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ASSEMBLÉE NATIONALE

COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

COMPTE RENDU N° 45

(Application de l'article 46 du Règlement)

Mercredi 7 juin 2000
(Séance de 11 heures)

Présidence de M. François Loncle, président

SOMMAIRE

 

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- Audition de M. Roger Fauroux, président de la mission interministérielle

   pour l'Europe du Sud-Est


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Audition de M. Roger Fauroux

Le Président François Loncle a remercié très vivement M. Roger Fauroux, président de la mission interministérielle pour l'Europe du Sud-Est qui, depuis sa nomination en juillet dernier, accomplit avec professionnalisme un travail remarquable, sans grands moyens. Observant combien la question des Balkans occupe une place considérable dans la politique étrangère et de sécurité commune de l'Union européenne, il a souhaité savoir quel était le sens et le déroulement de cette mission.

M. Roger Fauroux a expliqué que le statut imprécis de sa mission lui conférait une grande liberté, et lui permettait de se rendre au moins une fois par mois sur le terrain et de rencontrer de manière informelle des responsables politiques et des représentants de la société civile.

Malgré le nombre et la proximité des frontières (en une journée de route, on traverse la Bosnie, le Monténégro et le Kosovo), les habitants des Balkans ne sont concernés que par leur propre pays et ne regardent pas les uns vers les autres. Ainsi, sur les 560 kilomètres de frontière entre la Roumanie et la Bulgarie, matérialisée par le Danube, on ne compte qu'un seul pont, le deuxième devant être construit par l'Union européenne dans le cadre du Pacte de stabilité des Balkans.

Moins visible que les Etats-Unis, l'Union européenne est surtout représentée dans cette zone, par la Grèce, véritable puissance régionale. L'Allemagne y joue également un rôle actif ; les transactions se font en deutsche marks - c'est-à-dire en euros - et toutes les voies d'accès aux grandes villes des Balkans passent soit par l'Allemagne soit par l'Autriche. Il n'y a pas de lien direct avec la Grande-Bretagne et la France. Notre pays dépense beaucoup mais souffre d'un manque de visibilité malgré ses atouts politiques.

Les séquelles des conflits récents pèsent sur la zone. Un tiers du territoire de la Bosnie-Herzégovine est encore miné et il faudra près d'un siècle pour que ces terres redeviennent sûres. A Sarajevo, trois enfants ont été tués récemment par des mines. Le problème des réfugiés se pose avec acuité. Près de Sarajevo, des familles bosniaques vivent depuis 8 ans dans des baraquements ; leur maison, située en République serbe, est occupée par des réfugiés serbes chassés par des Croates. Cependant, 8000 réfugiés sont revenus en Bosnie-Herzégovine en 1999, et, pour 2000, ce chiffre est déjà atteint.

Au Kosovo, lors de l'enterrement d'une famille serbe assassinée par des Albanophones, le pope lui-même a été pris à partie parce qu'il collaborait avec la Mission intérimaire des Nations Unies pour le Kosovo (MINUK). Le retour annoncé de Serbie de 2000 réfugiés est, dans ce contexte, un sujet d'angoisse, même si c'est une bonne nouvelle. L'enregistrement en vue des élections municipales se passe paisiblement, même si l'on peut s'interroger sur sa signification.

Dans les Balkans, la situation économique est difficile à apprécier. Les statistiques révèlent un effondrement complet de la production, en contradiction avec l'aspect des rues, des magasins, voire avec le mode de vie de la population. La réalité se trouve à mi-chemin. Les études en cours font apparaître que la vérité souterraine est en contradiction avec l'officielle. Le niveau des échanges dans la zone reste imprécis ; pourtant, des échanges s'effectuent entre la Serbie et la Republika Srpska, entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, entre la Macédoine et l'Albanie, etc. Les habitants de la région souhaitent s'en sortir. Les Kosovars se veulent des Européens énergiques, même si cette énergie s'exprime au travers de trafics plus ou moins avouables. Toutefois, il leur est difficile de passer du stade de l'entreprise artisano-familiale à celui de véritable entreprise, qui implique l'embauche de salariés, l'augmentation du risque de racket et la fiscalisation.

La lenteur avec laquelle l'aide européenne s'est mise en place pose problème : la somme de 180 millions d'euros qui devait être engagée à partir de juin 1999 ne pourra l'être que cette année. On peut estimer que l'aide totale de 2,5 milliards d'euros n'atteindra son plein régime qu'à partir de juin 2001, soit trois ans après son annonce.

M. Roger Fauroux ne voit pas de solution politique immédiate à la situation au Kosovo. Un journaliste kosovar modéré, rencontré récemment, a donné sa vision d'un futur pays balkanique composé de 7 millions d'Albanais et d'à peu près autant de Serbes. Mais comment imaginer que la Serbie, puissance habituée par son histoire à gouverner, accepte une telle évolution ? La politique illustrée par Bernard Kouchner est la plus raisonnable et la plus adaptée, car tous les mots sont explosifs et souvent contradictoires. Ainsi, les Kosovars parlent d'indépendance et d'autonomie, mais se sentent fragiles et demandent, pour longtemps encore, la présence des forces et de l'administration multinationales.

