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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 27 février 2014

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 23

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition de MM. Yannick Rousselet, responsable du dossier nucléaire, et Cyrille Cormier, chargé de campagne climat-énergie de Greenpeace France

L’audition commence à dix heures trente.

M. le président François Brottes. Nous avons considéré qu’après avoir recueilli les avis de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) sur l’EPR, le réacteur pressurisé européen, il était nécessaire d’entendre sur le même sujet MM. Yannick Rousselet et Cyrille Cormier, respectivement responsable du dossier nucléaire et chargé de campagne Climat/Énergie chez Greenpeace France – qui a tenu hier une conférence de presse sur la prolongation de la durée de vie des réacteurs nucléaires au-delà de quarante ans.

Messieurs, je vous souhaite la bienvenue. En janvier 2012, Greenpeace International faisait paraître une brochure dont le titre résumait le point de vue de l’organisation : « Le réacteur EPR : un gaspillage dangereux de temps et d’argent » – on reconnaîtra votre sens de la formule ! Mais vu que nous venons de passer une heure et demie à essayer d’identifier les causes du retard du chantier de Flamanville et de ses surcoûts, en faisant la distinction entre ce qui relèverait du prototype et ce que pourrait être la série, peut-être serait-il utile de dépasser le jugement lapidaire pour entrer dans le détail.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yannick Rousselet et M. Cyrille Cormier prêtent serment)

M. Yannick Rousselet. Je vous parlerai de l’évolution du chantier de l’EPR en France et des problèmes de sûreté qui en découlent, tandis que Cyrille Cormier s’attachera aux questions budgétaires.

M. Bernard Accoyer. Monsieur le président, permettez-moi de vous rappeler que l’objet de notre commission d’enquête est le coût de la filière nucléaire ; compte tenu du temps qui nous est imparti, il serait bon que nous nous concentrions sur le sujet !

M. Yannick Rousselet. Je n’ai pas l’impression de m’en éloigner : je ne vois pas comment l’on pourrait parler de l’EPR, de son avenir et de son coût sans évoquer l’évolution du chantier et sa sûreté !

Si nous avons été si virulents, à l’époque, c’est que nous jugions qu’un mauvais choix stratégique avait été fait. La conception de l’EPR date des années 90 : EDF s’est enferré dans un projet qui n’était plus d’actualité – quelle que soit l’opinion générale que l’on peut avoir sur le nucléaire.

M. le président François Brottes. En ce qui vous concerne, vous y êtes opposés : c’est même une position de principe !

M. Yannick Rousselet. J’essaie justement de m’en détacher et de me prononcer sur le choix de l’EPR, dans l’absolu. Or il me semble que, même si l’on est pro-nucléaire, ce choix peut paraître déraisonnable. Il s’agit d’un réacteur extrêmement gros et complexe, qui pose des problèmes de réalisation, de coût et de maîtrise. Nous autres, militants contre le nucléaire, aurions été en difficulté si d’autres choix industriels avaient été faits : par exemple, si EDF avait décidé de se doter de réacteurs de 1 000 mégawatts, un certain nombre de centrales auraient déjà été construites et, commercialement, la situation aurait été bien différente.

M. le président François Brottes. Vous estimez que l’EPR est plus sûr, mais trop gros ?

M. Yannick Rousselet. En tout cas, il est certain qu’il est très gros et très complexe. En outre, l’idée que, grâce à des économies d’échelle, il permettrait de réduire le prix du mégawattheure me paraît erronée.

Le chantier a démarré en 2007. En tant que riverain et membre de la commission locale d’information (CLI) de Flamanville, j’ai pu en suivre l’évolution de bout en bout. On est allé de ratés en ratés. On dit que c’est parce que c’est un prototype, ou une tête de série, mais le chantier a été interrompu pour la première fois dès le début du terrassement, après que l’on a envoyé des gravats sur les réacteurs voisins ; ensuite, tout a été à l’avenant. On n’a pas été capable de réaliser la galerie de rejets telle qu’elle avait été initialement conçue, alors que l’on connaissait dans le détail la géologie du lieu, puisqu’une mine de fer y avait été exploitée durant de très longues années ; du coup, il a fallu modifier complètement les tracés. Quand on a commencé à couler le premier béton, on n’est pas parvenu à fabriquer un béton conforme, avec la teneur en eau nécessaire. Une fois les premiers ferraillages faits, on s’est aperçu que certains avaient été oubliés et que d’autres ne coïncidaient pas entre eux ; on a manchonné comme on a pu pour sauver la situation ! Puis ont commencé les soudures ; dès le début, il fut flagrant qu’il y avait un problème de formation, et que les soudeurs n’étaient pas assez compétents ; résultat : un taux d’échec phénoménal de 26 %, alors qu’il est de 4 à 5 % dans l’industrie classique. On n’a pas réussi à monter le « liner », l’enceinte interne, en raison de défauts sur les tolérances, les soudures, etc. Quant aux consoles du pont polaire, elles ont défrayé la chronique ; il suffisait d’avoir fait son apprentissage en chaudronnerie pour s’apercevoir que leur conception ne ressemblait à rien. Ce qui est incroyable, c’est que malgré ces erreurs, tous les seuils de contrôle ont été franchis et que l’on a fini par monter des produits imparfaits dans l’enceinte de l’EPR ; c’est à ce moment-là qu’un simple peintre, qui voulait sabler les consoles, s’est aperçu, à l’œil nu, que toutes les soudures étaient défectueuses ! Il m’a immédiatement appelé pour me signaler le problème.

M. le président François Brottes. Ah bon ? Vous étiez le chef de chantier ?

M. Yannick Rousselet. Non, mais je suis de très près son avancée, et nous visitons régulièrement les installations.

Autre exemple : bien qu’il n’y ait eu qu’un couvercle de cuve à construire, il a fallu refaire les soudures des traversées et des bossages. Résultat : on en est réduit à monter un couvercle bricolé sur une cuve censée être neuve !

Je passe sur les procès en cours concernant les conditions d’emploi et les malfaçons ; au-delà même de la question de savoir si l’on est pour ou contre le nucléaire, on se heurte de fait depuis le début du chantier à un vrai problème de savoir-faire.

