil retenu : 750 millions d’euros de chiffre d’affaires, n’est-ce pas un seuil trop élevé ?

Mme Isabelle Bruneau, rapporteure. Dans notre précédent rapport, nous avions évoqué le souhait de certains acteurs, notamment des organisations internationales, de faire baisser ce seuil de 750 millions d’euros parce qu’il exclut de fait de très nombreuses entreprises. De mémoire, le seuil de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires couvre 20 % des entreprises actives en Europe et 80 % du chiffre d’affaires qui y est réalisé. La question du seuil est véritablement un sujet sur lequel il faut qu’on avance au niveau européen.

Mme Kheira Bouziane-Laroussi. Pouvez-vous revenir sur l’impact de la mise en œuvre de l’ACCIS sur la France ? Il me semble que vous avez dit que l’application des directives lui serait défavorable. Si tel est le cas, cela veut-il dire que le système est profitable aux entreprises et cela ne serait-il pas alors un moyen d’attirer plus d’entreprises en France ?

Mme Isabelle Bruneau, rapporteure. D’après les évaluations réalisées, c’est la première étape de la mise en place du projet d’assiette commune qui serait défavorable à la France. À partir du moment où la consolidation serait effective, le système serait plutôt bénéfique pour la France du point de vue des recettes fiscales. Par ailleurs, si les entreprises bénéficient d’économies d’impôt au niveau européen, c’est autant de recettes fiscales en moins au niveau de chaque État membre.

M. Yves Daniel. Cette démarche est très intéressante pour faire avancer les travaux sur l’harmonisation de manière globale. Je suis tout à fait favorable à cette initiative et je voulais savoir si ce projet vous semblait être l’un des leviers parmi un ensemble de mesures plus large permettant une plus grande harmonisation en Europe. Nous avons parlé des travailleurs détachés, nous parlons de la taxe sur la valeur ajoutée, du revenu minimum, aujourd’hui de la fiscalité des entreprises et j’espère que ces débats nous permettront d’aller encore plus loin et encore plus vite dans la voie de l’harmonisation européenne.

Mme Chaynesse Khirouni. Vous avez évoqué le fait que les principaux obstacles à surmonter n’étaient pas de nature technique mais plutôt d’ordre politique et que la France pouvait ou devait jouer un rôle important sur ce sujet. J’aurais voulu savoir ce que la France pouvait politiquement mettre en œuvre rapidement dans le cadre de ces négociations.

Mme Isabelle Bruneau, rapporteure. La constitution de l’assiette commune consolidée est, je l’ai rappelé, un projet historique. Suite à l’échec des négociations sur la proposition de 2011, parce que le paquet était trop ambitieux, il a été décidé de scinder la démarche en deux et de faire d’abord une assiette commune puis une assiette consolidée. J’ai auditionné à Bruxelles le commissaire Pierre Moscovici qui a donné le calendrier suivant : une mise en place de l’assiette commune au 1er janvier 2019 et de la consolidation au 1er janvier 2020. Comme l’a souligné Alain Lamassoure, ce calendrier contraint permet d’inciter à trouver des accords rapides.

Par ailleurs, le projet ACCIS est un gage de transparence au sein de l’Union européenne. Les entreprises paieront un impôt selon des critères communs, ce qui permettra d’éviter les stratégies d’optimisation fiscale agressive et par là même une concurrence fiscale dommageable entre les entreprises et entre les États. C’est une étape nécessaire qui devra s’accompagner d’autres mesures à mettre en place : le renforcement des mesures de lutte contre l’évasion fiscale et l’harmonisation des normes comptables que nous avons évoquées.

S’agissant des obstacles à surmonter, ils sont, en effet, essentiellement politiques dans la mesure où, je le rappelle, ce sont les États membres qui décident des taux en vertu de leur souveraineté budgétaire et fiscale et les décisions en matière de fiscalité se prennent à l’unanimité, ce qui complique évidemment les choses. Lors de nos précédents rapports également, nous en étions arrivés à la conclusion selon laquelle une coopération renforcée entre plusieurs pays serait une première étape. Néanmoins, la coopération renforcée serait source de complexité car plusieurs systèmes de calcul de l’impôt coexisteraient. Il y a également une crainte assez forte que les effets positifs attendus de la mise en place d’une ACCIS ne soient tout à fait au rendez-vous ou qu’ils soient contrebalancés par des effets plus négatifs. Il n’en demeure pas moins que ce projet présente un certain nombre d’améliorations par rapport à 2011 et il me semble que la France a un rôle majeur à jouer, avec l’Allemagne notamment, dans l’avancée des discussions. Le projet ACCIS nous permettra de mieux identifier et de mieux imposer les entreprises là où elles réalisent leurs bénéfices.

