ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION

AUX DROITS DES FEMMES

ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES

ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 8

Mardi 4 décembre 2001

(18 heures)

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

SOMMAIRE

 

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- Audition de Mme Geneviève Fraisse, députée au Parlement européen, sur les questions de bioéthique

- Audition de Mme Carine Favier, responsable de la commission Sida au Mouvement français pour le Planning familial (M.F.P.F.), sur les questions de contraception et de sida

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu Mme Geneviève Fraisse, députée au Parlement européen, sur les questions de bioéthique.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir aujourd'hui Mme Geneviève Fraisse, députée au Parlement européen, qu'il n'est pas vraiment nécessaire de présenter, tant ses recherches ont ponctué nos parcours de femmes et d'élues et sont maintenant au c_ur des préoccupations de la Délégation aux droits des femmes.

Philosophe, historienne, directrice de recherche au CNRS, vous menez depuis plus de vingt ans une réflexion sur la différence des sexes dans l'histoire et la société et sur les stratégies d'émancipation des femmes, depuis un premier essai "Femmes toutes mains - essai sur le service domestique", à "La controverse des sexes", en passant par "l'Habeas corpus des femmes, une double révolution", et de nombreux ouvrages sur la parité en politique, la signification de l'égalité économique, la parité dans la famille.

Actuellement, députée européenne, après avoir été déléguée interministérielle aux droits des femmes, vous offrez une rare conjonction de la femme philosophe et de la femme engagée en politique, affrontée elle-même très concrètement aux nouveaux défis de la parité, et à de nouveaux enjeux, cette fois d'ordre éthique, liés au progrès de la recherche et de la science, qui menacent la protection des droits de la personne et particulièrement de la femme.

Très active au Parlement européen, où vous intervenez sur les sujets les plus divers, vous avez travaillé entre autres sur la lutte contre le tourisme sexuel, les normes communes en matière de procédure d'asile, la lutte contre la traite des femmes et la participation des femmes au règlement des conflits. Vous vous êtes également impliquée récemment dans les travaux de la commission temporaire sur la génétique humaine et les autres technologies nouvelles de la médecine moderne du Parlement européen. Vous rejoignez ainsi les travaux de notre Délégation qui, si elle en est saisie par la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi relatif à la bioéthique, sera amenée à se prononcer sur les dispositions de ce texte concernant les femmes, et qui ont trait à l'embryologie et à la procréation, en particulier l'assistance médicale à la procréation.

Du colloque que la Délégation avait organisé l'an dernier : "Femmes et bioéthique, l'AMP en question", il ressort que la liberté des femmes et la conquête de la maîtrise de leur corps, durement acquise au cours de ces trente dernières années, se trouve confrontée aujourd'hui, dans un désir légitime de maternité, aux réponses d'une science médicale toute puissante et qui apparaît difficilement contrôlable.

Les travaux que vous avez menés sur ces sujets au sein de la commission temporaire sur la génétique humaine du Parlement européen nous intéressent au plus haut point. Nous souhaiterions que vous nous exposiez les points les plus controversés du rapport de M. Francesco Fiori, les raisons du rejet de ses conclusions en séance plénière et, d'une façon générale, vos réflexions en tant que philosophe, mais aussi femme politique, sur ce sujet.

Mme Geneviève Fraisse : J'ai peu à affirmer et beaucoup à témoigner, puisque le vote sur le rapport de M. Francesco Fiori s'est terminé par un beau fiasco jeudi dernier en séance plénière. J'ai presque été soulagée par ce vote, car j'avais le sentiment que l'on n'était pas parvenu à discuter sereinement de cette question au sein de la commission. Ce fiasco est un symptôme de l'incapacité des politiques à trancher sur la bonne et la mauvaise recherche aujourd'hui. Les chercheurs n'y arrivant pas eux-mêmes, il aurait été étonnant que, nous, les politiques puissions y arriver.

J'ai été très heureuse de participer à cette commission, créée le 13 décembre 2000, au lendemain de la décision britannique d'autoriser le clonage thérapeutique. C'était une commission temporaire d'enquête pour un an, qui était chargée de formuler des recommandations concernant la génétique humaine et les technologies nouvelles de la médecine moderne. Elle a auditionné de très nombreux experts de tous les pays pendant toute l'année, ce qui était tout à fait passionnant.

Suite à la décision britannique d'autoriser le clonage thérapeutique, le Parlement européen avait voté, en juillet 2000, une résolution portant sur le clonage humain. Pour ma part, lors du vote de cette résolution, j'ai eu beaucoup de réticence sur les questions de clonage thérapeutique, mais mon opinion sur le sujet a été de plus en plus ouverte, au fur et à mesure que j'ai suivi les travaux de la commission d'enquête.

Deux semaines avant le vote de cette résolution, nous nous étions prononcé sur le sixième programme-cadre pour la recherche. Un amendement à ce sixième programme-cadre, dont le rapporteur était M. Gérard Caudron (parti socialiste français), a autorisé le financement communautaire des travaux portant sur des cellules souche adultes ou des cellules adultes reprogrammées, des lignées de cellules souche déjà disponibles dans les laboratoires de recherche et des cellules souche d'embryons ou de f_tus, issues d'avortements naturels ou d'interruptions de grossesse. Les travaux portant sur des embryons humains âgés de moins de deux semaines (embryons produits dans le contexte d'une FIV) pouvaient également bénéficier d'un financement, s'ils étaient autorisés par les lois de l'Etat membre où ils étaient effectués.

Ont été exclus du financement communautaire : le clonage humain reproductif, la production d'embryons humains à des fins de recherche, notamment les transferts de noyaux cellulaires, et les modifications du patrimoine génétique, dès lors que celles-ci pourraient prendre un caractère héréditaire.

Sur le rapport de M. Francesco Fiori, j'ai plusieurs commentaires à faire.

