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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 16 janvier 2014

Séance de 11 h 30

Compte rendu n° 6

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition de M. Pierre Bornard, vice-président du directoire de RTE, directeur général délégué chargé de l'économie, des marchés et de l'innovation

L’audition débute à onze heures trente.

M. le président François Brottes. Nous sommes heureux d’accueillir M. Pierre Bornard, vice-président du directoire de RTE (Réseau de transport d’électricité) et directeur général délégué chargé de l’économie, des marchés et de l’innovation.

En plus d’en être le numéro deux – le président Maillard n’a pu être avec nous ce matin –, vous êtes en quelque sorte un membre fondateur de cette maison, monsieur Bornard. Vous en connaissez parfaitement le fonctionnement depuis sa création, c’est-à-dire depuis la partition qui a fait de RTE un acteur autonome, indépendant d’EDF et en situation de monopole pour le transport de l’électricité.

Vous avez la responsabilité de maintenir constamment en équilibre le réseau électrique français. On dit que RTE est le meilleur opérateur européen en ce domaine et on lui demande de réaliser des prouesses.

Bien que notre commission d’enquête porte plus spécialement sur le coût de la filière nucléaire, nous avons souhaité avec le rapporteur commencer par un tour d’horizon du système électrique avant d’en arriver à la filière elle-même. Nous venons d’entendre un acteur du marché spot, avec lequel vous êtes particulièrement en contact lorsque la production est abondante ou lorsque le réseau est au contraire en demande. Mais RTE est lui-même un organisateur : la loi lui donne le pouvoir d’utiliser des outils comme l’effacement ou de mobiliser la production à certains moments pour éviter une panne de réseau majeure.

Nous sommes dans une période d’évolution significative. Le réseau est alimenté par des sources d’énergie beaucoup plus nombreuses que par le passé et la tendance du marché de l’électricité est à la baisse.

Notre commission devant étudier les coûts de production de la filière nucléaire, de son démantèlement éventuel, ou encore de la prolongation de la durée de vie des centrales, elle sera heureuse de recueillir, après que vous aurez rappelé le quotidien de votre métier, votre sentiment sur ces questions, en particulier sur la production en base que l’énergie nucléaire, avec l’hydraulique au fil de l’eau, est la seule à fournir.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Pierre Bornard prête serment.)

Je vous donne maintenant la parole pour un exposé introductif.

M. Pierre Bornard, vice-président du directoire de RTE, directeur général délégué chargé de l’économie, des marchés et de l’innovation. Je vous prie d’excuser le président du directoire de RTE, M. Dominique Maillard, qui préside ce matin à Bruxelles une réunion sur la coordination opérationnelle des opérateurs européens.

Comme vous l’avez indiqué, monsieur le président, RTE est un des opérateurs du système européen, dont il faut rappeler que c’est en réalité une immense machine qui s’étend de la frontière entre la Pologne et la Biélorussie jusqu’à la Tunisie. Il s’agit d’un seul ensemble physique que les différents opérateurs pilotent en se coordonnant : quand une centrale tombe en panne en Pologne, cela se répercute instantanément sur la prise de courant à Tunis !

Outre la forte coordination que cette configuration impose, la dimension de l’optimisation est très importante et suscite des échanges croissants entre pays.

La situation française a ses spécificités, certes, mais notre réseau est un morceau d’un ensemble plus important où les enjeux sont à la fois techniques – un incident à un endroit donné peut se propager et toucher tout le monde – et économiques – une électricité bon marché s’obtient en optimisant le mix énergétique à l’échelle d’un continent.

Selon les statistiques récemment publiées, le nucléaire représente 73,3 % de l’électricité produite en France en 2013. L’hydroélectricité arrive en deuxième position avec 13,8 %, puis viennent charbon avec 3,6 %, le gaz avec 3,5 %, l’éolien – qui continue sa croissance – avec un peu moins de 3 %. Le fioul représente 1 %, le photovoltaïque arrive juste derrière, et le dernier pourcent regroupe la cogénération et toutes les autres énergies renouvelables.

