Abolition de la peine de mort

Le débat de 1908 à la Chambre des députés

Séance du 11 novembre 1908

M. Victor Dejeante (...). Je compte sur la bienveillance de mes collègues, car ma situation est très difficile. (Parlez ! parlez !)

Livré à moi-même, dès l'enfance, je travaillai depuis l'âge de neuf ans. Vers douze ou treize ans, je fus placé dans un petit atelier. Naturellement non patron avait moins besoin d'un enfant que d'un homme de peine. Je servis donc d'homme de peine pendant trois ou quatre ans dans cette maison. Arrivé à dix-sept ou dix-huit ans, je voulus apprendre mon métier. Mon patron ne pouvait s'y refuser, mais alors il mit un autre enfant à ma place, qui devint à son tour homme de peine. Mais, vis-à-vis de mon patron, je cessais d'être un profit, je devenais une charge. L'intention de mon patron étant d'abord de diminuer ses charges le plus possible ; il me renvoya sous un prétexte futile.

C'est là une histoire banale qui arrive malheureusement à un grand nombre d'enfants.

Qu'allais-je devenir ? Est-ce que mon patron s'en souciait ? Avait-il quelque bon sentiment au coeur, quelque souci de me protéger ? Pas le moins du monde. Et la société, s'est-elle occupée de moi ? (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Quelque temps après, je trouvai une place à vingt sous par jour la semaine et dix sous le dimanche. Quelle peut être la vie d'un jeune homme dans de telles conditions ?

Comprenez-vous, messieurs, comment, quand on a souffert tous ces maux, on ne peut avoir de votre société la même impression que vous ? Non, nous ne voyons pas la société sous le même angle. Vous ne pouvez pas savoir, vous qui avez été heureux, ce que sont les souffrances des enfants du peuple. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Ce que j'ai souffert, les enfants le souffrent-ils encore de nos jours ? Je le reconnais très volontiers, des lois sociales de protection de l'enfance sont intervenues ; cela a été une preuve de bonne volonté de la part des pouvoirs publics ; mais la loi ne vaut que par son application. Lisez donc les rapports des inspecteurs du travail et vous verrez quelle est la situation faite à l'enfance dans notre industrie moderne. Ce n'est pas seulement nous qui dénonçons la situation faite aux enfants de notre pays, ce sont les bourgeois eux-mêmes qui, tous les jours, nous disent : vous avez voulu faire des lois pour protéger les enfants ; pour nous y soustraire nous n'avons qu'à chasser les enfants qui nous gênent dans l'exercice de notre exploitation. (Applaudissements à l'extrême gauche.) Ces employeurs qui raisonnent ainsi, sans coeur et sans pitié, se rendent-ils compte de la situation qu'ils font aux enfants, du mal qu'ils se préparent pour eux-mêmes ?

Que deviennent ces enfants ? S'en occupent-ils ? S'occupent-ils des femmes ? S'occupent-ils des vieillards que la concurrence poussée à outrance fait tomber à la charge de la société ?

Pourtant il y a là une oeuvre intéressante à accomplir. Jadis, le patron qui employait un apprenti, avait charge d'âme ; il avait le devoir de protéger cet enfant, de le diriger jusqu'à sa majorité, d'en faire un ouvrier capable. Sans coeur, sans entrailles, les industriels d'aujourd'hui chassent l'enfant sans se soucier de ce qu'il deviendra ! Maintenant, on se réveille en présence de l'accroissement de la criminalité enfantine. Allons, messieurs, vivement, montez la guillotine et supprime ces gêneurs ! (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Assurément, messieurs, l'enfant qui se trouve dans les circonstances que j'ai traversées se détache très facilement de la société. Il glisse tout d'abord comme une pierre partant du sommet des rochers et bondissant par des sauts d'autant plus grands qu'elle se rapproche de l'abîme. Et quand l'enfant est ainsi tombé, c'est alors que quelques esprits généreux interviennent et tentent de le sauver. Il est malheureusement trop tard. L'enfant qui est tombé si bas dans le mal ne peut plus, croyez le bien, le coeur et le corps brisés, ne peut plus reprendre sa place dans la société moderne ; il ne peut plus se relever. Vous ne pouvez pas le racheter. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Que faites-vous alors ? Ah ! Oui ! Vous avez créé pour lui la relégation ; vous l'envoyez au bagne, pauvre coeur, pauvre corps meurtris ! Vous, société, vous dépensez des millions pour entretenir ces malheureux ; vous envoyez ces épaves humaines dans vos colonies où meurent 90 p. 100 d'entre eux. Vous payez pour eux 3 fr. 50 par jour. Si vous aviez seulement donné à la mère de famille, qui implorait votre pitié, quelques sous pour l'aider à nourrir son enfant, vous auriez pu empêcher le mal irréparable que votre imprévoyance a causé. (Applaudissements). Il y a une autre cause de meurtrissure pour l'enfant : sa comparution devant les tribunaux. Oui, je reconnais, la criminalité augmente, nombreux sont les enfants qui passent en jugement. Que deviennent-ils dans le « saloir » ? Là, leur énergie commence à être brisée. Et ces jeunes délinquants y passent en si grand nombre que les juges sont dans l'impossibilité d'étudier leur psychologie.

