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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 4

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 13 octobre 1999
(Séance de 9 heures 30)

Présidence de M. Jack Lang, Président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Michel Camdessus, directeur général du Fonds Monétaire International ..........


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- Présentation du rapport d'information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique
   internationale et son impact social et environnemental ..........



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Audition de M. Michel Camdessus, directeur général du Fonds Monétaire International

La Commission a entendu M. Michel Camdessus, directeur général du Fonds Monétaire International (FMI).

Le Président Jack Lang a remercié M. Michel Camdessus d'avoir accepté de se prêter aussi librement au jeu des questions-réponses. Il a d'abord demandé quel pourrait être le rôle du FMI dans un futur système monétaire international réaménagé. Evoquant ensuite l'exemple de la Russie, il a souhaité savoir quels étaient les moyens dont disposait le FMI pour s'assurer du bon emploi des crédits. Il a enfin demandé l'appréciation de M. Michel Camdessus sur la place qu'avait acquise l'euro.

M. Edouard Balladur a d'une part rappelé qu'il y a un an tout le monde était pessimiste alors qu'aujourd'hui l'optimisme est de mise. Il a demandé à M. Michel Camdessus son appréciation sur ce revirement. Pourquoi la situation est-elle meilleure aujourd'hui que ne l'annonçaient les prévisions d'hier ?

D'autre part, il a évoqué le redressement qu'a opéré la Malaisie bien qu'elle se soit affranchie des recettes du FMI. Est-ce exact et quelles conclusions le FMI peut-il en tirer pour les conseils qu'il donne ou donnera à l'avenir ? Autrement dit, l'exemple de la Malaisie est-il transposable ?

A ce sujet, le Président Jack Lang a demandé à M. Michel Camdessus quelle était la responsabilité du FMI dans la crise asiatique ?

M. Jacques Myard a fait référence à un article paru récemment dans un quotidien français qui comparait l'économie mondiale au Titanic. De fait, les analystes financiers s'attendent aujourd'hui à un réajustement brutal des bourses américaines. En raison de l'absence de compartimentage liée au contexte globalisé, un tel réajustement serait-il de nature à provoquer une crise mondiale ?

M. Pierre Brana a évoqué les risques de surchauffe dont on parle actuellement, notamment avec une reprise de l'inflation aux Etats-Unis et de l'immobilier en Europe. Quelle est l'appréciation de M. Michel Camdessus sur l'éventualité d'une reprise de l'inflation ?

M. Charles Ehrmann a déploré que l'on parlât de plus en plus l'anglais dans les instances internationales. Cela signifie-t-il un déclin irrémédiable du français ? Il a demandé à M. Michel Camdessus quelles étaient les parts respectives du français et de l'anglais dans son activité quotidienne.

M. Georges Hage a déploré que les consignes du FMI à la Roumanie aient pour conséquence de "jeter à la poubelle" l'industrie lourde et 100 à 120 000 travailleurs. Cette rigueur financière ne constitue-t-elle pas un suicide politique pour le gouvernement de ce pays ?

M. François Guillaume s'est inquiété des fluctuations monétaires qui perturbent les échanges commerciaux. Ce dumping monétaire crée des distorsions de concurrence. Peut-on envisager un système monétaire international permettant d'éviter ces perturbations ?

M. Michel Camdessus a estimé que si cette audition avait eu lieu il y a tout juste un an, il aurait probablement déclaré que le monde était à la veille d'une crise très sérieuse. Une telle crainte aurait été notamment motivée par les retombées de la crise asiatique et la spéculation violente contre la monnaie brésilienne.

Et pourtant, cette crise, qui aurait pu être aussi grave que celle des années trente, n'a pas eu lieu. La raison principale tient sans doute au bon fonctionnement de la concertation internationale. Le G7 a reconnu que le combat contre l'inflation était moins prioritaire que le soutien de la demande globale. Des signaux clairs ont été donnés, tant par les Etats-Unis que par l'Europe, avec la baisse des taux d'intérêts. Des négociations ont été engagées avec le gouvernement du Brésil afin de le convaincre de réduire les déficits publics. Par ailleurs, les grandes puissances ont renforcé la crédibilité du FMI en décidant d'une augmentation de ses ressources.

