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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Mercredi 7 mai 2014

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 60

Présidence de M. François Brottes Président

– Thème : Projet de stockage Cigéo

Audition de M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public, et M. Claude Bernet, président de la Commission particulière du débat public Cigéo.

L’audition débute à neuf heures cinq.

M. le président François Brottes. La séquence d’auditions que nous entamons fait suite à celle du 2 avril après-midi, au cours de laquelle notre commission d’enquête a pu entendre des représentants de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), d’EDF, du CEA et d’AREVA, clients potentiels de Cigéo, ainsi que M. Jacques Percebois, membre de la Commission nationale d’évaluation des recherches et études relatives à la gestion des matières et déchets radioactifs (CNE2).

Nous allons auditionner ce matin des protagonistes majeurs du dossier Cigéo, à commencer par les organisateurs du débat public – M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public (CNDP), et M. Claude Bernet, président de la Commission particulière du débat public Cigéo – qui a eu lieu pendant une partie de l’année 2013 et s’est conclu en février 2014. Peut-on dire, d’ailleurs, que ce débat s’est vraiment tenu quand les premières réunions ont connu des perturbations telles que la police a dû intervenir, contraignant à poursuivre le processus sur internet ?

C’est peu dire que le sujet des déchets nucléaires en général, et de leur stockage géologique en particulier, fait débat. Depuis bientôt vingt-cinq ans, il suscite un phénomène de « crispation publique » qui a conduit à l’implication croissante du Parlement dans un domaine que l’on pouvait penser réservé aux techniciens. Je le répète souvent aux opposants au nucléaire : quoi que l’on pense du sujet, il existe un stock de déchets dont il faut bien assumer la responsabilité, c’est-à-dire les traiter. Le Parlement s’est prononcé de façon relativement unanime sur la transparence ou sur la réversibilité – terme dont nous avons compris qu’il peut revêtir, pour les divers acteurs impliqués, un autre sens que celui auquel avait pensé le législateur.

L’expérience du débat public sur Cigéo montre à la fois les avancées et les limites auxquelles notre société reste confrontée lorsqu’il s’agit de débattre d’un grand projet, à plus forte raison s’il s’agit de nucléaire. Cela pose des questions fortes en termes de gouvernance de la politique énergétique nationale. Votre témoignage nous intéresse particulièrement, car il faudra bien que nous parvenions, en toute sérénité et maturité, à conjuguer efficience et transparence pour avancer sur ces questions.

Avant de vous laisser la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Christian Leyrit et M. Claude Bernet prêtent successivement serment.)

M. Christian Leyrit, président de la Commission nationale du débat public (CNDP). Habituellement sollicitée par un maître d’ouvrage, la Commission nationale du débat public a été exceptionnellement saisie sur le projet de centre de stockage réversible profond de déchets radioactifs en Meuse/Haute-Marne (Cigéo) en vertu d’une disposition adoptée par le législateur. En effet, la loi de programme du 28 juin 2006 relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs a imposé que la demande d’autorisation de création du centre de stockage soit précédée d’un débat public.

Fait également inhabituel, quarante-quatre associations, rejointes par le parti politique Europe-Écologie les Verts, ont demandé par écrit au Président de la République que l’opération soit reportée après le débat national sur la transition énergétique, initié à l’époque par la ministre de l’écologie, du développement durable et de l’énergie. Avec ce désaccord sur le calendrier, tout ne se présentait donc pas sous les meilleurs auspices.

Le débat public s’est tenu à partir du 15 mai 2013. Initialement prévu pour durer quatre mois, il a été prolongé de deux mois. Après que les premières réunions publiques ont été perturbées par des opposants qui empêchaient le débat de se tenir, la CNDP a pris la décision de redéployer le dispositif sur d’autres moyens.

D’abord, des débats contradictoires interactifs se sont déroulés sur internet, qui ont connu un réel succès : avec près de dix mille personnes connectées en direct ou en différé, les participants ont été bien plus nombreux que ceux qui fréquentent habituellement les réunions publiques.

Ensuite, un partenariat a été noué avec la presse quotidienne régionale – Est Républicain et Journal de la Haute-Marne – qui connaît une excellente diffusion auprès de la population locale.

