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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 41

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 24 mai 2000
(Séance de 10 heures)

Présidence de M. François Loncle, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Ibrahim Rugova, Président de la ligue démocratique du Kosovo


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Audition de M. Ibrahim Rugova, Président de la ligue démocratique du Kosovo

Le Président François Loncle s'est déclaré très honoré d'accueillir le fondateur et le Président de la Ligue démocratique du Kosovo, M. Ibrahim Rugova, dont la grande réputation de pacifisme a marqué le parcours politique. C'est une chance d'entendre une personnalité qui parle parfaitement le français, et qui a étudié à la Sorbonne. Elu Président du Kosovo en 1992 lors d'élections clandestines, il a été réélu dans les mêmes conditions en 1998.

Le Président François Loncle a évoqué sa première rencontre avec M. Ibrahim Rugova à Pristina en 1998 où il avait pu mesurer sa volonté d'éviter la guerre tout en répondant aux aspirations des Kosovars. Maintenant de nouvelles perspectives s'ouvrent : reconstruction, mise en place de nouvelles institutions, organisation des élections municipales.

Remerciant la Commission des Affaires étrangères de son accueil, M. Ibrahim Rugova s'est félicité de pouvoir s'exprimer devant des députés français car le Kosovo a eu une expérience parlementaire. Deux parlements ont été élus et n'ont pu ni se réunir ni travailler. Il a rappelé que l'Assemblée nationale française fut une des premières institutions étrangères qui dès 1991 a suivi la situation du Kosovo.

Désormais, grâce au monde occidental, à l'OTAN, le Kosovo est libre. Le travail de reconstruction au sens politique, économique et social exigera du temps et de la patience mais en moins d'un an de grands progrès ont été accomplis dans tous les domaines de la vie quotidienne.

Grâce à la KFOR et à la MINUK, les conditions de sécurité se sont améliorées même s'il y a encore des incidents et des frustrations. La co-administration avec la MINUK fonctionne : vingt départements ont été créés pour prendre en charge l'organisation de la Province. Déjà ceux du budget, de la justice, de l'éducation, du commerce et de l'industrie fonctionnent.

La préparation des élections municipales, et notamment l'enregistrement de la population a déjà commencé. Ce scrutin constitue une étape avant des élections générales, elles permettent de constituer un pouvoir local élu et légitime qui fonctionne. Il conviendra d'organiser des élections nationales pour renforcer la légitimité nationale et locale.

Selon lui, c'est l'indépendance du Kosovo avec intégration et garantie pour tous les autres groupes ethniques Serbes, Turcs, Roms, Bosniaques qui ramènera la paix dans la région aussi bien en Albanie, en Macédoine qu'en Serbie. Un premier pas a déjà été accompli par la communauté internationale, il faut continuer. On doit améliorer les conditions de sécurité : de grands progrès ont été accomplis pendant onze mois, mais on entend nombre de critiques à ce sujet et la population souhaite des progrès. La reconstruction a commencé, de grands progrès ont été réalisés depuis la victoire de l'OTAN au niveau économique et politique.

M. Pierre Brana a souhaité savoir si les positions de M. Rugova avaient évolué depuis leur dernière rencontre, en avril 1998, quant au rattachement éventuel d'un Kosovo devenu indépendant à l'Albanie, une évolution qui ne rencontrait pas à l'époque son accord. Il a demandé des précisions sur le rôle actuel de l'UCK au Kosovo et sur les perspectives ouvertes par les prochaines élections municipales.

Mme Nicole Ameline a demandé comment M. Rugova jugeait la présence actuelle de l'Union européenne au Kosovo et ce qu'il en attendait.

Evoquant la récente mission qu'il a effectuée au Kosovo avec Mme Yvette Roudy et M. René André au nom de la Commission M. René Mangin s'est déclaré moins pessimiste que la presse sur la situation du Kosovo. Il s'est informé de la situation économique au Kosovo qui est actuellement une région sous « tente à oxygène ». Il a souligné le rôle important, selon lui, des autorités religieuses dont la rencontre au grand jour constituerait un signe symbolique fort. Dans la perspective de l'organisation des élections municipales, il s'est enquis de la possibilité d'instituer des quotas pour les minorités. Il a estimé que la ville de Pec était celle qui avait le plus souffert du conflit. Les Serbes commencent à y revenir, cela peut-il poser un problème de sécurité ?

M. Charles Ehrmann a loué la qualité et la modération de M. Rugova, ainsi que sa maîtrise de la langue française, mais il a exprimé la crainte qu'il ne soit un peu isolé dans un milieu surtout constitué d'extrémistes, ce qui va rendre difficile la solution des problèmes. Il est donc nécessaire d'aider M. Kouchner qui est un homme remarquable mais qui a besoin d'argent et de gendarmes.