M. le président François Brottes. Auriez-vous quand même un compliment à adresser à l’EPR ?

M. Yannick Rousselet. Oui : il s’agit d’une machine très impressionnante. Quant à savoir si sa construction est justifiée – et réaliste –, c’est une autre affaire.

On nous a vanté les mérites de l’EPR en matière de sûreté, mais, pour ne prendre que ce seul exemple, la démonstration de l’efficacité du « core catcher », le « cendrier » censé récupérer le corium en cas de fusion, n’a toujours pas été faite. De même, s’agissant de la résistance au crash d’un avion, au regard des documents que nous avons pu consulter, et malgré le « secret défense » que l’on ne manque jamais de nous opposer, il ne semble pas que la démonstration ait été faite que le réacteur pourrait résister à un volume important de kérosène enflammé. J’ai d’ailleurs noté que M. Repussard est resté très prudent sur ce point tout à l’heure.

M. le président François Brottes. Vous contestez donc l’analyse de l’Autorité de sûreté nucléaire ?

M. Yannick Rousselet. Jusqu’à présent, je n’ai jamais entendu l’ASN soutenir que l’EPR serait capable de résister à la chute d’un gros-porteur.

M. le président François Brottes. Cela a été dit tout à l’heure, en audition publique et sous serment.

M. Yannick Rousselet. J’ai écouté M. Jamet avec attention, et je n’ai pas la même interprétation que vous de ses propos.

M. le président François Brottes. Il a dit qu’avec les avions qui circuleront dans vingt ans, les garanties ne seront pas nécessairement les mêmes, mais qu’à ce jour, il considérait que tel était le cas.

M. Yannick Rousselet. Chacun jugera.

L’idée était émise encore ces derniers jours de faire évoluer l’EPR, par exemple en diminuant la quantité de ferraillage. Cette manière de mettre en relation le coût, la réalisation et la sûreté m’étonnera toujours ; soit l’on considère que le ferraillage réalisé sur l’EPR est nécessaire pour des raisons de sûreté, et dans ce cas une telle décision reviendrait à réduire le niveau de sûreté du réacteur, soit tel n’est pas le cas, et l’on reconnaît implicitement que l’on a commis une erreur.

On a également dit que l’EPR offrait une amélioration notable du niveau de sûreté des piscines d’entreposage ; nous sommes nous aussi de cet avis. Toutefois, il n’a pas été fait la démonstration qu’il n’existait aucun risque de « dénoyage » du combustible dans les piscines ; j’en veux pour preuve une lettre de juin 2013, dans laquelle l’ASN demandait à EDF de réviser sa stratégie de gestion des combustibles irradiés. Cela vaudrait la peine de savoir ce qu’il en est aujourd’hui. Les conséquences sur les coûts pourraient être importantes, notamment s’il s’avérait qu’il faille « bunkériser » les piscines ou changer complètement de système – par exemple en privilégiant un entreposage à sec, sur le modèle américain. Ce qui est certain, c’est qu’en l’état, les piscines de l’EPR ne résolvent pas le problème de l’entreposage intérimaire des combustibles irradiés.

Quant à la valeur du terme source, c’est-à-dire la quantité de matière fissile contenue dans le réacteur, elle nous avait fait dire qu’il s’agissait du réacteur le plus dangereux au monde : du fait de sa puissance de 1 650 mégawatts, l’EPR est en effet celui qui, en cas d’accident majeur, serait susceptible de libérer la plus grande quantité de matière radioactive. À ce titre, je suis satisfait que Jacques Repussard ait insisté sur la question du dimensionnement.

Je ne reviendrai pas sur la situation en Finlande : là-bas, on ne sait même plus quand l’EPR pourra démarrer ! Il faut reconnaître que l’autorité de sûreté finlandaise, la STUK, est particulièrement exigeante – encore plus que l’ASN.

Antoine Ménager, directeur du chantier de Flamanville, affirme que l’EPR français sera mis en service en 2016. Il convient néanmoins de rester prudent, car la CLI subit depuis le début du chantier un enfumage permanent sur la date de mise en service, qui est régulièrement repoussée. Les générateurs de vapeur, qui devaient arriver à Flamanville d’abord le 1er novembre, puis le 15 décembre, ont été laissés sur le quai de Cherbourg, soumis à la corrosion due à l’air salin. J’ai demandé à l’ASN comment elle comptait réagir, et elle a finalement exigé que les générateurs soient entreposés dans des hangars – ce qui a été fait, mais ils sont encore à ce jour à Cherbourg, leur transport ayant été de nouveau reporté pour des raisons techniques. C’est incroyable : on a l’impression que rien ne marche ! Au fur et à mesure que le chantier avance, un nouveau problème technique ou organisationnel se pose.

Pour nous, il s’agit bien d’un échec industriel, qui découle d’un choix stratégique erroné. De ce point de vue, le dimensionnement du réacteur est particulièrement inquiétant.

M. le président François Brottes. Monsieur Accoyer me faisait remarquer que vous n’aviez pas toujours contribué à accélérer le chantier…

M. Yannick Rousselet. Je ne suis pas sûr qu’une manifestation de quelques heures ait eu des répercussions considérables sur l’avancement d’un chantier qui dure depuis plusieurs années !

