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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 30 janvier 2014

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 10

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition de M. Manuel Baritaud, analyste senior « Électricité » de l’Agence internationale de l’énergie

L’audition commence à neuf heures trente-cinq.

M. le président François Brottes. Suivant avec attention la couverture de nos auditions par la presse, je vous rappelle, chers collègues, que nous ne tirerons nos conclusions qu’à l’issue de nos travaux. Entre-temps, si chacun est libre de s’exprimer à titre personnel, personne ne peut prétendre le faire au nom de la commission d’enquête.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE), dont M. Manuel Baritaud est un analyste senior, est un observatoire international qui travaille depuis plusieurs années sur un plan d’action pour la sécurité électrique. Dans le cadre de cette étude – demandée lors de la conférence ministérielle de l’AIE de 2011 –, l’agence s’est intéressée à la sécurité et à l’efficacité de la fourniture d’électricité pendant la transition vers des systèmes électriques faiblement carbonés. Ses travaux, qui abordent l’économie globale des marchés de l’électricité dans un contexte de présence croissante des énergies renouvelables, montrent également les répercussions de ces évolutions sur la filière nucléaire. Un opuscule synthétisant les analyses de l’AIE dans ce domaine – dont vous êtes, monsieur Baritaud, le principal concepteur – tire les conclusions de ces travaux et semble suggérer que la santé du marché de l’électricité et de l’énergie contribue à la bonne marche de l’économie dans son ensemble.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Manuel Baritaud prête serment.)

M. le président François Brottes. Je vous donne la parole pour un exposé liminaire synthétisant vos travaux.

M. Manuel Baritaud, analyste senior « Électricité » de l’Agence internationale de l’énergie. Je suis ravi d’avoir l’opportunité de vous présenter les travaux de l’AIE en matière de sécurité de fourniture électrique. Le principal objectif de l’agence est de traiter des problèmes de sécurité énergétique ; commençant par le pétrole, les pays membres de l’AIE ont progressivement étendu ses travaux à d’autres aspects de la question – notamment, depuis deux ans, à l’électricité. Je suis chargé des recherches dans ce domaine.

L’AIE étant une émanation de l’OCDE, ses pays membres sont les principaux pays riches de la planète, dotés de marchés de l’électricité libéralisés et développant des politiques en matière de déploiement des énergies renouvelables. Nous analysons l’impact de ce déploiement sur le fonctionnement des marchés de l’électricité et sur leur capacité à assurer la sécurité d’approvisionnement – question fondamentale dans nos sociétés développées où toute l’économie en dépend. Lors de la dernière réunion ministérielle de l’AIE – rendez-vous qui rassemble la quasi-totalité des ministres de l’énergie des pays membres –, en novembre 2013, nous avons publié un résumé de nos travaux depuis deux ans, dont je vous présenterai les principales conclusions.

Dans les prochaines années, le secteur électrique des pays membres de l’AIE sera confronté à trois principaux défis : le vieillissement des infrastructures électriques – centrales et réseaux ; le déploiement des énergies renouvelables variables qui changeront le fonctionnement des marchés ; et enfin l’adaptation au changement climatique et la résilience des systèmes électriques.

Dans les pays de l’OCDE, plus de la moitié de la capacité nucléaire et charbon aujourd’hui en exploitation a plus de trente ans ; 20 % a plus de quarante ans. D’ici à 2035, les nouvelles centrales – à charbon, à gaz ou à l’énergie nucléaire – qui seront construites dans les pays de l’OCDE ne feront que remplacer celles qui seront arrêtées. Seules les nouvelles centrales à énergie renouvelable augmenteront les capacités installées. Ces projections valent pour les États-Unis comme pour l’Union européenne ; en revanche, dans les pays tels que la Chine, en raison de la forte croissance de la consommation d’électricité, on installera des capacités renouvelables, mais également nucléaires et fossiles.

