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Edition J.O. - débats de la séance
Articles, amendements, annexes

Assemblée nationale
XIVe législature
Session ordinaire de 2014-2015

Compte rendu
intégral

Première séance du lundi 30 mars 2015

SOMMAIRE

Présidence de M. David Habib

1. Réouverture exceptionnelle des délais d’inscription sur les listes électorales

Présentation

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur

Discussion générale

M. Guy Geoffroy

M. Jean-Noël Carpentier

M. Sergio Coronado

M. Pascal Popelin

M. Arnaud Richard

Mme Marie-Anne Chapdelaine

M. Bernard Cazeneuve, ministre

Discussion des articles

Article 1er

M. Guillaume Larrivé

M. Guy Geoffroy

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure

M. Pascal Popelin

Article 2

Vote sur l’ensemble

Suspension et reprise de la séance

2. Sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre

Présentation

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement

Mme Annick Le Loch, rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire

M. Jean-Paul Chanteguet, président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire

Discussion générale

M. Jean-Noël Carpentier

Mme Danielle Auroi

M. André Chassaigne

M. Gilles Savary

M. Jean-Marie Tetart

M. Arnaud Richard

M. Philippe Noguès

M. Gilles Lurton

Mme Anne-Yvonne Le Dain

M. Dominique Raimbourg

M. Jean-Yves Le Bouillonnec

M. Dominique Potier, rapporteur

Discussion des articles

Article 1

Mme Catherine Coutelle

M. Jean-Luc Laurent

Amendements nos 41 , 5 , 22 , 43 , 4 , 77 (sous-amendement) , 7 , 24 , 45 , 6 , 23 , 44 , 56 , 76 , 8 , 25 , 46 , 60 , 9 , 26 , 47 , 11 , 27 , 48 , 70 , 67 , 10 , 28 , 49 , 15 , 30 , 50 , 12 , 29 , 51 , 61 , 65 , 13 rectifié , 32 , 55 , 63 , 74

Article 2

Mme Anne-Yvonne Le Dain

Amendements nos 16 , 33 , 68 , 17 , 34 , 69 , 54 , 57 , 40 , 18 , 35 , 71 , 14 , 36 , 72 , 20 , 37 , 73

Après l’article 2

Amendements nos 39 , 42 , 58 , 59

Article 3

Après l’article 3

Amendements nos 19 , 38 , 75 , 66

M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

Explications de vote

Mme Danielle Auroi

M. Jean-Noël Carpentier

M. André Chassaigne

M. Gilles Lurton

M. Dominique Raimbourg

Vote sur l’ensemble

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État

3. Ordre du jour de la prochaine séance

Présidence de M. David Habib

vice-président

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à 16 heures.)

1

Réouverture exceptionnelle des délais d’inscription sur les listes électorales

Discussion, après engagement de la procédure accélérée, d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, après engagement de la procédure accélérée, de la proposition de loi de M. Bruno Le Roux, Mme Elisabeth Pochon et les membres du groupe socialiste, républicain et citoyen et apparentés visant à la réouverture exceptionnelle des délais d’inscription sur les listes électorales (nos 2619, 2665).

Présentation

M. le président. La parole est à Mme Élisabeth Pochon, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Monsieur le président, monsieur le ministre de l’intérieur, mes chers collègues, comme chacun d’entre vous le sait depuis quelques semaines, pour la première fois depuis leur élection au suffrage universel direct en 1986, les conseillers régionaux seront désignés, non pas au mois de mars, mais au mois de décembre prochain, ainsi qu’en a décidé le législateur dans le cadre de la réforme territoriale en cours.

C’est dans ce contexte particulier que s’inscrit la présente proposition de loi, qui vise à adapter notre procédure d’inscription sur les listes électorales à ce calendrier inédit, en procédant à la réouverture exceptionnelle des délais d’inscription jusqu’au 30 septembre 2015.

Discutée au cours d’une semaine réservée à un ordre du jour fixé par notre assemblée, cette proposition de loi fait suite aux travaux que M. Jean-Luc Warsmann et moi-même avons conduits dans le cadre d’une mission d’information de la commission des lois sur les modalités d’inscription sur les listes électorales.

Avant de vous en présenter le dispositif précis, je souhaiterais vous rappeler dans quelles conditions – insatisfaisantes – il est aujourd’hui possible de s’inscrire sur les listes électorales en France.

En France, la révision des listes électorales est annuelle. S’il lui est possible de le faire tout au long de l’année, tout électeur qui remplit les conditions requises par le code électoral doit s’inscrire avant le 31 décembre pour pouvoir voter aux élections organisées à partir du mois de mars de l’année suivante et pendant les douze mois suivants. Il ne peut être dérogé à ces délais, nécessaires à l’instruction des demandes d’inscription et à la mise à jour des listes électorales par les communes et l’INSEE, que dans des cas exceptionnels – acquisition de la qualité d’électeur, par la satisfaction des conditions d’âge ou de nationalité notamment, ou déménagement pour un motif professionnel – postérieurs au 31 décembre.

Ce calendrier d’inscription – mais le constat vaut pour l’ensemble de la procédure d’inscription – est devenu trop contraignant et inadapté au rythme démocratique et à la mobilité des électeurs. Il a d’ailleurs été conçu à une époque où les échéances électorales et la mobilité résidentielle des Français n’étaient pas les mêmes qu’aujourd’hui.

Ces dernières années, la mobilité résidentielle s’est accélérée, rendant de plus en plus fréquents les déménagements en cours d’année. De nombreux électeurs changent de domicile entre deux révisions des listes électorales, pour des motifs qui ne sont pas seulement professionnels et qui ne leur permettent pas de changer de commune d’inscription électorale en dehors de la période de révision des listes. Et même ceux qui peuvent bénéficier de la procédure d’inscription en dehors de la période de droit commun ignorent souvent cette possibilité et attendent la révision de l’année suivante pour régulariser leur inscription.

Ce calendrier est également décalé par rapport au rythme des échéances électorales : la clôture des inscriptions au 31 décembre intervient généralement plusieurs mois avant la tenue des scrutins organisés entre le mois de mars et le mois de juin de l’année suivante.

En définitive, si l’on se fie aux études électorales menées par Mme Céline Braconnier et M. Jean-Yves Dormagen, chercheurs en science politique, trois millions de nos concitoyens ne seraient pas inscrits sur une liste électorale et 6,5 millions d’entre eux seraient « mal inscrits », c’est-à-dire inscrits dans un bureau de vote ne correspondant plus à leur lieu de résidence effectif.

Le report de mars à décembre prochain des élections régionales donne à ce constat, valable pour des élections organisées entre le mois de mars et le mois de juin, un relief tout particulier.

En l’état actuel du droit, ces élections seraient organisées à partir des listes arrêtées au début de l’année 2015, sur la base des demandes d’inscription déposées avant le 31 décembre 2014. Seuls auraient pu s’y inscrire après cette date les jeunes atteignant l’âge de dix-huit ans avant les régionales, qui bénéficient de la procédure d’inscription d’office, et, à leur demande, les personnes ayant acquis la qualité d’électeur par leur naturalisation et celles faisant l’objet d’une mutation pour motif professionnel dans le courant de l’année 2015.

Les listes électorales se trouveraient donc comme figées, hors cas d’inscription dérogatoire, près de douze mois avant l’organisation des élections régionales, à un moment où la loi ayant reporté la tenue des élections régionales n’était pas encore entrée en vigueur.

J’ajoute que les nombreux électeurs qui déménageront durant l’été et qui iront s’inscrire dans le courant du mois de septembre s’attendront à pouvoir participer au scrutin de décembre. Qui comprendrait que d’obscures difficultés administratives les empêchent de voter aux élections régionales ?

C’est donc bien à une exigence démocratique que répond ce texte, dont l’esprit est transpartisan : permettre au plus grand nombre de nos concitoyens de participer aux élections et améliorer l’exercice du droit de vote et de la citoyenneté dans notre pays, trop marqué, depuis plusieurs années, par un recul de la participation électorale.

À cette fin, l’article 1er de la présente proposition de loi prévoit que, par dérogation au principe de l’annualité de leur révision, il sera procédé, à la fin de l’année 2015, à une seconde révision des listes électorales. Il est proposé de rouvrir les délais d’inscription jusqu’au 30 septembre afin de permettre à toutes les personnes qui iront s’inscrire entre le 1er janvier et cette date de voter aux élections régionales de décembre prochain.

Le dispositif ne remet évidemment pas en cause la sécurité de la procédure de révision des listes. Il maintient les conditions nécessaires à l’inscription ainsi que les règles relatives à l’établissement des listes électorales par les commissions administratives communales, avec l’aide de l’INSEE et sous le contrôle du juge.

En pratique, deux mois sépareront la clôture de ce nouveau délai d’inscription de l’entrée en vigueur des listes électorales ainsi révisées, comme c’est déjà le cas aujourd’hui. Ce délai est suffisant pour permettre aux commissions de révision d’instruire les demandes d’inscription et de dresser les listes, et aux électeurs et au préfet de porter contre ces opérations toute contestation utile devant le juge compétent. L’Association des maires de France, l’AMF, et l’INSEE, favorables au principe même de cette révision exceptionnelle, ont indiqué qu’ils adapteraient en conséquence leurs travaux.

L’article 2 confie au pouvoir réglementaire, principalement compétent en cette matière, le soin d’apporter toutes les précisions nécessaires à la mise en œuvre concrète de cette procédure.

Il a été reproché à ce texte de ne pas répondre, en raison de son caractère exceptionnel, au problème général de la procédure d’inscription et de procéder par des mesures de circonstance à une forme de tripatouillage. Il n’en est rien.

Il est parfaitement inexact d’affirmer que cette réouverture exceptionnelle bénéficiera à tel ou tel parti politique. Notre ambition est qu’elle profite à la démocratie et à ce qui en constitue le fondement principal : l’exercice du droit de vote.

Je suis d’ailleurs quelque peu étonnée de ce procès d’intention car cette mesure se borne à reprendre la proposition n1 du rapport d’information…

M. Guy Geoffroy. Il y en a vingt-deux autres !

M. Pascal Popelin. Tout vient à point à qui sait attendre !

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure. …que M. Jean-Luc Warsmann et moi-même avions déposé en décembre dernier et qui avait été adopté à l’unanimité par la commission des lois.

J’accepte davantage la critique tenant à l’absence de dispositions d’ordre général destinées à réformer en profondeur la procédure d’inscription sur les listes électorales. Si nous avons décidé de dissocier cette proposition des vingt-deux autres formulées par la mission d’information, c’est parce que le temps était contraint. Il n’était pas possible de procéder, en si peu de temps et au cours d’une année comportant deux scrutins, à la réforme d’ensemble exigée.

Pareille réforme, qui devrait déboucher sur l’instauration d’une révision, non plus annuelle mais préélectorale des listes, suppose en effet une large concertation entre les acteurs de la procédure – ministère de l’intérieur, INSEE, communes, préfectures, tribunaux d’instance, etc. – et une refonte de leurs méthodes de travail et des moyens mis à leur disposition : montée en puissance de la dématérialisation de la démarche d’inscription, meilleure articulation entre démarches administratives et inscriptions sur les listes, renforcement de la coordination à l’échelle nationale de la mise à jour des listes communales, entre autres – la liste est encore longue.

En conclusion, je souhaiterais formuler un vœu, monsieur le ministre de l’intérieur, qui sera aussi une réponse aux critiques exprimées en commission par nos collègues de l’UMP : celui que les prochains mois et l’année 2016, au cours de laquelle aucun scrutin ne devrait être organisé, soient mis à profit pour adapter notre procédure d’inscription aux attentes des électeurs, en la rendant plus souple, plus moderne et plus fiable.

M. Pascal Popelin. Excellente idée !

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure. En attendant, je vous invite, mes chers collègues, à adopter cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. le ministre de l’intérieur.

M. Bernard Cazeneuve, ministre de l’intérieur. Monsieur le président, mesdames, messieurs, la proposition de loi visant à la réouverture exceptionnelle des délais d’inscription sur les listes électorales, présentée par Elisabeth Pochon et l’ensemble du groupe socialiste, est examinée devant votre assemblée au lendemain du second tour des élections départementales, une nouvelle fois caractérisées par un niveau très élevé d’abstention. Hier, en effet, un électeur sur deux ne s’est pas rendu aux urnes,  soit un taux de participation inférieur à 50 %.

Cette proposition de loi vise à permettre la réouverture des délais d’inscription sur les listes électorales pour l’année 2015 en revenant de façon exceptionnelle sur le principe de révision annuelle des listes électorales prévu par l’article L. 16 du code électoral.

Elle s’inscrit dans le prolongement des travaux engagés par votre assemblée, puisqu’elle repose sur deux expressions récentes du Parlement :  le vote de la loi du 16 janvier 2015 relative à la délimitation des régions, aux élections régionales et départementales et modifiant le calendrier électoral, qui a reporté les élections régionales au mois de décembre 2015 ; les travaux de la mission d’information menée par Mme Pochon et M. Warsmann, auxquels je souhaite rendre hommage pour la qualité du travail qu’ils ont conduit ensemble.

Le rapport issu de leurs travaux est remarquable à plus d’un titre. D’abord, il analyse avec beaucoup de précision et de justesse la complexité et les contraintes pesant sur le calendrier d’inscription sur les listes électorales. Ensuite, il met en exergue l’impact massif de l’éloignement de certains électeurs potentiels de l’institution électorale. On estime aujourd’hui à près de trois millions le nombre de non-inscrits et à 6,5 millions le nombre de « mal inscrits ». L’analyse du scrutin départemental démontre en outre combien les jeunes sont frappés par ce phénomène : si le taux d’abstention a atteint, au soir du premier tour, 49 % des inscrits, il a culminé à 64 % chez les personnes âgées de moins de trente-cinq ans.

Dans la perspective des élections régionales de la fin de l’année, il y a donc urgence à agir, d’autant que, pour la première fois depuis 1965, un scrutin aura lieu en fin d’année. Pour répondre à cette situation exceptionnelle, il fallait une mesure elle aussi exceptionnelle. Vous en avez pris l’initiative et je vous en remercie.

Sans cette proposition de loi, seuls les électeurs inscrits avant le 31 décembre 2014, soit près d’un an avant la date du scrutin, auraient pu participer à l’élection des conseillers régionaux appelés à diriger les nouvelles régions issues de la loi du 16 janvier 2015.

Certes, le code électoral, dans son article L. 30, prévoit déjà des dérogations permettant une inscription en dehors des périodes de révision annuelle des listes, notamment pour les électeurs déménageant pour motifs professionnels. De nombreux cas ne sont toutefois pas couverts. Les Français, notamment les étudiants, mais pas seulement eux, seront nombreux à déménager sans motif professionnel durant l’été 2015. Grâce à cette réforme, ils pourront s’inscrire jusqu’au 30 septembre 2015.

Ce sera également le cas des personnes qui acquerront la nationalité française ou recouvreront l’exercice du droit de vote avant le 30 septembre 2015. Ne pas leur permettre de le faire risquerait d’engendrer un profond mécontentement et de créer un décalage entre le fonctionnement de notre démocratie et les réalités de notre société, marquée par une grande mobilité. Nous devons au contraire déployer tous nos efforts pour associer les Français à la réforme territoriale que nous menons actuellement. Ainsi, le rapprochement entre la date  limite d’inscription sur les listes électorales et le jour du scrutin permettra d’obtenir un corps électoral plus sincère, à partir de listes électorales plus représentatives.

Dès lors, le Gouvernement ne peut que soutenir cette proposition de loi. Je remercie par avance les municipalités qui, en lien avec l’INSEE, devront effectuer les opérations d’inscription et de radiation durant les mois d’octobre et de novembre. Une fois la présente proposition de loi votée, le ministère de l’intérieur aura, en vertu de son article 2, la responsabilité de prendre le décret en Conseil d’État qui précisera les règles et les formes de l’opération d’inscription et de révision prévue. Nous le préparerons en lien avec l’association des maires de France et l’INSEE.

Cela étant, et je le dis ici sans ambiguïté, le Gouvernement appelle de ses vœux une réforme plus structurante, dont la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui peut constituer une première étape incontournable et utile. Elle permet de faire face à l’urgence d’une situation, mais nous devons d’ores et déjà envisager de franchir des étapes supplémentaires. Je sais que le député Hamon y est particulièrement attaché. Le Président de la République s’est clairement exprimé en faveur d’une modernisation de l’accès au scrutin, avec l’ambition que, en 2017, nos concitoyens puissent s’inscrire jusqu’à un mois avant l’échéance électorale, et non plus l’année précédant le scrutin. Le rapport de Mme Pochon et de M. Warsmann traduit la même préoccupation et contient des propositions très concrètes pour y répondre.

Une fois l’urgence réglée par le vote de cette loi, nous devrons travailler en ce sens afin d’aboutir à l’adoption d’un texte avant la fin de l’année…

M. Pascal Popelin. Parfait !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. …en veillant aux modalités du rassemblement des républicains derrière un enjeu qui dépasse les clivages partisans et qui peut, si c’est la volonté de tous, nous rassembler.

Mesdames et messieurs les députés, vous l’aurez compris, le Gouvernement apporte un soutien sans réserve à ce texte, qui permet de prendre la mesure de l’échéance qui nous attend au mois de décembre : une échéance électorale pour chacune de nos formations politiques, mais également une grande et belle échéance républicaine face au risque de l’abstention. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Guy Geoffroy.

M. Guy Geoffroy. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, décidément, vous êtes incorrigibles !

M. Pascal Popelin. Cela commence mal !

M. Guy Geoffroy. Hier, les Français vous ont bel et bien infligé une sévère correction, et vous faites comme si de rien n’était ! Nous nous souviendrons, et les Français avec nous, que le premier acte de ce gouvernement et de cette majorité après leur défaite aux élections départementales des 22 et 29 mars 2015, aura été de continuer, comme si de rien n’était, à changer, mine de rien, les règles du jeu pour les prochaines consultations électorales. Même si vos arguments peuvent sembler incontestables, tout enveloppés qu’ils sont du gaze de votre rhétorique…

M. Benoît Hamon. Ils le sont !

M. Guy Geoffroy. …ils suscitent beaucoup de questions auxquelles vous n’apportez pas de réponses. Par exemple, pourquoi, le Gouvernement, quand il a décidé que les élections régionales auraient lieu en décembre 2015, n’a-t-il pas pris alors la décision qui s’imposait, c’est-à-dire de rouvrir, à titre exceptionnel, le délai d’inscription sur les listes électorales ? C’est que vous aviez alors l’intention de les repousser au printemps 2016.

M. Pascal Popelin. Impossible !

M. Guy Geoffroy. Si vous avez dû y renoncer, c’est qu’on vous a fait savoir, là où l’on est bien informé et où l’on a à juger de ces choses, que s’il était possible de reporter les élections départementales d’une année, il était par contre impossible de reporter deux fois les élections régionales. Vous vous êtes donc retrouvés dans l’obligation de maintenir le calendrier initial et vous avez tout simplement oublié de faire ce qui aurait pu sembler, à ce moment-là, justifié.

Vous nous dites, la main sur le cœur – et l’on vous croirait presque ! –, que ce n’est que le 16 janvier 2015, avec la publication de la loi, que les Français ont pu savoir que les élections régionales auraient lieu à la fin de l’année 2015 et qu’il fallait rouvrir à ce moment-là, à titre tout à fait exceptionnel, un nouveau délai d’inscription sur les listes électorales. Mais vous oubliez un point important : le 16 septembre 2014, dans son discours de politique générale, le Premier ministre évoquait le calendrier des élections départementales et régionales, en précisant certains points dont l’importance n’avait pas alors été relevée.

Je cite le Premier ministre : « dès lors, la concomitance des élections départementales et régionales n’est plus une obligation. Précisons le calendrier : les élections départementales sont maintenues en mars 2015, conformément à la loi votée en 2013, et les élections régionales, avec la nouvelle carte, auront bien lieu fin 2015. » Personne ne pouvait donc ignorer à partir de ce jour qu’il conviendrait de voter deux fois en 2015 : en mars pour les départementales et en décembre pour les régionales. Les électeurs qui prévoyaient de changer leur domiciliation savaient donc que les élections auraient lieu en décembre. Si vous n’en dites rien, c’est parce que cela vous dérange !

Cette proposition de loi est examinée en urgence – appelons les choses par leur nom. Ce n’est pas la première fois et ce ne sera sans doute pas la dernière. On décrète l’urgence à tout propos, prétexte à faire n’importe quoi. Les Français, hier, ont élu des conseillers départementaux dont les compétences ne sont pas encore définies. Peu importe qu’une nouvelle incohérence s’ajoute à l’ensemble des incohérences dont les Français sont les victimes.

Quant au fond – le fond et la forme sont si mêlés dans ce texte d’exception que l’on ne court pas grand risque à les évoquer pêle-mêle –, vous avez quand même un sacré toupet de prétendre que cette proposition de loi s’inscrit naturellement dans le prolongement du travail effectué par la mission de  nos collègues Pochon et Warsmann !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. C’est le cas !

M. Guy Geoffroy. C’est quand même un peu fort ! Si vous aviez au moins fait en sorte que ce texte reprenne les deux premières propositions de la mission, nous pourrions vous accorder le bénéfice du doute, mais ce n’est même pas le cas. Vous ne reprenez que la première des vingt-trois propositions de la mission, laquelle est indissociable de la deuxième, mais vous vous en moquez éperdument : il s’agit de venir au secours du Gouvernement, qui pourrait agir de lui-même, et proposer ce qui n’a jamais été fait sous la VRépublique : la réouverture du délai d’inscription sur les listes électorales. Ni en 1967 ni en 1988, années où les élections cantonales ont été reportées au mois de septembre, les délais d’inscription n’ont été rouverts, et cette année, alors que ces élections sont prévues depuis plus d’un an, vous proposez de rouvrir ces délais.

Et vous le faites, comme notre collègue Jean-Luc Warsmann l’a relevé, avec une certaine légèreté et une certaine inélégance. Prétendre que tout ceci découle logiquement des dispositions générales que vous aviez tous les deux élaborées, madame la rapporteure, n’est pas acceptable. En effet, les conclusions de votre mission, effectivement approuvées à l’unanimité de la commission des lois, proposaient des dispositions de portée générale qui avaient le grand mérite d’être totalement cohérentes. Or vous proposez ici des dispositions particulières et limitées à un seul objectif : rouvrir les délais d’inscription sur les listes électorales.

Pour nos concitoyens et pour ceux de nos collègues qui, n’étant pas membres de la commission des lois, n’ont pas eu le temps de prendre connaissance des vingt-trois propositions de la mission d’information, je voudrais les rappeler afin qu’ils mesurent leur cohérence d’ensemble et l’incohérence de ce que vous nous proposez aujourd’hui.

Les propositions nos 1 à 6 formulent des mesures générales et cohérentes visant à assouplir un calendrier d’inscription devenu trop contraignant et inadapté au rythme démocratique. Le deuxième ensemble de mesures s’attachent à accompagner les démarches d’inscription, sans modifier l’équilibre trouvé entre le principe d’inscription volontaire et la procédure d’inscription d’office des jeunes de dix-huit ans. Les propositions no15 et 16 visent à rénover les conditions d’attache avec la commune d’inscription. Enfin, les propositions nos 17 à 23 ont pour objectif de réformer la procédure d’examen et de contrôle des inscriptions, afin de garantir une mise à jour optimale des listes électorales.

Nous sommes bien loin de cette réforme, même si, monsieur le ministre, vous nous dites, peut-être pour nous amadouer, que vous comptez mener ce travail avec le Parlement au cours de cette année. C’est faux. Notre rapporteure a certes prétendu en commission qu’elle attendait « avec impatience de pouvoir donner suite aux vingt-deux autres propositions du rapport ». Mais quand nous lui avons demandé si nous aurions l’audace, le temps et l’agilité d’introduire ces propositions par voie d’amendements, elle nous a répondu qu’il n’en était pas question.

M. Sergio Coronado. Ce n’est pas vrai !

M. Guy Geoffroy. Vous nous avez dit en commission qu’il n’était pas question d’accepter des amendements à ce texte !

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure. Aviez-vous vraiment besoin de notre autorisation ?

M. Guy Geoffroy. Vous prétendez attendre avec impatience l’occasion d’adopter ces mesures, et puis vous nous dites que ce n’est pas possible. Vous nous dites qu’on le fera en 2016, quand le ministre parle, lui, de 2015 : tout ceci est totalement incohérent, voire inconvenant.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Vous cherchez la petite bête !

M. Guy Geoffroy. Je ne crois pas que les Français croiront à votre vertu. Ils se diront comme nous que, une fois de plus, vous essayez de changer le cours normal des choses pour tenter de conjurer le mauvais sort électoral qui vous poursuit depuis quelques mois et pour longtemps encore. Pour toutes ces raisons, et en soulignant l’inélégance du procédé, le groupe UMP votera résolument…

M. Pascal Popelin. Et laborieusement !

M. Guy Geoffroy. …contre cette proposition de loi.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mesdames, messieurs, le code électoral pose le principe d’une inscription sur les listes électorales au plus tard le 31 décembre de l’année précédant les élections. Cette proposition de loi vise à la réouverture exceptionnelle des délais d’inscription pour les prochaines élections régionales, prévues au mois de décembre. Son article 1er prévoit une révision desdites listes afin que les électeurs puissent se faire inscrire dans leurs communes au plus tard le 30 septembre. Cette dérogation permettra également aux mineurs ayant atteint l’âge de dix-huit ans au plus tard la veille des élections de voter s’ils n’ont pas été inscrits d’office sur les listes.

Nous considérons que ces mesures sont une bonne chose et nous souhaiterions pouvoir à l’avenir aller plus loin. En effet, l’évolution des modes de vie rend nos concitoyens de plus en plus mobiles : divorces, séparations, allongement de l’espérance de vie, mutations professionnelles, changement ou perte d’emploi se traduisent par des déménagements de plus en plus fréquents, entraînant autant de changements du lieu du vote.

De plus, le calendrier d’inscription sur les listes électorales ne correspond plus à l’organisation concrète des scrutins actuels, notamment des élections régionales. Les élections locales ont lieu en mars et dorénavant aussi en décembre ; l’élection présidentielle se déroule en avril et en mai, les européennes en mai et en juin, les législatives en juin, et un référendum peut avoir lieu n’importe quand.

C’est donc pour toutes ces raisons pratiques qu’il faut assouplir les règles administratives en la matière. Les cris d’orfraie poussés par nos collègues de l’opposition ne sont pas raisonnables. Ont-ils peur que nos concitoyens se rendent aux urnes ?

M. Guy Geoffroy. C’est vous qui dites ça !

M. Jean-Noël Carpentier. Pensent-ils que l’abstention leur est profitable ? On pourrait le croire au vu de votre réaction, mon cher collègue.

M. Guy Geoffroy. Nous voulons vous protéger de vous-mêmes !

M. Jean-Noël Carpentier. La persistance d’un taux abstention élevé, quel que soit le scrutin, nous impose, même si cela ne suffira pas à résoudre un problème qui est d’abord politique, de lever autant que possible les obstacles administratifs à l’inscription, d’assouplir des règles dont la rigidité interdit l’inscription de plusieurs millions d’électeurs et de leur permettre de se rapprocher le plus possible de leur lieu de vote en facilitant leur inscription au bureau de vote de leur lieu de résidence. Pour contrer l’abstention galopante, rouvrir les délais d’inscription sur les listes apparaît comme une bonne mesure et nous souhaitons son extension. Il nous paraît logique que les personnes qui déménagent en cours d’année puissent voter immédiatement dans leur nouvelle commune. À l’heure de l’informatisation, du numérique et de la mutualisation des données administratives, je ne vois aucun obstacle incontournable à une révision des listes beaucoup plus simple et plus rapide.

C’est pourquoi nous souhaitons qu’une réforme plus globale des modalités d’inscription sur les listes électorales voie le jour dans les deux années qui viennent. Nous proposons notamment que la révision se fasse de manière permanente, ou au minimum tous les trimestres. Néanmoins, ce texte est un premier pas et à ce titre le groupe RRDP y est favorable.

Nous le savons tous, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mesdames, messieurs : des mesures administratives ne suffiront pas à mettre fin à la crise politique qui secoue notre pays et à la défiance de nos concitoyens à l’égard des politiques.

M. Guy Geoffroy. Très juste !

M. Jean-Noël Carpentier. La vraie question, la seule en vérité qui mérite d’être posée, est de savoir comment notre démocratie pourra regagner l’intérêt de nos citoyens, comment elle pourra se revitaliser, avec leur participation. Les partis politiques, nous-mêmes, sommes directement interpellés sur nos actions, nos comportements,   nos pratiques et nos résultats en matière économique et sociale. Les Français aiment la politique mais ils détestent les partis. À nous de faire notre autocritique ; à nous de savoir libérer le débat citoyen ; à nous d’encourager une autre manière de faire de la politique ; à nous de faire preuve de confiance, et peut-être que notre démocratie s’en portera mieux.

M. le président. La parole est à M. Sergio Coronado.

M. Sergio Coronado. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, chers collègues, l’année 2015 présente deux nouveautés de taille sur le plan électoral : un calendrier inédit et un périmètre nouveau des collectivités territoriales concernées par l’élection.

À l’issue du second tour des élections départementales, qui s’est tenu hier, dimanche 29 mars, le constat est grave : la crise démocratique perdure et même s’accentue, avec un taux d’abstention encore supérieur à celui du premier tour. Il est inquiétant qu’un électeur sur deux n’ait pas vu l’intérêt de se rendre au bureau de vote, même si l’abstention est inférieure à celle observée aux cantonales de 2011. La participation électorale, vous le savez, est un des critères les plus sûrs de la bonne santé d’un régime démocratique.

Les élections régionales seront les dernières échéances électorales avant 2017. Fin 2015, les Français vont retourner aux urnes et décider par leur vote de la constitution d’assemblées représentant un périmètre régional nouveau. En métropole, le scrutin se déroulera en effet dans les treize régions nouvellement dessinées en décembre 2014, telles que la grande région Aquitaine-Limousin-Poitou-Charentes ou encore la région Alsace-Champagne-Ardennes-Lorraine. En outre, le report de mars à décembre 2015 de l’élection des conseillers régionaux, des conseillers de Corse et des membres des assemblées de Martinique et de Guyane est entré en vigueur postérieurement à la date de clôture des inscriptions.

Mes chers collègues, cette proposition de loi s’inscrit, sinon dans la continuité, en tout cas dans l’esprit du rapport d’information sur les modalités d’inscription sur les listes électorales, présenté en décembre 2014 par Mme Élisabeth Pochon et par M. Jean-Luc Warsmann, rapport qui contient vingt-trois propositions visant à améliorer l’établissement des listes électorales et à favoriser le retour aux urnes de ceux de nos concitoyens qui s’en sont éloignés. Il est nécessaire que le législateur intervienne afin de permettre une mise à jour optimale desdites listes.

En 2012, une enquête de 1’inspection générale de 1’administration a pointé des problèmes démocratiques importants et de nombreux ratés : absence de fiabilité, délais de révision insoutenables et contrôle très approximatif de listes électorales qui ne sont pas tout à fait à jour du fait de l’absence de radiation d’électeurs ayant déménagé. Elle en concluait que notre système offre à un nombre significatif d’électeurs la possibilité de voter deux fois. Les incohérences touchaient plus d’un million d’électeurs, soit 2,5 % des inscrits, et plus de 500 000 personnes étaient concernées par une double inscription, soit plus de 1 % du corps électoral.

Par ailleurs, d’après l’excellente enquête de sociologie électorale de Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, le choix de l’abstention comme mode d’expression politique concernerait 3 % du corps électoral. Mais à côté de ce choix délibéré d’expression de contestation des citoyens, il faut tout particulièrement lutter contre la « mal-inscription », première cause d’abstention en France. Il y a plus de six millions de « mal-inscrits » sur les quarante-six millions d’inscrits sur les listes électorales : à chaque élection, c’est l’équivalent de Paris, Lyon et Marseille qui est privé de vote. J’ajoute que 7 % des Français en âge de voter ne peuvent pas le faire faute d’être inscrits sur les listes électorales.

La rapporteure l’a souligné : le calendrier d’inscription apparaît aux yeux des électeurs comme particulièrement complexe et rigide, et ne facilite pas l’inscription du plus grand nombre sur les listes électorales dans des conditions satisfaisantes. Le Président de la République avait d’ailleurs annoncé son intention de permettre l’inscription sur les listes électorales jusqu’à un mois avant un scrutin, alignant le régime français sur celui en vigueur dans les États qui sont également dotés d’une procédure d’inscription volontaire, comme les États-Unis, le Portugal ou le Royaume-Uni.

On peut regretter, mes chers collègues, que cette modification de la règle moins d’un an avant l’échéance ajoute de la confusion au climat politique et que l’on procède à titre exceptionnel en la matière. Toutefois, je constate que l’opposition n’a déposé aucun amendement, ni en commission ni en séance, et qu’aucune des vingt-deux autres propositions de la mission d’information sur les modalités d’inscription sur les listes électorales n’a été reprise. Si vous trouvez que notre démocratie nécessite une mobilisation plus ambitieuse, chers collègues de l’opposition, il vous appartient de transformer les autres recommandations du rapport en proposition de loi, au lieu d’utiliser votre droit de tirage pour déposer tous les trois mois des propositions de loi en faveur de la légitime défense ou de la déchéance de nationalité. Je pense que nous serions dans ce cas un certain nombre à vous suivre.

Le groupe écologiste entend s’attacher à démontrer que la modernisation de l’exercice du droit de vote exige d’établir des règles générales pour résoudre les problèmes d’inscription sur les listes électorales, qui constituent l’un des principaux freins à la participation. L’État doit simplifier la procédure d’inscription, et notamment envisager l’inscription à domicile car l’inscription volontaire se fait de plus en plus rare. Ce n’est pas un désintérêt de la politique ni une phobie administrative qui expliquent la majorité des cas de non-inscription, mais des procédures d’inscription parmi les plus complexes au monde, procédures que l’on se doit de réformer si l’on souhaite que l’abstention ne devienne pas le principal fléau de notre démocratie.

