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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 6 février 2014

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 14

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition de M. Sylvain Granger, directeur de la division « Combustible nucléaire » d’EDF

L’audition débute à dix heures cinquante.

M. le président François Brottes. Après avoir essayé de cerner la façon dont le concept de bouquet énergétique était mis en œuvre à l’échelle de l’Europe et étudié la place du secteur nucléaire en France, notre commission d’enquête s’intéresse désormais à la filière elle-même en commençant par son combustible principal. Si nous parlons à ce propos de « l’aléa uranium », c’est qu’on peut se demander si notre dépendance à l’égard de cette matière première ne risque pas de poser problème à court ou moyen terme. Quelle est l’évolution de son prix ? En tant que directeur de la division « combustible nucléaire » d’EDF, vous êtes, monsieur Granger, directement responsable du milliard et demi d’euros que le groupe, selon la Cour des comptes, consacre chaque année à ses achats de combustibles. Vous êtes également responsable des stocks constitués pour sécuriser son approvisionnement – une charge que l’on pourrait d’ailleurs imaginer de faire porter sur AREVA, avec laquelle vous partagez le même actionnaire principal.

AREVA est le principal fournisseur d’EDF, mais non son fournisseur exclusif, que ce soit pour la matière première elle-même ou pour les services rendus en amont – conversion, enrichissement et fabrication des assemblages. L’électricien met en œuvre une politique de diversification dont nous aimerions connaître les tenants et aboutissants, car les dissensions au sein de « l’équipe de France du nucléaire » ne sont pas toujours comprises.

Avant de vous laisser la parole, je dois vous demander, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de bien vouloir jurer de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Sylvain Granger prête serment.)

M. Sylvain Granger, directeur de la division « Combustible nucléaire » d’EDF. Je souhaite rappeler, en six points, quelle est la contribution du combustible uranium à l’économie de la production d’électricité d’origine nucléaire, ainsi que ses spécificités par rapport à d’autres combustibles associés à des moyens de production d’électricité non intermittente.

Premièrement, comparé au pétrole, au gaz ou au charbon, l’uranium est un combustible à haute densité énergétique. Une tonne d’uranium naturel permet de produire la même quantité d’énergie thermique que 10 000 tonnes de pétrole, 10 000 tonnes de gaz naturel liquéfié ou 14 000 tonnes de charbon. Ainsi, alors que le fonctionnement d’un réacteur nucléaire d’à peu près 1 000 mégawatts électriques nécessite chaque année 150 tonnes d’uranium naturel pour son fonctionnement, il faudrait 1,5 million de tonnes de charbon pour produire la même énergie à partir d’une centrale à charbon supercritique.

Deuxièmement, l’uranium naturel est une matière première abondante dont les réserves se trouvent dans des zones géographiques nombreuses et variées. Les réserves prouvées – je parle de réserves conventionnelles – suffiraient à assurer environ cent ans de production, soit un rapport entre ressources et production comparable à celui du charbon alors que, pour le gaz et le pétrole, on ne dispose de réserves que pour cinquante à soixante ans.

Surtout, à la différence des autres modes de production d’énergie à base de combustibles fossiles – pétrole, gaz, charbon –, le rendement des réserves d’uranium naturel pourrait être considérablement accru grâce au développement de nouvelles technologies de réacteurs. Alors qu’aujourd’hui, on n’utilise que 1 % de l’uranium extrait des mines, on pourrait parvenir à en exploiter une part beaucoup plus grande : utilisées dans des réacteurs de quatrième génération à spectre rapide, les réserves prouvées d’uranium naturel représenteraient alors à peu près 5 000 années de production potentielle.

Comme je l’ai dit, les gisements d’uranium naturel sont bien répartis dans le monde, ce qui permet de diversifier et donc de sécuriser l’approvisionnement. Il existe trois grandes régions de production, la première en Amérique du Nord – principalement au Canada, mais aussi aux États-Unis – ; la deuxième en Australie, qui compte les plus grandes réserves mondiales ; et la troisième en Asie centrale et en Russie. Mais on trouve également de l’uranium naturel en Amérique du Sud et en Afrique.