En premier lieu, il a été assez mal formulé, ce qui fait que l'on a repoussé le vote dans le temps pour rechercher de nouveaux compromis.

Par ailleurs, les clivages - nationaux et non pas politiques - étaient très clairs. D'un côté, les Britanniques et les Italiens étaient plutôt partisans de la recherche, et, de l'autre, les Allemands ne supportaient pas l'idée de toucher à la matière vivante. Cela m'a beaucoup impressionnée intellectuellement. Les Allemands ont vraiment dépensé une énergie considérable pour empêcher la possibilité de toute recherche en matière de clonage thérapeutique et de toute recherche relative à l'embryon.

En ce qui concerne les droits des femmes, la bataille était assez complexe. L'idée de ce que l'on appelle une sanctuarisation de l'embryon était défendue par ceux qui cherchent à remettre en cause l'avortement. C'était notamment le cas d'une députée irlandaise, le combat anti-avortement étant mené par l'Irlande.

Aussi, des amendements, tels que ceux-ci ont-ils été rejetés en séance plénière : "le droit à la vie de chaque être humain dès sa conception impose aux médecins, aux chercheurs de respecter la vie et l'intégrité de chaque personne" ; "la demande de création d'embryons humains ne doit être autorisée que pour provoquer une grossesse". A propos des embryons surnuméraires - lors du débat sur le sixième programme cadre de recherche - un amendement, qui a été rejeté, se proposait d'ajouter : "IVG pratiquée pour sauvegarder la santé de la mère", ce qui est la position de certaines lois des pays ibériques. Cependant, quand j'ai soulevé la question de l'avortement, il y a toujours eu quelqu'un pour dire que ce n'était pas le sujet.

J'ai essayé également de faire passer l'idée que, si l'on faisait du clonage thérapeutique, cela impliquait la mise en jeu du corps des femmes.

J'avais fait voter en commission le considérant suivant : "Considérant que les conditions de production et d'obtention des cellules souches mettent particulièrement en jeu l'intégrité du corps de la femme, lors du recours au clonage thérapeutique et aux embryons surnuméraires." Il soulignait combien les femmes sont mises à contribution, en cas de clonage, pour la production d'ovocytes.

Dans une ultime réunion de la commission, où je n'ai pu me rendre, les différents coordinateurs ont toiletté l'ensemble du texte et ont supprimé cet amendement. Présenté à nouveau en séance plénière, il a été rejeté. Ce problème n'était absolument pas dominant.

Un autre article, supprimé en séance plénière, précisait que le Parlement européen : "confirme sa position selon laquelle, d'un point de vue éthique, le clonage dit thérapeutique est également problématique, parce qu'il implique la mise à disposition d'un grand nombre d'ovules humains, ce qui peut entraîner une exploitation du corps humain en fonction du sexe associée à des risques importants pour les femmes et implique la création d'embryons humains uniquement à des fins de recherche."

La question des femmes s'est donc trouvée piégée entre les pros et les anti-clonages thérapeutiques.

Je défendais une position intermédiaire, celle de dire : je n'ai pas une position tranchée sur le clonage thérapeutique, parce qu'il y a des choses qu'on ne sait pas et qu'il ne faut pas trancher à la place des chercheurs. Mais, si l'on autorise le clonage thérapeutique, alors j'attire votre attention sur tel et tel points importants. Ce n'était pas du tout une position représentative. D'un côté, un député italien, Gianfranco Dell'alba, voulait tout autoriser, de l'autre, les Allemands ne voulaient pas que l'on touche à un seul cheveu de la moindre cellule, en raison de la sensibilité particulière de ce sujet en Allemagne. C'est pour cette raison que, de septembre à novembre, ce sujet est devenu une querelle militante.

J'ai cherché à faire passer d'autres idées, par exemple, celle de la criminalisation du clonage reproductif. Elle a été adoptée en séance plénière, mais cela n'intéressait pas grand monde de passer de l'interdiction à la pénalisation, tous les débats se cristallisant sur la matière vivante et la matière humaine.

Nous étions deux députées, une députée allemande, Evelyne Gebhardt (PS) et moi, peut-être aussi un peu la députée allemande Hiltrud Breyer (Verte), à poser la question des femmes. Mais un député comme Peter Liese (PPE), l'un des plus actifs dans le rejet absolu du clonage thérapeutique, m'a sollicité pour soutenir sa position en tant que féministe, parce qu'en Allemagne, les féministes ont cette position. Il me trouvait donc une féministe un peu bizarre.

Sur la question de la brevetabilité du vivant, le Gouvernement français a refusé de transcrire l'article 5 de la directive de 1998, qui est l'article litigieux. Mais nous avons déjà voté en séance plénière une demande de modification de cette directive. De plus, à la fin du débat en séance plénière, le commissaire chargé de la recherche, Philippe Busquin, a annoncé que la Commission européenne allait modifier ou revoir la directive de 1998, parce que l'état de la recherche en 1998 n'était pas l'état de la recherche en 2001. Toutefois, la commission temporaire génétique a refusé la révision de la directive que j'avais proposée par amendements. De ce point de vue-là, la commission était plutôt en retrait par rapport à la Commission européenne.

Certains amendements britanniques ont porté sur la gratuité et sur le consentement du don d'ovocytes. Il y a même eu en séance plénière un amendement britannique visant à autoriser le commerce d'ovocytes.

Pour moi, les questions les plus intéressantes n'ont pas trait à la question des femmes, mais à la protection contre les discriminations face aux assurances et à l'emploi. Nous avions reçu beaucoup d'experts sur ces questions-là et avions préparé beaucoup d'amendements.

Des débats ont également eu lieu sur l'adoption des embryons surnuméraires, sur la non-fabrication d'embryons surnuméraires, c'est-à-dire sur le fait de ne pas en produire plus que le nombre nécessaire. En Allemagne, on en produit moins qu'en France. Considérant que les travaux devraient plutôt porter sur les cellules souches adultes, la commission n'a pas voulu entrer dans un débat sur les cellules souches embryonnaires.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il n'y a donc pas eu de véritable débat politique, mais plutôt un débat idéologique, partant de convictions philosophiques ou religieuses liées au passé des uns ou des autres.

