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Séance du mardi 11 mars 1913

Audition de M. le ministre de la Guerre

  • Audition de M. le ministre de la Guerre

    Présidence de M. Joseph Reinach

    Audition de M. le ministre de la Guerre

    M. le président Monsieur le ministre de la Guerre, à la suite d’une motion de M. Augagneur, la Commission a exprimé le désir de vous entendre avant d’aborder la discussion du projet ayant pour objet de modifier la loi du 21 mars 1905.

    Je donne la parole à M. Augagneur pour vous poser les questions qu’il désire vous poser.

    M. Augagneur Quelques uns d’entre nous ont été surpris par la brusquerie de l’apparition du projet du gouvernement. L’exposé des motifs qui le précède et qui se tient forcément dans des lignes très générales, ne nous a pas indiqué suffisamment pourquoi le ministère de la Guerre avait changé brusquement d’avis. En effet, je citais à mes collègues les paroles de M. Millerand, ministre de la guerre qui, répondant, dans une séance du 2 décembre 1912 à une demande de renseignements de M. Driant sur les troupes de couverture, certifiait que ces troupes étaient parfaitement organisées. Je rappelais aussi les paroles que vous prononciez, monsieur le ministre, comme président de la commission de l’armée : vous disiez que notre armée acquérait chaque année une force nouvelle. M. Reinach qui s’occupait à l’époque des questions relatives aux cadres de la cavalerie et de l’infanterie, partageait la même opinion et déclarait qu’on ne pouvait pas songer à revenir en arrière et rétablir le service de trois ans pour l’infanterie.

    Nous avons donc été surpris qu’une pareille alarme fut manifestée par le ministère de la guerre puisqu’une entière confiance semblait régner au mois de décembre et nous voudrions savoir ce qui a pu motiver l’orientation nouvelle de votre département, car, ou les paroles de M. Millerand, les vôtres, celles de M. Reinach au mois de décembre étaient l’expression de la vérité, et il faut qu’un fait nouveau se soit produit, ou elles avaient été imprudemment prononcées, ce que je ne peux pas et n’ose pas supposer, car il y aurait eu déjà dans notre organisation militaire les défauts qui vous déterminent à demander aujourd’hui une profonde modification.

    M. le ministre Quand, au mois de décembre, M. Millerand, M. Reinach et moi nous affirmions que la situation de notre armée était bonne, nous avions la conviction que nous disions la vérité et nous avons encore cette conviction. Nous sommes convaincus que, quel que soit l’évènement qui pourrait se produire, notre armée irait au combat avec beaucoup d’énergie, de courage et de résolution. Mais cela ne fait pas que la situation de l’Europe ne se soit pas modifiée même depuis le mois de décembre.

    Nous avons pu être très émus en 1911 et en 1912, lorsque l’Allemagne a commencé et a continué successivement d’augmenter ses effectifs militaires, mais nous sentions bien que la tâche nous deviendrait de plus en plus difficile si nous étions l’objet d’une agression et il nous fallait y répondre.

    Mais quand il a été démontré qu’après ces efforts successifs, l’Allemagne allait pour la troisième fois, marquer à l’Europe qu’elle était résolue à porter son armée à un point de force tel qu’elle pourrait la mobiliser sur l’heure, il est incontestable que nous avons été profondément troublés et que nous avons du faire un état de notre situation militaire.

    D’après nos renseignements – je ne les donnes pas comme absolument décisifs puisque le projet allemand n’est pas encore déposé sur le bureau du Reichstag – l’armée allemande sera, dans le courant de l’année prochaine, à un effectif tel qu’elle pourra mobiliser ses 25 corps d’armée, les avoir sur le pied de guerre sauf quelques chevaux qu’elle sera obligée de réquisitionner pour son artillerie et quelques automobiles et quelques locomotives pour ses services de l’arrière. Mais elle réalisera un gain considérable sur sa mobilisation qui à l’heure actuelle est à peu près ce qu’est la nôtre au point de vue de la durée. Elle pourra donc avoir sur nous une avance considérable.

    Si nous étions restés dans la situation où nous étions au mois de décembre 1912, qui était satisfaisante, bonne même, qu’aurions nous eu à opposer aux 825 000 ou 850 000 hommes de l’armée allemande ?

    L’armée française aurait eu pour combattre 478 000 fusils. Voilà quel serait son effectif de combattants en face de 800 000 baïonnettes environ.

    Nous avons pensé qu’il était impossible de ne pas avertir le pays de cette situation et de ne pas dégager notre responsabilité. Je parle tout à fait confidentiellement, il y a des choses qui ne pourraient pas être répétées au dehors, je vais établir un rapide état de l’Europe qui certainement ne peut pas être livré à la curiosité du public.

    Pourquoi l’Allemagne va-t-elle porter ses effectifs à un chiffre aussi élevé ? Je ne pense pas – je le dis très nettement et très sincèrement – je ne pense pas qu’à l’heure actuelle, au moment où je parle, ni hier même, l’Allemagne ait eu ou ait la résolution de fondre sur la France. Je ne crois pas que les idées de l’empereur soient dirigées de ce côté. Mais il ne peut pas ne pas tenir compte de la situation générale de l’Europe, et il a examiné les conséquences des troubles et des bouleversements qui se sont produits dans l’est de l’Europe dans la péninsule balkanique. Il a constaté qu’un nouveau groupement, vigoureux, fort, ardent, doué de vertus guerrières, se constituait sur le flanc même de l’Autriche, et il a estimé que l’Autriche serait toujours occupée à tourner ses regards vers l’est au lieu de les tourner vers l’ouest. Il a pu penser que cet appoint, ce concours lui échapperait, qu’il se trouverait en face d’une France qui serait dans une situation très convenable, d’une Russie qui, par le seul fait des contingents énormes et, que dès lors, sa situation pourrait être précaire, et il a eu l’idée pour parer au danger, de porter ses effectifs militaires, je ne dis pas au summum mais à un degré tel qu’il pourrait résolument faire face à la fois à la France et à la Russie dans la situation où elles se trouvent à l’heure présente.

    L’Allemagne ayant porté ses effectifs au chiffre de 825 000 hommes, nous avons pensé que le devoir nous commandait – et je le dis au risque d’étonner certains de mes collègues – nous avons pensé que le devoir nous commandait, pour éviter la guerre, je prononce le mot très hautement, de nous porter à un point de force tel que l’Allemagne ne fût jamais tenté de nous attaquer.

    Les évènements du dehors peuvent être tels que l’Allemagne marche contre son gré, alors même qu’elle ne voudrait pas la guerre. Qui peut répondre qu’il ne se produira pas en Europe tel évènement qui lui commandera de marcher malgré elle ? N’y a-t-il pas eu un moment où elle a eu le sentiment qu’elle serait obligée de marcher et nous aussi, malgré notre désir de ne pas le faire ?

    Si nous restions dans la situation où nous sommes, il lui serait très facile, étant données la lenteur de la mobilisation russe et l’obligation dans laquelle nous nous trouverions de faire notre mobilisation, de fondre sur nous avec son armée mobilisée en trois jours, et, nous ayant écrasés, de marcher directement sur la Russie. Si au contraire l’Allemagne voit en face d’elle une France non plus des effectifs de 478 000 hommes, mais de plus de 600 000, à l’état de paix, une France ayant fait à sa frontière l’effort nécessaire pour couvrir complètement cette longue frontière du nord-est, qui dit qu’elle ne sera pas tenue à une modération extrême, à une attitude tout à fait raisonnable, et qu’elle songera surtout à ne pas être agressive vis-à-vis de nous et de la Russie.

    Et comme chacun sait que notre pays, depuis 40 ans, a suffisamment prouvé qu’il ne veut pas la guerre, qu’il n’est pas l’agresseur, car, au cours de ces 40 ans il ne l’a jamais été, il n’y a jamais eu une heure où le gouvernement républicain ait eu la pensée de devenir l’agresseur, j’estime que nous ferons une œuvre utile et salutaire non seulement pour nous mais pour l’Europe entière.

    Je ne sais pas si ces raisons apparaîtront suffisantes aux collègues qui m’entendent. Mais je dois dire, et j’assume toute la responsabilité de mes paroles, que je me suis présenté au conseil des ministres en indiquant cette situation, en la marquant d’une façon aussi pressée que le l’ai pu. J’ai déclaré au conseil des ministres que je considérais comme un devoir de mettre le pays en état de défense. Sinon il sera une proie très tentant pour une nation voisine séparée de lui par quelque kilomètres de frontière, qui est très susceptible, qui a dans son sein des partis agités et des parties de combat, des pangermanistes très actifs et très puissants, un parti militaire qui n’est pas sans trouver que le temps est bien long pour prouver sa valeur, nous serons une proie qui attirera le fléau. C’est pour l’éviter et permettre à mon pays d’intervenir, si les évènements de l’Europe viennent à se troubler, avec une force armée capable de faire tous son devoir, que le gouvernement s’est décidé à déposer ce projet de loi.