Troisièmement, l’uranium naturel, avant d’être chargé dans le réacteur, passe par trois étapes de transformation – la conversion, l’enrichissement et la fabrication –, tous services disponibles en France et dont le poids économique est le double de celui de la production de matière première.

Cette dernière, extraite de la mine – le yellow cake –, est donc transformée dans une usine de conversion, puis dans une usine d’enrichissement, où elle est concentrée afin de porter de 1 % à 4 % la partie de l’uranium réellement combustible. Puis elle est mise sous forme de pastilles et conditionnée dans des tubes, lesquels seront insérés dans les assemblages de combustibles chargés dans les cuves des réacteurs.

Quatrièmement, pour sécuriser son approvisionnement et optimiser le coût de son combustible, EDF a développé une stratégie consistant à agir sur différents leviers. En premier lieu, l’entreprise intervient à chaque étape de la chaîne d’approvisionnement : elle achète l’uranium à la sortie de la mine, puis se procure auprès de différents industriels les services de conversion, d’enrichissement et de fabrication, avant de récupérer les assemblages de combustibles pour les mettre à disposition des centrales.

Il n’est pas sans intérêt de noter qu’elle a une certaine latitude pour arbitrer entre investissement dans la matière première et investissement dans l’enrichissement : elle peut charger les réacteurs, soit avec une plus grande quantité d’uranium naturel moins enrichi, soit avec de l’uranium plus enrichi mais en moindre quantité.

Les autres leviers sont la diversification des sources d’approvisionnement et la constitution de stocks de sécurité – des moyens classiques utilisés dans d’autres secteurs industriels –, ainsi que l’anticipation et la contractualisation à long terme sur chacun des segments de la chaîne d’approvisionnement, qui permettent de limiter considérablement les effets d’une volatilité des prix et, dans le meilleur des cas, d’obtenir un avantage économique sur la durée. Ainsi, au cours des dix dernières années, alors que le prix spot de l’uranium naturel a un peu plus que triplé en raison de l’entrée dans un nouveau cycle d’investissement minier, le coût de l’approvisionnement en combustible pour EDF – achat d’uranium, conversion, enrichissement et fabrication – a augmenté de moins de 20 %.

Cinquièmement, le coût complet du combustible nucléaire intègre les externalités. La production d’énergie nucléaire ne génère pas de CO2, mais des déchets hautement radioactifs. Après quatre ou cinq ans de production d’énergie au sein du réacteur, le combustible usé est traité à La Hague afin de séparer les déchets radioactifs ultimes des matières pouvant être recyclées – uranium résiduel et plutonium. Aujourd’hui, les assemblages à base de matières recyclées représentent environ 15 % des assemblages de combustibles chargés en réacteur.

Le traitement du combustible usé et les charges futures de gestion des déchets radioactifs sont provisionnés dans les comptes d’EDF et intégrés, en tant que coût « aval », au coût complet du combustible tel qu’il a notamment été rendu public par la Cour des comptes. Cela représente à peu près un quart du total, soit l’équivalent du coût d’acquisition de l’uranium naturel. De même, toujours grosso modo, la conversion et l’enrichissement représentent un quart du coût complet, le quart restant étant consacré à la fabrication.

Sixième et dernier point : par rapport aux autres sources d’énergie non intermittentes comme le gaz et le charbon, la part du combustible dans le coût de production est faible. Son coût complet – acquisition, transformation, coût aval – représente en effet environ 10 % du coût de la production nucléaire tandis que cette part est, hors coût du CO2, de 60 à 70 % du coût de production pour une centrale au gaz et de 30 à 40 % pour une centrale à charbon. Il en résulte que le coût de production de l’électricité d’origine nucléaire est beaucoup moins sensible aux incertitudes et aux cycles inhérents aux marchés de matière première. En outre, du point de vue macroéconomique, cette caractéristique représente un avantage considérable pour notre balance commerciale.