Vous l’avez compris, chers collègues : le groupe écologiste votera cette proposition de loi, tout en regrettant que la discussion se limite à la seule échéance régionale de la fin de l’année, alors que le rapport d’information offrait des possibilités de réforme plus ambitieuses. Je regrette notamment, d’autant que cette réalité me concerne directement, que le rapport ne traite pas de la question de nos compatriotes établis à l’étranger, alors que leur consultation dans le cadre des élections législatives de 2012 et des élections consulaires de 2014 a connu un certain nombre de ratés, qu’il s’agisse de l’élaboration des listes ou du déroulement du vote électronique.

Je retiens cependant, monsieur le ministre, votre volonté que ce texte soit le prélude à une refonte plus globale. C’est donc dans cet esprit que les écologistes apportent leur soutien à la proposition de loi.

M. Pascal Popelin. Un esprit constructif !

M. le président. La parole est à M. Pascal Popelin.

M. Pascal Popelin. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, hier, lors du second tour des élections départementales, environ un électeur sur deux ne s’est pas rendu aux urnes. Même si l’abstention n’a finalement pas atteint le niveau qui avait été prédit et en dépit d’un léger regain de mobilisation citoyenne par rapport au scrutin de 2011, un tel constat ne peut satisfaire aucun défenseur de la démocratie.

Les raisons de l’abstention sont multiples et mon propos d’aujourd’hui n’a pas l’ambition d’en dresser un inventaire exhaustif.

Certaines sont d’ordre politique et elles sont à n’en pas douter les plus nombreuses et les plus complexes. Chacune et chacun d’entre nous, qu’il l’ait emporté ou qu’il ait été défait hier, a le devoir d’en faire l’analyse, avec beaucoup d’humilité. D’autres sont modestement techniques. Elles appellent des réponses du même type, dont la mise en œuvre dépend, pour partie, de notre seule responsabilité de législateur.

Les modalités d’établissement de nos listes électorales entrent dans cette catégorie. En effet, si une part de nos concitoyens ne se rend pas aux urnes, c’est parfois tout simplement parce que nombre d’électeurs sont « mal-inscrits », pour reprendre les termes employés par les chercheurs qui se sont penchés sur le sujet. Cela a été dit : environ six millions et demi de Français seraient touchés par ce phénomène, qui découle de la rigidité des règles d’inscription, notamment des modalités de transfert d’inscription. Cela représente tout de même environ 15 % du corps électoral. Cette « mal-inscription » toucherait principalement les populations les plus mobiles, en particulier les jeunes, qui constitueraient plus de la moitié des mal-inscrits dans notre pays.

Lequel d’entre nous, tenant un bureau de vote et sollicitant des scrutateurs pour le dépouillement, n’a pas été confronté à une réponse du type de celle-ci : « Désolé, j’ai déjà traversé la moitié du département pour venir voter, alors je ne reviendrai pas ce soir » ?

Mme Marie-Anne Chapdelaine. C’est vrai.

M. Pascal Popelin. Malgré tous les efforts déployés par l’immense majorité des maires, sur instruction, légitime, des préfectures, pour tenir à jour leurs listes électorales, combien d’envois de cartes d’électeurs ou de matériels officiels s’empilent-ils dans les bureaux des élections de nos hôtels de ville, retournés par La Poste ornés de la mention : « destinataire inconnu à l’adresse indiquée » ?

C’est en partant de ce constat que la commission des lois de notre assemblée a décidé, le 17 septembre dernier, la création d’une mission d’information sur les modalités d’inscription sur les listes électorales, dont l’animation a été confiée à nos collègues Élisabeth Pochon et Jean-Luc Warsmann. Leur rapport a donné lieu à publication trois mois plus tard, le 17 décembre 2014, et je veux ici de nouveau saluer la qualité de ces travaux,…

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Très bien !

M. Pascal Popelin. …comme le fit en son temps la commission des lois.

La lecture de ce document nous apprend notamment que la « mal-inscription » est une des premières causes de l’abstention, que celle-ci soit épisodique ou durable. Ainsi, durant l’année 2012, qui vit l’organisation des deux tours de l’élection présidentielle puis des deux tours des élections législatives, moins de 10 % seulement des « bien-inscrits » n’ont participé à aucun des quatre tours de scrutin, alors que la proportion dépasse les 28 % pour les « mal-inscrits ».

Le rapport formulait vingt-trois propositions d’ampleur et de nature juridique variées, en vue de réformer en profondeur notre système d’inscription sur les listes électorales, qui n’est plus adapté à la société française du XXIsiècle, la stabilité résidentielle tout au long de la vie n’étant plus la norme. La première de ces propositions était ainsi rédigée : « tenir compte, dans les opérations de révision et d’établissement des listes électorales de l’année 2015, du report programmé de mars à décembre 2015 de la tenue des élections des conseillers régionaux, des conseillers de Corse et des membres de l’Assemblée de Martinique et de Guyane en procédant, à titre exceptionnel, à une seconde révision des listes électorales quelques semaines avant ou en ouvrant plus largement les possibilités de s’inscrire hors période de révision ». La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui n’a d’autre objet que de concrétiser cette recommandation.

Sur la forme – je l’ai dit lors de l’examen du texte en commission –, je me réjouis que l’une des préconisations d’une mission d’information parlementaire trouve rapidement une traduction législative, à l’initiative de notre assemblée, et je me réjouis également que vous nous ayez assuré tout à l’heure, monsieur le ministre, de la volonté du Gouvernement de donner suite rapidement aux autres propositions, qui exigent, naturellement, un travail plus approfondi.

Sur le fond, l’objectif de cette proposition de loi me semble pertinent. Les prochaines élections régionales se dérouleront en effet en décembre prochain, soit une date inhabituelle pour des échéances électorales, afin de permettre la constitution au 1er janvier 2016 des nouvelles entités régionales issues de la loi du 16 janvier 2015. Or, en l’état actuel de notre droit, seules les inscriptions sur les listes électorales effectuées avant le 31 décembre 2014, soit près d’un an avant le scrutin, autorisent à prendre part au scrutin. Nous proposons de repousser, à titre exceptionnel, ce délai au 30 septembre prochain, dans l’attente que les autres préconisations du rapport, qui nécessitent une plus longue réflexion, soient adoptées.

Il ne s’agit nullement d’une révolution mais d’une adaptation pragmatique à une situation particulière, dont le seul objet est de permettre la participation au suffrage du plus grand nombre possible de nos concitoyens. Cet ajustement devrait donc, selon moi, faire l’objet d’un large consensus.

M’étant replongé dans la lecture des débats auxquels a donné lieu l’examen en commission du rapport de nos collègues Élisabeth Pochon et Jean-Luc Warsmann, j’ai noté l’accueil bienveillant dont celui-ci avait fait l’objet de la part de tous les groupes. L’opposition l’avait notamment jugé « très utile pour tenter de mieux répondre aux attentes de nos concitoyens », et avait même ajouté : « Nous avons tous été, en présidant un bureau de vote, face à des personnes profondément mécontentes et dépitées, empêchées par la complexité des dispositions juridiques de s’exprimer à l’occasion d’un scrutin, alors même qu’elles sont de bonne foi. Tout ce que vous proposez va dans le bon sens. »

Dans ces conditions, l’adoption de cette proposition de loi ne devrait être qu’une formalité. Pourtant il pourrait en être autrement, et je le déplore.

Dans un premier temps, le groupe de l’UMP nous a opposé un argument de forme : la préconisation émanant d’un rapport cosigné par une élue de la majorité et par un élu de l’opposition, la proposition de loi en découlant aurait dû, en toute élégance, résulter d’une initiative conjointe des deux intéressés, et non du seul groupe socialiste, républicain et citoyen.

M. Guy Geoffroy et M. Arnaud Richard. C’est vrai !

M. Pascal Popelin. On peut entendre cette protestation et comprendre qu’elle soit exprimée avec la vigueur qui sied à la défense du travail de chacune et de chacun d’entre nous. Mais cette dialectique du regret implique qu’il y a accord sur le fond : on ne peut en effet déplorer de n’être pas cosignataire d’un texte dont on ne partagerait ni les finalités, ni les modalités !

Guy Geoffroy nous a livré tout à l’heure, avec le talent qu’on lui connaît, d’autres considérations, en contradiction avec l’expression, quelque peu surjouée en commission, d’un tel regret. Il est vrai qu’il fallait beaucoup de talent rhétorique pour tenir dix minutes avec si peu d’arguments de fond !

Le groupe socialiste, républicain et citoyen considère pour sa part, au-delà de toute considération tactique, qui ne saurait prendre place en pareille matière, que cette proposition de loi simple, claire et concise est de nature à rendre plus aisée la participation du plus grand nombre de Françaises et de Français aux élections régionales qui se dérouleront, dans un cadre rénové, au mois de décembre prochain. Nous n’avons pas la prétention de penser qu’à elle seule, la réouverture exceptionnelle des listes électorales jusqu’au 30 septembre réglera le problème de l’abstention en France. Nous jugeons toutefois utile d’explorer ensemble toutes les voies susceptibles de simplifier notre vie civique. Nul doute que ce qui nous est proposé aujourd’hui y contribuera. Après la séquence électorale que nous venons de connaître, voilà qui pourrait – qui devrait – nous rassembler ! (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard, pour dix minutes.

M. Arnaud Richard. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, mes chers collègues, les élections départementales viennent encore de démontrer que l’abstention est de plus en plus un fléau pour notre démocratie. Signe d’un désintérêt, voire d’un rejet de la politique, entretenu par les extrêmes, ce renoncement à l’exercice d’un de nos droits les plus fondamentaux est symptomatique des difficultés de notre système représentatif. Élu moi-même d’un département qui, avec un taux d’abstention de 57,48 %, comptait hier parmi les quatre plus abstentionnistes, je ne suis pas fier d’un tel résultat, et je m’interroge sur la raison qui fait que sept départements d’Île-de-France se classent parmi les dix départements les plus abstentionnistes.

À côté de ce rejet ou de ce désintérêt manifeste, ce sont des raisons techniques qui expliquent que certains de nos concitoyens ne votent pas : c’est faute d’être correctement informés ou d’avoir eu connaissance des démarches administratives à effectuer qu’ils ne sont pas, ou qu’ils sont mal inscrits. De telles situations pourraient être évitées par une modification des conditions d’exercice du droit de vote.

Dans le rapport d’information qu’ils ont consacré aux modalités d’inscription sur les listes électorales, nos collègues Élisabeth Pochon et Jean-Luc Warsmann ont bien identifié ce phénomène. En 2012, on comptait ainsi trois millions de non-inscrits, chiffre en progression continue depuis 2007 ; quant aux « mal-inscrits », ces électeurs inscrits dans un bureau de vote qui ne correspond plus à leur lieu de résidence effective, ils auraient été 6,5 millions en 2012. C’est autant d’abstentionnistes supplémentaires dans notre pays – on comprend aisément que quelqu’un qui a déménagé dans une autre région ne retournera pas dans son précédent lieu de résidence pour voter.

Indéniablement, notre calendrier électoral conduit à l’exclusion de nombreux électeurs potentiels. Le rapport d’information de nos collègues souligne combien le calendrier de révision des listes électorales, en vertu duquel les délais d’inscription sont en général clôturées au 31 décembre, est déconnecté du rythme démocratique. Il ne permet pas à ceux qui sont les moins sensibilisés à la politique et les moins susceptibles d’être mobilisés à l’occasion des campagnes électorales de s’inscrire à temps pour des élections qui ont souvent lieu des mois plus tard. En effet, depuis 1959, la plupart des élections se déroulent après le 1er mars, date à laquelle l’inscription effectuée l’année précédente prend effet. La déconnexion sera encore plus flagrante cette année, les élections régionales ayant lieu en décembre.

Il existe certes des dérogations, par exemple en cas d’acquisition de la nationalité française ou de déménagement pour raisons professionnelles, mais elles sont peu nombreuses ; surtout, elles ne prennent pas en compte la mobilité croissante de la population, en particulier celle des jeunes majeurs et des Franciliens. En outre, si la mise en place en 1997 de l’inscription automatique à dix-huit ans a permis de réduire considérablement le nombre des non-inscrits, nous pouvons, et nous devons, aller plus loin. Nous avons désormais la possibilité d’agir concrètement pour limiter ces phénomènes, en assouplissant les délais d’inscription.

Outre l’assouplissement du calendrier d’inscription, qui relève de la responsabilité du Gouvernement, le rapport d’Élisabeth Pochon et de Jean-Luc Warsmann contient de nombreuses autres propositions. Vous suggériez notamment, madame la rapporteure, d’accompagner les démarches d’inscription, de rénover les conditions d’attache avec la commune d’inscription ou encore de réformer la procédure d’examen et de contrôle des inscriptions. On ne peut que regretter que la proposition de loi ne reprenne que la première préconisation. Nous espérons avoir bientôt l’occasion de débattre de l’ensemble de ces solutions, qui devraient permettre à un plus grand nombre de nos concitoyens de se rendre aux urnes.

Sur la forme, nous regrettons également que la proposition de loi n’ait pas été déposée, dans un esprit de co-construction réunissant majorité et opposition, par les deux auteurs du rapport. Sur un sujet aussi important pour notre pays, les postures partisanes n’ont pas leur place dans cet hémicycle.

Au moment où de multiples menaces pèsent sur la cohésion de notre société, toute initiative susceptible d’inciter nos concitoyens à aller voter et de faciliter l’exercice du vote doit être soutenue et valorisée. Je regrette cependant que nous n’ayons pas saisi l’occasion de travailler ensemble à réformer les modalités d’inscription sur les listes électorales.

La première proposition du rapport d’information suggérait d’assouplir le calendrier d’inscription pour l’ensemble des élections à venir, en rapprochant la date de clôture des inscriptions de celle des élections et en procédant à une révision préélectorale des listes. Cette préconisation s’inscrivait dans un contexte général. Bien que l’objet de cette proposition de loi se justifie tout particulièrement cette année du fait de la tenue d’élections en décembre, on peut regretter le caractère spécifique d’un texte qui a pour vocation de ne s’appliquer qu’à l’année 2015.

Convenons-en : en modifiant les modalités d’organisation de l’ensemble des élections, la majorité n’aura pas contribué à réduire l’abstention. On ne compte plus les allers et retours et les atermoiements du Gouvernement sur le sujet. Dans un premier temps, les élections régionales avaient été reportées au mois de mars 2015 par la loi du 17 mai 2013, avant que le Président de la République n’annonce qu’elles auraient lieu en décembre 2015, mais ce n’est que tardivement que nous avons pris connaissance des dates définitives : mars pour les départementales, avec les résultats que l’on connaît, et décembre pour les régionales, avec les résultats que l’on peut attendre. Dans un contexte de réforme, de tels revirements ne contribuent pas à clarifier la situation aux yeux des électeurs et ce n’est pas inciter nos concitoyens à aller voter que de compliquer ainsi le calendrier des élections. La présente proposition de loi devrait améliorer une situation dont vous admettrez, monsieur le ministre, que vous l’avez vous-même embrouillée.

Si ce texte est adopté, ceux de nos concitoyens qui n’auront pas pu s’inscrire avant le 31 décembre 2014 pourront néanmoins voter aux élections régionales. En outre, les jeunes qui atteindront l’âge de dix-huit ans au plus tard la veille du scrutin pourront s’inscrire s’ils n’ont pas bénéficié de la procédure d’inscription d’office. Il en sera de même des personnes qui bénéficieront de la nationalité française ou recouvriront l’exercice du droit de vote d’ici la même date. Nous pourrions difficilement nous opposer à cela.

Si l’on peut attendre de cette modeste proposition de loi une solution au problème posé par le calendrier électoral particulièrement complexe de l’année 2015, il convient néanmoins de garder à l’esprit que le défi majeur pour nous tous est celui de la démobilisation de l’électorat. En tant qu’élus, nous devons considérer l’abstentionnisme comme la manifestation d’une exaspération et trouver le moyen de revaloriser l’engagement civique et le vote, illustration la plus emblématique de la démocratie. À cet égard, le groupe UDI se félicite d’avoir contribué à faire adopter la reconnaissance du vote blanc aux élections.

Mes chers collègues, vous l’aurez compris : le groupe UDI votera en faveur de cette proposition de loi, qui, nous l’espérons, constituera une avancée, en dépit de sa portée limitée.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Excellent !

M. le président. La parole est à Mme Marie-Anne Chapdelaine.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame la rapporteure, chers collègues, les élections départementales que nous venons de vivre nous donnent deux motifs supplémentaires de défendre cette proposition de loi visant à la réouverture exceptionnelle des délais d’inscription sur les listes électorales. D’une part, la participation y aura été supérieure aux prévisions des jeteurs de mauvais sort, témoignant de la haute importance que notre nation reconnaît à l’exercice de la citoyenneté. D’autre part, la participation d’un électeur sur deux ne peut nous contenter tant la démocratie ne s’entretient que par l’exercice des droits qui lui sont liés, le droit de vote en étant le point d’orgue.

Chacun conviendra ici que nous traversons une période de questionnements démocratiques. Le lien de confiance entre les élus et les citoyens est distendu. Le paysage politique s’enracine dans un tripartisme qui n’aurait rien d’inquiétant s’il ne résultait de l’émergence d’idées extrémistes. Sur le plan sociétal, la radicalisation d’une minorité de notre population doit être contenue. Ces questionnements démocratiques, nous ne les éludons pas, mais nous préférons au catastrophisme un volontarisme sans faille.

Depuis 2012 en effet, notre assemblée n’a eu de cesse de prendre toute sa part de la reconstruction de la confiance citoyenne comme de la lutte contre toutes les démagogies, notamment les plus dangereuses, voire criminelles. Je pense aux nouvelles modalités de la transparence de la vie politique, à la parité dans les assemblées départementales, aux règles sur le non-cumul, ou bien encore aux class actions, qui sont une nouvelle modalité d’expression pour nos citoyens. Les illustrations en sont nombreuses tant le chantier que nous avons engagé est considérable…

M. Pascal Popelin. C’est vrai !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. …car il relève non d’une mesure unique mais d’un ensemble de décisions qui permettront de retisser un tissu démocratique abîmé.

La proposition qui vise à rouvrir à titre exceptionnel les délais d’inscription sur les listes électorales est une pierre apportée à cet édifice volontariste – je voudrais à ce propos saluer l’excellent rapport d’information de nos deux collègues. Notre société est celle de la temporalité accélérée, de l’affranchissement des contraintes administratives, de la noyade sous une masse d’informations, au point qu’on a pu parler d’« info-bésité ». Il importe donc de permettre au plus grand nombre de remonter dans le train démocratique et de lever tous les obstacles procéduraux qui interdisent à leur voix de porter. À défaut, ils se mettront en retrait de notre démocratie, dans le meilleur des cas, et au pire se laisseront séduire par les sirènes de l’extrémisme.

C’est pourquoi faire en sorte que les demandes d’inscription sur les listes électorales soient recevables jusqu’au 30 septembre 2015 participe de manière significative à la préservation de notre modèle démocratique. On dit que le bonheur ne se reconnaît qu’au bruit qu’il fait en s’en allant : il en est de même de la démocratie. Pour ne pas avoir le déplaisir d’entendre ce triste son, c’est avec plaisir que je voterai cette loi.

M. Pascal Popelin et M. Dominique Raimbourg. Très bien !

M. le président. La discussion générale est close.

La parole est à M. le ministre.

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Je vous remercie, monsieur le président, de me donner la parole pour quelques minutes : cela me permettra de répondre à quelques-unes des interventions prononcées dans le cadre de la discussion générale.

Je veux notamment m’adresser à vous, monsieur Geoffroy, afin que, si vous ne votez pas ce texte, ce soit en toute conscience. Beaucoup de vos propos dénaturant la réalité de nos intentions, je veux rappeler celles-ci avec la plus grande clarté, afin que cela figure au compte rendu et pour permettre à chacun de se prononcer en conscience et en prenant ses responsabilités.

Tout d’abord, nous avons constaté toutes et tous constaté que tant l’abstention que le vote extrême progressent dans notre pays, le second phénomène n’étant pas seulement un effet mécanique du premier. Alors que le nombre de nos concitoyens qui vont voter se réduit, un plus grand nombre de suffrages se portent sur les organisations aux discours les plus extrêmes et, par conséquent, les plus éloignés des valeurs de la République. Le niveau d’abstention peut expliquer l’importance accrue de ce vote extrême, même si ce n’est pas la seule raison. Dans toutes les démocraties européennes, on constate que le désintérêt pour la politique, pour le débat public et pour l’expression citoyenne par le suffrage vont de pair avec le vote populiste.

Cette proposition de loi vise donc à inciter les électeurs abstentionnistes à s’exprimer aux élections régionales, sachant que ce texte en appelle un autre, visant à permettre une inscription beaucoup plus souple et plus simple sur les listes électorales de tous ceux qui sont appelés à voter, de manière à donner à l’exercice démocratique toute son ampleur.

Je voudrais dire ensuite que je peux très bien comprendre qu’il y ait, dans la vie politique, notamment dans cet hémicycle, des sujets sur lesquels on ressente le besoin profond de s’opposer absolument. Il arrive aussi que des leaders d’organisations politiques incitent ceux qui les représentent dans les assemblées à faire de la polémique systématique parce que, par tempérament, ils ont du mal à concevoir la politique autrement. Mais il est aussi des sujets sur lesquels on doit pouvoir se rassembler. Décider ensemble, dans cet hémicycle, par-delà ce qui nous sépare, de faciliter l’inscription sur les listes électorales afin d’inciter les Français à voter en plus grand nombre, n’est pas de nature à compromettre les auteurs de ce texte, ni, par conséquent, ceux qui le votent. Il y a suffisamment de sujets sur lesquels on peut s’opposer pour que nous n’ayons pas à le faire sur les principes qui constituent notre socle républicain et sur lesquels nous avons intérêt à être d’accord.

La troisième remarque que m’inspire votre intervention, monsieur Geoffroy, c’est que le Gouvernement est très favorable à ce qu’une approche la plus consensuelle, la plus transpartisane possible préside à l’étape suivante, à condition qu’il y ait un climat propice. Or, si nous nous opposons sur des sujets évidents, je vois mal comment nous allons pouvoir continuer à cheminer ensemble dans cette démarche visant à inciter les Français à voter davantage. Nous ne manquons pas de sujets sur lesquels nous opposer, des sujets sur lesquels il y a des différences entre la majorité et l’opposition, mais au moment où les Français s’éloignent de la politique, il n’est pas non plus absurde de démontrer que nous sommes capables de compromis et de consensus lorsqu’on veut lutter contre l’extrême-droite et contre l’abstention.

Enfin vous attribuer ce texte à notre volonté supposée d’influer sur les scrutins à venir. Pardonnez-moi, monsieur Geoffroy, mais cet argument est d’une très grande faiblesse, personne ne pouvant dire pour qui vont voter ceux qui s’inscriront.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Exactement !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Je dirai même qu’on pourrait tout aussi légitimement, compte tenu des résultats électoraux les plus récents, tenir un raisonnement exactement inverse au vôtre. Tout votre propos tendant à démontrer que ceux qui s’abstiennent ne voteraient pas pour nous, nous pourrions être légitimement inquiets à l’idée qu’un plus grand nombre de personnes s’inscrivent sur les listes électorales !

M. Pascal Popelin. C’est ce que j’ai dit en commission !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Vous mesurez à quel point nous sommes désintéressés en soutenant cette proposition de loi.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Et altruistes !

M. Pascal Popelin. Absolument !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Nous faisons des choses éminemment utiles pour la démocratie, qui ne sont pas nécessairement utiles pour nous. Que nous en soyons capables, c’est la grandeur de la République. Et c’est la raison pour laquelle je suis convaincu que vous allez réfléchir, avec votre groupe, et que nous finirons par apporter la démonstration que nous sommes capables de cheminer ensemble sur un texte de cette nature, parce que nous aimons la République plus que nos organisations politiques. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et RRDP.)

Discussion des articles

M. le président. J’appelle maintenant, dans le texte de la commission, les articles de la proposition de loi.

Article 1er

M. le président. Plusieurs orateurs sont inscrits sur l’article.

La parole est à M. Guillaume Larrivé.

M. Guillaume Larrivé. Monsieur le président, mes chers collègues, les propos altruistes du ministre de l’intérieur ne nous ont pas pleinement convaincus.

M. Pascal Popelin. Quel dommage !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. C’est embêtant !

M. Guillaume Larrivé. Il y a quelque paradoxe à ce que l’Assemblée nationale soit saisie, dès la première séance suivant l’immense défaite électorale que les Français ont infligée, hier, au pouvoir socialiste, d’un texte de convenance, texte d’exception par lequel le Gouvernement, agissant en sous-main par l’intermédiaire du groupe socialiste, essaie, malgré tous les précédents, de modifier les règles du jeu de la prochaine élection régionale.

Il y a quand même un point, monsieur le ministre, sur lequel vous avez pleinement raison, c’est que dans ce domaine, les manipulations du code électoral, les petites manœuvres, les mauvaises intentions se retournent très souvent contre leurs auteurs. Il y a deux ans, nous étions nombreux dans cet hémicycle à dénoncer, avec François Sauvadet et Guy Geoffroy, à dénoncer les conditions dans lesquelles le mode de scrutin des élections départementales était modifié, et nous avons pu constater que cette manœuvre n’a pas empêché le peuple français d’avoir le dernier mot. Les intentions, mêmes les plus partisanes, du pouvoir socialiste ont été sanctionnées hier, comme le seront sans doute les vôtres.

Rendez-vous aux élections régionales, monsieur le ministre, car vraiment, cette manière sans précédent de venir défendre ainsi un tout petit bout de texte, sans passer par le Conseil d’État, et en dehors du cadre du projet de loi sur les élections régionales que vous avez présenté il y a quelques semaines au nom du Gouvernement de la République, cette méthode nous paraît cavalière, et nous sommes au regret de devoir la dénoncer avec vigueur.

M. le président. La parole est à M. Guy Geoffroy.

M. Guy Geoffroy. Vous voulez parler de climat, monsieur le ministre : parlons donc de climat.

Les propos tenus en commission par notre collègue Jean-Luc Warsmann contredisent votre affirmation selon laquelle le groupe UMP aurait reçu l’ordre de faire de l’opposition systématique. Je le cite : « Je suis quelque peu étonné et déçu de ce que nous sommes en train de vivre ce matin. Mme Pochon et moi-même avons en effet été co-rapporteurs d’une mission d’information sur les modalités d’inscription sur les listes électorales. Dans le passé, d’autres missions ont été conduites, de la même manière, par un député de la majorité et un député de l’opposition. » Il a ensuite cité l’exemple de la mission d’information sur les armes à feu, qui a débouché sur une proposition de loi signée par des membres du groupe UMP et du groupe SRC.

J’ai moi-même, au cours de la précédente législature, beaucoup travaillé avec des collègues du groupe SRC sur le sujet de la prostitution, travail qui avait abouti à une proposition de résolution signée par tous les présidents de groupe. Et voilà que nous découvrons que ce travail, auquel je continue de m’associer, à la différence de certains membres de mon groupe, est désormais mis au crédit de Mme Olivier et de Mme Coutelle, et d’elles seules. De la même façon, le travail de Jean-Luc Warsmann et de Mme Pochon est devenu une proposition de loi de Mme Pochon, même si on salue le travail de M. Warsmann.

Tout cela n’est pas convenable. Vous qui passez votre temps à refuser tous nos amendements, même les plus ordinaires, pour la seule raison qu’ils viennent de nous, voilà que vous récupérez pour votre propre compte tout ce que nous avons fait en commun ! Si vous voulez créer un climat qui nous permette d’avancer ensemble, changez vous-mêmes d’attitude. C’est à cette condition que vous rendrez certaines avancées possibles.

M. le président. La parole est à Mme la rapporteure.

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure. Monsieur Larrivé, je vois dans ce que vous appelez un paradoxe plutôt une coïncidence heureuse, une opportunité qui nous est donnée après les résultats d’hier soir, qui, même s’ils ont dû vous faire plaisir, ont fait de l’abstention le grand gagnant de ces élections.

Cette proposition de loi, qui a été préparée bien avant le scrutin d’hier – elle n’a pas été rédigée dans la nuit ! –, nous permet de rechercher ensemble une solution à ce problème de l’abstention. Non que nous pensions que cette modeste proposition de loi suffira à ramener vers les urnes tous ceux de nos concitoyens qui s’en sont détournés. Nous avons besoin, nous comme vous et tout le monde dans cet hémicycle, de redonner confiance à nos concitoyens.

Le travail de la mission d’information consistait à identifier les obstacles techniques empêchant les citoyens de se rapprocher du vote.

Vous avez affirmé, monsieur Geoffroy, que cela ne s’était jamais vu depuis les années 1950, mais la société a changé, notamment sur le plan de la mobilité des Français. Or c’est cette mobilité qui pose problème. Quand dans certaines grandes villes, 30 % des listes électorales sont fausses, c’est quand même un sacré problème ! Il n’y a pas eu une seule audition où nous n’ayons évoqué cette difficulté pour des citoyens de participer à une élection qui se déroulerait un an après la clôture des inscriptions.

Je refuse d’entrer dans la polémique, monsieur Geoffroy : j’ai bien travaillé avec M. Warsmann et si les circonstances ont fait que nos rapports se sont tendus, ce que je regrette, je suis pour ma part tout à fait prête à travailler de nouveau avec lui. En tout état de cause, je ne crois pas que les Français doivent être empêchés de voter pour une simple question de susceptibilité.

M. le président. La parole est à M. Pascal Popelin.

M. Pascal Popelin. Je n’aurai sans doute pas besoin de deux minutes pour déplorer, une nouvelle fois, qu’à chaque fois que nous abordons des sujets électoraux dans cet hémicycle, certains, répétant les éléments de langage qu’on leur a imposés, se croient obligés de parler de manipulation et de tripatouillage.

Ceux qui ont défendu la loi du 17 mai 2013, relative notamment au mode de scrutin départemental – j’en étais, en tant que rapporteur de ce texte –, n’avaient pas d’autre objectif que de faire gagner une cause, et non un parti : la cause de la représentation des femmes dans les assemblées départementales. J’ai la satisfaction de voir que depuis hier, quelles que soient la sensibilité de celles qui ont été élues, les assemblées départementales de notre pays comptent autant de femmes que d’hommes.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. C’est vrai ! Très bien !

M. le président. La parole est à M. le ministre.

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Je voudrais insister sur un point, même si je ne serai pas trop long car votre conviction est faite : elle était établie avant même que vous n’entriez dans cet hémicycle, pour des raisons qui n’ont d’ailleurs pas été exposées ici.

M. Guillaume Larrivé. Elles l’ont été en commission !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Revenons aux faits. Cette proposition de loi ne modifie ni le mode de scrutin, ni le découpage des circonscriptions. Aucune de ses dispositions n’est de nature à influer d’une quelconque manière sur l’issue du scrutin. Il s’agit, à un moment où l’abstention ronge la République de l’intérieur, d’inciter davantage de Français à aller voter. Êtes-vous, oui ou non, opposés à l’idée qu’on organise les choses de sorte que davantage de Français aillent voter ? Voilà la question que pose ce texte.

Si vous n’êtes pas d’accord pour que nous mettions en œuvre des mesures permettant à davantage de Français d’aller voter, alors il faut voter contre cette proposition de loi et dire devant les Français que l’organisation politique à laquelle vous appartenez et le groupe parlementaire qui la représente dans l’hémicycle sont défavorables à ce que davantage de Français aillent voter aux élections.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Eh oui ! C’est l’instant de vérité !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Si au contraire vous êtes favorables à ce que davantage de Français votent aux élections, quel que soit le vote qui sera le leur – les citoyens qui s’inscriront sur les listes électorales après que nous aurons voté ce texte voteront bien entendu comme ils l’entendent ! –, vous devriez les encourager à aller s’inscrire en votant cette proposition de loi, d’autant que vous passez votre temps à expliquer qu’ils sont de plus en plus nombreux à voter pour vous !

Mme Elisabeth Pochon, rapporteure. Où est le problème ?

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Or vous ne voulez pas le faire, ce qui prouve le caractère non seulement incohérent, mais extrêmement paradoxal de votre discours.

Ce texte est-il souhaitable parce qu’il incite les Français à s’inscrire sur les listes électorales et qu’il permet de lutter contre l’abstention ? Nous répondons par l’affirmative, et c’est pourquoi nous pensons qu’il faut le voter.

M. Jean-Luc Laurent. Oui ! Il simplifie !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Ce texte, dès lors qu’il incite les Français à s’inscrire sur les listes électorales, est-il bon pour la démocratie ?

M. Jean-Luc Laurent. Oui !

M. Bernard Cazeneuve, ministre. Oui, parce que nous sommes tous désireux de lutter contre l’abstention. Enfin, ce texte induit-il le résultat du scrutin ? En aucun cas, compte tenu de ce que vous nous expliquez par ailleurs.

J’en déduis donc qu’il y a beaucoup de posture et de mauvaise foi dans les propos que vous tenez et que les procès d’intention que vous nous faites n’ont rien à voir avec ce que le texte contient. La discussion doit nous permettre d’avancer de façon positive vers davantage de compromis, davantage de consensus, davantage de raison. La République, ce n’est pas la guerre civile ! (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

(L’article 1er est adopté.)

Article 2

(L’article 2 est adopté.)

Vote sur l’ensemble

M. le président. Je mets aux voix l’ensemble de la proposition de loi.

(La proposition de loi est adoptée.)