Il faut être bien conscient que la puissance instantanée est tout aussi importante que l’énergie annuelle consommée. Ce n’est pas parce que l’on dispose d’une capacité de production correspondant à la consommation moyenne en une année que l’on peut satisfaire les besoins en électricité à tout instant. L’équilibrage à chaque seconde est fondamental, particulièrement en France où la dynamique de consommation est supérieure au reste de l’Europe. Le seul pays européen comparable est la Norvège, où l’on constate aussi un fort usage du chauffage électrique, entraînant une plus grande sensibilité de la consommation à la température.

D’après les observations que nous avons réalisées ces dernières années, la puissance maximale appelée au cœur de l’hiver par des températures froides s’accroît en France deux fois plus vite que la consommation annuelle. Comme il faut équilibrer à chaque moment la puissance fournie et la consommation, cela se traduit par la nécessité d’investir – suivant la logique traditionnelle – dans des moyens supplémentaires de production en pointe comme les turbines à combustion. Or ces équipements sont coûteux et on n’a besoin de les faire fonctionner que peu de temps, si bien que peu d’opérateurs ont envie de les construire.

Cette situation est très préoccupante pour RTE mais les parlementaires s’en sont aussi souciés. Deux mesures législatives visent à corriger cet effet : l’une, dont les textes d’application sont en cours de finalisation, instaure un mécanisme de capacité permettant aux fournisseurs de se procurer en puissance ce qu’ils ont vendu à leurs clients pour un meilleur équilibrage de la consommation et de la production.

M. le président François Brottes. La distinction entre puissance et quantité d’énergie est très importante. Il arrive souvent que l’on mentionne la capacité de production d’énergie en omettant totalement la question de la puissance. Je vous remercie de faire de la pédagogie à ce sujet !

M. Pierre Bornard. C’est en effet une question fondamentale. Dans une région comme la Bavière, qui a beaucoup développé le photovoltaïque, la production peut être très abondante à des moments où l’on n’en a pas vraiment besoin et absente à des moments où l’on en a besoin. Cette énergie est très utile pour le système électrique européen, mais elle n’est pas sans conséquences sur l’équilibrage et les flux d’énergie. Cette année, à la fin du printemps et au début de l’automne – périodes où cette production est la plus importante –, on a constaté des productions photovoltaïques dans le Sud de l’Allemagne de l’ordre de 22 000 ou 23 000 MW vers 13 heures 30, ce qui a pour effet d’inverser les flux d’énergie entre la France et l’Allemagne avant qu’ils ne repartent dans l’autre sens le soir. Bref, si l’apport du photovoltaïque en énergie est important, on ne peut non plus ignorer la question de la synchronisation avec le besoin de puissance.

La deuxième évolution législative récente, à laquelle vous n’êtes pas étranger, monsieur le président, est la création d’un cadre juridique visant à développer les effacements de consommation. Ce terme d’« effacement », quelque peu restrictif, mérite explication : dans un monde qui, je l’espère, est derrière nous, l’équilibrage entre production et consommation se faisait en laissant libre cours à la consommation et en s’efforçant de produire exactement ce qu’il fallait pour l’alimenter ; on a désormais conscience qu’il faudra de plus en plus de souplesse et qu’un moyen d’égaliser en permanence la production et la consommation est de jouer aussi sur la consommation. Une grande partie des usages de l’électricité peuvent être différés de quelques minutes, de quelques heures ou de quelques jours. Sans doute pas l’éclairage de cette salle, mais son chauffage et sa climatisation pour quelques minutes. De même, un congélateur pourra fonctionner un peu plus entre quatre et cinq heures du matin en accumulant du froid, sans aucune perte de confort pour le consommateur et sans modification des coûts de production et du process pour l’industriel.