M. Denis Baupin, rapporteur. Nous aurons l’occasion de revenir sur la question du coût du retraitement ainsi que sur les charges de gestion des déchets, notamment parce que la Cour des comptes s’interroge sur la justesse des évaluations avancées. Mais cette réunion concerne plus précisément les questions liées au combustible.

M. Oursel, que nous avons entendu tout à l’heure, nous a décrit l’activité d’AREVA, mais cette société n’est pas votre seul fournisseur. Quelle part représente l’uranium que vous lui achetez dans votre consommation totale ? Et en dehors du Kazakhstan, du Canada et du Niger, où AREVA est implantée, d’où provient le combustible que vous utilisez ? Cette information est importante pour évaluer l’éventuelle vulnérabilité de votre approvisionnement.

De même, pour les opérations de transformation du combustible, AREVA n’est pas votre seul prestataire. M. Oursel a tenu à nous dire que l’ensemble de ses usines étaient situées en France. Est-ce qu’une part des opérations destinées à transformer le combustible utilisé par EDF est effectuée en dehors du territoire national ?

Quel est l’état actuel de vos stocks en années de consommation et quels sont vos objectifs en la matière ?

Quelles sont les parts respectives des achats réalisés dans le cadre de contrats à long terme et de l’approvisionnement sur le marché spot ?

Vous nous avez indiqué que le prix de l’uranium avait fortement augmenté. Pourtant, M. Oursel nous a dit au contraire qu’il avait notablement baissé depuis l’accident de Fukushima. Pouvez-vous être plus précis sur ce point ? Quelle sera à l’avenir, selon vous, l’évolution du prix du combustible ? Selon le président de la Commission de régulation de l’énergie (CRE), ce prix, qui a été de l’ordre de 5 euros par mégawattheure (MWh) en 2013, devrait vraisemblablement avoisiner les 7 euros par MWh en 2015, ce qui représente une augmentation non négligeable.

M. Sylvain Granger. AREVA est à l’origine de 30 à 40 % de notre approvisionnement. Les besoins d’EDF en uranium – entre 9 000 et 10 000 tonnes par an – sont à peu près l’équivalent de la production minière d’AREVA mais, depuis le début des années 2000, la majeure part de celle-ci – jusqu’à 70 % – est vendue à des clients étrangers. La politique de diversification de ses clients adoptée par AREVA, associée à sa volonté de proposer ce qu’elle a appelé le « multiservice » – par exemple en fournissant et le combustible et les réacteurs – a en effet eu pour effet de réduire significativement la quantité d’uranium qu’elle vend à EDF par rapport aux années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

Dans le même temps, et pour prendre en compte certains risques, EDF a jugé préférable de diversifier non seulement les zones géographiques de provenance du minerai mais aussi ses fournisseurs. Jusque-là, la part du Niger dans notre approvisionnement était d’environ 30 %. Aujourd’hui, elle est, selon les années, de 10 à 20 %.

Certains acteurs sont prépondérants, ou du moins mieux installés, sur certaines zones géographiques : il s’agit, au Canada, de CAMECO, dont AREVA écoule une partie de la production et, en Australie, de BHB Billiton et de Rio Tinto. Les deux plus grandes mines mondiales sont Cigar Lake au Canada, que CAMECO est en train de mettre en service, et Olympic Dam en Australie, une gigantesque mine de cuivre et d’uranium appartenant à BHB Billiton.

Notre stratégie de portefeuille consiste à faire approximativement correspondre les zones de provenance de notre combustible à la part qu’elles représentent dans la production mondiale. Cela signifie que nous achetons principalement de l’uranium canadien, australien et kazakh même si, en réalité, toutes les zones de production mondiales sont sollicitées pour nous approvisionner, y compris l’Afrique – Niger et Namibie –, la Russie et l’Ouzbékistan. Et, par exemple, la part du Niger dans nos achats – 10 à 20 % comme je l’ai dit – reste supérieure à sa part dans la production mondiale, de l’ordre de 6 %.

