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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Mercredi 26 mars 2014

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 28

Présidence de M. François Brottes Président

–  Audition de M. Benjamin Dessus, président de Global Chance, et de M. François Lévêque, professeur d'économie au CERNA-Mines ParisTech.

L’audition débute à onze heures quarante-cinq.

M. le président François Brottes. La commission d’enquête va procéder à l’audition de M. Benjamin Dessus, président de Global Chance, et de M. François Lévêque, professeur d’économie au CERNA – Mines Paris Tech.

Nos invités ont tous deux publié de nombreux ouvrages accessibles au grand public – ce qui n’est pas une mince affaire dans un domaine où les publications s’adressent souvent à des spécialistes ou relèvent d’une forme d’intégrisme pour ou contre le nucléaire. Si M. Lévêque revendique en la matière une certaine neutralité – ce qui signifie sans doute qu’il y est plutôt favorable –, M. Dessus assume un regard très critique et exprime régulièrement tout le mal qu’il pense du nucléaire dans les cahiers publiés par l’association Global Chance.

Dans quelques semaines s’ouvriront les débats sur la transition énergétique, qui feront une place importante aux coûts passés, présents et futurs du nucléaire. C’est d’ailleurs le cœur de la réflexion souhaitée par notre rapporteur Denis Baupin, dans un contexte d’interrogations sur la concurrence ou la complémentarité entre la prolongation du parc historique, avec ou sans grand carénage, et le déploiement de réacteurs de troisième génération, qu’il s’agisse d’EPR ou d’« EPR light », pour reprendre le néologisme aux contours encore imprécis employé ce matin par M. Baupin.

Messieurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous invite à prêter le serment de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.

MM. Benjamin Dessus et François Lévêque prêtent serment.

M. Benjamin Dessus, président de Global Chance. Je présenterai aujourd’hui les chroniques d’investissement de parcs nucléaires d’une durée de vie de quarante, cinquante et soixante ans, renouvelés et produisant 400 térawattheures. J’évoquerai également les coûts de production associés aux divers scénarios envisagés.

M. Benjamin Dessus commente un document remis aux membres de la commission d’enquête.

L’hypothèse d’un parc de 400 térawattheures renouvelé correspond à l’évaluation des besoins en 2025 retenue par EDF, qui table sur une augmentation de la consommation d’électricité, étant également entendu que le nucléaire représenterait encore la moitié de la production totale. J’ai également élaboré d’autres scénarios, car celui-ci ne me semblait pas pleinement probable.

Outre le maintien du parc à 400 térawattheures, les principales hypothèses que j’ai retenues sont les suivantes :

Un coût du grand carénage compris entre 1 500 euros et 4 000 euros par kilowatt – comme, d’ailleurs, a dû vous l’indiquer tout à l’heure M. Yves Marignac –, avec des temps d’arrêt croissants, bien plus longs pour un carénage très important que pour un carénage plus modeste.

Un coût de l’EPR fixé à 8,5 milliards d’euros selon l’estimation couramment avancée, d’une part, et entre 6 et 6,4 milliards d’euros selon EDF, qui considère que ce prix sera atteint lorsque cinq réacteurs auront été construits, d’autre part.

Un coût du démantèlement qui présente d’importantes marges d’incertitude et qui varie entre 300 euros le kilowatt selon l’estimation d’EDF et jusqu’à 1 000 euros le kilowatt selon la Cour des comptes et les éléments que l’on peut tirer de l’expérience des États-Unis en la matière.

Quant au stockage de Bure, outre l’hypothèse basse de 36 milliards d’euros proposée voilà quelques années par la Cour des comptes et l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), j’ai formulé une hypothèse haute tenant compte des exigences de la récupérabilité réelle des déchets, qui pourrait atteindre de 36 à 48 ou 50 milliards d’euros.

Les graphiques figurant en deuxième page présentent les différentes hypothèses envisagées.