Toutes ces mesures ont entraîné un regain de confiance et un retournement positif des anticipations. Wall Street a baissé brusquement de 20 % mais a rattrapé ce retard en quelques semaines.

M. Michel Camdessus a estimé que la situation économique était désormais prospère. La crise asiatique est terminée. La fourchette de croissance pour la Corée varie entre 7 % hypothèse basse et 8,8 % hypothèse haute. Le Japon retrouve lui aussi le chemin de la croissance même s'il doit encore faire face à des problèmes de contrôle des finances publiques, particulièrement difficiles à résoudre dans un pays à vieillissement accéléré. M. Michel Camdessus a souligné qu'on ne pouvait toutefois prétendre que tout risque était écarté et que la coopération internationale était suffisante. Mais la croissance mondiale poursuit sa route.

Le Directeur général du FMI a ensuite évoqué le risque d'un réajustement de Wall Street dans le contexte d'une économie globale non compartimentée. Le problème se pose moins pour les Etats-Unis, capables d'absorber une baisse de 20 % de la bourse, que pour les autres pays. Les Etats-Unis seront de toute façon obligés de laisser ralentir leur économie car leurs déficits courants ont atteint des niveaux historiques. Une telle situation a déjà prévalu dans le passé, qui avait conduit les Etats-Unis à accepter, avec les accords du Plaza et du Louvre, l'abandon de leur politique de "benign neglect" et l'entrée dans une politique de coopération internationale. La question principale est de savoir si la croissance de l'Europe et du Japon sera suffisante pour compenser le ralentissement de la croissance américaine. Le G7 est conscient de ce problème et s'emploie à le résoudre.

M. Michel Camdessus est ensuite revenu sur les accusations portées contre le FMI quant à sa gestion de la crise asiatique.

Il a d'abord été dit, à tort, que le FMI n'avait pas prévu cette crise. M. Michel Camdessus a révélé qu'il s'était rendu secrètement à quatre reprises en Thaïlande pour avertir le gouvernement du risque que courait l'économie thaïlandaise. Il a été écouté très courtoisement mais sans être entendu, car le marché finançait ce pays à "bouche que veux tu". M. Michel Camdessus a cependant reconnu qu'il n'avait pas prévu l'effondrement des "chaebols" coréens et le mouvement brownien qui a agité les taux de change.

Au cours d'une réunion à Djakarta, M. Michel Camdessus a conseillé aux ministres des finances de la région de se rencontrer régulièrement afin de discuter avec franchise des problèmes en cours. Dans les faits, le principal problème auquel ont été confrontés les pays asiatiques a été celui de leur réseau bancaire et des relations trop étroites qu'il entretient avec l'Etat et les entreprises.

La crise asiatique a présenté au moins un avantage, celui de faire évoluer le système économique. De nombreux leaders politiques de la région ont souscrit au programme du FMI et se sont engagés à le mettre en place afin de changer leur mode de développement. M. Michel Camdessus s'est félicité rétrospectivement de la gestion par le FMI de la crise asiatique. Loin de conduire ces pays à l'abîme, le FMI les a au contraire poussés sur le chemin de la croissance, avec laquelle ils ont aujourd'hui renoué. Certes, des banques ont été brutalement fermées, mais elles s'assimilaient plutôt à des officines de prêts sans condition. Leur fermeture immédiate était une mesure nécessaire préalable à tout redressement.

M. Michel Camdessus a ensuite expliqué les raisons du retournement miraculeux de la Malaisie. Ce pays connaît les problèmes classiques de la relation incestueuse entre les différents agents économiques publics et privés, ainsi que le népotisme, la corruption et les "collusions" dénoncées par les manifestations estudiantines. Lorsque la Malaisie a subi une grave crise économique, le Premier ministre, M. Mahathir, a dénoncé le "complot du grand capitalisme international" et demandé au FMI de réguler les "hedge funds". L'étude faite alors a permis de mieux connaître le rôle de ces fonds spéculatifs et de conclure qu'ils jouent certes un rôle dans la déstabilisation mais qu'ils sont plutôt des "suiveurs", les premiers capitaux à quitter le pays étant des capitaux nationaux. Sans demander officiellement l'aide du FMI, M. Mahathir a mis en _uvre, en élève modèle, les conseils de ce dernier pour redresser le système bancaire et réduire les sorties de capitaux par un contrôle des changes rigoureux mais temporaire qui est à présent allégé. Aussi la rhétorique qui accompagne le succès de la Malaisie n'a-t-elle pas lieu d'être : celui-ci provient d'un contrôle normal de l'économie et de l'assainissement du système bancaire.