M. Cyrille Cormier. Greenpeace est une organisation non gouvernementale qui n’a pas vocation à produire des expertises, même s’il nous arrive de fournir des éléments d’analyse ; en revanche, nous commandons des expertises indépendantes. Par exemple, nous avons publié, au début de 2013, le Scénario de transition énergétique, qui comparait deux hypothèses : d’un côté, le renouvellement du parc nucléaire ; de l’autre, la sortie définitive du nucléaire, avec le remplacement des réacteurs par des moyens de production d’énergie renouvelable. Plus récemment, nous avons commandé à l’agence WISE – World Information Service on Energy – un rapport sur une éventuelle prolongation du parc nucléaire actuel au-delà de quarante ans ; nous avons d’ailleurs demandé à être auditionnés à nouveau par votre commission d’enquête sur ce thème spécifique. Dans quelques jours, nous diffuserons, toujours dans un souci de transparence et avec la volonté d’apporter de nouveaux éléments d’expertise, une étude sur les réseaux électriques aux échelles française et européenne, et sur leur évolution comparée en cas de maintien de la puissance nucléaire en France et de la production de charbon en Pologne ou en cas d’évolution vers un taux élevé d’énergie renouvelable d’ici à 2030. Je vous ferai parvenir ces documents, qui intéressent directement l’avenir de la production électrique en France dans la mesure où ils permettent de s’interroger sur le coût du système global : moyens de production, mais aussi moyens de transport et de distribution, et éléments constitutifs de la consommation d’électricité.

Yannick Rousselet vous a présenté les informations relatives au chantier qui conduisent à avoir aujourd’hui une meilleure connaissance de la durée et du coût réels de la construction d’un EPR. Il reste encore au moins quatre ans de chantier en France, et de un à deux en Finlande, suivant que l’on écoute Areva ou l’opérateur TVO, mais il est d’ores et déjà certain qu’il y aura une multiplication par deux de la durée du chantier de Flamanville et un retard de cinq à sept ans sur celui d’Olkiluoto. Quant aux coûts, ils ont été multipliés par trois par rapport aux évaluations données en 2005, au moment du débat public ; à l’époque, EDF annonçait un EPR à 2,8 milliards d’euros et la Direction générale de l’énergie et des matières premières (DGEMP) tablait sur 1,6 milliard. C’est sur cette base qu’a été décidée la construction du réacteur de Flamanville. En avril 2007, au moment où le chantier a débuté, l’estimation d’EDF avait déjà été portée à 3,4 milliards – mais nous savons tous que, dans le cadre d’une réponse à un appel d’offre et d’une négociation industrielle, ce type de dépassement est monnaie courante. Le problème, c’est que l’augmentation s’est poursuivie : 4 milliards d’euros en décembre 2008, 5 milliards en 2010, 6 milliards en 2011, et ce jusqu’en décembre 2012, date de la dernière mise à jour, où le coût total de la construction de l’EPR a été relevé par EDF à 8,5 milliards, en même temps qu’était annoncé un retard supplémentaire de deux ans pour la mise en service du réacteur. Comme il reste encore au moins deux ans de chantier, le dérapage des coûts peut se poursuivre.

Pour sa part, le Réseau de transport d’électricité (RTE), dans sa dernière mise à jour du schéma décennal et du bilan prévisionnel, envisage une injection sur le réseau des premiers kilowattheures produits par l’EPR vers la fin 2016 – tout en précisant que rien n’est certain. RTE a également réalisé des tests afin d’assurer la stabilité du réseau sans tenir compte de la disponibilité de l’EPR. Tout le monde est donc très prudent.

Pour ce qui concerne les réacteurs étrangers, les dernières estimations tournent autour de 9 milliards d’euros pour le projet d’EPR à Hinkley Point, et de 8,5 milliards d’euros pour le chantier d’Olkiluoto, en Finlande. Par conséquent, une évaluation réaliste de la construction d’un EPR serait aujourd’hui d’environ 9 milliards d’euros pour le coût et de huit à dix ans pour la durée – étant entendu qu’aucun chantier n’a encore été achevé.

L’EPR en est en effet au stade du démonstrateur. Sa capacité à fonctionner n’a pas été démontrée, et ses performances supposées, notamment s’agissant du taux de charge de 90 %, restent hypothétiques. Or cela aura une incidence sur le coût de production de l’électricité.

La multiplication par trois du coût de construction s’est déjà traduite par une multiplication par trois à cinq du prix annoncé du mégawattheure. Lors du débat public, Areva avait fixé ce dernier à 30 euros – ce qui pouvait sembler ambitieux. EDF l’a revu à la hausse une première fois en 2007, puis en 2008, à respectivement 46 et 55 euros. En janvier 2012, la Cour des comptes, sur la base d’un chantier à 6 milliards d’euros, a fixé une fourchette allant de 70 à 90 euros. Si l’on extrapole ces résultats sur la base d’un chantier à 8,5 milliards, il semble évident que le prix du mégawattheure produit par l’EPR de Flamanville dépassera les 100 euros et qu’il pourrait même aller jusqu’à 130 euros – cela a été confirmé entre-temps par les tarifs d’achat négociés en Angleterre. Vu qu’il reste encore deux ans de chantier, ces chiffres sont à prendre avec prudence : nous ne sommes pas à l’abri d’une nouvelle augmentation. Pour comparaison, les nouvelles capacités de l’éolien terrestre en France permettent aujourd’hui de produire de l’électricité à un prix allant de 70 à 90 euros le mégawattheure.

M. le président François Brottes. Attention à ce type de comparaisons : le prix du mégawattheure se mesure, non par rapport à la puissance installée, mais par rapport à la puissance réellement utilisée compte tenu de la disponibilité des différents modes de production.

M. Cyrille Cormier. Il s’agit du prix du mégawattheure produit en tenant compte de la durée de fonctionnement de l’éolienne, c’est-à-dire d’un taux de charge d’environ 20 à 25 %.

M. le président François Brottes. Ce n’est pas la durée de fonctionnement qui compte ; c’est le taux d’utilisation effective.

M. Cyrille Cormier. Ce dernier étant traduit en taux de charge – que je viens de vous indiquer.

Le prix du mégawattheure produit par un EPR ne cesse donc d’être révisé à la hausse. Or la France est actuellement en excédent de production, ce qui la conduit à exporter une grande partie de son électricité – hormis durant les vagues de froid, où la tendance s’inverse, la France étant alors dépendante des importations pour stabiliser le réseau. Cette situation globalement excédentaire a été encore renforcée par la fermeture de l’usine Georges-Besse I, qui consommait la quasi-intégralité de l’électricité produite par la centrale du Tricastin. La production de l’EPR de Flamanville, même si elle venait remplacer celle de la centrale de Fessenheim, renforcerait donc une situation qui, dans l’ensemble, est de surcapacité.

