Accueil > Archives de la XIe législature > Comptes rendus de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République (1998-1999)

COMMISSION des LOIS CONSTITUTIONNELLES,
de la LÉGISLATION et de
l'ADMINISTRATION GÉNÉRALE de la RÉPUBLIQUE

COMPTE RENDU N° 46 bis

(Application de l'article 46 du Règlement)

12/03/95

Mercredi 8 avril 1998

(Séance de 9 heures)

Présidence de Mme Catherine Tasca, présidente.

SOMMAIRE

   

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Audition de MM. Jean-Michel Blanquer, Guy Carcassonne, Jean Gicquel et Hubert Hubrecht, professeurs de droit, sur le projet de loi organique et sur le projet de loi tendant à limiter le cumul de certains mandats électoraux et fonctions électives ...........



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La Commission a procédé à l’audition de MM. Jean-Michel Blanquer, Guy Carcassonne, Jean Gicquel et Hubert Hubrecht, professeurs de droit, sur le projet de loi organique (n° 827) et sur le projet de loi (n° 828) tendant à limiter le cumul de certains mandats électoraux et fonctions électives.

Mme la Présidente : Nous commençons nos travaux sur la limitation du cumul des mandats avec l’audition de quatre éminents professeurs de droit, MM. Jean Gicquel, Guy Carcassonne, Hubert Hubrecht et Jean-Michel Blanquer. J'ai le regret de ne pouvoir accueillir ce matin le doyen Vedel qui est souffrant.

La limitation du cumul des mandats est au cœur du projet de modernisation de la vie politique voulu tant par le Président de la République que par le Premier ministre. Par modernisation, je crois qu’il faut entendre une meilleure organisation, une évolution de nos institutions qui rende la démocratie plus effective.

Ce sujet, n'en doutons pas, suscitera des passions et des prises de position très diverses. Sans éliminer du débat la passion, qui peut être, à sa manière, porteuse d'imagination et d'inventivité, je souhaite que nos travaux nous permettent de réunir un ensemble d’informations aussi complet que possible, que nous pourrons mettre à la disposition de tous les parlementaires. Le législateur ne peut pas, en effet, agir uniquement en fonction de convictions et de sentiments. Il doit s'appuyer sur une analyse aussi objective que possible de l'état de notre droit.

Après que chacun de nos invités ait exposé son approche personnelle globale du sujet, je donnerai la parole à M. Bernard Roman, que la commission des Lois a désigné comme rapporteur des projets de loi relatifs à la limitation du cumul des mandats et des fonctions électives, puis aux membres de la Commission qui souhaiteront interroger nos invités. Je crois que nos réflexions et nos questions pourraient s’organiser autour de deux axes :

—  en premier lieu, l’incidence du cumul des mandats sur la vie parlementaire et l’activité du Parlement ; sa limitation serait-elle propice à l'amélioration et à la modernisation du travail parlementaire ?

—  en second lieu, le poids du cumul des mandats sur la démocratie locale dans le contexte de la décentralisation qui s'est considérablement développée depuis 1982.

M. Jean Gicquel : Au même titre que le problème de la modification de la durée du mandat présidentiel, la question du cumul des mandats est devenue, au fil des ans, une sorte de « serpent de mer » de notre vie politique. C’est un sujet sur lequel les arguments les plus objectifs ont été développés.

Une limitation du cumul des mandats me paraît aujourd'hui nécessaire. Mais elle ne saurait se traduire par une césure complète entre le plan national et le plan local. Comme la décentralisation n'est jamais que la traduction de la démocratie au plan local, elle doit être présente au Parlement par l'intermédiaire des députés et des sénateurs. En outre, le cumul apparaît comme le meilleur moyen de lutter contre la technocratie. Un élu, fort de son expérience au plan local, peut résister à l’argument d’autorité des technocrates et développer une autre approche des problèmes. C'est pourquoi je pense qu’il ne faut pas aller jusqu’à une interdiction totale du cumul des mandats.

La révision constitutionnelle du 4 août 1995, avec l'introduction de la session unique, me semble faciliter l’exercice du cumul des mandats. Elle permet aux parlementaires de gérer d’une façon plus rationnelle leur emploi du temps. Il me semble d’ailleurs que certains parlementaires parviennent parfaitement à assurer leurs responsabilités tant locales que législatives. On dit souvent que l'art politique est comme l'art militaire, fait d'exécution, et je me souviens des propos d'un responsable militaire : « un chef, un but, des moyens et fichez-moi la paix ! ». Dès lors qu’un élu local est entouré d'une équipe qui a sa confiance et à qui il sait déléguer, il peut parfaitement organiser son travail au cours de la semaine et exercer ses responsabilités nationales.

En outre, on ne peut pas empêcher un parlementaire de maintenir une base arrière dans l'hypothèse où le suffrage universel se détournerait de lui. Il me paraît donc normal qu'il conserve ses racines locales. Ensuite, tout me paraît être une question de juste mesure. Le cumul n’est pas condamnable en lui-même : il faut simplement l'aménager dans des conditions raisonnables.

M. Guy Carcassonne : Je ne partage pas exactement le point de vue développé par Jean Gicquel, car je suis farouchement, radicalement, totalement hostile à tout cumul de mandats pour les députés. S'agissant des sénateurs, la question mérite discussion. La véritable singularité française réside dans le cumul pratiqué par les députés, source de bien des maux, alors que pour les sénateurs, cette pratique se retrouve dans de nombreux pays étrangers.

On ne cesse d'agiter le thème – à mes yeux de manière excessive – d'une dévalorisation du Parlement. Or j'ai l'absolue conviction que le Parlement ne manque pas de pouvoirs, mais de parlementaires pour les exercer. En vérité, le Parlement français, et singulièrement l'Assemblée nationale, dispose d'un très grand nombre de moyens pour exercer ses missions de manière parfaitement satisfaisante. Seulement, trop peu d’élus se saisissent de ces moyens pour en faire l’usage qu’il conviendrait. La véritable question n’est pas l'empilement ou l'accroissement des compétences et des prérogatives, mais bien la capacité à les exercer.

Pour faire écho aux propos de Jean Gicquel, je crois qu’il ne manque à nos parlementaires ni légitimité, ni compétence, mais bien plutôt disponibilité et force du nombre. Nous avons tous vécu ces situations à l’occasion desquelles, lors d’un débat législatif, un quelconque technocrate – haut-fonctionnaire ou membre d’un cabinet ministériel – impose, par l’argument d’autorité, sa volonté, même absurde, aux quelques députés présents. Ceux-ci, hésitants, ne voulant pas gêner le Gouvernement, n’étant pas tout à fait sûrs de la justesse de leurs positions, finissent souvent par s’incliner. Il arrive également que les parlementaires, précisément parce qu’ils sont aussi élus locaux, se préoccupent plus des intérêts de leur collectivité que de l’intérêt général. Les technocrates ont ainsi la conviction, qui n’est malheureusement pas toujours infondée, de représenter l’ultime rempart de l’intérêt national, alors même qu’il appartient à l’Assemblée nationale d’assumer, en principe, ce rôle.

Or, ce qu'il y a de diabolique dans notre système, c'est que le cumul, aussi longtemps qu'il n'est pas juridiquement interdit, est politiquement obligatoire. Tous les députés ont des besoins parfaitement légitimes – tant sur le plan des moyens leur permettant d'exercer leur mission, que sur le plan de la concurrence interne au sein de leur propre camp – qui les poussent fatalement à occuper le plus de terrain possible et à cumuler un maximum de mandats. La réforme de 1985 a limité leurs ambitions à deux mandats. Auparavant, il n’existait aucune limite. Tous les mandats qui passaient à portée de main étaient occupés, non par une espèce de boulimie des élus, de volonté frénétique d'empiler les titres et les fonctions, mais à cause d'exigences et de nécessités que nous connaissons bien.

Ainsi, jamais le cumul ne prendra naturellement fin. Il restera politiquement obligatoire aussi longtemps qu'il ne sera pas juridiquement interdit : c'est la raison pour laquelle j'appelle de mes vœux les plus chers son interdiction formelle.

M. Jean-Michel Blanquer : Les positions assez radicales que j'ai récemment exposées dans un numéro de la Revue du droit public se rapprochent finalement de celles qui viennent d'être exprimées par M. Guy Carcassonne.

Une réforme du cumul des mandats doit reposer sur quelques principes simples.

Le premier de ces principes est celui de l’égalité. L'article premier d'une éventuelle réforme constitutionnelle ou d'une nouvelle loi organique pourrait reposer sur ce principe simple : « un homme, un mandat ». Je crois qu’il est important que cette idée soit clairement affichée, car les citoyens ne comprennent pas l'enchevêtrement des mandats. Tout le reste ne devrait être qu'exception à cette règle. Le principe d'égalité commande une concurrence loyale lors des élections : c'est un des fondements de la démocratie. Or, toutes les études montrent que celui qui détient déjà un mandat est favorisé vis-à-vis d’un candidat qui n'en détient aucun. Cette situation n'est pas acceptable du point de vue des principes. Elle n'est d'ailleurs pas acceptée dans d'autres démocraties.

Le deuxième principe est celui de disponibilité. Pour pouvoir exercer pleinement sa mission, pour affronter les techniciens et les technocrates, le législateur doit disposer de temps. Selon moi, l'objectif d'une réforme du cumul doit être la valorisation du rôle du législateur. Cela n’interdit en rien le maintien du contact avec le terrain. Les exemples étrangers nous le montrent.

Le troisième principe, sur lequel doit reposer la réforme est celui de l'ouverture. La fin du cumul des mandats, c'est la fin d’une forme de monopole. Il y a environ 200.000 mandats électifs en France, sans compter les mandats de conseillers municipaux. Il me semble bon que des personnes qui ne sont pas des professionnels de la politique puissent accéder à ces mandats et en particulier aux fonctions exécutives locales. Ce serait un signe important d’ouverture du monde politique à la société civile.

Le quatrième principe, auquel il convient de se référer, est celui de la transparence. Rien ne serait pire qu'une demi-réforme, qu'une réforme hypocrite. Si l’on exclut de son champ les structures intercommunales, ainsi que les fonctions d’adjoints, on s'apercevra rapidement que la loi peut être contournée. Des responsabilités locales seront exercées par des personnes qui, aux termes de la loi et dans son esprit, ne seraient pas, en principe, autorisées à les exercer officiellement. Ce type de contournement serait pire que la situation actuelle. Le principe de transparence commande également une approche par les revenus. Les élus ne devraient pas pouvoir cumuler trop de revenus publics. Certes, un plafond a été mis en place pour les indemnités versées aux élus. Mais il n’interdit pas de percevoir d’autres revenus publics. Je parle de revenus et non d'indemnités ou même de salaires. Il me paraît possible d'exercer un contrôle par ce biais. Ce serait un moyen d'éviter un cumul non seulement des mandats, mais également des actions rémunérées.

Le principe de transparence devrait aussi permettre de systématiser l'abandon du mandat le plus ancien. Lors des récentes élections, certains élus ont abandonné le mandat pour lequel ils venaient juste d’être élus. Le principe du non-cumul devrait permettre d'éviter ce genre de situation. S'il reste possible, à travers le nouveau dispositif, de cumuler deux mandats, il me semble indispensable, dans l'hypothèse où une personne se présente à une troisième élection, que le premier des mandats soit systématiquement abandonné. Le respect d’une telle pratique serait en effet plus conforme aux principes démocratiques.

Pour conclure, il faut insister sur le fait que c’est l’image de la France qui est en jeu. Quand on participe, à l’étranger, à des conférences consacrées à la situation politique française, on observe que celle-ci suscite bien souvent des sourires ironiques. C'est toujours pour moi un sujet sinon de honte, du moins de tristesse. C’est pourquoi je pense que l'on s'honorerait grandement à changer les choses.

M. Hubert Hubrecht : Deux thèmes fondamentaux vont dans le sens d'une limitation drastique du cumul des mandats.

Le premier est celui de la décentralisation, du rapport entre pouvoir local et pouvoir central. Le cumul des mandats a eu, à une époque donnée, une fonctionnalité dans un système extrêmement centralisé. Or, aujourd’hui, il ne joue plus le même rôle dans un système local en état de dysfonctionnement et qui est un lieu de contradictions d’intérêts. En effet, il n’est pas sain que souvent la décision nationale des députés ne soit que le résultat d’un confluent d’intérêts locaux. Cette situation n’est pas non plus acceptable au plan local. La parole de l'Etat, sur certains sujets, doit être celle de l'Etat et non celle de soixante-dix ou de quatre-vingts intérêts locaux.

