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Commission des affaires européennes

mercredi 16 janvier 2013

16 h 15

Compte rendu n° 28

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente, puis de M. Jérôme Lambert, Vice-président

Audition de M. Karel De Gucht, commissaire européen en charge du commerce

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 16 janvier 2013

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission,
puis de M. Jérôme Lambert, Vice-président de la Commission

La séance est ouverte à 16 h 15

Audition de M. Karel De Gucht, commissaire européen en charge du commerce

La commission examine d’abord, en urgence, le projet de décision du Conseil autorisant l’ouverture de négociations avec la République du Mali en vue d’un accord sur le statut de la mission militaire de l’Union européenne au Mali (SN 1070/13 ; E 7996).

La présidente Danielle Auroi. Mes chers collègues, avant de passer à l’ordre du jour prévu pour notre réunion d’aujourd’hui, je voulais vous informer que notre Commission a été saisie ce matin, en urgence, d’un projet de décision du Conseil autorisant l’ouverture de négociations avec le Mali en vue d’un accord sur le statut de la mission militaire de l’Union européenne. Il doit être adopté lors du Conseil du 17 janvier, c’est-à-dire demain.

Nous avions été déjà saisis dans les mêmes conditions d’urgence le 18 décembre dernier du projet de décision posant le principe de la création de cette mission militaire de l’Union européenne au Mali. Je vous en avais informés le jour même et nous avions accepté de lever la réserve parlementaire sur ce texte. Le Conseil de l’Union européenne devait en effet se prononcer le 20 décembre. Il ne l’a pas fait, en raison d’une réserve parlementaire britannique. Ce texte devrait donc être soumis, selon les indications qui m’ont été données, au Conseil extraordinaire qui se tiendra demain 17 janvier.

Le second texte dont notre Commission a été saisie ce matin, et qui sera examiné également demain, s’inscrit dans le prolongement direct de ce premier texte. Le premier autorisait la création de la mission EUTM Mali, le second permet l’ouverture de négociations entre l’Union européenne et le Mali « sur la base du modèle d’accord entre l’Union européenne et un État hôte relatif au statut des forces placées sous la direction de l’Union européenne approuvé par le Conseil le 18 décembre 2007 ».

Je tiens toutefois à vous apporter les précisions suivantes :

– Les opérations militaires lancées au Mali depuis le 10 janvier 2013 sont sans rapport direct avec la mission EUTM Mali. Celle-ci sera une mission militaire de formation mais ne participera pas à des opérations de combat.

– Si certains États européens – Grande-Bretagne, Allemagne, Belgique, Danemark et j’ajouterais l’Irlande, à l’issue de notre rencontre de ce matin avec l’Ambassadeur d’Irlande – ont depuis le début des opérations manifesté leur intention d’apporter un soutien à la France. La Grande-Bretagne, la Belgique et le Danemark sous forme de moyens de transport, l’Allemagne examinant pour sa part la possibilité d’une aide logistique humanitaire et médicale. Ces aides ont été proposées hors du cadre de l’Union européenne.

– Selon le dispositif prévu au départ, la mission EUTM Mali devrait être composée de 400 à 500 hommes, dont environ 200 formateurs. Ils devraient être dirigés par le Général français François Lecointre, dont la nomination formelle est attendue d’ici fin janvier. La France sera la nation-cadre de cette mission à laquelle, jusqu’à présent quelques États européens, dont l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni ont annoncé leur participation, sous des formes restant à préciser.

Compte tenu de la priorité politique et de l’urgence qui caractérisent ce dossier, je vous propose de lever la réserve parlementaire sur ce texte.

La commission a donné son accord à cette levée de réserve.

Puis, la commission procède à l’audition de M. Karel De Gucht, commissaire européen en charge du commerce.

La présidente Danielle Auroi. Monsieur le commissaire De Gucht, nous sommes ravis de vous accueillir aujourd’hui pour faire le point sur les sujets dont vous êtes en charge et auxquels notre commission est très sensible. Les contraintes d’agenda des uns et des autres nous conduirons à poser des questions concises. Je devrais moi-même partir à dix-sept heures mais la discussion continuera sous la présidence de notre collègue, Jérôme Lambert, vice-président.

Le dialogue régulier entre notre commission et la Commission européenne sur des sujets liés à des questions clés de l’actualité européenne et de l’avenir de l’Union est essentiel et permanent. Le commerce extérieur est incontestablement un de ces sujets. Nos collègues Seybah Dagoma et Marie-Louise Fort ont été chargées par notre commission d’un rapport sur le juste échange au plan international et ont, dans ce cadre, présenté hier une communication sur la proposition d’instruments de réciprocité sur les marchés publics, qui a donné lieu à une proposition de résolution que nous évoquerons. De nombreuses questions leur ont été posées, et je ne doute pas qu’elles s’en feront le relais auprès de vous aujourd’hui. En prélude à votre intervention, j’en poserai moi-même quelques-unes pour entrer dans le vif du sujet.

L’Europe doit-elle se résoudre à constater l’impasse au sein de l’Organisation mondiale du commerce ou peut-elle reprendre l’initiative des négociations multilatérales qui sont, en général, plus favorables aux pays en développement ? J’en profite pour souligner, au moment où nous négocions sur la nouvelle politique agricole commune, que s’il n’y a pas de marché agricole régulé, une fois de plus, ce sont bien les agricultures les plus fragiles des pays du Sud qui risquent d’en payer le prix. Quelle est la position de la Commission européenne sur ce sujet de l’OMC ainsi que sur le remplacement de Pascal Lamy au poste de directeur de l’organisation ?

Depuis quelques années, la Commission européenne s’est engagée sur la voie d’accords bilatéraux. Le concept de réciprocité dans les échanges, porté par nos deux collègues, a du mal à s’imposer dans une Europe qui ne nous paraît plus que très libérale. « Vous portez, comme certains États membres, une forme de protectionnisme », nous répondent un certain nombre d’États. Les prochains accords seront-il plutôt sur la ligne que défend le commissaire Barnier de la réciprocité ou resteront-ils sur une tendance plus libérale ? Pouvez-vous nous préciser les grands traits de la proposition législative qui est envisagée, qui viserait à tirer les conséquences de la violation de leurs engagements par nos partenaires commerciaux ?

L’année 2013 sera marquée par l’adoption du mandat de négociation d’un accord de libre-échange entre les États-Unis et l’Union européenne. Cette négociation est importante en soi, mais aussi parce que le contenu de cet accord influencera l’ensemble des négociations à venir avec d’autres pays. Il faudrait particulièrement veiller à ce que cet accord respecte notamment un haut niveau d’exigence environnementale et sanitaire et contienne des mesures destinées à préserver des secteurs sensibles de notre économie.