    Je crois avoir ainsi répondu à la question de M. Augagneur

    M. Augagneur Je voudrais obtenir quelques précisions.

    M. le ministre de la guerre vient de dire qu’actuellement nous avons à peu près 476 000 soldats.

    M. le ministre 478 000 baïonnettes, 478 000 combattants, 500 000 avec les services annexes, avec la partie de l’armée que nous faisons venir d’Afrique et nos services auxiliaires.

    M. Augagneur Le chiffre m’est égal à 20 000 près.

    M. Treignier J’ai un chiffre différent donné par le ministère, 543 843 hommes.

    M. le ministre Vous comptez une armée que nous ne pouvons pas faire venir, que nous ne pouvons pas mettre en ligne.

    M. Treignier Troupes métropolitaines.

    M. Augagneur J’accepte le chiffre de 478 000 hommes, je ne les conteste pas. Vous dites, monsieur le ministre, en présence de plus de 800 000 hommes ?

    M. le ministre L’année prochaine.

    M. Augagneur Ces 800 000 hommes, vous les comptez comme devant arriver tous contre la France et laissant la frontière russe complètement dégagée.

    M. le ministre Je ne me suis pas bien fait comprendre.

    Les corps allemands sont à l’état de guerre l’année prochaine, c’est une prévision que nous pouvons faire. Si l’Allemagne fait un effort qui lui permette d’incorporer 100 000 ou120 000 hommes de plus qu’actuellement, elle pourra mettre ses 25 corps d’armée sur le pied de guerre.

    M. Augagneur Donc l'armée allemande aura 800 000 hommes, j'accepte encore le chiffre. Dans l'état présent des choses, avant que le Reichstag ait voté des projets que nous ne connaissons d'ailleurs pas, quel est le chiffre de l'armée allemande ??

    M. le ministre 700 000 hommes.

    M. Augagneur Donc les projets que vous prêtez à l'Allemagne augmenteront cette force de 100 000 hommes environ ?

    M. le ministre Au minimum, vous pouvez compter 120 000 hommes au minimum.

    M. Augagneur Vous dites, d'autre part : Ces 25 corps d'armée seront sur le pied de guerre. Ils n'auront pas leurs réserves.

    M. le ministre Ils n'en ont pas besoin. Les réserves marcheront a part.

    M. Augagneur En formations complètement distinctes ?

    M. le ministre Complètement distinctes.

    M. Treignier C'est une erreur matérielle.

    M. le président Je vous en prie, messieurs, ne discutons pas devant M. le ministre de la guerre.

    M. Augagneur Je pose quelques questions.

    Donc l'armée allemande sera augmentée de 100 000 hommes et nous aurions à faire face à 800 000 hommes avec 470 000 baïonnettes. Les 25 corps d'armée allemands marcheront immédiatement mobilisables sans avoir besoin d'attendre leurs réserves. Ce sont les raisons qui vous déterminent à demander une augmentation de 100 000 hommes environ, toute une classe nouvelle. Vous supposez que la totalité de l'armée allemande sera dirigée sur la France dès le premier jour de la mobilisation ?

    M. le ministre 0h ! le premier jour, monsieur Augagneur...

    Pendant que l'Allemagne aura ses 25 corps d'armée mobilisés, quelle sera la situation de la France ? Elle pourra avoir sur sa frontière 3 corps d'armée mobilisés en prenant dès maintenant les dispositions utiles. Si vous le voulez, elle pourra avec un effort considérable qui sera au détriment des corps d'armée de 1'intérieur, avoir 5 corps d'armée qui feront leur devoir s'ils sont attaqués, mais si l'Allemagne veut quand même forcer notre barrière si elle veut la crever, l'enfoncer, elle pourra, avec ses corps d'armée qui seront sur le pied de guerre faire l'effort nécessaire pour la culbuter, et alors que devient notre mobilisation ? Comment pourrez-vous l'opérer pendant que votre frontière sera enfoncée et que l'ennemi aura pénétré chez vous?

    M. Augagneur Vous admettez que la totalité des 25 corps d'armée que représentent les 800 000 hommes d'armée active de l'Allemagne peuvent être d'emblée dirigés contre l'armée française ?

    M. le ministre I1s pourront être successivement dirigés, ils ne pourront pas arriver en bloc sur nous, ils feront effort pour nous écraser, nous culbuter, puis une fois l'opération faite, ils se retourneront vers l'est.

    M. Augagneur En face de combien; de corps d'armée allemands estimez-vous que se trouveront les 3 ou les 5 corps d’armée qui couvrent notre frontière et qui protègent notre mobilisation pendant les quelques jours nécessaires à cette mobilisation ?

    M. le ministre L'Allemagne aura ses corps d'armée sur le pied de guerre. Elle en dirigera d'abord 5 contre nous, puis si ces 5 ne suffisent pas pour culbuter notre couverture, elle fera arriver du monde en arrière.

    M. Augagneur Au bout de combien de jours?

    M. le ministre 2 ou 3 jours.

    M. Augagneur Je me déclare satisfait.

    M. le général Pédoya Ce qui me frappe, c’est la rapidité avec laquelle on nous demande de voter cette loi. La loi de deux ans a demandé près de trois années de discussion.

    La loi que vous nous demandez ne nous donnera rien avant la libération de la classe. Alors à ce moment vous avez le droit en vertu de l'art. 33 de la loi de 1905 de retenir la clause libérable. Craignez-vous donc quelque chose auparavant ? Si oui, l'art. 40 vous autorise à rappeler une partie de la réserve, vous avez la faculté de convoquer une deux, trois classes si vous le voulez Je ne m'explique pas, dès lors, la rapidité avec laquelle on veut nous faire voter la loi sans que nous ayons le temps de la discuter. Et il ne s'agit pas d'une loi en un article, mais d'une loi qui remanie toute la loi de 1905.

    M. le ministre Non.

    M. le général Pédoya Je vous demande pardon.

    M. le ministre En l'améliorant.

    M. le général Pédoya Nous avons le droit de déposer des amendements qui modifieront d'autres articles. Il y a des choses à refaire. La commission qui avait étudié les modifications à la loi de 1905 était de cet avis.

    Je ne m'explique pas, je le répète, la rapidité avec laquelle voue, voulez nous faire voter une loi quand vous avez le moyen soit aujourd'hui soit à la libération de la classe, d'augmenter vos effectifs.

    M. le ministre Vous pensez bien, général, que nous n'avons pas été sans apprécier la valeur des articles 33 et 40. L'art. 33 nous donne la possibilité de retenir la classe pendant un an. Mais croyez-vous que ce soit un système qui convienne à une nation qui a le sentiment de ses devoirs d'aujourd’hui et de demain ?

    M. le général Pédoya Alors il ne fallait pas l'adopter.

    M. le ministre Si ! Pour parer à une éventualité du moment, ce moyen peut suffire pour quelques mois. Mais vous pourrez vous retrouver l'année suivante dans la même situation, et ainsi de suite. Et alors chaque année vous ferez cette manifestation éclatante aux yeux de l'Europe que vous vous mettez sur le pied de guerre ?

    M. le général Pédoya Non ! non ! je demande qu’on nous donne le temps de réfléchir.

    M. le ministre Dans les cas exceptionnels, dit la loi. Il y a donc des événements exceptionnels en Europe ? Il y a quelque chose de menaçant ? Vous êtes à la veille d'une guerre ? Et tous les ans vous risquez …

    M. le général Pédoya Je demande que vous nous donniez le temps d'étudier la loi.

    M. le ministre C'est autre chose.

    M. le général Pédoya Vous avez le temps jusqu'au mois de septembre, et l'on veut nous faire voter la loi immédiatement sans perdre un jour, une heure.

    M. le ministre La Chambre dira ce qu'elle veut chacun prendra ses responsabilités.

    Je ne le cache pas, je le redis, nous avons le sentiment que c'est un devoir. L’Allemagne aurait pu attendre, rien ne l'obligeait à demander pendant trois ans trois efforts successifs. Pourquoi ce nouvel effort ? Peut-on affirmer qu'elle n'a aucune arrière pensée contre la France, qu'en aucune circonstance elle ne sera amenée à fondre sur nous ? Qui peut le prévoir ? Ne sommes-nous pas obligés de parer aux éventualités de l'avenir ? C'est pour placer la France d’une façon permanente dans des conditions de force militaire qui lui permettent de parer à l'avenir, de parler avec autorité au dehors, de faire respecter et de maintenir ses droits et sa dignité, sans aucun esprit d'agression, nous l'avons assez prouvé pour ne pas avoir besoin de le redire que nous n'avons pas usé de l'art. 33 et que nous avons déposé ce projet.