M. le président François Brottes. « Dans l’ensemble » ne veut pas dire grand-chose : l’électricité, c’est à tout moment que l’on en a besoin. Ce qu’il faut prendre en considération, c’est la courbe de charge en fonction des besoins – sachant qu’il peut y avoir un apport supplémentaire lié à la récupération d’énergie fatale. Bref, il y a des moments où il y a abondance d’électricité, d’autres où il n’y en a pas assez ; il faut se méfier des moyennes en la matière.

M. Cyrille Cormier. C’est pourquoi je précisais que si, dans l’ensemble, nous étions dans une situation d’excédent, dans un certain nombre de cas particuliers, dont les vagues de froid, nous sommes extrêmement dépendants des importations.

M. le président François Brottes. Sauf que « dans l’ensemble » il y a toujours des cas particuliers !

M. Cyrille Cormier. Bref, la production de l’EPR sera principalement dédiée à l’exportation, et elle sera vendue sur un marché de gros européen où le mégawattheure se négocie entre quarante et soixante euros. Sa compétitivité est donc loin d’être garantie.

L’économiste Benjamin Dessus, coauteur en septembre 2000 du rapport Charpin-Dessus-Pellat relatif aux coûts de la filière électrique nucléaire, a analysé le rapport sur les coûts de la filière électronucléaire remis en 2012 par la Cour des comptes. Il observe que la courbe d’apprentissage de l’ensemble des réacteurs, de 1978 à 2002, montre une pente positive : en d’autres termes, le coût de production des réacteurs a augmenté avec le temps – pour une augmentation totale de l’ordre de 50 % sur l’ensemble de la période. Si l’on considère l’évolution par paliers, en distinguant les différentes séries de réacteurs – 900 CP0, 900 CP1, 900 CP2, 1 300 P4, 1 300 P’4 et 1 450 N4 –, on note une augmentation du coût des têtes de série d’environ 10 % à chaque nouveau palier, à l’exception de la tête de série du 1 300 P4, dont le coût fut bien supérieur. En revanche, l’effet de série reste incertain : dans certains cas, le coût de la série est supérieur d’environ 10 % au coût de la tête de série, dans d’autres, il lui est inférieur dans les mêmes proportions. Pour l’EPR, on pouvait donc s’attendre, pour la tête de série, à un coût d’environ 2 400 euros par kilowatt, soit un coût global de quelque 3,8 milliards, plus élevé que ce qui avait été annoncé au début du chantier ; ce coût est aujourd’hui estimé à 5 300 euros par kilowatt, soit un total de 8,5 milliards d’euros, c’est-à-dire un peu moins de deux fois plus ! La rupture de coût est donc très supérieure aux 10 % habituels ; or, en cas de construction d’une série, l’évolution des coûts n’est pas garantie. Tout ce que l’on sait, c’est que le coût de chacun des trois chantiers d’EPR en cours ou à venir est évalué à au moins 8,5 milliards d’euros : l’effet de série ne semble donc pas jouer très favorablement.

D’où un nouveau questionnement sur la justification de la construction du réacteur. Comme je l’ai dit, le besoin n’était guère évident si l’on se réfère au rapport entre notre capacité de production et le niveau de la demande – d’autant que celle-ci tend à se stabiliser depuis cinq ou six ans. Il existe certes de courtes périodes de déficit qui nous imposent de recourir ponctuellement à des importations, mais la construction d’un nouveau réacteur nucléaire était-elle la solution la plus adaptée pour y remédier ? N’aurait-il pas été préférable de privilégier d’autres moyens de production, ou d’améliorer la gestion de la demande ?

L’EPR de Flamanville étant un démonstrateur, il semble évident que sa construction était en réalité motivée par une ambition d’exportation : il s’agit d’un projet industriel plutôt qu’énergétique. Pourtant, il n’y a actuellement dans le monde guère de signes d’engouement pour le nucléaire ; depuis une vingtaine d’années, moins de 7 gigawatts issus du nucléaire sont raccordés chaque année au réseau mondial, alors que les capacités d’énergies fossiles – charbon et gaz – atteignent les 80 gigawatts, de même que celles des énergies renouvelables – dont une bonne moitié d’éolien.

Nous avons néanmoins testé l’hypothèse d’une utilisation de l’EPR pour remplacer le parc ancien, sur la base d’une durée de vie de quarante-sept ans pour les centrales actuellement en service – référence maximale en la matière, aucun réacteur au monde n’ayant dépassé une telle durée –, d’un effet de série favorable, avec une réduction de 10 % du coût actuel de 8,5 milliards, d’une réduction de 20 % de la durée de construction et d’un taux de charge de 90 % – objectif très ambitieux sachant qu’il est aujourd’hui d’environ 75 %. Sur cette base, la construction de trente-cinq réacteurs de type EPR en à peu près quinze ans coûterait quelque 270 milliards d’euros.

Certes, ce n’est peut-être pas la solution qui sera retenue ; peut-être privilégiera-t-on des réacteurs moins chers et moins puissants. Quoi qu’il en soit, il est peu probable que nous revenions à des coûts similaires à ceux que nous avons connus au début du programme nucléaire français, dans les années 70 et 80. Les coûts seront de toute façon supérieurs à ceux des derniers réacteurs produits en France – soit plus de 4 milliards d’euros pièce. Cela signifie que le remplacement du parc ancien par des réacteurs de nouvelle génération représentera très certainement un investissement de plus de 200 milliards d’euros. Pour comparaison, une transition énergétique opérée par des moyens de production d’énergie renouvelable coûterait de 200 à 240 milliards d’euros.

L’EPR est un des moyens de production d’électricité les plus chers. Il semble d’ores et déjà peu compétitif par rapport aux sources d’énergie renouvelables, celles-ci ayant l’avantage non seulement d’être décarbonés, mais aussi de ne pas comporter les risques inhérents à l’exploitation de l’atome. Il conviendrait que dans les mois qui viennent, l’on examine de beaucoup plus près les chiffres fournis par les opérateurs et les industriels sur le coût du chantier, les éventuels surcoûts à prévoir, et leurs répercussions sur le prix du mégawattheure.

