N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME II
AUDITIONS

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME II
volume 4

SOMMAIRE DES AUDITIONS
Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- Monsieur Démétrius DRAGACCI, ancien directeur du service régional de la police judiciaire (lundi 12 juillet 1999)

- Madame Mireille BALLESTRAZZI, directeur du service régional de police judiciaire de Corse de 1993 à 1996 (lundi 12 juillet 1999)

- Monsieur Édouard LACROIX, directeur général de la police nationale de 1993 à 1994 (lundi 12 juillet 1999)

- Monsieur Jean-Pierre LACAVE, préfet adjoint pour la sécurité de juin 1993 à juillet 1997 (lundi 12 juillet 1999)

- Monsieur Didier CULTIAUX, directeur général de la police nationale (lundi 30 août 1999)

- Monsieur Bernard POMEL, préfet de la Haute-Corse de décembre 1996 à avril 1998 (lundi 30 août 1999)

- Général de brigade Maurice LALLEMENT (lundi 30 août 1999)

- Monsieur André VIAU, préfet de la Haute-Corse de juillet 1995 à décembre 1996 (lundi 30 août 1999)

- Monsieur Claude GUÉANT, directeur général de la police nationale d'août 1994 à février 1998 (lundi 30 août 1999)

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Suite du rapport :
tome II, auditions, vol. 5

 


Audition de M. Démétrius DRAGACCI,
ancien directeur du service régional de la police judiciaire
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 12 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Démétrius Dragacci est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Démétrius Dragacci prête serment.
M. le Président : Nous recevons M. Démétrius Dragacci, qui a été successivement commissaire en Corse, puis directeur de la direction régionale de la police judiciaire pendant de longues années.
M. Démétrius DRAGACCI : J'ai certes été en fonction pendant de nombreuses années en Corse, mais je n'ai été directeur de la police judiciaire qu'à compter du 8 juillet 1996.
M. le Président : Nous voudrions connaître les différentes étapes de votre carrière, puis le fonctionnement des forces de sécurité en Corse, tel que vous avez pu en juger à travers les responsabilités que vous avez exercées.
Nous sommes intéressés par les problèmes de coordination entre les multiples autorités : comment cela fonctionnait-il entre les renseignements généraux, les services de police traditionnels, la gendarmerie, la DNAT ?
M. Démétrius DRAGACCI : Je pense que vous êtes intéressé par mes activités professionnelles à partir de 1993 : elles n'ont d'ailleurs été que professionnelles, hélas pour ma santé, puisqu'en 1993, j'ai repris mes fonctions après trois pontages.
J'ai été dans un premier temps le collaborateur de M. Fédini, qui était préfet adjoint pour la sécurité. Six mois après, M. Fédini a été nommé dans un département et a été remplacé par M. Lacave. En 1993, au sortir de l'hôpital, on m'a demandé de dresser l'état des lieux, la situation s'étant dégradée puisqu'au cours de l'année 1992 quarante homicides volontaires avaient été perpétrés qui, pour la plupart, n'étaient pas élucidés. La situation était assez confuse. Avant d'affirmer l'autorité sur l'île, il fallait restaurer l'autorité au sein de sa propre administration parce que le développement de la Corse est une chose, mais la sécurité est un préalable à un développement harmonieux. Nous avons donc dressé l'état des lieux avec l'IGPN, l'IGA et le préfet de police de l'époque.
En 1993, M. Lacave est arrivé. Nous étions exsangues, un de nos bons informateurs ayant perdu la vie en 1992. Il nous fallait retrouver des moyens d'information sûrs, la meilleure façon de rassurer l'opinion publique et nos concitoyens étant encore de lancer des opérations de police fiables qui aboutissent à des procédures judiciaires, des écrous et des condamnations. Nous avons travaillé dans cet esprit. Le préfet de police, M. Lacave, a connu quelques difficultés, dont il vous parlera lui-même car je crois savoir qu'il est cité cet après-midi. Il rencontrait des problèmes de coordination, de mise en place de stratégies, de luttes de pouvoir, stupides et idiotes lorsqu'il s'agit de lutter contre le terrorisme, car le personnel ne comprend pas toujours.
Les services ont été restructurés. Des changements sont intervenus à la tête des directions régionales. Mme Ballestrazzi a été nommée directeur du SRPJ. Elle est actuellement sous-directeur des affaires économiques et financières. Nous avons donc essayé de faire un management, en gérant au mieux les ressources humaines, parce que les services de police et de gendarmerie en Corse disposent de ressources importantes, comme ailleurs. Nous sommes parvenus le 27 février 1994 à avoir un flagrant délit qui n'était pas des moindres, puisque les nationalistes eux-mêmes ont considéré que l'Etat avait rétabli la situation par rapport à Aléria. Nous avions attrapé quatorze membres d'un commando en flagrant délit. Cette opération n'a pas été médiatisée outre mesure, mais le message est bien passé au sein des milieux nationalistes. Il fut le fruit d'une organisation policière hors du commun, peut-être l'une des plus belles opérations de police organisée en Europe dans le milieu du terrorisme. Je sais que le commando se composait de vingt-cinq personnes, mais nous n'avons pas pu prendre tout le monde et il faut bien aussi que ceux qui vous ont informé puissent s'en aller. Cela a créé des difficultés. Néanmoins, l'opération s'est bien déroulée.
Nous avions vu comment fonctionnait le terrorisme et nous avions pris la mesure de la violence. Peu à peu, le SRPJ intégrait des données et essayait d'avancer, comme il le pouvait, ce qui n'est pas toujours facile parce qu'il faut des preuves. L'action initiée - on n'a pas besoin forcément d'une commission rogatoire ou d'une plainte pour " faire " de la police, le code de procédure pénale nous donnant compétence pour mener des enquêtes préliminaires - nous a permis d'obtenir quelques informations. Nous avions, en effet, mis des dispositifs en place, qui n'ont pas toujours aussi bien marché.
Entre temps, j'ai perdu mon fils de façon accidentelle et je n'avais plus tellement le moral. En plus, dans un service, cela ne va pas toujours comme l'on veut et l'on finit par être moins patient et, après une épreuve aussi douloureuse, on supporte moins certaines bêtises. J'ai donc demandé mon départ et j'ai été affecté à la direction générale des services, en même temps que M. Lacave a quitté son poste, en partie parce que nous estimions - et je le pense encore aujourd'hui - que le poste de préfet adjoint pour la sécurité est un poste inutile. Aussi le préfet Lacave et moi-même, avions-nous inscrit notre action dans le but de ressourcer les services de polices et de demander la suppression du préfet de police. Manque de chance, surtout pour ceux qui ont été tués, le maire de Luciana, M. Jean-François Filippi, a été abattu en fin d'année. Il y a eu trois morts en moins d'une semaine et politiquement il était sans doute difficile pour les politiques de supprimer le préfet de police parce que l'on risquait de dire que l'Etat se désengageait de la Corse.
Je suis parti à l'inspection générale de la police nationale. J'ai toujours suivi les affaires parce que l'on ne part pas ainsi d'un service : on laisse toujours des collaborateurs inquiets du devenir et du lendemain. Et quand vous êtes policier et que vous avez des contacts, dans ce genre de situation, il est évident que vous ne pouvez pas couper court en disant que cela ne vous intéresse plus, ne serait-ce que pour aider les collègues qui vous succèdent. J'ai donc continué à suivre les affaires, mais de loin, de très loin étant résident chez moi, à Cargèse.
J'étais donc tranquille à l'inspection générale. Je suis rentré chez moi un soir entre 16 et 18 heures et j'ai reçu un appel de M. Guéant, directeur général de la police nationale, qui m'a demandé de prendre le poste de directeur du SRPJ de Corse. Je n'avais aucun intérêt à prendre ce poste, ne serait-ce que pour des raisons de santé : j'étais commissaire divisionnaire et je n'attendais rien en terme de carrière. De plus, je savais que le poste serait difficile, parce que les nationalistes n'ont jamais été mes amis, quelles que soient leur étiquette ou leur secte. J'ai été un peu surpris. M. Guéant venait de relever un de mes collègues et il m'a dit qu'il ne s'agissait plus de se tromper et qu'il fallait quelqu'un de sûr. Je comptais lui donner une réponse le lundi matin et une demi-heure après, tout le monde savait que l'on m'avait nommé à ce poste au SRPJ. J'ai donc pris mes fonctions le 8 au matin. J'ai dressé l'état des lieux : quand on parle de problèmes de sécurité en Corse, le seul problème est celui du terrorisme. Sans le terrorisme, le dispositif pourrait se réduire à une antenne du SRPJ de Marseille. De treize ou quatorze unités d'intervention de CRS ou de gendarmes mobiles, qui coûtent très cher, on peut tomber à zéro.
La priorité des priorités était le terrorisme. Ils étaient en pleine guerre dite fratricide. Il fallait que cela cesse. J'ai fait le tour de mes fonctionnaires et j'ai compris que je n'avais pas forcément la réserve et la capacité opérationnelle, ni surtout intellectuelle, parce qu'il faut une connaissance de l'histoire terroriste et des relations existant entre les uns et les autres pour pouvoir mener les interrogatoires à bon escient, de telles sortes qu'ils conduisent à des aveux. J'avais cependant, ici et là, des policiers, des anciens, qui connaissaient le sujet et qui étaient capables d'ouvrir des brèches pour faire avancer les enquêtes. Je me suis dit que puisque je n'avais pas la force pour m'attaquer dans tous les lieux de Corse à toutes les situations, il me fallait faire des choix. Mon choix s'est porté sur les villes parce que celles-ci représentent 54 % de la population insulaire, que tout se tient dans la ville, et que finalement on arrive aux problèmes de la campagne à partir de la ville. J'ai donc essayé à Ajaccio, où je me trouvais, de crever l'abcès et de sécuriser les gens au maximum, d'épurer la situation. Je pense que nous y sommes parvenus assez rapidement puisque au lieu de dizaines d'attentats, il n'y en a plus eu aucun, non pas parce que nous avons fait des rafles, mais parce que nous avons envoyé des gens en prison qui y sont encore aujourd'hui. Certains ont d'ailleurs été récemment condamnés à sept ou dix ans d'emprisonnement.
Nous prenions progressivement nos repères et nous avions déjà la maîtrise de la situation. En tout cas, nous savions où nous allions. Nous avions de la réserve dans des ripostes. Bien souvent, il faut des ripostes immédiates, il faut interpeller, conclure une affaire rapidement, trouver une affaire incidente qui permette de se débarrasser d'un individu pour trois ou six mois pour détention d'armes. On peut aussi laisser mûrir des situations pour arriver à poursuivre pour associations de malfaiteurs ou pour terrorisme, comme cela été le cas pour l'équipe Pieri. Je dois reconnaître que j'ai été soutenu par mon administration. Il ne m'a jamais rien manqué au niveau des moyens, ni matériels ni financiers. J'ai eu l'appui des préfets, notamment du préfet Erignac et de ceux qui l'ont précédé, ainsi que des parquets locaux. Il y a donc eu une reprise en main de la situation en général.
Les choses sont devenues plus compliquées après l'attentat de Bordeaux car des actions de police ont alors été menées de Paris, conduites un peu n'importe comment, ce qui n'était pas fait pour arranger les choses. En fait, cela m'arrangeait aussi parce qu'il fallait montrer en toutes circonstances la présence de la police. Le grand public ne sait pas toujours ce que fait la police et je reconnais que certaines opérations étaient sans doute nécessaires pour faire de l'affichage, mais cela aurait certainement mérité d'être mieux coordonné. Il ne faut pas faire d'interférences et faire n'importe quoi. La Corse n'est pas le Kosovo et en Corse la police doit avoir une action plus rapprochée : il faut la connaissance des hommes et du terrain pour savoir ce que l'on fait et, surtout, il ne faut pas ridiculiser l'Etat, car le souci de la puissance publique est tout de même important, surtout dans des régions insulaires où l'Etat est vite critiqué et a, par définition, toujours tort. J'étais donc agacé, mais cela ne me gênait pas vraiment puisque je continuais à conduire mes affaires. En avril-mai 1997, nous avons réussi une belle affaire qui a amené la solution de plus d'une soixantaine d'attentats, y compris celui de l'immeuble de France Télécom et qui a donné lieu à plusieurs arrestations encore maintenues aujourd'hui.
La situation s'est aggravée par la suite. Ma situation ou tout au moins mes objectifs ont été contrariés car pour ce qui me concerne, je n'avais aucune ambition administrative ni de carrière. Néanmoins, lorsque j'avais accepté ce poste, j'avais dit que les meilleures méthodes étaient celles qui avaient des résultats. Par conséquent, les expérimentations relevant de l'école de police suffisaient. Il fallait essayer de travailler et non de faire des gesticulations et d'élaborer de grandes théories sur le sexe des anges. " Pas vu, pas pris. Vu, pris. " était donc ma devise.
S'agissant de mes rapports avec les services de police locaux, je pense que je ne cachais rien aux renseignements généraux et que ceux-ci ne me cachaient rien. Nous nous partagions le travail, à savoir que lorsque nous avions une équipe commune, nous prenions tout ce qui était plus près du judiciaire, c'est-à-dire les amorces de preuves ou d'indices et, eux, travaillaient en bordure ; ainsi, nous nous complétions et nous nous efforcions de travailler de façon coordonnée. Côté gendarmes, cela se passait bien également. En tout cas, quand des opérations se préparaient, l'officier de gendarmerie était toujours informé et au courant. C'est important parce qu'un officier de gendarmerie - c'est prévu dans le décret organique de 1903 - doit informer de tout ce qui touche à la criminalité organisée. Je ne faisais qu'appliquer ce décret vis-à-vis des gendarmes. Je n'étais pas très attiré par le gadget des brigades spéciales. Je ne fais pas allusion au GPS, mais aux sections de recherche ou autres. J'allais où les gens savaient, c'est-à-dire dans les brigades de gendarmerie. S'il est une arme d'élite, ce sont bien ces brigades qui accomplissent au quotidien un travail de fourmi et qui apportent leur complémentarité indispensable à l'action des services spécialisés de la police nationale. De ce point de vue, je n'ai jamais souffert de problèmes particuliers. Cela ne veut pas dire que tout était parfait. Il s'agissait souvent de petits problèmes de personne - un tel vous est plus ou moins sympathique - mais cela ne créait pas de crise. En fait, quand la police remporte des succès, vous n'avez pas de problèmes !
M. le Président : A quelle période êtes-vous parti en retraite ?
M. Démétrius DRAGACCI : Le 11 mai dernier, avec beaucoup de satisfaction puisque l'affaire Erignac était solutionnée.
M. Jean-Pierre BLAZY : Solutionnée, pas tout à fait : il manque Colonna.
M. Démétrius DRAGACCI : Ce n'est pas un problème.
M. le Président : Je ne vous cache pas que, suivant les interlocuteurs auxquels nous nous adressons, l'appréciation qui est portée sur votre action présente à la fois des zones d'ombre et de lumière. Certains considèrent que vous avez mené les services de police à une situation qui a conduit le préfet Bonnet à privilégier les services de gendarmerie, parce qu'il n'avait plus confiance. On nous a parlé de la " porosité " des services de police, c'est-à-dire qu'aucune information ne pouvait rester au sein du commissariat d'Ajaccio et au sein du SRPJ. On nous a dit qu'il y avait une forme de collusion entre différents mouvements nationalistes et certains policiers du SRPJ à Ajaccio et que, de surcroît, votre attitude vis-à-vis des services spécialisés, notamment la DNAT, était telle que la collaboration entre vous était plus qu'hypothétique. Plus grave encore, vous auriez contribué personnellement à entraver certaines enquêtes qui se déroulaient sur le territoire corse.
M. Démétrius DRAGACCI : Il faut me dire lesquelles.
M. le Président : Nous vous en citerons quelques-unes. C'est sur cela qu'il nous paraît intéressant de vous entendre, car le reste semble relativement secondaire.
Monsieur le rapporteur, avez-vous quelques questions précises à poser à M. Dragacci sur ce thème ?
M. le Rapporteur : Nous pourrions pour commencer parler du problème de la note Bougrier, à propos de laquelle vous êtes personnellement mis en cause : cette note, qui aurait désigné des personnes profitant d'un certain nombre d'aides, serait partie dans la nature à partir d'une photocopieuse...
M. Démétrius DRAGACCI : ... qui est celle du SRPJ.
A propos de porosité dans les services, je vous ferai remarquer, monsieur le Président, que depuis que je suis parti, il y a plus que de la porosité : on a pu lire les enquêtes dans la presse avant même que l'opération de police n'ait lieu. Vous citiez le cas de Colonna tout à l'heure. Colonna est mis en cause à une heure du matin, mais il est cité dans le rapport de M. Bonnet comme l'un des auteurs de l'assassinat...
M. le Président : Précisez bien car vous nous dites qu'il est cité dans le rapport Bonnet. C'est une information nouvelle car il semblerait que le frère ait été cité, mais pas Yvan Colonna.
M. Démétrius DRAGACCI : Les Colonna sont cités...
M. le Président : Attendez. Nous sommes dans le cadre d'une enquête pour homicide volontaire. Citer une famille n'est pas la même chose que de citer un individu coupable d'avoir assassiné.
M. Démétrius DRAGACCI : Si vous connaissiez le milieu terroriste, vous sauriez qu'il y a une hiérarchie chez les frères. On sait qui est qui, qui a la capacité d'être chef et qui ne l'a pas.
M. le Président : Qui était le chef, alors ?
M. Démétrius DRAGACCI : A mon avis, le plus virulent, si l'on s'en tient à la presse...
M. le Président : Non, monsieur Dragacci, ne citez pas la presse ! Vous connaissez tout cela. En plus, vous habitez Cargèse. C'est votre opinion qui m'intéresse, pas celle des journalistes.
M. Démétrius DRAGACCI : Yvan Colonna a certainement plus de personnalité politique que son frère. Même le gendarme de la brigade du coin le sait et a fortiori les spécialistes. J'ai vu, d'après quelques déclarations de presse parce que je n'ai pas accès au dossier, que les Colonna avaient été mis en cause. Je sais également qu'ils ont été interpellés le 21, c'était un vendredi matin, après que le commanditaire présumé, Filidori, a été écroué. Ensuite, cette opération est menée, y compris à Cargèse, et l'on interpelle les individus
- Maranelli et Alessandri - sauf les Colonna. Il y a donc interpellation le vendredi 21 mai. Je sais que dans la nuit du vendredi au samedi la concubine Maranelli, que je ne connais pas, cite le nom d'Yvan Colonna, qu'elle met en cause. Dans Le Monde du samedi après-midi, un article met en cause les Colonna...
M. le Président : Le Monde du samedi ?
M. Démétrius DRAGACCI : Le Monde du dimanche qui paraît le samedi, pour être précis. Le samedi sur TF1 au 20 heures, les Colonna sont interviewés. Quand la police arrive le lendemain matin, Stéphane Colonna est là et l'auteur présumé n'est plus là. Vous parlez de porosité : voilà un exemple où ceux qui disent du bien de moi ne pourront pas m'accuser.
M. le Président : Certains services de police, monsieur Dragacci, n'hésitent pas à dire que c'est vous qui avez informé la famille Colonna.
M. Démétrius DRAGACCI : Je sais. Je le sais par la presse. Avec la famille Colonna, je ne parle pas. Tout simplement parce que M. Roussely m'avait désigné pour être directeur de la police de l'air et des frontières à Nice et Jean-Hugues Colonna, que vous connaissez certainement, s'y était opposé en 1991 ou 1992. J'avais été le collaborateur de M. Morin à Marseille. Je m'étais lié d'amitié avec une personne que j'estime beaucoup et qui m'estime, M. Boucault, l'actuel préfet à Toulouse, qui était à l'époque directeur adjoint du cabinet de M. Joxe. M. Boucault qui m'avait expérimenté en Haute-Corse souhaitait que je prenne le SRPJ. Quand M. Morin a quitté la préfecture de police de Marseille, on m'a dit de prendre la PAF qui se libérait en attendant d'aller au SRPJ. Le poste de SRPJ s'est libéré, je ne l'ai pas eu bien que j'aie été le candidat de M. Genthial, parce que le père Colonna s'y est opposé. En Corse, on m'estimait par ailleurs trop répressif. L'ex-député des Alpes-Maritimes pourra, en aparté, vous dire mes liens avec les nationalistes et la réputation que l'on m'a faite.
En tout cas, moi, j'ai toujours contribué à faire arrêter les gens et non à les faire relâcher. Et pour revenir à la porosité, je pense que la porosité a été plus importante après mon départ qu'avant. Mais dans tous les services, il existe des problèmes de porosité, surtout lorsque ces problèmes sont mis en avant et peut-être provoqués.
M. le Rapporteur : Le fait que des policiers aient des liens familiaux et personnels avec la Corse n'incite-t-il pas à cela ?
M. Démétrius DRAGACCI : Pour ma part, je n'y ai jamais été incité parce que les trois frères de mon grand-père sont morts en l'espace de vingt jours à la guerre de 14-18 et l'on m'a appris ce qu'est l'honneur, la rigueur et la carte bleu-blanc-rouge que je détiens encore en tant que retraité de la police nationale.
M. le Président : Pour être objectif, la porosité dont on parle n'est pas simplement votre fait. Certains témoins ont souligné qu'il s'agissait d'un problème récurrent qui se pose depuis longtemps. Cela ne s'est pas posé que sous votre règne, si j'ose dire.
M. Démétrius DRAGACCI : Je pense que mon prédécesseur a été évacué de son poste à cause d'un problème de porosité, d'un procès-verbal vu à la télévision à la suite d'une audition de François Santoni. J'étais à l'époque à l'inspection générale de la police et je n'y suis pour rien.
En ce qui concerne la fameuse note Bougrier : elle n'apprenait rien du tout, ni à moi, ni aux renseignements généraux, ni aux services spécialisés. M. Bougrier a voulu faire une note avant de partir, c'est tout, et ma direction centrale à Paris me l'a donnée pour que je l'enrichisse. Ce n'est même plus la note Bougrier, c'était ma note en quelque sorte. Mais ce n'est pas ma note qui a paru dans la presse. Ce qui paraît dans la presse c'est la notre distribuée à l'ODARC. La note est rédigée le 15 octobre et elle paraît à l'ODARC le 12 décembre. Elle est distribuée quand le groupe Valentini occupait l'ODARC. J'étais en réunion avec le préfet, M. Lemaire, quand j'ai appris qu'ils distribuaient cette note. Elle vient du service par sa photocopie. Je me suis expliqué à l'inspection générale des services : je suis certain que cette note, je ne l'ai donnée à personne. Cela, c'est certain. Cela m'aurait plus nui qu'autre chose, même techniquement et même si elle n'apportait pas grand-chose. Par ailleurs, j'ai remarqué que cette note portait le cachet confidentiel. C'est la seule photocopie qui portait ce cachet alors que toutes les officielles, celles adressées à ma direction centrale, au préfet Erignac, au préfet adjoint pour la sécurité, au procureur général et au préfet de Bastia n'en portaient pas. Où avait-il été mis ce cachet ? Ce cachet vient, effectivement, du service, et c'est la seule copie sur laquelle il ait été ajouté.
Je sais que vous vous êtes déplacés en Corse récemment. Je ne sais pas si vous avez visité le service. Celui-ci ne manque de rien, je le disais, sauf de locaux. Si la photocopieuse n'a pas changé de place, elle se trouve dans le petit couloir qui donne accès à la salle régionale d'information, et lorsque vous faites des photocopies, vous pouvez en oublier une à l'intérieur. C'est possible, car vous pouvez être appelé au téléphone, dérangé. J'avais pris le soin de faire les photocopies moi-même. Il devait être vingt heures ou vingt et une heures, on m'appelle. Bien que n'ayant pas de suspicion générale sur le service, je me méfie quand même, car c'est le rôle de tout chef de service d'être prudent. J'y vais, puis, je reviens. A mon avis, il n'y avait rien de bien intéressant dans cette note. Elle pouvait peut-être gêner les préfets, et encore, beaucoup plus le préfet de Haute-Corse que le préfet de région, parce que c'est le préfet de Haute-Corse qui a en charge les nationalistes alimentaires et les spécialistes du Crédit agricole.
M. le Président : Les " nationalistes alimentaires ", c'est une nouvelle race de nationalistes ?
M. Démétrius DRAGACCI : Vous savez, le nationalisme est un peu un fonds de commerce, comme la sécurité d'ailleurs.
M. le Président : Avec Bastia Securità.
M. Démétrius DRAGACCI : Je vous donnerai des éléments à ce propos si vous le voulez.
Pour en revenir à la note, j'ai toujours considéré que c'était une fuite volontaire, destinée avant tout à " me faire un chantier ". On met ainsi un cachet qui permet d'identifier le service. Si je l'avais fait moi-même, je n'aurais pas mis le cachet. Après trente ans de boutique, je saurais comment faire pour organiser une fuite, tout de même, après avoir vu les fuites et les manipulations des autres !
M. le Président : C'était pour vous faire plonger ?
M. Démétrius DRAGACCI : A mon avis, c'est cela.
M. le Rapporteur : Les noms figurant sur la note ont été changés par ailleurs.
M. Démétrius DRAGACCI : D'après ce que j'ai su, les noms ont été changés à l'ODARC. Ils ont passé la note sur un scanner et modifié les noms.
M. Jean-Pierre BLAZY : Quelques semaines après le préfet Erignac était assassiné.
M. Démétrius DRAGACCI : Tout à fait. Les résultats de l'enquête démontrent de façon absolue que le mobile prêté à l'assassinat jusqu'à la dernière minute n'était pas le bon... Parce que l'enquête Erignac a abouti grâce à Dieu. C'est la chance aussi. Nous pourrons en reparler, mais je ne pense pas que ce soit l'objet. Sinon, on n'écroue pas Filidori la veille d'aller arrêter les auteurs présumés. Personne n'y croyait. Alors, la conviction de quelques-uns ! S'il vous plaît !
J'en reviens à la porosité. Cette note sort, c'est indéniable, du SRPJ. Je pense que c'est un premier coup pour me faire porter le chapeau. L'IGPN fait une enquête complète qui n'a pas abouti. Intervient l'assassinat du préfet. J'apprends par des fonctionnaires de la 6ème division que Marion fait de l'acrobatie juridique pour faire basculer la note Bougrier dans une enquête que j'appelle l' " enquête poubelle ", l'enquête Lorenzoni. Je vais m'expliquer sur le terme d'" enquête poubelle " : cela ne signifie pas qu'elle soit de mauvaise qualité - cela pourrait être le cas - mais il s'agit d'une stratégie de technique judiciaire, peut-être discutable, mais qui va dans le bon sens. J'appelle mon directeur central pour lui dire que Marion est en train de " me faire un chantier ". Il me répond : " Tu es fou, travaille ". L'affaire était tellement extravagante que l'on ne pouvait imaginer un chantier pareil.
M. le Rapporteur : Soyez plus précis : c'est quoi cette enquête poubelle ?
M. Démétrius DRAGACCI : Le préfet est assassiné. Il y a donc flagrant délit. J'ai estimé ensuite que c'était une dissidence du FLNC. Je l'ai écrit et j'ai d'ailleurs mon rapport ici.
M. le Rapporteur : Vous avez d'ailleurs appelé le juge Thiel très vite.
M. Démétrius DRAGACCI : Non, pas du tout. Le juge Thiel est informé par un gendarme qui veut se faire saisir parce qu'il a déjà l'enquête sur Pietrosella. C'est un lieutenant de gendarmerie, Rival, qui l'avise, mais moi je ne l'appelle pas à ce moment-là. Je l'ai appelé ensuite.
M. le Rapporteur : Vous êtes le premier informé : qui avez-vous appelé au moment de l'assassinat ?
M. Démétrius DRAGACCI : Non, je ne suis pas le premier informé. Il y a l'assassinat : les services locaux se déplacent, police, sécurité publique ou gendarmerie. Il y a ensuite les constatations, il faut identifier la victime.
M. le Rapporteur : Il règne une grande confusion à ce moment-là sur le terrain.
M. le Président : C'est la pagaille pour dire les choses simplement.
M. Démétrius DRAGACCI : Je peux m'expliquer sur la pagaille et le reste. Il y a certainement eu de la confusion parce que l'on ne tue pas un préfet tous les jours ! Ce n'est pas un cadeau. Il y a d'une part le drame humain pour la famille Erignac, mais politiquement, judiciairement, je prends ça sur la tête. Imaginez ce que ce serait ici : à la préfecture de police, vous avez déjà sept ou huit préfets, le préfet de Paris, le procureur, le Gouvernement... Et puis, il fallait voir l'état des fonctionnaires de la préfectorale. Avec M. Lemaire, on a pu faire face de façon honorable à ce qui se présentait. Quand vous voyez votre préfet abattu ! Quand on m'a avisé, j'avais pris huit jours de congé depuis six mois. J'étais tellement catastrophé que je n'ai même pas eu la force de conduire.
J'ai dit : " Le préfet ! Trouvez une autre plaisanterie ". Je n'y croyais pas. Je suis arrivé avec une heure de décalage par rapport aux faits. Vous ne pouvez pas aller plus vite. Le commissaire central s'était déjà déplacé ; il ne voulait pas croire que c'était le préfet. Personne n'y croyait. Quand je suis arrivé, il y avait déjà le cordon de sécurité. J'ai donné quelques instructions en cours de route pour mettre en place des barrages. A ce moment-là tout le monde pleurait. Plus rien ne tenait. Les secrétaires généraux pleuraient, le directeur de cabinet pleurait, tout le monde avait peur pour sa peau. Il faut se mettre à leur place, s'agissant de gens qui n'appartiennent pas au milieu policier, ce n'est pas une critique.
A mon arrivée, il y avait sur place M. le procureur de la République d'Ajaccio, M. Dallest, qui est juridiquement compétent. J'appelle mon directeur central et je lui parle des deux maghrébins qui sont déjà interpellés. Les fonctionnaires ont fait la collecte des informations en faisant un tour : on a pris le nom des gens qui n'ont rien d'important à dire pour les revoir le lendemain, quant à ceux qui ont un témoignage intéressant, il faut fixer la vérité tout de suite pour préserver la sincérité du témoignage. Si, aujourd'hui, on regarde les procès-verbaux de nos constatations et qu'on les compare avec les aveux, même sommaires des individus, c'est parfait ! Que ce soit sur l'arrivée, le déroulement des faits, le départ des membres du commando.
Alors que dès le début, on a dit que l'enquête était mal faite, que l'on a vu un truc à la télévision, il y a sur place un service de balistique très compétent qui le soir même du crime a bouclé la boucle en prouvant qu'une seule arme a tiré et que les douilles sont là, correspondant aux orifices sur le corps du préfet. Dans une affaire criminelle, en fait, on a rarement tous les débris balistiques. Le débris qui est montré à la télévision n'est même pas exploitable. On a monté cette affaire en épingle, mais informez-vous sur le journaliste, et voyez avec qui il entretient des liens d'amitié et vous comprendrez.
M. le Président : Quels sont ces liens d'amitié ?
M. Démétrius DRAGACCI : M. Baretti était plus ami avec M. Marion qu'avec moi, même s'il est ajaccien. Je peux vous montrer les procès-verbaux des auditions de M. Baretti et de celui qui a montré la balle. Je les ai ici. Je n'ajoute rien, je ne retranche rien.
M. le Rapporteur : Comment se passe la saisine ?
M. Démétrius DRAGACCI : J'informe mon directeur central. J'ai fait un peu le tour de la question et je lui dis qu'un maghrébin est en cause, désigné formellement par un jeune témoin, mais qu'il ne faut pas croire à cette piste : c'est trop gros, ce n'est pas possible. Nous avons retenu le Maghrébin et celui qui l'accompagnait au moment de l'interpellation parce qu'un témoin le désigne. Mais il faut faire la preuve que c'est lui ou pas. La preuve naturelle est l'expertise de laboratoire. En fait, nous les avons retenus un peu plus longtemps parce que le procureur de Paris en personne, M. Bestard, nous a demandé de le faire pour un problème de gestion, ou je ne sais quoi.
Le SRPJ qui avait la maîtrise des milieux nationalistes a pu écrire le 12, en conclusion - j'ai le rapport, je peux vous le lire - qu'on avait affaire à une dissidence du FLNC-canal historique et que l'affaire était indissociable des enquêtes sur l'attentat contre l'ENA, et ceux de Pietrosella et de Vichy. C'est écrit noir sur blanc. Pour ce qui est de la saisine, dans la nuit, la 14ème section est saisie du dossier. Elle saisit conjointement le SRPJ et la DNAT. Le travail se fait tout à fait normalement.
M. le Président : Avec la DNAT ?
M. Démétrius DRAGACCI : M. Marion est sorti, mais demandez aux huissiers qui de nous deux a dit bonjour à l'autre. Vous savez les gens qui disent tellement de mal, finissent par vous en vouloir. Moi, je ne lui en veux pas.
M. le Rapporteur : Mais ensuite, vous avez été muté assez vite...
M. Démétrius DRAGACCI : Mais je pense qu'il y a aussi d'autres phénomènes, je vous les expliquerai.
La saisine est conjointe. Nous faisons des réunions de police, le préfet Lemaire est là, il y a tout le monde. J'explique alors de quelle façon on en arrive à ma première conclusion d'enquête, puisqu'il faut donner une orientation. Pour moi, c'est la dissidence du FLNC qui est en cause à travers le comité Sampieru pour l'indépendance, basé dans le village de Bastelica. Je dis donc qu'il faut clarifier la situation des trente et un membres de ce comité par rapport à l'assassinat d'Erignac. Il ne s'agit pas de les mettre en cause, mais d'aller les chercher tout de suite. Il y a un assassinat. On peut envoyer un papier à la presse quand il n'y a pas de crime, d'affaires graves, mais quand il s'agit d'actes criminels, il faut prendre des mesures. La politique, c'est bien mais moi, je suis partisan d'aller chercher tout le monde, le 8 ou le 9, je ne sais plus, le jour où l'on a interpellé Lorenzoni. Pour une fois j'étais partisan de faire une rafle ; on me l'a refusé. C'est Mme Irène Stoller qui dirigeait le parquet. Si le Procureur de la République donne une instruction, je ne pense rien contre. Sur le papier, elle dirige la 14ème section...
M. le Président : Sur le papier, dites-vous ? Parce qu'en fait, ce n'est pas elle ?
M. Démétrius DRAGACCI : C'est un mélange entre la galerie Saint-Eloi et la 6ème division. Ils s'entendent bien, apparemment, en tout cas mieux que je ne m'entends avec eux. Techniquement s'entend, parce qu'après tout, je n'ai pas d'affaires avec eux. Ils vivent leur vie ! Chacun vit la sienne.
J'en reviens à la saisine. On va chercher Lorenzoni. Chez lui, on trouve quelques kilos d'explosifs, des armes, etc. C'est là que commence le problème et c'est le n_ud de toute l'affaire. C'est le SRPJ qui initie l'interpellation de Lorenzoni, mais le SRPJ n'est plus saisi. Seule la DNAT est saisie dans l'incidente Lorenzoni.
M. le Rapporteur : Pourquoi ? Parce que cela sortait de l'enquête ?
M. Démétrius DRAGACCI : En fait, pour être honnête, ces dossiers incidents vous permettent de ne pas faire figurer dans le dossier principal certaines données qui échappent ainsi à la défense. C'est une pratique qui existe en matière de terrorisme. A l'époque, personne n'était mis en examen.
M. le Président : Vous faites donc une enquête parallèle qui n'a, théoriquement, rien à voir avec l'enquête principale, ce qui veut dire que les documents de l'enquête parallèle ne sont pas déposés dans l'enquête principale et, à la fin, on joint tout cela de telle sorte que l'on puisse cerner les responsables.
M. Démétrius DRAGACCI : C'est tout à fait ça.
M. le Rapporteur : Sur Lorenzoni, il n'y avait donc que la DNAT.
M. Démétrius DRAGACCI : Uniquement la DNAT.
C'est quand même un peu plus subtil, en ce sens qu'il y avait d'autres attentats : il y a eu celui de l'ENA le 4 septembre, revendiqué le lendemain par écrit dans une lettre postée à Mulhouse aux Dernières Nouvelles d'Alsace ; ensuite, dans la nuit du 5 au 6, il y a eu Pietrosella, trois individus en train d'attaquer les gendarmes, tout comme l'on voit trois individus participer à l'assassinat du préfet. Le SRPJ de Strasbourg se charge de l'ENA conjointement avec le SRPJ d'Ajaccio parce que ce ne sont pas les gens de Strasbourg qui vont trouver les auteurs, à moins de tomber le nez dessus. Et l'attentat de Vichy du 11 novembre est également confié au SRPJ d'Ajaccio saisi conjointement avec le SRPJ de Clermont. Ce sont les gendarmes qui sont saisis de l'affaire de Pietrosella, parce que les gendarmes étant victimes, ils souhaitent en être saisis. Cela n'empêche d'ailleurs pas la police de travailler dessus. Mais lorsqu'il y a eu la revendication du 11 novembre, le juge Thiel a été obligé de nous saisir également conjointement. Il a appelé pour dire que nous étions saisis de l'enquête de Pietrosella. Je lui ai demandé s'il envisageait de saisir les gendarmes, ne serait-ce que pour des raisons d'amitié et de bonne collaboration. Moi, personnellement, ils ne me gênaient pas. Naturellement, ces trois enquêtes étaient liées.
Lorsque l'on tue le préfet, j'écris que son assassinat est indissociable de ces affaires. On ne sait pas quel juge d'instruction sera saisi, mais si l'on est logique, on saisit celui qui est déjà chargé des autres affaires qui y sont liées. Cependant, s'agissant d'une affaire aussi importante, on peut également concevoir que plusieurs juges soient nommés. Donc, dans l'affaire Erignac, trois juges d'instruction sont nommés, dont M. Thiel. En fait, je pense - c'est un avis, je ne détiens pas la vérité - qu'ils n'ont pas pu l'écarter parce qu'il s'occupait déjà des autres affaires.
M. le Président : Qui n'a pas pu l'écarter ?
M. Démétrius DRAGACCI : Ceux qui saisissent les juges d'instruction.
De plus, M. Thiel s'était déjà transporté à Ajaccio à titre personnel parce qu'il connaissait la famille Erignac. Juridiquement, en application du code de procédure pénale, il aurait pu se saisir de l'affaire Erignac. Il a laissé faire le cours des choses parce que c'est un homme de devoir.
M. le Président : Porteriez-vous la même appréciation sur le juge Bruguière ?
M. Démétrius DRAGACCI : Nous y viendrons, monsieur le Président.
M. le Président : Je voulais vous aider un peu.
M. Démétrius DRAGACCI : Nous y viendrons, mais je n'entretiens pas de relations ni amicales, ni affectueuses avec ces personnes, je vous demande donc d'en tenir compte. Je n'ai pas le monopole de la vérité et j'ai toujours travaillé pour la manifestation de la vérité, ce n'est pas aujourd'hui que je ferai le contraire.
On nous écarte donc de l'affaire Lorenzoni, qui est un vieux client. Lorenzoni, je le connais depuis longtemps, je l'avais fait condamner pour violences. Mais mon service, qui avait géré et digéré six mois de travail, était capable de parler de dissidence, de Santoni, etc. Nous avions la maîtrise et la connaissance complète du dossier. Nous avons pourtant été dessaisis. Cette enquête que j'ai appelée poubelle - c'est certainement une poubelle, tous comptes faits - mais qui était faite pour être utile, sert en définitive à pirater l'enquête sur l'ENA, Vichy et Pietrosella. La DNAT tient des réunions avec les gendarmes alors que le SRPJ n'est pas convié. Quand on connaît son métier, quand on le fait avec passion, avec honneur et détermination, on n'a pas besoin d'une saisine pour mener des enquêtes, sauf en la circonstance précise de l'assassinat du préfet, c'est autre chose.
Pour en venir à M. Bruguière, je ne pense pas qu'il s'agisse d'une personne qui ait énormément étudié ses dossiers. Quand je vois quelqu'un, j'aime bien qu'il connaisse les dossiers. Mme Le Vert, elle, les connaît très bien. Quand j'ai été nommé à la direction du SRPJ, je me suis présenté pour le rencontrer. J'étais avec un jeune collègue. Il m'a parlé et m'a dit avec la mimique que beaucoup connaissent, qu'il n'avait pas confiance dans le SRPJ, en raison de sa porosité, etc., bref, ce que vous venez de me dire.