La Présidente Danielle Auroi. Je rappelle qu’Isabelle Bruneau a mené, tout au long de la législature, des travaux sur les questions fiscales et l’on voit bien les différentes étapes qui se sont dessinées et se dessinent encore et sur lesquelles il faudra que notre commission continue à travailler.

La commission a ensuite adopté la proposition de résolution suivante :

« L'Assemblée nationale,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu le traité sur l’Union européenne,

Vu le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne,

Vu la communication de la Commission au Conseil, au Parlement européen et au comité économique et social du 23 octobre 2001, « Vers un marché intérieur sans entraves fiscales. Une stratégie pour permettre aux entreprises d'être imposées sur la base d'une assiette consolidée de l'impôt sur les sociétés couvrant l'ensemble de leurs activités dans l'Union européenne », COM(2001) 582 final,

Vu la proposition de directive du Conseil du 16 mars 2011 concernant une assiette commune consolidée pour l'impôt sur les sociétés (ACCIS), COM(2011) 121 final,

Vu la communication de la Commission au Parlement européen et au Conseil du 25 octobre 2016, intitulée « Pour la mise en place d’un système d’imposition des sociétés équitable, compétitif et stable dans l’Union européenne », COM(2016) 682 final,

Vu la proposition de directive du Conseil du 25 octobre 2016 concernant une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés, COM(2016) 685 final,

Vu la proposition de directive du Conseil du 25 octobre 2016 concernant une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS), COM(2016) 683 final,

Vu la résolution européenne de l’Assemblée nationale no 788 du 6 juillet 2016 sur le paquet anti-évitement fiscal de la Commission européenne,

Considérant que si le bon fonctionnement du marché intérieur repose sur la libre concurrence, celle-ci ne saurait faire obstacle au principe fondamental de coopération loyale entre les États membres ;

Considérant que la concurrence fiscale qui s’opère en Europe et les politiques nationales d’attractivité des territoires mises en œuvre par les États membres ont conduit à une baisse tendancielle du niveau moyen d’imposition pesant sur les sociétés ;

Considérant que les différences entre les législations nationales introduisent, pour les acteurs économiques exerçant leurs activités au sein du marché intérieur, une complexité particulière et des coûts de mise en conformité non négligeables ;

Considérant que les asymétries qui existent entre les systèmes fiscaux nationaux entretiennent les stratégies d’optimisation et de planification fiscales agressives, lesquelles portent atteinte au bon fonctionnement du marché intérieur ;

Considérant que la fiscalité est une compétence exclusive des États membres et que l’action de l’Union européenne dans ce domaine vise à favoriser le rapprochement des législations qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché intérieur ;

Considérant que s’il convient de veiller à ce que l’intervention de l’Union européenne dans les matières fiscales soit conforme aux principes de subsidiarité et de proportionnalité, ceux-ci ne devraient toutefois pas constituer un obstacle au processus d’harmonisation des législations nationales en matière de fiscalité directe ;

Considérant que l’introduction d’une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (ACCIS) est un projet ambitieux qui présenterait des avantages considérables pour les contribuables européens et que l’harmonisation des conditions de calcul des bénéfices imposables contribuerait, en envoyant en signal politique fort, à la poursuite de l’approfondissement du marché intérieur ; que l’ACCIS devrait, en outre, permettre d’accroître l’efficacité de la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales, en limitant notamment les régimes préférentiels que peuvent octroyer des États à certains contribuables et les prix de transfert ;

Considérant que certains parlements nationaux ont d’ores-et-déjà exprimé leur opposition de principe à l’introduction d’une ACCIS ; que partant, les négociations qui vont s’ouvrir sur chacune des deux propositions de directives, seront sans doute difficiles et nécessiteront une forte impulsion politique de la part des États membres ;

Sur la relance du projet ACCIS

Soutient sans réserve le projet d’instaurer une assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés au sein de l’Union européenne et considère qu’à terme, une réflexion sur l’opportunité et les modalités d’encadrer les taux d’impôt sur les sociétés, à l’image de ce qui existe pour la taxe sur la valeur ajoutée, devrait être initiée ;

Salue l’économie générale du projet présenté par la Commission européenne comme la démarche pragmatique qu’elle a privilégiée, en prévoyant une approche séquencée visant à établir, dans un premier temps, une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés et à définir, dans un second temps, les modalités de sa consolidation ;