M. Guillaume Larrivé. Je vous avais demandé la parole, monsieur le président !

M. le président. Monsieur Larrivé, je vous ai laissé des temps de parole tout à fait confortables, et une nouvelle intervention n’aurait rien apporté de plus. Les interventions sur l’article n’ont pas pour objet de créer un débat, et chacun a pu faire valoir équitablement et correctement ses arguments sur ce texte.

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à dix-sept heures vingt, est reprise à dix-sept heures vingt-cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

2

Sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre

Discussion d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi de M. Bruno Le Roux et plusieurs de ses collègues relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre (nos 2628, 2625, 2627).

Présentation

M. le président. La parole est à M. Dominique Potier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

M. Dominique Potier, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement, mesdames et messieurs les rapporteurs pour avis, mes chers collègues, « nous sommes rendus responsables par le fragile. Or, que veut dire : rendus responsables ? Ceci : quand le fragile n’est pas quelque chose mais quelqu’un, comme ce sera le cas dans toutes les situations considérées – individus, groupes, communautés, humanité même – ce quelqu’un nous apparaît comme confié à nos soins, remis à notre charge. » Je voulais commencer par ce principe philosophique posé par Paul Ricœur en 1992, qui inspire largement l’esprit de ce texte et du combat que nous menons aujourd’hui avec fierté dans cet hémicycle.

Nous sommes à un moment de rencontre important de notre pays et de notre planète : celui de la globalisation, celui du village planétaire, celui de l’accélération du temps. C’est le temps de toutes les promesses et le temps de tous les risques.

Deux récits du monde peuvent aujourd’hui légitimement nous terrifier : le premier évoque l’abolition des limites, un monde sans frontière ni finalité, mû par le seul goût et le seul appétit pour le profit, un monde sans foi ni loi, où la dérégulation même est devenue la règle et où tous les coups sont permis à condition qu’ils permettent à quelques-uns d’accumuler les profits.

Un autre scénario qu’on entend aujourd’hui est celui du repli, du refus de la mondialisation, des frontières érigées en remparts, celui d’une nostalgie et d’une illusion qui seraient mortifères pour notre pays.

Nous sommes convaincus qu’il existe aujourd’hui pour notre pays et pour les relations internationales une troisième voie. Celle-ci s’inscrit dans une longue histoire : la tradition socialiste, la tradition sociale-démocrate, la tradition démocrate, la tradition des régulations, la tradition de la loi qui humanise, qui civilise, celle qui permet la saine et bonne économie.

Cette troisième voie peut être décrite comme celle du principe de loyauté. Le terme ancien leial vient du mot latin legalis. Il qualifie ce qui est usuel, courant, normal. Combien de fois ai-je entendu ces derniers jours, à propos de la proposition de loi que nous portons, les propos suivants : « Il n’est pas normal que des enfants soient réduits en esclavage au bout du monde pour fabriquer nos vêtements, nos téléphones mobiles ou les plats cuisinés qui nous sont servis » ? Ce qui est normal, usuel : voilà le premier sens de « loyal ».

Est loyal ce qui est inspiré par l’honneur, la probité, la droiture : nous sommes à l’exact équilibre entre l’éthique et la loi, telle que nous essayons de la définir aujourd’hui.

Cette proposition de loi originale, novatrice, s’inscrit dans ce champ, celui de la loyauté, aux frontières de l’éthique et de la loi, afin de créer un mouvement vertueux au service des droits de l’homme en instaurant un devoir de vigilance.

Cette proposition de loi prend acte de l’extrême fragmentation des chaînes de valeur et des chaînes de production de par le monde. Voyageant sur tous les continents, transformées dans de multiples fabriques, commercialisées, vendues, revendues, parfois des centaines de fois, ces productions relèvent aujourd’hui de législations nationales et de sociétés extrêmement fragmentées.

Cette fragmentation est à l’origine d’une forme d’irresponsabilité. Le principe de cette loi, qui est celui de la responsabilité, est de mettre fin à l’impunité rendue possible par cette fragmentation.

Elle est novatrice, parce qu’elle établit qu’à l’échelle du monde, un pays d’abord, l’Europe demain et après-demain la communauté internationale pourront exiger des sociétés, les plus grandes dans un premier temps, de mettre en place  un plan de vigilance qui, à l’instar d’un radar à 360 degrés, permette de prévenir les violations des droits fondamentaux de l’homme, les atteintes graves à l’environnement ainsi que les faits de corruption.

C’est ce radar qui fait de cette proposition de loi de deux articles un texte très original par rapport aux législations en vigueur, tant aux États-Unis qu’en Europe ou dans d’autres régions du monde. Elle pose le principe de prévention et le rend obligatoire, donc susceptible d’être sanctionné par un juge pouvant être saisi par des personnes ayant intérêt à agir, comme des organisations non gouvernementales ou des syndicats. La carence ou le non-respect, même partiel, du plan de vigilance pourront être sanctionnés et l’article 2 prévoit qu’ils constitueront un élément à charge pour l’entreprise dans l’évaluation des dommages des victimes éventuelles d’une catastrophe survenant au bout du monde.

Le travail en commission du développement durable, puis en commission des affaires économiques et enfin en commission des lois, saisie au fond, a permis d’améliorer la rédaction initiale de la proposition de loi en précisant la notion de filiales, lesquelles ne sont plus seulement définies en termes capitalistiques : le critère du pouvoir de contrôle de celles-ci a été introduit dans le texte. Ce travail a également permis, grâce à la notion de relations commerciales établies, de clarifier le niveau de responsabilité de l’entreprise vis-à-vis de ses filiales. Enfin, le champ d’application du décret a été ajusté.

S’il fallait inscrire cette proposition de loi dans la grande histoire, je dirais que c’est le combat pour l’abolition de la traite négrière qui nous a le plus inspirés lors de son élaboration et des débats en commission. Je voudrais rendre hommage à tous ceux qui ont fait de la France un pays pionnier en matière d’abolition de l’esclavage, rétabli par Napoléon avant d’être définitivement aboli en 1848. Nous gardons en mémoire les déclarations audacieuses de ceux qui ont mené ce combat. Je citerai l’un d’eux, qui est de ma région, plus précisément de Meurthe-et-Moselle, très beau département, encore plus depuis hier (Sourires.). L’abbé Grégoire disait en 1822 – et ses propos font directement écho à notre proposition de loi – : « J’appelle négrier, non seulement le capitaine de navire qui vole, achète, enchaîne, encaque et vend des hommes noirs, ou sang-mêlé, qui même les jette à la mer pour faire disparaître le corps du délit, mais encore tout individu qui, par une coopération directe ou indirecte, est complice de ces crimes. Ainsi, la dénomination de négriers comprend les armateurs, affréteurs, actionnaires, commanditaires, assureurs, colons-planteurs, gérants, capitaines, contremaîtres, et jusqu’au dernier des matelots, participant à ce trafic honteux. »

C’est grâce à cette capacité visionnaire d’Henri Grégoire que nous avons pu établir le principe de l’abolition. Il a bien fallu qu’un pays soit le premier à décider cette abolition, en dépit de l’opposition de ceux qui prétendaient que ce serait la fin de l’économie, alors qu’il s’agissait seulement de la fin d’un certain monde et de la naissance d’un autre.

Ce monde d’après, c’est celui dessiné par ceux qui, en 1898, ont établi que les accidents du travail relevaient de la responsabilité de l’entreprise et n’étaient pas attribuables à la seule maladresse du salarié.

Cette proposition de loi s’inscrit dans la filiation de ces grands combats. Pour revenir aux enjeux contemporains, elle est également en parfaite résonance avec la loi de séparation et de régulation des activités bancaires, qui a introduit, en mai 2013, la transparence dans les paradis fiscaux. Elle s’inscrit aussi dans la logique du texte relatif à la lutte contre la fraude fiscale de juin 2013, défendue par Yann Galut. Enfin, elle fait écho au combat contre la concurrence sociale déloyale, mené en juin 2014 par Gilles Savary.

Tous ces textes défendus par notre majorité visent à introduire de la loyauté, de la régulation, de l’harmonisation par le haut, dans un monde qui ne peut dépendre des seules lois du marché.

Je tiens à souligner l’originalité et la force de la genèse de cette proposition de loi, qui a été inspirée par les ONG, sentinelles et forces de proposition, et par une coalition de syndicats. Elle est également issue du rassemblement des groupes de la majorité et a vocation à être soutenue par les membres de l’opposition de bonne volonté qui veulent s’atteler à ce combat.

Je rappelle que Philippe Noguès et Danielle Auroi en ont été à l’origine, en déposant avec d’autres députés une première proposition de loi. Je tiens à leur rendre hommage, car ils travaillent ardemment depuis deux ans pour que ce combat législatif soit porté devant vous aujourd’hui.

Je salue également tous ceux qui ont permis qu’il soit mené au Parlement. Je rends hommage au Gouvernement, représenté aujourd’hui par M. Le Guen. Le Premier ministre, Manuel Valls, s’est engagé à ce que la lutte pour le redressement productif ne néglige pas l’essentiel : l’économie ne peut pas se développer au détriment des droits humains et en oubliant ses propres finalités, l’épanouissement de tous et le devoir de vigilance, qui nous rend responsable des travailleurs du bout du monde. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement.

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des affaires économiques, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les rapporteurs pour avis, mesdames, messieurs les députés, la proposition de loi que vous examinez aujourd’hui vise à instaurer une obligation de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre à l’égard de leurs filiales, sous-traitants et fournisseurs. Elle est, en ce sens, conforme aux principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, adoptés à l’unanimité par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies en juin 2011, et aux principes directeurs de l’OCDE.

Les échanges commerciaux mondiaux contribuent en effet au rayonnement et au développement économiques des pays qui y participent. Cependant, ils s’accompagnent parfois de pratiques néfastes pour l’environnement ou les droits de l’homme. Nous ne pouvons pas continuer à ignorer certaines pratiques sous prétexte qu’elles ont cours à l’étranger, dans des pays qui ne respectent pas les contraintes et les normes qui s’appliquent à nos entreprises sur le territoire français.

Le drame du Rana Plaza est, à cet égard, emblématique. Le 24 avril 2013, un immeuble qui abritait plusieurs usines textiles s’est effondré au Bangladesh, causant la mort de plus d’un millier de personnes, blessant ou handicapant à vie plusieurs milliers d’autres. Dans les décombres, ont été retrouvées des étiquettes de grandes marques de vêtements mondiales, européennes et françaises, pour lesquelles travaillaient ces sous-traitants bangladais.

Vous le savez, le Gouvernement français a réagi dès le lendemain du drame. Nous avons voulu faire la lumière sur les responsabilités de tous les acteurs de ce drame, car ces responsabilités sont partagées : elles concernent non seulement les donneurs d’ordres et les fournisseurs, mais aussi les autorités étrangères et, en bout de chaîne, le consommateur. À l’initiative de Nicole Bricq, alors ministre du commerce extérieur, des mesures de diligence raisonnable ont été prises dès 2013 et le Gouvernement a incité les entreprises à les appliquer pour éviter que de tels drames ne se reproduisent.

Les acteurs de la société civile se sont, eux aussi, fortement mobilisés. Depuis 2012, la plate-forme pour la responsabilité sociétale des entreprises, ou plate-forme RSE, réunit les représentants des milieux économiques, les experts, les chercheurs et les développeurs, les organisations non gouvernementales et les institutions publiques. Cette plate-forme a fêté ses deux ans d’existence et a déjà fait la preuve de son efficacité pour permettre le dialogue et, surtout, le consensus entre les acteurs de la RSE. À l’occasion d’un colloque organisé au Conseil économique, social et environnemental à l’automne dernier, le Premier ministre a d’ailleurs rendu hommage à cette plate-forme et l’a encouragée à poursuivre ses travaux.

Bien que ces avancées soient encourageantes, il est désormais possible d’aller plus loin pour garantir la pleine responsabilité de nos entreprises. La proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, déposée le 11 février 2015 par Bruno Le Roux, Dominique Potier, Philippe Noguès et les membres du groupe socialiste, républicain et citoyen, symbolise cette mobilisation de la société civile et du Parlement pour aboutir à des résultats concrets. Elle a le grand mérite de mettre en lumière les enjeux très lourds qui s’attachent à la responsabilité des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Son examen fait suite, vous le savez, à celui d’une précédente proposition de loi du groupe écologiste, qui avait fait l’objet d’un renvoi en commission en janvier dernier.

Ce renvoi était justifié par deux défauts, qui découlaient du régime de présomption de responsabilité qu’elle proposait d’instaurer. Permettez-moi d’y revenir brièvement.

Sur le plan juridique, cette proposition de loi paraissait incompatible avec les grands principes du droit de la responsabilité et les règles du droit international privé. Elle risquait, en conséquence, d’être dépourvue de toute effectivité. Sur le plan économique, ce texte aurait engendré un risque pour les entreprises localisées en France. Cette situation aurait ouvert un champ d’incertitude pour nos entreprises sur l’engagement de leur responsabilité, avec des conséquences économiques tellement lourdes qu’elles auraient pu avoir un effet paralysant. L’autre danger était de voir les entreprises françaises choisir de quitter le territoire, faute de prévisibilité de leur cadre d’opération. Le Gouvernement, qui œuvre inlassablement pour rétablir l’attractivité de notre pays, s’y est refusé, suivant en cela l’avis rendu par votre commission des lois.

Mais ce n’était nullement pour baisser les bras, et je sais gré au rapporteur, Dominique Potier, …

M. François Brottes, président de la commission des affaires économiques. Infatigable !

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Absolument ! Il a œuvré pour mettre en place un dispositif permettant de responsabiliser nos entreprises tout en préservant leur compétitivité. Je tiens également à rendre hommage aux auteurs de la proposition de loi examinée en janvier 2015 ; leurs travaux ont été utiles, puisqu’ils ont nourri une réflexion qui nous permettra, je l’espère, d’aboutir à l’adoption d’un texte opérationnel et consensuel. La France doit, en effet, continuer à jouer un rôle d’éclaireur, comme elle l’a fait en apportant une contribution décisive à l’adoption de la directive sur le reporting non-financier par l’Union européenne en octobre 2014. Grâce à l’action déterminée de la France, ce texte prévoit, pour la première fois, une transparence sur les procédures de vigilance, en matière sociale et environnementale, mises en place par les grandes entreprises européennes au sein de leur chaîne de production.

Pour continuer dans cette voie, nous devons être les porteurs de progrès concrets, afin de les promouvoir ensuite auprès de nos partenaires de l’Union européenne. À cet égard, la proposition présentée ici, en aplanissant les difficultés juridiques et économiques soulevées par le texte précédent, est à même de permettre des avancées réelles.

Ce texte s’articule autour de deux axes. Tout d’abord, il instaure un devoir de vigilance pour les grandes entreprises, sous la forme d’une obligation de mettre en œuvre un plan de vigilance couvrant l’ensemble des domaines de la responsabilité sociétale des entreprises – l’environnement, le social, les droits de l’homme, la lutte contre la corruption. Par ailleurs, il habilite le juge à vérifier que ces nouvelles obligations sont bel et bien respectées, une amende civile étant encourue en cas de non-respect.

Grâce à ce dispositif, la méconnaissance par une société de son devoir de vigilance pourra être invoquée devant le juge à l’appui d’une action en réparation fondée sur le régime de responsabilité civile de droit commun. Un double système de sanction, robuste juridiquement, est donc prévu : il repose à la fois sur une sanction spécifique pour les entreprises qui répugneraient à mettre en place un plan de vigilance puis à l’appliquer et sur le droit commun de la responsabilité en cas de dommage. Ainsi, parce qu’elle est fondée sur une obligation de moyens concrète, cette proposition de loi est opérationnelle et pragmatique, sans risque de censure constitutionnelle ou d’inapplicabilité pratique. De plus, ce mécanisme pourra facilement être adopté par nos partenaires européens, dans le cadre d’une initiative que la France défendra avec fierté.

Je tiens, par ailleurs, à souligner un point important : l’un des avantages de cette proposition de loi est qu’elle ne nuira pas à la compétitivité de nos entreprises. Conscientes des enjeux, de plus en plus d’entreprises se sont, d’ailleurs, dotées de chartes éthiques ou ont adhéré volontairement à des initiatives publiques ou privées. En outre, depuis la loi relative aux nouvelles régulations économiques, adoptée sous le gouvernement de Lionel Jospin en 2001 et complétée par la loi Grenelle II, certaines entreprises sont soumises à des obligations de reporting extra-financier. La nouvelle obligation de vigilance ne pèsera donc que sur les entreprises qui n’ont pas mis en œuvre ces bonnes pratiques.

À l’inverse, celles qui se sont déjà engagées dans une démarche de responsabilité pourront d’autant plus facilement valoriser leurs efforts et montrer au public qu’elles ont intégré la complexité des relations mondialisées.

Aussi, mesdames et messieurs les députés, le Gouvernement est favorable à cette proposition de loi. À mes yeux, elle constitue un signal fort pour nos partenaires au niveau européen et international. Il appartiendra à la France d’engager, sur cette base, un dialogue avec les autres États pour qu’ils adoptent, eux aussi, des règles visant à renforcer la responsabilité de leurs entreprises.

Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons éviter qu’à l’avenir des drames comme celui de Rana Plaza ne se reproduisent. En effet, dans un contexte de mobilité des entreprises et des capitaux, notre ambition ne saurait être purement nationale. La France ne peut pas, à elle seule, garantir partout dans le monde la sécurité des travailleurs étrangers, le respect des droits de l’homme ou la protection de l’environnement. Elle doit mener un travail de conviction pour que des réformes similaires à celle que nous examinons aujourd’hui soient mises en place par ses partenaires. En donnant à voir cette ambition, nous fixons un cadre d’action plus exigeant, plus éthique : nous nous donnons les moyens de jouer un rôle d’avant-garde et, je l’espère, posons la première pierre d’un édifice plus vaste qui permettra, à terme, de rééquilibrer les règles du commerce international. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Annick Le Loch, rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques.

Mme Annick Le Loch, rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, messieurs les présidents de commission, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le drame du Rana Plaza, survenu le 24 avril 2013, nous a douloureusement rappelé l’urgence d’adapter notre appareil juridique à la nouvelle donne de la mondialisation. L’allongement et la complexification des circuits de production et de commercialisation, ainsi que les disparités massives en termes de conditions de travail et de protection de l’environnement à l’échelle de la planète autorisent des entreprises à laisser des catastrophes humaines, sanitaires et environnementales se produire sans que leur responsabilité puisse être recherchée.

Outre le Rana Plaza, dont le caractère tragique avait marqué l’opinion, on peut citer le cas du Qatar, où des ouvriers népalais participent, quasiment sous nos yeux, à la construction d’infrastructures pour la coupe du monde de football dans des conditions inhumaines, ou encore la catastrophe de Bhopal, en Inde, en 1984. La France, nation pionnière en matière de droits de l’homme et des travailleurs, ne peut se désintéresser du sort de populations ainsi exploitées. C’est la raison qui a motivé le dépôt de cette proposition de loi.

Le texte qui vous est présenté prend appui sur les déclarations de principe ainsi que sur les normes élaborées par des organisations internationales qui ont d’ores et déjà engagé sur cette question des travaux essentiels. Je pense notamment aux principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, mais aussi aux normes adoptées par l’Organisation internationale du travail, l’OIT, et par le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies.

Cette proposition de loi prévoit d’obliger les grandes entreprises à établir et mettre en œuvre un plan de vigilance visant à identifier et à prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme, de dommages corporels ou environnementaux graves et de risques sanitaires découlant de leurs activités. Ce plan doit également prévenir le risque de corruption.

Sans revenir en détail sur les dispositions de ce texte, je crois qu’il apporte une réponse équilibrée et opérationnelle aux drames humains et écologiques liés aux activités de certaines entreprises. Il doit permettre, à terme, d’engager une démarche européenne dans ce domaine. Il constitue également une innovation forte car aucun pays n’a encore étendu le devoir de vigilance à un tel éventail de risques.

En tant que rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques, je voudrais surtout souligner que ce texte est au service de nos entreprises et de leur compétitivité. L’introduction d’un plan de vigilance obligatoire permettra de valoriser les efforts des entreprises vertueuses – il y en a – qui appliquent déjà des procédures d’identification et de réduction des risques d’atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement. Il rétablira des conditions de concurrence équitables entre ces entreprises et celles qui ne s’y astreignent pas, ou qui feignent de s’y astreindre à des fins de communication, en assurant une plus grande transparence des efforts consentis par les entreprises dans ces domaines, ainsi qu’une meilleure information du consommateur. À l’échelle internationale, l’obligation de vigilance permettra également de rétablir des conditions de concurrence plus justes entre les entreprises qui produisent sur le sol français et celles qui recourent au dumping en matière de droits de l’homme et d’environnement.

Enfin, le devoir de vigilance constitue un facteur de sécurité pour les entreprises. À l’heure où l’opinion publique est de plus en plus sensible au comportement des entreprises en matière éthique et environnementale, cette proposition de loi leur fournit un cadre d’action clair. Elle leur permettra de réduire le risque d’atteinte à leur réputation et leur apportera une plus grande sécurité juridique, dans un contexte où le devoir de vigilance commence à être reconnu par la jurisprudence– je pense notamment à l’arrêt rendu par la Cour de cassation dans l’affaire du naufrage de l’Erika.

Les débats en commission des affaires économiques, puis en commission des lois, ont confirmé la pertinence du dispositif proposé tout en y apportant certaines améliorations. Ils ont notamment permis d’élargir le périmètre du devoir de vigilance à l’ensemble des sociétés sur lesquelles un contrôle exclusif est exercé, ainsi qu’aux fournisseurs et sous-traitants avec lesquels existe une relation commerciale établie.

À la suite de ses travaux, la commission des affaires économiques a rendu un avis favorable à l’adoption de cette proposition de loi. Je souhaite que nos débats permettent de l’enrichir encore, même si elle me paraît constituer, d’ores et déjà, une étape essentielle et satisfaisante vers la responsabilisation des grandes entreprises transnationales en matière de droits humains, de protection de l’environnement et de lutte contre la corruption. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Serge Bardy, rapporteur pour avis de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire.

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, messieurs les présidents de commission, madame et monsieur les rapporteurs, mes chers collègues, la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire a souhaité se saisir pour avis de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, qui a été renvoyée au fond à la commission des lois.

La responsabilité sociale et environnementale des entreprises, que cette proposition de loi aborde sous l’angle d’un plan de vigilance, est en effet un thème qui s’inscrit dans la droite ligne des travaux que notre commission mène depuis le début de la législature. La position de celle-ci est constante : acteurs publics et privés sont aujourd’hui soumis à une exigence de responsabilité sociétale. Il leur revient d’identifier, de prévenir ou d’atténuer les dommages sociaux, sanitaires et environnementaux ainsi que les atteintes aux droits de l’homme susceptibles de résulter de leurs activités. Il est également attendu d’eux qu’ils en rendent compte.

La proposition de résolution européenne relative à la publication d’informations non financières par les entreprises, déposée par Mme Danielle Auroi, a ainsi été renvoyée à notre commission qui, au cours de son examen, a milité pour une obligation européenne de « rapportage » très ambitieuse. La commission s’était également saisie pour avis du projet de loi d’orientation et de programmation relatif à la politique de développement et de solidarité internationale, adopté l’année dernière. L’article 8 de ce texte, devenu la loi du 7 juillet 2014, appelle les entreprises à mettre en place « des procédures de gestion des risques visant à identifier, à prévenir ou à atténuer les dommages sociaux, sanitaires et environnementaux et les atteintes aux droits de l’homme susceptibles de résulter de leurs activités dans les pays partenaires ».

La proposition de loi que notre assemblée examine aujourd’hui est donc une première traduction législative de cette exigence que nous nous sommes fixés. Cette proposition de loi vise à formaliser pour la première fois dans notre droit un corpus juridique international de référence, jusqu’alors non contraignant, mais connu et appliqué par les entreprises concernées. Ce corpus comprend la déclaration tripartite de l’OIT, les droits de l’homme inscrits dans la charte des Nations Unies ainsi que les principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales.

Il s’agit aussi d’une première étape. L’historique de cette proposition de loi a été rappelé par M. le secrétaire d’État et figure dans nos rapports : je n’y reviens pas. Je veux cependant souligner la convergence de vue entre les trois rapporteurs : nous avons délibérément fait le choix, ensemble, d’une démarche progressive. Ce choix avait déjà été retenu s’agissant des informations extra-financières et je crois qu’il était judicieux. Rappelons-nous aussi combien nous avons tâtonné avant de parvenir à légiférer sur les travailleurs détachés. Chacun conviendra que nous sommes aujourd’hui parvenus à un résultat satisfaisant dans ce domaine.

Certains d’entre vous m’objecteront, comme ils l’ont fait en commission, qu’il faut aller plus loin, non seulement en élargissant la responsabilité de l’entreprise au-delà de son propre comportement fautif, mais aussi en établissant une présomption simple de faute de cette dernière. Ils m’objecteront également qu’il faut aller plus vite en étendant l’obligation nouvelle que constitue le plan de vigilance à toutes les entreprises qui emploient plus de 500 salariés, quelle que soit leur forme juridique.

L’objectif des premières propositions de loi était précisément d’aller plus loin. Nos débats du 29 janvier dernier ont montré la fragilité juridique du dispositif proposé. Nous avons fait le choix d’instaurer une nouvelle obligation légale : celle d’un plan préventif alimenté par les bonnes pratiques, contenant des mesures raisonnables destinées à prévenir les atteintes aux droits de l’homme, à l’environnement et à la santé publique ainsi que les pratiques de corruption. Tout manquement à cette obligation légale entraînera d’abord, dans les conditions de droit commun, l’engagement de la responsabilité de l’entreprise défaillante, puis une sanction portant à la fois sur sa réputation et sur ses finances.

Aller plus vite en abaissant le seuil d’application du texte à 500 salariés reviendrait à imposer d’entrée à la firme multinationale comme à la PME la même obligation de diligence raisonnable. Cette exigence qui porte sur une action, même si elle est tempérée par les moyens de chacun et placée sous le contrôle du juge, me semble excessive alors que nous avons retenu pour l’obligation de rapportage précédemment évoquée une approche progressive, « en sifflet ».

Si les seuils retenus peuvent paraître élevés, je rappelle qu’il s’agit de ceux fixés par le décret du 24 avril 2012 relatif aux obligations de transparence des entreprises en matière sociale et environnementale. Laissons-donc le dispositif faire la preuve de son efficacité et dissipons les craintes des entreprises. Nous pourrons par la suite, comme nous l’avons fait pour le rapportage, l’élargir à des entreprises ayant d’autres formes juridiques et d’autres dimensions.

Voilà l’état d’esprit dans lequel la commission du développement durable a travaillé. Elle a conservé l’architecture générale retenue par les auteurs de la proposition de loi, MM. Bruno Le Roux et Dominique Potier, mais, outre quelques ajustements rédactionnels, elle a souhaité, en la définissant plus précisément, élargir le périmètre de son application et renforcer l’impact de la sanction financière.

Elle s’est enfin montré attentive à ce qu’un champ trop large laissé au décret d’application ne dénature pas le degré d’applicabilité immédiate de la proposition de loi : elle a souhaité le limiter aux seules modalités de présentation et d’application du plan de vigilance.

Pour ma part, je crois que cette proposition de loi constitue une avancée par rapport à la situation actuelle, dont nous ne voulons plus. Je suis persuadé, pour les raisons que j’ai évoquées, que nos débats seront fructueux et qu’ils nous amèneront, sans nul doute, à voter ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire.

M. Jean-Paul Chanteguet, président de la commission du développement durable et de l’aménagement du territoire. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, je ne reviendrai pas sur le contenu de cette proposition de loi, que les rapporteurs au fond ou pour avis viennent de présenter, sinon pour en souligner certains aspects.

La commission du développement durable s’est saisie pour avis de la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre, la responsabilité sociale et environnementale constituant une thématique souvent abordée par notre commission depuis le début de la législature. L’actualité renforce encore notre intérêt pour cette question.

Nous partageons ainsi l’objectif principal du texte, à savoir une gestion préventive des risques d’atteinte aux droits de l’homme au sens large, des risques environnementaux et sanitaires ainsi que des risques de corruption active ou passive. Il nous a en effet toujours semblé nécessaire de chercher à concilier les activités économiques et les préoccupations de la société civile. Nos débats ont porté sur la nature du plan de vigilance, préventif et alimenté par les bonnes pratiques, sur le champ d’application, limité aux sociétés d’une importance certaine, définie selon des critères liés au nombre de salariés, sur la nécessité d’étendre la vigilance au-delà de l’activité de la société, à ses filiales directes ou indirectes et à ses sous-traitants et fournisseurs, ainsi que sur l’appréciation, par le juge, du caractère effectif des mesures de vigilance exigées de l’entreprise.

Le texte ne fonde pas un régime de responsabilité dérogatoire et la responsabilité n’est pas élargie au-delà des comportements fautifs. Dans notre cas, la faute est définie par le non-respect de l’obligation de mise en place du plan de vigilance ou par le manquement aux engagements.

Dans le contexte international, il est inexact de dire que la France avance seule sur cette question : les États-Unis annoncent un agenda global ambitieux de lutte contre la corruption et le développement d’un plan national d’action de promotion de la conduite responsable des entreprises ; le Royaume-Uni a remis aux institutions européennes un plan national d’action en matière de responsabilité sociale des entreprises – RSE – depuis septembre 2013 ; en février dernier, la Suisse a lancé une initiative populaire sur le devoir de diligence raisonnable. Les institutions européennes, pour leur part, travaillent à la révision de la stratégie européenne en matière de RSE dans le cadre d’une recommandation ou d’une directive.

Avec l’adoption de ce texte, la France pourrait défendre le devoir de vigilance pour toutes les entreprises européennes et dans le même temps, en cette année à l’agenda international chargé, le reporting extra-financier dans le cadre des objectifs du développement durable.

Il existe déjà un cadre juridique auquel ont adhéré la majorité des États et un grand nombre de multinationales, constitué par la déclaration tripartite de l’Organisation internationale du travail, les droits de l’homme inscrits dans la Charte des Nations Unies, les principes directeurs de l’OCDE à l’attention des entreprises multinationales.

Par ailleurs, l’actualité est favorable à l’adoption d’une telle proposition. L’année 2015 sera en effet une année de négociations internationales sur le climat et sera également placée sous le signe du développement, avec la définition du programme des objectifs du développement durable lors du sommet des Nations Unies de septembre prochain, qui sera lui-même précédé, en juillet, du sommet pour le financement du développement. Les objectifs du développement durable constituent un cadre universel s’appliquant à tous, sur la base d’un partenariat entre l’ensemble des pays, ainsi qu’avec la société civile et le secteur privé.

Climat et développement sont des sujets interdépendants, d’une importance cruciale pour l’humanité, qui ne peuvent être abordés que sous l’angle du développement durable dans ses trois composantes. Or, la réussite des objectifs du développement durable et l’atteinte des objectifs en matière de climat sont conditionnées au financement d’actions et d’initiatives, non plus seulement du secteur public mais également et surtout du secteur privé : vu le contexte économique, les politiques d’aide au développement ne suffisent plus et ne peuvent répondre seules aux défis ; elles doivent être complétées par des efforts privés.

Si le secteur privé recouvre des réalités diverses, une majorité des flux financiers privés provient des plus grosses entreprises qui, par définition, possèdent des moyens dont ne bénéficient pas souvent les pays avec lesquels elles négocient et dans lesquels elles s’implantent. On doit alors constater un déséquilibre évident, notamment dans les pays où l’État de droit est faible et où le dialogue social est défaillant, voire inexistant, et où les pratiques de certaines entreprises sont contestables – elles ne sont d’ailleurs pas toujours contestées : cela suppose que des ONG soient présentes sur le territoire. À cet égard, citons l’exemple récent de l’association Sherpa, qui a intenté une action en justice contre une filiale de Vinci au Qatar, ou l’action emblématique de cette même association contre Bolloré, actionnaire de la Socapalm au Cameroun.

Aussi, il revient aux États, en tant que représentants des peuples et protecteurs effectifs de leurs droits, d’adopter des dispositifs législatifs plus clairs pour les entreprises, les obligeant à respecter les normes internationales en matière de droits humains et de protection de l’environnement. Les multinationales ne peuvent être que demandeurs de ces dispositifs législatifs.

J’ai beaucoup évoqué les grandes entreprises, mais nos débats ont montré l’intérêt et l’opportunité de ce texte pour les TPE et PME françaises, même si elles ne seront pas concernées par la nouvelle obligation.

Seule, donc, une régulation connue et acceptée de tous peut contribuer à la réussite des objectifs du développement durable dans les pays du sud, mais aussi participer au rayonnement de la France. N’oublions pas que notre pays se doit d’être exemplaire, compte tenu de la place de l’État actionnaire et des efforts déjà accomplis : la France est ainsi classée parmi les « bons élèves » de l’évaluation extra-financière au niveau européen. Bien des entreprises ont déjà accompli des efforts considérables, et ce texte permettra d’aller plus loin en matière d’investissements et d’exemplarité.

En conclusion, je souligne l’importance d’adopter cette proposition, qui a été définie en concertation avec le Gouvernement, les ONG et les syndicats. C’est une première étape, dotée d’un dispositif équilibré et incitatif, qui pose les jalons d’une responsabilité des plus grandes entreprises à la hauteur des enjeux et qui représente un instrument pertinent pour ces entreprises comme pour les citoyens. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, messieurs les rapporteurs, chers collègues, nous examinons ce soir une version édulcorée d’une première proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre déposée par les quatre groupes de la majorité. Moins ambitieuse, celle-ci, nous dit-on – le secrétaire d’État l’a confirmé – a l’aval du Gouvernement. Ouf ! Je serai tenté de dire : encore un petit effort, monsieur le secrétaire d’État ! C’est en tout cas le sens de plusieurs de nos amendements.