Cette adaptation de la consommation à la production est un facteur de souplesse considérable. Nous comptons bien l’utiliser pour limiter la progression de la puissance de pointe consommée et pour faciliter l’intégration de nouveaux mix énergétiques. En Allemagne et en Espagne, où l’on a développé très fortement les filières éolienne et photovoltaïque, cette intégration soulève de nouveaux défis. Ces énergies, qui dépendent de paramètres physiques tels que la vitesse du vent et l’ensoleillement, sont dites « fatales » : le volume de la production ne peut qu’être constaté en fonction des conditions météorologiques. Bien que ces conditions se prévoient assez bien, elles impliquent le développement de nouveaux mécanismes, notamment en matière de flexibilité. Pour reprendre l’exemple du photovoltaïque en Bavière, la production est nulle à huit heures du matin, elle peut atteindre 22 000 MW à 13 heures 30 pour revenir à zéro à 19 heures. Pour s’adapter à cette forte variabilité, il faut ménager de la souplesse. Historiquement, c’était un des rôles des centrales à gaz, mais des incertitudes pèsent aujourd’hui sur leur développement en Europe.

M. le président François Brottes. En raison du gaz de schiste.

M. Pierre Bornard. À l’origine, en effet, l’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis a fait chuter les prix du charbon, si bien que les producteurs européens ont eu intérêt à privilégier une production de bord de mer au charbon. C’est le cas en Allemagne, mais aussi en France, où la production au charbon dépasse la production au gaz quand il fait moyennement froid.

Quant aux défis de l’intégration des énergies renouvelables, ce sont des défis d’ingénieurs et ils doivent être traités comme tels. J’ai évité à dessein l’expression un peu trop générale de « réseaux intelligents » – smart grids –, mais il existe bien, derrière cette notion, l’idée que l’on peut piloter le système électrique de manière plus fine et plus intelligente, en utilisant des ressources que l’on ne pouvait pas exploiter autrefois.

Nous sommes particulièrement attentifs à l’évolution du mix énergétique. Dans ce domaine technique complexe, les ingénieurs savent trouver des solutions à peu près à tout. Pour RTE, donc, le mix énergétique de demain relève de la décision politique. Quoi que l’on décide, nous saurons le faire techniquement. Il y a néanmoins des précautions à prendre. Le choix d’un mix énergétique donné emporte des conséquences précises. L’électricité, produit qui ne se stocke pas ou très mal, se caractérise par des contraintes très forte. La production et la consommation doivent s’équilibrer en permanence et respecter des règles physiques strictes, faute de quoi des événements catastrophiques de type black-out risquent de survenir. On ne peut donc ignorer les ressources et les conditions nécessaires au fonctionnement d’un mix énergétique. La seule cause d’échec, c’est le déni de réalité : il faut absolument envisager et traiter l’ensemble des conséquences de tel ou tel choix. Dans le bilan prévisionnel de l’équilibre offre-demande d’électricité en France que nous publions annuellement, nous envisageons à la fois l’évolution, relativement prévisible, du mix énergétique dans les prochaines années, mais nous élaborons aussi des scénarios à l’horizon 2030. Ces scénarios sont contrastés mais cohérents : si l’on prend telle décision concernant le mix énergétique, il convient de traiter les conséquences que cela entraîne, notamment en matière d’infrastructures.

C’est pourquoi je veux insister sur l’aspect temporel de la question. Certaines décisions sont à effet immédiat, d’autres – par exemple le changement des règles de marché pour développer l’effacement – sont l’affaire de trois ou quatre ans. Le développement d’énergies renouvelables peut se faire rapidement : en Italie, à la suite de la fixation de tarifs de rachat peut-être mal ajustés, on a construit dans la seule année 2012 une capacité de 9 000 MW d’électricité photovoltaïque. En revanche, la construction d’une ligne de grand transport prend huit à dix ans, si bien que nos collègues italiens ne savent pas très bien quoi faire de l’électricité photovoltaïque produite dans le Sud du pays tant qu’ils ne disposeront pas des infrastructures permettant de l’acheminer. Il est possible de gérer les problèmes, mais à condition d’anticiper et de bien articuler les différentes temporalités. Une décision prise aujourd’hui portera différents fruits à différentes échéances.

M. Denis Baupin, rapporteur. Ce que vous dites du charbon casse certaines idées reçues : l’augmentation de l’utilisation du charbon en Allemagne mais aussi en France n’est pas liée aux choix de mix énergétique dans ces pays, elle tient bien plus au contexte international affectant le gaz et le charbon.

