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N° 2578

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

QUATORZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 11 février 2015.

PROPOSITION DE LOI

relative au devoir de vigilance des sociétés mères
et des
entreprises donneuses d’ordre,

(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale
de la République, à défaut de constitution d’une commission spéciale
dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)

présentée par Mesdames et Messieurs

Bruno LE ROUX, Dominique POTIER, Philippe NOGUÈS, François BROTTES, Jean-Paul CHANTEGUET, Catherine LEMORTON, Élisabeth GUIGOU, Jean-Jacques URVOAS, Serge BARDY, Emeric BRÉHIER, Jean-Yves CAULLET, Pascal CHERKI, Yves DANIEL, Françoise DESCAMPS-CROSNIER, Jean-Pierre DUFAU, Laurence DUMONT, Marc GOUA, Chantal GUITTET, Laurent GRANDGUILLAUME, Estelle GRELIER, Christophe LÉONARD, Sandrine MAZETIER, Christian PAUL, Dominique RAIMBOURG, Denys ROBILIARD, Béatrice SANTAIS, Ibrahim ABOUBACAR, Sylviane ALAUX, Jean-Pierre ALLOSSERY, Pouria AMIRSHAHI, François ANDRÉ, Christian ASSAF, Guillaume BACHELAY, Jean-Paul BACQUET, Dominique BAERT, Ericka BAREIGTS, Delphine BATHO, Marie-Noëlle BATTISTEL, Laurent BAUMEL, Nicolas BAYS, Catherine BEAUBATIE, Jean-Marie BEFFARA, Karine BERGER, Gisèle BIÉMOURET, Jean-Pierre BLAZY, Jean-Luc BLEUNVEN, Daniel BOISSERIE, Christophe BORGEL, Christophe BOUILLON, Kheira BOUZIANE, Isabelle BRUNEAU, Gwenegan BUI, Sabine BUIS, Jean-Claude BUISINE, Vincent BURRONI, Alain CALMETTE, Colette CAPDEVIELLE, Fanélie CARREY-CONTE, Marie-Anne CHAPDELAINE, Dominique CHAUVEL, Alain CLAEYS, Jean-Michel CLÉMENT, Philip CORDERY, Catherine COUTELLE, Jean-Jacques COTTEL, Jacques CRESTA, Pascale CROZON, Seybah DAGOMA, Carlos DA SILVA, Guy DELCOURT, Jean-Louis DESTANS, Fanny DOMBRE-COSTE, Sandrine DOUCET, William DUMAS, Jean-Paul DUPRÉ, Sophie ERRANTE, Olivier FAURE, Hervé FÉRON, Michèle FOURNIER-ARMAND, Richard FERRAND, Christian FRANQUEVILLE, Geneviève GAILLARD, Yann GALUT, Yves GOASDOUÉ, Daniel GOLDBERG, Geneviève GOSSELIN-FLEURY, Pascale GOT, Jean GRELLIER, Édith GUEUGNEAU, David HABIB, Razzy HAMMADI, Joëlle HUILLIER, Françoise IMBERT, Serge JANQUIN, Régis JUANICO, Armand JUNG, Laurent KALINOWSKI, Marietta KARAMANLI, Chaynesse KHIROUNI, Jean LAUNAY, Jean-Yves LE BOUILLONNEC, Anne-Yvonne LE DAIN, Viviane LE DISSEZ, Annick LE LOCH, Jean-Pierre LE ROCH, Dominique LEFEBVRE, Patrick LEMASLE, Bernard LESTERLIN, Michel LIEBGOTT, Audrey LINKENHELD, François LONCLE, Lucette LOUSTEAU, Marie-Lou MARCEL, Jean-René MARSAC, Philippe MARTIN, Frédérique MASSAT, Michel MÉNARD, Nathalie NIESON, Monique ORPHÉ, Luce PANE, Germinal PEIRO, Hervé PELLOIS, Sébastien PIETRASANTA, Christine PIRES BEAUNE, Philippe PLISSON, Pascal POPELIN, Patrice PRAT, Catherine QUÉRÉ, Monique RABIN, Marie RÉCALDE, Marie-Line REYNAUD, Frédéric ROIG, Barbara ROMAGNAN, Bernard ROMAN, René ROUQUET, Gilbert SAUVAN, Gilles SAVARY, Pascal TERRASSE, Sylvie TOLMONT, Jean-Louis TOURAINE, Stéphane TRAVERT, Cécile UNTERMAIER, Jacques VALAX, Clotilde VALTER, Olivier VERAN, Fabrice VERDIER, Michel VERGNIER, Jean-Michel VILLAUMÉ et les membres du groupe socialiste, républicain et citoyen (1) et apparentés (2),

députés.