L’introduction des capacités renouvelables – le solaire et l’éolien – dans le système électrique change le fonctionnement de ce dernier dans la mesure où ces installations produisent de l’électricité de façon variable. Dans les pays comme l’Allemagne, où les capacités installées sont d’ores et déjà importantes, on observe des pics de production solaire pendant la journée et une production éolienne fluctuante. L’énergie électrique pouvant difficilement être stockée, le déploiement des renouvelables changera, dans les prochaines décennies, la dynamique des marchés électriques et les besoins d’investissement. En effet, il faudra disposer de suffisamment de capacités de production installées pour faire face aux situations où le vent et le soleil feront défaut – comme au moment de la pointe de consommation électrique qui, en France, se situe en hiver et la nuit. Cet élément apparaît essentiel dans la dynamique de remplacement des infrastructures vieillissantes.

Le dernier défi auquel sont confrontés les systèmes électriques renvoie à la question de la résilience et de l’adaptation au changement climatique. On a tous en tête les images de l’ouragan Sandy qui a plongé la moitié de Manhattan dans le noir ; or les épisodes de ce type, affectant le fonctionnement des réseaux, sont appelés à devenir de plus en plus fréquents. De manière générale, le système électrique sera de plus en plus exposé aux aléas climatiques, tant dans le cas de la production solaire et éolienne que dans celui des installations plus classiques, les éléments climatiques extrêmes risquant de créer des coupures sur le réseau de distribution.

À côté de la sécurité d’approvisionnement et de la soutenabilité du système électrique, le troisième pilier de la politique énergétique est celui de l’efficacité et de la compétitivité. Les travaux comparatifs que l’AIE a menés l’année dernière montrent que le prix de l’électricité est bien plus bas aux États-Unis qu’en Europe, en raison d’un prix du gaz quatre fois plus faible et de l’absence de tarification du CO2. Les prix sont encore inférieurs en Chine. Cet aspect doit également être pris en compte quand on réfléchit aux arbitrages à faire en matière d’évolution du mix électrique.

Les travaux de l’AIE sur cette question explorent quatre principales activités, liées les unes aux autres. Ainsi, nous avons interrogé l’aptitude des marchés électriques à délivrer de bons signaux pour impulser l’investissement dans de nouvelles capacités de production et assurer une exploitation efficace des capacités existantes. La même question s’est imposée à propos des réseaux. Nous avons également étudié le problème – de plus en plus important – de la réponse de la demande d’électricité et celui de l’intégration régionale – et notamment européenne – des marchés électriques. Au centre de tous ces travaux se trouve la question de la préparation aux situations d’urgence, le système devant pouvoir faire face aux coupures d’électricité.

Voici, parmi nos conclusions, celles qui me semblent les plus pertinentes dans le cadre des travaux de votre commission d’enquête. D’abord, les gouvernements des pays membres de l’AIE doivent fournir plus de certitudes concernant leur politique environnementale. Pour bien fonctionner, les marchés de l’électricité doivent connaître les perspectives de déploiement tant des énergies renouvelables que des capacités nucléaires. En effet, les décisions d’investissement s’appuient sur les prévisions d’évolution du marché à l’horizon de dix, quinze ou vingt ans, et les opérateurs ont besoin de disposer d’informations sûres en cette matière.

Il est également très important de disposer de bons signaux-prix sur les marchés électriques. Ainsi, pendant les périodes de rareté, lorsque les marges du système électrique sont faibles, les prix de l’électricité doivent correctement refléter cette situation de tension. Il faut également que les marchés rémunèrent à sa juste mesure la flexibilité – nécessaire pour faire face à la variabilité et au relatif manque de prévisibilité des énergies renouvelables.

Les pouvoirs publics doivent clarifier le cadre réglementaire relatif à la sécurité de l’alimentation électrique. En France, le principe devant guider les investissements dans les moyens de production est celui du maintien du risque de défaillance du réseau en dessous de trois heures par an ou de trente heures tous les dix ans ; mais tous les pays membres de l’AIE ne disposent pas de ce type de critères, qui doivent rester cohérents avec les conditions économiques du secteur électrique. Il est enfin important que ce cadre réglementaire soit correctement reflété dans les signaux-prix sur les marchés.

