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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 39

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 20 juin 2001
(Séance de 10 heures 30)

Présidence de M. François Loncle, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Laurent Gbagbo, président de la République de Côte d'Ivoire

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Audition de M. Laurent Gbagbo, président de la République de Côte d'Ivoire

Le Président François Loncle a souhaité la bienvenue au Président Laurent Gbagbo en soulignant que c'était la deuxième fois en un an que la Commission des Affaires étrangères recevait un chef d'Etat africain. M. Gbagbo est historien de formation : il a soutenu son doctorat à l'université de Paris VII. Secrétaire général du Front populaire ivoirien, il a été candidat unique de l'opposition à l'élection présidentielle de 1990, face à M. Houphouët Boigny. Elu député en novembre 1990, emprisonné en 1992, il a remporté l'élection présidentielle d'octobre 2000 face au général Gueï.

Le Président Laurent Gbagbo a précisé qu'il était venu en France, en visite privée, pour plaider le cas de la Côte d'Ivoire, qu'il avait trouvée, lors de son accession à la présidence dans une situation calamiteuse. Le jour de sa prestation de serment, l'Etat était en lambeaux. Il sortait de trente années de parti unique (1960-1990), auxquelles avait succédé une période de démocratisation chaotique. Divers opposants avaient été emprisonnés en 1992. Le Président Gbagbo a rendu hommage à l'action d'Henri Emmanuelli, alors Président de l'Assemblée nationale française, pour avoir grandement _uvré en faveur de sa libération, qui fut effective après six mois et demi d'emprisonnement. Après le coup d'état de novembre 1999, la Côte d'Ivoire a connu un an de régime militaire.

Le Président Gbagbo a déclaré être conscient que la Côte d'Ivoire n'était pas encore un pays pleinement démocratique. Ce serait malhonnête de l'affirmer. Mais c'est justement la tâche qu'il souhaite entreprendre : créer un Etat de droit, fonder un Etat démocratique qui ne soit plus une République bananière.

Aujourd'hui, la vie quotidienne s'est normalisée en Côte d'Ivoire. L'armée et la gendarmerie sont maîtrisées. Des enquêtes ont été ouvertes pour déterminer les responsabilités des uns et des autres dans les événements passés. Toutes les organisations internationales qui le souhaitaient ont été autorisées à venir enquêter. Le Gouvernement dispose ainsi des rapports d'Amnesty international, de la Fédération internationale des Droits de l'Homme et de Reporters sans Frontières, de Human Rights Watch et de la Commission spéciale de l'ONU. Il est très important que les procédures judiciaires internes aillent jusqu'au bout, et que les procès aient lieu pour que la République garde une trace de ces éclaircissements et que plus jamais ces violences ne recommencent.

Le Président Gbagbo a dénoncé le boycottage dont son pays était actuellement l'objet de la part de l'Union européenne. Cette attitude lui semble à la fois injuste et inopportune.

Cette attitude est injuste, parce que jamais au cours de son histoire la Côte d'Ivoire n'a connu un régime aussi démocratique, et que la comparaison avec les autres régimes africains est à son avantage. L'Union européenne apportait son aide au régime du parti unique et continue à aider de nombreux pays africains peu démocratiques. Le Président Gbagbo a spécifié qu'il avait demandé aux autorités françaises de faire pression sur leurs collègues européens pour mettre fin à cette situation.

Cette attitude est inopportune parce qu'elle gêne le développement de la Côte d'Ivoire. Depuis 1998, toute l'aide extérieure va au développement, il n'y a plus besoin d'appui budgétaire.

Il n'est pas moralement acceptable de maintenir la Côte d'Ivoire dans un ghetto ; il ne l'est pas plus d'accepter que le FMI fasse dépendre la reprise de sa coopération des décisions de l'Union européenne, acceptant ainsi pour la première fois une politisation de ses décisions.

Le Président François Loncle a souligné que la population de Côte d'Ivoire était passée depuis l'indépendance de 3 millions d'habitants à 16 millions et que la part du pays sur le marché mondial du cacao représentait 40 %. A cet égard, il a rappelé que le Président Laurent Gbagbo lui-même avait récemment estimé que son pays devrait « sortir de la dictature du cacao », c'est-à-dire diversifier son économie.