Le second thème qui doit être évoqué est celui de la technocratie. L'absentéisme des députés, auquel le cumul des mandats contribue, aboutit sans doute à affaiblir la représentation nationale face aux techniciens. A l’échelon local, que ce soit dans une mairie ou dans une grosse structure, les choix quotidiens sont trop souvent laissés à l'appréciation des équipes technocratiques. Le technocrate se retrouve donc à la fois au centre et à la périphérie. Au final, on peut se demander où est l'élu. Il me paraît donc nécessaire de rééquilibrer la place du politique par rapport à celle de la technocratie, afin que les intérêts locaux soient réellement des intérêts locaux, et que la parole de la nation soit effectivement la parole de la nation.

Dès lors, la question se pose : comment limiter le cumul des mandats et faut-il le limiter de façon drastique ? Pour ma part, il me semble nécessaire de lutter contre les conflits et les cumuls d'intérêts. La perspective envisagée, selon laquelle on ne pourra pas être à la fois un dirigeant local et un élu national me semble bonne. Mais peut être ne faut-il pas y inclure le mandat de conseiller municipal.

S'agissant du problème des adjoints et des délégations, il faut faire en sorte que le dispositif ne puisse pas être contourné. Or, on observe aujourd’hui ce type de contournement. Pour ce qui concerne les intercommunalités, il me semble qu'il faut au moins étendre l'interdiction du cumul aux structures intercommunales à fiscalité propre. Si on entend empêcher les conflits d'intérêts, le président d’une intercommunalité à fiscalité propre, qui fixe des politiques publiques, ne doit pas être un élu national.

Le problème de l'argent a déjà été évoqué. Une réforme du cumul des mandats doit être également l'occasion d'un débat avec les citoyens sur un thème précis : la démocratie a un prix. Si l'élu local devient presque un professionnel, si on lui interdit de ce fait le cumul, alors, je crois que la question du statut et du salaire de l'élu se posera inévitablement. Ce problème se posera, ne serait-ce que pour faciliter l’accès à la vie démocratique à des personnes issues de professions du secteur privé qui, dans l’état actuel des choses, sont handicapées par rapport aux fonctionnaires. Il faut cependant être conscient que cette question débouchera sur celle du niveau de salaire de l'élu, ainsi que sur celle du maintien en France de 36 700 communes. A partir d'un problème circonscrit, on risque bien d'aboutir à une réflexion sur une seconde étape de la décentralisation.

Mme la Présidente : Après avoir entendu les contributions des quatre intervenants, je crois qu’il serait utile de compléter notre réflexion par une analyse de la singularité française, thème qui n’a pas encore été développé jusqu’à maintenant. Je pense qu'il faudrait observer le fonctionnement des autres démocraties, et essayer de comprendre pourquoi notre histoire a conduit à cette singularité. Certes, de mauvaises raisons peuvent avoir été à l’origine de cette situation, mais de bonnes raisons peuvent aussi avoir conduit à ce particularisme. Il faudra en tenir compte dans les réformes à venir.

Dans un second temps, il sera également important de s’attarder sur le « principe de transparence » évoqué par M. Jean-Michel Blanquer. C’est un thème fondamental pour la démocratie, pour la relation du politique à la cité et au citoyen.

Troisièmement, nous ne devons pas perdre de vue que la modernisation de la vie politique, et en particulier la limitation du cumul des mandats, doivent permettre l'accès à la vie publique d'autres catégories de personnes. C’est ainsi que le problème de l'entrée des femmes en politique me paraît étroitement lié à la limitation du cumul.

Je crois aussi que la question du prix de la démocratie, qui vient d'être soulevée par M. Hubert Hubrecht, est tout à fait fondamentale. En effet, la limitation du cumul ne doit pas être abordée et vécue d’un point de vue purement moraliste. Elle doit avoir une réelle efficacité, qui ne peut être atteinte que si l'on prend en compte la réalité des contraintes qui pèsent sur les élus et les difficultés concrètes rencontrées par eux dans l'exercice d'un mandat.

Enfin, une cinquième idée m'a paru fort intéressante dans vos contributions : celle de la résistance au poids des technocrates dans notre système de responsabilité et de décision.

M. Bernard Roman, rapporteur : Puisque l'occasion m'est donnée pour la première fois de m’exprimer depuis que la commission m'a demandé d'être le rapporteur de ces textes, je voudrais dire que je souhaite, comme vous, Mme la Présidente, que nous puissions engager cette discussion sur la limitation du cumul des mandats et sur la modernisation de la vie politique de la manière la plus dépassionnée possible. Car nous le faisons dans un contexte de crise du politique dans notre pays, et notre rôle d’élus implique un devoir de diagnostic et de proposition. Nous pouvons avoir des approches différentes, mais il est essentiel de pouvoir échanger nos points de vue dans les meilleures conditions pour tenter d’avancer le plus possible sur ce dossier. Et je souhaite que ce possible aille très loin.

Pour que les choses soient claires, je voudrais préciser qu'il ne s'agit pas de légiférer contre les « cumulards » mais bien contre le cumul. Les cumulards – le mot n'est pas joli – ne sont finalement que le produit d'une culture qui est celle de notre pays et qui constitue l'exception française dont parlait Mme la Présidente. Nous sommes nombreux à faire le constat – certains depuis dix ou quinze ans, d'autres depuis moins longtemps – qu'une réelle avancée dans la limitation du cumul des mandats est nécessaire.

La limitation du cumul peut être une clé essentielle de la modernisation des institutions françaises. Les contributions des intervenants ont montré que la question débouchait sur une multitude d’autres problèmes. S’attaquer à ce dossier pourrait conduire dans notre pays à une forme de révolution culturelle. L'impossibilité pour un élu de cumuler une fonction parlementaire avec une fonction exécutive locale, ou de cumuler plus d'une fonction exécutive locale, apporterait de nombreuses modifications à notre façon de vivre les institutions françaises, au plan national comme à l’échelon local.

Avant les débats qui auront lieu au sein de la commission des Lois et en séance publique, d’ici quelques semaines, il nous appartient aujourd’hui de fixer un certain nombre d’objectifs et d'explorer quelques pistes.

Premièrement, quelles seront les conséquences de la limitation du cumul des mandats sur l'organisation des pouvoirs publics ? Il est clair, par exemple, que les rapports entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif seront affectés par cette réforme. M. Carcassonne a évoqué la question de la disponibilité des députés. A ce sujet, je me demande parfois comment pourrait fonctionner une Assemblée nationale dans laquelle cinq cent soixante dix-sept députés seraient présents à temps plein ! Mais il est vrai que la question de la disponibilité est déterminante quand il s'agit de mener à bien les deux missions de l'institution parlementaire que sont le travail législatif et le contrôle de l'exécutif.

Deuxièmement, comment revaloriser le pouvoir législatif ?

Troisièmement, quelles seront, pour le Sénat, les conséquences des textes présentés aujourd'hui au conseil des ministres ? Il a été dit tout à l'heure que l'interdiction du cumul était nécessaire, au moins pour les députés. Il conviendrait de préciser ce point. Pourquoi cette prohibition toucherait-elle les seuls députés, et non pas l'ensemble des membres du Parlement ?

Enfin, je crois qu'on ne peut pas évoquer le problème du cumul sans parler des modes de scrutin et de la durée des mandats. Car l'ensemble de l'organisation de la vie institutionnelle est lié à la conception que nous avons de l'exercice du mandat, de sa durée et de la manière dont il est issu du suffrage populaire. C'est particulièrement vrai dans le domaine de la décentralisation, où tout se résume à ce que disait Michel Debré en 1955 : « le cumul des mandats est un des procédés de la centralisation française. » Nous ne pouvons que constater que, depuis 1955, et même depuis 1985, date de la première limitation du cumul des mandats, bien des choses ont changé. Je crois que la limitation du cumul est indissociablement liée à la décentralisation, autant qu'à la modernisation des institutions.

M. Louis Mermaz : Je commencerai par évoquer un souvenir personnel.

Il y a une quinzaine d'années, j'ai passé une matinée avec Willy Brandt au Bundestag. Il est sorti douze fois de son bureau, avec forces excuses, parce qu'il devait aller voter. Au Bundestag, en effet, on ne vote pas par délégation. Comment aurait-il fait s'il avait été maire de Hambourg ? Voilà, par rapport à l'Allemagne, un exemple de l'exception française.

J'ai trouvé l'intervention de M. Gicquel très équilibrée, très politique, au sens noble du terme. Par contre, je ne comprends pas comment M. Carcassonne peut parler de réglementer strictement le cumul pour les députés et pas pour les sénateurs. Je pense également qu'il faut se préoccuper de la modification du mode d'élection des sénateurs.

Et j’interrogerais volontiers nos intervenants sur la question du découpage des circonscriptions. On dit que la gauche est heureuse d'avoir conquis onze conseils généraux. Mais avec un tel découpage, elle ne pouvait en obtenir plus de onze !

Pour ce qui est du fonctionnement du Parlement, on a souvent l'impression que l'Assemblée nationale est une sorte de hall de gare : on commence un débat dans une certaine configuration, et à la fin ce ne sont plus les mêmes qui sont là pour prendre la décision ! Cependant, en vingt ans d'expérience, j'ai pu observer que les parlementaires les plus assidus sont ceux qui ont un bon mandat local. Quand on est maire d'une commune d'une certaine importance, rien n'empêche de s'absenter quatre jours. Non seulement il est toujours possible d’utiliser le téléphone, mais le maire est aussi entouré d'une équipe qui l’aide dans sa tâche. Alors que celui qui est juste parlementaire, je le dis pour mes collègues les plus jeunes, est un véritable esclave !

Limiter le cumul des mandats serait un formidable progrès, mais à condition d'en tirer les conséquences institutionnelles. Ne faudrait-il pas supprimer l'article 49-3 ou le droit de dissolution ? Si l'Assemblée nationale demeure une chambre d'enregistrement, qu'allons-nous faire ici toute la semaine ?

M. Bernard Derosier : Permettez-moi un préalable, eu égard aux sourires qui animent les visages de certains de mes collègues : bien que député, président de conseil général et maire d’une commune de moins de 20 000 habitants, je suis pour la limitation du cumul. La preuve en est que j’ai voté en faveur de la loi de 1985.

Cela étant, j’ai écouté nos éminents professeurs nous livrer leurs réflexions, et notamment M. Gicquel nous dire que la limitation du cumul était nécessaire. Mais je n’ai pas entendu de sa part d’autres raisons à cette nécessité que celle de résister aux technocrates. S’il en existe d’autres, je lui demanderais de me préciser lesquelles.

M. Guy Carcassonne ne se contredit-il pas lorsque, d'une part, il dit que ce qui manque au Parlement, ce ne sont pas les pouvoirs mais la volonté de les exercer, et que, d'autre part, il approuve, me semble-t-il, l'emploi par Louis Mermaz de l'expression « chambre d'enregistrement » ? Est-il vraiment convaincu que la Constitution de 1958 donne suffisamment de pouvoirs à l’Assemblée ? Je ne demande pas qu’on en revienne à la quatrième République, que je n’ai connue qu’à travers les livres d’histoire, mais ne faudrait-il pas commencer par une révision constitutionnelle ?

L’absentéisme que l’on déplore trop souvent n’est pas la conséquence du cumul des mandats. La preuve en est que ceux qui cumulent ne sont pas les moins assidus à l’Assemblée. Il s'explique plutôt par le sentiment qu'éprouvent les députés de ne pas être réellement en mesure d’influencer les événements, l’exécutif et sa technostructure disposant de tous les pouvoirs.

Je me suis senti plus en accord avec M. Hubert Hubrecht, en particulier lorsqu’il a observé que la décentralisation justifie la limitation du cumul des mandats. J’aurais aimé que soit davantage soulignée la nécessité d'une réforme de l’organisation administrative et politique de notre pays, qui avec ses 36.000 communes et ses 100 départements, conserve un dispositif qui remonte à la Révolution française.

En ce qui concerne le Sénat, je crois qu’il existe là aussi un véritable problème. Aujourd'hui M. René Monory part en guerre contre les projets du Gouvernement. En d’autres temps, c'est un Président de la République qui s’était, d’une certaine façon, attaqué sans succès au Sénat. Le peuple, qui est souverain, pourrait être appelé à dire ce qu’il pense d’une assemblée aussi conservatrice. J’aimerais connaître le point de vue des universitaires sur ce sujet.