M. le Président : Je ne suis pas le juge Bruguière !
M. Démétrius DRAGACCI : Enfin, vous y croyez un peu.
Il me dit aussi que les gens ne connaissent pas la procédure. La procédure, vous savez, moi, j'ai connu la cour de sûreté de l'Etat, et je n'ai jamais eu la moindre procédure annulée, pas même un procès-verbal, ni la moindre remarque de magistrats ou des avocats de la défense et de la partie civile. J'ai inauguré la loi de 1986 : j'étais alors chef de l'antenne police judiciaire de Bastia, et lorsqu'on ne connaît pas les procédures, on se met à jour car le meilleur système pour un directeur du SRPJ, c'est de connaître au moins ses pouvoirs et ses droits, les prérogatives judiciaires, pour ne pas en abuser et ne pas être sanctionné. Il me dit donc que les gens du SRPJ ne savent pas faire de la procédure. Je m'en étonne : il m'avait cité l'exemple de Spérone. Je lui ai dit : Spérone ! Mais vous plaisantez, monsieur le juge ! Spérone ! Mais c'est moi qui ai amené Spérone ! ".
M. le Rapporteur : A l'époque vous étiez chef de cabinet de M. Lacave ?
M. Démétrius DRAGACCI : Oui. J'ai su tout ce qui se tramait, j'avais les retours. Les policiers constataient qu'il n'y avait aucune adéquation entre les charges des uns et les rangs de sortie des autres. Ensuite, il y a eu un rendez-vous, le rendez-vous de la commémoration et j'ai eu une information aussi sérieuse que la première, disant que les nationalistes allaient commémorer Spérone.
Comment ai-je trouvé le site ? Je l'ai trouvé par déduction, l'informateur n'avait pu l'indiquer, il avait simplement indiqué le secteur. Je l'ai trouvé à la lecture du journal qui s'appelle U Ribombu dans lequel avaient été désignés tous les sites portant atteinte au droit de l'urbanisme et à l'environnement, il suffisait de cocher la liste : ils les faisaient sauter pratiquement les uns après les autres. Là il s'agissait d'un hôtel à Cala Lunga.
J'ai perdu mon fils et j'ai manqué quelques jours. A mon retour, le préfet me dit que nous allions faire quelques opérations de dissuasion au petit bonheur la chance, si je puis dire, sur trois ou quatre de ces sites. Comme la police nationale avait fait Spérone avec les gendarmes - la police nationale étant le maître d'_uvre - nous avons demandé au colonel de gendarmerie de bien vouloir prendre en compte ce site, s'il en avait les moyens. Il était d'accord, le préfet lui donne les moyens et les réquisitions nécessaires et, le samedi ou le dimanche, j'étais de permanence au cabinet, le PC de la gendarmerie m'annonce que l'on vient de faire sauter l'hôtel où devait être installé le dispositif. Je demande aussitôt le nombre de morts, parce que j'étais persuadé qu'il y avait eu une confrontation entre gendarmes et terroristes. Aucun, me répond-on. Je suis étonné. En fait, malgré les ordres du préfet et ses promesses, le colonel de l'époque n'avait pas mis le dispositif en place. Tout a sauté. Il y a eu une enquête de commandement et le colonel est parti.
Il ne restait plus qu'un site sur la liste et j'apprends par l'informateur qu'ils vont faire sauter un établissement hôtelier. Nous mettons en place un dispositif d'interpellation. La dernière fois, nous avions fait intervenir le RAID. Là - vous parliez de collaboration - nous mettons des gens de la sécurité publique et des renseignements généraux de Bastia, de la sécurité publique d'Ajaccio, des gens issus des brigades anti-criminalité, des gens du SRPJ. Nous avons voulu intéresser tout le monde à la lutte antiterroriste, en tout cas, les y accoutumer.
L'opération a fuité, pas par porosité du SRPJ mais par porosité du palais de justice de Paris. Je n'en ai pas la preuve, mais M. Fourvel qui était à l'époque le magistrat chargé de la 14ème section m'a avisé en me disant de me méfier, que j'allais tout prendre sur la tête. En fait, Mme Le Vert et l'avocate Mme Mattéi discutaient sur les derniers élargissements du commando de Spérone. Je ne dis pas que la fuite a été volontaire. Mais, en tout cas, M. Fourvel m'avait mis en garde sur la responsabilité que je portais, selon Maître Mattéi, de l'échec des élargissements attendus par l'avocate nationaliste.
M. le Rapporteur : Cela tombait mal par rapport à toute la politique de discussion qui était menée à l'époque ?
M. Démétrius DRAGACCI : Vous parlez là de discussion politique. Moi, je n'en fais pas. Je fais de la politique policière répressive, de la " répression ", comme disent certains en Corse, de la " répression coloniale " ! Ensuite, il y a eu toute une campagne d'affichage contre moi " Les Barbouzes dehors ! Dragacci fora ! Dragacci le Harki ! " Puis, il y a eu l'assassinat de Stéphane Gallo et le FLNC a lu un texte au-dessus du cercueil me désignant à la vindicte publique, disant que j'étais responsable de la conjuration du peuple corse. Vous connaissez l'histoire.
M. le Rapporteur : Oui, mais il n'a jamais été question dans mon esprit ni, je pense, dans celui du président de supposer une collusion entre vous et les nationalistes.
M. Démétrius DRAGACCI : Sait-on jamais ?
M. le Président : Cette idée doit bien naître dans l'esprit de quelques-uns ?
M. Démétrius DRAGACCI : Ceux que cela arrange. J'ai quelques moyens. Des gens ne sont pas à l'aise.
M. le Président : Vous avez quelques moyens, notamment parce que vous êtes devant la commission et que vous avez prêté serment, monsieur Dragacci.
M. Démétrius DRAGACCI : Il y a des affaires qui sont vieilles, couvertes par le secret défense, et je pense que c'est subalterne et mesquin. Moi, je n'accuse personne et je fais attention à ma peau.
M. le Président : Cela pourrait être subalterne et mesquin si nous n'avions pas cet effet déplorable de services de sécurité qui ne fonctionnent pas en Corse comme sur le reste du continent.
M. Démétrius DRAGACCI : Là, en l'occurrence, ce n'est pas à cause des services de Corse.
M. le Président : Je porte un jugement d'ensemble, il ne s'agit pas de viser tel ou tel... Je constate que tout cela est désordonné, qu'il n'y a aucune cohérence dans l'action, que les services se tirent dans les pattes de manière systématique, que suivant les époques, on privilégie la police ou la gendarmerie. Comment voulez-vous que l'on ait une politique d'Etat responsable en Corse, avec ce genre de comportements ?
M. Démétrius DRAGACCI : Tout à fait. Il n'y a pas de continuité.
M. le Président : Alors, je vous pose la question : le fait d'être resté aussi longtemps en Corse n'est-il pas finalement un handicap ? Est-ce que vous ne gêniez pas, si tant est que vous gêniez ? En d'autres termes, n'est-il pas souhaitable que dans des services de ce genre, se fasse une rotation afin d'éviter la corsisation des services ?
M. Démétrius DRAGACCI : " La corsisation ", c'est un mot...
M. le Président : Laissons de côté le mot.
M. Démétrius DRAGACCI : En Corse, peut-être plus qu'ailleurs, les gens doivent mériter leur poste. Qu'ils soient basques, bretons, de Clermont-Ferrand ou de Lille, cela n'a aucune importance, pourvu qu'ils ne viennent pas pour faire de la planche à voile mais pour travailler, et qu'ils soient compétents. En Corse, envoyons des gens normaux et nous aurons des situations normales.
M. Robert PANDRAUD : Vous en avez dit trop et pas assez tout à l'heure. Il serait souhaitable que vous développiez.
M. le Rapporteur : En effet. Voulez-vous dire que certaines choses auraient été faites ou pas faites en fonction d'instructions données par tel ou tel gouvernement, et dont le bras armé aurait été le dispositif antiterroriste ? Sur Spérone, vous nous dites que le juge Le Vert est en discussion avec Mme Mattéi, l'avocate de Santoni et du Canal historique, et que vous êtes à ce moment-là sur une affaire qui gêne cette discussion ? C'est bien cela.
M. Démétrius DRAGACCI : Je ne veux pas entrer dans les détails. Je constate simplement les faits. Ce problème a été évoqué au cabinet d'instruction, en disant que c'était moi qui faisais monter la sauce pour que les gens ne sortent pas de prison. On a maintenu le dispositif et personne n'est venu. Je constate simplement que le tuyau était bon et que personne n'est venu.
M. le Rapporteur : Il y a eu quand même l'arrestation d'un certain nombre de gens à Spérone.
M. Démétrius DRAGACCI : Je parle là de la commémoration. J'étais au cabinet du préfet. Je n'avais pas de prérogative judiciaire mais il est certain que pour l'état d'esprit au SRPJ d'Ajaccio, il y a eu des mouvements d'humeur. Beaucoup d'officiers de police judiciaire ne souhaitaient plus travailler avec la 14ème section ou du moins avec ce dispositif de la galerie Saint-Eloi. Les malentendus ont été nombreux. Par exemple, un soir lors d'une émission sur Antenne 2, Envoyé spécial, des officiers de police judiciaire ont fait passer un communiqué anonyme mettant en cause l'indépendance de Mme Le Vert par rapport au pouvoir politique à propos de l'enquête relative à l'attentat contre le commissariat de Bastia. Que s'est-il passé ensuite ? Mme Le Vert a saisi l'inspection générale pour voir d'où venait la fuite, pour enquêter pour son propre compte. Les policiers de Bastia l'ont eu amer car ils avaient été choqués en décembre 1995 lorsqu'un véhicule piégé avait été déposé devant l'hôtel de police de Bastia, alors que Bastia Securità avait enlevé tous ses véhicules, et que la bombe a sauté à 19 heures au risque de tuer les fonctionnaires qui sortent à cette heure-là.
M. le Rapporteur : De quand date cette émission ?
M. Démétrius DRAGACCI : Envoyé spécial en octobre 1996.
Il est vrai que la démarche des policiers était, d'une certaine façon, déloyale mais l'attitude qui, grosso modo, consiste à envoyer l'IGPN pour mater ceux qui osent bouger, ne tient pas.
M. le Président : Je suis surpris que des fonctionnaires de responsabilité puissent accepter de travailler dans des conditions pareilles. Lorsqu'un fonctionnaire estime qu'il ne pourra être d'aucune utilité au poste qu'on lui confie, qu'il ne pourra pas remplir la mission qui lui est confiée, n'a-t-il pas l'obligation de refuser ?
M. Robert PANDRAUD : Vous êtes naïf.
M. le Président : Je ne suis pas naïf.
M. Démétrius DRAGACCI : Je n'ai jamais eu ce type d'analyse. Pour moi : pas vu, pas pris. Je ne me suis jamais posé de question à ce sujet. Quand je suis arrivé au SRPJ, j'ai eu des volontaires pour venir travailler alors qu'ils étaient très peu auparavant, dont de jeunes commissaires de police, qui ne sont pas Corses.
M. Georges LEMOINE : Une personnalité qui a pris ses fonctions en 1995, nous a dit que le travail de la police judiciaire en Corse était loin d'être satisfaisant.
M. Démétrius DRAGACCI : Je partage tout à fait son point de vue. Je l'ai écrit.
Je voudrais tout de même préciser que ma situation administrative était assez compliquée. Tout d'abord, parce que j'avais un personnel qui n'était pas favorable à la DNAT, surtout à son chef. Moi, je n'ai rien contre le gars de la DNAT, il est comme il est, et ce n'est pas moi qui le paie. Ensuite, il existait aussi un problème interne aux juges. Il est vrai que le SRPJ s'entendait mieux avec Thiel qu'avec les autres parce qu'il venait d'arriver, qu'il était net, tout au moins, et qu'il n'y avait pas de contentieux avec lui. Il y a donc là un problème interne qui rejaillit sur des problèmes locaux.
J'avais pris mon parti, avec les gens qui travaillaient, de dire que le terrorisme, qu'il soit du côté MPA ou du côté de A Cuncolta, était une même organisation, un seul dossier. A la limite, on n'avait même pas besoin de saisine du juge. Peu à peu, on est arrivé à écarter les gens qui nous compliquaient la vie.
M. le Rapporteur : Vous êtes à la retraite ?
M. Démétrius DRAGACCI : Je suis retiré à Cargèse.
Audition de Mme Mireille BALLESTRAZZI,
directeur du service régional de police judiciaire de Corse de 1993 à 1996
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 12 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Mme Mireille Ballestrazzi est introduite.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Mireille Ballestrazzi prête serment.
M. le Président : Nous vous recevons, madame, car vous avez été responsable du service régional de la police judiciaire corse de 1993 à 1996. Je rappelle que vous avez précédé dans ces fonctions M. Dragacci que nous avons d'ailleurs entendu ce matin.
Ce que nous souhaitons, c'est évidemment recueillir votre point de vue sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse durant la période où vous en étiez responsable, savoir quelle était l'articulation des services locaux, notamment avec la DNAT qui est un service national chargé de la lutte antiterroriste, quels étaient, sur place, les moyens de coordination mis en _uvre entre les différents services responsables de la sécurité - police, gendarmerie, justice - et peut-être d'une manière accessoire, parce que je crois que la réponse nous a déjà été fournie, quel rôle jouait, à l'époque, le préfet adjoint à la sécurité. Limitez-vous, si vous le voulez bien à cette période-là, car on ne vous interrogera pas sur les incidents récents qui ne vous concernent pas puisque vous n'êtes plus en poste depuis 1996.
Je ne vous cache pas, madame, qu'à la suite des différentes auditions auxquelles nous avons procédé, nous sommes saisis d'un immense doute sur le fonctionnement de tous ces services en Corse : pour résumer les choses en les caricaturant évidemment, il semble que régnait sur place une certaine pagaille qui a été relevée par les fonctionnaires que nous avons entendus et les responsables ministériels qui ont été auditionnés. Tout le monde s'accordant sur ce point, ne venez pas nous dire qu'il y avait une coordination parfaite entre les services de police et de gendarmerie et que tout baignait dans une huile qui permettait de parvenir à des résultats exceptionnels...
Nous savons aussi que pendant cette période, il y a eu, sur le plan politique, un certain nombre de négociations qui ont pu interférer dans l'action propre des services de police, dans ce travail de recherche et d'enquête qui vous était confié en tant que responsable du SRPJ. Il serait peut-être intéressant que vous nous donniez votre point de vue sur l'utilité de ce service, non pas en tant que tel puisque les SRPJ sont utiles, mais afin de savoir si un SRPJ spécifique en Corse est justifié ou non, et si, au fond, son travail ne pourrait pas être dévolu au SRPJ de Marseille, par exemple. Mais vous avez sans doute quelque idée sur tout cela.
Nous souhaiterions également que vous nous disiez dans quelles conditions vous avez été appelée à d'autres fonctions et que vous nous parliez des difficultés que vous avez rencontrées, étant précisé que j'aimerais connaître un détail qui peut avoir son importance, non pas à titre personnel, mais en tant qu'élément d'appréciation sur la " corsisation " des services en Corse : êtes-vous, vous-même, d'origine corse ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, pas du tout, monsieur le Président.
Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, je n'ai pas préparé de discours mais je voudrais simplement replacer mon arrivée dans son contexte : j'ai pris mon poste le 15 septembre 1993 et j'ai été mutée officiellement le 19 février 1996. Je n'ai pas précédé directement M. Dragacci, M. Marc Pasotti a occupé ce poste où il est resté six mois.
La Corse a représenté pour moi deux ans et demi difficiles, voire épuisants, parce qu'il faut beaucoup donner pour obtenir très peu ! Je crois néanmoins pouvoir dire que du temps où j'ai géré le SRPJ en Corse, nous avons fait un travail qui a payé, même s'il n'a pas répondu, loin s'en faut, à toutes les attentes de la population, ni permis d'élucider un certain nombre de faits tragiques et graves qui faisaient la une de la presse. En ce qui concerne l'aspect répressif qui rentre dans le cadre de l'activité de la police judiciaire, les résultats ont quand même progressé - et les statistiques sont là pour le confirmer - de manière assez significative.
M. le Président : A quelles statistiques faites-vous allusion ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je parle, par exemple, du nombre de mandats de dépôt obtenus dans la répression du banditisme, voire du terrorisme, lorsque nous avons eu la chance de pouvoir mener à leur terme les enquêtes.
M. le Président : Etes-vous d'accord, madame, pour reconnaître que sur les quarante meurtres perpétrés durant cette période, un seul a été élucidé ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n'ai pas les chiffres en tête mais il y en a eu d'élucidés.
M. le Président : Les chiffres qui nous ont été donnés font ressortir que les quarante règlements de compte qui ont laissé une victime sur le trottoir se sont soldés par une seule enquête ayant abouti, les autres s'étant perdues dans le dédale de la procédure et les méandres de je ne sais quelle instruction...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n'ai plus exactement les chiffres en tête. J'ignore si, sur ma période, il y a bien eu quarante meurtres mais de toute manière, il y en a eu beaucoup : c'est clair et c'est pourquoi j'ai dit que certains faits tragiques n'avaient pas été élucidés, mais ce n'était pas chose facile.
M. le Président : Ce n'est pas un reproche mais un constat car il ne faut pas mélanger toutes les statistiques, comme l'ont fait certains responsables ministériels présentant les résultats comme idylliques. Tout dépend du point sur lequel elles portent : si vous mettez le voleur de poules à côté du meurtrier, cela n'a pas beaucoup de sens !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : D'accord !
M. le Président : Ce qui m'intéresse ce sont surtout les délits de violence les plus graves, ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont une connotation politique première ou seconde : les règlements de compte entre factions diverses et variées des mouvements nationalistes dont on peut dire qu'ils sont reliés à une action politique au sens le plus large du terme, même si telle n'est pas forcément la réalité que vous rencontriez sur le terrain, où ils apparaissaient trop souvent davantage liés à des intérêts financiers qu'à autre chose...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oh ! Il y avait de tout mais je crois me souvenir que nous avons sorti plusieurs homicides volontaires ou assassinats qui, effectivement, étaient, si l'on peut dire, des crimes " classiques " de banditisme ou de choses bien plus proches du quotidien de la police sur le continent.
Pour ce qui est des assassinats entre factions nationalistes, ils ne répondent pas qu'à des intérêts financiers : ils peuvent être motivés par des vengeances - je crois que la vengeance est un concept important - ou des différences d'idéologie politique, puisque la politique est quand même le chapeau et que chacun de ces actes est plus ou moins justifié au nom d'une certaine idéologie qui recouvre différentes sortes d'intérêt.
M. le Président : Nous savons, madame, par les auditions auxquelles nous avons procédé, que, du côté judiciaire, qui est quand même l'élément indispensable pour aboutir à des résultats, il y avait des notes adressées aux magistrats leur demandant de faire preuve de circonspection à l'égard de tout ce qui touchait, de près ou de loin, au terrorisme corse : je pense notamment à la note de M. Couturier...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il paraît : je l'ai lu dans la presse !
M. le Président : Vous n'aviez pas l'occasion de vous rendre compte que l'on ne vous saisissait pas volontiers de certaines affaires ou que l'on envoyait ailleurs des choses qui auraient pu se régler sur place ? Cela pose toute la question de vos rapports avec la DNAT et les services locaux : vous n'aviez pas l'impression d'une concurrence, d'une orientation choisie, voulue, qui permettait de faire échapper certaines choses au terrain au nom de considérations liées aux discussions et négociations engagées sur le plan politique ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, absolument pas, monsieur le Président ! Ce n'est pas du tout comme cela que je l'ai vécu : je suis arrivée avec la volonté de faire quelque chose et d'y " mettre toutes mes tripes ", ce que j'ai fait ! Cela étant, mon administration m'a donné les moyens de travailler. Il a fallu un an pour monter ces moyens : en septembre 1994, j'ai obtenu les effectifs pour monter une BREC - brigade de recherche d'enquête et de coordination - pour faire de l'initiative car la police judiciaire, si elle n'en fait pas, perd la moitié de son efficacité. J'ai également reçu des renforts pour monter un groupe d'initiative à la section financière et je peux dire que ce sont là deux services qui ont accompli du très bon travail !
Evidemment, si l'on regarde les tragédies liées au monde terroriste, dire que l'on a fait du bon travail - et moi, je rends hommage aux fonctionnaires que j'ai commandés - peut paraître un peu dérisoire, mais il n'empêche que c'est vrai et qu'ils n'ont pas perdu leur temps. Nous avons, autant que faire se pouvait, essayé d'élucider les affaires et je crois pouvoir dire par rapport à l'image que vous venez de donner...
M. le Président : Ce n'est pas la mienne !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... faisant référence au fait que les magistrats avaient reçu des instructions, qu'avec les magistrats les choses se sont toujours très bien passées sur place, à l'exception d'un cas sur lequel je ne m'étendrai pas. Il s'agissait d'un juge d'instruction qui ne faisait pas son travail, ce qui peut arriver aussi...
Les choses se sont toujours très bien passées avec les magistrats et à aucun moment ils n'ont dit, soit parce qu'ils ne voulaient pas ternir leur propre image, soit parce qu'ils ne voulaient pas le dire, avoir reçu des instructions. Donc tout cela, je l'ignore. A aucun moment, dans nos contacts pourtant privilégiés avec les magistrats, ils n'ont laissé entendre qu'ils avaient des instructions...
M. le Président : Vous dépendiez, vous, du ministère de l'Intérieur !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument !
M. le Président : Si je vous ai donné cette image, madame, c'est parce que c'est le résultat des auditions auxquelles nous avons procédé.
Lorsque M. Debré, à votre place, nous a dit, il y a quelques jours, que lorsque, à son arrivée à la tête du ministère de l'Intérieur, il a constaté que sur place, dans les services de police c'était - je résume d'un mot très vulgaire - le " bordel ", d'une certaine manière, il visait aussi bien le SRPJ que d'autres services chargés de la sécurité ! C'est lui qui nous l'a dit ! Evidemment, M. Pasqua, que nous avons entendu aussi, ne dit pas tout à fait la même chose puisqu'il a précédé M. Debré dans cette responsabilité, mais nous essayons d'y voir clair !
Avait-on, à l'arrivée de M. Debré, le sentiment qu'il y avait de la pagaille
- pagaille due à une " porosité " - c'est-à-dire une impossibilité de garder les informations à l'intérieur des services de sécurité en Corse ? Y avait-il un manque d'efficacité des services, par une espèce d'étouffement systématique des dossiers résultant, non pas forcément d'ordres donnés mais d'un comportement laxiste empêchant d'aboutir, ce qui expliquerait d'ailleurs que les statistiques en matière d'homicides ne soient pas, c'est le moins que l'on puisse dire, exceptionnelles ? Tout cela, ce n'est pas moi qui le prétends puisque je ne connaissais pas la situation en Corse avant de présider cette commission d'enquête. J'essaie de comprendre comment il peut y avoir un tel décalage entre le discours que tient le ministre qui avait la responsabilité suprême des services et celui que vous tenez, vous qui étiez responsable du service régional de police judiciaire. Il y a un décalage puisque vous nous dites qu'il vous a fallu un an pour monter les moyens dont vous aviez besoin pour être efficace, et que le ministre dit avoir eu le sentiment, à son arrivée, deux ans plus tard, que rien ne marchait : j'exagère à peine...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Moi, je ne veux pas du tout remettre en cause ce que disent les ministres : je vous parle de mon vécu ! Mon vécu, c'est que les fonctionnaires " donnaient toutes leurs tripes ", que nuit et jour nous étions dérangés, que nous n'avons pas eu de vacances, ni de nuits. Pendant deux ans et demi je n'ai pas su ce qu'étaient des congés puisque, à chaque fois que j'en ai posés, je n'ai pas pu partir ou j'ai été rappelée. La nuit, au moindre attentat ou à la moindre affaire d'homicide - et dieu sait s'il y en a eu - je tenais à être appelée, je me déplaçais et tous les commissaires du SRPJ se déplaçaient : il n'y a pas eu un fait important où il n'y ait pas eu tout le SRPJ présent. Cela signifie que nous donnions beaucoup ! Nous n'étions pas très efficaces, je vous l'accorde, car c'est évident, mais les raisons dont nous pourrions reparler sont nombreuses et ce n'est pas facile...
M. le Président : Parlez-nous en de ces raisons...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... mais une chose est sûre, c'est que le service donnait. Pendant les deux ans et demi ou je me suis trouvée à sa tête, il n'y a pas eu une seule affaire de fuite ! Je ne parlerai pas de ce qui s'est passé avant car je l'ignore, ni de ce qui s'est passé après car je l'ignore aussi, mais pendant que j'étais en fonction, il n'y a pas eu une seule affaire de fuite !
Mon souci, à mon arrivée, était de tenter de récupérer la confiance de la population : je crois que la police ne peut fonctionner que si elle jouit de cette confiance. Pour l'obtenir, il faut être présent sur le terrain, discuter avec les gens, montrer que l'on essaie d'être équitable. La Corse est une région difficile au niveau de l'activité de police mais j'ai appris, toute jeune dans ce métier, que lorsque l'on se trouve dans des situations difficiles, il existe une limite, ce qui signifie qu'il faut se montrer professionnel. Qu'est-ce qu'être professionnel ? Se situer dans le cadre des lois ! Nous agissions donc dans le cadre des lois et strictement dans le cadre des lois et je n'ai jamais reçu le moindre ordre contraire aux intérêts de ma mission, la moindre pression : jamais ! D'ailleurs, je n'aurais, personnellement, pas accepté de subir ce genre d'ordres contraires à ma mission et à ma déontologie. Que d'autres administrations aient reçu des directives et accepté de les suivre, c'est leur problème mais, moi, je serais partie plutôt que de le faire...
M. le Président : Vous étiez dans un contexte où de nombreux services intervenaient ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais ceux avec qui je travaillais bien évidemment beaucoup, ce sont les magistrats avec qui nous avions des relations plus que quotidiennes et avec qui nous avons vraiment bien fonctionné - quand je parle des magistrats, je fais référence aux parquets et aux juges d'instruction locaux - et bien sûr les services de renseignements généraux et de sécurité publique. Dès qu'un service avait des problèmes, nous agissions en soutien !
M. le Président : Et la gendarmerie ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Avec la gendarmerie nationale, je me suis très bien entendue. On ne peut pas, quelles que soient à un moment donné les velléités des uns et des autres, penser être crédible, si l'on est en conflit. Je crois que la gendarmerie et la police nationale sont sur un même bateau et qu'elles ont intérêt à ramer ensemble et dans la même direction. C'est ma vision des choses et, personnellement, j'agis dans ce sens.
M. le Président : Au moment de Tralonca, vous étiez encore en poste ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, j'étais en poste !
M. le Président : Et, là, vous n'avez pas senti quelques discordances entre les services de police et de gendarmerie ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, tout ce que j'ai compris, c'est que tout le monde semblait être au courant avant, sauf la PJ : je vous le dis franchement !
M. le Président : Oui, c'est d'ailleurs aussi ce que l'on nous a dit : les gendarmes étaient informés, mais l'information n'est pas remontée...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : La police judiciaire n'a pas été tenue au courant. Elle l'a su après ! Je pense que c'était une décision...
M. le Président : ... politique ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, peut-être politique, mais qui tenait compte du fait que la PJ n'aurait pas joué le jeu politique...
M. le Président : C'est-à-dire que vous n'auriez pas accepté que se trament, parallèlement, des négociations susceptibles d'entraver votre action ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non : les politiques sont des gens élus puisque nous sommes en démocratie et, moi, je ne rentre pas dans le jeu de la raison d'Etat. Je ne suis pas une autorité quoi que l'on puisse en penser : je fais partie des forces de police. Ces dernières agissent sur ordre du pouvoir ou d'autorités. Les commissaires de police, surtout dans la police judiciaire, sont le seul corps d'Etat à se trouver à la confluence du pouvoir exécutif et de l'autorité judiciaire. Nous sommes conscients, dans notre grande majorité, de ce rôle éminemment important pour l'équilibre démocratique. Or, à un moment donné, nous devons être propres, clairs et nets si nous ne voulons pas discréditer complètement la police nationale et l'Etat : c'est ma vision des choses !
M. le Président : Quel est le ministre qui vous a nommée en Corse, madame ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : M. Pasqua.
M. le Président : Vous n'avez pas été choisie par hasard mais, j'imagine, en fonction de vos compétences professionnelles ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne sais pas...
M. le Président : Quand on nomme quelqu'un en Corse, on ne l'envoie pas uniquement parce que c'est " le tour de bête ", si j'ose dire, qui consiste, dans une promotion, à envoyer quelqu'un qui n'a pas la stature qu'il faut : apparemment, d'après tout ce que l'on sait de vous, cette stature, vous l'avez !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Merci, monsieur le Président ! J'ignore les raisons qui ont conduit à me proposer le poste, toujours est-il que je n'étais pas la première sur la liste
- j'y étais même la dernière - mais que mes collègues ont tous refusé. Moi, j'ai accepté.
M. le Président : C'est tout à votre honneur, madame !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je vous remercie ! Je veux bien, tout à fait immodestement, supposer que l'on m'a reconnu quelques qualités, effectivement.
M. le Président : Nous avons toutes raisons de le penser mais, encore une fois, concernant les liens entre les différentes forces de sécurité, notre approche - sans doute incomplète et d'ailleurs un peu contradictoire, je vous le dis aussi de manière objective, avec ce que nous avons entendu sur place lors de notre déplacement en Corse - si elle nous donne le sentiment d'avoir affaire à des fonctionnaires qui ont envie de faire leur travail, ne nous permet pas de saisir comment cette extrême bonne volonté se traduit par des dysfonctionnements. Or, c'est précisément sur ces dysfonctionnements que nous sommes chargés d'enquêter... Vous comprenez ce que je veux dire ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui mais je ne peux vous donner que ma vision personnelle...
M. le Président : C'est celle qui nous intéresse !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... qui est la suivante : en cas de dysfonctionnements, il faut se battre pour les supprimer. Ce n'est pas toujours facile. Vous savez, quand nous avons réalisé l'affaire de Spérone, personne n'y croyait et quand je dis personne, c'est personne !
Nous avons réussi à la mener à bien, mais il a fallu monter une stratégie, motiver les gens, faire des reconnaissances aériennes du terrain, tirer des photographies, procéder à une reconnaissance des points élevés avec un spécialiste des transmissions pour installer nos antennes télescopiques de manière à permettre à la radio de fonctionner, étudier les chemins à partir de cartes IGN que nous sommes allés chercher à Paris parce qu'elles ne sont pas en vente en Corse : c'est une affaire que nous avons préparée à trois pendant un mois ! La gendarmerie a parfaitement joué le jeu, alors qu'elle aurait pu ne pas apprécier la méthode, puisqu'elle n'a été mise dans le secret qu'à peine vingt-quatre heures avant qu'on ne lui demande de se rendre sur le terrain. Je passerai sur les détails car c'est une opération à laquelle nous avons consacré beaucoup de temps, mais il est vrai que c'était une belle opération en laquelle personne ne croyait, tout cela pour dire que lorsque l'on se donne les moyens, même si ce n'est pas toujours le cas, on peut parfois réussir !
Sur les assassinats, ce qu'il faut bien voir, c'est que personne ne parle, et que seules vous parviennent des rumeurs désignant un tel ou un tel. En conséquence, je suis désolée, j'ai peut-être tort mais cela correspond à ma vision de la police judiciaire, je considère, puisque l'on travaille dans le cadre des lois, que si je n'ai pas un minimum d'éléments permettant de faire converger les soupçons sur un suspect, il ne faut pas le faire chercher et cela d'autant moins qu'il convient, en Corse, de se méfier des rumeurs dont on ne sait jamais qui les manipule : il faut réellement faire preuve d'une grande prudence ! C'est ainsi que j'ai vécu les choses.
Pour ce qui a trait à la police judiciaire, puisque nous sommes dans un Etat de droit, je ne vois pas pourquoi aller chercher X, Y ou Z sur la foi d'une rumeur. Le témoignage écrit dénonçant le coupable d'un assassinat est joint à la procédure, ce qui ne pose aucun problème pour l'accomplissement de notre travail. Mais de simples rumeurs colportées par tout un tas d'intermédiaires n'ont aucune valeur juridique. Par conséquent, sans témoignages, ni des victimes, ni d'individus extérieurs, sans éléments d'enquête sur les indices puisque lorsqu'une arme part, il ne reste aucun élément palpable sur le terrain
- même si l'identité judiciaire passe plusieurs heures à essayer d'en collecter, le plus souvent il n'y a pas d'empreintes, ni de mégots de cigarettes avec de l'ADN car les gens sont prudents et ont une certaine habitude - les dossiers sont extrêmement difficiles à sortir. Ils le sont d'autant plus que personne ne parle et que la police technique et scientifique n'est pas en mesure de relever la moindre trace ou le moindre indice susceptible d'orienter l'enquête.
M. le Président : Pourquoi ne parle-t-on pas ? Est-ce une tradition ou le fait d'une crainte ressentie par la population ? On nous a dit par exemple - et c'est quelque chose qui vous concerne - que l'on n'appelait que très rarement, pratiquement jamais, le 17 en Corse dans la mesure où l'on sait que l'on identifie immédiatement l'appel... Comment expliquer
- même si ce n'était plus votre problème - que dans l'affaire de l'assassinat du préfet Erignac, alors qu'il y avait sans doute eu beaucoup de témoins sur place, personne ne se soit manifesté pour apporter des éléments susceptibles d'étayer ces preuves dont vous parlez. S'agit-il d'une attitude générale dont nous parlons d'autant plus volontiers qu'il n'y a pas de députés corses parmi nous aujourd'hui ? Comment expliquez-vous cette attitude générale que l'on peut assimiler à un manque de citoyenneté finalement, puisque cette exigence de respecter la démocratie et les lois dont vous parliez précédemment ne devrait pas s'observer uniquement à votre niveau, mais faire l'objet d'un consensus général qui est apparemment absent ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Plusieurs choses entrent en ligne de compte. La première est ce qu'on appelle la loi du silence qui a été relevée par tous les historiens, tant du XVIIIème que du XIXème siècles. Les Corses ont toujours préféré régler leurs comptes eux-mêmes : cela fait partie des habitudes!
La seconde est la peur, voire la terreur, qui est évidente : c'est ce qui fait le plus mal lorsque l'on est sur place. Les gens ont peur de parler et j'ai obtenu beaucoup de témoignages verbaux de personnes qui, à force de voir comment je vivais, se sont épanchées, mais à aucun moment elles n'auraient apporté le moindre témoignage sur procès-verbal, y compris sous couvert de l'anonymat, à aucun moment elles n'auraient osé témoigner par crainte de représailles. Il est indéniable que cette dimension fait partie intégrante de l'attitude des Corses. J'ajouterai qu'à partir de là, on en arrive très vite à la solution de facilité, que certains trouvent confortable, de justifier par la peur un certain manque de courage, ce qui s'explique aussi : de moins en moins de gens aiment témoigner car il est indéniable que cela apporte plus de soucis que de feindre n'avoir rien vu, ce qui renvoie à un problème de citoyenneté plus global et général en France...
C'est donc tout un ensemble de causes qui nous prive de toute coopération avec la population et c'est pourquoi mon souci était de tenter de récupérer sa confiance. Cela étant, notre moyen de réponse était très limité et je me souviens du cas de plusieurs personnes victimes de racket qui refusaient de témoigner, mais qui exigeaient de nous l'assurance qu'ils ne se feraient pas tuer, alors que sans leur témoignage, nous ne pouvions rien faire. Qui pouvait leur fournir une telle assurance ? Personne !
M. le Président : Quelles étaient vos relations avec la DNAT ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : J'ai eu de très bonnes relations et cela pour plusieurs raisons : d'abord, je connaissais très bien et depuis fort longtemps Roger Marion, puisqu'il faisait partie de ma promotion de commissaires, ensuite, parce qu'il a une très forte personnalité ainsi que moi-même, ce qui fait que nous pouvions tout de même nous entendre...
M. le Président : A moins que les deux personnalités ne s'annulent !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Enfin, parce qu'à l'époque, il ne travaillait pas beaucoup en Corse.
M. le Président : C'est pour cela que vous n'avez pas eu de problèmes, ce qui n'a pas été le cas par la suite...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Ce n'est pas ce que je veux dire : je veux dire que nos relations étaient des relations normales d'un SRPJ vis-à-vis d'une division nationale, comme il y en a d'autres, qu'il s'agisse des offices centraux du blanchiment, des _uvres d'art ou de la fausse monnaie, que l'on appelait et à qui l'on rendait compte dans la mesure où ils assurent quand même une coordination : c'est la DNAT qui participait, à la direction générale, aux réunions de l'UCLAT, qui réunissait tous les services de police et la gendarmerie nationale. Il était donc évident que nous les tenions informés, même s'il est vrai que sur l'affaire de Spérone cela s'est fait après...
M. le Rapporteur : Ils n'ont pas manifesté un certain mécontentement ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Disons, pas ouvertement !
M. le Rapporteur : Cette affaire, précisément, a-t-elle été menée dans les règles procédurales, puisque les personnes interpellées ont, à ma connaissance, été relâchées assez rapidement et n'ont pas encore été jugées ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : S'agissant des règles procédurales, il est vrai que certaines personnes se sont amusées, depuis le début, à dire qu'il y avait des erreurs de procédure, ce qui est complètement faux d'autant qu'il faudrait savoir comment les choses se sont passées sur le terrain...
M. le Rapporteur : On nous a dit que les armes n'ont pas été saisies dans les règles de l'art...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Bien sûr que si !
En réponse à votre question, je préciserai que certaines personnes ayant soulevé des possibilités de nullité de procédure - de mon point de vue il aurait quand même été un peu fort qu'elles soient reconnues - le dossier est passé devant la chambre d'accusation qui a labellisé toute la procédure. A mon avis, à partir du moment où la chambre d'accusation de Paris - ce n'est pas, de surcroît, n'importe quel TGI - a labellisé la procédure, pourquoi continuer à évoquer ces possibilités de nullité, sauf à remettre en cause toute la justice auquel cas, on n'en finit plus ?
Pour ce qui est de la saisie des armes, une critique a été soulevée, faute d'avoir pu trouver autre chose, sur l'établissement des procès-verbaux. Lorsque les quatorze individus sont arrêtés, notamment dix d'entre eux par la gendarmerie nationale à qui je rends hommage, ils étaient dans une camionnette, armés jusqu'aux dents et prêts à tirer - la fusillade a été évitée - nous sommes dans le maquis, après que des coups de feu ont été échangés du côté de Spérone, qu'on a procédé à des interpellations et que des délinquants
- une vingtaine ou une dizaine, bref assez nombreux - ont réussi à s'échapper dans les maquis, tout cela se passant, de surcroît, en pleine nuit. Dans de telles conditions, il est évident que nous avons ramené tout ce beau monde - soit quatorze personnes armées d'un arsenal pas possible - là où était le PC opérationnel, c'est-à-dire à la gendarmerie de Porto-Vecchio. La gendarmerie ne craignant qu'une chose, l'attaque de la caserne, elle nous a demandé de partir au plus vite et il va de soi que nous n'avions décemment pas le temps de dresser un procès-verbal pour signifier que chacune des armes appartenait à telle ou telle personne...
Par ailleurs, les choses se sont déroulées de telle manière que les officiers de police judiciaire sur le terrain ont arrêté dix personnes d'un coup - toutes surarmées puisque certaines avaient des grenades à la ceinture, une arme de poing dans chaque main, sans compter tout ce qui était stocké dans un coin de la camionnette - et que tout le matériel, pour des questions de sécurité, a été retiré sur le terrain sans respecter la procédure du procès-verbal. Mais il faut savoir que nous sommes en plein maquis, de nuit, sur une petite route et que les gendarmes ne sont pas plus nombreux que ceux qu'ils viennent d'arrêter, ce qui est très dangereux d'autant que ces derniers se refusent à décliner leur identité et qu'il faut donc procéder au signalement ce qui est très long... Ce n'était pas chose pensable ! En conséquence, dans un souci de sécurité, les gendarmes ont saisi globalement tout l'armement et conduit les dix personnes à la gendarmerie, ce que certains leur reprochent, prétendant qu'il aurait fallu attribuer chaque arme à une personne précise...