Mme Yvette Roudy a souligné que les membres de la Commission, qui suivent avec beaucoup d'intérêt l'évolution de la situation au Kosovo et y effectuent régulièrement des missions, sont très heureux d'accueillir M. Ibrahim Rugova. Lors de la visite à laquelle elle a participé en avril dernier, les députés français ont été frappés par le problème des enclaves serbes, et ont constaté que des Serbes sont contraints de vivre surveillés, encadrés par la KFOR, et ne pouvant sortir qu'accompagnés par elle. Les personnes rencontrées avaient alors déclaré refuser de s'inscrire sur les listes électorales. Qu'en est-il aujourd'hui ? Elle a demandé à M. Ibrahim Rugova s'il envisageait d'accomplir des actes forts et symboliques, comme d'accompagner lui-même des Serbes à l'extérieur des enclaves. La mission parlementaire avait eu par ailleurs la satisfaction de constater que la reconstruction avançait à grands pas, et que l'économie semblait connaître un nouveau départ, bien que sur des bases un peu étranges.

M. Hervé de Charette a observé que les propos de M. Ibrahim Rugova plaident pour l'indépendance du Kosovo. Cependant une telle éventualité suscite en France, mais aussi en Europe, des réticences, des doutes et aussi des oppositions. Depuis la chute du Président Tito, la France s'est engagée dans la crise des Balkans en prenant de nombreux risques, notamment en vies humaines, et en y consacrant des engagements financiers très importants. Elle ne l'a pas fait pour soutenir les nationalismes des uns contre ceux des autres, mais au nom de principes tels que le rétablissement de la démocratie, le développement et la croissance économique au service de la population, le respect des minorités et la recherche de solutions permettant de faire vivre ensemble les uns et les autres. C'est dans ce sens que l'Europe a actuellement besoin des meilleurs des siens. On atteindra ces objectifs peu à peu, et même si cela semble impossible aujourd'hui, on estime généralement que toute autre solution aurait pour effet de remplacer une crise par une autre, une humiliation par une autre.

M. Xavier Deniau s'est enquis du sort des membres de l'ancien Gouvernement que dirigeait M. Ibrahim Rugova, ainsi que des parlementaires élus à cette époque. Il a souhaité savoir quelles étaient les langues enseignées alors, et quelles sont celles enseignées à présent.

Le Président François Loncle a fait observer que la position des Européens et celle de la France se fonde sur la résolution 1244 des Nations Unies qui accorde une autonomie substantielle au Kosovo. Mais le débat sur l'avenir du Kosovo est ouvert dans toutes les familles politiques, ici comme là-bas.

Puis il a rappelé qu'en 1998 il avait constaté lui-même que les albanophones étaient exclus de l'Université de Pristina. Evoquant la présence en France de réfugiés de la guerre du Kosovo qui souhaiteraient éventuellement regagner leur pays mais qui s'interrogent sur leur avenir et la situation sur place, il s'est enquis du message que M. Rugova souhaitait leur adresser.

M. Ibrahim Rugova a répondu aux intervenants.

Approuvant M. François Loncle, il a considéré que la porte est ouverte en ce qui concerne l'avenir du Kosovo. Il se déclare favorable à l'indépendance car elle contribuerait à calmer les Albanais, et à apporter une plus grande stabilité dans les Balkans. Toutes les autres combinaisons ont échoué, et les populations ont payé très cher ces échecs et s'inquiètent actuellement de leur avenir. L'indépendance du Kosovo est de nature à résoudre un certain nombre de problèmes, y compris pour la Serbie. Il a rappelé que son parti n'a pas formulé de demandes fantaisistes comme par exemple la réunification du Kosovo à l'Albanie qui ne pourrait qu'ouvrir de nouveaux conflits et entraîner de nouvelles tragédies, en raison notamment de la dispersion des populations albanaises. Il a émis l'idée que la France pourrait diriger un processus d'indépendance.

L'UCK s'est transformée en force de protection civile du Kosovo et ses membres ont rejoint divers groupes politiques qui veulent s'intégrer dans le nouveau jeu démocratique. Il faut tout faire pour favoriser cette intégration. Il n'existe pas aujourd'hui à proprement parler de partis de droite, de gauche ou du centre ; cela viendra sans doute un jour. Tous ces partis politiques, d'idéologie différente, ont en commun de croire à la démocratie. Ils se multiplient - on en compte aujourd'hui plus de vingt-cinq - même s'il est demandé 4000 signatures pour leur enregistrement. Le mode de scrutin retenu est un système mixte, majoritaire et proportionnel pour favoriser la formation de majorité stable.

L'Union européenne est très présente au Kosovo et participe activement à la reconstruction en soutenant des programmes de développement très concrets sur le plan économique et démocratique. Ces actions sont très positives même si parfois on souhaiterait qu'elles soient plus efficaces. L'avenir du Kosovo passe par son intégration dans l'Union européenne et un dialogue direct avec Bruxelles plutôt que par de nouvelles combinaisons au niveau local et régional.

Sur la situation économique, M. Ibrahim Rugova a insisté sur l'importance des privatisations, tout en écartant une stratégie de thérapie de choc. En tout état de cause, il faut d'ores et déjà favoriser le redémarrage de l'industrie moyenne, qui occupe une place importante, notamment pour l'emploi. Il est également nécessaire de réactiver l'industrie lourde. Enfin, il est à noter qu'une petite économie privée fonctionne déjà dans certains secteurs comme la restauration ou l'agriculture. Pour réussir cette relance de l'économie, le pays a besoin de moyens, d'investissements et de créer des relations économiques avec les pays étrangers.