    Si nous voulions faire de la politique au jour le jour, nous pouvions employer (sic) système, mais il vous aurait placés dans une situation fort délicate. Vous auriez demandé au gouvernement : Pourquoi donc ? C'est donc la guerre demain, la guerre certaine ? Pourquoi mobiliser dans des conditions exceptionnelles ? Non. Nous faisons comme les puissances de l'Europe. Il n'y a pas que l'Allemagne, l'Autriche également augmente son armée. Pourquoi ? Nous verrions les puissances de l’Europe augmenter leurs armées et la nôtre diminuerait ?

    Puisque vous le voulez, j'entre dans le fond du débat.

    M. le général Pédoya Mais pourquoi voter la loi dans les 24 heures ?

    M. le ministre Quand nous disons que notre armée est forte et en bonne situation morale, nous disons la vérité, mais il faut bien voir ce qu'elle est par rapport aux autres. Il y a deux ans, un an encore, elle pouvait, avec ses effectifs déjà amaigris, faire bonne figure. Mais vous savez que chaque année nous apporte un déficit, les naissances diminuent. Nous avons fait une loi des cadres qui a eu pour but d'essayer d'arriver à ce contingent de 115 hommes par compagnie, c'est l'effort suprême que nous ayons pu faire. L’atteindrons-nous ? Personne ne peut le dire. Si bien qu’on en arrive à un résultat lamentable tout à fait contraire à l’esprit de la loi de 1905. Elle a voulu organiser les réserves, les encadrer dans l'armée active : chaque unité active d’infanterie doit représenter un effectif de 150 hommes parmi lesquels on introduit 100 hommes des réserves, c'est à dire 100 hommes qui n'ont pas l'endurance ni l'instruction complètes ou qui n'ont qu’une instruction un peu alourdie et qui n'ont pas la cohésion de l'armée active. Une fois ces 100 hommes fondus dans les 150 hommes de l'unité active on a au bout de quelques jours une unité puissante et fortement constituée. Qu’avez-vous aujourd’hui ?

    Aujourd’hui vous avez au maximum 90 hommes dans l'unité active et au lieu d'introduire 100 hommes de réserve parmi 150 hommes d'active, vous êtes obligés d'introduire 160 hommes des réserves parmi 90 hommes d’active. Le problème est complètement renversé : ce n'est plus l'active qui reçoit les réservistes, c'est une majorité de réservistes qui reçoit 1'active.

    M. le général Pédoya Je ne m'en plains pas.

    M. le ministre Au lieu d'avoir des unités puissantes et vigoureuses, vous les avez, je ne dirai pas médiocres, mais moins bonnes. Et en face de vous vous aurez l'armée allemande qui aura été tout entière exercée, qui n'aura pas besoin de recevoir ses réservistes, qui aura été totalement entraînée pendant que la votre aura besoin d'être entraînée pendant un temps relativement long. Vous aurez la valeur individuelle mais non la valeur militaire. C'est à un général que je parle. Ce n'est pas sans raison que nous nous sommes décidés à adopter ce système après avoir étudié tous les autres successivement.

    Croyez vous que ce soit de gaieté de cœur que je me sois décidé à déposer ce projet ?

    M. le général Pédoya Personne ne le croit.

    M. le ministre J'en suis très heureux. Nous avons étudié tous les systèmes, celui de mon ami Clémentel qui proposait de prendre chaque mois une classe de l'armée française. Vous savez le désordre que ce système aurait crée : 180 000 nommes entrant chaque mois dans les casernes et 180 000 hommes en sortant, nous avons étudié le système de 30 mois sous toutes ses faces, nous avons reconnu qu'il ne répondait pas aux besoins du moment. Et c'est après avoir tout étudié que nous nous sommes résolus à demander cet effort, ce gros sacrifice. Mais il s'agit de savoir si la France veut maintenir sa situation pacifique mais très honorable, ou si au contraire elle veut se laisser aller au jeu des événements, il s'agit de savoir si elle pourra appuyer sa diplomatie très habile ou si elle s'exposes à subir de dures humiliations et à connaître ce quelle a connu dans le passé. Voila pourquoi notre projet a été déposé.

    M. le général Pédoya Vous avez dit que l'armée allemande viendrait sur la frontière française, nous écraserait, puis se retournerait contre la Russie. J'admets que toute l’armée allemande ne parte pas contre nous. Combien faudrait-il de temps pour transporter les 12 ou 15 corps d'armée allemands à travers les 1 200 kilomètres qu’ils auraient à faire, en supposant que nous battions en retraite que nous fassions sauter tous nos ponts, etc.

    M. le ministre Une fois la couverture forcée, je crois que ce serait fini.

    M. le général Pédoya Je ne suis pas de cet avis, la couverture n'est qu'un système d'avant-postes.

    M. le président Nous ne pouvons pas engager des discussions. Veuillez poser des questions précises.

    M. le général Pédoya Je demande combien il faudrait de temps pour transporter les 12 corps d'armée allemands sur la frontière française. C'est une question à envisager.

    M. le ministre Je crois que l'opération a dû être envisagée, elle n'a pas pu ne pas l'être. Ils prendront les moyens nécessaires, vous pouvez en être convaincus pour se retourner rapidement et vigoureusement vers l'est.

    M. Jaurès Je voudrais poser une série de questions sur le fond des choses.

    M. le ministre vient de nous dire qu'a la suite de nouvelles dispositions la tactique allemands serait celle ci : porter subitement contre la France 800 000 hommes de troupes actives, de troupes groupées dans les casernes, sans attendre que des réservistes même des plus jeunes classes viennent rejoindre ces forces de l'active. Je demande à M. la ministre sur quels documents, si documents il y a, ou sur quels renseignements il se fonde pour affirmer - ce n'est pas une dissertation, c'est une question - je demande sur quels documents ou a défaut de documents, sur quels renseignements et sur quels indices sérieux M. le ministre de la guerre appuie cette idée très importante que l'Allemagne, négligeant tout d’abord l'usage de ses réserves, sans attendre une classe de ses réserves, un seul réserviste, lancera contre nous 800 000 ou 850 000 hommes. Voilà 1'hypothèse. Vous dites monsieur le ministre qu'à 875 000 hommes nous n'en opposerions que 480 000, j'entends de soldats de l'active pris dans les casernes. Au lendemain de trois ans ce sera 600 000.

    M. le ministre 650 000

    M. Jaurès C'est avec ces 600 000 hommes que la France fera front sans délai dans les mêmes conditions nécessaires de rapidité à l'agression subite des 850 000 nommes de l 'Allemagne. M. le ministre est-il prêt à nous dire que cette rapidité suppose en France les mêmes conditions générales qu'en Allemagne ? Est-il donc entendu par le dépôt du projet sur le service de trois ans que nous mobiliserons, que nous porterons à la frontière, sans attendre un jour, sans attendre un seul de nos réservistes les 480 000 hommes d’aujourd'hui ou les 600 000 hommes de demain Il est donc bien entendu à partir d'aujourd'hui qu'au moment de la mobilisation vous n'attendez plus un seul de vos réservistes

    M. le ministre Vous faites l'hypothèse.

    M. Jaurès Permettez monsieur le ministre.

    Ce sont des points sur lesquels il importe d'arriver à une précision entière. Vous nous avez dit que l'Allemagne allait avoir sur nous un avantage funeste, c’est qu'elle est décidée à brusquer l'attaque, que pour brusquer l'attaque elle va brusquer sa mobilisation et que pour brusquer sa mobilisation et son agression elle mettra en mouvement ses forces actives de caserne sans attendre un seul réserviste.

    M. le ministre Elle n'en a pas besoin.

    M. Jaurès C’est entendu.

    M. Driant Ce n'est pas pour l'ensemble de l'armée allemande.

    M. Jaurès Si je mets quelque émotion dans le ton, cette émotion est bien naturelle. Je pose mes questions de la façon la plus mesurée et, je crois, la plus précise.