Le Président François Loncle a également salué la réforme constitutionnelle importante engagée par le Président Laurent Gbagbo depuis son élection ; parmi les mesures les plus spectaculaires, on peut noter l'abolition de la peine de mort.

Enfin, il a assuré le Président Laurent Gbagbo que les commissaires des Affaires étrangères avaient bien perçu les difficultés de son pays avec l'Union européenne.

M. Pierre Brana a demandé au Président Laurent Gbagbo quel était son point de vue sur la doctrine de l'ivoirité, qui existe et dont il n'est pas l'auteur, et ce qu'il envisageait pour l'avenir.

Il a également souhaité connaître son regard sur les résultats des élections municipales du 25 mars 2001.

Enfin, il a rappelé que 800 millions de francs de prêts avaient été promis à la Côte d'Ivoire en décembre 2000 et que le Président Laurent Gbagbo avait déclaré à l'époque avoir besoin de cette somme pour éponger les arriérés de son pays et renouer avec le FMI et la Banque mondiale, mais que si cette somme ne lui était pas octroyée, il se retournerait vers quelqu'un d'autre. Qu'en est-il aujourd'hui ?

Le Président Laurent Gbagbo a répondu que la doctrine de l'ivoirité ne le concernait pas. La question qui se pose plutôt est celle de la raison pour laquelle M. Ouattara n'a pu être candidat aux élections présidentielles. Lorsque M. Gbagbo a séjourné en France, à partir de 1982, ayant demandé le droit d'asile, des amis lui avaient conseillé de réclamer la nationalité française vu l'engagement ancien de sa famille au service de la France. Une telle démarche lui aurait certes facilité l'existence à ce moment-là. Mais M. Gbagbo a toujours rejeté la conduite qui consiste à demander telle ou telle nationalité de façon opportuniste. Les Africains expatriés ont tort lorsqu'ils souhaitent prendre leur retraite en occupant une fonction élective en Afrique. L'ayant quittée depuis longtemps, ils ne la connaissent plus. En outre, être Chef d'Etat en Afrique n'est pas un poste pour prendre sa retraite. Cela vaut tout autant pour M. Kofi Yamgnane que pour M. Kofi Annan.

Le Président Laurent Gbagbo a dit avoir été critiqué pour son refus du vote des étrangers, ce qui aurait cautionné l'ivoirité. Mais on connaît peu de pays où les étrangers peuvent participer aux élections présidentielles et législatives et, à cet égard, la Côte d'Ivoire est un pays comme les autres. Si cette pratique était admise auparavant, le contexte était tout autre avec le système du parti unique ; cette époque ne peut servir d'exemple.

Lors des élections municipales, les électeurs ont apporté leur soutien à trois partis principalement. Il faut cependant considérer que 40% de la population ne prend pas part aux élections, car toutes les localités ne sont pas encore communalisées. C'est l'un des objectifs du Gouvernement que de procéder à l'institution de communes sur la totalité du territoire. Par ailleurs, le Gouvernement n'a plus de rôle dans l'organisation des élections et n'en fixe même pas la date, celle-ci étant déterminée par la Commission nationale électorale. Le seul rôle du Gouvernement se situe dans le financement de cette Commission et dans le déploiement de forces de l'ordre pour la tenue des élections sans perturbation.

L'endettement de la Côte d'Ivoire se situe à hauteur de 275 milliards de francs CFA, contracté auprès de trois organisations principalement, dont la Banque mondiale. Le Président a choisi de rembourser prioritairement la Banque mondiale car celle-ci a annoncé une nouvelle aide de 135 milliards de francs CFA après le remboursement de la dette actuelle. Le Gouvernement souhaite consacrer une partie de cette aide future à l'amélioration du système de santé en ouvrant des dispensaires par exemple.

Le Président François Loncle a souhaité faire part d'un témoignage personnel. Ayant effectué en 1998 une mission de l'Assemblée nationale au Togo, à laquelle participait également M. Kofi Yamgnane, il a pu constater que celui-ci avait été très sollicité pour être candidat à la présidence, ce qu'il avait refusé à la fois pour les raisons indiquées précédemment par le Président Laurent Gbagbo, mais aussi en raison de son attachement profond à la France et à ses électeurs.

M. Jean-Yves Gateaud s'est intéressé à la question de la place politique des habitants, souvent musulmans, qui sont liés pour une raison ou une autre aux pays situés au Nord de la Côte d'Ivoire que sont le Burkina Faso et le Mali. On signale des retours au pays importants de ces personnes, dans une région où tout mouvement de population peut être contraire à la stabilité régionale et aux bonnes relations interethniques.