J'ajoute que, sur le plan de la procédure, cela n'empêche pas la justice de juger puisque toutes ces personnes sont bien, de toute manière, complices de cette tentative d'attentat par opération commando et que, s'il n'est pas indiqué qui portait quelle arme, le jugement peut seulement y perdre en précision... Ce sont des petits points de détail mais qui permettent de resituer l'opération dans un contexte qui n'était quand même pas facile.
M. le Président : Je reviens sur l'affaire de Tralonca pour vous demander si, après les événements, vous n'avez pas reçu mission d'enquêter pour savoir qui étaient les participants.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, non !
M. le Président : Ils étaient combien ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : La presse a parlé de 500 participants, mais nous n'avons pas eu de saisine des magistrats.
M. le Président : " Les chiffres varient selon la police ou les organisateurs " comme le disent traditionnellement les communiqués.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne sais pas, parce que la police n'y était pas, en tout cas à ma connaissance !
M. le Président : Selon le ministre de l'Intérieur !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je vous réponds " à ma connaissance "...
M. le Président : Mais quand vous avez vu, dans cette affaire de Tralonca, des messages lus à l'occasion d'une conférence de presse et des réponses apportées, le lendemain même, sous forme d'une déclaration ministérielle, cela ne vous a pas interpellée ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui et non : on est saisi d'une enquête, on la traite ; on n'est pas saisi, on ne la traite pas...
M. le Président : Cela n'empêche pas, madame, que vous ayez un sentiment, même si vous ne répondez qu'en tant que responsable de la police. Je répète : puisque des questions sont posées à l'occasion d'une conférence de presse tenue clandestinement dans le maquis à laquelle assistent quelque 200 ou 500 personnes et que des réponses y sont apportées point par point, n'avez-vous pas pensé que l'on était en train de faire des choses dans votre dos et que, finalement, tout cela était une négociation politique qui avait conduit à demander aux services de police d'être prudents dans les investigations auxquelles ils se livraient ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je crois que l'on peut toujours faire des déductions de ce style, mais je me garderai bien de tirer la moindre déduction aussi longtemps que je n'aurai pas toutes les cartes en main. C'est compliqué là-bas et quand on ne sait pas tout, mieux vaut se garder de déduire ! On observe, on peut faire des déductions très personnelles, mais tout en sachant qu'elles sont passibles d'une marge d'erreur, sauf à disposer de toutes les informations. Evidemment, on prend du recul, on tente d'analyser, on interroge ses collègues, mais on n'a jamais toutes les cartes en main...
M. le Président : Oui, parce que vous aviez des contacts avec les services de gendarmerie, les RG : l'un ou l'autre de ces services devait avoir des informations... Puisque l'on vous a dit, par exemple, que les services de gendarmerie avaient identifié les véhicules qui s'étaient rendus à cette conférence de presse, je suppose que, même s'ils étaient loués à la filiale Hertz de Filippi, on devait quand même savoir qui se trouvait à l'intérieur. Non ?...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, probablement, mais n'étant pas saisie de l'enquête, mon analyse ne peut être qu'une analyse de citoyenne. Ce qui compte en police judiciaire c'est de savoir si l'on est saisi d'une enquête, en cas de flagrant délit, par exemple, ou si l'on n'en est pas saisi...
M. le Président : Certes, mais, madame, lorsque, moi, j'entends, ici, les commentaires de la police sur le continent par rapport à l'action judiciaire - ce qui est encore un autre aspect des choses - et que j'entends régulièrement des policiers dire que de toute façon rien ne sert à rien, puisque la sanction qui intervient n'est pas à la hauteur des délits ou des crimes commis, je me demande si vous partagiez ce sentiment en Corse, étant entendu que je ne parle pas des procureurs ou des juges d'instruction, mais des juges qui ont à juger...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il est vrai que c'était le sentiment général des policiers mais pas le mien forcément parce que, pour ma part, je ne me permets pas de juger la justice.
M. le Président : En tant qu'officier de police, mais en tant que citoyenne ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je suis policier, moi, je ne suis pas juge !
M. le Président : Mais vous êtes citoyenne, madame...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Cela s'entend mais seuls les juges, dans l'intimité de leur réflexion, sont à même de connaître le dossier. Par conséquent, on peut avoir spontanément des réactions, mais dès que la réflexion s'approfondit, on ne peut que prendre du recul car qui peut dire ce qu'il ferait à la place du magistrat qui juge, surtout si on ne connaît pas tout le dossier ? Moi, je suis policier, j'essaie de faire mon job le mieux possible : aux juges de juger...
M. le Rapporteur : Il y avait quand même un certain nombre de problèmes, puisque je crois que c'est juste après votre départ que M. Toubon a demandé de dessaisir les juges locaux de quatorze dossiers - j'ignore si vous avez eu cette information - sur lesquels vous étiez saisie et qui ont été délocalisés auprès de la section antiterroriste.
Comment avez-vous vécu cette décision prise presque immédiatement après votre départ et qu'en avez-vous pensé ? Derrière tout cela, se profilait peut-être l'idée qu'il n'était pas possible de voir ces dossiers aboutir localement ? Comment expliquez-vous cela ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : D'abord, si j'étais partie, j'avais autre chose à faire, car quand on prend la tête d'un nouveau service on a véritablement beaucoup à faire ; ensuite, si le but était de faire mieux que le SRPJ, j'aimerais savoir si les dossiers sont sortis aujourd'hui...
M. le Président : La réponse est négative et je gage que vous la connaissiez, même si vous aviez fort à faire dans votre nouveau service... Vous vous occupiez des _uvres d'art à ce moment-là ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, j'étais directeur du SRPJ de Montpellier qui couvre huit départements, treize parquets et deux parquets généraux...
M. le Rapporteur : Néanmoins, vous aviez eu vent de cette information sur la délocalisation de ces quatorze dossiers ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je l'ai peut-être eue à l'époque mais c'est quelque chose que, véritablement, je n'ai plus en tête. Pour moi, ce n'est pas anodin, mais ce n'est pas, non plus, un gros problème.
M. le Rapporteur : Ce sont des dossiers dont vous avez dû avoir la charge !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : De quel genre de dossiers s'agissait-il ?
M. le Rapporteur : Apparemment de dossiers qui, tous, concernaient des terroristes et des assassinats, puisque vous étiez en poste durant la période des règlements de compte généralisés...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Quand une décision est prise qui laisse penser qu'il peut y avoir un mieux et qu'un service plus adroit peut sortir l'affaire, il n'y a rien à dire !
M. le Président : Il n'y a rien à dire si le service saisi se débrouille mieux que le service qui est dessaisi. Mais comme, ainsi que vous le dites vous-même, répondant d'ailleurs par avance à la question que l'on pourrait vous poser, il n'y a pas eu plus de résultats, et je dirais même moins puisque, apparemment, tous ces dossiers sont partis en déconfiture, personne ne s'en étant beaucoup soucié...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : On pouvait penser qu'en les confiant à un autre service les choses allaient s'améliorer : vous savez, il arrive, de temps en temps, même sur des affaires locales, que lorsqu'au bout de X mois, voire années, le service saisi n'a pas élucidé une enquête qui tient à c_ur à la population ou au magistrat, ce dernier dessaisisse le service saisi au profit d'un autre service, que ce soit la gendarmerie au profit de la police nationale, ou la police - cela se voit - au profit de la gendarmerie. La logique est la suivante : puisque ce service n'y arrive pas, essayons de voir si un autre service, un _il nouveau, d'autres méthodes peuvent faire avancer les choses...
M. le Président : Quand c'est exceptionnel, madame, on peut le comprendre. En revanche, quand cette attitude de dessaisissements des services locaux au profit de services nationaux dont l'aptitude à régler les problèmes n'apparaissait pas évidente, est devenue quasi systématique est-ce que vous ne la ressentiez pas comme un camouflet ? D'une manière générale, est-ce, selon vous, une bonne méthode ou une méthode contestable de traiter, depuis Paris, les problèmes corses, en dépit de leur spécificité ? C'est là une question très générale !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il y a du pour et du contre parce que l'on s'aperçoit que dans certains domaines, une spécialisation au niveau des magistrats n'est pas inutile. Aujourd'hui, par exemple, nous, police judiciaire, ne serions pas opposés, notamment dans le domaine qui est plus particulièrement le mien aujourd'hui, à la création d'un parquet spécialisé dans les affaires de blanchiment, dans toutes les affaires d'agents infiltrés prévues par la loi sur les affaires de stupéfiants ou de blanchiment. Pourquoi ? Parce qu'il y a un apprentissage du texte et de son application, des mesures de sécurité draconiennes pour les fonctionnaires, une connaissance des autres affaires, un souci de coordination, de façon à ce que plusieurs services ne se rencontrent pas dans le cadre de plusieurs commissions rogatoires ; en conséquence le fait d'avoir un service national dans des domaines particuliers présente quand même un certain nombre d'avantages. Cela étant, il est vrai que les gens le vivent mal au niveau local : il est incontestable que les magistrats, en Corse notamment, ne le vivaient pas très bien et le ressentaient comme un désaveu, de même que les policiers, quand cela a pu leur arriver, mais je n'ai pas connu cette situation...
M. le Président : On vous a finalement laissé une marge de man_uvre assez grande pendant la période où vous étiez en poste !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je ne dirais pas que l'on m'a laissé une marge de man_uvre : on m'a laissée travailler.
M. le Président : Est-ce que vous aviez des contacts fréquents, directs, avec le préfet adjoint chargé de la sécurité ou est-ce le préfet de région qui assurait la coordination de toutes ces actions ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, c'était le préfet délégué à la sécurité que nous appelions tous le " préfet de police " d'ailleurs, qui s'occupait de toute la coordination en matière de sécurité. J'en ai connu deux : d'abord M. Lacave, puis M. Guerrier de Dumast et, à leur niveau, était organisée une réunion hebdomadaire qui se tenait, tantôt à Ajaccio, tantôt à Bastia, ainsi que des réunions ponctuelles en cas de problèmes particuliers.
M. le Président : Vous étiez donc en liaison étroite avec le préfet adjoint, chargé de la sécurité ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument !
M. le Président : Si vous deviez porter un jugement d'ensemble sur la section antiterroriste du parquet de Paris, que nous en diriez-vous, sous la foi du serment, bien entendu ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : A titre professionnel, je n'ai rien à dire, monsieur le Président.
M. le Président : Et à titre personnel ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je préfère me taire !
M. le Président : Votre réponse est en soi suffisante.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Elle est peut-être trop interprétative !
M. le Président : Si vous nous en disiez plus, cela permettrait justement d'éviter les interprétations... chère madame.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je n'y tiens pas !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : J'aurai deux questions.
Premièrement, les réunions de travail placées sous l'autorité du préfet de police, étaient-elles des réunions d'information, de coordination, au sens un peu général du terme ou avaient-elles un caractère très opérationnel voire directif, si vous préférez ? Quelle aurait été votre réaction si elles vous avaient donné le sentiment d'une direction d'enquête issue, non pas d'un magistrat, mais d'un préfet, comme il semble que cela ait été le cas dans une période postérieure à votre séjour en Corse ?
Deuxièmement, dans le cadre des dysfonctionnements dont vous auriez pu avoir à connaître, soit durant votre séjour en Corse, soit par la suite, en tant que directeur de SRPJ, si vous constatiez un dysfonctionnement dans la procédure ou des compétitions inacceptables entre les services, quel était votre interlocuteur ? Autrement dit, vers qui naturellement auriez-vous été amenée à vous diriger pour protester contre telle ou telle situation et éventuellement "pousser un coup de gueule " : est-ce le directeur central de la police judiciaire, le préfet ou le procureur général avec lequel vous êtes amenée à travailler ? Comment les choses se passent-elles en cas de dysfonctionnement dans l'un des services de police judiciaire puisqu'il y a les services nationaux, les services locaux et la gendarmerie ? Quand vous avez des décisions qui vous semblent non fondées ou injustes, vers qui vous tournez-vous ? Avez-vous un interlocuteur ou pensez-vous qu'il conviendrait d'en créer un vis-à-vis duquel il soit naturel que vous vous exprimiez ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Sur la première question, je dirai que le préfet délégué à la sécurité tenait ces réunions pour évoquer les événements de la semaine en termes de sécurité générale. On traitait donc aussi bien des problèmes de renforts CRS ou gendarmes mobiles, que des faits. La parole était beaucoup plus donnée aux RG, notamment en termes d'interprétation, d'analyse, d'anticipation sur l'avenir, de risques sociaux, de répercussion sur le moral des populations, soit tous les domaines qui touchent aux RG dans ce qu'ils ont de très positif pour les services enquêteurs. Dans ces réunions, notre contribution se limitait à énumérer les faits et à préciser si nous avions des éléments, mais rien de plus.
Il est vrai que certains préfets avaient tendance à avoir des exigences sur la manière de monter des dossiers. C'était notamment le cas de M. Lacave, que je peux citer puisque j'ai beaucoup d'estime pour lui : c'est un homme qui s'implique et on ne pouvait pas lui reprocher cette attitude, tout l'art consistant à lui dire : " Sur cette question, j'en référerai au procureur de la République ! ", ce qui remettait tout de suite chacun dans ses limites. Dans l'équilibre des pouvoirs c'est normal, d'autant qu'il y a, en Corse, deux forces importantes au niveau de l'action des policiers. Nous avions tendance à dire que notre préfet de police avait une propension à être un peu préfet de justice, et comme nous pensions la même chose du procureur général qui avait, lui aussi, une forte personnalité, les deux étaient obligés pour s'entendre de s'arranger, car il était hors de question que nous restions, nous, pris en sandwich... Cela a pu se produire mais comme j'estimais que c'était intenable, j'ai toujours tapé du poing sur la table pour exiger des instructions claires et fait en sorte que chacun ne demande pas tout et son contraire et que l'on sache où l'on allait, tout cela, bien évidemment dans le cadre des lois. Finalement, les choses se passaient plutôt bien parce que les personnes étaient suffisamment intelligentes pour comprendre où était l'intérêt général.
Pour ce qui est de la seconde question, si vous faites allusion à un conflit entre un service de PJ régional, et une division de la direction centrale de la police judiciaire, je tiens à préciser que le directeur central est un homme d'arbitrage au niveau administratif, mais que ce sont les magistrats qui arbitrent au niveau de l'enquête judiciaire. Il est donc certain que si un service n'est pas d'accord, il doit rencontrer le magistrat pour le lui faire savoir, charge à lui, par la suite d'agir ou pas.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sans citer d'exemples, vous est-il arrivé, durant votre carrière professionnelle d'entreprendre de telles démarches et de faire savoir qu'une décision constituait une entrave à votre enquête ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non !
M. le Président : Vous n'aviez pas de contacts avec Paris ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Si, j'avais de nombreux contacts avec mon directeur central et avec Roger Marion à la DNAT, mais surtout avec mon directeur central...
M. le Président : Quel était-il à l'époque, madame ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : C'était M. Franquet. Le sous-directeur des affaires criminelles était M. Mancini, que j'appelais également régulièrement, week-ends compris.
M. Robert PANDRAUD : Connaissez-vous une région au monde où le terrorisme ait été vaincu par des moyens purement judiciaires et le respect intégral de l'Etat de droit ? Je vous pose très fermement la question : n'avez-vous pas rêvé, un jour, d'avoir la possibilité juridique de procéder à des internements administratifs, ce qui aurait été plus utile en la matière que de longues procédures judiciaires si bien échafaudées soient-elles ? Croyez-vous - c'est une question que je pose à la citoyenne et nullement au fonctionnaire de la police judiciaire - que l'Italie, l'Espagne ou la Grande-Bretagne ont pu juguler le terrorisme sans internements administratifs ?
Par ailleurs avez-vous mené des enquêtes qui ont abouti sur des trafics d'armes, bazookas ou armes lourdes, et je ne parle pas des armes de poing dont j'ai entendu beaucoup d'autorités dire - vaste programme ! - qu'on allait demander aux Corses de les rendre ? Avez-vous, vous ou vos prédécesseurs, mené des enquêtes sur l'origine de ce trafic d'armes lourdes ?
Enfin - et vous n'êtes, bien entendu, en cause sur aucune des questions que je vous ai posées - puisque vous avez, à très juste titre, parlé de la difficulté de recueillir des témoignages du fait de la spécificité de la Corse et de la crainte de représailles, j'aimerais savoir pourquoi, d'après vous, depuis vingt ans, on n'a jamais réussi, à ma connaissance
- vous me direz que ce n'est pas forcément le rôle de la police judiciaire ce dont je conviendrais volontiers mais il y a d'autres services au ministère de l'Intérieur - à avoir des informateurs sérieux dans ces mouvements autonomistes ? Pourquoi n'est-on pas parvenu à infiltrer, à l'université de Corte, un jeune qui quelques années plus tard aurait pu donner des renseignements, à trouver un ecclésiastique douteux ou un instituteur que l'on puisse tenir pour attendre et voir venir ? Il existe toujours une DST en Corse ; collaborait-elle avec vous ? On n'en a jamais entendu parler : c'est un peu curieux ! On aurait pu recruter comme cela s'est toujours fait dans les universités durant les périodes sensibles, un jeune de dix-huit ans de l'université de Corte, qui est un haut lieu du nationalisme, à qui on aurait payé ses études et qui serait devenu rentable à vingt-quatre ou vingt-cinq ans. Or, on a l'impression que personne ne cherche à infiltrer ce milieu pour faire remonter les informations.
Etant donné la succession des fonctionnaires de police qui passent sur l'île, et celle des préfets, il est vrai que c'est sans doute beaucoup plus difficile qu'ailleurs...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Sur la première question, j'ai toujours pensé que dans des régions atteintes parce que l'on appelle le " terrorisme ", et notamment en Corse, la clé de la solution n'était pas uniquement policière ou judiciaire. Il est évident que s'imposent d'abord une prise en compte et un règlement politiques du problème. Cette réflexion doit inclure tous les problèmes que la société affronte actuellement : si on résume toute la question à une affaire de police, on se " plante ". La police peut faire son travail et doit le faire de mieux en mieux, car il y a encore beaucoup à faire pour l'améliorer, mais il est évident que ce n'est pas la police seule, ou le couple judiciaire police-justice, la chaîne judiciaire pénale, qui peut résoudre tous les problèmes : c'est certain !
Je ne sais pas si j'ai répondu à votre question...
M. Robert PANDRAUD : Un peu, et comme vous ne pouviez pas aller plus loin, de toute manière, je n'insisterai pas...
M. le Président : Elle pourrait sans doute le faire, mais elle s'en gardera bien : c'est ce que voulait dire M. Pandraud...
M. Robert PANDRAUD : Elle a raison !
M. le Président : Je ne sais pas...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Pour ce qui est de la seconde question, qui a trait au trafic d'armes, je sais qu'il y a eu des affaires d'armements lourds soit avant, soit après mon départ - ce n'est donc pas moi qui les ai traitées - et notamment avec la Belgique, ce pays étant, comme on le sait, une plaque tournante pour le trafic d'armes de tous calibres, y compris l'arme lourde. Des échos me sont parvenus selon lesquels la gendarmerie avait collaboré à une affaire qui avait lieu en Belgique ; cela doit remonter à deux ou trois ans.
M. le Président : On a supprimé la gendarmerie en Belgique, ce qui a résolu le problème...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Elle a été supprimée mais elle existe toujours en fait !
M. Robert PANDRAUD : Je suis tout à fait inquiet, et c'est ce qui m'a amené à vous poser cette question, des lendemains. En effet, on connaît la situation au Kosovo avec la présence des armées de trente-six nations. Or, l'expérience prouve que, mis à part celles d'un ou deux états, les armées de toutes les nations vendent leurs armes et leur matériel. Vous pensez bien que les Russes ne vont pas faire exception à la règle et que cela va être formidable pour eux de pouvoir rentrer au pays avec des devises... L'Italie l'a toujours fait, les Etats-Unis de même : jamais vous n'avez vu un Américain rentrer chez lui avec ses armes. A la Libération, les soldats américains vendaient leurs armes à Pigalle et ailleurs. Les Iraniens les ont vendues, je ne sais où, et les Kosovars vont faire de même... Les seules armées à ne pas le faire sont les armées britanniques, allemandes et françaises. Il est certain que le Kosovo n'est pas la porte à côté, mais cela n'arrêtera pas les trafiquants, vous le savez mieux que moi !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Des échos nous étaient effectivement parvenus en Corse, selon lesquels certains armements lourds qui avaient servi à atteindre la caserne de CRS d'Aspretto ou le Conseil général à Bastia - les tirs n'étaient d'ailleurs pas passés très loin de l'habitation du préfet de Haute-Corse - provenaient déjà, à l'époque, de Yougoslavie en transitant par l'Italie, ce qui ne constituait pas un élément suffisant pour mener l'enquête. Néanmoins, il faut savoir que lorsqu'il y a eu l'ouverture des frontières à l'Est - et je connais des policiers qui ont fait le déplacement puisque la police française a participé à de nombreux plans de sensibilisation et de formation dans les différents pays de l'Est - on proposait même d'acheter des tanks pour fort peu de choses en contrepartie, ce qui est le comble ! Donc nous savons qu'il y a des risques très importants à ce niveau.
M. Robert PANDRAUD : Je vais poser maintenant une question aussi bien pour le Président que pour vous : ne serait-il pas souhaitable, compte tenu de ce qui vient d'être dit, de demander à la DGSE de diligenter des enquêtes précises à ce sujet ? C'est son travail ! Elles nous renseigneraient sur le trafic international d'armes qui peuvent être utilisées en Corse et sur ce qui peut se passer en fonction des zones troubles. Il n'est pas évident, en effet, de pouvoir se promener avec un bazooka.
M. le Président : C'est plus facile qu'avec un char !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Là, il s'agissait de lance-roquettes !
M. le Président : Madame, pour compléter la question de M. Pandraud sur la frontière entre la politique et l'argent, avez-vous pu observer dans vos enquêtes ce phénomène de glissement, de transformation de mouvements dits " nationalistes " en mouvements liés à la criminalité et au banditisme, c'est-à-dire à des affaires d'argent ? On sait qu'il y a, de temps en temps, voire souvent, des explosions qui ne s'accompagnent pas de revendications politiques précises mais qui ont trait à des règlements de compte, à des vengeances, mais aussi à des intérêts matériels et financiers qui sont considérables en Corse. Avez-vous observé ces glissements d'un certain romantisme vers des choses moins romantiques et davantage liées à un comportement criminel ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, et cela s'explique par deux phénomènes.
Le premier, historiquement, est celui du banditisme. Le banditisme corse a toujours été un grand banditisme, puissant, avec diaspora, composé de gens qui sont des aventuriers et des aventuriers courageux. Le banditisme corse a toujours fait partie du grand banditisme français. A une certaine époque, soit par idéologie, soit par commodité - en cas d'arrestation par la police cela arrangeait bien les affaires de ces truands de pouvoir brandir une carte FLNC et de dire que les braquages étaient réalisés au nom du terrorisme - il s'est affilié, si je puis dire, au terrorisme. Cette description est assez caricaturale parce que les situations sont parfois moins nettes, mais il est indéniable que ce phénomène a existé.
Le second phénomène que nous avons pu constater est celui que l'on appelle " la mafiosisation " de certaines branches nationalistes avides de pouvoir et d'argent. Il est également exact que nous avons pu le constater...
M. le Président : Il était lié au tourisme, au développement urbanistique...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Ce n'est pas si simple, parce qu'il y a quand même une part d'idéologie et une part plus complexe à établir concernant les tentacules d'intérêts locaux dont on soupçonne néanmoins qu'elle dépasse le simple affichage idéologique...
M. le Président : On nous a donné un chiffre : 12 000 attentats, 4 600 revendiqués. Entre les deux il y a quand même une marge !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument ! Il y a beaucoup d'attentats qui sont de petits attentats de 100 ou 200 grammes d'explosifs qui visent à régler des comptes de voisinage, à donner suite à un mécontentement et qui représentent un moyen d'expression : là où sur le continent la situation se réglerait à coups de poing, elle se règle, en Corse, par des explosifs.
En outre, une partie des attentats non revendiqués correspondent, eux aussi, à des règlements de compte causés par des rivalités commerciales et répondent donc à un intérêt économique ou financier. Certains mouvements nationalistes, on le sait très bien, ont fonctionné à coups d'attentats, de rackets, pour faire pression sur les commerçants, afin de prendre leur place en rachetant les boutiques à bas prix : c'est vrai, mais c'est très difficile à prouver même si c'est dit. Enfin, parmi les attentats non revendiqués, il en est qui sont commis par les nationalistes, mais qui ne sont pas revendiqués en termes de stratégie.
M. le Président : Vous ne vous êtes pas préoccupée du Crédit agricole durant votre séjour en Corse ? En effet, depuis quelque temps on a observé qu'il permettait le financement de quelques " terroristes " de même que l'on savait que Bastia Securità était une officine directement liée au mouvement nationaliste. Vous n'avez pas fait d'enquêtes ? Vous ne disposiez pas du personnel nécessaire sur place... ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Moi, je n'ai pas lu que le Crédit agricole finançait le terrorisme, mais des gens qui, apparemment, s'en mettaient plein les poches...
M. le Président : Peut-être, mais c'est délictueux !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument, mais, pour moi, d'après ce que j'ai lu dans la presse - puisque de l'enquête, je ne connais rien d'autre que ce qu'en dit la presse - ce n'est pas lié au terrorisme.
M. le Président : Ce n'était pas lié au terrorisme, sauf que l'on constate quand même que certaines enquêtes débouchent sur des terroristes, sur des gens qui sont liés au terrorisme ou sur des mouvements nationalistes...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais parmi ceux-ci, certains avaient une double casquette : je m'en mets plein les poches d'un côté, et de l'autre, je joue le jeu du nationalisme. Vous avez des gens là-bas qui feignent d'être nationalistes, mais qui ne recherchent que leur intérêt personnel : c'est bien le problème !
A mon époque, le Crédit agricole était menacé : il y avait des agences qui sautaient régulièrement ; il devait faire face à des révoltes syndicales et il était plus victime qu'autre chose et nous n'avions pas d'informations laissant entendre qu'il avait accordé des prêts abusifs ou s'était laissé aller à des choses pas très nettes. D'ailleurs, s'il y avait eu quelques bribes d'information, elles n'étaient pas suffisantes pour ouvrir une enquête.
En revanche, il faut savoir que l'enquête déclenchée en 1998 a été ouverte sur dénonciation - article 40 - d'un autre service administratif qui avait, lui, des éléments, à savoir l'inspection des finances. Il est vrai que l'on constate que depuis l'assassinat du préfet Erignac, les administrations qui peuvent avoir recours à l'article 40 du code de procédure pénale en font un plus grand usage qu'auparavant.
M. le Président : Qu'en est-il du lien entre le monde politique en Corse et une certaine forme de criminalité dans le cadre de ce que l'on appelle " les clans " ? L'avez-vous observé ? Vu de l'extérieur, cela apparaît comme une situation très particulière et je ne parle pas d'opinions politiques mais du système tel qu'il fonctionne. Est-ce que tout cela n'a jamais débouché, dans le cadre d'enquêtes, sur des connivences, une certaine forme de compréhension qui pouvait être assimilée à de la complicité ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, parce qu'il faut bien voir qu'il existe ce que l'on appelle " les vitrines légales " des mouvements nationalistes...
M. le Président : Et les conférences de presse nocturnes...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : ...et les mouvements clandestins. Comme à aucun moment on ne peut prouver qu'une partie de ceux qui font vitrine légale portent la cagoule la nuit... C'est un fait notoire mais comment voulez-vous le prouver ?
M. le Président : Tout le monde le sait ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Tout le monde le sait mais tout le monde ne porte pas la cagoule la nuit, parce qu'il y aussi ceux qui n'ont pas le courage de le faire et qui restent des maîtres d'_uvre...
M. Robert PANDRAUD : Vous apportez une réponse à ma première question : les vitrines légales du terrorisme, où que ce soit, ne sont jamais traitées par des méthodes judiciaires, mais toujours par des internements administratifs.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : La vitrine légale étant légalisée, que voulez-vous qu'on fasse de toute manière ?
M. le Rapporteur : Bastia Securità était une vitrine légale que l'Etat a complaisamment encouragée, puisqu'elle a bénéficié d'une autorisation délivrée à un moment où, semble-t-il, il y a eu des discussions...
M. le Président : C'était à votre époque ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, c'était avant !
M. le Rapporteur : Tout le monde nous parle de Hertz et de la famille Filippi en nous disant que l'on sait depuis des années que tous les nationalistes utilisent des voitures de cette compagnie. On ne s'est pas attaqué à tout cela ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Si, mais vous n'avez rien au niveau pénal... J'ai fait faire des enquêtes sur Bastia Securità, tant des enquêtes financières que des enquêtes administratives, pour voir si l'on ne pouvait pas trouver une faille, mais en vain. Nous avons mis à profit l'assassinat de M. Filippi pour enquêter précisément sur ses sociétés, mais nous n'avons rien trouvé susceptible de constituer une infraction pénale. C'est bien pourquoi il faut se méfier du notoire. En France, on vit avec le notoire : il est notoire que... Cela veut dire quoi ? Où est la preuve et la preuve de quoi en plus ?... De même, en France, on a tendance à assimiler l'amoralité à l'infraction pénale. Or, tout comportement amoral ne trouve pas sa traduction en termes d'infraction pénale...
M. le Président : Oui, mais enfin, madame, lorsqu'un élu corse déclare qu'il ne condamne pas, loin s'en faut, les assassins du préfet Erignac, et qu'il a même de la compréhension pour eux, il y a une qualification pénale qui peut être trouvée : incitation à je ne sais quel délit. Cela existe et on l'a vu récemment...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je le lis, comme vous, dans la presse... je ne l'ai pas vécu là-bas.
M. le Président : Ce sont des déclarations qui n'ont pas été démenties jusqu'à preuve du contraire. Elles sont même revendiquées...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument !
M. Robert PANDRAUD : Et la vitrine légale ne peut-elle pas être dissoute en fonction de la loi de 1936 ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je crois que beaucoup ont été heurtés par ces déclarations !
M. le Président : On le serait à moins ! Quand on va sur place, - j'ignore comment étaient menées les enquêtes à votre époque parce que nous n'avons pas vérifié les choses - et qu'on nous décrit les conditions dans lesquelles l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac a été diligentée, immédiatement après le crime, on est effrayé par l'absence de professionnalisme des policiers corses que vous avez pourtant loués : tout le monde participait, même ceux qui n'étaient pas directement impliqués à l'intérieur du service compétent, à la collecte des informations. Cela a paru étonnant de la part des services locaux qui étaient sans doute, pour partie, les mêmes que ceux que vous avez connus.
A ce propos, puisque vous êtes restée deux ans et demi sur l'île, que pensez-vous de la corsisation ? Ne pensez-vous pas que deux ans et demi en Corse soit le délai maximum, compte tenu de la tension et de la pression qui y sont très fortes, et qu'une rotation s'impose - non pas dans les services de sécurité publique qui n'ont pas tout à fait la même mission et ne répondent sans doute pas exactement aux mêmes critères - mais dans les services du SRPJ, comme c'est le cas dans les services de gendarmerie où la rotation est relativement régulière ?
En vous posant cette question, j'essaie de dégager des pistes.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Il faut trouver un équilibre entre les gens du continent qui soient de très bons professionnels et les Corses désireux de travailler là-bas !
M. le Président : Des Corses fiables !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais il y en a beaucoup, vous savez. J'ai toujours trouvé étonnant que l'on dise que les services de police en Corse, parce qu'ils étaient constitués de nombreux Corses, n'étaient pas fiables : je ne suis pas du tout d'accord avec cela et je trouve que les plus courageux, ce sont justement les Corses !
M. le Président : Oui, madame, mais - on nous l'a dit et cela semble ressortir de nos investigations - un responsable du SRPJ corse a fourni un certain nombre d'informations relatives à l'enquête. Cela vous paraît compatible ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'est à vérifier...
M. le Président : Certes, mais si tel est le cas et nous avons quand même deux exemples que nous ne tenons pas de n'importe qui, mais de gens que vous connaissez bien et qui vous ont sans doute informée de la même manière que nous...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Informée ?... Je ne vois pas.
M. le Président : On nous a dit que la famille Colonna avait été informée des risques potentiels d'arrestation d'Yvan Colonna par un responsable du SRPJ d'Ajaccio...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n'y crois pas !
M. Robert PANDRAUD : Cela n'a absolument pas été vérifié !
M. le Président : Non, mais quand c'est dit par un responsable national d'un service du ministère de l'Intérieur, ce type d'accusation a quand même un certain poids, vous en conviendrez avec moi...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je n'y crois pas, monsieur le Président. Je connais bien les deux personnes auxquelles vous faites allusion et je n'y crois pas !
M. le Président : Quel est l'intérêt de faire ce genre de déclarations ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Moi, je ne vais pas plus loin, monsieur le Président.
M. le Président : Je vous comprends ! Vous êtes ami avec l'un et, sans doute...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non, je suis très amie avec les deux.
M. le Président : Avec les deux ? Reconnaissez que cela ne simplifie pas notre tâche.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Tout ce que je peux dire c'est qu'il ne faut pas oublier que l'un et l'autre sont sans doute de grands commis de l'Etat et des hommes d'honneur et que je ne crois pas à ces soupçons - ils n'ont pas été vérifiés - parce que je sais à quel point la personne sur laquelle ils pèsent est un homme d'honneur...
M. le Rapporteur : Nous sommes quand même surpris de ce climat - et je vous le dis parce que nous en avons tous été ici très étonnés, depuis le début de cette enquête - qui ne relève même plus de la guerre des polices mais qui devient presque suicidaire !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : C'est un drôle de climat, mais je ne veux pas rentrer dans ce jeu parce que j'y suis extérieure...
M. le Rapporteur : Ce climat nous laisse perplexes.
M. le Président : Il n'a pas pu s'instaurer comme cela, aussitôt après votre départ ! Il dure depuis sans doute déjà un certain temps. Quand on en est à ce type de déclarations, ce n'est plus la guerre des polices mais la guerre des gangs à l'intérieur des services de sécurité, ce qui est quand même inquiétant pour la sauvegarde de la démocratie et le respect des lois de la République...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je comprends bien et je dois dire que c'est dramatique !
M. le Président : Franchement, mettez-vous à notre place : nous ne sommes pas policiers et nous essayons de saisir des subtilités qui nous sont étrangères...
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Il ne s'agit même plus de subtilités... (Sourires)
M. le Président : Ce sont des modes de fonctionnement que l'on ne nous décrit pas, mais qu'on nous lance au visage : un responsable du SRPJ qui va prévenir...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : ... écoutez, je suis en dehors de ce climat...
M. le Président : Je l'espère pour vous, madame !
Mme Mireille BALLESTRAZZI : C'est-à-dire que je m'y efforce au maximum...
M. le Rapporteur : L'avez-vous vécu quand vous étiez en Corse ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non !
M. Robert PANDRAUD : Je voudrais revenir sur une notion que vous venez de reprendre à votre compte : les constatations et leur soi disant sabotage après l'assassinat du préfet Erignac : c'est dans la nature des choses ! Lorsqu'un préfet est assassiné, quelle est l'autorité de police, c'est-à-dire le commissaire de sécurité publique, au départ, avant que la PJ ne soit saisie, qui va faire une barrière de sécurité, éloigner les membres de la famille, les collaborateurs du corps préfectoral, les élus et autres : ce n'est pas possible !...
M. le Président : Ce n'est pas de cela dont je veux parler ! Ce matin, on nous a dit et je parle sous le contrôle de M. Donnedieu de Vabres qui était également présent,...
M. Robert PANDRAUD : Moi aussi !
M. le Président : ... que le morceau de balle présenté sur TF1 par un témoin, qui paraît-il l'avait ramassé sur les lieux du crime, avait été donné par les services de police pour discréditer l'enquête locale : excusez-moi, mais si tel est le cas, cela ne manque pas de vous " interpeller " comme on dit aujourd'hui, selon une formule à la mode...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : J'avoue que si c'est vrai, c'est une douche froide !
M. le Président : Enfin, madame, on vient devant nous, devant une commission d'enquête, on prête serment, donc nous sommes censés croire ceux qui sont en face de nous, surtout lorsqu'il s'agit d'un responsable. Encore que nous ne sommes pas naïfs au point de prêter foi à tout ce qu'on nous dit et que nous essayons de faire le tri... S'il s'agissait de rumeurs locales, je dirais " prenons-les avec infiniment de précautions ", mais lorsqu'il s'agit de responsables de service qui font de telles déclarations, nous sommes quand même enclins à les croire !
Ce que vous nous avez dit, j'ai tendance à penser que c'est la réalité, madame, jusqu'à preuve du contraire, comme vous savez si bien le dire, mais j'ai quand même des interrogations qui sont graves et lorsque l'on nous dit " on a prévenu le père d'Yvan Colonna de manière à ce qu'il puisse échapper à l'arrestation... ", c'est quand même grave et cela met en cause le fonctionnement des services de sécurité en Corse et je dirai même au-delà, tout le système antiterroriste.
Les seuls services sur lesquels on ne nous ait pas dit de mal jusqu'à présent ce sont les renseignements généraux, dont tout le monde s'accorde à reconnaître qu'ils faisaient un travail apparemment assez remarquable... Personne n'a critiqué les RG !
M. Robert PANDRAUD : C'est curieux qu'il y ait aussi peu de renseignements exploitables... C'est un compliment mais quand même...
M. le Président : C'est le réalisme qui parle. Vous partagez ce point de vue, madame ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : En Corse, tout est difficile !
M. le Président : Vous n'êtes pas d'origine corse mais vous êtes un peu normande...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Vous venez de me dire des choses, monsieur le Président, qui me laissent pantoise.
M. le Président : C'est pour éviter d'avoir une nouvelle contradiction à ajouter aux autres parce que, franchement...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : J'ai prêté serment, mais il est vrai qu'il y a une histoire de confiance. Le métier m'a appris une chose : il ne faut jamais s'avancer, surtout quand on a prêté serment, sur de simples conceptions, opinions personnelles, rumeurs ou ragots. Tant qu'on n'a pas la preuve de ce qu'on avance, il faut se garder de le faire parce que c'est trop grave ! C'est vrai que si je ne peux pas vous apporter toutes les informations que vous auriez désirées, comment voulez-vous que j'aille jusqu'à vous dire de simples pensées que j'ai pu avoir, des plus noires jusqu'aux plus blanches, alors que je n'ai pas le moyen de prouver ce que j'avance. Tout ce que je vous dis là, c'est mon vécu, c'est du palpable : vous pouvez le contrôler, le vérifier ! C'est mon vécu et ce n'est pas seulement intellectuel : ce ne sont pas des rêves, ce ne sont pas des chimères !
Nous avons travaillé sur Bastia Securità sans avoir réussi à trouver des infractions pénales et je peux vous dire que le Gouvernement, à l'époque, avait fait le " forcing " pour que la Poste ne se retire pas ; Ardial ayant été attaquée à plusieurs reprises, voulait se retirer, ce qui aurait permis, à ce moment-là, à Bastia Securità d'avoir le monopole des transports de fonds. C'est donc l'autorité politique qui est intervenue pour qu'Ardial se maintienne. Quant à prouver qu'il y a infraction pénale, c'est impossible : il n'y en a pas, ils sont trop malins ! Les infractions pénales supposent des éléments constitutifs et s'ils n'y sont pas, on ne peut rien démontrer. En revanche, je pense que la solution est d'abord politique. Nous savons très bien que l'aspect répressif n'a jamais été la clé des problèmes de société : le répressif ne peut être que le complément d'autres actions.
M. le Président : Quand une information se trouvait dans un dossier, vous considériez sans doute, comme vos collèges, qu'elle était quasiment mise sur la place publique, notamment en raison du comportement des avocats. Je trouve - non pas que je tienne spécialement à défendre la profession qui, à l'origine, était la mienne - qu'il y a là un bouc émissaire tout trouvé. De la part de la police, c'est assez classique : quand il se passe quelque chose, c'est de la faute des avocats... Est-ce qu'en Corse le comportement du barreau - et là, il y a des choses à dire précises, concrètes et je serai sans doute assez d'accord avec vous pour reconnaître que le comportement de certains n'était pas exempt de toute critique - pouvait susciter des observations particulières ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Pas particulièrement avec le barreau en Corse, monsieur le Président. En Corse, je n'ai pas constaté ce genre de choses qui semblent avoir bien plus cours aujourd'hui qu'il y a trois ou quatre ans, toujours d'après ce que je peux lire dans la presse.