Comment sont-ils nés ? Comment ont-ils été élevés ? Quel est le remède possible à leur situation matérielle, à leur état moral ? Comment les maintenir dans la bonne voie avant qu'ils en sortent définitivement ? Les magistrats ne peuvent se poser ces questions ; ils n'en ont pas le temps. Le prétoire est comme un moulin dans lequel se broie la jeunesse, se broie tout ce qu'on a de meilleur dans la vie. Comment les pénalités qu'appliquent les magistrats pourraient-elles sauver ces enfants ? Les premières condamnations au contraire, sont une des plus redoutables causes de leur perdition.

Puis il y a l'action néfaste de la presse, que mon ami Sembat vous dénonçait mercredi dernier. Combien de fois des enfants n'ont-ils pas été entraînés au crime par des lectures malsaines ? La presse s'efforce de donner des nouvelles à sensation, et vous pouvez lire en manchette des mots comme ceux-ci : « Futurs apaches ».

D'ailleurs, qui donc a créé en réalité les apaches, sinon la presse ? (Assentiment.) Personne ne contestera que le nom même d'apaches vient surtout de la presse. Que des enfants de quatre ans à six ans volent des bonbons, et voilà les journaux qui publient leurs exploits sous ce titre déjà cité : « Futurs apaches ».

Quand l'enfant est près de tomber, quand déjà il se détache de la société, on fait tout pour l'encourager dans cette voie funeste. Vous pouvez voir dans les grands quotidiens des dessins du genre de celui-ci : On a embauché quelques enfants pour 50 centimes, pour 1 fr ; on les a fait poser en tenue d'apaches, avec des couteaux, des revolvers, des poignards en mains. Quand l'enfant qui a ainsi posé revient vers ses camarades, il apparaît comme une manière de héros, ainsi que le disait si bien M. Sembat. Il y a là, messieurs, une éducation et des excitations abominables. (Applaudissements.)

Ce qui pousse les jeunes gens au crime, c'est qu'on leur montre les assassins entourés d'une sorte d'auréole, c'est qu'on en fait des sortes de héros, des hommes extraordinaires.

Plus que jamais, je fais appel à la raison, au bon sens des représentants républicains, et je leur dis : Ne croyez pas que ce soit par une vaine sensiblerie que je demande l'abolition de la peine de mort, mais je crois que vraiment vous ne pouvez moraliser la masse par le crime judiciaire, vous ne la moralisez qu'avec des bienfaits.

Protégez les faibles ; faites votre devoir, et après, seulement après, vous pourrez exercer ce que vous appelez votre droit. Tant qu'elle n'aura pas fait tout son devoir envers les faibles, la société aura mauvaise grâce à s'attribuer le droit de tuer. Dans l'enfant, entendez-le bien ; vous avez un trésor de vie, de bonté, faites valoir ce trésor, faites tous un effort pour protéger les faibles, et vous aurez le pouvoir d'agir, mais constatez avec moi que jusqu'à présent vous n'avez protégé que les riches (Applaudissements à l'extrême gauche), vous avez protégé surtout vos propriétés. Presque toutes vos lois n'ont d'autre objet. Il y a une crise dans notre pays. On se plaint de la disparition des enfants. Eh bien ! Fait-on quelque chose pour protéger ceux que nous avons à élever jusqu'à leur majorité pour qu'ils puissent donner ensuite tout ce qu'il y a de bon en eux ?

Non, vous les abandonnez à eux-mêmes au moment où ils vont produire. (Applaudissements à l'extrême gauche.)

Messieurs, je fais appel à votre raison, à votre bon sens, à votre coeur. Ce n'est pas en tuant et en se vautrant dans le sang même des criminels que la société républicaine s'honorera, c'est en donnant aux faibles la protection qu'ils méritent. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche).

M. Aristide Briand. Garde des sceaux, ministre de la justice et des cultes. Messieurs, je viens apporter à cette tribune les arguments du Gouvernement à l'appel du projet qu'il s'honore d'avoir déposé et que la commission vous demande de repousser.

Avant d'entrer dans les explications que je me propose de donner, je me permets de solliciter votre attention soutenue pendant le cours de ma démonstration, que je m'efforcerai de faire aussi claire, et, j'ajoute, aussi brève que je le pourrai. Je voudrais que, dès maintenant, il fût admis entre nous que ce débat ne met pas aux prises les défenseurs des honnêtes gens, d'une part, et de l'autre, les défenseurs des assassins. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche). Poser ainsi le problème, c'est procéder d'une façon un peu trop sommaire ; je ne vous ferai pas l'injure de croire qu'il soit dans vos intentions d'aller à la solution d'un aussi grave problème par des voies aussi commodes, et, surtout, aussi rapides. (Très bien ! très bien !)