Enfin, une « conférence de citoyens » a réuni un échantillon représentatif de dix-sept personnes choisies sur une liste établie par un institut de sondage. À l’issue d’une formation pluraliste organisée sur deux week-ends et de l’audition de vingt-six personnalités diverses, opposées ou favorables au projet, le panel a rendu à l’unanimité un avis dont la très grande qualité a surpris jusqu’aux meilleurs experts du secteur. Les conclusions de cette conférence se trouvent être assez proches du bilan que j’ai pu dresser de l’ensemble du débat public, ce qui est assez remarquable.

Pour notre part, nous estimons que le débat public a bien eu lieu et qu’il a été extrêmement riche : une synthèse du dossier du maître d’ouvrage a été adressée à 180 000 foyers, le site internet a enregistré plus de 76 000 visites, 1 508 questions et 497 avis, et 154 cahiers d’acteur ont été rédigés, ce qui constitue un record si l’on excepte le cas du débat public relatif au Grand Paris.

Au-delà des quelque 150 personnes qui ont perturbé les réunions publiques, il faut bien constater que l’inquiétude et le sentiment d’impuissance, voire celui d’être méprisés, étaient largement perceptibles chez de nombreux citoyens. Les opposants au débat public avaient beau jeu d’affirmer que ce dernier était « bidon » puisqu’une loi avait déjà retenu le principe du stockage profond et du projet Cigéo. L’attribution de marchés par l’ANDRA en plein débat public, comme si tout était déjà décidé, a été particulièrement dommageable. Elle a renforcé la conviction, déjà très répandue, que les opinions exprimées par les citoyens étaient de peu d’importance et que tout allait se poursuivre dans la hâte et la précipitation, ce à quoi s’opposaient la quasi-totalité des citoyens et des responsables, y compris les plus favorables au projet.

Il est indispensable et urgent de restaurer un climat de plus grande confiance entre les citoyens, les experts, le maître d’ouvrage et les pouvoirs publics, faute de quoi on assistera à des blocages, comme nous en connaissons sur des projets moins sensibles. Il est également primordial que le maître d’ouvrage et les pouvoirs publics entendent les nombreuses interpellations exprimées au cours du débat public par les citoyens. La mise en œuvre du projet Cigéo ou de tout autre projet alternatif implique un impératif de vérité, de responsabilité et de précaution.

Une large majorité de personnes et d’experts indépendants ayant participé au débat, ainsi d’ailleurs que l’IRSN, s’accordent pour considérer que le calendrier de déploiement du projet prévu par la loi de 2006 est beaucoup trop tendu, et que des preuves supplémentaires doivent être apportées sur la sécurité du projet. L’idée d’un nouveau jalonnement du projet, intégrant une étape de stockage « pilote », constituerait une avancée significative. Cette étape doit notamment permettre de garantir la capacité à maîtriser les risques, étant entendu que si cette démonstration ne pouvait être apportée, un retour en arrière devrait être possible. Il faut donc que les colis qui auraient été mis en place à titre d’essai lors de la phase pilote puissent être retirés en toute sécurité. La réversibilité doit donc être entendue là au sens de récupérabilité. Ce n’est qu’à l’issue d’une étape de tests en deux phases – d’abord sans puis avec colis radioactifs – qu’il pourrait être envisagé de passer au stade industriel. Aux yeux de très nombreux experts, il serait totalement déraisonnable d’engager directement cette ultime étape à partir de la seule expérience du laboratoire de modélisation.

La volonté du ministère de l’écologie et du développement durable d’intégrer la question de la réversibilité du stockage Cigéo dans le projet de loi de programmation sur la transition énergétique qui doit être examiné en 2014, et donc d’accélérer le processus, apparaît en contradiction avec cet objectif largement partagé de desserrement du calendrier.

L’inventaire des déchets pouvant être accueillis dans Cigéo constitue un enjeu important puisque l’évolution de la politique énergétique française peut conduire à stocker des produits non prévus aujourd’hui. Une attention particulière doit également être apportée au risque incendie. La probabilité qu’en cent ans, plusieurs risques, dysfonctionnements ou erreurs humaines interviennent simultanément ne doit pas être négligée. En 1999, comme directeur des routes, j’ai vécu la catastrophe du tunnel du Mont-Blanc ; tous les ingénieurs des Ponts considéraient pourtant qu’il s’agissait de la route la plus sûre de France. Je sais aujourd’hui d’expérience qu’un enchaînement d’incidents banals peut aboutir à un drame épouvantable.