J’en termine par M. Jean-Michel Blanquer qui a précisé d’emblée qu’il avait sur la question des positions radicales. Il parle d'égalité devant le suffrage universel. Certes. Mais les candidats aux élections sont tous différents. Comment concrètement empêcher que l'un soit dans une position privilégiée par rapport à l’autre ? C'est aussi cela la démocratie ! Elle permet à chacun d’être candidat à des élections sans restriction, au contraire de ce qu’envisageait M. Jean-Michel Blanquer. Je n’ai d’ailleurs entendu aucun intervenant souligner que nous sommes dans une démocratie représentative, que le peuple y est souverain et qu'il a la capacité de ne pas voter pour un cumulard.

M. Jean-Michel Blanquer a parlé aussi d'un meilleur contrôle des revenus publics. Les élus ne sont pas les seuls à se trouver à cet égard dans une situation de cumul. Dans notre pays un certain nombre de personnes cumulent des revenus au titre de plusieurs activités. Que je sache, les universitaires ne sont pas obligés d’abandonner leurs fonctions quand ils deviennent parlementaires. Certains sont à la fois professeurs de médecine et médecins dans un C.H.U. Sans parler des universitaires qui sont par ailleurs conférenciers internationaux, qui écrivent des rubriques dans les journaux... Bref, il y aurait là également matière à réfléchir.

M. Dominique Bussereau : Je me limiterai à quatre questions.

La première concerne le statut de l’élu, mais aussi celui du post-élu, parce qu'il existe, heureusement, une vie après le mandat.

La deuxième vient d’être abordée par Bernard Derosier, c'est celle du cumul dans la vie professionnelle. J’ai toujours été pour ma part choqué qu’on puisse être à la fois législateur et, quelques heures après, avocat, et pouvoir défendre ou attaquer la loi que l’on a discutée précédemment. Il y a là un conflit d’intérêts et je prends cet exemple sans bien sûr douter de la déontologie de mes collègues avocats.

Dans le même ordre d'idées, l'existence de passerelles entre la fonction publique et la fonction parlementaire fait que la critique de M. Carcassonne sur la résistance à la technocratie est particulièrement mal venue. Doit-on maintenir la possibilité d’être fonctionnaire et député ? Doit-on démissionner de la fonction publique, dès le premier mandat ou à partir du second ? Doit-on le faire pour toutes les fonctions, aussi bien pour le cantonnier que pour le directeur départemental de la D.D.E. ?

Qu’en est-il enfin du cumul des fonctions électives et des fonctions électives non publiques ? La France est un pays où existent une multitude d’associations, de présidences de chambres de commerce, de chambres des métiers et d’autres organismes similaires dont la plupart vivent de fonds publics. Est-il possible de concilier ces fonctions avec un mandat électif ?

Mme la Présidente : La question des cumuls hors de la sphère élective se pose, en effet. Mais elle ne doit pas être traitée à poids égal avec celle qui est tout de même au cœur de notre réflexion sur les institutions politiques, c’est-à-dire le cumul des fonctions électives. Car le mandat électif est celui qui nous investit d’une responsabilité devant la nation et devant le peuple. Le problème des autres incompatibilités doit, à mon sens, être traité de manière spécifique.

M. Jean-Antoine Léonetti : Je voulais insister sur la manière dont est vécu le problème du cumul des mandats, non par les cumulards – dont je suis, puisque je suis député et maire – mais par les médias. Je remercie notre rapporteur d'avoir insisté sur le fait que les élus qui cumulent ne sont pas des coupables. Tout d'abord parce qu'ils respectent la loi. Ensuite parce qu'ils ont reçu leurs mandats du peuple. Ils n'ont donc pas à en rougir ou à en avoir honte.

Le non-cumul est présenté de façon anormale au grand public, comme une moralisation et une transparence de la vie publique. C'est une manière de laisser penser à nos concitoyens que les élus cumulent l'argent et le pouvoir. Or, à bien examiner la réalité, un plafonnement a été mis en place, et il serait trop simple – si le problème est celui du cumul de l'argent – de limiter la réflexion à l'instauration de la règle de l’indemnité unique.

Lorsque la population demande à son maire d’être député – et, généralement, il est plus facile d’être député quand on est déjà maire – elle est consciente de lui donner un pouvoir supplémentaire pour la défendre localement. Telle est la réalité ! Ainsi, lorsque j'étais maire en 1995, époque où le Gouvernement était de la même couleur politique que la mienne, je n'ai pratiquement jamais été reçu par un ministre. Or, alors que je fais désormais partie de l'opposition, le député que je suis rencontre beaucoup plus facilement un ministre pour évoquer des problèmes locaux. On est donc obligé de considérer qu'à l'heure actuelle, le cumul permet à un maire de défendre plus facilement sa commune.

La disponibilité est un faux problème. Comme on l'a déjà souligné, les parlementaires qui détiennent un mandat local sont bien souvent ceux qui sont les plus présents à l’Assemblée. Et j'ajouterai même que ceux d’entre nous qui n’exercent aucun mandat local sont contraints d'être présents sur le terrain pour pouvoir être réélus députés. Comment serait réélu un parlementaire qui n'aurait aucun mandat local et qui ne vivrait jamais dans sa circonscription ?

Au nom de la transparence, nous assistons à une immense hypocrisie. Les gens qui, la main sur le cœur, sont les plus « anti-cumul », sont souvent ceux qui se présentent à des élections locales alors qu'ils sont ministres, et parfois même, les premiers d'entre eux. Or, il me semble que la meilleure façon de réconcilier la population avec les parlementaires, c'est de donner l'exemple en ne s'exposant pas à une situation de cumul.

La question du cumul est essentielle parce qu’elle est liée à toute une série d’autres problèmes. Ainsi, on ne peut se pencher sur le cumul des mandats sans s’interroger sur le statut de l’élu. Est-il utile de rappeler que le maire d'une grande ville touche à peu près un sixième des indemnités d'un parlementaire ? Est-il scandaleux de le rappeler ? Tant que ce problème ne sera pas résolu, la question du cumul sera viciée à la base.

Par ailleurs, sommes nous en régime parlementaire ? Je n'en ai pas l'impression. L'évolution vers un régime où le Parlement disposerait d'une force de proposition et de décision plus importante justifierait que les parlementaires soient libérés de certaines obligations locales. Or, dans l'état actuel des choses, j'ai le sentiment que je m'ennuierais un peu si je n'étais que parlementaire.

Certains ont mis en avant la question de la durée du mandat. On ne fera pas l’économie d’une interrogation sur la durée du mandat de neuf ans des sénateurs dont on ne comprend pas réellement l’utilité. En revanche, nous aurions, de l’autre côté, des députés qui, menacés par une dissolution toujours possible, seraient à la recherche d’une implantation locale sans mandat local. On risque de créer des situations extrêmement néfastes, contraires aux principes que l'on veut imposer : ceux d'égalité, de disponibilité, d'ouverture et de transparence.

Enfin, je ne suis pas convaincu, comme cela a été évoqué, que la fin du cumul des mandats ouvrira de nouveaux horizons aux femmes dans le monde politique. En revanche, je constate que certains députés, lorsqu'ils sont frappés d'inéligibilité, choisissent souvent leur épouse pour les représenter. La meilleure façon de cumuler, serait ainsi de cumuler conjugalement, et nous pourrions voir certaines épouses d'anciens parlementaires devenir maire ou député.

Mme la Présidente : Ce dernier thème me concerne tout particulièrement, et j'espère que les réformes que nous allons mettre en œuvre n'apporteront pas des réponses aussi dérisoires que la solution de rechange de l'épouse, remplaçant son mari inéligible. Les femmes ont d'autres qualités à mettre en avant pour leur entrée dans la vie politique.

M. Gérard Gouzes : Plus j'entends parler de la question du cumul, plus je suis perplexe. Si l'on suit à l’extrême les arguments exprimés par certains de nos collègues, nous aboutirons, par des amendements successifs, à la suppression des communes – j'ai cru comprendre, en effet, que s'il n'y avait pas de communes, il y aurait moins de cumulards – et même à la disparition de la Constitution de 1958. Il faut aussi poser le problème du statut de l’élu. On peut évoquer la suppression des cumuls entre certaines professions, notamment libérales, et les mandats électifs. Que signifierait une telle réforme si n’était pas adopté un statut de l’élu qui permette aux députés non réélus de ne pas devenir « RMIstes » à l’issue de leur mandat, situation que personne, évidemment, ne souhaite.

Il convient donc de revenir à l'essentiel : pourquoi parle-t-on autant de cette affaire des cumuls ? Il y aurait un malaise dans notre système politique. Un renforcement de la crédibilité et la modernisation de notre vie politique serait, dit-on, demandés par des citoyens qui doutent de notre capacité à répondre à leurs attentes. Dans cette perspective, je ne crois pas que le cumul soit le seul problème. Nos concitoyens attendent avant tout de notre part une capacité d’écoute, de dialogue. Fort logiquement, ils souhaitent que des élus connaissant le terrain puissent répercuter leur parole au plan national.

Certes, il existe des situations de cumul – non de mandats, mais de fonctions – qui soulèvent des difficultés. On peut s'interroger, à juste titre, sur le cumul de présidences d'exécutifs régionaux, départementaux et de grandes villes, sur le cumul d'un mandat de député européen avec un mandat législatif national. Toute une série d'incompatibilités doit également être mise en œuvre. Mais nous devons constamment garder une notion simple à l’esprit, celle de l’équilibre. Nous n’atteindrons pas les objectifs poursuivis si nous n’intégrons pas aussi l’idée qu’il s’agit là d’une exception culturelle française. On ne peut pas s’en libérer du jour au lendemain. C’est pourquoi nous devrons avancer prudemment. Déjà, depuis 1985, des progrès ont été réalisés. On ne peut pas cumuler plus de deux mandats et les cumuls d’indemnités n’existent pas ou sont limités.

Nous devons progresser dans cette matière sans pour autant tomber dans des situations invraisemblables, ridicules ou grotesques. C'est la raison pour laquelle je demande aux professeurs qui, certes, parlent bien en théorie, d'intégrer davantage la volonté des citoyens qui souhaitent être mieux représentés. Au final, ce sont toujours eux qui décident. On peut d'ailleurs constater qu'à l'occasion de ces élections cantonales ou régionales, beaucoup de cumuls se sont accentués. Il s'agit bien, dans un contexte pourtant défavorable au cumul, d'une décision des électeurs.

Mme la Présidente : Nos invités souhaitent sûrement réagir à cette moisson de questions.

M. Guy Carcassonne : Toute la discussion montre bien que, pour reprendre une formule déjà utilisée, lorsqu'on tire sur l'écheveau, l'ensemble de celui-ci est conduit à se dérouler. De fait, en abordant le sujet des institutions par le vecteur du cumul, toutes sortes de questions s'enchaînent. Ma crainte vient précisément de l'accumulation des problèmes à régler. Face à cela, on risque de préférer ne pas s’engager dans un processus aussi long, aussi compliqué et qui appellerait autant de réformes consécutives.

Or, c'est précisément parce que la fin du cumul entraînera nécessairement de nombreuses évolutions qu'il faut la décider aussi rapidement que possible. Le reste suivra fatalement. Il faut toujours se méfier des mécaniques bien connues, selon lesquelles le mieux étant l'ennemi du bien, on retarde le bien pour des générations et des générations, faute de pouvoir accomplir le mieux.

Bien que nous soyons unanimes à dénoncer le cumul des mandats, il n’y a – de notre part – aucune condamnation des cumulards. Lorsque j'ai affirmé que le cumul était politiquement obligatoire, c'était en exonérant de toute responsabilité, à plus forte raison de toute culpabilité ceux qui sont conduits, politiquement, à y céder.

Cela dit, je vous prie de nous épargner l'argument selon lequel le cumul est une décision des électeurs. Je réagis immédiatement aux propos de M. Gérard Gouzes. Imaginons un instant que je sois à la fois électeur socialiste et administré de Marmande. Au moment des élections législatives, quel sera mon choix ? Je suis hostile au cumul, donc il faudrait que je vote R.P.R. ?... C'est évidemment absurde. Les électeurs n'ont aucun choix ! Ils sont contraints, sauf à trahir leurs convictions, de voter pour le candidat qui représente leurs opinions, bien que celui-ci, par ailleurs, détienne déjà un mandat, ce qu'ils ont le droit de critiquer. De grâce, épargnons-nous l'argument du choix des électeurs puisque ce choix est dicté et contraint.