Mme Geneviève Fraisse : Sur d'autres sujets, les clivages nationaux sont plutôt un apport positif dans la discussion, comme par exemple, à la commission sur la culture, lors de débats sur le patrimoine, entre les Grecs et les Italiens. Sur la bioéthique, les positions étaient vraiment militantes.

Pendant huit mois, il y a eu des auditions d'experts. Ensuite, le débat s'est cristallisé. Au moment du vote en commission, il y a eu dix-huit voix pour le rapport Fiori, quinze contre et deux ou trois abstentions.

En séance plénière, il y a eu plus de 200 amendements, plutôt dans le sens de l'amendement de Gérard Caudron, dont je parlais précédemment, qui autorise certains financements communautaires et en exclut d'autres, ce qui laisse aux Etats membres la possibilité de soutenir dans certains cas des financements communautaires.

Lors du vote de la semaine dernière, en séance plénière sur le rapport Fiori, le PPE ne voulait plus voter le texte et les socialistes n'ont pas voulu le voter non plus. Le sentiment qui a dominé, c'est que les députés ne savaient même plus ce qu'ils avaient voté. Je me suis abstenue.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le rapport a été rejeté ?

Mme Geneviève Fraisse : Oui, il n'y a pas de rapport. Nous nous sommes réunis pendant un an et nous n'avons rien produit.

Pour ma part, j'en étais presque soulagée, car le débat avait été très militant et très idéologique. J'avais eu du mal à prendre une position. Une fois prise, je l'avais tenue et expliquée plusieurs fois. Comme il y avait des votes contradictoires dans tous les groupes, j'avais tenu pédagogiquement à dire exactement quelle position j'avais choisie, pourquoi et comment j'avais avancé. Au total, j'avais une position médiane, c'est-à-dire que je ne fermais pas complètement les recherches.

Un jour, un député belge, juriste, a pris la parole et a dit : "On se croirait dans un concile du VIème siècle, et pendant ce temps-là elle tourne." Effectivement. Il y a un moment où l'on ne peut pas parler à la place des chercheurs. Or, les chercheurs sont eux-mêmes dans une position difficile en ce moment sur la question de la reproduction. Donc, je m'en suis tenu à la pénalisation du clonage reproductif, à la mise en place de gardes-fou pour le clonage thérapeutique, à des interrogations sur la définition du mot clonage, à la remise en cause de la directive sur la brevetabilité du vivant de 1998, qui n'est plus adaptée à la situation actuelle. Comme les personnes opposées au clonage thérapeutique pensaient que toute féministe était nécessairement d'accord avec eux, ils ne comprenaient pas toujours ma position, qui ne leur paraissait pas tout à fait orthodoxe.

Mme Yvette Roudy : Qu'y avait-il au c_ur du débat ? Le statut de l'embryon ?

Mme Geneviève Fraisse : Oui, l'embryon a été sanctuarisé, et, plus largement, c'est la question de la matière vivante qui a été au c_ur du débat.

Il y avait une position médiane, défendue par le Président luxembourgeois Robert Goebbels (PSE), selon laquelle on pouvait se servir des cellules des embryons surnuméraires existantes, mais qu'on ne devait pas en créer d'autres.

En revanche, les Allemands ne supportent pas l'idée que l'on puisse toucher à la moindre parcelle de matière vivante.

Mme Yvette Roudy : Cela fait partie de leur culture.

Mme Geneviève Fraisse : On ne peut même pas les raisonner en leur disant seulement : "Voyons, réfléchissons bien sur la recherche."

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Est-ce que les positions - vous avez parlé de clivages nationaux ou idéologiques - sont les mêmes en ce qui concerne les organes du corps humain ?

Mme Geneviève Fraisse : Je ne saurais répondre.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce qui est en cause, notamment pour les Allemands, ce sont donc toutes les cellules souches ?

Mme Geneviève Fraisse : Ce sont les cellules souches embryonnaires. Aucun chercheur aujourd'hui ne peut dire que les cellules souches adultes sont aussi totipotentes que les cellules souches embryonnaires.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans ce raisonnement-là, donne-t-on un statut à l'ovocyte ?

Mme Geneviève Fraisse : On donne un statut à la cellule.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans une conception très chrétienne du monde, il me paraît plus grave de travailler sur des cellules embryonnaires, même issues d'embryons surnuméraires, que de faire du clonage thérapeutique. Dans un embryon surnuméraire, il y a fécondation.

Mme Geneviève Fraisse : Ceux qui défendaient la possibilité de faire des recherches à partir des cellules des embryons surnuméraires, n'étaient pas les Allemands, mais, par exemple, le Président luxembourgeois de la commission, Robert Goebbels. Toute la discussion tournait autour des idées suivantes : "Il en faut le moins possible. On va essayer de supprimer les embryons surnuméraires". Certains voulaient qu'il n'y ait plus d'embryons surnuméraires et donc souhaitaient en tarir la source.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans le cas du clonage thérapeutique, les cellules clonées ne sont pas des embryons fécondés.

Mme Geneviève Fraisse : D'un point de vue religieux, on ne peut pas remonter des cellules surnuméraires à la production de cellules souches. Donc, on est nécessairement contre le clonage thérapeutique en lui-même, et aussi contre les embryons surnuméraires. Une position réaliste peut être de dire : "nous pouvons travailler sur ce qui existe", mais elle est contredite par ceux qui sont favorables à l'adoption des embryons surnuméraires.

Mme Yvette Roudy : Dans les débats, il y a des problèmes de vocabulaire. Certains disent qu'ils sont contre le clonage thérapeutique, mais sont pour la recherche sur les cellules existantes.

