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Commission des affaires européennes

Mercredi 12 octobre 2016

8 h 30

Compte rendu n° 310

Présidence de Mme Danielle Auroi Présidente

Audition, sur l’avenir de l’Europe, de M. Luuk Van Middelaar, historien et philosophe, ancien membre du cabinet du président Herman Van Rompuy, auteur de « Le passage à l’Europe » 

COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES

Mercredi 12 octobre 2016

Présidence de Mme Danielle Auroi, Présidente de la Commission

La séance est ouverte à huit heures trente-cinq

Audition, sur l’avenir de l’Europe, de M. Luuk Van Middelaar, historien et philosophe, ancien membre du cabinet du président Herman Van Rompuy, auteur de « Le passage à l’Europe » 

La présidente Danielle Auroi. Monsieur Van Middelaar, je vous remercie vivement, au nom de notre commission, d’avoir accepté notre invitation à participer à ce cycle d’auditions sur l’avenir de l’Union européenne. Il s’agit pour nous de prendre du recul dans une période troublée, notamment mais pas seulement par le Brexit. Votre regard d’historien et de philosophe, auquel s’ajoute une connaissance pratique des institutions, nous sera très utile dans cette démarche.

À la fin de votre ouvrage majeur, Le passage à l’Europe, paru en 2009, vous demandiez, de manière prémonitoire, ce qui se passerait si la population d’un État membre décidait vraiment, à la majorité, de sortir de l’Union européenne. Or la population du Royaume-Uni a vraiment décidé, à la majorité, de sortir de l’Union. Je vous retourne donc la question ! Que s’est-il passé à votre avis ? Comment inventer l’avenir de l’Europe, non plus à vingt-huit, mais à vingt-sept ? Le président Valéry Giscard d’Estaing a déclaré, en substance, qu’il n’y avait pas matière à négociations et que les Britanniques devaient sortir, un point c’est tout. Selon moi, les choses ne sont pas aussi simples : non seulement nous avons besoin des négociateurs désormais en place, mais nous devons nous poser des questions tous ensemble.

M. Enrico Letta, que nous avons auditionné dans ce même cadre la semaine dernière, nous a rappelé la rupture qu’avait constituée l’échec du traité constitutionnel en 2005. Nombre de vos réflexions portent sur la quête d’un « public européen ». Comment analysez-vous la profusion récente de référendums en Europe ? N’est-elle pas un signal de défiance vis-à-vis de la construction européenne ? Je pense notamment au référendum néerlandais sur l’accord d’association avec l’Ukraine, qui s’est soldé par une réponse négative, ou au référendum hongrois sur l’immigration, même si celui-ci n’a pas été un succès pour M. Orbán. Et je ne parle pas des nombreux référendums promis chez nous, en France, en cette période de précampagne présidentielle.

Dans Le passage à l’Europe, vous affirmiez qu’un État-providence européen était impensable. Qu’est-ce qu’un État-providence, de votre point de vue ? Au sein de cette commission, nous sommes attachés à l’État-providence et nous considérons que la perspective d’une « Europe qui protège » est sans doute la seule façon de réconcilier les citoyens avec la construction européenne. Que pensez-vous de cette approche ? Est-il possible d’être plus clair sur ce qu’est « une Europe qui protège » ? Peut-être pouvons-nous nous mettre d’accord sur la proposition suivante : le fait de ne plus parler d’ « État-providence » n’empêche pas de travailler à la protection des citoyens. Est-ce une question que vous envisagez ? Est-elle ou non pertinente selon vous ?

Comment envisagez-vous la suite de la construction européenne ? Doit-elle se faire autour d’un noyau dur d’États souhaitant progresser vers davantage d’intégration ? Il s’agirait, en quelque sorte, d’une « Europe des avant-gardes », mais il faudrait bien sûr, dans le même temps, maintenir une approche à vingt-sept. Ou bien, faut-il une Europe à plusieurs vitesses, avec, éventuellement, un noyau de référence, qui pourrait être la zone euro ? La semaine dernière, lors de mon déplacement à Bucarest, accompagnée notamment de Christophe Caresche, ici présent, nos collègues roumains nous ont fait part de l’amertume que suscite chez eux la volonté de relancer l’Union européenne en créant un Europe à deux vitesses, avec un premier cercle plus intégré que le second, dont ils feraient partie. Ils sont notamment très fâchés de ne pas pouvoir adhérer, pour le moment, à l’espace Schengen. Comment pouvons-nous répondre à cette apparente contradiction ? Peut-être existe-t-il un moyen de gérer l’Union européenne de façon plus souple tout en restant unis ?

En tant que conseiller du président du Conseil européen Herman Van Rompuy, vous avez été un témoin privilégié de l’évolution des institutions européennes depuis la crise financière. Quelles sont les mesures souhaitables et possibles pour réformer à moyen terme ces institutions ?

M. Luuk Van Middelaar, historien et philosophe, ancien membre du cabinet du président Herman Van Rompuy, auteur de Le passage à l’Europe. Je vous ferai d’abord part de mon analyse du référendum britannique et de sa signification pour les politiques européennes. Ce faisant, j’aborderai le thème de la protection. Je reviendrai de manière plus détaillée sur les aspects institutionnels après vos éventuelles questions, car il faut examiner, au préalable, le paysage politique du point de vue des électeurs.