La démarche visant à rendre la mondialisation plus humaine et plus solidaire est noble. Contrairement à ce que veulent faire croire les cris d’orfraie poussés par l’UMP ou l’UDI, qui décidément succombent à tous les lobbies, cette loi ne mettra pas l’économie française à genoux. Pour ma part, je considère que, si la France n’est bien entendu pas isolée du reste du monde ni de la concurrence internationale, elle peut aider à éclairer le chemin d’une mondialisation mieux régulée.

Cela peut être aussi un objectif politique dont une majorité de gauche, le gouvernement de gauche d’un grand pays comme le nôtre, et les peuples eux-mêmes, ont besoin. Ce peut être aussi un message positif adressé à tous les progressistes de France et d’ailleurs.

L’absence de contrôle, l’argent pour l’argent, le manque d’éthique profitent à quelques-uns au détriment, parfois, de millions de personnes travaillant dans des conditions indignes pour un salaire de misère.

Le drame qui s’est déroulé il y a quelques années au Bangladesh, faisant plusieurs milliers de victimes, est symptomatique à cet égard et n’est malheureusement pas un fait isolé. Les récentes révélations concernant le travail forcé organisé par des patrons voyous travaillant pour le compte de grands groupes du BTP français renforcent la conviction de nombreux progressistes et humanistes qu’il faut légiférer. Il faut énoncer des règles claires pour engager la responsabilité des sociétés dominantes dans les agissements des entreprises travaillant pour elles, directement ou indirectement. Les multinationales doivent s’engager à faire respecter les droits humains.

Bien sûr, la communauté internationale, les États, les grandes multinationales se disent sensibles à cette question. On ne compte plus les déclarations d’intention des leaders des grands groupes, et les placards sont pleins de textes  internationaux. Ces textes et ces recommandations ne suffisent pas : renvoyer à la bonne volonté individuelle des acteurs n’est pas efficace. Il faut encadrer le système dans son ensemble pour protéger les droits humains, mais aussi les entreprises qui jouent le jeu et qui, d’une certaine manière, souffrent d’une concurrence déloyale.

Ce texte marque, de ce point de vue, une avancée, certes timide, mais indéniable, et j’en félicite le rapporteur.

Ce texte impose aux grands groupes l’obligation d’établir un plan de vigilance incluant leurs sous-traitants et leurs fournisseurs. La notion de « relation commerciale établie » permettra de mieux cerner les responsabilités des uns et des autres et, ainsi de responsabiliser les entreprises donneuses d’ordres.

Le groupe RRDP se félicite de cette avancée au regard de la rédaction initiale. De même, nous nous félicitons qu’il soit prévu que l’amende civile prononcée par le juge à l’égard d’une entreprise tricheuse ne soit pas déductible du résultat fiscal. Cela me paraît un minimum, et c’était là aussi l’une de nos demandes, ainsi que celle de plusieurs groupes.

Cela étant, monsieur le rapporteur, notre groupe défendra, avec des collègues appartenant à d’autres groupes de notre majorité des amendements auxquels nous tenons. Nous proposons ainsi d’abaisser le seuil des sociétés soumises à un plan de vigilance afin de sécuriser encore plus les secteurs et les acteurs. De même, nous souhaitons que la loi s’applique immédiatement dans les secteurs du BTP, minier et textile. Nous proposons aussi de conférer au juge la faculté d’enjoindre à la société de rendre compte du plan de vigilance et de prendre toutes les mesures visant à éviter un dommage imminent. Avec une telle mesure, le drame du Rana Plaza n’aurait pas eu lieu.

Nous demandons également la proportionnalité de la sanction financière au regard du chiffre d’affaires, et donc la suppression du plafond de dix millions d’euros, que nous jugeons beaucoup trop faible.

Nous proposons aussi qu’il soit précisé que l’action en responsabilité est introduite devant la juridiction compétente quel que soit le lieu de réalisation du dommage et du fait générateur.

Par ailleurs, nous souhaitons inverser la charge de la preuve, en contraignant l’entreprise à prouver, en cas de dommage, que son plan de vigilance était efficient.

Enfin, nous proposerons un amendement visant à élargir le périmètre des sociétés soumises au plan de vigilance, en incorporant au dispositif un contrôle direct et indirect de la filiale.

Monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, chers collègues, l’économie n’échappe pas aux règles humaines. Malheureusement la quête du profit engendre chez certains des comportements inadmissibles. Rien ne peut justifier la dégradation des droits humains au travail ; rien ne peut justifier le travail forcé ; rien ne peut justifier des salaires de misère ; rien ne peut justifier des conditions de travail inhumaines.

C’est pour toutes ces raisons que de nombreuses associations de défense des droits humains se mobilisent, en France et dans le monde. C’est pour toutes ces raisons qu’il nous faut légiférer fermement. C’est en tout cas le sens de nos amendements, dont on espère qu’ils recevront un accueil favorable : c’est ce qui conditionnera notre vote sur ce texte.

M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi.

Mme Danielle Auroi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame la rapporteure, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous nous retrouvons aujourd’hui pour débattre de la proposition de loi déposée par nos collègues socialistes, qui vise à instaurer un devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre vis-à-vis de leurs filiales et sous-traitants, texte supposé juridiquement plus solide que la version précédente.

J’aurai tout à l’heure l’occasion de revenir sur la nécessité d’agir pour que des drames comme  l’effondrement du Rana Plaza ou la pollution du delta du Niger ne se reproduisent plus.

Je voudrais rappeler le contexte de ce débat. La mondialisation a désormais plusieurs décennies derrière elle. Pourtant, le droit des affaires n’a pas évolué pour tenir compte de la complexité de la chaîne qui relie les donneurs d’ordre aux filiales et aux sous-traitants. Il est temps de tenir compte des conséquences là-bas de décisions prises ici.

Il faut se donner les moyens d’éviter de nouveaux drames et, le cas échéant, de faciliter l’accès à la justice des victimes. C’est cette volonté qui a guidé mes collègues Noguès, Potier – qui l’a rappelé tout à l’heure – et moi-même, lorsque nous avons fondé et animé le cercle parlementaire pour la responsabilité sociétale des multinationales. Les travaux menés au sein de ce cercle ont permis d’aboutir à un texte commun, porté par quatre groupes – je salue d’ailleurs ici mes collègues des groupes GDR et RRDP, eux aussi très engagés dans cette démarche.

Ce texte, dont j’avais l’honneur d’être la rapporteure, et qui a été soutenu par le Forum citoyen pour la responsabilité sociale des entreprises, qui regroupe, en France, des ONG et des syndicats, ainsi que par 250 ONG européennes et une pétition qui a recueilli plus de 160 000 signatures, a été présenté dans le cadre de la niche écologiste du 29 janvier. Il a été rejeté par la plupart de nos collègues socialistes, qui l’ont renvoyé en commission, malgré de nombreux mois d’auditions, de concertation et de consultations juridiques communes.

Le Gouvernement avait néanmoins témoigné, par la voix de M. Mathias Fekl, de sa volonté de ne pas laisser cette question en suspens. Il aurait été intéressant que M. Fekl soit parmi nous aujourd’hui.

Nous avons donc sous les yeux une proposition nouvelle sur laquelle nous prononcer, deux mois après l’examen de la première.

Nous avons beaucoup entendu que la France serait isolée dans cette volonté d’accomplir un premier pas. Pourtant, elle ne ferait que rejoindre les États, comme l’Espagne ou le Royaume-Uni, qui ont mis en place un devoir de vigilance pour leurs entreprises. Cette démarche s’appuie sur des textes internationaux, des Nations Unies et de l’OCDE, qui visent à protéger les droits humains et à inciter à une réelle responsabilité sociétale des entreprises.

Je citerai quelques exemples de drames qui auraient pu être évités si les entreprises avaient appliqué ce devoir de vigilance. À Bhopal, en 1984, l’explosion d’une usine fait 10 000 morts et le site est toujours pollué à ce jour. En 1999, le naufrage de l’Erika, affrété par Total, crée une marée noire en Bretagne, souillant quarante kilomètres de côtes. Au Bangladesh, en 2013, l’effondrement du Rana Plaza – nous en avons tous parlé –, a entraîné pas moins de 1 200 morts. Et aujourd’hui, sur le chantier de la coupe de monde de football, au Qatar, travaillent des esclaves modernes dépouillés de leur passeport.

Voulons-nous rompre avec cet engrenage en nous donnant les moyens de réaliser une réelle avancée et d’éviter de nouveaux drames ? Le texte qui nous est proposé le permet-il ? À cette question, j’ai envie de répondre par un « oui, mais ».

Oui, adopter cette loi marquerait un réel progrès. Oui, le droit français doit évoluer et intégrer des réponses adaptées à la réalité de la mondialisation. Oui, ce texte prévoit des mesures importantes pour faire entrer les plans de vigilance dans le cadre des obligations des entreprises.

Mais, monsieur le secrétaire d’État, quelle lisibilité tout au long de la chaîne des responsabilités, et quels droits pour les victimes ?

Aussi ce texte pourrait être utilement complété sur plusieurs points, et c’est dans cet objectif qu’avec mes collègues écologistes, nous avons souhaité déposer une série d’amendements, comme, d’ailleurs, nos collègues RRDP et GDR. Il ne s’agit pas de dévaloriser le contenu du texte qui nous est présenté, mais de le rendre plus opérationnel dans un délai plus court.

Nos propositions portent sur les points saillants que sont la question des seuils, l’effectivité réelle du plan de vigilance et le renforcement de la responsabilité tout au long de la chaîne de valeurs. L’exercice est proche de celui auquel nous nous sommes livrés s’agissant des travailleurs détachés européens et qui a abouti à la loi Savary.

Ces propositions ne porteront pas atteinte à la compétitivité française ; elles ne conduiront pas non plus les grands groupes français à délocaliser leurs sièges sociaux. Elles visent surtout à anticiper les risques, y compris pour la réputation de ces entreprises, et à faciliter l’accès des victimes à la justice.

Certes, cette loi fixe un seuil, mais il est tellement élevé qu’il exclut près de la moitié des grands groupes du champ d’application du texte. Avec un tel seuil, les entreprises à l’origine drame du Rana Plaza seraient dédouanées de leurs responsabilités ; or nous savons qu’à ce jour, les conditions de sécurité au Bangladesh n’ont pas changé. Nos amendements proposent donc d’appuyer ce texte sur les règles européennes en matière de reporting extra-financier – je rappelle que ces règles ont vocation à suppléer les règles françaises. La cohérence du corpus législatif y gagnerait, la lutte contre l’impunité aussi.

Le plan de vigilance prévu à l’article 1er  risque de n’être qu’une liste de bonnes résolutions, un catalogue de bonnes pratiques non suivies d’effets ; en somme, un bel outil d’affichage et de communication, mais à l’effectivité fort réduite. C’est pourquoi il nous semble important de renforcer les outils dont dispose le juge pour contrôler la véracité de ce plan, et la réalité des actions qui y seront exposées.

Si les grandes entreprises françaises sont aussi vertueuses qu’elles l’affirment, qu’ont-elles à craindre ? Il est vrai que la réalité contredit parfois de telles affirmations. La représentante d’une association patronale a pu ainsi m’assurer sans rougir que la corruption n’existait plus nulle part dans le monde ! Je ne savais pas que certaines multinationales vivaient au pays des Bisounours, Bisounours qui pourtant ne s’émeuvent pas de la mort de plus de mille femmes, non plus que du travail des enfants ou de l’esclavage moderne.

Je voudrais insister également sur la nécessité de renforcer les mesures visant à faciliter l’accès des victimes à la justice. Pour ce faire, il faut à la fois renverser la charge de la preuve et renforcer la solidarité de la responsabilité tout au long de la chaîne de production. Là aussi, nous devons regarder les choses en face : lorsqu’un donneur d’ordre passe une commande à des prix trop bas et dans des délais trop courts, il se rend sciemment complice des dérives dont se rendent coupables des sous-traitants en cascade, sans contrôle et au péril des salariés et de l’environnement.

M. Jean-Luc Laurent. C’est exact !

Mme Danielle Auroi. Lors des débats en commission, nous avons essuyé un refus poli, au motif que nos propositions seraient satisfaites. Cher collègue Potier, peut-être êtes-vous satisfait ; nous le serions, nous, si vous acceptiez certaines des avancées que nous proposons ! Le groupe écologiste souhaite en effet compléter sans attendre ce texte important. Il est vrai que le renvoi à un décret n’est pas de nature à nous rassurer quant à la rapidité de la mise en œuvre de ce texte : tant de lois attendent encore leurs décrets d’application ! Pourriez-vous, monsieur le secrétaire d’État, nous donner des assurances sur ce point ? La société civile,   très mobilisée, depuis des années, par ces enjeux, y sera sans doute très sensible.

Le classement sans suite de deux affaires graves, malgré des éléments à charge contre Samsung et Auchan, illustrent l’impuissance actuelle de la justice française en la matière. Celle-ci sera également conduite à s’intéresser au cas de l’entreprise Vinci, mise en cause pour des conditions de travail indignes  sur les chantiers de la future coupe de monde de football au Qatar.

Le texte qui nous est proposé aujourd’hui représente donc une première étape nécessaire, mais pas suffisante. J’espère que notre travail législatif permettra de l’améliorer. Nous pourrons ensuite poursuivre ce travail à l’échelle européenne. Nous avons déjà amorcé cette deuxième étape en adoptant une résolution concernant le reporting extra-financier, laquelle mentionnait explicitement la nécessité d’un devoir de vigilance, à la fois au sein des États membres et à l’échelle de l’Union européenne.

M. Dominique Potier, rapporteur. Bravo !

Mme Danielle Auroi. Vous l’avez d’ailleurs souligné, monsieur le rapporteur.

En tant que présidente de la commission des affaires européennes, je suis bien sûr très attachée à cette dimension supranationale. J’ai d’ailleurs déjà déposé une proposition de résolution européenne afin que notre assemblée promeuve ce devoir de vigilance au niveau de l’Union européenne. J’espère que nous pourrons le faire ensemble au cours des semaines à venir.

Ce soir, chers collègues, nous avons donc l’opportunité de franchir une étape importante. Quels que soient les bancs sur lesquels nous siégeons, nous pouvons montrer que nous nous mobilisons pour que les entreprises françaises ne puissent plus être suspectées d’employer les derniers damnés de la terre.

Ne négligeons pas le fait que ce sont nos idéaux qui assurent à la « marque France » tout son rayonnement. Ils sont aussi le gage de relations économiques durables avec nos partenaires : ne pas les respecter, c’est montrer que la « marque France » n’est pas fiable. Ce soir, nous pouvons donc montrer que nos engagements en matière de droits humains et de respect de l’environnement sont sincères et  réellement universels.

Si nous savons faire de cette loi un rendez-vous social et environnemental de qualité, nous pourrons, en remettant en cause les inégalités les plus flagrantes des pays du Sud, retrouver ici la solidarité dont nous avons tous bien besoin. Nous n’avons que trop tardé.

Pour conclure, je rappellerai les mots de l’un de nos plus illustres prédécesseurs, Victor Hugo, à propos des conditions de travail effroyables dans les mines du Nord : « je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu’on peut détruire la misère ». Je pense que nous sommes tous, ici, de cet avis. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. André Chassaigne. Très bien !

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.

M. André Chassaigne. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame et messieurs les rapporteurs, monsieur le président de la commission des lois, chers collègues, nous sommes appelés à débattre d’une proposition de loi qui se présente comme une version très édulcorée de celle dont nous avons débattu fin janvier. Il s’agissait d’un texte d’initiative parlementaire très ambitieux, qui était tout particulièrement dû à la détermination – que je salue – de nos collègues Danielle Auroi, Philippe Noguès et Dominique Potier. Celui dont nous allons débattre ce soir, fruit de tractations avec le Gouvernement, est d’une portée limitée, pour ne pas dire symbolique.

L’ambition initiale du texte déposé par les quatre groupes de la gauche de notre assemblée et salué par les ONG, était de responsabiliser les multinationales ainsi que leurs sous-traitants et fournisseurs, en matière sociale, éthique et environnementale. Il prévoyait de sanctionner, au pénal et au civil, les entreprises qui ne pouvaient pas prouver avoir mis tous les moyens en œuvre et pris toutes les garanties nécessaires pour s’assurer du respect, par leurs sous-traitants, des droits fondamentaux de leurs salariés ou employés, notamment de leur liberté physique, de leurs droits politiques, de leur sécurité, du droit d’accéder aux soins et à l’éducation, du droit de grève.

Il s’agissait de tirer les conséquences de l’effondrement du Rana Plaza, à Dacca, au Bangladesh. Ce 24 avril 2013, 1 169 ouvriers du textile ont trouvé la mort. Ce drame a ému le monde entier mais n’a pas mis fin au scandale. Au Bangladesh, aujourd’hui, une ouvrière du textile meurt tous les deux jours, pour fournir à bas coûts des tee-shirts ou des chemises aux grandes marques occidentales.

L’an dernier au Cambodge, les manifestations des ouvrières de l’industrie textile ont été brutalement réprimées : la police a ouvert le feu sur les manifestantes, faisant cinq victimes. Le collectif Éthique sur l’étiquette, qui a lancé en France une campagne visant à sensibiliser l’opinion sur les salaires de misère payés aux ouvrières textiles d’Asie, a rappelé que les marques et distributeurs se livrent aujourd’hui à une concurrence agressive sur les prix, qui se traduit par une pression énorme sur leurs fournisseurs et leurs sous-traitants. Dans les ateliers de production, les conditions d’hygiène et de sécurité sont déplorables et les accidents fréquents. Les ouvriers, en grande majorité des jeunes femmes, travaillent plus de douze heures par jour, six jours sur sept, sans compter les heures supplémentaires non rémunérées. Quand ils existent, les contrats de travail respectent rarement la loi. Les travailleurs ne bénéficient bien souvent d’aucune protection sociale, et touchent parfois des salaires inférieurs au minimum légal en vigueur dans leur pays. Ils sont embauchés ou licenciés sans formalité, en fonction des besoins de la production. Harcèlement, pratiques disciplinaires et amendes diverses sont monnaie courante.

L’industrie du textile n’est pas seule en cause, loin s’en faut. Les entreprises informatiques, par exemple, continuent elles aussi de bafouer les règles sociales et environnementales en Asie, avec des conséquences désastreuses : pollution des eaux, empoisonnement d’ouvriers par des métaux lourds, journées de travail interminables. Je pourrais, malheureusement, multiplier les exemples, en rappelant les agissements de certaines multinationales bien connues comme Apple, Mattel ou Total. Le fait est que la mondialisation non régulée permet aux multinationales de multiplier leurs filiales et leurs sous-traitants, et de s’enrichir au détriment d’une main-d’œuvre bon marché et vulnérable, au mépris des droits fondamentaux et des règles environnementales.

La France aurait pu s’enorgueillir d’être le premier pays à se doter de règles contraignantes, propres à mettre les grandes entreprises en face de leurs responsabilités, sans qu’elles puissent se défausser, comme elles le font le plus souvent, sur leurs sous-traitants, voir les sous-traitants de leurs sous-traitants. À l’heure actuelle, les entreprises françaises sont légalement responsables vis-à-vis de leurs salariés, mais pas vis-à-vis de ceux qui travaillent pour leurs sous-traitants. Certaines entreprises ont certes adopté des codes de bonne conduite, des chartes éthiques, mais nous savons que cela reste très insuffisant pour lutter efficacement contre ce dumping social et environnemental de grande ampleur.

La question est de savoir si le texte que vous nous présentez aujourd’hui est à la mesure de ces enjeux. En prévoyant que les entreprises devront désormais établir un plan de vigilance dont le juge appréciera l’effectivité en cas de dommages ou d’atteintes aux droits fondamentaux, il marque une avancée. Notre pays rend ainsi effectif le principe juridique de diligence raisonnable, recommandé par les principes directeurs des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme, qui constituent le texte international de référence en la matière. Ces principes ont, pour la plupart, été intégrés aux principes directeurs de l’Organisation de coopération et de développement économique, l’OCDE, à l’intention des entreprises multinationales. De même, l’indemnisation ne dépendra plus seulement du bon vouloir des entreprises et de la mobilisation des ONG.

En revanche, la responsabilité pénale a disparu de ce texte. Le renversement de la charge de la preuve, qui obligeait les entreprises à prouver qu’elles ont satisfait à leurs obligations de vigilance, est lui aussi passé à la trappe. Par ailleurs les seuils ont été relevés, pour ne plus viser qu’une poignée de grandes entreprises. Les ONG, parmi lesquelles Sherpa, les Amis de la Terre et le Comité catholique contre la faim-Terre solidaire, ont comme nous déploré les failles du mécanisme proposé : l’absence de sanction dans le cas où l’obligation de vigilance ne serait pas effectivement mise en œuvre, les obstacles à l’imputation de la responsabilité via le régime de droit commun ; les seuils exagérément élevés, qui limitent à environ cent cinquante le nombre d’entreprises ciblées par la loi.

Ces ONG ont ainsi souligné que « certaines entreprises impliquées dans le drame du Rana Plaza, telles que Camaïeu, échapperaient à cette législation, de même que de nombreuses entreprises de secteurs à risque tels que le secteur extractif. » Elles ont déploré enfin que les multinationales importatrices ne soient pas non plus concernées.

Pour notre part, nous considérons qu’il faut aller plus loin : relever les seuils, prévoir un régime de sanction dissuasif, et rétablir le principe selon lequel il incombe à la société mère d’apporter la preuve qu’elle a mis en œuvre des procédures spécifiques de contrôle de ses filiales et de ses sous-traitants.

Certaines organisations patronales ont fait valoir que les sociétés n’ont pas, à l’heure actuelle, les moyens de contrôler systématiquement toute la chaîne de leurs sous-traitants, notamment à l’étranger. Cet argument de bon sens doit nous conduire à nous interroger sur ces pratiques de sous-traitance en cascade qui rendent impossible tout contrôle effectif. Cette sous-traitance en cascade, source d’opacité, est l’un des principaux leviers de pression sur les coûts et de dumping social. Elle vise à obtenir les fournitures, non pas au plus bas prix moralement acceptable, mais au plus bas prix tout court ! Ne faudrait-il donc pas interdire tout simplement aux grandes entreprises de multiplier les niveaux de sous-traitance, plutôt que de leur permettre d’user de cet argument pour s’exonérer de leur responsabilité ?

Nous savons que le patronat, le MEDEF au premier rang, a opposé de vives résistances au texte présenté par nos collègues du groupe écologiste en janvier dernier. Ils ont fait tour à tour valoir que ce texte créerait de l’insécurité juridique, que sa portée extraterritoriale était contraire aux principes du droit européen et qu’il pouvait nuire à la compétitivité de nos entreprises. Vous avez d’ailleurs, monsieur le secrétaire d’État, rappelé l’essentiel de ces observations. Le Gouvernement et sa majorité ont entendu ces arguments, et accepté de reculer par rapport à la proposition initiale, à laquelle ils ont substitué un texte de compromis, qui, pour développer une image fameuse, laisse le verre à moitié vide.

C’est très regrettable. Tout l’argumentaire patronal repose en effet sur la conviction exprimée par Milton Friedman dans Capitalisme et Liberté : « Les dirigeants d’entreprise n’ont d’autre responsabilité sociale que de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. » En l’état, le texte que vous nous proposez ne permettra pas de lutter contre le fléau du dumping social et environnemental, qui prospère sur la rhétorique de la compétitivité. Nous ne nions pas que ce texte de compromis propose des avancées, mais elles sont, à nos yeux, insuffisantes.

Aussi, nous attendons beaucoup de ce débat. C’est de l’accueil qui sera réservé à nos amendements et aux amendements identiques de nos collègues écologistes et radicaux que dépendra notre vote final.

M. le président. La parole est à M. Gilles Savary.

M. Gilles Savary. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aujourd’hui est de celles qui déposent un germe de principes juridiques à vocation universelle, dans la plus haute et la plus noble tradition de l’Assemblée nationale. Elle est de celles qui font la singularité de la France dans le monde, de celles qui allument une petite lumière d’espoir pour des milliers d’êtres humains. Je veux en féliciter tout particulièrement Dominique Potier, qui en est à l’origine, mais aussi, parce que ce texte vient de loin et qu’il s’inscrit dans un travail de fond, Danielle Auroi et Philippe Noguès, qui ont permis d’animer et de nourrir ces travaux dans le cadre du Cercle de réflexion sur la responsabilité sociale des multinationales.

Cette proposition de loi s’inscrit dans la lignée des travaux réalisés par des acteurs qui, ici ou ailleurs dans le monde – je pense notamment à l’Organisation internationale du travail –, ont décidé de réagir à la suite du drame du Rana Plaza en 2013. C’est la mémoire de ces pauvres victimes de l’insatiable vénalité du monde qui habite aujourd’hui nos débats.

On sait que l’OIT évalue à 21 millions d’êtres humains le nombre de travailleurs forcés dans le monde. Au-delà de ce que l’on qualifie de travail forcé – l’emploi de travailleurs économiquement, psychologiquement et même physiquement vulnérables, auxquels on confisque jusqu’aux papiers d’identité afin qu’ils ne puissent s’échapper de la surexploitation –, au-delà de cette catégorie de travailleurs asservis, souvent délocalisés, dont l’extrême misère, à la limite de la simple subsistance quotidienne, force le consentement ou plutôt la résignation, on sait qu’il existe une population infiniment plus nombreuse et dont le nombre croît sans cesse, qui sert d’avantage concurrentiel et de variable d’ajustement financier dans notre économie financiarisée et mondialisée. C’est précisément cette inversion des finalités économiques, de moins en moins au service de l’humain et de plus en plus au service d’une recherche sans scrupule du profit, que cette proposition de loi prétend combattre.

Nul n’ignore ici que le monde d’aujourd’hui n’est pas un aimable patronage, mais qu’il cultive au contraire comme valeurs dominantes l’égoïsme du gain et l’hystérie de la domination. Cela concerne bien sûr les entreprises, elles-mêmes dominées par la finance, mais aussi des États en recherche de puissance et d’influence qui les y encouragent. Nul n’ignore ici que ces dérives du capitalisme contemporain, qui placent l’exploitation du travail plutôt que la qualité des produits ou des services au cœur de la compétition et de la concurrence, ne sont découragées par aucun régime politique au monde, quelle que soit son idéologie.

Cette proposition de loi n’est donc pas un texte politique au sens idéologique du terme, mais un texte humaniste, au sens universel, comme l’ont été les grands textes abolissant l’esclavage – le décret de 1848 en ce qui nous concerne. Il ne s’agit pas non plus d’une proposition de loi naïve quant à l’état du monde qui, par défaut de pragmatisme et de mesure, pénaliserait nos seules entreprises sans avoir la moindre influence sur leurs concurrents.

Certes, nous sommes au début d’une longue route, mais notre honneur est d’ouvrir la route. On entendra sur ces bancs les mêmes inquiétudes que celles qui se sont manifestées à la Révolution, notamment dans les cercles commerçants de ma bonne ville de Bordeaux, quand on a aboli l’esclavage avant que Bonaparte ne le rétablisse sous la pression des mêmes intérêts économiques.

Cette proposition de loi, comme celle que je vous ai soumise sur la lutte contre la concurrence sociale déloyale et que vous avez largement adoptée, mes chers collègues, n’ignore pas l’impitoyable contexte mondial actuel. Elle ne prétend pas le terrasser subitement et n’impose pas d’autres obligations que le devoir de vigilance à nos grandes entreprises donneuses d’ordre. Elle repose sur le principe simple que nous avons déjà défini ensemble en matière de travail détaché : le commanditaire d’un travail ne peut être irresponsable des conditions économiques et humaines dans lequel il s’accomplit. De même, les lois qui ont suivi les drames de Seveso, de Minamata ou de Bhopal ont imposé aux entreprises des mesures de sécurité, de sûreté ou de protection de l’environnement dont la mise en œuvre paraissait impossible avant ces événements.

La présente proposition de loi vise donc à imposer aux entreprises la mise en place d’un plan de vigilance déployé à l’échelle internationale. Il s’agit essentiellement d’un texte préventif, qui sanctionne l’absence de vigilance mais qui n’ajoute ni ne retranche rien aux sanctions actuellement applicables dès lors qu’un drame survient, dans le cadre, notamment, du principe de responsabilité. D’une certaine façon, il permettra même à des entreprises de prévenir de tels drames et ainsi de se prémunir de sanctions infiniment plus importantes.

En matière économique, la disposition que nous proposons aujourd’hui pourra constituer une incitation à relocaliser des sous-traitances au profit de notre tissu de PME et de TPE. Elle a vocation à devenir aussi un atout pour les entreprises dont l’image de marque sera associée à ces exigences éthiques et humanistes.

Mes chers collègues, je suis persuadé que, malgré les dérives de l’optimisation sociale qui caractérisent l’ultra-libéralisme de notre époque, de plus en plus de consommateurs citoyens refuseront de se faire les complices d’un nouvel esclavagisme, comme ils sont déjà de plus en plus nombreux à refuser  d’être les complices de la prédation environnementale.

Plus qu’un texte symbolique ou déclaratif, cette proposition de loi est un texte d’espoir qui honore la France et ce qu’elle représente encore pour l’humanité. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État et M. Dominique Potier, rapporteur. Très bien !

M. le président. Monsieur Savary, permettez-moi de vous faire remarquer que le Bordelais que vous faites a légèrement dépassé son temps de parole. (Sourires.)

M. Gilles Savary. Pardon, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Tetart.

M. Jean-Marie Tetart. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame, messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, nous nous retrouvons une nouvelle fois aujourd’hui pour discuter d’une proposition de loi qui, malgré ses bonnes intentions, nous inquiète grandement.

Comment ne pas être séduits, dans un premier temps, par un texte qui vise à garantir les droits fondamentaux, humains et environnementaux partout dans le monde, en demandant aux entreprises françaises qui y agissent directement ou indirectement de faire preuve d’une attitude exemplaire ? Comment ne pas adhérer à cette démarche si elle est progressive, réaliste, si elle tient compte du contexte législatif et réglementaire qui définit dans chaque pays ces droits fondamentaux, et si elle prend en considération la compétitivité de nos entreprises et la concurrence internationale ? Cette concurrence est de plus en plus le fait d’entreprises de pays dont les gouvernements ne sont pas les plus empressés à appliquer chez eux ces droits fondamentaux et ne les imposent pas à leurs entreprises, ni sur leur sol, ni à l’étranger.

Heureusement, le texte initial déposé par le groupe écologiste a été repoussé en séance publique le 29 janvier dernier par son renvoi en commission des lois, dans la mesure où il avait été jugé « juridiquement fragile » – c’est un euphémisme.

En effet, la proposition de loi initiale prévoyait de sanctionner civilement et pénalement toutes les entreprises qui n’auraient pas pu prouver qu’elles avaient mis en œuvre tous les moyens et pris toutes les garanties pour éviter la survenance de dommages environnementaux, sanitaires ou d’atteintes aux droits fondamentaux du fait de leurs filiales ou de leurs sous-traitants. En somme, nous l’avions dit, ce texte instaurait une présomption de responsabilité civile et pénale quasi-irréfragable. Il était particulièrement dangereux en termes de sécurité juridique et contre-productif pour la compétitivité de nos entreprises. De plus, la menace d’une responsabilité irréfragable et illimitée dans son champ d’application aurait sans doute dissuadé les investisseurs de s’installer en France et provoqué la délocalisation des centres de décision des entreprises déjà implantées dans notre pays.

Dans un éclair de réalisme économique, le Gouvernement avait demandé le renvoi en commission de cette proposition de loi pour qu’elle soit remaniée. Nous nous étions alors félicités de cette décision, non pas parce que nous ne partagions pas l’objectif d’une mondialisation plus responsable et plus loyale – bien au contraire ! –, mais parce que nous considérions que la mise en cause brutale et frontale qui accompagnait la volonté de la majorité socialiste et écologiste d’imposer une automaticité et une pénalisation de la responsabilité du donneur d’ordre démontrait la faible capacité de ce texte à favoriser la responsabilisation de l’économie de marché mondialisée.

Des aménagements ont donc été décidés par Bercy, dont on reconnaît la patte dans la présente proposition de loi. Le renversement de la charge de la preuve et le risque pénal ont disparu.

En revanche, le nouveau texte maintient l’obligation juridique, pour les sociétés transnationales, d’établir et de mettre en œuvre de façon effective un plan de vigilance – une sorte de cartographie des risques – destiné à prévenir les atteintes aux droits humains et environnementaux sur leurs chaînes de production, ainsi que la corruption. Nous prenons acte du fait que cette obligation ne s’appliquera qu’aux sociétés employant au moins 5 000 salariés en France ou au moins 10 000 salariés en France et à l’étranger, filiales comprises. Nous espérons qu’à l’issue de nos débats, ces seuils seront maintenus. Le juge, qui pourra être saisi par certaines associations ou ONG, aura la possibilité de prononcer une amende pouvant atteindre dix millions d’euros – j’ai même entendu certains orateurs souhaiter qu’elle soit proportionnelle au chiffre d’affaires – à l’encontre de la société négligente, et ordonner la publicité de la sanction.

Pourquoi de telles contraintes, cher collègue Potier, alors que vous avez vous-même rappelé dans la presse de ce lundi que onze des trente meilleures entreprises mondiales en matière de RSE étaient françaises…

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est vrai !

M. Jean-Marie Tetart. …et que les pratiques de 80 % des entreprises françaises exportatrices étaient supérieures aux standards européens ?

M. Dominique Potier, rapporteur. En effet !

M. Jean-Marie Tetart. Malgré les aménagements du texte, nos préoccupations quant au contenu et aux conséquences pratiques du dispositif envisagé sont toujours aussi grandes.

Tout d’abord, l’insécurité juridique reste majeure du fait d’obligations mal définies. Les normes à l’application desquelles les entreprises sont censées veiller dans le cadre de leur plan de vigilance sont beaucoup trop larges – droits humains et environnementaux, corruption, liberté syndicale – et pas suffisamment explicites, ce qui générera une insécurité juridique considérable.