Le FMI travaille en coopération avec la Roumanie depuis plusieurs années. L'existence de structures industrielles faibles et peu diversifiées, qui ne peuvent être maintenues en vie qu'à un coût considérable pour le pays, crée une situation très difficile. L'on peut se demander si la Roumanie, qui a des besoins très importants dans le domaine de l'éducation, de la santé, de l'enfance, peut se permettre le luxe de conserver des entreprises qui ne peuvent en général produire que pour le marché intérieur.

Le soin de guider la Russie dans la transition d'un système d'économie centralisée et planifiée vers un système d'économie de marché a été confié - plutôt par défaut - au FMI. Le démantèlement du Parti communiste a entraîné le démantèlement de l'Etat, ce qui crée des conditions d'action très difficiles, et la transition s'apparente à un long cheminement avec des interruptions et de nouveaux départs. Néanmoins, en vertu d'une sorte de pacte tacite, la Russie reste fidèle à la ligne de réforme allant vers l'économie de marché. Le principe de l'aide à la Russie a été soutenu en permanence par les 182 pays membres de l'institution. Aujourd'hui, le problème est rendu encore plus difficile par la déliquescence totale de l'Etat, situation dans laquelle les oligarchies semblent conduire les affaires de l'Etat, ce qui n'est pas tout à fait le cas cependant. La Russie continue à appliquer un programme modéré de transition et a évité, après l'effondrement d'août 1998, à la surprise générale, tant l'hyper-inflation que la récession qui la menaçaient. Aussi le pays devrait-il parvenir à l'élection présidentielle de juin 2000 dans un état macro-économique correct, ce qui est déjà très bien dans le contexte général.

Quant aux allégations concernant les détournements et vols de l'argent du FMI, M. Michel Camdessus a affirmé, au regard des expertises menées par de grands cabinets d'audit, qu'il n'a jamais eu connaissance du vol d'un seul centime des fonds prêtés par le FMI à la Russie. Il insiste cependant personnellement auprès des représentants russes afin qu'ils démontrent plus vigoureusement au monde l'intégrité des canaux qui lient l'aide du Fonds aux institutions russes. Des mesures ont été proposées pour garantir l'intégrité des circuits : si elles ne sont pas adoptées, le FMI ne déboursera plus de fonds à l'avenir. Cependant, M. Michel Camdessus a souligné que la plupart des pays auxquels le FMI s'adresse sont touchés par la corruption et les phénomènes mafieux.

L'unique langue de travail du FMI est l'anglais selon les statuts de cette organisation, et ce depuis son origine. Néanmoins, son directeur général utilise le français aussi souvent que possible et aussi l'espagnol. Il estime que le soutien de la langue française doit avoir lieu en coalition avec d'autres et en particulier avec les hispanophones.

Le démarrage de l'Euro a été bien conduit et son affaiblissement par rapport au dollar n'est pas inquiétant. La monnaie européenne sera soumise de façon cyclique à des conditions de pression, mais l'on assistera aussi à un mouvement inverse de revalorisation par rapport au dollar à un autre moment. Par ailleurs, il n'y a pas de pression inflationniste et les agrégats monétaires sont au-dessus des marges dans lesquelles ils devraient évoluer. Il est seulement souhaitable que la Banque centrale européenne n'étouffe pas la reprise qui s'amorce en France, en Italie et en Allemagne.

M. Jacques Myard a fait référence au dernier communiqué de la BCE qu'il a jugé alarmant puisqu'elle menace à tout moment de remonter les taux d'intérêts. La conduite de la politique monétaire semble donc être calée sur celle de la Bundesbank, et par là de l'Allemagne, avec la phobie de l'inflation. N'y a-t-il pas là un hiatus avec les propos de M. Michel Camdessus qui estime nécessaire que l'Europe prenne le relais de la croissance américaine ?