M. Paul Constans. Et aussi injustes.

M. le garde des sceaux. Dès à présent, je vous le déclare, je ne recourrai pas, pour la défense de ma thèse, à des raisons de pitié et d'humanité, à des raisons de sentiment, à des raisons d'ordre philosophique. Ce n'est pas que ces considérations soient sans intérêt et sans force ; mais à d'autres époques et encore au cours de ce débat, elles ont été développées avec une éloquence que la mienne ne saurait égaler.

Je n'essayerai pas d'ajouter à l'effort des penseurs, des écrivains, des orateurs qui se sont placés à ce point de vue pour réclamer l'abolition de la peine de mort. Je mènerai une discussion, si je puis dire, terre à terre. Je produirai des arguments basés sur des chiffres, sur des faits J'examinerai avec vous les contingences, les réalités. (Très bien ! très bien !)

Je vous concède dès maintenant, volontiers que, dans un pareil débat ; il n'est pas inutile d'envisager les manifestations de l'opinion publique. Je ne suis pas de ceux qui proclament qu'il faut négliger les mouvements de l'extérieur. Il est juste d'en tenir compte dans une certaine mesure ; mais vous avez comme législateurs, un devoir ; si votre attention ne doit pas se détourner du pays, si elle doit suivre les mouvements de l'opinion publique, c'est à la condition que vous ne vous en fassiez pas les esclaves. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.) Vous avez l'obligation de contrôler ces mouvements, de vous enquérir des causes qui ont pu les déterminer et si, à la suite de cet examen il vous apparaît que ces causes sont injustifiées, alors, messieurs, ce sera votre honneur de chercher à remonter de pareils courants. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

Au reste, messieurs, ne l'oubliez pas, l'opinion publique, qui a des exigences impérieuses, ne manque pas de sévérité, quand elle se ressaisit, à l'égard de ceux qui ne lui ont pas montré le péril de certains mouvements désordonnés. (Applaudissements.)

Vous êtes, par la confiance qu'elle a mise en vous, ses éducateurs. Quand vous avez une connaissance exacte de certains faits qu'elle ignore ou qu'elle interprète mal, égarée qu'elle est par des campagnes de presse et par ces affirmations vagues et faciles qu'on colporte volontiers de réunion en réunion, quand, mieux éclairés sur ces faits, vous ne la mettez pas en garde contre ses entraînements et que vous la laissez s'égarer, il arrive une heure où elle vous demande compte de votre attitude. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) Je fais ici aux adversaires de l'abolition de la peine de mort une concession. Je veux admettre avec eux que la société pour sa défense, pour sa préservation, dans un intérêt de sécurité, peut à la rigueur donner la mort. Mes contradicteurs voudront bien au moins reconnaître avec moi que la société ne doit recourir à une telle extrémité que lorsqu'il est démontré d'abord qu'elle est en péril, ensuite que la mort donnée par elle aurait assez d'efficacité pour conjurer ce péril, enfin que la société n'a pas à sa disposition d'autre moyen de se préserver. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. Jaurès. C'est bien le problème.

M. le garde des sceaux. Voilà le problème posé tel qu'il doit l'être, je crois, en dehors de toute considération de sentiment. C'est sur ce terrain que je me propose de discuter avec vous.

Et d'abord, examinons les circonstances dans lesquelles le Gouvernement, indépendamment de la conviction intime de chacun de ses membres, a été amené à déposer son projet de loi.

Il y a deux ans, la commission du budget qui est une commission particulièrement importante, qui représente la Chambre, votait la suppression de la peine de mort dans les conditions les plus nettes, les plus décisives, j'ajouterai même les plus brutales qu'on puisse imaginer. Elle supprimait en effet les crédits applicables à l'exécuteur des hautes oeuvres. C'était, messieurs, ou il n'y en aura plus jamais, une indication parlementaire.

Le Gouvernement déposa un projet de loi portant abolition de la peine de mort.

Pendant la discussion du budget, on apprit que le garde des sceaux, mon prédécesseur, le regretté M. Guyot-Dessaigne estimait qu'il valait mieux ne pas résoudre un aussi grave problème par des voies obliques et qu'il acceptait par suite le rétablissement du crédit supprimé. En séance l'honorable M. Reinach, auteur d'une proposition de loi portant abolition de la peine de mort et qui, sur cette proposition, a prononcé l'éloquent discours que vous n'avez certainement pas oublié, intervint lui-même pour dire : « Je trouve loyal, conforme à la dignité de la Chambre que la question de la peine de mort soit débattue dans toute son ampleur ; je n'admets pas qu'elle soit résolue par des moyens détournés Je m'associe par conséquent à M. le garde des sceaux pour demander que le crédit soit rétabli ». (...)

Vous avez affirmé - mais vous n'avez pas essayé de le prouver - pour justifier le maintien de la peine de mort, qu'elle est intimidante et qu'elle est par conséquent efficace ; vous avez prétendu que, si elle n'existait pas dans notre code pénal, beaucoup de malfaiteurs ne seraient pas arrêtés sur la pente du crime.

