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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 42

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 24 mai 2000
(Séance de 16 heures 15)

Présidence de M. François Loncle, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Abdoulaye Wade, président de la République du Sénégal


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Audition de M. Abdoulaye Wade, président de la République du Sénégal

Le Président François Loncle a accueilli M. Abdoulaye Wade, précisant que c'est la première fois qu'un chef d'Etat d'un pays de l'Afrique sub-saharienne est auditionné par la Commission des Affaires étrangères de l'Assemblée nationale.

Cette invitation se veut d'abord un hommage rendu à la leçon de démocratie et de responsabilité qu'a donnée à la communauté internationale le peuple sénégalais lors de l'élection présidentielle des 27 février et 19 mars derniers. C'est aussi un hommage aux dirigeants que se sont successivement donnés les Sénégalais et d'abord au Président Wade qui dans l'opposition comme au pouvoir a montré son attachement à la démocratie.

La première visite en France de M. Wade en tant que chef d'Etat doit être l'occasion de resserrer les liens traditionnels d'amitié qui unissent les deux pays et de faire le point sur ce que le Sénégal attend de la France et de l'Union européenne.

Le Président François Loncle a souhaité que M. Wade fasse part de sa démarche concernant la sécurité en Afrique de l'Ouest, rappelant que des Français ont disparu en Casamance en 1995.

Le Président Abdoulaye Wade a remercié les députés pour leur accueil chaleureux, et a félicité la Commission des Affaires étrangères pour sa participation active au rayonnement de la France dans le monde et au renforcement des relations d'amitié et de fraternité avec l'Afrique. Il a souligné que la coopération entre la France et le Sénégal est solide et exemplaire.

Les bouleversements qui affectent l'ordre international et suscitent de nouveaux enjeux sont source d'inquiétude. Comme le disait Paul Valéry : "le temps du monde fini commence, les hommes sont devenus contemporains de l'événement". Il est alors temps de fonder les politiques nationales sur un certain nombre de principes. L'un de ces principes est celui de la liberté des échanges : il crée des difficultés aux pays en développement, qui sont contraints à des adaptations difficiles. Mais dans ce processus, la France est toujours un compagnon et un soutien pour le Sénégal.

La France est engagée dans l'aventure européenne. Elle est pourtant restée fidèle au Sénégal et à sa coopération franco-africaine en général. L'une des preuves de cette fidélité est l'existence du franc CFA, préservé afin d'éviter de provoquer des ruptures. Les liens particuliers de coopération entre la France et le Sénégal, qui impliquent notamment le Trésor, nous distinguent à cet égard des autres pays ACP. Cette distinction est importante dans l'internationalisation qui a tendance à assimiler le Sénégal aux autres pays du Sud.

L'Afrique et l'Europe ont toujours su tisser une coopération exemplaire. C'est du reste ce qui fait de la Convention ACP/Union européenne un modèle de partenariat entre le Nord et le Sud. C'est pourquoi une Europe qui s'unifie et se renforce constitue un facteur de progrès pour l'Afrique en termes de stabilité monétaire, d'intensification des flux économiques, financiers et commerciaux. L'essentiel pour le Sénégal est d'adapter cette coopération à la mondialisation.

La coopération est très importante dans un monde où l'évolution technologique est très rapide, en particulier en France et en Europe : dans ce contexte, la coopération constitue une sécurité pour le Sénégal. Les nouvelles technologies devraient aussi permettre d'effectuer un saut dans la modernité.

M. Abdoulaye Wade a souhaité mentionner le cas de la Côte d'Ivoire, qui traverse une grave crise, et à qui il faut apporter un soutien.

M. Henry Jean-Baptiste a souligné que le Président Wade a évoqué la relation de coopération verticale entre le Sénégal et l'Europe, mais il a peu parlé de la coopération régionale dont le Sénégal lui-même avait dans le passé pris l'initiative. Le Président Senghor, qui y était très attaché, parlait à ce sujet de "cercles concentriques". Estimant qu'il existe une complémentarité entre coopération verticale et coopération régionale africaine, il a demandé s'il ne s'agissait pas d'une donnée essentielle de la politique africaine ?