    Si j'ai bien compris M. le ministre il déclare que l'Allemagne n’aura pas besoin d'attendre les réservistes parce qu'elle disposera de contingents d'active, de contingents de caserne suffisants pour *

    lancer une forte armée d'agression, et qu'alors elle utilisera l'avantage de rapidité que lui donne cette faculté que, pour utiliser au plus vite ses forces et porter son coup. elle n'attendra pas un seul de ses réservistes. C'est donc avec une armée composée exclusivement de soldats de l'active, de soldats de la caserne, que l'Allemagne nous attaquera. M. le ministre croit il qu’il nous sera impossible de parer ce choc si nous nous attendons nos réservistes

    M. le ministre Quand j'ai parlé de la constitution nouvelle de l'armée allemande, j’ai envisagé l'emploi qu'elle pourrait faire de ses forces portées ainsi à la Nème puissance, j'ai marqué qu'avec ces forces elle pourrait - je ne puis pas dire que je suis dans le secret allemand, par ce que je n'ai pas de communications avec l'Allemagne - elle pourrait faire cette opération que vous indiquez si bien. Et maintenant je réponds.

    L'Allemagne se présente devant nous avec ses forces, elle met en avant ses corps d'armée et va jusqu'à 1'effort nécessaire pour culbuter notre couverture. Que faisons-nous pendant ce temps si nous avons la loi de trois ans c'est-à-dire les effectifs que je vous demande ?

    Nous aurons 5 corps d'armée au plein, alors qu'aujourd'hui nous n'avons que trois corps d'armée mobilisés. Ces trois corps d'armée vous n'avez pu les mobiliser qu'en empruntant vos effectifs à votre armée arrière, vous avez pris dans vos effectifs arrière le meilleur de ces militaires, et, pour arriver à avoir trois corps d'armée vous laissez derrière vous des effectifs amaigris. Si vous voulez dans la situation actuelle avoir 5 corps d'armée et mettre le 2ème et le 8ème corps, à l'effectif renforcé comme vous avez les 6ème,7ème et 20ème, vous êtes obligés de demander encore l'effort nécessaire aux mêmes unités de l'arrière, et vous voyez ce que deviennent vos unités de l'intérieur, elles tombent à 70, 65, 60 hommes. Comment l'aire une mobilisation avec de pareils effectifs ? C'est impossible. Tandis qu'avec 170 000 ou 180 000 hommes de plus que peut donner une classe supplémentaire, j’ai la faculté de mettre 5 corps d'armée sur le pied de guerre, tout en portant à 150 hommes les compagnies de l'intérieur qui sont à 90 hommes, et j'ai une unité active qui est puissante, qui est forte, bien organisée, qui peut recevoir rapidement ses réservistes. Pendant que les 5 corps d'armée puissamment organisés, eux, résistent à l'attaque, je fais la mobilisation. Aujourd'hui je ne le puis pas.

    M. Jaurès Par conséquent.., il y aura dans votre hypothèse une période où l'Allemagne disposera de 800 000 hommes massés sur nos frontières et où vous ne pourrez lui opposer dans votre hypothèse même que 5 corps d'armée au plein, c'est à dire 150 000 hommes. Voilà votre système qui est calculé pour nous garantir contre toute surprise et contre le désastre possible d’un premier choc. La première hypothèse à laquelle vous conduit la logique de vote système est la suivante : 800 000 allemands …

    M. le ministre Non ! non !

    M. Vandame Il y en aura sur la frontière russe.

    M. Jaurès Permettez! Il ne faut pas que tantôt l’Allemagne ait une force accablante et que tantôt on la réduise selon les besoins de l’argumentation, Je n'ai pas supposé une minute que les 800 000 hommes arriveraient d'un seul bloc. Ce sont des hypothèses que je laisse à ceux qui depuis trois semaines dans la presse défendent la loi de trois ans. Il n'y a qu'eux qui aient fait cette hypothèse, pas moi. Je sais très bien que les 800 000 hommes n’arriveront pas à la fois, mais je sais que, par le fait même qu'ils seront sur le pied de guerre, qu'on les mobilisera sans attendre un seul réserviste, ils auront une rapidité particulière de mouvement et d'attaque. Avec quoi, dans votre système, voulez-vous y faire face ? Avec un élément de première ligne qui se composera de 150 000 hommes de troupes sur le pied de paix et ces 150 000 hommes verront arriver contre eux successivement, mais avec une rapidité très grande, les 800 000 Allemands.

    M. Albert Denis Et nos forteresses ?

    M. Jaurès Je dis qu’ils viendront successivement, jusqu'à concurrence d'un chiffre de 800 000 hommes dans l’hypothèse de M. le ministre de la guerre, les forces actives de l'Allemagne viendront peser sur vos troupes de première ligne. De quoi se composent-elles ? De 150 000 nommes qui seront grossis par l'arrivage successif de vos unités mobilisées. Mais dans votre hypothèses (sic) ces unités attendront leurs réservistes.

    M. le ministre A l'arrière.

    M. Jaurès Elles attendront leurs réservistes. Par conséquent dans votre hypothèse, il y a un retard sur l'arrivée par rapport à la rapidité de l'arrivée allemande, il y aura donc une période où l'opération de premier choc se passera entre la force allemande qui aura atteint rapidement sa masse de 800 000 hommes et la force française qui croîtra sans doute, mais qui attendant ses réservistes croîtra d'un mouvement plus lent. C'est bien l'hypothèse ?

    M. le ministre L'armée allemande attaque avec les forces qu'elle a à la frontière. Son armée est aujourd'hui organisée sur une longue ligne qui va de la frontière française à la frontière russe, ses corps d'armée sont disséminés sur cette longueur, ils seront prêts le jour de la déclaration de guerre elle attaquera avec les troupes qu'elle aura immédiatement sur la frontière. Nous avons, pour faire face à l'attaque 5 corps d'armée au minimum. Nous avons la prétention, exagérée peut-être, de pouvoir résister énergiquement et nous disons que pendant que les corps d'armée allemands chemineront pour notre frontière, nous résisterons assez longtemps pour permettre à nos autres corps d'arme de se mobiliser. Autrement ce n'est pas une classe que je vous demanderais, je vous en demanderais deux.

    J'ajoute que, si nous étions trop pressés, nous porterions en avant même les corps d'armée dans lesquelles les unités de combat sont seulement à 150 hommes, nous les porterions en avant sans attendre la mobilisation. A l'heure actuelle, c'est impossible, Et nous serions ainsi, je ne me permettrai pas de dire en situation égale, puisque nous aurons 650 000 hommes en face de 885 000, mais nous serons en état de lutter vigoureusement.

    M. Jaurès En faisant au besoin avancer, sans attendre les réserves, la partie de vos forces de caserne de l'intérieur ?

    M. le ministre Si l'attaque est tellement pressante qu'il faille faire appel à certains corps de 1'arrière.

    M. Jaurès Je n'insiste pas sur la question, nous aurons occasion à y revenir ; je passe à des questions d'un autre ordre.

    Pourrions-nous avoir une indication de la répartition actuelle des forces françaises et allemandes qui sont voisines de la frontière, avec une évaluation approximative de la durée de transport ?

    M. le ministre Pour les corps de couverture ?

    M. Jaurès Sur l'expression corps de couverture il y a peut être un jeu de mots. Le Temps d’hier disait que l'Allemagne n'a pas de troupes de couverture. Je comprends qu'au fond c'est une question de mots. Je vous demande de faire donner à la commission une carte de répartition – c’est un fait public - des unités allemandes et des unités françaises avec l'indication approximative des délais de transport.

    M. Girod Et du nombre des troupes.

    M. Jaurès Bien entendu.

    M. le ministre A l'heure présente - je ne parle pas de demain - nous avons à notre frontière trois corps d’armée que nous appelons en tenues militaires, à effectif renforcé. Ce n'est pas l'effectif mobilisé c'est l’effectif qui est entre l’effectif de paix et l’effectif de guerre. Nous avons 104 000 hommes sur la frontière, les Allemand ont à peu près le même chiffre, à 2 ou 3 000 hommes près, nous sommes à égalité. Dès le jour de la déclaration de guerre, ces 104 000 hommes se renforcent de 29 à 30 000 hommes pris sur place. Nous avons arrangé notre mobilisation pour que dans les corps de la frontière, les réservistes soient à côté de l'armée active et que des le soir de la déclaration de guerre ces réservistes soient dans le rang.

    M. Jaurès Les réservistes ? Lesquels ?

    M. le ministre De la région.

    M. Jaurès De quelle classe. Les réserves se composent de 11 classes, il y a une partie de ces classes qui dans la région frontière rejoint le plus rapidement possible les troupes de couverture, et une autre partie qui est ramenée en arrière pour s'y armer.

