Audition de M. le ministre de la Guerre et des généraux Joffre et Legrand
Séance du mardi 18 mars 1913
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Présidence de M. Joseph Reinach Vice Président.
Audition de M. le ministre de la Guerre et des généraux Joffre et Legrand
Audition de M. Étienne, ministre de la Guerre
(M. Étienne, ministre de la Guerre, assisté de M.M. les généraux Joffre, chef, et Legrand, sous-chef d’état-major général de l’armée, sont introduits.)
M. le président Messieurs, lors de votre dernière séance, vous avez établi une série de questions que vous désiriez voir poser à M. le ministre de la Guerre Nous les avons transmises à M. le ministre qui a jugé plus expédient de venir lui-même aujourd’hui répondre à ces questions et à toutes les questions nouvelles qui pourraient lui être posées par des membres de la commission.
Je donne la parole à M. le ministre de la Guerre
M. Étienne, ministre de la guerre Je dois dire tout d’abord à la commission que j’ai tenu à me faire accompagner par M. le général Joffre, chef d’état major de l’armée et par son sous-chef, M. le général Legrand.
Le général Joffre n’a qu’une communication très courte à vous faire, mais qui répond à ce qui nous a paru une nécessité. Il y a eu, paraît-il, des interprétations diverses de l’attitude qu’aurait eu le général Joffre au sein du Conseil supérieur de la guerre. On lui a prêté, à différentes reprises des déclarations verbales ou confidentielles. Et, comme ces allégations ont produit une certaine impression, le général Joffre est tout résolu à venir ici apporter une déclaration nette, formelle et décisive.
On a prétendu, si vous voulez que je précise, que le général Joffre, au sein du Conseil supérieur de la guerre, n’aurait pas soutenu le projet de trois ans, qu’il aurait soutenu le projet de trente mois. On lui prête une série d’opinions diverses, qui ne sont pas sans laisser un certain doute dans l’esprit de quelques uns de nos collègues.
J’ai fait connaître ces faits au général Joffre. Le général est tout prêt à faire ici une déclaration personnelle, qui, je l’espère, mettra fin à cette série d’interprétations diverses, qui sont faites, je ne sais dans quel but, mais qui peuvent influer sur le sentiment de nos collègues.
M. le général Pédoya Personne n’a jamais entendu dire cela.
M. Treignier Jamais je n’ai rien entendu de semblable.
M. Augagneur Jamais aucun de nous, en effet, n’a rien entendu de ce genre dans la commission de l’armée. Aucun de ceux de mes collègues avec qui je me suis entretenu de la question, n’a fait la moindre allusion à des conversations auxquelles aurait pris le général Joffre. Je tiens à dire, en mon nom personnel, qu’à mon avis cette communication est inutile. Vis-à-vis de la commission, la situation est la suivante : c’est le Gouvernement qui nous apporte un projet de service de trois ans ; c’est lui seul qui est responsable devant nous. Les délibérations du Conseil supérieur de la guerre ne concernent que le Conseil supérieur. Nous ne connaissons ici que le Gouvernement.
M. le ministre de la Guerre Parfaitement, Monsieur Augagneur ; mais permettez-moi de vous rappeler ce qui s’est passé. Je suis arrivé devant la commission de l’armée avec une affirmation très nette et très précise. Je vous ai déclaré que le Conseil supérieur de la guerre avait unanimement adopté le service de trois ans.
M.M. le général Pédoya et Treignier Personne n’a mis votre parole en doute.
M. Augagneur Nous nous en rapportons à vous.
M. le ministre Mais comme on a contesté cette déclaration …
M. Painlevé Pas ici !
M. Vandame Dans la presse, c’est incontestable.
M. Treignier Pas ici, dans tous les cas.
M. le ministre … le général Joffre était prêt à vous faire connaître sa pensée d’une façon très formelle. Et je ne vois pas d’inconvénient à ce que vous teniez de la bouche du général Joffre quel a été son sentiment, son opinion constante et persistante.
M. Joseph Reinach, président Il est incontestable qu’ici, à la commission de l’armée, aucun doute n’a été émis, aucune allusion même n’a été faite.
Mais du moment que le M. le général Joffre est aujourd’hui devant la commission, il peut être intéressant pour la commission de l’armée de recueillir ses déclarations. (Assentiments)
Je donne la parole au général Joffre.
Audition du général Joffre, chef d’état-major général
M. le général Joffre Dès que nous avons eu connaissance des projets allemands, notre attention, naturellement, a été attirée sur la possibilité pour nous de nous tenir à la hauteur des circonstances, de pouvoir en tout état de cause, lutter contre les armements de nos voisins.
Il y a un peu plus d’un an, au moment où la tension politique était devenue très franche, après l’affaire d’Agadir, notre situation était telle que je suis persuadé que nous pourrions marcher dans d’excellentes conditions et que nous aurions les chances pour nous. À ce moment, est intervenu en Allemagne le projet de loi de 1911. Les mesures arrêtées par le gouvernement allemand devaient être réalisées au bout de cinq ans. Vous savez que cette organisation a été extrêmement hâtive. Un deuxième projet est intervenu, celui de 1912, qui devait également être réalisé cinq ans après.
Il résulte du vote des crédits considérables qui a été fait qu’au mois d’octobre de cette année-ci, les Allemands auront réalisé à peu près cette augmentation de forces militaires. Et alors, avec les projets qui sont actuellement, non pas réalisés, ni même votés, mais qui aboutiront certainement, si nous laissons les choses en l’état, nous serions, au moment où ces projets aboutiront, dans une situation notablement inférieure. La force de l’armée allemande sera augmentée dans des proportions considérables. Je crois que si, en ce moment-ci, il fallait marcher, nous pourrions encore y aller avec confiance ; mais la situation va en diminuant constamment et, si nous ne prenons pas des mesures pour rétablir l’équilibre, dans un an nous serons dans une situation notablement inférieure.
Nous avons donc été appelés à examiner cette question. Nous avons étudié, nos camarades et moi, de quelle façon on pourrait augmenter la force de l’armée française.
Plusieurs hypothèses ont été envisagées : D’abord augmenter par des engagements, la force de l’armée pendant la période d’hiver, c'est-à-dire à une époque où cela ne présentait pas un grand intérêt. Puis on a envisagé d’augmenter cette force au moyen du service de 27 mois, soit trois mois de plus. Cette hypothèse nous donnait évidemment des petits suppléments de forces ; mais cela présentait de graves inconvénients et ce supplément de forces n’était vraiment pas suffisamment appréciable. On a pensé ensuite au service de trente mois. Le service de trente mois peut s’envisager de deux manières, ou bien tout le monde est appelé sous les drapeaux en même temps (a). Et dans ce cas, il y a des inconvénients d’instruction et des troubles administratifs considérables x ; en tel cas cela amènerait un trouble très grand dans l’instruction des différentes armes.
[dans la marge] x tout en ne procurant pas d’augmentation sur les effectifs atteints pendant la période du 1er avril au 1er octobre (période où nos voisins disposent de la totalité de leurs effectifs)
(a) la deuxième manière d’incorporation en deux appels, octobre et avril est envisagée plus loin.
Il a donc fallu regarder la question en face et examiner le service de trois ans. Il est incontestable que c’est là une charge très lourde pour le pays et personnellement je ne l’ai envisagée qu’avec beaucoup de crainte. Je suis arrivé à cette conviction que le service de trois ans donnera à notre armée une force incomparablement supérieure à ce qu’elle est maintenant. Avec le service de trois ans, je crois que la France n’a rien à craindre, quelles que soient les augmentations de l’armée allemande, parce que nous aurons alors une armée qui sera très forte.
Elle sera très forte parce que, d’abord toutes nos troupes de couverture seront, d’une façon permanente, à un effectif voisin de l’effectif de guerre. Vous connaissez l’article 40 de la loi de 1905, d’après lequel tous les réservistes, de toutes les classes, qui sont autour d’une garnison dans la région frontière, sont appelés le premier jour de la mobilisation. On a fait ce compte. Il y a des régiments qui reçoivent plus de réservistes que d’autres, mais en fin, en moyenne, en mettant la compagnie à l’effectif de 200 hommes, avec l’appoint des réservistes de l’article 40, cela nous fait des compagnies de 250 hommes, effectif de guerre. Et ceci, messieurs, nous pouvons y compter d’une façon absolue parce que, dans toute la région frontière, les habitants sont très patriotes et nous sommes sûrs qu’ils rejoindront. Nos voisins ne peuvent pas avoir la même confiance, car la région frontière, c’est la région annexée et s’en méfient tellement qu’au lieu d’incorporer tous les réservistes de cette région dans le corps d’armée de la frontière, ils en envoient une grande partie très loin en arrière.
Ainsi donc, nous comptons sur les réservistes de l’article 40, qui rejoignent le premier jour.
Ensuite, la question beaucoup plus importante, à mon avis est celle de la troupe de l’intérieur.
M. le ministre de la Guerre Je crains qu’il puisse se produire une confusion. M. le chef d’état-major n’a pas voulu dire que dès à présent les corps de couverture étaient mis sur le pied de guerre. Il dit qu’ils le seraient.
M. le général Joffre Avec la loi de 3 ans, bien entendu.
M. le ministre Pour le moment, ce n’est pas la situation. C’est précisément ce qui nous a conduit à vous faire nos propositions.
