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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 22

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 2 février 2000
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. Jack Lang, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Omar Azziman, ministre de la Justice du Royaume du Maroc

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Audition de M. Omar Azziman, ministre de la Justice du Royaume du Maroc

Accueillant M. Omar Azziman, le Président Jack Lang a précisé qu'il était professeur de droit et avocat, et qu'il menait depuis longtemps un combat en faveur du respect des droits de l'Homme dans son pays, particulièrement en tant que fondateur de l'Organisation marocaine des droits de l'Homme. Ministre de la Justice depuis 1997, il participe activement aux évolutions favorables qui se mettent en place au Maroc, et dont l'alternance politique au Gouvernement, qui a eu lieu sous le règne de Hassan II, a été l'une des illustrations. Ces évolutions continuent depuis l'intronisation du Roi Mohammed VI, ce dont la France se félicite et se réjouit, admirant depuis toujours le courage du peuple marocain et la profondeur de sa culture et de sa civilisation.

M. Omar Azziman a souhaité décrire rapidement le processus d'instauration progressive d'un dispositif de protection et de défense des droits de l'Homme, processus jalonné de gestes médiatisés, mais aussi de changements en profondeur. Ce processus a surtout pris corps pendant la dernière décennie, mais des éléments antérieurs avaient apporté leur contribution : l'adoption de la Charte des libertés publiques en 1958, l'adoption d'un code de procédure pénale respectueux des principes essentiels de la protection de la personne, enfin, la Constitution de 1962 instaurant la monarchie constitutionnelle.

Cependant le Maroc a aussi connu des périodes de crise en ce qui concerne les droits de l'Homme lors de l'état d'exception en 1965 ou pendant les tentatives de déstabilisation des années 1970 à 1972. L'atténuation des antagonismes politiques à la fin des années 80 a favorisé une politique d'ouverture et de libéralisation politique, permettant de progresser dans le respect et la défense les droits de l'Homme dans quatre domaines.

Dans le domaine constitutionnel, deux réformes très importantes ont eu lieu : la reconnaissance, par la Constitution de 1992, de l'attachement du Maroc aux droits de l'Homme "tels qu'ils sont universellement reconnus", et la création d'un Conseil constitutionnel.

Le deuxième domaine est celui des institutions marocaines : de nouvelles institutions ont été créées, ainsi le Conseil consultatif des droits de l'Homme siégeant auprès de la Monarchie, qui donne des avis et des recommandations sur toutes les questions qui ont une dimension touchant ces droits et dont l'intervention a notamment permis la grâce de 424 détenus politiques. Une commission d'indemnisation a également été mise en place par le Roi Mohammed VI. Un ministère des droits de l'Homme a été créé, favorisant l'intégration de cette préoccupation à toutes les politiques gouvernementales. Le Parlement a par ailleurs développé cette prise en compte, particulièrement au sein de la Commission de la Justice et des droits de l'Homme, mais aussi au sein de commissions d'enquêtes.

Le fonctionnement des tribunaux administratifs ainsi que celui des juridictions civiles et commerciales contribue aussi à présent à la défense des droits et libertés du citoyen.

D'importantes réformes législatives ont été adoptées. Ce fut le cas en matière de justice pénale : plus de garanties ont été accordées aux inculpés, notamment durant leur période de garde à vue. Une récente loi sur les établissements pénitentiaires a également amélioré le sort des détenus. Aujourd'hui, d'importants chantiers sont lancés pour réformer le code pénal et le code des libertés publiques qui a subi d'importantes régressions dans les années 1970 alors même qu'il était plutôt libéral à son origine. Le domaine du droit de la famille et de la protection des personnes handicapées fait l'objet d'une attention particulière.

A partir de 1992, le Maroc, qui traînait la question des droits de l'Homme comme un boulet, a décidé de "prendre le taureau par les cornes" et de tirer toutes les conséquences d'une politique respectueuse des droits de l'Homme. Le Roi Hassan II a ainsi gracié, en juillet 1994, 424 détenus politiques et cette grâce amnistiante a effacé toutes les conséquences de la peine. Par ailleurs, 28 détenus sur les 48 faisant partie de la mouvance islamique ont également bénéficié d'une grâce dès lors qu'ils n'étaient pas impliqués dans un crime de sang. 700 anciens détenus politiques ont été rétablis dans leur poste dans la fonction publique.

Une politique favorable au retour des exilés a été mise en place qui a abouti au retour récent de M. Abraham Serfaty et de la famille Ben Barka. Il a été mis fin à toutes les incarcérations arbitraires et le dossier des disparitions a été ouvert grâce à la mise en place d'une commission d'indemnisation.

Des mesures préventives et correctives ont également été adoptées. Le contenu de 122 manuels scolaires a été révisé pour la prochaine rentrée scolaire afin d'enlever les passages antinomiques avec les droits de l'Homme. L'ampleur du travail accompli a été reconnue par tous les observateurs, organisations non gouvernementales et organismes des Nations Unies. Certes, le Maroc n'est pas devenu du jour au lendemain le paradis des droits de l'Homme mais des avancées considérables ont été accomplies dans ce domaine.