M. Michel Camdessus a précisé qu'il ne partageait pas la position de M. Jacques Myard au sujet du communiqué émis par la BCE et qu'il considérait les conditions monétaires en Europe - avec un taux d'intérêt de 2,5 % - comme très favorables. La Banque centrale a gardé son sang-froid et n'a pas relevé les taux en dépit de la pression exercée par plusieurs pays ; elle semble donc agir avec sagesse en montrant aux marchés son absence de complaisance. La vraie question serait plutôt de savoir si les gouvernements utilisent suffisamment la conjoncture actuelle favorable pour alléger les charges budgétaires et se préserver ainsi des marges de man_uvre au cas où celle-ci s'inverserait.

M. Michel Camdessus a précisé que la réforme du système monétaire international devra s'articuler autour de deux axes : la stabilisation des changes et la stabilité des économies. Il est regrettable que les efforts de concertation accomplis à l'époque des accords du Plaza et du Louvre aient été dans les faits abandonnés au motif que les variations de change ne sont que des épiphénomènes et qu'il convient de s'attaquer directement aux causes réelles. Il serait souhaitable de revenir à cette politique de concertation souple. Il faut par ailleurs admettre que les crises financières doivent être pensées tout autant en termes d'actions privées que d'actions publiques et c'est dans cette direction que travaille le FMI.

Le Président Jack Lang a vivement remercié M. Michel Camdessus en lui souhaitant un excellent mandat.

Présentation du rapport d'information sur le rôle des compagnies pétrolières dans la politique internationale et son impact social et environnemental

Mme Marie-Hélène Aubert a fait part à la Commission des excuses de M. Roland Blum, co-rapporteur, qui s'associe aux conclusions de la mission d'information.

Evoquant les origines de la mission, elle a rappelé l'impossibilité juridique de créer une commission d'enquête sur l'action d'Elf Aquitaine et les critiques formulées par MM. Pierre Sané, secrétaire général d'Amnesty International, Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, et Kenneth Roth, directeur général de Human Rights Watch, à l'égard des compagnies pétrolières lors de leur audition devant la Commission.

La mission d'information a entendu une cinquantaine de personnalités, les dirigeants des grands groupes pétroliers (Exxon-Mobil, BP-Amoco, Shell, Elf Aquitaine et TotalFina), des experts, des hauts fonctionnaires et des ONG. Elle a effectué trois missions : la première en février 1999 au Cameroun et au Tchad pour comprendre les enjeux du projet d'oléoduc qu'un consortium composé d'Exxon-Mobil, de Shell et de Elf-Aquitaine, s'apprête à réaliser s'il obtient le financement de la Banque mondiale ; la deuxième en mars 1999, pour analyser l'impact de la construction du gazoduc de Yadana et de la présence des compagnies Total et Unocal en Birmanie ; la troisième en juin 1999 aux Etats-Unis pour rencontrer les dirigeants des grandes compagnies américaines (Exxon-Mobil, Texaco, BP-Amoco), les ONG (Human Rights Watch, Transparency international, etc.) et des hauts fonctionnaires du Département d'Etat et de la Banque mondiale.

Matière stratégique pour les pays développés, le pétrole jaillit le plus souvent dans des zones instables politiquement et économiquement sans grande capacité institutionnelle ni Etat de droit. Face à des Etats producteurs peu développés, l'action des grands groupes pétroliers dont le gigantisme s'est accru par le processus de fusion a un impact très important.

La mission s'est demandé en quoi les compagnies pétrolières influaient sur la politique étrangère des Etats et quels étaient les effets de leur activité. Elle a constaté que les compagnies pétrolières respectaient les normes internationales de manière aléatoire car leurs Etats d'origine les y encourageaient peu. Le respect par les compagnies pétrolières des conventions sur les droits de l'Homme, des normes internationales du travail, des conventions antipollution fait l'objet d'un suivi limité par les Etats qui les ont ratifiées. En revanche sous la pression des ONG, les compagnies pétrolières anglo-saxonnes ont fini par réagir en se dotant de codes de conduite faisant référence aux droits de l'Homme et à des normes sociales et environnementales. La valeur juridique de ces codes n'est toutefois pas établie.