Evoquant sa rencontre en juillet 1992 avec le Président Abdoulaye Wade, M. Pierre Brana a rappelé que celui-ci avait abordé trois problèmes : le poids important de la fonction publique, qu'il souhaitait réduire car elle représente 60% du budget de l'Etat, sa volonté de lutter contre la corruption et son accord avec le Président Abdou Diouf sur sa politique étrangère. Il a souhaité savoir si actuellement, M. Abdoulaye Wade était dans les mêmes dispositions.

Il a demandé si celui-ci modifierait deux accords signés récemment par le Sénégal : le premier avec l'Union européenne sur la pêche, l'autre entre Dakar et la rébellion de Casamance.

M. Jacques Myard a approuvé les propos du président Wade quant aux risques d'une coopération française se diluant dans une aide multilatérale. La coopération bilatérale est indispensable et irremplaçable, elle créée des liens historiques et personnels. Sur ce point, le président Wade trouvera toujours en France des soutiens. Il a ensuite demandé au président comment il envisageait la croissance démographique en Afrique qui éradique toute perspective de progrès économique.

M. Renaud Donnedieu de Vabres a salué le courage, l'opiniâtreté et la détermination du Président Wade au cours de sa campagne électorale. Il a rappelé que l'Europe n'était pas synonyme de perte des identités mais au contraire de leur épanouissement. Faisant référence à la francophonie, il a souhaité connaître les initiatives symboliques et concrètes du Sénégal pour promouvoir les relations culturelles avec la jeunesse de France.

M. Paul Dhaille a demandé quelle était la position du Sénégal sur les négociations commerciales multilatérales, et notamment sur la volonté française et européenne d'inscrire des normes sociales et environnementales, souvent dénoncée par les pays en développement.

Mme Christiane Taubira-Delannon a insisté sur la nécessité d'examiner avec prudence les chiffres en ce qui concerne la démographie, afin de faire la part des choses entre les fantasmes et la nécessité pour l'Afrique d'utiliser au mieux sa principale richesse, les hommes. Sur ce sujet la principale inquiétude vient d'abord de concentrations urbaines excessives, causées par un exode rural rendu inévitable par la concession de la grande majorité des terres à de grandes compagnies transnationales.

Sur la question du développement, une tendance est de penser que la solution viendra de l'investissement étranger, il faut en fait d'abord favoriser l'essor d'artisans et de petites entreprises locales. Quelle est la politique du Sénégal sur ce sujet ?

M. Etienne Pinte a noté que le Président Wade avait déclaré qu'il ne venait pas en France en mendiant, mais qu'il pourrait être intéressé par des aides ponctuelles sur des projets exceptionnels. De quels projets s'agit-il ? Il a également demandé ce que le Sénégal attendait de la coopération décentralisée des collectivités locales.

Répondant aux intervenants, le Président Abdoulaye Wade a rappelé qu'il était panafricaniste depuis toujours, partisan d'une unité africaine économique et politique. Actuellement, il y a deux organisations économiques en Afrique, l'Union Economique et Monétaire d'Afrique de l'Ouest (UEMAO) qui comprend les Etats francophones et la Guinée-Bissau, et la Communauté Economique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) qui comprend seize Etats, dont le Nigeria. Dans un premier temps, il avait estimé possible la création d'une monnaie africaine et il avait même rédigé, à l'époque, le texte fondateur du Parlement des Etats membres de la CEDEAO. Mais les réalités se sont imposées : l'unité économique et monétaire avec le Nigeria est impossible en raison de son poids démographique, parce que sa monnaie n'est pas convertible et qu'il ne pratique pas la même discipline monétaire que le Sénégal. Le Nigeria a d'ailleurs créé, avec le Ghana, une zone monétaire commune. Une coopération militaire subsiste au sein de la CEDEAO ; au sein de l'UEMAO, la suppression des barrières douanières permettrait d'élargir le marché.