M. Adrien Lannes de Montebello Vous nous proposez de mettre les compagnies à 200 hommes ?
M. le général Joffre En moyenne. Il y a des régiments, par exemple à Nancy, situés dans une localité dont la population environnante est très dense et où il ne sera pas nécessaire d’avoir 200 hommes par compagnie.
La loi de trois ans nous donnera donc la possibilité d’avoir nos corps de couverture à effectif de guerre, c'est-à-dire en état d’arrêter éventuellement les incursions de l’armée allemande, qui viendraient troubler notre concentration ; car les troupes de couverture n’ont pas d’autre objet que de permettre la concentration de nos forces.
Quant à la bataille, elle s’engagera, non pas avec la troupe de couverture, mais avec toutes les forces réunies. Et alors, il faut que ces forces réunies soient très solides, il faut qu’elles soient très bonnes. Il importe donc que nos compagnies de l’intérieur soient à un effectif suffisant pour que, avec l’appoint des réservistes, elles soient encore, pour ainsi dire, des formations de l’armée active. Une compagnie qui a 150 hommes ou même 14 hommes, peut absorber une centaine de réservistes et la fusion se fait assez rapidement pour qu’au moment où les premiers chocs auront lieu, la compagnie puisse être considérée comme une compagnie active, une compagnie manœuvrière. Dans cette compagnie il y aurait le capitaine, au moins un lieutenant, et les sergents qui, travaillant, s’exerçant, manœuvrant constamment avec de gros effectifs, auraient pu se faire la main. Nous aurions ainsi des compagnies, des bataillons, des régiments, etc. dont les officiers seraient parfaitement dressés, parfaitement au courant de leur métier, s’y exerçant d’une façon constante et qui, au moment où il faudrait passer sur le pied de guerre, seront absolument prêts.
À l’heure actuelle, les compagnies ont un effectif nominal de 100 hommes ; en réalité le nombre d’hommes qui prennent part aux exercices est dérisoire. Si vous défalquez de ce chiffre de 100 hommes les sous-officiers, il restera de 70 à 80 hommes de l’armée active. Avec cela vous n’absorberez pas 150 réservistes ; ou du moins, il faudra peut-être trois semaines ou un mois de campagne pour que ces unités soient en état de marcher convenablement. Or, au bout de trois semaines ou d’un mois de campagne, l’affaire aura déjà été réglée. L’essentiel pour nous, c’est d’avoir le dessus dans les premiers engagements.
Toutes ces considérations m’ont amené à cette conclusion qu’en ce moment-ci, il était nécessaire d’avoir le service de trois ans, pour avoir des troupes de couverture à l’effectif de guerre, pour avoir les troupes de l’intérieur avec un effectif de l’armée active suffisant pour que les manœuvres, les exercices puissent se faire utilement et surtout pour que l’instruction de la troupe puisse se faire d’une façon complète.
J’ajoute que le complément de tout cela, ce sont les camps d’instruction …
M. Driant Le Conseil supérieur a été unanime ?
M. le général Joffre Nous avons été convoqués au Conseil supérieur, à la présidence de la République … Puis-je dire ce qui a été dit ? …
M. le ministre de la Guerre Parfaitement.
M. le général Joffre Il n’y a pas d’inconvénient au point de vue légal ? Puis-je dire franchement ce qui a été dit ?
M. le ministre de la Guerre Absolument.
M. le général Joffre Le président de la République a ouvert la séance. Il a mis en discussion le projet de loi de trois ans. Le président de la République a commencé à nous faire beaucoup d’objections. Le président du conseil, M. Briand, nous a fait également un grand nombre d’objections, - au point que je me demandais si ces messieurs étaient tellement partisans de la loi de trois ans. Il y a eu beaucoup de franchises et de laisser-aller. Chacun des membres du Conseil a exprimé son opinion ; et les opinions émises ont été absolument concordantes. Et cela n’a pas été un vote par oui ou par non, chacun donnant au contraire les raisons pour lesquelles il croyait telle ou telle mesure nécessaires. Quand on est passé au vote, il n’y a pas eu une seule voix discordante.
M. le ministre de la Guerre Et le Conseil supérieur a envisagé tous les systèmes proposés.
M. le général Joffre Il a envisagé, en effet, toutes les combinaisons possibles, le service de 27 mois, le service de 30 mois, pour arriver au service de trois ans.
M. Fournier-Sarlovèze Je vous demande pardon, mon général. Vous avez parlé, il y a quelques instants, des deux modalités qu’on avait envisagées pour l’application du service de trente mois ; mais vous n’en avez évoqué qu’une seule.
M. le général Joffre C’est un oubli, en effet. Voici exactement les deux systèmes que nous avons envisagés.
Il y avait, d’abord, le système des appels simultanés, dont j’ai déjà parlé, et qui nous a paru offrir des inconvénients au point de vue de l’instruction, et devoir provoquer des troubles administratifs profonds.
Le second système était celui des appels successifs, des appels échelonnés. On appelait une partie de la classe au 1er octobre et l’autre au 1er avril. Au point de vue administratif, ce système était séduisant. Voici, par exemple, une caserne où il y a 200 places d’hommes par compagnie. Si on appelle tous les hommes en même temps au 1er octobre, la caserne sera bondée et, le 1er avril, au moment où la classe partira, elle sera presque déserte. Voilà pourquoi au point de vue du casernement, le système des appels échelonnés était le meilleur ; mais il présentait de graves inconvénients au point de vue de l’instruction des hommes. En ce moment-ci, étant données les nécessités actuelles de l’instruction, les officiers sont sur les dents. Les officiers de toutes armes se donnent de grand cœur à ce travail, qui se trouve compliqué du fait que les cadres ne sont pas au complet. S’il fallait faire deux instructions par an, ce serait accroître ces difficultés, déjà très sérieuse, dans des proportions considérables. D’autre part, l’instruction se fait le plus utilement pendant la belle saison, c'est-à-dire d’avril à octobre. Que feraient les hommes du 1er octobre au 1er avril ?
C’est pour ces motifs que nous avons repoussé également le service de trente mois avec appels échelonnés.
M. Augagneur Je voudrais poser une question à M. le général Joffre.
M. le ministre de la Guerre M. le général Joffre vous répondra volontiers. Il demandera ensuite à la commission de se retirer, pour se rendre à des convocations urgentes.
M. Augagneur M. le général Joffre nous a dit que le service de trente mois présentait de grandes difficultés au point de vue administratif. En quoi ces difficultés seront-elles plus grandes avec le service de 30 mois, si la clase reste six mois de plus, qu’avec le service de 3 ans, si elle reste toute une année de plus ?
M. le général Joffre Il est évident qu’il n’y aura pas plus de dépenses de casernement à faire le service de 30 mois que pour le service de 3 ans. Seulement, nous ferons la même dépense pour 30 mois que pour 3 ans.
M. Augagneur Il y a une différence cependant. Il y a six mois de classe à entretenir en moins. Et c’est une différence considérable.
M. le général Joffre J’ai parlé au point de vue du casernement.
M. Augagneur Il n’y aurait que des objections d’ordre administratif au service de 30 mois !
M. le général Joffre Il y aurait surtout des difficultés d’instruction, des troubles apportés à l’intérieur des corps de troupe pour l’instruction, notamment pour le service de trente mois avec appels échelonnés.
M. Augagneur Mais avec un seul appel ? Ces difficultés seraient-elles les mêmes ?
M. le général Joffre Dans les deux cas, les dépenses de casernement sont aussi fortes que pour le service de 3 ans.
M. Augagneur Ce n’est pas la question que je pose. Je me place au point de vue de l’instruction !
M. le général Joffre L’instruction serait absolument troublée.
M. Augagneur Pourquoi ?
M. le général Joffre Parce que nous aurions toujours une demi-classe qui serait à l’état de recrues.
M. Augagneur Avec les appels échelonnés mais avec l’appel collectif ?
M. le général Joffre Les six mois supplémentaires seraient les mois d’hiver, c'est-à-dire des mois pendant lesquels l’instruction est le (sic) moins intensive et le (sic) moins utile. Et au moment où l’instruction se fait en plein air, dans les camps d’instruction, dans les manœuvres, vous n’auriez plus que deux classes.
M. Augagneur Deux classes complètement instruites.
M. le général Joffre Mais beaucoup moins de monde.
M. le président Monsieur le ministre, M. le général Joffre avait demandé à vous accompagner pour faire une déclaration à la commission. Plusieurs de nos collègues voudraient lui poser des questions. Les questions peuvent-elles être adressées à M. le général Joffre ou doivent-elles être adressées au ministre de la guerre ?
M. le ministre de la Guerre Au ministre, bien entendu.
M. le président M. le général Joffre a demandé à se retirer.
Nous vous remercions mon général.
(M. le général Joffre se retire.)
M. le président La parole est à M. le ministre de la Guerre
M. Étienne, ministre de la guerre Je croyais avoir fait devant la commission un exposé assez complet de la question ; mais j’ai compris, aux questions multiples qui nous ont été adressées depuis, que je n’avais pas suffisamment répondu à l’appel de ceux de nos collègues qui m’avaient questionné à la dernière séance où j’ai comparu devant la commission.
Comme j’ai pensé qu’une autorité technique pourrait avoir plus de poids sur l’esprit des membres de la commission, j’ai prié M. le sous-chef d’état major général, qui s’occupe spécialement des questions de recrutement, de vouloir bien m’accompagner, afin qu’il puisse répondre, avec son autorité personnelle et sa connaissance approfondie de ces choses, à toutes les questions qui nous ont été adressées.