Epargnons-nous également – et je ne voudrais être désobligeant pour personne – l'argument de la réélection selon lequel, grâce au cumul, on dispose d'une présence locale, d'une meilleure connaissance du terrain qui favorise la réélection. Si tel était le cas, aucun cumulard ne perdrait jamais une élection. Si tel était le cas, ces majorités composées de députés si bien formés seraient constamment reconduites. Or, c'est loin d'être vrai. J'observe d'ailleurs cette autre singularité française où toutes les majorités sortantes ont perdu les élections depuis 1978, bien que composées de cumulards, alors qu'à l'étranger, où ces pauvres députés ne cumulent pas, et donc connaissent beaucoup moins bien le terrain et les aspirations de la population, les majorités sont reconduites deux, trois, quatre fois, toutes choses que nous ne parvenons pas à réaliser en France.

S'agissant de l'Assemblée nationale, l’un d’entre vous a confié qu’il craignait de s’ennuyer s’il n’était que député. Certains estiment même que le seul moyen de sortir de l’ennui serait de se livrer à la polémique, aux disputes, éventuellement aux rixes qui, fatalement, finiraient par se produire dans une Assemblée où seraient effectivement présents 577 membres. Là encore, il n'est que de regarder ce qui se passe à l’étranger ! Les députés britanniques à la Chambre des communes sont extrêmement présents, ils ne s'ennuient pas et ils ne cèdent pas, non plus, à la violence... Les députés au Bundestag sont massivement présents, eux aussi, au point même de devoir hacher leurs discussions avec leurs collègues étrangers pour aller voter. Eux non plus ne s'ennuient pas.

Alors, vient immédiatement la réplique : « C’est parce qu'ils ont des pouvoirs ! » Mais quel pouvoir ont-ils que n'aurait pas le Parlement français ? Peut-on m'en citer un ? Je n'en demande pas dix, mais un seul.

M. Gérard Gouzes : Ils fixent leur ordre du jour !

M. Guy Carcassonne : Mais les députés français ont la maîtrise d'une séance par mois pour les propositions de loi. Par ailleurs, dans les régimes de parlementarisme majoritaire, peu importe qui prépare les textes, peu importe qui établit l'ordre du jour puisque tout se fait de manière plus ou moins négociée entre le Gouvernement et sa majorité, tout en essayant de respecter un tant soit peu l'opposition. La différence ne réside pas dans les pouvoirs des uns ou des autres, mais tout simplement dans le fait qu'en Grande Bretagne comme en Allemagne – et je pourrais ajouter en Espagne – les groupes parlementaires sont suffisamment présents, donc persuasifs et puissants, pour amener le Gouvernement à tenir compte de leurs exigences et à ne pas les traiter comme quantité négligeable. C’est ici que réside la véritable différence ! Hormis cela, vous ne trouverez pas un pouvoir que les Parlements étrangers aient en plus de ceux dont dispose le Parlement français. J'irai même plus loin. Le Parlement français pourrait assumer toutes sortes de tâches qu'assument les Parlements étrangers. Chacun connaît l'exemple de la commission des finances britannique, la plus vieille commission parlementaire. Quel est l'essentiel de sa fonction ? Traquer partout – majorité et opposition confondue – les dépenses stupides et inutiles. Evidemment, tout le monde y gagne, et ses avis sont très respectés. Je prétends qu'avec une commission de ce type, jamais des choses comme le scandale du Crédit lyonnais ne se seraient produites. Je cite cet exemple, mais on pourrait en mentionner beaucoup d'autres. Est-ce là quelque chose d'indigne pour des parlementaires ? Sont-ce là des fonctions qui ne méritent pas leur attention ? Est-ce totalement extérieur au mandat qui leur a été confié par les Français ? Personnellement, je ne le pense pas.

Je ne crains donc pas le risque de l'ennui pour des députés qui seraient présents. Je trouve même que dans une semaine parlementaire bien organisée, pour des députés ayant cessé de cumuler, il serait sage qu'ils puissent passer trois jours par semaine à l'Assemblée nationale et qu'à cette occasion, on rétablisse, on revivifie, on ressuscite le mécanisme de sanctions financières prévu par le règlement. Le reste du temps, ils pourraient travailler dans leurs circonscriptions. D'ailleurs, le mode de scrutin majoritaire, uninominal à deux tours garantira toujours la persistance du lien entre eux-mêmes et leurs électeurs.

M. Mermaz a évoqué l'aspect chambre d'enregistrement. Une simple approche statistique sommaire fait apparaître que chaque article législatif est modifié, en moyenne, par 2,5 amendements. Contrairement à ce que l'on croit, et parfois même à ce que les députés eux-mêmes croient ou font croire, il existe une vraie différence entre les projets de loi déposés et les lois adoptées.

M. Louis Mermaz : Elles sont modifiés à la marge !

M. Guy Carcassonne : En effet, cette différence porte souvent sur des aspects marginaux. Deux raisons, l'une noble et l'autre critiquable, l'expliquent. Une solidarité politique lie, bien évidemment, la majorité et le Gouvernement. C'est la raison noble selon laquelle la dite majorité n'estime pas être là pour gêner le Gouvernement. Mais il existe une raison beaucoup plus discutable : deux, trois ou cinq députés présents en séance voient finalement – faute de motivation, de certitude sur leurs compétences, faute d'avis sur ce que pensent véritablement les membres de leur groupe – leur volonté collective s'incliner devant celle de n'importe quel membre d'un cabinet ministériel à tendance autoritaire. Vous avez tous connu ces situations. Personnellement, j'en ai souvent été témoin, y compris dans des conditions scandaleuses. Je suis profondément parlementariste et j'ai toujours été indigné par ce phénomène qui amène les parlementaires à s'incliner. S'ils étaient 30, 40, 50, à plus forte raison 200 au lieu d'être 5 ou 10, le résultat serait différent. M. Louis Mermaz rappelait à juste titre le fait que ce ne sont même pas ceux qui ont participé aux débats qui prennent la décision finale parce qu'ils sont tous sollicités ailleurs. Tout cela est désastreux !

M. Léonetti a parlé de la moralisation. Voilà des années que j'écris contre le cumul et dans aucun de mes écrits, on ne trouvera le mot « moralisation », car effectivement, ce n'est pas le sujet. Il n'y a rien d'immoral à cumuler. Mettre fin au cumul, ce n'est donc pas complaire à une opinion qui exigerait un souci de moralité : c'est rendre l'administration des collectivités locales et, surtout, l'Assemblée nationale plus performantes, car le cumul est source de dysfonctionnements.

S'agissant de la distinction entre sénateurs et députés, j'ai déjà souligné que le cumul était une singularité française, à mes yeux absurde, uniquement pour les députés. A l'étranger, certains sénateurs cumulent. Les Chambres hautes, par essence – et je pense évidemment au Bundesrat allemand – sont composées d'élus locaux. En France, le Sénat est constitutionnellement le représentant des collectivités territoriales de la République. Que des élus locaux y siègent ne me pose aucun problème. En limitant l'interdiction du cumul aux seuls députés, on favoriserait les chances d’adoption du projet de loi organique en termes conformes par les deux assemblées, comme cela doit l’être.

En outre, on opérerait simultanément la revalorisation des deux assemblées, en donnant à l'Assemblée nationale des députés qui rempliraient complètement leur rôle et en provoquant au Sénat un renouvellement dont on sait qu'il sera massif. Qu'un élu local ne veuille pas renoncer à la collectivité qu'il gère et ne veuille pas non plus renoncer à toute présence parlementaire ne me choque pas. Les portes du Sénat lui seront alors ouvertes. Par la même occasion, on assistera sans doute à un rajeunissement et une vivification bien venus du Sénat.

Pour le reste, l'Assemblée nationale – nous connaissons tous les ambitions légitimes de ceux qui y siègent – demeurera comme elle l'est partout à l'étranger, le vivier de recrutement des membres du Gouvernement, le lieu où le travail législatif s'accomplira de la manière la plus déterminante. Une fuite de tous les cerveaux qui quitteraient l'Assemblée nationale pour se précipiter vers le palais du Luxembourg me paraît donc bien improbable.

Pour des raisons constitutionnelles, personne d'autre que vous, à l'exception du Président de la République, ne représente le peuple : dans la Constitution, il y a 578 représentants du peuple : le Président de la République et les députés. Les sénateurs n'ont pas la même fonction et ne représentent que la Nation. Tirer les conséquences de cette différence ne me choquerait donc pas.

M. Jean Gicquel : Tout d'abord, je voudrais que ma position soit claire : je considère que le cumul n'est pas en soi condamnable, et il me semblerait raisonnable qu'un parlementaire puisse continuer à exercer un mandat local.

D’un point de vue plus technique, le président Mermaz faisait allusion au problème important du découpage des circonscriptions électorales. Effectivement, sous une question d’apparence anodine, c'est le principe de l'égalité de tous devant la loi électorale, tel qu'il résulte notamment de l'article 3 de la Constitution, qui est posé. Je rappellerai simplement qu'il appartient au législateur que vous êtes d'en tirer les conséquences le moment venu, en indiquant que le Conseil constitutionnel, en 1985, a posé un principe général selon lequel les circonscriptions doivent être découpées sur une base essentiellement démographique. Il est des départements dans lesquels il existe encore aujourd'hui des enclaves au sein de cantons. Je pense en particulier au département de l'Aube. Mais il y en a certainement d'autres. C'est au législateur de prendre les mesures appropriées.

Ensuite, et pour répondre à M. Derosier, je voudrais rappeler que, si je suis partisan d'une limitation du cumul, ce n'est pas uniquement pour lutter contre la technocratie – car je considère qu'un élu du peuple a une légitimité qu’on ne saurait comparer avec le savoir d'un technocrate – mais aussi pour restituer au parlementaire sa qualité de représentant de la Nation. Je ne voudrais pas être désagréable, messieurs les parlementaires, mais il est bien vrai que les électeurs considèrent à tort le député comme un élu local, et que c'est en fonction de ses résultats sur le plan local qu'il sera apprécié, et notamment qu'il sera reconduit ou éconduit.

Il faut rappeler également, que lorsque certains parlementaires connaissent quelques faiblesses (pour utiliser un délicat euphémisme) ou sont mis en examen (pour être plus clair), ce n'est pas tant, évidemment, en leur qualité de parlementaires mais bien souvent en tant qu'élu local. Il s’agit donc aussi, en quelque sorte, de sauver les parlementaires contre eux-mêmes. Au final, la limitation à l'exercice d'un seul mandat me semblerait aller dans le sens d’une restauration du caractère national de la fonction parlementaire.

En ce qui concerne le Sénat, je rappellerai au passage – puisque ce point a été évoqué par M. Guy Carcassonne, que le Bundesrat est composé des ministres en exercice des Länder, c’est-à-dire de membres du pouvoir exécutif local et non d’élus, ce qui fait que la comparaison entre notre Assemblée et la chambre allemande ne me paraît pas fondée. Pour le reste, je crois effectivement qu’une loi organique est nécessaire, et qu’elle peut être considérée comme relative au Sénat. Dans ces conditions, un accord devra être trouvé nécessairement entre les deux assemblées.

Faut-il considérer que l'on pourrait admettre pour les députés un régime de limitation dont les sénateurs seraient affranchis ? Sur le plan des principes, effectivement, on peut raisonner de la sorte. Mais, politiquement, je ne peux pas imaginer un seul instant que votre assemblée accepte pour ses membres un statut inférieur à celui des sénateurs, d’autant plus que cette infériorité existe déjà en ce qui concerne le pouvoir d’initiative au regard de l’article 40 de la Constitution. Nous savons fort bien que le Conseil constitutionnel a rendu le même jour deux décisions parfaitement contradictoires, en considérant que l'article 40 s'imposait à l'Assemblée nationale, mais ne s’appliquait au Sénat qu’à titre facultatif. Si les députés vivent déjà très mal cette différence de statut par rapport à leurs collègues sénateurs, que diront-ils demain, s’ils sont les seuls à devoir subir une césure complète entre fonction nationale et fonction locale ? Je crois donc que le Parlement tout entier est concerné par une limitation du cumul. Politiquement, un traitement différent ne serait pas acceptable, et vous ne l’accepterez pas.

Pour conclure, j’ajouterai que, si par ailleurs une réglementation du cumul des mandats me paraît être utile, c’est aussi parce qu’un régime d'incompatibilités est supérieur à un régime d'inéligibilités. Dans le premier cas il appartient à l'élu de choisir, tandis que dans le second on fait obstacle à ce qu'il soit candidat. L'incompatibilité va dans le sens du libre choix des parlementaires.