Ceux du haut de la page font apparaître la chronologie des investissements pour un parc nucléaire de 400 térawattheures composé de réacteurs d’une durée de vie limitée à quarante et cinquante ans, auquel s’ajoutent, à partir de 2018, les EPR. Dans les deux cas, une hypothèse haute et une hypothèse basse sont envisagées.

Les graphiques du bas de la page présentent également des hypothèses haute et basse pour une durée de vie portée à soixante ans, puis un scénario différent, distinguant lui aussi une hypothèse haute et une hypothèse basse : l’arrêt progressif des centrales atteignant l’âge de quarante ans et leur remplacement par 400 térawattheures d’électricité renouvelable ou produite par des turbines à gaz.

Pour établir ces calculs, j’ai cumulé les investissements par périodes de cinq ans, ce qui explique des chiffres de l’ordre de 10 ou 15 gigaeuros : il convient de les diviser par cinq pour obtenir le montant des investissements annuels.

Quel que soit le scénario retenu, l’investissement nécessaire est considérable par rapport à celui qui a été réalisé lors de la constitution du parc nucléaire, dans les années quatre-vingt : il est trois fois plus élevé dans l’hypothèse minimale et six à sept fois plus important dans l’hypothèse maximale, avec des pics d’investissement annuels pouvant atteindre plus de 25 gigaeuros.

Il importe aussi de noter que les éléments liés au démantèlement et au stockage en centre industriel de stockage géologique (Cigéo) restent mineurs dans la chronologie des investissements.

Enfin, dans les scénarios qui intègrent les énergies renouvelables, d’importantes économies d’électricité sont réalisées. Un autre scénario, qui ne figure pas dans les graphiques, illustre le passage du parc nucléaire de 400 térawattheures à 260 térawattheures, comme le proposent les intervenants que vous avez entendus avant moi, pour parvenir en 2025 ou 2030 à un parc de 40 gigawatts au lieu de 60 ou 62 gigawatts.

Dans tous les cas, on observe que, face aux investissements très importants nécessaires pour remettre le parc à niveau, tout effort d’économie d’électricité est très payant.

Compte tenu de l’importance des investissements à consentir dans tous les scénarios, il faut donc tenter de réduire le parc à construire – nucléaire ou autre – et étaler ces investissements dans le temps. À cet égard, les économies d’électricité sont très efficaces car, si elles supposent elles aussi un investissement, celui-ci est beaucoup plus faible.

La deuxième partie de mon analyse consiste à examiner les coûts du mégawattheure pour un parc prolongé et non prolongé, et à les comparer à ce qu’ils pourraient être avec l’EPR.

Pour ce faire, j’ai recouru, comme l’a fait la Cour des comptes, au coût courant économique, qui consiste à considérer le loyer d’un investissement sur la durée de vie de cet investissement – à l’instar du loyer de remboursement d’un prêt immobilier –, et à y ajouter les frais annuels d’exploitation et de maintenance, les investissements futurs étant pris en compte au moyen d’un taux d’actualisation. J’ai repris à cet égard les taux choisis par la Cour, soit 7,8 % pour le loyer économique et 5 %, inflation comprise, pour le taux d’actualisation.

Selon l’hypothèse que j’ai retenue, un réacteur arrêté à quarante ans est amorti et ne coûte plus rien, ce qui me permet de considérer le réinvestissement nécessaire pour sa remise en état comme une nouvelle installation, c’est-à-dire un investissement qui créera un loyer économique sur une durée de vie de, par exemple, dix ou vingt ans. Cette hypothèse, défavorable à ma thèse, consiste à partir de zéro. De fait, d’un point de vue stratégique, il faut choisir entre l’arrêt du réacteur ou la poursuite de son exploitation, et on peut donc considérer que la valeur de l’investissement précédent est nulle. Ce choix favorise la prolongation, mais il me paraît correct.