M. le président La parole est à M. le général Legrand
Audition du général Legrand, sous-chef d’état-major général
M. le général Legrand, sous chef d’état major général. Messieurs, les indications que j’ai à fournir à la commission, vont être singulièrement abrégées par celles que le général Joffre, mon chef, a faites tout à l’heure.
Je voudrais appeler d’abord l’attention de la commission sur ce qui, à mes yeux, constitue la caractéristique de l’accroissement de force de l’armée allemande. Il y a non seulement l’accroissement en nombre, mais un accroissement de rapidité dans les facultés de mobilisation. Cet accroissement résulte d’abord naturellement, ce que le nombre d’hommes appelés sous les drapeaux était plus grand, les unités du pied de paix sont à un effectif plus voisin de celui du pied de guerre ; il résulte aussi de ce fait, extrêmement important, que l’Allemagne a l’intention d’augmenter de 30 000 le nombre de ses chevaux entretenus en temps de paix. Elle en a 160 000 en temps ordinaire ; elle veut en avoir 30 000, soit un cinquième de plus.
Or, dans la mobilisation, il y a deux choses importantes, l’appel des hommes et l’appel des chevaux, ce dernier étant plus long que le premier.
Le fait que l’Allemagne augmente le nombre de ses chevaux du temps de paix lui donne une faculté, une aptitude offensive singulièrement plus grande que celle qu’elle avait auparavant.
Par conséquent, si autrefois nous n’avions à considérer que l’agression brutale d’un certain nombre de corps de couverture, dont l’effectif était sensiblement égal à celui que nous pouvions opposer nous-mêmes à nos adversaires, il n’y a plus aujourd’hui, à envisager seulement les corps de couverture, ceux qui sont en contact immédiat avec les nôtres, il faut aussi considérer tout l’effectif des hommes que dans l’intervalle de deux jours, nécessaire pour appeler les réservistes du premier appel, l’Allemagne pourra amener sur la frontière. Il faut tenir compte de tout cet effectif, si l’on veut envisager l’ensemble des forces qui peuvent venir se livrer sur nous à une agression inopinée et brutale. Nous avons estimé que, dans ces conditions, il fallait donner à nos corps de couverture une force de résistance égale à celle que les Allemands pourraient nous opposer.
C’est pourquoi nous avons été conduits à examiner l’augmentation de l’effectif de paix, de manière à porter les troupes de couverture à un chiffre tel que, par l’adjonction des hommes de l’article 40, nous puissions passer nous aussi, dans l’intervalle de deux jours, du pied de paix au pied de guerre.
Ceci répondu à une question que l’honorable M. Jaurès avait posée à M. le ministre en lui demandant ce qu’il entendait par « mettre nos effectifs sur le pied de guerre ». Il s’agit de mettre nos effectifs au plein, en ce sens que par l’adjonction des hommes qui viennent se joindre à ceux du premier jour, ils puissent être portés sur le pied de guerre. Tel est le sens que M. le ministre avait donné à ses paroles.
J’ai dit, qu’il nous fallait donner à nos corps de couverture la capacité de résistance nécessaire pour nous opposer à une agression brutale. J’ajoute, comme l’expliquait le général Joffre, tout à l’heure, qu’il nous faut donner à nos corps de l’intérieur un effectif suffisant pour que non seulement l’instruction individuelle puisse se faire, mais aussi l’instruction collective. C’est cette instruction collective que nous tenons à faire dans les camps d’instruction, pour lesquels nous demandons un gros sacrifice d’argent. Nous n’arriverons à utiliser complètement les moyens d’actions que vous mettrez à notre disposition que si nous avons des unités véritablement étoffées, dans lesquelles les chefs puissent prendre contact avec leurs hommes, où les hommes puissent s’habituer à obéir à leurs chefs. Il ne faut pas que nous soyons réduits à faire de l’instruction en fondant en une seule unité de manœuvre, deux ou trois compagnies en batteries, mettant ainsi des hommes sous les ordres de chefs qui ne seront pas ceux qui seront appelés à les conduire à la guerre.
L’instruction collective ne peut donc se faire que si nous avons des effectifs suffisants. Or, cette instruction collective a une répercussion très importante sur les cadres. Ce n’est pas tant l’instruction individuelle de l’homme qui se fait, c’est celle des cadres. Et si nous avons des cadres biens instruits, lorsque nous les aurons envoyés dans la réserve et que nous les rappellerons ensuite comme réservistes, nous aurons des gens qui auront été complètement dressés, ce sera la nation armée vraiment capable de mettre en œuvre toutes les ressources dont elle dispose.
Voilà ce que nous voulons faire en donnant à nos forces de l’intérieur tout l’effectif qui paraît nécessaire.
L’augmentation qui vous est demandée, a encore d’autres buts. Nous voulons parer à des défauts qui ont été constatés dans notre organisation, du fait de la loi de deux ans. Le premier, celui qui est patent et qui s’affirme davantage d’année en année, c’est l’insuffisance d’instruction de notre cavalerie. Tous ceux qui ont été cavaliers – un certain nombre d’entre vous, Messieurs, le savent mieux que moi – savent bien qu’il est impossible en deux ans de dresser complètement un cavalier et surtout qu’il est impossible avec de jeunes soldats de dresser de jeunes chevaux. Il faut absolument des vieux cavaliers pour dresser les jeunes chevaux ; et si notre cavalerie marche encore, c’est que les vieux chevaux d’aujourd’hui sont les jeunes dressés avec le service de trois ans. Si nous continuons longtemps avec le service de deux ans, il faut nous attendre à avoir de sérieux mécomptes dans le dressage des chevaux et dans la valeur individuelle des cavaliers.
N’y aurait-il que cette seule nécessité de donner à notre cavalerie la puissance qu’elle doit avoir, que nous vous aurions demandé des mesures destinées à donner à la cavalerie le service de trois ans. Et en le faisant nous étions absolument dans l’esprit de la législature de 1905, qui a affirmé sa volonté de donner à la cavalerie des hommes servant à long terme, en créant des avantages spéciaux pour ceux qui contracteraient des engagements de longue durée dans la cavalerie.
Ces dispositions n’ont pas donné tout leur effet. Nous avons fait de notre mieux et cette année-ci, avant que le projet de loi de trois ans ait été déposé, des mesures avaient été étudiées, à l’état-major de l’armée – et approuvées par le ministre – en vue d’attirer le plus possible d’hommes de trois ans par voie d’engagements.
Mais la matière envisageable est nécessairement limitée. On aura beau augmenter les avantages consentis aux engagés, il ne faut pas espérer dépasser une certaine limite. Il est donc nécessaire d’avoir recours à un autre procédé pour donner à notre cavalerie les hommes de trois ans qu’il lui faut.
Enfin, il y a un autre trou à combler dans notre organisation, ce sont les unités techniques. Il est impossible à présent de créer un seul corps technique, quel qu’il soit, qu’il s’agisse d’artillerie, de génie, d’aérostation, de télégraphie, sans le prélever sur l’effectif déjà incorporé dans d’autres unités. Puisque nous appelons tous les hommes jusqu’au dernier, si nous voulons créer une unité nouvelle, elle ne peut l’être qu’aux dépens des unités existantes.
Or, il est incontestable que nous n’avons pas maintenant les moyens techniques qu’il nous faudrait ; nous sommes sous ce rapport – je suis obligé d’en faire l’aveu – notablement inférieurs à nos adversaires possibles. Ils ont des unités techniques d’artillerie, du génie, notablement supérieures, comme effectifs, aux nôtres. Il faut à toute force que nous puissions racheter cette infériorité. Nous ne le pouvons que si nous avons des hommes en plus. C’est un des motifs pour lesquels nous vous demandons un accroissement d’effectifs, que seule la loi de 3 ans pourra nous donner.
Pour me résumer, je crois qu’il est utile de donner à la commission quelques chiffres. Je crois répondre ainsi à une préoccupation de M. Jaurès M. Jaurès avait demandé comment un contingent de 210 000 hommes ne pouvait nous donner que 160 000 hommes de plus. D’abord, je rectifie un lapsus ; ce n’est pas 160 000 hommes, c’est 180 000 hommes.
Et puis, si vous me permettez de faire le calcul, vous verrez qu’il s’agit d’une simple question d’arithmétique. Un contingent incorporé de 210 000 hommes perd, dans les trois premiers mois, 5 p. 100 de son effectif. Dans les douze mois qui suivent, il en perd 6 ½ p. 100 ; dans les neuf mois qui parachèvent les deux années, il en perd encore 3 p. 100. Le calcul est facile à faire ; on arrive à un résultat qu’un contingent de 210 000 hommes incorporés pour deux ans représente 180 950 hommes au bout de la deuxième année de service. Toutefois, ce n’est pas ce chiffre que nous réaliserons. Le projet qui vous est soumis, comporte des dispositions bienveillantes à l’égard des soldats qui appartiennent à des familles nombreuses. Dans le but de favoriser la repopulation, on a admis que les jeunes gens appartenant à des familles de six enfants et plus, seraient libérés au bout de deux ans de service. Les évaluations que nous avons faites, nous permettent de supposer que nous aurons à peu près 40 000 jeunes gens dans ces conditions. L’effectif de 181 000 hommes tombe ainsi à 141 000 hommes au bout de deux ans.
Nous avons également admis que les jeunes gens appartenant à des familles de cinq enfants, c'est-à-dire ayant 4 frère ou sœurs vivants, seraient libérés au bout de deux ans et demi. Cela fait encore 20 000 hommes. L’effectif de 141 000 hommes tombe, au 1er avril, à 121 000.