Le Brexit est un événement sérieux, une rupture, que je comparerais volontiers à une amputation : l’Union européenne perd l’un de ses grands membres, ce qui est grave, mais ne devrait pas être mortel, à condition que l’on soigne correctement les plaies, c’est-à-dire que les vingt-sept parviennent à se ressouder en tant que corps unique.

Je ne considère pas le Brexit comme une chance, en tout cas à court terme. Certains disent : « Vivement que les Britanniques soient partis ; ils vont cesser de nous mettre des bâtons dans les roues ! » Je n’adhère pas à ce discours pour une raison très simple : les grandes crises qu’a traversées l’Union européenne depuis 2008, à savoir la crise de l’euro, la crise bancaire et la crise des réfugiés, n’ont strictement rien eu à voir avec le Royaume-Uni, qui ne faisait partie ni de l’union monétaire, ni de l’espace Schengen. L’absence des Britanniques ne va donc pas, tout d’un coup, comme par magie, aider à résoudre les problèmes qui existent entre les vingt-sept, par exemple entre Allemands et Français. Il faut se garder de nourrir des illusions de cette nature. Néanmoins, cela ne veut pas dire que l’on ne peut rien faire de cet événement important.

Je développerai mon analyse sur le Brexit en sept points.

Premier point : gardons bien à l’esprit que les électeurs britanniques ne sont pas devenus fous. La tendance est de dire que les Britanniques, isolés sur leur île, ont toujours été impertinents et obstinés, qu’ils ont été mystifiés par la presse, notamment celle de Rupert Murdoch, et que nous sommes entrés dans l’ère de la politique libérée des faits – fact-free politics –, phénomène que l’on observe aussi aux États-Unis avec Donald Trump. Peut-être tout cela a-t-il joué un peu dans le choix des électeurs britanniques, mais, selon moi, dans un pays libre tel que le Royaume-Uni, il n’est pas possible de convaincre 52 % de la population de voter contre son intérêt économique uniquement avec des mensonges et de la propagande. Cela veut dire que les électeurs britanniques ont exprimé autre chose à l’occasion de ce scrutin. Leur attitude peut apparaître parfaitement rationnelle si l’on élargit la perspective au-delà de l’économie au sens strict et du niveau du PIB.

Deuxième point : dès lors, le premier message de ce scrutin, c’est que la politique identitaire prime sur l’économie. C’est le slogan « take back control » – reprenez le contrôle – qui a fait gagner le non, car il a cristallisé à la fois les peurs et un désir de souveraineté et d’identité. On observe ce mouvement partout, aux États-Unis et en Europe, y compris en France et aux Pays-Bas. Pour une fois, les Britanniques ont été, en quelque sorte, à l’avant-garde, en marquant leur défiance envers la logique de la globalisation au sens large, envers le système de frontières et de marchés ouverts qui structure le monde américain et européen depuis 1945. En l’espèce, je ne dis rien d’original : je ne fais que replacer le scrutin britannique dans un cadre plus général.

Troisième point : la situation est grave pour l’Union européenne en tant que telle, car ce vote de défiance, ce cri du cœur lancé par les électeurs britanniques va directement à l’encontre de la doctrine bruxelloise – que je connais en effet de l’intérieur, madame la présidente – à deux égards. D’une part, depuis l’époque des pères fondateurs, l’Europe a toujours misé sur l’économie : le postulat était que, si l’on créait de l’interdépendance économique, les populations seraient reconnaissantes pour l’œuvre accomplie. À cela, les Britanniques ont répondu non à 52 % contre 48 %, en disant, en substance : « Le commerce, c’est bien, mais nous avons d’autres préoccupations qui ne sont pas pleinement prises en compte. » Ce vote constitue donc un défi fondamental pour l’Union européenne en tant que système politique. D’autre part, l’intégration était censée être un mouvement à sens unique, toujours vers l’avant, jamais vers l’arrière, avec une augmentation continue du nombre d’États membres – il est passé de six à vingt-huit – et l’attribution progressive de compétences et de pouvoirs supplémentaires aux institutions centrales. De ce point de vue aussi, le Brexit marque un coup d’arrêt.

Quatrième point : sur le champ de bataille électoral, la lutte oppose un centre au sens large et les extrêmes, c’est-à-dire des forces qui veulent maintenir, d’une façon ou d’une autre, le système ouvert de l’après-guerre, et des forces qui veulent, au contraire, l’attaquer, voire le détruire. À cet égard, le Brexit n’a été que le premier acte. D’autres rendez-vous électoraux sont devant nous, en particulier l’élection présidentielle française, qui sera observée de très près partout au sein de l’Union, en raison de ce qu’elle représente non seulement pour la France, mais aussi pour l’Europe dans son ensemble.

Si l’on adoptait une vision strictement bruxelloise, on pourrait considérer que seules comptent les élections européennes qui se tiennent tous les cinq ans, mais, de mon point de vue, l’Europe politique ne se limite pas à quelques kilomètres carrés à Bruxelles et à Strasbourg : elle comprend l’ensemble des systèmes politiques des États membres. En d’autres termes, les parlements nationaux participent à la gouvernance européenne. En réalité, de nombreuses élections « européennes » ont lieu chaque année : en 2017, il s’agira notamment des législatives aux Pays-Bas en mars, des scrutins nationaux en France au printemps et des élections fédérales en Allemagne en septembre.