Mme Geneviève Fraisse : C'est une position que je considère raisonnable.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je pense qu'il y a confusion entre la vie et la personne humaine.

Mme Geneviève Fraisse : Ce qui m'étonne le plus, c'est de penser que l'humanité ne peut être que destructrice et qu'on ne puisse pas imaginer que l'humanité soit capable d'accompagner le risque.

Dans mon intervention en séance plénière, j'ai pris l'image de Frankenstein. Quand le monstre demande une fiancée, le professeur commence par répondre à la demande du monstre, puis, vu le comportement du monstre, il y renonce. Il ne lui donnera pas la fiancée et l'empêchera donc de produire une descendance. L'humanité peut produire un monstre, mais elle a aussi conscience que l'on ne fait pas une production alternative. Je suis étonnée que l'on n'envisage, comme seule possibilité, celle de l'homme engendrant des destructions, et non celle d'un être humain capable de gérer sa destinée. Ce n'est pas vouloir être optimiste ou pessimiste, c'est simplement poser la question : peut-on accompagner la recherche ? Je pense que oui.

Donc, pour répondre à la question de Martine Lignières-Cassou, pour que l'on puisse démontrer qu'il ne faut pas de clonage thérapeutique, il faut poser la question des frontières entre le vivant et l'humain.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je disais qu'il y a vraiment confusion de concept entre la vie et l'humain.

Mme Geneviève Fraisse : Bien sûr. Je trouve cela profondément juste. Mais, cette question de la décision de l'humain n'est pas posée.

Mme Yvette Roudy : Avez-vous parlé de l'implantation de l'embryon post-mortem et du cas de Mme Pirès à Toulouse ?

Mme Geneviève Fraisse : Non, car les questions n'étaient pas sur la vie. L'enjeu est de soigner les maladies dégénératives ou de s'interroger sur les nouvelles potentialités de la médecine.

Mme Yvette Roudy : Il y a beaucoup de confusion puisque, dans le projet de loi relatif à la bioéthique, qui va être discuté en première lecture à l'Assemblée nationale, on ne parle pas de clonage thérapeutique. On va dire que l'on n'en veut pas, mais que l'on est pour la recherche sur tout ce qui est en stock, sur tout ce qui existe déjà.

Mme Geneviève Fraisse : Donc, en provenance des avortements et des FIV.

Mme Yvette Roudy : Il faudra vraiment bien expliquer les choses, car certains considèrent que, quand on dit clonage thérapeutique, cela veut dire que l'on accepte de fabriquer des embryons à des fins de recherche.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Non, ce n'est pas cela. Vous prenez un ovocyte, vous enlevez le noyau et vous mettez n'importe quel noyau. Il n'y a pas fécondation.

Mme Yvette Roudy : Le Professeur André Boué, généticien, membre du Comité consultatif national d'éthique, dit que c'est un embryon.

Mme Geneviève Fraisse : Ce sont des cellules.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce sont des cellules, mais ce n'est pas un embryon fécondé par un spermatozoïde.

Mme Yvette Roudy : C'est un ovocyte dont on aura enlevé le noyau et dans lequel on met à la place le noyau de la personne que l'on veut soigner, par exemple. C'est ce que l'on ne veut pas.

Mme Geneviève Fraisse : C'est le débat. Dans les débats en commission, certains voulaient empêcher toute utilisation embryonnaire quelle qu'elle soit, surnuméraire ou non. C'est la position allemande, qui ne veut utiliser que des cellules souches adultes.

En commission, j'ai voté contre, mais la position qui l'a emporté, c'est que l'on n'utiliserait que les cellules souches adultes, en sous-entendant que, à partir de ces cellules, on pourrait faire de nouvelles cellules permettant de soigner des dégénérescences, aussi bien qu'avec des cellules embryonnaires. Or, les chercheurs en ce moment ne savent pas si les potentialités des cellules embryonnaires vont être meilleures que celles des cellules souches adultes. A la fin, j'en avais assez d'entendre les politiques donner leur opinion sur les cellules souches adultes, alors que les chercheurs eux-mêmes ne sont pas en état, avant cinq ou dix ans, de nous donner des certitudes.

La question des cellules embryonnaires se subdivise en plusieurs autres. Il y a celle des cellules surnuméraires, donc issues des avortements ou des FIV. Il y a un débat sur la trop grande quantité de cellules surnuméraires issues de la FIV. Cette question rejoint celle de l'avortement, parce que si l'on trouve qu'il y en a trop, c'est que l'on pense que ce sont des êtres vivants. Un certain nombre de gens sont favorables à l'utilisation des cellules embryonnaires déjà existantes. Ce sera la position française, dès lors qu'il y a gratuité et consentement. Cependant, il faut faire attention, parce que les Britanniques ont déposé un amendement permettant d'en faire du commerce.

Ensuite, la question se pose de savoir si l'on produit des cellules embryonnaires. Certains y sont opposés, car la moindre parcelle de vivant est effectivement de l'humain. Si l'on en produit, il y aura une utilisation du corps des femmes et des pressions possibles sur les femmes. Il devrait y avoir alors des garde-fous quant à l'utilisation du corps des femmes, comme en matière de procréation médicalement assistée.

J'aurais voulu vous apporter des articles de journaux de la semaine dernière, sur le clonage thérapeutique, qui m'ont fascinée. Sur ce dessin, le corps de départ est un corps asexué. En revanche, au bout de la chaîne, le corps soigné dans le lit d'hôpital est un corps d'homme. Donc, le corps de départ est asexué, alors que ce sera nécessairement un corps de femme qui fournira l'ovocyte. Je trouve qu'il faut surveiller de près les dessins. Le corps était asexué dans le Monde, à peine sexué dans Libé et vraiment celui d'une femme dans le Figaro. Cela montre que, sur cette question homme/femme, il règne un flou artistique incroyable.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J'ai le sentiment que le Parlement européen a cinq ou six ans de retard par rapport au débat français et que le débat porte, comme en France en 1994, sur les embryons et le statut de l'embryon.