Il faudra également tenir compte du retour d’expérience du chantier de Flamanville pour les éventuels travaux sur le parc ancien ; cela nous permettra de savoir si nous avons vraiment la capacité de prolonger dans des conditions économiquement favorables la durée de vie des réacteurs.

M. le président François Brottes. Veillons toutefois à bien distinguer les coûts de production et les prix sur les marchés de gros – ces derniers, qui varient en fonction de la demande, pouvant être négatifs. Il ne faut pas comparer les choux et les carottes !

M. Cyrille Cormier. La rentabilité de l’EPR sera cependant fonction de la vente de l’électricité qu’il aura produite sur les marchés.

M. le président François Brottes. Les prix sur les marchés sont fixés par le mécanisme de l’offre et la demande. Si la croissance revient, les conditions changeront.

Il me semble que tout le monde est d’accord pour dire qu’il existe une perte de compétences au sein de la filière nucléaire. La construction d’une troisième génération de réacteurs, quels qu’en soient les défauts ou les atouts, serait-elle susceptible d’y remédier – sachant que nous aurons encore besoin de telles compétences, vu que le parc nucléaire français ne pourra pas être fermé du jour au lendemain ? Comment faudrait-il s’y prendre si cette troisième génération ne voyait pas le jour ?

M. Yannick Rousselet. Nous partageons en effet ce constat et nous sommes nous aussi convaincus de la nécessité de maintenir les compétences à leur niveau actuel. Quelle que soit la décision prise, nous aurons besoin du savoir-faire des travailleurs et des ingénieurs du nucléaire. Même si l’on adoptait la solution radicale que serait une sortie rapide du nucléaire – ce que nous souhaitons –, on ne pourrait pas fermer les centrales immédiatement ; il faudrait prévoir une période de transition et, durant celle-ci, continuer à gérer le parc nucléaire. Or les pyramides des âges chez Areva et, surtout, chez EDF sont inquiétantes. Que ce soit pour maintenir en fonctionnement les centrales existantes dans l’attente d’une solution de remplacement, pour gérer les installations du cycle ou pour procéder aux opérations de démantèlement, on aura besoin de compétences humaines.

La construction d’un EPR n’en assurera pas pour autant le maintien. Rappelons que la conception de ce réacteur remonte aux années 1993 et 1994, et que la réalisation actuelle découle des plans de l’époque – à quelques améliorations près apportées à la suite de la catastrophe de Fukushima. Il n’y a pas eu de changement technologique important.

À mon sens, le maintien des compétences sera assuré avant tout par le fonctionnement quotidien des centrales actuelles ; il faudra veiller au renouvellement des emplois dans les entreprises concernées. Les difficultés rencontrées sur le chantier de Flamanville sont essentiellement liées à la recherche exacerbée de la rentabilité, via l’utilisation de sous-traitants pas toujours compétents. Mais est-ce vraiment de techniciens capables de couler du béton de qualité nucléaire que nous aurons besoin à l’avenir ? J’en doute. Des personnes capables d’entretenir le parc existant et de participer aux opérations de démantèlement seraient plus utiles.

M. le rapporteur. Estimez-vous que les autorités de sûreté ont été suffisamment vigilantes lorsqu’elles ont validé la conception de l’EPR ?

Les défauts de construction que vous avez évoqués risquent-ils d’avoir des conséquences sur le fonctionnement du réacteur ou peut-on estimer, à l’instar de l’ASN, qu’il s’agit de simples incidents de chantier, sans incidence sur la sûreté ?

Estimez-vous que les évaluations complémentaires de sûreté post-Fukushima ont été menées à leur terme sur l’EPR ?

Que pensez-vous des autres réacteurs de troisième génération existant à l’étranger ? Selon l’ASN et l’IRSN, l’EPR serait le plus avancé en matière de sûreté. Partagez-vous ce point de vue ?

S’agissant de l’éventuel renouvellement du parc nucléaire actuel, pensez-vous que, pour l’EPR, l’effet de série sera faible ? EDF dit travailler sur des scénarios d’optimisation. Avez-vous des éléments d’information complémentaires ?

M. Yannick Rousselet. S’agissant de la conception de l’EPR, je rappelle qu’elle répond à une logique dite « évolutionnaire », et non « révolutionnaire ». Il s’agit d’un réacteur à eau pressurisée classique, dont la puissance a été gonflée et sur lequel ont été greffés des éléments nouveaux : le core catcher, une vanne de sécurité supplémentaire sur le pressuriseur, le liner des enceintes des réacteurs de 900 mégawatts associé à la double enceinte des réacteurs de 1 300.

M. le président François Brottes. Et un cœur qui peut fondre sans risque ?

M. Yannick Rousselet. Pour le coup, il n’y a pas de différence entre les réacteurs 1 et 2 de Flamanville et l’EPR s’agissant de la possibilité physique d’une fusion du cœur.

M. le président François Brottes. Vous contestez ce que dit l’ASN sur ce point ?

M. Yannick Rousselet. Que dit-elle ?

M. le président François Brottes. Que si le cœur fondait, on saurait gérer la situation.

M. Yannick Rousselet. Je ne crois pas que l’ASN ait prétendu qu’une fusion du cœur serait impossible. Elle a simplement dit qu’il existait sur l’EPR des systèmes de sauvegarde qui permettrait, en cas de fusion du cœur, de récupérer le corium.

Je maintiens qu’il serait nécessaire que vous en discutiez avec les personnes qui travaillent sur le core catcher, car l’efficacité de ce dernier n’a jamais été démontrée. Quand on compare avec ce qui a été fait à Fessenheim, on note des différences importantes de conception, notamment s’agissant des systèmes d’aspersion d’eau ; or je rappelle que l’aspersion d’eau présente un risque de dégagement d’hydrogène, avec les conséquences que cela a pu avoir à Fukushima. Tout le monde est favorable à la volonté de guider et d’étaler le corium, mais le core catcher suscite un débat technique, car rien ne dit qu’il sera réellement efficace. Posez de nouveau la question à l’ASN : ils vous répondront qu’il n’est pas sûr à 100 % ; il ne s’agit que d’une tentative d’évolution.