M. le Président : Vous ne suivez plus du tout les affaires corses ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Du tout ! Du jour où je suis partie à Montpellier, j'ai tourné la page !
M. le Président : Avec soulagement ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, il faut le dire !
M. le Rapporteur : Actuellement, quel poste occupez-vous ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Je suis sous-directeur des affaires économiques et financières.
M. le Rapporteur : Donc, vous vous occupez de la mise en place des pôles financiers ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Non c'est la justice qui met en place les pôles financiers, mais je m'intéresse à la façon dont la police judiciaire et les sections financières pourront travailler...
M. le Rapporteur : Vous allez donc vous retrouver un petit peu en Corse ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Vous savez, j'ai pris mon poste le 6 juillet et, trois jours après, j'étais en Corse ! Pourquoi ? Parce que nous étions dans les mois suivant l'assassinat du préfet Erignac, que la gendarmerie nationale avait été saisie du dossier du Crédit agricole, dont je dis franchement qu'il n'aurait pas dû échapper à la police judiciaire - vous voyez que chacun se bat aussi pour sa paroisse - d'autant que la PJ est dotée de spécialistes dans le domaine économique et financier et qu'il y avait une demande très forte des magistrats, puisque les articles 40 commençaient à tomber et que les enquêtes se multipliaient, pour que l'on augmente les effectifs.
Dans ce contexte, je suis allée voir le procureur général et le préfet de Région que je connaissais avant puisque, lorsque j'étais à Montpellier, M. Bonnet était préfet à Perpignan. Je le voyais peu, étant surtout en relation avec le préfet de Région de Montpellier, mais je le connaissais. La demande du procureur général a alors été très clairement la suivante : la police judiciaire devait se donner les moyens d'être saisie de dossiers importants, sachant que la gendarmerie avait, elle aussi, pris des mesures dans ce sens.
Dans les quinze jours qui ont suivi, j'ai créé une task force nationale, qui, à mon avis, est la clé de l'avenir parce que, d'une part, avec la réforme de l'Etat et les 25 000 départs à la retraite dans la police nationale, nous allons connaître des problèmes d'effectifs et que, d'autre part, compte tenu des priorités nationales que je comprends fort bien, on ne peut pas espérer gagner beaucoup de renforts dans les quatre ans à venir. Le seul moyen est donc la flexibilité des ressources humaines, à l'image de ce qui se fait dans le privé. Cette task force, constituée uniquement de spécialistes volontaires venus de tous les services de France, intervient à la demande, ici ou là, et notamment en Corse. On peut compter avec l'intervention de renforts réguliers et ponctuels et c'est ainsi que, pendant un an, six spécialistes de la brigade financière sont venus en Corse s'ajouter à la présence ponctuelle de la task force. Comme ce sont des techniciens, ils ont pu répondre à la demande et écouler les dossiers parce que je ne pense pas que les dossiers financiers en Corse soient inépuisables, dans la mesure où l'île ne compte quand même que 250 000 habitants...
M. le Président : Vous avez eu des contacts avec le préfet Bonnet en Corse ?
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, je l'ai rencontré au cours de la visite que je viens d'évoquer. Nous étions début juillet 1998 et je l'ai trouvé déjà assez isolé et reclus dans sa préfecture : il en souffrait d'ailleurs, d'après ce qu'il m'a dit. En dehors de cela, il a eu un discours qui m'a plu sur ce qu'il avait fait, ce qu'il comptait faire et sur sa confiance en la police judiciaire : c'est le discours qu'il m'a tenu !
M. le Président : Vous en avez quand même déduit, depuis, que ce discours n'était peut-être pas la traduction de la réalité ou de la vérité, madame...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Peut-être le destinait-il aux personnes présentes au moment où il l'a prononcé, à savoir le patron du SRPJ, M. Veaux, qui est toujours en poste et moi-même.
M. le Président : Qui est toujours en poste et qui souffre aussi beaucoup...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : C'est dur là-bas !
M. le Président : Si vous le voulez bien, mes chers collègues, nous allons nous arrêter là car nous avons d'autres auditions. Madame, il nous reste à vous remercier, à vous féliciter pour votre force de caractère que nous connaissions déjà...
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Merci !
M. le Président : ... et à vous dire que si nous avions éventuellement besoin d'informations complémentaires, nous vous les demanderions par écrit. Mais c'était surtout un climat que nous souhaitions vous voir décrire.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Merci de votre attention. Monsieur le Président, mesdames messieurs, je vous demande de m'accorder encore quelques secondes, car je tiens quand même à dire que mon expérience en Corse reste un magnifique souvenir, en raison de la force des sentiments qui nous unissaient tous. Si je n'ai pas eu de problèmes, ni avec la gendarmerie, ni avec mes collègues, c'est parce que, lors des coups durs et des moments difficiles, nous avons toujours été tous présents pour nous soutenir les uns, les autres, mais je conçois que les choses puissent changer, car pour beaucoup elles tiennent aux hommes qui sont en place.
M. le Président : Ou aux femmes, madame.
Mme Mireille BALLESTRAZZI : Et aux femmes...
Audition de M. Édouard LACROIX,
directeur général de la police nationale de 1993 à 1994
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 12 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Édouard Lacroix est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Édouard Lacroix prête serment.
M. le Président : Monsieur Lacroix, vous avez été directeur général de la police nationale d'avril 1993 à août 1994. Je rappelle que vous êtes actuellement directeur de cabinet de M. Charles Pasqua au conseil général des Hauts-de-Seine.
Nous aimerions savoir quelle place occupait la Corse dans l'exercice de vos fonctions et quels problèmes pouvait alors soulever le fonctionnement des forces de sécurité sur l'île. Peut-être pourriez-vous également nous parler de la coordination entre les différents acteurs : police, gendarmerie, justice.
M. Édouard LACROIX : Monsieur le Président, je vais commencer par brosser rapidement l'organisation des forces de sécurité dépendant de l'Etat en Corse, en insistant sur le fait que ces dernières sont placées sous la responsabilité de deux préfets territoriaux, ce qui est d'ailleurs le droit commun sur l'ensemble du territoire national, et d'un préfet adjoint pour la sécurité ; sur les deux premiers préfets mentionnés, l'un cumule les fonctions de préfet de département de la Corse-du-Sud et de préfet de la région Corse. Deux ensembles de forces de sécurité agissent sous l'autorité de ces trois préfets : la gendarmerie et la police nationale.
Au moment où j'étais directeur général de la police nationale, l'ensemble de ces forces représentaient globalement 2 200 personnes, soit un gendarme ou un policier pour cent habitants. Sur le plan national, ainsi que vous le savez sans doute, on comptait de 220 000 à 225 000 policiers et gendarmes pour une population d'environ 57 millions d'habitants.
La gendarmerie doit, à l'époque, compter - je parle là de mémoire - un peu plus de 1 200 personnes entre les brigades réparties sur l'ensemble de l'île et trois escadrons de gendarmes mobiles. La police nationale, quant à elle, regroupe environ 1 000 personnes, le plus gros des effectifs étant affecté à la sécurité publique - il y a une direction départementale de sécurité publique en Haute-Corse et une autre en Corse-du-Sud. S'y ajoutent des éléments de la police de l'air et des frontières qui deviendra ultérieurement la Direction centrale du contrôle de l'immigration et de la lutte contre l'emploi des clandestins (DICCILEC), les renseignements généraux, le SRPJ dont les relations avec l'autorité territoriale ne dissimulent pas d'autres relations fonctionnelles avec les autorités judiciaires, une antenne de la DST qui n'a aucun objectif strictement lié à la Corse, ainsi que trois compagnies républicaines de sécurité. Enfin, il existe une antenne du SGAP de Marseille qui est chargée de la gestion de l'ensemble de la police, c'est-à-dire de la gestion des hommes, qui a un rôle disciplinaire, une fonction strictement administrative de fourniture et de coordination des moyens et qui veille également à l'engagement des travaux immobiliers ou de réfection.
Cette police - je parle de la police nationale car j'ignore si l'on peut en dire autant de la gendarmerie nationale -, lorsque je l'ai découverte, avait besoin d'être motivée et de sentir une certaine discipline car on constatait et déplorait, par rapport à la moyenne nationale, d'abord un excès de congés de maladie, ensuite un excès d'absentéisme ainsi qu'une insuffisance de procédures disciplinaires, ces dernières devant être conduites, et c'est bien l'une des ambiguïtés de l'organisation administrative de la Corse, sous l'autorité du SGAP de Marseille mais avec son antenne qui fonctionne à Ajaccio.
Sur le plan des effectifs, je ne pense pas que la police nationale puisse souffrir de quoi que ce soit numériquement. J'aurai même tendance à dire que la présence de trois compagnies de CRS et sans doute celle de trois escadrons de gendarmes mobiles peut apparaître excessive par rapport aux dangers permanents de la Corse et surtout aux réponses qu'attendent ses habitants de l'action des forces de sécurité. Aussi avions-nous, à un certain moment, cherché une meilleure adéquation des effectifs à la situation en Corse, notamment par le retour sur le continent d'une compagnie de CRS et la création d'unités spécialisées au sein des commissariats de police d'Ajaccio et de Bastia ou le renforcement du SRPJ. De la même manière, nous avions suggéré que l'un des escadrons présents en Corse regagne le continent mais qu'en contrepartie la gendarmerie nationale consente un effort pour accroître la présence dans certaines brigades qui fonctionnaient souvent avec un nombre minimum et incompressible de gendarmes.
Quant à la nécessaire coordination de l'ensemble du système, il s'agit en fait d'un problème assez complexe car il convient avant tout d'assurer la coordination entre les autorités de police et les autorités judiciaires, ce qui est le devoir habituel des préfets territoriaux mais relève aussi, en Corse, des attributions du préfet adjoint pour la sécurité. Il existe également un besoin de coordination entre l'ensemble des différentes forces représentant l'ordre public, bien sûr la police et la gendarmerie, mais aussi les douanes. Il convient enfin d'assurer la coordination, d'une part entre la gendarmerie et la police nationale, d'autre part entre les différents services de la police nationale sur le terrain. A ce propos, je rappelle qu'ils se composent des policiers chargés de la sécurité publique mais également de la police de l'air et des frontières et des renseignements généraux - je mettrai à part la police judiciaire pour les raisons que vous devinez.
Cette coordination relève, en Corse, non pas du droit commun, mais d'un statut particulier lié à l'existence d'un préfet adjoint pour la sécurité qui a reçu un certain nombre d'attributions. Or, je me suis aperçu lors de mon arrivée Place Beauvau, que ce préfet adjoint pour la sécurité rencontrait un certain nombre de problèmes pour exercer concrètement sur le terrain l'autorité qui lui avait été déléguée par les deux préfets territoriaux. Nous avons donc cherché à lui conférer sur le plan formel, non pas un peu plus de compétences, mais davantage de moyens pour affirmer ses compétences, et je me souviens avoir rédigé - avec d'autres bien sûr - un document qui aurait pu faire l'objet d'une publication au Journal Officiel, signé, le cas échéant, par le Premier ministre, afin que l'autorité du préfet adjoint soit incontestée auprès des différentes forces de sécurité de l'île mais aussi auprès des autorités judiciaires, auprès des douanes, etc. Nous avons mis plus d'un an pour rédiger ce document qui n'a d'ailleurs pas été signé par le Premier ministre, mais par les ministres de l'Intérieur, de la Justice, de la Défense nationale et du Budget. Ce n'était - excusez cette expression - qu'une circulaire interministérielle alors que nous aurions souhaité davantage !
Par ailleurs, nous avions lancé, en août 1993, l'élaboration, dans tous les départements de France, de plans départementaux de sécurité. Ces plans étaient à la fois la suite et la réforme des efforts de regroupements départementaux entrepris par M. Paul Quilès. Ils reconnaissaient que les services de sécurité publique étaient leaders dans le domaine de la sécurité dans les zones urbaines mais qu'ils n'étaient pas les seuls à se préoccuper de l'ordre public puisqu'ils devaient collaborer avec la gendarmerie qui avait son propre territoire, avec les renseignements généraux, la police de l'air et des frontières ainsi qu'avec la police judiciaire. Ces plans départementaux qui comportaient deux parties - un diagnostic, puis un certain nombre de propositions d'actions - étaient signés par le préfet de département et par le procureur, sur l'ensemble du territoire national.
En Corse, nous aurions souhaité qu'il n'y ait qu'un seul plan de sécurité pour l'ensemble de l'île, mais il y a eu deux plans départementaux - dont nous avons vérifié, bien évidemment, qu'ils présentaient un certain nombre de convergences, d'abord dans l'analyse et ensuite dans les actions souhaitées - ce qui démontre bien que l'unité dans l'action ne se traduisait pas dans ce document qui, pourtant aurait dû fixer les objectifs pour l'ensemble des forces de sécurité en Corse.
Nous avions également lancé, en septembre 1993, une sorte de réflexion en demandant aux deux préfets territoriaux ainsi qu'au préfet adjoint pour la sécurité de nous faire des propositions sur les moyens de renforcer l'effort de restauration de la légalité républicaine, à partir de l'analyse d'un certain nombre d'actes élémentaires de police administrative, par exemple.
Les préfets nous ont répondu à partir de novembre 1993, ce qui nous a permis de dresser un bilan, pratiquement un an plus tard, en octobre 1994, d'une quinzaine d'actions que je ne peux pas énumérer car je ne m'en souviens pas dans leur totalité. Je peux dire néanmoins que, parmi elles, figuraient l'application, d'une part de la réglementation sur les dépôts de bouteilles de gaz dans les magasins - c'est vous dire si nous étions tombés dans le détail - car nous constations qu'elle n'était pas ou mal appliquée, d'autre part de la réglementation sur les dépôts d'explosifs car, à partir de dépôts primaires qui étaient gardés et protégés, on trouvait une profusion de dépôts secondaires où certaines disparitions d'explosifs ne correspondaient pas forcément aux cubages des déblais ou remblais annoncés dans les demandes formulées... A ce propos, je me permets de signaler que cette action ne relevait pas directement de la police nationale ou de la gendarmerie, mais sans doute du ministère de l'Industrie. Nous lui avons demandé s'il n'était pas possible de renforcer l'équipe qui se trouvait dans l'île afin que ces dépôts bénéficient d'une meilleure surveillance, mais j'ignore la suite qui a été réservée à cette requête.
D'autres actions s'exerçaient dans le domaine de l'urbanisme - déjà - à travers le contrôle des permis de construire, de l'occupation du domaine public et de la lutte contre les atteintes à l'environnement. Quant au contrôle du régime des armes, nous avions souhaité que les détenteurs d'armes soient tous inscrits dans des associations de tir. Nous avons lancé également, ce qui va sans doute vous faire sourire, une enquête sur les titulaires de cartes grises qui nous a permis de constater - mais cela mériterait sans doute d'être actualisé et affiné - qu'un certain nombre de véhicules de grosse cylindrée étaient propriété - c'est un détail que je cite pour distraire la commission - de braves dames septuagénaires, voire octogénaires, ce qui pouvait effectivement amener à s'interroger sur les conducteurs desdits véhicules... Nous avons également fait vérifier les inscriptions sur les listes électorales.
Je ne connais pas la situation actuelle, mais le bilan que nous avons dressé en 1994 paraissait à la fois positif puisqu'un certain nombre d'actes étaient intervenus, les procédures étaient plus nombreuses, les taux d'élucidation intéressants, et négatif car il faisait ressortir certaines lacunes telles que, par exemple, la non-diminution du nombre des dépôts d'explosifs ou encore l'augmentation des inscriptions sur les listes électorales.
Quel était le rôle du directeur général de la police nationale ? Bien évidemment, la Corse faisait partie de ses préoccupations puisqu'elle faisait partie de celles du ministre de l'Intérieur, mais je dois dire qu'elle n'était pas l'unique objet de notre souci quotidien, d'autant qu'à ce moment-là, nous devions faire face à la menace du terrorisme islamiste - nous avions mené un certain nombre d'opérations à l'encontre du FIS et de quelques éléments dont nous soupçonnions qu'ils faisaient partie du GIA - nous poursuivions la lutte contre la drogue - c'est à cette époque que nous avons réussi une opération sur la Colombie, dont vous avez sans doute entendu parler, à partir d'un réseau que nous avions créé de toutes pièces, à savoir l'opération Margarita sur la Colombie - et que nous avons dû mettre sur pied, et j'allais même dire supporter, la création d'Europol dont nous souhaitions, pour notre part, qu'elle soit intergouvernementale et non pas fédérale - n'y voyez là aucune prise de position...
M. le Rapporteur : Il y a cinq directeurs aujourd'hui, je crois.
M. Édouard LACROIX : Nous devions également faire face à des problèmes d'immigration et lutter notamment contre les filières italiennes ou espagnoles, pour ne pas parler d'un certain nombre d'actions qui nous ont beaucoup mobilisés, comme la révolte des marins pêcheurs.
Voilà ce que je pouvais dire et j'en aurai terminé après avoir ajouté que la police nationale assure aussi la gestion des moyens. Elle est d'ailleurs davantage une direction générale d'administration qu'une direction strictement opérationnelle, sauf, bien évidemment lorsqu'il s'agit de coordonner, de donner les moyens et parfois de corriger les dérives ou l'oubli des instructions dans certains services.
Je me dois, en outre, de préciser que la direction générale de la police nationale, au niveau central, avait l'obligation de soutenir le moral de ses policiers, voire de ses préfets, car on sentait bien que les conditions dans lesquelles les uns et les autres exerçaient leur activité dans l'île paraissaient parfois les marquer davantage qu'un séjour analogue sur le continent. Je le dis d'autant plus volontiers qu'avant d'avoir été directeur général de la police nationale ou préfet de région, j'avais été moi-même préfet de la Martinique et que je sais ce qu'est, notamment, le poids de l'insularité.
Voilà quels étaient, rapidement brossés, la situation de la police et de la gendarmerie dans l'île et le rôle de la direction générale de la police nationale.
M. le Président : Durant votre période de responsabilité au ministère de l'Intérieur, qui est double puisque vous avez été d'abord directeur général de la police nationale, puis directeur de cabinet de M. Charles Pasqua, vous avez suivi les affaires corses, même si elles n'étaient pas l'unique objet de vos préoccupations, ce que je comprends bien. Comment, dans ces conditions, expliquez-vous que le successeur de M. Charles Pasqua, M. Jean-Louis Debré, ait porté devant nous un jugement extrêmement sévère sur la situation dont il a héritée, en 1995, à son arrivée au ministère de l'Intérieur ?
A l'entendre, les services ne fonctionnaient pas, la porosité dans les commissariats de police en Corse était telle qu'il fallait privilégier le recours aux structures nationales, la coordination entre les différents services était défaillante, bref c'était un peu la pagaille.
M. Édouard LACROIX : Je suis très gêné de devoir porter un jugement sur les déclarations d'un ministre de l'Intérieur ! Ce que je crois pouvoir dire c'est que nous avons fait de très gros efforts qui commençaient effectivement à porter leurs fruits mais qu'il s'agissait d'efforts de longue haleine. Par exemple, lorsque nous avons décidé de porter une attention particulière à l'absentéisme dans les services en Corse, cela supposait de trouver des médecins pour vérifier les congés de maladie des policiers corses...
M. le Président : Et vous avez envoyé M. Ceccaldi ?...
M. Édouard LACROIX : M. Ceccaldi était à Marseille...
M. le Président : Mais il paraît qu'il faisait sur l'île des séjours tellement fréquents qu'on finissait par croire qu'il était en poste à Ajaccio ou à Bastia !
M. Édouard LACROIX : Oui, mais on aurait pu aussi trouver des médecins corses qui auraient travaillé pour nous : c'était plus difficile à faire qu'à dire...
M. le Président : Si cela peut vous rassurer, le problème se pose toujours dans les mêmes termes aujourd'hui car les médecins locaux, apparemment, ne font pas tout à fait à ce que l'on est en droit d'attendre d'eux ! C'est en tout cas l'information que nous avons recueillie sur place.
M. Édouard LACROIX : Sans accabler nos prédécesseurs, la situation que nous avons nous-mêmes trouvée n'était pas, non plus, très bonne. Peut-on dire que nous l'avons améliorée ? Oui, même si M. Jean-Louis Debré a pu la trouver médiocre à son arrivée. Je ne vois pas, d'ailleurs, comment il aurait pu se placer dans un axe très différent du nôtre, à l'égard de la police nationale en tout cas, puisque le problème n'était pas un problème d'effectifs mais de motivation et d'autorité.
M. le Président : Monsieur Lacroix, il a essayé, comme vous sans doute, de mener la même politique, notamment celle qui consistait à négocier avec les mouvements autonomistes corses.
M. Édouard LACROIX : Moi, je n'ai jamais eu un seul contact avec les mouvements corses !
M. le Président : Jamais ?
M. Édouard LACROIX : Jamais !
M. le Président : Pourtant, on nous a dit qu'il y avait eu un changement d'attitude de la part du gouvernement, à partir de l'attentat commis contre la mairie de Bordeaux et qu'à partir de ce moment-là, on avait rompu tout dialogue avec les mouvements autonomistes. Je veux bien croire qu'il n'y avait aucun contact, mais l'affaire de Tralonca révèle qu'ils existaient bel et bien, ou alors on nous prend pour des niais, ce qui serait un peu gênant pour la fonction politique qui est la nôtre, même si nous ne sommes pas magistrats ou policiers... Des contacts, il y en a eu, y compris à l'époque où M. Charles Pasqua était ministre de l'Intérieur ?
M. Édouard LACROIX : Je peux vous dire qu'à mon poste de directeur général de la police nationale, comme à mon poste de directeur de cabinet, je n'ai jamais rencontré, à une seule occasion...
M. le Président : Vous, mais est-ce que d'autres ne l'ont pas fait, je pense à M. Leandri, par exemple ?
M. Édouard LACROIX : Au sein du cabinet du ministre de l'Intérieur, M. Leandri était chargé des relations avec les syndicats de police. La personne qui suivait, à l'époque, les dossiers corses, au titre notamment du plan de développement de la Corse, était M. Bisch.
M. le Président : Considérait-on, au sein du Gouvernement de l'époque, qu'il y avait un " ministre pilote " qui était responsable de la Corse, en l'occurrence le ministre de l'Intérieur, selon l'expression employée par M. Charles Millon qui nous a dit que de ce fait il n'intervenait pas directement dans les affaires corses ? Cela explique peut-être aussi le manque de coordination entre les services de la gendarmerie placée sous l'autorité du ministre de la Défense et les services de la police nationale relevant du ministre de l'Intérieur.
M. Édouard LACROIX : Je crois effectivement que M. Charles Pasqua était un ministre ayant des compétences privilégiées sur la Corse mais qu'il les affichait davantage en termes d'aménagement du territoire que de maintien de l'ordre. D'ailleurs, lorsqu'il a annoncé qu'il lançait une campagne de rétablissement de la légalité républicaine, c'était dans un discours qu'il a prononcé à l'Assemblée de Corse pour présenter ce que devait être le plan régional de développement.
M. le Président : J'en viens à une question que vous allez sans doute juger insolente : comme vous avez été et restez - ce n'est pas du tout une critique de ma part mais un constat - fidèle à M. Charles Pasqua, puisque vous avez quitté la direction générale de la police nationale pour devenir son directeur de cabinet, d'abord au ministère de l'Intérieur et ensuite au conseil général des Hauts-de-Seine, prétendez-vous que les " réseaux Pasqua " n'existent pas et que vous ignorez tout de leur existence ? Nous n'avons même pas, devant nous, le sous-chef des " réseaux Pasqua " puisque M. Charles Pasqua nous a déclaré qu'il en était bien évidemment le chef ?
M. Édouard LACROIX : Vous me faites beaucoup d'honneur, mais non ! M. Charles Pasqua vous a dit que ces réseaux n'existent pas : comment voulez-vous que je vous dise le contraire ?
M. le Président : Vous pourriez être en désaccord avec votre chef ! Ce n'est pas forcément impensable !
M. Édouard LACROIX : J'ai effectivement quitté le ministère de l'Intérieur en mai 1995 pour suivre M. Charles Pasqua, car si je ne l'avais pas fait, j'aurais été purement et simplement placé hors cadre, c'est-à-dire que je me serais retrouvé chez moi, alors que M. Charles Pasqua m'offrait un poste intéressant : celui de directeur de son cabinet au conseil général.
M. le Président : C'est-à-dire que M. Jean-Louis Debré avait envisagé de vous mettre hors cadre ?
M. Édouard LACROIX : J'étais de toute façon hors cadre pour être directeur de cabinet de M. Charles Pasqua et lorsque les élections présidentielles ont donné les résultats que vous savez, on m'a bien fait connaître que je n'aurais pas immédiatement d'affectation...
M. le Président : On considérait, si je comprends bien, que vous étiez un préfet politique ?
M. Robert PANDRAUD : C'est la règle du jeu !
M. Édouard LACROIX : De facto, on le devient. Oui, c'est la règle du jeu !
M. le Rapporteur : On a le sentiment, sans que cela soit péjoratif dans ma bouche, que M. Charles Pasqua, après avoir expérimenté la solution répressive, entre 1986 et 1988, a voulu essayer de trouver une solution politique, suivant un peu la ligne tracée par M. Pierre Joxe.
Je voudrais donc savoir comment cette solution politique a été mise en _uvre. Cela s'est-il traduit, dans certaines affaires, par le fait que la police était amenée à lever le pied ? Y-a-t-il eu des consignes de ce genre, encore une fois pour essayer de trouver une solution politique qui, intellectuellement, peut se défendre puisque l'on peut très bien estimer que 95 % des nationalistes ayant vocation à rejoindre la vie publique et démocratique normale, on traite les 5 % restants sur le plan répressif ? N'y a-t-il pas eu un pari de ce type ?
M. Édouard LACROIX : M. Charles Pasqua s'est exprimé assez souvent sur le comportement différent qu'il a adopté lors des deux périodes pendant lesquelles il fut ministre de l'Intérieur.
Pendant la première cohabitation, disait-il, on pouvait effectivement " faire beaucoup de répression ". Lorsqu'il est revenu aux affaires, en 1993, la composition politique de l'Assemblée de Corse était très différente puisqu'environ 25 % des électeurs avaient voté pour les mouvements nationalistes. Il est vrai qu'à cette époque-là, nous avions des interlocuteurs nationalistes élus, reconnus comme tels. L'originalité, me semble-t-il, de la position de M. Charles Pasqua était de faire porter l'effort d'abord sur le développement économique afin que les Corses définissent ce qu'ils entendaient faire à travers le plan de développement de la Corse. C'était donc sa priorité, mais n'oubliez pas qu'il était ministre de l'Aménagement du territoire en même temps que ministre de l'Intérieur.
M. le Président : Oui, mais enfin, monsieur le préfet, tout cela est très théorique, car dans ces mouvements chacun sait, et vous sans doute mieux que nous puisque vous avez pratiqué le ministère de l'Intérieur pendant quelques années, qu'en raison de la porosité entre la vitrine légale et l'action clandestine, il est difficile de tracer une frontière précise. Aujourd'hui encore, M. Talamoni est élu de l'Assemblée de Corse, mais il semblerait que, la nuit, il n'hésite pas à tenir des conférences de presse clandestines, la dernière en date, par exemple... C'est ce que nous ont dit les Corses que nous avons rencontrés sur place : la conférence de presse d'Armata Corsa, c'était Santoni et celle du FLNC-Canal historique, c'était Talamoni ! Par conséquent, lorsque vous nous dites qu'il n'y a eu aucun contact, à votre connaissance, entre les mouvements autonomistes et le ministère de l'Intérieur, cela ne peut pas être exact !
M. Édouard LACROIX : Non, je vous ai dit que, moi, je ne les ai jamais rencontrés.
M. le Président : Je n'accuse pas non plus M. Charles Pasqua de les rencontrer tous les matins au petit déjeuner : ce n'est pas du tout cela ! On peut très bien assurer les contacts par le biais de collaborateurs ou de personnes chargées d'une mission, et si j'ai évoqué le nom de M. Léandri c'est parce qu'il est quand même de notoriété publique qu'il a organisé des rencontres - même si la démonstration reste évidemment difficile à faire, je vous l'accorde. Si vous nous dites le contraire, vous paraîtrez nous prendre pour plus naïfs que nous ne le sommes...
M. Édouard LACROIX : Je ne vous dis pas le contraire mais on ne m'a jamais fait de comptes rendus et je n'ai pas eu d'informations sur ces relations de M. Léandri. Cela dit, je ne suis pas surpris que vous me posiez la question.
M. le Président : Mais, puisque vous étiez directeur de cabinet, les informations, à un moment donné, devaient bien arriver jusqu'à vous ?
M. Édouard LACROIX : Non, non, jamais !
M. le Président : Jamais ? Cela veut dire que les informations étaient recueillies par ces gens-là sur place grâce aux contacts qu'ils avaient. Si vous n'en aviez pas connaissance, à qui étaient-elles transmises ?
M. Édouard LACROIX : Au ministre de l'Intérieur, mais elles ne passaient pas par le cabinet, elles ne passaient pas par moi !
M. le Président : Sur l'urbanisme dont vous avez parlé, il y avait des décisions judiciaires qui, par exemple, - cela ne revêt pas une importance capitale à mes yeux - mettaient un terme à l'occupation illégale du domaine public maritime : comment se fait-il que ces décisions n'aient pas été exécutées ? Puisque l'on souhaitait remettre de l'ordre, il était quand même relativement simple d'exécuter une décision rendue par la justice de notre pays. Comment expliquez-vous qu'il n'y ait pas eu d'actions en ce sens ?
M. Édouard LACROIX : Le problème ne se posait pas uniquement en Corse. Il y avait un certain nombre d'actions sur le littoral méditerranéen notamment... Personnellement, je pense que si - je ne me souviens pas de cas précis - les préfets nous avaient fait savoir qu'il y avait une décision de justice à exécuter, nous leur avions dit de l'exécuter. Il faut quand même reconnaître que l'exercice de l'autorité de l'Etat est déconcentré : moi-même, étant préfet de Martinique, j'ai eu un certain nombre de décisions de justice à exécuter et j'ai fait démolir dans la zone des cinquante pas géométriques une ou deux maisons, mais je concède que ce type de décisions est difficile à mettre _uvre, qu'il faut convaincre, que cela exige du temps.
M. le Rapporteur : Quelques questions sur le dispositif antiterroriste : est-ce que l'UCLAT fonctionnait s'agissant de la Corse, en assuriez-vous personnellement la direction, était-elle un moyen utile d'échanges, d'informations et d'orientations stratégiques ?
M. Édouard LACROIX : Oui, le dispositif fonctionnait, mais moins sur la Corse que sur le pays basque et les mouvements islamistes, beaucoup moins.
M. le Rapporteur : Est-ce parce que peu de choses se passaient en Corse ?
M. Édouard LACROIX : Il se passait des choses, mais au premier rang de nos préoccupations se trouvaient le FIS et le GIA. Nous avons mené un certain nombre d'opérations contre le FIS et ce que nous croyions être le GIA ; elles étaient beaucoup plus nombreuses, sinon spectaculaires, que sur la Corse.
M. le Rapporteur : La DNAT, à cette époque, s'est finalement assez peu investie sur la Corse. Par qui étaient menées les enquêtes ?
M. Édouard LACROIX : C'est vrai, et les enquêtes, pour l'essentiel, étaient faites localement.
M. le Président : C'est vous qui avez choisi Mme Ballestrazzi pour devenir responsable du SRPJ d'Ajaccio ?
M. Édouard LACROIX : C'était le ministre, mais la décision a été prise de notre temps, si je puis dire.
M. le Rapporteur : Et pour quels motifs ?
M. Édouard LACROIX : D'abord, il fallait effectivement changer le chef du SRPJ de Corse, ensuite elle avait bien réussi là où elle était ; dans la hiérarchie policière consensuelle, elle occupait une place intéressante : on pensait qu'elle aurait un avenir brillant dans la police, ce qui est le cas d'ailleurs puisqu'elle est maintenant sous-directeur. Cela n'a pas du tout choqué, au contraire, les commissaires de police qu'elle soit nommée à la tête du SRPJ de Corse.
M. le Président : Elle ne vous a jamais fait part de dysfonctionnements des services de sécurité en Corse ?
M. Édouard LACROIX : Si, je me suis d'ailleurs rendu personnellement en Corse.
M. le Président : Mme Ballestrazzi a-t-elle alors formulé des remarques sur les dysfonctionnements qu'elle avait pu constater ?
M. Édouard LACROIX : Tout à fait ! Sur les dysfonctionnements au sein de son service et dans les relations entre services, mais ces informations étaient relayées par le préfet adjoint pour la sécurité.
M. le Président : Quelle était exactement la nature de ces dysfonctionnements au SRPJ, monsieur Lacroix ? La porosité ?
M. Édouard LACROIX : Qu'entendez-vous par là ?
M. le Président : L'impossibilité de conserver le secret à l'intérieur d'un service. En cas de porosité, ce qui se dit à l'intérieur d'un service se sait immédiatement à Ajaccio qui est finalement un petit village. C'est d'ailleurs ce que l'on observe avec constance en Corse...
M. Édouard LACROIX : Je crois qu'on peut le dire, oui !
M. le Président : Mme Ballestrazzi se plaignait quand même de la manière dont fonctionnait son service ?
M. Édouard LACROIX : De temps en temps, elle me faisait effectivement part de ses difficultés.
M. le Rapporteur : Vous avez d'ailleurs renforcé ce service ?
M. Édouard LACROIX : Oui, mais je m'interroge sur le fait de savoir si c'était bien une question de renforcement ou...
M. le Président : ... d'hommes ou de femmes ?
M. Édouard LACROIX : Non, Mme Ballestrazzi n'est pas en cause dans cette affaire-là.
M. le Président : Je voulais parler de fonctionnaires, hommes ou femmes peu importe ! Excusez-moi, mais comme nous avons voté la parité, je la respecte scrupuleusement.
M. Édouard LACROIX : Oui, et peut-être aussi de relations avec les deux parquets : à l'époque, le parquet d'Ajaccio et le parquet de Bastia n'avaient peut-être pas tout à fait le même comportement.
M. le Président : Mme Ballestrazzi se plaignait-elle de dysfonctionnements dans les relations avec les autres services de sécurité, la gendarmerie, par exemple ?
M. Édouard LACROIX : Les problèmes de relations qui existaient entre la police et la gendarmerie nous avaient été signalés par le préfet adjoint pour la sécurité, je me souviens d'un rapport datant du mois d'août ou septembre 1993...
M. le Président : Vous êtes formel, monsieur Lacroix : Mme Ballestrazzi vous a signalé des dysfonctionnements à la fois internes et extérieurs avec les services de sécurité et avec les services judiciaires ?
M. Édouard LACROIX : Pour ce qui concerne les services judiciaires, c'était plutôt le préfet adjoint pour la sécurité.
M. le Président : Oui, mais il tenait sans doute ses informations des services concernés ?
M. Édouard LACROIX : Oui !
M. le Président : Dans ces conditions comment se fait-il que Mme Ballestrazzi vient de nous déclarer exactement le contraire, que tout " baignait " si j'ose dire... Il apparaît qu'entre le politique - car vous étiez un politique finalement, et ce n'est pas péjoratif mais tout à votre honneur - et les fonctionnaires traditionnels, il existe une différence de discours qui me paraît surprenante...
M. Robert PANDRAUD : Je vais remettre un peu d'ordre dans les idées, monsieur le Président, si je puis me permettre, car je crois que tout le monde ne parle pas le même langage pour dire, en définitive, les mêmes choses.
Que l'ancien directeur général de la police nationale dise que le préfet adjoint pour la sécurité et Mme Ballestrazzi lui ont parlé de dysfonctionnements entre la gendarmerie et la police n'est pas surprenant : comme je vous l'ai dit ce matin, c'est un problème éternel et c'est un vrai problème d'Etat. Qu'il se retrouve posé avec plus ou moins d'acuité en fonction des hommes et des situations géographiques : sûrement ! Que l'on se plaigne des parquets : oui, mais mettez-vous à la place du pauvre chef du SRPJ qui a un directeur central, un directeur général, un procureur à Ajaccio, un procureur à Bastia, un procureur général à Bastia... il ne sait plus à quel saint se vouer, alors il est naturel qu'il parle de dysfonctionnements car il y en a en permanence. Cela relève davantage, à mon sens, d'un problème profond que nous devons étudier que de problèmes d'épiderme.
M. le Président : Ce ne sont pas simplement des problèmes d'épiderme : ce sont des contradictions.
M. Robert PANDRAUD : Le système ne peut jamais fonctionner totalement sans ratage...
M. le Président : Nous sommes d'accord, monsieur Pandraud, mais c'est à travers les différences de déclarations des uns et des autres que j'essaie de comprendre comment tout cela fonctionnait - et je ne parle même pas des contradictions entre les ministres successifs qui laissent quand même assez sceptique sur la continuité de l'Etat.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ce sont des gouvernements différents avec des premiers ministres différents. M. Edouard Balladur et M. Alain Juppé ont eu des arbitrages différents sur l'organisation de l'Etat.
M. le Président : C'est vrai, sauf qu'à l'époque de M. Alain Juppé, il y a eu une différence dans la stratégie mise en _uvre à partir de l'attentat de Bordeaux : apparemment tout le monde s'accorde à dire que l'on a " resserré les boulons " à ce moment-là, après avoir tenté une politique d'approche qui n'était sans doute pas porteuse de résultats. Or, vous nous dites, monsieur Lacroix, qu'il n'y avait pas de contacts ! Alors, moi, je ne comprends pas ! Comment peut-on mener une politique qui vise à rapprocher les points de vue si l'on n'a pas de contacts avec les gens, y compris avec les mouvements qui existent en Corse, vitrines légales ou autres...
M. Édouard LACROIX : Ces gens-là étaient représentés à l'assemblée territoriale corse...
M. le Président : Oui !
M. Édouard LACROIX : ... donc effectivement, M. Charles Pasqua les a rencontrés à la préfecture, notamment quand il a présenté le plan de développement pour la Corse, et je ne crois pas que ce soit choquant...
M. le Président : Non, mais est-ce que vous n'aviez pas observé une dérive de ces mouvements et notamment une part croissante en leur sein de comportements plus proches de la criminalité que de la revendication politique ?
M. Édouard LACROIX : Non, ce que je craignais, c'est que la criminalité organisée ait tendance à se développer en Corse, peut-être sous couvert de mouvements nationalistes, parce qu'on n'a jamais eu la preuve que certains attentats n'avaient pas été des attentats de droit commun sans relation avec l'action terroriste.
M. le Président : Vous avez été en quelque sorte le témoin de règlements de compte entre bandes rivales : 40 assassinats et combien d'affaires élucidées ? Une seule ! Cela ne pose pas problème à celui qui a la responsabilité de la police nationale ?
M. Édouard LACROIX : Cela me pose un problème puisque je vous ai parlé tout à l'heure de dysfonctionnements.
M. le Président : Mais comment expliquez-vous cette absence de résultats ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'était une période plutôt calme...
M. Édouard LACROIX : Oui, tout est relatif !
M. le Président : Calme au sens politique du terme ? Oui, nous sommes d'accord !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : L'actualité de l'époque, c'était le terrorisme islamiste.
M. le Président : Monsieur Donnedieu de Vabres, quand ils se flinguent entre eux, on est tranquille : il n'y a pas de revendications extérieures !
M. Robert PANDRAUD : Il y a peut-être un peu de cela : Dieu reconnaît les siens !
M. le Président : Même s'ils s'entre-tuent, il faut essayer d'identifier les coupables parce que, comme ils ne se descendent pas tous et réciproquement, on peut penser qu'il en reste quelques-uns...
M. Édouard LACROIX : La seule fois que je suis allé en Corse - et sans que cela ait la moindre relation -, c'était après l'attentat d'un nommé Poggioli, victime d'un tireur à motocyclette à qui il avait d'ailleurs répondu. A mon arrivée à Ajaccio, j'ai demandé où en était l'enquête et l'on m'a répondu que l'on avait effectué un certain nombre de prélèvements sanguins - il y avait du sang partout, tant de Poggioli que du tireur - mais cela relevait du parquet. Que sont devenus les flacons de sang, ont-ils été analysés, ont-ils donné des résultats ? Je l'ignore.