Mme Geneviève Fraisse : Oui, et pour deux raisons : la question allemande et la question irlandaise, c'est-à-dire la lutte anti-avortement.

En commission, il y a eu un vote serré, à dix-huit voix contre quinze. En séance plénière, le rapport de forces s'est inversé, amendement après amendement, parce que les parlementaires ne savaient plus très bien ce qu'ils votaient. La confusion de la cellule souche à l'embryon surnuméraire a été entretenue pour la bonne raison qu'il y avait des militants qui refusaient l'ensemble des recherches. Les distinctions étaient sans cesse annulées.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Les travaux de la commission spéciale chargée de la révision des lois bioéthiques ont évolué : les débats sont plus pacifiés et plus mûrs.

Mme Yvette Roudy : Oui, car on a eu déjà un très grand débat en 1994 et que les choses ont avancé et mûri.

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a ensuite entendu Mme Carine Favier, responsable de la commission Sida au Mouvement français pour le Planning familial (M.F.P.F.), sur les questions de contraception et de sida.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Carine Favier, responsable de la commission Sida du Mouvement français pour le Planning familial, accompagnée de Mme Maïté Albagly, secrétaire générale.

Chargée par la commission des affaires sociales du suivi de l'application de la loi relative à l'IVG et à la contraception, la Délégation a déjà reçu, le 16 octobre dernier, Mmes Françoise Laurant, présidente, Danièle Gaudry, Fatima Lalem et Maïté Albagly, membres du bureau exécutif du Planning familial.

Au fil des auditions auxquelles nous procédons depuis un mois et demi, au-delà des difficultés soulignées dans l'application de la loi, tant par les associations que par les professionnels de santé, nous découvrons de nouveaux problèmes concernant la prévention en matière de contraception, liés la recrudescence du sida et des maladies sexuellement transmissibles. Ainsi, en région parisienne, il y aurait une forte augmentation du sida chez les femmes, ces trois dernières années. Le relâchement de la vigilance parmi les populations dites à risque - homosexuels, hommes et femmes, mais aussi femmes hétérosexuelles - ainsi que l'abandon progressif, en raison du succès des trithérapies, d'une indispensable protection, nécessitent de la part des professionnels de santé, des associations, des pouvoirs publics un effort accru de prévention auprès des hommes comme auprès des femmes les plus vulnérables.

Pouvez-vous nous donner des informations sur cette population de femmes particulièrement exposée, sur la progression de la contamination ces dernières années et sur les moyens alternatifs de prévention ? On fonde beaucoup d'espoirs sur le développement de l'utilisation du préservatif féminin, malheureusement encore coûteux et peu disponible en France. Qu'en est-il des récentes campagnes de prévention contre le sida, notamment de celle lancée en mars dernier en direction des femmes par le ministère délégué à la santé et le Comité français d'éducation à la santé, avec le soutien des associations.

Mme Carine Favier : Je suis une militante des droits des femmes, qui travaille au Planning familial depuis longtemps. Je suis également médecin consultant de personnes infectées par le VIH dans un service de maladies infectieuses à Montpellier.

J'anime la commission Sida du Planning familial et je coordonne un programme national de prévention en direction des femmes - programme conjoint du ministère de la santé et du Planning familial - . Dans le cadre de ce programme, qui m'a permis de rencontrer de nombreuses femmes, j'ai pu constater un certain nombre de défauts dans la manière d'aborder aujourd'hui la prévention en direction des femmes.

La situation des femmes a changé depuis le début de l'épidémie. Aujourd'hui, environ 30 000 femmes seraient concernées. Ce chiffre n'est qu'une évaluation, puisqu'il n'y a pas de déclaration obligatoire de séropositivité. L'infection à VIH a été modifiée par l'arrivée des traitements antirétroviraux efficaces (les trithérapies), qui entraînent une apparition beaucoup plus tardive du sida. La féminisation de l'épidémie existait depuis un certain temps déjà, mais n'avait pas encore été clairement perçue. Auparavant, le ratio était d'une femme pour sept hommes ; il est actuellement, d'une femme pour 2,7 hommes ; il y a donc une féminisation clairement établie. Les dépistages menés dans les laboratoires permettent d'évaluer à 40 % le nombre de femmes séropositives aujourd'hui, ce qui est un changement radical.

La question du sida chez les femmes pose des problèmes particuliers. Or, rien n'est programmé dans les services médicaux pour les femmes ; notamment il n'y a généralement pas de consultation gynécologique. A Marseille, il y en a une dans le service de maladies infectieuses, ce qui est important car ces personnes sont souvent en difficulté sociale et n'ont pas forcément l'énergie nécessaire pour venir en consultation de maladies infectieuses, être suivies, prendre des traitements et faire en plus un suivi gynécologique. Or, ce suivi est pourtant très important pour les femmes séropositives, qui ont des risques accrus de cancer du col utérin.

Il y a très peu d'essais cliniques ; or, nous avons beaucoup de problèmes d'effets secondaires des traitements, généralement des problèmes hormonaux et endocriniens. Il y a donc certainement un travail à faire en ce domaine.

Aujourd'hui, les femmes ayant des pratiques hétérosexuelles sont contaminées, alors qu'au début de l'épidémie, cette contamination n'a été vue qu'à travers les femmes toxicomanes et les partenaires d'hommes bisexuels.

Actuellement, dans les relations hétérosexuelles, on se rend compte qu'il y une contamination des femmes ayant des relations avec des hommes multi-partenaires, ou des femmes, elles-mêmes multi-partenaires. On note également qu'un nombre important de femmes d'origine africaine est touché. Cela explique la contamination hétérosexuelle très importante de l'Ile-de-France, notamment en Seine-St-Denis et dans les Hauts-de-Seine, où la contamination hétérosexuelle se rapproche beaucoup de celle que l'on trouve dans les départements d'outre-mer.