Il est facile de voir, dans ces conditions, sur quels effectifs nous pourrons compter. Le premier contingent s’élèvera à 210 000 hommes, le deuxième contingent comptera 190 000 hommes. Au total, 400 000 hommes, auxquels s’ajoutent 141 000 hommes de la troisième année ; soit en tout 541 000 hommes, qui tombent à 521 000 si mois après.
Tels sont les chiffres. Il est bien entendu que ce sont des chiffres globaux, sur lesquels on peut discuter.
Que nous faut-il pour l’accroissement, tant de nos forces de couverture que de nos forces de l’intérieur ? Il faut compter 50 000 hommes pour la couverture, et 70 000 hommes environ pour l’intérieur. Je vous demanderais de bien vouloir garder ces chiffres par devers vous. Il y a intérêt à ce qu’ils ne soient pas l’objet d’une publication. Je crois qu’il vaut mieux que nous ne fournissions pas ces renseignements. Je les dois à la commission. Je la prie de les considérer comme confidentiels.
Pour les créations nouvelles, il nous faut environ 23 000 hommes. Le total fait 155 000 hommes (en tenant compte du déficit existant actuellement – 12 000 h – dans les effectifs réalisé par rapport à l’effectif réglementaire).
Ce qui nous est donc nécessaire, c’est 155 000 hommes de plus. Comment comptons-nous les réaliser ? J’ai expliqué à la commission que le troisième contingent sera de 141 000 hommes au 1er octobre, pour tomber à 121 000 hommes au 1er avril. Ces ressources sont donc inférieures à nos besoins. Qu’avons-nous prévu pour y parer ? Un certain nombre de dispositions, qui ont été préconisées par le général Pédoya, auxquelles nous avions pensé depuis longtemps déjà et que nous avons été heureux de recueillir.
Il y a d’abord la substitution de la main d’œuvre civile à la main d’œuvre militaire et la réduction au strict minimum de ce qu’on appelle les « embusqués. Nous évaluons cette ressource à 9 000 hommes environ.
M. le général Pédoya Pour les embusqués seulement ?
M. le général Legrand Pour la main d’œuvre et pour les embusqués.
D’autre part, par le fait que nous soumettons les jeunes gens à un troisième examen médical, que nous ne sommes pas obligés, par conséquent, de réformer définitivement, comme le veut la loi de 1905, les jeunes gens qui n’ont été soumis qu’à deux examens médicaux, nous pouvons encore rattraper de la sorte 5 000 hommes.
Enfin, selon le vœu exprimé au Parlement un grand nombre de fois, notamment pas les représentants des vieilles colonies, nous songeons à incorporer les contingents des anciennes colonies, soit environ 3 500 hommes. Les trois contingents nous donneront 10 000 hommes. Au total, 224 000 hommes.
Ces 24 000 hommes, ajoutés aux 141 000 nous donneront 165 000 qui se réduisent à 145 000 au mois d’avril. La moyenne est de 155 000, chiffre égal aux besoins que j’avais signalés.
Voilà quels sont les besoins auxquels nous pensons satisfaire et comment nous comptons utiliser les ressources que nous vous demandons.
Il est superflu de revenir sur les différentes solutions qui ont été préconisées. Le général Joffre tout à l’heure a dit ce qu’il en pensait ; je voudrais simplement appeler l’attention de la commission sur un point qui a son importance. Si la commission et le Parlement estiment que la loi de 3 ans doit être rétablie, il y a urgence à ce que la solution intervienne. En effet, si nous gardons 140 000 hommes de plus au mois d’octobre, il faut que nous les logions dans des conditions d’hygiène suffisantes, que nous ne soyons pas obligés d’empiler ces hommes dans des locaux trop exigus. Nous avons étudié dès à présent les mesures à prendre pour les mettre dans des baraquements rapidement, mais sainement construits. Pour avoir le temps de faire ces baraquements pendant la belle saison, de manière à ce qu’ils soient secs et habitables au mois d’octobre, il est nécessaire que les ordres d’exécution puissent être donnés au commencement de mai. J’appelle l’attention de la commission sur l’intérêt qu’il y a à ce que les services compétents soient avisés au commencement du mois de mai des intentions du Parlement.
Voilà, Messieurs, l’ensemble des explications que j’avais à fournir à la commission. Je suis à ses ordres si son Président ou l’un de ses membres désire des explications complémentaires.
M. Jaurès Je remercie très sincèrement M. le ministre de la guerre et M. le sous-chef d’état-major de nous avoir apporté quelques renseignements utiles. J’en suis d’autant plus touché qu’il apparaît bien par là que les questions que nous avions prié la commission de transmettre à M. le ministre, n’étaient pas, comme on l’a dit, de misérables moyens d’obstruction, mais qu’elles répondaient à des préoccupations légitimes, puisqu’à la suite de ces questions, des explications utiles ont été apportées. Je veux tout d’abord dire un simple mot sur la question des 180 000 hommes, et non plus des 160 000 hommes. Quand nous n’aurions réussi à faire rectifier qu’une erreur de chiffres de 20 000 hommes, la précaution n’aurait pas été inutile.
M. le ministre de la Guerre Je n’ai jamais parlé de 160 000 hommes.
M. Jaurès C’est dans votre exposé des motifs.
M. le ministre de la Guerre C’est une erreur matérielle.
M. Jaurès Vous prévoyez que l’effectif de la 3ème année sera ramené à 140 000 hommes et pendant le 2ème semestre à 120 000 hommes, par la libération anticipée des fils de nombreuses familles. Mais il me semble que, dans la déduction que vous faites subir au contingent, vous ne tenez pas compte d’un fait, dont on vous a parlé, sur lequel l’autre jour M. Bénazet a insisté, c'est-à-dire de la trop forte proportion d’éléments débiles qui existe actuellement dans notre contingent. On nous a dit qu’un des principaux vices du système de deux ans, c’est qu’il oblige à incorporer des individus physiquement faibles, ce qui accroissait la morbidité dans l’armée. On nous a dit que la morbidité dans notre armée était supérieure à la morbidité dans l’armée allemande.
M. Bénazet C’est une comparaison que j’avais faite …
M. le président La discussion n’est pas ouverte. Pour le moment, nous n’avons que des questions à poser à M. le ministre
M. Jaurès On nous a dit qu’un des avantages du service de trois ans serait d’éliminer du contingent cette partie physiquement trop faible qui à l’heure actuelle surcharge nos régiments, aggrave le coefficient de morbidité et entraînerait, dès le début d’une campagne, un déchet qui serait extrêmement fâcheux tant au point de vue matériel qu’au pont de vue moral.
La conclusion paraissait être qu’avec le service de trois ans, vous n’alliez incorporer que des hommes d’un niveau supérieur, que du moins vous ne descendriez pas jusqu’au niveau où vous êtes obligés de descendre par la loi de deux ans. Et cette idée m’était d’autant plus venue à l’esprit que votre texte dit : « les accroissements d’environ 160 000 (mettons 180 000) hommes issus d’une judicieuse sélection des contingents par les conseils de révision ... » Il apparaissait donc bien que vous aviez prévu une sélection plus judicieuse, plus rationnelle, ne laissant pas passer certains éléments douteux, physiologiquement tarés, qui passent aujourd’hui. M. Bénazet évaluait à une proportion assez forte ces éléments que l’on allait éliminer du contingent avec le service de trois ans. Or, M. le général Legrand, dans le calcul qu’il vient de faire pour établir le chiffre du contingent, ne semble pas avoir fait état de cette sorte de diminution par une sélection pus rationnelle.
M. le général Legrand J’ai fait un calcul en tablant sur un effectif de 210 000 hommes. Or, cette année-ci, nous avons incorporé 221 000 hommes. D’après les prévisions faites sur les naissances, nous pourrions incorporer l’année prochaine 214 000 hommes ; en 1914, la récolte serait particulièrement bonne : 219 000 hommes ; en 1915 : 214 000 hommes. Vous voyez que nous avons prévu un chiffre un peu en dessous de celui que nous serions en droit d’escompter si nous continuions à incorporer les jeunes soldats d’après les règles qui ont été suivies jusqu’ici. Nous avons donc tenu compte de la préoccupation dont M. Jaurès s’est fait l’écho en prenant notre base d’évaluation un peu en dessous de ce que le contingent doit nous donner normalement, si nous continuions à appliquer les règles en vigueur jusqu’à présent.
M. Jaurès Voulez-vous me permettre de vous faire remarquer que cette réduction ne doit pas porter seulement sur la 3ème classe, mais qu’elle affectera les deux premières, sans compter la réduction à provenir des exemptions aux fils de familles nombreuses. À quel chiffre prévoyez-vous cette réduction.
M. le général Legrand Il est impossible de vous donner là-dessus des précisions absolues. Ce que je veux simplement vous montrer, c’est qu’en prenant pour base du calcul que j’ai fait tout à l’heure, ce chiffre de 210 000 hommes, notoirement inférieur au chiffre des incorporations réalisées cette année et l’année dernière, nous avons supposé que nous pourrions éliminer une plus grande quantité d’hommes que nous ne le faisions jusqu’à présent et nous débarrasser de ces jeunes gens de constitution douteuse, qui augmentent notre morbidité.