Notre commission travaille sur la réforme de la politique agricole commune. Les politiques européennes doivent respecter une cohérence. Il ne faudrait pas que des secteurs entiers de notre agriculture européenne soient sacrifiés et servent de monnaie d’échange dans des accords de libre-échange, et qu’une partie des territoires de l’Europe soit vidée de toute activité agricole sous prétexte d’avoir un bon accord de libre-échange.

Au moment où la France a annoncé des mesures de soutien à la filière solaire, pouvez-vous nous préciser où en est le contentieux avec la Chine concernant les panneaux photovoltaïques ? Que pensez-vous de l’initiative lancée par les pays du forum Asie-Pacifique de libéralisation des services et des biens environnementaux ?

Enfin, quelles sont, à votre avis, les perspectives pour la mise en œuvre d’une taxe carbone ou, plus largement, d’une contribution climat-énergie au sein de l’Union européenne mais aussi à ses frontières ?

M. Karel De Gucht, commissaire européen en charge du commerce. Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés. Nous sommes tous conscients que l’Europe traverse une période critique. Depuis 2008, nous vivons une crise à la fois financière et budgétaire, privée et publique, internationale et domestique. Il s’agit d’une crise d’une ampleur et d’une complexité uniques dont la solution ne pourra qu’être d’une ampleur et d’une complexité inédites. D’ores et déjà, nous avons pris des décisions difficiles, mais il reste des défis à surmonter. Le plus important, de loin, est le redémarrage de la croissance. C’est au service de cet objectif qu’il faut envisager le commerce international et que je veux placer la politique commerciale de l’Union européenne.

Dans une économie mondialisée, les échanges internationaux représentent presque la moitié de la production mondiale. Le commerce et la manière de gérer ces échanges deviennent des éléments fondamentaux de la politique économique. Pour cela, l’Europe a besoin d’une stratégie. Il ne s’agit pas de se laisser ballotter par le flot des échanges, mais de se fixer un cap et une méthode pour en tirer le meilleur parti. Cela signifie que nous devons être capables d’analyser avec justesse le fonctionnement du commerce mondial et de définir quels sont nos intérêts, au-delà des clichés et des a priori. L’analyse doit s’articuler autour de trois points.

Premièrement, et contrairement à ce qu’on entend trop souvent, le commerce international peut être un formidable vecteur de croissance et d’emplois pour l’Europe. Il donne à nos entreprises l’accès à des marchés importants et en forte croissance. Quelque 30 millions de salariés européens de l’industrie et des services doivent leur poste aux échanges extra-européens. Ce chiffre a déjà augmenté de 10 millions depuis 1995 et devra augmenter encore si nous voulons retrouver la croissance. Dans les années à venir, 90 % de la croissance mondiale seront générés hors Europe.

Naturellement, la croissance sans précédent des économies émergentes nous oblige à faire face à une concurrence inédite. Nous devons répondre à ce défi sans toutefois perdre de vue que la meilleure réponse consiste à exploiter les occasions offertes par l’émergence de ces nouveaux marchés. Il serait naïf de croire que l’on peut simplement fermer la porte à ces nouvelles sources de concurrence et il serait regrettable de fermer les yeux sur ces opportunités. C’est pourquoi nous avons opté pour une politique d’engagement actif de nos partenaires émergents. Nous ne craignons pas la concurrence, mais des règles claires et justes doivent maximiser les chances de chacun. Dans le même temps, nous ne devons pas sous-estimer les bénéfices que nous pouvons tirer d’un plus grand engagement de nos partenaires traditionnels. Les États-Unis, le Japon et le Canada représentent 20 % de nos exportations et 40 % de nos investissements étrangers. Nous avons des intérêts communs dans la mondialisation. Le renforcement de nos relations nous permettra de disposer d’un levier de régulation de celle-ci.

Deuxièmement, il faut prendre en compte les modifications profondes intervenues dans le mode de production des biens. Les produits ne sont plus fabriqués intégralement dans une seule usine et dans un seul pays. Cela ne veut pas dire que nous n’avons plus rien à produire mais il faut s’insérer dans des chaînes de valeur globales, au sein desquelles nous coproduisons des biens et des services avec d’autres pays. Un excellent exemple  en est la construction de l’Airbus A380 qui est assemblé à Toulouse mais fondé sur la collaboration de plus de quinze usines en Allemagne, Espagne, Royaume-Uni et Belgique. Cette réalité rend la fluidité des échanges encore plus importante. Deux tiers de nos importations sont constitués de matières premières, produits intermédiaires et composants utilisés dans le processus de production. Il faut importer pour exporter. Il faut éviter de poser des obstacles à l’accès à notre propre marché qui, loin de nous protéger, deviendraient un handicap pour notre compétitivité.

Troisièmement, d’aucuns prétendent que, dans la conjoncture actuelle, l’ouverture commerciale est un luxe que l’Europe ne peut plus se permettre. Les entreprises européennes seraient faibles et auraient tout à perdre dans la compétition internationale. Les faits ne vérifient pas cette analyse. Aujourd’hui, ce n’est pas la faiblesse des entreprises européennes qui est remarquable, c’est leur force. L’Europe est le premier exportateur et le premier importateur mondial. Elle est aussi le premier investisseur à l’étranger et la première destination des investissements étrangers. Plus remarquable encore, l’Europe a maintenu sa part de marché dans les exportations mondiales, hors énergie. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, celle-ci avoisine les 20 %, en dépit des transformations profondes de l’économie mondiale durant les quinze dernières années marquées par l’arrivée de la Chine, l’Inde et le Brésil. Dans le même temps, les Etats-Unis et le Japon perdaient des parts de marché. L’Europe, en tant que bloc commercial, n’a pas à craindre la mondialisation.

Naturellement, l’Europe n’est pas un tout homogène et les États membres ne réussissent pas tous de la même façon. Certains, comme la France, voient leurs performances se dégrader et leurs déficits commerciaux s’aggraver. Rappelons cependant que, pour les États membres dont la balance commerciale s’est dégradée au cours des dix dernières années, plus des deux tiers de cette dégradation s’expliquent par les échanges intra européens, dans le cadre parfaitement régulé de l’Union européenne et entre pays de niveau de développement équivalent. Ainsi, la France est légèrement excédentaire dans ses échanges extra européens et fortement déficitaire dans ses échanges intra européens. Cela ne signifie pas que le commerce international ne constitue pas un défi mais il ne faut pas se tromper de diagnostic.