____________________________

(1)  Ce groupe est composé de Mesdames et Messieurs : Ibrahim Aboubacar, Patricia Adam, Sylviane Alaux, Jean-Pierre Allossery, Pouria Amirshahi, François André, Nathalie Appéré, Kader Arif, Christian Assaf, Joël Aviragnet, Pierre Aylagas, Jean-Marc Ayrault, Alexis Bachelay, Guillaume Bachelay, Jean-Paul Bacquet, Dominique Baert, Gérard Bapt, Frédéric Barbier, Serge Bardy, Ericka Bareigts, Claude Bartolone, Christian Bataille, Delphine Batho, Marie-Noëlle Battistel, Laurent Baumel, Philippe Baumel, Nicolas Bays, Catherine Beaubatie, Jean-Marie Beffara, Luc Belot, Karine Berger, Gisèle Biémouret, Philippe Bies, Erwann Binet, Jean-Pierre Blazy, Yves Blein, Patrick Bloche, Daniel Boisserie, Christophe Borgel, Florent Boudie, Marie-Odile Bouillé, Christophe Bouillon, Brigitte Bourguignon, Malek Boutih, Kheira Bouziane, Emeric Bréhier, Jean-Louis Bricout, Jean-Jacques Bridey, François Brottes, Isabelle Bruneau, Gwenegan Bui, Sabine Buis, Jean-Claude Buisine, Sylviane Bulteau, Vincent Burroni, Alain Calmette, Jean-Christophe Cambadélis, Colette Capdevielle, Yann Capet, Christophe Caresche, Marie-Arlette Carlotti, Fanélie Carrey-Conte, Martine Carrillon-Couvreur, Christophe Castaner, Laurent Cathala, Jean-Yves Caullet, Nathalie Chabanne, Guy Chambefort, Jean-Paul Chanteguet, Marie-Anne Chapdelaine, Dominique Chauvel, Pascal Cherki, Jean-David Ciot, Alain Claeys, Jean-Michel Clément, Marie-Françoise Clergeau, Romain Colas, Philip Cordery, Valérie Corre, Jean-Jacques Cottel, Catherine Coutelle, Jacques Cresta, Pascale Crozon, Frédéric Cuvillier, Seybah Dagoma, Yves Daniel, Carlos Da Silva, Pascal Deguilhem, Florence Delaunay, Michèle Delaunay, Guy Delcourt, Pascal Demarthe, Sébastien Denaja, Françoise Descamps-Crosnier, Sophie Dessus, Jean-Louis Destans, Michel Destot, Fanny Dombre-Coste, René Dosière, Philippe Doucet, Sandrine Doucet, Françoise Dubois, Jean-Pierre Dufau, Anne-Lise Dufour-Tonini, Françoise Dumas, William Dumas, Jean-Louis Dumont, Laurence Dumont, Jean-Paul Dupré, Yves Durand, Philippe Duron, Olivier Dussopt, Henri Emmanuelli, Corinne Erhel, Sophie Errante, Marie-Hélène Fabre, Alain Fauré, Martine Faure, Olivier Faure, Hervé Féron, Richard Ferrand, Aurélie Filippetti, Hugues Fourage, Jean-Marc Fournel, Valérie Fourneyron, Michèle Fournier-Armand, Michel Françaix, Christian Franqueville, Jean-Claude Fruteau, Jean-Louis Gagnaire, Geneviève Gaillard, Yann Galut, Guillaume Garot, Hélène Geoffroy, Jean-Marc Germain, Jean-Patrick Gille, Jean Glavany, Daniel Goldberg, Geneviève Gosselin-Fleury, Pascale Got, Marc Goua, Linda Gourjade, Laurent Grandguillaume, Estelle Grelier, Jean Grellier, Élisabeth Guigou, Chantal Guittet, David Habib, Razzy Hammadi, Benoît Hamon, Mathieu Hanotin, Joëlle Huillier, Sandrine Hurel, Monique Iborra, Françoise Imbert, Michel Issindou, Éric Jalton, Serge Janquin, Henri Jibrayel, Régis Juanico, Armand Jung, Laurent Kalinowski, Marietta Karamanli, Philippe Kemel, Chaynesse Khirouni, Bernadette Laclais, Conchita Lacuey, François Lamy, Anne-Christine Lang, Colette Langlade, Jean Launay, Pierre-Yves Le Borgn’, Jean-Yves Le Bouillonnec, Gilbert Le Bris, Anne-Yvonne Le Dain, Jean-Yves Le Déaut, Viviane Le Dissez, Annick Le Loch, Jean-Pierre Le Roch, Bruno Le Roux, Patrick Lebreton, Michel Lefait, Dominique Lefebvre, Patrick Lemasle, Catherine Lemorton, Christophe Léonard, Annick Lepetit, Arnaud Leroy, Michel Lesage, Bernard Lesterlin, Michel Liebgott, Martine Lignières-Cassou, Audrey Linkenheld, François Loncle, Lucette Lousteau, Victorin Lurel, Jacqueline Maquet, Marie-Lou Marcel, Jean-René Marsac, Philippe Martin, Martine Martinel, Frédérique Massat, Sandrine Mazetier, Michel Ménard, Patrick Mennucci, Kléber Mesquida, Pierre-Alain Muet, Philippe Nauche, Nathalie Nieson, Philippe Noguès, Robert Olive, Maud Olivier, Monique Orphé, Michel Pajon, Luce Pane, Christian Paul, Rémi Pauvros, Germinal Peiro, Jean-Claude Perez, Sébastien Pietrasanta, Martine Pinville, Christine Pires Beaune, Philippe Plisson, Elisabeth Pochon, Pascal Popelin, Dominique Potier, Michel Pouzol, Régine Povéda, Patrice Prat, Christophe Premat, Joaquim Pueyo, François Pupponi, Catherine Quéré, Valérie Rabault, Monique Rabin, Dominique Raimbourg, Marie Récalde, Marie-Line Reynaud, Eduardo Rihan Cypel, Denys Robiliard, Alain Rodet, Marcel Rogemont, Frédéric Roig, Barbara Romagnan, Bernard Roman, Gwendal Rouillard, René Rouquet, Alain Rousset, Béatrice Santais, Odile Saugues, Gilbert Sauvan, Gilles Savary, Gérard Sebaoun, Christophe Sirugue, Julie Sommaruga, Suzanne Tallard, Pascal Terrasse, Sylvie Tolmont, Jean-Louis Touraine, Stéphane Travert, Catherine Troallic, Cécile Untermaier, Jean-Jacques Urvoas, Daniel Vaillant, Jacques Valax, Clotilde Valter, Michel Vauzelle, Olivier Veran, Fabrice Verdier, Michel Vergnier, Patrick Vignal, Jean-Michel Villaumé, Jean-Jacques Vlody et Paola Zanetti.

