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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 1

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 2 octobre 2001
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. François Loncle, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition d'experts sur les attentats aux Etats-Unis : M. Jean-Luc Marret, chercheur à la Fondation pour la Recherche Sratégique, M. Olivier Roy, directeur de recherches au CNRS


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Audition d'experts sur les attentats aux Etats-Unis

Le Président François Loncle a souligné que cette audition trouvait sa place dans les travaux de réflexion qu'avait décidé d'entreprendre la Commission des Affaires étrangères à la suite des attentats du 11 septembre. Il a annoncé qu'il se rendrait prochainement aux Etats-Unis avec le Président de la Commission de la Défense, M. Paul Quilès, à la tête d'une délégation regroupant des représentants de l'ensemble des groupes parlementaires afin d'exprimer la solidarité de la France et la force du dialogue transatlantique.

M. Olivier Roy s'attachera à retracer le cadre géopolitique de l'Afghanistan et de l'Asie centrale tandis que M. Jean-Luc Marret évoquera les spécificités du terrorisme de la région. M. Alexandre Adler, qui devait être également présent, a fait savoir au dernier moment qu'il ne pourrait finalement être disponible.

M. Olivier Roy est directeur de recherches au CNRS et a été chef de mission de l'OSCE au Tadjikistan en 1993-1994. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages sur l'Asie centrale et l'Islam politique.

M. Olivier Roy a distingué trois questions : la question régionale, c'est-à-dire principalement l'Afghanistan et le Pakistan ; la question du Moyen-Orient et celle de l'Islam en Occident.

En ce qui concerne le niveau régional, on peut dès aujourd'hui considérer que le régime des Taliban a disparu et que se pose le problème de son remplacement. L'éradication du régime des Taliban correspond à une volonté de faire disparaître une zone sanctuaire pour le terrorisme. Il faut donc veiller à ne pas susciter un régime «Taliban bis » qui posera le même problème dans quelques années.

Le Président Bush a décidé de faire entrer le Pakistan dans le jeu diplomatique. C'est une bonne décision mais il faut garder à l'esprit que ce pays, et non pas seulement son régime politique, a des liens très étroits avec les mouvements islamiques radicaux qu'il utilise comme instrument de politique régionale. Ce sont d'ailleurs les services secrets pakistanais qui ont présenté Ben Laden aux Taliban.

Les Etats-Unis ont eu raison de réserver une place au Pakistan dans le jeu diplomatique pour au moins deux raisons : d'une part, l'effondrement du régime pakistanais ne ferait qu'apporter un peu plus de chaos dans la région ; d'autre part, seuls les services de renseignements pakistanais peuvent fournir des renseignements concrets sur l'endroit où se trouve Ben Laden. Mais il faut là encore être conscient que les Pakistanais sont hostiles à l'Alliance du Nord et au retour du roi, une solution que soutiennent pourtant les pays occidentaux. Ils souhaitent au contraire l'établissement d'un régime islamique fondamentaliste dominé par les Pachtounes.

Une fois la phase militaire terminée, il sera nécessaire d'ouvrir une phase diplomatique qui nécessitera la présence de troupes ONU en Afghanistan afin d'éviter le retour des errements du passé. Ces troupes ONU devront rester un certain temps en Afghanistan.

Si l'on prend en compte le Moyen-Orient, M. Olivier Roy a estimé qu'il ne fallait pas s'attendre à un soulèvement des populations musulmanes dès lors que les frappes seront limitées à quelques objectifs afghans. En revanche, la situation deviendrait autrement complexe s'il y avait un conflit au Pakistan.

Enfin, en ce qui concerne les réseaux islamistes, M. Olivier Roy a souligné que hormis le proche entourage de Ben Laden originaire des pays du Golfe, d'Egypte ou du Maghreb, la plupart des terroristes sont nés et ont été éduqués en Occident, et notamment en Europe. Ces réseaux occidentaux ne sont bien sûr pas nombreux - quelques centaines d'activistes et quelques milliers de partisans - mais ils sont très internationalisés et très profondément ancrés en Occident. Les terroristes se sont radicalisés in situ, en rupture avec leur famille. Il est donc erroné de relier étroitement ce terrorisme au Moyen-Orient : il en est pour l'essentiel déconnecté. Ben Laden n'est pas actif à Jérusalem. La solution pour combattre ce nouveau type de terrorisme passe davantage par des moyens policiers et une réflexion sur nos sociétés et leurs rapports avec l'Islam, que par des actions géostratégiques.