Les problèmes de l’économie française ne peuvent pas s’expliquer seulement par la concurrence déloyale ou un degré d’ouverture trop élevé. Les pays qui réussissent en Europe opèrent dans les mêmes conditions. En France, mais aussi dans d’autres pays de l’Union européenne, il existe un problème plus général de compétitivité. La France est un pays riche doté d’entreprises multinationales performantes, d’écoles enviées dans le monde entier et d’instituts de recherche reconnus. Toutefois, comme le Conseil de l’Union européenne l’a relevé dans ses recommandations, il est urgent d’y entreprendre des réformes de fond dans plusieurs domaines, par exemple en revoyant le fonctionnement du marché du travail ou en procédant à l’ouverture des services ou du secteur de l’énergie. C’est d’ailleurs la voie qu’a indiquée le rapport Gallois et qu’a commencé à suivre le Gouvernement dans son pacte pour la croissance, la compétitivité et l’emploi. Le succès de la conférence sociale est de très bon augure à cet égard. C’est uniquement en traitant ces questions qu’une solution au défi de la compétitivité pourra être trouvée. Ne pas le faire en se contentant de pointer la concurrence étrangère et la prétendue naïveté de l’Union européenne seraient non seulement une erreur, mais une faute, et les conséquences pour la France et pour l’Europe en général seraient graves.

Pour autant, cela ne doit pas nous empêcher de faire le nécessaire au niveau européen pour tirer le plus grand parti des changements en cours à l’échelle mondiale. Nous devons poursuivre une stratégie commerciale intelligente et ciblée sur la base des éléments objectifs que je viens de rappeler, ainsi qu’une stratégie offensive et volontariste adaptée aux réalités, qui n’a rien d’idiot ni de naïf.

Notre politique commerciale doit être, tout d’abord, fondée sur le principe de réciprocité. Je soulignerai que nous avons déjà opéré un virage majeur vers plus de réciprocité lorsque nous avons lancé la négociation d’accords bilatéraux il y a six ans. Ce genre d’accord, par nature, est plus propice à l’établissement de concessions réciproques parce que l’objectif de base d’un accord de libre-échange est l’élimination totale et mutuelle des barrières aux échanges. L’objectif de départ de la négociation est celui d’une réciprocité pleine et entière. Toutefois, il nous faut promouvoir une conception positive de la réciprocité, une réciprocité qui vise à amener nos partenaires à notre niveau d’ouverture, et non pas à fermer nos marchés parce que les autres le font. Une telle attitude serait se tirer une balle dans le pied. Vis-à-vis des pays émergents, la réciprocité doit être réaliste et différenciée. Nous avons tout à gagner à engager avec les grands pays émergents avec qui nous commerçons des négociations en vue d’un accès aux marchés réciproque. En effet, ils sont aujourd’hui plus fermés que nous et ils ont des perspectives de croissance plus élevées. Mais ne nous leurrons pas : sachant qu’ils partent de beaucoup plus loin que nous, leurs efforts devront nécessairement être plus importants. Le point d’arrivée ne peut pas être tout à fait le même . Cela suppose que nous soyons prêts à accepter une dose limitée d’asymétrie entre les engagements de nos partenaires émergents et les nôtres.

Parce que la conjoncture nous oblige à prendre une posture plus offensive que par le passé, nous devons nous positionner sur ces marchés en croissance. Cela ne veut pas dire que nous devons renoncer à défendre nos intérêts. Ces derniers sont systématiquement intégrés dans notre approche des négociations commerciales à travers des transitions plus longues ou des clauses de sauvegarde qui évitent toute évolution incontrôlée des échanges. Cependant, nous pouvons rencontrer des sensibilités sectorielles, qui sont souvent le résultat d’un problème plus large qu’il convient de traiter avec d’autres instruments.

Si, au niveau des négociations commerciales multilatérales, les éléments clés du cycle de Doha sont bloqués et risquent de le rester pendant une période non négligeable, il y a, en revanche, une réelle possibilité d’avancer sur la question de la facilitation des échanges au cours de cette année. Nous allons travailler dur pour obtenir un accord lors de la conférence ministérielle de Bali, en décembre prochain. Nous avons fixé surtout un agenda de négociations bilatérales sans précédent, qui est probablement le plus ambitieux aujourd’hui parmi les grandes puissances commerciales. Si nous parvenons à les mener à bien, ces accords bilatéraux pourraient relever structurellement notre trajectoire de croissance à hauteur de 2 % du PIB soit 250 milliards d’euros pour l’ensemble de l’Europe. Ces accords de libre-échange couvriront non seulement les barrières commerciales traditionnelles comme les droits de douane, mais aussi tous les sujets clés et d’avenir pour nos entreprises, comme les services et l’investissement, les obstacles d’ordre réglementaire, les marchés publics et la protection de la propriété intellectuelle. Nous avons d’abord ciblé les pays émergents. Nous négocions notamment avec les pays de l’Asie du Sud-Est regroupés dans l’ASEAN et avec l’Inde. Un accord avec l’Inde nous permettrait, pour la première fois, d’engager un grand pays émergent dans un exercice sérieux de libéralisation des échanges sur une base réciproque. Sa portée systémique serait considérable, de même que les bénéfices tangibles qu’il apporterait aux opérateurs européens en leur donnant accès à un marché qui devrait devenir rapidement un des plus importants au monde. Nous négocions avec l’Inde depuis maintenant cinq longues années. Nous allons au-delà de ce qui s’est fait jusqu’ici et que nous poussons nos partenaires hors de leurs zones de négociations habituelles et finalement confortables. Si nous avions voulu conclure avec l’Inde sur la même base que le Japon l’a fait il y a quelques années, les négociations auraient abouti depuis longtemps. Collectivement, les pays de l’ASEAN sont un géant économique méconnu. Nous avons fait un très important pas en avant à la fin de l’année dernière en concluant les négociations avec Singapour. Cet accord servira de référence pour les négociations en cours avec les autres pays, comme le Vietnam et la Malaisie.

Nous n’avons pas, aujourd’hui, la perspective d’un tel accord avec la Chine, mais nous devrions engager, cette année, des négociations pour un accord sur l’investissement. Nous nous engageons avec la Chine sans naïveté ni illusion, mais sans acrimonie. La réalité est que l’Europe et la Chine sont devenues indispensables l’une à l’autre. Nous devons trouver le moyen de rééquilibrer notre relation tout en l’approfondissant. C’est dans l’intérêt de la Chine elle-même d’aller vers plus d’ouverture et ce sera un des enjeux du nouveau leadership mondial.