M. Jaurès Vous ne prévoyez pas approximativement de quel chiffre vous réduirez ainsi le contingent ?
M. le général Legrand De 221 000 hommes nous sommes tombés à 210 000 hommes.
M. Jaurès Soit une diminution de 11 000 hommes environ sur chacune des classes ?
M. le général Legrand C’est cela.
M. Jaurès Vous abandonnez donc, sur votre contingent actuel de 2 classes, 22 000 hommes, sans parler de la 3ème année. Cela fait encore 22 000 hommes de moins.
M. le ministre de la Guerre Cette diminution est comprise dans les chiffres que nous avons prévus.
M. Jaurès Il faut y apporter une diminution de 40 000 hommes à la fin de la seconde année et de 20 000 hommes six mois après. Au total, quel est le bilan ?
M. le général Legrand Je vous ai fait tout à l’heure un calcul théorique en prenant pour base un contingent notablement inférieur à ce qui a été réalisé jusqu’à présent, précisément pour tenir compte du vœu qui a été exprimé dans l’exposé des motifs. Vous me demandez quelle sera la réduction totale. Je ne peux vous faire encore qu’une réponse théorique. Si de 221 000 hommes j’ai retiré 11 000 hommes sur le premier contingent, j’en enlève 10 000 sur le second, 8 000 sur le troisième, au lieu d’avoir 3 fois 21 000 hommes, j’ai 3 fois 210 00 hommes, déduction faite de tous les coefficients de réduction qui doivent intervenir dans un cas comme dans l’autre, et qui interviendront peut-être moins si nous avons incorporé un peu moins de jeunes gens faibles. Je vous disais que dans les trois premiers mois qui suivent l’incorporation, le contingent perd 5 p. 100 de son effectif ; c’est un fait d’expérience. Il est clair que si nous incorporons au moins 10 000 jeunes gens faibles cette proportion de 5 p. 100 diminuera aussi.
M. Lachaud Voici les chiffres des sorties de l’armée pour inaptitude physique, réformes, retraite en activité :
En 1906, 35,8 p. 1000 pour l’armée de l’intérieur, 24,8 p. 1000 pour l’Algérie.
En 1907, 40,51 p. 1000 pour l’armée de l’intérieur, 27,06 p. 1000 pour l’Algérie.
En 1908, 41,87 p. 1000 pour l’armée de l’intérieur, 30 p. 1000 pour l’Algérie.
En 1909, 35,35p. 1000 pour l’armée de l’intérieur, 27 p. 1000 pour l’Algérie.
M. Driant. Vous avez dit, mon général, que c’est la cavalerie qui avait le plus souffert du service de deux ans, en ce qui concerne surtout le dressage des chevaux et que nous n’avions encore une cavalerie aujourd’hui que parce que les jeunes chevaux d’autrefois étaient devenus les vieux chevaux d’aujourd’hui.
Je voudrais savoir ce que vous pensez de l’argument de notre collègue M. Augagneur.
M. Augagneur a prétendu que ce dressage pourrait être fait en dehors des régiments, qu’en augmentant les compagnies de remonte ou en créant certains éléments de dressage, on pourrait arriver à résoudre ce problème. Je suis convaincu que non, mais une voix autorisée comme la vôtre montrera à M. Augagneur que c’est un mythe et que les chevaux ne peuvent être dressés en dehors des régiments ou ils doivent être utilisés.
M. le général Legrand Que les chevaux soient dressés dans les régiments ou dans les compagnies de remonte, il faudra toujours de vieux cavaliers pour les dresser ; que ces cavaliers soient incorporés dans les régiments ou les compagnies de remonte, cela reviendra au même. Il me paraît infiniment préférable que ce soit dans les régiments.
[Dans la marge : « ? » / « dressage militaire vieux caval. Au rég »]
M. Augagneur Je voudrais faire connaître ma pensée telle que je l’ai exposée, et non pas telle que l’a traduite M. Driant. J’ai fait remarquer à la commission, à la séance précédente que la remonte de la cavalerie pour l’an prochain figure au budget pour une somme de 7 millions environ ; mais il y a 4 millions de dépenses accessoires résultant de la constitution de dépôts de transition. Ces 4 millions doivent être légèrement dépassés, parce qu’en réalité les chevaux arrivant dans les régiments ne sont pas utilisables et ne sont pas mis dans le rang. Et j’ai posé la question de la manière suivante : en consacrant à cet objet la même somme que celle que vous coûtent actuellement vos chevaux arrivant dans le rang et dressés, et en organisation toute une série d’institutions qui n’existent pas actuellement, parce qu’elles n’avaient pas de raison d’être ni de débouché, ne croyez-vous pas qu’on pourrait exiger que les chevaux présentés à l’achat de l’armée, soient des chevaux dressés ? Ils ne seraient pas dressés par des soldats en activité de service ; ils seraient dressés en dehors de l’armée soit par des éleveurs, soit dans les écoles de dressage comme il en existe déjà un certain nombre, soit par des marchands. C’est une institution nouvelle. Je sais très bien que ce n’est pas dans les dépôts de remonte que vous pouvez dresser vos chevaux.
M. le général Legrand Naturellement, puisque ce sont des jeunes chevaux de quatre ans.
M. le ministre de la Guerre Savez-vous ce que cela donnerait d’hommes en plus ?
M. Augagneur Il ne s’agit pas d’hommes, il s’agit de chevaux.
M. le ministre Pour le dressage des chevaux, il faut des hommes.
M. Augagneur Dans tous les cas, il en résulterait que le dressage au régiment serait supprimé et l’objection qu’on fait actuellement, de ce chef, au court service dans la cavalerie, n’aurait plus de raison d’être, puisque vous achèteriez des chevaux déjà dressés.
M. le général Legrand Je crois qu’il en coûterait beaucoup plus cher à l’État.
M. Augagneur Je ne crois pas.
M. Lachaud Vous nourrissez les chevaux pendant deux ans à ne rien faire.
M. Augagneur Vous estimez actuellement le cheval à son prix d’achat. C’est une erreur profonde. Il faut calculer le prix du cheval rentré dans le rang et dressé ! Votre cavalerie vous coûte 7 millions comme remonte, comme prix d’achat ; mais elle vous coûte en plus 4 millions que vous consacrez aux dépôts de transition, plus une somme que je ne peux pas chiffrer ; car il faudrait que je sache combien il y a dans chaque escadron de chevaux qui ne sont pas encore dressés, pas encore dans le rang. Vous pourriez donc acheter des chevaux déjà dressés sans qu’il en coûte une perte sensible pour le Trésor.
M. le général Pédoya En Allemagne, le travail de débourrage n’est pas fait dans les régiments et une partie du dressage même n’est pas faite dans les régiments. Le dressage est commencé dans les dépôts de transition par d’anciens militaires que l’on garde, comme nous faisons pour les palefreniers des haras. Or en France, ce travail est fait dans les régiments ; il y a ainsi dans chaque régiment, de 18 à 20 hommes uniquement occupés à ce dressage ; ce sont les meilleurs cavaliers et précisément on ne peut jamais les instruire pour le service qu’ils auraient à faire en temps de guerre.
M. le ministre de la Guerre Le nombre de ces cavaliers s’élève exactement à 1 952.
M. le général Pédoya C’est un chiffre appréciable, quand on considère l’écart qu’il y a entre la cavalerie française et la cavalerie allemande au point de vue des effectifs.
M. le général Legrand Cette organisation nous conduirait à faire sortir de l’armée d’excellents cavaliers qu’il vaudrait beaucoup mieux y maintenir. J’ajoute que nous n’aurions ainsi que le dressage individuel du cheval, tandis qu’il faut dresser les chevaux en troupe.
M. le général Pédoya Rien n’empêchera de les mettre en troupe sous la direction d’officiers.
M. le général Legrand J’estime qu’au point de vue militaire, le résultat qu’on obtiendrait ainsi, serait très inférieur au dressage dans les régiments.
M. le général Pédoya L’Allemagne obtient des résultats égaux.
M. le président Nous ne pouvons pas, je prie mes collègues de ne pas l’oublier, engager de discussion pour le moment.
M. Jaurès Dans un tout autre ordre d’idées, j’ai à poser une question, d’une importance capitale à mes yeux.
On nous a dit que la loi de 3 ans allait servir à la fois à renforcer les troupes de couverture et à compléter les unités de l’intérieur.
Je demande : 1° Dans quelles conditions actuellement les réserves sont-elles appelées à renforcer les troupes de couverture ?
L’article 40, dont nous parlait M. le général Joffre, s’exprime ainsi :
Étant donné que l’Allemagne pourra mobiliser en 2 ou 3 jours, comme l’a dit le général Joffre, une partie de ses forces actives, et se jeter sur vous, vous vous êtes préoccupés de renforcer cette couverture ; et pour cela, vous y mettez des hommes de l’active en plus. Que faites-vous de vos réserves ?
Je voudrais que la question fût posée avec une précision mathématique. Il y a onze classes de réserve. Le signal d’alarme est donné ; vos troupes de couverture se portent en avant, entraînant avec elles une partie des réservistes. Je demande quel emploi est fait de la totalité des onze classes.
M. le ministre Elles vont toutes renforcer les trois corps de couverture.
M. Jaurès Toutes sans exception ? Les onze classes ?
Vous faites un signe d’assentiment ; en sorte que les trois corps de couverture, portés sur la frontière, comprendront 13 classes ?
M. le ministre C’est cela.
M. le général Legrand Pour les hommes de l’article 40. Je tiens à préciser et à répondre d’une façon très nette à la question de M. Jaurès.