La dernière courbe du document que je vous ai remis exprime le coût du mégawattheure en fonction de celui du grand carénage, dont la valeur varie, selon les hypothèses, de 1 300 ou 1 500 euros jusqu’à 4 000 euros par kilowatt. Deux courbes exprimant ce coût pour une durée de vie de dix ou vingt ans respectivement croisent celles qui figurent le coût du mégawattheure produit par l’EPR, tel que calculé par la méthode de la Cour des comptes, selon que ce réacteur coûte 8,5 ou 6,4 milliards d’euros.

Quelles que soient les hypothèses retenues pour le carénage, les coûts sont élevés : ils sont au minimum de 60 euros le mégawattheure et, très rapidement, dès qu’ils atteignent des valeurs de l’ordre de 70, 75, 80 ou 90 euros le mégawattheure, ils rattrapent le coût du mégawattheure produit par l’EPR – certes moins vite dans l’hypothèse haute pour ce dernier.

Sur le graphique, la barre verticale noire représente le coût tel que l’imagine aujourd’hui EDF, qui prévoit de dépenser 55 milliards d’euros d’ici à 2025 pour procéder au grand carénage des réacteurs qui atteindront quarante ans à cette date.

Il apparaît donc que le grand carénage, qui induit sur dix ou vingt ans des coûts qui ne sont pas sensiblement inférieurs à ceux de l’EPR, induit aussi un risque important de pannes génériques, avec des réacteurs moins robustes que des réacteurs jeunes, et donc le risque de dépasser les coûts de l’EPR.

M. le président François Brottes. Cela signifie-t-il qu’il vaut mieux faire des EPR ?

M. Benjamin Dessus. Ma conclusion est plutôt que tout cela est très cher, que l’on construise des EPR ou que l’on rénove les réacteurs sur dix ans – même si le coût est un peu moindre pour une rénovation sur vingt ans. Les coûts sont sans commune mesure avec celui du parc amorti – et encore m’en suis-je tenu au calcul de la Cour des comptes, qui n’intègre pas les assurances.

Nous avons donc clairement intérêt à ce que, renouvelé ou pas, le parc soit réduit au minimum. Il faut donc considérer le coût des économies d’électricité qui peuvent être réalisées, ce que ne fait pas du tout la politique française actuelle dans ce domaine. Tout ce qu’on gagnera sur ce plan aura des incidences considérables sur le coût final de l’opération.

En l’état, les coûts ne sont pas assez différenciés pour recommander plutôt de prolonger la durée de vie des réacteurs ou de construire dès maintenant des EPR.

M. le président François Brottes. Quel était le coût du pétrole lorsque le parc nucléaire français initial a été constitué ? Peut-on encore, comme à l’époque, intégrer dans les choix stratégiques du pays la notion de moindre dépendance énergétique ?

Par ailleurs, j’ignore comment réagiraient les actionnaires de Fessenheim autres que l’État, si on leur disait que, dès lors qu’on arrête le réacteur, il ne vaut plus rien.

Enfin, un coût doit toujours être estimé par rapport à une durée de vie et d’amortissement, et non pas dans l’absolu : sur quelle durée vos hypothèses de coût reposent-elles ?

M. Benjamin Dessus. Mes hypothèses de prolongation de la durée de vie des réacteurs sont de dix et vingt ans, et les coûts correspondant varient en fonction de celui du grand carénage, comme le montrent les tableaux que je vous ai remis. Pour ce qui concerne l’EPR, j’ai adopté la thèse classique d’une durée de vie de soixante ans. Je m’en suis donc tenu à l’hypothèse de la Cour des comptes.

Quant au pétrole, il faudrait comparer, outre les coûts de production depuis les années soixante-dix, les investissements pétroliers réalisés à l’époque. Je ne puis vous apporter une réponse immédiate, mais il me semble que le pétrole est relativement moins cher et que le prix du baril, passé de 25 dollars environ à 110 dollars aujourd’hui, a moins dérivé, compte tenu de l’inflation.