Nous devons également approfondir nos relations avec nos partenaires développés. Nous sommes maintenant très proches de la conclusion d’un accord de libre échange avec le Canada. Outre son importante valeur intrinsèque, cet accord doit aussi nous permettre de nous préparer à des accords avec deux économies encore plus importantes. En novembre, les États membres ont autorisé l’ouverture de négociations avec le Japon, quatrième économie mondiale qui reste une des plus fermées de l’OCDE. Cela signifie de nombreux défis à relever dans les négociations s’agissant particulièrement de l’élimination des barrières réglementaires aux échanges. Mais cela représente aussi un potentiel considérable. Les prochaines grandes négociations s’engageront avec les États-Unis. Un groupe de travail à haut niveau a été mis en place il y a un peu plus d’un an. J’espère achever ces travaux préparatoires avec mon homologue américain dans les prochaines semaines. Là encore, il ne s’agira pas d’une négociation facile. Les droits de douane entre nos deux économies sont déjà très bas. L’essentiel des enjeux porte donc sur des questions réglementaires. Le potentiel de convergence entre nos deux modèles doit nous apporter des bénéfices mutuels, sans pour autant remettre en cause nos choix fondamentaux de société. Là encore, il n’y a pas de doute possible sur le potentiel d’un tel accord. Notre relation représente déjà 15 millions d’emplois, 2 milliards d’euros de commerce par jour et plus de 2 000 milliards d’euros d’investissements croisés.

Cette stratégie d’engagement ambitieuse avec nos partenaires émergents et développés ne serait rien si nous n’étions pas capables de la faire appliquer. Nous mettons donc un accent particulier sur la mise en œuvre des accords, le respect de la règle de droit et le combat contre les pratiques commerciales déloyales : c’est une priorité clé pour l’Europe. Cela passe par de multiples instruments, et notamment le règlement des différends dans le cadre de l’OMC, domaine dans lequel l’Union est aussi active et plus efficace qu’aucun de ses partenaires, États-unis compris. Nous avons ainsi sensiblement le même nombre de contentieux que ceux-ci au cours des deux dernières années – cinq pour l’Union européenne, six pour les États-Unis –, mais nous avons obtenu plus de succès en obtenant gain de cause ou, mieux encore, en réglant les problèmes sans avoir besoin d’aller jusqu’au bout de la procédure. Au cours de l’année écoulée, nous avons gagné dans un contentieux très important avec la Chine sur un dossier concernant les matières premières et nous avons engagé une procédure sur les terres rares. Nous avons avancé dans le conflit impliquant EADS et Boeing avec les États-Unis et nous avons agi contre les restrictions commerciales injustifiables de l’Argentine. Toutefois, charité bien ordonnée commençant par soi-même, nous ne serons crédibles pour combattre le protectionnisme dans le monde que si nous savons nous-mêmes résister aux tentations de protectionnisme. Cela dit, nous n’hésitons pas à utiliser les instruments antidumping et antisubventions quand c’est nécessaire et justifié. L’ouverture récente d’une enquête sur les exportations de panneaux solaires chinois en est la meilleure preuve. Il est important que nous utilisions ces instruments à bon escient, quand les conditions pour le faire sont pleinement remplies. Personne n’a intérêt à une gestion politique des instruments de défense commerciale, qui ne ferait que les affaiblir. J’ai l’intention de faire des propositions pour mettre à jour cet arsenal dont la dernière révision date d’il y a quinze ans. Depuis, le monde a évolué. Toutefois, je le ferai sans changer les équilibres fondamentaux qui les sous-tendent.

Notre stratégie commerciale est probablement la plus ambitieuse qui ait été développée jusqu’ici et la plus couronnée de succès. J’ai appris que la ministre du commerce extérieur Mme Nicole Bricq a développé une stratégie pour le commerce extérieur de la France qui concentrera les efforts de l’administration sur un certain nombre de pays des secteurs où la demande est forte et où l’offre française est reconnue. Je suis heureux de constater que les accords que nous avons déjà mis en œuvre couvrent le quart des exportations françaises vers les pays ciblés par Mme la ministre. Si nous mettons en œuvre l’agenda que je viens de vous présenter, ce sont trois quarts des exportations françaises vers ces pays prioritaires qui seront couverts par les accords de libre-échange et bénéficieront de conditions extrêmement avantageuses d’entrée sur les marchés de nos partenaires. Pour mener à bien cette politique, il nous faudra cependant l’appui de tous les États membres. Les difficultés sont nombreuses et c’est normal. Ainsi certains intérêts sectoriels spécifiques nous poussent trop souvent à changer de cap, voire à faire marche arrière. Mais aller de l’avant n’est pas une option pour l’Europe dans la conjoncture actuelle. Nous ne tirerons pleinement parti du nouvel ordre du monde qu’en le modelant à notre avantage, pas en lui tournant le dos.

M. Jérôme Lambert, vice-président de la commission, remplace Mme Danielle Auroi à la présidence.

Mme Marie-Louise Fort. Je suis chargée, avec ma collègue Seybah Dagoma, de rédiger un rapport sur le « juste échange au plan international ». Si la notion de réciprocité, que vous défendez avec Michel Barnier, a du mal à s’imposer en Europe, quelle appréciation portez-vous sur celle du juste échange ?

Vous avez mentionné la Chine sur laquelle j’ai présenté un rapport sous la précédente législature. Comment établir un dialogue constructif avec ce pays ? L’Europe ne gagnerait-elle pas à présenter un front uni, alors que les États membres essaient aujourd’hui de tirer leur épingle d’un jeu qui est finalement favorable à la Chine et beaucoup moins à chacun d’entre nous ? Comment inciter ce pays à respecter les règles du commerce international sans aller toujours au contentieux, forcément long ? Pensez-vous que l’on pourrait discuter d’un accord sur l’investissement ? Enfin, si la proposition d’instruments de réciprocité sur les marchés publics est adoptée, sera-t-elle de nature à inciter la Chine à ouvrir ses marchés publics et à adhérer à l’accord plurilatéral sur les marchés publics ?

Mme Seybah Dagoma. J’ai compris de votre intervention que vous étiez partisan d’une réciprocité positive, qui consiste à amener nos partenaires à ouvrir leurs marchés de la même manière que nous. Quelle est la méthode pour y parvenir ?

Certains pays semblent réticents vis-à-vis du règlement instaurant le principe de réciprocité dans les marchés publics. Pensez-vous que la procédure finira par aboutir ?