M. Omar Azziman a souligné en conclusion que les droits de l'Homme ne se limitaient pas aux droits civils et politiques. Aussi d'importants chantiers ont-ils été ouverts contre l'ignorance et l'obscurantisme, la misère et le chômage, la marginalisation et l'exclusion. Ces chantiers, voulus par le Roi Mohammed VI et le Premier Ministre, sont à la hauteur des ambitions légitimes d'une société engagée dans la voie de la démocratie et de la modernité, mais soucieuse de préserver son identité.

Le Président Jack Lang a tout d'abord demandé quelles étaient les perspectives de changement envisagées au Maroc concernant le statut de la femme sur le plan du droit et des discriminations, notamment dans le travail et l'éducation.

S'agissant de la liberté de circulation, qui a été reconnue et qui est maintenant garantie notamment à travers l'exemple d'Abraham Serfaty, existe-t-il des raisons qui limitent la liberté de certaines personnalités comme Cheikh Yassine par exemple ?

Enfin, une instruction ou des recherches sont-elles engagées concernant l'affaire Ben Barka ?

S'intéressant également à cette dernière affaire, M. Roland Blum a souhaité savoir comment les choses se passent au Maroc. Un juge d'instruction et un tribunal ont-ils été désignés ou est-ce simplement la commission d'indemnisation qui doit traiter le dossier ? Une coopération judiciaire avec la France est-elle envisagée ?

M. Bernard Charles, Président du Groupe d'amitié France-Maroc, s'est déclaré frappé par le problème essentiel de la formation citoyenne qui touche au statut de la femme. En la matière, des mesures sont nécessaires et l'éducation reste le meilleur moyen de renforcer les droits de l'homme et la démocratie. Or, malgré les efforts déployés par le Maroc en faveur de l'enseignement, le taux d'alphabétisation reste très bas. Quelle est la vision de M. Omar Azziman sur ce sujet ?

M. Jean-Bernard Raimond a fait état d'un ouvrage publié en 1996 et consacré à l'affaire Ben Barka dont il ressortait que pour la période dite de la guerre froide, Mohammed V et Hassan II s'étant retrouvés face à des idéologies qui avaient la faveur du tiers monde, ils avaient su faire des choix dans le domaine économique qui ont permis par la suite au Maroc d'affronter les crises des années 70 et 80 dans une position meilleure que la plupart des autres pays dans la même situation. Leur rendant hommage, il a considéré qu'ils avaient su faire preuve de courage et de lucidité.

Abordant la question des atteintes aux droits de l'homme au Sahara occidental, M. Pierre Brana a souhaité savoir si des procédures ont été lancées officiellement pour déterminer ces atteintes et châtier les coupables. En outre, il a demandé à M. Omar Azziman comment il expliquait l'afflux de recours dans la préparation du référendum.

Enfin, le Maroc envisage-t-il de ratifier la Convention portant statut de la Cour pénale internationale ? Dans l'affirmative, entend-il faire jouer la déclaration de l'article 124 permettant un moratoire de sept ans sur les crimes de guerre ?

Rappelant que l'éducation et l'alphabétisation figuraient parmi les défis posés aujourd'hui au Maroc, M. Michel Herbillon s'est inquiété de savoir quelles sont les principales initiatives que le gouvernement envisage de prendre en la matière.

Au Sahara occidental, comment se présente la situation aujourd'hui ? Quelles sont les prochaines étapes du calendrier ?

M. Charles Ehrmann a fait part de ses inquiétudes face à des forces réactionnaires qui pourraient entraver le mouvement lancé par le nouveau souverain. En outre, la crainte d'un mouvement islamiste partant d'Algérie existe en Europe et le Maroc constitue un rempart pour éviter ce mouvement.

Revenant sur l'affaire Ben Barka, M. François Loncle a demandé à M. Omar Azziman si la vérité pourrait un jour être atteinte au Maroc.

Faisant allusion à son évocation linéaire de la progression des droits de l'Homme au Maroc, a-t-il constaté un vrai virage lors de l'accession du nouveau Roi ? Comment explique-t-il que ces mesures concrètes n'aient pas été prises plus tôt ?

M. Christian Martin a fait part de ses inquiétudes face au risque de voir la guerre redémarrer au Sahara occidental, le Polisario ayant menacé de reprendre les armes en cas d'échec du référendum. Que peut-on faire pour les Marocains prisonniers dans les camps du Polisario ? Certains ont été libérés mais errent dans l'attente d'un rapatriement que personne ne prend en charge. Enfin, quel est l'avenir du Sahara occidental : comment pourra-t-il gérer son indépendance sans un accord complet avec le Maroc ?

M. Omar Azziman a répondu aux divers intervenants.

L'un des plus grands changements récents au Maroc est qu'il n'existe plus de sujets tabous. Certes, certains sujets sont plus délicats, plus sensibles, plus complexes que d'autres, mais la simple lecture quotidienne de la presse marocaine montre que tous les sujets sont désormais abordés, y compris les questions de déportations et de disparitions. De nombreux journaux ouvrent leurs pages aux récits des victimes. La liberté d'expression est devenue une réalité au Maroc.