Toujours à propos du Burkina Faso et du Mali, qui sont très dépendants de la Côte d'Ivoire et qui se disent inquiets des tensions ressenties, il a souhaité avoir des précisions sur la question des relations politiques et des liens humains et économiques de la Côte d'Ivoire avec ces deux pays.

Le Président Laurent Gbagbo a précisé qu'il se trouve beaucoup de Musulmans en Côte d'Ivoire. Le problème des ressortissants du Burkina et du Mali est autre. Les Présidents de ces deux Etats, qu'il connaît depuis longtemps, on fait le choix de soutenir sans retenue la candidature de M. Ouattara à l'élection présidentielle, ce qui n'est pas un bon procédé car ce genre de position suscite des tensions. La Côte d'Ivoire souhaite être en bons termes avec ses voisins ; c'est ainsi que le conseil d'administration du port d'Abidjan a été à nouveau ouvert aux représentants des autres pays concernés par l'activité du port.

Lorsqu'un Ivoirien a prétendu devenir chauffeur de taxi à Niamey, il y a eu un mouvement de grève. La Côte d'Ivoire n'a pas réagi, l'agressivité allant souvent de pair avec la faiblesse. Mais la Côte d'Ivoire n'entend pas se faire imposer un Président par ses voisins. Lors de la tentative de coup d'état des 7 et 8 janvier 2001, il a fallu repousser des assaillants venus des frontières nord. Leurs procès doit bientôt commencer.

Il n'existe pas de problèmes économiques avec le Burkina Faso, le Mali et la Guinée. Le contentieux le plus important concerne l'habitude qu'ont prise leurs ressortissants de fabriquer de faux papiers censés démontrer leur nationalité ivoirienne. La plupart des Ivoiriens reconduits à la frontière française ne sont pas en réalité des Ivoiriens. Il serait bon, en Afrique de l'Ouest, que chacun respecte ses voisins.

Le Président François Loncle a fait observer que le Président Laurent Gbagbo avait évoqué une détente manifeste avec ces pays, au moins dans les relations économiques, et qu'il ne fallait pas rester sur des positions de blocage.

Le Président Laurent Gbagbo a confirmé, en réponse, que son pays était condamné à reprendre ses relations avec le Burkina Faso et le Mali.

M. Charles Ehrmann s'est tout d'abord dit inquiet pour les Français d'Abidjan qui se demandent ce qui va leur arriver.

Puis il a estimé que faire de la démocratie à la française ou à l'européenne dans des pays où les clans et les ethnies tiennent une place importante était certes difficile, mais ne justifiait peut-être pas forcément un si grand rôle ou une si grande influence de l'armée, ce qui est contraire à la démocratie en Europe.

Le Président Laurent Gbagbo a déclaré qu'il n'avait jamais eu la naïveté de croire que l'histoire de son pays pouvait devenir semblable à un plan d'eau calme. Les difficultés qu'il traverse sont pour lui autant de défis à surmonter. La population ivoirienne - 16 millions aujourd'hui - a été multipliée par cinq depuis l'indépendance ; la plus grande partie de la forêt a été détruite. Mais le problème principal de la Côte d'Ivoire n'est pas sa démographie - difficilement maîtrisable - mais sa capacité à mobiliser ses moyens pour subvenir à l'augmentation de la population. Une actualisation de la réforme foncière est nécessaire. Il est important également de prendre des mesures de sécurité afin de rassurer les investisseurs.

Il a souhaité que les voisins de la Côte d'Ivoire comprennent que celle-ci n'est plus un pays prospère, où tout le monde pourrait venir avec la certitude de s'enrichir.

L'armée ivoirienne est ce qu'on appelle en France une « armée mexicaine » : beaucoup d'officiers pour peu de soldats ; le rapport est de un officier pour un soldat et demi. Une telle situation est malsaine, car les officiers s'ennuient et sont tentés par toutes sortes d'aventures. Il est nécessaire de recruter des jeunes et d'inciter les anciens à partir à la retraite.

Le Président François Loncle a remercié le Président Laurent Gbagbo pour avoir répondu aux attentes des parlementaires français par sa franchise et la qualité de ses propos.

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