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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 12

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mardi 30 novembre 1999
(Séance de 18 heures)

Présidence de M. Jack Lang

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Ilias Akhmadov, membre du gouvernement de la République tchétchène
   chargé des relations extérieures


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Audition de M. Ilias Akhmadov, membre du gouvernement de la République tchétchène chargé des relations extérieures

Le Président Jack Lang a rappelé qu'il avait personnellement reçu M. Ilias Akhmadov il y a une dizaine de jours et qu'il avait tenu à ce que les informations recueillies sur la situation militaire et humanitaire en Tchétchénie soient données directement aux commissaires. Il a évoqué le problème des otages détenus en Tchétchénie et souligné la préoccupation de l'opinion publique à propos du photographe français, M. Brice Fleutiaux, détenu depuis le 1er octobre 1999.

M. Ilias Akhmadov a précisé qu'un tiers du territoire de Tchétchénie est aujourd'hui contrôlé par l'armée russe et la totalité est sous le feu des missiles tactiques. Vingt villes tchétchènes ont subi des bombardements indiscriminés, qui ont fait beaucoup de victimes et de destructions. Les Russes comptent dans leurs rangs de nombreuses pertes et ils encerclent Grozny avec la tentation de la détruire totalement.

Les Russes ont décidé il y a quelques jours l'ouverture d'un corridor vers la République d'Ingouchie mais les réfugiés qui s'y engouffrent sont contraints in fine de faire demi-tour et de revenir sous les bombardements. L'armée russe a jusqu'à maintenant avoué avoir perdu 12 hommes alors que la réalité serait plutôt proche de 250 soldats tués.

Aujourd'hui 200 000 réfugiés sont massés en Ingouchie où la situation devient chaque jour plus difficile, alors même que les Russes empêchent les réfugiés de se rendre en Ossétie. Ils refusent de même l'accès aux organisations humanitaires, qui s'en plaignent ouvertement. Les Russes continuent de bombarder les colonnes de réfugiés en prétendant que ce sont des colonnes de combattants.

Aucune réponse n'a été apportée du côté russe après le sommet d'Istanbul, qui a proposé l'OSCE comme médiateur au conflit. L'absence d'information sur le conflit était patente lors de ce sommet, pendant lequel des bombardements effroyables ont eu lieu en Tchétchénie. Une partie importante de la population civile se trouvait dans le périmètre de guerre et manquait d'eau, de vivres, de gaz, d'électricité et de soins.

S'agissant du sort de M. Brice Fleutiaux, selon certaines informations, il aurait été enlevé en Tchétchénie mais M. Ilias Akhmadov a précisé qu'il ne disposait pas de renseignements précis à ce sujet. D'après une journaliste qui fut la dernière personne à rencontrer M. Fleutiaux, ce dernier s'apprêtait à se rendre à une audience avec le Président Maskhadov. M. Akhmadov a reconnu que le gouvernement tchétchène était responsable de la vie de M. Brice Fleutiaux, seule personne qui ait été prise en otage depuis le début du conflit. Il a indiqué qu'il décourageait les journalistes étrangers de se rendre en Tchétchénie car ils risqueraient de tomber entre les mains d'organisations criminelles.

M. Pierre Brana a demandé à M. Ilias Akhmadov s'il avait une présomption sur les criminels qui se livrent à ce type d'enlèvements ainsi que son sentiment sur les chances qu'une médiation OSCE puisse intervenir.

M. René André a souhaité obtenir des précisions sur les éléments criminels évoqués par M. Ilias Akhmadov. Les Russes prétendent que le Président Maskhadov n'a aucun pouvoir et que sa sphère d'influence se limite à quelques immeubles, voire quelques rues. Qu'en est-il exactement ? Comment peut-on expliquer le fait que l'opinion publique russe dans son ensemble approuve l'action militaire en Tchétchénie ? Enfin, quel est le devenir de la République tchétchène en tant que membre de la Fédération de Russie ?

Mme Marie-Hélène Aubert a demandé à M. Ilias Akhmadov son sentiment sur l'importance de l'enjeu pétrolier dans le conflit.

M. Roland Blum a souhaité connaître l'avis de M. Ilias Akhmadov sur les relations entre la Tchétchénie et la Géorgie, le Président Edouard Chevardnadze ayant refusé d'envoyer des troupes aux frontières alors même qu'il avait signé des accords privilégiés avec la Russie en matière militaire.

Faisant référence à une déclaration de M. Ilias Akhmadov datant du 18 novembre dernier selon laquelle il était ouvert à un dialogue pour mettre fin au conflit, M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir quelles étaient alors ses idées quant à la possibilité de ce dialogue.