Le Président François Loncle a indiqué que M. Jean-Luc Marret était docteur en sciences politiques, chercheur à la Fondation pour la Recherche Stratégique, professeur associé à l'école militaire de Saint-Cyr, spécialiste en terrorisme, auteur de « Techniques du terrorisme » et « La fabrication de la paix ».

M. Jean-Luc Marret a observé que l'innovation, dans les attentats aux Etats-Unis, se trouvait dans le nombre très élevé des victimes. Si l'on considère les méthodes d'attaque des terroristes - utilisation d'armes blanches, attaque-suicide, pilotes-terroristes, avions explosant en vol - ces méthodes ont déjà été utilisées ou envisagées. Le contexte des attentats a été un peu différent du fait de la réponse sécuritaire déjà mise en _uvre par les Etats avec les détecteurs de métaux dans les aéroports, par exemple, et aussi du fait de l'usure médiatique : pour scandaliser, il faut provoquer des dégâts importants. Les attentats ont été pour les mouvements terroristes une énorme réussite en termes de communication : le coût de la préparation des attentats peut être évalué à 500 000 dollars, alors que l'impact médiatique de l'événement équivaut, en coût de temps de passage sur les médias, à des dizaines de milliards de dollars. On constate par ailleurs un phénomène d'autocensure des journalistes sur l'attitude des Français depuis les attentats : on passe sous silence le fait que certains en viennent à agresser des Musulmans, et que d'autres soutiennent de façon provocatrice Oussama Ben Laden.

Les services chargés de lutter contre le terrorisme en France disposent des moyens et méthodes nécessaires contre cette menace. Dans une structure de coopération comme Europol, l'on constate parfois des divergences d'approche entre les services de police français et ceux de l'Europe du nord, où l'action de renseignement et d'investigation policière est beaucoup plus distincte de l'action judiciaire. La France n'apparaît pas particulièrement menacée par des actions terroristes, sauf en cas d'intervention militaire. Des études et des projections sont faites sur la façon dont une attaque par des substances chimiques ou des matières fissiles pourrait avoir lieu.

M. Pierre Lequiller a souligné la nécessité d'une réorientation de la politique étrangère occidentale à l'égard de l'Arabie Saoudite qui, alors qu'elle est considérée comme un pays ami de l'Occident, a soutenu par conviction ces mouvements terroristes. On peut alors légitimement se poser la question de l'efficacité de la diplomatie américaine à son égard.

Se déclarant d'accord avec l'analyse faite par les experts sur l'Afghanistan, il a fait remarquer qu'il ne faudra pas laisser le futur régime retomber dans des mains dangereuses. Si le Roi est un recours, l'examen du passé montre que les Afghans sont incapables de former un gouvernement stable étant donné les nombreuses ethnies qui composent ce pays.

Enfin, l'action à mener ne doit pas être circonscrite au Pakistan et à l'Afghanistan mais doit concerner d'autres pays plus lointains où le terrorisme est également fortement soutenu.

M. Pierre Brana a souhaité savoir quelle crédibilité accorder au retour de l'ancien roi d'Afghanistan, Mohammed Zaher Shah, qui est Pachtoune et doit rencontrer la coalition du Nord. Ne court-on pas le risque que l'unité nationale de circonstance ainsi créée ne débouche sur une guerre civile ?

M. Jean-Bernard Raimond a demandé s'il n'y avait pas une contradiction entre le fait que le recrutement des terroristes ait essentiellement lieu en Europe et le phénomène kamikaze.

Le Président François Loncle a fait remarquer que les terroristes à l'origine des attentats du 11 septembre 2001 étaient au moins vingt et qu'ils vivaient tous aux Etats-Unis, presque tranquillement.

Mme Marie-Hélène Aubert a estimé qu'il conviendrait de s'intéresser aux origines de l'émergence de ce type de terrorisme. Quels sont les contextes qui le favorisent et qu'est-ce qui permettrait d'en couper la source ?