M. le Président : Mais qui donnait des instructions à la justice pour qu'elle fasse preuve de " circonspection " dans ces affaires, selon le terme employé par le procureur général Couturier, de sorte que si des responsables de tel ou tel mouvement étaient mis en cause, on y allait à pas plus que prudents ?
M. Édouard LACROIX : Je peux vous dire que ce n'est pas le directeur général de la police nationale et je vois mal M. Charles Pasqua donner des instructions à des parquets relevant de l'autorité du garde des sceaux.
M. le Président : Je ne dis pas que c'est M. Charles Pasqua, pas plus que je ne dis que c'est le directeur général de la police nationale... Dans un gouvernement, il y a une action et cette action est une. Par conséquent, est-ce que Matignon avait donné des instructions qui, forcément, passaient par le ministre de l'Intérieur puisqu'il était en charge de la Corse ?
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Non, ce n'est pas vrai. M. Charles Pasqua n'était pas en charge de la Corse !
M. le Président : C'est exact, c'était durant les fonctions ministérielles de M. Jean-Louis Debré ! Rien de tel ne s'est produit lorsque M. Charles Pasqua était ministre de l'Intérieur ?
M. Édouard LACROIX : Je n'ai pas connaissance d'instructions données par le Gouvernement via le Premier ministre ou ses conseillers dans cette affaire.
M. Robert PANDRAUD : Il faudrait poser la question au garde des sceaux et au procureur général ! Comment voulez-vous que le ministre de l'Intérieur s'immisce dans ce système ? Ce n'est pas possible !
M. le Président : Il a déjà beaucoup à faire, c'est ce que vous voulez dire ?
M. Édouard LACROIX : Il avait beaucoup à faire avec l'aménagement du territoire et il disait que la sécurité publique était le préalable pour un bon aménagement du territoire et un bon développement économique.
M. Robert PANDRAUD : Monsieur le président, si un jour, vous trouvez un ministre de l'Intérieur qui donne des instructions à un procureur général, lesdites instructions se retrouveront dans Le Canard enchaîné dans la quinzaine qui suit, je suis prêt à parier tout ce que vous voudrez avec vous, sans parler du conflit que cela générerait avec le garde des sceaux. Demandez à M. Méhaignerie, qui était en fonction à l'époque, s'il aurait accepté de recevoir, en cette matière, des instructions de M. Charles Pasqua ! Demandez à Mme Guigou si elle aimerait recevoir des instructions de M. Chevènement...
M. Jean-Yves CAULLET : Vous avez parlé tout à l'heure de la déconcentration et indiqué que les préfets étaient chargés de faire exécuter les décisions de justice. Mais en Corse, comme dans les départements d'outre-mer puisque vous y avez fait allusion, les préfets savent très bien qu'ils sont dans une situation particulière à la fois en termes de risques en matière d'ordre public et d'observation de la part de leurs autorités centrales, notamment du ministre de l'Intérieur. N'y a-t-il pas là, d'après vous, une sorte d'engrenage ou de dérive, les uns ne donnant pas d'instruction, ni de faire, ni de ne pas faire, et les autres, sur le terrain, supposant qu'il vaut mieux être encore plus prudents qu'ils n'en avaient l'intention pour éviter les ennuis ? Finalement, n'y a-t-il pas une espèce d'intériorisation des contraintes de la Corse qui conduit chacun à en faire le moins possible ?
M. Édouard LACROIX : Je crois que oui !
M. Jean-Yves CAULLET : Puisque vous avez fait référence à votre expérience de l'outre-mer, avez-vous l'impression que le choix des hommes, à tous niveaux, par l'administration de l'Etat tient suffisamment compte de la particularité insulaire ? La corsisation des emplois n'est-elle pas aussi une forme d'acceptation d'un particularisme qui, finalement, est assez néfaste alors qu'une banalisation des affectations serait plus pertinente en la matière ?
M. Édouard LACROIX : Je me demande, au contraire, si dans des départements aussi difficiles il ne faudrait pas avoir des fonctionnaires dont on aurait bien mesuré le comportement psychologique.
M. Jean-Yves CAULLET : Est-ce vraiment le cas ? En tant que directeur général de la police nationale, avez-vous eu le sentiment que la gestion des personnels permettait d'aller jusqu'à ce degré de précision ?
M. Édouard LACROIX : Je pense qu'on peut le faire ou qu'on devrait le faire pour les commissaires de police et les responsables de circonscription. En dessous, le système est organisé de telle manière que les procédures de nomination, du fait des commissions paritaires et des règles d'avancement notamment, ne permettent pas ce genre de choses. Vous savez, la police nationale, c'est 135 000 personnes et 32 syndicats. D'ailleurs le directeur général de la police nationale doit, hélas, passer plus de temps à présider des comités techniques paritaires et des commissions paritaires qu'à faire son travail de bureau.
M. le Président : Vous connaissiez bien les hommes : que pensez-vous - c'est un exemple, mais il est emblématique de la corsisation dont on parlait - de M. Dragacci ?
M. Édouard LACROIX : Il était alors directeur de cabinet de M. Lacave, préfet adjoint pour la sécurité. Je l'ai beaucoup apprécié parce qu'il connaissait admirablement la Corse et je crois qu'il a été pour M. Jean-Pierre Lacave - peut-être vous le dira-t-il lui-même - un excellent collaborateur. C'était une sorte de " flic de référence "...
M. le Président : ... dont le sérieux, l'honnêteté...
M. Édouard LACROIX : ... ne faisaient pas le moindre doute. Il n'y avait aucune raison de mettre en doute ses compétences et son honnêteté.
M. Jean-Yves CAULLET : Vous avez évoqué la douane et vous avez cité un certain nombre de procédures administratives allant dans le détail de la vie quotidienne qui ne relevaient pas particulièrement du ministère de l'Intérieur mais faisaient partie de l'application des lois de la République. Est-ce que la situation particulière en Corse conduit les administrations de l'Etat, autres que celles relevant du ministère de l'Intérieur, à s'impliquer suffisamment ou y a-t-il un transfert sur la police et la justice au prétexte qu'en Corse tout est lié à la sécurité et que ce n'est que lorsque celle-ci sera établie que l'on pourra travailler. Y a-t-il une implication réellement interministérielle autour du préfet ?
M. Édouard LACROIX : Je répondrai d'une manière un peu normande ou auvergnate en disant qu'il existe un certain nombre d'actes administratifs élémentaires que la police ne peut pas faire tels que, par exemple, l'ouverture des coffres de voitures qui nécessite l'intervention des agents des douanes. Je sais qu'à une ou deux reprises nous nous sommes heurtés à de fortes réticences de ces derniers pour des raisons que je comprends ; il fallait sans doute faire intervenir le parquet pour qu'il apporte - si je peux me permettre l'expression - une forme de " dédouanement " à ces agents. Est-ce que le climat se prêtait à ce genre d'actions ? Je l'ignore.
J'ajouterai un autre exemple : l'été, les banques recevaient beaucoup de devises étrangères qui devaient ensuite être transférées sur le continent. Il fallait donc assurer leur transport et il y avait un certain nombre d'agences ou de sociétés de sécurité, en Corse, sur lesquelles moi-même je m'interrogeais - les banques refusaient pour leur part de garantir ce transfert - ce qui nous a conduits à mettre au point un dispositif particulier. A un certain moment, j'ai même dû imaginer un système de transport - auquel nous n'avons pas recouru finalement - par avion spécial d'Ajaccio, un jour vers Marseille, un autre vers Nice et ainsi de suite... C'est vous dire si nous nous interrogions sur la sécurité des transports de fonds ! Mais ce n'est pas une surprise...
M. Robert PANDRAUD : Dans cette matière, il n'y a aucun effort de réflexion de la part des banques, monsieur le Président. En mon temps - mais les choses n'ont pas dû tellement changer - un avion qui faisait escale à Biarritz pendant la période touristique, transportait toutes les devises usagées, en francs, en provenance d'Espagne et du Portugal. J'ai essayé à maintes reprises, mais en vain, de faire en sorte qu'il y ait dans les consulats d'Espagne et du Portugal, un procès-verbal d'incinération des devises, ce qui aurait considérablement limité les risques et les coûts. Quand on pense à tout ce que l'on est obligé de faire pour assurer le transport des devises et notamment aux rentes données aux agences de sécurité ; à l'aube de l'an 2000, il doit quand même y avoir des méthodes plus astucieuses ! Mais on préfère rester dans la routine : cela a toujours été le cas et le restera.
M. Édouard LACROIX : Ah non, j'espère qu'avec la monétique, on fera autre chose...
Audition de M. Jean-Pierre LACAVE,
préfet adjoint pour la sécurité de juin 1993 à juillet 1995
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 12 juillet 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Jean-Pierre Lacave est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Pierre Lacave prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous allons recevoir maintenant M. Jean-Pierre Lacave qui a été préfet adjoint pour la sécurité en Corse de 1993 à 1995. Je vous mets immédiatement à l'aise en vous disant que, des opinions que nous avons recueillies, le moins que l'on puisse dire est qu'elles comportent des divergences assez grandes, y compris pour la période allant de 1993 à 1995 qui vous concerne donc directement, selon que l'on entend les responsables ministériels ou les responsables de la fonction publique, qu'ils soient policiers ou gendarmes : tout cela paraît très compliqué.
M. Jean-Pierre LACAVE : Si vous le voulez bien, je vais répondre tout de suite à la question que vous m'avez posée et qui est très directe : non, cette institution n'est pas essentielle et ne mérite pas de perdurer ! D'ailleurs, dans le courant de l'année 1994, à la fin de l'année, vers le mois de septembre ou d'octobre, la question m'a été posée par le ministre de l'Intérieur du moment, à qui j'ai répondu que, de mon point de vue, il fallait rentrer dans la norme et faire en sorte que chaque préfet dispose de ses prérogatives, comme c'est le cas dans les autres départements de France et de Navarre. Malheureusement, trois meurtres successifs, dont celui de M. Filippi, d'un nationaliste du nom de Muzy, et d'un bandit de type habituel, sont intervenus et il n'était pas opportun, évidemment, compte tenu de la situation psychologique née de ces trois meurtres, de supprimer ce poste. Je suis fondamentalement convaincu néanmoins, non pas de son inutilité, mais du fait qu'il ne peut pas être maintenu dans un Etat de droit commun...
M. le Président : ... à cause des problèmes que cela peut entraîner en raison des personnalités de tel ou tel et des difficultés de l'exercice de cette fonction ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Exactement !
M. le Président : Comme cela s'est vu au moment de M. Bonnet et de son préfet adjoint chargé de la sécurité, par exemple ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Oui, et, pour tout dire, cela a fonctionné à peu près convenablement, de mon point de vue, entre 1993 et 1995, uniquement parce que j'avais pu obtenir de la part des cinq ministres directement concernés une lettre de mission dans laquelle était confirmée ma responsabilité pleine et entière dans le domaine de la sécurité, ainsi que ma responsabilité de coordonnateur des forces de police et de gendarmerie. Ceci en me demandant évidemment de rendre compte systématiquement et notamment aux préfets des deux départements.
C'est donc probablement parce que cette coordination a été convenablement organisée que les choses ne se sont pas si mal passées que cela. J'ai d'ailleurs eu quelques difficultés, au début, à obtenir de l'un des deux préfets une délégation de signature et il a fallu que le ministre intervienne pour que, au bout de trois mois, je puisse la décrocher.
M. le Président : Quel préfet ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Cela n'a pas d'importance et d'ailleurs cela tombe sous le sens : c'est le préfet de la Haute-Corse qui, étant un peu loin, considérait qu'il devait tenir les rênes directement. Donc nous avons un peu bataillé, mais cela n'a pas duré très longtemps puisqu'au bout de trois ou quatre mois la délégation m'a été accordée.
Par conséquent, selon le vieux principe militaire " on fait avec " notamment avec les hommes et les femmes que l'on trouve, aucune équipe n'a été constituée ou reconstituée de manière systématique et nous nous sommes beaucoup investis dans la coordination puisque j'ai tenu, chaque semaine, une réunion de travail, dite " de police ", une semaine sur deux à Ajaccio avec les représentants de police et de gendarmerie de la Haute-Corse et, la semaine suivante, à Bastia, avec les représentants des forces de police et de gendarmerie de Corse-du-Sud ce qui fait que nous n'avons pas cessé de nous voir et de nous coordonner à chaque instant.
Globalement, la délinquance a baissé, ce qui n'était d'ailleurs pas totalement impossible à obtenir, parce que les actions terroristes n'étaient pas plus importantes, voire l'étaient un peu moins qu'à l'accoutumée et parce que nous avons réussi un certain nombre d'actions qui nous ont permis de faire reculer l'aura des organisations clandestines.
Evidemment, la Corse est une île. C'est un pays qui existe depuis très longtemps et où, depuis quelques milliers d'années, les gens se marchent sur les pieds à tel point que l'on ne sait d'ailleurs plus très bien pourquoi les gens s'en veulent, pas plus qu'on ne sait pourquoi ils sont plutôt amis. Dans un microcosme aussi compliqué, il faut essayer d'être le plus professionnel et le plus rigoureux possible : ce sont les deux clés d'une administration de l'Etat convenable et pendant les deux années et quinze jours où j'ai été en responsabilité - car c'est le temps exact de ma mission - j'ai tenu à ce que ces deux principes - rigueur et professionnalisme - soient respectés par chacun dans son domaine de compétence, les policiers dans le leur, les gendarmes dans le leur !
Evidemment, comme il y a, en Corse, beaucoup de policiers et beaucoup de gendarmes, il y a également beaucoup de responsables et ce n'est pas une mince affaire que d'arriver à coordonner tout ce système, au point que l'on se demande parfois si c'est possible, mais il s'avère que ce n'est pas une tâche démesurée et qu'on peut y arriver...
M. le Président : Cela signifie, monsieur Lacave, que vous ne ressentiez pas au poste qui était le vôtre, la " guerre des polices ", formule qui revient de manière assez régulière, y compris d'ailleurs sur le continent. Y avait-il au contraire une concurrence, une rivalité, une stimulation, encore que la stimulation conduit normalement à des résultats alors que dans le cas qui nous intéresse je ne suis pas certain que ces derniers aient été à la hauteur...
M. Jean-Pierre LACAVE : Je crois qu'il y avait une bonne émulation et que les résultats, s'ils n'étaient pas tout à fait à la mesure de nos espérances, allaient néanmoins dans le bon sens. Il est vrai que chacun a son style. Les policiers ont des qualités tout à fait remarquables : ils font un métier dur, plutôt complexe car les ressorts de l'individu, que nous connaissons les uns et les autres, sont difficiles à cerner, mais j'ai trouvé chez eux une très grande loyauté, une très grande disponibilité ainsi qu'un grand professionnalisme. A de rares exceptions près ceux qui n'étaient pas compétents ont été, au bout d'un certain temps, moins employés, si j'ose dire.
Pour ce qui est des gendarmes, ils sont probablement les forces de l'ordre les plus mal à l'aise en Corse, parce qu'ils ont une double mission, celle d'être présents sur le terrain avec leur famille, et celle de lutter contre l'insécurité, ce qui fait qu'ils sont en permanence obligés de composer entre ces deux impératifs. Je n'ai pas toujours trouvé chez eux les mêmes qualités que celles que j'ai pu trouver chez les policiers.
M. le Président : Vous n'êtes pas, vous-même, d'origine policière ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pas du tout ! Je suis plutôt d'origine, non pas gendarmesque mais militaire, puisque je suis un ancien officier : j'ai passé quinze ans de ma vie dans l'armée française avant de faire un virage vers la préfectorale, à trente-cinq ans. Par conséquent, j'ai plutôt des accointances, une affinité avec les militaires, mais cette affinité ne veut pas dire pour autant que les militaires se soient montrés plus efficaces pour m'aider dans ma tâche de responsable, si ce n'est, peut-être, dans l'utilisation de l'EOGM (Elément organique de gendarmerie mobile) regroupant 3 escadrons de gendarmerie mobile, à travers le groupement des gendarmes mobiles des trois escadrons affectés de façon permanente en Corse qui, durant ces deux années, ont accompli un travail remarquable.
M. le Président : Par rapport aux brigades ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Par rapport aux unités territoriales qui, elles, comme je vous le disais à l'instant, se trouvent confrontées à cette dichotomie d'être présentes sur le terrain, noyées dans la population, tout en ayant l'obligation d'assurer la sécurité des endroits les plus reculés, ce qui est compliqué.
M. le Président : Pardonnez-moi d'employer un terme trivial mais les gendarmes n'ont-ils pas " la trouille " ? Ils sont plongés dans le milieu si j'ose dire, au c_ur de la population, ils sont assez régulièrement mitraillés - il y a quand même un certain nombre de gendarmeries qui ont été l'objet d'attentats y compris durant la période où vous occupiez des responsabilités en Corse - et n'est-il pas compréhensible, dans ces conditions, que l'efficacité ne soit pas leur souci premier ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Disons qu'ils sont circonspects. Bien entendu, vous savez que les gendarmes ont une triple hiérarchie alors que les policiers n'en ont qu'une : les policiers dépendent du ministre de l'Intérieur et les préfets sont leur autorité immédiate, de telle sorte que lorsqu'un préfet donne un ordre à un policier, il l'exécute, sans quoi il y a manquement et automatiquement sanction.
Le gendarme dépend, lui, avant tout de sa hiérarchie, il est noté par elle, mais il est officier de police judiciaire et, à ce titre, il est noté par les magistrats du siège ; il reçoit son habilitation d'officier de police judiciaire du procureur général et le préfet est, pour lui, finalement, un donneur d'instructions.
Lorsque - on a dû vous en parler - le 27 mars 1994, j'ai organisé l'opération à Spérone, j'ai donné comme instruction aux gendarmes d'être dans le troisième cercle avec pour objet dans le jargon militaire de " coxer " les gens qui, à l'aller comme au retour, pouvaient passer dans leur zone de responsabilité.
M. le Président : Et ils n'étaient pas là ?...
M. Jean-Pierre LACAVE : Si, ils étaient là puisque l'on a attrapé un certain nombre de personnes : quatre grâce à l'action du RAID sur le site, et dix, grâce à l'action des gendarmes et notamment l'EOGM qui s'est bien placée.
Mais il y a eu effectivement une autre aventure qui s'est déroulée peu après, au mois de septembre ou octobre 1994. Alors que la lecture d'un tract émanant du Canal historique faisait apparaître que trois cibles étaient désignées - Spérone, Cavallo et Cala Longa - dont les deux premières avaient déjà fait l'objet d'actions ce qui, très naturellement, laissait à penser que la troisième serait visée, j'avais donné l'instruction au colonel commandant la légion de gendarmerie, ainsi qu'aux deux lieutenants-colonels, l'un commandant le groupement de Corse-du-Sud et l'autre le groupement EOGM, premièrement, au moins d'empêcher que la destruction ne se produise et deuxièmement, au mieux, d'interpeller les individus qui auraient tenté de commettre cette action. Aussi, lorsque l'on m'a appris, à deux heures du matin, que Cala Longa avait explosé, mon réflexe a été de dire : " Comment est-ce possible et quid des gendarmes qui devaient se trouver à proximité immédiate ? " Je me suis enquis auprès de mon directeur de cabinet de l'époque, M. Démétrius Dragacci, de l'existence d'éventuelles victimes parmi les gendarmes, mais il n'y en avait pas pour la bonne raison qu'ils n'étaient pas là. C'est la raison pour laquelle le colonel, commandant la gendarmerie, qui avait demandé qu'une enquête de commandement soit diligentée pour virer son subordonné a fait l'objet, à son tour et à ma demande, d'une telle enquête qui a abouti à son renvoi qui n'a eu un effet que d'un an puisque ledit colonel, qui était sur la liste d'aptitude, en a été rayé cette année-là, mais a été nommé général l'année suivante... Il a eu un an de...
M. le Président : ... de purgatoire.
M. Jean-Pierre LACAVE : ... d'intermède, non pas pour avoir désobéi, mais pour avoir été indiscipliné intellectuellement. Or l'indiscipline intellectuelle dans des cas semblables coûte cher et de telles choses ne devraient normalement pas se produire !
M. le Président : On nous a dit, notamment le directeur de la police nationale, que Mme Ballestrazzi, qui était en poste en même temps que vous, déplorait régulièrement des dysfonctionnements à l'intérieur de son service et qu'elle s'en plaignait à vous qui faisiez, de temps en temps, remonter cette information jusqu'au ministère. De quels dysfonctionnements s'agissait-il et avez-vous des souvenirs précis sur ce point ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pas vraiment ! Mais parfois un mécontentement peut se manifester devant des résultats qui traînent. Quand on est impatient d'obtenir de bons résultats et qu'on estime que tel ou tel meurtre commis doit être résolu, il est vrai que l'on peut témoigner d'un certain agacement. Je ne me souviens pas avoir fait de rapports circonstanciés s'agissant de dysfonctionnements de la police judiciaire, mais j'ai, en revanche, toujours été déçu par l'action policière entreprise en général, qu'elle le soit par la gendarmerie ou par la police nationale. En effet, avec l'équipe qui avait été formée, on aurait pu espérer des résultats encore meilleurs, mais disons que c'est de la bonne émulation. Non, vraiment, je n'ai pas souvenir de choses susceptibles de répondre au terme de " dysfonctionnement "
M. le Président : Vous étiez déçu dites-vous. Cela veut dire que les résultats n'étaient pas exceptionnels : c'est ce que vous voulez nous expliquer ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, je veux dire que les policiers et les gendarmes étant très nombreux en Corse - peut-être trop nombreux d'ailleurs - le ratio entre leur nombre et les résultats doit être considéré, ou peut être considéré de ce fait, comme mauvais ou insuffisant. De là à dire que l'on peut faire mieux avec moins, pourquoi pas ? Tout est possible à condition que les choses soient clairement définies. Pendant la période où j'étais en charge de cette responsabilité, il n'y a pas eu d'ambiguïté pour ce qui me concerne : j'avais pour mission de faire régresser la délinquance sous toutes ses formes ; les cibles étaient arrêtées d'un commun accord, mais j'avais le pouvoir de décision et je tenais régulièrement informées les autorités préfectorales et le ministère...
M. le président : Qui informiez-vous au ministère ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Le directeur général de la police nationale.
M. le Président : Et au cabinet, vous aviez un correspondant ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Oui, forcément le directeur de cabinet ! Cela a été Joël Thoraval, puis Edouard Lacroix. Je me rappelle que, pour l'opération de Spérone, par exemple, j'ai attendu le feu vert du ministre avant de la lancer. Il m'a donné le feu vert et nous l'avons faite.
Je voyais aussi assez souvent le patron de l'UCLAT, le commissaire Poinas qui détenait des informations intéressantes, qui me permettaient d'être un peu mieux au fait des différentes tendances, ainsi que le directeur central de la sécurité publique, le directeur central de la police judiciaire, le directeur central des renseignements généraux : lorsque je passais à Paris - ce que je faisais assez souvent, au moins une fois par mois - je les rencontrais tous sans exception.
M. le Président : En ce qui concerne votre appréciation sur les mouvements dits " terroristes " comment fixez-vous la limite entre l'action revendicative politique traditionnelle qui n'a d'ailleurs pas besoin de s'exercer dans la violence, même si c'est l'habitude en Corse, et les mouvements crapuleux liés à la criminalité habituelle, qui est motivée par une forme de pouvoir et par l'argent ? Comment parveniez-vous à discerner tout cela ? Durant la durée de votre mandat en Corse, je pense que les organismes nationaux tels que la DNAT n'intervenaient pas souvent par rapport aux services locaux. Comment, aujourd'hui, feriez-vous la part de ce qui relève de la criminalité habituelle et de ce qui relève de cette action politique un peu romantique, folklorique - appelons-la comme on voudra - qui est liée à la revendication d'autonomie ou d'indépendance ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pendant tout mon séjour, je n'ai jamais vu le patron de la DNAT.
M. le Président : Jamais ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Jamais ! Nous n'avons jamais fait de distinguo entre le grand banditisme et le terrorisme nationaliste : il nous apparaissait que c'était la même forme de délinquance et nous avons été convaincus, ou plus exactement j'ai été convaincu, très vite, qu'au moins un des deux mouvements était complètement intégré, si j'ose dire, dans le grand banditisme et que le second l'était à un degré à peine moindre...
M. le Président : Veuillez préciser.
M. Jean-Pierre LACAVE : Je veux parler du MPA et des historiques.
M. le Rapporteur : Quel était, selon vous, le plus impliqué ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Disons que le plus anciennement impliqué est peut-être le MPA, mais c'est à peu près la même chose...
M. le Rapporteur : Mais, à votre époque, le MPA avait plus ou moins renoncé à la violence ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, pas encore ! Il avait d'ailleurs fait une démonstration de force : je ne sais pas si vous vous en souvenez mais il y avait eu, à un moment donné, une conférence clandestine, une fois de plus, organisée par le FLNC-Canal historique et, comme le MPA ne voulait pas être en reste ou considéré comme affaibli, il avait sorti la grosse artillerie dont une mitrailleuse 12-7 et un lance-roquettes antichar. On s'est d'ailleurs aperçu que ces armes étaient démilitarisées et qu'elles avaient servi à la bandera locale qui se produit tous les 14 juillet avec les vieilles Jeeps pour commémorer le débarquement de 1944 en Corse...
Je crois qu'en fait les deux organisations s'étaient partagé le territoire, soit par vallée, soit par tranche de gâteau - mais souvent la vallée équivaut à une tranche de territoire. Chacun avait ses machines à sous et nous avons fait d'importantes opérations contre ces dernières, les unes dépendant du MPA et les autres du FNLC-Canal historique. On sentait bien qu'il y avait là, chez les uns et chez les autres, une interpénétration et l'on a dit un peu rapidement - mais il n'y a pas eu de vérifications précises - que les uns étaient plus proches de la Brise de mer et les autres, de Colonna,...
M. le Président : Un Colonna qui n'a rien à voir avec celui qui s'est enfui ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, c'est celui qui a fait beaucoup de prison : le parrain !
M. Robert PANDRAUD : Ce n'est pas celui qui a eu les jambes coupées ?...
M. Jean-Pierre LACAVE : Non celui dont vous parlez, c'est le cousin qui régnait sur la côte orientale ! Ce n'est pas le même, mais ils sont de la même famille et de la même trempe en fait !
Je suis convaincu - et c'est d'ailleurs une constante du terrorisme - que l'on commence comme bandit d'honneur pour récupérer un peu d'argent pour la bonne cause, qu'on s'en met dans la poche, qu'on va ensuite en chercher pour soi parce que c'est l'habitude, et que l'on finit bandit de droit commun.
Lorsque j'ai été nommé par M. Pasqua comme préfet dit " de police " en Corse, cela ne m'a pas fait plaisir du tout, puisque je m'attendais plutôt à être nommé dans un département pour y faire le préfet traditionnel. Il m'a nommé je crois pour deux raisons : d'une part parce que j'avais été officier de la légion étrangère pendant quelques années, et en poste notamment à Bonifacio et à Calvi, et d'autre part, parce que ma mère est corse. Il lui a semblé que ce mélange de connaissances de la psychologie du pays et d'une formation militaire un peu poussée pouvait produire des effets heureux. A ma nomination, il m'a donné pour instruction d'éradiquer les délinquants et d'en mettre le plus possible hors d'état de nuire : c'était vraiment très clair et je me suis attaché, pendant deux ans, à faire le maximum pour cela !
M. le Pprésident : Vous étiez en poste à Calvi jusqu'à quelle époque ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Oh, cela fait très longtemps, monsieur le Président ! C'était dans les années 1967-1968. J'étais à Mers-el-Kébir en 1966 et j'ai fait mouvement avec mon régiment de Mers-el-Kébir à Calvi, où je suis resté deux ans avec ma femme et mon enfant avant de rejoindre les longues capotes, les régiments traditionnels, un peu plus tard.
Mais, encore une fois, je crois que la cible était bien celle de combattre la grande délinquance qui nous semblait très étroitement mêlée au terrorisme : le terrorisme et le banditisme, c'était la même chose ! D'ailleurs les indices qui apparaissaient le prouvaient souvent comme cela a été le cas pour le meurtre du maire de Grosseto-Prugna, qui est intervenu en 1990, probablement pour des affaires crapuleuses, alors qu'on l'a fait endosser aux nationalistes. Bref, il y a un mélange de tout ! Tout est d'autant plus imbriqué qu'en Corse, au lieu de ne pas avoir de témoignages, on en a toujours trop et parfois exprès pour mieux emberlificoter les choses, de sorte que les enquêtes sont extrêmement difficiles à mener.
M. le Président : Vous étiez informé des négociations sur le plan politique ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, je n'avais pas d'informations officielles !
M. le Président : Non, mais vous pouviez avoir des informations officieuses ou vous douter de certaines choses, à partir de certains éléments...
M. Jean-Pierre LACAVE : Forcément, monsieur le Président, mais nous n'avions pas, dans le rôle qui était le nôtre, à nous préoccuper de ce genre de choses, même s'il fallait que l'on en tienne compte. Cela ne nous a pas fait dévier d'un iota de notre trajectoire et pas un instant les choses n'ont changé d'objectif.
M. le Président : Monsieur Lacave, lorsque vous voyiez, à vos côtés, un responsable de l'autorité judiciaire demander à ce que soient approchés les problèmes des terroristes " avec circonspection ", qu'est-ce que vous en pensiez, vous qui aviez la charge de la sécurité et de la police en Corse ? Je vous prie de m'excuser mais " avec circonspection " signifie que l'on y va sur la pointe des pieds et que l'on rend compte au moindre problème touchant à ce type de personnage de manière à ouvrir au maximum le parapluie - vous voyez que je parle un langage simple...
M. Jean-Pierre LACAVE : Tout à fait, j'ai bien compris ! Cela a constitué un sujet de préoccupation, dès le départ. J'ai été en bagarre contre le procureur général pendant deux ans...
M. le président : ... et quinze jours !
M. Jean-Pierre LACAVE : ... et quinze jours mais, il s'agissait d'une bagarre feutrée. Nous avions deux caractères paraît-il assez tranchés l'un et l'autre et je puis vous dire qu'il était très ami avec le colonel commandant la légion de gendarmerie... C'est lui qui l'avait fait venir - voilà le type d'une équipe reconstituée - car ils se connaissaient de Melun où l'un était procureur et l'autre colonel commandant de groupement.
M. le Président : Cela ne s'est pas soldé par un incendie...
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, par le déplacement du colonel commandant la légion. Je me souviens d'un coup de téléphone que j'ai reçu la veille d'une manifestation à Calacuccia, où traditionnellement, chaque année, des gens tirent en l'air, se mettent des cagoules sur la tête et défient l'Etat de droit. Il est vingt-deux heures, ce soir-là, quand je reçois un coup de téléphone du colonel commandant la légion de gendarmerie qui me dit : " Monsieur le préfet, je vous indique que, demain, il y aura probablement des manifestations intempestives à Calacuccia. Quelles sont vos instructions ? " Ce à quoi j'ai répondu : " Mon colonel, mes instructions sont les instructions habituelles dans ces circonstances : faites attention, ne créez pas d'incidents majeurs ; s'il vous semble possible d'intervenir, faites-le, mais je vous indique que, ne connaissant pas bien le dispositif, je ne vous donne pas l'instruction d'interpeller, ni de faire en sorte que... ". Eh bien, le directeur général de la gendarmerie nationale a été prévenu immédiatement, le directeur général de la police nationale a été prévenu immédiatement, et on a fait dire que Jean-Pierre Lacave ne voulait pas intervenir, alors qu'il était notoire qu'il allait se passer quelque chose d'important sur le site ! C'est un premier exemple.
M. le Président : La confiance règne !
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Et l'information remonte...
M. Jean-Pierre LACAVE : Le second exemple est très caractéristique. Je n'ai pas prévenu le procureur général de la République lorsque j'ai lancé l'opération de Spérone et j'ai convoqué les trois colonels commandant la gendarmerie à vingt-trois heures trente, le samedi qui précédait l'opération.
M. le Président : Parce que vous n'aviez pas confiance ?
M. Jean-Pierre LACAVE : J'étais circonspect !
M. le Président : Voilà un exemple de langage militaire : très bien !
M. Jean-Pierre LACAVE : Finalement l'opération a été lancée et elle a marché ! Quant au procureur général, je l'ai tenu informé le matin même de l'opération en lui disant qu'il allait se passer quelque chose.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous étiez devenu procureur général !
M. Jean-Pierre LACAVE : Non !
M. le Président : Il était surtout devenu méfiant !
M. Jean-Pierre LACAVE : J'essayais de m'organiser pour ne pas être complètement mis hors circuit ou mis en accusation au motif que les choses n'auraient pas été convenablement conduites. Cela étant, je n'ai pas manqué de tenir tout de suite informé le procureur de la République d'Ajaccio, et cela le plus tôt possible, puis le procureur général avec un léger décalage.
M. le Rapporteur : J'aurai plusieurs question sur Spérone qui reste un point très important. Vous avez vu que les personnes interpellées, grâce à vous, sont semble-t-il sorties assez vite de prison et n'ont, à ma connaissance, toujours pas été jugées. Est-ce que cela n'a pas été un peu décevant dans la mesure où il s'agit d'une opération pour laquelle vous aviez investi beaucoup de temps et monté un dispositif important, Mme Ballestrazzi nous l'a confirmé.
M. Jean-Pierre LACAVE : Ce n'était tout de même pas un déplacement de troupes énorme !
M. le Rapporteur : La préparation a duré plus d'un mois nous a-t-elle dit...
M. Jean-Pierre LACAVE : Monsieur le député, nous nous sommes préparés très longtemps à l'avance, entre nous, et lorsque nous avons déclenché l'opération, il y a eu 55 hommes du RAID, 60 hommes du SRPJ et 100 gendarmes. Pas plus, ce qui n'est vraiment pas énorme quand on regarde le nombre d'hommes sur le terrain, surtout pour un site aussi étendu...
M. le Rapporteur : On a dit que les procédures n'avaient pas été bien montées...
M. Jean-Pierre LACAVE : J'ignore si les procédures ont été bien montées ou pas : c'est une affaire de police judiciaire. Cela ne me regarde pas et, en tout cas, cette question ne relevait pas de mon autorité, mais de celle du procureur de la République qui était prévenu et qui, normalement, aurait dû être présent. Il ne l'était pas... Les armes ont-elles bien été répertoriées, étaient-elles bien tenues par untel ou untel ? C'est une autre affaire. Evidemment, les choses auraient pu être mieux conduites qu'elles ne l'ont été.
M. le Rapporteur : Il paraît - j'ignore si c'est officiel ou pas - que la DNAT n'était pas très contente et estimait que, l'affaire touchant au terrorisme, aurait dû lui revenir : en avez-vous eu des échos ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non, mais j'ai entendu dire que la procédure n'avait pas été bien conduite.
M. Robert PANDRAUD : Très brièvement, que pensez-vous de M. Dragacci ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Dragacci est un type bien, loyal, c'est un bon policier qui ne m'a pas manqué une seconde.
M. Robert PANDRAUD : C'est tout : votre réponse me suffit !
M. le Président : Comment expliquez-vous qu'il soit aussi mal avec un certain nombre de responsables nationaux, notamment de la DNAT ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Ce sont des affaires de personnes : il y a, depuis longtemps, une lutte entre Marion et Dragacci. Depuis longtemps et tout le monde le sait...
M. le Président : Et que pensez-vous du fait qu'il soit dans le milieu corse, qu'il soit originaire de Cargèse ? On a lancé contre lui des accusations extrêmement graves, je ne vous le cache pas, y compris celle qui consiste à dire qu'il aurait informé un certain nombre de terroristes sur les procédures judiciaires en cours, de manière à ce qu'ils échappent à l'arrestation. Vous n'en croyez pas un mot ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Pas un mot ! A tel point que je me demande même d'ailleurs, si un membre de sa famille avait été impliqué, s'il ne l'aurait pas poursuivi et incarcéré.
M. le Président : Avez-vous remarqué l'existence de liens entre le monde politique corse, composé de clans - tout cela est très compliqué aussi - et les milieux auxquels vous aviez affaire traditionnellement ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non !
M. le Président : Une complicité ?
M. Jean-Pierre LACAVE : Non !
M. le Président : Une compréhension ?
M. Jean-Pierre LACAVE : C'est compliqué, il faudrait deux heures pour répondre à une telle question, mais je ne crois pas que cela existe, en tout cas pas de façon visible : aucun fait n'a été porté à ma connaissance qui ait pu laisser croire à ce type de rapports. Aucun fait pendant les deux ans et quinze jours où j'ai été préfet adjoint en Corse, mais ce que je sais c'est que les familles sont très unies en Corse, qu'indépendamment de la sensibilité politique des uns et des autres, on se regroupe autour de la famille et que devant un problème d'ordre familial tout le monde est uni, politiciens et non-politiciens... On le constate à l'occasion des décès, on le constate à l'occasion des naissances : c'est comme cela ! Quand mon beau-frère est mort en Corse des hommes de gauche, de droite, des policiers et des malfrats étaient présents à son enterrement, parce qu'ils étaient de la famille...
M. le Président : Nous n'allons pas vous retenir plus longtemps. Nous vous remercions pour votre déposition et vous souhaitons un bon retour.
Audition de M. Didier CULTIAUX,
directeur général de la police nationale
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 30 août 1999)
Présidence de M. Michel VAXÈS, Vice-Président
puis de M. Raymond FORNI, Président
M. Didier Cultiaux est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Didier Cultiaux prête serment.
M. Didier CULTIAUX : Monsieur le Président, mon exposé liminaire sera bref, car M. le ministre est déjà intervenu devant vous pour rappeler, tout à la fois, le contexte qui ressortit à sa responsabilité politique et l'état des forces, l'organisation en termes juridiques ainsi que les résultats obtenus. Peut-être serai-je un peu plus technique, mais je crois important
- au regard du sujet qui vous préoccupe et des personnes que vous avez déjà entendues - de répondre de manière précise à vos questions.
La Corse s'inscrit dans le système d'organisation territoriale de la police nationale. Je suis moi-même à la tête de douze directions et services qui exercent des fonctions différentes et ont des effectifs et un poids, eux aussi, différents. Le service auquel vous pensez le plus fréquemment est la direction centrale de la sécurité publique qui compte environ 70 000 personnels actifs, auxquels s'ajoutent les policiers auxiliaires et les adjoints de sécurité. Parmi les 468 circonscriptions de police, l'on en compte 2 en Corse : l'une en Haute-Corse qui couvre Bastia ainsi que deux communes limitrophes - à la suite d'un échange en 1997 avec la gendarmerie qui a repris Corte, soit 6 500 habitants - et la circonscription d'Ajaccio. Ces deux circonscriptions de sécurité publique couvrent un ensemble de 110 000 habitants avec 450 policiers, soit un ratio d'un policier pour 241 habitants, à comparer avec d'autres circonscriptions du continent où l'on compte un policier pour 450 habitants.
En couvrant ainsi 41 % de la population sur 1,5 % du territoire, nous laissons à nos amis gendarmes 98,5 % du territoire avec 59 % de la population. Les gendarmes sont au nombre de 1 050 en Corse. On constate d'ailleurs qu'en périodes de tensions et d'attentats, ce sont les brigades très dispersées qui ont fait le plus souvent l'objet de mitraillages.
On ne peut comprendre le système actuel, si l'on ne tient pas compte de la présence permanente des forces mobiles en Corse depuis de nombreuses années. 1975 marque un tournant à cet égard. Ce système repose sur la complémentarité et j'ai coutume de souligner que nous sommes frères d'armes avec les gendarmes. Je rappelle que c'est le ministre de l'Intérieur qui assume la responsabilité de l'ensemble de la sécurité intérieure. A telle enseigne qu'une cellule dans mes services - elle s'appelle CAB 2 - gère la répartition des unités mobiles en accord avec le service central des CRS d'une part, l'état-major de la gendarmerie nationale d'autre part. A ce jour dix unités mobiles, quatre CRS et six escadrons de gendarmerie, se trouvent en Corse. À certains moments, nous sommes montés jusqu'à treize : quatre CRS et neuf escadrons.