M. François Lévêque, professeur d’économie à Mines Paris Tech. Je me propose de partager avec vous quelques réflexions d’économiste autour de la question de l’ancien et du nouveau nucléaire.

Il faut d’abord souligner que la question de la durée de vie du parc existant et celle de savoir par quoi il sera remplacé sont tout à fait indépendantes : il faudra bien, un jour, fermer les centrales existantes, que ce soit à un horizon de quarante, cinquante ou soixante ans. J’en veux pour preuve empirique que certains pays qui ont décidé de ne plus construire de nouveau nucléaire, comme la Suisse ou l’Allemagne, ont adopté des calendriers de sortie différents : certains ont décidé de fermer rapidement les réacteurs existants, d’autres de le faire lentement. Certains ont choisi de ne pas les remplacer, tandis que d’autres envisagent de les remplacer par de nouveaux réacteurs. Ce sont donc deux questions qui se posent en parallèle : celle du calendrier et celle du remplacement – ou non – des réacteurs existants par de l’éolien, du gaz ou du nucléaire.

Le sujet important aujourd’hui est le calendrier : la France optera-t-elle pour une fermeture rapide ou progressive des réacteurs ? En Allemagne, deux options ont successivement été envisagées : une sortie progressive, avec la fermeture du dernier réacteur en 2034, et une sortie rapide, avec une dernière fermeture en 2022. À l’issue de l’accident survenu dans la centrale de Fukushima-Daïchi, la décision prise a été celle d’un calendrier accéléré. Ces deux calendriers n’ont pas le même coût, et l’option choisie par l’Allemagne coûte environ 50 milliards d’euros à l’économie allemande.

Compte tenu des conséquences qu’elle peut avoir sur l’économie, la question du calendrier de fermeture des réacteurs existants est un sujet économique.

En deuxième lieu, et aussi brutal que cela puisse paraître, on ne voit pas, d’un point de vue économique, pourquoi la décision de fermeture des réacteurs existants devrait être prise par des tiers autres qu’une autorité de sûreté et l’opérateur. De fait, dès lors que l’autorité de sûreté indépendante chargée de veiller au maintien ou à l’amélioration de la sûreté des réacteurs en activité indique à l’exploitant qu’il peut poursuivre l’exploitation d’un réacteur moyennant certains travaux, celui-ci évalue la rentabilité de cette prolongation en fonction de ses projections quant au prix de vente de l’électricité. Il s’agit là d’un raisonnement économique en termes de coûts et bénéfices.

Dès lors, le pouvoir exécutif et législatif doit-il intervenir sur ce calendrier ?

Une première réponse possible est qu’il le doit au nom de la sécurité de l’approvisionnement, comme c’est le cas en Allemagne et dans certains autres pays européens, où des régulateurs et des politiques interviennent pour empêcher la fermeture de centrales. La sécurité de l’approvisionnement est en effet, d’un point de vue d’économiste, un bien collectif qui relève du pouvoir politique. Une telle justification semble militer plutôt pour un prolongement de la durée de vie des réacteurs.

En dehors de ce cas, dès lors que l’autorité de sûreté est compétente, il n’y a pas de raison qu’un tiers détermine le calendrier de leur fermeture, à moins que le politique n’élève l’objectif de sûreté, qu’il n’appartient pas à l’autorité de sûreté de définir. Si l’apparition de nouvelles connaissances ou une évolution de la perception du risque par le public peut, en effet, justifier une intervention du politique, celle-ci ne doit pas pour autant viser la fermeture de centrales : le politique doit communiquer le nouvel objectif à l’autorité de sûreté, à qui il revient de prendre les décisions correspondantes. S’il court-circuite l’autorité de sûreté, le politique risque d’en compromettre la crédibilité.

Les travaux que j’ai consacrés à l’évolution des coûts du nucléaire mettent en évidence une tendance relativement connue des spécialistes : le nucléaire est – historiquement du moins – une technologie à coûts croissants, pour laquelle les économies d’échelle et d’apprentissage sont assez difficiles à observer en France, où les conditions ont pourtant été les plus favorables en termes de standardisation et d’expérience de l’opérateur.