Cinquième point : quelle réponse apporter à ce constat ? Je vous rejoins tout à fait, madame la présidente, sur la nécessité d’une « Europe qui protège » : c’est vraiment le cœur du débat. Il faut trouver un nouvel équilibre entre, d’une part, les libertés qu’offre ou crée l’Union européenne et, d’autre part, la protection ou l’ordre qu’elle devrait offrir ou créer. Or c’est loin d’être évident, car l’Union européenne ne sait faire, historiquement, qu’une seule chose : élargir le marché, créer de la liberté et de l’ouverture, abattre les frontières, instaurer un grand espace de mouvement pour tous les Européens. Cette politique agrée les entreprises, les étudiants – qui peuvent voyager grâce au programme Erasmus –, les personnes diplômées et aisées, bref, ceux que l’on peut appeler un peu crûment la « clientèle » de l’Union européenne. Jusqu’à récemment, cette clientèle avait toujours représenté plus de 50 % des votes, mais tel n’est plus le cas aujourd’hui. C’est le problème crucial.

À l’autre extrémité du spectre électoral, ainsi que nous l’avons constaté en France et aux Pays-Bas dès 2005, voire plus tôt encore, on trouve ceux qui n’apprécient guère les libertés que procure l’Union européenne, qui y voient non pas une chance, mais une menace, la raison d’une concurrence accrue sur le marché du travail, de l’arrivée de gens venus d’ailleurs, etc. On entend dire parfois que c’est « l’élite contre le peuple », mais c’est une ineptie : l’électorat se partageant en deux groupes à peu près égaux, il s’agit en réalité de deux peuples, avec deux visions du monde, deux systèmes de valeurs, deux choix politiques qui ne sont pas déterminées uniquement par la sociologie – on pourrait analyser en détail les résultats du scrutin britannique. Il y a, d’une part, ceux qui prônent l’ouverture et que le système institutionnel européen sert depuis toujours, par nature, et, d’autre part, ceux qui demandent à l’Europe une protection.

Ce besoin de protection a été ressenti par l’opinion et exprimé publiquement plus tôt en France qu’ailleurs. Il est désormais ressenti également dans d’autre pays. Il y a une dizaine d’années, aux Pays-Bas, le terme « protection », invoqué par M. Sarkozy dès 2007, voire plus tôt encore, était considéré comme une nouvelle blague des Français, impliquant des choses dont on ne voulait pas, en particulier le protectionnisme – les Pays-Bas sont, vous le savez, un pays commerçant. Aujourd’hui, la réaction n’est plus du tout la même, même dans les cercles libéraux : on prend en compte le fait que le curseur se déplace sur l’axe libertés-protection vers davantage de protection.

Selon moi, il est utile de mettre en avant l’opposition entre libertés et protection, car cela aide à parler franchement. À Bruxelles, comme chaque fois qu’il y a un échec, on a entendu des slogans vides de sens : il faut « faire mieux » – a better Europe – ; il faut être « grand sur les grands sujets et petit sur les petits sujets ». C’est du langage bureaucratique qui ne veut rien dire. A contrario, le dilemme entre libertés et protection implique de vrais choix, qui peuvent être douloureux, par exemple en matière commerciale. L’Union européenne a besoin, de manière vitale, de cette franchise et de cette sincérité dans le langage. Les gens ne supportent plus une certaine hypocrisie du langage officiel, qui ne correspond pas du tout à la réalité qu’ils vivent. En tant qu’ancienne plume du président du Conseil européen, je sais de quoi je parle.

Sixième point : que veut dire concrètement, pour les politiques européennes, déplacer le curseur sur l’axe libertés-protection vers davantage de protection ? Une Union européenne qui protège mieux, cela peut signifier deux choses : soit que l’Union produit un ordre ou offre une protection elle-même – elle peut le faire dans certains domaines, notamment en matière de sécurité intérieure ou extérieure, par exemple avec le corps de gardes-frontières européens ; soit que l’Union arrête de miner ou de détruire les systèmes de protection existants. Selon moi, c’est cette deuxième approche qu’il faut privilégier dans le domaine social, notamment pour tout ce qui touche à l’État-providence. Car le niveau de protection sociale varie considérablement d’un État membre à l’autre, et il va être difficile, voire impossible, de faire en sorte que tous les pays de l’Union atteignent le niveau existant en France ou au Danemark. Il faut faire attention aux vœux que l’on formule – be careful what you wish for – car, si la bonne fée les exauce, on peut se retrouver avec moins qu’au départ !

Le thème de la protection a été au cœur de la campagne référendaire au Royaume-Uni et, auparavant, au cœur de la négociation entre David Cameron et ses vingt-sept collègues. L’un des débats les plus âpres a porté sur les exceptions à la libre circulation des travailleurs que l’on pouvait ou non accorder. L’enjeu était de préserver le système de protection existant au Royaume-Uni. Le même débat existe concernant la directive sur les travailleurs détachés. Selon moi, il convient d’être très attentif à ces sujets, et il faut se garder de répondre immédiatement qu’il est impossible d’agir en la matière ou que cela va à l’encontre de la façon dont l’Union européenne a toujours agi.

Pour ma part, je trouve dommage que l’accord auxquels nous sommes parvenus avec les Britanniques lors du Conseil européen de février 2016 – que l’on avait intitulé « New Deal for UK »– ait été jeté à la poubelle avec le Brexit, certes conformément à ce qui était convenu. Nous aurions pu en retenir certains éléments pertinents pour d’autres systèmes d’État-providence, les garder dans notre boîte à outils commune, tout en modifiant, sans doute, leur forme juridique.

Septième point, pour finir : quelle politique – à distinguer des politiques – doit-on mener et quelle communication doit l’accompagner ?