Pour ce qui est de la conversion et de l’enrichissement, le marché est mondial. Les sociétés du secteur se situent principalement aux États-Unis, au Canada, en Russie et en Europe. Dans ce domaine, nous tentons de concilier deux préoccupations : celle de diversifier les fournisseurs pour garantir la sécurité de l’approvisionnement et celle de maintenir avec eux des relations durables et de conclure des partenariats. À cet égard, AREVA est notre partenaire principal : il nous fournit à peu près 40 % des services de conversion et d’enrichissement, une proportion significativement supérieure à celle de ses capacités de production rapportées aux capacités mondiales.

M. le président François Brottes. Cette contribution à hauteur de 40 % résulte-t-elle d’un choix d’EDF ? Ne subissez-vous pas, dans le cadre du conseil de politique nucléaire, des pressions pour la réduire ?

M. Sylvain Granger. Ces questions sont en effet examinées régulièrement avec les services de l’État, lors des réunions du conseil de politique nucléaire ou dans d’autres cadres.

Les capacités de conversion et d’enrichissement d’AREVA qui ne sont pas employées par EDF sont consacrées à d’autres clients. Or ces capacités sont bien évidemment limitées : dès lors que la société a une stratégie de développement, il convient de définir la part pouvant être réservée à EDF et celle qui pourra être utilisée pour gagner des marchés à l’international.

Les marchés de l’extraction, de la conversion et de l’enrichissement – c’est un peu moins vrai pour la fabrication – sont extrêmement internationalisés. Les raisons en sont industrielles : les capacités de conversion sont plutôt concentrées en Amérique du Nord, tandis que celles d’enrichissement sont principalement situées en Europe – aux mains d’URENCO et d’AREVA. Comme il s’agit de deux étapes indispensables de la chaîne d’approvisionnement, les logiques industrielles ne peuvent qu’être internationales. À cet égard, AREVA, en tant que grand acteur de l’amont du cycle nucléaire, a sa propre stratégie, de même qu’EDF, qui doit sécuriser son approvisionnement, a la sienne.

C’est en effet à notre société, et à nulle autre, que les services de l’État ont confié la responsabilité d’assurer la sécurité de son approvisionnement. EDF a ainsi toujours constitué des stocks de combustible. Chaque année, nous analysons l’ensemble des risques – techniques ou autres – pesant sur tous les pays d’approvisionnement, puis, en fonction des résultats, nous calculons nos stocks et décidons de les positionner à tel ou tel point de la chaîne. Si nous identifions un risque sur certaines mines, les stocks seront par exemple plutôt constitués après la conversion.

Il y a quelques années, l’enrichissement a connu une importante mutation, avec le passage de la diffusion gazeuse – une technologie maîtrisée principalement par la France et les États-Unis – à l’ultracentrifugation, sur laquelle ces deux pays avaient pris du retard. Le risque que nous avions alors identifié nous a conduits à déporter les stocks vers le point de la chaîne situé après l’enrichissement. C’était plus coûteux, mais en termes de sécurité d’approvisionnement, cette décision a permis de compenser les difficultés de développement de l’ultracentrifugation, notamment en France.

En quantité, les stocks représentent un peu plus de deux années de consommation pour EDF, ce qui est considérable par rapport aux autres matières premières comme le pétrole ou le gaz.

Notre portefeuille d’approvisionnement est constitué de contrats de long terme. Mais ces contrats comportent systématiquement des options et des clauses de flexibilité, nécessaires pour que nous puissions nous adapter à la demande. Dans le cas, exceptionnel, où une option se révèle plus chère que le prix du marché spot, il est possible de ne pas la lever et d’acheter de l’uranium sur ce marché. Mais cela ne porte que sur des quantités très faibles.

D’ailleurs, dans le marché de l’uranium, le marché spot est principalement un marché d’ajustement.