(2)  Marie-Françoise Bechtel, Chantal Berthelot, Jean-Luc Bleunven, Guy-Michel Chauveau, Yves Goasdoué, Édith Gueugneau, Christian Hutin, Jean-Luc Laurent, Annie Le Houerou, Serge Letchimy, Gabrielle Louis-Carabin, Hervé Pellois, Napole Polutélé et Boinali Said.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

Conformément aux principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations unies en juin 2011, et conformément aux principes directeurs de l’OCDE, l’objectif de cette proposition de loi est d’instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Il s’agit de responsabiliser ainsi les sociétés transnationales afin d’empêcher la survenance de drames en France et à l’étranger et d’obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement.

Avec des chaînes de production de plus en plus mondialisées et complexes, les sociétés transnationales jouent aujourd’hui un rôle majeur dans la gouvernance économique mondiale et dans le jeu des échanges internationaux. Si le développement des échanges commerciaux mondiaux contribue au rayonnement et au développement économiques des pays qui y participent, force est de constater qu’il s’accompagne parfois de certaines pratiques ayant des incidences négatives sur les droits humains et l’environnement. Ces pratiques constituent un frein au développement économique et humain, tout autant qu’une pression à la baisse sur nos standards nationaux en matière de protection sociale, de droits humains, de protection de la biodiversité et de l’environnement, et plus généralement d’éthique dans les affaires.