Aussi, en l’absence de référentiel définissant un plan de vigilance acceptable au regard de la loi et des mesures préventives préconisées pour en assurer la mise en œuvre, il sera très difficile voire impossible en pratique d’apporter la preuve matérielle du respect de la loi.

Le contrôle des sous-traitants directs ou indirects s’avère également très difficile, a fortiori quand ils sont établis à l’étranger.

Monsieur le secrétaire d’État, un contentieux considérable est à craindre. En réalité, les entreprises seront très exposées à l’appréciation du juge : en cas de simple manquement ou d’accident, c’est ce dernier qui estimera si, au regard de leur taille et des moyens dont elles disposent, elles ont pris les précautions suffisantes.

La proposition de loi donne également un rôle important aux organisations syndicales et aux associations, qui pourront intervenir comme lanceurs d’alerte en saisissant la justice pour faire prononcer une injonction ou une amende civile si elles repèrent des manquements. Cet intérêt à agir, extrêmement large, s’inscrira systématiquement dans une démarche contentieuse et risquera d’attirer les mauvais plaideurs alors que, dans d’autres domaines, on essaie désespérément de lutter contre les contentieux abusifs. Nous ne souhaitons pas que les pouvoirs publics abandonnent le contrôle du respect de la loi à des intérêts privés pour lesquels aucune exigence de transparence, de représentativité ni d’honorabilité n’est prévue.

Toutes ces incertitudes nous font craindre des effets particulièrement néfastes pour la compétitivité des entreprises françaises.

Monsieur le secrétaire d’État, pourquoi s’acharner à ne se fier qu’à la sanction par la loi et à considérer les entreprises comme des coupables permanents ? Cette deuxième version de la proposition de loi, que vous présentez comme une démarche de prévention, peut aussi être considérée avant tout comme une démarche de sanction. La triple sanction prévue par ce texte – une responsabilité civile pour faute, une publicité sanction et une amende civile pouvant atteindre dix millions d’euros – illustre parfaitement cette posture.

Pourtant, il existe déjà un arsenal de mesures de transparence sur ces questions, structuré par la loi Grenelle 2, qu’il convient d’utiliser sans tout chambouler, d’autant que la France a déjà signé des accords internationaux – principes directeurs de l’OCDE, conventions de l’OIT, déclaration des droits de l’homme des Nations Unies – qui doivent également être appliqués sans stigmatiser une nouvelle fois nos grandes entreprises.

Monsieur le secrétaire d’État, si on veut assurer une véritable co-régulation des principes de respect des droits humains, sociaux et environnementaux, hors desquels le développement n’est pas acceptable et les politiques d’aide au développement ne peuvent être efficaces, cette proposition de loi est une mauvaise réponse nationale à un défi international. Nous devons en effet défendre la responsabilisation de l’économie de marché mondialisée à travers une dynamique européenne incitative, des mécanismes de suivi mondiaux et la transparence sur les dispositifs d’entreprise. La posture adoptée par cette proposition de loi imprécise, excessive dans ses modalités et répressive dans sa finalité – même si vous la présentez comme une incitation pédagogique à une certaine prise de conscience –, risque finalement de faire reculer la cause de l’engagement en matière de RSE et de décourager les démarches volontaires.

Depuis les premiers accords de Carrefour avec la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme jusqu’aux notations actuelles des fournisseurs, en passant par la création de labels sectoriels et la montée en puissance des points de contact nationaux, le suivi volontaire de la chaîne logistique par les grands donneurs d’ordre a réellement progressé. Au vu du chemin parcouru, nous pouvons dire que la méthode utilisée jusqu’ici est la bonne et qu’elle vaut mieux qu’un diktat formel qui aboutira à bureaucratiser la démarche et à faire planer le risque de la sanction sur tout groupe qui voudrait externaliser sa production dans des pays émergents.

Si nous avions accueilli avec bienveillance l’idée de légiférer sur ce devoir de vigilance, l’examen approfondi d’un texte pourtant adouci nous amène à constater les menaces qui pèseront sur nos entreprises, alors que le rapporteur a souligné que les entreprises françaises sont parmi les plus vertueuses dans leurs pratiques.

Pourquoi ne pas prendre plutôt la tête du combat pour une directive européenne commune ? Pourquoi ne pas prendre la tête du combat pour que les pays émergents comme les pays en développement adoptent et appliquent des dispositions de RSE ?

Je n’ai pas le souvenir que ces questions aient été au centre des préoccupations du Gouvernement quand il faisait la promotion de nos grands groupes – c’est son rôle – en Chine, en Égypte ou ailleurs. Je n’ai pas le souvenir que la presse ait rapporté que ces questions avaient été au centre des discussions intergouvernementales, lors de ces voyages promotionnels.

Demain, si la France s’associe à la future banque chinoise du développement, exigerons-nous que ses prêts et financements ne puissent être mis en œuvre qu’avec des entreprises « avec plan de vigilance à la française », auquel cas les entreprises chinoises pourront rarement être partie prenante ?

J’aurais aimé voter un texte qui corresponde à mes aspirations profondes d’une meilleure prise en compte des droits fondamentaux. J’aurais aimé voter un texte de prévention et d’incitation. Mais je ne peux accepter qu’une fois de plus, on clame aimer les entreprises tout en les fragilisant. En matière de RSE, elles sont pourtant sur le bon chemin, et le parcourent plus vite que leurs homologues étrangères.

Le groupe UMP votera contre ce texte, mais je tiens à saluer à titre personnel l’engagement sincère et la ténacité de mon collègue Dominique Potier.

M. Jean-Luc Laurent. Cela aurait justifié un vote en faveur du texte !

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard.

M. Arnaud Richard. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, chers collègues, en voulant mieux prévenir les atteintes aux droits de l’homme et à l’environnement en responsabilisant les entreprises, les auteurs de ce texte et ceux qui les ont inspirés poursuivent un objectif noble.

Nous avons tous en mémoire les accidents qui ont marqué ces quinze dernières années : le naufrage de l’Erika au large des côtes françaises en 1999, l’effondrement du Rana Plaza en 2013. Ces drames terribles ont eu des conséquences graves, douloureuses et sanglantes. Ils ont démontré la nécessité, pour les grandes entreprises, d’améliorer les comportements de leurs partenaires économiques. Ils ont aussi montré le décalage qui peut exister entre l’affichage des engagements éthiques et la réalité des pratiques.

Pour autant, mes chers collègues, la prise de conscience ne date pas d’aujourd’hui et cette proposition de loi n’est en rien une entreprise inédite. Beaucoup de mesures ont déjà été prises en France, comme les exceptions au principe d’autonomie de la personne juridique. Dans le domaine de la protection de l’environnement, de la responsabilisation des entreprises et de la mobilisation des consommateurs, la loi Grenelle II, chère à mon cœur, a permis notamment d’imposer l’idée de rendre possibles des poursuites contre les sociétés mères en cas de pollution généralisée par l’activité d’une filiale. Certes, ce ne fut pas sans difficulté. Nous avons remporté ce combat en trouvant un équilibre ; en effet, nous ne rêvons pas d’une France sans entreprises et nous estimons que celles-ci comptent parmi nos plus grandes richesses.

Je pense aussi à nos actions en faveur du commerce équitable, notamment la protection de l’appellation, et à la loi Savary du 10 juillet 2014, qui établit une responsabilité conjointe et solidaire des donneurs d’ordre avec les sous-traitants, afin de lutter contre les fraudes et les stratégies systématisées d’optimisation sociale.

Au niveau international, la responsabilité sociétale des entreprises figure parmi les principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, parmi les principes directeurs de l’OCDE ou encore dans la très importante norme ISO 26000.

Aujourd’hui, faut-il aller plus loin et obliger, ainsi que le préconisent les auteurs de ce texte, certaines entreprises à prévoir un plan de vigilance à visée préventive ? Adopter une telle réforme nous permettrait-il d’empêcher de nouveaux drames, en France et à l’étranger ?

Mes chers collègues, nous avons eu un débat semblable, à l’occasion de la présentation de la proposition de loi du même nom, défendue par le groupe écologiste en janvier. Le groupe UDI s’était alors opposé au renversement de la charge de la preuve que proposait ce texte. En faisant reposer sur les entreprises une présomption quasi irréfragable, tant civile que pénale, basée sur un simple manquement à un devoir de vigilance, la proposition de loi du groupe écologiste bouleversait le système français de responsabilité !

Le groupe SRC ne va pas aussi loin, mais il n’est pas pour autant en phase avec les réalités économiques. Cette proposition de loi tombe dans le même travers, celui qui consiste à s’orienter vers une réponse franco-française, en pensant que seul notre pays pourra montrer la voie. Au lieu de donner à cette question une ampleur européenne, il préfère ainsi l’enfermer dans un débat purement franco-français, stérile et contre-productif.

On peut reprocher à ce texte son imprécision et son champ trop large – c’est peu de le dire. Les textes qui, en droit français, traitent de ce sujet sont ponctuels : ils visent l’hébergement contraire à la dignité ou encore l’emploi de travailleurs détachés. Quant aux textes étrangers, ils ciblent la corruption, l’esclavage humain et la traite des esclaves. Il s’agit donc bien de points précis.

Or cette proposition de loi nous propose de changer de logique en imposant une vision très large, ce qui implique de bien préciser les normes. Faut-il attendre les décrets d’application ? Ne serait-il pas préférable de nous limiter à la communication ? Que signifient, au plan juridique, les « mesures de vigilance raisonnables » ? Ce texte soulève bien des interrogations.

En outre, cette proposition de loi trahit l’esprit de la RSE, fondé sur la prise de responsabilité, l’initiative et la démarche volontaire, qui ont déjà fait leurs preuves. Plutôt que de contraindre les entreprises visées par le texte à mettre en place un plan de vigilance, ce sont précisément les démarches volontaires que nous devrions encourager.

La plupart des entreprises françaises se sont déjà dotées de chartes éthiques, ou adhèrent volontairement à des initiatives publiques ou privées, dans lesquelles elles s’engagent à mettre en œuvre des principes extra-financiers. Nous devrions avant tout encourager ces bonnes pratiques. Ainsi que l’avait indiqué mon collègue Bertrand Pancher, lors de l’examen de la proposition de loi de Danielle Auroi, nous pourrions également nous inspirer de la norme ISO 26000, qui vise à limiter le dumping sur la base de critères environnementaux, sociaux et de gouvernance et expérimenter l’idée d’un bonus-malus, pour encourager les pratiques incitatives.

L’autre défaut de ce texte est de ne viser que les entreprises françaises. Peut-on réellement améliorer la situation actuelle en imposant le devoir de vigilance à ces seules entreprises ?

En outre, ce texte ne prend aucunement en considération les travaux de la plate-forme RSE…

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis. Si !

M. Arnaud Richard. …qui n’ont pour le moment pas permis d’aboutir à un consensus sur l’opportunité d’une législation reconnaissant la responsabilité des entreprises vis-à-vis de leurs filiales, ainsi qu’entre donneurs d’ordre et sous-traitants.

Enfin, la réforme proposée placerait la France dans une situation inédite en Europe, puisqu’aucun pays ne prévoit une législation aussi étendue en matière de responsabilité des entreprises.

Une proposition aussi ambitieuse devrait être défendue par une organisation internationale, telle que l’OMC ou l’OCDE. Alors que l’ONU a établi depuis longtemps des principes directeurs, fondés sur la soft law, rares sont les États qui les ont transposés dans une législation contraignante. La Finlande nous a même montré que transformer la vigilance raisonnable en obligation légale était peu envisageable.

La proposition de loi est d’ailleurs orthogonale avec la directive européenne de 2014 sur le reporting extra-financier et la vigilance raisonnée, monsieur le rapporteur. Elle prévoit une obligation à la fois trop dure et trop large, éloignée des standards juridiques actuels. De plus, elle oriente les organisations non gouvernementales et les associations vers le contentieux et non vers la mise en valeur des bonnes pratiques. Croire que nous ouvrirons la voie au monde en réformant ainsi notre droit, c’est, malheureusement, se bercer d’illusions.

En revanche, nous devons, ainsi que le suggère Bertrand Pancher dans sa proposition de résolution, engager une réflexion tant au niveau européen qu’international, tout en faisant perdurer l’esprit de la RSE, dont les trois piliers sont l’esprit d’initiative, la prise de responsabilité et la démarche volontaire. C’est en mobilisant l’ensemble des acteurs, plutôt qu’en leur imposant des contraintes trop lourdes, que nous obtiendrons des avancées.

Pour l’ensemble de ces raisons, le groupe UDI ne votera pas cette proposition de loi.

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès.

M. Philippe Noguès. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, madame et monsieur les rapporteurs pour avis, chers collègues, il y a deux mois, presque jour pour jour, à l’issue d’un court débat, nous avions renvoyé en commission, à quelques voix près, une première proposition de loi sur le devoir de vigilance, inscrite à l’ordre du jour par notre collègue écologiste Danielle Auroi. Nous avions alors pris rendez-vous pour qu’un nouveau texte puisse être débattu rapidement. Je me félicite que cet engagement ait pu être tenu et que le rendez-vous soit honoré, malgré des pressions discrètes, mais souvent efficaces.

Est-il encore besoin d’expliquer l’intérêt et l’importance de légiférer sur la responsabilité sociale des maisons mères et leur devoir de vigilance vis-à-vis de leurs chaînes de production ? Je veux redire que la question n’est pas simplement morale, mais aussi politique et économique.

Outre son coût humain et environnemental inacceptable dans les pays où il est pratiqué, le moins-disant social généralisé pénalise en effet notre économie. Tout comme il existe un dumping social, il existe un dumping sur les droits de l’homme et sur les normes environnementales avec, toujours en filigrane, une dilution organisée de la responsabilité.

En choisissant des chaînes de production de plus en plus complexes et de moins en moins lisibles pour le consommateur et les autorités, les entreprises ont parfois l’illusion de contourner à leur avantage des contraintes qu’elles jugent trop rigides, alors qu’en fait, elles s’exposent à de nouveaux risques extra-financiers, tels que la sous-traitance sauvage, le risque réputationnel, et celui de devoir indemniser des victimes.

Or c’est bien le rôle du pouvoir politique de fixer les règles dans lesquelles se déroulent les échanges économiques mondialisés. Au vu de l’ampleur des conséquences humaines, environnementales et économiques de la situation, je suis convaincu que l’État a la responsabilité d’agir.

Si nous, représentants de la nation, ne prenions pas à bras-le-corps la question de la régulation de la mondialisation, pour que les échanges économiques soient demain plus justes et plus respectueux des hommes, des territoires et de l’environnement, alors nous laisserions ces sujets aux mains des populistes de tous bords, défenseurs de frontières fermées et d’un retour en arrière, au profit d’un monde prétendument meilleur autrefois.

Au lendemain des élections départementales, ce constat doit plus que jamais nous interpeller et nous conduire à agir. La lutte contre le discours démagogique et populiste du Front national passe aussi par notre capacité à porter un discours fort en faveur d’une mondialisation plus juste et mieux régulée, et à transformer concrètement ce discours en actes forts.

Venons-en au texte. Je ne reviendrai pas sur la présentation du dispositif, les rapporteurs qui m’ont précédé à cette tribune l’ont déjà très bien fait.

Cette nouvelle proposition de loi va-t-elle dans le bon sens ? Cela me paraît évident. Elle renforce assurément l’impératif de prévention qui incombe aux entreprises, et crée de nouvelles exigences de transparence qui tireront les pratiques des grandes entreprises vers le haut.

Aurait-elle permis d’éviter des drames humains, comme celui du Rana Plaza au Bangladesh, dont nous célébrerons le triste anniversaire le 24 avril ? On peut en douter, notamment en raison des seuils très élevés qui ont été retenus dans ce texte. Ceux-ci ont pour effet de concentrer les effets exclusivement sur les très grandes entreprises, au-delà de 5 000 salariés, soit moins de 200 entreprises selon les estimations. De fait, la plupart des entreprises françaises impliquées directement ou indirectement dans le Rana Plaza n’auraient pas été concernées par le dispositif. Le secteur extractif, responsable à lui seul de près d’un tiers des violations des droits humains commises par les entreprises dans le monde, ne sera pas non plus pleinement couvert par les nouvelles obligations que nous nous apprêtons à adopter.

Quant à l’accès à la justice, des doutes sont également permis. Alors que la proposition de loi initiale proposait une inversion de la charge de la preuve et une évolution du droit de la responsabilité civile, ce nouveau texte se contente de donner au juge un pouvoir de contrôle de la publication et de la mise en œuvre du plan de vigilance.

Je comprends l’argument du risque de judiciarisation abusive des relations entre les entreprises et leurs parties prenantes, qui était reproché à la première proposition de loi mais qui n’était, bien évidemment, l’objectif de personne. À l’inverse, ce nouveau texte se concentre presque exclusivement sur le volet prévention de la responsabilité sociale des maisons mères, renvoyant ainsi la partie réparation au droit commun de la responsabilité civile. Or, on connaît les limites de cette approche ; cela fait des années que des ONG accompagnent des victimes de drames humains, afin qu’elles puissent obtenir réparation auprès des maisons mères, avec un succès plus que mitigé.

Je regrette donc que ce nouveau texte renonce à réformer le droit de la responsabilité civile.

En somme, et je conclurai sur ce point, ce texte est une sorte de « pied dans la porte ». Encore faudra-t-il que ce pied ne soit pas écrasé mais qu’il permette au contraire d’ouvrir cette porte beaucoup plus franchement ! Nous posons un jalon, sur un chemin encore très long. Nous pouvons en être satisfaits et je n’ai aucun doute sur le fait que nous agissons dans le sens du progrès économique et humain. Je compte néanmoins sur ce débat parlementaire pour renforcer et clarifier le texte, afin de le rendre plus efficace. J’ai déposé en ce sens une série d’amendements, dont j’espère qu’ils recevront, mes chers collègues, un accueil favorable. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et GDR.)

M. le président. La parole est à M. Gilles Lurton.

M. Gilles Lurton. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, madame et messieurs les rapporteurs, mes chers collègues, le 24 avril 2013 s’effondrait l’immeuble Rana Plaza à Savar au Bangladesh : 1 138 morts, plus de 2 000 blessés, des personnes handicapées à vie, des femmes et des enfants essentiellement ; quatre étages d’un bâtiment qui abritait des ateliers de confection construits sans permis ; quatre étages dans lesquels les inspecteurs avaient découvert la veille de la catastrophe des fissures et avaient requis l’évacuation.

Malgré cela, les salariés étaient, dès le lendemain, obligés, par leur encadrement, de revenir sur leur lieu de travail. Il s’agissait pour la plupart d’entreprises sous-traitantes qui travaillaient pour des marques de vêtement dont un certain nombre de donneurs d’ordre européens. À la suite de cette catastrophe, les écologistes ont déposé une proposition de loi qui visait à introduire un régime de responsabilité civile et pénale de la société mère étendu aux activités de ses filiales et de ses sous-traitants et ce, n’importe où à travers le monde.

Ce texte est à mon avis dangereux au regard de la sécurité juridique et surtout contre-productif pour la compétitivité des entreprises françaises. En effet, la faute de l’entreprise devenait présumée en cas de manquement au devoir de vigilance.

Estimant que certaines questions juridiques et techniques devaient être précisées, vous avez demandé le renvoi de cette proposition en commission et vous nous en proposez aujourd’hui une nouvelle version.

Votre texte vise à introduire dans le droit français une obligation pour les sociétés françaises de mettre en œuvre un plan de vigilance et prévenir ainsi la réalisation de risques tout au long de la chaîne de production.

Ce plan concerne les sociétés françaises de plus de 5 000 salariés ainsi que les entreprises françaises de plus de 10 000 salariés ayant en plus un siège à l’étranger.

Le non-respect de ce plan fait peser sur les sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre trois sanctions : une amende civile pouvant atteindre 10 millions d’euros, une responsabilité civile pour faute, une publicité sanction.

La limitation de votre texte aux seules entreprises françaises risque de laisser le champ libre aux concurrents étrangers, non soumis aux mêmes obligations et opérant en France ou sur les marchés émergents. Pourquoi ne pas plutôt engager une discussion avec l’ensemble des gouvernements européens afin d’harmoniser une véritable législation européenne ?

En créant une obligation aussi louable soit-elle mais applicable à nos seules entreprises françaises, vous créez une nouvelle inégalité de traitement par rapport aux entreprises étrangères, qui est nuisible à nos entreprises et à l’investissement dans notre pays.

Monsieur le ministre, comment définissez-vous le contenu de l’obligation de vigilance ? Quelles règles concerne-t-elle ?

Dans l’article 1, la référence aux « atteintes aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, de dommages corporels ou environnementaux graves ou de risques sanitaires » ne nous permet pas de savoir en quel droit ces atteintes seront-elles appréciées. S’agit-il du droit local ? Celui du pays dans lequel se trouve l’entreprise sous-traitante ? Du droit français ou encore de l’application directe du droit international ? Autant de questions auxquelles je n’ai pas trouvé de réponse dans cette proposition de loi.

Monsieur le ministre, la grande majorité des Français estiment que les entreprises doivent être vigilantes quant à la qualité de leurs filiales et de leurs sous-traitants, leurs conditions environnementales, sanitaires, ou le respect des droits fondamentaux.

Je partage cet objectif et la nécessité d’une telle évolution. Je suis favorable aussi à l’instauration d’un droit pour les Français d’être informés de la qualité des filiales et entreprises sous-traitantes.

Je suis enfin convaincu que la plupart des entreprises de notre pays partagent cet objectif, convaincu que les grands groupes français développent et mettent en œuvre depuis de nombreuses années des stratégies en ce sens. Paradoxalement, à travers une telle vision culpabilisatrice et punitive, vous portez dangereusement atteinte à la compétitivité de nos entreprises françaises et les mettez une nouvelle fois en cause.

Pour ma part, je conteste l’opportunité d’une législation strictement française. Le rapporteur a d’ailleurs souligné la très grande qualité des pratiques des entreprises françaises.

Ce texte fera immanquablement peser sur nos seules entreprises des obligations considérables et mal définies. Il fera naître des distorsions de concurrence et une insécurité juridique majeure. Il portera une atteinte grave à l’attractivité de notre territoire, sans pour autant renforcer la protection des droits de l’homme et de l’environnement. Votre Gouvernement défie la très grande qualité de nos responsables d’entreprises alors qu’il devrait tout mettre en œuvre pour leur donner des signes de confiance susceptibles de conforter leur implantation dans notre pays et les inciter à se développer et relancer notre économie.

M. le président. La parole est à Mme Anne-Yvonne Le Dain.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Monsieur le président, monsieur le ministre, madame et messieurs les rapporteurs, chers collègues, c’est d’un sujet grave dont nous traitons ici, celui de l’attention que doivent porter les grandes entreprises multinationales à leurs sous-traitants. La préoccupation paraît évidente, nécessaire, surtout après les drames que nous avons connus à la fin du XXe siècle et au début du XXIe, suite à la catastrophe de Bhopal et à celle du Rana Plaza.

Et pourtant, nous venons de voir combien le traitement de cette question pouvait être complexe tant est grande la crainte de mettre en péril nos entreprises, tant est prégnante la peur de la mondialisation.

Or, il est clair qu’en matière de vigilance, d’attention, de charte interne à nos entreprises, nos entreprises françaises comptent parmi les plus solides et les plus engagées au monde. M. Dominique Potier l’a encore souligné dans la presse ce matin.

Beaucoup d’entreprises françaises de haut niveau ont déjà engagé ce travail en interne, sans doute insuffisamment encore, mais c’est déjà un premier pas et elles figurent parmi les premières au monde.

N’ayons pas peur de l’avenir. Soyons fiers de ce que font déjà nos entreprises qui partagent, comme nous tous, grands et petits, la tradition d’égalité qui prévaut dans notre pays.

Nous avons parfois des manières divergentes d’aborder ce sujet, de le traiter, mais c’est le rôle de la loi de dire et de faire, de porter attention, de prendre soin de toutes les personnes, physiques et morales, individus et entreprises.

Avec ce texte, nous faisons un choix important, celui de protéger les personnes physiques, en armant mieux les personnes morales, celles qui exportent, celles qui importent, celles qui sous-traitent, celles qui agissent, celles qui ont des fournisseurs, celles qui nous font vivre, celles qui nous permettent d’acheter des produits à très bon marché, qu’il s’agisse de jouets, de vêtements, de meubles, qui viennent d’ailleurs, sans que nous ne préoccupions assez des conditions de fabrication. Le prix est bas et cela nous suffit.

Il était important que le groupe socialiste, à l’initiative de Dominique Potier, se pose cette question : pourquoi payons-nous si cher des objets si sophistiqués sans nous interroger davantage ? C’est une question de devoir moral.

Nous ne sommes pas en retard. Nous inscrivons dans la loi ce qui ailleurs, comme dans les pays anglo-saxons, s’appelle la common law et tendrait à s’imposer à nous au nom de la soft law. Nous devrions nous en satisfaire. Nous construisons l’Europe, chers collègues, et nous devons avoir conscience que la part latine qu’est la nôtre, la part de ce droit écrit, de ce droit construit sur des principes, doit aussi entrer en résonance avec le droit anglo-saxon qui est le droit de la coutume et qui consacre l’usage.

Soyons fiers d’être Français, de voir et de savoir que nos entreprises, nos multinationales, ont déjà ce souci et ne nous plaignons pas de leur travail. Reconnaissons-le et disons que la loi s’applique parce qu’elles le font déjà pour l’immense majorité d’entre elles.

Par ailleurs, il ne faut pas paupériser à l’extrême la morale et le sens du devoir, le sens de la loi qu’ont ces pays du sud. Je pense à Singapour dont le fondateur est mort il y a peu. Il y a cinquante ans, cette île était en proie à de nombreuses turpitudes. On voit aujourd’hui que, le droit et la morale étant les mêmes pour tous les êtres humains, elle est devenue une île incroyablement puissante, dont nous pouvons nous inspirer sans vouloir forcément faire la même chose.

Ne regardons pas ceux qui étaient pauvres comme destinés à le rester définitivement car ce n’est pas vrai. Que ce soit en Amérique latine, en Asie, en Afrique, les peuples aspirent à plus de liberté, à plus de sécurité et à plus de morale. Nous faisons simplement en sorte, ici, d’inscrire dans nos coutumes, nos pratiques, ce qui se fait déjà.

C’est un joli texte que celui-ci. Les amendements l’amélioreront encore. Il confirme nos valeurs et chacun y trouvera sa voie car il est ouvert. Les syndicats, les ONG, les associations, les entreprises elles-mêmes : Nous avons aujourd’hui le courage de faire cette Europe-là. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Dominique Raimbourg.

M. Dominique Raimbourg. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, madame et messieurs les rapporteurs, vous aviez raison, monsieur le rapporteur, de considérer que ce texte était une voie étroite entre deux façons de réagir : la mondialisation sans foi ni loi, ou le renfermement nationaliste, qui porte la guerre au bout de sa logique.

Nous devons suivre cette voie étroite, d’autant plus qu’il s’agit là d’un bon texte, pour de nombreuses raisons. Tout d’abord, contrairement à ce qui est indiqué, il ne fait pas peser sur les entreprises des obligations qui seraient démesurées. Il les contraint simplement à prendre un plan de précaution pour expliquer les mesures prises, les décisions mises en œuvre, pour prévenir toute violation manifeste des droits de l’Homme, des conditions de travail indignes ou des atteintes insupportables à l’environnement.

Cette obligation est du reste légère puisqu’elle est de moyen et non de résultat.

Ce texte est de surcroît efficace car il ne définit aucune norme. Par là même il pourra s’adapter à toutes les situations. Sous le contrôle du juge, nous saurons si le plan était adapté à son environnement et au pays dans lequel il a été mis en œuvre.

Ce n’est pas une nouveauté. Songez à la façon dont le code civil et les magistrats qui l’appliquent apprécient la gestion : lorsque l’on gère le bien d’autrui, il faut le faire « en bon père de famille ». Le code ne donne pas davantage de précisions quant à la l’attitude du « bon père de famille » – laquelle a de surcroît dû varier au cours des temps et des ans – que le présent texte. Nous sommes donc saisis d’un texte susceptible de s’appliquer à toute les situations, et c’est l’une de ses principales qualités.

D’autre part, c’est un texte de progrès. Tout d’abord, si les situations visées à l’étranger sont insupportables, la contrainte sociale obligera à l’évidence au progrès technique.

En outre, c’est un texte de plein emploi, car si les conditions de travail dans les pays tiers sont telles qu’elles sont insupportables, alors nous assisterons au rapatriement de divers travaux en France.

Enfin, c’est un texte d’avant-garde. L’avant-garde est cette petite escouade qui s’avance devant la troupe principale pour tenter de lui ouvrir la voie ; c’est le cas de ce texte. En effet, ce projet de loi peut ouvrir la voie à une extension. J’ai entendu avec intérêt ceux qui regrettent qu’il ne fixe pas des seuils assez bas pour qu’ils s’appliquent à l’ensemble des sociétés : c’est sans doute vrai, mais les choses pourraient très bien changer, car trop de sociétés ne sont pas couvertes et le fait même de fixer des seuils assez élevés incitera à la création de petites sociétés entre lesquelles seront répartis plusieurs travaux. Un système de fraude se mettra ainsi en place. L’avancée est néanmoins possible et importante.

Enfin, ce texte, qui ne s’oppose en rien au caractère volontaire de la responsabilité sociale des entreprises, peut être l’occasion de faire bouger l’Europe. Rappelons-nous les débats que nous avons eus sur ce sujet lorsqu’il a été question d’instaurer une taxe sur les billets d’avions pour venir en aide à des fonds internationaux de lutte contre le sous-développement : ils étaient les mêmes. Pourtant, cette taxe est en vigueur depuis des années et a été reprise dans plusieurs autres pays.

M. Jean-Luc Laurent. Exact !

M. Dominique Raimbourg. En clair, nous avons là un texte souple et efficace qui peut produire un progrès important, et que je vous propose donc d’adopter. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Le Bouillonnec.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, chers collègues, je me félicite du travail législatif qui a été accompli pour aboutir au texte que propose le groupe socialiste…

M. Jean-Luc Laurent. Et républicain !

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. En effet, monsieur Laurent, le groupe socialiste et républicain. J’espère que ce texte recueillera l’assentiment de l’ensemble de nos collègues.

S’il y a une leçon que nous pouvons souvent recevoir, c’est celle qui consiste à replacer l’idéal là où il ne saurait pas ne pas être lorsque l’on fait œuvre de construction législative.

Comme vous le savez, le texte a été examiné par plusieurs de nos groupes avec la volonté d’aboutir à un projet qui aborderait les grandes questions évoquées par nos rapporteurs ainsi que par plusieurs intervenants.

Cependant, la responsabilité qui est la nôtre ne consiste pas à côtoyer l’idéal et la vertu, mais à rendre effectifs et efficaces les dispositifs législatifs. Voilà ce dont nous avons eu à nous occuper. À cet égard, je tiens à remercier M. Dominique Potier, qui a défendu cette proposition avec les groupes qui la soutenaient ainsi qu’avec les acteurs extérieurs qui l’ont non seulement approuvée mais aussi inspirée, d’avoir accepté de revenir sur le processus de rédaction de telle sorte que l’efficacité de ce dispositif, une fois adopté, sera reconnue. En effet, chers collègues, il n’est rien de pire qu’un texte législatif ouvrant des droits à des particuliers, notamment à des victimes, qui, lorsque les intéressés les font valoir, donnent lieu à un échec de procédure – qu’il s’agisse d’un problème d’ordre technique ou, parfois, de l’inconsistance du texte de loi.

Telles sont les questions que nous avons étudiées avec M. Dominique Potier lorsque nous avons estimé qu’il ne fallait naturellement pas viser la responsabilité pénale ou le constat a priori d’une responsabilité, mais qu’il fallait bien plutôt se projeter dans l’efficacité du texte. En abandonnant ce point de vue pour se concentrer sur les deux éléments les plus importants – c’est-à-dire l’affirmation d’un plan de vigilance, puis sa mise en œuvre concrète dans le respect du droit civil et dans un cadre pertinent parce qu’il peut être invoqué par tous sur le territoire national –, il me semble que nous avons surmonté le risque qui existait pour les victimes de ne pouvoir agir et pour la collectivité nationale de ne pouvoir sanctionner des comportements contraires à la loi que nous adoptons.

Face à l’Union européenne, qui poursuit un chemin quelque peu laborieux, je me félicite que nous donnions un exemple qui n’est pas considéré comme simplement déclaratif et qui se traduise par la mise en cause des responsabilités lorsqu’elles doivent l’être.

D’autre part, je tiens à insister sur le fait qu’il ne faut pas s’enfermer dans la mise en œuvre des responsabilités pénales. On a souvent tendance à adopter d’emblée le dispositif de la sanction pénale à travers la construction d’un délit alors même, comme nous le savons, que le code pénal et le code de procédure pénale ouvrent un certain nombre de possibilités aux juridictions françaises pour que toute personne lésée puisse engager des poursuites pénales. En outre, nous savions bien que nous nous heurterons toujours en la matière à la mise en cause de responsabilités croisées.

Aussi, je souhaite me féliciter du stade du débat que nous avons atteint en ayant modestement tenté d’éclairer l’approche de nos collègues et en défendant l’idée selon laquelle la loi ne caresse de grands idéaux que lorsqu’elle produit des effets sur le quotidien de nos concitoyens. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La discussion générale est close.

La parole est à M. Dominique Potier, rapporteur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Permettez-moi simplement, monsieur le président, de réagir à la force des propos tenus au cours de cette discussion générale. Au fond, je me réjouis que nous partagions sur tous les bancs de cet hémicycle le sentiment de révolte à l’égard de la misère du monde, laquelle est parfois la conséquence d’une forme de capitalisme que nous réprouvons tous. Cette révolte partagée est notre patrimoine commun, et je m’en réjouis.

