Accueil > Archives de la XIe législature > Comptes rendus de la commission des Affaires étrangères (1998-1999)

ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION des AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 36

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 26 mai 1998

(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. Jack Lang, Président

SOMMAIRE

 

page

– Proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien (n° 895) - rapport

3

Reconnaissance du génocide arménien de 1915

La Commission a examiné, sur le rapport de M. René Rouquet, la proposition de loi de M. Didier Migaud et plusieurs de ses collègues relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 (n° 895).

M. René Rouquet a fait l'historique du génocide arménien.

Au début de la Première guerre mondiale, la IIIème armée ottomane est anéantie ; ce désastre est imputé aux Arméniens ; aussi l'état-major général procède-t-il au désarmement des soldats arméniens de l'empire ottoman. En février 1915, des incidents éclatent à Van, où la population arménienne de la ville résiste. Dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 avril 1915, à Constantinople, a lieu l'acte inaugural du génocide : l'élite arménienne est arrêtée et l'ensemble de l'infrastructure sociale arménienne démantelée. Les massacres de la population commencent après l'élimination des dirigeants. Une loi, édictée le 27 mai 1915, légalise la déportation.

Les opérations à grande échelle touchent d'abord les provinces orientales d'Arménie. A partir d'août 1915, la déportation des Arméniens est étendue au reste de l'Empire à l'exception de Constantinople et de Smyrne. Quels que soient les lieux, l'enchaînement des faits est semblable et la répartition géographique des convois est organisée méticuleusement.

Les arguments négationnistes se fondent sur l'absence de volonté délibérée d'exterminer la population arménienne et sur la trahison des Arméniens, qui ont collaboré avec les Russes, ce qui aurait justifié les transferts de population.

Face à la négation du génocide, les historiens démontrent que la loi du 27 mai 1915, autorisant les déportations, a permis de tuer en masse et de manière préméditée et intentionnelle. Ils utilisent les témoignages concordants des rescapés ou les récits des témoins oculaires étrangers, correspondants de guerre, diplomates et membres de missions qui établissent que la déportation faisait partie d'un processus de destruction systématique organisé et prémédité.

Lorsque l'année 1916 s'achève, le génocide est pratiquement consommé. Le bilan des victimes ne peut être qu'approximatif, car l'évaluation du nombre d'Arméniens vivant dans l'Empire, avant le génocide, diffère selon les sources. Le total des morts oscille entre 1 500 000 selon les publications arméniennes et 800 000, chiffre reconnu en 1919 par le ministre de l'Intérieur ottoman.

Le Rapporteur a évoqué le concept de génocide, terme employé pour la première fois le 18 octobre 1945 dans un document de portée internationale - l'acte d'accusation contre les grands criminels de guerre allemands traduits devant le tribunal de Nuremberg - et juridiquement défini par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée à l'unanimité par l'Assemblée générale des Nations Unies le 9 décembre 1948. Il a rappelé la définition du génocide en droit français (art. 211-1 du code pénal) et a dressé un bilan de la reconnaissance du génocide arménien par les instances internationales : la Sous-Commission des droits de l'Homme de l'ONU, le 29 août 1985 et le Parlement européen, le 18 juin 1987.

S'agissant des Etats, il a précisé que la reconnaissance du génocide arménien était généralement le fait des Parlements nationaux, les Gouvernements se montrant prudents. Il a cité l'adoption de résolutions en ce sens par la Douma de la Fédération de Russie, les Parlements belge, grec et chypriote.

Il a exposé les positions actuelles de l'Arménie et de la Turquie sur ce point. Ainsi, le 24 avril 1998, le Président de la République d'Arménie nouvellement élu, Robert Kotcharian, a demandé la reconnaissance internationale du génocide.

Si la Turquie ne nie pas la réalité des massacres, elle considère qu'il ne peut s'agir d'un génocide, car il n'existe aucune preuve de leur caractère organisé ou commandité par l'Etat central.

En ce qui concerne la France, le Rapporteur a rappelé les déclarations du Président François Mitterrand, de MM. Claude Cheysson et Gaston Defferre lorsqu'ils étaient ministres, reconnaissant explicitement le génocide arménien et les nombreuses propositions de loi déposées régulièrement à l'Assemblée nationale et au Sénat sur ce point.

D'ailleurs, le 24 avril de chaque année a lieu à l'Arc de Triomphe une cérémonie commémorant cette tragédie en présence des hautes autorités de l'Etat. Il en est de même dans de très nombreuses villes de France dont certaines, comme Lyon, commémorent le génocide arménien.

M. René Rouquet a conclu qu'au regard de l'histoire comme du droit, la France se doit d'adopter une position tranchée en déclarant qu'elle reconnaît le génocide arménien de 1915. Elle manifestera ainsi son attachement profond au respect des droits de l'Homme et des valeurs universelles qu'elle a toujours défendues, et renforcera les liens d'amitié entre la France et l'Arménie dont notre pays fut l'un des premiers à reconnaître l'indépendance.

Il a ajouté qu'en adoptant cette proposition de loi, la France n'agit nullement contre la Turquie, pays avec lequel elle entretient aujourd'hui des liens historiques d'amitié et de coopération. Bien au contraire, la France souhaite participer à l'établissement d'une paix durable entre Turcs et Arméniens, paix qui selon elle ne peut s'établir que sur des fondements solides et non sur l'occultation de l'histoire qui pèse lourdement sur toute démocratie.