Globalement, en matière de conception, on a cherché à apporter sur l’EPR des améliorations en matière de sûreté. Cela ne signifie pas pour autant que l’ensemble des scénarios ont été pris en considération ; par exemple, contrairement à l’AP 1 000 américain, l’EPR ne dispose pas de système de sûreté passif : il nécessite une source d’énergie externe, avec des lignes de raccordement et des générateurs de secours à moteur diesel pour que l’eau du circuit primaire puisse continuer à circuler et le système de refroidissement à fonctionner. C’est précisément un tel système qui avait fait défaut à Fukushima.

L’AP 1 000 américain, lui, n’a besoin d’aucune énergie extérieure : en cas d’accident, par simple échange thermique, le circuit d’eau chaude/eau froide continue à faire circuler l’eau dans le circuit primaire ; le réacteur dispose ainsi d’une capacité propre de refroidissement pendant au moins les vingt-quatre premières heures.

Cela montre que, contrairement à ce qu’on nous dit, et en dépit du niveau de sûreté atteint dans d’autres domaines, l’EPR n’est pas le modèle optimal en la matière.

M. le président François Brottes. Vous êtes là encore en divergence avec l’ASN, qui nous indiquait tout à l’heure qu’elle n’aurait pas donné sa bénédiction au réacteur américain.

M. Yannick Rousselet. Non, car l’AP 1 000 a bien d’autres défauts. Ce que je dis, c’est que le sentiment d’optimisation de la sûreté qui entoure l’EPR est discutable : on a développé dans d’autres réacteurs des systèmes qui auraient pu être inclus dans l’EPR.

Peut-on garantir que les malfaçons relevées sur le chantier n’auront aucune conséquence sur la sûreté du réacteur ? Je laisse à l’ASN la responsabilité de se prononcer sur le sujet. Ce que je peux dire, c’est qu’il a été procédé à des réparations, parfois importantes : pour le couvercle de la cuve, c’est la totalité des passages des mécanismes de commande qui a dû être refaite. Si l’on a un peu d’expérience dans ce domaine, on sait bien que la marge de sécurité a diminué – même si l’on reste dans le périmètre de tolérance.

M. le président François Brottes. Ce n’est pas ce qu’a dit l’ASN tout à l’heure…

M. Yannick Rousselet. Ceux qui ont travaillé dans l’industrie pourront vous confirmer que ce type d’intervention provoque des fragilisations. L’ASN estime que le résultat reste conforme aux exigences techniques imposées ; je ne le conteste pas, mais il n’empêche que la marge de sécurité a diminué. Il eût été préférable d’avoir immédiatement une pièce conforme.

Idem pour le béton : n’importe quel ingénieur du génie civil vous dira que les nids de cailloux et les trous dans le béton peuvent être réparés, mais que le résultat ne vaudra jamais une coulée de béton homogène, réalisée sur une longue durée, à une température précise. Là encore, l’ASN estime que les réparations aboutiront à une mise en conformité de l’ouvrage par rapport à la réglementation, mais il n’empêche que la solidité du béton ne sera pas la même. De même pour les ferraillages.

M. le président François Brottes. Vous saluez toutefois la qualité du contrôle ?

M. Yannick Rousselet. Tout à fait, avec une réserve cependant : le contrôle se fait très souvent par échantillonnage. Même si l’ASN procède à de fréquentes inspections du chantier, il est bien évident qu’elle peut passer à côté de problèmes. Certains seront déclarés directement par l’exploitant, mais pas forcément tous.

Je profite de ce que j’interviens devant la représentation nationale pour souligner qu’il faudra veiller, dans les années qui viennent, à procurer un niveau de ressources suffisant à l’ASN. Avec les mesures post-Fukushima et le démarrage de l’EPR, elle aura besoin de moyens financiers et humains !

S’agissant des mesures post-Fukushima, les nouvelles exigences ont été limitées. On a renforcé la protection volumétrique et la protection contre l’inondation. Partant du principe qu’une vague de submersion pourrait inonder la plateforme – bien que celle-ci soit à douze mètres au-dessus du niveau maximal de la mer –, il a été demandé de rendre étanches les bâtiments des groupes électrogènes de secours ; l’ASN a refusé par deux fois les propositions d’EDF concernant les portes, mais une amélioration de la protection volumétrique est en cours. Un débat a éclaté entre experts pour savoir s’il n’aurait pas mieux valu installer les groupes électrogènes sur la falaise de Flamanville. Certains au sein de la CLI, y compris des personnes pro-nucléaires, trouvent qu’il est dommage de ne pas l’avoir fait. Le problème, c’est qu’une telle solution ne pourrait pas être appliquée à Blayais ou à Gravelines, où il n’y a pas de falaises.

On procède aussi à des vérifications concernant le risque sismique : on s’est aperçu que les réserves d’eau sur la falaise de Flamanville étaient résistantes à un tel risque, de même que le réacteur, mais que les tuyauteries intermédiaires ne l’étaient pas. Le sujet est en discussion – sachant que ce sont toujours les délais qui font problème. Il existe aussi un conflit entre Alstom et EDF à propos des groupes diesel, les groupes provisoires n’étant pas à la hauteur de ce qui était attendu. L’ASN a exigé qu’ils soient remplacés avant 2018 : souhaitons qu’elle aura les moyens de coercition nécessaires pour que ce soit fait rapidement.

Quant aux autres réacteurs de troisième génération, ils sont plus petits, à la fois en taille et en capacité : 1 000 mégawatts au lieu de 1 650. C’est une différence importante, car en cas d’accident grave, la quantité de matériau radioactif en jeu ne serait pas la même. Le dimensionnement du réacteur est pour nous une question centrale.

M. Cyrille Cormier. S’agissant de l’effet de série, nous considérons qu’il sera, non pas faible, mais incertain. Historiquement, quand on examine l’ensemble du parc, il n’a jamais dépassé les 10 %. Dans notre simulation, nous avons retenu l’hypothèse la plus favorable, avec une réduction de 10 % des coûts de production des EPR à venir.