Où en sont les discussions sur les accords de partenariat économique avec les pays d’Afrique Caraïbes Pacifique (ACP) ?

M. Karel De Gucht. Je lirai le rapport que vous êtes en train de rédiger avec beaucoup d’attention. Tout dépend de ce que l’on entend par « juste échange ». Si l’on impose à un pays en voie de développement ou émergent les mêmes obligations sociales ou environnementales qu’un pays à économie mature, jamais ce pays ne pourra se développer. Il s’agit plutôt de déterminer quel est le degré de divergence acceptable et les différences que nous sommes prêts à accepter. Le sujet est complexe et nous l’intégrons dans nos négociations avec les pays émergents, mais évidemment beaucoup moins quand nous négocions avec des économies matures comme la Corée du Sud ou peut-être prochainement les États-Unis. On ne peut pas établir le juste échange et la réciprocité parfaite ligne par ligne ; il faut l’appréhender dans une vision globale d’un accord.

En fait, la façon dont ce terme de « juste échange » est utilisé par certains cache une notion très protectionniste vis-à-vis des pays en voie de développement et émergents. Une application à la lettre du juste échange ne serait rien d’autre que du protectionnisme aggravé. D’ailleurs, le cycle de Doha avait démarré sur cette idée d’un décalage nécessaire entre, d’une part, les pays en voie de développement et émergents et, d’autre part, les pays à économie mature. Pour autant, ce décalage ne doit pas concerner tous les domaines. C’est ainsi qu’en matière environnementale et de lutte contre le changement climatique, il faut exiger des règles plus strictes, car tous les êtres humains sur la planète sont directement concernés. En revanche, la protection sociale des travailleurs n’est pas un des critères d’évaluation pour le maintien ou non du régime européen du Everything but arms – Tout sauf les armes – initié par votre compatriote M. Pascal Lamy. Elle relève d’une convention de l’Organisation internationale du travail qui ne figure pas dans l’éventail des conventions qu’un pays doit signer pour bénéficier de ce régime. Pour ma part, je pense qu’elle le devrait, en prévoyant toutefois une application modérée dans la mesure où une évolution aussi brutale serait un frein au développement de ces pays. J’envisage de prendre une initiative en ce sens. La question du juste échange se décline en plusieurs tonalités de gris, pas en noir et blanc, comme certains ont trop tendance à le faire.

Les pays émergents et ceux qui ont émergés il y a vingt ou trente ans, comme le Japon ou la Corée, avaient opté pour une politique qui n’était en fait pas très différente de celle menée actuellement par la Chine. La grande différence entre ces pays, c’est la taille, pas la politique industrielle. Ce que les autres ont fait par le passé, la Chine le fait aussi, mais l’échelle est telle que cela nous pose des problèmes. S’agissant d’un accord sur l’investissement avec ce pays, j’espère pouvoir engager des négociations au cours de l’année. Lors des deux derniers sommets Europe-Chine, les Chinois ont signifié que la protection des investissements ainsi que l’accès aux marchés figureraient à leur ordre du jour. Je ne peux que constater que l’obtention d’un mandat de leur part traîne. C’est aussi pourquoi nous traînons un peu : il serait idiot de nous montrer prêts si la Chine ne se montre pas intéressée. Il faut tout de même un minimum de parallélisme dans les procédures. Si j’espère pouvoir entamer les négociations, cela n’en vaut pas la peine si l’accès aux marchés ne figure pas à l’ordre du jour.

Quant à savoir si l’instrument de réciprocité sur les marchés publics nous aiderait, la question est évolutive. Il est vrai que, par rapport aux marchés publics américains, nos marchés publics sont beaucoup plus ouverts, mais la part des pays émergents y reste très limitée. Ils ont la possibilité d’entrer sur ces marchés mais, jusqu’à présent, ces pays ne l’ont fait que très rarement. Ainsi, chaque contrat n’entraîne pas la participation d’une société chinoise ; ces participations restent exceptionnelles. Mais cette question de la réciprocité est évolutive car, dans l’avenir, les sociétés chinoises se montreront de plus en plus intéressées par nos marchés publics. Il faut s’y préparer, d’autant que, si tel était le cas, nous-mêmes disposerions alors d’un levier sur leurs propres marchés publics. Il faut bien expliquer à notre opinion publique que, pour l’instant, nous ne sommes pas vraiment concurrencés par les sociétés chinoises sur nos marchés publics.

Par réciprocité positive, j’entends qu’un accord de libre-échange implique des concessions réciproques reflétant un équilibre, pas forcément par secteurs – ce qui est très difficile – mais dans sa globalité. Dans une négociation avec un pays développé, les efforts doivent être consentis, pas ligne par ligne, mais par tout moyen qui permette d’obtenir, au final, la satisfaction mutuelle des objectifs poursuivis. Il faut aussi jouer de l’atout important que représente notre marché, le plus grand au monde. Même si la crise économique à laquelle nous sommes confrontés rend les négociations plus difficiles, les autres parties sont en fin de compte très conscientes des opportunités que notre marché leur offre. Sur ce point, on ne peut pas dire que la crise nous affaiblisse.

Le calendrier d’adoption de l’instrument de réciprocité sur les marchés publics est du ressort du Parlement et du Conseil. La Commission présente sa proposition. Elle est actuellement en discussion au Conseil. L’affaire n’est pas très bien engagée dans la mesure où il y a une minorité de blocage. Les choses sont également compliquées au Parlement. Ayant moi-même été parlementaire européen pendant plus de vingt-cinq ans, je sais que le Parlement prendrait mal que l’exécutif commande son calendrier.

Mme Seybah Dagoma. Je voulais savoir pourquoi certains pays sont hostiles à ce principe et si vous pensez réussir à les convaincre.

M. Karel De Gucht. Certains pays sont réticents parce qu’ils pensent pouvoir mieux tirer parti de relations bilatérales avec la Chine. Ce manque de solidarité entre pays membres est une des faiblesses de l’Europe. Force est de reconnaître que, à tour de rôle, chacun des États membres pèche en cette matière et la Chine notamment en profite. Celle-ci maîtrise parfaitement ce jeu de dupes en faisant miroiter à chacun des avantages à court terme que, malheureusement, tout le monde saisit à la moindre occasion.