Nous partageons aussi la fierté et, j’ose le dire, l’amour de nos entreprises lorsqu’elles sont loyales. Oui, j’aime et nous aimons les entreprises lorsqu’elles sont loyales et lorsqu’elles font la force de la France à l’étranger. À l’instar de nos soldats, elles peuvent promouvoir la paix et le développement et sont une part de la fierté nationale.

Tout cela étant dit, une ligne de fracture s’est en effet révélée aujourd’hui : certains dans l’opposition prétendent que ce texte est inutile parce que nous sommes déjà sur la bonne voie et que les choses se font naturellement. Il va de soi que nous ne le croyons pas, et nous expliquerons pourquoi il est aujourd’hui indispensable d’aller plus loin et de faire école à l’échelle européenne – qui est évidemment notre horizon commun.

En forme de clin d’œil, je tiens à dire à nos collègues de l’opposition qu’il n’existe pas de droit sans devoir, ni de droit de l’homme sans devoir de vigilance. À nos collègues de la majorité, je rappelle que les quatre groupes – chose rare sous la Ve République – ont défendu la même proposition de loi. À un moment donné, après un dialogue avec le Gouvernement qui a sans doute été trop long, nous avons constaté son inefficience et son incapacité à prendre une portée européenne ou, à tout le moins, à donner lieu à un compromis avec l’exécutif. Nous avons donc formulé une nouvelle version du texte.

La discussion générale, si j’ai bien entendu les orateurs, a fait jaillir deux sortes de questions. Les premières portent sur l’efficacité réelle de la proposition de loi : je vais m’employer avec l’ensemble de nos collègues qui ont contribué à l’élaboration de la deuxième version du texte à vous démontrer que cette loi est efficace et qu’elle a été conçue comme telle. Elle affiche certes une apparence moins spectaculaire que la première mouture, mais elle est tout à fait novatrice, comme j’essaierai de le démontrer en répondant à vos amendements, qui seront satisfaits par le texte lui-même ou par les amendements que nous y avons apportés en commission. Au terme de l’examen des amendements, j’espère que nous pourrons nous rassembler pour voter ce texte ensemble.

Cela étant, vous avez déposé des amendements d’une autre sorte, et il nous faut les entendre : ils nous disent que cette loi n’est qu’une étape et qu’il faudra aller plus loin. Là encore, j’aurai quelques propositions à vous faire pour que nous prenions ces rendez-vous à venir. M. Noguès a dit que nous mettions un pied dans la porte ; je dirai quant à moi qu’il ne s’agit pas là de la loi du Grand soir, mais quelle simple loi française serait aujourd’hui en mesure d’apporter une réponse à tous les maux d’un libéralisme sans foi ni loi que nous dénonçons ? Nous pensons au contraire qu’il s’agit de l’un de ces petits matins qui, demain, pourront éclairer l’avenir du monde. Il faut commencer en France, faire école en Europe et poursuivre inlassablement ce combat. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

Discussion des articles

M. le président. J’appelle maintenant, dans le texte de la commission, les articles de la proposition de loi.

Article 1

M. le président. La parole est à Mme Catherine Coutelle, inscrite sur l’article.

Mme Catherine Coutelle. En quelques décennies, l’industrie textile s’est réorganisée vers l’Asie à la recherche du moindre coût, grâce à une concurrence acharnée entre pays. Les grandes marques de vêtements, qui réalisent des profits toujours plus importants, proposent des produits toujours moins chers. Pourtant, qui a conscience en achetant un pull à 29 euros que l’ouvrière ne percevra que 18 centimes ?

Je dis « ouvrière » car la couture est un métier de femmes et les femmes représentent 80 % de la main-d’œuvre du secteur textile en Asie. Le textile est le seul secteur accessible à ces femmes peu qualifiées qui n’ont pas accès à l’école, et le seul qui leur offre un minimum d’indépendance.

Ces femmes sont donc obligées de subir des conditions très dures : chaleur intenable, portes fermées, entassement. Elles sont parfois installées à même le sol, sans compter le harcèlement et les violences sexuelles – et ce pour des salaires très bas. Au Bangladesh, elles gagnent 100 dollars par mois pour dix à douze heures de travail par jour, et des heures supplémentaires souvent impayées.

Il a fallu la catastrophe du Rana Plaza, voici deux ans, pour que le monde regarde ces conditions de travail en face : 1 800 femmes et enfants – majoritairement – ainsi que des hommes sont morts, et deux mille autres sont blessés, dont certains amputés, qui ne se voient plus d’avenir.

Cette catastrophe n’est pas unique. Il a hélas fallu qu’elle se produise pour prendre conscience que derrière la publicité du produit le moins cher vanté par nos grandes surfaces et nos marques très prisées se cachait surtout la question suivante : qui d’entre elles est la moins chère ? Face à ces femmes non seulement victimes mais aussi combattantes, qui réclament un salaire juste et digne et qui, au Cambodge ou en Chine, obtiennent parfois un salaire un peu meilleur, ces marques veulent se délocaliser en Éthiopie.

Trouver des femmes toujours plus pauvres qui sont obligées d’accepter des conditions de travail indignes, cela s’appelle l’exploitation, la traite et l’esclavage. Tous les États membres de l’ONU qui ont signé la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 ont adopté l’article 23 : « Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant (…) une existence conforme à la dignité humaine ».

Espérons que cette proposition de loi apporte plus de dignité à toutes ces femmes ! C’est pourquoi en tant que présidente de la délégation aux droits des femmes, je soutiendrai ce texte.

M. le président. La parole est à M. Jean-Luc Laurent.

M. Jean-Luc Laurent. J’ai suivi cette discussion générale très intéressante et étudié ce texte. Alors que nous allons en examiner l’article premier qui instaure un devoir de vigilance à l’égard des multinationales, je veux saluer l’important travail de nos collègues, Dominique Potier en tête, qui ont défendu une proposition dont le cheminement a été sinon semé d’embûches, en tout cas compliqué, mais qui sera toujours préférable à un projet de loi adopté à la va-vite en procédure accélérée.

Il fallait de la constance pour que la mobilisation – je dis bien la mobilisation et pas simplement l’émotion suscitée par l’accident du Rana Plaza – soit convertie en initiative politique. Ainsi est née l’obligation pour les firmes multinationales de mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance pour l’ensemble de leurs chaînes de production.

Cette proposition, mes chers collègues, nage à contre-courant du laisser-faire, à contre-courant du moins-disant, à contre-courant de la « low costisation » de nos économies et de nos modèles sociaux. Tant mieux ! On reproche à la France de tracer un chemin : pour ma part, je m’en félicite. Le monde a besoin que la France montre la voie. C’est aussi cela le patriotisme et nous en avons besoin, pour notre économie et pour la préservation des droits des travailleurs.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n41.

M. Philippe Noguès. J’ai déjà en partie défendu cet amendement dans mon intervention de discussion générale.

Je reconnais que ce texte va dans le bon sens, celui du progrès économique et humain, mais les seuils prévus me semblent excessivement élevés. Ils concerneront entre 150 et 200 entreprises, ce qui couvrira près de 50 % du commerce à l’export.

Les mailles du filet sont donc très larges et vont laisser passer beaucoup d’entreprises qui iront s’implanter dans les pays à bas coût pour agir, en l’absence d’un plan de vigilance, d’une façon que nous n’approuverions pas.

Que ferons-nous demain si, après avoir approuvé ce plan, nous devons faire face à une nouvelle catastrophe ?

En outre, je siège à la plateforme RSE, instance dédiée à la responsabilité sociale des entreprises, et je considère qu’il serait opportun, dans un but de simplification, de cesser de multiplier les seuils. C’est la raison pour laquelle je propose d’aligner les seuils prévus par l’article 1er sur ceux applicables en matière de reporting extra-financier.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. La question des seuils est au cœur du compromis qui a été établi avec le Gouvernement. Il s’agit d’un compromis équilibré que j’assume totalement.

Le seuil de dix mille salariés pour les filiales étrangères ayant une activité en France, que les salariés travaillent en France ou à l’étranger, n’est pas le fruit du hasard. Il correspond aux 150 à 200 grandes entreprises qui couvrent aujourd’hui, selon les estimations du Trésor et de Bercy, environ les deux tiers du commerce hors OCDE. Pour une loi qui est un premier pas, un « pied dans la porte », il s’agit d’un ratio déjà très réaliste et significatif.

Autre élément en faveur du seuil choisi, ces entreprises, de par leur savoir-faire et leurs performances, disposent des moyens humains et financiers nécessaires pour développer la RSE.

Enfin, nous savons très bien que ce seuil a vocation à évoluer, et à l’avenir ce sera l’élément de ce texte qui évoluera le plus naturellement, par la force de l’histoire – et non, je l’espère, à cause d’un nouveau drame. Je suis persuadé qu’une directive européenne intégrera cette dynamique.

Je rappelle les seuils : entre mille et quatre mille salariés pour les entreprises de taille intermédiaire, cinq cent salariés pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires significatif.

La France doit montrer l’exemple avec les meilleures de ses entreprises, sans pour autant fragiliser son tissu économique, composé notamment de PME et d’ETI. Tel est le compromis honorable que nous proposons aujourd’hui et auquel nous nous tiendrons.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Avis défavorable.

M. le président. Maintenez-vous votre amendement, monsieur Noguès ?

M. Philippe Noguès. Je le maintiens car je ne crois pas que ce seuil couvrira les deux tiers, mais 48 % du commerce extérieur mondial.

M. le président. La parole est à M. Dominique Potier, rapporteur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce pourcentage de 48 %, qui va parfois jusqu’à 55 %, du commerce extérieur, ne tient pas compte des filiales des grandes entreprises. Si nous prenons en compte ces filiales, les deux tiers sont une estimation a minima. Je comprends que vous mainteniez votre argument, mais ce chiffre représente un équilibre et il a été négocié. Il s’agit d’une avancée significative. La France est pilote en Europe en la matière mais n’entend pas pour autant exposer l’ensemble de ses entreprises.

M. le président. Monsieur Noguès, je considère que vous retirez cet amendement.

(L’amendement n41 est retiré.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 5, 22 et 43.

Sur ces amendements, je suis saisi par le groupe de la Gauche démocrate et républicaine et le groupe écologiste d’une demande de scrutin public.

Le scrutin est annoncé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n5.

Mme Danielle Auroi. Cet amendement porte également sur la question des seuils. Monsieur le rapporteur, monsieur le secrétaire d’État, si j’en crois les chiffres de l’INSEE en 2007, celui de la proposition de loi concernerait exactement 125 entreprises. Les entreprises responsables de la catastrophe du Rana Plaza ne seraient pas concernées.

C’est pourquoi un certain nombre d’entre nous, appartenant à différents groupes politiques, proposons un seuil qui se rapproche de celui utilisé dans la directive sur le reporting extra-financier, adoptée par le Parlement européen le 15 avril 2014 et qui devra donc s’imposer au droit français. Ce texte oblige les entreprises d’une certaine taille à intégrer dans leur rapport de gestion, au niveau de la déclaration non financière, des informations relatives aux aspects environnementaux et sociaux, au personnel, au respect des droits de l’homme et à la lutte contre la corruption.

Ce texte existe donc déjà, cessez donc de nous dire qu’il est à inventer ! Les seuils dont nous discutons aujourd’hui représentent un pas de plus par rapport au reporting, mais ils s’inspirent de la même logique.

Nous appuyer sur cette proposition de loi pour nous tourner à nouveau vers l’Europe et le Parlement européen en vue de promouvoir cette mesure de transparence, pourquoi pas. Mais pour ce qui est des chiffres, nous pouvons nous référer à une directive déjà votée. Je pense que cet argument est suffisamment européen pour que vous puissiez l’entendre.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n22.

M. André Chassaigne. On nous oppose la complexité ou une impossibilité pour les entreprises. Or l’histoire récente montre que des avancées ont été obtenues, en termes de structuration et de transparence, par des entreprises de taille moyenne. Il suffit de regarder les évolutions qui se sont produites depuis la loi relative aux nouvelles régulations économiques de 2001, au dispositif prévu par l’article 225 du Grenelle 2 du 12 juillet 2010. Ces évolutions sont apparues progressivement et les entreprises de moindre importance ont fait la démonstration qu’elles pouvaient remplir leurs obligations, en termes de données sociales ou de sous-traitance, dès lors qu’il existe une volonté politique.

Renseigner de façon aussi précise implique une approche rigoureuse de la part des entreprises, mais elles y trouveront des bénéfices en termes de stratégie, de communication et de réponse aux attentes des consommateurs.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n43.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces trois amendements ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Madame Auroi, le reporting extra-financier a été établi par étapes : d’abord cinq mille salariés, puis mille et enfin cinq cents. Ces étapes, nous entendons les franchir à l’échelon européen.

Par ailleurs, comparaison n’est pas raison. En effet, le reporting extra-financier n’est pas exactement la même chose que ce qui nous préoccupe, mais une simple obligation d’établir un rapport. Or, comme nous le verrons par la suite, ce que prévoit cette proposition de loi va beaucoup plus loin qu’une simple obligation normative de rapport puisqu’elle prévoit une obligation de vigilance effective.

Monsieur Chassaigne, vous avez raison de souligner que ce nouvel élément améliorera in fine la compétitivité des entreprises. Il faut leur laisser le temps de le mettre en place, et cela peut être vécu comme une contrainte. Il s’agit simplement de prévoir une progressivité qui existe dans d’autres domaines.

Permettez-moi de faire une comparaison : lorsque la comptabilité moderne a été mise en place, il y a un siècle, elle a rencontré des résistances qui s’apparentent à celles que nous observons aujourd’hui dans une partie du patronat face au normatif et à la contrainte extérieure. Or, aujourd’hui, qui se plaint de la comptabilité moderne, du recours à un commissaire aux comptes, de la transparence, de la connaissance, dans les actes commerciaux, de la valeur des biens ? Cette transparence est désormais un objet de consensus.

La comptabilité moderne a donc été mise en place par étapes et par strates d’entreprises. C’est cette même démarche que nous abordons aujourd’hui. Les entreprises rendront compte de façon diligente et raisonnable de leur comptabilité et de la manière dont elles considèrent ce qu’il y a de plus précieux au monde, à savoir les droits humains.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Avis conforme à celui du rapporteur, c’est-à-dire défavorable.

M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 5, 22 et 43.

(Il est procédé au scrutin.)

Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants22
Nombre de suffrages exprimés20
Majorité absolue11
Pour l’adoption5
contre15

(Les amendements identiques nos 5, 22 et 43 ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi d’un amendement n4 qui fait l’objet d’un sous-amendement n77.

La parole est à Mme Anne-Yvonne Le Dain, pour soutenir l’amendement.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Il s’agit de l’« amendement virgules ». Le texte initial était ponctué de virgules, ce qui en rendait difficile la compréhension. Nous avons donc procédé à un petit nettoyage littéraire.

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État, pour soutenir le sous-amendement n77 à l’amendement n4.

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Ce sous-amendement est lui-même rédactionnel. Cette convergence de rédaction nous permettra certainement de trouver un accord et de les adopter l’un et l’autre.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Avis favorable, avec trois points de suspension et un point d’exclamation…

(Le sous-amendement n77 est adopté.)

(L’amendement n4, sous-amendé, est adopté.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 7, 24 et 45.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n7.

Mme Danielle Auroi. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n24.

M. André Chassaigne. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n45.

M. Jean-Noël Carpentier. Alors que nous venons d’entamer la discussion de ce texte, j’espère que le rapporteur et le Gouvernement accepteront de l’enrichir afin d’obtenir un vote unanime de notre majorité.

Cet amendement, qui a été présenté par plusieurs groupes, permet de mettre d’ores et déjà en application cette proposition de loi dans les secteurs dits sensibles.

Nous n’avons pas du tout vocation à entraver nos entreprises. Tel n’est pas l’objet de la loi ni des amendements. Néanmoins, il existe, en ce moment même, des chefs d’entreprise et des sous-traitants qui bafouent les droits humains élémentaires, ce à quoi il faut mettre fin immédiatement. L’actualité récente en a encore fourni un exemple en matière de bâtiment et travaux publics dans le cadre des futurs championnats du monde au Qatar. Nous ne pouvons laisser faire cela. Il est temps de légiférer.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. L’avis est défavorable. Je tiens néanmoins à être très clair à propos des seuils car d’autres amendements iront dans le même sens : nous sommes tous favorables à leur abaissement progressif le plus rapidement possible. Il ne doit subsister aucune ambiguïté à ce sujet. Le compromis que je propose est raisonnable et fait de la France une pionnière entraînant les deux tiers de l’activité internationale de ses entreprises. En outre, la détermination des secteurs stratégiques ou sensibles est par nature contestable car nous n’avons pas assez de recul pour discerner, par-delà l’émotion de l’actualité, les secteurs les plus fragiles. Tous doivent progresser au sujet du travail forcé. L’excellent dossier présenté par l’Organisation internationale du travail a montré la part importante de la fabrique et de la manufacture ainsi que des travaux publics et du textile, mais d’autres domaines comme l’agroalimentaire et le secteur extractif ont aussi fait l’actualité, non pas à propos des droits humains mais de l’environnement. Nous n’en sortirions pas ! Ne faisons pas l’inventaire des misères et des malheurs et avançons pour toutes les entreprises, progressivement et à l’échelle européenne !

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

(Les amendements identiques nos 7, 24 et 45 ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 6, 23 et 44.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n6.

Mme Danielle Auroi. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n23.

M. André Chassaigne. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n44.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. L’avis est défavorable car la logique est la même. La progressivité est astucieuse et nous l’avions nous-même imaginée mais nous la rejetons à l’échelle européenne.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

(Les amendements identiques nos 6, 23 et 44 ne sont pas adoptés.)

M. le président. La parole est à Mme Catherine Coutelle, pour soutenir l’amendement n56.

Mme Catherine Coutelle. Le texte de l’alinéa 3 prévoit de « prévenir la réalisation de risques d’atteintes aux droits de l’homme ». Je propose de substituer « droits humains » à « droits de l’homme ». Je sais bien que l’expression fait débat et que la France ne l’a pas encore adoptée mais elle est plus inclusive. Elle fait référence à l’expression « human rights » de la déclaration de l’ONU de 1948 que les Français ont traduite par « droits de l’Homme », en référence à leur histoire et bien entendu à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Je vous rappelle, chers collègues, que celle-ci excluait les femmes du droit de vote et de la citoyenneté, qu’Olympe de Gouges est montée à l’échafaud pour avoir demandé la citoyenneté des femmes et que nous avons eu le droit de vote en France 150 ans après !

L’inclusion dans les droits de l’Homme avec un grand H ne se justifie plus et d’ailleurs le détail orthographique ne s’entend pas. Je me permets d’ailleurs de vous faire remarquer, monsieur le rapporteur, que vous avez écrit « atteintes aux droits de l’homme » avec un petit h, même pas un grand H ! Votre texte n’inclut donc absolument pas les femmes dont je viens de dire qu’elles sont les principales victimes de la mondialisation et de ses catastrophes. Je demande donc que l’on retienne l’expression « droits humains ». Je comprends la philosophie française mais la langue française exclut encore les femmes et il faut en finir avec la logique discriminatoire de notre langue.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je suis vraiment confus de l’emploi du petit h qui est évidemment une erreur, car nous avions le grand en tête. Nous ne pouvons donner satisfaction à votre amendement et j’en demande le retrait, chère collègue, mais c’est Annick Le Loch, une femme, qui va vous expliquer pourquoi.

M. le président. La parole est à Mme Annick Le Loch, rapporteure pour avis.

Mme Annick Le Loch, rapporteure pour avis. Je partage le combat en faveur de l’égalité et de la parité et reconnais bien là la pugnacité de Catherine Coutelle et tout l’intérêt qu’elle porte à ce combat. Toutefois, nous sommes ici tenus par les textes internationaux. Nous souhaitons nous y référer et nous y tenir. Le chapitre IV de la version française des principes de l’OCDE à l’intention des multinationales est consacré aux droits de l’homme et non aux droits humains. Quant aux principes de de Rugy qui comptent en matière de recherche sociale et environnementale et qui ont été adoptés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, ils sont parsemés de cette expression. Pour toutes ces raisons, je demande le retrait de l’amendement.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

M. le président. La parole est à Mme Catherine Coutelle.

Mme Catherine Coutelle. Je maintiens l’amendement car je conteste votre argument, madame et monsieur les rapporteurs. J’ai pris la précaution, dans l’exposé des motifs de mon amendement, d’exclure les textes faisant explicitement référence à la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen française. Il s’agit ici des droits de l’Homme à l’échelle internationale, or nous avons mal traduit l’expression « human rights » par habitude des « droits de l’Homme » mais tous les textes signés pas les pays du monde entier, dont certains pays francophones qui sont en train de les adopter, y font référence ! Nous sommes les seuls à ne pas le faire ! C’est un vrai combat, mené à l’échelle internationale ! Je ne retire donc pas mon amendement.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Il est inapplicable !

(L’amendement n56 n’est pas adopté.)

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n76.

M. Jean-Noël Carpentier. Cet amendement vise à augmenter le périmètre des sociétés soumises au plan de vigilance en ne comptant pas simplement les filiales détenues à la majorité mais aussi les filiales soumises à un contrôle indirect, concept qui figure d’ailleurs dans le code du commerce, ce qui protégera un peu plus les salariés en difficulté et les droits humains.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. L’avis est favorable au bon amendement rédactionnel de notre collègue Carpentier.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Avis favorable.

(L’amendement n76 est adopté.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 8, 25 et 46.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n8.

Mme Danielle Auroi. J’espère que M. le rapporteur peut accepter quelques amendements, celui-ci en particulier qui est presque rédactionnel et propose d’ajouter les mots « directe ou indirecte ». Le critère de la relation commerciale établie appliqué aux sous-traitants est plus large que celui de l’influence déterminante mais ne couvre pas les sous-traitants de rang deux, trois et au-delà. Malgré l’objectif annoncé dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, plusieurs entreprises impliquées dans le drame du Rana Plaza auraient ainsi échappé à l’obligation de vigilance en raison de la cascade de sous-traitance mise en place. Ce qu’a défendu Gilles Savary avait l’Europe pour cadre mais portait sur ce même sujet des sous-traitants en cascade. L’ajout du mot « indirect » permet donc de s’assurer que le dispositif couvre une cascade de sous-traitants jusqu’au bout de la chaîne.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n25.

M. André Chassaigne. J’ajoute simplement à l’excellente argumentation de Mme Auroi que la notion de relation commerciale établie laisse subsister la possibilité d’une interprétation alors que la précision « directe ou indirecte » couvre l’ensemble du champ.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n46.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je comprends l’inquiétude dont viennent de faire part Danielle Auroi, André Chassaigne et Jean-Noël Carpentier.

M. André Chassaigne. Enfin !

M. Dominique Potier, rapporteur. La notion de relation commerciale établie figure à l’article L. 442-6 du code du commerce. La jurisprudence l’a définie comme un partenariat dont chaque partie peut raisonnablement penser qu’il est voué à se poursuivre. La commission des lois a retenu cette notion dans la mesure où le plan de vigilance doit comporter une cartographie des risques qu’on ne peut exiger d’une entreprise dans le cadre d’une relation commerciale tout à fait ponctuelle. La notion de relation commerciale établie mentionnée dans le code du commerce nous a été suggérée par les ONG et les universitaires spécialistes du droit qui les conseillent. Ce sont eux qui ont enrichi un domaine dans lequel nous étions un peu hésitants. Comme vous, chers collègues, nous nous interrogions sur la pertinence des premières rédactions en vue de saisir les sous-traitants de rang un, deux, trois, quatre, et tant qu’à faire douze, treize ou quatorze, car le libéralisme n’a plus aucune limite en la matière.

La notion de relation commerciale établie nous a semblé plus pertinente que tout ce que nous avions rédigé auparavant et les commissions l’ont acceptée à l’unanimité. Aux yeux de la commission des lois, il va de soi que l’obligation de vigilance ne s’arrête pas aux sous-traitants de rang un et couvre évidemment les sous-traitants en cascade. Je veux que ce point figure très clairement au compte rendu afin que les entreprises connaissent l’étendue exacte de leurs obligations et afin que le juge en tienne compte le jour où il devra faire appliquer la loi. Les atteintes aux droits de l’homme, à l’environnement et à la santé doivent être prévenues de même que les comportements liés à la corruption. Les entreprises devront prendre toutes les précautions utiles avec les sous-traitants de rang un et exiger qu’ils se comportent correctement avec leurs propres partenaires.

Ce n’est pas une parole en l’air car cet engagement devra, comme tous les autres, faire l’objet d’une mise en œuvre effective dont l’entreprise donneuse d’ordres sera comptable. Par conséquent, les audits de suivi concerneront aussi les sous-traitants de rang inférieur et des conséquences seront tirées d’éventuels défauts. Les amendements sont donc satisfaits. Je dois cependant m’y opposer en raison de leur formulation. En effet, on ne sait pas à quoi correspond une relation commerciale établie indirecte. J’ai même le sentiment qu’une telle rédaction trahirait ses propres auteurs car changer sans arrêt de sous-traitants de rang deux la mettrait en échec alors que la rédaction du texte actuel demeurerait pertinente. Je demande donc le retrait des amendements qui sont satisfaits, à défaut de quoi l’avis de la commission est défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Je maintiens l’amendement, d’autant plus qu’une entreprise vérifie la production finale dans tous les cas. L’ensemble de la chaîne est donc impliqué. Pour les entreprises, il s’agit bien de vérifier toute la déclinaison des sous-traitants.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.

M. André Chassaigne. Je maintiens également mon amendement pour deux raisons, tout en remerciant Dominique Potier de sa réponse très précise. Je n’ai tout de même pas été convaincu, même si la réponse a été particulièrement précise, comportait un essai d’argumentation et procédait d’une volonté de convaincre. J’ai en outre été déçu car même si j’avais été convaincu par M. Potier, il aurait fallu que M. le ministre donne les mêmes garanties que celles qu’il a évoquées, ce qui n’a pas été le cas, monsieur le ministre.

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Ce qu’a dit M .le rapporteur est tout simplement une étude du droit, monsieur le député. L’accord que j’ai donné, je l’ai donc évidemment donné à cette étude du droit. Il ne s’agit pas d’une interprétation politique ni d’un engagement du Gouvernement.

(Les amendements identiques nos 8, 25 et 46 ne sont pas adoptés.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n60.

M. Philippe Noguès. Pour grandir, la RSE a besoin de jouer un rôle beaucoup plus actif pour les salariés. Le plan de vigilance que nous sommes en train de mettre en place devra donc être connu par les salariés. Or s’il est un lieu où les salariés peuvent être informés de ces sujets, c’est bien le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, le CHSCT.

L’amendement que je propose permettra au CHSCT d’être informé du contenu du plan de vigilance et de pouvoir en informer les salariés.

M. Arnaud Richard. Les CHSCT vont disparaître !

M. Philippe Noguès. Pas encore, cher collègue. Comme c’est à l’employeur qu’il revient de fixer l’ordre du jour du CHSCT, il est nécessaire de s’assurer par la loi que le plan de vigilance sera examiné par le CHSCT. Voilà pourquoi j’ai déposé cet amendement, qui me semble important pour impliquer les salariés dans les plans de vigilance.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. La commission est défavorable à cet amendement, dont elle souhaite le retrait, pour des raisons qui vont être explicitées par le rapporteur pour avis de la commission du développement durable.

M. le président. La parole est à M. Serge Bardy, rapporteur pour avis.

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis. Le texte prévoit déjà que « le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L.225-102 », à savoir le rapport extra-financier qui reprend toutes ces informations. Il est donc accessible aux représentants syndicaux sans qu’il soit nécessaire de l’inscrire à l’ordre du jour du CHSCT.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard.

M. Arnaud Richard. Je vous ai dit ce que je pensais de votre proposition de loi – et j’ai été diplomate. Mais si la majorité veut être cohérente avec elle-même, ses dispositions doivent intégrer la loi pour la croissance et l’activité, ou loi Macron, qui va faire disparaître les CHSCT.

M. François Brottes. C’est un mensonge !

M. Arnaud Richard. Le plan de vigilance doit donc intégrer la loi Macron et les nouveaux dispositifs appelés à supplanter les CHSCT.

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès.

M. Philippe Noguès. Je ne pense pas que le droit en vigueur prévoie explicitement l’information du CHSCT. Certes, il est informé indirectement du contenu du plan, dans la mesure où celui-ci est rendu public ; mais il reste que c’est à l’employeur de fixer l’ordre du jour du CHSCT. Le droit commun des entreprises ne prévoit donc pas que le plan de vigilance soit débattu au sein du CHSCT.

Le vrai débat est là : veut-on que les salariés jouent un rôle en matière de mise en œuvre, de suivi et d’effectivité du plan de vigilance, non pas seulement sur le plan judiciaire, mais aussi sur le volet prévention ? Si c’est le cas, il faut donner des leviers aux institutions représentatives du personnel.

(L’amendement n60 n’est pas adopté.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 9, 26 et 47.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n9.

Mme Danielle Auroi. Les modalités d’application du plan de vigilance n’ont pas vocation à être déterminées en Conseil d’État. Outre l’aspect potentiellement dilatoire d’une telle disposition, elles découlent en effet de l’application de principes directeurs d’organisations internationales dont la France est membre.

Ce point est d’ailleurs clairement affirmé à l’article 8 de la loi du 7 juillet 2014 d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, qui dispose que « la France encourage les sociétés ayant leur siège sur son territoire et implantées à l’étranger à mettre en œuvre les principes directeurs énoncés par l’Organisation de coopération et de développement économiques à l’intention des entreprises multinationales et les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’Homme adoptés par le Conseil des droits de l’Homme de l’organisation des Nations Unies. » Il ne s’agit que d’être cohérents avec les engagements pris par la France.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement identique n26.

M. André Chassaigne. Permettez-moi de relever une forme de contradiction. Dans certains cas, M. le rapporteur et M. le secrétaire d’État renvoient à des décisions européennes, en appelant à une évolution et à une dynamique nouvelle à l’échelle européenne, afin que nous ne soyons pas seuls dans cette démarche. Mais lorsque les principes existent, qu’ils ont été actés dans des textes de l’OCDE ou du Conseil des droits de l’Homme de l’ONU, vous renvoyez les modalités de présentation et d’application du plan de vigilance au Conseil d’État ! Il y a une contradiction dans tout cela : dans la mesure où les principes existent, pourquoi le Conseil d’État devrait-il rédiger un décret qui s’avérera totalement inutile ?

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement identique n47.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces trois amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous sommes là dans un cas d’école, avec des amendements qui sont eux aussi satisfaits par le texte tel qu’il est rédigé. Je vais essayer de l’expliciter de façon très claire, en espérant vous convaincre cette fois-ci. D’un point de vue légal, les références internationales ne sont pas inscrites dans le texte de la loi. C’est une tradition française et une sécurité juridique. Ces traités peuvent en effet évoluer par nature, et la loi devenir caduque. Nous avons fait largement référence dans l’exposé des motifs aux textes que vous évoquez, et à de nombreux autres – conventions de l’Organisation internationale du travail, l’OIT, de l’ONU, grandes déclarations internationales auxquelles notre pays a souscrit… Les inscrire dans le corps de la loi serait la fragiliser. Ce n’est certes pas ce que vous souhaitez. Il nous a fallu deux ans pour parvenir à ce débat dans l’hémicycle. Ne prenez pas le risque de fragiliser la cause qui est la nôtre ! Laissons les traités internationaux dans l’exposé des motifs ; laissons-les évoluer, j’espère dans le bon sens, et faisons simplement référence à ce corpus. C’est amplement suffisant.

S’agissant du décret, il me semble que vous faites une confusion. Le texte que nous avons examiné en commission prévoyait un décret à la fin de l’article premier, qui couvrait l’ensemble de cet article. Il devait définir le plan de vigilance, sa mise en œuvre, le champ de compétence du juge… Il nous est vite apparu que cette disposition constituait une maladresse – voire une faute – par rapport à l’intention qui était la nôtre. Nous avons donc, dans un vrai consensus – mais sans doute sans faire assez de pédagogie – remis le décret à sa juste place.

Ce décret est le mode d’emploi du plan de vigilance. Le plan de vigilance n’est pas négociable, il est le fruit de traités internationaux que la France a signés et qu’elle doit traduire dans sa législation. Le décret n’est que le mode d’emploi ou la mise en application. Celle-ci doit se faire dans un esprit pratique, dans un esprit d’efficience. Nous en avons un formidable exemple : l’organisme anti-corruption interministériel de la France a émis en matière de corruption six recommandations pratiques, qui ont fait l’objet d’une large concertation avec toutes les parties prenantes. Ces recommandations pourraient tout à fait trouver leur place dans le mode d’emploi du plan de vigilance – pour lequel nous suggérons au Gouvernement de missionner la Plateforme RSE.

Vous pouvez donc être pleinement rassurés : le texte tel qu’il est rédigé est satisfaisant. J’invite donc leurs auteurs à retirer ces amendements.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. J’ai trouvé votre argumentation assez amusante, monsieur Chassaigne. Si je puis me permettre, le paradoxe est vraiment le vôtre ! S’il s’agit de renvoyer à des textes internationaux la rédaction de la loi française, on comprend en effet mal l’objet non seulement de ce texte, mais aussi de vos amendements.

Le Gouvernement est défavorable à ces amendements.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.

M. André Chassaigne. Je ne sais plus où vous étiez en poste en juillet 2014, monsieur le secrétaire d’État – il y a parfois des remaniements ministériels… Permettez-moi donc de rappeler qu’aux termes de la loi du 7 juillet 2014 d’orientation et de programmation relative à la politique de développement et de solidarité internationale, « la France encourage les sociétés ayant leur siège sur son territoire et implantées à l’étranger à mettre en œuvre les principes directeurs énoncés par l’Organisation de coopération et de développement économiques à l’intention des entreprises multinationales et les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’Homme adoptés par le Conseil des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies. » Ce qui valait le 7 juillet 2014 ne peut être tourné en dérision aujourd’hui !