Au mois d'octobre, nous avons fait une formation de prévention auprès des femmes en Guyane. Il y avait une vingtaine d'animatrices d'associations travaillant avec des femmes d'origines différentes - haïtiennes, dominicaines, guyanaises - , qui faisaient état d'une prévalence importante du sida.

Ce problème de santé publique très important n'a été découvert, y compris au Planning, qu'avec retard. C'est en 1997 que le ministère a organisé un colloque sur femmes et sida en Europe, qui a été le point de départ d'une prise de conscience collective. On s'est rendu compte que la question économique était importante, c'est-à-dire que la dépendance économique venait renforcer la difficulté des femmes à être autonomes et à imposer des moyens de prévention à leurs partenaires. C'est également à ce moment que sont apparus les problèmes des femmes africaines .

Nous avons donc développé un programme de prévention sur proposition du ministère. Au départ, c'était un programme d'accompagnement du préservatif féminin, mais, rapidement, c'est devenu un programme de prévention des risques sexuels.

Le travail de prévention du sida en direction des femmes doit aborder les problèmes de façon globale. En effet, les femmes ne se vivent pas comme étant un groupe à risque ; elles n'ont pas le sentiment d'être en situation de risque, parce que souvent leur contamination est due à leur partenaire. Elles peuvent être fidèles, ne pas prendre de risques, et avoir quand même un risque de contamination. Il faut donc aborder le problème de façon globale, c'est-à-dire ne pas séparer les questions de contraception, de l'IVG, du sida et des MST.

La majorité des contaminations en Europe se trouvent en Europe du Sud - Espagne, Portugal, Italie et France -  et la conception des rapports homme/femme n'est pas étrangère à cette situation. Entrent en jeu à la fois des questions économiques, la conception des rapports homme/femme, la place sociale des femmes, la capacité qu'elles ont à s'exprimer et à pouvoir revendiquer de façon légitime.

Aujourd'hui, après avoir créé 250 groupes et rencontré plus de 2 500 femmes sur tout le territoire et dans les DOM, nous commençons à avoir une certaine expérience et à nous rendre compte que la prévention en direction des femmes était jusqu'à maintenant très masculine, mettant en avant l'utilisation du préservatif masculin et sa facilité d'utilisation. Beaucoup de femmes dans les groupes de parole nous ont dit que ce n'était pas toujours facile, quand les hommes ne veulent pas l'utiliser. Nous devons donc avoir une approche différente en matière de prévention.

Vous avez dû être destinataires du document paru, au cours de l'année 2000, en direction des femmes, sur la prévention du sida. Alors que l'épidémie se développe depuis 15 ans, c'est le premier document élaboré par le ministère de la santé qui aborde l'aspect interactif et relationnel, plus proche du vécu des femmes. Il reste toutefois encore très peu diffusé.

Le 1er décembre 2001, des campagnes de prévention ont été menées par les associations, mais j'ai ressenti de façon cruelle le manque de place faite aux femmes. Un seul document présentait la vision différente des femmes en matière de prévention. Aujourd'hui, aucune association ne représente spécifiquement les femmes, car les femmes ne se considèrent pas comme concernées. Certaines associations interviennent auprès des femmes usagères de drogues ; AIDES est une association reconnue pour son travail, surtout dans le monde gay, mais les femmes ne sont pas présentes, même symboliquement, dans leurs documents.

Nous avons travaillé avec des groupes d'une dizaine de femmes de tous les milieux sociaux, mais principalement des femmes en difficulté sociale, qui ont exposé leur besoin de lieux où s'exprimer et poser des questions en matière de sexualité. A l'issue de ces réunions, les femmes disaient : "C'est bien ce que l'on a fait. On se sent beaucoup plus fortes."

Mme Jeannine Mossuz-Lavau, directrice de recherche au CEVIPOF, a évalué ce programme de réduction des risques sexuels. Ce qui l'a frappé, c'est que les femmes, à la fin de ce programme, la regardaient en face et disaient : "On a appris des choses. On nous a accordé du temps. On a été importantes pour un certain nombre de gens." Certaines femmes nous ont dit qu'elles n'avaient jamais eu le temps, ni l'espace pour pouvoir parler d'elles-mêmes, de leurs préoccupations, de leurs difficultés à parler de sexualité à leurs enfants, etc... Surtout, pour elles, le plus important, c'était d'avoir pu se « redresser » et décider de faire autrement désormais, y compris dans les négociations avec leurs partenaires. Dans certaines cultures, il n'est pas possible de parler directement de sexualité avec les enfants. Les femmes ne peuvent peut-être pas affronter les traditions frontalement, mais elles ont décidé de faire bouger les choses.

Le travail doit continuer en direction des femmes, mais également avec les hommes, pour discuter de leur représentation des femmes et de la sexualité des femmes. A la fin du programme, certaines femmes disaient : "Il faut dire aux hommes la même chose, car ils font les intéressants, mais ils sont aussi trouillards." Ensuite, les femmes ont organisé des réunions dans les centres sociaux et elles ont dit : "On va expliquer aux hommes tout ce que l'on a appris, on va leur montrer, ils vont nous écouter et ils vont voir que nous aussi avons des choses à dire." Le travail sur la prévention du sida en direction des femmes doit donc aussi passer par un travail en direction des hommes sur le thème : "Réfléchissez aux rapports entre hommes et femmes, réfléchissez à la place que vous devez laisser à votre partenaire."

