- Texte visé : Proposition de loi visant l’ouverture avancée des données judiciaires, n° 806
- Stade de lecture : 1ère lecture (1ère assemblée saisie)
- Examiné par : Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République
Supprimer cet article.
Par cet amendement, le groupe LFI-NFP vise à protéger le système judiciaire d'une diffusion non contrôlée des données judiciaires.
En réalité, cette proposition de loi poursuit un seul objectif : nourrir les intérêts de la LegalTech tout en fragilisant la sécurité et l'efficacité du système juridique. L'ensemble de ces entreprises a connu une croissance quasiment exponentielle ces dernières années. Cet essor est principalement dû à la loi "pour une République numérique" du 7 octobre 2016, qui a imposé la mise à disposition du public des décisions de justice en open data qui a été confortée par la loi de "programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice". La technologisation dogmatique et sans contrôle imprègne l'ensemble de la proposition de loi, et de manière générale la politique menée depuis quelques années.
Les données d’ores et déjà disponibles permettent d'établir des statistiques sur les différents avocats, créant ainsi une concurrence malsaine entre eux. Une diffusion non contrôlée alliée à un manque de régulation des algorithmes utilisés conduira nécessairement à un accroissement des analyses comparatives par ces entreprises des différentes juridictions et des différents avocats. Autrement dit, si l’ensemble des données judiciaires est publié en open data sans aucune anonymisation, les algorithmes pourraient déterminer quelle juridiction est la plus favorable (ou non) sur quels types de sujets et quel avocat choisir en fonction de son taux de réussite, de la moyenne des indemnités obtenues, etc. Par exemple, un avocat spécialisé dans les affaires commerciales pourrait voir son activité prospérer davantage simplement parce que ses dossiers ont un taux de succès statistiquement plus élevé, indépendamment des circonstances ou de la qualité réelle de ses interventions. Cette situation risquerait d’écraser certains avocats moins médiatisés, mais tout aussi compétents, créant ainsi une concentration de la pratique juridique dans un petit nombre de cabinets. De plus, une telle approche axée sur des données brutes pourrait ignorer des facteurs humains et contextuels cruciaux, comme la relation de confiance entre un avocat et son client, ou l’adaptation des arguments à des situations spécifiques, qui sont des éléments essentiels de la pratique juridique. Pour ce qui est de la concurrence entre les juridictions, la publication systématique des données judiciaires et l'utilisation d'algorithmes risque de créer une dynamique dangereuse, notamment en matière de "forum shopping". Ainsi, ces algorithmes, alimentés par une multitude de données, permettront à certains plaideurs ou avocats de repérer les juridictions les plus favorables à leur cause en fonction de critères comme la fréquence de succès sur certains types d'affaires ou le montant moyen des indemnités accordées. Ce phénomène risque d’être particulièrement avantageux pour les parties les plus riches et les mieux informées, qui pourront s'offrir l’accès à des outils d’analyse sophistiqués, réservés à une élite. En conséquence, les justiciables moins fortunés, n'ayant pas les moyens d’utiliser ces technologies, se retrouveraient désavantagés, face à des acteurs capables de contourner les juridictions normalement compétentes et de choisir celles qui les avantageront le plus. Au lieu de renforcer l’égalité devant la justice, cette logique favorisera une segmentation des justiciables, où les plus riches bénéficieront d'un avantage systématique pour choisir la juridiction la plus favorable à leurs intérêts, ce qui menace les fondements du système judiciaire dans son ensemble.
En outre, la publication en open data des rapports publics et des avis des avocats généraux peut sérieusement entraver le droit à l'oubli des personnes condamnées. En exposant des informations sensibles, il devient plus facile d'identifier des individus ayant purgé leur peine, ce qui peut nuire à leur réinsertion dans la société. Ce phénomène amplifie le risque de stigmatisation à vie, même après le délai de prescription de la peine, empêchant ainsi une véritable réhabilitation des condamnés. Même si l'anonymisation est prévue, elle ne permettra jamais de contrer la puissance des algorithmes qui seront toujours en mesure d'identifier la personne à partir des innombrables informations contenues dans les rapports publics des conseillers rapporteurs ou des avis des avocats généraux près de la Cour de cassation. Prenons l'exemple d'un salarié ayant saisi le tribunal des prud'hommes pour contester les pratiques de son employeur. Si ses données personnelles et les éléments de l'affaire sont publiés en open data, cela pourrait nuire à sa réputation et compliquer sa réinsertion professionnelle, les employeurs potentiels ayant accès à son dossier et risquant de l'écarter en raison de la nature de son différend juridique. Pour éviter ce risque, le Conseil National des Greffiers des Tribunaux de Commerce (CNGTC) soulève la possibilité de l’anonymisation non seulement des parties, mais aussi des juridictions. Toutefois, la mission d’étude et de préfiguration sur l’ouverture des décisions de justice au public, réalisée en novembre 2017, avait déjà mis en évidence la grande difficulté de prévenir l'identification des individus. Par conséquent, il est impératif de s'opposer à cette loi, afin de préserver la vie privée tant des parties que des juges.
Sécurité des juges, protection de la vie privée des parties, prévention de la concurrence entre les avocats et entre les différentes juridictions : autant d'arguments qui font que le groupe de la France insoumise propose de supprimer cet article de la proposition de loi.