L’introduction de mécanismes de capacité doit pouvoir être envisagée lorsque le bilan prévisionnel réalisé par les gestionnaires de systèmes électriques fait apparaître des déséquilibres à terme entre l’offre et la demande. La France fait partie des pays qui avancent actuellement dans le processus d’introduction d’un marché des capacités.

Enfin, nous conseillons d’améliorer l’intégration géographique des marchés de l’électricité. Si l’on veut introduire dans le système électrique une part croissante de renouvelables variables, alors ces marchés doivent être suffisamment dynamiques et flexibles pour permettre des échanges d’électricité entre pays, susceptibles de pallier la variabilité du solaire et de l’éolien. Plusieurs pays membres de l’AIE ont œuvré en ce sens ; pour aller plus loin, il est nécessaire de mieux coordonner les activités des gestionnaires de réseaux électriques grâce à l’harmonisation du cadre réglementaire en matière de sécurité d’approvisionnement. À défaut, les coûts de la transition énergétique risquent de s’avérer trop élevés, pesant sur la compétitivité des économies. Il faut donc absolument travailler sur ce sujet pour continuer à développer les énergies bas carbone de façon efficace.

M. le président François Brottes. Les électrons ne connaissent pas les frontières ; au vu de l’étroite intrication des marchés d’énergie internationaux, est-il encore pertinent – voire possible – de mener une politique nationale en matière d’électricité, et plus largement d’énergie ? Vous en appelez à plusieurs reprises aux pouvoirs publics, mais qui visez-vous : l’Europe, le monde, la France, les régions ?

M. Manuel Baritaud. En tant qu’organisation intergouvernementale, l’AIE s’intéresse en priorité à ce que peuvent faire les gouvernements des pays membres. La sécurité électrique repose sur plusieurs piliers dont le premier renvoie à la sécurité de l’alimentation en combustible fossile. À l’échelle européenne, celle-ci est notamment améliorée par la constitution de marchés gaziers, qui permet d’accroître les liquidités et de multiplier les sources d’approvisionnement. Les deux autres piliers sont l’adéquation de la fourniture – il faut disposer en permanence de suffisamment de capacités de production, de transport et d’interconnexion disponibles pour faire face à la demande – et la sécurité du système électrique, les gestionnaires de réseaux devant définir et exploiter les réseaux de façon à éviter les coupures. Or, comme le montre la directive relative à la sécurité de l’approvisionnement en électricité, dans le contexte institutionnel européen actuel, cette compétence relève clairement des États membres. L’introduction des marchés des capacités dans différents pays est d’ailleurs décidée par chaque État membre, et non à l’échelle européenne.

Cette fragmentation pose problème, alors même que l’on essaie de développer un marché européen intégré. En effet, l’absence de coordination entre les investissements de production réalisés dans différents pays risque de multiplier les inefficacités. Il faut donc travailler à une meilleure synchronisation des politiques nationales en matière de sécurité de l’alimentation électrique.

M. le président François Brottes. Ainsi, sans coordination, pas de politique nationale possible !

M. Denis Baupin, rapporteur. Je vous remercie d’avoir dès le départ insisté sur le problème du vieillissement des installations, qui se pose dans beaucoup de pays européens. Quelles que soient les appréciations que l’on porte sur les réponses à y apporter – et notamment sur les différentes solutions technologiques –, l’obsolescence des réseaux et des installations exige des décisions que l’on ne peut pas éternellement repousser. Dans tous les cas, nous devrons consentir des investissements massifs.

Vous avez évoqué la question de la résilience des réseaux face au changement climatique ; mais cette résilience ne concerne-t-elle pas également certaines installations qui, en cas d’événements climatiques extrêmes, peuvent être menacées ? Ainsi, au moment des tempêtes aux États-Unis, certains sites de production ont dû fermer. Quant aux installations nucléaires, qui se situent toujours à proximité de cours ou de plans d’eau, leur fonctionnement peut être perturbé tant par l’élévation du niveau des mers que par les sécheresses.