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. La disposition que vous venez de citer est tout de même assez peu normative. Elle s’apparente davantage à une déclaration politique.

Nous faisons du droit ; et lorsqu’on fait du droit, on fait référence soit à des réglementations internationales, soit à des réglementations françaises. En l’occurrence, comme toute votre démarche consistait à insister sur une réglementation française, mais que vous aviez à juste titre, si j’ose dire, souligné le paradoxe, je me permettais simplement de dire : à paradoxe, paradoxe et demi !

(Les amendements identiques nos 9, 26 et 47 ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi de quatre amendements identiques, nos 11, 27, 48 et 70.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n11.

Mme Danielle Auroi. Il s’agit d’un amendement de repli, monsieur le Président. On va encore nous répondre qu’il est satisfait, mais je maintiens qu’on ne peut pas dire en même temps que les lois françaises respectent les traités internationaux et qu’on ne peut les citer parce qu’ils peuvent évoluer. La loi française évolue elle aussi régulièrement, et les références claires sont toujours préférables.

Je sais bien que l’on nous fera la même réponse ; c’est constitutif de l’autisme qui me désespère parfois.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n27.

M. André Chassaigne. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n48.

M. Jean-Noël Carpentier. Défendu également.

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n70.

M. Philippe Noguès. Il est défendu, monsieur le Président.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces quatre amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Ces amendements sont satisfaits. Je répète qu’en commission, nous avons remis le décret à sa juste place. Nous n’avons pas voulu laisser au pouvoir réglementaire la capacité de revenir sur le plan de vigilance, qui est l’acte le plus important sur le plan politique. Mais nous devons avoir un mode d’emploi de ce plan de vigilance. Il s’agira par exemple de préciser les codes de présentation, ou encore de définir en quelques lignes ce que signifie la cartographie des risques en matière de corruption, de pollution, d’atteinte aux droits de l’Homme ou de travail des enfants. Bref, ce sont des choses assez simples.

Une partie du patronat nous a demandé de tout écrire. C’est impossible : ce serait faire du normatif, et nous nous y refusons. D’autres voudraient que rien ne soit écrit : ce serait laisser au juge une trop grande marge d’interprétation dans une matière insaisissable pour lui. Nous avons trouvé ce compromis, qui consiste à ne pas toucher aux fondamentaux des contenus du plan de vigilance, mais à rédiger un mode d’emploi qui permette de se livrer à des comparaisons et de garantir la gestion et la bonne intelligence du contenu et de l’efficience de ce plan de vigilance. Les amendements sont donc satisfaits.

Faut-il rappeler qu’en commission, nous sommes allés plus loin sur la définition des filiales que le texte initial, plus loin en matière de sous-traitants que la proposition de loi que nous avions déposée ensemble, madame Auroi ? Sur le plan politique, nous partageons exactement les mêmes objectifs ; chaque fois que nous l’avons pu en respectant les équilibres avec le Gouvernement, nous avons progressé dans cette recherche d’efficience de la loi. Je l’avais dit devant Matthias Fekl au moment où nous avons renvoyé en commission le texte que vous aviez courageusement présenté, je me refusais à défendre un texte qui soit un leurre. Il y a deux risques, avais-je estimé : ne rien faire à trop vouloir rechercher la perfection, et faire une loi d’illusion qui ne serait qu’un leurre. Je puis vous l’assurer, et nous y avons mis tout notre cœur, car nul n’a de leçons à donner aux autres en la matière : nous avons tout fait, dans le périmètre qui était le nôtre, pour que ce texte soit efficient.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Je remercie le rapporteur de ses explications. Il s’est efforcé d’être précis, mais qu’il garde son calme : il est normal que nous ayons un échange global. Nous ne voulons pas non plus d’une loi qui serait un leurre. Simplement, nous avons l’impression que ce décret en Conseil d’État fait surtout office de garde-fou. Or nous n’avons pas besoin de garde-fou : il existe des réglementations internationales, et il me semble que nous pouvons nous appuyer sur elles. Bref, renvoyer à ce décret en Conseil d’État est un peu dilatoire.

(Les amendements identiques nos 11, 27, 48 et 70 ne sont pas adoptés.)

M. le président. La parole est à M. Dominique Potier, pour soutenir l’amendement n67.

M. Dominique Potier, rapporteur. C’est un peu une dérogation à la règle qu’impose Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois. Il ne veut pas que la loi soit bavarde et dénonce chaque disposition superfétatoire. Nous avons néanmoins voulu apporter une précision qui a un sens politique. Rien n’interdit de faire ce qui est proposé dans cet amendement, à savoir mutualiser l’exercice de la mise en œuvre du plan de vigilance, mais nous avons voulu l’ajouter parce que la portée politique est extrêmement importante.

C’est un message positif à la fois vers le monde de l’entreprise et vers le monde des ONG, de toutes les sentinelles des droits de l’Homme de par le monde.

C’est un signe positif pour les entreprises parce que, dans la pratique, comme c’est le cas de l’accord au Bangladesh après le drame du Rana Plaza, les trois quarts des solutions qui sont trouvées le sont dans le cadre d’accords de filière, d’accords continentaux, d’accords nationaux. Non, chaque entreprise ne fera pas un plan incendie, un plan vigilance sur l’esclavage ou le travail forcé pour son propre compte. Elle le fera en accord avec une filière, une industrie, un pays, ce qui sera plus efficace. Les accords mutualisés sont plus économes et ils sont plus faciles à mettre en œuvre.

C’est une bonne nouvelle également pour les ONG et pour tous ceux qui, comme nous, ont le souci d’avoir une loi à très large portée. Lorsqu’un accord existera dans une filière, dans un pays, nous sommes persuadés que cette guilde des droits de l’Homme, de la protection de l’environnement ou de la lutte anti-corruption concernera non pas seulement les entreprises de plus de 5 000 salariés mais aussi celles sur lesquelles vous avez attiré notre attention tout à l’heure. Les industriels du textile employant 4000, 3 000 ou 1 000 personnes seront pris dans cette dynamique vertueuse des accords collectifs.

Il nous a donc paru important de souligner que la mutualisation du plan de vigilance est une manière d’entraîner des pays et des filières entières dans cette dynamique que nous souhaitons tous.

(L’amendement n67, accepté par le Gouvernement, est adopté.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 10, 28 et 49.

Sur ces amendements, je suis saisi par les groupes écologiste, GDR et RRDP d’une demande de scrutin public.

Le scrutin est annoncé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n10.

Mme Danielle Auroi. Cet amendement vise à rendre effectif le devoir de vigilance.

À cette fin, il est proposé que le juge puisse demander à la société mère non seulement d’établir le plan de vigilance et de le communiquer au public, mais également d’assurer sa mise en œuvre. À quoi servirait-il d’avoir un plan de vigilance s’il n’y a pas de mise en œuvre ensuite ? Cela s’appelle de la communication.

Par ailleurs, cet amendement apporte une précision rédactionnelle et de cohérence : c’est le plan de vigilance qui doit être conforme au I et non pas le plan de communication au public, qui, lui, ne figure pas au I.

De plus, en dépit de l’importance de la communication au public, l’ordre de priorité et l’ordre chronologique entre le plan de communication et la mise en œuvre du plan de vigilance sont un peu ambigus. Cet amendement permet également de lever ces ambiguïtés.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n28.

M. André Chassaigne. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n49.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous sommes au cœur du texte. C’est peut-être le moment le plus important de notre débat parlementaire. Cette proposition est-elle un leurre, comme l’ont dénoncé certains, une loi édulcorée, ou voulons-nous adopter des dispositions grâce auxquelles le juge aura prise et pourra exercer son discernement ? Évidemment, nous avons retenu la seconde option et nous avons écrit le texte en conséquence.

Le II de l’article 1er prévoit que toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut demander à la juridiction compétente d’enjoindre à la société, le cas échéant sous astreinte, d’établir le plan de vigilance, d’en assurer la communication et de rendre compte de sa mise en œuvre conformément au I. Selon le I, un plan de vigilance doit être établi et mis en œuvre de manière effective.

Cette boucle sémantique sur laquelle nous avons veillé au cœur de la nuit, dans le compromis qui a été établi avec le Gouvernement, est donc tout à fait déterminante. Rendre compte d’un plan mis en œuvre de manière effective, c’est prouver qu’il est effectif.

Nous avons vérifié sur le plan littéraire, sur le plan juridique, nous avons vérifié avec la Chancellerie, la rédaction que nous proposons répond parfaitement à l’attente qui est la vôtre. Vous aviez raison d’être vigilants sur ce point, ce n’était pas forcément évident au départ. C’est le fruit d’un travail approfondi et je vous assure que vos amendements sont satisfaits par la rédaction actuelle. Je n’aurais pas été le rapporteur d’une proposition de loi qui n’aurait pas précisé ainsi ce point.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Défavorable.

M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi.

Mme Danielle Auroi. Vous ne m’avez pas répondu sur la seconde partie, monsieur le rapporteur, c’est-à-dire sur les ambiguïtés qui existent dans la rédaction actuelle.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Dominique Potier, rapporteur. Il n’y a pas d’ambiguïtés.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.

M. André Chassaigne. Monsieur le rapporteur, vous nous expliquez que tout a été réfléchi, pesé, et que, par le I, nous avons entièrement satisfaction. Or, en nous faisant voter l’amendement n67, vous avez tout de même fait la démonstration, de façon très pertinente d’ailleurs, que l’on pouvait encore apporter des précisions puisque vous avez proposé que le décret précise aussi les conditions du suivi de la mise en œuvre du plan.

Cela dit, même si nos amendements sont satisfaits, pourquoi serait-il gênant de préciser les choses ? On peut demander à la société d’assurer la communication du plan au public et de rendre compte de sa mise en œuvre. Nous souhaiterions qu’on puisse aussi lui demander d’en assurer la mise en œuvre.

Certes, il est prévu dans le I que le plan doit être mis en œuvre de façon effective, mais vous aviez aussi souhaité apporter des précisions dans l’amendement précédent. Je ne comprends pas pourquoi il y a un blocage sur ces amendements alors que le reste de l’alinéa, pour partie, peut être considéré comme redondant avec ce qui a été écrit dans le I.

M. le président. La parole est à M. le rapporteur.

M. Dominique Potier, rapporteur. La comparaison avec l’amendement précédent n’est pas justifiée, monsieur Chassaigne. Je l’ai expliqué, nous voulions adresser un signe politique à toutes les parties prenantes concernées par cette loi et souligner quelle était la voie la plus opérationnelle, les mutualisations, les coopérations nationale et de filière.

Là, vous mettez en cause l’efficacité du contrôle de l’effectivité et je ne sais plus comment vous démontrer autrement que par ma bonne foi que ces amendements sont parfaitement satisfaits et qu’ajouter des adjectifs, des adverbes ou tout complément d’objet serait simplement de nature à rendre la loi bavarde, voire moins précise que nous le souhaitons tous.

M. André Chassaigne. Bref, vous nous demandez un acte de foi !

M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 10, 28 et 49.

(Il est procédé au scrutin.)

Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants20
Nombre de suffrages exprimés20
Majorité absolue11
Pour l’adoption6
contre14

(Les amendements identiques nos 10, 28 et 49 ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 15, 30 et 50.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n15.

Mme Danielle Auroi. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n30.

M. André Chassaigne. Il est défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n50.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Défavorable et j’en demande le retrait.

(Les amendements identiques nos 15, 30 et 50, repoussés par le Gouvernement, ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 12, 29 et 51.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n12.

Mme Danielle Auroi. Si le juge constate qu’un dommage est imminent il doit pouvoir demander à l’entreprise mère de prendre toutes les mesures possibles pour l’éviter. En effet, le but de ce devoir de vigilance est avant tout d’éviter la réalisation des dommages.

M. André Chassaigne. Cela ne devrait pas poser de problème.

Mme Danielle Auroi. C’est une précision qui serait utile et j’espère que le rapporteur l’acceptera.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n29.

M. André Chassaigne. Il est défendu. Cela semble tellement évident.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n51.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je comprends très bien la motivation qui est la vôtre. On découvre des lézardes sur un immeuble au Bangladesh ou en Éthiopie. Comment éviter ce drame imminent qui peut subvenir ?

Je ne suis pas sûr que saisir un juge pour interpeller la société mère, que ce soit un grand distributeur de textiles, de l’agroalimentaire, un fabricant de pneumatiques, peu importe, soit la manière la plus efficace en l’occurrence de prévenir le dommage.

Ce qui est le plus efficace dans de telles situations, nous le savons bien, c’est de saisir l’autorité ou les juridictions nationales pour qu’elles exercent leur pouvoir de police, de prévention. Il faut appeler les pompiers, il ne faut pas faire un plan de sécurité incendie lorsque l’on découvre les premières flammes ou lorsque l’on voit de la fumée.

Ce n’est pas le dommage imminent qui déclenche un plan de vigilance et permet de mettre en œuvre la loi, c’est bien un principe universel, l’obligation imposée à tous de prévenir les dommages dans tous les domaines que nous avons évoqués. L’intention est louable et nous y souscrivons, mais elle n’est pas pertinente en l’occurrence.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Ces amendements prévoient que le juge pourra enjoindre aux sociétés de prendre des mesures visant à éviter la réalisation d’un dommage imminent. Il ne revient toutefois pas au juge de définir le contenu précis des mesures de vigilance. Le juge dispose d’un pouvoir d’injonction visant à s’assurer que les sociétés établissent un plan incluant des mesures de vigilance, qu’elles le mettent en œuvre et qu’elles rendent compte publiquement de cette mise en œuvre. C’est bien à l’entreprise qu’il revient de définir les mesures et de les appliquer concrètement afin, notamment, de prévenir les risques de dommages. Je crois qu’il y a là une confusion.

M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi.

Mme Danielle Auroi. Je suis désolée, monsieur le secrétaire d’État, mais je ne vois pas où est la confusion. Que vous n’acceptiez pas notre proposition pour des raisons politiques, je l’entends, mais, si c’est bien l’entreprise qui a le devoir d’établir des mesures de vigilance, le juge, s’il y a un risque, a le droit de regarder. Il me semble que cela fait partie de son travail.

(Les amendements identiques nos 12, 29 et 51 ne sont pas adoptés.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n61.

M. Philippe Noguès. Cet amendement a simplement pour but non pas d’inverser la charge de la preuve, qui pèse sur les victimes, mais de l’alléger. Une victime au Bangladesh aura en effet toutes les difficultés du monde pour trouver les informations nécessaires concernant le plan de vigilance.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je présenterai en même temps le prochain amendement, ce qui nous fera gagner du temps.

Nous avons refusé d’entrer dans une logique de l’établissement de la preuve par la société mère. Nous nous tenons à cette ligne. Nous avons choisi une autre voie, qui est le devoir de vigilance. L’article 2 prévoit que le non-respect du devoir de vigilance augmente la chaîne de causalité pour la réparation des dégâts.

Il y a aussi un problème de forme, monsieur Noguès. L’article 1er ne concerne pas les victimes, les catastrophes, il impose simplement un devoir de vigilance.

La commission est donc défavorable à cet amendement et en demande le retrait.

(L’amendement n61, repoussé par le Gouvernement, n’est pas adopté.)

M. le président. Vous avez défendu l’amendement n65, monsieur Potier.

M. Dominique Potier, rapporteur. Tout à fait.

(L’amendement n65, accepté par le Gouvernement, est adopté et les amendements nos 21, 31, 52, 62 et 53 tombent.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 13 rectifié, 32 et 55.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n13 rectifié.

Mme Danielle Auroi. La proposition de loi telle qu’elle est rédigée prévoit une amende civile plafonnée à dix millions d’euros. Or ce dispositif présente une limite : il fixe un plafond qui pourrait, en fonction des circonstances appréciées par le juge, se révéler inadapté. Cela représente beaucoup d’argent mais, pour les grandes entreprises, surtout celles de plus de 5 000 salariés, le message serait à l’inverse contradictoire car c’est une goutte d’eau dans la mer ! C’est la raison pour laquelle les rédacteurs de cet amendement proposent de retirer cette condition. En revanche, et afin de laisser une latitude au juge pour tenir compte de la capacité financière des entreprises, il est proposé de corréler l’amende civile au chiffre d’affaires du groupe concerné.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n32.

M. André Chassaigne. Défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n55.

M. Jean-Noël Carpentier. Défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je profite de cette accélération pour apporter une précision, pour la suite du débat et pour la navette. L’adoption de l’amendement précédent, entraînant la suppression de l’alinéa 8 et la chute des amendements suivants, répondait à une question : fallait-il préciser le périmètre des personnes ayant intérêt à agir ? Si une logique consistait à laisser une latitude au juge, une autre consistait à établir une liste – ONG depuis plus de cinq ans, association, syndicat depuis plus de deux ans, etc. Nous avons entendu des recommandations très diverses sur ce point. Les rapporteurs pour avis, le rapporteur et le Gouvernement sont ouverts à une rédaction nouvelle pendant la navette.

Quoi qu’il en soit, je veux le rappeler très fortement dans l’hémicycle : notre intention est que les syndicats, les ONG et les associations constituées depuis un certain nombre d’années et dont c’est l’objet soient des parties habilitées à agir, à ester en justice et qu’elles soient prises en compte par le juge. Telle est notre intention : il n’y a aucune ambiguïté sur ce point !

M. André Chassaigne. C’est bien de le préciser !

M. Dominique Potier, rapporteur. S’il faut le préciser pendant la navette, nous le ferons.

Concernant l’amendement que vous défendez, madame Auroi, je souhaite vous dire que l’amende civile de 10 millions d’euros n’est qu’une partie des sanctions prévues par cette loi : celle-ci crée par ailleurs une astreinte qui, elle, n’est pas plafonnée, et qui, dans l’absolu, peut être d’un montant extrêmement important. De plus, le juge aura la capacité à rendre public le jugement qui, sur le plan de la réputation, peut coûter très cher à une entreprise identifiée par sa marque. Je pense en outre au risque managérial que ferait courir la publication d’une condamnation, qui peut coûter extrêmement cher à une entreprise.

Si nous additionnons le plafond de 10 millions d’euros à l’astreinte, qui n’est pas limitée, et à la publication qui, sur le plan financier, est sans commune mesure, nous disposons là d’un arsenal juridique qui nous paraît à ce stade suffisant.

Nous allons en parler avec Jean-Yves Le Bouillonnec et avec d’autres experts car ces questions de seuil ou de dimension de la peine constituent une matière nouvelle, que nous explorons. Dans cinq ans, dans dix ans, le législateur révisera à la hausse ou à la baisse ces dimensions et ces seuils : tout cela évoluera, bien sûr.

M. Sergio Coronado. Ce sont les tribunaux qui le feront.

M. Dominique Potier, rapporteur. Ce qui compte, c’est le principe ; or avec ce principe d’une astreinte non plafonnée, donc sans limite financière, le juge qui veut vraiment sanctionner une entreprise ayant failli à son devoir de vigilance a un moyen extrêmement important. Le plafonnement des 10 millions d’euros ne doit pas vous décevoir puisque l’astreinte n’est pas limitée, je le répète.

Il y a vraiment une panoplie de sanctions très efficientes. Je vous demande donc de retirer votre amendement, le juge ayant toutes les armes en main et tous les arguments pour faire respecter la loi.

(Les amendements identiques nos 13 rectifié, 32 et 55, repoussés par le Gouvernement, ne sont pas adoptés.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n63.

M. Philippe Noguès. Je souhaite avancer un argument : on nous dit que les seuils devraient baisser au fil des années, mais si cette amende civile de 10 millions d’euros est peu importante pour les grands groupes, elle pourrait le devenir pour des PME. Il serait sans doute plus judicieux de prévoir une sanction proportionnelle.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Argument de bon sens ! Avis défavorable.

(L’amendement n63, repoussé par le Gouvernement, n’est pas adopté.)

M. le président. La parole est à Mme Anne-Yvonne Le Dain, pour soutenir l’amendement n74.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Notre collègue Anne-Yvonne Le Dain propose de permettre de baisser le seuil par décret si une directive européenne est en cours d’examen. C’est une excellente idée et je salue tous les membres du groupe qui ont signé cet amendement, que nous avons inspiré dans nos débats internes : plutôt que de revenir devant la loi, accrochons-nous à cette directive européenne et prévoyons dès maintenant l’abaissement des seuils par voie réglementaire. Cela paraît plein de bon sens et indique la direction dans laquelle nous voulons aller : obtenir rapidement une directive européenne et un abaissement des seuils.

Malheureusement, il n’y a pas le début d’un débat, ni à la Commission européenne, ni au Parlement européen, et l’accroche législative serait vaine en la matière. Cet amendement ne pouvant pas tenir sur le plan légistique, je vous demande donc de le retirer, même si nous partageons à 100 % son intention.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Avis identique.

M. le président. Madame Le Dain, retirez-vous votre amendement ?

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je retire cet amendement, qui était un clin d’œil en direction de l’Union européenne pour lui demander de se presser un peu afin que nous disposions d’une directive. Le clin d’œil est envoyé !

(L’amendement n74 est retiré.)

(L’article 1er, amendé, est adopté.)

Article 2

M. le président. La parole est à Mme Anne-Yvonne Le Dain.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je serai brève, monsieur le président. Je souhaite souligner que l’article 2 de la proposition de loi décline une palette de peines à la discrétion du juge, au cas où il serait saisi pour défaut de vigilance. Ce texte vise donc bien la situation avant le drame : après le drame, c’est la loi du drame qui s’applique. Le présent article permet d’intervenir avant le drame. C’est important de le souligner car avant même que le drame n’arrive par défaut de vigilance, il existe une palette de possibilités offertes au juge, s’il est saisi. C’est là toute l’astuce et toute l’élégance de cette loi que de le dire, simplement et clairement.

M. le président. Sur les amendements identiques nos 16, 33 et 68, je suis saisi par le groupe écologiste et le groupe de la Gauche démocrate et républicaine d’une demande de scrutin public.

Le scrutin est annoncé dans l’enceinte de l’Assemblée nationale.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n16.

Mme Danielle Auroi. Cet amendement concerne les victimes. En l’état actuel du texte, les victimes devront toujours prouver non seulement le manquement de la multinationale à son obligation de vigilance, mais aussi le lien de causalité avec le dommage.

De plus, les articles 1382 et 1383 du code civil obligent à réparer les dommages causés par son seul fait. Dès lors, les sociétés mères pourront facilement tenter de démontrer que le dommage n’est pas dû au non-respect de leur obligation de vigilance, mais à une faute du sous-traitant. C’est d’ailleurs ce que Vinci a commencé à faire ces derniers temps, me semble-t-il.

De surcroît, les sous-traitants disposant de moyens moins importants que les entreprises donneuses d’ordre, ils ne pourront pas réparer intégralement les dégâts causés. Cet amendement vise donc à tenir les sociétés mères pour solidairement responsables des dommages commis lorsqu’elles n’ont pas respecté leur engagement, dans l’intérêt des victimes ; tel est le cas du Rana Plaza.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n33.

M. André Chassaigne. Défendu.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n68.

M. Jean-Noël Carpentier. Défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. J’ai déjà donné les arguments concernant l’inversion de la charge de la preuve. Cela existe effectivement en droit – sécurité routière, médecine… –, mais cela suppose des jurisprudences extrêmement importantes car nous sommes dans des domaines très réservés. En droit international et pour un sujet aussi novateur, cette disposition ne nous semble pas pertinente. Fragile juridiquement, elle a peu de chance d’aboutir à l’échelle européenne. Loin de porter les fruits que nous espérons tous, elle constitue un handicap sans portée européenne : la commission l’a donc écartée. Nous ne pouvons pas la réintroduire à cette heure, c’est pourquoi, en toute cohérence, je la rejette.

Je vous assure cependant que le travail avec la Chancellerie, avec Bercy et avec toutes les parties prenantes – experts, universitaires, juristes – nous a profondément convaincus qu’il y a matière pour les juges, avec le défaut d’efficience du plan de vigilance, à établir la chaîne des causalités et à rendre justice aux victimes. Dans cet objectif, il n’y a pas d’un côté les généreux et de l’autre les pragmatiques, mais la volonté d’aboutir en France et de faire école en Europe. Pour cela, il nous faut une loi qui fonctionne et qui soit exportable au-delà de nos frontières.

Il nous semble que le défaut de devoir de vigilance est la bonne prise pour un juge pour rendre justice à ceux qui souffrent d’un libéralisme sans foi ni loi au bout du monde. Tel est notre objectif commun, et c’est la jurisprudence qui fera le travail ; cela prendra un peu plus de temps, mais je préfère une loi lente à éclore et ayant une portée à terme planétaire à une loi idéale qui ne verra jamais le jour dans notre hémicycle et qui ne sera jamais mise en œuvre.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement sur ces amendements identiques ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Défavorable.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. M. le rapporteur en appelle toujours au réalisme ; il a bien raison, mais on peut de temps en temps poursuivre un peu la réflexion. Je considère que le rejet de cet amendement crée une vraie faille dans ce dispositif législatif : c’est bien dommage ! Ainsi, les grandes multinationales, les grands groupes pourront se défausser sur la chaîne des sous-traitants : c’est une faille dans notre dispositif – même si celui-ci demeure positif –, une véritable faille. Nous verrons bien ce qu’il se passera dans les mois à venir concernant le groupe du BTP au Qatar.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.

M. André Chassaigne. Je voulais insister moi aussi sur la dimension symbolique de cet amendement, mais pas seulement : nous avons là un vrai marqueur. À chaque fois, monsieur Potier, vous nous faites des démonstrations : sans doute avez-vous beaucoup travaillé votre conscience depuis quelques semaines pour en venir à tout expliquer – ce que vous devez sans aucun doute ressentir au fond de vous-même comme étant une forme de renoncement.

Vous me faites penser à des militants que j’ai pu connaître, qui, ayant fait des écoles de formation pendant plusieurs mois, en revenaient formatés et capables de démontrer des choses parfois contradictoires, pouvant frôler la mauvaise foi – je dis bien « frôler » la mauvaise foi, parce que je ne veux pas vous faire un procès d’intention. Mais je pense tout de même que vous avez dû recevoir, pendant ces quelques semaines, une formation accélérée très intensive pour arriver à tenir les propos que vous tenez aujourd’hui !

M. le président. Je mets aux voix les amendements identiques nos 16, 33 et 68.

(Il est procédé au scrutin.)

Voici le résultat du scrutin :

Nombre de votants20
Nombre de suffrages exprimés18
Majorité absolue10
Pour l’adoption7
contre11

(Les amendements identiques nos 16, 33 et 68 ne sont pas adoptés.)

M. André Chassaigne. Cela évolue, tout de même !

M. le président. Je remarque qu’il y a toujours le même nombre de votants, l’évolution se fait donc à l’intérieur de l’hémicycle !

Je suis saisi de plusieurs amendements identiques, nos 17, 34 et 69.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n17.

Mme Danielle Auroi. L’article 2 n’ajoute rien à l’état du droit commun en matière de responsabilité civile, contrairement à la précédente proposition de loi. Il ne faut pas toujours être dans une logique visant à faire peur, laissant entendre que les multinationales seraient pour nous responsables des dommages causés par leurs sous-traitants même si elles ont fait tout ce qu’il fallait. Il me semble donc que la responsabilité de la société serait engagée si elle ne respecte pas son obligation de vigilance édictée à l’article 1er, mais il est alors bien nécessaire de caractériser une faute à l’article 2. Or il n’y a pas de définition de la faute. On doit de ce fait se situer dans une logique beaucoup plus classique. Je rappelle que les articles 1382 et 1383 du code civil, auxquels renvoie le deuxième alinéa, obligent à réparer les dommages causés de son seul fait. Dès lors, les sociétés mères pourraient facilement tenter de démontrer que le dommage n’est pas dû au non-respect de leur obligation de vigilance, et échapper ainsi à leurs responsabilités. On évoque beaucoup le respect des victimes, la main sur le cœur et empli de sentiments, mais ce texte n’en fait pas grand cas.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n34.

M. André Chassaigne. Défendu, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n69.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je n’ai pas fait d’école de droit, monsieur Chassaigne, mais je sais que les articles 1382 et 1383 ont une portée extrêmement vaste et permettent de poursuivre avec moult moyens les coupables et de rendre justice aux victimes. Il ne s’agit pas de créer un vide juridique inutilement angoissant pour les entreprises, mais de créer un périmètre juridique bien établi, avec un seuil déterminé générateur d’obligations. Nous ne soupçonnons peut-être pas la portée du dispositif, mais elle sera de grande ampleur. À défaut de retrait, l’avis serait donc défavorable. Je rappelle au passage que le premier amendement que la majorité, tous groupes confondus, eût déposé sur la proposition de loi de Mme Auroi si cela avait été nécessaire, aurait visé à en retirer le pénal car nous pensions que c’était excessif. Je ne vois donc pas pourquoi nous reviendrions maintenant sur cette analyse commune. Il s’agit de ne pas mettre une pression inutile et inconsidérée sur les entreprises. Il faut être exigeant à leur égard, mais sans les traumatiser pour rien. L’équilibre trouvé dans notre texte à travers ces deux articles du code civil me paraît tout à fait satisfaisant, et je crois que c’est également le cas du rapporteur pour avis.

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis. Absolument !

(Les amendements identiques nos 17, 34 et 69, repoussés par le Gouvernement, ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi d’un amendement rédactionnel, n54, présenté à titre personnel par M. le rapporteur.

(L’amendement n54, accepté par le Gouvernement, est adopté.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n57.

M. Philippe Noguès. La précision rédactionnelle ici proposée conférerait au texte la valeur d’une loi de police afin de donner une indication complémentaire au juge et de lui permettre par conséquent l’application du droit français en cas de conflit de lois, « quel que soit le lieu de réalisation du dommage et le fait générateur ».

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Avis défavorable, mais j’entends bien la motivation de Philippe Noguès, elle est parfaitement légitime. En 1898, lorsque l’accident du travail a été reconnu comme relevant de la responsabilité de l’entreprise, ont été inventés, dans les années qui ont suivi, des fonds de compensation pour indemniser les victimes et éviter des faillites. L’application de cette nouvelle loi donnera certainement lieu un jour à des fonds de compensation d’initiative privée ou publique ayant la même finalité qu’à l’époque, mais nous n’en sommes pas là. Il s’agit pour le moment d’inscrire dans la loi une chaîne de responsabilités, ce que souhaite notre collègue. L’amendement est donc satisfait et j’en demande le retrait.

(L’amendement n57, repoussé par le Gouvernement, n’est pas adopté.)

M. le président. Monsieur Noguès, l’amendement n40 est-il défendu ?

M. Philippe Noguès. Oui, monsieur le président.

(L’amendement n40, repoussé par la commission et le Gouvernement, n’est pas adopté.)

M. le président. Je suis saisi de plusieurs amendements identiques, nos 18, 35 et 71.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n18.

Mme Danielle Auroi. Il s’agit d’un amendement de précision rédactionnelle qui permettrait de conférer au texte la valeur d’une loi de police. Le juge pourrait alors appliquer le droit français en cas de conflit de lois. La finalité est la même que celle de l’amendement n57 de Philippe Noguès. La mise en œuvre de cette loi serait ainsi tout de même beaucoup plus claire.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n35.

M. André Chassaigne. Défendu, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n71.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Même argumentation que pour l’amendement n57 : ils sont satisfaits car ce qu’ils proposent est inclus non seulement dans l’esprit mais dans le texte de la proposition de loi. Demande de retrait.

(Les amendements identiques nos 18, 35 et 71, repoussés par le Gouvernement, ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 14, 36 et 72.

Madame Auroi, puis-je considérer que vous avez défendu l’amendement n14 ?

Mme Danielle Auroi. Je vois bien que vous avez faim, monsieur le président, mais je vais tout de même vous faire un peu patienter.

M. le président. J’ai l’habitude de dîner à l’heure espagnole car je vous rappelle que je suis des Pyrénées-Atlantiques, madame Auroi. (Sourires.)

Mme Danielle Auroi. Dans l’état actuel du texte, la charge de la preuve repose sur le demandeur, à savoir la victime, qui doit démontrer l’existence d’un dommage et rapporter la preuve d’une faute ou d’un manquement. Or y parvenir, surtout quand on vit loin et dans des conditions difficiles, c’est tout de même ardu au vu de la complexité d’une telle procédure. Par conséquent, procéder à un renversement de la charge de la preuve permettrait aux victimes de pouvoir être reconnues en tant que telles. Un tel mécanisme est déjà connu en France dans d’autres domaines, par exemple celui du blanchiment d’argent. Il nous semble que la violation de droits humains, c’est au moins aussi important. Cette mesure serait de nature à rééquilibrer un peu la situation en facilitant l’accès des victimes à la justice et à la réparation. Ce serait très utile dans une loi qui entend mettre en exergue le droit des victimes.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n36.

M. André Chassaigne. Défendu, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n72.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu.

M. le président. Quel est l’avis de la commission sur ces amendements identiques ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous en partageons totalement les motivations et les objectifs mais avons choisi une autre voie que l’inversion de la charge de la preuve, et nous l’assumons. Nous faisons le pari bien informé d’arriver aux mêmes fins en optant pour une voie plus acceptable, plus conforme à nos traditions juridiques et au droit européen.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

M. le président. La parole est à M. Dominique Raimbourg.

M. Dominique Raimbourg. La charge de la preuve est déjà renversée dans le texte puisque c’est l’entreprise qui a l’obligation d’élaborer un plan pour assurer son obligation de vigilance, et c’est donc à elle de prouver qu’il a été mis en œuvre. L’obligation ne pèse pas sur la victime.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Tout à fait !