Le 24 avril 2013, un immeuble qui abritait plusieurs usines textiles s’est effondré au Bangladesh : 1 138 personnes ont trouvé la mort. Des milliers d’autres se retrouvent handicapées à vie et incapables de travailler à nouveau. Dans les décombres ont été retrouvées des étiquettes de grandes marques de vêtements européennes et françaises pour lesquelles travaillaient ces sous-traitants bangladais. Les donneurs d’ordre ont parfois nié leurs relations avec ces sous-traitants, preuve qu’ils ne contrôlaient pas pleinement leur chaîne de production.

Au delà de cet événement tragique, les exemples – récents ou non – ne manquent pas pour nous inciter à tirer la sonnette d’alarme. Certains secteurs sont particulièrement concernés, comme le secteur extractif qui serait à lui seul responsable de 28 % des atteintes aux droits humains commises par les entreprises selon le professeur John Ruggie, ancien représentant spécial du secrétaire général des Nations unies pour les droits de l’Homme et les entreprises transnationales.

On pourra noter que ces violations des droits humains se nourrissent souvent de corruption. Ce phénomène est de mieux en mieux connu et documenté, et fait l’objet d’une attention croissante au niveau international. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a ainsi adopté en juin 2013 une résolution sur « les effets négatifs de la corruption sur la jouissance des droits de l’homme ». Le lien entre corruption et droits humains est par ailleurs clairement établi par le Pacte mondial, initiative de l’ONU invitant les entreprises à adopter, soutenir et appliquer dans leur sphère d’influence un ensemble de valeurs fondamentales.

Or, aux yeux du droit, chaque entité qui compose le groupe est considérée comme autonome et sans lien juridique avec la maison-mère. Aujourd’hui, si la filiale d’une société transnationale européenne installée en dehors des frontières européennes ne respecte pas la législation en vigueur, commet des violations de droits humains, ou provoque des dommages environnementaux irréversibles, la responsabilité juridique de la société mère ne peut pas être engagée. Ce cloisonnement juridique empêche les victimes de saisir les juges français ou européens, alors même que ce sont parfois les décisions de la société mère ou donneuse d’ordre qui sont à l’origine du dommage.

Face à ce problème qui dépasse nos frontières, de nombreuses initiatives internationales, soutenues activement par la France, ont conclu à la nécessité de responsabiliser les acteurs économiques pour empêcher les violations de droits humains et les atteintes à l’environnement dans le cadre des échanges économiques mondiaux.

En juin 2011, à l’issue d’un travail de près de vingt ans, le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies a adopté à l’unanimité des Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, avec le soutien affirmé de la diplomatie française. Ce texte crée une obligation pour les États de protéger les citoyens des impacts négatifs des entreprises transnationales à l’égard des droits humains. Il exige des sociétés qu’elles veillent au respect de ces droits par la mise en œuvre de procédures de « diligence raisonnable ». La mise en application de ces principes repose aujourd’hui sur la volonté politique de chaque État, selon le Professeur John Ruggie lui-même.

De son côté, l’OCDE a renforcé ses principes directeurs à l’intention des multinationales, un ensemble de recommandations quant à la conduite des entreprises notamment en matière de droits humains et d’environnement. Les pays membres de l’OCDE ont désormais également des points de contact nationaux, pouvant être saisis en cas de manquement à ces principes directeurs.

Au niveau européen, la Commission européenne encourage vivement les États à transposer dans leur droit interne les principes des Nations unies. Ainsi, le 5 décembre 2012, la commission des affaires étrangères a rendu un avis demandant explicitement « que des règles de diligence raisonnable en matière de droits de l’homme et de chaîne d’approvisionnement soient établies au niveau de l’Union, […] notamment, dans des secteurs susceptibles d’avoir une forte incidence, positive ou négative, sur les droits de l’homme tels que les chaînes mondiales et locales d’approvisionnement, les minerais des zones de conflit, l’externalisation, la confiscation des terres, ainsi que les zones où le droit du travail et la protection des travailleurs sont insuffisants et les zones de production de produits dangereux pour l’environnement et la santé ».

La norme ISO 2  000 va plus loin que les textes précités, car elle évoque la notion de « sphère d’influence ». Cette notion dépasse la relation de contrôle ou de domination qu’une entreprise peut entretenir avec ses filiales et sous-traitants, puisqu’elle intègre les relations politiques, contractuelles ou économiques à travers lesquelles celle-ci peut influencer les décisions ou les activités d’autres sociétés, entités ou personnes individuelles.