S’agissant des accords de partenariat économique (APE), je souhaite que le Conseil s’accorde assez vite sur une date butoir. Entre la date que nous proposons - le 1er janvier 2014 – et celle proposée par le Parlement, 2016, il faudra trouver un compromis. Je suis convaincu qu’aussi longtemps qu’on ne fixera pas une date butoir, les négociations n’avanceront pas. On nous reproche d’exercer une pression sur les pays concernés. Il s’agit seulement de les inciter à mettre en œuvre des engagements qu’ils ont pris il y a cinq ou six ans. Ils ont signé des accords de partenariat économique intérimaires que certains n’ont pas ratifié ni mis en œuvre. Il ne s’agit pas de les forcer à négocier un accord définitif à ratifier pour le 1er janvier 2014, mais de les engager à se conformer aux décisions prises. Voilà ce qu’il faut rappeler à certains parlements nationaux.

M. Pierre Lequiller. J’entends tout à fait la complexité du problème : pour parvenir à plus de liberté du commerce, il faut s’accommoder de la fermeture des marchés publics dans certains pays, émergents ou États-Unis, et lutter contre le dumping et les subventions. Dans ce contexte, en effet, notre premier travail à nous, Français, est d’améliorer notre compétitivité propre.

Les élections européennes approchant, il faut avoir conscience que l’opinion publique est persuadée que l’Europe ne sait pas se défendre face à ses partenaires. Cela risque de nuire aux candidats pro-européens lors de ces élections. L’Europe a, certes, à gérer une situation très complexe mais elle a surtout un problème de communication. La Commission devrait mieux informer le public des actions qu’elle engage. Le pro-européen que je suis s’inquiète beaucoup de constater que l’opinion publique sur l’Union est plus négative qu’il y a quatre ou cinq ans.

M. Christophe Caresche. Le sujet est extrêmement sensible dans notre pays, où s’exprime effectivement un doute sur la capacité de l’Union à défendre ses positions et son appareil économique dans un contexte de mondialisation et de délocalisations. Ce sentiment est sans doute en partie artificiel et il fait le lit des tentations protectionnistes. Je ne crois pas qu’il soit partagé par le Gouvernement de la France, qui agit pour développer la compétitivité et les investissements sur notre sol.

Reste que, dans une appréciation globale de la question, certains secteurs subissent des distorsions de concurrence, en particulier le secteur automobile, avec Renault qui vient encore d’annoncer 7 000 licenciements. Cela a d’ailleurs fait l’objet de la discussion que vous avez eue avec le gouvernement français à propos de l’application des clauses de surveillance prévues par l’accord avec la Corée. Si l’on comprend que l’accord est globalement gagnant-gagnant pour les deux parties, pour certains secteurs, symboliquement importants, l’impact est lourd. La France défend, et je m’inscris totalement dans ce mouvement, l’idée de patriotisme économique, en incitant le consommateur à privilégier des produits fabriqués sur notre territoire. À ce propos, vous avez retiré de l’agenda de travail de la Commission la réglementation relative au « Made in », sans doute en raison de réticences de certains États membres. Je trouve regrettable que la Commission n’essaie pas d’avancer sur cette question.

S’agissant de l’acier, j’ai cru comprendre que la Commission avait, à la fin de l’année dernière, revu le système de surveillance, donc des importations dans l’Union.

Avez-vous prévu des mesures visant à renforcer les instruments de défense commerciale ? Le Parlement européen semble avoir la volonté de décaler à 2016 les mesures relatives à l’accès aux marchés. Quelle est la position de la Commission à ce sujet ?

Dans le cadre de l’OMC, une réunion ministérielle est prévue en décembre. Sur quel type d’avancée peut-elle déboucher, selon vous ? Certains pays européens pousseraient pour orienter les négociations qui impliqueraient des concessions agricoles de la part de l’Union. Qu’en est-il ?

Enfin, pouvez-vous faire un point sur l’état des négociations avec le Canada, notamment en matière agricole ?

M. Michel Piron. Dans des domaines comme l’énergie et les transports, la Commission semble privilégier, dans la concurrence, une approche segmentée plutôt que globale. Certains groupes, dans le transport ferroviaire ou les télécommunications par exemple, ont mis des décennies à intégrer, à travers des investissements amortissables à très long terme, les infrastructures et la distribution, manifestement dans une approche d’intégration verticale. À l’inverse, depuis des années, la Commission semble privilégier la désintégration de ces grands groupes. À cet égard, je m’interroge sur les critères de la Commission : sachant qu’on n’amortit pas des infrastructures aussi rapidement que des installations de distribution, prend-elle en compte la durée d’amortissement, ainsi que la sécurité d’approvisionnement dans la durée, par exemple dans les domaines de l’énergie et du transport ? On parle beaucoup de concurrence interne en Europe, mais à l’échelle du monde, des grands groupes ont peut-être davantage à gagner dans de l’intégration verticale que dans des approches complètement segmentées.

S’agissant de l’Europe exportatrice, vous avez fait état de différences entre zones européennes, certaines privilégiant le commerce et donc les achats aux plus bas prix possibles, et d’autres privilégiant la production et demandant donc des prix plus élevés. En d’autres termes, vous semblez devoir arbitrer entre capitalisme rhénan et capitalisme anglo-saxon. Quel est votre positionnement ?

M. Karel De Gucht. Contrairement à ce que vous dites, j’ai l’impression que l’Europe se défend assez bien.

M. Pierre Lequiller. L’opinion publique ne le sait pas suffisamment.

M. Karel De Gucht. C’est la raison de ma présence ici. Pour dire, par exemple que le solde de notre balance commerciale est largement positif et que l’excédent augmente d’année en année. C’est d’ailleurs indispensable pour payer notre facture énergétique et les minerais nécessaires à notre industrie.

Les Chinois ne seraient pas d’accord avec vous. Nous venons de lancer contre eux la plus grande enquête antidumping de tous les temps dans le secteur des panneaux photovoltaïques. Ce dossier représente, au titre de 2011, 21 milliards d’euros. Les Chinois en sont sidérés, d’autant que les Américains en ont fait autant de leur côté, pour un montant sans doute moins important peut-être. Nous enquêtons aussi sur les mobile networks et nous n’excluons pas d’initier une instruction ex officio, sans qu’il y ait de plainte. Trois sociétés du secteur, Ericsson, Nokia Siemens et Alcatel-Lucent, se plaignent à juste titre mais ne déposent pas plainte, alors qu’il s’agit d’un dossier très stratégique. Récemment, nous avons gagné contre la Chine sur un contentieux relatif aux matières premières et nous en avons engagé un autre concernant les terres rares, ces minerais cruciaux pour la haute technologie. Il n’est donc pas vrai que l’Europe ne se défend pas. Les responsables politiques des États membres ont trop tendance à prendre l’Europe et la Commission européenne comme boucs émissaires. S’ils prenaient leurs responsabilités, cela rendrait notre vie un peu plus facile. Cela dit, je m’y suis habitué et suis prêt à le supporter jusqu’à la fin de mon mandat.