Selon moi, la réponse sérieuse à l’amputation que constitue le Brexit, au défi presque existentiel qu’il représente pour l’Europe, c’est de regagner les électeurs du centre : il faut faire en sorte que 60 à 70 % des électeurs, et non pas seulement 48 %, se reconnaissent dans l’Union européenne. Cela implique de faire des choix politiques difficiles et, peut-être aussi, d’aller à l’encontre de certains intérêts bien établis. La principale réponse réside non pas dans un bricolage institutionnel, mais dans une action politique réelle, plus intense.

En complément, il est important d’améliorer la communication, même si cela doit être non pas le produit principal, mais le papier d’emballage. Il faut avant tout que ceux qui sont aux commandes, à savoir les vingt-sept dirigeants nationaux, assument mieux qu’aujourd’hui leurs choix en tant que choix européens, en considérant qu’ils font partie de cet ensemble.

M. Joaquim Pueyo. Je vous remercie, monsieur, pour votre intervention. Cela fait du bien d’entendre des Européens parler comme vous le faites.

Dans votre ouvrage Le passage à l’Europe, vous avez identifié trois sphères européennes : la première se rapporte aux États-nations ; la deuxième recoupe les institutions de l’Union ; la troisième, que vous avez appelée « sphère intermédiaire », renvoie notamment au Conseil européen.

La Commission européenne est fréquemment pointée du doigt, notamment en France, comme la source du ressentiment des citoyens envers l’Union. Elle est parfois dénoncée par les élus nationaux. On la juge généralement trop intégratrice. Pourtant, on oublie trop souvent de rappeler que les initiatives émanent du Conseil européen.

Depuis le Brexit, des voix se sont élevées en faveur d’une relance et d’une redynamisation du projet européen. Je suis convaincu que c’est nécessaire. Je m’interroge sur la possibilité d’une réforme du fonctionnement des institutions, en particulier du Conseil européen. Cependant, face à la réticence croissante des citoyens, y compris en France, relayée par certains partis politiques, il semble très compliqué d’avancer vers une réorganisation des pouvoirs aux dépens du Conseil européen. Selon vous, quelles sont les pistes qui pourraient être explorées afin de diminuer les blocages au sein de cet organe ?

On oublie parfois l’histoire des XIXe et XXe siècles. Il faudrait que nos concitoyens en aient une meilleure connaissance. En tout cas, certains sujets semblent de nature à recréer un lien entre les citoyens et l’Union européenne : la sécurité et la protection, que vous avez évoquées ; l’Europe de la défense, qu’il faut absolument relancer ; les politiques envers les jeunes, car nous devons travailler pour l’avenir. Quel est votre sentiment à cet égard ?

M. Michel Piron. Merci beaucoup, monsieur, pour votre exposé très stimulant.

Vous avez rappelé que l’Europe s’est construite essentiellement sur des convergences économiques depuis les pères fondateurs. Si ceux-ci ont en effet considéré que l’économie devait être le moteur de la construction européenne, peut-être faut-il néanmoins préciser qu’ils avaient un message et une vraie volonté politique : celle de constituer un espace de paix.

Vos propos sur le concept ambigu de protection sont très éclairants. La question de la protection relève de l’évidence lorsque l’on parle des frontières extérieures de l’Union européenne, à tout le moins en théorie car, en pratique, nous sommes bien loin d’être capables d’assumer cette protection, notamment par rapport à la question des migrants, sans même parler des tensions à ce sujet en Europe de l’est.

En ce qui concerne la protection à l’intérieur de l’Union européenne, il faut remettre en question la suppression des protections nationales, en particulier des systèmes nationaux de solidarité, car nous ne sommes pas en mesure, actuellement, de les remplacer par des systèmes européens de solidarité. Je ne prendrai qu’un seul exemple : la question des travailleurs détachés. Nous sommes confrontés à des situations inacceptables de travailleurs détachés qui ne sont pas déclarés. J’ai travaillé sur ce dossier avec deux de mes collègues et nous avons échoué : nous avons obtenu quelques petites améliorations en matière de contrôles ou encore de responsabilité des donneurs d’ordres par rapport aux sous-traitants, mais nous nous sommes aperçus progressivement que l’on était en réalité incapable de vérifier si les charges sociales étaient effectivement payées dans le pays d’origine – qu’il s’agisse de la Pologne, de la Hongrie ou de la Roumanie –, même à salaire direct égal. Rappelons que les charges sociales sont beaucoup plus élevées en France qu’ailleurs.

Sur des sujets tel que les travailleurs détachés, l’administration européenne n’a-t-elle pas tendance à pécher par prétention ou par vanité technocratique ? Comme toute administration, elle a eu la tentation de régler le problème sur le papier, en posant le principe que le salaire est payé dans le pays d’accueil, mais que les charges sociales sont payées dans le pays d’origine. Elle ne s’est guère souciée de l’applicabilité de ces mesures. Or, ainsi que je viens de l’indiquer, on est incapable de les mettre en œuvre. Dès lors, ne vaudrait-il pas mieux en rester à des règles que l’on est en mesure de faire respecter, à savoir le paiement du salaire et des charges sociales dans le pays où le salarié travaille, quitte à régler ensuite la question des retraites ? Quel est votre sentiment à propos de cette prétention bureaucratique européenne ?