Par ailleurs, sous l’impulsion de la France, l’Union européenne a adopté la directive sur le reporting non-financier le 22 octobre 2014. Cette directive, qui fixe un cadre de transparence RSE au sein de l’Union européenne, prévoit notamment la publication par les entreprises d’informations sur les mesures de diligence raisonnables mises en place au sein de la chaine de production. Elle va permettre de renforcer les dispositifs français relatifs au reporting extra-financier, initiés par la loi dite NRE (Nouvelles Régulations Economiques) de 2001 et renforcés par la loi Grenelle II.

À ce contexte international qui plaide en faveur de l’instauration d’un devoir de vigilance des sociétés mères s’ajoute, en France, un contexte jurisprudentiel tout aussi porteur. Ainsi, dans l’affaire de l’Erika, la Cour de Cassation (jugement du 25 septembre 2012) a non seulement reconnu la compétence des juridictions françaises à juger des faits survenus en dehors du territoire français, mais la société mère a également été reconnue coupable pour les agissements de l’une de ses filiales, sur la base d’un engagement volontaire en matière de contrôle de l’état des navires. C’est la négligence qui a été ainsi sanctionnée.

Au regard de ce contexte international, il est temps que la France se saisisse de l’opportunité d’instaurer dans sa législation une obligation de vigilance, afin de s’attaquer aux violations des droits humains et à la corruption intervenant sur les chaînes de production de ses entreprises. Il en va aussi bien de l’intérêt des victimes que de celui des entreprises, afin de clarifier les règles applicables et de réduire l’insécurité juridique actuelle.

C’est pourquoi, il est important de transposer en droit français le devoir de vigilance.

Ces orientations ont d’ores et déjà commencé à trouver une application dans la loi française. La loi n° 2014-773 du 7 juillet 2014 d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale indique ainsi dans son article 5 : « La politique de développement et de solidarité internationale prend en compte l’exigence de la responsabilité sociétale des acteurs publics et privés. (..) Dans le cadre de cette exigence de responsabilité sociétale, les entreprises mettent en place des procédures de gestion des risques visant à identifier, à prévenir ou à atténuer les dommages sociaux, sanitaires et environnementaux et les atteintes aux droits de l’homme susceptibles de résulter de leurs activités dans les pays partenaires. La France encourage les sociétés ayant leur siège sur son territoire et implantées à l’étranger à mettre en œuvre les principes directeurs énoncés par l’Organisation de coopération et de développement économiques à l’intention des entreprises multinationales et les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme adoptés par le Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies (…).».

Cette proposition de loi propose de franchir un pas supplémentaire en passant des intentions aux actes.

La France ne sera pas le premier pays à avancer dans cette direction. Des principes analogues ont déjà été transposés dans des législations nationales en Europe ou à l’international.

– Au Royaume-Uni, le UK Bribery Act et Foreign Corrupt Practices Act dispose qu’il y a infraction quand les personnes morales ne remplissent pas leur obligation de vigilance en matière de corruption. La société mère n’est donc pas responsable pour l’acte de corruption en lui-même, mais pour ne pas avoir fait le nécessaire pour éviter qu’un acte intentionnel de corruption soit commis par une personne physique agissant en son sein ;

– En Suisse, dans l’article 102 du code Pénal, la responsabilité de l’entreprise peut être engagée « en raison du manque d’organisation de l’entreprise » et s’il lui est « reproché de ne pas avoir pris toutes les mesures d’organisation raisonnables et nécessaires pour empêcher une telle infraction » ;

– L’Italie, quant à elle, a promulgué, le 8 juin 2001, un décret-loi qui impose aux personnes morales une responsabilité administrative au titre de l’infraction de corruption transnationale ;

– En Espagne, le Plan national d’adaptation des principes directeurs des Nations unies est très ambitieux. Il s’applique à des sociétés domiciliées en Espagne mais ayant des activités en dehors du territoire. Le plan recommande d’élargir les compétences du procureur s’il existe suffisamment de preuves que la société mère a été impliquée dans des violations de droits humains ;