Autre élément important, qui vaut d’ailleurs de manière générale dans notre pays, la demande de la société reste forte concernant les preuves d’indépendance de l’expertise par rapport au maître d’ouvrage, ce qui ne revient pas pour autant à remettre en cause la probité des différents acteurs dans l’exercice de leurs fonctions. Les propositions émises sur ce point, lors du débat public de 2005 sur le principe du traitement des déchets radioactifs, en faveur de la construction d’une expertise plurielle ayant les moyens de jouer pleinement son rôle, restent donc d’actualité. À cet égard, il faut encourager la poursuite des efforts engagés notamment par l’IRSN dans ce sens. Les sujets qui apparaissent essentiels pour la sécurité du projet, qu’ils soient soulevés par les experts publics, privés ou issus de la société civile, doivent être débattus avec l’ensemble des acteurs concernés en toute transparence. La conférence des citoyens l’a montré : même sur les sujets les plus complexes, les citoyens bien informés ont la capacité de donner un avis pertinent. Aujourd’hui, les citoyens ne veulent plus se contenter d’entendre les experts du dispositif institutionnel les rassurer ; ils attendent que des associations et des experts indépendants, également étrangers, puissent participer au débat. Sans une évolution de la gouvernance et une expertise davantage pluraliste, il sera difficile de retrouver la confiance sur ce projet.

Pour nos concitoyens, les experts de l’ASN, de l’IRSN ou de l’ANDRA sont un peu toujours les mêmes qui passent d’un organisme à l’autre. Le renouvellement de la gouvernance pourrait avoir lieu dans le cadre du comité local d’information et de suivi (CLIS) et de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI), à condition de leur donner des moyens financiers plus conséquents.

Un autre progrès consisterait à ce que les instances de contrôle et de décision auditionnent publiquement les associations locales. Le président de l’ASN est assez favorable à cette proposition.

Il est également indispensable d’apporter au public des informations sur les financements et les coûts, en intégrant les coûts relatifs à la réversibilité. Je rappelle que, le 6 février 2013, la CNDP avait considéré que le dossier établi par le maître d’ouvrage était suffisamment complet pour être soumis au débat public, « sous réserve que soient explicitées à l’occasion du débat les questions financières et l’adaptabilité du projet aux évolutions de la politique nucléaire ». La Cour des comptes, dressant le bilan des divers coûts du projet, avait également souhaité que des éléments précis soient fournis à l’occasion du débat public. Sur ce point, force est de constater qu’aucune information supplémentaire n’a été apportée par la suite.

Si nous souhaitons que les citoyens fassent à nouveau confiance aux institutions et à la parole publique, il est indispensable de ne lancer de débat public que si l’opinion n’a pas le sentiment qu’une décision est déjà prise, et que si le maître d’ouvrage apporte tous les éléments d’information permettant de porter un jugement. En l’espèce, l’information sur les coûts, absente, a réellement manqué au public. Certains experts, il est vrai plutôt opposés au projet, ont même demandé qu’un nouveau débat se tienne quand les informations attendues seraient disponibles.

Dans son avis, le panel de citoyens indique : « Ce financement sera fait par “le contribuable et le consommateur”, dixit la Cour des comptes, et les producteurs de déchets EDF, AREVA et CEA, qui ajusteront leurs provisions en fonction de la nouvelle estimation de l’ANDRA. Ces provisions seront réévaluées à hauteur de 5 % (taux d’inflation estimatif), le chiffrage est rendu compliqué du fait de l’échelle de temps (sources : Cour des comptes, ANDRA).

« De plus, l’incertitude demeure du fait de l’inventaire des déchets non évalués à ce jour. Il en résulte une grande difficulté pour chacun des acteurs de présenter un chiffrage global conforme à la réalité.

« Le panel ne peut émettre d’avis faute d’information.