M. Roger-Gérard Schwartzenberg a fait part de ses préoccupations s'agissant des atteintes aux populations civiles et du non-respect des droits de l'Homme en Tchétchénie. Sans vouloir nullement remettre en cause l'intégrité territoriale de la Russie, l'expression d'une revendication d'autonomie doit être reconnue au même titre que le respect des droits de l'Homme.

Répondant à ces questions, M. Ilias Akhmadov a déclaré comprendre que la Commission des Affaires étrangères cherchait à obtenir un tableau objectif du conflit. En ce qui concerne les enlèvements, il a expliqué qu'avant 1994, ces actions n'étaient guère répandues en Tchétchénie et qu'elles s'étaient développées lors de la première guerre avec la Russie. Selon lui, l'existence de "camps de filtration" où les conditions de détention étaient d'une extrême dureté, peut expliquer ces actes. En effet, une partie de la population masculine tchétchène est passée par ces camps, ce qui a entraîné des milliers de disparitions. Le système de parenté tchétchène et les traditions familiales conduisaient les familles à payer des rançons pour obtenir la libération de leurs parents détenus ou à racheter les corps des disparus. L'organisation "Mémorial" disposerait d'informations à ce sujet. Après la guerre, la Tchétchénie, dont toutes les infrastructures (hôpitaux, écoles, routes...) avaient été détruites, s'est retrouvée seule face à un ennemi puissant. En tant que membre de la Fédération de Russie, elle n'a bénéficié d'aucune aide pour se relever. C'est pourquoi le taux de criminalité s'est développé grâce à la circulation d'armes.

Selon M. Akhmadov, ce sont les services secrets russes qui auraient organisé les enlèvements les plus importants en utilisant des groupes criminels. Certains otages auraient été enlevés à Moscou. Les autorités tchétchènes ont demandé de ne pas payer de rançon pour éviter le développement d'une telle industrie et ont exprimé leur volonté de collaborer avec les autorités russes sans obtenir de réponse. Cependant 60 % des otages ont été enlevés en dehors des frontières de la Tchétchénie. Or, il est extrêmement difficile pour un Tchétchène ordinaire de se rendre en Russie. En raison de la multiplicité des contrôles et des barrages qu'il faut franchir, un tel voyage peut durer près de trois semaines. Lors de l'enlèvement de M. Vincent Cochetel, les ravisseurs ont dû passer de nombreux postes de police et de frontières, gardés par des milices russes, ce qui était difficile sans la protection de services de sécurité. Depuis trois ans, aucun représentant des services spéciaux russes n'est venu sur le territoire tchétchène. Or, à plusieurs reprises, la presse a montré la libération d'otages par ces services spécialisés. Ces prises d'otages sont une tragédie pour le gouvernement tchétchène.

En ce qui concerne la médiation de l'OSCE, M. Ilias Akhmadov a souhaité que l'organisation précise entre quelles parties elle peut jouer un rôle de médiateur. Le mandat détenu par l'OSCE au cours des années précédentes était limité et soumis à l'influence et la contrainte des autorités russes. Ainsi, le terme de guerre n'a-t-il jamais été employé en 1996 et le conflit actuel, dans lequel le nombre des victimes est encore plus élevé et les conséquences encore plus catastrophiques, découle de cette limitation qui s'imposait alors à la mission de l'OSCE. Les Russes n'acceptent pas de rencontrer les représentants de la Tchétchénie et récusent le Président Maskhadov, pourtant élu sous le contrôle de l'OSCE, avec la présence de 80 observateurs.

Le Gouvernement de Tchétchénie demande à la communauté internationale d'obtenir de la Russie que celle-ci mette fin à l'extermination du peuple tchétchène, qui est un petit peuple risquant réellement de disparaître si cette guerre se poursuit ; il demande qu'ensuite des missions russes se rendent sur place, ce qu'elles ont pour l'instant refusé de faire. A défaut, la question de l'appartenance de la Russie au Conseil de l'Europe doit être posée, s'agissant d'un pays qui viole les droits de l'Homme et mène une politique de génocide à l'encontre d'un peuple.

Les Russes tournent en dérision le pouvoir du Président Maskhadov, mais la Tchétchénie peut en faire autant quant au faible pouvoir que détient actuellement le Président russe. Si les autorités de Tchétchénie n'avaient aucun pouvoir, le pays serait en proie à la guerre civile. La Russie s'était engagée par les accords de paix signés en 1996 à aider à la reconstruction du pays : rien n'a fonctionné comme le prévoyaient ces accords.