– Au Canada, l’Article 217.1 du code criminel prévoit qu’une société a l’obligation légale de faire preuve de diligence raisonnable pour protéger ses employés et la population contre le risque de dommage corporel et de prendre des mesures raisonnables pour assurer leur sécurité. En cas de blessure grave ou de mort, une société peut être tenue criminellement responsable si « la haute direction » n’a pas empêché une violation par un de ses « représentants », ou a incité un de ses « représentants » à commettre un délit, avec ne serait-ce qu’une intention partielle d’en faire bénéficier l’organisation. La loi qualifie de « représentant » un « administrateur, un associé, un employé, un membre », mais aussi un « agent ou promoteur de l’organisation ». Cette définition étend la responsabilité de la société au-delà de ses propres frontières juridiques pour inclure ceux avec qui elle travaille ;

– Aux États-Unis, depuis 1789, l’Alien Tort Claim Act (ATCA) permet la compétence des juridictions américaines pour des recours en responsabilité civile engagés par des citoyens non-américains victimes de dommages commis à l’étranger et à l’encontre de personnes situées sur le sol américain. Cette loi a été utilisée plusieurs fois à l’encontre de filiales et sous-traitants d’entreprises transnationales domiciliées aux États-Unis, pour des dommages ou violations ayant eu lieu en dehors du territoire américain.

Ces différents exemples prouvent qu’une telle législation n’entrave pas le dynamisme de l’économie. Bien au contraire, renforcer la responsabilité des entreprises transnationales constitue aussi une réelle question de compétitivité de notre économie et de nos entreprises. Outre son coût humain et environnemental inacceptable dans les pays où il est pratiqué, le moins-disant généralisé pénalise notre économie, tout particulièrement les PME implantées dans nos territoires. Tout comme il existe un dumping social, il existe un dumping sur les droits humains et sur les normes environnementales, avec les mêmes conséquences négatives.

Il s’agit tout d’abord d’une question de gestion des risques. Les coûts de réparation et de dédommagement pour une société peuvent être extrêmement importants et dépasser ceux liés à la prévention en amont des risques. En choisissant des chaînes de production de plus en plus complexes et de moins en moins lisibles pour le consommateur et les autorités, certaines entreprises pensent réussir à contourner à leur avantage des contraintes réglementaires. Elles s’exposent en réalité à des risques réels et substantiels, tels que la « sous-traitance sauvage », le risque réputationnel, le risque juridique face aux évolutions jurisprudentielles, et le risque de devoir indemniser des victimes. Or, de par leur taille et leur ancrage territorial, les PME françaises s’avèrent souvent très compétitives dès lors qu’est privilégiée une approche globale (financière et extra-financière) du risque, et non plus uniquement une approche comptable ; il y a fort à parier que cela peut influencer sensiblement le ratio coût/avantage d’une délocalisation, et donc avoir un impact positif sur l’équilibre économique de nos territoires.

Conscientes des enjeux, de plus en plus d’entreprises se sont déjà dotées de chartes éthiques, ou adhèrent volontairement à des initiatives publiques ou privées dans lesquelles elles s’engagent à mettre en œuvre certains principes extra-financiers. En grande majorité, les entreprises conduisent des audits internes et externes à différents niveaux de leurs chaînes de production, et sont déjà organisées pour mettre en œuvre leur devoir de vigilance. Depuis la loi NRE adoptée sous le Gouvernement Jospin en 2001, complétée par la loi Grenelle II, certaines sont également déjà soumises à des obligations de reporting extra-financier. Cette proposition de loi ne pénalisera donc que les entreprises qui n’ont pas mis en œuvre ces bonnes pratiques, ou celles qui ne s’en servent que comme d’un affichage, alors que les autres pourront d’autant plus facilement valoriser leurs efforts.

Plus généralement, les entreprises qui seront florissantes demain seront celles qui auront su s’adapter aujourd’hui à la complexité croissante des échanges commerciaux dans le monde. Les États ont le devoir de les encourager à anticiper les contraintes réglementaires et de les y accompagner. Loin d’être un frein économique, cette proposition de loi aura donc comme effet de valoriser les bonnes pratiques mises en œuvre par de nombreuses entreprises, d’améliorer la prise en compte du risque dans notre économie, et de contribuer à la compétitivité hors coût de notre pays.

Onze des cinquante plus grosses sociétés européennes (incluant la Suisse) sont françaises. Une responsabilité particulière pèse par conséquent sur les épaules de notre pays, dont le rôle en la matière se doit d’être exemplaire. De par leur vitalité économique et leurs investissements, les entreprises françaises jouent un rôle-clé pour accompagner le développement des pays où elles exercent certaines de leurs activités. À ce titre, leurs efforts en matière sociale et environnementale peuvent grandement contribuer à la lutte contre la pauvreté et améliorer les conditions de travail et de vie de millions de personnes.