« Toutefois : quel que soit le chiffrage final du coût, il ne faut pas brader la sécurité au nom du profit. L’ANDRA a chiffré les différents risques “scénarisables” dans Cigéo mais n’a pas intégré le coût d’une catastrophe majeure. Ce coût potentiel devrait faire l’objet d’un chiffrage avant tout engagement. »

De nombreux autres acteurs estiment que le chiffrage du coût du projet doit également tenir compte du principe de réversibilité pendant cent ans, mais je ne suis pas certain que les estimations en la matière soient très avancées.

Le conseil de l’administration de l’ANDRA vient de faire connaître sa position sur les suites à donner au débat public sur Cigéo. Ses conclusions reprennent les principales observations formulées par la CNDP concernant la nécessité d’un nouveau jalonnement du projet et d’une phase de stockage pilote en deux étapes. Elles contiennent également des éléments positifs en matière de gouvernance et d’ouverture à la société civile. Pour ce qui concerne les coûts, l’ANDRA « s’engage, conformément à la demande de l’État, à lui communiquer une mise à jour du chiffrage en 2014, après prise en compte des suites du débat public et des études d’optimisation en cours. » En conséquence, nous pouvons espérer que l’évaluation du coût, qui, selon la loi de 2006, doit être rendue publique par le ministre en charge de l’énergie, sera connue au cours de l’année 2014.

M. le président François Brottes. Estimez-vous que les arguments avancés lors du débat public ont toujours été de bonne foi ?

Il me semble quelque peu contradictoire de proposer un dispositif déjà verrouillé au moment d’engager le débat : cela amoindrit la capacité d’amender le projet proposé. N’est-ce pas là un moyen dilatoire ?

M. Christian Leyrit. Depuis vingt ans, le débat est engagé de plus en plus en amont des projets et porte sur leur opportunité. Cette évolution positive a été consacrée par la loi Barnier du 2 février 1995, par la loi du 27 février 2002 relative à la démocratie de proximité, et par le Grenelle de l’environnement. De ce fait, les études sont nécessairement moins fines et les questions des citoyens légitimement plus nombreuses sur des points non résolus. Si les études étaient poussées à leur terme, les citoyens trouveraient des réponses à leurs préoccupations, mais les considérables montants engagés – parfois plusieurs centaines de millions d’euros – rendraient tout retour en arrière difficile. La question du moment pertinent de l’enquête publique se pose toujours.

Une enquête TNS Sofres, commandée après qu’une première réunion publique a été empêchée à Bure en mai 2013, montrait qu’un pourcentage très élevé de la population des deux départements concernés, la Meuse et la Haute-Marne, connaissait bien le projet Cigéo. Si 80 % des personnes interrogées estimaient que le débat était utile pour les informer, 70 % avaient la certitude qu’il ne modifierait en rien une décision prise antérieurement.

Il semble légitime que la société civile puisse s’exprimer sur des questions de sécurité. Le clivage aujourd’hui très marqué rend certes difficile de mettre sur la table les cahiers des charges relatifs aux risques, mais cette transparence paraît pourtant indispensable, comme d’ailleurs l’intervention d’une plus grande diversité d’experts, notamment étrangers. Car, à tort ou à raison, les citoyens auront toujours le sentiment que les experts de l’IRSN sont proches du maître d’ouvrage.

M. le président François Brottes. Surtout si vous instillez un doute !

M. Christian Leyrit. La CNDP est une autorité administrative indépendante. Neutre et impartiale, elle ne donne pas d’avis sur les projets soumis au débat public et est indépendante du maître d’ouvrage. Cependant, j’ai tenu à rappeler hier, lors de mon audition devant la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire, que les conditions juridiques de cette indépendance n’étaient pas suffisamment assurées par les textes en vigueur.

M. Claude Bernet, président de la Commission particulière du débat public Cigéo (CPDP). À l’été 2013, après deux tentatives de réunion publique, il est clairement apparu que le débat ne pourrait pas avoir lieu dans des conditions normales et sereines, en tout cas sous cette forme. Le débat public consiste certes à diffuser de l’information, mais il permet surtout à la CNDP de faire remonter les opinions du public dont il effectue la synthèse. Pour recueillir ces opinions, à défaut de réunions publiques, nous ne disposions plus que de la voie de l’internet. L’instrument est évidemment utilisé par la CNDP depuis sa création, mais nous avons dû innover et programmer des débats contradictoires interactifs sur la toile. Grâce aux quelque dix mille connexions en direct ou en différé enregistrées, nous n’avons manqué ni d’arguments ni d’éléments d’information quand est venu le temps du bilan.