Ce programme a été quelque chose de très enrichissant, mais il ne représente qu'une goutte d'eau dans la lutte contre le sida. Il sert d'expérimentation et donne des orientations sur la manière la plus pertinente de travailler, mais il est très important qu'une formation et une sensibilisation soient données à toutes les personnes qui reçoivent des femmes dans des endroits non spécifiques. En effet, les femmes, y compris les femmes usagères de drogues, vont très peu dans les lieux de prévention, car ce sont des lieux d'accueil extrêmement masculins. Quand il y a un accueil spécifique pour les femmes, celles-ci peuvent s'exprimer sur les questions de sexualité et de prévention. Mais il y en a encore très peu. Compte tenu des particularités de l'épidémie, qui touche les femmes africaines en particulier, il semble très important que ces questions soient abordées dans d'autres lieux que des lieux spécifiques " sida ", comme les PMI ou les lieux traitant des questions de violence, et par les médecins, les gynécologues, et les assistantes sociales.

En tant que médecin des maladies infectieuses, je m'aperçois que la question du sida n'est pas perçue dans la population générale comme un risque sexuel que la femme peut avoir par l'intermédiaire de son partenaire et qui peut être difficile à gérer pour elle. Cette question est laissée à des spécialistes du sida, alors que, si l'on veut travailler en direction des femmes, il faut absolument que ce soit l'ensemble des personnes qui reçoivent les femmes qui soient sensibilisées à cette question.

Ensuite, s'il faut une prise en charge plus spécifique du VIH, il faut avoir recours à des personnes formées plus spécifiquement à la question du sida. Mais, on ne fera pas de prévention et on ne donnera pas aux femmes la possibilité d'en discuter et de s'en approprier les outils, si ce n'est pas fait là où sont les femmes et où vont les femmes.

Certaines responsables de Plannings, dans les départements les plus touchés, reçoivent aujourd'hui des jeunes de 17 ou 18 ans, séropositives. Les chiffres sont alarmants : 47 % des personnes qui ont eu un diagnostic de séropositivité au VIH sont en phase de maladie, c'est-à-dire qu'il s'est passé un temps infini - peut-être 10 ans - pendant lequel elles ont pris des risques et n'ont jamais rencontré sur leur chemin, y compris auprès des médecins ou des centres de Planning, des personnes pensant qu'elles pouvaient être concernées. Chez les femmes africaines, le chiffre est encore plus important : 63 %. Il y a donc vraiment un problème de santé global.

Mme Maïté Albagly : Ce programme a permis de faire le lien entre contraception et sida. C'est très important. Notre association est sollicitée sur ces deux thèmes et fait passer des messages pour que la campagne contraception n'oublie pas le sida et, inversement, que la campagne contre le sida n'oublie pas la contraception. Il ne faut pas séparer ces deux notions.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce que vous dites me paraît essentiel. Vous proposez que l'on forme des acteurs généralistes et qu'on les sensibilise à la dimension sida. On avait d'ailleurs évoqué, lors d'une précédente rencontre, la possibilité d'une articulation entre les campagnes contre le sida et celles en faveur de la contraception. Le Fémidon, le préservatif féminin, peut faire cette articulation entre sida et contraception.

Mme Carine Favier : Au départ, le programme portait sur le Fémidon, puis il a été élargi. On constate une forte méconnaissance, même chez des éducateurs spécialisés, de l'anatomie et du fonctionnement du corps.

Dans un premier temps, nous avons donc formé une cinquantaine d'animatrices du Planning, puis des personnes appartenant à d'autres associations. Nous avons été très étonnées de constater que les animatrices de prévention, qui s'occupent, sur le terrain, de toxicomanie ou de sida, ne connaissaient pas bien les moyens de contraception.

Au ministère de l'emploi et de la solidarité, ce n'est que depuis peu que les responsables en matière de contraception ont des réunions communes avec les responsables du sida au ministère. Ce n'est pas encore habituel, même si le VIH touche de plus en plus de femmes. Certains pensent encore : les femmes, c'est la contraception ; le sida, ce sont les hommes et les toxicomanes. Dans le dépliant réalisé pour la campagne nationale de contraception, on ne parlait pas du Fémidon, le préservatif féminin, alors qu'il est pourtant un important outil dans la prévention du sida. De même, quand sont lancées des campagnes de prévention du sida, la contraception est passée sous silence.

Nous essayons donc de faire le lien entre contraception et sida.

Nous cherchons à développer l'utilisation du Fémidon, qui permet d'aborder la question de la relation homme/femme et de la négociation entre eux. Même si l'on n'est pas persuadé que beaucoup de femmes vont utiliser le Fémidon - mais parfois les acteurs de santé ont plus d'a priori que les femmes - c'est un outil qui permet de discuter. Il y a celles qui n'en ont pas besoin, ou qui trouvent que c'est dégoûtant, mais les femmes, dans les groupes de parole, l'ont trouvé extrêmement intéressant, car cela leur permettait de dire à leur partenaire : "Tu as des problèmes avec le préservatif masculin, tu ne le supportes pas, tu as des problèmes d'érection ; pas de difficulté, j'ai le mien. Si tu ne veux pas mettre le tien, je mets le mien. Nous avons pu constater dans l'évaluation des campagnes portant sur le Fémidon, que c'est un excellent outil de discussion sur la responsabilité partagée du risque.

Mme Yvette Roudy : Les femmes acceptent donc bien le Fémidon ?

Mme Carine Favier : C'est très surprenant. Les populations africaines l'utilisent bien, d'après les informations transmises par les associations communautaires. Quand les hommes refusent le préservatif, la femme a quand même une protection. Mais, ce n'est pas encore largement diffusé, c'est cher, et sur le plan esthétique, cela ne plaît pas vraiment. La pose n'est pas compliquée quand on s'est exercé. Ce qui pose question, c'est que cela plaît beaucoup aux hommes, car c'est moins contraignant pour eux. En revanche, ce qui plaît aux femmes, c'est qu'il n'y a pas de retrait intempestif et que l'on peut rester ensemble longtemps.

Mme Danielle Bousquet : Les femmes à risques sont-elles essentiellement des populations en difficulté, vivant dans la marginalité sociale, avec de tout petits moyens d'existence, et des femmes prostituées ?