M. le président François Brottes. Quel est son horizon temporel ?

M. Sylvain Granger. Il s’agit d’un marché sur lequel des professionnels observent les transactions effectuées au quotidien afin d’en déduire les prix à un instant donné. Ces transactions portent généralement sur de petites quantités, pour des livraisons à court terme – de l’ordre de quelques mois –, mais qui ne conduisent pas nécessairement à une utilisation finale. J’ai par exemple appris que la Deutsche Bank avait constitué un petit stock d’uranium, mais je doute qu’elle songe à l’utiliser dans ses établissements…

M. le président François Brottes. L’uranium fait donc l’objet d’une spéculation ?

M. Sylvain Granger. Cela a sans doute été le cas dans les années 2006-2007, lorsque les prix se sont élevés jusqu’à un niveau de 150 dollars pour une livre, contre 10 à 20 dollars en 2002 et 2003. Aujourd’hui, le prix spot est d’environ 35 dollars la livre, après avoir longtemps connu un palier situé aux alentours de 40 dollars. La tendance, depuis 2003, est donc bien à un triplement des prix, même si on observe une légère baisse depuis quelques mois. Et en 2007, anticipant ce que l’on appelait la « renaissance du nucléaire », un certain nombre d’acteurs – qui étaient loin d’appartenir tous au secteur du nucléaire – s’étaient précipités sur ce marché, faisant gonfler les cours. Pour autant, EDF n’a jamais acheté son uranium 150 dollars la livre. Grâce à notre stratégie d’anticipation, de conclusion de contrats de long terme et de partenariats, non seulement nous avons bénéficié de prix stables, mais leur évolution a été économiquement favorable par rapport à celle du marché spot.

M. le président François Brottes. Ce marché est-il sensible à l’actualité ? L’accident de Fukushima, un référendum en Suisse sur l’énergie nucléaire, une prise de position de la part de certains mouvements politiques en France peuvent-ils avoir un impact ?

M. Sylvain Granger. Trois événements ont eu un impact important. Le premier est l’anticipation de la renaissance du nucléaire dont j’ai déjà parlé. Le deuxième est la décision prise par les Chinois en 2011 d’acheter plus d’uranium qu’ils n’en avaient besoin pour alimenter leurs centrales. Les Chinois ont en effet une politique très forte de sécurisation de leur approvisionnement, y compris pour l’avenir, grâce à la constitution de stocks, à des prises de participation et au développement international. Même si l’information sur le sujet est rare, on peut, en observant leurs achats, en déduire la politique du pays en matière de construction nucléaire. Cela étant, lors du pic observé en 2011, le prix spot de l’uranium n’a pas dépassé 50 dollars la livre.

Enfin, le troisième événement est l’accident de Fukushima. L’arrêt des réacteurs japonais et, en conséquence, l’absence de demande en provenance du Japon ont entraîné une baisse du cours, qui est descendu de 40-45 dollars à 35 dollars la livre.

En définitive, et si l’on excepte la spéculation quasiment autoréalisatrice survenue en 2006-2007, on constate que les variations ne sont pas d’une amplitude exceptionnelle. Par ailleurs, la volatilité des prix masque une tendance structurelle à la hausse. En effet, de nombreuses mines d’uranium découvertes dans les années soixante et soixante-dix sont en déclin. Ce qui est arrivé en France, où on n’extrait plus d’uranium depuis 2001, va se répéter dans d’autres régions du monde. C’est pourquoi nous sommes entrés dans un cycle de réinvestissement minier. Alors que l’investissement réalisé dans ces anciennes mines était presque amorti, il est à nouveau nécessaire d’apporter du capital. Il en résulte une augmentation structurelle des prix.

Pour savoir si cette évolution va perdurer et pour évaluer le niveau auquel le prix de l’uranium pourrait se stabiliser, il importe donc d’apprécier le coût complet de développement des nouvelles mines, qui varie d’une région à l’autre : alors qu’il est d’environ 30 dollars la livre au Kazakhstan, il peut atteindre ailleurs 60 à 70 dollars. Toutes ces mines ne seront pas exploitées : si de très grandes comme Cigar Lake et Olympic Dam peuvent être développées à un coût raisonnable, on peut envisager un équilibre entre l’offre et la demande rendant inutile l’ouverture des mines plus coûteuses.

Selon nos propres estimations, toutefois, le prix de l’uranium pourrait monter jusqu’à 60 dollars la livre dans les dix prochaines années. Dans cette hypothèse, l’augmentation à venir serait plus modérée que celle que nous venons de connaître au cours des dix dernières années où, de 10 à 20 dollars, il est passé à 40 dollars.