Je vous sais également gré d’avoir indiqué que le choix du mix électrique, pour peu que l’on prenne les précautions que vous avez mentionnées, ne posait pas, comme on l’objecte souvent, de problèmes techniques insurmontables – même s’il ne s’agit nullement, de ma part, d’en nier la complexité.

Pensez-vous que la tendance à la baisse des prix de l’électricité constatée actuellement s’inscrira dans la durée ? Est-elle liée à des phénomènes de surproduction sur la plaque européenne ?

La variabilité de la consommation est particulièrement préoccupante en France. Alors que le photovoltaïque et l’éolien engendrent une variabilité de la production, nous avons pour spécificité des variations de consommation qui sont fonction de la météo, du fait de l’usage du chauffage électrique. La part que ce mode de chauffage a prise en France ne se traduit-elle pas par une vulnérabilité particulière ? Vous avez évoqué différents moyens d’y répondre – effacement, marché de capacité, centrales à cycle combiné gaz –, mais ne conviendrait-il pas de s’attaquer au problème à la source, par des politiques de diversification du chauffage et d’isolation thermique des logements ? Que peut-on attendre de ces initiatives dans l’évolution des problèmes de pointe électrique ? Dans ces périodes hivernales de pointe, il est rapporté que la France représente la moitié de la pointe européenne.

Qu’en est-il également de la variabilité en cas d’arrêt fortuit d’une centrale nucléaire, comme cela se produit de plus en plus souvent ? Selon la Commission de régulation de l’énergie, que nous avons auditionnée la semaine dernière, ces arrêts ne correspondent pas à des choix destinés à peser sur le prix de l’électricité, mais bien à des incidents. Comment les gérez-vous, sachant que, certains jours, ce sont plusieurs fois 900 MW qui s’arrêtent ?

Le plan d’investissements de RTE prévoit la construction d’environ 2 000 km de lignes à haute tension dans les dix prochaines années. Les chiffres sont sensiblement les mêmes en Allemagne, à ceci près que, chez nos voisins, le plan s’inscrit dans la transition énergétique (Energiewende) : l’éolien produit de l’électricité en quantité dans le Nord et il faut la transporter vers le Sud. On le voit, c’est la modification de la politique électrique qui explique cet investissement massif. Ce n’est pas le cas en France, où aucune décision n’a été prise quant à une éventuelle réorganisation de la production électrique. Dès lors, quels sont les motifs de ces investissements dans des lignes à haute tension ? S’agit-il d’une anticipation des besoins futurs ?

Enfin, RTE sera-t-il capable de faire face à l’arrêt définitif de la centrale de Fessenheim en 2016 et de continuer à assurer, sur le territoire concerné et sur l’ensemble du territoire, l’acheminement de l’électricité ? Confirmez-vous que vous serez prêts à la date fixée par le Président de la République et par le Gouvernement ?

M. Pierre Bornard. La formation des prix de l’électricité est une mécanique européenne, du moins pour l’Europe de l’Ouest et du Nord. L’Espagne et l’Italie sont dans une situation un peu à part : en raison notamment des insuffisances d’interconnexion, les échanges ne sont pas libres avec ces deux pays qui, du coup, jouent un rôle plus limité dans la formation des prix.

Le grand marché du Nord-Ouest européen, qui a été conçu dans les années 2000 en suivant un modèle où la production n’était pas subventionnée, se trouve aujourd’hui dans une situation quelque peu différente puisque deux modes de production aux logiques économiques distinctes y coexistent. À côté d’une production qui suit les règles anciennes s’est développée, en particulier en Allemagne, une production renouvelable subventionnée dont la mise sur le marché se fait en général selon des règles dites « à tout prix », c’est-à-dire même si son prix est nul, voire négatif.