Abordant les questions de politique étrangère, il a déclaré qu'il reprenait à son compte la politique menée par son prédécesseur. Il en changera le style, notamment en matière d'utilisation de l'aide car on peut faire plus avec l'aide existante. S'agissant de la corruption, une série d'audits sur les établissements publics est en cours. Des systèmes de fraude, des réseaux de détournements portant sur des milliards ont été découverts, y compris au sein du Trésor. Le déficit de la loterie s'élève à 17 milliards de francs CFA, ce qui est un comble. La communauté urbaine de Dakar a une dette de 9 milliards de francs CFA. Il ne souhaite pas emprisonner tous les coupables : il n'y aurait pas assez de prisons pour cela ! Mais les dispositions du Code pénal sur la corruption seront renforcées. Sa lutte contre la corruption est connue, il veut que les Sénégalais sachent que leur pays n'est pas si pauvre que cela (5,7% de croissance) mais que de l'argent public a été détourné. Dans cet esprit, on a informatisé la douane et dans deux ou trois mois on sera en mesure d'éliminer des réseaux de détournement. Pour favoriser les investissements étrangers il a établi une agence de promotion des investissements et des grands travaux leur permettant d'avoir un seul interlocuteur et de se faire rapidement une idée des possibilités d'investissement. Les investisseurs étrangers craignaient jusqu'ici la justice car en cas de conflits, les aléas de la procédure judiciaire au Sénégal pouvaient les conduire à de lourdes peines.

En ce qui concerne les accords de pêche avec la Communauté européenne, il n'y a aucun problème. La seule question est de savoir où sont passés les fonds de l'accord, mais il s'agit d'un problème interne au Sénégal. En outre, il est primordial de préserver les côtes du Sénégal par un système de surveillance mais aussi de poursuite des bateaux contrevenants pour la mise en place duquel des discussions sont en cours avec un certain nombre de pays.

M. Abdoulaye Wade a rappelé qu'il avait été le premier à critiquer le poids trop important de la fonction publique dans son pays en 1992. A l'époque, il y avait 65 000 fonctionnaires pour 280 000 emplois salariés. Aujourd'hui le nombre déjà réduit d'emplois salariés a encore baissé de 100 000 mais celui des fonctionnaires est resté stable à 64 000. Il est indispensable de fonder la croissance économique du pays sur un développement du secteur privé.

Sur la Casamance, M. Abdoulaye Wade a d'abord indiqué qu'il restait très attristé de ce qui était arrivé aux cinq français disparus dans cette région en espérant que des éléments nouveaux pourront apparaître. Plus globalement, le Président a décidé de s'occuper personnellement, sans intermédiaire, du problème de la Casamance sur lequel le bilan de son prédécesseur est proche de zéro. Pour cela, M. Abdoulaye Wade s'est rendu en Gambie et en Guinée-Bissau, pays d'où partent les infiltrations armées des rebelles. En Guinée-Bissau, il a par ailleurs déclaré qu'il condamnerait un éventuel renversement du président démocratiquement élu par les militaires et que s'il n'enverra pas de soldats, il demanderait aux organisations régionales comme la CEDEAO ou l'OUA d'intervenir pour rétablir la démocratie. En outre, il s'est déclaré prêt à rencontrer les dirigeants rebelles directement. M. Abdoulaye Wade a dit sa confiance dans la perspective d'une paix prochaine qui lui tient particulièrement à c_ur, car si son père était originaire du nord du pays, sa mère était de Casamance. Il n'a d'ailleurs pas hésité à faire un meeting électoral en Casamance où il a dit son opposition à l'indépendance de la région, mais que si elle avait dû arriver il se serait porté candidat à la présidence de ce pays.

Le président Wade a déclaré se réjouir qu'il y ait encore des parlementaires qui souhaitent le renforcement des relations bilatérales fondées sur une longue histoire commune. Un tel renforcement n'est pas exclusif d'actions multilatérales ; la France doit bien sûr assumer son rôle de grande puissance. Il demeure essentiel néanmoins de préserver la spécificité des relations sénégalo-françaises.

Certains experts estiment que la croissance démographique se ralentit dans de nombreux pays africains. C'est une illustration de ce que disait Alfred Sauvy : les courbes démographiques ne peuvent pas toujours croître de manière exponentielle. Le Sénégal compte 9 millions d'habitants dont 2 millions résident dans la capitale. Les familles sont très nombreuses et peuvent compter de 10 à 20 personnes. Les politiques démographiques se heurtent à des considérations religieuses, aussi est-il préférable de privilégier l'action éducative. Les jeunes adoptent aujourd'hui des comportements différents de ceux de leurs parents. Le Président Wade a confié qu'il avait écrit naguère un article, très discuté, intitulé «l'obligation d'éducation » dans lequel il souhaitait que les pères se sentent responsables de l'éducation de leurs enfants et ne les abandonnent plus à la rue.