La politique française sur la question du Kosovo est claire. Toutefois, la démarche française vis-à-vis des Balkans et du Kosovo présente des insuffisances. Or, la situation de cette province risque de se reproduire à travers le monde à intervalles réguliers. Ainsi la période de l' "après-Milosevic" sera suivie de remous et on est mal préparé à cette éventualité. A ce genre de situation d'urgence doit répondre un effort intégré : il faut envoyer sur place à la fois des policiers, des juges, des administrateurs, des douaniers et des agronomes. La communauté internationale se voit étrangement investie du pouvoir d'établir l'Etat de droit. Or, les administrations françaises sont peu adaptées, lentes, non intégrées, chacune ne manifestant pas le désir de collaborer avec une autre.

M. Roger Fauroux a rendu hommage aux ONG, bien coordonnées, ainsi qu'aux armées, qui savent mobiliser dans un court délai - 15 jours à un mois - des réservistes volontaires, spécialistes dans différents domaines. Malheureusement, le domaine civil ne peut répondre de la même façon, et le besoin de spécialistes et d'experts est grand. Notre administration, qui possède une grande réserve de compétences et beaucoup de volontaires, ne dispose pas de l'organisation qui permettrait de les mobiliser, alors que les Allemands, les Britanniques, les Suédois ou les Hollandais y parviennent beaucoup mieux et plus rapidement. De même, les procédures nationales d'engagement des crédits ne permettent pas de répondre à une situation d'urgence, comme réparer un pont ou verser notre quote-part au dispositif de dépollution d'une mine très polluante. En outre, la visibilité de notre aide laisse toujours à désirer, alors qu'il ne serait pas si difficile de poser un panonceau aux couleurs nationales indiquant que telle route ou tel pont a été réparé par la France.

Les fonctionnaires français détiennent autant de savoir-faire que leurs homologues étrangers mais sont moins bons pour le faire savoir. Le niveau de nos contributions comme nos procédures de décaissement sont souvent à revoir car ils ne correspondent ni à la grandeur de notre pays, ni à ses ambitions. Il apparaît donc plus que jamais nécessaire de bâtir pour le futur, un dispositif plus adapté à ce type de crise.

Le Président François Loncle a remercié M. Roger Fauroux pour sa franchise.

M. Gérard Charasse s'est étonné du chiffre de 2000 réfugiés serbes qui voudraient revenir au Kosovo. Son sentiment était plutôt que les Serbes du Kosovo cherchaient à partir. Si ce retour se concrétise, les précautions ont-elles été prises pour éviter qu'il ne déstabilise le fragile équilibre actuel entre Serbes et Kosovars ? Il a demandé par ailleurs si les militaires américains et français étaient en train de s'installer durablement au Kosovo, comme certains équipements le laisseraient croire.

M. Roger Fauroux a confirmé que la MINUK attendait effectivement le retour de réfugiés serbes qui souhaitent revenir au Kosovo en raison des conditions déplorables dans lesquelles ils vivent aujourd'hui en Serbie. M. Bernard Kouchner a créé un Comité de coordination des réfugiés, qui s'efforce de les répartir dans des zones où ils seront en sécurité. On estime à 250 000 le nombre de Serbes ayant quitté le Kosovo au moment des frappes de l'Otan. Sur ce nombre, selon la MINUK, 100 000 seraient susceptibles de rentrer. Il est vraisemblable que M. Milosevic encourage ces retours non seulement pour soulager la Serbie mais aussi pour provoquer un peu de pagaille au Kosovo.

Il est probable que les militaires occidentaux sont là pour longtemps et les Américains s'efforcent de s'adapter à cette perspective même si de nombreuses voix aujourd'hui aux Etats-Unis souhaitent leur retrait rapide.

M. Pierre Brana a souligné que la bureaucratie internationale était source d'évaporation des aides, comme l`a illustré le précédent de la Bosnie-Herzégovine. Il a estimé que la France devrait effectivement développer une aide bilatérale et en assumer la visibilité, au Timor, au Kosovo ou ailleurs. Il a souhaité connaître l'avis de M. Fauroux sur l'avenir de la Bosnie-Herzégovine. L'élection d'un nouveau président en Croatie, plus ouvert que son prédécesseur, et la limitation de l'influence de M. Milosevic ne sont elles pas de nature à réduire le fossé entre les communautés en Bosnie-Herzégovine et à encourager à la création d'une nation ?

M. Roger Fauroux a estimé que l'argent serait mieux employé au Kosovo, justement en raison du précédent de la Bosnie-Herzégovine. Il est vrai que dans ce dernier pays la situation s'améliore. Aux dernières élections municipales, un parti non ethnique a pour la première fois remporté des municipalités, dont celle de Sarajevo. Parmi les Croates, certains mouvements prônent désormais une plus grande neutralité ethnique ; c'est le cas par exemple de «renouveau croate», même si la présence de l'adjectif recèle une ambiguïté. C'est donc la première fois que l'on peut parler de patriotes bosno-herzégoviniens. Par ailleurs, la Républika Srpska a fait part de son intention de collaborer avec le Tribunal pénal international. Ce dégel politique sera ou non confirmé en septembre prochain, à l'occasion des prochaines élections locales.