Ce n'est qu'après avoir subi un boycott en raison de sa volonté d'immerger une plate-forme pétrolière en Mer du Nord et avoir été violemment mise en cause pour son rôle au Nigeria que Shell s'est dotée d'un code de conduite. Il en va de même de BP-Amoco dont les liens avec les forces de sécurité en Colombie ont été dénoncés. Cette question se pose également pour Total et Unocal en Birmanie. Quand les forces de sécurité ou l'armée, qui protègent les zones d'implantation des compagnies pétrolières, sont violentes et brutales, les groupes pétroliers qui bénéficient de leur protection risquent d'être accusés de complicité.

Dans le monde anglo-saxon, les ONG et la société civile jouent un rôle important, aussi les multinationales pétrolières ont-elles, plus tôt qu'en France, été confrontées à leurs critiques. Face à certaines de ces évolutions, la France accuse en ce domaine un retard lié à l'Histoire et notamment aux origines d'Elf. La nécessité d'assurer l'indépendance énergétique de la France a conduit l'Etat à défendre les intérêts économiques des compagnies pétrolières sans se soucier outre mesure de la situation politique des Etats producteurs et du sort des populations concernées par la présence du pétrole sur leur territoire. Le nombre de hauts fonctionnaires "pantouflant" dans les compagnies pétrolières pose problème à cet égard.

Ainsi, la mission a estimé opaque la façon dont les autorités françaises ont décidé d'accorder la garantie de la Coface à l'investissement de Total en Birmanie. Il en est de même de leur appui à l'entrée d'Elf dans le Consortium exploitant le pétrole au Tchad. Le rôle réel ou supposé d'Elf dans la guerre civile au Congo reste également peu clair. La mission n'a pu déterminer clairement quels avaient été les processus de décision, n'ayant pu obtenir des télégrammes diplomatiques à ce sujet. Rappelant que les compagnies Total et Unocal avaient été accusées de complicité de travail forcé en Birmanie lors de la construction du gazoduc de Yadana, Mme Marie-Hélène Aubert a indiqué que la mission estimait inopportun l'investissement de Total dans un tel pays.

M. Pierre Brana a tout d'abord précisé que la mission d'information n'avait pas autorité pour procéder à des investigations financières. Or, seules celles-ci permettraient de cerner les affaires internationales d'une compagnie. La mission a délibérément choisi de s'intéresser à deux sujets : la construction du gazoduc de Yadana en Birmanie et le projet d'oléoduc entre le Tchad et le Cameroun que la Banque mondiale pourrait financer à hauteur de 3 %.

La mission, pour raison juridique, n'a volontairement pas mené d'investigations sur les affaires Elf bien que les personnalités entendues y aient fait allusion. Elles ont souvent constaté, comme M. Jean-François Bayart, directeur du Centre d'études des relations internationales (CERI), que la privatisation d'Elf Aquitaine avait changé la donne, accroissant le rôle des fonds de pension américains, alors que celui des réseaux africains tendait à diminuer.

Le projet de fusion TotalFina Elf accentuera sans doute cette tendance. La future compagnie restera cependant de culture française à ce titre, elle demeurera un des vecteurs de l'image de la France à l'étranger. Sa taille et sa visibilité seront telles qu'elle sera plus vulnérable aux mouvements d'opinion et des ONG.

Evoquant les rapports paradoxaux entre les compagnies pétrolières et le développement durable, M. Pierre Brana a observé que la mission avait entendu les discours les plus contradictoires sur le rôle du pétrole dans le développement. Essentiel au développement pour certains, comme M. Jean-Claude Milleron, administrateur français à la Banque mondiale et au FMI, il constitue un frein au développement pour d'autres, tel M. Ngarlejy Yorongar, député de la Fédération pour la République de l'Assemblée nationale du Tchad, pour qui le pétrole génère "la guerre et le sang en Afrique (Angola, Congo, Kinshasa, Congo-Brazzaville, Nigeria, Soudan). Le pétrole du Gabon, pas plus que celui de l'Angola, du Congo et du Cameroun n'a profité aux populations de ces pays".