L’appréhension globale des accords de libre-échange peut créer des problèmes sectoriels, notamment pour le secteur automobile. Toutefois, les difficultés que rencontrent les constructeurs en Europe n’ont strictement rien à voir avec ces accords. Celui que nous avons avec la Corée du Sud, autre grand producteur automobile, a peut-être fait passer les taxes de 10 % à 4,2 %, mais ce n’est pas suffisant pour bouleverser la donne de l’industrie automobile en Europe. D’après les chiffres, le marché a été moins touché en France que dans d’autres pays. Du reste, beaucoup de ces voitures sud-coréennes sont produites en Tchéquie et en Slovaquie et sont donc des produits européens, tout comme certains modèles de Ford ou Opel. Je rappelle qu’est considéré comme produit européen, tout bien majoritairement fabriqué en Europe. Il faut donc chercher ailleurs la cause des problèmes, réels, du secteur automobile, mais cela ne relève pas de ma compétence.

Nous allons entamer, d’ici à trois à quatre mois peut-être, des négociations avec le Japon, pays sensible s’il en est. La tâche s’annonce si compliquée que l’on peut s’attendre à ce que cela dure trois à quatre ans. En tenant compte des périodes de transition, cela veut dire qu’au moment où l’accord sera susceptible d’avoir un impact sur le marché européen, une décennie se sera écoulée. Ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux mettre à profit cette période pour agir dans le secteur automobile plutôt que d’attendre en se plaignant des conséquences potentielles d’un tel l’accord ? Ce qui est clair, c’est que, si rien n’est fait, ce secteur connaîtra une crise. Je n’ai pas de commentaires à faire sur une société en particulier mais, que je sache, c’est bien cette même société qui a annoncé la construction d’une usine en Algérie, sans doute pour des raisons fondées.

L’agriculture est un autre secteur qui est susceptible d’être impacté par les accords de libre-échange, principalement parce que nos partenaires sont intéressés par notre marché. Le Canada est, par exemple, très offensif dans ce domaine. Il faudra bien trouver des compromis, car, si ce pays ne trouve pas son intérêt dans un accord, celui-ci ne sera pas signé. À nous de déterminer ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas.

La Commission a abandonné le projet du « Made in ». Il est sur la table du Conseil depuis plus de trois ans, mais celui-ci n’en veut pas. D’autant que, dans une décision datant de quelques mois, l’OMC a clairement signifié comme inacceptable d’obliger un pays importateur à pratiquer l’étiquetage. Les industriels européens n’en veulent pas plus, y voyant un coût supplémentaire. Je m’interroge sur la chance qu’aurait une autre mouture du projet d’avoir l’aval du Conseil.

Le patriotisme économique, pourquoi pas, mais ce n’est pas ce qui ravivera l’industrie française. D’ailleurs, il est très difficile de trouver des produits entièrement français. Ce qu’il faut, c’est augmenter la productivité et remédier au problème de compétitivité. Demander aux gens d’acheter français n’est pas une solution. D’ailleurs, excepté quelques patriotes, ils achètent ce qui leur semble au meilleur rapport qualité-prix.

M. Christophe Caresche. En général, les produits qui viennent d’autres pays ne sont pas meilleurs que les produits français.

M. Karel De Gucht. La question n’est pas là. C’est une erreur de penser qu’on va redonner de l’élan à l’industrie française en achetant français ; on va le faire en améliorant sa compétitivité.

S’agissant de l’acier, ce que j’ai supprimé, c’est le système d’observation des importations d’acier en Europe. Il n’apportait rien de plus que ce que font nos services des douanes, par le biais desquels nous sommes parfaitement informés.

Une conférence ministérielle de l’OMC se tiendra à Bali au mois de décembre prochain. Nous souhaitons obtenir des résultats. En tant que de plus grand importateur et exportateur mondial, nous avons un intérêt considérable à ce que le projet de facilitation du commerce sur la table aboutisse et à ce que les pays en voie de développement et les pays émergents y prennent part. Mener à bien ce projet nécessitera, d’abord, de résoudre des problèmes techniques, notamment d’harmoniser les procédures douanières, chacun étant convaincu que son système est le meilleur. La tâche est énorme. Il faudra, par ailleurs, probablement négocier un paquet, éventuellement comprenant la concurrence à l’exportation et les produits agricoles seraient éventuellement concernés. Jusqu’à présent, nous n’avons pas fait de concession, mais le paquet n’est pas définitivement établi. Il ne s’agirait en tout état de cause que des concessions que nous avions déjà faites dans le cadre du cycle de Doha, dans le cadre du paquet agricole de 2008. Il n’y aurait donc rien de nouveau. Il est vrai que le secteur agricole fait l’objet de demandes offensives de la part du Canada.

M. Jérôme Lambert. À propos du Canada, monsieur le commissaire, je vous transmets une question de notre collègue Annick Girardin, députée de Saint-Pierre-et-Miquelon, qui ne peut être présente aujourd’hui.

La question de notre collègue concerne le projet d'accord commercial de l'Union européenne avec le Canada. Tel que présenté dans le rapport que Mme Girardin a présenté au nom de notre Commission, cet accord, qui négligeait initialement jusqu'à l'existence de Saint-Pierre-et-Miquelon, aura immanquablement d'importantes conséquences sur l'économie de cet archipel où vivent quelques 6 000 citoyens européens convaincus.

Mme Annick Girardin, relayée par les autorités nationales françaises ainsi que plusieurs collègues députés européens, a déjà eu l'occasion de soulever de nombreux intérêts défensifs et offensifs propres à Saint-Pierre-et-Miquelon et méritant une prise en compte spécifique dans le cadre de cet accord, et elle vous remercie par avance de toute précision supplémentaire que vous serez en mesure d'apporter concernant les travaux à ce sujet.

Sa question d'aujourd'hui concerne toutefois un point spécifique et supplémentaire : le régime tarifaire qui sera appliqué à l'avenir par le Canada aux biens et services produits à Saint-Pierre-et-Miquelon. En effet, alors qu'une des pistes de développement de l'archipel a été la promotion des productions et savoir-faire français et européens à la porte du Canada, sans régime spécifique prévu dans le cadre de l'accord il est fort à craindre que demain les productions européennes locales soient éliminées du fait de la concurrence déloyale des produits venant d'Europe, sans droits de douane du fait de l'accord, alors que les produits locaux, ou transformés localement, continueront, eux, d'être tarifiés par le Canada.