M. Olivier Roy a indiqué que l'on se trouvait dans la situation paradoxale où nous avons davantage de problèmes avec nos amis qu'avec nos ennemis. Les Etats-Unis constatent aujourd'hui que leurs alliés sont à la source des problèmes : ainsi l'Arabie Saoudite, matrice conceptuelle du salafisme ou du Whahabbisme, selon l'appellation que l'on veut donner à ces mouvements. C'est à cette vision de l'Islam que s'est rattaché Ben Laden, à laquelle il a ajouté le djihadisme. Au contraire, les pays diabolisés par l'Amérique, les « rogue states », comme l'Iran ou la Libye, ne sont pas à l'origine des difficultés d'aujourd'hui. On notera même que le christianisme est présent et intégré à la vie sociale en Iran, alors qu'aucun chrétien ne peut être citoyen saoudien. On s'est allié avec les systèmes les plus éloignés des nôtres, en focalisant toute notre attention sur certains mouvements islamistes qui auraient plutôt un caractère politique et avec lesquels on peut avoir dès lors un échange au niveau politique.

L'Afghanistan est un pays très complexe indéniablement. Néanmoins, les représentants de ses différentes composantes ont évolué au cours des dernières années. Ainsi le Commandant Massoud avait opéré un rapprochement avec l'ancien Roi Zaher il y a un an environ. Ce dernier est un « vieux sage » très réaliste : il n'a jamais gouverné même au temps où il était au pouvoir et est prêt à occuper la place symbolique du chef afin que personne d'autre ne l'occupe. Beaucoup de représentants ont compris que l'avenir ne peut être imaginé qu'avec une coalition, la décentralisation, l'assurance d'une place pour chaque ethnie. C'est ainsi que les choses pourraient s'organiser autour du Roi.

L'idée que les islamistes se disent et se sentent assiégés peut s'expliquer de la façon suivante. Il est vrai que Ben Laden a porté la djihad à l'extérieur, et échoué, en Bosnie, au Kosovo , par exemple. Les volontaires envoyés par Ben Laden y ont combattu, mais ils ont été expulsés, et n'ont rien laissé de leur mouvement en partant, à partir du moment où nous avons su apporter une solution politique. L'implication des pays occidentaux a eu pour conséquence d'éliminer de cette région l'islamisme violent. Il est à craindre que celui-ci perdure en Tchétchénie si aucune solution politique n'est élaborée. Le refus de la négociation et la politique du pire favorisent cette forme d'islamisme. Le système Ben Laden dispose d'un vivier, en recrutant des jeunes en rupture avec notre société, mais aussi avec leur société d'origine et leur famille, mais ce système n'a aucun projet politique.

M. Olivier Roy a souligné qu'avec la mouvance de Oussama Ben Laden, il n'y avait rien à négocier, contrairement à un kamikaze palestinien qui a une cause à défendre. La mouvance de Ben Laden se situe dans un registre théologique et peut être comparée aux mouvements radicaux type « Action directe », car elle ne dispose d'aucune organisation relais ou écran, d'aucune presse, d'aucun mouvement de masse. Elle fonctionne plutôt sur le modèle d'une secte que sur celui d'un mouvement politique, ce qui renforce sa dangerosité, mais limite sa capacité de mobiliser.

M. Jean-Luc Marret a donné un point de vue quelque peu différent sur la manière dont on bascule vers le terrorisme, en s'appuyant sur les études concernant les motivations des terroristes au cours des années passées. Pour les terroristes allemands d'extrême-gauche des années 1970, ce qui les poussait à agir était le rejet des parents et des valeurs politiques d'Allemagne de l'Ouest. Le terrorisme d'extrême-droite américain des années 1980 a été influencé par l'origine ethnique, le facteur rural, le faible niveau scolaire et le faible niveau de vie. A l'inverse, celui d'extrême-gauche était le fait d'une minorité ethnique urbaine, plus diplômée que la moyenne. En 1995, les membres du GIA arrêtés en France avaient été islamisés en prison ; leur niveau scolaire était faible, indice d'un manque d'intégration sociale.

M. Jean-Luc Marret s'est déclaré persuadé que, pour être terroriste, il ne fallait pas être fou, mais avoir un minimum de rationalité, car il faut être méticuleux et ordonné. Il ne faut pas être schizophrène pour commettre des attentats suicide avec une bombe. Dans certains endroits du monde comme le Proche-Orient, les attentats kamikaze ont une dimension sacrificielle, valorisée socialement ; ces kamikaze ont reçu la promesse qu'ils iraient au paradis. Selon M. Jean-Luc Marret, des facteurs sociaux peuvent aussi expliquer ces comportements. Ainsi, certains mouvements exercent des pressions sur les familles, à qui on promet une pension à vie si un des membres se suicide en commettant un attentat.