    Le ministère de la guerre pourrait-il étudier et a-t-on- étudié le moyen de grouper derrière les forces de couverture de première ligne non seulement les premières classes de réserves de la région frontière, mais la seconde moitié. S'en est-on préoccupé ?

    M. le ministre Parfaitement

    M. Jaurès Pourquoi fait-on l'opération en deux là où il y a intérêt à avoir immédiatement massés le plus grand nombre possible de citoyens armés ?

    Le Ministère de la Guerre pourrait-il étudier, et a-t-on étudié les moyens de grouper derrière les forces de couverture de première ligne, non seulement les premières classes et les réserves de la région frontière, mais les secondes ?

    M. le ministre de la Guerre Parfaitement.

    M. Jaurès S'est-on préoccupé de les grouper ? Pourquoi fait-on l'opération en deux là où il y a intérêt à avoir immédiatement le plus grand nombre de citoyens armés ?

    M. le ministre de la Guerre Parce que les corps d'armée sont composés d'effectifs déterminés. Il faut bien envisager également la question de commandement.

    M. Jaurès On ferait un corps d'armée de plus. Pourquoi ne pas le faire?

    M. le ministre de la Guerre Il est à côté, le corps d'armée de plus.

    M. Jaurès Voici l'objet de ma question: Je suppose des réservistes de l'Est, qui vont prendre leurs vêtements et leurs armes à l'arrière. Il est bien évident que plus vous pourrez amasser de forces combattantes sur la frontière.....

    M. le ministre de la Guerre Je prends tout sur la frontière.

    M. Jaurès Vous prenez tout en deux fois.

    M. le ministre de la Guerre Mais non, pas du tout.

    M. Jaurès Je tiens à préciser ma question sur ce point: Pourquoi n'a-t-on pas organisé la mobilisation des réserves des régions frontières de telle sorte qu'au premier signal des hostilités, ce ne soit pas seulement une partie des réserves, les plus jeunes classes, qui se portent avec les troupes de couverture, mais bien la totalité des classes ?

    M. le ministre de la Guerre C'est fait.

    M. Jaurès Mais non.

    M. le ministre de la Guerre Je vous demande pardon.

    M. Jaurès Je n'insiste pas. Je poserai ma question alors avec des noms de villes et des indications précises. Je demande alors qu'on nous dise dans quelles conditions se mobilisent toutes les classes des réserves de la région de l'Est, de la région frontière. Je demande qu'on apporte à la commission des indications, non pas bien entendu des chemins ou des positions à prendre, mais des indications de mécanisme.

    D'autre part, M. le Ministre a fait allusion à l'état général de l'Europe. Il a dit que l'Allemagne ne songeait pas à nous attaquer.

    M. le ministre de la Guerre Je le crois.

    M. Jaurès J'avoue qu'ayant recueilli depuis vingt-cinq ans les paroles publiques de M. le Ministre sur cette question, j'aurais été très étonné s'il avait eu un autre sentiment, car il est de ceux qui ont toujours dit que l'Allemagne ne voulait pas nous attaquer.

    C'est donc à une modification de l'ordre européen, c'est à la guerre des Balkans, au surgissement de nouvelles puissances slaves, à l'affaiblissement de l'Autriche et à l'accroissement d'influence que la Russie en a reçu, que nous devons ces préoccupations de l'Allemagne; en sorte que l'Allemagne fait, à l'heure actuelle, ses armements non pas contre nous seulement, mais contre la Russie, et que c'est en partie aux mesures que l'Allemagne prend contre la Russie que nous devons....

    M. le ministre de la Guerre Et contre nous aussi.

    M. Jaurès J'ai dit "en partie". Entendons-nous bien, Monsieur le Ministre. Vous expliquez l'attitude de l'Allemagne, non pas par une pensée d'agression contre la France, ni de défense plus aiguë à l'égard de la France, mais par les préoccupations que l'avènement des forces slaves et l'affaiblissement de l'Autriche ont pu donner à l'Allemagne. En sorte que nous aboutissons à cette conséquence, paradoxale au premier abord, que nous sommes obligés de développer nos forces contre l'Allemagne, à mesure qu'elle fait un effort qui n'est pas seulement dirigé contre nous, mais qui est dirigé contre la Russie elle-même.

    Nous avons donc le devoir de nous préoccuper des conditions dans lesquelles l'action militaire de la Russie peut faire équilibre à la nôtre. Vous avez dit tout à l'heure un mot qui m'a frappé: c'est que nous étions obligés d'autant plus d'avoir des troupes actives et immédiatement mobilisables, que la mobilisation de la Russie serait très lente.

    M. le ministre de la Guerre Relativement à la nôtre.

    M. Jaurès Le Gouvernement pourrait-il nous renseigner sur les conditions de la mobilisation russe, et sur les raisons pour lesquelles les troupes russes, voisines il y a quelques années de la frontière allemande, et constituant pour elle en cas de guerre une menace d'irruption immédiate, ont été repliées.

    Vous n'avez certainement pas le temps, Monsieur le Ministre, de lire les journaux. Permettez-moi de vous servir en ce moment-ci de secrétaire. Voici ce que le Times, sous la signature de son correspondant militaire, un homme illustre dans la technique militaire, le Colonel Repington, dit à ce propos, étudiant l'équilibre des forces militaires en Europe. Il parle de l'accroissement des forces russes, et il s'exprime ainsi, je traduis l'article :

    "Le seul trait dans la nouvelle organisation qui a provoqué quelque surprise en France, a été le plan de redistribution qui a écarté un certain nombre d'unités de la frontière occidentale, et qui a constitué une masse centrale de sept corps d'armée dans la région de Moscou et de Kazan. Ces changements furent faits pour exploiter au plein les ressources de recrutement territorial par la puissance des unités actives dans les centres mêmes de formation des réserves qui leur sont annexées, et du point de vue purement russe, ces mesures étaient pleinement justifiées. Elles ont entraîné toutefois le retrait de la ligne russe de concentration à une distance d'environ cent milles à l'orient de la Vistule, et pendant qu'ainsi ces mesures garantissent une sécurité plus forte pour le rassemblement des troupes, elles amènent aussi un plus long délai de temps avant que les armées russes mobilisées puissent traverser la frontière. Il a semblé, au total, non improbable qu'avant que le poids de l'armée russe puisse être apporté dans la balance, les batailles décisives peuvent avoir été livrées sur d'autres théâtres. C'est cet aspect de la situation militaire qui a amené le projet de réforme militaire que M. Etienne a déposé devant la Chambre des Députés, et de pareilles considérations devront peser, etc. »

    Ainsi, il paraît résulter de cet article que c'est le retard de l'entrée en ligne des forces russes, nous laissant pendant une assez longue période aux prises avec les forces de l'Allemagne, sans diversion, qui constitue une des raisons pour lesquelles le ministre de la guerre a déposé ce projet. Je voulais demander à M. le Ministre de la guerre si c'est exact.

    M. le ministre de la Guerre M. Repington, que je n'ai pas l'honneur de connaître, écrit ce qu'il veut, comme d'autres écrivent ce qu'ils veulent.

    M. Jaurès J'entends...

    M. le ministre de la Guerre Je n'ai pas à m'arrêter bien longtemps à la version de M. Repington. Quand il parle de la mobilisation russe, il énonce un fait exact, à savoir que l'armée russe a pensé qu'il était de son intérêt de faire sa mobilisation en arrière de sa ligne de front, et elle l'a ramenée en arrière.

    Je n'ai jamais demandé quelles sont les raisons décisives qui ont amené l'armée russe à faire cette opération. J'ai essayé d'en déduire les raisons. Et voici comment j'ai interprété sa pensée. Elle était obligée autrefois d'appeler ses réservistes de l'arrière sur le front de bataille et de les mobiliser en face de l'ennemi. Elle a dû juger que c'était une condition mauvaise au point de vue militaire. Généralement on mobilise, non pas en avant, mais en arrière. Cela se fait dans toutes les armées du monde. Nous mobilisons en arrière de nos troupes de couverture. L'Allemagne mobilisera en arrière de ses corps d'armée. La Russie mobilisait autrement. Elle avait porté ses troupes sur sa frontière. Elle faisait arriver de l'arrière ses réservistes, pour les porter sur le front de bataille. Ils pouvaient être attaqués de front, avant qu'elle ait pu mobiliser. Je pense qu'elle a voulu s'assurer une mobilisation certaine, mettre de l'espace entre ses frontières et sa mobilisation, pour que ses formations fussent prêtes, le jour où la mobilisation serait terminée, à entrer immédiatement en ligne de combat. Voilà quelle a été mon interprétation.

    M. Jaurès Mais il n'y a pas eu sur ce sujet, qui, en somme, est pour la France d'une gravité extrême, des conversations?...