En conclusion, je le répète, le sujet économique du moment n’est pas le déploiement de nouveaux réacteurs en France : il s’agit moins de savoir par quoi il convient de remplacer les réacteurs existants que de définir le calendrier de leur fermeture. C’est une question de gouvernance et de choix entre différentes options de fermeture – lente ou accélérée. C’est là une question clé pour l’économie française, que vous êtes en train d’éclairer et de documenter.

À la différence de M. Dessus, je considère que, comme l’illustrent les évaluations effectuées en Allemagne, fermer un réacteur dont l’autorité de sûreté a autorisé l’exploitation et pour lequel l’exploitant juge que le coût des améliorations exigées par cette autorité est nettement inférieur aux recettes futures, c’est jeter de l’argent – et beaucoup d’argent – par la fenêtre.

M. Denis Baupin, rapporteur. Merci pour ces deux exposés assez différents, qui contribuent à nous offrir une vision transversale, une vision macroéconomique globale de l’évolution des coûts.

Monsieur Dessus, il semble que, sous le terme de « grand carénage », vous réunissiez à la fois l’acception qu’EDF donne à ce terme et les conséquences qu’auraient les décisions de l’autorité de sûreté quant au référentiel de sûreté applicable pour autoriser une prolongation.

Par ailleurs, selon vous, la prolongation de la durée de vie des réacteurs et la construction d’EPR coûtent finalement plus cher que la mise en place d’une politique d’efficacité énergétique. Sur quelles bases de calcul et sur quels documents vous fondez-vous pour évaluer les besoins d’investissement correspondant à une telle politique ?

Monsieur Lévêque, vous vous interrogez sur la légitimité au titre de laquelle l’État pourrait intervenir dans la décision de fermer des réacteurs. Cependant, c’est à l’État qu’il incomberait de faire face à l’impact d’un accident nucléaire majeur – qui, selon l’Autorité de sûreté nucléaire elle-même, n’est pas impossible en France. C’est là peut-être une raison justifiant qu’il puisse prendre des décisions de fermeture.

Par ailleurs, les logiques de fonctionnement des réseaux et les stratégies énergétiques définies avec les pays voisins, en fonction notamment des éventuelles surcapacités, peuvent avoir des conséquences sur les tarifs, lesquels relèvent aussi de l’État : celui-ci pourrait donc, au titre de la politique énergétique, décider de la puissance nucléaire qu’il convient de définir à un horizon donné.

M. le président François Brottes. L’État ne fait que contribuer à la fixation des tarifs. Lorsqu’il tente de les fixer, le Conseil d’État le censure.

M. le rapporteur. Certes, mais du moins les tarifs ne sont-ils pas définis seulement par l’offre et la demande, et il est donc assez légitime qu’il existe une politique visant à les réguler.

Quant à savoir si l’arrêt d’une installation existante qui pourrait continuer de fonctionner est une perte, cela dépend évidemment du coût de sa prolongation. Pour le parc nucléaire français, nous disposons d’hypothèses sur le coût du grand carénage nécessaire pour maintenir les réacteurs en activité jusqu’à quarante ans, ainsi que sur le coût de leur prolongation au-delà. Sur quelles hypothèses vous fondez-vous pour déclarer qu’il serait forcément plus coûteux de ne pas prolonger la durée de vie des réacteurs que de la prolonger ?

M. Benjamin Dessus. Ce que j’ai désigné comme un « grand carénage » recouvre, en effet, le grand carénage proprement dit et les mesures post-Fukushima – c’est-à-dire l’ensemble des opérations permettant de prolonger de dix ou vingt ans la durée de vie des réacteurs. Les chiffres que j’ai utilisés sont à peu près ceux du rapport Marignac – soit une fourchette correspondant à la somme du coût de la maintenance de la jouvence des réacteurs et de celui des opérations rendues nécessaires après l’accident de Fukushima.