M. Christophe Caresche. Les questions économiques sont encore très prégnantes dans les projets de refondation de l’Europe. Un certain nombre d’observateurs expliquent qu’il faudrait une intégration plus forte de la zone euro pour sortir de la crise actuelle. Or vous nous avez fait part d’une observation très importante : les peuples peuvent estimer que leur intérêt économique n’est pas supérieur à leur intérêt identitaire ou démocratique. Cela signifie qu’un certain nombre de pistes qui sont aujourd’hui sur la table risquent d’être vouées à l’échec si elles n’intègrent pas cette dimension.

D’autre part, vous suggérez que la solution est à rechercher plutôt dans un rééquilibrage entre le centre et la périphérie, entre les institutions européennes et les institutions nationales, que dans une intégration plus poussée, c’est-à-dire dans un nouveau transfert de compétences au niveau européen. Cette idée est, elle aussi, très importante, car on entend un discours selon lequel la crise serait liée au fait que l’Union n’est pas assez intégrée. Un certain nombre de projets sur la table partent d’ailleurs de ce postulat.

M. Bruno Gollnisch, député européen. Merci beaucoup, madame la présidente, d’avoir organisé ce débat très intéressant. Je regrette qu’il n’y ait pas davantage de mes collègues députés européens pour le suivre.

Je reconnais en M. Van Middelaar le digne successeur de Hugo de Groot alias Grotius, grand juriste et philosophe néerlandais. Et je n’oublie pas que l’abbé de Saint-Pierre, qui était non seulement un ecclésiastique, mais aussi un philosophe et un homme politique, a fait publier son Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe à Utrecht.

J’appartiens à une formation réputée eurosceptique, voire hostile à l’Union européenne, mais je me garderai de toute polémique.

Je voudrais revenir sur les concepts de protection et d’ouverture que vous avez utilisés et qui sont, selon moi, centraux. Je me demande si la crise actuelle de légitimité de l’Union européenne ne tient pas précisément à ce que la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux, dogme de départ de l’Union, a été étendue au-delà de ses frontières. Cela provoque une double crise de légitimité. D’une part, ainsi que vous l’avez très bien montré, vis-à-vis de ceux qui sont attachés à la protection non seulement de leur identité, mais aussi de leurs régimes sociaux, de leur niveau de salaire et de leur niveau de vie. Ils estiment que l’ouverture des frontières de l’Europe à la concurrence de pays qui ne jouent pas selon les mêmes règles provoque les délocalisations, le chômage, une certaine forme de concurrence déloyale et un certain dumping social. D’autre part, cette crise de légitimité touche aussi, paradoxalement, les libéraux, ainsi que nous l’avons vu avec le Brexit : un certain nombre de Britanniques libéraux, voire ultralibéraux, se disent que l’on a plus tellement besoin de l’Europe pour commercer avec le reste du monde. À partir du moment où l’Union européenne est intégrée dans un ensemble beaucoup plus large, notamment via l’Organisation mondiale du commerce (OMC), quel est l’intérêt de l’interdépendance économique voulue par les pères fondateurs ou de la libre circulation des personnes, des marchandises et des capitaux, qui réalisait une certaine intégration dans ce que l’on appelait autrefois le « marché commun » ? En fin de compte, même ceux qui sont favorables à la mondialisation se demandent quelle est l’utilité d’un organisme régional, si c’est pour avoir un abaissement général des frontières économiques et une liberté globale des mouvements de capitaux.

Pour redonner de l’intérêt à l’Europe, ne faudrait-il pas, en faisant preuve d’un peu de modestie, en revenir à une direction par projets ? Paradoxalement, les réalisations européennes que l’on met généralement en avant, par exemple l’avion Airbus ou la fusée Ariane, ne se sont pas faites dans le cadre de l’Union européenne. Néanmoins, un certain nombre de projets menés à bien dans le cadre de l’Union rencontrent aux aussi l’adhésion, notamment le programme Erasmus, que vous avez évoqué. Nous pourrions développer des projets précis, chiffrés, quantifiables, dont les coûts et les avantages pourraient être comparés par les citoyens. Ne faudrait-il pas multiplier de tels projets communs dans le domaine de la recherche, de l’industrie ou des transports sans trop poursuivre l’intégration institutionnelle que nous avons connue jusqu’à présent ?

M. Arnaud Richard. C’est un plaisir et une chance de vous entendre ce matin, monsieur. On a l’impression que votre ouvrage est sorti cette année, alors qu’il a déjà quelques années ! Je vous sais aussi gré, alors que vous avez été collaborateur du président du Conseil européen, de ne pas utiliser tous ces acronymes et cette novlangue, qui est assez insupportable pour nos concitoyens.

La vision historique est inévitable lorsque l’on parle de l’Europe. Cependant, je reste un peu sur ma faim : compte tenu de l’analyse historique que vous venez de nous présenter, que va-t-il se passer ? Que pensez-vous du rapport des cinq présidents sur l’union économique et monétaire ? Selon vous, est-ce la piste qui va se dessiner pour les dix années à venir ? La politique des petits pas vers une plus grande intégration sera-t-elle porteuse ? Ou bien aurons-nous simplement un « bricolage institutionnel » – je reprends vos termes – qui ne suffira pas pour réaliser le grand dessein européen auquel nous aspirons tous ?

Vous avez évoqué la division qui existe au sein des peuples européens. Quelle place pour les peuples dans la construction européenne dans les années à venir ?