Quant aux scénarios d’optimisation, il faudra juger sur pièces. Il est aujourd’hui difficile d’évaluer avec précision ce qui est de l’ordre de l’aléa technique, c’est-à-dire de la légère variation de la durée ou du coût d’un chantier, ce qui tient à la nature propre d’un projet trop complexe et ce qui découle d’un défaut de savoir-faire. Certaines difficultés sont susceptibles d’être résolues plus facilement que d’autres.

Par ailleurs, à partir de quand pourra-t-on parler d’effet de série ? L’optimisation concernera-t-elle les fournisseurs et partenaires sur les chantiers, la main-d’œuvre, ou les processus mêmes de construction ? Quelles conséquences aura-t-elle sur la sûreté et sur la performance ? Sur tous ces points, il serait nécessaire que les scénarios retenus par l’opérateur et les industriels soient chiffrés avec précision.

M. le président François Brottes. Chacun sait que dans n’importe quel secteur industriel, l’effet de série est toujours supérieur à 10 % !

M. Cyrille Cormier. Vous ne m’apprenez rien : j’ai travaillé huit ans dans l’industrie. Toutefois, le nucléaire est un cas particulier ; en outre, dans certains cas, comme le Rafale, il n’y a pas eu l’effet de série escompté.

M. Michel Sordi. Vous dites que la consommation d’électricité en France n’augmente pas, mais il semblerait que l’on constate une hausse de l’ordre de 2 % par an, liée à l’accroissement de la population, à l’utilisation croissante de biens de consommation et de biens d’équipement, ainsi qu’à la promotion des appareils électriques.

Par ailleurs, à Fessenheim, un dispositif de traitement de l’hydrogène a été mis en place : ce qui s’est passé à Fukushima ne pourrait pas se produire. Il serait également bon de prendre acte que la sécurité électrique a été doublée, voire triplée, et que les nouveaux groupes électrogènes ont été installés de manière à tenir compte du risque de tsunami – pourtant limité.

Deux questions. La première est un peu hors sujet, mais je viens d’apprendre qu’une femme a été condamnée aux États-Unis à trois ans de prison ferme pour s’être introduite par effraction dans un site nucléaire. Que pensez-vous de la sanction ? Greenpeace a pratiqué ce type d’action en France. Comment appréciez-vous les risques d’accidents corporels que vous faites prendre à vos militants ?

Quel regard portez-vous sur la transition énergétique engagée en Allemagne, avec ces deux orientations majeures que sont la sortie du nucléaire et la promotion des énergies renouvelables ? Le bilan, en 2013, était le suivant : une production d’électricité issue à 45 % du charbon – et, plus précisément, à 26 % du lignite : un record depuis la réunification ! –, à 23 % des sources d’énergie renouvelables et à 15 % du nucléaire ; les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 2 % en 2012 et d’autant en 2013 ; quant aux prix de l’électricité, ils ont atteint les limites du supportable pour les consommateurs allemands. Sur le site Internet de WISE-Paris, j’ai trouvé un document faisant état des émissions de CO2 en fonction des technologies de production électrique utilisées : le nucléaire, c’est 35 grammes par kilowattheure, contre 1 019 grammes pour le charbon et 1 050 pour le lignite. Pensez-vous que l’Allemagne a fait les bons choix ?

M. Yannick Rousselet. Les centrales du parc français étaient déjà équipées de recombineurs d’hydrogène avant l’accident de Fukushima ; il est évident qu’il eût été préférable qu’il y en ait au Japon. Il n’empêche qu’il ne s’agit que d’une solution partielle. La difficulté est de positionner ces recombineurs à bon escient. La gestion des dégagements d’hydrogène est très complexe ; toutes les études produites par l’IRSN sur la question montrent que si une bulle d’hydrogène se créait aujourd’hui dans un réacteur, les recombineurs pourraient limiter le risque d’explosion à condition qu’ils se trouvent à proximité de l’événement, et il n’est pas garanti que la totalité de l’hydrogène serait alors annihilée. En outre, il y a des recombineurs dans les enceintes de confinement, mais pas dans les piscines d’entreposage ; or, à Fukushima, il y a également eu un problème dans celles-ci. Nous sommes sur ce point en désaccord avec l’ASN, à qui nous avons demandé d’examiner la possibilité d’imposer aux exploitants la présence de recombineurs dans les bâtiments des piscines d’entreposage.

Votre question sur les militants me semble en effet un peu hors sujet. La femme en question avait quatre-vingt quatre ans, et a jeté de la peinture sur un bâtiment réacteur – comme quoi il semblerait que l’on puisse s’introduire facilement dans les centrales américaines. Il est évident que la sanction nous apparaît scandaleuse : cette femme a simplement voulu attirer l’attention sur un problème. Quant à la responsabilité de nos actions, nous la prenons, parce que nous estimons que les risques que font courir les centrales nucléaires sont autrement importants. Nous veillons à toujours très bien préparer nos opérations, de manière à assurer la sécurité des personnes qui nous accompagnent ; jamais nous n’avons voulu attenter à la sûreté des installations. Au contraire, nos actions ont permis d’ouvrir des débats, y compris au sein des instances officielles. Par exemple, une discussion de plus de deux heures a eu lieu au Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire à propos de la fragilité de la sécurité des centrales. On m’a demandé d’introduire le débat en expliquant comment nous avions fait pour pénétrer dans la centrale du Tricastin ; puis le Haut fonctionnaire de défense et de sécurité a donné son opinion, ainsi que le représentant d’EDF.