Toujours en lien avec les enjeux climatiques, si le prix de l’électricité est beaucoup plus faible aux États-Unis qu’en Europe, il ne faudrait pas en conclure que la recherche de la compétitivité exige de le faire baisser chez nous. En effet, ces prix bas s’expliquent par l’absence de la prise en compte du coût du carbone. L’AIE ayant à de multiples reprises attiré l’attention sur le risque climatique et ses conséquences sur la sécurité énergétique et plus globale de nos pays, je n’imagine pas qu’elle puisse suggérer d’imiter les États-Unis en cette matière.

La pointe hivernale constitue indéniablement un élément important de variabilité de la consommation électrique en France. Pour l’affronter, il convient entre autres de travailler directement à la source du problème : le chauffage électrique. Il s’agit donc d’une politique nationale à mener dans le cadre de la transition énergétique.

Dans son rapport de 2011, l’AIE recommandait d’adopter, face aux dérèglements climatiques, une série de mesures dont 70 % concernaient l’efficacité énergétique, 18 % les énergies renouvelables et 3 % le nucléaire. Cette répartition reste-t-elle valable aujourd’hui ?

En matière de sécurité d’approvisionnement, vous avez évoqué, avec raison, la variabilité des énergies renouvelables qui reste problématique tant que l’on ne sait pas correctement stocker l’électricité. Pourtant, lorsque la production est concentrée dans quelques installations de grande puissance, l’arrêt d’une d’entre elles entraîne également des conséquences importantes. La variabilité est donc valable pour toutes les énergies. Ainsi, un accident majeur dans une centrale nucléaire – comme au Japon –, voire un accident générique obligeant à fermer plusieurs installations – scénario mis en exergue par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) française –, auraient un impact très considérable. Comment évaluez-vous, en cette matière, les différentes énergies non carbonées, porteuses de mérites et de vulnérabilités différentes ?

Le président Brottes s’est demandé si l’on pouvait mener une politique énergétique nationale ; que pensez-vous aujourd’hui du marché électrique européen ? Plusieurs de nos auditions ont mis en évidence ses dysfonctionnements, son incapacité à prendre en compte l’adaptabilité aux situations de crise. Comment le rendre plus efficace ?

Enfin, les mécanismes de capacité – compléments permettant de faire face aux moments de pénurie d’électricité lors des pointes –, se limitent pour l’instant en général aux énergies fossiles, et de plus en plus souvent – en raison de son faible prix – au charbon. Or toutes les énergies fossiles ne se valent pas ; d’après vous, lesquelles d’entre elles correspondent le mieux à l’objectif de transition énergétique que se sont fixé les pays de l’Europe et de l’OCDE ?

M. Manuel Baritaud. En matière de résilience des installations nucléaires, EDF est en effet obligée, lors des périodes de sécheresse, de baisser le niveau de production des centrales pour des questions de température de rejet. Ce phénomène bien réel affecte les bilans prévisionnels réalisés par les gestionnaires de réseaux – en France, Réseau de transport d’électricité (RTE) –, qui livrent une estimation de nature probabiliste de la disponibilité du parc nucléaire et plus généralement de la sécurité de fourniture électrique. Ces projections peuvent difficilement se fonder sur des données historiques car on anticipe une multiplication des événements climatiques extrêmes dans les années à venir. Mais la question de l’impact du changement climatique sur l’infrastructure énergétique me paraît bien analysée à ce stade, y compris par l’AIE.

Si l’absence d’une tarification du carbone – et de tout projet de ce type – explique en partie le faible prix de l’électricité aux États-Unis, ce phénomène apparaît secondaire tant le prix du carbone reste faible en Europe. La principale différence vient plutôt du prix du gaz, quatre fois plus faible aux États-Unis. N’étant pas spécialiste de la question, je ne saurais vous dire comment le prix de cet hydrocarbure peut évoluer en Europe, en particulier si l’on y autorise l’exploitation des gaz de schiste. Il est toutefois certain que le marché européen du gaz est affecté à la fois par les dynamiques du marché américain – notamment via l’impact du gaz naturel liquéfié (GNL) – et par celles du secteur électrique, marqué par la forte décroissance de la demande de gaz pour la production d’électricité en Europe.