Une impression d’urgence excessive a marqué ce débat, enfermé dans un calendrier imposé par la loi de 2006 et lié à l’obligation de déposer la demande d’autorisation de création du centre de stockage au plus tard le 31 décembre 2014. Cette hâte, ne permettant pas de tenir compte du débat national en cours sur la transition énergétique, a conduit à négliger la demande de report formulée par plus de quarante associations. Elle n’est pas pour rien dans les difficultés que nous avons rencontrées.

Un autre enseignement tiré du débat est l’existence d’un clivage total entre ceux qui ne veulent à aucun prix du projet, et que personne ne pourra sans doute jamais convaincre, et ceux qui, intégrant la notion de risque calculé, envisagent d’avancer avec une extrême prudence. Si une dizaine de cahiers d’acteurs sur 150 restent neutres, les autres se partagent à égalité entre ces deux positions. Pourtant, alors que je ne suis pas parvenu à trouver la trace d’un compromis à l’issue du débat public classique, les dix-sept membres de la conférence de citoyens ont adopté une position à l’unanimité après qu’on leur a donné la formation et les moyens d’information indispensables. Ils ont non seulement compris le problème posé, mais ils se sont sentis investis de la mission de parvenir à un compromis. J’ai déjà présidé de nombreuses commissions de débat public, mais la conférence de citoyens a constitué pour moi une première dont l’excellent résultat me paraît particulièrement remarquable.

M. Jean-Pierre Gorges. Je m’interroge sur l’opportunité d’un débat public sur un sujet de nature éminemment politique. D’abord, il est indéniable que nous avons des déchets nucléaires à traiter. Ensuite, on parle de transition énergétique sans savoir où l’on va, les choix dépendant d’un contexte politique fluctuant : aujourd’hui, la France semble pencher pour un recul du nucléaire alors que d’autres pays renoncent à cette option – même les Allemands se posent des questions. Sur ce sujet, j’espère que notre pays deviendra bientôt raisonnable.

Comme le rapporteur de notre commission d’enquête, je considère que la véritable facture du nucléaire doit intégrer les coûts de stockage. Je m’interroge toutefois sur l’impératif de réversibilité qui me paraît être la meilleure façon de barrer la route à un projet. Quand le charbon a été extrait des mines pour produire de l’énergie, la question de son retour dans les sols pour éviter qu’ils ne s’écroulent a-t-elle été posée comme elle l’est aujourd’hui pour le gaz de schiste ? Je crains que la réversibilité ne soit exigée pour le nucléaire que dans l’intention de rendre son usage impossible.

Alors que nous sommes très déterministes sur le sujet, nous l’ouvrons au débat public à des gens qui n’y connaissent rien. De la même manière, j’ai honte lorsque, à l’Assemblée, nous nous mêlons de matières que les experts et les techniciens que nous recevons maîtrisent pour y avoir travaillé des années durant. On ne peut pas, comme pour un jury d’assises, demander à des citoyens de donner un avis sur un sujet qui les dépasse. Qui est vraiment en mesure d’aborder ces sujets ? Autant il me semble légitime que cette conférence se prononce sur le choix du lieu d’implantation du projet et sur les modalités de son installation, autant la question de l’opportunité du projet relève, à mon sens, du politique.

Le débat public n’est-il pas un outil de communication qui permet à bon compte d’affirmer que les citoyens ont été consultés ? Chacun sait parfaitement que l’on peut faire dire ce que l’on veut à un panel de 10 000 personnes interrogées sur internet. Est-il sérieux de faire reposer les choix stratégiques de notre pays sur le débat public tel qu’il est aujourd’hui organisé ? Je fais de la politique depuis de nombreuses années, et je ne rencontre dans les réunions publiques quasiment que des citoyens qui contestent mon action ; cela ne m’empêche pas d’être réélu. Prenons garde à ne pas remettre en cause des choix structurants pour notre nation.

Le travail que vous avez mené porte sur les déchets ultimes dans un contexte de génération 3. Avez-vous prévu d’en faire autant pour la génération 4 et le changement de nature des déchets ?