M. Jean-Luc Bleunven. J’ai organisé la semaine dernière, dans ma circonscription, une réunion sur les traités internationaux entre l’Union européenne et le reste du monde. Nous avons fait salle comble : plus de 200 personnes y ont participé. Un fonctionnaire européen brillant a expliqué la situation. Il en a pris « plein les carreaux » mais, lorsque l’on a sondé la majorité silencieuse après la réunion, on s’est aperçu qu’il avait convaincu de nombreuses personnes par son argumentaire.

Comme vous, je suis convaincu qu’il faut faire des choix politiques difficiles, mais ceux-ci auront du mal à être acceptés sur le terrain. Dès lors, ne faut-il pas revoir la façon de faire exister l’Europe ? Compte tenu du mode de désignation et de fonctionnement du Parlement européen, les députés européens ne sont pas présents sur le terrain et laissent les fonctionnaires européens parler en leur nom. Pour sortir de l’inertie, ne faut-il pas repenser le lien entre les populations et la représentation européenne ? Au fond, les choix ne sont pas forcément mauvais, c’est l’absence de pédagogie et la bureaucratie qui posent problème. Sans doute est-ce une solution un peu extrême et démagogique, mais, si l’on envoyait tous les fonctionnaires européens sur le terrain pendant deux ans, l’Europe aurait un autre visage ! L’avenir de l’Europe passe bien sûr par des choix difficiles, mais, surtout, par une reconnaissance démocratique. N’est-ce pas là le principal virage politique qu’il faut prendre ?

Mme Sandrine Doucet. Merci, monsieur, d’avoir exposé votre vision historique et dynamique, avec un certain optimisme, qui tranche avec le pessimisme et le déterminisme avec lesquels ces questions sont souvent traitées. Vous avez mis en lumière certains écueils, en particulier le fait que la construction européenne s’est faite sur la base d’un projet très conceptuel et élitiste. Vous avez d’ailleurs parlé de « clientèle » de l’Union européenne.

Le débat est actuellement exacerbé par la question de la frontière, non seulement par la question cruciale de l’appartenance à l’Union européenne, qui a été posée par le Brexit et que le Président de la République a évoquée devant le Parlement européen, mais aussi, d’une façon beaucoup plus problématique, triste et violente, par la question migratoire. Cette question de la frontière domine au détriment d’autres questions plus constructives, ayant trait notamment à la démocratie européenne. Comment faire pour redonner une identité à l’Europe ? On ne se sent jamais aussi Européen que lorsqu’on voyage en dehors de l’Europe, par exemple dans les pays émergents. Comment faire pour rendre l’Europe plus démocratique et plus accessible, notamment à la jeunesse, qui a besoin de se sentir profondément européenne ?

M. Yves Daniel. Les termes « libertés » et « protection », que vous avez employés, forment un grand écart dans la construction européenne, ce qui laisse la place à un projet très vaste. Ce qui importe, du point de vue du citoyen européen, sur le terrain, c’est que l’on construise une Europe citoyenne. Comment faire adhérer les citoyens au projet européen ? On ne peut pas construire une Europe sans citoyens ! Dans notre monde très rapide et médiatisé, marqué par l’individualisme et le repli sur soi, comment donner toute sa place au citoyen ? J’ai l’impression que l’Europe ressemble un peu à une bulle, qu’elle est engluée dans son fonctionnement quotidien, certains cherchant des protections, d’autres à protéger leurs libertés – on peut aussi lier les deux notions. Or, si l’on veut dépasser les clivages, notamment politiques, et avancer véritablement, il faut sans doute donner une autre dimension au projet européen. Selon moi, l’Europe doit acquérir une dimension mondiale : elle doit repartir d’éléments fondamentaux tels que la déclaration des droits de l’homme, être capable de se positionner dans les équilibres mondiaux et face aux conflits que nous connaissons, être capable de prendre de la hauteur et du recul. N’est-ce pas un aspect essentiel ?

La présidente Danielle Auroi. Vous avez sans doute remarqué comme nous que les premières mesures prises par Mme Theresa May au Royaume-Uni sont des mesures sociales, en particulier la relance de l’école publique. Cela va tout à fait dans le sens de ce que vous avez indiqué.

Pour compléter la remarque d’Yves Daniel sur l’Europe citoyenne, les parlements nationaux pourraient-ils avoir un rôle plus visible et plus concret que celui qu’ils ont eu au cours des dernières années ? La Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC), au sein de laquelle les parlements nationaux et le Parlement européen se rencontrent régulièrement, évolue et fait des propositions. Les parlements nationaux ont été suffisamment nombreux pour adresser un « carton vert » à la Commission au sujet de la responsabilité sociale des entreprises vis-à-vis de leurs filiales et de leurs sous-traitants, au niveau européen comme au niveau national. Cela va dans le sens d’un renforcement de la transparence et des obligations de publication d’informations extra-financières, ainsi que d’une meilleure protection des travailleurs. Selon vous, est-ce une manière pertinente pour les représentants des citoyens de « passer à l’Europe » ?

M. Luuk Van Middelaar. Je vous remercie pour vos nombreuses questions et suggestions. Elles se rattachent, selon moi, à deux grands thèmes : d’une part, au volet institutionnel ; d’autre part, à la question du « public européen », du rapport aux citoyens, notamment aux jeunes.