Selon l’AIE, si l’efficacité énergétique des bâtiments constitue une priorité dans la lutte contre le changement climatique et pour la réduction des émissions de CO2, son impact sur la pointe électrique reste limité. Cela dit, dans les scénarios envisagés par l’agence, la part des différentes énergies bas carbone est appelée à augmenter ou à se maintenir. Ainsi, le nucléaire fait partie du mix électrique que l’on prévoit pour 2035 ou 2050, dans des proportions comparables à aujourd’hui, voire supérieures dans des scénarios ambitieux de décarbonisation du mix, compatibles avec une trajectoire de stabilisation des émissions de CO2 et de réchauffement climatique inférieur à 2°C.

Il apparaît délicat de comparer, comme vous le faites, la variabilité des énergies renouvelables avec les arrêts de centrales nucléaires, ces phénomènes étant de nature différente. L’arrêt d’une centrale concerne une tranche parmi une multitude d’autres
– problème que le système électrique sait gérer depuis des dizaines d’années. La variabilité du solaire et de l’éolien affecte, en revanche, de grandes zones géographiques aux conditions climatiques corrélées, où l’on a du vent et du soleil en même temps. L’impact et les implications de ces différentes variabilités sont donc incomparables. De plus, les prévisions de production photovoltaïque et éolienne sont relativement peu fiables deux, voire un jour avant le temps réel ; leur qualité s’améliore au fur et à mesure pour devenir relativement bonne à trois heures du moment effectif de production. Le système électrique comme les marchés de l’électricité doivent s’adapter à ce phénomène en devenant plus dynamiques.

Le processus d’intégration des marchés électriques européens a d’ores et déjà amené énormément de bénéfices. Ainsi, il a amélioré la sécurité d’approvisionnement et de fourniture électrique en permettant à chaque pays de pouvoir compter sur les voisins pour assurer l’exploitation du système. Les échanges commerciaux d’électricité depuis vingt ans ont pratiquement doublé en valeur absolue, ce qui montre bien que les acteurs y trouvent un intérêt. Ces échanges permettent d’assurer une meilleure utilisation du parc en favorisant l’emploi prioritaire des ressources les moins chères. L’approche européenne d’intégration des marchés consiste à procéder par étapes ; cependant, malgré l’adoption de trois paquets de directives relatives à l’électricité, le marché européen semble avoir encore du chemin à faire pour devenir parfaitement intégré et concurrentiel. Pour le rendre plus efficace, il faudrait non seulement renforcer les interconnexions internationales, mais également travailler sur l’harmonisation de la réglementation de la sûreté électrique au niveau européen, de façon à améliorer la coordination entre gestionnaires de réseaux lorsqu’on s’approche du temps réel – seule façon d’intégrer efficacement la variabilité des énergies renouvelables dans les échanges internationaux.

S’agissant des mécanismes de capacité, je ne crois pas me souvenir de décisions récentes de construction de nouvelles centrales, les installations en préparation correspondant aux choix faits il y a plusieurs années, au moment de l’introduction du système d’échange de quotas d’émission de CO2 en Europe. Bien conçus, les mécanismes de capacité ne favorisent pas une technologie au détriment d’une autre, se contentant d’ajuster la réponse de la demande. Il est donc important qu’ils soient neutres d’un point de vue technologique afin de permettre à l’ensemble des procédés de contribuer à assurer l’adéquation du système électrique.

M. le rapporteur. Dans ce cas, ces mécanismes doivent-ils également être neutres en termes de carbone ?

M. Manuel Baritaud. Oui. Chaque question doit être réglée au moyen d’un instrument adapté. Le problème d’émission de carbone ne relève pas du marché des capacités, mais de celui des quotas d’émission du CO2.