M. le président François Brottes. Pourriez-vous expliquer brièvement le mécanisme des prix négatifs ?

M. Pierre Bornard. En raison des inerties propres au système électrique, on peut être confronté, pendant quelques heures dans la journée ou dans l’année, à une surproduction que l’on ne peut réduire. Le jour de Noël, par exemple, la consommation en Europe est très basse, mais elle reprend dès le 26 décembre. La plupart des grandes centrales – dont les centrales nucléaires – ne pouvant être arrêtées et redémarrées du jour au lendemain, elles doivent continuer à produire un minimum technique. En ajoutant à cette production les productions fatales hydrauliques, éoliennes et photovoltaïques, la quantité produite dépasse la consommation. Aussi les producteurs sont-ils prêts à payer pendant quelques heures pour ne pas arrêter leurs centrales, car leur indisponibilité au moment où les besoins augmenteront de nouveau aurait un coût économique supérieur. Dans cette configuration, les prix deviennent négatifs : le consommateur est payé pour consommer et le producteur doit payer pour produire.

Ce phénomène a parfois pris de l’ampleur. Il traduit le déséquilibre de l’offre qui, à un moment donné, excède la demande sans que l’on puisse la réduire.

Il y a là une explication des prix bas. De nombreux producteurs européens s’en émeuvent, affirmant que cela met leur avenir économique en danger. Au-delà de ce constat, je ne peux guère apporter d’appréciation sur l’évolution des prix. Tout au plus peut-on signaler que le marché européen est dit energy only, ce qui signifie que l’on ne commercialise que des KWh. La puissance à un instant donné et la flexibilité sont réputées sans valeur économique et ne font pas l’objet d’une commercialisation. Pourtant, nous l’avons vu, il arrive que l’on manque de puissance ou de flexibilité, ce qui conduit à penser que ces caractéristiques physiques ont une valeur économique et que, logiquement, elles devraient être valorisées et intégrer le prix de l’énergie. Dans le prix du kilowattheure acquitté par le consommateur final, le coût de la sécurité d’approvisionnement devrait être intégré : on a développé le parc de production et les mécanismes de souplesse de la consommation pour s’assurer que l’on pourra s’adapter à tous les aléas possibles.

Cette évolution possible du modèle de marché européen, sur laquelle la France peut avoir ses propres positions, s’inscrit dans une logique qui est celle du continent. La Commission européenne et les autres pays y travaillent. Nous devons parvenir à une certaine harmonisation car la qualité économique des échanges avec nos voisins est cruciale pour disposer d’une électricité sûre et bon marché. Les décisions nationales ont évidemment un poids important, mais la dimension européenne est fondamentale.

Quant à la surproduction, il peut arriver en effet que ce produit non stockable qu’est l’électricité soit en fort excédent. Pour autant, cela ne signifie pas que nous soyons en surcapacité structurelle : à d’autres moments, on manquera au contraire de capacité. Les prix bas peuvent donc caractériser des moments de surproduction, mais ce n’est pas contradictoire avec les périodes de forte tension.

S’agissant de la variabilité, vous avez raison de souligner que l’aléa le plus important en France est celui de la température. En hiver, lorsque la température baisse d’un degré, la consommation d’électricité augmente d’environ 2 300 MW. Si la France est loin de représenter la moitié de la pointe européenne, elle entre en revanche pour plus de la moitié dans la sensibilité européenne globale à la température : lorsque la température moyenne européenne baisse d’un degré, la consommation européenne augmente d’un peu plus de 4 000 MW, dont 2 300 en France. Mais la pointe européenne dépasse largement les 300 000 MW tandis que celle de la France est de 100 000 MW.

Les aléas climatiques auxquels le système électrique est soumis se prévoient assez bien, même s’il arrive que Météo France se trompe sur la vitesse de progression d’un front froid. D’autres aléas peuvent concerner la production : une centrale qui tombe en panne, une production éolienne ou photovoltaïque différente des attentes… Le brouillard, par exemple, peut faire baisser sensiblement la production photovoltaïque attendue.

Le facteur temps est de toute façon très important dans la gestion des aléas. Un aléa connu quelques heures à l’avance est très différent d’un événement qui se produit brutalement. Pour nous, les conséquences techniques et économiques de la déconnexion d’une centrale ne sont pas du tout les mêmes selon que nous sommes prévenus un peu auparavant ou que la déconnexion est instantanée.