M. le rapporteur. Il ne s’agit donc pas de la définition ordinaire du grand carénage.

M. Benjamin Dessus. Mon évaluation de l’investissement nécessaire pour les économies d’électricité se fonde sur des travaux que j’ai réalisés antérieurement. Les coûts que j’ai retenus par mégawattheure évité sont de 70 euros pour l’électricité thermique, de 50 euros pour l’électricité spécifique et de l’ordre de 40 euros pour l’industrie – seuil au-dessous duquel les investissements, dont le temps de retour est de quatre à cinq ans, ne sont pas engagés.

Ces opérations sont rentables si l’on en compare le coût, non à celui de la production, mais à celui de la distribution d’électricité, qui se situe entre 100 et 130 euros le mégawattheure selon que l’électricité est destinée à l’industrie ou à la consommation domestique.

C’est sur ces bases que j’ai évalué ce que pourrait être le coût d’une économie d’une centaine de térawattheures par rapport à celui de la mise en place d’un parc de 400 térawattheures en 2050. Je vous ferai parvenir une note qui analyse plus en détail la situation par secteur.

M. le président François Brottes. Les coûts de transport et de distribution, qui font par ailleurs l’objet d’une péréquation, sont-ils quantité négligeable quel que soit le scénario, ou pourrait-on travailler un peu plus sur ce point ?

M. Benjamin Dessus. C’est là un aspect sur lequel le déficit est considérable. Tout d’abord, le capital investi en transport et distribution, et le patrimoine industriel correspondant, est nettement plus important que celui consacré à l’outil de production lui-même. L’étude que Jean-Michel Charpin, René Pellat et moi-même avions réalisée pour le Premier ministre Lionel Jospin avait évalué ce patrimoine au triple de la valeur des centrales. Or ce patrimoine est à renouveler dans les trente à quarante prochaines années. Il s’agit donc là d’un problème majeur.

Il ne suffit pas de considérer, par exemple, que la production par des éoliennes suppose un réseau de distribution moins centralisé que celui que nous possédons actuellement, il faut aussi savoir quelle sera la quantité totale d’électricité à distribuer – la situation est différente s’il s’agit de 800 ou de 400 térawattheures, surtout dans une optique de renouvellement sur quarante ans. Dans mon étude, l’opération se justifiait davantage, d’un point de vue économique, par la diminution de la consommation d’électricité en 2050 que par le coût de production. Un travail important reste à faire sur l’outil de distribution et de transport, et cela d’autant plus qu’on oublie souvent de tenir compte de son renouvellement.

M. le président François Brottes. En outre, les lignes à haute tension sont aujourd’hui le plus souvent enterrées, y compris pour certaines liaisons entre pays. Ces décisions sont prises pour des raisons qui ne relèvent pas de la sûreté ou de la sécurité, mais de la qualité paysagère, sans que l’on s’interroge sur leurs incidences pour les ménages ou la compétitivité des entreprises.

M. Benjamin Dessus. Ce sujet, aussi important que celui des EPR, a été très peu traité. Nous l’avons abordé dans le rapport que j’ai cité, mais je n’en ai pas vu d’analyse prospective globale pour les quarante prochaines années.

M. le président François Brottes. De fait, même si RTE est capable de fournir des réponses en termes de réseau, le couple production-réseau est rarement étudié sur le plan économique.

M. François Lévêque. Pour l’économiste que je suis, l’intervention de l’État se justifie très fortement dans le choix du mix énergétique et du dispositif qui remplacera, le jour venu, les centrales nucléaires existantes, car le marché n’est pas capable de choisir un bon niveau de diversité technologique, et les questions de sécurité et d’indépendance énergétiques qui se posent touchent à un bien public.