Nous rencontrons de réelles difficultés de régulation car, si les problèmes corses sont importants, voire prioritaires, ils ne sont pas les seuls à se poser dans notre pays. Au surplus, lorsque je dois " fidéliser " 3 000 personnels des CRS et gendarmes mobiles sur trois ans, dont 750 à partir du 1er octobre, dans les départements très sensibles, je suis obligé de prendre cet aspect en considération. S'agissant des CRS, j'indique que ces unités sont très utiles : deux d'entre elles, l'une au nord, l'autre au sud, sont affectées à des gardes statiques et les deux autres à des circuits de surveillance. A cela s'ajoutent des moyens supplémentaires que j'ai mis en place : des brigades anti-criminalité pour travailler la nuit en ville et en périphérie avec des voitures banalisées. En effet, c'est à ce moment-là que les tentations sont les plus grandes et les vulnérabilités les plus fortes.
Je précise que les effectifs ont varié d'une trentaine de personnes sur une décennie, marquant une grande stabilité. Nous avons des policiers souvent anciens, parce que revenus au pays ou tentés par la Corse, sans pour autant qu'il y ait de " quota corse " ou de " politique corse " pas plus qu'il n'y a de " politique " des Provençaux ou des Bretons. Il existe des procédures de mutation sur lesquelles des questions nous sont souvent posées. Nous avons d'ailleurs répondu au questionnaire écrit de votre commission sur l'origine des policiers. En réalité, l'origine corse signifie-t-elle que l'on y est né, que l'on y a des parents, que l'on a épousé une Corse ?
Je constate simplement que la moyenne d'ancienneté sur l'île est de onze ans pour les gardiens de la paix, de six ans pour les officiers et de trois ans pour les commissaires. J'ajoute que je suis très attentif aux locaux - nous avons fait de gros efforts notamment sur Bastia - et à l'équipement informatique - nous avons pratiquement un micro-ordinateur pour trois policiers. Parallèlement, et cela ne concerne pas seulement la sécurité publique, mais aussi la police judiciaire et les renseignements généraux, j'ai proposé au ministre, qui l'a accepté, de changer les priorités d'affectation des nouveaux moyens de communication. Nous avons donc engagé, en Corse, le programme ACROPOL après l'avoir fait dans les régions Ile-de-France, Picardie et Rhône-Alpes. Je pense que la rapidité et la fiabilité des communications, la mobilité de la police, sont des éléments de son efficacité. Cela est vrai aussi bien dans la lutte contre la délinquance de droit commun que contre le terrorisme.
Là aussi, il convient de remettre les choses en perspective. Il y a une dizaine d'années, l'on comptait en Corse 22 000 faits constatés au regard des états 4001 de la police. Nous sommes tombés à 14 000, soit une baisse de 8 000. Il est intéressant d'examiner la localisation et les raisons d'un tel phénomène. On s'aperçoit alors que les faits de voie publique diminuent et que les coups et blessures demeurent importants alors que baissent les homicides et qu'augmente la délinquance économique et financière. C'est un phénomène national, peut-être accentué en Corse.
Evoquons, par ailleurs, les affaires dont on parle, parce qu'elles marquent et qu'elles sont à la limite des systèmes terroristes et mafieux : dans le cas d'un hold-up revendiqué ou non, il est difficile de déterminer si l'argent est destiné à un particulier ou à une organisation. Je pense que c'est souvent au profit d'un particulier et que l'existence de réseaux très resserrés de lutte antiterroriste constitue un facteur de restriction de ce type de délinquance.
En ce qui concerne le terrorisme ou les actes violents, je rappelle les ordres de grandeur - j'aime bien les longues périodes historiques à la Braudel : au cours des dix dernières années, les actes violents, dont les attentats à l'explosif, sont montés jusqu'à 450 ; au maximum des tensions, on a compté 140 actes revendiqués. L'an dernier, nous avons recensé 98 actes violents avec 24 revendications. L'année 1999 se caractérise par une petite poussée, quatre ou cinq actes violents de plus que l'an dernier au cours du premier semestre. Beaucoup, ici, savent qu'il est difficile de démêler ce qui relève ou non du règlement de compte entre particuliers. Nous avons fait de gros efforts contre les dépôts d'explosifs : il y en avait 23, nous les avons réduits. Il est vrai que certains arrivent toujours à trouver 500 grammes d'explosif pour faire sauter le cafetier ou le boucher, ce qui n'a pas grand-chose à voir avec une perception ou tout autre édifice public.
S'agissant de la DNAT, il faut évoquer un instant l'UCLAT. Cette unité de coordination de lutte contre le terrorisme a été créée par M. Pierre Joxe, par arrêté du 8 octobre 1984. C'est une unité restreinte, d'une douzaine de personnes, dont deux commissaires, huit officiers et deux documentalistes, chargée d'animer, de coordonner et d'orienter l'action des services de police et de tous services - la gendarmerie nationale et la DGSE y sont associées - ayant à connaître du terrorisme. Ce n'est pas une unité opérationnelle, c'est une unité d'évaluation permanente du risque qui prépare les réunions du Comité interministériel de lutte anti-terroriste (CILAT) M. Jean-Pierre Chevènement, sur proposition de son cabinet et de moi-même, a bien voulu redonner corps et vie à ce comité en le réunissant régulièrement et en marquant sa prééminence interministérielle en matière de sécurité intérieure. Il est réuni au moins une fois par semestre et, naturellement, les problèmes corses sont évoqués en même temps que les problèmes islamistes, bretons, basques ou toute autre menace qui pèse sur notre pays.
La deuxième mission de ce service est de s'assurer de la coordination des actions, dans le respect du droit et donc des règles de la police judiciaire. La division nationale antiterroriste se trouve au sein de la direction centrale de la police judiciaire et de la sous-direction des affaires criminelles en application d'une loi intervenue en 1986, complétée et éclairée par différents textes, dont une circulaire de 1996. Vous savez que c'est la justice, au niveau des parquets, qui, appréciant la nature des faits délictueux, fait basculer l'affaire ou non, dans le champ de l'antiterrorisme et permet à la DNAT d'intervenir sous le contrôle du tribunal de grande instance de Paris et de sa section antiterroriste spécialisée.
Tout en respectant les compétences de la police judiciaire, le directeur général de la police nationale ne peut rester indifférent à l'action de ce service et il veille au respect de la première obligation de tout DGPN : fournir les moyens en amont pour que la mission puisse être bien menée. Cela explique d'ailleurs la présence d'un service régional de police judiciaire en Corse. Il en existe 17 en France. Celui de Corse est comparable à celui de Bordeaux ou celui de Strasbourg avec aujourd'hui 150 policiers et personnels administratifs répartis entre Ajaccio et Bastia ; dans ses plus mauvaises années, il est tombé à 110 agents.
On a souvent parlé des relations entre la DNAT et le SRPJ ; c'est un problème récurrent. Tout responsable de la police judiciaire, qu'il soit à Lille, Rennes ou Toulouse, a le sentiment d'être capable de mener à bien une enquête, d'identifier des coupables et de les remettre à la justice. C'est là un vieux débat entre police de droit commun et police spécialisée. Comme dans toute chose, il n'existe que des vérités relatives, c'est une question de dosage. Je rappelle que c'est grâce aux renseignements généraux et à la DNAT que j'ai pu mettre fin au vagabondage de Cantaori, le chef de l'ETA basque et ce n'est probablement pas avec des policiers " de droit commun " que nous aurions pu réaliser cette opération, même s'ils nous ont aidés. Ce ne sont pas eux qui ont identifié, un jour du côté de Barbès, quatre individus, dont deux nous étaient d'abord inconnus mais qui, en l'espace de deux heures, nous sont devenus familiers grâce à des moyens d'identification efficaces. La spécialisation est donc un élément important.
L'an dernier, s'est posée la question du renouvellement d'un certain nombre de responsables policiers. J'en suis d'autant plus marqué que j'ai pris mes fonctions, non pas le 9 février, mais le dimanche 8 février à 18 heures, soit deux jours après l'assassinat de mon ami Claude Erignac. Mon souci immédiat a été de créer un binôme opérationnel et très confiant entre Bernard Squarcini pour les renseignements généraux et Roger Marion pour la DNAT, parce qu'il faut aller du renseignement à l'action et assurer une complémentarité des services. Cela ne signifie pas, à mes yeux, que Démétrius Dragacci ait démérité. Simplement les divergences de comportement et d'approche étaient manifestes. Or, mon souci était de disposer d'équipes travaillant en harmonie. Je l'ai dit, écrit et je le rappelle en cette occasion très tranquillement : je suis entré dans la fonction publique en 1970 au ministère de l'Intérieur et je hais la guerre des polices, que ce soit au sein de la police nationale, où Dieu sait que les clans et chapelles ne manquent pas - je pense que je dois être le chapelain d'une cathédrale - ou entre la police et la gendarmerie où des tensions peuvent se manifester. Mon rôle n'est pas de les entretenir, mais de les calmer. Nous l'avons prouvé d'ailleurs avec la territorialisation des unités mobiles en accord avec la gendarmerie nationale. Je pense que l'Etat est un ; c'est un Etat républicain et son fonctionnement doit être exemplaire. J'en tire toutes conséquences avec mes collaborateurs. S'ils n'ont pas cette manière de voir, s'ils ne sont pas animés de cet esprit d'équipe et de camaraderie, ils doivent s'écarter. Je crois que nous avons montré notre capacité à travailler ensemble.
Quant aux renseignements généraux en Corse, le service a été remis à niveau, sans avoir été vraiment renforcé, en essayant de trouver le bon dosage entre les gens du pays, qui connaissent les m_urs, les coutumes, les habitudes, les réseaux et les fonctionnaires venus du continent avec leurs propres expériences et manières de faire. Les effectifs atteignent 50 fonctionnaires ; pour mémoire, la région Limousin, trois fois plus peuplée, n'en compte que 44, ce qui laisse à penser que les équipes, en Corse, sont d'un bon niveau, à la fois quantitatif et qualitatif. Naturellement, le directeur central des renseignements généraux et son adjoint savent que je suis très attentif à ce que les liens restent très étroits entre l'administration centrale et les services locaux et au fait que leurs responsables aient des contacts réguliers.
Je voudrais terminer par un point, à mes yeux capital, à la fois par éthique et par expérience : je veux parler de la liaison avec le corps préfectoral, dont un Corse est à l'origine et dont nous allons fêter le bicentenaire - je ne sais si l'on doit dater le bonheur des Français de ce moment-là. Le décret du 10 mai 1982 reprend les textes anciens et est très clair sur la responsabilité personnelle du préfet territorialement compétent. On ne peut rien faire d'intelligent et de positif si on ne le fait avec les préfets territorialement compétents, celui de la Haute-Corse comme celui de la Corse-du-Sud, et le préfet adjoint pour la sécurité. Cette fonction créée dans les années 70, après la fameuse affaire Tonneaux à Lyon, a évolué dans les années 80, puis dans les années 90, pour passer d'un système de délégation de pouvoir, qui donnait trop d'autonomie au préfet adjoint, à un système de délégation de signature qui permet au préfet déléguant de bien cadrer les attributions du délégué. Ce dispositif a été complété par un décret du 3 juin 1998 qui prévoit que le préfet de Corse peut exercer les compétences d'un préfet de zone de défense en cas de crise menaçant gravement l'ordre public.
Le préfet adjoint pour la sécurité est, à nos yeux, une pièce maîtresse en Corse où contrairement à ses homologues, il est placé auprès de deux préfets. Il bénéficie donc d'une vision d'ensemble sur la répartition des moyens comme sur les demandes exprimées ou les difficultés rencontrées. Je m'honore d'avoir deux ou trois contacts téléphoniques par semaine avec lui, plus s'il le faut. Le contact personnel et confiant reste très important. Ainsi, lors des réunions de l'UCLAT que je préside tous les deux mois et demi - les réunions mensuelles sont présidées par Jacques Poinas, le commissaire divisionnaire en charge de l'UCLAT - pour faire le point des différents problèmes, le préfet adjoint pour la sécurité vient en personne présenter un exposé de la situation en Corse.
M. Robert PANDRAUD : Vous venez d'évoquer, monsieur le directeur général, le rôle prééminent du préfet, je serais bien le dernier à le contester, mais vous n'avez que très peu parlé des magistrats qui me paraissent avoir joué - et c'est normal - un rôle considérable. L'évolution des parquets, de fait, et demain, peut-être, de droit, les conduira à une totale indépendance. Comment ce dualisme de compétences fonctionnera-t-il à l'avenir dans un pays comme la Corse ?
Pour ne pas parler que de la Corse, je rappelle qu'il y a quelques années, quand un militant paysan était incarcéré, l'on passait un coup de fil au procureur pour lui dire que la plaisanterie, qui engendrait des manifestations dans tout le pays, avait assez duré ! Maintenant, M. le procureur est indépendant, M. le juge d'instruction tout autant, et ils ne reçoivent pas d'instructions écrites ; cela ne peut plus s'arranger comme avant. Ce dualisme de compétences n'existait pas au temps du fondateur : sous Napoléon, les juges étaient à la botte et le préfet, qui le représentait, pouvait intervenir pour sauvegarder l'ordre public. D'où ma première question : les rapports entre l'autorité judiciaire et l'autorité préfectorale vous apparaissent-ils tels qu'ils devraient être ?
Sur la guerre des polices, vous avez parfaitement raison et tous vos prédécesseurs ont partagé vos souhaits, mais l'on ne changera pas les hommes ! On peut faire en sorte que les problèmes soient minorés sans pour autant les supprimer.
J'en arrive à ma dernière question à laquelle vous ne répondrez pas, monsieur le directeur général - et vous aurez raison : ne pourrait-on pas rêver d'un système particulier pour la Corse, qui donnerait l'intégralité des compétences en matière de sécurité publique aux forces de gendarmerie, afin d'éviter que des agents soient en fonction depuis plus d'une décennie, et confier toutes les missions de police judiciaire à la police nationale ? L'on pourrait ainsi avoir une véritable unité de commandement. Les policiers ne se transformeraient pas en gardes champêtres à Ajaccio et à Bastia, avec un taux d'absentéisme record, et les gendarmes éviteraient dans le cadre des enquêtes judiciaires des erreurs, parfois graves, hélas relativement fréquentes.
M. le Président : Avant de donner la parole à M. Cultiaux, je rappelle que notre commission a pour objet d'enquêter sur les dysfonctionnements des services de sécurité. Certes, elle peut s'intéresser à l'avenir - il ne serait pas illogique qu'elle le fasse, au contraire, et qu'elle formule des propositions dans son rapport ...
M. Robert PANDRAUD : Cela paraît même être son but.
M. Raymond FORNI, Président : Tout à fait. Je voudrais simplement dire à M. Cultiaux que je l'ai écouté avec attention et que son propos assez lisse et ordonné, comme celui que nous avons entendu de tous les responsables ministériels d'aujourd'hui comme d'hier, ne correspond pas tout à fait au sentiment que la commission retire des différentes auditions auxquelles elle a procédé. Comme l'a rappelé M. Pandraud, l'on peut toujours souhaiter qu'il n'y ait pas de guerre des polices ; pourtant cette guerre existe - je crois qu'il faut le dire très clairement -, elle existe en Corse plus qu'ailleurs et dans la période récente plus que jamais. A partir du moment où cette guerre existe, la responsabilité du directeur général de la police nationale est sans doute de nous dire les moyens qu'il propose pour y mettre un terme !
Deuxième opinion personnelle, que la commission ne partage pas avec moi puisque nous n'en sommes pas encore au stade des conclusions : nous sommes abasourdis du niveau auquel se situe la querelle entre les différents services de police - je veux parler notamment de la querelle entre la division nationale antiterroriste et les services locaux. Nous sommes épouvantés de constater le climat qui règne entre ces services et je ne vous cache pas que, quels que soient les honneurs délivrés à tel ou tel fonctionnaire pour des services éminents rendus à la République dans le cadre d'affaires judiciaires en cours, nous sommes effondrés des règlements de compte auxquels nous avons assisté devant la commission d'enquête.
Dès lors, je vous prie de ne pas nous égarer par des propos trop généraux qui ne seraient d'aucune utilité pour la commission et de répondre de façon précise aux questions que nous vos posons.
M. Didier CULTIAUX : Mes propos seraient ordonnés et lisses ? Heureusement ! Car s'il n'y avait pas de clarté dans la pensée et l'action du DGPN, il faudrait le changer sans délai.
La guerre des polices existe. Oui, qui ne l'a rencontrée ? Mais je voudrais aussi mettre les choses au point : lorsque M. Démétrius Dragacci a été relevé de son poste de chef du SRPJ, il a été nommé chargé de mission jusqu'à sa retraite, auprès de Bernard Gravet, directeur central de la police judiciaire. M. Démétrius Dragacci, que l'on ne saurait confondre - au surplus depuis qu'il est à la retraite - avec un chef de SRPJ en activité en Corse, s'est cru obligé de régler ses comptes sur un certain nombre de points, dont certains revêtaient un caractère judiciaire, y compris sur ce que l'on appelle " la note Bougrier ". Que l'on ne s'attende pas à ce que je m'attarde sur ce sujet. Ce que je sais, c'est que j'ai fait nommer Frédéric Veaux, affecté préalablement au SRPJ de Marseille. Il a travaillé comme je l'entendais, notamment avec la brigade de recherches, d'enquêtes et de coordination - la BREC - créée en son temps en Corse et confiée à mon ancien garde du corps lorsque je servais en Nouvelle-Calédonie, François Griselli. Je pense que si nous avons réussi à sortir un certain nombre d'affaires, cela est dû à une entente entre les services. Il convient de substituer l'harmonie là où régnaient des tensions.
Puisque vous m'avez demandé ce que j'allais entreprendre, je précise qu'il ne faut pas parler au futur, mais prendre acte du passé, dans la mesure où, depuis que Frédéric Veaux est à la tête du SRPJ, les tensions, que je sache, se sont sensiblement réduites et le travail, je m'en rends compte au sein de l'UCLAT, s'en trouve sensiblement amélioré. Que l'on puisse faire mieux ici ou là, je l'entends bien.
M. Pandraud évoquait un schéma qui n'est ni métropolitain ni traditionnel de spécialisation territoriale des tâches. Confier les villes de Bastia et d'Ajaccio à la gendarmerie nationale, je n'en vois pas la nécessité. Aurait-on démérité ? Il a souligné, au passage, que la gestion des personnels de police ne serait pas à hauteur des enjeux ! Que dois-je répondre ? Que j'ai trouvé, au moment de ma nomination, un taux d'absentéisme médical de plus de 12 % ? Que j'ai changé, moi-même, le médecin chef de la police nationale ainsi que le responsable médical de la police en Corse, compte tenu de la position très en retrait de M. Ceccaldi, que je peux citer, toujours chargé du contrôle médical dans la région PACA ? Que j'ai procédé à la réforme des commissions médicales en cours ? Que j'ai nommé une personne en plus afin de diviser par trois le délai entre le repérage d'une anomalie et le contrôle effectif ? Que j'ai fait aménager de nouveaux locaux médicaux en Corse ?
Je ne suis pas fier de noter que nous comptons encore 6 % d'absentéisme médical en région PACA, car j'estime que l'on devrait atteindre un taux de l'ordre de 3,5 % ou 4 % dans la police nationale.
On a évoqué les magistrats, mais ne devrait-on pas parler des médecins et de ceux qui sont responsables de ce laxisme fondé, non pas sur des difficultés physiques, mais des difficultés qui seraient psychologiques ? Comme si nous n'avions pas, les uns et les autres, des métiers psychologiquement difficiles ! Lorsqu'il fait 10 degrés de plus, cela entraîne-t-il des effets sur la manière de servir en comparaison de celle de nos policiers du nord ?
Il y a là une _uvre de redressement. Je rappelle que j'ai fait révoquer un policier en congé de longue maladie qui, tranquillement, faisait la cuisine avec sa maman, non pas dans une paillote, mais dans un petit restaurant corse. Après un certain nombre d'exemples de ce genre et l'application des réformes avec ténacité dans la durée, nous enregistrerons des résultats. Pour la gestion des hommes - j'insiste - il faut de la ténacité dans la durée et afficher une manière d'être et de convaincre. J'observe, pour avoir reçu moi-même à Paris les syndicats policiers corses que j'ai obtenu leur adhésion. Ils n'y voient pas un élément de méfiance, mais une remise en ordre de nature à leur rendre la confiance et une image positive.
Quant au fait de réserver l'action de police judiciaire à la seule police nationale, je ne puis vous répondre monsieur le député, pour l'excellente raison que l'on touche là à l'organisation judiciaire du pays, ce qui ne relève pas de ma compétence. Je peux toutefois dire, à l'usage, que dans la vie il faut faire montre de beaucoup d'humilité et de modestie parce qu'il y a de bons jours et de mauvais jours, de bonnes et de mauvaises années. Je peux vous dire combien j'aurais voulu que le juge Thiel, lorsqu'il confia l'affaire de Pietrosella aux gendarmes, eût, avec eux, des résultats positifs et que nous eussions pu gagner du temps sur l'identification de ces gens, qui se sont révélé être les membres du " commando Erignac ". Nous avions la piste du pistolet sans autre fil conducteur. Nous nous sommes retrouvés après - j'y ai contribué, je crois - unis dans le traitement de l'enquête et nous avons pu comprendre l'ensemble. Peut-être, pour une affaire qui concerne la police nationale, nos amis gendarmes auront-ils demain le " tuyau " et tiendront-ils le fil conducteur qui permettra de mener à bien l'enquête ? Ce ne sera alors, ni la police, ni la gendarmerie qui gagnera, mais l'Etat. Je constate - c'est l'ancien préfet qui s'exprime - que la guerre est plus souvent celle des chefs que la guerre territoriale des responsables locaux. Laissons ces derniers mener leur travail selon leur éthique, sans querelle de boutique, et l'on obtiendra de bons résultats parce que les gens ont le sens de la camaraderie.
M. le Rapporteur : Des articles de presse, lors de l'affaire de la paillote, exprimaient des réactions de policiers assez ironiques vis-à-vis de leurs " amis " gendarmes. Une concurrence exacerbée peut expliquer beaucoup de choses en Corse car, sans doute, la situation y est-elle plus difficile et la pression plus forte qu'ailleurs pour tous les services de sécurité. Il peut exister une concurrence fructueuse, mais tel ne semble pas être le cas. On a le sentiment au contraire que les services, au lieu de collaborer, ne travaillent pas ensemble, voire se mettent des bâtons dans les roues, comme l'a montré le déroulement de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac.
A partir des auditions auxquelles nous avons procédé, le constat est indiscutable sur ce point et je partage la position exprimée par le président. Dès lors que faut-il faire pour essayer d'améliorer la situation ? Faut-il aller dans le sens d'une plus grande spécialisation ? Ou, au contraire, la spécialisation n'est-elle pas un élément qui favorise la concurrence, chaque service essayant d'accaparer un champ d'activité et une certaine forme de pouvoir ? Comment parvenir à une meilleure unité dans l'action et renforcer la collaboration à la fois entre la police et la gendarmerie et, au sein de la police, entre les différents services ?
M. Christian PAUL : Mes interrogations me conduisent sur la même voie. Je crois en effet que si l'on prend pour base les dix-huit derniers mois, c'est-à-dire la période qui a suivi l'assassinat de Claude Erignac, on relève un certain nombre de dysfonctionnements déjà connus qui ne sont bien sûr pas tous imputables à la police nationale. Néanmoins, il nous revient de procéder à un diagnostic le plus précis possible et pour cela nous avons besoin de votre lecture de cette période et de ces événements, à la fois au sein de l'institution que vous dirigez et, au-delà, dans ce que vous pouvez observer du fonctionnement de la justice, voire des autres services de sécurité. Pour ma part, et pour prolonger les propos du président et du rapporteur, j'ai observé au moins cinq types de dysfonctionnements majeurs.
Le premier est la porosité généralisée à l'égard de la presse de tous les dossiers en cours d'instruction, y compris ceux confiés aux services de la police judiciaire. Cela n'est pas récent et ne date pas des dix-huit derniers mois, mais cela me paraît être un des éléments qui contribue au malaise que nous avons constaté avant même la création de la commission d'enquête.
Deuxième élément, la rivalité entre les magistrats parisiens chargés de la lutte antiterroriste.
Troisième point, la compétition police-gendarmerie qui s'est particulièrement illustrée au cours des dix-huit derniers mois.
Quatrième point, la méfiance à l'égard des services de police situés en Corse. A cet égard, les changements que vous avez évoqués n'ont pas pour autant diminué la méfiance à l'égard de ces services, qu'elle émane des magistrats ou du corps préfectoral.
Cinquième point, le conflit ou la défiance entre les magistrats parisiens et les magistrats des tribunaux corses. Certes, là aussi, le changement d'un certain nombre d'hommes a pu atténuer ce constat ; néanmoins, il a pesé au cours des dernières années.
Au-delà de ce constat, comment améliorer les moyens de régulation et de contrôle ? S'il y a un déficit structurel en ces domaines, comment le combler ? Encore une fois, ma question dépasse la seule police nationale, mais je crois que celle-ci ne peut remplir sa mission que si l'ensemble de la régulation est assuré. Vous avez cité le rôle de l'UCLAT, je crois que c'est un lieu de synthèse et de réflexion mais pas une instance de coordination à proprement parler. Dès lors n'y a-t-il pas un manque de pilotage de l'ensemble de ces services ?
M. le Président : Voilà, monsieur le directeur général, des questions précises, auxquelles nous souhaiterions des réponses tout aussi précises.
M. Didier CULTIAUX : M. le Rapporteur a évoqué l'hypothèse d'une plus grande spécialisation. La réponse dépend de ce que l'on met sous ce vocable. L'expérience montre que si l'on veut être pertinent dans la lutte antiterroriste, il faut disposer de personnels de la police nationale spécialisés dans ce type de dossiers. En faut-il dans la gendarmerie nationale ? C'est une question à étudier. Ne faut-il pas traiter la DNAT un peu comme un office central regroupant toutes les affaires afin d'éviter qu'un dossier comme celui de Pietrosella soit détaché momentanément pour des raisons de compétence territoriale ? Se pose également la question de la spécialisation des juges en la matière. Les avis sont partagés. Certains estiment que cette spécialisation entraîne un abus du recours au concept d'" association de malfaiteurs " ; d'autres font des déclarations après avoir été placés sous dépôt durant plusieurs mois.
La spécialisation rencontre deux types de limites : l'organisation territoriale et la tradition.
La force d'un système policier et judiciaire au sens large tient à sa bonne couverture territoriale. La territorialisation va à l'encontre de la spécialisation car elle privilégie la dimension " espace " par rapport à l'aspect " type de dossier ". Encore que, par la suite, l'on sache distinguer un " dossier de sang ", dans notre jargon, c'est-à-dire de droit commun, d'un dossier mafieux ou d'un dossier économique et financier.
La spécialisation rencontre aussi des limites du fait des traditions. On a bien suivi les termes du débat en Belgique avec l'affaire Dutroux, où la gendarmerie s'est trouvée absorbée. Mais ce pays est livré actuellement à des convulsions que nous ne souhaitons pas pour la France et l'on peut se poser la question de savoir si l'Etat Belge a les moyens d'assurer ses structures de base. En tout cas, il existe un modèle dual en France et notre tâche, me semble-t-il, est de le faire vivre intelligemment en faisant en sorte que les textes soient appliqués dans à la lettre comme dans leur esprit.
Cela me conduit à évoquer un autre aspect de la question : le déballage médiatico-judiciaire. La course à l'information, au scoop est omniprésente. Les journalistes disposent souvent de bons " tuyaux " - il y a de très bons journalistes que j'ai appris à connaître à la lecture de leurs chroniques ou en les rencontrant ici ou là - et puis, il est clair que certaines personnes utilisent les journaux pour faire passer des messages.
J'ai moi-même été entendu par le juge Jean-Paul Valat en février de cette année à la suite de la fuite du rapport Marion dans Le Monde au mois de décembre 1998. Il est tout de même scandaleux que la presse ait pu disposer du rapport Marion sur le cas Filidori alors qu'il concernait une procédure judiciaire en cours ! Je ne crois pas que la police nationale était en quoi que ce soit responsable de cette fuite. Nous en étions marris et le contrôleur général Marion, à l'époque, a souhaité être protégé dans son action.
Autre exemple : lorsque, à la Pentecôte, nous sommes passés à l'action et alors que nous ne savions pas que Yvan Colonna était dans le coup, un article très détaillé est paru dans Le Monde. Sorti à 13 heures 30, ameutant certains, il a été faxé en Corse et a été utilisé dans une prise d'interview ! On ne nous a pas facilité la tâche !
S'agissant de la même enquête, Le Monde - de nouveau - a publié un article qui permettait d'identifier les quatre personnes décrites. Il est évident que ce système médiatico-judiciaire - certes ancien, mais je ne veux pas remonter aux affaires Dreyfus et Stavisky - pose un vrai problème, non pas de droit, mais de déontologie.
Vous évoquiez la rivalité entre les magistrats antiterroristes ; il est de tradition de dire qu'ils se divisent en deux clans. Je n'ai pas à le vivre, c'est plutôt la police judiciaire qui a à le vivre, mais si tel est le cas, il existe des éléments de régulation au sein même de la justice.
Sur la compétition entre police nationale et gendarmerie nationale, je souhaite compléter mes propos initiaux pour répondre à l'intervention du rapporteur. Observez bien une réalité - je suis prêt à venir passer une soirée avec vous et à reprendre tous les articles de journaux : combien d'articles contiennent des déclarations ironiques de policiers à l'encontre des gendarmes ? Vous n'en trouverez pas beaucoup ! J'ai réuni tous mes directeurs sur une affaire que j'avais détectée en précisant clairement que l'on ne se réjouissait pas que l'Etat se tire une balle dans le pied. J'ai ajouté que je prendrai des sanctions sur le moindre commentaire que j'entendrai, soit dans " ma maison ", soit en dehors. Je crois que les gens se sont tenus à cette discipline. Pourquoi ? Parce qu'ils avaient le sentiment qu'un travail de redressement dans tous les domaines de l'Etat, qui avait duré des mois, rencontrait là une difficulté majeure qui compromettait momentanément l'action engagée.
Pour ce qui est de la méfiance à l'égard des services locaux de la police nationale, vous interrogerez les différents préfets en poste en Corse. Je constate simplement qu'ils ne m'en ont pas fait part ; qu'il s'agisse de M. Bernard Lemaire, de M. Francis Spitzer ou de M. Jean-Pierre Lacroix, j'ai toujours perçu la plus grande confiance. Quant à M. Bernard Bonnet, vous sonderez les reins et les c_urs.
Avec la question des moyens de régulation et de contrôle, nous abordons un problème plus difficile qui, en réalité, revêt deux aspects. La régulation c'est effectivement, dans le système français, l'animation, la coordination, l'orientation. Il faut être sur l'affaire, il faut faire en sorte qu'on vous rende compte, il faut détecter la tension ou la crise au moment où elle se noue afin d'arranger les choses.
Monsieur Pandraud, je vous réponds au passage - mais vous le savez d'expérience - le directeur des affaires criminelles et des grâces est l'interlocuteur principal du DGPN. J'entretiens d'excellentes relations avec le directeur des affaires criminelles et des grâces et les sous-directeurs compétents. Je leur dis ce que j'ai à leur dire. Je me rends chaque soir à une réunion de police avec le directeur de cabinet et le directeur adjoint de cabinet du ministre sur les affaires qui me concernent. Lorsque j'estime que l'une d'entre elles n'est pas de ma compétence, mais de celle du cabinet du ministre en relation avec le cabinet du garde des sceaux, je demande qu'elle soit traitée à ce niveau. Le préfet de région, je pense, agit à l'identique en Corse avec le procureur général.
Le contrôle doit être entendu au sens du droit français et non selon le modèle anglo-saxon du general accounting : c'est un contrôle pré-disciplinaire. Effectivement, nous ne sommes pas assez vigilants et lorsque je dois envoyer l'inspection générale de la police nationale pour répondre à un certain nombre de dysfonctionnements, c'est que nous agissons trop tard. Mais j'ai déjà pris une résolution et des dispositions depuis plusieurs mois qui dépassent le cadre de la Corse. J'ai fait reprendre les dossiers de la police nationale depuis trois ans et j'ai demandé que l'on analyse les cas les plus fréquents et les plus patents de dysfonctionnement, les difficultés les plus évidentes. A partir de là, j'ai demandé à l'inspection générale de présenter des recommandations sur les actions à mener en vue d'un meilleur fonctionnement et d'une meilleure alerte de la chaîne hiérarchique, ainsi que des propositions pour améliorer la formation initiale et continue des personnels de police. Le sujet est sérieux, il appelle une action de fond et une action imaginative. En tout cas, à mes yeux, cette question inclut la Corse mais la dépasse.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Je voudrais vous poser deux séries de questions. La première concerne les rapports entre M. Marion et M. Dragacci : avez-vous été amené à les réunir pour les " confronter " et êtes-vous au courant des accusations que M. Marion porte à l'encontre de M. Dragacci sur la recherche des assassins du préfet Erignac ? La seconde concerne également cette enquête mais sous l'angle des rapports avec le gouvernement : avez-vous le sentiment que la police a été privilégiée par rapport à la gendarmerie ou, au contraire, qu'en raison des dysfonctionnements constatés au sein des services de police, la gendarmerie a pu se sentir épaulée et soutenue pour mener l'enquête ? De ce point de vue, quel était le rôle régulateur, à vos yeux, de Philippe Barret ?
M. Didier CULTIAUX : Sur le premier point, je n'ai jamais eu à réunir M. Marion et M. Dragacci, dans la mesure où l'affaire qui les opposait a duré moins de deux mois. D'entrée de jeu, j'ai proposé au ministre un binôme - Bernard Squarcini-Roger Marion - avec une logique d'enquête. Je suis parti de l'idée qu'il y avait eu un assassinat au sud et une revendication au nord, qu'il y avait donc une dissidence de la dissidence, un acte refondateur, et qu'il fallait par conséquent ouvrir toutes les portes avant de les refermer une à une. Cette stratégie a pris du temps, à partir de la rencontre " Castela-Ferrandi " du mois d'août à Ajaccio. Ayant reçu l'un et l'autre, j'ai simplement constaté qu'il y avait des tensions et une manière de faire qui les séparaient. M. Dragacci avait déjà été en poste en Corse, il est profondément corse et profondément anti-nationaliste. Il avait sa manière de voir, de faire, avait ses propres réseaux, ce qui pouvait générer des concurrences alors que nous ne pouvions pas nous permettre de ne pas avoir une unité de vue et d'action, pour le meilleur et pour le pire.
Roger Marion n'a jamais proféré la moindre accusation devant moi sur la complaisance de M. Dragacci, originaire de Cargèse, envers tel ou tel assassin supposé d'Erignac. Le ferait-il qu'il devrait m'en apporter la preuve et, jusqu'à preuve du contraire, je considère Démétrius Dragacci comme un très honnête homme, irréprochable - en tout cas sur ce chapitre. Au vu de sa carrière, je le considère comme un bon et grand flic. Simplement, il y a des phases dans la vie ; il faut savoir les organiser et prendre ses responsabilités. Quant à moi, je ne fais pas de rapprochements Cargèse-Colonna comme cela ; ce serait trop facile vis-à-vis des êtres et trop lourd de conséquences.
Sur le second point, l'organisation du travail au cabinet était très simple. Le ministre de l'Intérieur a considéré, dès 1997, en application de la politique définie par le premier ministre que la Corse était une affaire interministérielle, chacun intervenant dans son domaine de compétence sans que l'on mélange les rôles. Il en a tiré les conséquences en ce qui concerne son cabinet. Philippe Barret, outre la communication et la formation de la police - c'est avec lui que j'ai préparé la réforme de la formation de la police - avait en charge les dossiers interministériels de la Corse : développement, aménagement du territoire, affaires bancaires, fiscales, dossiers du Crédit agricole, de la CADEC... En accord avec lui et avec Bernard Bonnet, j'ai envoyé un avion pour déménager toutes les archives du Crédit agricole et les mettre à l'abri au siège de la sous-direction des affaires économiques et financières de la police judiciaire. L'on ne sait jamais, il peut y avoir une bombe ou un incendie qui détruise des preuves, et le ménage, comme le tri des documents, sont mieux faits à Nanterre !
Philippe Barret était compétent pour toutes les affaires interministérielles, Patrice Bergougnoux s'occupait, quant à lui, de la lutte contre le terrorisme et du maintien de l'ordre. Voyant Philippe Barret épisodiquement et en tant que de besoin sur des affaires comme celles du Crédit agricole et de la CADEC et rencontrant Patrice Bergougnoux sur les affaires de terrorisme et de maintien de l'ordre, je savais très bien comment s'organisait la répartition des compétences et je n'ai pas eu connaissance de préférences - s'il en avait - ou d'interventions de Philippe Barret à l'encontre de la police nationale. Je dirai simplement, mais c'est un témoignage personnel, que lorsque j'ai travaillé avec lui - notamment pour la formation de la police nationale - j'ai trouvé quelqu'un de très intéressé, de très impliqué et qui m'a apporté tout son soutien.
M. le Président : Je voudrais vous poser quelques questions précises et tout d'abord : êtes-vous favorable au maintien de la fonction de préfet adjoint pour la sécurité en Corse ?
M. Didier CULTIAUX : J'y suis très favorable. Il y a l'arbre et la forêt. L'arbre, ce sont les individus, la forêt, ce sont les institutions. Les institutions valent par les individus que l'on y nomme. Peut-être faudrait-il moins de soubresauts et laisser le préfet adjoint en place pendant au moins deux ans, mais les deux préfets de Haute-Corse et de Corse-du-Sud sont dans une situation insulaire avec des arbitrages parfois délicats à opérer sur l'emploi des forces mobiles, des conflits sociaux et d'autres gros dossiers à traiter. Il faut, me semble-t-il, une personne pour préparer les décisions en amont et, en aval, pour les exécuter. Présidant les réunions de l'UCLAT, je suis persuadé qu'un préfet délégué joue pleinement son rôle en la matière. C'est d'ailleurs la position que j'ai prise à la suite du rapport de l'inspecteur général Limodin. Je n'en ai pas varié et je l'ai clairement indiqué au ministre.
M. Le Rapporteur : Pensez-vous que le préfet adjoint pour la sécurité actuellement en poste en Corse a l'autorité nécessaire pour jouer ce rôle ?
M. Didier CULTIAUX : Posez-vous la question de la personne ou de l'institution ?
M. le Rapporteur : De la personne.
M. Didier CULTIAUX : Francis Spitzer a montré en tant que militaire d'abord, puis comme membre du corps préfectoral une grande capacité, une grande déontologie. Dès lors qu'il a recueilli la confiance de ses chefs et que ceux-ci savent l'utiliser au mieux de ses capacités, il sait donner le meilleur de lui-même.
M. le Rapporteur : Il a tout de même vécu une période au cours de laquelle l'essentiel de ses compétences a été accaparé par le préfet Bonnet. L'on a du mal à comprendre aujourd'hui comment la même personne peut jouer pleinement son rôle dans un mode de fonctionnement complètement différent.
M. Didier CULTIAUX : Il faut faire confiance à l'intelligence des gens. Lorsqu'ils ont subi un système plutôt qu'ils ne l'ont voulu, et qu'ils vivent dorénavant dans le cadre d'un système où le préfet Lacroix fait tout ce qu'il faut pour que l'équipe soit soudée, tout va bien.
M. le Président : Si je vous ai bien compris, le fonctionnement de l'UCLAT vous donne satisfaction en tant que directeur général. Ce n'est pas le sentiment que nous avons retenu des auditions des différents fonctionnaires qui participent à cette structure mais, de votre point de vue, c'est un élément indispensable ?
M. Didier CULTIAUX : Nous avons connu un certain nombre de changements de gouvernement depuis 1984. S'il est une structure qui a été maintenue, c'est bien celle-là ! Il faut avoir une vision d'ensemble. Souhaite-t-on un directeur général de la police nationale ou non ? Si l'on veut une police nationale, peut-être faut-il un directeur général. Si l'on veut un directeur général, encore faut-il lui donner des moyens d'action institutionnels. Mes prédécesseurs, puis moi-même, avons été chargés de l'UCLAT. Sur des semaines de 70 heures de travail, cela occupe dix heures.