M. le président François Brottes. Des mécanismes d’effacement peuvent parfois y être associés.

M. Jean-Pierre Gorges. Je rappelle au rapporteur que cette commission d’enquête est consacrée au coût de la filière nucléaire, et non à la transition énergétique, sans cesse évoquée. Il ne faut pas noyer le poisson. Je souhaite que l’on se concentre sur le sujet afin que le rapport final puisse faire l’objet d’un vote !

M. le président François Brottes. La commission d’enquête est relative à l’électricité nucléaire dans le périmètre du mix électrique ; nous devons donc considérer celui-ci dans son ensemble.

M. Jean-Pierre Gorges. Monsieur Baritaud, vous avez montré l’opposition entre les filières stables – le nucléaire, l’hydraulique, le charbon – et les sources d’énergie variables promues dans le cadre du développement durable – l’éolien et le photovoltaïque. Une modélisation de leurs évolutions sur vingt-cinq ans devrait permettre de chiffrer le surcoût de la désinstallation des centrales nucléaires, qui devra être compensée d’une manière ou d’une autre. Or, comme vous l’avez souligné, la production des filières éolienne et photovoltaïque reste aléatoire et uniquement prévisible dans le très court terme. De plus ni le temps ni la météo ne s’arrêtent aux frontières : même si les pays limitrophes bénéficiaient d’un marché intégré, ils resteraient soumis, à un instant donné, aux mêmes conditions climatiques et lumineuses, le jour et la nuit survenant en même temps en France, en Italie, en Espagne, en Allemagne et dans les autres pays voisins. En croisant la courbe de l’évolution des besoins
– en augmentation –, celle de la désinstallation des centrales nucléaires et celle du potentiel d’installation de l’éolien et du photovoltaïque – dont la production estimée doit tenir compte de leur caractère aléatoire –, on doit pouvoir déterminer le manque restant. Pour le combler, l’outil de substitution actuellement mis en œuvre est la centrale à charbon, tant en Allemagne qu’en Chine où ce phénomène explique le bas prix de l’électricité. Calculer, à l’horizon de vingt-cinq ans, le surcoût généré par cette substitution nous ferait réellement entrer dans les coûts de la filière nucléaire.

M. Manuel Baritaud. Plusieurs travaux font cette démarche qui consiste à estimer les coûts du système électrique correspondant à différents niveaux de déploiement des énergies renouvelables variables. Plusieurs facteurs doivent être pris en compte, et tout d’abord le coût du développement des réseaux électriques capables d’intégrer les sites de production des nouvelles énergies, généralement situés loin des centres de consommation. Le phénomène a également un impact sur les coûts globaux du système électrique. En effet, l’augmentation de la part du solaire et de l’éolien dans le système électrique diminue le besoin en électricité de base. Cependant, comme la production des énergies renouvelables est variable, les moyens de production réguliers restent nécessaires pour faire face aux situations où vent et soleil font défaut. Moins utilisées, ces installations classiques coûtent alors plus cher par mégawattheure produit. Ces effets de système ont été analysés, notamment dans un rapport récent de l’Agence pour l’énergie nucléaire (AEN). L’AIE s’apprête également à publier des observations quant à l’impact qu’aura la nécessaire augmentation de la flexibilité des systèmes électriques sur leurs coûts. Notre agence s’est donc intéressée à ces questions de manière générale, même si nous ne les avons pas considérées spécifiquement dans le cas français.

Cela dit, si le recours au charbon tend en effet à croître aujourd’hui en Europe, je pense qu’il s’agit d’un phénomène essentiellement conjoncturel. La technologie des centrales à gaz est mieux adaptée pour compenser la variabilité des énergies renouvelables. Par ailleurs, les réglementations relatives au charbon réduisent les chances de voir construire de nouvelles centrales de ce type, en Europe comme aux États-Unis. À terme, le nombre de capacités à charbon devrait donc décroître.

M. Michel Sordi. Dans son dernier rapport sur les perspectives énergétiques de la planète, paru en novembre 2013, l’AIE prévoit un réchauffement des températures à long terme de 3,6°C si les gouvernements en restent aux objectifs actuellement fixés. Que faut-il penser des décisions politiques consistant à fermer les centrales nucléaires non émettrices de CO2, ces fermetures étant le plus souvent compensées par des centrales à gaz et encore plus souvent à charbon, bien plus polluantes ?