    M. le ministre de la Guerre Ces conversations ne peuvent pas ne pas avoir eu lieu.

    M. Jaurès Alors, le Gouvernement Français a déclaré qu'il ne voyait pas d'inconvénient à ce que les forces russes fussent reportées en arrière ?

    M. le ministre de la Guerre Il s'agit de savoir si l'opération qui s'est faite en Russie a retardé ou a avancé la mobilisation de l'armée russe. Voilà le problème.

    M. Jaurès D'après l'expert militaire anglais, il semble bien que cela l'a retardée. Cela la rend plus sûre, mais moins rapide.

    M. le ministre de la Guerre Nous avons la conviction - c'est une affirmation que j'émets, sans pouvoir en dire plus long - que l'armée russe a gagné plusieurs jours sur sa mobilisation, depuis qu'elle a pris cette mesure.

    M. Driant Il y a une autre raison à cette mesure. C'est que la Pologne russe forme un bastion en avant de la frontière russe, qu'elle est, par conséquent, susceptible d'être prise entre les forces autrichiennes de Galicie et le corps d'armée de Koenigsberg. Toutes ces troupes se trouveraient par là même coincées. Il fallait porter la mobilisation en arrière pour des raisons, non seulement de recrutement, mais de stratégie.

    M. Jaurès Voulez-vous me permettre d'ajouter qu'il y a, à Varsovie notamment, beaucoup plus de troupes qu'on ne le croit généralement. J'ai été à même de le savoir, au mois de juillet, par les confidences de gens bien renseignés, alors que j'étais sur place. Il y a là-bas 110 000 hommes.

    M. Roblin Ce sont des troupes de police.

    M. Jaurès Une dernière question, d'ordre pratique. A-t-on songé aux conditions dans lesquelles la troisième classe appelée serait logée et ravitaillée ?

    M. le ministre de la Guerre Vous pensez bien que cette question nous a préoccupés dès le début. Nous avons demandé à tous nos corps d'armée de vouloir bien se préoccuper de rechercher les emplacements qui pourraient convenir au logement de la nouvelle classe.

    M. Lachaud Je demande la parole.

    M. le ministre de la Guerre Tous les renseignements ne nous sont pas encore entièrement arrivés. Toutefois, nous sommes dès à présent à peu près convaincus que nous pourrions, dans des locaux appropriés, loger au moins la moitié de la nouvelle classe. Quant à l'autre moitié, nous la mettrons dans des baraquements, comme il en existe dans l'Est.

    M. Lachaud On vient de faire une enquête dans toutes les casernes pour savoir quelle était la quantité de lits que l'on pouvait placer dans les casernements. On est arrivé à supprimer les réfectoires, les bibliothèques, les salles d'honneur, toutes les organisations nouvelles qui avaient permis de diminuer un peu l'agglomération, l'encombrement de la caserne.

    Or, les casernes actuelles sont déjà dans un état peu satisfaisant. Je l'ai signalé il y a onze ans, dans un rapport fait au nom de la commission d'hygiène, et depuis onze ans, on n'a rien fait pour améliorer la situation. Si, dans ces conditions, on met dans ces casernes un nombre d'hommes encore plus considérable, on augmentera la morbidité et la mortalité dans de graves proportions. Vous arriverez à avoir une mortalité semblable à celle qui régnait en 1889, lorsqu'on a fait la loi de 3 ans.

    En 1872, sous le régime de la loi de 7 ans, la mortalité générale de l'armée française était de 9,45 p.1 000. En 1877, avec le service de 5 ans, elle est descendue à 7,45 p. 1 000. Avec le service de 3 ans, après 1889, elle est encore tombée à 5,25 p. 1 000. A l'heure actuelle, la dernière statistique médicale, celle de 1909, nous donne seulement le chiffre de 3,95 p. 1 000.

    C'est ce progrès, si péniblement acquis, qui va être de nouveau compromis. N'oubliez pas que, bien que la situation soit améliorée, elle est encore loin d'être brillante. Actuellement, sur presque tous les points de la France, il y a des épidémies dans les casernes, épidémies de rougeole, épidémie d'oreillons. L'année dernière, nous avons eu près de 12 000 cas d'oreillons. Cela ne paraît pas une maladie grave. Seulement, sur ces 12 000 cas, il y a de nombreux cas d'orchite double. Et les hommes qui ont eu des orchites doubles sont devenus inféconds. Par conséquent, nos casernes, par leur insalubrité, contribuent encore à diminuer notre population. D'après le plan de M. Freycinet pour la réfection des casernes, en 1886, il fallait près de 500 millions pour remettre les casernes en l'état. J'ai prouvé qu'avec les camps d'instruction, les camps de convalescence, il était nécessaire de dépenser 800 millions. Je demande à M. le Ministre s'il est prêt actuellement à faire cette dépense, avant de loger la nouvelle classe, afin d'éviter des pertes aussi cruelles. Les Jeunes Français sont tous prêts à servir leur patrie et à lui donner leur vie, s'il le faut, sur le champ de bataille, mais non pas à perdre inutilement la santé et la vie en temps de paix.

    M. le ministre de la Guerre Je me permettrai de vous répondre qu'il y a lieu d'examiner dans la question des casernements des faits spéciaux qui, jusqu'à présent, ont été complètement négligés. On semble admettre, d'une façon générale, 17 mètres cubes pour chaque homme.

    M. Lachaud Il en faut davantage. C'est un minimum.

    M. le ministre de la Guerre On prétend que dans chaque ville de France, quelle qu'elle soit, il faut 17 mètres cubes pour chaque homme. Je dis que c'est une formule trop brutale, et qui ne répond pas toujours à la réalité des choses. Il y a des endroits, qui sont dans une situation élevée, où l'air est très vif, et où on n'a pas besoin de 17 mètres cubes par homme; il y en a d'autres, au contraire où ces 17 mètres cubes sont nécessaires.

    M. Augagneur L'altitude et la pureté de l'air n'ont rien à faire avec le cube d'air nécessaire par homme dans les chambrés

    M. le ministre de la Guerre Je causais encore hier soir avec un ancien commandant de corps d'armée...

    M. Lachaud Il est possible qu'il ne connaisse pas la question.

    M. le ministre de la Guerre Je causais, dis-je, avec un commandant de corps d'armée, qui avait le souci de sa troupe. Il est maintenant au cadre de réserve; il a commandé Belfort pendant six ans, et j'aurais bien désiré qu'il y fût encore maintenant. Il me disait lui-même qu'à Belfort, le cube de 17 mètres est absolument exagéré. "Je vous affirme, disait-il, qu'avec 12 mètres cubes, mes hommes à Belfort étalent en parfaite santé; ils avaient plus que le suffisant. Il y a à Belfort des locaux où l'on peut caser des hommes sans inquiétude aucune."

    Dans d'autres endroits, au contraire, il faut maintenir ce cube. Je vous assure que nous trouverons en dehors des casernes des locaux, notamment d'anciens établissements ecclésiastiques, en nombre relativement considérable, qui nous permettront de loger beaucoup d'hommes. Pour le reste, nous userons des baraquements, comme on en fait usage encore dans la région de l'Est, et où les troupes se trouvent en parfait état. Nous prendrons toutes les dispositions qui seront désirables.

    M. Driant Actuellement; la question qui se pose est celle de savoir si nous rétablirons le service de trois ans. Si nous décidons le service de trois ans, on trouvera les locaux nécessaires.

    M. Lachaud Oui; mais quand on aura voté la loi de trois ans, on n'améliorera rien du tout, exactement comme on a fait depuis onze ans. Voilà onze ans que je demande la réparation des casernements, sans avoir jamais rien pu obtenir. Voilà onze ans qu'on me berne.

    M. Fournier-Sarlovèze Au sujet de cette question de casernements, je voudrais attirer votre attention sur ce fait que la circulaire de M. Chéron impose dans les casernes des salles spéciales qui sont absolument inutiles.

    Il serait beaucoup plus pratique de se servir des baraquements, qui sont infiniment plus sains que les casernements, et qui ont l'avantage de ne coûter que 1 000 francs par homme, au lieu que les casernements reviennent à 3 000 francs par homme. Il ne serait pas nécessaire de demander l'effort colossal qu'il faut demander aux communes pour les casernements.

    M. Treignier J'ai deux questions à poser à M. le Ministre de la Guerre. La première, sur un point qui a déjà été discuté tout à l'heure, mais au sujet duquel il est resté une certaine équivoque dans mon esprit.