En réponse à la question concernant les relations avec la Géorgie, M. Ilias Akhmadov a souligné que le Président Chevardnaze a refusé l'envoi de troupes aux frontières pour aider les troupes russes, ce qui montre que morale et intérêt de l'Etat peuvent coïncider ; le peuple tchétchène sera reconnaissant à la Géorgie pour ce refus. La Tchétchénie, du fait de son statut, ne peut mener de diplomatie. Toutefois, elle constate que malgré une évolution complexe ces dix dernières années, le Président géorgien s'est montré préoccupé de la situation de la population civile, et les autorités géorgiennes tentent d'aider les dix mille réfugiés qui ont gagné leur territoire. Les autorités ont ouvert la frontière aux personnes fuyant la guerre, mais celles-ci sont victimes des bombes qui les visent sur la route.

De façon générale, un pays ne choisit pas ses voisins et le but de la Tchétchénie est d'avoir des relations normales avec la Russie. Le Caucase est une région d'importance croissante, mais des peuples différents ont vécu en bonne harmonie avant la présence russe. La communauté internationale comprend à présent qu'il doit y avoir une politique au Caucase, et ce facteur est encourageant. M. Ilias Akhmadov a espéré que la région redeviendra ce qu'elle était lorsqu'Alexandre Dumas s'y est rendu.

En ce qui concerne le pétrole, il a estimé qu'il n'était pas la cause principale de la guerre, l'extermination du peuple tchétchène ayant commencé bien avant qu'il ne soit découvert. Toutefois, la présence de pétrole dans le Caucase peut expliquer certains événements. Selon lui, la Russie essaie d'empêcher le règlement du conflit du Haut-Karabagh pour garder la mainmise sur le pétrole de l'Azerbaïdjan. Les assassinats du Président du Parlement arménien et du Premier ministre ont eu lieu au moment où Arméniens et Azéris négociaient et par la suite, ces négociations ont été suspendues. Il a évoqué les déclarations de M. Edouard Chevarnadze, selon lesquelles les deux attentats dont il a été victime avaient été préparés par les services secrets russes. La population civile du Caucase est la principale victime du jeu de la Russie dans la région.

La position de la Tchétchénie au sujet d'une éventuelle négociation est claire. Le prétexte de l'offensive russe étant les explosions de l'été dernier, notamment à Moscou, attribuées à des "terroristes tchétchènes" par le gouvernement russe, la Tchétchénie est prête à participer à l'arrestation et à livrer d'éventuels coupables si des preuves existent. Mais aucune preuve n'a été apportée. De plus, la Tchétchénie accepte de ne pas mettre en avant la question de son statut et d'en rester à l'accord de 1996, qui prévoyait que rien ne serait décidé sur ce sujet avant 2001. Enfin, le gouvernement tchétchène accepte une médiation de l'OSCE et se dit ouvert à différentes solutions.

Ce plan a été envoyé par le Président tchétchène à M. Poutine, lequel l'a commenté en termes obscènes devant la Douma.

M. Ilias Akhmadov a souligné que les droits de l'Homme étaient respectés en Tchétchénie où il n'y a aucune discrimination sexuelle ou ethnique. Il a précisé que le russe est d'ailleurs la langue couramment utilisée en Tchétchénie. Au sujet de l'intégrité territoriale de la Russie, il a fait remarquer que le prix à payer par son peuple pour satisfaire ce principe est très lourd, puisqu'il s'agit de son extermination. Il a rappelé les précédents de 1860 et de 1944 lorsque tout le peuple tchétchène fut déporté. La politique russe est une menace pour la survie du peuple tchétchène, l'agression à laquelle il fait face étant pire que celles de la Hongrie, de la Tchécoslovaquie ou de l'Afghanistan par les Soviétiques, lesquelles avaient pourtant horrifié le monde. Il a également considéré que la Russie est un pays corrompu, en pleine crise économique et sociale, gouverné par d'anciens agents du KGB. Il a enfin rappelé que si le problème de l'autonomie lui semble important, la priorité est d'abord à l'arrêt des combats.

Le Président Jack Lang a observé qu'au-delà des questions de statut juridique, de nombreuses voix souhaitent le respect du peuple tchétchène, demandent l'arrêt des bombardements et réprouvent les actes d'agression, d'assassinat de la population et de destruction. La complexité du droit international contemporain a pour effet que les principes se heurtent : ainsi la souveraineté des Etats se heurte au respect des droits de l'Homme et des droits des peuples. Il est important que notre pays exprime avec force ses positions. Si le langage de fermeté ne suffit pas, d'autres moyens de pression doivent être utilisés : le soutien financier à la Russie n'est pas inconditionnel et l'appartenance au Conseil de l'Europe peut être réexaminée.

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