Selon lui, les représentants religieux font un travail utile et bénéfique au Kosovo où il y a une tradition de tolérance. Ils aident à la réconciliation, ils participent à des conseils de transition. : l'évêque orthodoxe Mgr Artemije par exemple a choisi la voie de l'intégration dans la société kosovare.

Evoquant le retour des Serbes, il a tout d'abord rappelé que sur les 200 000 Serbes présents au Kosovo avant la guerre, 100 000 d'entre eux sont partis et que 100 000 autres sont restés. Les membres de l'administration, gérée par les Serbes de Serbie, sont partis, ce qui est logique ; pour ceux qui veulent rentrer, il convient de faire tous les efforts pour assurer leur protection. Jusqu'à la guerre, les Serbes du Kosovo ont été très corrects, mais malheureusement, pendant la guerre, certains d'entre eux ont participé aux massacres. Il a souligné l'existence d'une tradition de tolérance au Kosovo et donc peu de tendance à l'extrémisme, mais les événements ont créé des frustrations.

A Mitrovica, la situation s'améliore, mais il faudra réactiver le complexe minier de Trepca pour réactiver l'économie de la région. Les bases pour vivre ensemble existent, mais on doit rester prudent. Les provocations de Belgrade sont à craindre, en particulier à Mitrovica.

Par ailleurs, il est incontestable que le Kosovo ne dispose pas d'un contingent normal de policiers car la police kosovare se constitue lentement. Il est vrai que la communauté internationale s'est déjà beaucoup engagée militairement ou en matière d'aide économique, mais la question du nombre de policiers est centrale et il faut aider M. Kouchner sur ce point car il manque la moitié du contingent promis.

En ce qui concerne l'inscription des Serbes Kosovars sur les listes électorales, on assiste à une évolution. Un effort d'information doit être fait pour que cette partie de la population effectue les démarches nécessaires, notamment pour obtenir des documents d'identité. Les responsables de la communauté albanaise n'ont pas l'intention d'ignorer les Serbes Kosovars, et espèrent que cette communauté participera aux élections municipales. Si elle ne le fait pas, les places de leurs représentants resteront vides en attendant qu'ils acceptent de siéger, comme cela a été le cas pour l'administration intérimaire dans laquelle ils ont désormais accepté des postes d'observateurs.

M. Ibrahim Rugova serait prêt à mener des actions concrètes et symboliques, mais il souhaite en priorité assurer la circulation de tous en sécurité, et aussi créer les conditions d'une vie publique où tous les Kosovars pourront participer au débat. L'objectif est de faire en sorte que les Serbes puissent sortir des enclaves, car il s'agit d'une situation très difficile, que les Albanais ont connue pendant dix ans. Les Serbes ont déjà effectué un pas en avant en se joignant aux institutions intérimaires existantes, d'autres avancées sont attendues d'eux, comme le fait de demander pardon pour les crimes qu'ils ont commis.

De nombreux membres de l'ancien Gouvernement suspendu le 1er février dernier, lorsqu'il a été décidé d'établir une administration placée sous l'égide de la MINUK, se trouvent au Kosovo, où ils travaillent au sein de partis politiques ou de l'administration. Les écoles fonctionnent à présent normalement et l'enseignement y est fait en albanais. Quelques facultés ont pu rouvrir, l'une d'elles, à Mitrovica, enseigne en albanais et en serbe. L'anglais, l'allemand et le français sont enseignés à l'Université. Lorsqu'il dirigeait le Gouvernement, l'enseignement avait lieu en principe en deux langues, mais les Albanais ayant été exclus des écoles, l'enseignement en albanais a été donné dans des écoles « parallèles » installées dans des maisons, ainsi la pratique de la langue a été préservée. L'on essaie à présent de rétablir l'enseignement en serbe.

Selon M. Ibrahim Rugova, 80 % des réfugiés de la guerre sont revenus. La plupart de ceux qui restent à l'étranger et notamment en Suisse et en Allemagne sont des anciens réfugiés (environ 200 000 personnes) de la période 89-92. La Suisse et l'Allemagne prévoient des aides à leur retour. Quand les réfugiés restent trop longtemps hors de chez eux, il leur est plus difficile de revenir ; il convient donc de favoriser un système de retour graduel en utilisant des aides économiques pour la reconstruction des maisons détruites, l'organisation de petites productions et de petits programmes agricoles.

M. François Loncle a tenu, comme M. Charles Ehrmann, à saluer le courage de M. Bernard Kouchner, représentant spécial du Secrétaire Général des Nations Unies au Kosovo, et a remercié M. Ibrahim Rugova des informations très utiles qu'il avait transmises à la Commission, que ce soit sur l'avenir institutionnel du Kosovo ou sur ses perspectives d'intégration à l'Union européenne qui ouvrent des pistes de réflexion.

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