Et puis vous ajoutiez l'argument par lequel on a un peu affolé l'opinion publique ; vous disiez : la criminalité va croissant en ce pays ; elle nous inquiète, elle nous trouble ; nous sommes menacés dans notre sécurité ; et comme la peine capitale est seule capable de nous donner des garanties, nous pensons que le moment n'est pas venu de la supprimer. Plus tard, quand la société aura pris des mesures de précaution, quand elle aura organisé tout un système social de défense meilleur que celui qui existe, alors peut-être l'abolition sera-t-elle admissible. J'accepterais ces raisons, à la condition qu'il me fût prouvé qu'elles ont une base, qu'elles ne sont pas le résultat d'affirmations faciles qu'on peut toujours produire à la tribune.

Recherchons si la peine de mort présente les qualités que doit avoir un châtiment dans une société civilisée.

Elle devrait être tout à la fois moralisatrice et intimidante. (Très bien ! très bien !) L'est-elle ? Voilà tout le problème, messieurs. Moralisatrice ? Il n'est personne parmi les partisans de la peine de mort qui ait osé soutenir que la peine de mort soit moralisatrice. (Applaudissements à l'extrême gauche, sur divers bancs à gauche.)

Elle l'est si peu que ceux qui en demandent le maintien sont d'accord pour qu'elle soit appliquée dans l'obscurité. (Nouveaux applaudissements sur les mêmes bancs. - Mouvements divers.)

De même que le meurtre privé se cache par crainte, vous demandez que le meurtre social se cache par honte. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche. - Bruit au centre et à droite.)

Et, messieurs, c'est une précaution que l'on comprend vraiment quand on a assisté à une exécution capitale. Je ne veux pas dramatiser ce débat, ni essayer de vous déterminer par des impressions physiques, mais enfin iI est des choses qu'il faut dire.

Autour d'une exécution capitale il y a tout un ensemble d'opérations, de mouvements, de gestes qui sont répugnants. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche.) Ces gestes, qui donc les fait ? l'exécuteur des hautes oeuvres, ses aides.

Ah ! C'est ici qu'apparaît l'hypocrisie sociale. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

L'exécuteur des hautes oeuvres, ses aides qu'il faut imposer à l'habitant par des réquisitions et qui sont entourés comme d'une atmosphère de réprobation, ces hommes chargés de commettre l'acte social le plus solennel et dont devrait le plus s'enorgueillir la société, on les isole ! (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche. - Interruption au centre.) Pourtant la société, dans cette circonstance est personnifiée par l'exécuteur et ses aides, ils sont ses mandataires ; leurs opérations, leurs gestes sont les opérations et les gestes de la société. Je n'insiste pas sur le point de vue moralisateur ; nous sommes tous d'accord. L'honorable M. Barrès a justement flétri ces spectacles. (Très bien ! très bien !) Eh bien ! Voilà une peine déjà privée d'une qualité essentielle. La peine de mort est-elle du moins exemplaire ? On vous a rappelé combien de criminels, au moment de l'exécution, ont avoué avoir assisté antérieurement à de tels spectacles. Je vous prie, en outre, de vous reporter à l'attestation très suggestive du pasteur anglais Robert, qui a déclaré que, sur 167 condamnés à mort qu'il avait assistés à leurs derniers moments, 161 avaient reconnu assister à des exécutions capitales ; et cette affirmation est contrôlée par les registres des directeurs de prison. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche. Interruptions au centre.)

Enfin, messieurs, je vous en prie ! Je suis dans le sujet. (Très bien ! très bien ! - Parlez !)

Je suis arrivé au point le plus intéressant du problème : la peine de mort exerce-t-elle une intimidation sur les malfaiteurs ?

M. Charles Benoist. C'est cela.

M. le garde des sceaux. On dit « oui ! » on dit « non ! ». On procède volontiers par affirmation ou négation.

L'honorable M. Castillard s'écriait : « Savez-vous le nombre des malfaiteurs qui ont été retenus par la vision de la guillotine, par la peur de la mort ? »

Non ! Je ne le sais pas. Je ne peux pas affirmer qu'il n'y en a pas eu. Mais vous-même avez-vous le droit d'affirmer qu'il y en a eu ! (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

M. le rapporteur. En vertu d'une loi de nature évidente, il est certain qu'il y en a eu beaucoup. (Exclamations à l'extrême gauche.)

M. le garde des sceaux. Mais c'est votre devoir de prouver qu'il y en a eu. C'est à vous de démontrer, la puissance, la force d'intimidation de la peine de mort. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

C'est moi cependant qui, avec des chiffres, vous prouverai que la peine de mort n'a jamais exercé une action efficace sur la marche des crimes dans aucun pays. (Bruit à droite et au centre.) Vous voudrez bien convenir avec moi... (Interruptions sur les mêmes bancs.) Messieurs, si vraiment celte question ne peut pas être discutée de sang froid, comme elle l'est par moi, je suis prêt à renoncer à la parole. Mais enfin, il me paraît tout de même indispensable qu'on puisse, sur une question aussi importante, produire tous ses arguments. (Parlez ! parlez !)