Sachant notamment que l'Espagne aurait déjà sollicité et obtenu des garanties du même ordre concernant l’Andorre, il serait impensable que les produits et services en provenance de Saint-Pierre-et-Miquelon soient défavorisés à l'entrée au Canada, par rapport aux produits venant d'Europe.

Notre collègue Annick Girardin vous remercie par avance des garanties que vous serez en mesure d’apporter sur ce point précis.

M. Karel De Gucht. S’agissant d’un sujet spécifique, je répondrai plus tard, par écrit, à Madame Girardin.

La question de M. Piron sur l’intégration verticale ou horizontale ne relève pas de mon portefeuille. Quant à savoir quel capitalisme, de l’anglo-saxon ou du rhénan, je privilégie, c’est un peu trop simple au regard de la complexité du problème. Il n’y a pas d’opposition entre commerce et production car il n’y a pas de production sans commerce. Produire pour le seul marché européen n’a plus aucun sens. Plus il y a de production, plus il faut exporter, sinon cela conduit à un système autarcique. Ce système ne fonctionne déjà pas dans un pays en voie de développement, à plus forte raison dans la plus grande économie mondiale, il est voué à l’échec. L’opposition entre commerce et production n’a pas de pertinence.

M. Gilles Savary. Vous avez, monsieur le commissaire, l’un des pires mandats de commissaire puisque, dans chaque négociation, vous êtes surveillé par des États membres qui vous donnent des mandats différents. On peut convenir que la France est un pays frileux qui traîne un déficit extérieur depuis dix ans. Mais l’opinion publique a de l’Union européenne une image bien ternie, ce qui est préoccupant. Dans aucun État, la politique commerciale n’est déconnectée de la stratégie monétaire, la monnaie étant un outil essentiel. Dans les négociations avec la Chine, cette question est-elle soulevée, de même que celle de sa politique sociale consistant à maintenir les salaires très bas ? On ne peut pas parler d’un marché libre et non faussé face à des gens qui ont des réserves de change colossales et pratiquent une politique de sous-évaluation systématique de leur monnaie pour envahir le monde avec leurs produits. Ces aspects sont-ils mis sur la table ou continue-t-on à faire comme si tout cela n’existait pas, en traitant uniquement de politique commerciale et de marchés de biens ?

Pour être compétitif, il faut avoir une industrie puissante. Or, au niveau de l’Union européenne, la puissance de l’industrie est liée au dogme du marché intérieur. L’Europe n’a pas de politique industrielle, contrairement à d’autres pays. La Russie, par exemple, s’est dotée d’une politique hyperpuissante en matière d’énergie. De leur côté, les États-Unis ont fondé leur aéronautique sur le dualisme de l’économie, le Pentagone amortissant la recherche, par exemple des premiers moteurs d’avions, ce qui a permis, par la suite, de vendre très peu cher les avions de Boeing. L’Europe a fait la même chose avec des avances remboursables, mais c’est le seul exemple. Dans tous les autres domaines, y compris d’avenir comme la télématique, nous n’avons à opposer que des règles de marché alors qu’il faudrait définir une stratégie.

M. Jean-Luc Bleunven. J’entends bien que l’objectif poursuivi pour l’accord de libre-échange avec les États-Unis est la libéralisation totale de l’accès aux marchés, mais des questions restent sensibles. Où en est, par exemple, l’embargo sur le bœuf européen ? Pour ma part, je suis convaincu qu’il faut rester très ferme sur les organismes génétiquement modifiés, sujet très sensible surtout en France. J’ai également une inquiétude sur l’évolution de ces échanges, qui serait susceptible de remettre en cause la PAC. Dans ces domaines, il me semble indispensable d’arriver à une véritable réciprocité.

S’agissant du secteur automobile, je ne reviens pas sur les accords bilatéraux mais je pensais vous interroger sur le Japon.

M. Karel De Gucht. Avec la Chine, nous parlons de l’aspect monétaire, mais c’est un problème qu’il ne faut pas surestimer la monnaie chinoise s’est déjà réévaluée. Il faut bien se rendre compte que beaucoup de ce que nous importons de Chine, nous le réexportons. L’approche américaine est très épidermique sur ce sujet. Je ne doute pas qu’en cas de besoin, le Président exercera son veto pour bloquer la législation votée au Sénat. Une des grandes faiblesses de la Chine est de ne pas avoir de politique sociale, c’est pourquoi elle n’arrive pas à recentrer son économie sur la demande intérieure. À long terme, cela sera à son désavantage. Nous-mêmes avons pu nous développer grâce au système de la Sécurité sociale à partir des années cinquante.

La meilleure politique industrielle de l’Europe, c’est le marché intérieur : en créant de la compétition, il crée des industries compétitives. Airbus est un succès dont l’Europe et la France peuvent être fières. Cependant, il faut reconnaître qu’il y a eu dopage à coup de subventions, même si ce n’était pas sous les mêmes formes. Beaucoup d’argent a été dépensé, qui n’aurait pas dû l’être si les choses avaient été mieux organisées. Pour l’avenir, le vrai défi est celui de la compétition avec les Chinois, et les deux sociétés devraient commencer à discuter entre elles.

Les négociations avec les États-Unis soulèveront des problèmes dans de multiples domaines : agricole, standardisation, barrières non tarifaires, marchés publics, etc. D’une manière générale, les Etats-Unis sont plus protectionnistes que nous, et il ne sera pas facile d’obtenir un rééquilibrage.

Je suis prêt à revenir à tout moment devant votre commission.

M. Jérôme Lambert. Merci, monsieur le commissaire, pour la précision de vos réponses. Nous savons bien que, dans le passé, les guerres commerciales ont souvent précédé les guerres humaines. Nous comptons sur vous pour nous en préserver en trouvant de bons accords.

L’audition est levée à dix-huit heures.

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 16 janvier 2013 à 16 h 30

Présents. – Mme Danielle Auroi, M. Jean-Luc Bleunven, M. Christophe Caresche, Mme Seybah Dagoma, Mme Sandrine Doucet, M. William Dumas, Mme Marie-Louise Fort, Mme Estelle Grelier, M. Jérôme Lambert, M. Christophe Léonard, M. Pierre Lequiller, M. Michel Piron, M. Arnaud Richard, M. Gilles Savary

Excusés. – Mme Annick Girardin, M. Jean-Claude Mignon, Mme Paola Zanetti