Faut-il alors s’inquiéter d'une Assemblée nationale au sein de laquelle ne siégeraient que des députés qui n'auraient plus aucun mandat local ? Je n'aurai pas la cruauté de dire que l'absentéisme est une condition minimale à un bon travail parlementaire, ce dont votre commission est pourtant la preuve la plus éclatante : on sait que c'est dans le cadre d'une commission que le travail le plus fécond et le plus sérieux s'effectue. Je ne voudrais pas être irrévérencieux pour la Représentation nationale, mais la séance publique, en comparaison, a un petit goût de « réchauffé ». On y reproduit à l’identique ce qui a déjà été dit en commission. Finalement, l'absentéisme, à condition bien sûr qu'il ne revête pas un caractère excessif, me paraît être une condition presque normale d'un bon travail parlementaire.

Mme la Présidente : Je voudrais indiquer simplement que notre Règlement définit les conditions dans lesquelles s’effectue le travail parlementaire. Il nous permet de ne pas nous absenter trop longtemps de nos circonscriptions, puisque les travaux de l’Assemblée sont organisés sur trois jours de la semaine. Il reste donc quatre jours pour exercer sa responsabilité au plan local.

M. Hubert Hubrecht : Je souhaiterais revenir d’abord à l’idée selon laquelle il existerait en France une culture du cumul. Plusieurs d'entre vous ont souligné que le problème était complexe, parce qu’il ne concernait pas uniquement les parlementaires, les élus, mais qu’il relevait sans doute d’une exception française, d’une culture du cumul que l'on observe à maints endroits : dans l'Université, dans les conseils d'administration des entreprises privées ... Je crois que cette culture existe et qu’elle ne disparaîtra pas le jour où on l’aura interdite. On verra sans doute apparaître des effets pervers, des tentatives, de la part de certains, d’éviter une limitation complète. On peut craindre, par exemple, la pratique des prête-noms. Je ne partage pas l’optimisme de mon collègue Guy Carcassonne, qui estime que lorsque les sénateurs pourront continuer à cumuler alors que les députés ne le pourront plus, personne ne sera tenté de partir au Sénat. Je n’en suis pas si certain du fait même de l’existence de cette culture du cumul.

Sur la base de ce raisonnement, je dirai que la question du Sénat peut s’interpréter de deux manières. On peut l’appréhender en se disant qu’il ne faut pas remettre en discussion le Sénat, la dernière tentative ayant échoué en 1969 dans les circonstances que l’on sait. Il faudrait alors raisonner à droit constant, c'est à dire sans rien changer du mode d'élection de la haute assemblée ou de ses pouvoirs. Dans cette hypothèse, il me paraît évident que la règle du non-cumul doit s’appliquer aux deux assemblées. On ne peut pas admettre qu'à droit constant, le Sénat soit autorisé à cumuler quand l'Assemblée nationale ne le pourrait pas.

Inversement, ne faudrait--il pas saisir l'occasion de réfléchir à ce que peut être la place du Sénat dans un Etat moderne, décentralisé, ce qui n'était pas le cas en 1958 puisque l’organisation des pouvoirs était différente ? Ne pourrait-on se poser la question de ce que doit être une deuxième chambre dans un système décentralisé ? Pourquoi ne pas alors s’inspirer du Bundesrat, par exemple ? Ne pourrait-on décider que certains chefs de l'exécutif de grandes villes, régions, départements, siégeront obligatoirement au Sénat ? Le cumul serait donc ainsi obligatoire. Mais cette hypothèse impose un préalable : le mode d'élection devrait être tout à fait différent, et rompre avec un système de représentativité non démocratique, que tout le monde s’accorde à trouver caricatural. Peut-être faudrait-il aussi modifier les pouvoirs du Sénat, et donner en toutes circonstances le dernier mot à l'Assemblée nationale.

Je ferai une autre remarque, qui rejoint celle formulée par Guy Carcassonne. Cette réforme est de nature à soulever un nombre important de problèmes. Il ne faut pas partir du principe qu’on les résoudra tous simultanément. Il faut s'attacher, au contraire, à la logique « incrémentaliste », qui a été celle des réformes de la décentralisation, et se dire qu'on apporte une pierre de plus à un édifice qui sera amené à évoluer par la suite. La seule question qui me paraît devoir être réglée rapidement, c'est celle du statut de l'élu. C’est une nécessité vis-à-vis des citoyens, une exigence de communication démocratique, sur ce qu'est la politique, ce qu’elle a de noble, en dépit de ce que d’aucuns peuvent en dire.

M. Jean-Michel Blanquer : Il me semble effectivement que la démarche empirique est préférable à la démarche stratégique, même si elles ne sont pas tout à fait incompatibles. On peut fort bien commencer à réfléchir aux conséquences à long terme de ce que vous voterez.

Il est apparu, dans un certain nombre d'interventions, que la réforme en cours aurait un impact sur la durée des mandats. Pour établir une réelle lisibilité à l’attention des citoyens, ce qui est tout de même l'un des grands objectifs de cette réforme, il faudrait arriver à ce que certaines élections puissent avoir lieu le même jour ou, en tout cas, qu'il y ait une régularité et peut-être une plus grande homogénéité dans la durée des mandats. La réglementation du cumul des mandats s’inscrirait ainsi dans une réforme plus globale, qui pourrait comprendre aussi une modification de la durée du mandat présidentiel. La durée des mandats, la date des élections, la taille des circonscriptions, tous ces problèmes vont se poser parallèlement à celui de la limitation du cumul des mandats. C’est aussi le cas de la question du statut de l'élu. S'il y a apparemment un sujet qui fait l’unanimité, il s’agit bien de celui-là. Le statut de l'élu permettra d'accompagner cette limitation et de définir ce qu’est un élu dans une démocratie.

Comme l'a souligné Mme la Présidente, il ne faut pas confondre la question du cumul et celle des incompatibilités en matière professionnelle. Elles ne sont pas de même nature. Cumuler une fonction professionnelle avec un mandat d'élu peut être une bonne chose : cela permet de connaître des réalités de terrain, surtout dans le cas des mandats locaux.

S'agissant du Sénat, et c'est là mon seul point de désaccord avec Guy Carcassonne, une solution pourrait être de définir un seuil pour l’interdiction du cumul entre les mandats de maire et de sénateur. On pourrait, à cet égard, s'inspirer de la solution italienne. On a beaucoup parlé du Bundesrat précédemment qui, ne serait-ce que parce que l’Allemagne est un Etat fédéral, présente des caractéristiques particulières ; dans le cas du Sénat italien ou de la chambre italienne, ce sont les maires des communes de plus de 20 000 habitants qui ne peuvent pas cumuler leur mandat avec un mandat parlementaire. Or, comme les sénateurs français sont pour la plupart maires de communes de moins de 20 000 habitants, la mise en place d’un tel seuil pourrait être une façon d'obtenir leur accord et donc de définir un régime valable aussi bien pour les sénateurs que pour les députés. Evidemment le seuil peut faire l'objet de discussions mais 20 000 me paraît être un chiffre assez raisonnable.

Sur la question de la légitimité du cumul, Guy Carcassonne a présenté les meilleurs arguments, mais je voudrais en ajouter un. Quand on fait des enquêtes auprès de la population en demandant : « Est-ce que vous êtes pour ou contre le cumul des mandats ? », nos concitoyens répondent qu'ils sont contre, à des majorités très fortes. Mais si on leur demande : « Voulez-vous que votre maire soit aussi parlementaire ? », alors ils répondent également « oui » en grande majorité. Il y a deux façons d'interpréter cette contradiction : la première est de dire qu'ils sont concrètement pour le cumul des mandats et abstraitement contre. L'autre est d’y voir une illustration de l'inégalité qu'instaure le cumul des mandats. En tant que citoyens les gens sont contre le cumul des mandats, parce qu'ils sont capables de s'élever à l'intérêt général. En revanche, en tant que personnes vivant dans une commune déterminée, ils savent bien que le cumul va avantager leur élu, et donc leur commune. Bien entendu cette deuxième interprétation me paraît la meilleure. Cela prouve que certes le cumul des mandats a des avantages subjectifs, mais des inconvénients objectifs incontestables en termes d'égalité.

M. Richard Cazenave : Je voudrais d'abord rappeler que le général de Gaulle s'est déjà essayé à réformer le Sénat. Le 27 avril 1969, j'étais de ceux qui défendaient sa réforme. Nous avons été battus.

En ce qui concerne les seuils, il est complètement fallacieux, si c'est la disponibilité qui est recherchée, de faire une distinction entre communes de moins et plus de 20 000 habitants. En effet, il est beaucoup plus facile de cumuler des fonctions quand on est maire d'une grande ville que quand on est maire d'une petite ville, parce que, dans le premier cas, l’on dispose de toute une armada de collaborateurs, mais aussi d'adjoints qui ont la capacité politique de gérer la vie locale. Ces seuils ne sont donc, à mon avis, pas du tout adéquats. De même, je ne comprends pas comment on peut faire une distinction entre intercommunalité à fiscalité directe ou indirecte, si là aussi c'est la disponibilité qui est recherchée. Je ne vois pas ce qui justifie cette distinction.

Je crois qu’il est important, tout en allant dans le sens du non-cumul, de bien évaluer les conséquences des décisions que nous serons amenées à prendre. Quels sont les effets pervers que l'on constate éventuellement dans d'autres démocraties ? Quelles sont les critiques adressées à la représentation nationale de ces pays ? Pouvons-nous les mettre en balance avec celles qui sont faites à l’égard de notre système représentatif ? Je pense qu'il serait intéressant que nous ayons, au sein de notre commission, une vision très éclairée des avantages et des inconvénients de l’interdiction du cumul telle qu’elle se pratique ailleurs. Car ne croyons pas que le système parlementaire canadien, qui ne connaît pas de cumul, dans lequel le député n'est que député, soit exempt de dérives, ne soit pas l’objet de critiques véhémentes. Je suis de ceux qui sont partisans d'aller fortement dans le sens du non-cumul, mais il ne faut pas y aller en aveugle.

Un autre problème qui me paraît fondamental est celui de l'égalité. On ne traitera pas la question du cumul si l’on ne traite pas la question de l'égalité d'accès aux responsabilités publiques. On a évoqué le cas des fonctionnaires et des professions libérales. Ils peuvent effectivement conserver soit un filet de sécurité et la progression de leur carrière, soit une activité parallèle. Mais qu'en est-il des salariés du privé ? Quelle est la représentation aujourd'hui, dans cette assemblée, des salariés du privé ? Des cadres ? Où sont-ils ? N'y a-t-il pas là une inégalité fondamentale dans notre système représentatif ? On doit donc traiter le problème de l'égalité d'accès, mais aussi celui de l'égalité de sortie de la vie politique. Pourquoi, en effet, un certain nombre de parlementaires sont-ils tentés de se maintenir coûte que coûte à leur poste, et parfois de faire des concessions importantes au regard de leurs convictions ? C'est parce qu'ils sont tenaillés par l'angoisse de se retrouver sans rien. Tout à l'heure M. Gérard Gouzes parlait du R.M.I., en exagérant peut-être quelque peu, mais il n’en existe pas moins là une inégalité fondamentale.

L’inégalité concerne aussi l'exercice du mandat. Je suis en désaccord avec M. Guy Carcassonne quand il dit que les électeurs n'ont pas le choix et que, si on leur présente un cumulard, ils vont voter pour lui parce qu'ils ne veulent pas renier leurs engagements politiques. Mais si l’on vous donne à choisir, au sein du parti socialiste, entre un cumulard et un non-cumulard, vous choisirez un cumulard, parce qu’à travers sa capacité d'influence sur les projets, son rayonnement, il va apporter à ses électeurs quelque chose de plus. Il y a inégalité parce qu'entre un parlementaire qui peut exercer parallèlement un mandat local, d'intercommunalité par exemple, et un autre, le premier disposera d’outils, de collaborateurs, de moyens de communication, de thèmes sur lesquels faire valoir son action, de la possibilité d'inviter des gens pour les rencontrer. On dira qu'il est très présent parce qu'il aura pu voir mille personnes d'un coup autour d'un sujet donné. Que peut faire un parlementaire qui ne dispose pas de ces moyens ? Il doit remuer ciel et terre pour rencontrer ses administrés. Je suis convaincu que le principe d'égalité doit être au cœur de nos réflexions. Sans cette exigence, la réforme ne pourra pas être satisfaisante.

M. René Dosière : Trois de nos intervenants sont contre le cumul, alors que l’un d'entre eux y semble plutôt favorable. Cette proportion est sensiblement différente de celle que l'on retrouve parmi les responsables politiques.

Comme le non-cumul que je pratique depuis vingt ans me laisse parfois le loisir de lire leurs écrits, je demanderai aux intervenants de développer leur pensée en leur posant quatre questions :

—  La suppression du cumul des mandats pour les sénateurs est-elle constitutionnelle, au regard de l'article 24 de la Constitution et du rôle actuel du Sénat ?