Si la peine de mort a une puissance d'intimidation, sa suppression doit amener immédiatement une recrudescence de crimes ; si cette recrudescence ne se manifeste pas, c'est que l'abolition demeure sans effet. Or, c'est la conclusion à laquelle on aboutit quand on considère les différents pays où la peine de mort a été supprimée et quand on ne prend pas les chiffres d'une année pour les opposer arbitrairement à ceux d'une autre année, mais quand on prend des périodes suffisamment longues, des périodes de dix ans par exemple.

C'est le travail auquel je me suis livré, et c'est sur les chiffres que j'ai recueillis que je vous appelle à méditer.

On a objecté que la peine de mort n'avait pas été abolie dans un grand nombre de pays. M. Puech vous a indiqué que certains très petits pays avaient pu accomplir cette réforme sans grands risques ; il nous a parlé de la république de Costa-Rica, de la république de Saint-Marin. Mais d'autres nations ont réalisé la même réforme. La peine de mort a été abolie en Italie, dans les Pays-Bas, au Portugal, en Suisse, pour les quatre cinquièmes de la population...

M. le président de la commission. Non ; c'est une erreur matérielle du rapport ; dix cantons l'ont rétablie.

M. le garde des sceaux. Mettons que ce soit pour la moitié, si vous voulez ; je vous fais large mesure.

La peine de mort a été abolie encore au Brésil, en Colombie, en Amérique du Nord, dans les États du Michigan, de Rhode-Island, de Wisconsin, du Maine...

M. le président de la commission. Soit quatre États sur quarante-six ! (Exclamations à l'extrême gauche.)

M. le garde des sceaux. Laissez-moi poursuivre ma démonstration. Je veux vous indiquer les pays où la peine de mort a été abolie légalement. J'ai le droit d'ajouter qu'en Belgique, systématiquement, elle n'est pas appliquée. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.) (...)

C'est l'honneur d'une assemblée comme celle-ci, surtout quand il y a au dehors une poussée de l'opinion publique, de pouvoir discuter avec sang-froid et avec attention un problème de ce genre. (Applaudissements.)

Ce fut l'honneur de notre pays d'avoir posé devant l'opinion du monde entier cette question et de l'avoir discutée avec une certaine hauteur de vues. J'espère qu'en 1908, si vous arrivez à vous prononcer pour le maintien de la peine de mort, ce ne sera pas sans avoir examiné le problème sous toutes ses faces.

En ce moment, messieurs, je ne m'efforce pas de déterminer des courants de sentiment, c'est avec des chiffres que j'entends vous convaincre. Cette discussion pourra paraître aride, elle n'est ni agréable à suivre ni commode à diriger. C'est pourquoi tout à l'heure je me permettrai de solliciter votre attention soutenue.

Il faut que demain ceux d'entre vous qui auront voté en faveur du projet du Gouvernement puissent, en face de leurs adversaires, expliquer leur opinion à leurs électeurs par des chiffres et leur dire : « Vous vous trompez, vous avez été trompés, voilà la vérité ! (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Et moi, comme garde des sceaux, j'ai dans ce débat une responsabilité de conscience, une responsabilité morale que vous devriez comprendre et qui m'impose le devoir de faire tout mon effort de démonstration. (Applaudissements sur les mêmes bancs.)

J'ai fait établir, pour la dernière période de vingt années, une statistique plus explicite, dans laquelle les meurtres simples sont séparés des meurtres spéciaux passibles de la peine de mort ; mais pour la première moitié de cette période, pour les premiers dix ans il n'a pas été possible de dénombrer séparément les meurtres spéciaux impoursuivis ou jugés par contumace ; on n'a pu indiquer que les meurtres spéciaux jugés contradictoirement. Si on les joint aux grands crimes dont je parlais tout à l'heure, on constate une courbe intéressante ; elle n'est pas différente de celle qui concerne uniquement les grands crimes punis de mort ; il y a une diminution.

En 1888, tous ces crimes : assassinats, empoisonnements, parricides, meurtres spéciaux punis de mort, sont au nombre de 660 ; en 1897, ils sont tombés à 571 ; la différence est de 80 unités. Il n'est donc pas permis de contribuer à affoler l'opinion publique en proclamant que ce pays traverse une crise particulièrement inquiétante que la sécurité des personnes est troublée plus qu'ailleurs. Les criminalistes reconnaissent que la criminalité est infiniment moins forte chez nous que dans d'autres pays, comme l'Allemagne, comme l'Espagne, comme d'autres encore, qui ont été cités à cette tribune avec des chiffres indiscutables à l'appui.

(...)

M. le garde des sceaux. Je suis d'accord avec l'honorable rapporteur de la commission de la réforme judiciaire. Le peuple procède simplement ; il ne cherche pas à faire le départ entre les différentes catégories de crimes ; il ne voit qu'une chose : il y a eu 1.136 homicides ! En existe-t-il dans ce nombre qui n'auraient pas pu être influencés par les exécutions capitales ou la cessation de l'application de la peine de mort, peu lui importe ; et à nous, législateurs, cela ne nous importe pas non plus ! (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.)