De toute façon, le coût de l’uranium naturel ne représente, je le rappelle, qu’un quart de celui du combustible, qui lui-même ne compte qu’à hauteur de 10 % dans les coûts de production de l’énergie nucléaire. Si je me trompe et que l’on constate un doublement du prix sur le marché spot dans les dix ans à venir, non seulement EDF n’en subirait pas nécessairement les conséquences, puisque nous ne nous fournissons qu’exceptionnellement sur ce marché, mais l’augmentation réelle ne porterait, au bout du compte, que sur 2,5 % des coûts de production de l’énergie nucléaire, et serait de surcroît étalée sur dix ans.

M. le président François Brottes. AREVA va pouvoir augmenter ses prix…

M. Sylvain Granger. Si une telle augmentation était justifiée par l’évolution du marché, alors elle serait appliquée par tout le monde. Mais une société qui proposerait des prix éloignés de ceux du marché aurait du mal à vendre sa production. Les mécanismes en jeu ne sont pas propres à l’industrie nucléaire.

M. Jean-Pierre Gorges. En ce qui concerne les réserves d’uranium, vous nous avez rassurés, puisque de 130 ans, elles sont passées à 5 000 ! On peut donc parler de ressource illimitée, même si j’ai bien compris que cela supposait des efforts de recherche et donc des investissements.

J’ai déjà eu l’occasion d’insister sur la fragilité des énergies renouvelables, sur leur instabilité, ainsi que sur le caractère peu sain de leur statut fiscal. C’est pourquoi il est intéressant d’apprendre que le combustible nucléaire ne représente que 10 % des coûts de production. Certes, faute d’uranium sur notre territoire, nous sommes obligés de l’importer et nous pouvons donc être exposés à des difficultés pour nous en procurer. Mais grâce au stockage et à la recherche, il est tout de même possible de garantir notre approvisionnement pour une très longue durée.

Le problème réside plutôt dans nos centrales. En France, on leur prête une durée de vie de trente ans alors que, selon M. Oursel, cette durée est plutôt de soixante ans aux États-Unis, où on envisage même de la porter à quatre-vingts ans. En Grande-Bretagne, l’amortissement financier se fonde sur des amortissements techniques de soixante ans.

Vous n’êtes certes pas spécialiste du sujet, mais vous côtoyez les personnes qui travaillent sur cette question : que faudrait-il faire – bien sûr dans le respect des règles de sécurité françaises, sans doute plus strictes qu’aux États-Unis – pour prolonger de trente ans la durée de vie de nos centrales, le temps de préparer sérieusement la transition énergétique ? Je suis convaincu, en effet, que c’est le nucléaire qui permettra de réaliser cette transition, qui se fera peut-être vers les réacteurs de quatrième génération.

M. le président François Brottes. Je rappelle que le sujet de notre réunion est le combustible nucléaire. Vous avez parfaitement le droit de répondre à cette question, monsieur Granger, mais n’étant pas spécialiste, vous pouvez aussi vous y refuser. De toute façon, ce sujet sera abordé avec EDF lors d’une prochaine réunion.

M. Sylvain Granger. Je ne suis en effet pas spécialiste, et vous aurez l’occasion de recevoir des gens beaucoup plus compétents que moi dans ce domaine. Je me contenterai donc de quelques précisions.

Je n’ai pas dit que les réserves d’uranium étaient de 5 000 ans. Si j’ai cité ce chiffre, c’est pour montrer que la question de la ressource en uranium ne se pose pas réellement dès lors que l’on croit au progrès technique. Le débat qui a lieu sur le niveau des réserves en l’état actuel de la technologie – 100 ou 150 ans – n’aurait en effet plus de sens si nous développions une autre génération de réacteurs. L’ordre de grandeur ne serait alors plus du tout le même.