—  La distinction du non-cumul entre les députés et les sénateurs est-elle constitutionnelle ?

—  La mise en application rapide de la loi du non-cumul – et non pas au fur et à mesure que les mandats arrivent à échéance – pose-t-elle des problèmes constitutionnels ?

—  Les seuils – c’est-à-dire le fait d'accepter que l'on puisse cumuler un mandat parlementaire avec une fonction de maire pour telle ou telle catégorie de communes – soulèvent-ils des difficultés d’ordre constitutionnel ?

Je rappellerai également aux constitutionnalistes que les partisans du non-cumul pour les députés ont des avis divergents sur l'opportunité de maintenir le scrutin majoritaire ou d'introduire le scrutin proportionnel.

M. Michel Inchauspé : Je voudrais apporter mon expérience au débat car, ayant été élu pour la première fois à l'Assemblée nationale en 1967, puis constamment réélu depuis trente ans sans exercer aucun exécutif local, je dois être, avec M. Mermaz, le plus ancien député élu.

Pour répondre à ceux qui estiment que l'on n'a pas la possibilité d'être en contact avec le terrain si l'on n'est pas à la tête au moins d'une mairie ou d'un syndicat intercommunal, je peux vous dire qu'en étant simple conseiller général et député, on se trouve très lié à l'action locale sans avoir besoin d'exercer une fonction exécutive. Mes réélections successives, dans des circonscriptions pourtant différentes, témoignent de mon activité.

M. Hubert Hubrecht a souligné que le cumul des mandats était à l’origine de la toute puissance de la technocratie, non seulement sur le plan national, à cause de l'absence des députés, mais également au plan local. Je connais effectivement des présidents de conseils régionaux qui délèguent tout à une technocratie puissante et ne délèguent rien aux vice-présidents et aux élus.

Souvent, les intérêts locaux sont en contradiction avec les intérêts nationaux, comme en témoigne l'exemple de la taxe professionnelle que tout le monde considère comme un impôt imbécile et obsolète, mais que tous les maires et les sénateurs maintiendront puisqu'elle représente la ressource essentielle des collectivités locales.

Par ailleurs, la population n'est pas tant gênée par le cumul des mandats que par le cumul des indemnités. Un texte affirmant que l'on a droit a une seule indemnité représenterait déjà une avancée considérable. Il faut d'ailleurs éviter de mélanger ce problème avec la question des incompatibilités avec les activités professionnelles privées, comme l'a rappelé Mme la Présidente. Les parlementaires deviendraient des fonctionnaires patentés si on ne leur laissait aucune possibilité d'exercer de telles activités.

Il a été justement souligné que le Sénat devrait être comme le Bundesrat allemand, le représentant des régions et des grandes villes. Je rappellerai que le texte référendaire de 1969 sur le Sénat dont j'étais, comme membre du Gouvernement, l'un des signataires, prévoyait cette solution, qui me paraît idéale.

Pour conclure, je pense que nous n’aboutirons pas si le projet de loi est simplement soumis au Parlement. La réforme ne pourra se faire que par le mode référendaire, avec toutes les incertitudes qui y sont liées.

M. Christophe Caresche : Comme nouveau député, je me reconnais assez bien dans la description faite par Guy Carcassonne du travail parlementaire. Il suffirait de publier l'agenda de quelques uns d'entre nous pour faire apparaître une contradiction flagrante entre le fait de cumuler des fonctions exécutives locales dont les responsabilités peuvent être considérables et le fait de mener à l'Assemblée nationale une action suivie et déterminée. A cet égard, j'admire les contorsions de certains de nos collègues qui défendent l'idée d'un Parlement suffisamment fort pour mener une véritable action, tout en soutenant que l'on peut exercer simultanément des responsabilités locales importantes.

Notre réflexion doit donc être animée par la volonté de progresser vers le non-cumul. Il me semble que les préoccupations locales, notamment à l'occasion de l'examen de certains projets de loi, sont excessivement présentes dans la manière dont les députés abordent ces questions. Cela conduit parfois à discuter, de longues heures durant, de textes finalement moins importants que certains autres, simplement parce qu’il touchent à des enjeux locaux qui intéressent essentiellement les maires ou les présidents de conseils généraux que sont certains députés.

Sur le Sénat, je suis assez séduit par l'idée – déjà exprimée sous une forme radicale par Yves Mény – que cette chambre devrait devenir l'assemblée des collectivités locales, y compris en envisageant que les maires des communes de plus de 100 000 habitants et les présidents de conseils généraux et de conseils régionaux pourraient y siéger de droit. Cependant, ne faut-il pas intégrer la question de la modification du mode de scrutin ? Si l'on se dirige dans cette voie, il faut que le Sénat puisse garantir un minimum de pluralisme en son sein. Or, l'actuel mode de scrutin ne le permet pas.

M. Christian Paul : Je me retrouve assez bien dans la philosophie développée par MM. Michel Inchauspé et Christophe Caresche. Nous sommes sans doute à la veille d'un débat où nous assisterons à une transgression des clivages habituels.

Alors que nous allons fêter le quarantième anniversaire de la Constitution de 1958, nous sommes confrontés à une véritable crise de la représentation politique, comme l'a bien souligné notre rapporteur, même si les Français apprécient globalement leurs institutions, et même si cette crise n'est pas de même nature que celle des années trente ou celle de la fin des années cinquante. On peut le vérifier à travers l'importance de l'abstention, à travers le « zapping » politique qui déclenche des alternances répétées ou encore à travers le crédit relativement faible dont bénéficie la corporation politique. Il faut donc travailler à la refondation de nos institutions, sans forcément en modifier l'architecture théorique et les principaux équilibres, mais en améliorant substantiellement les conditions d'exercice des pouvoirs qui nous sont confiés. C'est sur cette toile de fond que doit se placer le projet de loi visant à modifier les conditions d'exercice et à limiter le cumul excessif des mandats.

Je souscris aux propos de notre rapporteur : il ne faut pas aborder cette réforme comme une sorte de gage démagogique accordé à je ne sais quelle dictature des médias ou de l'opinion. Il ne faut pas non plus conduire cette réforme comme une chasse aux sorcières. C'est à un exercice de refondation institutionnelle que nous sommes conviés. Il faudra savoir se rendre digne de cet exercice, très lisible par les Français, en le conduisant conformément à nos valeurs républicaines. Il faudra le mener sans passion et sans intégrisme : c'est pourquoi la thèse du mandat unique me semble inappropriée.

De même, il faut travailler à maintenir un lien permanent entre l'exercice des fonctions parlementaires et le terrain, non seulement parce que l'expérience d'élu local permet de nourrir fructueusement le mandat parlementaire, mais aussi parce que le mandat unique aboutirait à une mutation sociologique très forte de la représentation nationale. Les parlementaires, surtout à l'Assemblée nationale, seraient imposés par les appareils politiques et seraient recrutés majoritairement dans l'appareil d'Etat. La technostructure risquerait donc de se retrouver au cœur de la représentation nationale.

Mme Nicole Feidt : Parmi les thèmes que nous avons déjà abordé, deux d'entre eux mériteraient d’être développés : la transparence et l'accès à la vie politique de nouvelles personnes, en particulier, des femmes. S'agissant de la parité, la place des femmes ne sera certainement pas assurée par la limitation du cumul des mandats. Il faudra trouver d'autres moyens pour introduire la parité dans la vie politique française. Nous sommes tous favorables au non-cumul des mandats, des indemnités, des salaires et des pouvoirs. Les femmes, c'est certain, ne veulent pas cumuler. C'est pourquoi le projet de loi dont nous discutons me paraît intéressant et je remercie notre rapporteur d'avoir souligné la place des femmes dans ce projet.

M. Alain Tourret : Mes propos seront différents de ceux qui ont déjà été tenus. Je considère que les Français sont profondément attachés à leur maire dont le mandat doit rester au centre de la vie politique. Lorsque l'on évoque ce sujet avec nos concitoyens, on s'aperçoit que, pour 98 % d’entre eux, c'est le maire qui compte et qu'ils apprécient. Le conseiller régional est totalement ignoré. Il en est de même pour le conseiller général en ville, même s’il est un peu plus connu à la campagne. Pour le député, l'appréciation dépend de la politique menée au plan national et de sa couleur politique. Or, ces mêmes personnes souhaitent toutes que leur maire devienne parlementaire. En revanche, ils se moquent totalement que leur maire soit conseiller régional ou conseiller général. Dans ces conditions, il ne doit pas exister d'interdiction de cumul entre le mandat de maire et celui de parlementaire. En revanche, tout autre cumul me semble inopportun : je ne vois donc pas pourquoi un maire serait conseiller général ou conseiller régional.

M. Bernard Roman : La démonstration est habile. D'après vous, lorsque l'on interroge la population, les habitants de 36 000 communes souhaitent que leur maire soit député. Or, il n'y a que 577 places de député. Le principe républicain fondamental de l'égalité met donc à bas votre argument.

M. Alain Tourret : Je n'en suis pas convaincu. Selon moi, c'est bien le mandat de maire, et non pas celui de député, qui doit représenter le centre de notre vie publique.

Je voudrais évoquer la question des seuils. Je suis député d'une circonscription comprenant 186 communes d’à peu près 500 habitants. Je constate que les maires des communes de 500 à 1.000 habitants passent la moitié de leur temps dans leur mairie. Le mandat de maire est donc extrêmement prenant pour une raison simple : à partir de 500 habitants, nous rencontrons de nombreux problèmes alors que nous ne disposons d'aucun personnel. Je ne crois absolument pas à la pertinence de l’institution d’un seuil pour les communes de 10.000, 20.000, 30.000 ou 100.000 habitants. Un maire d'une commune de 1.500 habitants, qui se développe, a davantage de travail qu'un maire d'une commune de 30.000 habitant qui ne se développe pas.

S'agissant de l'efficacité et de la présence de l'élu, il faut étendre l'interdiction du cumul à toutes les présidences qu'un maire peut détenir localement : la présidence de district, de syndicat intercommunal... Toutes ces fonctions donnent au maire un surcroît considérable de travail. Ces obligations me semblent, en outre, incompatibles avec la possibilité d'exercer convenablement le travail de législateur. Que le maire fasse donc son travail de maire et qu'il délègue ses autres responsabilités ! Comme maire d'une commune de 1.058 habitants, j'appartiens à neuf syndicats intercommunaux : bien évidemment, je ne suis membre d'aucun d’entre eux, et mes adjoints assument ces responsabilités.

Sur le plan national, l'efficacité est le corollaire de la présence. Après tout, je suis élu depuis le mois de juin et je constate déjà que les moyens techniques des députés sont très faibles. Quand je vois les moyens mis à la disposition de nos collègues américains, je suis effaré. Si l'on veut que les députés soient efficaces, il ne faut pas qu'ils passent l'essentiel de leur temps dans les bibliothèques. Pour ma part, je passe mon temps à procéder moi-même aux recherches nécessaires dans les livres : c'est effectivement une perte de temps monumentale. Alors que nous entendons redonner un rôle fort au Parlement, en particulier en affirmant le pouvoir d’initiative des parlementaires, peut-on considérer que l'on dispose vraiment des moyens suffisants pour exercer nos responsabilités.

M. Marc Dolez : S'agissant du mode de scrutin des élections législatives, en cas de non-cumul avec une fonction exécutive locale, j'ai le sentiment que cette question a été trop brièvement évoquée en considérant le maintien du scrutin majoritaire comme acquis. Certes, le scrutin uninominal majoritaire permet l'ancrage local, mais représente-t-il vraiment une réponse à l'absentéisme ? Il n'est pas certain que le député préoccupé par sa réélection ne consacre pas l'essentiel de son temps à labourer sa circonscription. Lors de son arrivée à Paris, ne continuera-t-il pas alors à se faire l'écho de préoccupations locales ?

Pour ce qui concerne le cumul dans le temps, ne peut-on pas imaginer limiter le nombre de mandats que l'on pourrait exercer consécutivement ?

M. Michel Crépeau : Je partirai d'un principe de philosophie du droit puisque nous avons la chance d’accueillir aujourd’hui des professeurs de droit. S'il est très facile de changer les lois, il est beaucoup plus difficile de changer les mœurs. Je me sens donc beaucoup plus proche de l'école de Bordeaux – celle de Montesquieu – que de celle de Paris, voire de Nanterre. La pire erreur serait de changer les lois contre les mœurs et la volonté générale, comme nous sommes en train de le faire pour deux raisons purement conjoncturelles.