Ici nous ne sommes pas dans la rue, monsieur Castillard ; nous avons d'autres devoirs que la foule ; nous avons celui de la renseigner d'abord. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)

J'ai vu parfois, même à des époques où la peine de mort était appliquée, des attroupements devant des maisons où s'était commis un crime. Il y avait là une foule aveugle qui réclamait le criminel pour le mettre en morceaux. Ce n'est pas au législateur de justifier ces mouvements impulsifs de la foule.

M. le procureur. Non, mais c'est au Gouvernement de les éviter.

M. le garde des sceaux. Il doit les réprouver et discuter devant elle pour lui apprendre ce qu'elle ignore.

On a dit que bien des malfaiteurs redoutaient la peine de mort et que, si elle n'existait pas, ils commettraient un plus grand nombre de crimes. On l'a affirmé, on ne l'a pas prouvé. Je me suis efforcé de démontrer par les chiffres et des faits que là où la peine de mort a été supprimée, on n'a pas pu constater une recrudescence dans les grands crimes qui étaient antérieurement passibles de cette peine, et je dis que c'est une démonstration.

Quand on connaît le milieu où se commettent ces meurtres, quand on a interrogé les hommes qui le fréquentent par devoir professionnel, on apprend ceci : le malfaiteur va à son méfait avec la conviction, avec la certitude qu'il ne sera pas pris ; voilà la vérité. (Très bien ! très bien ! sur divers bancs.)

Voilà la vérité réelle et profonde.

Après, il est possible que, la condamnation une fois prononcée, entre les quatre murs de sa cellule, il soit troublé, dans son instinct qui le pousse à conserver la vie : mais c'est fini ; mais le crime a été commis. Il faut prendre le malfaiteur, si on veut juger de la puissance d'intimidation de la peine de mort, au moment où il s'achemine vers son crime. Eh bien ! Il y va en sécurité ; il a la conviction, et, je le répète, la certitude d'échapper, et rien ne le retient.

Il ne faut pas dramatiser les choses et prétendre qu'au moment où ils vont commettre leur crime, certains malfaiteurs voient passer devant leurs yeux l'image de la guillotine ; c'est faux. (Mouvements divers.) Ce qui est vrai, c'est qu'il s'exhale du sang et de la pensée du sang une sorte de griserie qui agit sur tous les hommes.

La volonté d'agir n'a jamais été paralysée par la peur de la mort et même il s'est dégagé de la mort à certaines époques, une sorte de mysticisme enveloppant au milieu duquel la pensée n'a fait qu'embellir.

Il y a également une espèce de mysticisme malsain dans le monde des malfaiteurs. La guillotine, ce n'est pas quelque chose qu'ils redoutent. Ils disent - pardonnez-moi de leur emprunter une formule un peu triviale et qui circule parmi eux, quand ils sont pris - Eh bien ! On y montera à la butte !

Ils parlent pour leurs camarades et pour les femmes de leur milieu. Je ne dis pas qu'ils auront cette attitude jusqu'au bout ; je ne dis pas qu'au dernier moment ils conserveront cette fierté, cet orgueil. Cependant, quand vous lisez les comptes rendus d'exécution, vous voyez que beaucoup de ces malfaiteurs vont à l'échafaud la tête haute, le regard audacieux.

(A droite.) Pas tous.

M. le garde des sceaux. Beaucoup. Et alors la tête s'abat dans un défi. Certains y vont complètement abattus, pleurant, gémissant, proférant des paroles de repentir et le couteau qui s'abat dans ce moment-là ne tombe pas en beauté pour la société.

Et alors, messieurs, faisant appel à votre sang-froid, à vos réflexions, je viens vous dire qu'il est fâcheux qu'un tel débat se soit institué dans des circonstances qui ne laissent pas tous les esprits libres comme ils devraient l'être. (Mouvements divers.)

Oui, messieurs, il est certain que l'opinion publique impressionne un certain nombre de nos collègues. (Dénégations sur divers bancs). Pourquoi le nier, puisque c'est la vérité ? (Applaudissements à gauche et à l'extrême gauche.)

Je n'irai pas jusqu'à soutenir que l'opinion publique est tournée dans un sens par des arrières pensées politiques ; je veux bien admettre qu'on a agi sur elle de bonne foi en éveillant certaines préoccupations. L'inquiétude de se voir menacée dans sa sécurité rend la foule exigeante, impérieuse, féroce.

Mais j'ai étudié le problème avec vous : je l'ai examiné avec des chiffres, avec des faits, et j'ai le droit de dire que ces mouvements sont irréfléchis et qu'ils sont injustifiés. (...)

J'ai retenu une partie du discours de l'honorable M. Barrès. M. Barrès semble voir dans la réprobation qu'éprouvé ce pays pour la peine de mort une sorte d'affaiblissement de son énergie morale et comme la marque de quelque impuissance.