Pour ce qui est, en revanche, du calendrier de fermeture des réacteurs existants, l’intervention de l’État ne se justifie pas, sinon au regard de sa responsabilité en cas d’accident. C’est à l’État, et non à l’autorité de sûreté ou à l’exploitant, que revient la décision de relever l’objectif de sûreté, par exemple lorsque de nouvelles connaissances apparaissent ou lorsque la perception du risque par la population se fait plus vive. Si le politique décide qu’il faut être plus ambitieux en matière de sûreté, il doit transmettre cet ordre à l’autorité de sûreté, sans la court-circuiter, en demandant d’accélérer la fermeture. Si l’État pousse l’ambition jusqu’au point où l’accident doit être impossible, il faut fermer les centrales nucléaires.

Un objectif de sûreté plus ambitieux suppose aussi un coût plus élevé. On retrouve là la question du coût du grand carénage. De fait, pour l’exploitant, deux raisons peuvent entraîner une augmentation du coût de sûreté : soit l’objectif est devenu plus ambitieux, soit on constate, pour un même objectif, une dérive des coûts.

Pour déclarer qu’il est toujours plus profitable pour l’économie du pays de maintenir les centrales nucléaires existantes dès lors que l’autorité de sûreté en est d’accord, je me suis fondé sur le coût du grand carénage avancé par EDF, soit 55 milliards d’euros. À un tel niveau, cela vaut la peine économiquement de continuer d’exploiter les centrales existantes si l’autorité de sûreté donne son aval.

La Cour des comptes s’est interrogée sur les coûts de la prolongation des centrales, mais je ne crois pas que ses conclusions soient déjà établies. Ma base de calcul reste donc le chiffre de 1 milliard d’euros par réacteur.

M. le président François Brottes. L’Autorité de sûreté nucléaire, que vous semblez présenter comme un prestataire de services de l’État, doit remplir des missions qui lui sont confiées par la loi, c’est-à-dire par le peuple. C’est elle qui, jusqu’à présent, a eu des exigences éthiques visant à élever le niveau de sûreté à mesure qu’elle le jugeait nécessaire ; il s’agissait rarement d’une demande de l’État. Il peut arriver que l’autorité politique décide de fermer une centrale, mais ce n’est pas nécessairement pour des raisons de sûreté. En effet, tant qu’une centrale est en activité, elle doit donner des garanties de sûreté et, dès lors que le niveau de sûreté exige des investissements supplémentaires qui ne sont pas réalisés, elle doit être fermée. En tout état de cause, l’autorité de sûreté n’est nullement un prestataire de services des pouvoirs publics.

M. Benjamin Dessus. L’autre raison justifiant que l’État soit impliqué dans la fermeture des centrales tient au risque économique global. Le fait que le parc nucléaire représente 75 % ou 80 % de la production peut ainsi représenter un risque lié, par exemple, à l’approvisionnement en uranium ou à des aspects techniques.

M. François Lévêque. Je suis un ardent défenseur des autorités de sûreté indépendantes, compétentes et transparentes, et je me réjouirais que l’exemple français ou américain essaime dans le monde entier. Ces autorités ne sont pas des prestataires de services, mais elles se voient transmettre par le Parlement un objectif de sûreté – lequel est, du reste, toujours qualitatif, car il est très difficile de le définir en termes quantitatifs.

Il est légitime que le législateur puisse, en fonction de l’évolution du monde et de la perception du public, souhaiter une plus grande ambition en matière de sûreté nucléaire, mais une autorité de sûreté ne doit pas avoir un pouvoir discrétionnaire total pour décider seule du niveau de sûreté applicable.

M. le président François Brottes. Messieurs, je vous remercie.

L’audition s’achève à midi quarante.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du mercredi 26 mars 2014 à 11 heures

Présents. – Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Sandrine Hurel, Mme Frédérique Massat

Excusés. – Mme Françoise Dubois, Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Stéphane Travert

NB : les documents mis à la disposition de la commission sont accessibles en fin de la version pdf