Certes, on a pu constater un certain nombre d'abus manifestes, qu'il convenait de corriger, que l'on a commencé à corriger, et qu'il faut continuer à corriger en limitant le cumul de deux exécutifs locaux. Tous les grands projets relèvent aujourd’hui de financements croisés et détenir deux exécutifs aboutit à des situations malsaines. L'analyse vaut également pour le mandat de député européen et de parlementaire national. Pour les ministres, il faudrait supprimer cette affaire extravagante des suppléants – expression du bonapartisme des années 1958 et surtout 1962 – invention dont le but était de terroriser les ministres qui risquaient à tout moment d'être démissionnés.

Nous avons également assisté à un courant populaire, voire populiste contre les cumulards, comme en 1848, lorsque l'on était contre les 25 francs par jour. Les gens sont beaucoup plus sensibles au cumul des indemnités qu'au cumul des mandats. Or, ils ignorent que les indemnités ont déjà été plafonnées et soumises à l'impôt.

Comme député, mon rôle est d'augmenter les espaces de liberté. La gauche doit augmenter les espaces de liberté. Si les gens veulent voter pour des femmes, ils votent pour des femmes, et je pense que c'est une évolution très salutaire des mœurs. S'ils veulent voter contre un cumulard, il leur suffit de ne pas voter pour une personne déjà élue. S'ils désirent voter pour un cumulard, il leur suffit de voter pour leur maire ou leur conseiller général. On veut tout cadenasser parce que, dans tel ou tel parti, des petits apparatchiks ou des militants se disent que le non-cumul libérera des places et leur donnera leur chance. Or, il faut parler concrètement : les gens qui cumulent sont pour les cumuls, les gens qui n'ont jamais pu cumuler sont contre les cumuls ! C'est aussi simple que cela et c'est profondément humain.

L'exception française existe. Elle est liée à notre histoire par deux cultures. D'une part, la culture de la grande fonction publique, des grandes écoles qui remontent aux légistes de Philippe le Bel, aux intendants de Colbert et, d'autre part, la culture locale, qui est celle d'Etienne Marcel, celle des communes. Je crois que la République a besoin de ces deux cultures, et les maires apportent au Parlement ou au Gouvernement la culture locale, la culture du peuple. Elle est irremplaçable pour la démocratie. J'ai été ministre pendant cinq ans dans un Gouvernement où quelques uns de mes collègues étaient maires. Sur bien des sujets, il aurait été sans doute préférable de les écouter...

La question du cumul est également liée à celle du statut de l'élu. Dans un pays habitué aux passions, aux coups de foudre, le balancier passe de l'extrême gauche à l'extrême droite. Lors d'un coup de torchon, ceux qui résistent sont en général les parlementaires qui sont aussi des élus locaux, des maires : c'est un élément de stabilité et je crois qu'on aurait tort d'oublier notre exception française et notre tradition. Ceux qui veulent tout changer épousent, sans le vouloir certainement, cette espèce de vague qui nourrit l’antiparlementarisme et combattre le cumul des mandats c’est aujourd’hui la façon la plus insidieuse de servir M. Le Pen.

M. Bernard Roman, rapporteur : J'apprécie la verve de Michel Crépeau, mais je ne peux pas laisser dire que ceux qui ont la conviction que la limitation du cumul des mandats est aujourd'hui nécessaire servent les intérêts de M. Le Pen. C’est une façon trop caricaturale de présenter les choses pour qu’elle soit acceptable.

Quarante ans de pratique constitutionnelle depuis 1958 ont montré que la réforme des institutions garantit leur durée. Car aucun organisme vivant ne peut vivre de manière figée, sans être réformé, qu'il s'agisse des institutions, des entreprises ou des services. C’est pourquoi il est tout à fait normal de se poser ce type de question aujourd'hui, et de tenter d'y apporter des réponses sans que des amalgames ou des visions schématiques, telle que celles qui viennent d'être exprimées, mettent en cause la qualité du débat.

Je voudrais simplement, à ce point de la discussion, poser une question d’ordre constitutionnel complémentaire à celles évoquées par M. René Dosière,. La nécessité du recours à une loi organique votée de manière identique par l'Assemblée et le Sénat a été évoquée par certains, en référence à l'article 46 de la Constitution, qui dispose que les lois organiques relatives au Sénat doivent être adoptées dans les mêmes termes par les deux assemblées. Certaines écoles font valoir que cette loi organique ne serait pas relative au Sénat, mais seulement aux sénateurs. C’est une nuance qui ne va pas de soi. Je souhaiterais avoir le point de vue des professeurs de droit présents aujourd’hui sur cette façon d’interpréter les choses.

M. Hubert Hubrecht : Contrairement à ce que M. Michel Crépeau a indiqué, je ne suis pas sûr que le cumul s'inscrive dans la tradition française. Il y a effectivement toujours eu un vide juridique, une absence d'interdiction, mais il n’a jamais existé non plus de pratique systématique du cumul avant le début de la cinquième République. Le cumul s'inscrit dans la pratique de la Constitution de 1958. Je n'ai d'ailleurs lu nulle part d'explication très convaincante indiquant pourquoi cette pratique s’est ainsi systématisée : elle est probablement liée, au fond, au système des ressources et des carrières sous la cinquième République.

M. Guy Carcassonne : Le cumul des mandats concernait 30 % de l'Assemblée nationale sous la troisième République, 45 % sous la quatrième, 95 % sous la cinquième.

M. Hubert Hubrecht : Ces chiffres sont très parlants et illustrent la montée progressive de cette pratique.

Je n'ai pas évoqué l'accès à la candidature, mais c'est une question qu'il faudrait résoudre également dans le cadre d'une réflexion sur le statut de l'élu. Il faut absolument faciliter l'accès aux fonctions politiques.

En ce qui concerne les seuils, j'avoue ne pas être très convaincu par cette idée, tout d'abord parce que, si l’on raisonne en terme d'efficacité, le seuil n'est pas très crédible. En outre, il est très difficile de communiquer sur ce thème et d’expliquer pourquoi on a choisi de le fixer à 20.000, 15.000, ou tout autre chiffre. Les seuils rendent généralement les réformes inintelligibles. Je trouve que l'idée de limiter les mandats des chefs de l'exécutif et de ceux qui exercent des responsabilités est raisonnable. Cette mesure doit s’appliquer à tous, y compris aux maires des petites communes.

J'en arrive à une question plus juridique, celle du scrutin. Faut-il lier le débat sur le cumul des mandats avec celui relatif au mode de scrutin applicable aux élections législatives ? On a évoqué l’idée selon laquelle le maintien du scrutin majoritaire uninominal permettrait de préserver un lien entre l’élu et la réalité locale, ce qui répond à la crainte des opposants à la limitation du cumul des mandats. Pour ma part, je suis contre le cumul des mandats, et j'ajoute aussitôt à scrutin constant, c'est-à-dire dans le cadre du scrutin majoritaire. Il resterait bien sûr le problème de la représentativité des forces politiques, mais c'est un autre débat. Il serait peut-être nécessaire d’élire soixante nouveaux députés à la proportionnelle. Mais pour moi, le scrutin doit rester fondamentalement majoritaire, et il doit l'être d'autant plus qu'on ira vers une absence de cumul des mandats.

J’aborderai maintenant les questions plus précisément constitutionnelles. L’article 24 s’oppose-t-il à une interdiction du cumul pour les sénateurs ? On ne peut répondre par l’affirmative à cette question, parce que l'article 24, s’il existe, ne fait pas cependant du Sénat une chambre fédérale. Il ne fait qu’ajouter un particularisme sénatorial à beaucoup d’autres qui sont déjà inscrits dans la Constitution et il se limite à cela. Personne n'a jamais interprété l’article 24 comme entraînant pour les sénateurs des conséquences en matière de cumul des mandats. Il n’existe pas ici de lien direct, automatique et logique.

A l’inverse, et dans l’état actuel du droit, peut-on traiter différemment les deux chambres du Parlement ? Il me semble que la difficulté réside plutôt ici. Ces deux assemblées expriment toutes les deux la souveraineté nationale. Peut-on, d'après la jurisprudence, traiter différemment la souveraineté nationale selon qu’elle s’exprime au Sénat ou à l’Assemblée ? J’aurai, pour ma part, tendance à considérer que non. Mais il y aura sans doute débat sur ces deux points et je n’ai pas de réponse définitive à apporter en ce domaine.

M. Jean Gicquel : Sur les questions constitutionnelles abordées par M. le rapporteur et M. René Dosière, ma réponse sera modeste, car il appartiendra en définitive au Conseil constitutionnel de se prononcer. Puisqu'une loi organique est nécessaire, sa saisine est obligatoire. Certes le second projet sur lequel vous serez appelés à délibérer est un projet de loi ordinaire, mais je pense qu'il serait souhaitable que le Conseil puisse, le moment venu, être saisi. Quant au troisième projet, qui pour l'instant soulève des difficultés, me semble-t-il, entre les deux têtes de l’exécutif, ce serait une loi constitutionnelle. En conséquence, le Conseil constitutionnel, dans la mesure où il serait saisi, ne pourrait que décliner sa compétence.

La suppression du cumul pour les sénateurs pose-t-elle un problème constitutionnel ? Effectivement, la question mérite d'être posée, parce que l'article 24 charge le Sénat de représenter les collectivités locales. Ce serait effectivement un changement très important apporté au statut du Sénat, et je crois qu'on peut considérer qu’apparaît ici une véritable difficulté constitutionnelle. Notons pourtant que l'article 25 renvoie à une loi organique le soin de définir le champ d'application des incompatibilités. Si on avait vraiment souhaité isoler le cas du Sénat, l'article 25 l'aurait indiqué.

A la question : les seuils posent-ils un problème constitutionnel, je répondrai que le principe d'égalité auquel il a été fait référence est applicable toutes choses égales par ailleurs.

De même, la mise en application rapide de la loi ne poserait absolument pas de difficulté d’ordre constitutionnel, parce que la tradition, et même la législation, veut qu’une interdiction du cumul des mandats n’ait pas d’effet rétroactif. C’est uniquement au moment du renouvellement de leurs mandats que les députés verraient la nouvelle règle s'appliquer à eux.

La question posée par M. le rapporteur est également très importante du point de vue constitutionnel. En effet, qu'est-ce qu'une loi organique relative au Sénat ? Il a fallu attendre une décision du Conseil constitutionnel du 10 juillet 1985 pour le dire. Et encore, dans des termes sur lesquels on peut hésiter : « c'est une loi qui pose, modifie ou abroge des règles concernant le Sénat ». Est-ce vraiment le Sénat en tant que tel qui est directement mis en cause par une réglementation de l'incompatibilité qui pèserait sur ses membres ? Effectivement, cette définition comporte une part d'incertitude, qui fait que les deux interprétations sont possibles. Peut-on trancher cette question avant le début de l’examen des projets de loi ? Tout d'abord je pense que le Secrétariat général du Gouvernement va étudier cette question. Par ailleurs, tout projet de loi implique préalablement un avis du Conseil d'Etat sur la base de l'article 39. Or on sait que le contrôle de constitutionnalité n'est pas le monopole du Conseil constitutionnel, et qu'aujourd'hui les avis du Conseil d'Etat sont de plus en plus importants, cette institution prenant soin d’éviter d’être désavouée, en fin de parcours, par le Conseil constitutionnel. On peut donc imaginer que le Conseil d'Etat veillera tout particulièrement à qualifier cette loi organique, pour savoir si oui ou non elle se rapporte bien au Sénat dans les termes de l'article 46, alinéa quatre.

Pour ce qui concerne la parité, il est évident que, si cet objectif louable doit susciter une mobilisation, j'ai la naïveté de penser que la solution vient d'abord et avant tout des partis politiques. Le Parti socialiste en a fait une démonstration admirable lors des élections législatives de 1997. Ce sont les partis politiques qui feront que la parité sera respectée, et, de ce point de vue, la règle constitutionnelle vient simplement se surajouter ; je n'ose pas dire qu'elle est superfétatoire.

M. Jean-Michel Blanquer : La question de la décentralisation et celle du cumul des mandats ne doivent pas être confondues. Le cumul des mandats a pu servir la centralisation à une époque donnée. Actuellement il peut constituer un frein à une véritable décentralisation.