M. Denis Baupin, rapporteur. D’emblée, levons tout malentendu : nous sommes tous d’accord pour traiter de la question des déchets nucléaires ; ce qui est problématique, c’est que la filière ait pu voir le jour sans que celle-ci ait été préalablement réglée. Notre collègue Luc Chatel a d’ailleurs tenu des propos assez durs à ce sujet au cours de la réunion de la commission du développement durable d’hier.

Le débat public a au moins un mérite : il apporte de la transparence. Les citoyens comme les parlementaires n’auraient pas autant d’éléments d’information sans l’intervention de la CNDP et l’obligation pour le maître d’ouvrage de fournir un dossier. Il reste que les réserves émises le 6 février par la CNDP concernant « les questions financières et l’adaptabilité du projet » n’ont manifestement pas été prises en compte, ce qui interroge sur la capacité de la commission à obtenir des réponses. Elles sont pourtant d’autant plus essentielles qu’elles concernent la nature des déchets futurs et le coût de l’opération. Du reste, l’on peut se demander comment l’ANDRA compte fournir une estimation financière sans savoir ce qui devra être stocké, puisque cela dépend en partie de la future loi sur la transition énergétique. Il y a là une incohérence manifeste, d’autant que, le jour même du lancement du débat public, l’Autorité de sûreté nucléaire estimait dans un communiqué de presse que le débat ne pouvait se tenir que si l’inventaire des futurs déchets était connu, tout en avouant son ignorance de celui-ci.

M. Jean-Pierre Gorges. C’est le Parlement qui a introduit la notion de réversibilité – encore une fois, j’ai honte.

M. le rapporteur. Selon vous, le débat aurait-il pu se dérouler plus sereinement si la loi de 2006 n’avait pas préalablement opté pour le projet Cigéo et si plusieurs options étaient restées ouvertes ? N’aurait-il pas été plus crédible s’il avait, par exemple, proposé un choix entre stockage en subsurface et enfouissement ?

Quand, de surcroît, personne n’est en mesure de répondre à la question majeure de l’acheminement des déchets, cela ne peut, me semble-t-il, que nuire à la crédibilité auprès du public.

M. Christian Leyrit. La réversibilité a effectivement été introduite par le Parlement.

Le débat public ne se limite pas aux réunions publiques, que M. Chatel qualifiait d’ailleurs hier d’« obsolètes ». Il ne faut pas y renoncer, mais nous savons qu’elles ne rassemblent qu’une infime partie de la population et que le profil de ceux qui y participent reste spécifique, avec une surreprésentation des hommes âgés issus de catégories socioprofessionnelles supérieures. J’ai, en conséquence, souhaité diversifier les modes d’expression du public en favorisant internet, les réseaux sociaux et notre présence sur le terrain. Nous organisons ainsi des « débats mobiles » pour aller chercher les citoyens où ils se trouvent – dans les lycées et les universités, sur les marchés.

La défiance de nos concitoyens est telle qu’il nous appartient de répondre à leurs attentes. Ils souhaitent être davantage associés aux décisions. Chaque fois que les maîtres d’ouvrage les ont ignorés, comme pour l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes, par exemple, la situation s’en est trouvée inextricablement bloquée. Sans prétendre que les décisions doivent être remises entre les mains de conférences de citoyens, on peut s’appuyer sur l’expérience déjà ancienne des pays d’Europe du Nord ou du Québec pour dire que ces procédures permettent aux citoyens d’avoir le sentiment d’être entendus. L’avis qui nous a été rendu témoigne surtout qu’elles apportent un éclairage bien plus riche que les sondages d’opinion, pourtant souvent utilisés dans nos pays.

La CNDP organise un colloque international les 16 et 17 juin prochains sur le thème : « Le citoyen et la décision publique, enjeux de légitimité et d’efficacité ». Une enquête quantitative et qualitative est en cours sur le sujet.

M. le président François Brottes. Il y a tout de même des abonnés de la parole citoyenne qui concourent à la court-circuiter !