La mission a constaté que les guerres civiles en Angola et au Congo-Brazzaville ont été financées par la rente pétrolière. Ni en Angola, ni au Congo-Brazzaville la manne pétrolière n'a été vecteur de développement, bien au contraire les flux financiers générés par le pétrole ont permis l'achat d'armes et l'enrichissement d'une minorité proche du pouvoir. Loin d'avoir progressé, ces pays ont été détruits et sont endettés. Au Nigeria comme en Colombie, le pétrole est facteur d'insécurité, les installations pétrolières sont devenues l'enjeu de bras de fer entre des populations lasses d'être dépossédées et spoliées, les forces de sécurité et les compagnies pétrolières. La situation très tendue dans le delta du Niger est à l'origine de la catastrophe de Wari.

La rente pétrolière rend l'exercice du pouvoir très attractif, son existence n'est pas un facteur d'alternance démocratique, d'autant qu'une pente naturelle pousse les grands groupes pétroliers à souhaiter le maintien des régimes en place. Dans deux Etats africains, le Gabon et le Cameroun, des régimes peu démocratiques et corrompus se sont maintenus au pouvoir en partie grâce à la rente pétrolière. Dans le Golfe Persique, en Mer Caspienne et en Russie des conflits d'intérêts liés à la présence de pétrole ont généré des guerres entre Etats, (guerre du Golfe et instabilité dans la zone Caspienne, dont M. Alexandre Adler a explicité clairement les enjeux lors de son audition).

La mission s'est intéressée au projet d'oléoduc Tchad-Cameroun qui devrait être financé à hauteur de 3% par la Banque mondiale, et qui a provoqué une controverse entre les ONG internationales et locales et la Banque mondiale en raison de la situation politique au Tchad et au Cameroun. La mission ne pourrait être favorable à la réalisation de ce projet avec un financement de la Banque mondiale que si les règles que celle-ci a édictées quant à la gestion de la rente pétrolière étaient respectées à la lettre par ces deux pays. Si des atteintes aux droits de l'Homme et à l'environnement en liaison avec l'exploitation pétrolière, voire des détournements des revenus pétroliers, se produisaient, la mission juge qu'il appartiendrait alors aux institutions financières internationales, FMI et Banque mondiale, de réagir en bloquant crédits et aides.

La mission s'est demandé si le développement durable et l'exploitation pétrolière étaient conciliables, en constatant que certains pays producteurs d'hydrocarbures manquaient paradoxalement d'énergie. Le recours à la diversification et aux énergies alternatives et renouvelables pourrait constituer une solution d'avenir pour les pays sous-développés comme pour les pays développés qui doivent anticiper la diminution des réserves pétrolières. Les compagnies pétrolières ont donc intérêt à investir dans les énergies alternatives et renouvelables, car elles permettent de lutter contre l'effet de serre.

Au terme de son étude, la mission souhaite formuler quelques propositions. Elle suggère que soit encouragé le dialogue entre multinationales et associations de défense des droit de l'Homme et de l'environnement et préconise la création d'un observatoire de l'application des normes sociales et environnementales par les entreprises, la création d'un Bureau des droits de l'Homme au ministère des Affaires étrangères qui serait chargé d'informer les entreprises qui le désirent sur ces questions éthiques en assurant la liaison avec les ONG. La mission préconise d'étendre le droit d'agir des associations de défense des droits de l'Homme et de l'environnement pour leur ouvrir plus largement l'accès aux juridictions pénales.

Au niveau européen, la création d'un label social européen et d'un observatoire chargé de sa mise en _uvre, comme le préconise le Parlement européen dans sa résolution du 15 avril 1999 sur les codes de conduite applicables aux multinationales travaillant dans les pays en voie de développement, devrait être soutenue par la France.

Sur le plan international, la France pourrait _uvrer à la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales, principe qu'elle a d'ailleurs défendu sans être entendu lors de la Conférence de Rome qui a abouti au statut de la Cour Pénale internationale.

La France pourrait exiger des institutions financières internationales et notamment de la Banque mondiale, qu'elles appliquent des critères rigoureux à l'octroi de financements de projets pétroliers. Les revenus qui en résultent doivent être budgétisés et strictement utilisés au bénéfice du développement et de la lutte contre la pauvreté.

Le Président Jack Lang a félicité les rapporteurs pour le travail considérable entrepris dont le principal mérite était d'inviter à un débat public.