M. Jaurès se préoccupe de savoir si nous utilisons intégralement les hommes que la loi met à notre disposition et notamment les 11 classes de réservistes, pour constituer ce que nous appelons le premier échelon ; car il a été beaucoup question de la mobilisation en deux échelons ; on peut le dire ici, ce que nous appelons le premier échelon, c’est l’adjonction à l’effectif de paix, des onze classes de réservistes qui se trouvent dans un rayon déterminé ; et c’est l’utilisation de ces 11 classes qui, venant s’ajouter aux 200 hommes par compagnie que nous donnons aux corps de couverture, nous permettra de passer en une journée, du pied de paix au pied de guerre.
Je tiens à répondre complètement aux intentions de M. Jaurès ; car j’ai beaucoup lu son livre ; je sais à quel ordre d’idées il fait allusion en ce moment. Il pense que nous n’utilisons pas suffisamment nos réserves. Je vais lui donner un chiffre. Prenons le territoire de la 6ème région, celle qui a le plus grand secteur de couverture. Le nombre de réservistes d’infanterie qui lui est nécessaire dépasse 60 000. Sur ce nombre, elle peut en trouver sur son territoire un peu plus de la moitié, en utilisation tout ce qui est utilisable.
M. Jaurès Dans toute l’étendue du corps ?
M. le général Legrand Sur tout son territoire. Et pour arriver à constituer son effectif de guerre, elle fait appel à des réservistes un peu plus éloignés. C’est ce qui constitue le deuxième échelon. Le jour où vous nous aurez donné les effectifs que nous vous demandons, nous ne serons plus obligés de faire appel aux réservistes plus éloignés ; et voilà pourquoi notre mobilisation sera plus rapide.
M. Bénazet C’est très clair.
M. Jaurès Il ne faut pas qu’il y ait de malentendu. Vous parlez de rayon dans lequel l’art. 40 prévoit l’appel ; mais c’est un rayon très limité, autour des places fortes, et qui ne s’étend pas à tout le territoire sur lequel le corps est chargé de veiller à la frontière. Et alors je pose ma question ainsi : Dans le territoire, mais en dehors du rayon prévu autour des places fortes par l’article 40, quel usage est fait des classes de réserve et sous quelle forme sont-elles encadrées.
Vos réserves, vous les distribuez de deux manières : les plus jeunes classes, au moment de la mobilisation, vont rejoindre les soldats de l’active ; et puis vous faites, avec les autres classes, des régiments de réserve, qui viennent doubler le régiment d’active. C’est sans doute, abstraction faite du petit rayon autour des forteresses, l’opération que vous faites avec vos réserves dans les régions de la frontière !
M. le général Legrand Non !
M. Jaurès Permettez ! Vous ne pouvez pas leur faire prendre place dans les unités proprement dites d’active. Celles-ci en absorbent moins que les unités d’active de vos autres régions, puisqu’elles ne sont portées à un chiffre supérieur.
Et je pose encore une fois ma question très nettement. Dans cette région, les dernières classes de réserve sont-elles utilisées sous forme de régiments de réserve distincts, exclusivement composés de réservistes, ou sont-elles versées, comme les classes les plus jeunes, dans les unités d’active plus nombreuses en hommes que vous avez dans les trois corps.
M. le général Legrand Pour les troupes de couverture, une première urgence s'impose, c'est d'arriver le plus tôt possible à avoir un certain effectif à opposer à l'ennemi. Là, on ne va pas opérer un tri parmi les réservistes pour prendre les plus jeunes; on les prend tous, dans ce rayon de 30 kilomètres autour des garnisons, des places fortes, nous ramassons tout ce qui existe.
Cela fait, il reste dans l'ensemble du territoire les onze classes de réservistes. Les plus jeunes viennent se placer à coté des hommes de l'armée active, les plus anciennes constituent les formations de réserve.
M. Jaurès Dans la note du ministre il est dit que dans chaque corps d'armée il y a une brigade de réserve, deux régiments par conséquent exclusivement formés de réservistes.
M. le général Legrand Parfaitement.
M. Jaurès Par conséquent, dans les trois corps d'armée de la frontière, si vous observez la même règle, vous aurez au total trois brigades de réserve.
M. le général Legrand Oui.
M. Jaurès Est-ce que cas trois brigades épuisent...
M. le général Legrand Mais non, vous aurez d'autres formations de réserve, vous aurez d'autres bataillons qui constitueront d'autres régiments, lesquels constitueront les brigades.
M. Jaurès Sans doute, monsieur le général. Mais La France est mise en face de ce problème de masser le plus rapidement possible à sa frontière, pour soutenir non seulement le choc de ce qu'on pourrait appeler par analogie les troupes de couverture allemandes, mais encore le choc des troupes échelonnées en profondeur qui arriveront progressivement, la France a l'obligation de masser le plus rapidement possible à sa frontière le plus d'hommes possible, pris évidemment dans les régions les plus voisines de la frontière elle-même. Je constate que dans l'organisation par corps d'armée que vous faites, vous n'utilisez qu'une partie de vos classes de réserve. Il y a en dehors de ce cadre des classes de réserve, des formations de réserve qui ne sont pas incorporées comme brigades dans les corps d'armée que vous mobilisez d'abord. Je demande, - c'est un point vital dans le problème posé au pays, - s'il n'y a pas moyen.... - vous avez confiance dans cas formations de réserve, j'imagine, puisque vous constituez déjà par corps d'armée une brigade qui sera exclusivement formée de ces éléments, - alors je demande : Que fait-on, à la première heure, des autres formations de réserve qui peuvent vous donner peut-être 100 000 ou 150 000 hommes de plus en 48 heures.
M. le général Legrand Non, pas en 48 heures. C'est là le point délicat.
M. Jaurès A-t-on étudié le problème ?
M. le général Legrand Mais oui, il est étudié, je puis vous l'assurer.
M. Victor Augagneur Est-il raisonné ?
M. le président Vous avez compris, mon général, la question posée par M. Jaurès Voulez-vous y répondre ?
M. le général Legrand M. Jaurès sa préoccupe de savoir ce que nous faisons des hommes de réserve qui n'entrant pas dans la composition de la brigade de réserve adjointe à chaque corps d'armée. Ces réservistes constituent, eux aussi, des bataillons, des régiments, des brigades et des divisions de réserve. Mais, comme on ne peut pas enfler indéfiniment un corps d'armée de toutes ces formations, sous peine de le rendre trop lourd à manœuvrer, comme ces formations de réserve ne peuvent pas être aussi promptement prêtes à marcher que celles de l'active, même enflées de réservistes, il faut leur laisser un certain temps pour se former. C'est pour cela que j'ai dit que ce n'était pas en 48 heures qu'on pouvait les utiliser. Il faut un certain temps non seulement pour les rassembler et les former, mais encore pour leur donner l'entraînement. Nous constituons avec tous ces réservistes, qui n'entrent pas dans la brigade de réserve du corps d'armée, d'autres formations qui viendront aussi sur la frontière.
M. Jaurès Dans quel délai ?
M. le général Legrand Le plus rapidement possible.
M. Adrien Lannes de MontebelloTous les réservistes d'une région occupée par nos troupes de couverture ne suffisent pas, même étant tous pris, pour mettre sur le pied de guerre vos unités de l'active ?
M. le général Legrand J'ai donné tout à l'heure des chiffres. Je les répète.
Dans le 6ème corps, il faut plus de 60 000 réservistes pour porter au pied de guerre les corps actifs d'infanterie stationnés sur ce territoire. On ne trouve sur le territoire du 6ème corps qu'un peu plus de la moitié des réservistes nécessaires.
M. Adrien Lannes de Montebello À cause de la densité des troupes. Vous faites donc venir des réservistes d'ailleurs.
M. le général Legrand A cause de la densité des troupes. Plus il y a de troupes stationnées sur un territoire et plus il est nécessaire....
M. Jaurès On fait venir d'ailleurs des jeunes classes ?
M. Adrien Lannes de Montebello Voyons! il faut trancher cette question. Je vois la préoccupation de certains de mes collègues et je tiens à bien poser la question.
Tous les réservistes, à quelque classe qu'ils appartiennent....
M. Victor Augagneur Des onze classes.
M. Adrien Lannes de Montebello ... sont, dans les corps de couverture, absorbés immédiatement pour porter les effectifs au pied de guerre
M. le général Legrand Parfaitement.
M. Jaurès Dans le rayon ?...
M. Adrien Lannes de Montebello Non, dans le corps d'armée.
M. le général Legrand Dans le corps d'armée.
M. Adrien Lannes de Montebello C'est bien dans le corps d'armée, je tiens à préciser.
Si j'ai bien compris M. le général Legrand, non seulement tous les réservistes de la subdivision du 6ème
*corps sont nécessaires et doivent être absorbés immédiatement, - je parle des onze classes de réservistes, -mais même ils ne suffisent pas et on est encore obligé d'emprunter des réservistes aux régions voisines.
M. le général Legrand Parfaitement.
M. Adrien Lannes de Montebello Cela détruit donc une préoccupation qui existait dans l'esprit non seulement de M. Jaurès, mais de quelques-uns d'entre nous, à savoir si l'on se servait intégralement de tous les réservistes habitant cette région frontière....