M. Dominique Raimbourg. Par ailleurs, s’agissant du partage des responsabilités, l’entreprise sera tenue solidairement dès lors que l’absence de plan ou la défaillance du plan aura concouru à la réalisation du dommage. Tout cela découle de principes juridiques déjà existants et qu’il n’est pas nécessaire d’inscrire dans ce texte de loi.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Bravo, monsieur le vice-président de notre commission des lois !

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Nos amendements soulignent une autre faille de cette loi, qui devra bien être complétée un jour : qui peut croire une seconde que l’ouvrier du Bangladesh qui vient de perdre ses deux jambes va pouvoir rivaliser au niveau juridique avec une multinationale ?

M. Jean-Yves Le Bouillonnec, M. Jean-Marie Le Guen et secrétaire d’État. Ce n’est pas l’objet du texte !

M. Jean-Noël Carpentier. Il faut bien éviter aux victimes d’entrer dans un labyrinthe juridique pour qu’elles puissent être défendues et compenser de leurs dommages. Mon amendement propose d’établir un peu plus d’égalité dans la recherche de la vérité, un peu plus d’égalité entre le demandeur et le grand groupe, ce qui ne préjuge pas du tout de la culpabilité de l’entreprise donneuse d’ordre. Il s’agit simplement d’aider la victime à pouvoir le prouver et démontrer où sont les coupables.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Le Bouillonnec.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Une seule observation, mon cher collègue : vous parlez de la mise en œuvre de la responsabilité suite au dommage survenu et de sa réparation, mais ce que nous mettons en place est beaucoup plus important puisqu’on instaure un devoir de vigilance. C’est sur son non-respect ou la manifestation de défaillances dans sa mise en œuvre que seront recherchées les responsabilités, comme l’a dit très précisément notre collègue Dominique Raimbourg. Il ne faut donc pas en rester à un dispositif visant à faire réparer un dommage car on ne fait pas alors avancer les choses. L’établissement d’un devoir de vigilance et l’obligation d’en justifier le respect feront peser sur la société donneuse d’ordre une responsabilité nouvelle dont pourront profiter non seulement les victimes – car si ce sont les seules, on aura un vrai problème d’application du texte – mais aussi les associations et tous ceux qui pourront défendre l’intérêt des victimes dans le débat judiciaire. C’est un grand pas, un pas beaucoup plus important que de tenter de régler immédiatement la question de la réparation du dommage. Même si l’objectif est bien entendu que celui-ci soit le mieux possible réparé, l’urgence est de tenter le plus possible d’en prévenir la réalisation en faisant en sorte que les sociétés se comportent proprement. Tel est le sens de cette loi.

M. le président. La parole est à Mme Danielle Auroi.

Mme Danielle Auroi. Je pensais que M. le rapporteur pouvait au moins accepter ces amendements – mais sa ligne de conduite est visiblement de n’en accepter aucun. Il est osé de faire croire que, d’un côté, il y aurait quelque chose de magnifique, le devoir de vigilance, et, de l’autre, qu’il ne serait dès lors plus la peine de s’occuper plus qu’aujourd’hui des victimes.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Mais non, je n’ai pas dit ça !

Mme Danielle Auroi. Voilà pourtant ce qui va se produire dans l’état actuel du texte. Je pense à des exemples récents : ainsi, des ONG se sont battues pour que Auchan soit reconnu responsable, et cela n’a pas été possible, et on va voir ce qui va se passer avec Vinci par rapport à l’esclavage moderne au Qatar. Vous savez bien, monsieur le rapporteur, que la proposition de loi et nos amendements sont liés, et ne pas vouloir le voir me paraît relever de l’idée suivante : « On veut bien d’un texte théorique, mais pourvu qu’il ne puisse pas s’appliquer. »

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier.

M. Jean-Noël Carpentier. Je comprends l’argumentation de M. Le Bouillonnec, mais je peux la lui retourner : il faudra bien qu’à un moment donné la victime puisse prouver que le devoir de vigilance n’a pas été respecté, ce qui suppose un renversement de la charge de la preuve. Par conséquent, votre argumentation, mon cher collègue, alimente la mienne. Je ne crois pas qu’elles soient opposées, bien au contraire.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne.

M. André Chassaigne. S’agissant de la charge de la preuve, j’ai en souvenir un déplacement aux États-Unis, dans le cadre d’une mission d’information parlementaire à propos des OGM. Durant notre visite, nous avions rencontré un agriculteur céréalier dont la production avait été contaminée par les semences génétiquement modifiées d’une grande exploitation voisine. Nous avions été choqués, scandalisés, et la presse française en avait d’ailleurs parlé, que ce soit à ce petit agriculteur de faire la démonstration que la grande exploitation d’à côté n’avait pas respecté le plan de vigilance prévu dans la loi américaine. La tradition française, elle, est le contraire de cette culture américaine qui incombe, par sa législation, à la victime de démontrer la faute commise en face.

Ce que nous voulons, c’est que ce ne soit pas à la victime d’apporter la preuve de la faute. C’est fondamental et je crois que, contrairement à ce que vous avez dit, cela fait partie du socle de notre législation. Prétendre le contraire, c’est aller vers l’approche anglo-saxonne, qui n’est pas l’approche française.

M. le président. La parole est à Mme Anne-Yvonne Le Dain.

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Je ne sais plus trop où l’on en est… Il est prévu que le dispositif s’applique alors que le dommage n’a pas encore eu lieu : il n’y aura donc pas eu de drame !

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Exactement !

Mme Anne-Yvonne Le Dain. Il s’agit de concevoir un plan de vigilance. N’importe quelle association pourra saisir le juge si elle trouve que ce plan n’est pas assez sérieux ; ce sera ensuite au juge de se prononcer. C’est tout !

Je le répète : il n’y aura pas eu de drame – c’est important de le souligner.

M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Le Bouillonnec.

M. Jean-Yves Le Bouillonnec. Pour affiner les propos de notre collègue Le Dain, je précise qu’il y aura bien une mise en cause, puisque l’article 2 prévoit que le non-respect par l’entreprise des obligations définies à l’article 1er engage la responsabilité de son auteur.

J’affirme donc que le dispositif prévu facilitera la mise en œuvre de la responsabilité civile de l’entreprise, alors que, jusqu’à présent, cela n’était pas possible – ce qui explique les situations que vous avez évoquées. L’article 2 le permettra dès lors que le plan de vigilance n’aura pas été arrêté ou mis en œuvre. Cela répond donc, par rapport à la situation actuelle où il s’agit de réparer un dommage, à une volonté de facilitation et d’anticipation, à des fins de prévention : il s’agit, autant que possible, d’éviter que le dommage ne soit causé.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je ne rivaliserai pas avec Jean-Yves Le Bouillonnec ou Dominique Raimbourg en matière d’argumentation juridique. Je veux simplement préciser que tous deux ont inspiré nos travaux, qu’ils ont suivi les auditions et qu’ils confirmeront, de même que les juristes, les spécialistes et les représentants des ONG qui militent en faveur de ce texte, que ce dernier n’est certes qu’une étape, mais une étape importante. Tout ce à quoi vous avez fait référence – notamment, monsieur Chassaigne, le cas de ce pauvre agriculteur américain victime d’une multinationale dont je devine le nom (Sourires) – provient du fait, premièrement, qu’il n’y avait pas de loi, deuxièmement, que cela est arrivé dans l’espace anglo-saxon. On ne peut décrire le monde d’avant pour faire le procès du monde d’après ! Il faut faire confiance au dispositif qui sera mis en œuvre.

Puisque nous nous dirigeons vers la fin de l’examen des articles, je voudrais rappeler que la présente proposition de loi repose sur trois piliers : le premier est la prévention, le deuxième, la sanction de l’absence de prévention, le troisième, la réparation, avec une chaîne de causalité établie entre la carence de prévention et la réparation des victimes. Cela est tout à fait original et pertinent, et cela portera ses fruits, nous en sommes convaincus. C’est certes moins spectaculaire qu’une loi « Grand soir », mais au moins cela aura-t-il le mérite d’exister et de donner un peu d’espoir – car, comme l’a fort bien dit Gilles Savary tout à l’heure, il s’agit d’un texte d’espoir. Je ne voudrais pas que votre volonté de perfection fasse passer cette loi pour insignifiante : ce serait contre-productif !

(Les amendements identiques nos 14, 36 et 72 ne sont pas adoptés.)

M. le président. Je suis saisi de trois amendements identiques, nos 20, 37 et 73.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n20.

Mme Danielle Auroi. Cet amendement, de portée européenne, devrait intéresser tous les collègues qui disent que les choses devraient se passer à l’échelle européenne !

Dans un souci de cohérence avec l’échelon européen, nous proposons en effet de transposer dans la loi les modifications prévues par la directive relative au détachement des travailleurs, telles que mentionnées à l’article 20 de ladite directive adoptée en mai 2014.

Plutôt que de fermer les yeux sur les pratiques indignes du dumping social ou environnemental, il conviendrait de contribuer concrètement à l’amélioration des conditions de vie des salariés dans les pays les plus pauvres. Le recours aux sanctions et amendes doit être entendu de manière préventive, afin d’identifier les risques de dommages et de les éviter.

Puisque nous disposons en la matière d’un exemple européen, il serait bon de s’en inspirer. Depuis le début du débat, on ne cesse de nous renvoyer à ce que devrait faire l’Europe ; mais quand celle-ci fait quelque chose, là, ça ne va plus, parce que ce n’est pas assez national. C’est un peu déroutant !

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n37.

M. André Chassaigne. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n73.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Je serai le plus bref possible.

Une telle mention est normale dans une directive européenne, qui fait référence à des législations nationales. En revanche, la législation nationale ne peut donner d’injonction au juge : par nature, ce dernier est fondé à juger de façon effective, proportionnelle et dissuasive !

Il n’y a donc pas de place dans le texte pour une telle précision. Si nous partageons vos intentions, nous avons confiance en la justice de notre pays.

Avis défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

(Les amendements identiques nos 20, 37 et 73 ne sont pas adoptés.)

(L’article 2, amendé, est adopté.)

Après l’article 2

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n39.

M. Philippe Noguès. Permettez-moi de citer l’article 1833 du code civil : « Toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt commun des associés ».

Aujourd’hui, tout le monde aime l’entreprise – comme si elle était un être humain ou presque. Il serait bon de lui donner un certain attrait en la parant des plus beaux atours. C’est ce que je propose. (Sourires.)

Le présent amendement vise à compléter judicieusement la proposition de loi en précisant que l’entreprise doit être gérée au mieux de son intérêt supérieur, dans la recherche de l’intérêt général économique, social et environnemental. Je l’ai dit en commission, et le rapporteur en était d’accord : il convient de penser l’entreprise du XXIe siècle en intégrant les impératifs de la responsabilité sociétale des entreprises. Cela nous pousserait à dire que nous aimons l’entreprise !

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Voilà qui restera dans les annales de l’Assemblée comme un moment important, monsieur Noguès ! Vous ouvrez là un grand chantier intellectuel, philosophique et politique pour le XXIsiècle : quid de l’entreprise ?

L’entreprise n’est en effet pas définie en tant que telle. En droit, on sait ce qu’est une société, mais pas ce qu’est une entreprise. L’entreprise est un corps collectif dont les finalités ne coulent pas de source ; celles-ci doivent être définies politiquement. Vous proposez d’en faire un corps constitué et de le constitutionnaliser. Vous rejoignez en cela des travaux extrêmement importants, menés en Belgique et en France, notamment à Paris, où le Collège des Bernardins a mené durant deux ans un travail sur ce thème – j’ai participé aux conclusions. Il s’agit d’une question passionnante, et je suis persuadé que nous sommes à l’aube d’une révolution culturelle, touchant à la définition de l’entreprise et à sa dimension sociale et environnementale, qui a vocation à être, non pas un gadget ou une externalité, mais un élément constitutif. On est devant une véritable révolution de la pensée.

Je ne suis pas pour autant persuadé que ce point doive faire l’objet d’un article additionnel à la présente proposition de loi, même si cette dernière est inspirée par le même courant de pensée. Il s’agit d’un très beau chantier, mais ce texte n’a pas vocation à l’accueillir. Avis défavorable, donc.

Je salue toutefois votre proposition, et si vous souhaitez approfondir le sujet, sachez que vous pouvez compter sur moi !

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Pour ma part, je n’ai pas cette ambition ! Je me contenterai donc, fort modestement, d’émettre le même avis que le rapporteur. (Sourires.)

M. Philippe Noguès. Puis-je répondre, monsieur le président ?

M. le président. Monsieur Noguès, j’ai laissé jusqu’à présent chacun s’exprimer, mais, vu l’heure, il serait bon de respecter la procédure. Je vous donnerai la parole pour présenter l’amendement suivant.

(L’amendement n39 n’est pas adopté.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n42.

M. Philippe Noguès. Il s’agit d’un amendement que je dépose régulièrement.

Les sociétés par actions simplifiées – les SAS – ne sont pas considérées comme des sociétés comme les autres, puisqu’elles ne sont soumises à aucune obligation de reporting extra-financier. C’est le résultat de transactions opaques engagées au moment de l’élaboration du projet de loi « Grenelle II ».

Une modification a certes été apportée à la fin de l’année dernière à l’article L. 227-1 du code de commerce, de sorte que les SAS seront concernées par les dispositions de l’article L. 225-102-4. En revanche, elles resteront exclues du champ de l’article L. 225-102-1, qui comprend l’obligation de reporting extra-financier. Il convient de saisir cette occasion de faire des SAS des sociétés comme les autres.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Nous proposons d’en rester à ce qui est inscrit dans le code de commerce. Toutefois, la question posée est intéressante, car les SAS ne sont pas toujours des microsociétés : il s’agit parfois de holdings financières.

À ce stade, je ne puis que préciser que les importateurs, qui peuvent constituer un puissant écran dans la chaîne des fournisseurs et des sous-traitants, seront concernés par la notion de « relation commerciale établie » et n’échapperont pas au champ d’application de la loi, et cela quelle que soit leur taille.

Les holdings financières relèvent quant à elles d’autres procédures. Celles-ci sont appelées à être améliorées, mais le présent texte n’a pas vocation à accueillir, dans le cadre d’un article additionnel, une telle redéfinition des périmètres.

Je vous suggère donc de retirer l’amendement ; à défaut, j’y émettrais un avis défavorable.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Même avis.

(L’amendement n42 n’est pas adopté.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n58.

M. Philippe Noguès. Cet amendement tend à faire des syndicats des acteurs majeurs des dispositifs de vigilance ; toutefois, l’alinéa 8 de l’article 1er ayant été supprimé, je le défendrai brièvement.

Il s’agissait de faire en sorte que le plan de vigilance puisse être contrôlé par un expert désigné par le comité d’entreprise, ce qui ne sera pas le cas, puisque le code du travail dresse une liste fermée de cas pour lesquels le comité d’entreprise peut se faire assister d’un expert – et le plan de vigilance n’en fera pas partie.

M. le président. Est-ce à dire que vous retirez l’amendement, monsieur Noguès ?

M. Philippe Noguès. Non, je le maintiens, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Serge Bardy, rapporteur pour avis.

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis. L’amendement est satisfait par le 3° de l’article L. 2325-35 du code du travail, qui prévoit que l’expert-comptable peut assister deux fois par an le comité d’entreprise pour examiner les documents mentionnés à l’article L. 2323-10, dont les rapports écrits sur l’évolution de la société, établis par le conseil d’administration ou le directoire.

Or l’article 1er de la proposition de loi dispose que le plan de vigilance est rendu public et inclus dans le rapport mentionné à l’article L. 225-102, qui entre dans cette dernière catégorie.

(L’amendement n58, repoussé par la commission et le Gouvernement, n’est pas adopté.)

M. le président. La parole est à M. Philippe Noguès, pour soutenir l’amendement n59.

M. Philippe Noguès. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Serge Bardy, rapporteur pour avis.

M. Serge Bardy, rapporteur pour avis. Cette question a déjà été évoquée. Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail n’a pas vocation à se transporter à l’autre bout du monde pour examiner ce qui se passe chez les sous-traitants.

(L’amendement n59, repoussé par la commission et le Gouvernement, n’est pas adopté.)

Article 3

(L’article 3 est adopté.)

Après l’article 3

M. le président. Je suis saisi de plusieurs amendements portant article additionnel après l’article 3.

Les amendements nos 19, 38 et 75 sont identiques.

La parole est à Mme Danielle Auroi, pour soutenir l’amendement n19.

Mme Danielle Auroi. Nous venons d’adopter un certain nombre de dispositions intéressantes. Toutefois, le dispositif proposé ne prévoit pas l’indemnisation des victimes. C’est pourquoi nous proposons par cet amendement que les conditions de création d’un fonds d’indemnisation des victimes de la négligence des multinationales dans les cas visés soient l’objet d’un rapport.

En commission, le rapporteur l’a rappelé : la loi, révolutionnaire, de 1898 a reconnu la responsabilité des entreprises dans les accidents du travail et a ouvert la voie au système assurantiel que nous connaissons. Celui-ci est la réponse intelligente des entreprises à la demande du législateur et à un combat syndicat pionnier. C’est un petit peu le même esprit qui nous inspire aujourd’hui, et cela vaudrait peut-être le coup d’ajouter cet article additionnel.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour soutenir l’amendement n38.

M. André Chassaigne. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour soutenir l’amendement n75.

M. Jean-Noël Carpentier. Il est défendu, monsieur le président.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Dominique Potier, rapporteur. Défavorable. Nous allons examiner dans un instant un amendement qui va dans le même sens mais qui retient un délai peut-être un peu plus réaliste, dans la mesure où il s’agit de faire le bilan de l’application de la loi.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Défavorable, monsieur le président.

(Les amendements identiques nos 19, 38 et 75 ne sont pas adoptés.)

M. le président. La parole est à M. Dominique Potier, pour soutenir l’amendement n66.

M. Dominique Potier, rapporteur. Les auteurs de cet amendement proposent de fixer un rendez-vous, puisqu’un rendez-vous européen n’est pas possible – aucune directive européenne n’est prise, mais, chers collègues, sur ce point, nous ne désespérons pas.

Monsieur le secrétaire d’État, nous insistons beaucoup pour que la navette soit la plus rapide possible. Si vous pouvez vous exprimer à ce propos… Nous souhaitons que le Sénat examine cette loi et qu’elle revienne à l’Assemblée de manière à ce qu’elle puisse entrer en vigueur le plus rapidement possible. Nous proposons aussi que le chantier du décret soit ouvert dès maintenant.

Nous ne pouvons, nous le savons, faire référence aujourd’hui à une directive, dont l’élaboration n’est même pas amorcée, et nous nous réjouissons que Danielle Auroi prenne l’initiative d’une résolution européenne sur la question. En attendant, si nous prévoyons qu’un rapport soit remis dans trois ans aux fins d’évaluation de l’application de la loi, cela jouera le rôle d’une sorte de corde de rappel. En l’absence de directive européenne, un rapport nous permettra, dans trois ans, de mesurer la mise en œuvre du plan de vigilance, d’évaluer sa sanction et les réparations qu’il aura permises de par le monde si la prévention ne s’est pas montrée pas suffisante. Ce rapport permettra donc d’éclairer le législateur futur et d’améliorer la loi, même si nous espérons que, d’ici à cette date, l’Europe aura fait son travail, que nous aurons abaissé les seuils et amélioré la rédaction de ce que nous avons bâti collectivement.

Par ailleurs, je veux préciser deux ou trois choses qui me paraissent importantes. Je veux le redire très officiellement au Gouvernement que nous sommes extrêmement sensibles à l’engagement du Premier ministre. Le travail que nous avons mené avec le ministre de l’économie et la chancellerie a permis d’aboutir à ce compromis qui, disons-le encore une fois, n’est pas édulcoré : c’est vraiment un pas en avant, audacieux, dans le sens des droits de l’homme, de la protection et de la lutte contre la corruption. Nous sommes extrêmement heureux d’avoir franchi cette étape, nous sommes reconnaissants au Gouvernement de l’avoir permis. Nous savons quel écueil guette maintenant cette proposition de loi : celui d’une navette au rythme incertain. Les rapporteurs et tous ceux qui ont bâti ce projet de loi demandent instamment que la navette soit rapide et puissante.

Je terminerai en répondant à André Chassaigne, qui m’interrogeait, avec des allusions quelque peu ésotériques, sur mes écoles de formation. Je lui répondrai très simplement que j’en ai deux.

Tout d’abord, à sept kilomètres de chez moi, au bord d’un petit ruisseau, est né un homme qui s’appelait Georges Guérin. Toute sa vie, dans le mouvement qu’il a fondé, la JOC, il a rappelé que la vie d’un jeune travailleur vaut plus que tout l’or du monde. Je n’ai pas d’autre source d’inspiration qui me guide dans le combat d’aujourd’hui, et je vous assure que ce n’est pas un projet de loi édulcoré ; si c’en était un, je ne l’aurais pas défendu.

Mon autre école de formation est celle du développement social, du développement territorial. Il y a un an tout juste, je le dis avec émotion, avec Chaynesse Khirouni qui est venue à mes côtés, aujourd’hui, pour soutenir cette loi, nous perdions Michel Dinet, président du conseil général de Meurthe-et-Moselle, qui a inspiré l’âme et l’éthique politique de tout un département. Peut-être est-ce ce qui a conduit à la victoire d’hier soir. Michel Dinet fut pour nous, Lorrains du sud, pour nous Lorrains tout court, une incarnation de l’éthique et de l’engagement en politique. Je voulais aujourd’hui, en défendant cette proposition de loi, lui rendre hommage, et dire, à la suite de Gilles Savary, qui l’a fait en des termes extrêmement émouvants, que ces combats humanistes ne sont pas des combats de luxe ou anecdotiques ou méprisables : ils sont le cœur même de l’action publique.

Enfin, qu’avons-nous tous vécu, ces derniers jours, que nous soyons de droite, de gauche, écologistes ou communistes ? Qu’est-ce que nous avons entendu en faisant du porte-à-porte ? Nous avons entendu qu’il y avait une impuissance publique, parce que c’est la finance qui gouverne le monde. J’aimerais que nous puissions répondre, à travers cette proposition de loi, à travers les textes que défend Gilles Savary, à travers ceux sur les paradis fiscaux et tant d’autres, j’aimerais que nous puissions répondre que ce n’est pas la finance qui gouverne le monde, que c’est le peuple souverain, un peuple qui est capable de regarder au-delà de ses frontières et de viser la défense des droits humains.  (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. le président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Il m’est difficile de prendre la parole après les mots, tellement touchants et sincères, de M. le rapporteur.

Mon propos sera beaucoup plus matériel et cartésien. Il porte sur l’amendement. J’ai probablement dû me laisser endormir en commission, pour avoir donné un avis favorable sur ce rapport. Ma position sur le sujet est constante, monsieur le président : la commission des lois considère que le Parlement est majeur. Le Parlement n’a donc pas à demander des rapports au Gouvernement. Si le Parlement estime qu’un rapport serait utile, la commission qui s’en sent la responsabilité constitue une mission d’information, ou une commission d’enquête s’en saisit, que sais-je encore. Bref, nous faisons notre travail.

Je tiens une comptabilité scrupuleuse des rapports qui sont demandés dans les autres commissions au Gouvernement, de façon à ne pas en rajouter, et j’en suis à 129, monsieur le président ; 129 rapports ont été commandés par le Parlement depuis le début de la législature en 2012 ! Je souhaite que la commission des lois n’apporte pas sa contribution à cet édifice de papier, se réservant la souveraineté des enquêtes qu’elle continue à mener. Je voterai donc, à titre personnel, contre cet amendement. Cela n’implique évidemment aucune prise de distance sur le fond du problème, mais c’est une question de principe : nous n’avons pas besoin de demander au Gouvernement des rapports, nous pouvons très bien les rédiger nous-mêmes.

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Le Gouvernement est assez sensible, évidemment, à l’argument du président de la commission des lois. L’idée serait quand même que nous évitions un petit peu ce genre de chose. Cependant, en l’occurrence, c’est un choix propre à l’Assemblée, et le Gouvernement n’a pas d’avis très précis à ce sujet. Il s’en remet donc à la sagesse de l’Assemblée.

(L’amendement n66 n’est pas adopté.)

Explications de vote

M. le président. Dans les explications de vote, la parole est à Mme Danielle Auroi, pour le groupe écologiste.

Mme Danielle Auroi. Ce que je remarque, c’est qu’aucun des amendements que nous avons proposés n’a été retenu. C’est un signal.

Nous allons voter, parce que nous sommes aux côtés des ONG, mais, du coup, c’est un tout petit pas que nous faisons – je suis désolé de vous le dire, monsieur le rapporteur, ce n’est pas le tournant que nous aurions pu espérer. C’est un premier pas, un tout petit pas, que nous votons parce que nous sommes solidaires des ONG, mais ça n’est vraiment pas une loi qui va révolutionner les rapports, quels qu’ils soient, qu’entretiennent les entreprises et les gens qui travaillent à l’autre bout du monde et en sont parfois les premières victimes. Je vote cette loi mais, très honnêtement, je pourrais dire que je le fais du bout des lèvres.

M. le président. La parole est à M. Jean-Noël Carpentier, pour le groupe radical, républicain, démocrate et progressiste.

M. Jean-Noël Carpentier. Notre majorité peut être heureuse de ce texte, malgré tout. Avec une autre majorité, il n’existerait pas. L’UMP et l’UDI y sont résolument hostiles, à l’écoute de tous les lobbies de la finance,…

Mme Catherine Coutelle. Ça, c’est vrai !

M. Jean-Noël Carpentier. …de tous les lobbies des grandes multinationales, déniant que l’économie puisse être humaine, que son fonctionnement puisse conduire à des avancées. Non, vous, c’est la quête du profit systématique que vous mettez en avant !

Pour moi, cette proposition de loi est positive. Néanmoins, c’est vrai, et Mme Auroi le dit bien, il y a des lacunes et des failles. J’en compte deux : l’échelle des responsabilités au niveau des sous-traitants et la question de l’inversion de la charge de la preuve.

Bien évidemment, nous voterons ce texte. C’est une avancée significative, qui en appellera, bien entendu, beaucoup d’autres.

En tout cas, ce qui est essentiel, c’est la mobilisation des citoyens, on le sait. On a besoin d’eux. On a besoin de vous, les militants du quotidien ! On a besoin des militants du droit humain. Si eux ne se mobilisent pas, une proposition de loi de ce type n’est jamais examinée dans l’hémicycle, et ce sont encore eux qui pourront la faire évoluer. Je serai, en tout cas, avec eux.

M. le président. La parole est à M. André Chassaigne, pour le groupe de la Gauche démocrate et républicaine.

M. André Chassaigne. Pour savoir si je dois voter ou pas un texte, quel qu’il soit, je me pose toujours la même question : est-ce une régression ou une avancée ? Je crois qu’indéniablement, même si on ne le considère pas comme parfait, ce texte est une avancée. Voter contre ce texte serait, de notre part, une posture, une posture négative, que, pour ma part, je rejette sans aucune ambiguïté.

D’ailleurs, sur l’ensemble des textes qui nous sont soumis, et contrairement à ce qu’on peut penser, le grand débat qu’ont les députés du Front de gauche entre eux, c’est de savoir si ça va dans le bon sens ou si, compte tenu de l’analyse qu’on peut faire, ça marque une régression.

Je terminerai par une note dont je ne sais si elle est d’humour, mais je me demandais tout à l’heure qui notre ami Potier allait citer. Je pensais que ce serait Charles Péguy, qui avait une très belle formule : « Tout commence en mystique et finit en politique. » On voit bien, en effet, derrière les grandes valeurs qui sont affirmées, qu’il y a quand même de la politique, parce qu’on ne veut pas trop prendre de front les grands groupes, qui veillent au grain, et on sait bien qu’il y a eu des interventions pour réduire la portée de ce texte. Mais enfin, cela ne fait pas changer mon vote, parce qu’il y a parfois quelques convergences entre Péguy et un poète, un écrivain, aux idées différentes, Louis Aragon, qui a eu de très beaux vers : « Quand les blés sont sous la grêle Fou qui fait le délicat »

M. le président. La parole est à M. Gilles Lurton, pour le groupe de l’Union pour un mouvement populaire.

M. Gilles Lurton. Je n’autorise pas M. Carpentier à décider pour nous de ce que nous devons penser. Je sais que c’est souvent un apanage de la gauche que de vouloir décider pour tout monde de ce que les gens doivent penser, mais, précisément, vous ne savez pas ce que nous pensons.

Nous continuons à nous poser un certain nombre de questions, notamment sur la façon dont nous pourrons appliquer ces mesures, si nous sommes le seul pays à en prendre de telles. Évidemment, nous voulons être vigilants, nous souhaitons qu’il y ait un devoir de vigilance vis-à-vis des filiales sous-traitantes de nos entreprises, et des entreprises de toute l’Europe, du monde entier, vis-à-vis de ce qui se passe dans les autres pays, et nous rediscuterons de ce texte au sein de notre groupe. Nous affinerons notre position ensemble.

Pour ce qui me concerne, je n’ai pas été insensible aux arguments énoncés et aux valeurs rappelées par M. le rapporteur à la fin de cette discussion, et j’en tiendrai compte dans la décision que j’aurai à prendre au moment du vote.

M. le président. La parole est à M. Dominique Raimbourg.

M. Dominique Raimbourg. Il est évident que le groupe SRC votera pour cette proposition de loi, car elle représente une avancée. Ce texte peut paraître anodin ; on peut avoir le sentiment qu’il ne va pas assez loin ; mais il comprend des avancées insoupçonnées : je pense notamment à la question de l’inversion de la charge de la preuve, et à la discussion que nous avons eue à propos du droit pénal.

Je crois que cette proposition de loi constitue un signal. Elle permettra, comme Dominique Potier le disait, de mettre les entreprises face à leurs responsabilités, afin que la finance ne gouverne pas le monde. Notre pays a bien besoin, en ce moment, de ce signal : le groupe SRC votera donc ce texte. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

Vote sur l’ensemble

M. le président. Je mets aux voix l’ensemble de la proposition de loi.

(La proposition de loi est adoptée.)

M. le président. La parole est à M. le secrétaire d’État.

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. Mesdames et messieurs les députés, nous avons accompli, au cours des mois écoulés, un travail important sur ce texte. Lorsque l’on se soucie de l’intérêt général, de l’intérêt de l’ensemble de notre pays, il ne suffit pas d’avancer avec des bons sentiments. Je ne sais pas si cette question est d’ordre mystique ; ce qui est certain, c’est que la politique est d’un autre niveau, car elle est obligée de composer avec de nombreuses contraintes.

Ce n’est pas seulement le grand capital qui plaide pour la prise en compte de ces contraintes, mais aussi les salariés des entreprises françaises concernées. Ces salariés sont en effet intéressés au développement économique de leur entreprise. Par ailleurs, les salariés d’entreprises françaises qui exportent, ou plus exactement participent à la confection d’un produit dans le cadre de la mondialisation, se posent des questions quant au jugement que l’on porte sur la qualité de leur travail. Enfin, ils ont intérêt à préserver l’emploi.

Il faut aussi penser à ces salariés, car ils appartiennent à la réalité économique de notre pays ; nous voulons d’ailleurs les défendre d’une manière particulièrement vigoureuse. On voit bien qu’il ne s’agit pas simplement d’une prise de position morale, mais aussi d’une volonté politique destinée à changer le droit. Tel est le sens du travail réalisé par Dominique Potier, à qui je rends un hommage appuyé. Il a eu le mérite de ne pas se décourager, alors que les critiques se faisaient plus fortes que les soutiens. Cet après-midi même, j’ai eu par moments l’impression que pour nombre de députés, tout ce travail était inutile !

Je constate cependant, au total, que sur tous les bancs – et c’est cela qui m’importe –, sur ceux de la gauche comme de la majorité… (Rires et exclamations.) Pardonnez cette erreur ; je voulais dire : sur les bancs de la gauche comme de l’opposition. C’est que j’ai moi-même siégé plus souvent sur les bancs de l’opposition que de la majorité ! (Sourires.)

M. Gilles Lurton. Vous allez bientôt y retourner ! Ça viendra !

M. Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’État. En tout cas, pour l’instant, c’est vous qui y êtes !

Il est clair qu’un travail important et sérieux a été accompli : il faut le prendre en considération. Tous ceux qui se sont exprimé l’ont fait au nom d’une ambition réelle, qui ne saurait se résumer à celle de critiquer le parti majoritaire.

Par ailleurs, pour que les choses avancent, pour défendre efficacement cette cause, il faut la défendre et la promouvoir au niveau européen : vous en êtes conscients. Ni la France, ni ses multinationales n’ont vocation à régler seules l’ordre du monde : nous n’avons pas cette prétention. En revanche, dans une optique universaliste, nous cherchons à faire avancer le droit pour défendre certaines valeurs.

Ces valeurs rejoignent d’ailleurs, il est vrai, l’intérêt de la France, des salariés français. En effet, les dispositions de cette proposition de loi luttent aussi contre des formes de dumping social et environnemental qui nuisent à l’activité économique de notre pays.

Un équilibre a été trouvé au cours de notre discussion, grâce à la mobilisation et à la constance de Dominique Potier, du groupe majoritaire, mais aussi de l’ensemble des groupes de gauche. Les députés siégeant à la droite de cet hémicycle ont promis qu’ils le prendraient en considération : c’est parfait. Je crois que nous avons accompli, ce soir, une œuvre utile ; il faudra la poursuivre, en conservant le souci de rassembler pour faire avancer les choses concrètement, et pas seulement dans les déclarations. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

3

Ordre du jour de la prochaine séance

M. le président. Prochaine séance, demain, à quinze heures :

Questions au Gouvernement,

Projet de loi relatif à la santé.

La séance est levée.

(La séance est levée à vingt et une heures trente-cinq.)

La Directrice du service du compte rendu de la séance

de l’Assemblée nationale

Catherine Joly