Le chauffage électrique constitue-t-il une vulnérabilité ? De notre point de vue, c’est une question qu’il faut traiter et il existe des solutions techniques pour le faire. Quant à savoir si cela est souhaitable ou pas, c’est un autre sujet sur lequel l’opérateur n’a pas à se prononcer directement. Nous constatons seulement que la nouvelle réglementation thermique des bâtiments, mise en œuvre en 2012, a fait considérablement diminuer l’équipement en chauffage électrique des logements nouveaux. Mais je doute que ces mesures aient une incidence sur le chauffage électrique d’appoint dans les logements collectifs équipés du chauffage central.

Quoi qu’il en soit, nous approuvons et suivons avec un grand intérêt tout ce que l’on peut faire en matière d’isolation et d’économies d’énergie en général. Je l’ai dit, la maîtrise de la demande d’énergie et la maîtrise de la puissance sont deux choses distinctes et complémentaires. Dans le premier cas, il s’agit de faire baisser la consommation globale, dans le second, il s’agit de faire varier la consommation à des moments donnés.

Comme toutes les autres installations de production, il arrive que les centrales nucléaires tombent en panne. J’y insiste, la situation est très différente selon que le réseau est prévenu ou que la déconnexion est brutale. RTE a beaucoup insisté pour que l’on établisse une transparence complète en la matière. Ainsi, depuis quelques années, nous publions sur notre site Internet, en accord avec les producteurs qui nous fournissent les données, toutes les prévisions d’arrêt des centrales pour cause de maintenance, de défaillance, etc., et tous les incidents : la survenue d’une panne sur une centrale y est indiquée en temps réel.

La panne inopinée reste le point le plus sensible. Le système électrique, qui est un ensemble extrêmement complexe, y est exposé quelle que soit la nature de la production. Les règles d’exploitation lui confèrent néanmoins une certaine robustesse : s’il y avait une grande défaillance ou un black-out chaque fois qu’une centrale tombe en panne, ce serait intolérable !

Les opérateurs européens se sont mis d’accord pour définir des règles de sécurité prévoyant notamment des réserves disponibles instantanément. Le système actuel est conçu et exploité pour faire face à tout moment, d’une seconde à l’autre, à une panne de production de 3 000 MW survenant en n’importe quel point du réseau. Si une telle panne se produit, toutes les centrales se mettront automatiquement et immédiatement à produire un peu plus. Au bout de quelques minutes, d’autres réglages prendront le relais pour que le pays qui en est à l’origine compense la défaillance lui-même et que les autres reviennent à leur point d’équilibre.

C’est, hélas, d’une grande banalité dans les systèmes électriques : il arrive que les centrales tombent en panne. Il n’y a rien nouveau de ce point de vue et la question est maîtrisée. L’augmentation de la taille unitaire des centrales peut cependant soulever des questions. C’est le cas de l’EPR, mais un seul modèle est pour l’heure en construction et les opérateurs européens dans leur ensemble estiment que la problématique n’en est pas affectée et qu’il n’est pas nécessaire de changer les règles.

Des questions se posent également pour l’éolien, où l’aléa le plus fort n’est pas l’absence de vent mais son excès. En cas de tempête dans le Nord de l’Allemagne, la production éolienne atteint son maximum puis, quand le vent dépasse 90 km/h, les éoliennes s’arrêtent pour se mettre en sécurité. Le phénomène n’est pas absolument instantané, mais les baisses de puissance peuvent atteindre 5 000 à 6 000 MW en l’espace de quinze ou vingt minutes. Après de savants calculs, on a établi toutefois que cela ne justifiait pas de changements dans le dimensionnement des réserves. Le délai d’extinction est suffisant pour la mise en œuvre de la capacité de réaction actuelle du réseau.

Pour conclure s’agissant des aléas, le nucléaire ne représente pas une problématique nouvelle ou spécifique.

Mme Sabine Buis, vice-présidente, remplace M. François Brottes à la présidence de la commission d’enquête.