Mme Carine Favier : Dans nos groupes de parole, nous avons rencontré beaucoup de femmes en difficulté sociale, mais aussi beaucoup de femmes en difficulté affective : ayant 40, 45 ans, elles ont connu une rupture familiale et traversent une période de solitude. Dans notre service, nous avons fait une étude sur la situation sociale et historique des personnes nouvellement contaminées. Lorsque les femmes, qui vivent difficilement la solitude et qui ont un besoin affectif, rencontrent des hommes autour de la cinquantaine qui n'ont pas la culture du préservatif, l'enjeu affectif l'emporte. Il y a aussi un nombre non négligeable d'hommes seuls qui ont eu des relations non protégées.

Mme Yvette Roudy : Peut-on évaluer les dommages chez les prostituées ?

Mme Carine Favier : Pour les prostituées dépistées, il n'y a pas de taux important de contamination. Le problème, c'est qu'aujourd'hui il y a une prostitution clandestine très importante, en provenance des pays de l'Est et des pays africains. Ces personnes n'ont pas de suivi et ne se font pas dépister. Pour les prostituées ayant un problème de toxicomanie, il y a eu un effort de prévention qui a entraîné une chute importante de la contamination. Mais la population en marge du circuit sanitaire est d'une grande fragilité. Les personnes qui s'occupent de prévention de la prostitution, disent que, quand elles arrivent pour discuter avec les filles, celles-ci disparaissent aussitôt. Elles changent de ville. C'est une source de préoccupation. Lorsqu'elles viennent nous voir au Planning pour des problèmes de contraception et d'IVG, on essaie de les orienter vers la prévention, mais elles ont très peu de relations avec les réseaux sanitaires et sociaux. Avec la population de prostituées plus traditionnelle ou repérée dans des réseaux de toxicomanie, le travail de prévention se fait plus facilement.

Mme Odette Casanova : Dans nos sorties sur le terrain, avec la mission d'information sur l'esclavage moderne, les policiers nous ont dit que les prostituées clandestines des pays de l'Est utilisent toutes des préservatifs, parce qu'elles ne peuvent pas se permettre d'être malades. Si elles sont malades, elles se font tuer immédiatement.

Mme Carine Favier : Nous menons des enquêtes auprès de ces femmes. Mais nous avons beaucoup de difficultés à les aborder et à discuter avec elles. Les souteneurs craignent qu'elles ne prennent contact avec des travailleurs sanitaires et sociaux pour sortir de la prostitution et s'échapper. Jusqu'à maintenant, il n'y a pas d'informations précises sur la prévalence du sida dans ces populations. Nous ne sommes pas dans la situation des pays africains, où les prostituées ont un taux de séropositivité extrêmement élevé : de 40 à 60 %.

Mme Danielle Bousquet : En matière de prévention, je pense que les populations habituées à être suivies socialement toléreront parfaitement bien qu'on leur pose des questions à la PMI ou chez le gynécologue. En revanche, des femmes de classe moyenne ne vont pas comprendre la prévention.

Mme Carine Favier : On a le même problème pour le retard de dépistage. Certains médecins généralistes n'osent pas poser la question du test aux personnes qu'ils ont l'habitude de suivre dans leur clientèle. En formation médicale continue, il faudrait former les médecins à parler de sexualité et à aborder les questions de prévention. Nous avons initié une formation avec une trentaine de médecins autour du thème : parler de sexualité. Ils nous ont fait part de leurs difficultés à aborder ces questions. Quand on parle dans un milieu scolaire de contraception, de sida, on montre que cela existe, que c'est possible : le fait d'intervenir dans l'institution scolaire donne une légitimité au discours.

Après, ce sont les acteurs de santé qui vont pouvoir jouer un rôle auprès de ces populations qui ne se sentent pas à risque. Les gynécologues sont très peu mobilisés sur la question du sida, car ils pensent qu'ils ne voient pas des " femmes à risque " : ni prostituées, ni toxicomanes, ni africaines. Les médecins généralistes et les gynécologues pourraient jouer un rôle vis-à-vis de cette population qui se sent peu concernée par le sida et qui pense que cela concerne les autres.

Mme Maïté Albagly : Dans le programme triennal contre le sida présenté par M. Bernard Kouchner, la semaine dernière, les femmes ne sont pas une cible prioritaire. Nous ne comprenons pas pourquoi.

Mme Carine Favier : Nous avons participé, avec Maïté Albagly, à l'élaboration de ce programme et nous avons souligné ces carences. Les militantes d'associations ou les responsables d'institutions de PMI que l'on a formées en Guyane travaillent dans les lieux où les femmes viennent consulter : c'est en formant ces femmes de " premier recours " que l'on sera le plus efficace. Dans cinq ans, le chiffre des personnes atteintes par le sida sera encore supérieur ; or, on n'arrive pas à inverser le modèle de prévention du sida, qui est celui d'un début d'épidémie. On est sur une lancée, on va faire des campagnes, on a fait un petit livret pour les femmes ;  malheureusement cela ne peut pas suffire. Les populations ont des modes de représentation et des rapports à la sexualité différents et il faut faire des campagnes de prévention différenciées.

Mme Danielle Bousquet : Je suis allée en Afrique, au mois de juillet dernier, et j'ai vu beaucoup de documents émanant d'associations. Ils concernaient exclusivement les hommes, alors que le nombre de femmes prostituées est très important. Beaucoup sont contaminées et transmettent le sida. Les dépliants étaient fort bien faits au demeurant, mais ne s'adressaient qu'à des hommes.

Mme Carine Favier : Je vais me rendre, la semaine prochaine, à la conférence sur le sida à Ouagadougou, pour développer un partenariat avec les associations de femmes africaines et pour essayer aussi de soutenir nos s_urs africaines, qui sont dans une situation assez dramatique.

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