M. le général Legrand On se sert intégralement de tous les réservistes.
M. Adrien Lannes de Montebello Et ils ne suffisent pas.
M. le général Legrand Et ils ne suffisent pas.
M. le général Pédoya. Vous venez de dire, mon cher camarade, que l'armée allemande s'augmentait de 30 000 chevaux.
M. le général Legrand Mais oui.
M. le général Pédoya. C'est contraire à tous les renseignements qui nous ont été donnés et à ceux que j'ai personnellement. A l'heure qu'il est, le nombre de chevaux d'un régiment d'infanterie est en temps de paix de 41 et sera en temps de guerre de 200 ou 203, le nombre des chevaux d'une batterie d'artillerie est en temps de paix de 70 et en temps de guerre il sera de 100. Va-t-on donner, à l'heure qu'il est, dans l'armée allemande ce supplément de chevaux ? Cela a une importance considérable au point de vue de la rapidité de la mobilisation. Je ne crois pas...- je ne sais pas si vos renseignements sont exacts; ils sont; bien entendu, meilleurs que les miens, - je ne crois pas qu'il soit possible de donner les 30 000 chevaux dont vous avez parlé.
M. le ministre de la Guerre Avez-vous un renseignement précis ? Vous ne croyez pas, dites-vous. Nous, nous affirmons, sur des renseignements on ne peut plus circonstanciés, que l'Allemagne achète en France même 30 000 chevaux.
M. Georges Vandame Vous devez le savoir; vous avez des statistiques.
M. le général Pédoya. Vous me rappelez à une question, monsieur le ministre. Il est en effet vrai que l'Allemagne achète des chevaux en France et vous avez pu lire à ce sujet des critiques assez violentes dans différents journaux. On s'est adressé au ministre de la guerre et à des généraux qui ont répondu que cela ne les concernait pas.
M. Treignier C'est moi qui ai posé la question.
M. le général Pédoya. Je trouve extraordinaire qu'on laisse acheter des chevaux par l'Allemagne, alors que nous en manquons.
M. le ministre de la Guerre Nous n'en manquons pas.
M. Fournier-Sarlovèze J'avais cru comprendre par les questions qu'il a posées que M. Jaurès s'imaginait que les onze classes de réservistes n'étaient pas appelées sut tout le territoire des trois corps d'armée de couverture, mais simplement dans la périphérie des places fortes et qu'il restait un certain nombre de points sur ce territoire où les réservistes n'étaient pas appelés.
Il est bien exact, n'est-ce pas ? Que ne sont pas appelés seulement les réservistes qui habitent dans la périphérie des places fortes, mais ceux de tous les cantons et qu'ils sont utilisés.
M. le général Legrand Oui, ceux de tous les cantons du territoire.
M. Fournier-Sarlovèze Vous disiez que dans tous les corps d'armée il y avait également de quoi des brigades de réserve.
M. le général Legrand Oui.
M. Fournier-Sarlovèze Est-ce que dans les corps d'armée de couverture il y a également de quoi faire ces brigades de réserve ? En d'autres termes ces brigades de réserve sont-elles constituées dans les corps d'armée de couverture ou non ? Vous nous avez dit que le nombre des réservistes des corps d'armée de couverture est insuffisant pour mettra sur le pied de guerre nos effectifs et qu'il faut en prendre ailleurs. Peut-on, malgré cela, dans les corps de couverture, constituer ces brigades de réserve ?
M. le général Legrand On adjoint aux corps de couverture des brigades comme aux autres.
M. Fournier-Sarlovèze Constituées dans le corps même ou ailleurs ?
M. le général Legrand Constituées à l'aide de ressources prises ailleurs. C'est pour cela que ces brigades ne peuvent pas être constituées aussi tôt.
M. Fournier-Sarlovèze Cela augmente la force de l'argument.
M. Jaurès Il y a, à mon avis, entre mes collègues et moi un malentendu.
Je ne demande pas du tout si les onze classes de réservistes sont appelées. Je comprends très bien qu'elles le sont. Voici ce que je demande. C'est le problème de la couverture qui est posé, le problème de la protection immédiate de la frontière par le maximum de troupes, amenées à la frontière avec le maximum de rapidité.
Vous me dites bien qu'aux troupes de couverture déjà constituées par les soldats de l'active on adjoint dans le périmètre des places fortes toutes les classes de réserve. Vous me dites ensuite que sur le reste du territoire du corps on forme avec les dernières classes qui n'ont pas pris place dans la brigade de réserve insérée dans le corps, des formations de réserve distinctes, de formation plus lente, de groupement plus lent et de mobilisation plus tardive. Eh bien! je demande si on ne pourrait pas étudier le problème d'utiliser la totalité de ces formations de réserve pour couvrir les premiers jours notre frontière, comme vous utilisez ...
Il y a parmi ces formations de réserve un ou plutôt deux régiments que vous constituez immédiatement en brigade de réserve, immédiatement mobilisée ...
M. le ministre de la Guerre Mais non.
M. Jaurès Comment! Mais non ?
M. Adrien Lannes de Montebello Vous avez raison d'insister, Monsieur Jaurès, parce qu'il faut qu'il n'y ait plus aucune espèce d'obscurité. Je vais vous dire ce que j'ai compris. M. le général Legrand me dira si je me trompe.
J'ai compris que dans la région dite de couverture, là où vont être demain nos troupes à effectifs renforcés, pour porter ces troupes sur le pied de guerre , c'est à dire de 200 à 250 hommes, on sera obligé d'appeler non seulement tous les réservistes du périmètre des places fortes mais ceux de toute la région, de tout le territoire du corps d'année et que cela ne suffira pas encore puisqu'on sera obligé d'appeler des réservistes d'autres régions rien que pour porter nos effectifs au pied de guerre. (Mouvements divers.)
Messieurs, c'est ce que j'ai cru comprendre.
M. Georges Vandame Avec le service de deux ans oui, mais avec le service de trois ans, ce n'est pas la même chose.
M. Adrien Lannes de Montebello J'ai posé une question.
Si je vous ai bien compris, mon général, tous les réservistes non pas seulement dans le périmètre des forteresses, comme semble le croire M. Jaurès, mais sur toute l'étendue du 6ème corps...
M. le ministre de la Guerre Sur tout le territoire du 6ème corps.
M. Adrien Lannes de Montebello... sur tout le territoire du 6ème corps sont absorbés jusqu'à la onzième classe, d'après l'article 40 pour porter vos effectifs à leur maximum.
M. le général Legrand Oui.
M. Adrien Lannes de Montebello Vous êtes de plus obligés d'appeler d'autres réservistes des régions voisines.
M. le général Legrand Parfaitement.
M. Adrien Lannes de Montebello Par conséquent dans les corps de couverture, tous les réservistes ayant été employés à cet effet, il ne peut plus être question de former dans ces corps les brigades de réserve dont parle M. Jaurès et on est obligé de les former dans les corps de l'intérieur.
M. le général Legrand Oui.
M. Adrien Lannes de Montebello Si vous constituez des brigades de réserve pour les adjoindre à ces corps, vous serez obligés d'en emprunter les éléments à des formations de réserve venues de l'intérieur. Est-ce cela ?
M. le général Legrand C'est exactement cela.
M. Jaurès Nous allons faire le compte de la population militaire représentée par les onze classes de soldats des trois corps d'armée, des trois régions de corps d'armée. Il est entendu alors, d'après l'interprétation donnée par M. de Montebello, que vos troupes de couverture, dès la première minute, vont se composer actuellement : 1° des 104 000 hommes dont a parlé l'autre jour M. le ministre de la guerre, 2° de la totalité des forces représentées par les onze classes de réserve dans les trois régions des corps d'armée de couverture. Nous ferons le compte.
M. le ministre de la Guerre Cela ne suffit pas.
M. Jaurès Et cela ne suffit pas. Nous ferons le compte.
M. Adrien Lannes de Montebello Faisons-le tout de suite.
M. Jaurès Je retiens cela. C'est entendu, c'est bien clair, c'est bien ainsi ?
M. le ministre de la Guerre Oui.
M. Jaurès Nous ferons le compte.
M. Laurent Bougère Faisons-le tout de suite.
M. Jaurès Je demande alors quel est l'effectif, quel est le chiffre de la population militaire des onze classes, à l'heure actuelle, en France, dans les trois régions des corps d'armée de couverture. Je ferai l'addition quand vous nous aurez donné ce chiffre et il nous apparaîtra alors que, si l'interprétation de M. de Montebello est exacte, ce n'est pas 104,000 hommes, ce n'est pas 120 000 hommes, c'est un chiffre tel que vous pouvez porter dès aujourd'hui à la frontière en un jour... (Mouvements divers.) Permettez, messieurs. M. de Montebello dit que la totalité des onze classes va prendre place dans les unités actives, qui seront au premier signal d'alarme immédiatement mobilisées. Il ne s'agit pas là de formation tardive, il ne s'agit pas là de mouvements après coup, il s'agit de l'opération première, de la mobilisation première, et c'est cette mobilisation première qui va porter en ligne sur la frontière, d'après l'interprétation que donne M. de Montebello et qui ne paraît pas désavouée, il est entendu que c'est la totalité de ces forces qui sera portée à la frontière. J'en prends acte et nous discuterons sur ce chiffre ultérieur.
M. Adolphe Girod Je voudrais poser à M. le général Legrand une question très précise.
Les réservistes des trois corps d'armée de couverture, le 6ème, le 20ème et le 7ème ont, à l'heure actuelle, entre les mains des ordres d'appel.