M. le rapporteur. Confirmez-vous l’augmentation des arrêts fortuits que fait apparaître votre site ?

M. Pierre Bornard. Je ne sais pas si cela tient à l’établissement d’une transparence complète où à une véritable augmentation de la fréquence de ces arrêts. Par ailleurs, tout arrêt non programmé est défini comme un arrêt fortuit. Mais la réalité est pour nous très différente selon que nous avons ou non le temps de prendre des mesures. De par mon expérience, je peux dire que nous ne constatons pas d’augmentation des difficultés. Les pannes de centrales nucléaires ne sont pas plus nombreuses. Si c’était le cas – je n’ai pas ici les chiffres –, je le saurais !

Quant aux investissements prévus dans les infrastructures de transport en Allemagne et en France, ils ne sont pas tout à fait comparables même s’ils concernent dans tous les cas la très haute tension – 225 000 et 400 000 volts.

À ma connaissance, les 2 000 km programmés en Allemagne sont uniquement des couloirs nord-sud. L’Allemagne connaît un déséquilibre structurel entre un Nord producteur – notamment en raison de l’éolien – et un Sud davantage consommateur. L’interconnexion entre ces deux zones étant insuffisante, le plan Energiewende prévoit la mise en place de couloirs spécifiques pour faire face aux urgences. Mais il faut y ajouter des ouvrages plus conventionnels destinés à répondre au développement de la production et de la consommation à certains endroits. En France également, bien que la hausse de la consommation soit très faible, les disparités régionales s’accroissent. Certaines régions consomment de plus en plus, d’autres de moins en moins, on assiste à des déplacements de populations, etc.

Le détail des investissements de RTE figure dans notre schéma décennal de développement, publié tous les ans. Comme pour tout le réseau européen, il y a trois principales raisons à notre développement : le changement de forme de la consommation ; le changement de forme de la production, que l’on constate en dépit de l’absence de grande décision sur le futur mix énergétique ; l’amélioration de l’interconnexion du réseau, qui nous amène, entre autres, à développer l’interconnexion avec l’Espagne et l’Italie de manière à tirer le meilleur parti de la production.

À titre d’exemple, nous sommes en bonne voie pour achever une liaison avec l’Espagne, où, à l’heure actuelle, il n’est pas rare que la production d’électricité renouvelable soit arrêtée. C’est arrivé lors de la semaine de Pâques 2013 pour l’ensemble de la production éolienne et pour une partie de la production photovoltaïque, qui se trouvaient alors gratuites et abondantes du fait de la situation de quasi-île électrique de l’Espagne.

M. le rapporteur. Ce n’était donc pas un arrêt pour des raisons météorologiques mais un arrêt volontaire du fait d’une surproduction.

M. Pierre Bornard. Le système devenait ingérable. Il fallait arrêter ces productions pour éviter le black-out.

L’interconnexion de l’Italie est également insuffisante, avec les mêmes excédents de production renouvelable à certains moments mais aussi des excédents de production thermique au fioul que l’on pourrait économiser.

Dans le même ordre d’idées, RTE travaille actuellement à un projet avec l’Irlande, où l’éolien connaît un grand essor mais où la production de base est insuffisante. Relier l’Irlande au continent via la France serait une bonne décision pour la collectivité.

Enfin, notre schéma décennal prévoit le renouvellement d’ouvrages vétustes.

Mme Sabine Buis, présidente. Qu’en est-il des conséquences de la fermeture de la centrale de Fessenheim ?

M. Pierre Bornard. Cette centrale injectant de la puissance dans une zone où d’autres fermetures ont eu lieu du côté allemand, des enjeux de gestion du réseau se posent. En conséquence, RTE a décidé d’installer sur ses lignes des contrôleurs-déphaseurs de manière à contrôler les flux, qui risquent de devenir excessif sur les lignes nord-sud en Alsace en raison de la situation en Allemagne. Ces « robinets » devraient être en fonction en 2016.

Du point de vue de l’équilibre entre l’offre et la demande, nous avons publié l’analyse des conséquences de l’arrêt de deux réacteurs de 900 MW dans notre bilan prévisionnel de 2013. Même si, globalement, les marges de sécurité se réduisent, nous continuons à respecter le critère de sécurité d’approvisionnement tel que la loi française le définit. Nous menons en outre des études poussées avec nos collègues allemands pour identifier qui sera touché et pour trouver des solutions communes.