Comment le système intentionnel européen peut-il évoluer ? Au vu de mon expérience et de mon analyse, le « saut fédéral » n’est pas une solution aux problèmes que traverse actuellement l’Europe. Il n’est, selon moi, ni possible ni souhaitable. Il faut partir des bases existantes, à savoir des institutions européennes à Bruxelles et des gouvernements des États membres, qui doivent agir ensemble en tant qu’Union. On ne peut pas se passer des États : dans tous les domaines autres que le marché, lorsqu’il faut agir, par exemple sauver une monnaie ou des banques, garder les frontières ou envoyer des hommes en Somalie, ce sont les État qui disposent des ressources nécessaires, notamment humaines et financières – ainsi, pour sauver les banques, il faut l’argent du contribuable. Il s’agit donc d’organiser l’action collective entre Bruxelles et les capitales. C’est cela, l’Europe.

Qu’est-ce que cela signifie plus concrètement ? Ainsi que vous l’avez relevé, monsieur Pueyo, il y a une tension naturelle entre la Commission et le Conseil européen. Chacune des deux institutions a son rôle : la Commission a le monopole de l’initiative ; le Conseil européen doit donner les grandes orientations stratégiques. Tout le monde comprend bien qu’il y a une zone grise entre les deux.

La Commission a toujours tiré sa force du fait qu’elle est, d’une part, un organe technocratique, doté des compétences que lui confèrent les traités, et qu’elle a, d’autre part, une vocation politique. Cette tension entre les deux faces de la Commission a toujours été utile et fructueuse. Cependant, depuis la crise de l’euro, elle s’est exacerbée au point de devenir presque intenable : la Commission a reçu de nouveaux pouvoirs de contrôle dans le domaine économique – on peut notamment penser à son rôle au sein de la troïka – et elle doit, dans le même temps, se montrer plus active politiquement. Dans la mesure où la Commission devient très politique, des voix s’élèvent, notamment en Allemagne, pour demander à ce qu’on lui retire ses compétences technocratiques. À mon avis, ce serait une erreur assez grave, car on affaiblirait le « bloc-moteur » de l’intégration sans savoir ce qui pourrait le remplacer. Cette tension entre les deux dimensions de la commission, politique et technocratique, doit être mieux gérée, y compris par les responsables politiques, pour éviter un éclatement.

On emploie parfois l’expression « exécutif européen » pour désigner la Commission européenne. Or cela prête à confusion, car la Commission n’est pas le « Gouvernement européen » : elle participe au pouvoir exécutif européen aux côtés du Conseil européen et de certaines formations du Conseil des ministres qui ont des fonctions exécutives – par exemple, le Conseil des affaires étrangères ou l’Eurogroupe, qui réunit les ministres des finances des États de la zone euro. En d’autres termes, l’exécutif européen est dispersé, et le Conseil européen en est le nœud principal. Il réunit, autour de son président – actuellement, M. Donald Tusk –, les vingt-huit chefs de l’exécutif des États membres et le président de la Commission, qui est, en quelque sorte, le chef de l’exécutif de la « sphère interne ». Il est très important que le président de la Commission soit membre du Conseil européen, car c’est en son sein que se prennent les grandes décisions. Selon moi, il faut organiser une meilleure coopération entre le Conseil européen et la Commission.

D’un point de vue plus prospectif, la Commission ne pourra pas devenir le Gouvernement européen, face à un Parlement unique qui s’exprimerait au nom de toute l’Europe. En effet, cela ne correspond pas du tout à ce qu’est l’Europe, à savoir une civilisation profondément plurielle, où les clivages politiques fondamentaux sont non pas ceux qui existent entre les partis – tel est le cas seulement à l’intérieur des États membres –, mais ceux qui existent entre les pays eux-mêmes, par exemple entre pays du Nord et du Sud, ou entre pays de l’Ouest et de l’Est. Dans un ordre politique donné, la politique doit servir à gérer les tensions. Au sein de l’Union européenne, on peut surmonter certaines tensions en améliorant l’organisation, mais il en existe qui sont insurmontables, qu’il faut tout de même gérer. Ainsi, un Français ne deviendra jamais un Allemand, et réciproquement. À titre personnel, j’en suis ravi pour les peuples allemand et français, mais aussi pour les petits peuples qui les entourent. La tension entre l’Allemagne et la France est beaucoup plus fondamentale que celle qui peut exister entre la gauche et la droite. Un système gouvernemental qui entend gérer ces tensions doit prendre en compte cette réalité, sans quoi il sera hors sol. Un parlement unique organisé selon des lignes partisanes ne peut pas le faire.

S’agissant d’une éventuelle intégration économique plus poussée, messieurs Caresche et Richard, tout le monde est conscient, en France comme dans le reste de l’Europe, qu’il y a aussi une question de calendrier : on n’avancera pas d’un pouce d’ici aux rendez-vous électoraux en France et Allemagne ; il ne faut s’attendre à rien de concret avant que soient en place, à Paris et à Berlin, de nouveaux gouvernements qui disposent du capital politique nécessaire pour faire des pas l’un vers l’autre, dans les deux sens. Pour avoir vu les choses de près entre 2010 et 2014, je peux vous dire que toutes les avancées réalisées pendant la crise de l’euro – l’union bancaire, l’action de la Banque centrale européenne – ont été des deals presque donnant-donnant, combinant deux principes : la responsabilité ou la discipline, chère aux pays du Nord, et la solidarité, chère aux pays du Sud. Pour ce qui est du rapport des cinq présidents, sans doute faudra-t-il faire des pas dans cette direction, mais il faut, au préalable, que le climat politique soit propice, que la confiance soit de retour entre Paris et Berlin.