M. Christian Leyrit. C’est pourquoi nous cherchons à diversifier les modes d’expression.

M. Jean-Pierre Gorges. Je ne conteste pas l’utilité du débat public ; je constate seulement que l’opacité concernant le nucléaire est entretenue. Alors que près de 80 % des jeunes Français étudient jusqu’au baccalauréat, on ne leur a jamais parlé du nucléaire. L’éducation nationale doit faire un travail de formation des citoyens pour les aider à voter en toute connaissance de cause. L’information doit être démocratisée et transmise bien avant que la CNDP ait à intervenir.

M. Christian Leyrit. Les citoyens n’ont pas nécessairement le même point de vue sur le processus de décision selon qu’il concerne la santé, les transports ou le nucléaire. Nous avons le sentiment que, sur ce dernier point, des clivages plus forts se dessinent en raison de la perception par l’opinion d’une grande opacité du côté des experts. Diverses crises récentes ont amené nos concitoyens à remettre en cause plus facilement l’expertise. En tout état de cause, dans le trio de la décision publique que forment le citoyen, l’expert et le politique, on ne peut pas dire que le premier soit suffisamment considéré par les deux autres.

Pourtant, aujourd’hui, la société civile compte de plus en plus de jeunes retraités qui ont été eux-mêmes experts et qui ont accès à l’information à l’échelle mondiale grâce à internet. À l’époque où j’étais directeur des routes, il m’est arrivé de recevoir des contre-projets, élaborés par des associations regroupant d’anciens ingénieurs, géologues et conseillers d’État, de meilleure qualité que ce qui m’était proposé par ma propre administration. Il est difficile d’ignorer cette évolution. Plus l’information se diffusera, plus les citoyens voudront se prononcer sur les sujets qui les intéressent.

S’agissant de Cigéo, je ne suis pas certain que le débat public, imposé par la loi, constituait la meilleure méthode pour traiter du sujet. Il se serait probablement tenu dans de meilleures conditions si une alternative avait été soumise au public et que les citoyens n’avaient pas eu le sentiment que tout était déjà bouclé. Il est indispensable de restaurer la confiance des citoyens, sans laquelle tout peut se bloquer – c’est ce qui se produit en Corée du Sud, où l’on cherche à installer un équivalent de notre CNDP, et l’Allemagne rencontre également ce type de problème.

Il convient aussi d’assurer un continuum entre la loi, le débat public et l’enquête publique. La complexité favorise l’incompréhension, la méfiance et le contentieux. Il y a plus à gagner à consulter les citoyens de façon approfondie qu’à multiplier les textes. Les collectivités locales, mais aussi les maîtres d’ouvrage, prennent progressivement conscience de l’apport des débats publics qui peuvent améliorer les projets proposés.

Le débat public ne doit pas être lancé lorsque le dossier proposé par le maître d’ouvrage n’est pas satisfaisant. Le manque d’information, par exemple sur les coûts, n’est pas susceptible de renforcer la confiance des citoyens. S’agissant du financement de Cigéo, je relève que, dans sa délibération du 5 mai, « le conseil d’administration de l’ANDRA rappelle que les documents sur le coût et le financement du projet, consultables sur internet, vont au-delà du niveau d’évaluation habituellement mis en œuvre sur les projets soumis à débat public. ». Il me revient d’affirmer que, depuis 2002, soixante-dix débats publics ont été organisés par la CNDP, et que très peu d’entre eux ont donné lieu à la transmission d’une quantité d’informations financières aussi légère.

M. le rapporteur. Considérez-vous que les préconisations de l’ANDRA reprennent les conclusions que vous avez tirées du débat public ? A-t-elle entendu le souhait que les recherches se poursuivent pendant une quinzaine d’années en laboratoire au cours d’une phase pilote avant qu’une décision définitive soit prise ?

Le débat public a-t-il favorisé l’émergence d’idées pratiques susceptibles d’aider les parlementaires dans les choix qu’ils auront à faire au regard de la récupérabilité ? J’emploie à dessein ce terme qui me paraît plus clair que celui de réversibilité et correspondre mieux à la loi de 2006.

Vous avez évoqué les enjeux de la gouvernance future. Toutes les conditions n’étaient pas réunies lors du débat public pour garantir une certaine sérénité, même si la conférence des citoyens a constitué, j’en ai été le témoin, un moment de réelle écoute permettant de dégager un compromis. Je crains que nous n’en soyons pas encore à ce stade sur le terrain. Quelles instances permettraient, selon vous, de restaurer la confiance sur la durée ? Avez-vous des préconisations concernant la gouvernance même de l’ANDRA et l’amélioration de la transparence en son sein ?