M. le général Legrand Bien entendu, comme tous les réservistes.
M. Adolphe Girod Ces ordres d'appel portent-ils un nombre d'heures fixe dans lequel tous ces réservistes doivent se rendre à leur corps ? En d'autres termes un réserviste de Villefranche par exemple, un réserviste du 7ème corps, car le 7ème corps s'étend jusqu'à Lyon, a-t-il un ordre d'appel lui enjoignant d'être rendu par exemple au 23ème régiment, à Bourg, ou au 60ème à Besançon dans les trois heures ou dans les 24 heures ou dans les deux jours ou dans les quatre jours ? En d'autres termes encore ces ordres d'appel comportent-ils des délais échelonnés?
M. le général Legrand Pour répondra à la question de M. Girod, je n'ai qu'à prendra le texte de l'article 40.
J'y lis :
"En cas d'agression ou menace d'agression caractérisée par le rassemblement de forces étrangères en armes, le rappel à l'activité peut être ordonné par arme ou par subdivision d'arme, pour une, plusieurs ou totalité des classes dans une zone déterminée autour des places fortes et ouvrages fortifiés."
M. Jaurès Voilà!
M. le général Legrand Sur la frontière nord-est, et M. Girod conviendra que Villefranche n'est pas sur cette frontière, ...
M. Adolphe Girod Oui, mais Villefranche fait partie d'un corps d'armée de couverture et du moment que nous parlons d'un de ces corps d'armée, il est essentiel que nous parlions de l'ensemble de la région de ce corps d'armée.
M. le général Legrand Cela va peut-être nous entraîner un peu loin.
M. Adolphe Girod La question a son importance.
M. le général Legrand Dans le 7ème corps la situation de Villefranche est particulière si je puis dire. Il est bien évident qu'Épinal ou Remiremont par exemple sont dans une tout autre situation au point de vue d'une agression que Villefranche. Il est donc assez naturel que les [mot barré : mêmes] dispositions prises à l'égard des gens qui habitent Villefranche ne soient pas les mêmes que celles prises à l'égard de ceux qui habitent Remiremont ou Épinal.
M. Adolphe Girod Je déduis donc de vos paroles, mon général, que toutes les forces de nos troupes de couverture ne sont pas portées à la frontière dès le premier jour.
M. le général Legrand Je suis obligé de prendre le cas concret que vous posez: un réserviste stationné à Villefranche ne peut être appelé qu'au régiment de Bourg ou à celui de Belley. Ce n'est pas en douze heures que ces régiments vont pouvoir se former et être portés à la frontière. Ils ne sont pas exactement dans la même situation dans les mêmes conditions que ceux qui sont échelonnés de Mézières à Belfort. Ils appartiennent bien au territoire de la 7ème région, mais cette 7ème région a une très grande profondeur; c'est même une des critiques qu'on peut lui adresser, mais elle est comme cela et nous la prenons telle qu'elle est. La loi dit que nous pouvons appeler ceux qui sont dans une zone déterminée autour des places fortes. Nous n'avons donc pas étendu cet appel de la première heure là où c'est impossible, là ou c'est inutile.
M. Jaurès Ça y est.
M. le ministre de la Guerre Qu'est-ce qui y est ?
M. Jaurès Le correspondant berlinois du Temps précisait hier certaines vues de l'état-major allemand sur la soudaineté du mouvement. Il indiquait que le mouvement serait particulièrement rapide du coté des Allemands, non pas du tout, - que M. le ministre de la guerre me permette de le lui dire, non pas, comme il nous l'avait indiqué, que les Allemands n'attendent pas une seule classe de réserve, et tout à l'heure M. le général Joffre n'a nullement confirmé cette hypothèse, - mais il paraît bien certain au contraire que les Allemands entendent grouper un certain nombre de leurs réserves, les plus jeunes avec leurs forces d'active. La correspondant du Temps donc, qui paraît bien renseigné, dit, - ce que nous savons déjà après tout, - que la rapidité de la mobilisation allemande tiendrait à ce que les réservistes sont tous groupés autour de leur foyer de ralliement actif. C'est donc le recrutement non seulement régional mais sub-régional, subdivisionnaire poussé pour ainsi dire jusqu'à rapprocher au maximum les réserves des régiments d'active qu'elles doivent rejoindre, qui assure la rapidité de la mobilisation allemande.
Je demande si nous pourrions savoir de combien, dans l'ensemble, la mobilisation française pourrait être avancée, ce qu'elle pourrait gagner d'heures ou de jours, si, par hypothèse il n'y a pas d'autres inconvénients, - nous ne discutons pas, mais mettons que par hypothèse il n'y ait aucun inconvénient social, économique ou politique, à grouper le plus possible les réservistes autour de leur foyer, de leur centre de ralliement actif ?
Combien gagnerions-nous de temps pour la mobilisation ?
M. le général Legrand Je demande d'abord la permission de compléter ma réponse à M. Girod sur un point qui m'a échappé.
Si la loi nous donne la faculté d'appeler les hommes par appel individuel an vertu de l'article 40, en cas d'agression, il faut se dire que c'est imposer une lourde charge aux citoyens obligés de quitter leur foyer à la première heure. Nous avons donc considéré que la loi ne nous donnait ce droit que dans un rayon déterminé, autour des places fortes. C'est dit de façon très nette dans le texte même de la loi. Quant aux autres réservistes, - ce n'est un secret pour personne, - ils sont convoques, - c'est sur leur ordre de mobilisation, - le second jour. On ne les appelle que le deuxième jour, parce qu'on ne peut pas admettre que tout le monde quitte son foyer, dès le premier jour.
Voilà pourquoi on n'applique les dispositions de l'article 40 de la loi que là où la chose est rigoureusement commandée par les besoins de la défense nationale, c'est à dire par la nécessité de porter le plus rapidement possible au maximum d'effectifs les troupes appelées à supporter le premier choc.
M. Jaurès me pose cette question: Que pourrions-nous gagner en rapidité de mobilisation si ces mêmes dispositions, - c'est bien là la pensée de M. Jaurès, - ou des dispositions analogues, aussi rigoureuses pour les citoyens, les obligeaient à venir se grouper dès la premiers heure de la mobilisation autour du régiment le plus rapproché de leur domicile ?
M. Jaurès Et si les conditions de rapidité étaient telles....
M. le général Legrand Elles le sont.
M. Jaurès Pas depuis trois ou quatre ans.
M. le général Legrand Il faut faite une distinction entre les hommes de l'armée active et le recrutement des réserves. Les réservistes qui viennent s'incorporer dans les régiments sont ceux qui sont stationnés dans la zone, ceux qui, en raison des facilités de communication peuvent arriver le plus vite possible à leur point de mobilisation. Nous avons fait pour le temps de guerre des zones de recrutement différentes des zones de recrutement du temps de paix afin d'arriver à grouper le plus rapidement possible nos réservistes aux points de mobilisation.
M. Jaurès Le réserviste, au moment de la mobilisation, ne rejoint pas le régiment où il a fait son service actif ?
M. le général Legrand Pas toujours.
Comme je vous le disais tout à l'heure en vous parlant de la mobilisation allemande, il y a deux choses à envisager dans la mobilisation, l'appel des hommes et l'appel des chevaux. On peut appliquer les dispositions de l'article 40 de la loi à l'appel des hommes; il est beaucoup plus difficile de les appliquer à l'appel des chevaux. Et comme c'est la réquisition des chevaux, le rassemblement aux points de mobilisation, l'ajustage des harnais qui prennent le plus de temps, on ne gagnerait pas sensiblement de temps à adopter les dispositions dont parle M. Jaurès.
M. Fournier-Sarlovèze Mon général, beaucoup de mes collègues se figurent, je crois, que les réservistes des trois corps d'armée de couverture devront rejoindre leur régiment dès le premier jour et que ces corps partiront avec ces réservistes pour subir le premier choc. C'est une erreur, je crois. Je voudrais que vous précisiez ce point et que vous nous disiez si, comme je la pense, un certain nombre des régiments des corps de couverture tout au moins ne partiront pas tels qu'ils seront, sans attendra leurs réservistes, qui les rejoindront par la suite.
M. le général Legrand En cas d'agression subite, c'est incontestable. J'ai commandé, il y a quelques années, une brigade d'une division de couverture. . Toutes les dispositions étaient prises pour nous constituer en échelons et si l'agression s'était produite dans la région que j'étais chargé de défendre, je n'aurais certes pas attendu mes réservistes pour me jeter sur l'ennemi.
M. le ministre de la Guerre M. Jaurès m'opposait tout à l'heure l'article du correspondant du Temps à Berlin, qui prétendait qu'à la mobilisation l'Allemagne ne constituerait pas au plein tous ses régiments avec les 850 000 hommes dont elle va disposer. Je ne conteste pas que le correspondant du Temps, ne puisse avoir des renseignements peut-être très précis. Mais il suffit d'envisager les réalités, de se dire que l'Allemagne va passer d'une armée de 710 000 hommes à une armée de 850 000 hommes, pour se demander ce qu'elle va faire de ce supplément de troupes sinon les encadrer dans ses 25 corps d'armée. J'ai la conviction profonde qu'elle va faire l'effort suprême de porter ses 25 corps d'armée sur le pied de guerre, étant donné qu'elle procède, comme je l'ai dit, à l'achat de 30 000 chevaux.
Pour moi, cela ne fait pas de doute.
Je n'ai plus qu'un mot à ajouter.
Je supplie la commission de hâter ses travaux, car le temps s'écoule et, si nous n'arrivions pas à ce serait un véritable désastre.
(M. le ministre de la guerre et M. le général Legrand se retirent.)