M. le Président : Cela ne signifie pas pour autant que la tâche soit forcément utile !
M. Didier CULTIAUX : Non, mais cela signifierait alors que le directeur général est inefficace !
M. le Président : Monsieur le directeur général, vous n'êtes pas en cause et personne n'a posé la question du maintien ou de la suppression du poste que vous occupez ; rassurez-vous ! Nous nous interrogeons simplement sur l'utilité de réunions, sans doute un peu formelles, où les choses ne se disent pas très clairement compte tenu des rivalités qui existent entre les participants.
M. Didier CULTIAUX : Je me suis mal expliqué, monsieur le Président. En réalité, il existe trois formations de l'UCLAT. La première, restreinte, est composée de cinq personnes, pouvant à tout moment être présentes dans le bureau du directeur général : le responsable de l'UCLAT, les renseignements généraux, la police judiciaire et telle ou telle personne en tant que de besoin. La deuxième est élargie à l'ensemble des services de la police nationale et au corps préfectoral. Enfin la troisième est interministérielle.
Je ne vous ferai pas l'affront de vous laisser croire que certains ne sont pas tentés de faire de la rétention d'informations dans un système interministériel - détenir l'information c'est exercer une partie du pouvoir. Naturellement, je l'imagine, jusqu'au jour où, parce qu'ils ont fait de la rétention au mauvais moment, cela leur retombe sur le nez. A l'inverse, faites-moi le crédit de penser qu'au niveau même de la direction générale et dans les deux premières formations de l'UCLAT tous les policiers ont intérêt à être complets, loyaux et efficaces avec leur directeur général. L'organisation en trois cercles est une précision importante pour comprendre le fonctionnement de l'UCLAT ; pardon de ne pas vous l'avoir dit plus tôt.
M. le Président : La précision est utile, en effet. Sans ce type d'organisation, on pourrait penser que la place est laissée libre aux baronnies qui se constituent au sein des différents services, car c'est malheureusement ce que l'on peut observer.
Autre question précise : connaissiez-vous personnellement le préfet Bonnet ? Comment expliquer qu'il ait, dès son arrivée en Corse, privilégié systématiquement la gendarmerie au détriment des services de police, considérés comme douteux à ses yeux ? Qu'est-ce qui a pu l'inciter à mettre en place une structure particulière au sein de la gendarmerie nationale et à orienter systématiquement le travail vers celle-ci plutôt que vers la police ?
M. Didier CULTIAUX : Je perçois les choses différemment. J'ai assisté à l'installation de Bernard Bonnet en Corse avec le ministre. J'ai connu Bernard Bonnet à deux époques. D'abord, lorsqu'il était directeur de la police territoriale auprès de Bernard Grasset, directeur général de la police nationale. Au demeurant, j'ai eu d'excellentes relations techniques avec lui. Et puis nous avons entretenu des relations plus amicales, plus approfondies, lorsqu'il a été préfet des Pyrénées-Orientales ; j'étais moi-même préfet de l'Aude. Il avait été secrétaire général de l'Aude où il comptait des amis, nous les avons rencontrés ensemble. Nous avions des problèmes communs à traiter et nous préparions les conférences administratives régionales qui avaient lieu à Montpellier. En général, cela se passait de la meilleure manière et avec la plus grande courtoisie ; de temps en temps, l'un de nous demandait un peu plus et c'était " à charge de revanche ".
Je n'ai pas eu le sentiment dans nos conversations et dans un premier temps que Bernard Bonnet arrivait avec une prévention forte vis-à-vis de la police nationale et s'en méfiait dans tous ses compartiments. Je pense qu'il voulait éviter des fuites et qu'il considérait que beaucoup de personnes parlaient dans la police nationale alors que, moins on en disait, mieux on se portait.
Parallèlement, en ce qui concerne le maintien de l'ordre et la lutte contre la délinquance de droit commun, je ne vois pas en quoi il y aurait eu " deux poids deux mesures " entre la police et la gendarmerie. Tout s'est passé comme cela devait se passer.
Ensuite, sur l'enquête Erignac, il a fallu que je lise Le Monde pour découvrir que des documents avaient été remis par le préfet Bonnet au mois de décembre ! Pour le reste, c'est l'intéressé qu'il faut interroger sur sa façon de voir l'Etat et la manière de conduire sa mission. En ce qui me concerne, je n'ai pas à sonder les reins et les c_urs.
Sur ce point particulier, je dirai simplement ceci, qui va peut-être vous surprendre : Henri Mazères a été mon collaborateur pendant 18 mois lorsque j'étais préfet de Seine-et-Marne. Je l'ai beaucoup apprécié en tant que chef du groupement de gendarmerie de ce département. J'avais découvert, au départ, un informaticien de grande valeur, un électronicien passionné par les technologies modernes, mais apte au commandement, capable de couvrir le terrain et prêt à donner de sa personne. Ce qui me frappe le plus dans cette affaire, c'est ce qu'il est advenu d'Henri Mazères ; il y a là, pour moi, un mystère humain. Il a prononcé des aveux et, personnellement, au regard de la perception que j'ai de l'homme, je ne m'en remets pas, parce que je suis malheureux.
M. le Président : Il est toujours difficile de distinguer, en Corse, les affaires terroristes liées à une forme d'action politique des affaires de droit commun, tant les choses sont étroitement mêlées. Partant de ce constat, le recours quasi systématique à la DNAT vous paraît-il approprié ? N'y aurait-il pas intérêt à laisser traiter les dossiers le plus souvent possible par les services de police locaux qui n'auraient pas, dès lors, le sentiment que l'on cherche systématiquement à les priver de l'action quotidienne qui doit être la leur ?
M. Didier CULTIAUX : Je répondrai que tout est une question de dosage. Vous êtes parti d'un constat extrêmement préoccupant qui a énormément nui à la vie en Corse au cours de ces dernières années. A l'inverse, la saison touristique qui vient de s'achever prouve que tout le monde se porte beaucoup mieux lorsque le système politico-mafieux s'efface.
L'affaire Bastia Securità est traitée normalement par le tribunal administratif ; elle peut être traitée localement par le tribunal de commerce. Il pourrait y avoir des actions civiles ou pénales à ce niveau-là. Pour les affaires du Crédit agricole, de la CADEC, il en va de même. Mais pour un hold up ou une action violente, surtout lorsqu'elle n'est pas revendiquée, il est difficile de savoir à qui l'attribuer. Prenons le cas de l'assassinat d'un voyou - paix à son âme - Dominique Savelli, 27 ans, commis boucher, dont le meurtre a été revendiqué par Armata Corsa : on ne peut pas passer à côté ! Peut-être a-t-on des idées là-dessus. Il faudra bien que les nationalistes fassent le choix entre l'action politique et l'action violente en n'essayant pas de passer de l'une à l'autre, selon leurs intérêts du moment. Je ne vois pas comment des services locaux, non spécialisés, pourront régler ce type de problèmes. Il n'y a pas de vérité absolue, il n'y a que des vérités relatives et des problèmes de dosage.
J'ai pris mes fonctions officiellement le 9 et effectivement le 8 février de l'an dernier et je voudrais vous faire part d'un constat : le fait que la police antiterroriste ait été un tant soit peu écartée ou que l'on n'ait pas eu recours à elle en Corse pendant les trois ou quatre années précédentes a été de nature à amoindrir les sources, les réseaux, les réactions et la manière de faire. Si je puis vous dire les choses simplement, sur les affaires basques, manifestement on n'avait pas perdu la main et l'efficacité était plus grande. Certes, avec de la méthode et des équipes, l'on peut s'y remettre vite et fort, mais tout de même, en matière policière, il y a un besoin de persévérance, de mémoire, de logique et de réseaux.
Face au vrai problème que vous soulevez de concurrence entre un système national spécialisé et un système local polyvalent, il faut jouer au maximum la complémentarité, ce qui suppose qu'en amont magistrats et policiers, analysant une affaire en cours, puissent connaître sa nature et son identité de la façon la plus sûre.
M. le Président : Je vais prolonger cette question par des interrogations sur le fonctionnement de la justice. Comment voulez-vous obtenir des résultats de la part des juridictions locales lorsque des magistrats antiterroristes débarquent en Corse avec une mise en scène qui s'apparente plus au théâtre qu'à la mise en _uvre de l'action judiciaire proprement dite ? Comment voulez-vous que des magistrats locaux qui rencontrent sans doute des difficultés de tous ordres ne soient pas froissés du déploiement de moyens accordés aux magistrats antiterroristes quand ils envisagent la reconstitution, dans les conditions que l'on sait, de l'assassinat de M. Erignac ?
Il en est de même du fonctionnement des services de police. La suprématie que l'on donne à la DNAT risque, à terme, de gêner l'action des services de police au plan local qui comprennent, je vous l'accorde, des fonctionnaires compétents et dotés de qualités ; vous soulignez vous-même celles de Frédéric Veaux que vous avez désigné il y a quelques mois, il y en a sans doute beaucoup d'autres, nous en avons rencontrés quelques-uns. Le fait de toujours porter aux nues la DNAT contre les services locaux ne facilite pas l'élucidation des autres crimes et délits. Vous parlez de succès ; on pourrait atténuer ce propos à la vue des taux d'élucidation des crimes et délits liés au terrorisme qui ne sont pas exceptionnels. Faut-il appartenir à la DNAT pour savoir qu'Armata Corsa est une résurgence d'autres formations nationalistes avec sans doute, à sa tête, François Santoni ? Tout le monde en parle, surtout en Corse. Il n'y a pas besoin d'être à Paris pour disposer de ce genre d'informations ! L'informateur du préfet Bonnet ? Nul besoin d'être à la DNAT, il suffit de se rendre à Ajaccio au premier bistrot du coin pour connaître son nom ! Les fonctionnaires en poste en Corse disposent d'autant d'informations que ceux de la DNAT, et je trouve que cette façon - excusez l'expression - de " rouler des mécaniques " est assez déplaisante pour ceux qui sont sur place. En laissant perdurer le système, vous tuez les énergies qui peuvent se manifester sur l'île. Créer une différence entre la Corse et le reste du territoire national c'est aussi marginaliser d'une certaine manière la Corse. C'est un choix lourd de conséquences, y compris dans le cadre du rétablissement de l'Etat de droit.
M. Didier CULTIAUX : Je vous ferais observer, monsieur le président, que vos propos ne prennent plus la forme de questions ; ce sont des affirmations, dont j'ai cru déceler qu'elles comportaient largement une portée politique.
M. le Président : Non, elles ont une portée dans le cadre des travaux d'une commission d'enquête que je m'efforce de conduire avec le maximum d'objectivité, constatant que certaines choses ne fonctionnement pas très bien, aujourd'hui comme hier. C'est aussi simple que cela.
M. Didier CULTIAUX : Je rappelle au passage que pour l'ensemble des services de police, le taux d'élucidation est de 43 pour mille en Corse alors qu'il est de 30 pour mille sur le continent.
M. le Président : Mais de quelles affaires parlez-vous ?
M. Didier CULTIAUX : Je l'ai précisé, de l'ensemble des affaires.
M. le Président : Oui, cette réponse nous a été donnée par le ministre de l'Intérieur et par ceux qui l'ont précédé, mais je crois qu'il convient de la relativiser.
M. Didier CULTIAUX : Vous trouverez dans les réponses écrites à votre questionnaire, les taux d'élucidation des homicides depuis une quinzaine d'années. Quant à moi, je n'emploie pas le mot de suprématie pour la DNAT ; j'emploie celui de spécialisation et j'y suis très attentif.
M. le Rapporteur : Le responsable de la DNAT apparaît fréquemment dans les médias, donne des interviews à de nombreux journaux. Il apparaît comme la " star " de la police nationale, comme une espèce de vitrine. Nous avons la conviction que, derrière tout cela, il y a autre chose que le traitement d'une forme de terrorisme qui reste particulier. Le terrorisme corse n'est pas le terrorisme international que la DNAT a légitimement et logiquement vocation à traiter ; c'est tout de même - mis à part naturellement l'assassinat du préfet Erignac, son acte le plus grave - un terrorisme " provincial ", si j'ose dire.
M. Didier CULTIAUX : Ah bon ! De temps en temps, il va jusqu'à Marseille ou Nice et même jusqu'à Strasbourg !
M. le Rapporteur : Ce n'est pas le terrorisme que l'on a connu au Pays basque ou en Irlande. Il faut aussi analyser la nature de ce terrorisme sans pour autant vouloir minimiser ou excuser les faits. Face à ce terrorisme assez particulier, le dispositif mis en _uvre apparaît comme extrêmement lourd et on a parfois l'impression qu'il fait " exister " médiatiquement ceux qui sont chargés de l'appliquer.
M. Didier CULTIAUX : Monsieur le rapporteur, nonobstant le respect que je vous dois, je voudrais vous dire ceci : lorsque l'on a fait travailler, quatorze mois durant, 150 policiers, que l'on a eu, à partir d'un logiciel, " l'éclair Ferrandi-Hertz " ; que l'on a analysé toutes les communications téléphoniques et que l'on a décidé à la suite de ce travail, à la Pentecôte, d'envoyer quatre avions pour, à six heures et demie, travailler en quatre endroits différents et faire " craquer " l'affaire, vous savez, dans ces cas-là, l'on ne pense pas à se porter au pinacle ! On ne joue pas à la star, on ne se crée pas une vitrine, on est tout simplement en train d'essayer de trouver l'issue d'une enquête sur une affaire prioritaire. Si j'ajoute que la victime était mon ami Claude Erignac et un membre du corps préfectoral, je dirai que cela motive et permet de tempérer une partie des propos que vous venez de tenir.
M. le Président : Je vous rappelle, monsieur le directeur général, que dans cette commission d'enquête les propos sont évidemment libres, les questions tout autant...
M. Didier CULTIAUX : Et les réponses aussi !
M. le Président : ... et que les personnes entendues déposent sous la foi du serment. Ce que nous souhaitons ce sont des éléments clairs, précis, qu'il n'y ait aucune ambiguïté dans vos propos afin que leur éventuelle transcription dans le rapport de la commission ne soit pas déformée. Il est souhaitable que nous allions au fond des choses, même si certaines questions peuvent froisser le directeur général de la police nationale. Il en va ainsi, comme il en a toujours été et cela perdurera. Je n'exprime pas là une opinion politique, mais le souhait d'être éclairé. Permettez-moi de vous dire que l'éclairage que vous nous apportez ne correspond pas tout à fait à celui des autres auditions auxquelles nous avons procédé. Je tiens à vous le dire parce que la mise en garde que je lance peut être utile pour l'avenir.
M. Christian PAUL : On a beaucoup parlé de la lutte antiterroriste. Je voudrais revenir sur d'autres aspects de la lutte contre la criminalité en Corse. Je crois en effet que, si le mal corse est grandement nourri par la violence politique, il l'est aussi par les formes mafieuses ou pré-mafieuses de délinquance qui se sont développées dans l'île depuis dix ou vingt ans.
N'avez-vous pas le sentiment que l'accent mis sur la lutte antiterroriste a détourné les forces de sécurité d'autres fronts ? Si non, sur quels terrains l'action de la police et de la justice a-t-elle réellement progressé ? Il y a, en effet, quelques gros dossiers
- Crédit agricole, CADEC - sur lesquels s'est développée, voilà un an ou un an et demi, une action en profondeur, dont les suites judiciaires permettront de marquer des points et d'enregistrer des résultats positifs. Cela dit, de l'avis de beaucoup de spécialistes de la Corse - magistrats, policiers ou journalistes -, le sentiment prévaut que la Corse est en passe d'être contrôlée par des groupes à forte dominante criminelle. Par le passé, on a beaucoup parlé de la Brise de mer, mais sans doute existe-t-il d'autres groupes, y compris en Corse-du-Sud. Avec Jean Glavany, nous avions donné quelques coups de projecteur sur quelques-uns de ces " parrains " corses. Sur ce terrain, l'action menée est-elle ferme, résolue, et pensez-vous qu'elle aboutira à des résultats ?
M. Didier CULTIAUX : C'est une question très importante qui rejoint d'ailleurs vos interrogations sur ce que vous nommez tantôt " la concurrence ", tantôt " la complémentarité " des services. Il est clair que le SRPJ a d'abord pour mission de régler des affaires de droit commun, dès lors que la police de la sécurité publique à Bastia ou à Ajaccio n'y fait point face. J'ai souligné, auprès de vous, l'augmentation de la délinquance économique et financière de droit commun pour laquelle des efforts restent à réaliser. L'autre phénomène - auquel nous avons assisté cet été -, lié à la présence des deux millions de touristes venus en Corse en l'espace de trois mois, est l'augmentation des vols ; incontestablement, c'est moins les autochtones que les visiteurs qui en ont pâti.
Par ailleurs le recours à l'article 40 du code de procédure pénale s'est considérablement développé. C'est dire que beaucoup d'actions sont lancées à l'initiative de l'autorité administrative sur différents sujets - peut-être trop nombreux - posant un vrai problème dans le choix des priorités et la hiérarchisation des enquêtes. Elles revêtent souvent un caractère de contrôle de la légalité avec des conséquences pénales et ont beaucoup occupé, notamment dans les derniers temps.
L'autre aspect que vous avez évoqué est celui de l'existence de groupes financiers à dimension mafieuse. Vous avez fait observer très justement que la Brise de mer relevait désormais davantage du mythe que de la réalité, parce que son dernier grand coup fut la prise de 120 millions de francs en Suisse et qu'un certain nombre de ses membres ont été arrêtés. Je ne dis pas qu'il n'existe pas des appendices ici où là, mais je ne suis pas sûr qu'ils choisissent leur terrain de chasse uniquement en Corse, compte tenu de leurs ambitions, même si l'on peut retrouver ici où là tel desperado dans une affaire d'attaque à main armée. Il est important que nous travaillions entre SRPJ sur le sujet. J'y suis très attentif en relation avec M. Gérard Guilpain, patron du SRPJ de Marseille. D'autres affaires sont liées au MPA, mais vous savez que les intérêts du MPA avec M. Orsoni se sont déplacés plutôt vers la Floride et les Caraïbes, ce qui ne nous empêche pas d'être très attentifs à d'éventuels retours et à d'éventuelles interférences, notamment dans un domaine aussi sensible que les stupéfiants. Pour ce qui concerne d'autres éléments qui figurent dans le rapport Glavany, ils font l'objet d'un travail de police judiciaire que je ne puis développer ici. Nous ne serons jamais trop prudents en la matière, car la Corse représente des tentations, notamment immobilières, avec tout ce que cela peut comporter de combinaisons avec des réseaux bancaires, voire des systèmes internationaux où l'on va chercher quelques paradis offshore.
M. Robert PANDRAUD : Beaucoup de préfets ont-ils un gendarme dans leur cabinet, ce qui semblait être le cas de M. Bonnet au moment où il entretenait des relations très confiantes avec un officier de gendarmerie ? De mon temps cela n'existait pas, est-ce une novation insulaire ou une " novation Bonnet " ?
M. Didier CULTIAUX : Lorsque Bernard Bonnet a été nommé dans des circonstances dramatiques, il a demandé à s'entourer d'hommes de confiance - nous l'avons vu avec son directeur de cabinet - et satisfaction lui a été donnée. Je voudrais simplement faire une observation : lorsque Henri Mazères a pris ses fonctions à la tête de la légion, j'ai eu le sentiment que la hiérarchie de la gendarmerie nationale voulait revenir à la norme et que, le lieutenant-colonel Cavallier se retrouvant chef d'Etat-major auprès d'Henri Mazères, une nouvelle configuration plus hiérarchique était en train de s'établir. C'est tout ce que j'ai relevé de l'extérieur.
Cela dit, imaginons que je me sois retrouvé préfet de la région Corse à ce moment-là, je ne pense pas que j'aurais retenu ce type de configuration, mais j'aurais certainement demandé au gouvernement d'avoir auprès de moi des personnes avec qui j'avais déjà travaillé, pour gagner du temps et disposer d'un fort coefficient de confiance.
M. Robert PANDRAUD : Pour le directeur de cabinet, je ne discute pas. Je posais uniquement la question pour le gendarme.
M. Didier CULTIAUX : Je n'ai pas d'autres références.
M. Robert PANDRAUD : Deuxième question, mais je pense connaître la réponse : un fonctionnaire de la police nationale était-il dans la même situation vis-à-vis de M. Bonnet ?
M. Didier CULTIAUX : Non.
M. Robert PANDRAUD : Je crois que l'on tire un peu sur le pianiste. M. Christian Paul parlait de porosité. Oui, mais dès qu'il y a une enquête judiciaire, l'avocat a connaissance du dossier, par définition. Pourquoi suspecter systématiquement les forces de sécurité et non pas le fonctionnement même de la machine judiciaire ?
M. Christian PAUL : Les journalistes nous le disent !
M. Robert PANDRAUD : Ils ne sont pas obligés de vous livrer leurs véritables sources ! Vous nous dites entretenir d'excellents rapports avec le directeur des affaires criminelles et des grâces - je m'en réjouis - et avec le cabinet du garde des sceaux ...
M. Didier CULTIAUX : Non je n'ai parlé que du DACG !
M. Robert PANDRAUD : ...Mais quel est leur rôle ? Peuvent-ils orienter les doubles saisines police-gendarmerie ? Peuvent-ils donner des instructions aux juges ? Je ne le crois plus si j'en juge par ce qui nous est dit et redit. Partant de là, c'est une interrogation que j'ai depuis longtemps : croyez-vous que l'on puisse vaincre le terrorisme par des méthodes judiciaires ? Ne serait-il pas plus facile et plus efficace de procéder comme par le passé et dans d'autres états à des internements administratifs ? Mais je ne vous demande pas de répondre à cette dernière question.
M. Didier CULTIAUX : Le citoyen Cultiaux et le directeur général de la police nationale peuvent répondre qu'ils sont dans un Etat de droit, dans lequel les procédures judiciaires peuvent être parfaitement appliquées, dès lors que prévaut une volonté commune et le sentiment d'appartenir au même état républicain.
M. Robert PANDRAUD : Citoyen Cultiaux, que signifie l'Etat de droit ? Cela signifie-t-il systématiquement la mise en _uvre de procédures judiciaires ? Je suis désolé, mais nous avons appliqué l'internement administratif à certaines périodes. Il existait alors des garanties et, entre nous, pour la connaissance du milieu local et la résistance aux pressions locales, il m'arrive hélas ! de faire davantage confiance aux membres du corps préfectoral qu'à certains magistrats. Voilà ce que dit le citoyen et le député Pandraud !
Audition de M. Bernard POMEL,
préfet de la Haute-Corse de décembre 1996 à avril 1998
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 30 août 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Bernard Pomel est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Pomel prête serment.
M. le Président : Nous allons entendre M. Bernard Pomel qui a été préfet de Haute-Corse de décembre 1996 à avril 1998.
Monsieur le préfet, vous avez exercé vos fonctions sous deux gouvernements différents. Nous souhaiterions que vous nous expliquiez comment ont fonctionné les forces de sécurité en Corse pendant la période où vous y serviez, quelles étaient les difficultés que vous avez pu rencontrer et, le cas échéant, quelles réformes vous paraissent de nature à y remédier - le rôle de notre commission étant de dégager quelques pistes de réflexions pour l'avenir.
M. Bernard POMEL : Je n'ai pas préparé d'introduction écrite à cette audition, parce que je me suis imposé la règle de ne rien écrire et de ne rien dire publiquement sur la Corse depuis que j'ai quitté l'île en avril 1998 et, en toute hypothèse, tant que je serai en fonction. Je n'ai même pas répondu aux allégations fausses ou erronées que j'ai pu découvrir, soit dans la presse nationale, soit dans des ouvrages sur les événements récents en Corse.
Je développerai successivement trois points : premièrement, le sentiment d'avoir vécu une période exceptionnelle pour l'exercice de l'autorité préfectorale ; deuxièmement, cette situation exceptionnelle justifiait une grande espérance ; enfin, j'ai vécu un événement dramatique aux conséquences désastreuses, mais qui ne me semble pas devoir remettre en cause l'aspiration profonde à la normalité qui existe sur l'île.
Tout d'abord une période exceptionnelle pour l'exercice de l'autorité préfectorale, puisque je suis arrivé en Haute-Corse en décembre 1996, c'est-à-dire après Tralonca et après l'attentat contre la mairie de Bordeaux. La position du gouvernement était alors extrêmement claire, simple, lisible, facile à mettre en _uvre. La seule indication que m'ait donnée le ministre de l'Intérieur était la suivante : " Vous appliquerez dans le département de la Haute-Corse la loi, toute la loi, rien que la loi. " Cette formule a été ma seule ligne de conduite. Cela a été d'une simplicité extraordinaire et d'une grande sécurité pour l'ensemble des fonctionnaires de l'Etat. Je n'ai jamais reçu d'instructions de faire ce que je n'aurais pas eu envie de faire, ni de ne pas faire ce que j'aurais voulu faire. Je considère comme une chance extraordinaire de ne pas m'être trouvé dans la situation qu'ont pu connaître mes prédécesseurs, à savoir d'être soumis à des instructions diverses et de rencontrer sans doute beaucoup de difficultés à exercer l'autorité au nom de l'Etat et du gouvernement dans un département comme celui de la Haute-Corse.
J'ai conçu des inquiétudes au moment du changement politique de juin 1997. Mais j'ai immédiatement été rassuré, à la fois par la déclaration de politique générale du premier ministre et par le discours du ministre de l'Intérieur venu sur l'île et que j'ai accueilli à Bastia le 18 juillet 1997. Ce discours confirmait et confortait la ligne politique claire, limpide, préalablement définie. J'ai essayé de la mettre en _uvre jusqu'au 6 février 1998, jusqu'à cet événement dramatique qu'a été l'assassinat de Claude Erignac.
Ce fut une période exceptionnelle durant laquelle j'ai, au moins à certains moments, beaucoup utilisé les forces de sécurité. Mais je n'ai jamais eu à leur demander - à la suite d'instructions - autre chose que l'application pure et simple du droit dans le département.
Deuxièmement, cette situation exceptionnelle justifiait une grande espérance. Je suis arrivé à une période d'extrême violence en décembre 1996. Elle coïncidait avec l'arrestation des leaders de A Cuncolta et du FLNC-Canal historique, c'est-à-dire l'arrestation de François Santoni, de Marie-Hélène Mattei et de Jean-Michel Rossi, marquée par des manifestations devant le commissariat de Bastia. Trois jours après mon arrivée, la façade du bâtiment de la préfecture destiné à l'accueil des invités a été mitraillée d'une rafale d'armes automatiques. Des impacts de balle criblaient les chambres et les salles de bain. Je n'ai donné aucune publicité à cet acte. Ma seule réponse a été d'ouvrir tous les volets et toutes les fenêtres et de vivre dans cette ville, en donnant le sentiment de ne craindre rien ni personne.
J'ai pourtant vécu deux mois extrêmement difficiles - jusqu'au 15 février 1997 - avec occupation du dépôt pétrolier, que j'ai dû faire évacuer par les forces de police. Après qu'il fut libéré par une intervention tout à fait normale et réussie des forces de sécurité, les manifestants se sont livrés à des actes d'intimidation sur les chauffeurs des camions citernes. Le dépôt était libéré, mais les camions ne circulaient pas et les pompes n'étaient pas alimentées. J'ai dû mettre en place un système de distribution d'urgence pour les usagers prioritaires. J'ai vécu le blocage des carrefours de la Haute-Corse. C'est très simple. Il suffit de bloquer deux carrefours stratégiques pour paralyser la circulation sur le département et en partie sur l'île : le carrefour de Casamozza au sud de Bastia entre la route de la plaine orientale et la route qui part à travers la vallée du Golo vers Calvi et Ajaccio ; le carrefour de Morosaglia, à l'embranchement de la route vers Calvi et Ajaccio. Avec ces deux carrefours, toute circulation dans le département est bloquée ! J'ai vécu des incidents graves, comme l'incendie d'un véhicule de la légion étrangère qui se rendait de Solenzara à Calvi. Les militaires n'ont eu que le temps de fuir à travers champs.
Ce fut une période extrêmement dure, traversée d'attentats toutes les nuits. Je n'ai traité que de questions d'ordre public pendant deux mois. Je l'ai écrit dans mes rapports. Si je n'ai rien rédigé pour cette audition, j'ai sélectionné quelques déclarations que je vous remettrai, monsieur le Président. J'y ai souligné ce qui avait trait à l'état de droit, à la violence et au terrorisme. J'ai apporté également mes rapports destinés au ministère de l'Intérieur. Ils relatent la façon dont j'ai vécu l'exercice de l'autorité préfectorale dans le département de Haute-Corse. Cette période fut donc extrêmement dure, marquée par la dernière nuit bleue, du 1er au 2 février 1997 avec 95 attentats, dont les deux tiers en Haute-Corse - je ne crois pas qu'il y en ait eu, depuis, de cette ampleur.
Le 15 février au soir, on a assisté à l'occupation d'un ferry par des manifestants. Cette action était menée par " une cellule interprofessionnelle de crise " qui traitait à la fois des problèmes de nationalisme pur, suite à l'arrestation des principaux leaders, et des revendications agricoles, rejointes par celles des représentants du secteur hôtelier. Les uns et les autres demandaient l'effacement de la dette et refusaient les mesures gouvernementales d'étalement du remboursement. Ils avaient constitué cette cellule interprofessionnelle de crise, qui a mené les manifestations tout au long de la période. Ces perturbations ont pris fin le 15 février au soir par l'occupation du ferry Danièla Casanova, sur le port de Bastia. Dans des conditions un peu limites - je le reconnais volontiers -, j'ai ordonné l'intervention des forces de l'ordre de nuit sur le port, parce qu'il ne me paraissait pas possible de laisser les manifestants s'installer sur le bateau, risquant d'entraîner le lendemain des perturbations sur la navigation. Quand on sait l'importance de la navigation maritime pour la vie de l'île, il ne semblait pas possible de courir un tel risque. J'ai donc préféré prendre celui d'une intervention de nuit. Elle s'est bien passée et les manifestants ont quitté le bateau au petit matin. L'opération a cependant donné lieu à une polémique, car les occupants du bateau ont simulé un tir venant du bas, comme si les forces de sécurité avaient pu tirer du quai. Ils ont alimenté, deux jours durant, la polémique sur le thème " des forces de police tirent sur d'honnêtes manifestants qui occupent pacifiquement un bateau, pour défendre de légitimes revendications ". La polémique a duré deux jours et n'a pas tenu au-delà. En fait, l'évacuation du bateau, de nuit, dans des conditions difficiles, a marqué la fin de la période d'extrême violence des derniers jours de 1996 et des premiers jours de 1997.
L'atmosphère, ensuite, s'est détendue. Il y a eu, bien sûr, quelques petits attentats relevant de la violence crapuleuse, mais les attentats terroristes ont pratiquement disparu de Haute-Corse, à l'exception du jour du premier tour des élections législatives de 1997, marqué par deux attentats : le premier, la veille au soir, contre la brigade de gendarmerie d'Oletta, l'autre à midi et demi, le jour du scrutin, contre l'immeuble de la DDE à Bastia. Je venais de réconforter les femmes des gendarmes d'Oletta et je m'apprêtais à attendre 16 heures pour envoyer le télégramme de participation de l'après-midi quand j'ai dû aller constater sur place, avec le maire de Bastia, les dégâts énormes provoqués par une charge considérable, évaluée par les artificiers à douze kilos. C'était le premier dimanche des élections à Bastia.
L'été est passé sans violence terroriste et la saison touristique a été bonne. L'automne a été marqué par un retour des manifestations paysannes, mais elles n'avaient plus du tout la même ampleur. Les leaders rencontraient désormais les pires difficultés pour mobiliser quelque trente à cinquante manifestants qui ont occupé l'ODARC. Cet essoufflement confirmait la thèse que je défendais depuis le début de l'année : il fallait bien entrer dans le processus vertueux du remboursement de la dette agricole. Nous avions engagé, avec Claude Erignac, des efforts quotidiens de pédagogie pour expliquer qu'il convenait, sur cette île comme ailleurs, de payer ses impôts et ses cotisations sociales et de rembourser ses emprunts. Le mécanisme commençait à pénétrer les esprits, si ce n'est à entrer dans la pratique. Ceux qui le refusaient, se marginalisaient un peu plus chaque jour.
Il est vrai - et je l'ai dit - que subsistait un noyau d'agriculteurs extrêmement violents appartenant au milieu des agriculteurs nationalistes qui, depuis Aleria, se trouvent au c_ur des problèmes nationalistes de l'île. En raison de leur situation, ils ne pouvaient entrer dans l'application simple de la règle telle qu'elle avait été définie. Ils étaient, depuis trop longtemps, dans une situation tellement irrégulière qu'ils n'auraient pu, en toute hypothèse, entrer dans l'application pure et simple du droit. Ceux qui me préoccupaient, c'étaient moins ceux-là que les quelques dizaines d'agriculteurs qui composaient la frange intermédiaire, lourdement endettée, mais moins marquée par un passé nationaliste, et que l'on devait faire entrer dans l'application de la règle. On ne pouvait pas laisser un nombre élevé d'agriculteurs en marge du droit, surtout s'agissant de vrais agriculteurs. L'existence d'un nombre restreint d'individus incapables de rentrer dans l'application de la règle de droit était un fait incontestable et justifiait la démarche dans laquelle nous étions engagés, visant à résoudre les problèmes des agriculteurs et de l'agriculture en isolant les faux agriculteurs, ceux qui, depuis vingt-cinq ans, défiaient la morale et le droit sur l'île.
J'ai reçu trois d'entre eux, les leaders du mouvement. Ils n'étaient plus, alors, capables de mobiliser des troupes comme ils l'avaient encore fait en début d'année, en bloquant les carrefours ou le dépôt pétrolier. Ils bloquaient l'ODARC. Un attentat avec une charge légère venait juste montrer qu'ils étaient capables de passer de l'intimidation à l'acte. J'ai reçu à cette occasion - et c'est la seule fois que je les ai vus d'aussi près - Mathieu Filidori, Simon Fazi et Roger Simoni, les trois leaders de ce mouvement, qui sont également trois leaders nationalistes de la côte orientale. Je les ai reçus en présence de mon directeur de cabinet - je n'étais pas seul avec eux. La réunion et le dialogue furent extrêmement tendus, mais ils étaient marginalisés par rapport à la grande masse des agriculteurs qui étaient psychologiquement entrés dans la démarche, en acceptant, selon des modalités qui restaient à préciser, le remboursement avec étalement de la dette, en renonçant au moratoire complet.
Les premiers jours de 1998, le mouvement s'est achevé sans qu'ils obtiennent satisfaction et le calme revenu esquissait l'image d'un retour à la paix civile. Nous avions acquis le sentiment qu'une page se tournait. Des amis corses me disaient : " Il se passe quelque chose ! Ce ne sera pas sans soubresauts, mais une ère se termine ". Les vingt-cinq années de violence et de revendications semblaient s'achever. Le mouvement nationaliste était marginalisé, émietté, il n'était plus capable de réunir 50 personnes devant les grilles du palais de justice ou devant le commissariat de Bastia. Même avec les gens de Bastia Securità en face du commissariat, ils ne parvenaient plus à mobiliser. Au point que, dans mes pronostics pour les élections territoriales, je considérais qu'aucune des listes nationalistes ne dépasserait la barre des 5 %. Je me souviens du débat que j'avais eu avec des fonctionnaires de l'Etat, comme avec des amis corses, sur la question de savoir s'il était préférable qu'ils passent la barre des 5 %, pour disposer d'une représentation dans la future assemblée territoriale, ou s'il valait mieux qu'ils ne l'atteignent pas. Pour ma part, je considérais que le message le plus fort serait qu'aucune de ces listes ne passe la barre des 5 %. C'est dire si, à ce moment-là, aussi bien le milieu agricole le plus violent, que les nationalistes, étaient marginalisés. Voilà ce qui justifiait une grande espérance.
Le troisième point, c'est l'événement dramatique que j'ai vécu très douloureusement, tant j'avais des relations amicales et confiantes avec Claude Erignac. Nous avions le sentiment de partager la même conception de l'administration sur l'île. J'avais un léger point de divergence avec lui qui tenait à la répartition des crédits régionaux. Il appliquait la règle du 50/50 et je prétendais qu'elle pénalisait la Haute-Corse qui, tant pour la population que pour la superficie ou le poids économique, appelait une répartition plus juste de 45/55 ou de 47/53. Mais, hors ce débat que nous aurions pu avoir dans n'importe quelle région de France, aucune divergence ne nous séparait sur la manière de mener notre action, chacun dans notre département. Claude Erignac était d'ailleurs très respectueux de la règle d'organisation des pouvoirs publics et n'a jamais interféré dans les attributions du préfet de la Haute-Corse. Cet événement, je l'ai ressenti douloureusement et j'ai vécu plus douloureusement encore les deux mois qui ont suivi et que j'ai passés sur l'île dans l'exercice de fonctions qui n'étaient pas l'exercice normal des fonctions de préfet. Je suis très sévère à l'égard de Bernard Bonnet, car, à mes yeux, il a pris, dès le départ, des positions qui devaient conduire inéluctablement à la situation actuelle. Je considère comme un abominable gâchis la suite des événements sur cette île, après l'assassinat de Claude Erignac. Je pensais que cela devait être l'occasion de réaffirmer la nécessité d'appliquer la loi dans la sérénité, mais avec la plus grande fermeté sur l'île comme sur l'ensemble du territoire national, et non de soumettre la Corse et les Corses au lynchage médiatique, à la gesticulation, et de se livrer à une chasse aux fonctionnaires de l'Etat qui affaiblissait l'Etat au lieu de le renforcer.
Je n'ai pas l'habitude d'utiliser la langue de bois et je vais vous dire comment j'ai ressenti les événements. Peut-être suis-je trop marqué par l'espérance, que j'ai vécue sur cette île, de voir la Corse abandonner les démons du passé et sortir de ces vingt-cinq années très pénibles pour tout le monde, en tout cas pour les honnêtes gens. La Corse attendait beaucoup de l'Etat. J'ai vécu les manifestations qui ont suivi l'assassinat de Claude Erignac. J'ai perçu l'attente en direction de l'Etat, auquel il était simplement demandé de jouer son rôle, d'arrêter les assassins, d'assurer la protection des personnes et des biens, sur l'île comme sur le reste du territoire national. Ce n'était pas du tout l'attente de la reconnaissance d'une situation particulière ou d'une spécificité corse. Pour cela, il me semble souhaitable de ne pas tirer de cet événement, et des conséquences qu'il a pu entraîner, des leçons hâtives sur l'organisation des pouvoirs publics en Corse et sur la règle de droit à y appliquer. J'ai perçu, durant les quatorze mois antérieurs, l'attente d'un traitement normal. S'il existe une aspiration sur cette île, c'est à l'égalité de traitement et à l'équité. Prévalait également une aspiration très forte à ne pas reproduire des comportements réprouvés par une très large masse de la population. Comment accepter que l'on ne sanctionne pas des comportements que chacun considérait comme anormaux ? On impute à l'omerta des comportements humains, trop humains. N'importe qui, dans une situation comparable, aurait la même attitude. Comment dénoncer des crimes et délits si vous n'êtes pas assuré que ces comportements seront sanctionnés ? Comment dénoncer des crimes et délits si vous pensez que, le lendemain, les auteurs de ces actes seront blanchis, parfois récompensés ou considérés comme des interlocuteurs et des partenaires reçus officiellement ? Je suis intimement convaincu que l'aspiration de la grande majorité est à la normalité, que la seule voie possible est le maintien d'une organisation des pouvoirs publics conforme à celle de l'ensemble du territoire national et l'application de la même règle de droit.
Un point m'inquiète beaucoup : la tentation de procéder par exception dans l'application du droit. A ce titre, les modifications intervenues dans les relations entre le préfet de Corse et le préfet du département de la Haute-Corse me semblent dangereuses. Lorsque je servais en Haute-Corse, j'ai assumé la totalité des attributions du préfet du département, y compris dans le domaine de la sécurité. J'ai assumé la plénitude de mes responsabilités et j'estime impossible qu'il en aille autrement. J'ai refusé d'être le sous-préfet de Bastia parce que j'avais été nommé préfet de la Haute-Corse et qu'il ne me revenait pas d'exécuter des instructions qui ne me paraissaient pas conformes à l'organisation des pouvoirs publics. Je suis entré en conflit très rapidement avec le préfet de Corse et j'ai écrit pourquoi je n'exécuterais pas de telles instructions. Il me semble que la règle doit être la même partout et rien ne justifie une exception à l'organisation des pouvoirs publics et à l'application de la règle de droit.