Bien sûr, une telle progression ne serait ni simple, ni rapide. Mais ce qui est certain, c’est que pour les autres sources d’énergie fossiles, telles que le pétrole ou le gaz, nous n’avons pas les mêmes perspectives de progrès technologique, même si elles bénéficient également d’améliorations qui permettent d’en prolonger l’exploitation. C’est notamment le cas pour le pétrole, dont les réserves s’accroissent avec les progrès accomplis en matière d’exploration et d’extraction – il faut donc rester très prudent en parlant de réserves prouvées.

En tout état de cause, il n’y a aucune raison de craindre une pénurie d’uranium. S’il y a une matière première susceptible d’être très longtemps disponible, c’est bien celle-là, à condition de réaliser les développements technologiques adéquats, notamment de passer à une nouvelle génération de réacteurs.

S’agissant des réacteurs en fonctionnement, leur durée de vie n’est pas de trente ans, ni de quarante ou de soixante : ils sont examinés tous les dix ans par l’Autorité de sûreté qui, selon les résultats, donne ou non à EDF l’autorisation de les exploiter pendant une décennie supplémentaire. Il est vrai que le système est très différent aux États-Unis, où les exploitants disposent d’une plus grande visibilité sur la durée de vie des réacteurs – hier quarante ans, aujourd’hui soixante dans la plupart des cas. Les électriciens américains commencent même, vous y avez fait allusion, à constituer des dossiers pour obtenir une prolongation jusqu’à quatre-vingts ans. Sur le plan physique, ils n’ont pas tort : les progrès réalisés dans le domaine des matériaux, ainsi qu’en matière de surveillance du comportement des éléments des centrales, autorisent à se montrer optimiste. Mais une fois de plus, cette décision relève chez nous de l’Autorité de sûreté et de son appui technique.

M. le président François Brottes. Quelle est la proportion du combustible utilisé qui finit en déchets ultimes ? Et comment évolue-t-elle ?

M. Sylvain Granger. Pour simplifier, la réaction nucléaire au sein de la centrale conduit à la transformation de 4 % d’uranium en déchets hautement radioactifs et non recyclables, et de 1 % d’uranium en la même quantité de plutonium. Il reste donc 95 % d’uranium inutilisé, dont la concentration en combustible est à peu près la même que celle de l’uranium naturel.

Mais dans la mesure où c’est tout l’assemblage de combustibles qui a été irradié, la structure métallique qui le compose constitue aussi un déchet. AREVA a donc développé une technologie de retraitement permettant de découper l’assemblage, d’extraire et de compacter les parties métalliques, et de séparer les déchets ultimes de l’uranium réutilisable et du plutonium – lequel fait l’objet d’un recyclage particulier sous la forme de MOX.

Dans un réacteur à eau pressurisée, le bilan de la combustion ne peut être amélioré qu’à la marge : il est possible de réduire la proportion de déchets à 3,8 %, mais guère en deçà. En revanche, un réacteur de quatrième génération à spectre rapide pourrait être doté d’un système de multirecyclage permettant la production d’une même quantité d’énergie avec un meilleur rapport entre consommation d’uranium et production de déchets. En théorie, un réacteur rapide pourrait utiliser tout l’uranium extrait de la mine, et non pas seulement 1 % de cette quantité. Mais une estimation prudente conduit plutôt à tabler sur une proportion de 50 %.

M. le président François Brottes. Qu’en est-il de l’EPR ?

M. Sylvain Granger. Comme son nom l’indique – Evolutionary Pressurized Reactor –, l’EPR est un réacteur à eau pressurisée. Son rendement est un peu amélioré par rapport aux précédentes générations, si bien que le rapport entre consommation d’uranium et production de déchets sera un peu meilleur. Mais le gain n’est que marginal et on ne peut pas parler de rupture technologique.

M. le rapporteur. Entre le combustible fabriqué à partir d’uranium naturel et le MOX, quel est le plus coûteux ?

M. Sylvain Granger. Il faut comparer ce qui est comparable, car il s’agit de deux systèmes industriels différents.

Le coût de fabrication du MOX, composé en partie de plutonium, est significativement plus élevé que celui du combustible réalisé à partir d’uranium naturel. Mais le plutonium lui-même est obtenu sans coût supplémentaire, puisqu’il s’agit d’un sous-produit de la combustion de l’uranium. En outre, dans la mesure où le traitement des combustibles usés est considéré essentiellement comme un moyen de limiter le volume des déchets radioactifs ultimes, son coût est intégré au coût complet du combustible. Dès lors, si l’on tient compte de toutes les étapes de la chaîne de production, en amont – achat, conversion, enrichissement et fabrication pour l’uranium naturel, fabrication seulement pour le MOX – et en aval – retraitement –, le coût de l’uranium et celui du MOX apparaissent équivalents.