M. Charles Ehrmann, évoquant les discussions passionnées sur les Balkans au Conseil de l'Europe, s'est demandé si cette région ne demeurait pas la « poudrière » de l'Europe. Il a fait remarquer que sans l'Euro, l'Europe du Mark serait aujourd'hui fort étendue. Il a observé que les réfugiés kosovars posent des problèmes, notamment de délinquance, pour les pays d'accueil ; en Suisse, ils sont 47 000. La question des Balkans est un problème insoluble qui ne peut que faire regretter l'Empire austro-hongrois.

M. François Loncle a estimé qu'il ne fallait pas surestimer les problèmes posés par les réfugiés du Kosovo. Sept familles se sont installées dans sa circonscription, elles se comportent très bien. Ces réfugiés ont généralement le désir de rentrer au Kosovo, mais sont freinés par des difficultés matérielles, le Gouvernement doit donc développer les aides au retour, ce qui coûterait d'ailleurs moins cher que s'ils restaient en France.

M. Pierre Brana a précisé que l'Union européenne avait décidé très récemment d'instituer une aide au retour pour les réfugiés kosovars.

M. Roger Fauroux a indiqué que personne ne se rend compte au Kosovo que la monnaie utilisée est en fait l'Euro. Cependant, il s'agit d'une victoire de l'Europe.

Il est inacceptable de considérer la situation comme insoluble ; la géographie nous oblige à nous préoccuper des Balkans : les trafics et les désordres sont contagieux. Ainsi, nous sommes intervenus au Kosovo pour des raisons morales, mais aussi parce que le canal d'Otrante ne sépare l'Italie des Balkans que de 70 kilomètres. L'Europe doit être en mesure de trouver une solution pour cette région proche qui ne compte que 20 millions d'habitants. Certes, les 80 000 soldats présents représentent un coût non négligeable, mais moins élevé qu'une guerre. La responsabilité de l'Europe est grande.

M. Charles Millon s'est interrogé sur la place relative des nations, des minorités et des Etats dans les Balkans, problème qui se retrouve en Afrique d'ailleurs. Il serait souhaitable de dénationaliser l'Etat et de désétatiser la nation. L'Europe devrait entamer une réflexion sur la mise en place d'une nouvelle organisation étatique et d'une meilleure prise en compte des nations, comme l'a fait la Hongrie, pays où les minorités sont relativement fortes et qui a essayé de déconnecter l'appartenance à la nation et à l'Etat. L'Empire austro-hongrois avait réussi cette conciliation car précisément c'était un empire.

Il a mis en parallèle l'émergence des nations avec la mondialisation, qui réveille les enracinements provinciaux. L'Europe doit être à même de proposer une structure politique originale qui réponde à ce double phénomène, notamment par le respect du principe de subsidiarité.

M. Roger Fauroux a estimé que, tant que subsistera la tache noire de la Serbie, il sera seulement possible d'envisager des embryons de visions futures dans la région, notamment la mise en place d'une confédération. On ne peut faire l'impasse sur la Serbie, pays de 10 millions d'habitants, industrialisé et à la très riche histoire. Lorsque la Serbie aura réglé ses problèmes, on sera en mesure d'évoquer la déconnexion de la nation et de l'Etat. Pour l'heure, ce pays reste trop replié sur lui-même, il est donc indispensable de favoriser des contacts entre parlements, des invitations de journalistes ou d'intellectuels, l'octroi de bourses pour les étudiants. Le pacte de stabilisation des Balkans a trop insisté sur la reconstruction des infrastructures au détriment du développement de contacts directs.

Le problème dans les Balkans est aussi économique. Lorsque les gens ont du travail, ils sont moins focalisés par les questions politiques. Il y a dans cette région une saturation de politique qu'il faut compenser par un développement économique.

Il a rappelé la réconciliation franco-allemande et celle entre les espagnols. Ces petits miracles peuvent servir de modèle. Il convient de trouver un système subtil qui n'existe pas dans la réalité.

M. Charles Ehrmann a observé que les populations kosovares albanophones avaient plus d'enfants que les populations d'origine serbe, ce qui n'est pas sans conséquences.

M. Roger Fauroux a récusé la vision apocalyptique d'un Kosovo ou d'une Bosnie-Herzégovine islamiste. Au contraire, la pratique religieuse y est peu développée, et la population est plutôt laïque. La démographie se rapproche du schéma européen. Il est bien difficile de distinguer un Serbe d'un Bosniaque ou d'un Kosovar albanophone.

Le Président François Loncle a vivement remercié M. Roger Fauroux pour le caractère très précis et direct de son intervention, et s'est déclaré préoccupé par la "balkanisation" de l'administration française et par les blocages financiers qui en résultent. Evoquant l'exemple de la Bulgarie qui, touchée par la guerre du Kosovo, avait élaboré des projets simples et ciblés et se heurte à des blocages financiers et administratifs, il a estimé que les parlementaires avaient un rôle à jouer pour exiger qu'on y remédie.

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