M. Cyrille Cormier. L’Allemagne a en effet un problème d’émission de gaz à effet de serre et une part historiquement importante de sa production d’électricité est issue du charbon. C’est un point sur lequel travaillent nos collègues en Allemagne : selon Greenpeace, la transition énergétique doit comporter une sortie du nucléaire et une sortie du charbon. Notre objectif est de réduire l’ensemble des risques que comporte la production énergétique, qu’il s’agisse de ceux liés au nucléaire ou de ceux liés aux émissions de gaz à effet de serre. La transition énergétique suppose le développement de sources d’énergie renouvelable, une meilleure adéquation de la production à la demande et une plus grande flexibilité du réseau et des moyens de production. Nous avons salué la décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire, mais nous n’avons cessé de dire qu’il fallait qu’elle s’accompagne d’un plan de sortie de l’utilisation du charbon dans la production d’électricité et d’un programme de réduction des gaz à effet de serre.

Sur ce point, vous avez raison, on observe une augmentation des émissions en 2012 et en 2013 en Allemagne, mais il convient de préciser que celles-ci font suite à quinze années de réduction continue. Je ne veux pas excuser les hausses récentes, mais il faut les mettre en perspective.

Enfin, l’Allemagne gère sa production en fonction de la situation des marchés de gros de l’électricité et utilise préférentiellement le mode de production le moins cher, c’est-à-dire, le plus souvent, le charbon.

S’agissant de l’évolution prévisible de la consommation d’électricité, j’attire votre attention sur le fait que, dans le schéma décennal et le bilan prévisionnel mis à jour en 2013, RTE a prévu plusieurs scénarios ; 2 % est l’hypothèse haute, l’hypothèse basse étant une diminution de la consommation d’électricité.

Certains scénarios proposés dans le cadre du débat national sur la transition énergétique – notamment par Greenpeace et négaWatt – se fondent sur une forte baisse de la consommation d’électricité, sans que cela ait nécessairement des répercussions négatives sur l’économie et sur la croissance du PIB. En outre, les scénarios de RTE – dont celui que vous mentionnez – ne tiennent pas compte des objectifs gouvernementaux de rénovation énergétique des logements et de réduction par deux de la consommation d’énergie à l’horizon 2050. Il est de la responsabilité du Gouvernement et du Parlement de proposer dans les prochains mois des mesures qui permettront de véritablement maîtriser la consommation d’électricité.

Enfin, lorsqu’on considère la totalité des scénarios proposés dans le cadre du débat sur la transition énergétique – il y en avait près de vingt –, on s’aperçoit que ceux qui permettront d’atteindre l’objectif « facteur 4 » sont ceux qui, d’une part, divisent par deux la consommation d’énergie, d’autre part réduisent très fortement la part du nucléaire.

M. le président François Brottes. Messieurs, je vous remercie.

L’audition s’achève à onze heures cinquante-cinq.

M. Bernard Accoyer. Monsieur le président, nous venons de passer deux heures à écouter deux militants antinucléaires, représentant qui plus est une organisation dont nous connaissons bien les méthodes illégales. Chacun se souvient en effet de la double intrusion dont ses membres se sont rendus coupables ici même, en grimpant sur le toit de l’Assemblée nationale et en descendant dans l’hémicycle au moyen de cordes, en pleine séance des questions au Gouvernement. Une commission d’enquête n’est-elle pas censée auditionner des experts, et non des militants ?

Ces deux heures perdues vont nous empêcher d’auditionner dans de bonnes conditions les représentants d’EDF et d’AREVA, deux entreprises qui sont des acteurs essentiels dans le dossier qui nous occupe, sans parler du rôle industriel et social qu’elles jouent dans notre pays.

Pourquoi avoir organisé dans cet ordre les auditions de ce jour ? Pourquoi nous faire entendre des militants plutôt que des experts ?

M. le président François Brottes. Monsieur le président Accoyer, l’ensemble des auditions passées et à venir garantit une représentation équilibrée des entreprises, des salariés, des sous-traitants, des responsables de la sûreté, des observateurs, des experts dits indépendants – qui ne le sont en réalité jamais, j’en conviens – et des organisations non gouvernementales. Notre commission d’enquête ne ferait pas bien son travail si elle n’entendait pas les représentants de ces dernières. Au demeurant, c’est l’Autorité de sûreté nucléaire, l’entité dont l’expertise est la moins contestable, que nous entendons le plus souvent.

M. le rapporteur. Je ne suis pas d’accord avec M. Accoyer : nous parlons de personnes qui concourent à l’expertise citoyenne et sont reconnues comme telles par la loi relative à la transparence et à la sécurité en matière nucléaire. Les outils de suivi du nucléaire que celle-ci a instaurés, en particulier les commissions locales d’information et le Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire – dont M. Rousselet est membre –, sont d’ailleurs salués non seulement par Greenpeace, mais par tous les écologistes comme faisant partie des plus démocratiques au monde. On peut ne pas partager l’avis de ces experts, mais leur dénier cette qualité revient à leur manquer de respect.

M. Bernard Accoyer. Pas du tout ; simplement, du point de vue scientifique, ce ne sont pas des experts. Vous-même, monsieur le rapporteur, êtes un militant antinucléaire ; vous ne vous en cachez pas, et c’est la raison pour laquelle vous avez souhaité la constitution de cette commission d’enquête, où vous vous exprimez beaucoup, avant même que les commissaires ne prennent la parole, ce qui n’est pas conforme à l’usage.

Sans doute les conditions de travail de notre commission d’enquête, où nous demandons à ceux que nous auditionnons de s’exprimer sous la foi du serment, devront-elles donc être revues, y compris pour garantir la sécurité de nos installations.

M. le président François Brottes. Monsieur Accoyer, M. Rousselet fait effectivement partie d’une commission locale ; quant au point de vue de son ONG, plutôt défendu par M. Cormier, il mérite, je le répète, d’être entendu par notre commission. D’autre part, l’usage veut depuis toujours que le rapporteur de la commission d’enquête soit le premier à poser ses questions, ce qui n’empêche nullement nos collègues de faire ensuite de même. Enfin, contrairement à ce que vous avez dit, l’audition n’a pas duré deux heures, mais une heure et demie.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 27 février 2014 à 10 heures

Présents. - M. Bernard Accoyer, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, Mme Françoise Dubois, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, M. Michel Sordi, M. Stéphane Travert, Mme Clotilde Valter

Excusés. - M. Damien Abad, M. Philippe Baumel, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Éric Straumann