M. le rapporteur. C’est une question que le rapport de la Cour des comptes n’a pas examinée dans le détail. Nous serions donc très intéressés de connaître les bilans comparés des deux technologies.

M. Sylvain Granger. Ces données existent et peuvent vous être communiquées, même si elles sont commercialement sensibles.

M. le président François Brottes. Quel est l’intérêt du MOX sur le plan économique ?

M. Sylvain Granger. Dès lors que les coûts sont équivalents, l’intérêt du MOX n’est pas vraiment économique. Mais son usage réduit nos besoins en uranium et contribue donc à notre sécurité d’approvisionnement. En outre, il permet de diminuer considérablement – de l’ordre d’un facteur dix – le volume de déchets de haute et moyenne activité à vie longue, et donc le coût de leur stockage. C’est son principal intérêt.

M. le rapporteur. Dans ce cas, pourquoi les autres pays n’ont-ils pas recours à cette technologie ?

M. Sylvain Granger. Il n’y a sans doute pas une réponse unique à cette question. Mais on peut remarquer que les pays qui ont développé cette technologie – comme la Grande-Bretagne – ou tenté de la développer – comme le Japon – partagent certaines caractéristiques avec la France : une part non négligeable de l’électricité provenant de l’énergie nucléaire, un territoire peu étendu et fortement urbanisé. Dans ces conditions, la possibilité de réduire le volume de déchets à stocker prend une plus grande valeur. A contrario, les États-Unis, qui disposent d’un vaste territoire, peuvent accorder moins d’importance à l’économie d’espace. Quant à la Chine, qui envisage également l’utilisation du MOX, elle dispose, comme la France, de très peu de ressources naturelles sur son territoire. Quand on ne bénéficie pas, à la différence des États-Unis, de réserves abondantes en pétrole, en gaz et en uranium, on est plus soucieux de l’économie et du recyclage.

M. le président François Brottes. Le MOX joue donc le rôle d’amortisseur.

M. Sylvain Granger. Et il conduit, voire contraint, à adopter une vision à plus long terme, et à mon avis plus pertinente.

M. Michel Sordi. En 1997, Mme Voynet a pris la décision d’arrêter Superphénix. Pouvez-vous nous rappeler ce qu’était ce programme ?

M. Sylvain Granger. Phénix et Superphénix étaient deux réacteurs à spectre rapide, et constituaient en quelque sorte une première étape dans le développement des réacteurs de quatrième génération. Le premier, un réacteur de moyenne puissance exploité par le Commissariat à l’énergie atomique, a fonctionné de manière plutôt satisfaisante. La construction du second a répondu à une volonté de changer d’échelle et de passer à une exploitation industrielle. Les deux ont été arrêtés.

M. le rapporteur. La décision d’arrêter Superphénix a été prise par tout un gouvernement, et non par un ministre en particulier.

M. Michel Sordi. Mais elle résultait d’un marchandage politique, comme l’abandon du canal Rhin-Rhône !

M. le président François Brottes. Je vous remercie, monsieur Granger, pour cet échange qui a été à la hauteur de nos attentes. Je vous prie de nous communiquer le bilan comparé de l’uranium et du MOX dont nous parlions à l’instant.

L’audition s’achève à onze heures cinquante-cinq.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 6 février 2014 à 10 h 30

Présents. - M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. Yves Blein, M. François Brottes, M. Claude de Ganay, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Sandrine Hurel, Mme Frédérique Massat, Mme Sylvie Pichot, M. Patrice Prat

Excusés. - Mme Marie-Noëlle Battistel, Mme Françoise Dubois