Reconnaissant que le travail avait été fait avec passion, M. Jacques Myard a souligné que, pour qualifier ce rapport, il hésitait entre "l'angélisme enfant de ch_ur" et le "gauchisme primaire". C'est l'enjeu du pouvoir au niveau mondial qui est au c_ur du sujet. Le grand défi des pays industrialisés a toujours été la sécurité des approvisionnements. Comme le monde est inégal, certains dysfonctionnements sont apparus qui peuvent heurter notre éthique s'agissant de la dignité humaine et de la non-ingérence. Mais c'est là toute la réalité du monde. Il a fait référence aux propos des rapporteurs qui dénoncent les va-et-vient des hauts fonctionnaires entre l'appareil d'Etat et la haute industrie. Mais c'est la règle partout ailleurs ; le pétrole est une question centrale pour les économies européenne et américaine, même si aujourd'hui, du fait de ce que l'on sait des réserves, le problème pétrolier est moins central. Il a conclu en soulignant que les pétroliers ne sont pas le bras séculier des Etats mais celui des sociétés occidentales.

M. Hervé de Charette a précisé que l'accord de M. Roland Blum sur le rapport ne devait pas laisser à penser qu'il était consensuel et a fait part de trois points qui le préoccupent. Il a tout d'abord déclaré ne pas souscrire à la vision unilatérale et non objective de la réalité contenue dans ce rapport. Il n'y a pas d'un côté les bons qui seraient les ONG et les populations locales, et de l'autre les mauvais qui seraient les pétroliers et les gouvernements des pays producteurs. Il a ensuite regretté une méconnaissance des grands intérêts stratégiques qui dans le monde conditionnent notre puissance économique et politique et auxquels on ne peut rester indifférent. Enfin, il a déploré que ce rapport débouchât sur une vision globalement négative pour les intérêts français. La question de la présence française en Birmanie et celle de l'oléoduc Tchad-Cameroun en font partie. La France a raison d'être présente en Birmanie même si tout n'y est pas parfait car le poids de nos intérêts est considérable d'autant que la compétition avec les Etats-Unis est sévère et que ceux-ci utilisent la morale au service de leurs intérêts. Même si certaines propositions faites par la mission peuvent recueillir un accord général, il n'en est pas de même pour la tonalité d'ensemble du rapport.

M. François Loncle a reconnu qu'un travail indispensable avait été accompli mais qu'en ne tenant pas suffisamment compte de ce que font les entreprises étrangères, américaines notamment, l'on pouvait pénaliser les sociétés françaises et donc les intérêts de la France. Il a suggéré d'adopter une position médiane. En outre, il a souhaité obtenir des informations sur la façon dont s'était déroulée l'audition de M. Philippe Jaffré.

Le Président Jack Lang a souligné l'importance des intérêts nationaux et a, à ce propos, indiqué que l'Australie négocie sur le pétrole avec des représentants du Timor oriental.

Mme Marie-Hélène Aubert a répondu que le temps imparti à la présentation du rapport n'avait pas permis d'en faire un exposé détaillé. Cependant, il est équilibré et concerne tout autant les compagnies pétrolières françaises qu'étrangères. A cet égard, elle a souligné que l'opérateur principal du projet de construction de l'oléoduc Tchad-Cameroun était Exxon-Mobil, une compagnie américaine.

Elle a critiqué le défaitisme trop absolu qui sous-tendait certaines remarques. La mission a procédé à l'analyse d'un état des lieux pour proposer des solutions susceptibles d'améliorer la situation comme le font ailleurs les parlementaires.

M. Pierre Brana a estimé que la France, comme les autres pays, avait intérêt à diversifier ses sources d'approvisionnement énergétique pour être indépendante en utilisant toutes les énergies (nucléaire, hydrocarbures, hydraulique, solaire, etc.)

S'agissant du "pantouflage", il a convenu que ce phénomène n'était pas propre à la France mais a estimé normal que des parlementaires en soulignent les risques et proposent de le limiter.

Il a lui aussi souligné le fait que la moitié du rapport était consacré aux compagnies pétrolières étrangères.

Quant à l'audition de M. Philippe Jaffré, elle s'est déroulée de manière courtoise, sans plus.

M. Georges Hage a souhaité émettre une critique qu'il a qualifiée de marxiste au sens où les intérêts des grandes entreprises sont identifiés aux intérêts nationaux.

Puis la Commission a décidé la publication du rapport d'information.

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