S'agissant des kamikaze de la mouvance de Ben Laden, on a trouvé des correspondances contenant des sourates du Coran à répéter lors des différentes phases de l'action ; c'est une sorte d'accompagnement doctrinal et religieux à se répéter à soi-même. Cela témoigne de l'encadrement rationnel qui les accompagne.

Mme Bernadette Isaac-Sibille a évoqué l'activité de certains laboratoires dont le laboratoire P4 situé à Lyon dans sa circonscription électorale.

M. Georges Hage a exprimé sa compassion pour les morts du peuple américain et s'est dit très choqué par les images des personnes se jetant dans le vide.

S'agissant des analyses pseudo-psychanalytiques de la question du terrorisme sur lesquelles on peut certes se pencher, il s'est dit un peu intéressé mais a estimé qu'il était aujourd'hui surtout question d'autre chose. On évite à nouveau le vrai sujet, à savoir que le terreau fondamental du terrorisme est le ressentiment dont les USA sont l'objet dans ce monde qui regrette les milliers de morts tout en se posant la question de savoir s'ils ne le méritaient pas un peu.

Il faut également penser au bénéfice politique que les Américains vont retirer de tout cela. Maintenant que le grand danger du communisme est momentanément conjuré, ils vont nous servir la lutte contre l'islamisme espérant ainsi redorer leur blason.

Le Président François Loncle a rappelé que la France se devait de manifester sa solidarité sans faille à l'égard des Etats-Unis après les événements du 11 septembre. Toute l'explication du monde ne peut conduire à la justification de ce qui s'est passé.

M. René André a, d'une part, observé que le département de la Manche, dont il est l'un des députés, avait été libéré des nazis par les Américains, ce que la France n'oubliera jamais, et a, d'autre part, rappelé l'immolation de Jan Palach sur la place Venceslav à Prague, pour protester contre l'occupation militaire de la Tchécoslovaquie par les Soviétiques.

Le Président François Loncle a souhaité savoir comment l'on pouvait expliquer qu'un Etat aussi important que le Pakistan ait pu changer de position aussi rapidement et si l'on ne devait pas craindre un divorce important entre la population et les dirigeants, ce qui aurait pour conséquence une difficulté supplémentaire dans la gestion régionale de la crise.

M. Olivier Roy a répondu que les mouvements islamistes radicaux étaient très puissants au Pakistan, car ils ont été encouragés par le gouvernement. Quand le général Zia a pris le pouvoir en 1977, ils ont bénéficié de subventions pour les écoles coraniques et les lois ont été modifiées pour appliquer la Charia. L'équivalence des diplômes a même été accordée à ces écoles. Néanmoins, aux élections, ces mouvements radicaux ne font pas plus de 5 à 6%. La population pakistanaise est très divisée. Les pro-Taliban se recrutent essentiellement au Nord-Ouest, à dominante Pachtoune et au Penjab. C'est au Nord-Ouest que la population peut réagir violemment à la prise de Kaboul. S'agissant de l'armée, problème essentiel, il a souligné qu'elle était disciplinée, fidèle à ses chefs, même si, au fil des années, elle s'était islamisée en vingt ans.

Le général Moucharaf a opéré un choix stratégique en s'alignant sur les Américains, choix qu'il a très bien expliqué à ses cadres en faisant valoir qu'à défaut, le pays risquait d'imploser ; en s'alignant sur les Américains, qui ont besoin du Pakistan, celui-ci aura à terme la possibilité de contrôler de nouveau Kaboul, car les Américains quitteront la zone dès que possible. Si ce scénario fonctionne, le général Moucharaf aura gagné, car le Pakistan veut Kaboul.

En ce qui concerne le rôle des Etats-Unis dans le monde, on constate qu'en France, la réticence ne provient pas uniquement de la communauté musulmane, et qu'il s'agit d'un débat politique.

M. Jean-Luc Marret a relevé le pragmatisme et la réactivité dont la diplomatie américaine avait fait preuve. En effet, elle traitait, il y a quelques mois, l'Inde et le Pakistan d' « Etats-voyous » en raison de la prolifération nucléaire. Actuellement, il n'en est plus question, et elle accepte de négocier avec eux.

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