En ce qui concerne la condition féminine, il y a eu en 1992-1993 des réformes du code de la famille qui ont amélioré le statut des femmes, en restreignant notamment les cas de polygamie et de répudiation et en faisant intervenir le juge des questions familiales pour établir les modalités de la répudiation, afin de protéger les femmes des répudiations abusives. Ces réformes ont été accomplies sous le contrôle d'une commission réunissant des juristes en droit musulman et des représentantes d'associations féminines. Ce travail commun a ensuite été soumis au Parlement, ce qui illustre le début d'une sécularisation du droit musulman.

Aujourd'hui, le gouvernement est engagé dans un projet d'intégration des femmes au développement qui suscite de grands débats entre conservateurs et rénovateurs. Une entente est possible à condition de créer à nouveau, comme en 1992, les conditions d'un dialogue entre les juristes et les femmes.

Concernant l'affaire Ben Barka, M. Omar Azziman a souligné qu'il existe des accords de coopération judiciaire entre la France et le Maroc, que les deux pays s'efforcent d'ailleurs de dynamiser. Dans le cadre de cette coopération judiciaire, le Maroc étudiera et donnera suite à tout type de commission rogatoire, mais la position officielle du gouvernement marocain rappelée récemment à la famille Ben Barka est que en vertu de ces accords de coopération judiciaire c'est la justice française qui est saisie.

A propos de l'éducation, M. Omar Azziman a ensuite admis que la politique menée a été un échec et qu'il n'est pas possible d'être fier du faible taux d'alphabétisation au Maroc. Mais des évolutions importantes sont déjà intervenues pour mieux pénétrer le monde rural. En outre, le Roi Hassan II avait institué une commission qui a mis en place un programme de réforme du système éducatif. Ce programme a été accepté par le Roi Mohammed VI, le gouvernement prépare donc les textes législatifs nécessaires à son application, qui seront soumis en février au Parlement réuni en session extraordinaire sur ce seul thème. La réforme devrait pouvoir être mise en _uvre à la rentrée prochaine, il s'agit donc d'une démarche volontariste, fondée sur l'idée que la principale richesse du Maroc réside dans ses ressources humaines.

M. Omar Azziman a ensuite expliqué la position du Maroc sur la Cour pénale internationale. Il a indiqué que son pays avait joué, certes discrètement, un rôle important afin d'amener certains pays amis, notamment arabes, à reconsidérer une position d'abord hostile. En effet, ces pays étaient d'accord sur les principes fondant la mise en place d'une Cour pénale internationale, mais craignaient qu'elle ne devienne un instrument au service de certaines grandes puissances. Le Maroc a beaucoup travaillé pour que des précautions soient prises afin d'éviter une telle dérive, ce qui explique la participation active des pays arabes lors des négociations de Rome. Par solidarité avec ses partenaires, il n'a pas encore signé le traité instituant la Cour mais il fait les efforts nécessaires pour rendre cette signature possible au plus tôt.

Bien que ne s'estimant pas être la personne la plus compétente pour s'exprimer sur ce sujet, M. Omar Azziman a répondu aux questions sur le Sahara occidental. Lors des derniers événements, le système judiciaire a fonctionné normalement, avec des tribunaux indépendants, des procès réguliers et des droits de la défense respectés. En outre, s'il s'avère, suite aux enquêtes en cours, que des représentants des forces de l'ordre ont commis des violences, ils seront jugés et punis car nul n'est au dessus de la loi. La loi doit en effet être la même pour tous, identique dans les provinces du sud comme dans les autres, même s'il est possible de prendre en compte des spécificités locales. Par ailleurs, sur la question du référendum, la position du gouvernement marocain est toujours la même, tous les habitants originaires de la région doivent pouvoir voter, même si les événements, notamment l'occupation espagnole, les ont contraints à s'installer dans le nord du pays.

S'agissant de la crainte d'un mouvement islamiste, le Maroc suit avec attention les évolutions qui se produisent dans le monde arabe. Il a une position particulière à cet égard : en effet, l'islamisme se développe plus aisément dans des sociétés à parti unique, monolithiques, où la liberté d'opinion est réduite. L'opposition prend alors la forme d'un mouvement islamiste. Le Maroc a opté pour un pluralisme politique, syndical et associatif, pour la lutte contre la pauvreté et le sous-développement, afin de canaliser de façon démocratique les mouvements d'opposition. On peut juguler l'islamisme s'il accepte de jouer la légitimité politique en exprimant un discours politique proche de la religion. Au sein du Parlement marocain, une dizaine de députés qui appartiennent à ce mouvement ont accepté de respecter les règles de la démocratie et sont donc intégrés dans le jeu politique.

Cheikh Yassine est assigné à résidence, sous contrôle politique, depuis dix ans, ce qui est irrégulier du point de vue légal mais cette situation ne devrait pas perdurer. Une solution négociée satisfaisante est recherchée avec l'intéressé, pourvu qu'il accepte les règles de la démocratie.

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