    M. le Ministre de la Guerre nous a dit que les unités de l'armée allemande étaient mobilisées dès le temps de paix.

    M. le ministre de la Guerre Elles le seront.

    M. Treignier Elles le seront ?

    M. le ministre de la Guerre Bien entendu, quand les Allemands auront leurs 825 000 hommes.

    M. Treignier D'après les calculs qui m'ont été fournis, même avec 1'augmentation qui va être consentie par le Reichstag, l'Allemagne ne sera pas à même de porter au complet les effectifs des unités.

    Jusqu'ici, nous avions 60 % de réservistes à verser dans nos unités, et l'Allemagne n'en avait que 55 %, L'augmentation prévue dans le projet allemand fera tomber cette proportion à 25 % de réservistes. Il n'en reste pas moins vrai que, contrairement à ce que vous disiez tout à l'heure, les corps de troupe allemands auront besoin de se mobiliser avant la marche en avant. En effet, ni en Allemagne, ni en France, nous n'abandonnons cette idée que la guerre ne se fait pas avec les troupes actives. Le principe qui est à la base de l'organisation allemande, comme de la nôtre, c'est le principe de la nation armée. Les uns et les autres, nous avons à incorporer nos réserves.

    Ainsi que j'ai eu l'honneur de le dire dans la discussion de la loi des cadres, et vous m'avez approuvé à ce moment, 1'avantage obtenu par l'Allemagne réside dans une plus grande rapidité de mobilisation, résultant de ce que 1'on a augmenté les effectifs des unités, sans augmenter dans la même proportion le nombre de ces unités. La valeur offensive de l'armée allemande en a été considérablement accrue; nous sommes d'accord sur ce point.

    Mais je crois que vous avez fait erreur en répondant tout à l'heure à M. Jaurès que ces troupes se porteraient immédiatement en avant, sans avoir besoin de se mobiliser. Elles se mobiliseront sur place, absolument comme les nôtres se mobiliseront sur place.

    M. le ministre de la Guerre Non.

    M. Treignier Mais si, Monsieur le Ministre.

    M. le ministre de la Guerre Mais non, Monsieur Treignier, je vous demande pardon.

    Avec les nouvelles ressources que l'Allemagne va réclamer, elle va porter ses unités de combat à l'effectif de guerre. Elle le fera rapidement; elle s'en occupe dès maintenant. Et si vous regardez ce qui se passe dans vos départements, vous pouvez le constater vous-mêmes: elle fait ses achats de chevaux chez nous...

    M. Treignier Et j'ai appelé votre attention sur ce point.

    M. le ministre de la Guerre Car il ne lui manquerait que cela pour marcher. Par conséquent, vous voyez avec quelle rapidité elle pourra marcher.

    M. Treignier C'est donc une situation toute nouvelle

    M. le ministre de la Guerre Certainement, c'est une situation nouvelle.

    M. Le ministre Elle pourra ne pas appeler de réservistes dans ces corps d’armée.

    M. Treignier Je vous demande une réponse précise, monsieur le ministre.

    M. Le ministre Comment voulez-vous que je vous donne de plus grandes précisions ?

    Pourquoi voulez-vous que l’Allemagne fasse un appel aussi considérable, qui va lui coûter des centaines de millions – car elle va dépasser le milliard – si ce n’est pour l’utiliser ? Elle ne va pas rappeler un contingent nouveau de 150 000 hommes pour les laisser chez eux. Elle va les encadrer.

    M. Treignier Je constate simplement que la proportion de réservistes qui existait jusqu’ici va se trouver diminuée mais qu’elle ne sera pas supprimée.

    M. Le ministre D’après nos calculs, qui ne sont pas des calculs fantaisistes, je vous affirme que l’Allemagne est en état, avec les appels qu’elle a faits, de porter ses corps d’armée sur le pied de guerre. Voilà le fait.

    Mais alors même que cela ne serait pas – je vais aller plus loin – alors même que cela ne suffirait pas, il n’est pas moins vrai que l’Allemagne s’est placée dans un état de supériorité incontestable par rapport à notre mobilisation.

    M. Treignier. C’est entendu.

    M. Treignier. On a annoncé la création de nouveaux corps d’armée. Or, si on augmente les effectifs des unités de la façon que vous dites, il sera impossible de créer de nouvelles unités.

    M. Étienne, ministre de la guerre L’Allemagne avait 23 corps d’armée. Elle les a portés à 25. Et ces 25 corps d’armée maintenant vont être en état de se mettre sur le pied de guerre, avec les nouveaux contingents que l’Allemagne appelle.

    M. Treignier Alors, vous nous affirmez, monsieur le ministre, que désormais, l’Allemagne n’appellera plus de réservistes dans ses unités ?

    M. Le ministre J’ajoute, comme dernier argument, qu’il n’est pas permis à un pays comme la France, de compter exclusivement sur ses alliances ou sur ses amitiés. Notre pays doit, à cet égard, faire ce que font les autres. Rien ne nous dit que nous pourrons toujours disposer de nos alliances et de nos amitiés, que nous aurons toujours à nos côtés la Russie, je ne parle pas de l’Angleterre, - car elle n’a aucun engagement avec la France. La politique est chose essentiellement changeante. Nous l’avons vue changer fréquemment pendant ces dernières années, elle peut changer encore. Vous voyez bien les tentatives qui sont faites pour détacher de nous l’Espagne avec laquelle nous avons en ce moment de bonnes relations. Rien ne nous dit que des évènements de ce genre ne se produisent dans l’avenir. Il est indispensable que notre pays soit dans un état de force et de puissance tels qu’il puisse parer à toute espèce d’éventualité afin, le moment venu, d’avoir fait tout son devoir.

    M. Treignier J’ai à vous poser, monsieur le ministre, une seconde question touchant le projet de loi, et au sujet de laquelle je vous ai adressé hier une question écrite : Vous savez que depuis le dépôt de ce projet de loi, le nombre des engagés volontaires de 3 ans a augmenté dans des proportions considérables.

    M. Le ministre Naturellement.

    M. Treignier Ces jeunes gens vont profiter des avantages que leur donnaient vos instructions premières, à savoir : choix du régiment, dispense d’une période de réserve et avantages pécuniaires. Je vous demande de prendre des dispositions sans retard afin que les répercussions de cette mesure ne grèvent pas trop les finances publiques.

    M. Le ministre Vous pensez bien que je m’en suis préoccupé.

    M. Augagneur Nous avons pu lire un compte-rendu d’ailleurs très sommaire, de la délibération du Conseil Supérieur de la guerre, décidant de revenir au service de trois ans. Il serait utile que la commission, pour s’éclairer complètement, fût en possession de certains renseignements complémentaires. Je voudrais tout d’abord avoir la délibération prise par le Conseil Supérieur de la guerre au sujet de la loi de 1905. Je sais que dans une première réunion, il avait été défavorable au service de deux ans.

    M. Fournier-Sarlovèze Le ministre nous avait refusé la communication à ce moment là.

    M. Augagneur Plus tard, revenant sur sa première décision, le Conseil Supérieur, à la suite d’une intervention gouvernementale, a donné un nouvel avis dans un autre sens, en tout cas beaucoup moins nettement opposé ? Il nous est absolument indispensable de connaître les raisons sur lesquelles le Conseil s’est fondé dans la récente consultation pour repousser les divers moyens accessoires qu’il a envisagés, comme le recours aux employés et fonctionnaires militaires, le renforcement des troupes de couverture, etc. À cet égard le communiqué ne contient qu’un alinéa sans aucune explication. Le Conseil a dû baser son opinion sur des statistiques, des documents. Il doit y avoir autre chose dans ses dossiers que cette expression pure et simple d’une opinion négative et non motivée. Je demande à monsieur le ministre de vouloir bien nous faire connaître les documents qui ont servi au Conseil Supérieur à établir son opinion.

    M. Driant Ce n’est pas l’affaire de la commission de l’Armée.

    M. Le ministre Je suis tout prêt à vous fournir tous les documents que vous désirez, concernant ma propre gestion ; je puis répondre à toutes les questions que vous me poserez sur les différents systèmes proposés ; mais quant à vous faire entrer dans les détails de la délibération du Conseil Supérieur, je n’en ai pas le droit. Ce que je peux vous affirmer, en tout cas, c’est que, contrairement à un bruit qui s’est répandu, qu’il y aurait eu parmi les membres du Conseil Supérieur des hésitants ou même des adversaires du service de 3 ans, sur les douze membres du Conseil, il y en a eu douze qui ont voté le projet, et en appuyant leur vote de considérations qui ont été très émouvantes, je vous l’affirme.