Le calcul des coûts d’amortissement de nos centrales nucléaires se fait à partir de la durée théorique d’exploitation. En France, la centrale de Fessenheim est la première à avoir reçu de l’ASN l’autorisation de continuer à fonctionner au-delà des trente ans. En Suisse, la durée d’exploitation s’élève pourtant à cinquante ans, et aux États-Unis, jusqu’à soixante ans. La France est-elle le seul pays au monde à arrêter prématurément ses installations ?

Quand on sait que le kilowattheure ne coûte que 15 euros dans certaines régions du monde – telles que les États-Unis ou le Canada –, est-il réaliste, à court et moyen terme, de réduire notre part d’électricité provenant du nucléaire ? Cette politique risque d’alourdir encore plus notre facture énergétique et d’amener certaines activités à quitter notre territoire, causant des pertes d’emplois.

M. Manuel Baritaud. En effet, les scénarios du World Energy Outlook qui correspondent aux politiques actuellement menées sont compatibles avec une augmentation élevée de la température. Si nous voulons tendre vers une augmentation ne dépassant pas 2°C, il faut accélérer le développement des énergies bas carbone. Tous les scénarios de l’AIE fondés sur ces objectifs ambitieux donnent une part croissante au nucléaire, y compris dans les pays de l’OCDE. Quant aux pays comme la Chine, même s’ils installent beaucoup de centrales à charbon, ils construisent aussi, d’ores et déjà, beaucoup de centrales nucléaires.

On ne saurait sous-estimer le problème du coût de l’électricité et de la compétitivité. De fait, on arbitre en permanence entre les différents objectifs de la politique énergétique : prix abordable, réduction des émissions de CO2, sécurité de l’alimentation électrique. Actuellement, à cause de la crise économique, les gouvernements sont de plus en plus préoccupés par les questions de compétitivité, la réduction des émissions de CO2 passant au second plan.

Allonger la durée d’exploitation des centrales nucléaires existantes fait clairement partie des solutions les moins chères pour produire de l’énergie bas carbone. Aux États-Unis, la durée de vie de certaines d’entre elles a été prolongée jusqu’à soixante ans.

M. le rapporteur. Sur quels référentiels de sûreté vous basez-vous pour le dire ?

M. Manuel Baritaud. Je ne suis pas un expert en sûreté nucléaire ; je vous fais simplement part des décisions prises aux États-Unis.

M. Bernard Accoyer. Les conditions de travail de notre commission d’enquête laissent à désirer. Il est d’ailleurs paradoxal de nous retrouver, à l’étroit, dans cette salle de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), compte tenu de l’attitude de la majorité qui refuse tout progrès scientifique et nous détourne de l’objet de notre commission d’enquête pour nous mener vers une forme d’obscurantisme. Le rapporteur multiplie les interventions personnelles – qui constituent des plaidoyers dogmatiques contre l’énergie nucléaire plutôt que des questions pertinentes – et nous fait perdre beaucoup de temps pour satisfaire à ce caprice de l’écologie politique.

Le coût de l’énergie a des conséquences lourdes sur l’emploi : comme nous pouvons le constater dans nos circonscriptions, la baisse du prix de l’électricité aux États-Unis multiplie d’ores et déjà les fermetures de sites d’industrie chimique. Quant à la remise en cause du nucléaire, portée par le mouvement politique auquel appartient notre rapporteur, elle n’a pour le moment qu’une seule conséquence, bien visible en Allemagne : l’explosion de la consommation de charbon, et donc des émissions de gaz à effet de serre et de la pollution. Les écologistes sont peu diserts sur cette réalité, alors que la surconsommation de cet hydrocarbure à bas prix crée des déséquilibres dont il faudrait connaître le coût.