Il est essentiel d'insérer ces questions démographiques dans des considérations plus larges sur le développement. Par exemple, on peut espérer que la mise en valeur des 300 000 hectares de la vallée du Sénégal devrait permettre d'occuper et de nourrir une partie de la population, actuellement attirée par les mirages de la capitale.

Mme Aminata Talli, ministre des affaires sociales, a précisé que le Sénégal menait une politique de sensibilisation auprès des femmes pour limiter les naissances. Cette action était réalisée en accord avec les chefs religieux pour lever certains tabous et rencontrait grâce à cette aide un certain succès, y compris dans les campagnes.

Le Président Wade a rappelé qu'il considérait la francophonie comme une aire de coopération privilégiée. Les contacts entre la France et le Sénégal sont très anciens et chaque pays a une bonne connaissance de l'histoire et de la littérature de l'autre. Il demeure néanmoins important de renforcer la coopération entre les jeunesses française et sénégalaise dans tous les domaines. En matière agricole par exemple, le Président Wade s'est déclaré prêt à offrir à de jeunes Français la possibilité de venir s'implanter au Sénégal afin de faire partager leurs connaissances avec des agriculteurs locaux. Une telle expérience a déjà été réalisée en matière d'horticulture et pourrait être poursuivie pour la culture des olives, des asperges ou des fraises...

S'agissant de l'OMC, l'Afrique a parlé d'une seule voix à Seattle mais les Etats africains n'ont pas été très attentifs lors de la signature des accords de Marrakech. Ils se sont aperçus après coup qu'ils avaient une spécificité et que la libéralisation totale du commerce risquait d'entraîner la disparition de leurs entreprises. Ils espèrent profiter de l'attitude de la France et de l'Union européenne à Seattle pour demander l'assouplissement de certaines dispositions. Une libéralisation totale du commerce entraîne l'augmentation de la pauvreté et la destruction de l'environnement. Il convient de préserver les richesses de la nature, de ne pas les détruire et de respecter les accords en les adaptant.

Comme les démographes, il ne croit pas à une croissance démographique exponentielle mais il convient de la maîtriser, et de développer les secteurs de l'éducation et de la santé en insistant sur la prévention. Il veut mettre en place un système éducatif très spécifique au Sénégal en développant les filières professionnelles et désengorger l'Université de Dakar qui compte 22 000 étudiants en créant un collège universitaire où s'effectueraient les deux dernières années de lycée et les deux premières années d'université.

Il a combattu l'exode rural qui est néfaste. Dakar compte deux millions d'habitants et seulement 250 000 actifs, ce qui est intenable. Il convient de freiner l'exode rural et de réanimer les petites villes et les villages en y créant des activités. Il convient d'inciter les bailleurs de fonds à financer la construction de maisons à l'intérieur du Sénégal et non dans les environs de Dakar afin d'inverser les flux démographiques.

Le Président Wade a confirmé qu'il ne venait pas en France pour mendier. On peut faire plus de choses avec la même aide en l'utilisant judicieusement. A cet égard, il a cité l'exemple d'une possibilité de reforestation peu coûteuse du Sénégal qui ne dépendrait pas des aides de la Banque mondiale.

Il a souligné la volonté manifestée par de jeunes Sénégalais qui gagnent bien leur vie à l'étranger de revenir au pays. Leur retour dépendra de la capacité à créer des possibilités de développement économiques. C'est pourquoi il a créé à la Présidence de la République une agence de promotion des grands travaux et mis en place un nouveau code des investissements. Selon lui le développement repose sur le secteur privé. Le Sénégal offre aux investisseurs une stabilité politique, une sécurité et un marché de 65 millions d'habitants si l'on y inclut toute la zone CFA, qui constitue une union douanière.

M. François Loncle, remerciant le Président Abdoulaye Wade de sa présence, s'est félicité de la qualité du dialogue direct et a dit la disponibilité de la Commission à l'égard du Sénégal.

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