*

*       *

Passant à l'examen de l'article unique de la proposition, la Commission a été saisie de six amendements, présentés par MM. Roland Blum et François Rochebloine, le premier, visant à désigner les responsables du génocide, le deuxième à subordonner l'adhésion de la Turquie à l’Union européenne à sa reconnaissance du génocide arménien, le troisième demandant au gouvernement d'assurer la commémoration du génocide arménien, le quatrième chargeant le gouvernement d'oeuvrer à la reconnaissance du génocide arménien par la communauté internationale, le cinquième tendant à modifier l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse pour sanctionner la négation du génocide arménien, et le dernier visant à modifier l'article 48-2 de la loi précitée pour ouvrir à d'autres associations les droits de la partie civile.

M. René Rouquet a exposé que les auteurs de la proposition de loi avaient rédigé un texte dont les termes, pesés et réfléchis, correspondaient aux souhaits de la communauté arménienne. Par ailleurs, il ne s'agit pas de gêner les relations entre la France et la Turquie, ni les relations futures entre la Turquie et l'Arménie. Pour ces raisons, il s'est déclaré défavorable à l'adoption de ces amendements.

Le Président Jack Lang a estimé que l'initiative de la Commission des Affaires étrangères était sans précédent et qu'il fallait en mesurer les répercussions sur les relations entre la France et la Turquie. Les phrases courtes et simples sont souvent les plus efficaces. L'Histoire se prête à bien des polémiques. Ce qui n'est pas contestable, c'est le génocide. Il est préférable d'adopter un texte simple sans donner le sentiment de vouloir engager un procès.

M. Jean-Paul Bret, en accord avec cet état d'esprit, a rappelé que l'exposé des motifs de la proposition et le rapport donnaient toutes les précisions utiles sur les responsabilités du gouvernement Jeunes Turcs.

M. François Rochebloine a jugé que l'on devait oser écrire ce que l'on pensait et donc nommer les responsables du génocide et citer les dates de cette tragédie. Par ailleurs, la commémoration du 24 avril est souhaitée par de nombreuses communautés.

Le Président Jack Lang a considéré que le rapport très dense de M. René Rouquet donnait toutes les précisions historiques nécessaires. Par ailleurs, il ne paraît pas utile d'alourdir un texte qui aura surtout une portée symbolique.

M. Daniel Marcovitch a rappelé que les majorités précédentes n'avaient pris aucune initiative en faveur de la reconnaissance du génocide. D'autre part, si la communauté arménienne a été déçue par la récente déclaration du Premier ministre, c'est uniquement parce que celle-ci ne contenait pas l'expression "génocide". S'agissant de la commémoration, la France ne commémore pas les événements qui lui sont étrangers.

M. François Guillaume a jugé que le premier amendement apportait une précision utile. Il a rappelé l'existence d'un deuxième génocide arménien, celui perpétré entre 1920 et 1946 par le régime communiste.

M. Jean-Bernard Raimond a estimé que, sur un sujet difficile, il fallait opter pour la simplicité. Il s'est interrogé sur la différence entre l'expression "reconnaître publiquement" et l'expression "reconnaître officiellement", et a estimé qu'il ne convenait pas de lier la reconnaissance du génocide arménien à l'adhésion de la Turquie à l’Union européenne.

M. François Loncle a souhaité que l'on écarte toute polémique sur une question délicate. On ne peut reprocher aux gouvernements précédents de ne pas avoir reconnu le génocide.

M. Richard Cazenave a estimé que davantage de précisions ne renforceraient pas le texte mais qu'une formulation succincte pouvait minorer la portée de la reconnaissance. Celle-ci aura un caractère normatif. Elle entraînera une commémoration publique et aura des répercussions de politique étrangère. Il ne s'agit pas de mettre en accusation le gouvernement turc, mais d'attendre de sa part un autre regard sur l'histoire. En conséquence, il paraît nécessaire que les préoccupations exprimées par ces amendements soient prises en considération.

M. André Borel s'est déclaré favorable au texte de la proposition qui répond strictement aux souhaits de la communauté arménienne.

M. Pierre Brana a souligné que la proposition n'était pas dirigée contre la Turquie d'aujourd'hui, qui encourt d'ailleurs d'autres reproches. L'essentiel est que l'expression "génocide" apparaisse clairement.

M. Charles Ehrmann a observé que l'Arménie avait aujourd'hui bien d'autres soucis que la non-reconnaissance du génocide et que la proposition risquait d'embarrasser le gouvernement.

M. Roland Blum a admis les mérites d'une formulation simple mais il a estimé qu'il fallait se doter d'armes juridiques contre le négationnisme.

M. Patrick Delnatte a considéré que le rôle de l'Assemblée nationale devait se limiter à la reconnaissance du génocide.

M. Jacques Myard a déclaré qu'il ne participerait pas au vote. La mémoire de massacres inspire le respect, mais la loi n'a pas pour fonction de codifier l'histoire.

M. Michel Terrot, en accord avec la proposition, s'est demandé s'il était judicieux de retenir une date officielle de commémoration du génocide alors qu'une telle date n'a pas été fixée à propos d'autres génocides.

Le Président Jack Lang a souhaité que les amendements soient rejetés, dans la mesure où le rapport apportait toutes les précisions requises. Un texte simple et fort aura un impact considérable. Evoquer la question de l'adhésion de la Turquie à l’Union européenne est de toutes façons très prématuré, en raison, notamment, de la situation des droits de l'Homme dans ce pays.

L'adoption de ce texte constituera un précédent intéressant pour l'institution parlementaire qui s'est vue privée du droit de voter des résolutions.

Après avoir rejeté l'ensemble des amendements, la Commission a adopté, sans modification, la proposition de loi (n° 895).

_______

· Génocide arménien


© Assemblée nationale