Les motifs et le dispositif qui sont proposés doivent nous conduire à appréhender ce texte novateur comme une loi impérative, afin que la loi française puisse primer une loi étrangère normalement applicable au contrat, lorsqu’elle est plus protectrice pour la partie la plus faible.

L’article premier propose donc de créer une obligation, pour certaines sociétés, de prévoir un plan de vigilance à visée préventive.

Cette disposition est novatrice dans la mesure où :

– elle crée une obligation juridique à la charge des sociétés et des entreprises donneuses d’ordre, là où n’existe pour le moment qu’une obligation morale laissée à l’initiative des dirigeants de bonne volonté (soft law) et une obligation de reporting (article L. 225-102-1 du code de commerce et décret afférent) dont la portée est limitée par le mécanisme de « comply or explain » (appliquer ou justifier) ;

– elle propose une approche extensive des risques que l’entreprise génère de par son activité, puisqu’elle concerne aussi bien les risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, les dommages graves aux personnes ou environnementaux, que les risques sanitaires ou de corruption.

Le contenu du plan de vigilance est conçu de façon pragmatique. Il est attendu des sociétés qu’elles identifient les risques qu’elles font courir de par leurs activités – non plus seulement à elles-mêmes, mais à autrui et aux écosystèmes – et qu’elles prennent les mesures raisonnablement en leur pouvoir pour les éviter. Ces mesures de vigilance sont déjà prises par de nombreuses entreprises dans le cadre notamment d’initiatives sectorielles ou d’engagements internationaux tels que le Pacte mondial. Il ne s’agit donc que d’intégrer dans notre droit le recours à des règles de bonne conduite auxquelles la majorité des entreprises souscrit déjà, dans le respect de notre modèle juridique.

Ce plan de vigilance devra comporter les mesures raisonnables propres à prévenir les atteintes et risques préalablement identifiés. Ce plan pourra inclure a minima les éléments suivants : cartographie des risques pays par pays, contractualisation des obligations RSE, procédure d’alerte et mesures de protection des lanceurs d’alerte, audits sociaux et environnementaux à tous les niveaux de la chaine de valeur, adhésion à des initiatives sectorielles et à des référentiels internationaux, mesures de prévention de la sous-traitance en cascade, mesures d’information et de consultation des organisations syndicales, formation des salariés. Il devra faire l’objet d’une concertation entre l’entreprise et ses parties prenantes, entendues comme l'ensemble de ceux qui participent à sa vie économique et des acteurs de la société civile influencés, directement ou indirectement, par ses activités (au sens de la loi n° 2012-1559 du 31 décembre 2012).

Les modalités pratiques d’application de cette nouvelle obligation seront précisées dans un décret qui devra être publié dans les meilleurs délais.

Ce devoir de vigilance s’impose aux sociétés dans leurs activités directes et indirectes, c’est-à-dire également aux filiales et sous-traitants sur lesquels elles exercent une influente déterminante. Cette proposition de loi vise les sociétés qui ont les moyens de mettre en œuvre ce type de plan et dont l’activité représente à la fois l’essentiel du commerce international et l’essentiel des risques potentiels. Dans un souci d’effectivité du dispositif ainsi proposé, le débat parlementaire devra veiller, par un discernement collectif et sage, à ce que le texte s’applique aux principales entreprises des secteurs les plus à risque (en premier lieu les secteurs manufacturier
– notamment textile – et, extractif), tout en tenant compte des moyens dont dispose réellement l’entreprise pour fournir la preuve de l’effectivité de son plan de vigilance.

L’effectivité du plan est garantie par sa publicité et par le pouvoir conféré au juge, soit pour vérifier le contenu et la qualité du plan de vigilance si ceux-ci sont contestés, soit plus simplement, en urgence, selon la procédure de référé, pour vérifier son existence et le sérieux de sa mise en œuvre. La société négligente pourra en outre se voir infliger une amende civile.

Conformément au droit commun, les personnes civiles ou morales justifiant d’un intérêt à agir peuvent saisir le juge, y compris certaines associations dès lors que leurs statuts le prévoient. Des organisations non-gouvernementales (ONG) ainsi que des syndicats de travailleurs, ayant un intérêt à agir, pourront donc saisir la justice.