Selon vous, les pouvoirs publics sont-ils aujourd’hui en mesure d’évaluer correctement les provisions que doivent prévoir les producteurs de déchets nucléaires ? Il est essentiel que les coûts soient anticipés et provisionnés dès aujourd’hui, car il se pourrait bien que Cigéo ne voie le jour qu’après que notre pays ait cessé de produire de l’électricité d’origine nucléaire ce qui tarirait cette source de financement.

M. Christian Leyrit. L’ANDRA a retenu l’idée d’une phase pilote, ce qui me semble très positif. Elle a également décidé du raccordement du site au réseau ferré national, pour permettre l’acheminement des colis de déchets par le rail jusqu’à Cigéo.

L’ANDRA a aussi indiqué, comme cela avait été demandé lors du débat public, que « les déchets présentant des problématiques spécifiques, comme les déchets bitumés vis-à-vis du risque d’incendie par exemple, font l’objet de programmes d’essais dédiés ».

En matière de gouvernance, le conseil d’administration de l’Agence propose, ce qui n’est pas vraiment nouveau, d’« élargir l’information et de favoriser les échanges et la concertation entre l’ANDRA, les experts et le public sur le projet Cigéo et ses impacts, sur la maîtrise des risques, la réversibilité et l’insertion du projet dans le territoire ». Aujourd’hui, l’ANDRA communique de façon intensive, mais elle délivre une information à sens unique et ne cherche pas vraiment à échanger. Désormais, elle entend « mener une concertation avec les parties prenantes locales et nationales pour l’élaboration du plan directeur pour l’exploitation de Cigéo et ses révisions », et « consulter le Comité local d’information et de suivi du laboratoire souterrain pour définir de nouvelles modalités d’échanges… ». Elle propose « de contribuer au développement de l’expertise pluraliste sur la gestion des déchets radioactifs ». Elle étudiera « les modalités d’ouverture de l’Observatoire pérenne de l’environnement aux parties prenantes locales », et elle renforcera ses liens avec « la société civile en se dotant d’un comité pluraliste chargé de l’éclairer sur la prise en compte des enjeux sociétaux… ». Tout cela me paraît aller dans le bon sens.

Je n’ai pas compétence pour émettre un avis concernant la capacité de l’ANDRA à estimer en 2014 les coûts et le niveau des provisions. L’ANDRA n’a pas tort de souligner qu’il est relativement inhabituel de demander à un maître d’ouvrage d’évaluer des coûts sur cent ans. La tâche est d’autant plus complexe que, comme le remarque la Cour des comptes, les résultats peuvent être très différents selon les hypothèses retenues et l’évolution monétaire.

M. le rapporteur. Nous débattons d’une structure qu’il faudra, à coup sûr, financer dans cent ans et qui a de fortes chances de ne plus rien rapporter financièrement, ce qui fait la différence avec les projets dont vous traitez habituellement.

M. Claude Bernet. Il y a trois ans, la Cour des comptes a porté un jugement plutôt positif sur le mécanisme institutionnel et sur le calcul des coûts complets de l’opération effectué en 2005. Le mot « complet » est pris ici dans un sens inhabituel puisqu’il tient compte, au-delà du seul coût d’équipement, des dépenses de fonctionnement actualisées sur cent ans. Ce qui est reproché par le débat public au maître d’ouvrage, c’est de ne pas donner l’actualisation qui, en fait, relève de l’État.

M. Christian Leyrit. C’est à l’État qu’il revient d’exiger des maîtres d’ouvrage qu’ils lui fournissent des informations. Le coût final est d’ailleurs communiqué par le ministre chargé de l’énergie. Cela dit, il est compréhensible que les producteurs de déchets ne souhaitent pas augmenter leurs provisions.

M. le président François Brottes. Messieurs, nous vous remercions pour votre intéressant témoignage.

L’audition s’achève à dix heures vingt-cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du mercredi 7 mai 2014 à 9 heures

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, M. Jean-Pierre Gorges, M. Michel Sordi, Mme Clotilde Valter

Excusés. - Mme Françoise Dubois, M. Stéphane Travert