Insiste sur la nécessité d’envisager le projet dans son ensemble et de ne pas s’arrêter à la seule mise en place d’une assiette commune ; rappelle, à cet égard, que les bienfaits attendus de l’ACCIS ne déploieront tous leurs effets qu’avec la consolidation ;

Considère que les autorités françaises doivent continuer de jouer un rôle moteur sur ce sujet ;

Sur le dispositif proposé par la Commission européenne

Reconnaît qu’à ce jour, le dispositif proposé par la Commission européenne est entouré de certaines incertitudes ; invite par conséquent la Commission européenne comme les États membres à entreprendre, ou poursuivre, les travaux techniques visant à préciser les effets associés à la mise en place d’une ACCIS, tant pour les entreprises que pour les administrations fiscales ;

Salue l’avancée que représente, par rapport à la proposition de 2011, le caractère obligatoire de l’ACCIS pour les plus grandes entreprises ; rappelle que le seuil proposé par la Commission européenne est cohérent avec celui retenu dans ses travaux par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et ceux effectués, dans leur prolongement, au sein de l’Union européenne en matière de lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales ;

S’interroge toutefois sur l’importance des effets de seuil qui, s’ils sont difficiles à évaluer, risquent de nourrir un sentiment d’injustice et de concurrence faussée ; estime, par conséquent, qu’une réflexion pourrait être engagée pour envisager une application obligatoire du régime ACCIS à tous les contribuables européens ;

Invite la Commission européenne à préciser l’interprétation qu’elle entend donner à la directive quant à la compatibilité de la super-déduction en faveur des activités de recherche et développement avec les dispositifs nationaux de soutien à l’innovation et à la recherche ;

Considère que la compatibilité du crédit d’impôt recherche (CIR) avec le mécanisme européen ne pose a priori pas de difficultés techniques, mais que les conditions et les modalités de leur coexistence devront être précisées en tenant notamment compte des objectifs poursuivis par chacun des dispositifs, de l’attachement des acteurs français au CIR et de l’égalité de traitement entre les entreprises bénéficiant, le cas échéant, de mesures de soutien à la recherche complémentaires ;

Salue la volonté de la Commission européenne de supprimer, avec la déduction pour la croissance et l’investissement (DCI), le « biais en faveur de la dette » qui existe actuellement, compte tenu des différences de traitement fiscal réservé au financement par l’emprunt, d’une part, et au financement par les fonds propres, d’autre part ; estime toutefois qu’il convient d’effectuer des analyses approfondies pour apprécier plus précisément les conséquences à moyen-long terme d’un tel dispositif, en particulier s’agissant de ses effets sur le rendement de l’impôt sur les sociétés ;

Souligne que les règles proposées en matière de limitation de la déductibilité des intérêts présentent un caractère procyclique qui en limite la pertinence ;

Invite la Commission européenne comme les États membres à affiner les évaluations réalisées s’agissant des conséquences pour les entreprises résultant de l’adoption des règles relatives à l’amortissement ainsi que des critères proposés dans la perspective de la consolidation de l’assiette ;

Sur la perspective des négociations

S’inquiète des réticences exprimées par certains parlements nationaux quant au projet ACCIS et appelle les autorités compétentes des États membres de l’Union européenne à faire montre d’une détermination et d’une volonté politique fortes dans les négociations pour mener à bien ce projet ;

Considère que l’intérêt, pour l’ensemble des acteurs économiques européens, que représente l’introduction d’une ACCIS nécessite une action de l’Union européenne dans son ensemble et que la mise en place d’une coopération renforcée sur ce sujet ne permettrait pas d’atteindre de manière pleinement satisfaisante les objectifs poursuivis. »

La séance est levée à 18 h 50

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Présents. - Mme Danielle Auroi, Mme Isabelle Bruneau, M. Philip Cordery, M. Yves Daniel, M. Jean-Patrick Gille, Mme Chantal Guittet, M. Jacques Myard, M. Arnaud Richard, M. Gilles Savary

Excusés. - M. Jacques Cresta, M. Bernard Deflesselles, Mme Marietta Karamanli, M. Pierre Lequiller

Assistaient également à la réunion. - M. Alain Ballay, Mme Kheira Bouziane-Laroussi, M. Yves Censi, M. Jean-Louis Costes, Mme Chaynesse Khirouni, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Catherine Lemorton, M. Jean-Philippe Nilor, M. Bernard Perrut, M. Denys Robiliard, M. Gérard Sebaoun, M. Lionel Tardy, M. Arnaud Viala