J’en viens à la question du rapport aux citoyens. De mon point de vue, ainsi que je l’ai formulé en 2009 dans Le passage à l’Europe, l’enjeu, c’est de pouvoir dire « nous, les Européens », et non plus « eux à Bruxelles », « eux, les Allemands qui décident pour nous » ou encore « eux, les continentaux », comme on a pu l’entendre au Royaume-Uni.

Cela demande plusieurs éléments, que vous avez, pour beaucoup, mentionnés.

Cela demande d’abord un sens commun de l’histoire européenne, par distinction avec l’histoire du reste du monde. Ainsi, il apparaît légitime de construire entre nous, en tant qu’Européens, un espace économique et politique, qui n’aura pas nécessairement de prétention universelle ou mondiale. Même si les experts ont du mal à définir très précisément qui fait partie de l’Europe ou non, les Européens ressentent intuitivement qu’ils partagent non seulement un territoire, mais aussi une histoire très longue et une civilisation. On devrait le rappeler plus souvent, tant au sein de la société civile que dans les instances de responsabilité gouvernementale.

Cela demande ensuite de définir le territoire européen. Le caractère incertain de notre identité collective vient en partie de l’incertitude sur les frontières de l’Union européenne. Qui fait partie du club à nos côtés ? La Turquie ou l’Ukraine feront-elles un jour partie de notre Union ? Qu’est-ce que cela signifierait ? L’incertitude sur les frontières empêche une identité collective de cristalliser petit à petit, d’être nourrie par un récit sur ce que nous sommes. Tant que la porte restera ouverte, il sera très difficile de construire ce « nous ». Depuis le début de la construction européenne, il y a des habitudes acquises non seulement dans le domaine économique – je les ai évoquées –, mais aussi dans le domaine politique ou symbolique : nous avons du mal à dire non, à fermer la porte à quelqu’un, à dire « voilà qui nous sommes, et vous n’en faites pas partie ». Cela demande une vraie force politique et symbolique. Ce sont des questions que les populations se posent, notamment par rapport à la Turquie. Ces points d’interrogations ne devraient peut-être pas planer éternellement.

Enfin, il faut que ce « nous » puisse s’exprimer dans les institutions. À cet égard, je vous rejoins tout à fait, madame la présidente : il faut renforcer le rôle des parlements nationaux. Des pas sont faits dans cette direction, mais d’autres idées sont envisageables en la matière, notamment celles qui figuraient dans l’accord de février 2016 avec le Royaume-Uni. En tout cas, il faut continuer à frapper sur ce clou.

La multiplication des référendums, que vous avez évoquée en introduction, est un signe que, malheureusement, la représentation par les parlements nationaux ne fonctionne pas. Il y a un phénomène de cocotte-minute : c’est parce que les gens ne se sentent pas représentés par la voie parlementaire que l’on joue la carte du référendum. Certes, l’outil du référendum est détourné et exploité, mais il y a aussi un problème de fond.

Pour conclure, il faut renforcer le sentiment que nous avons une histoire commune. C’est uniquement sur cette base que nous pourrons affronter l’avenir en commun. Il faut continuer à faire de la pédagogie, mais l’histoire en marche fait, elle aussi, de la pédagogie, certes de façon parfois plus douloureuse : le sentiment qu’ont les 500 millions d’Européens de partager un espace commun qui est plus qu’un espace ira croissant avec la globalisation et la montée en puissance d’autres pays dans le monde. De même, le Brexit montrera aux Européens du continent ce que sont les coûts d’une sortie de l’Union et leur permettra de mesurer l’intensité de nos liens, qui ne sont pas uniquement d’ordre économique, mais aussi d’ordre politique.

Un mot personnel sur la France : votre pays, qui a toujours donné des impulsions au vivre-ensemble européen, pris des initiatives, apporté une énergie ou contribué à la définition des orientations, manque cruellement en ce moment en Europe. De ce fait, on parle beaucoup de la place de l’Allemagne. Mais, si celle-ci pèse, notamment du point de vue démographique et économique, elle ne donne pas toujours de direction. Dans le contexte actuel « post-Brexit », il est important que la France et les responsables politiques Français se saisissent à nouveau de leur rôle historique : animer l’Europe, identifier les grands intérêts stratégiques, convaincre l’Allemagne et les autres partenaires d’avancer ensemble. C’est crucial pour notre avenir commun.

La présidente Danielle Auroi. Je crois que nous partageons tous, ici, l’idée que vous venez d’exprimer en conclusion. Merci de souligner ainsi le rôle d’impulsion de la France dans le projet européen. Nous allons nous faire un devoir de le rappeler à notre tour. Cela nous conforte dans notre propre mission, non seulement auprès de nos collègues, mais aussi auprès de nos concitoyens.

Je vous remercie également pour votre ouvrage. L’analyse du partenariat franco-allemand que vous y développez notamment peut être éclairante pour nous tous.

J’espère que nous aurons l’occasion de vous entendre à nouveau dans quelques mois, pour voir si les choses avancent.

L’audition s’achève à neuf heures cinquante.

Membres présents ou excusés

Commission des affaires européennes

Réunion du mercredi 12 octobre 2016 à 8 h 30

Présents. - Mme Danielle Auroi, M. Jean-Luc Bleunven, M. Christophe Caresche, M. Yves Daniel, Mme Sandrine Doucet, M. Michel Piron, M. Joaquim Pueyo, M. Arnaud Richard

Excusés. - Mme Chantal Guittet, Mme Marietta Karamanli, M. Jean-Claude Mignon