    M. Augagneur Nous vous transmettons par écrit ces questions, qui ont besoin d’être précisées

    [manque la page originellement numérotée 76] (M. Méquillet) partagent certainement ma manière de voir. Nous sommes décidés à voter toutes les mesures nécessaires pour porter notre armée à son maximum de force ; il ne faut pas que sous la pression de telle ou telle campagne de presse, nous nous voyons obligés de voter sans délai et sans discussion. Il importe au contraire que nous donnions au pays et à l’étranger surtout le spectacle d’une nation qui sans s’affoler, discute avec tout le sang-froid nécessaire les mesures qui doivent lui permettre de parer à toute éventualité.

    Or, je lisais ces jours derniers des articles peut-être un peu imprudents qui voulaient mener la Cion de l’armée à une discussion aussi rapide que prématurée. Nous avons entendu vos explications. Pour mon compte, elles me donnent toute satisfaction ; mais nous allons avoir besoin de discuter et si dans une de nos prochaines réunions nous désignons le rapporteur, nous n’allons pas lui demander de nous rapporter en huit jours une loi aussi complexe, aussi difficile à examiner.

    Malgré l’enthousiasme tout naturel qui s’est révélé ces jours derniers de la part des anciens, de la part des jeunes, de la part des futurs militaires, il ne faut pas que nous arrivions à donner le spectacle d’une discussion qui aurait été, en quelque sorte, embouteillée. Nous voulons que la discussion soit large, que la loi que nous serons appelée à voter ait donné lieu à un débat où toutes les opinions auront pus se faire entendre. Nous lui donnerons par là même la force nécessaire pour obtenir du pays le sacrifice considérable que nous nous disposons à lui demander.

    M. Le ministre Je me permettrai de faire remarquer à mon ami M. Méquillet que le Gouvernement désire que le projet soit voté dans les délais les plus rapides. Une question semblable, une fois posée, ne peut pas souffrir d’ajournements très longs.

    Du reste, je puis m’appuyer sur de exemples qui ne manqueront pas de faire impression sur vous. Nous sommes obligés de regarder ce qui se passer chez nos voisins. Voyez de quelle façon le Reichstag vote les lois militaires. Ce ne sont pas des semaines qui séparent le dépôt d’un projet du vote de la loi. C’est en 48 heures, en 3 jours au maximum que la loi est votée. Cela se passe toujours ainsi. Ne dites pas qu’il y a un certain affolement dans le dépôt de notre projet. Il n’y a aucun affolement.

    M. Méquillet Je n’ai jamais parlé du gouvernement. Il a le sentiment de ses responsabilités. Il a raison. J’ai parlé de la presse.

    M. Le ministre J’ai préparé ce projet de loi en y mettant le temps nécessaire pour le mûrir. Ce projet a demandé beaucoup de travail à nos services. Ce projet, il est maintenant entre vos mains. Je n’ai pas qualité pour vous dire : vous devez voter dans tel ou tel délai. Mais plus tôt vous le voterez, mieux vous répondrez à nos vœux. Je demanderai instamment qu’avant que la Chambre se sépare, le projet de loi soit voté.

    Plusieurs membres Avant la séparation de Pâques ou celle de juillet ?

    M. Le ministre Il ne faut pas qu’il y ait de confusion. Je prie naturellement la commission de l’armée de rapporter le projet à temps pour que la Chambre puisse se prononcer avant la séparation de Pâques.

    M. Jaurès Il y a une disposition de la plus haute importance qui nos préoccupe. C’est celle qui concerne la façon dont, en réalité, une grande partie de la bourgeoisie sera appelée à constituer une section tellement spéciale de l’armée qu’en fait ce sera pour elle le service d’un an, pendant que ce sera le service de 3 ans pour tous les autres gens.

    M. Le ministre Votre critique s’adresse aussi bien à la loi de deux ans.

    M. Jaurès C’est plutôt le problème de recrutement des futurs officiers de réserve, qui perdront une grande partie de leur crédit moral auprès des hommes, auxquels ils apparaîtront comme les premiers dispensés. C’est un problème d’une priorité extrême, mais qui est d’un autre ordre.

    Je n’avais pas posé une question relative à la couverture, parce qu’elle me paraît se rattacher au problème général qui sous sera soumis dans le projet d’emprunt. C’est la question des forteresses. On s’en préoccupe et c’est pour couvrir notre frontière qu’on nous propose le service des 3 ans. Je demande si l’on a examiné le problème de la couverture fixe, de la défense de la frontière. Les évènements de la guerre russo-japonaise, de la guerre des Balkans, ont démontré les ressources de délai, en tout cas de résistance, que des fortifications donnaient à un pays. Je voudrais savoir ce que le gouvernement pense à cet égard.

    M. Le ministre À quel point de vue ?

    M. Jaurès Y a t-il lieu de compléter votre système de forteresses ? Il a été dit par des gens compétents que c’est précisément la force d’arrêt des forteresses créées dans la région de l’Est qui a fait surgir dans l’esprit de l’Allemagne de déborder par le Luxembourg belge. Cela prouverait l’admirable efficacité d’une chaîne de forteresses. Je demande s’il ne serait pas possible d‘étendre notre système de forts d’arrêt sur la partie de la frontière française qui reste encore à découvert et où une irruption subite pourrait se produire.

    M. Le ministre Depuis longtemps, les places fortes ont été l’objet des préoccupations de l’administration de la Guerre. On y travaille depuis 1875.

    M. Jaurès Une partie des nouveaux crédits y seront affectés ?

    M. Le ministre Évidemment.

    M. Jaurès Pour ma part, il me semble qu’il est important de diviser le problème, c'est-à-dire qu’il est impossible de savoir comment et à l’aide de quels moyens vous pouvez organiser votre couverture mobile si vous ne savez pas en même temps quelle sera la force de votre couverture fixe.

    M. Le ministre Nous la connaissons.

    M. Jaurès Il s’agit de savoir ce qu’elle sera.

    M. Le ministre Le problème de l’emprunt est bien antérieur au projet de 3 ans. Quand j’étais ministre de la Guerre en 1906, j’avais déjà un programme pour les forteresses et l’armement.

    M. Jaurès Dans aucun cas Nancy ne sera couvert ? (Mouvement divers)

    M. Le ministre Dans aucun cas.

    M. Jaurès Il n’y a, je vous l’assure messieurs, aucune indiscrétion dans ma question. Le général Langlois s’est expliqué ouvertement et la question a fait l’objet de nombreuses publications.

    M. Jaurès Actuellement, Nancy est ville ouverte ?

    M. Le ministre Oui.

    M. Jaurès. Même avec le service de 3 Ans, Nancy peut être occupée.

    M. Le ministre Oui, si nous sommes battus.

    M. Jaurès. Ce n’est pas une réponse hypothétique que je vous demande.

    M. Le ministre Nous avons la prétention de défendre Nancy. Il y a déjà 25 ans que l’on s’est préoccupé de la question. On a même tenté de préparer l’opinion publique à toutes les éventualités afin d’éviter l’affolement au début d’une guerre. Ce que je puis vous dire de la situation actuelle, c’est qu’on a pris des mesures pour que Nancy soit défendue. Je ne peux pas aller plus loin.

    Quant aux forteresses, depuis longtemps nous nous occupons de les fortifier de plus en plus. Presque chaque jour la science nous apporte un élément nouveau, aussi bien au point de vue de l’armement qu’au point de vue des effectifs. Avec les crédits que nous demandons, nous allons au maximum d’efforts.

    M. Jaurès. Ce n’est pas le problème que je pose. Je demande si on a étudié une extension et une amélioration de notre système général de forteresse.

    M. Le ministre On a envisagé toutes les possibilités et pris les mesures en conséquence. On arme la place de Maubeuge qui, il y a deux ans, n’existait pas dans le corps de défense. On l’arme rapidement et nous avons déjà fait des projets considérables pour cette place.

    M. Jaurès Sur cette question, nous vous demanderons des détails plus précis quand viendra le projet d’emprunt. Je vous prierai de donner à la commission la répartition des forces françaises et allemandes.

    M. Le ministre Je vous donnerai les chiffres d’effectifs. Je ne puis pas vous donner l’emplacement de nos troupes.

    M. Jaurès Je ne vous demande pas de savoir les emplacements auxquels ils sont destinés ; je vous prie, pour nous dispenser de longues recherches, de nous fournir un état de a répartition actuelle des forces de couverture françaises et des forces allemandes.

    M. le président Personne n’a plus de question à poser à M. Le ministre

    Nous vous remercions, Monsieur le ministre des éclaircissements que vous avez bien voulu nous donner.

    (Monsieur le ministre se retire.)

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