L’article 2 permet d’engager la responsabilité civile des sociétés concernées par un dommage qu’elles auraient raisonnablement pu éviter.

Cette responsabilité est qualifiée par la loi ; c’est une responsabilité de droit commun pour faute, telle qu’elle résulte des articles 1382 et 1383 du code civil.

Comme le devoir de vigilance a précisément comme objectif d’éviter la survenance de dommages, le juge devra s’interroger sur le lien de causalité entre la qualité et l’effectivité du plan de vigilance et la responsabilité juridique de la société en cas de dommages ou d’atteintes aux droits fondamentaux. Puisque l’inexistence du plan de prévention ou son insuffisance est constitutive d’une faute civile, la responsabilité de la société pourra être établie, si la preuve peut être apportée que la mise en œuvre d’une mesure de prévention aurait pu éviter ou minimiser le préjudice causé.

Outre la réparation du préjudice, le juge peut prononcer une amende civile et ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision. Il en découle un risque réputationnel pour l’entreprise, qui aura sans nul doute un effet dissuasif de nature à favoriser les mesures de prévention.

Cette proposition de loi pose un principe novateur et permet de franchir un pas vers une nouvelle génération de droits – garants du principe de loyauté et de réciprocité dans la globalisation – à l’image du combat contre les paradis fiscaux, contre les esclavages modernes et pour le « droit du vivant ». Elle permet également de dresser un parallèle entre respect des droits humains, protection de l’environnement et lutte contre la corruption, trois combats qui doivent être menés conjointement. Le dispositif proposé est à la fois équilibré, pragmatique et immédiatement applicable. Il permettra, lorsqu’il sera mis en œuvre, de faire avancer la moralisation de la vie économique et la régulation des échanges mondiaux.

En réaffirmant ainsi son attachement aux Droits de l’Homme, fidèle à sa tradition, à son modèle social et à son idéal humaniste, la France adopte une position pionnière qui a vocation à être suivie par les pays membres de l’Union, notamment par l’adoption de directives européennes. Cette étape significative en appellera d’autres à l’avenir.

PROPOSITION DE LOI

Article 1er

I. – Après l’article L. 225-102-3 du code du commerce, il est inséré un article L. 225-102-4 ainsi rédigé :

« Art. L. 225-102-4. –  I. – Toute société qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales, directes ou indirectes, dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes, dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger, établit et met en œuvre de manière effective un plan de vigilance.

« Ce plan comporte les mesures de vigilance raisonnable propres à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires résultant de ses activités et de celles des sociétés qu’elle contrôle directement ou indirectement, ainsi que les activités de leurs sous-traitants ou fournisseurs sur lesquels elle exerce une influence déterminante. Les mesures du plan visent également à prévenir les comportements de corruption active ou passive au sein de la société et des sociétés qu’elle contrôle.

«  Le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102.

« Un décret en Conseil d’État précise les modalités d’application des dispositions du présent article. »

II. – Toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction civile ou commerciale compétente, d’enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication au public et de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I de cet article.

Le Président du tribunal, statuant en référé, peut être saisi aux mêmes fins.

Toute association reconnue d’utilité publique, toute association agréée ou régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans, dont l’objet statutaire comporte la défense d’intérêts mentionnés au I, peut exercer cette action.

III. – Toute personne mentionnée au II peut demander au juge de prononcer une amende civile dont le montant ne peut être supérieur à 10 millions d’euros.

Article 2

Après l’article L. 225-102-4 du même code, il est inséré un article L. 225-102-5 ainsi rédigé :

« Art. 225-102-5. – Le non-respect des obligations définies à l’article L. 225-102-4 engage la responsabilité de son auteur sur le fondement des articles 1382 et 1383 du code civil.

« L’action en responsabilité est introduite devant la juridiction civile ou commerciale compétente par toute personne ou toute association mentionnée au II de l’article L. 225-102-4.

« Outre la réparation du préjudice causé, le juge peut prononcer une amende civile définie au III de l’article L. 225-102-4.

« La juridiction peut ordonner la publication, la diffusion ou l’affichage de sa décision ou d’un extrait de celle-ci selon les modalités qu’elle précise. Les frais sont supportés par la personne condamnée.

« La juridiction peut ordonner l’exécution de sa décision sous astreinte. »

Article 3

L’article L. 225-102-4 du code de commerce est applicable dans les îles de Wallis et Futuna.


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