Mme Sabine Buis, présidente. Vous avez mentionné le décalage entre le développement de la production d’électricité photovoltaïque en Italie et la construction d’infrastructures de transport. Une des réponses ne pourrait-elle pas être l’autoproduction et l’autoconsommation ?

M. Pierre Bornard. C’est un sujet dont on parle beaucoup. Le concept est très séduisant. Il faut à la fois en explorer toutes les implications techniques et le considérer avec un peu de recul. Beaucoup de graphiques existent sur les moments où l’on produit de l’énergie solaire et les moments où on la consomme. En poussant le raisonnement jusqu’à la caricature, lorsque la personne est partie en vacances, le panneau photovoltaïque installé sur son toit produit beaucoup et l’autoconsommation est nulle. De même, si elle rentre du travail à 19 heures, elle aura besoin d’une énergie que le panneau ne peut plus produire.

En résumé, je considère les dispositifs d’autoconsommation avec beaucoup de sympathie s’ils sont globaux, avec beaucoup d’antipathie s’ils sont locaux. Sur un maillage aussi large que possible – le niveau pertinent est l’Europe –, on peut utiliser très intelligemment cette énergie produite en milieu de journée et lui substituer une autre source à 19 heures. Mais l’idée assez répandue d’une autarcie énergétique à un niveau très local conduit à de grandes difficultés à la fois techniques – sans moyens économiques de stockage, les défaillances seront inévitables – et économiques – sans le foisonnement et l’optimisation d’ensemble, les coûts augmenteront fortement.

Cette idée recèle cependant de vrais gisements. Il convient de consommer localement autant que possible et certaines utilisations sont tout à fait pertinentes. En Italie du sud, il n’est pas absurde qu’un supermarché alimente sa climatisation par des panneaux photovoltaïques, puisque sa consommation correspondra aux moments où le soleil et la chaleur sont à leur maximum. Il faut porter un regard lucide sur les différents cas de figure. Comme je l’ai dit, on peut tout faire ; la seule erreur, c’est le déni de la réalité.

Mme Sabine Buis, présidente. Vous l’avez dit dans votre intervention liminaire : « Le mix énergétique de demain relève de la décision politique. Quoi que l’on décide, nous saurons le faire techniquement. » On devrait donc pouvoir avancer sur tous les terrains !

M. Pierre Bornard. J’aurais pu ajouter un codicille : tout a un coût ! Nous avons des ingénieurs brillants, capables de trouver des solutions à tout, mais ces solutions peuvent revenir très cher. La décision doit donc être globale.

M. le rapporteur. Le problème des périodes de pointe a aussi un coût !

M. Pierre Bornard. Lorsque j’ai commencé ma carrière, la France était alimentée essentiellement par des petites centrales à charbon ou au fioul, d’une puissance comprise entre 125 et 250 MW. Après que l’on eut pris la décision de passer à un vaste programme nucléaire, mes collègues plus âgés étaient persuadés que cela ne marcherait pas. Ils estimaient que de grosses installations n’auraient pas la souplesse nécessaire. Or nous l’avons fait ! De même, il m’est arrivé d’entendre qu’il devenait impossible d’exploiter un système électrique à partir de 10 % d’énergies renouvelables. Nos collègues allemands – et nous-mêmes à certains endroits – ont démontré le contraire. Bien sûr, il existe des conditions dans lesquelles on n’y arrive pas. L’objectif est de les anticiper et de les modifier.

Mme Sabine Buis, présidente. Je vous remercie pour la clarté de votre présentation et de vos réponses.

L’audition s’achève à midi trente.

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Membres présents ou excusés

Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Réunion du jeudi 16 janvier 2014 à 11 h 30

Présents. - M. Bernard Accoyer, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. Yves Blein, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, Mme Françoise Dubois, M. Claude de Ganay, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, Mme Clotilde Valter

Excusés. - M. Damien Abad, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Franck Reynier, M. Éric Straumann, M. Stéphane Travert