M. Barrès disait : il faut avoir le courage des responsabilités ; il ne faut pas craindre de punir et même de punir jusqu'à la mort. Cette responsabilité est aisée à prendre. Il n'est pas difficile de livrer un homme à l'exécuteur des hautes oeuvres. Quand l'opinion publique est excitée comme elle l'est en ce moment, quand elle exige impérieusement du sang, lui obéir, c'est un geste commode. Les responsabilités sont bien plus lourdes quand il s'agit de remonter les courants de l'opinion publique. Il faut plus de courage pour lui résister que pour se laisser dominer par l'aveuglement de la foule. (Applaudissements à l'extrême gauche et sur divers bancs à gauche.) J'ai abordé ce problème sans passion et sans parti pris. Cette question est de celles qui devraient pouvoir être discutées avec le plus de sang froid dans cette Assemblée. Personne n'a le monopole des sentiments d'humanité, de générosité, de pitié ; ils sont répandus dans tous les partis ; il y a des adversaires de la peine de mort sur tous les bancs de cette Chambre. On peut donc examiner cette question sans se suspecter les uns les autres d'intentions plus ou moins mauvaises. Pour ma part, j'ai étudié la question au point de vue de l'utilité de la peine. Je me suis dit : si les chiffres de la criminalité, soit en France, soit à l'étranger, démontrent qu'il serait imprudent de supprimer la peine de mort en ce moment, s'il m'apparaît qu'elle a une puissance d'intimidation, eh bien ! je le dirai à la Chambre et je renoncerai à soutenir le projet du Gouvernement. C'est parce que, de tous les documents que j'ai consultés, il est résulté clairement pour moi que la peine de mort était inefficace, qu'elle n'était pas intimidante, comme on l'a dit, que je me suis présenté devant vous pour tâcher de vous faire participer à la conviction profonde qui s'est faite en moi.

Au surplus - et je termine par là - on a traité bien légèrement le côté le plus grave du problème : la peine de mort n'est pas réparable. Oh ! Je sais ! On a dit : Oui, il y a bien d'autre choses qui ne sont pas réparables dans la vie ! Il y a bien d'autres cas dans lesquels des injustices irrémédiables s'accomplissent. Messieurs, ici, c'est la société qui agit. (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche et à gauche.)

Je vous en supplie, ne la mettez pas au niveau des individus ; faites-lui jouer son rôle et prendre ses responsabilités. La société, dans le code pénal, s'est orgueilleusement attribué un droit que l'on a qualifié de divin, celui d'ôter la vie ; mais dans le code d'instruction criminelle successivement amendé il lui a fallu descendre du sommet d'orgueil sur lequel l'avait fait monter le code pénal ; elle a été obligée d'avouer sa faiblesse, sa fragilité ; à côté du code qui donne la mort, il y a le code qui prévoit les erreurs, par conséquent, la faillibilité sociale. (Très bien ! très bien ! sur les mêmes bancs.)

Les erreurs ne sont pas si nombreuses, a-t-on dit, les procès sont très contrôlés aujourd'hui. Messieurs, si vous passiez quelques mois au cabinet du garde des sceaux, vous verriez que le problème est plus troublant, plus inquiétant. (Très bien ! Très bien !)

Des erreurs ! Ah ! On en côtoie souvent et je crois que souvent il en est commis qu'on ne peut pas réparer ; car la société a été chiche des cas dans lesquels l'erreur peut être démontrée.

Ces mois derniers, un jeune homme était condamné à mort pour empoisonnement et dans des conditions particulièrement graves. La peine a été commuée et cependant un grand mouvement d'opinion s'était produit en faveur de l'exécution - car ne vous y trompez pas, vous en aurez demain pour tous les cas, des mouvements d'opinion, et quand vous aurez rendu l'opinion maîtresse de cette manière, vous aurez fait quelque chose de grave, dont vous ne tarderez pas à vous apercevoir - l'opinion voulait la guillotine aussi pour ce jeune homme. Dans son dossier, comme dans le dossier de Soleilland, il y avait des indications préoccupantes. Après la condamnation, on a examiné les faits de plus près. La commutation de la peine de mort en celle des travaux forcés a été accordée puis, sur les rapports de spécialistes, la responsabilité de cet homme devenant de plus en plus douteuse, il a fallu procéder à une nouvelle commutation. Peut-être demain nous sera-t-il appris d'une manière certaine - nous en sommes très près - que cet homme est un fou. (Mouvements divers.)

M. de Monti de Rezé. Ce n'est pas une erreur judiciaire.

M. le garde des sceaux. L'opinion publique le poussait à la guillotine. Tout récemment encore, je lisais dans des journaux des articles de protestation contre la commutation de peine dont il a bénéficié. Voulez-vous un autre exemple qui m'a profondément troublé ? Il y a très peu de mois, une condamnation à mort était prononcée dans une ville du Nord-Ouest pour un crime peut-être plus abominable encore que celui de Soleilland. Condamnation à mort, commutation. Puis la question se pose de savoir si ce n'est pas un autre qui a commis le crime. Une demande de révision a été présentée à la cour de cassation, qui l'a admise ; l'affaire est à l'enquête. Que donnera cette enquête ? Je ne sais, mais si cet accusé avait été exécuté ! (Applaudissements à l'extrême gauche et sur plusieurs bancs à gauche.) Quel problème redoutable posé devant l'opinion ! (Très bien ! très bien !) Quelles manifestations d'indignation ! Quelle colère ! Quel émoi ! Assurément plus redoutable que celui qui agite maintenant le pays ! (Applaudissements.) Pour tous les motifs que j'ai développés, avec tous les chiffres, tous les faits que j'ai fait passer sous vos yeux, j'ai le droit de vous dire : dès lors qu'il vous est démontré que la société peut se défendre par d'autres moyens que la peine de mort, elle a le devoir de recourir à ces autres moyens. (Très bien ! très bien !)