Cela renvoie plus concrètement à la question précise des seuils. D’un point de vue technique, je ne suis pas non plus très partisan des seuils, parce qu’ils soulèvent un certain nombre de difficultés ; néanmoins ils peuvent constituer une bonne solution de compromis. Et cette solution de compromis, à mon avis, ne peut pas être contredite par l'argument qui consiste à dire qu'un maire d'une commune de moins de 20 000 habitants a plus de travail que celui d’une commune de plus de 20 000 habitants. Dire cela, c’est faire référence à une certaine image de la fonction politique. Est-ce que cela signifie qu'un maire d'une commune de plus de 20 000 habitants ne doit pas être dans sa mairie et peut se contenter de donner à distance quelques ordres ? Affirmer cela c’est accepter les dysfonctionnements de la démocratie locale. En revanche, il est vrai que les maires de petites communes ont besoin d’une plus grande aide technique, mais c’est un autre problème.

Sur les questions d’ordre constitutionnel, je ne voudrais pas revenir sur ce qui a très bien été dit par mes prédécesseurs. On a bien vu que c'est une question d'interprétation et que l'article 24 de la Constitution laissait très ouvert le champ des possibilités. Autrement dit, si le Parlement affiche une volonté affirmée, je doute que le Conseil constitutionnel se montre très conservateur en la matière. Disons simplement que tout ce que l'on peut déduire de sa jurisprudence, c'est que ce qui n'est pas interdit est autorisé.

On peut répondre par l’affirmative à la question posée par M. René Dosière : « une distinction entre députés et sénateurs est-elle constitutionnelle ? ». Cette distinction figure dans la Constitution même. Le sénateur n'est pas un représentant national du même ordre que le député car il représente les collectivités territoriales. J’ai tendance à penser que le problème est plutôt d’ordre politique, mais – si j’ose dire – il est alors le vôtre !

M. Marc Dolez a posé une question sur le mode de scrutin des élections législatives et la possibilité de limiter le cumul des mandats dans le temps. Là encore, la réponse à ces interrogations renvoie à l'idée que l’on se fait du député.

Certains estiment que le député manque de moyens, surtout si on les compare à ceux dont ses homologues occidentaux bénéficient, mais il faut s'attacher aux fonctions exercées par les parlementaires français. Ils perdent souvent beaucoup trop de temps à répondre aux demandes individuelles des administrés, qui n'ont rien à voir avec l'intérêt général, et qui, en quelque sorte, polluent leur fonction. Si certaines règles permettaient au député d'échapper à ce genre de sollicitations, et si l'absence de cumul des mandats lui évitait surtout d’être considéré comme un personnage puissant capable d'intervenir dans les administrations sur des cas personnels, il pourrait dégager un temps précieux pour des actions plus utiles à la République.

Il faut développer le plus en avant possible les conséquences de l'adage de Guy Carcassonne : « ce qui est juridiquement permis devient politiquement obligatoire ». Si le cumul des mandats est interdit, beaucoup d'entre vous, j’en suis persuadé, seront satisfaits de pouvoir ne plus cumuler, de ne plus être obligé de tenir le terrain, puisque les concurrents ne pourront plus le faire non plus.

Pour ce qui est du cumul dans le temps, je voudrais faire appel au droit comparé. Dans les grandes démocraties occidentales, le cumul dans le temps est permis. En revanche, il existe un certain nombre de pays d'Amérique latine dans lesquels ce type de cumul n’est pas autorisé, surtout pour le président, mais aussi pour les parlementaires. C'est le cas, par exemple, au Costa Rica. Dans ce pays, les députés, quand ils perdent leur mandat, deviennent alors souvent maires ou bien reprennent une activité professionnelle. L'alternance des mandats dans le temps pourrait être une manière de répondre à la perte de certains avantages supposés du cumul des mandats. Ainsi quelqu'un qui alterne différentes fonctions, telles que celle de maire et de député, aurait une carrière fort riche d’expériences approfondies.

M. Guy Carcassonne : En réponse à la question posée par le rapporteur, je crois personnellement qu'il sera difficile d'interpréter l'article 46 autrement qu'en considérant qu’une loi organique qui limiterait le cumul des sénateurs concerne le Sénat. Ce serait un risque considérable à mes yeux que de l'analyser autrement. A moins de vider l'article 46 de cette disposition, que par ailleurs je regrette, le Conseil constitutionnel sera obligé de l'appliquer de cette manière.

M. René Dosière demandait si la suppression du cumul pour les sénateurs était conforme à la Constitution. L'article 24 qualifie les électeurs, pas les élus, lorsqu'il dit que le Sénat représente les collectivités territoriales. C’est l’origine du corps électoral qui est visée, et non la qualité de ceux qui ont vocation à être élus.

En ce qui concerne la distinction entre Assemblée nationale et Sénat, la réponse, là encore, se trouve dans la Constitution, mais à l'article 25 : « une loi organique fixe la durée des pouvoirs de chaque assemblée, le nombre de ses membres, leur indemnité, les conditions d’éligibilité, le régimes des inéligibilités et des incompatibilités ». Or il existe déjà des différences entre député et sénateur en matière de condition d'éligibilité, comme vous le savez. Compte tenu de la formulation de cette phrase, rien n’interdit que soient créées de telles différences en matière d’incompatibilité, dès lors évidemment qu'elles respectent les principes généraux de valeur constitutionnelle.

Pour ce qui est de la mise en application rapide des lois que vous allez voter, je la crois techniquement possible, mais je ne suis pas certain qu'elle soit politiquement opportune. Je pense qu'il vaut mieux laisser les cumuls interdits mourir de leur belle mort.

Quant à l'idée de seuil, elle est évidemment constitutionnelle. Personnellement je n'y suis pas tout à fait favorable. Simplement, je fais observer que les raisons de mon hostilité ne sont pas celles qui ont été invoquées ici, à savoir qu'il est plus difficile d'être maire d'une petite commune. En application de la loi de 1985, on peut aujourd'hui être député, président de conseil général et maire d'une commune de moins de 20 000 habitants. Ces seuils sont donc bien constitutionnels. Le législateur, dans sa sagesse, si l’on peut ici parler de sagesse, a estimé qu'on pouvait sans inconvénients cumuler la fonction de maire d’une commune de moins de 20 000 habitants avec deux autres mandats, ce que personnellement je ne crois pas raisonnable. Comme je pense vous l'avoir fait comprendre, je suis hostile au maintien du cumul, même en deçà d'un seuil.

En ce qui concerne le Sénat, il est vrai que nous vivons un système totalement loufoque, hémiplégique... En premier lieu, et pour dire les choses simplement, quand la gauche perd tout, elle perd tout, quand la droite perd tout, elle garde le Sénat. Et ceci ad vitam aeternam. En second lieu, voici une assemblée qui va entrer dans le vingt-et-unième siècle exactement sous la forme qu’elle avait à la sortie du dix-neuvième. En troisième lieu, nous nous trouvons dans une situation constitutionnelle loufoque dans laquelle une réforme qui serait voulue par quarante millions de Français, le Président de la République, le Premier ministre, le Gouvernement et l'unanimité de l'Assemblée nationale butterait indéfiniment sur l'hostilité de 160 sénateurs ! C’est pourquoi, bien que je sois profondément bicamériste, je pense que notre bicamérisme mériterait à tout le moins un bon lifting. Il reste que toutes ces questions, pour importantes qu’elles soient, sont indépendantes de la question du cumul. Par ailleurs, il me semble que le résultat naturel d’une réforme qui interdirait le cumul aux députés mais pas aux sénateurs serait qu’au bout de quelques années, on verrait siéger au Sénat vingt des vingt-deux présidents de région, quatre-vingt dix présidents de conseils généraux et 200 maires ou représentants de communes.

Pour répondre à Mme Feidt, qui me sait pourtant attaché à la place des femmes dans la vie publique et nullement hostile, contrairement à beaucoup de mes collègues, à l'inscription de la parité dans la constitution, je dirai là encore que c'est un sujet indépendant de celui du cumul des mandats.

Il en est de même des modes de scrutin. Sur ce sujet, toutes les propositions méritent d'être examinées, mais c’est une question qui, si elle n’est pas sans rapport avec le cumul, n’en est pas moins tout à fait autonome.

Sur les remarques de M. Alain Tourret, je suis obligé d’opposer le désaccord le plus formel. Il a, en effet, avancé l'idée selon laquelle le maire doit être au centre de tout. Peut-être suis-je ranci dans mes vieux principes constitutionnels et républicains, mais je ne considère pas que l'Assemblée nationale soit faite pour faciliter la vie de 577 maires. Sa fonction première est de représenter la nation, de représenter le peuple, et en aucun cas d'offrir des moyens supplémentaires à 577 maires sur 36 000. Que l'expérience nous montre qu’il est préférable, pour un maire, d’être aussi député, je vous le concède. C'est précisément pour cela, au nom de l'égalité, que nous luttons contre le cumul. Mais que, pour autant, il faille consacrer ce système, alors là mon désaccord est évidemment total. Ce n’est pas le rôle de l'Assemblée. On ne peut pas accepter une situation dans laquelle 577 élus locaux se réunissent au palais Bourbon, prenant usuellement le nom d'Assemblée nationale.

Pour le reste, j'en appelle au témoignage de M. Michel Inchauspé, puisqu'il se présentait comme le doyen des parlementaires ici présents...

M. Michel Inchauspé : Le plus ancien élu, pas le doyen !

M. Guy Carcassonne : ... en tout cas élu depuis suffisamment longtemps pour pouvoir apporter témoignage de ce qu'étaient les conditions de travail des parlementaires lorsqu'il a été élu pour la première fois. Ils ne disposaient d’aucun assistant, ne bénéficiaient pas d'aide dactylographique ni de bureau. Les moyens de travail des députés sont considérables. Vous avez à votre disposition ce que je considère personnellement être l'administration la plus performante de la République, un corps d'administrateurs absolument exceptionnel, qui est toujours disponible et qui fait du travail formidable, des assistants parlementaires, des groupes qui vous apportent de nombreuses facilités...

Comparons ce qui est comparable. On a parlé des parlementaires américains. Je constate que les sénateurs de Californie ne sont que deux pour quarante millions d'habitants et les représentants de cet Etat quarante, de telle sorte qu’ils représentent chacun un million de personnes. Qu’ils aient des moyens supérieurs aux députés français ne me choque pas.

Il faut, en revanche, comparer les moyens matériels et intellectuels dont vous disposez à l'Assemblée nationale française avec ceux de vos collègues des pays européens. La Chambre des communes ou le Bundestag ont des moyens qui ne sont pas sensiblement supérieurs aux vôtres. De plus, je crois que l’absence de cumul irait plutôt dans le sens d’une meilleure exploitation des moyens dont vous disposez.

Pour ce qui concerne les observations de M. Michel Crépeau, je passerai sur la dernière, selon laquelle, nous tous qui combattons le cumul, serions les alliés insidieux et objectifs de Jean-Marie Le Pen... J'évacue rapidement l'avant-dernière : l'objectif de la gauche est d'augmenter les espaces de liberté. Oui, c'est le cumulard libre dans le poulailler libre ! Mais j’en viens à la première : les mœurs. Vous dites : « ce sont les mœurs françaises ». Les mœurs de qui ? Les mœurs de 577 députés. Ce ne sont pas les mœurs de la France. Certains y sont peut-être favorables – ceux qui décrochent le jack pot en voyant leur maire élu au Parlement le sont sans doute. Mais vous ne pouvez pas faire des trente-huit millions d'électeurs français les complices objectifs d'un cumul dont ils sont les victimes ! Vous ne pouvez pas dire que cela fait partie de leurs mœurs ! Cela fait partie des vôtres. Elles sont respectables, mais ce sont les vôtres.

Mme la Présidente : Nous arrivons au terme de cette réunion. Je voudrais, en votre nom à tous, remercier les quatre éminents professeurs qui, avec leur compétence et leur conviction, nous ont apporté un éclairage précieux sur la question de la limitation du cumul des mandats.

Je rejoins tous les intervenants dans l’idée qu’une réforme de nos institutions est une nécessité vitale. Plus qu’un simple toilettage, c’est à une véritable actualisation du fonctionnement de nos institutions politiques qu’il nous est donné l’occasion de procéder.

Rappelons-le, il ne s'agit pas de nous déterminer en fonction de points de vue moralisateurs. Ils sont parfois les paravents de beaucoup d'hypocrisie, ou bien de tactiques extérieures à l'intérêt général. Pour ma part, je ne pense pas que la question centrale du cumul soit d'ordre moral. Comme cela a été dit, c’est bien la modernité de notre démocratie qui est ici en jeu.

J’ajouterai enfin que nous devrons garder à l’esprit une exigence, celle de l’intelligibilité des dispositions que nous serons amenés à adopter. Les réponses très concrètes et les analyses très précises qui ont été présentées ce matin nous permettront de développer une pédagogie indispensable pour que les réformes soient comprises par l'ensemble des citoyens de notre pays.


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