De toute façon, le solaire ne fonctionnant pas la nuit, l’éolien nécessitant du vent, et l’hydroélectrique des précipitations, nous ferions mieux de parler du mix énergétique plutôt que de nous cantonner à une question purement politique et dogmatique qui constitue l’objet de notre commission d’enquête.

M. le rapporteur. Votre discours, président Accoyer, est évidemment exempt de tout soupçon d’idéologie ! Je vous rappelle cependant que même l’OPECST – institution dont vous avez une vision décalée – compte en son sein des personnes portant un regard critique sur la science. Au moins deux « obscurantistes » ici présents en sont d’ailleurs membres.

Vous qui invoquez l’Allemagne de façon récurrente auriez dû assister aux auditions de la semaine passée – ou au moins en lire les comptes rendus –, qui montrent clairement que, comme en Grande-Bretagne et en France, l’explosion de la consommation de charbon dans ce pays est principalement due à la hausse du prix du gaz et à l’effet d’éviction du gaz par le charbon qui s’ensuit. Ce phénomène – largement démontré – n’a rien à voir avec la politique de transition énergétique allemande.

Auditionnée hier par la commission des affaires européennes, Mme Connie Hedegaard – commissaire européenne chargée de l’action pour le climat – a évoqué le paquet climat-énergie et la préparation de la Conférence des parties (COP) 2015 qui aura lieu à Paris. Elle a également souligné qu’entre 2010 et 2012, le prix du gaz aux États-Unis avait augmenté de 200 % ; la bulle liée au gaz de schiste et à son faible prix serait donc déjà en partie derrière nous. Mme Hedegaard a enfin noté – tout comme le rapport de l’OPECST rédigé par Christian Bataille et Jean-Claude Lenoir, ainsi que bien d’autres études – que l’exploitation potentielle de cette ressource en Europe n’aurait pas d’impact sur le prix du gaz. Qu’en pensez-vous ?

M. Manuel Baritaud. Ce n’est pas mon domaine, mais je crois en effet que les conditions géologiques des gaz de schiste aux États-Unis et en Europe ne sont pas exactement les mêmes. J’ai également cru comprendre que, quand bien même on en développerait l’extraction en Europe, on n’atteindrait pas des niveaux de coût de production comparables à ceux des États-Unis. L’AIE a publié plusieurs rapports identifiant les bonnes pratiques en matière d’exploitation de cette ressource ; les technologies compatibles avec les contraintes environnementales sont d’ores et déjà disponibles, mais la France a jusqu’à présent fait le choix de ne pas les considérer.

M. le président François Brottes. Ne trouvez-vous pas contradictoire de la part de l’Europe de promouvoir la lutte contre les gaz à effet de serre et le développement des énergies renouvelables tout en promettant d’être permissive en matière de gaz de schiste ?

M. Manuel Baritaud. Il m’est difficile de répondre à cette question. Ce qui me paraît important dans la politique européenne, c’est la réaffirmation de l’objectif ambitieux de réduire les émissions de dioxyde de carbone à l’horizon 2030.

Mme Sylvie Pichot. Ni pro ni anti-nucléaire, je ne suis là ni pour militer ni pour prendre une posture, de quelque bord que ce soit. Si nous voulons, en tant que parlementaires, avoir un rôle efficace et cohérent, nous devons sortir de l’affrontement pour aborder toutes les questions, même celles qui nous dérangent, par-delà nos positions respectives.

M. le président François Brottes. Je partage totalement vos remarques. Monsieur Baritaud, je vous remercie pour cet échange.

L’audition s’achève à dix heures trente-cinq.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 30 janvier 2014 à 9 h 30

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. Yves Blein, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, M. Jean-Louis Costes, Mme Françoise Dubois, M. Claude de Ganay, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Frédérique Massat, Mme Sylvie Pichot, M. Patrice Prat, M. Michel Sordi, M. Éric Straumann, M. Stéphane Travert, Mme Clotilde Valter

Excusés. - M. Damien Abad, M. Christian Bataille, M. Francis Hillmeyer, M. Hervé Mariton, M. Franck Reynier

NB : le document mis à la disposition de la commission est accessible en fin de la version pdf