J'ai entendu un raisonnement vraiment pénible, celui-ci : « Ah ! tous ces hommes, tous ces malfaiteurs, tous ces déchets sociaux qui constituent des menaces permanentes pour les honnêtes gens, on les entretient, on les nourrit ! »

Vraiment, est-ce qu'en 1908 le Parlement français descendrait jusqu'au niveau de pareils raisonnements ? Je ne le pense pas. (Applaudissements.)

En tout cas, le Gouvernement a déposé un projet portant suppression de la peine de mort et son remplacement dans les conditions que j'ai spécifiées. Il l'a déposé dans des circonstances que je vous ai rappelées, après un vote de la commission du budget supprimant le crédit applicable l'exécuteur des hautes oeuvres, après un vote par lequel la Chambre a marqué sa volonté que la guillotine ne se dresse plus en France. Le Gouvernement a vu les faits, les chiffres ; il a accompli son devoir ; il n'a pas changé d'opinion, lui ! (Très bien ! très bien ! à l'extrême gauche. Après avoir été sommé, en 1906, de déposer un projet de loi portant suppression de la peine de mort, il s'est demandé s'il devait le retirer. Il lui a paru qu'aucune raison sérieuse ne lui permettait de faire ce geste ; et alors, logique jusqu'au bout, il vient soutenir son projet. Il vous dit les raisons de son attitude ; il vous donne des chiffres. II ne méconnaît pas qu'il faille tenir compte - je l'ai déclaré au début de ce discours, je le répète en terminant - de l'opinion publique, mais il ne faut en tenir compte que dans la mesure où elle le mérite ; il faut en tenir compte dans des conditions de contrôle qui constituent votre, devoir à vous législateurs (Très bien ! très bien ! à gauche et à l'extrême gauche.)

Si l'opinion publique est aveugle, si elle se trompe, vous devez affronter son erreur. (Applaudissements.)

Il est sans exemple que ce pays ait tenu rigueur à des hommes de persister dans leurs idées, surtout quand ces idées sont généreuses ; mais dans de nombreuses circonstances il s'est retourné violemment contre des hommes qui avaient participé à ses faiblesses, qui n'avaient pas eu le courage de le retenir contre ses défaillances.

Maintenant, messieurs, vous avez entendu les arguments du Gouvernement. Je vous ai exposé les conditions dans lesquelles il avait cru devoir déposer son projet de loi tendant à l'abolition de la peine de mort ; vous avez à examiner cette grave question. Nous vous demandons de la résoudre suivant la raison, après avoir consulté votre conscience, car c'est ici un problème de conscience. (Vifs applaudissements à l'extrême gauche et à gauche.) (...)

M. Jules Dansette. Vous ne pouvez pas contester que le nombre des meurtres, que la criminalité en général ait augmenté en France ; votre tableau lui-même l'affirme. Cette augmentation, cette tendance à la progression a-t-elle pour cause unique la raréfaction progressive et désormais l'abolition pratiquement absolue de la peine capitale ? Je ne le crois pas. Cette augmentation tient à un ensemble de faits qu'on peut énumérer devant la Chambre sans risquer de froisser personne. C'est d'abord l'affaiblissement général de la moralité...

M. Vandame. C'est très vrai !

M. Jules Dansette. ... l'insuffisance de la morale enseignée aux enfants (Très bien ! très bien .' à droite), l'alcoolisme, l'impuissance de la répression à tous les degrés de l'ordre judiciaire, l'extension indéfinie des circonstances atténuantes, l'usage constant et finalement abusif de la loi de sursis, la fréquente application de la libération conditionnelle, l'adoucissement du régime des maisons centrales, et enfin le soin que prennent les tribunaux à ne pas appliquer la loi de relégation. Eh bien ! Je dis que devant cet abaissement général des barrières qui limitaient le champ de la criminalité, ce serait commettre une grave imprudence que de toucher à la clef de voûte de l'organisation pénale, à la peine de mort.

Monsieur le Ministre, je vous épargne le soin de me convier à distinguer, comme vous l'avez fait pour plusieurs de mes collègues, entre les assassinats et les meurtres. Je me borne à prendre acte de la progression générale de la criminalité en tous genres, progression dont nous avions la sensation avant même d'en demander le témoignage aux statistiques, et de cette progression manifeste, tangible, indiscutablement inquiétante je conclus à la témérité grave de tout geste législatif qui découronnerait de son suprême échelon l'échelle présente de nos pénalités. (Très bien ! très bien ! à droite.)

Oui, je considérerais comme une abdication inexcusable de la part de la société actuelle le retrait de cette menace dernière suspendue sur la tête des candidats au crime, chaque jour plus nombreux, et je redoute d'autant plus cette abdication qu'elle ne serait pas la dernière.

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