Je considère comme un danger grave la remise en cause de l'organisation territoriale de la Corse. Je lis, j'entends un certain nombre de propositions, de suggestions visant à trouver une solution institutionnelle qui pourrait tenir dans la suppression de la bi-départementalisation. Il s'agit, selon moi, d'une erreur. D'abord, parce que la bi-départementalisation traduit, en termes contemporains, ce qui marque profondément cette île, son histoire, sa géographie, sa sociologie. L'île a toujours été divisée en deux selon la même ligne de partage. Au surplus, l'existence des deux départements manifeste le rattachement de la Corse au droit commun de la République. La Collectivité de Corse n'est déjà plus dans le droit commun des régions françaises, le département manifeste encore son appartenance aux institutions de la République. J'ajoute que la suppression du département poserait des problèmes énormes à Bastia qui a longtemps été la " capitale " de l'île. Je vois mal comment Bastia, qui reste la capitale économique, culturelle, juridictionnelle, accepterait de retrouver un statut de sous-préfecture. Quand on a vécu à Bastia et que l'on mesure les difficultés des relations entre Ajaccio et Bastia, on conçoit qu'il est préférable de disposer à Bastia d'une autorité investie de la plénitude des attributions de représentant de l'Etat plutôt que de devoir dépendre d'Ajaccio. Enfin, cette revendication reste une revendication des mouvements nationalistes, qui ne sont pas à une contradiction près. Pour eux, la fin de la bi-départementalisation est un moyen de montrer, davantage encore, que la Corse n'est pas la France. Si cette audition peut me permettre de faire passer un message, celui-ci en est un.
L'organisation des pouvoirs en matière de sécurité constitue une autre application du même principe. Je n'ai pas, durant mes fonctions à Bastia, perçu l'avantage qu'offrait la présence d'un préfet adjoint pour la sécurité sur l'île. Il était affecté auprès des deux préfets. Cela fut pour moi, une gêne plus qu'un atout, dans la mesure où j'ai eu la totale responsabilité de la sécurité et que je l'ai prise, quand il s'est agi de faire intervenir les forces de l'ordre. J'ai entretenu les meilleures relations qui soient avec les deux préfets adjoints pour la sécurité que j'ai connus. Ils avaient pour mission de médiatiser la relation avec la direction générale de la police nationale pour demander des renforts, ce que j'aurais pu faire tout aussi bien. Ils avaient également pour mission de rendre compte. C'était plutôt un inconvénient, car il fallait, non seulement que je gère les problèmes, mais que je tienne informé le préfet adjoint pour la sécurité qui était à Ajaccio, car je ne pouvais imaginer qu'il soit coupé de l'information sur ce qui se passait en matière d'ordre public. Suite à ce que j'ai vécu sur l'île, s'il est un préfet à supprimer sur l'île, c'est le préfet adjoint pour la sécurité, certainement pas celui de la Haute-Corse.
Je ne me prononcerai pas sur l'intérêt que peut revêtir un préfet adjoint pour la sécurité pour le préfet de Corse-du-Sud, compte tenu de ses tâches au niveau régional. Je crois que Claude Erignac faisait une entière confiance au préfet adjoint pour la sécurité, qui était à la préfecture, à ses côtés, en charge de ces problèmes. Je ne puis donc me prononcer sur la question, dans la mesure où je n'ai pas vécu cette situation-là. Cela dit, je considère qu'il n'est pas nécessaire à Bastia et que, parfois, son existence peut être un inconvénient.
En matière de sécurité, pour les raisons déjà évoquées, j'ai pris les responsabilités lorsqu'il fallait les prendre. J'ai géré les périodes de calme - elles furent très longues - comme dans n'importe quel autre département de France, avec une réunion hebdomadaire de l'ensemble des responsables de la sécurité, au cours de laquelle nous échangions des informations. Et nous nous réjouissions des affaires auxquelles la police et la gendarmerie apportaient une conclusion, car rien n'est plus mauvais sur cette île que de donner l'impression que les crimes et les délits restent impunis. A chaque fois que s'opérait une arrestation ou que nous avions la preuve tangible de la responsabilité de certains individus, nous nous en sommes tous réjouis. Nous avons parfois éprouvé quelques difficultés avec les lenteurs de la justice. Nous avons tous regretté que les procédures judiciaires ne permettent pas, dans certains cas, de donner plus rapidement le signe que l'on aurait espéré. Sur une île qui est un gros village, il n'est nul besoin de procéder à des gesticulations. Les signes les plus discrets sont souvent les plus efficaces. Un mois après l'assassinat de Claude Erignac, j'ai exprimé ma crainte forte de la gesticulation. Je citerai l'exemple d'un dossier, celui de l'Alba Serena, complexe hôtelier situé sur la plaine orientale. La décision de justice définitive était intervenue en janvier 1998. J'avais engagé la procédure de mise en demeure de démolition, puisque les décisions de justice étaient devenues définitives, après une très longue procédure. J'avais obtenu la quasi-assurance du propriétaire qu'il entamerait lui-même la démolition des constructions illégales. Quinze jours après mon départ du département, on a fait intervenir les engins du Génie pour démolir les bâtiments. Je reste persuadé qu'un tel signe n'était pas le plus approprié. Celui qui aurait eu la plus grande efficacité dans l'application simple, sereine, mais ferme de l'état de droit, eût été la démolition par le propriétaire des constructions illégales, non la venue des engins du Génie, perçue comme une provocation à l'égard de tous, car tout le monde, dès lors, se sent en état d'insécurité.
J'ai déclaré, mais il était trop tard - j'en fus moi-même victime - qu'il fallait éviter le lynchage médiatique de la Corse, des Corses et sans doute des fonctionnaires de l'Etat, car quitter l'île dans le cadre d'une opération présentée comme une " opération mains propres ", lorsque l'on a eu le sentiment d'avoir fait quotidiennement son devoir et d'avoir, sans complaisance aucune, appliqué le droit, rien que le droit et tout le droit, c'est très dur à supporter. Il ne se passe pas un jour, depuis mon retour, sans que je pense à la Corse et aux Corses, même si je m'interdis d'en parler ou d'écrire quoi que ce soit sur ce sujet.
M. le Président : Je vous remercie, monsieur le Préfet, de votre exposé liminaire à la fois complet et emprunt d'une grande sincérité, d'une grande dignité.
Je reviens un instant sur le préfet adjoint chargé de la sécurité. Vous nous avez dit ce que vous en pensiez : vous êtes plutôt pour sa suppression. Si vous souhaitez la suppression de ce poste pour la Haute-Corse, il n'y a aucune raison, selon moi, qu'il subsiste en Corse-du-Sud. Il n'a d'utilité que dans la mesure où il peut éventuellement assurer un lien entre les deux préfectures, Bastia et Ajaccio. Pour le reste, les choses sont clairement dites par vous.
Comment avez-vous vécu la spécificité qui consistait à traduire bon nombre de dossiers criminels à Paris, à la DNAT, à la section antiterroriste et aux juges spécialisés chargés de ces questions ? Etes-vous partisan d'un traitement sur place des dossiers, y compris terroristes, dont il faut d'ailleurs faire la part entre le terrorisme lié à une action politique et celui lié à une démarche mafieuse, criminelle, traditionnelle, relevant du droit commun ? Que pensez-vous de l'existence de ces structures ? Quand on est fonctionnaire représentant l'Etat en Corse, peut-être se sent-on quelque peu privé de l'action au quotidien ?
M. Bernard POMEL : Dès lors que l'on distingue précisément le terrorisme politique du terrorisme crapuleux - car les deux se mêlent souvent et le terrorisme politique justifie souvent le terrorisme crapuleux -, autant il me semble que le terrorisme crapuleux doit être traité sur l'île, autant, lorsque j'étais à Bastia, il me semblait qu'il était préférable d'éloigner de la pression locale le traitement de ces affaires. Il est inutile de susciter des manifestations, même si elles réunissent peu de monde, avec photos et banderoles sur les grilles du Palais de Justice d'Ajaccio ou de Bastia, chaque fois que se déroule une audition. La spécialisation parisienne se justifie par la nécessité, dans certains cas, de marquer le caractère très exceptionnel de ces actes et d'éloigner le juge des pressions locales. C'est ce qui me semblait, en tout cas lorsque j'étais sur l'île.
M. le Président : La coopération entre police et gendarmerie vous semblaient-elles différentes de celle prévalant sur le continent ou y avait-il une spécificité de " cette guerre des polices " qui, malheureusement, perdure là comme ailleurs ?
M. Bernard POMEL : Non. Malgré des traitements différents, malgré le fait que l'on construisait un hébergement pour les CRS et que l'on installait les gendarmes dans un ancien camp militaire, bien que l'on n'ait pas cherché à regrouper les forces de gendarmerie et de police sur un même site, ce qui aurait pu faciliter le choix d'utiliser les unes et les autres dans certaines circonstances, je n'ai jamais eu à me plaindre de difficultés relationnelles entre les services de police et de gendarmerie. Dans les périodes de grande difficulté, les uns et les autres ont été mobilisés. Nous avons eu recours aussi bien à des renforts de CRS que de gendarmes mobiles. Dans la vie quotidienne, les relations entre les hommes étaient excellentes et aucun exemple d'affaires qui n'auraient pas été traitées comme elles auraient dû l'être, suite à des difficultés d'ordre relationnel entre la police et la gendarmerie, ne me vient en mémoire.
M. le Président : En tant que préfet de Haute-Corse, aviez-vous confiance en la police - je parle de la police dépendant du ministère de l'Intérieur ?
M. Bernard POMEL : Dans les services de police comme dans les autres services de l'Etat, le problème est celui de l'organisation de la mobilité des agents. Elle existe au niveau supérieur de la hiérarchie. Les personnes les moins impliquées localement, les moins soumises aux pressions du milieu ambiant, sont celles qui ont les responsabilités les plus hautes et que l'on fait tourner le plus rapidement. Mais l'on ne peut organiser les mutations, la mobilité géographique des agents présents depuis longtemps sur l'île et qui n'ont pas l'intention de quitter leurs fonctions avant leur mise à la retraite. Ainsi que je l'ai souligné dans un rapport adressé au ministère de l'Intérieur et au ministère de la Fonction publique, il me semble que le problème majeur est celui-là. Quand on se livre à ce que j'ai qualifié - avec beaucoup de guillemets - de " chasse aux sorcières ", en mutant les agents de l'Etat en position de responsabilité, on mute ceux qui ont le moins de raisons d'être moins vigilants, moins actifs, moins dynamiques, et je me demande si l'on ne renforce pas davantage le phénomène de sclérose.
J'ai eu beaucoup de mal à lutter contre les pesanteurs administratives à la préfecture de Haute-Corse. Je m'étais attelé à un exercice que j'ai mené à bien, mais qui n'aura pas résisté au changement de préfet : il consistait à ce que ce ne soit pas les directeurs de la préfecture qui décident de la politique administrative dans le département, afin de redonner au corps préfectoral la marge d'appréciation qu'il avait totalement perdue face à une technostructure qui bloque le fonctionnement de l'administration, qui par le biais syndical, qui par l'autorité hiérarchique, qui par les réseaux locaux. Cette technostructure empêche toute initiative et toute modification même de l'organigramme. Une modification, aussi modeste soit-elle de celui-ci, est extrêmement difficile à faire accepter, dès lors qu'elle heurte le pouvoir des directeurs. J'ai agi en ce sens, car je voulais montrer que l'on ne pouvait indéfiniment accepter cette pesanteur sociologique administrative !
M. le Président : Connaissiez-vous M. Dragacci ? Si oui, qu'en pensez-vous ?
M. Bernard POMEL : Je le voyais occasionnellement, puisqu'il était en fonction à Ajaccio, et que mon correspondant était le responsable de l'antenne du SRPJ à Bastia, où il devait se rendre tous les deux ou trois mois. A cette occasion, il me rendait visite. Je ne suis pas en mesure de porter un jugement, ni sur l'homme, ni sur l'efficacité de son action. Pour des raisons propres à la police judiciaire, ce service est peu enclin à informer sur son activité, mais ce trait s'attache à la nature de ses missions. Il est vrai que, parfois, j'eusse aimé en savoir un peu plus sur un certain nombre d'affaires que nous suivions.
Mme Nicole FEIDT : Il nous a été indiqué que des réunions étaient organisées avec l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) Avez-vous participé à ce type de réunions ?
M. Bernard POMEL : Non, je ne crois pas y avoir participé. J'ai été, en fait, associé à une réunion élargie à Paris, au ministère, sur les problèmes du terrorisme. Cela ne s'est produit qu'une seule fois au cours de mon séjour sur l'île. Mais je n'en avais perçu ni l'originalité, ni la périodicité. Cette réunion avait suivi une réunion des préfets. Elle était exceptionnelle et ne s'inscrivait pas dans un cadre régulier.
Contrairement à ce que l'on a pu lire dans la presse, les 365 jours ayant précédé l'assassinat de Claude Erignac ont constitué la période qui a incontestablement connu le moins d'attentats sur l'île. C'est pourquoi cet attentat nous a pris complètement à revers, car nous ne nous inscrivions pas dans une spirale de la violence, mais, au contraire, dans des perspectives de paix civile. Dans les v_ux du début de l'année 1998, ce que je trouvais le plus extraordinaire - ce que j'ai souligné - c'était le retour à la paix civile. Peut-être ceci explique-t-il la moindre périodicité de ces réunions.
Pour ma part, j'avais organisé des réunions entre les services de l'Etat concernés du département de la Haute-Corse pour essayer d'identifier les individus sur lesquels il fallait que nous concentrions nos efforts, pour trouver le point d'entrée qui nous permettrait de les poursuivre devant les juridictions. J'ai donc tenu un certain nombre de réunions en présence du préfet adjoint pour la sécurité - je voulais qu'il soit partie prenante -, car, au bout de quelques mois dans ce département j'étais persuadé qu'en mettant fin aux agissements de quelques personnes qui bravaient la morale et le droit depuis des années et qui, souvent, étaient sur les estrades et au premier rang des manifestations, nous aurions donné un signe extrêmement fort d'une volonté de l'Etat d'appliquer la règle de droit à tout le monde. Nous nous sommes heurtés à une difficulté : les services fiscaux ne pouvaient nous donner les clés, ni entrer dans l'analyse de ces dossiers avec les moyens dont ils disposaient et sans avoir le feu vert de Paris. La seconde difficulté résidait moins dans les relations entre les services de gendarmerie et de police, que dans les relations entre les services de gendarmerie et de police et la douane, s'agissant des contrôles de véhicules. Je ne suis pas arrivé à obtenir des contrôles conjoints. Nous avons donc organisé des contrôles coordonnés en essayant, le même jour, sur les mêmes itinéraires, de les faire participer à la même action dans le cadre de leurs attributions. Mais il eût été plus simple d'organiser des contrôles communs, permettant plus facilement de mettre en évidence des pratiques irrégulières.
Mme Nicole FEIDT : Vous appliquiez donc une politique de sécurité dans un département, pendant qu'une autre s'appliquait dans l'autre.
Avez-vous bénéficié ensuite, comme M. Bonnet, des mesures de sécurité dont lui-même s'était entouré ?
M. Bernard POMEL : Oui. Pendant les deux mois où je suis resté sur l'île, après l'assassinat du préfet Erignac, j'ai été obligé de supporter la présence de trois policiers, alors que j'étais habitué à me promener seul, le samedi et le dimanche, jours au cours desquels nous étions très peu mobilisés. Les Corses allant au village, les inaugurations comme les assemblées générales sont peu nombreuses en fin de semaine, à la différence de la Haute-Loire, département au comportement très rural, où je suis mobilisé jour et nuit le samedi et le dimanche. Je me promenais donc seul sur les plages, sur les petites routes de montagne au volant de ma voiture. Je n'ai jamais eu le sentiment d'être en situation d'insécurité. C'est vrai qu'il y a eu ce drame horrible. Le lendemain, on m'a imposé trois policiers, qui m'accompagnaient au bureau, passaient leur matinée dans l'antichambre et qui traversaient avec moi la cour qui sépare le bâtiment administratif de la résidence. J'ai échappé quelques fois à leur vigilance, car je voulais me prouver que l'on pouvait encore circuler librement et vivre normalement sur cette île. Bien évidemment, ils s'en sont aperçus. La deuxième fois, j'avais rédigé un papier par lequel je déclinais leur responsabilité, car je ne voulais pas qu'ils soient pénalisés, si jamais je connaissais un quelconque incident. J'avais donc écrit, de ma main, que je dégageais la responsabilité du groupe chargé de ma sécurité, puisque je prenais la liberté d'aller et de venir sur l'île. Je ne considère pas que s'enfermer dans un bunker, se couper de la population et montrer que l'on n'est pas capable de vivre normalement soit le meilleur exemple que l'on puisse donner du bon fonctionnement des institutions sur l'île.
M. le Président : Votre propos, monsieur le préfet, est tout à fait intéressant. Le droit, l'application du droit, l'état de droit, ce sont là des choses tout à fait souhaitables et je pense que tous les membres de la commission vous rejoignent. Mais il y a eu l'affaire de Tralonca qui montre l'existence de cette négociation entre l'Etat et un certain nombre de mouvements nationalistes, conduisant à une conférence de presse dite " clandestine ", à une déclaration du ministre de l'Intérieur le lendemain, le même d'ailleurs que celui qui vous a nommé. D'après vous y a-t-il eu, après l'attentat intervenu à Bordeaux, une fermeté de la part du gouvernement qui l'a conduit à couper les ponts avec les mouvements nationalistes ?
M. Bernard POMEL : Je l'ai vécu comme tel. Je considère que, par rapport à mes prédécesseurs, j'ai eu la chance extraordinaire de vivre une situation marquée par un discours extrêmement clair, lisible par tous : pour les fonctionnaires de l'Etat, pour la population, pour les candidats terroristes qui auraient pu s'interroger. Ce discours a été confirmé par le nouveau Premier ministre, dans sa déclaration de politique générale, avant d'être conforté par le ministre de l'Intérieur. Je ne demandais rien d'autre. Cela me plaçait dans une situation qui me permettait d'assumer la plénitude de mes responsabilités - ce que j'ai fait. Je ne me suis jamais interrogé pour savoir si j'allais être désavoué lorsque je faisais intervenir les forces de sécurité, pas plus que je ne me suis jamais interrogé pour savoir si on allait me demander de faire libérer l'un ou l'autre, s'il était arrêté. Ce fut d'une simplicité totale ! J'ai vraiment beaucoup apprécié de me trouver dans une telle situation et j'ai souvent imaginé la situation vécue par mes prédécesseurs.
M. le Président : Vous avez vécu sous la férule, si j'ose dire, de M. Bernard Bonnet pendant à peu près deux mois.
M. Bernard POMEL : Si peu, puisque nous n'avons plus communiqué verbalement au bout de quelques semaines.
M. le Président : Comment expliquez-vous cette dérive à laquelle on a assisté au fil des mois pour se terminer dans les conditions que vous savez ?
M. Bernard POMEL : Sans doute s'est-il senti investi d'une mission qui allait bien au-delà de la commande gouvernementale. Y compris de trouver lui-même les assassins de son prédécesseur. Je n'ai jamais vu que les préfets soient chargés des enquêtes policières ! Il y a aussi le phénomène de situation exceptionnelle. Je crois qu'il a cultivé ce caractère exceptionnel : au lieu de s'inscrire dans une logique de la continuité, il s'est inscrit dans une logique de la rupture, ce qui était désobligeant pour son prédécesseur et pour tous ceux qui avaient travaillé sur cette île. Avoir voulu marquer qu'avant lui on n'appliquait pas la loi, mais qu'avec lui, désormais, on allait voir ce que l'on allait voir, était insultant pour tout le monde, et particulièrement pour Claude Erignac, qui avait laissé sa vie en appliquant la règle de droit sur l'île. S'ajoute le phénomène d'enfermement : vivre coupé de la population, de ses problèmes...
M. le Président : La bunkérisation.
M. Bernard POMEL : L'île était tétanisée. Les dossiers ont cessé d'être traités. L'administration préfectorale n'a plus rempli ce qui est son rôle habituel dans un Etat normal, à savoir accompagner des initiatives. Aucune initiative prise, plus aucun dossier traité. On s'est mis à fouiller dans les dossiers pour voir si l'on n'y trouverait pas quelques irrégularités, sachant très bien que, si l'on en découvrait, elles mettraient en cause la façon dont l'administration de l'Etat les aurait cautionnées, couvertes. Je ne me suis jamais senti la vocation de mettre en cause les actes de mes prédécesseurs. Dans le cadre de cette démarche, j'ai été extrêmement réticent, pour ne pas dire plus que réservé, car je ne voyais pas l'intérêt d'affaiblir l'administration de l'Etat au moment où il fallait la conforter. Non pas que je défende en quoi que ce soit des comportements anormaux, irréguliers, illégaux ou répréhensibles - loin de moi cette idée ! -, mais la sécurité de l'ordonnancement juridique est l'une des conditions de la démocratie. Et l'on ne peut exhumer de vieux dossiers, si cela doit perturber la vie normale, empêcher toute initiative, mettre en cause des gens. J'ai vu livrer en pâture à l'opinion publique le nom de personnes que je considère comme des gens honnêtes. Vraiment ! J'estime que Bernard Bonnet porte une lourde responsabilité dans ces actions de gesticulation et de lynchage.
On ne pouvait que s'attendre aux effets que l'on sait : l'administration de l'Etat n'en est pas sortie grandie ; le nationalisme est remonté à 20 %, là où je le donnais en dessous de 5 % ; là où l'on ne parvenait pas à mobiliser cinquante personnes, on en mobilise entre 4 000 et 5000 dans les rues d'Ajaccio. On mesure quantitativement des conséquences désastreuses, dévastatrices d'une action personnelle, en tout cas d'une action où je considère la responsabilité personnelle très importante. Je ne parle pas des derniers avatars. Je me demande si l'affaire de la paillote n'est pas la bienvenue, car elle aura permis de mettre fin à cette situation. Au fond, c'est l'aspect le plus positif de cet acte scandaleux.
M. le Président : Espérons que ce soit le seul !
Je voudrais maintenant aborder l'organisation particulière mise en place par M. Bonnet au travers de la structure du GPS. Comment expliquez-vous qu'il ait voulu privilégier la gendarmerie plutôt que d'avoir recours aux services traditionnels de la police judiciaire ?
M. Bernard POMEL : En se mettant dans une situation exceptionnelle, en revendiquant des moyens exceptionnels, on ne peut pas faire passer un message clair, celui de l'application normale du droit sur cette portion du territoire. La majorité des insulaires attend l'application normale du droit sur l'île et l'utilisation de moyens normaux. Certes, des moyens exceptionnels peuvent parfois se justifier, comme les dépaysements judiciaires, actes exceptionnels en France, aujourd'hui. Mais si l'on veut montrer que l'on applique la loi avec fermeté et sérénité - ce qui est le discours tenu et réaffirmé par le gouvernement après cette malheureuse affaire -, il ne faut pas s'installer dans l'exceptionnel. Un cadre juridique exceptionnel et des comportements exceptionnelles peuvent justifier des actes aussi anormaux que ceux que l'on a vécus.
M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l'organisation territoriale de la gendarmerie ? Ne pensez-vous pas nécessaires des adaptations liées à l'évolution démographique, la population ayant effectué un mouvement de l'intérieur vers le littoral ? Ne pensez-vous pas que l'organisation actuelle est quelque peu inadaptée ?
M. le Président : Que pensez-vous de la localisation du commandement à Marseille ? Pourquoi n'y a-t-il pas, sur place, de structure spécifique à la Corse qui pourrait se justifier par l'insularité, qui est en soi un élément géographique important ?
M. Bernard POMEL : Je n'ai pas vécu comme un handicap le fait qu'il y ait une légion et un groupement pour le département. Je travaillais en relation avec le commandement du groupement. Pour les raisons évoquées précédemment, je considère qu'il ne faudrait surtout pas modifier cette organisation de groupement correspondant au département de la Haute-Corse. Sur le maillage des brigades de gendarmerie, après les périodes de grande violence, j'étais demandeur du maintien d'une présence importante des forces de sécurité : tout d'abord, pour éviter de montrer des effets d'à-coups, ensuite pour répondre à des sollicitations immédiates et surtout pour répondre à une attente des maires, qui souhaitaient une présence plus grande des gendarmes. Il faut souligner qu'ils furent souvent mobilisés pour assurer la sécurité et la surveillance des brigades. Mobiliser des personnes peu nombreuses pour assurer la surveillance de la brigade de gendarmerie revient à dire qu'il y a très peu de monde sur les routes le jour et la nuit, en dehors des brigades. J'avais enregistré la demande des maires d'une plus grande présence. Il est vrai qu'elle portait essentiellement sur la plaine orientale. Je suis favorable à un redéploiement des forces de gendarmerie, comme d'ailleurs je le souhaite sur l'ensemble du territoire national. En Haute-Loire, j'ai indiqué que j'étais toujours candidat pour mener cette opération, dès que l'on obtiendrait le feu vert. Il me semble normal de supprimer quelques brigades en milieu rural, dès lors qu'elles ont une très faible activité, surtout lorsqu'une autre brigade est présente sur le même canton.
En Haute-Corse, un redéploiement renforçant la présence des gendarmes, notamment là où les risques, de jour comme de nuit, sont les plus perceptibles - les foyers les plus actifs étant dans la plaine orientale, autour d'Aleria et de Ghisonaccia - me paraîtrait une très bonne chose. En tout cas, j'étais demandeur, et je n'ai pas obtenu satisfaction, d'un meilleur lissage dans le temps de la présence des renforts des forces de police, afin de ne pas donner l'impression de répondre par une présence massive à des actes de violence, pour ensuite la retirer tout aussi massivement, d'autant que cela me semblait devoir répondre à une demande sociale locale.
M. Michel VAXÈS : Dans la période qui a précédé l'assassinat du préfet Erignac, vous avez constaté une évolution plutôt positive de la situation en Corse que ce soit en matière de délinquance ou d'acceptation des règles de l'Etat de droit.
La première commission d'enquête sur la Corse a, non pas révélé, mais mis l'accent sur des pratiques de délinquance économique et financière lourdes, sans doute plus ou moins connues. De ce point de vue, je pense que la commission a bien éclairé les enjeux majeurs auxquels on est confronté en Corse. Je me suis demandé pour quelles raisons, alors qu'il avait été dit, ici même, dans le cadre de la commission d'enquête - je l'avais moi-même indiqué sur place lorsque des observations avaient été faites à propos de paillotes plantées ici ou là - que cela ne me paraissait pas du tout l'urgence du moment, qu'il y avait de grands dossiers, que la nécessité était de s'y attaquer et que la pire des choses consisterait à s'accrocher à tous les petits cailloux, même si, parmi eux, il pouvait y en avoir un d'important.
Partagez-vous cette appréciation et comment expliquez-vous ces prises de décision qui, au bout du compte, ont masqué le débat le plus important sur la délinquance économique et financière ?
M. Bernard POMEL : Il est vrai que l'affaire de la paillote est un prétexte futile. Ce n'était certainement pas le problème majeur. Sans doute fallait-il trouver une solution, dans le respect du droit, aux irrégularités commises en Corse comme sur d'autres parties du littoral, de Dunkerque à Menton. Il est également vrai que, depuis le début, le message le plus fort que l'on puisse faire passer, consistait à mettre fin à ces comportements scandaleux pour les honnêtes gens et qui durent depuis très longtemps. J'ai laissé des gribouillis dans le coffre à Bastia, parce que je n'ai jamais signé la moindre note sur ce sujet et que je n'aurais jamais donné à taper une liste de noms. Mais nous avions identifié un certain nombre de personnes, peu nombreuses, sur lesquelles nous souhaitions des enquêtes. Car, pour donner un signe clair, il fallait s'attaquer au maximum à une dizaine de personnes. Et si nous avions pris les cinq premières, c'eût déjà été un signe pour les cinq suivantes. C'est dire qu'il fallait commencer ! Au cours de nos réunions, nous avons cherché par quel fil nous pouvions dévider l'écheveau sur ces cas particuliers. Bien souvent, le fil aurait été fiscal, mais nous n'en avons pas eu les moyens. La réponse des services fiscaux a toujours été : " Nous n'avons pas les moyens, ici, de nous lancer dans une telle opération. "
Je pense que des moyens supplémentaires, renforcés, sans être pour autant exceptionnels, étaient nécessaires. Car on ne pouvait laisser aux seuls fonctionnaires locaux le soin de s'attaquer à des dossiers aussi sensibles. De ce point de vue, je n'ai pas le sentiment que l'on ait véritablement avancé. Il faut donner des signes extrêmement clairs : on ne peut plus admettre que des gens dans des situations irrégulières aussi scandaleuses, aussi anormales sur le plan de la morale comme sur le plan du droit, continuent de tenir le haut du pavé, continuent à braver tout le monde, car ils constituent une provocation pour les honnêtes gens. Je regrette de n'avoir pu régler cette question. Ce n'est pas faute d'avoir essayé, car j'ai multiplié les réunions sur ce sujet. Cela pourrait d'ailleurs être - je me le reproche parfois - une explication à la note Bougrier, car elle s'inscrivait dans la logique de la démarche que j'avais engagée en Haute-Corse, que celui-ci a dû étendre à la Corse-du-Sud. Cette méthode me semblait la plus susceptible - dans la sérénité et dans une relative discrétion - de donner le signe le plus fort à la population.
M. le Président : Monsieur Pomel, nous vous remercions de votre déposition.
Audition du Général de brigade Maurice LALLEMENT
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 30 août 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
Le Général de brigade Maurice Lallement est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le Général de brigade Maurice Lallement prête serment.
M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons le général de brigade Maurice Lallement, actuellement chef du service des opérations et de l'emploi à la direction générale de la gendarmerie nationale.
A ce titre, mon général, vous avez participé au processus de décision conduisant à la création du GPS. Par ailleurs, vous avez de janvier 1995 à octobre 1996, exercé les fonctions de commandant de la légion de gendarmerie de Corse. Votre audition présente donc un double intérêt pour notre commission qui souhaite recueillir des informations sur le fonctionnement de la gendarmerie en Corse et sur les relations de la gendarmerie avec les forces de police et les autorités judiciaires.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, avant mon intervention proprement dite, je crois utile de préciser ce que recouvre la fonction de chef du service des opérations et de l'emploi au sein de la direction générale, puisqu'il s'agit d'un terme peu usité et connu. Je suis directement rattaché au directeur général et mon service est chargé de définir la doctrine générale d'emploi de la gendarmerie et de veiller à son application. A ce titre, je suis chargé de définir les concepts, les modes d'action de la gendarmerie, de proposer la politique à mener en matière d'effectifs et d'organisation, de participer à l'élaboration des textes à portée générale et je suis, coordonne et planifie l'activité des unités, notamment de la gendarmerie mobile et du groupement de sécurité et d'intervention qui est mise en _uvre sous mon autorité directe par délégation du directeur général. C'est donc dans le cadre de ces attributions que j'ai été conduit, à compter du 1er mai 1998, à suivre les activités de la légion de gendarmerie départementale de Corse, en liaison avec la circonscription de gendarmerie de Marseille chargée de son contrôle.
Comme vous l'avez rappelé, j'ai été commandant de la légion de gendarmerie de Corse en 1995 et 1996, avant de prendre le commandement de la circonscription de gendarmerie d'Orléans qui regroupe les régions Centre, Poitou-Charentes et Limousin. Je dois préciser que je suis marié à une Corse de la Castagniccia et que je rentre de vacances en Corse, ainsi que les journalistes l'ont précisé.
Monsieur le Président, je relaterai très brièvement les conditions de fonctionnement des unités de gendarmerie en Corse. Je les aborderai à partir des missions qui leur sont confiées : tout d'abord, les missions dans le cadre de la prévention, relevant de la police administrative et de l'ordre public, puis, dans le cadre de la répression, relevant de la police judiciaire.
Pour ce qui concerne la police administrative sur l'île de Corse, ces missions sont identiques à celles que nous conduisons sur le continent, puisque nous faisons de la prévention au moyen de patrouilles de surveillance générale et par le biais de contacts directs avec la population, qui permettent d'avoir du renseignement afin d'évaluer en permanence la situation sur l'île. Dans le cadre de cette police administrative, d'autres missions sont accomplies, telles que la police de la route, la police municipale ou autres.
Le deuxième aspect de cette police administrative, placée sous l'autorité du ou des préfets, est celui de l'ordre public.
Avant l'assassinat du préfet Erignac, quatre escadrons de gendarmerie mobile étaient déplacés sur l'île ; après son assassinat, leur nombre est passé à six, pour monter à neuf au mois de mars en raison des turbulences dues aux élections à l'assemblée territoriale. Depuis le mois de juin, nous sommes revenus à six escadrons de gendarmerie mobile sur l'île pour des missions diverses que nous pourrons évoquer lors des questions.
Le deuxième volet, la police judiciaire, est effectué par les différentes unités de l'île sous l'autorité des magistrats avec un compte rendu de tous les aspects relatifs à l'ordre public à l'autorité administrative, étant bien entendu qu'il existe une séparation entre la police judiciaire et la police administrative, ce qui parfois peut causer des difficultés, car cette séparation n'est pas toujours aussi nette qu'on le souhaiterait et que, par voie de conséquence, on informe simultanément les deux autorités.
En ce qui concerne la coordination entre services sur l'île, on peut distinguer deux périodes. Avant l'assassinat du préfet Erignac, le préfet adjoint pour la sécurité était chargé de coordonner l'ensemble des services de sécurité sur l'île, lui-même étant placé sous l'autorité de chacun des deux préfets. En matière de police judiciaire, le procureur général joue le rôle classique de correspondant du commandant de légion, les commandants de groupement étant en liaison avec les procureurs de la République, et les enquêteurs et directeurs d'enquête, étant en relation avec les juges d'instruction saisis des différents dossiers.
Je reviens tout de suite aux interlocuteurs du commandant de légion puisque c'est ce qui a posé problème dans le cadre du dossier qui nous intéresse. Sur l'île, jusqu'au 6 février 1998 et je dirais même jusqu'au mois de juin 1998, le commandant de légion avait deux interlocuteurs privilégiés : le préfet adjoint pour la sécurité et le procureur général.
Une configuration nouvelle est née à partir du schéma mis en place par le préfet Bonnet. Le commandant de légion était alors en prise directe sur le préfet de région qui, lui, avait une vision beaucoup plus globale de sa fonction au niveau de la sécurité.
Je voyais personnellement très peu le préfet sur les questions d'ordre public et de sécurité, qu'il s'agisse du préfet Coëffé dans un premier temps ou du préfet Erignac ensuite. Ils étaient chacun en retrait par rapport à leur préfet adjoint pour la sécurité qui, lui, était chargé de traiter directement les dossiers de sécurité. Le préfet de région s'impliquait simplement pour les visites ministérielles, afin d'établir une synthèse à destination du gouvernement.
Mes autres interlocuteurs étaient le chef du SRPJ sur l'île, le délégué militaire départemental (DMD) du ministère de la Défense, le directeur régional des renseignements généraux, le directeur régional des douanes. Hors l'île, le commandant de circonscription de gendarmerie de Marseille avait un simple rôle de contrôle hiérarchique direct du commandant de légion.
La direction générale était en relation avec le commandant de légion à travers le chef du service opération-emploi, pour tout ce qui concerne l'envoi des forces de gendarmerie mobile sur l'île - c'est donc dans mes attributions actuelles - ou l'envoi de forces du type GSIGN (Groupement de sécurité et d'intervention de la gendarmerie nationale), GIGN pour les interventions, groupe d'observation et de renseignement pour les équipes de recherche de renseignements et d'intervention, voire l'escadron parachutiste d'intervention pour certaines protections de personnalités qui nous étaient demandées par le ministre de l'Intérieur.
Le major général et le directeur général étaient susceptibles d'entendre le commandement de la légion de Corse en fonction des événements pour s'enquérir de la situation globale sur l'île et surtout du moral des gendarmes sur place, et pour traiter les questions préoccupantes. C'est dans ce cadre que je me suis rendu sur l'île en compagnie du directeur général au mois de janvier 1999, pour rendre visite aux personnels des brigades de Moltifao et Propriano, qui avaient subi des attentats, afin de marquer le soutien du directeur général aux personnels en poste sur l'île.
J'aborderai maintenant la réorganisation opérée à la suite de l'affaire des paillotes. Comme vous le savez, le GPS a été créé par décision du 2 juin 1998. Il s'agissait en fait d'une transformation, celle de l'escadron d'Ajaccio en unité beaucoup plus opérationnelle. Elle avait déjà été envisagée par le colonel Quentel, mon successeur et prédécesseur du colonel Mazères, parce que l'escadron 31-6 d'Ajaccio qui avait été créé en 1972 n'était plus très utilisé sur l'île pour des raisons qui nous semblaient évidentes : il était basé sur l'île et il n'était pas souhaitable de l'employer directement sur son territoire. C'est d'ailleurs généralement le cas en métropole : on n'emploie pas un escadron de gendarmerie mobile chez lui, parce que cela pourrait avoir des conséquences sur les familles, et on envoie plutôt un escadron de l'extérieur, sauf en sécurité publique générale quand il vient en renfort direct des populations. En maintien de l'ordre pur, on n'emploie pas un escadron sur son territoire d'implantation.
Il nous a donc semblé utile, compte tenu des demandes formulées par les autorités, c'est-à-dire dans le cadre de l'intervention, de la protection des personnalités et du renseignement, de créer et de renforcer cette unité pour lui donner des capacités d'intervention, et en faire un peloton de protection de personnalités, d'observation et de renseignement, le tout étant placé sous l'autorité d'un capitaine, qui a été Ambrosse, lui-même sous l'autorité directe du commandant de légion d'Ajaccio.
On demande souvent pourquoi ce GPS était sous l'autorité directe du commandant de légion. Lorsque j'étais commandant de légion de Corse, l'escadron 31-6 était sous l'autorité directe du commandant de légion de gendarmerie mobile de Marseille. Je l'avais donc pour emploi, mais n'étais pas son chef direct. Cela posait des problèmes. On comprend bien que ces personnels, avec un capitaine qui ne pouvait pas les contrôler dans les meilleures conditions, profitaient d'une situation qui leur était favorable. De ce point de vue, le GPS était certainement mieux contrôlé sous l'autorité du capitaine Ambrosse, puis du colonel Mazères. Cela étant, nous ne pouvions pas prévoir les dérapages individuels dans les conditions où ils se sont produits.
M. le Président : Quelles étaient les relations entre les services de gendarmerie et les services de police ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Elles étaient de type classique, comme sur le continent : les deux commandants de groupement ont comme alter ego les deux directeurs départementaux de la sécurité publique avec lesquels ils travaillaient dans les meilleures conditions possibles. Je n'ai jamais ressenti de tension à ce niveau-là. J'ai connu trois directeurs de SRPJ - je dis " je " parce qu'en tant que commandant de légion, j'étais en prise directe sur eux : le commissaire divisionnaire Mireille Ballestrazzi avec laquelle nous avons travaillé en parfaite intelligence, Marc Pasotti qui a eu des ennuis internes, hélas, en raison de la fuite d'un procès-verbal d'audition de François Santoni, et le commissaire Dragacci, que j'ai parfaitement bien connu, avec lequel j'ai travaillé trois mois, mais que j'avais connu précédemment comme directeur de cabinet du préfet Lacave.
Nous avions des relations tout à fait normales, sans véritable dysfonctionnement. J'en veux pour preuve l'évolution des prises d'otages dans les banques. A une époque, je ne sais si vous vous en souvenez, nous avons eu des prises d'otages sur la famille des directeurs de banque. On prenait la famille que l'on isolait dans le maquis, on allait chercher le directeur de banque et on lui disait que s'il ne donnait pas l'argent, sa famille connaîtrait quelques avatars. Nous avons réussi à mettre en place des cellules de crise communes avec le SRPJ, ce qui nous a permis d'éradiquer le phénomène, puisque nous avons eu cinq succès consécutifs avec Mireille Ballestrazzi. Cela s'est fort bien passé. Il y avait une réelle volonté sous l'autorité à la fois du préfet adjoint pour la sécurité et du procureur général - à l'époque, il s'agissait de M. Raysseguier.
M. le Président : Cette volonté de coopération qui existait lorsque vous étiez sur place, s'est-elle poursuivie au-delà, notamment lorsqu'a été créé le GPS ou lorsqu'est arrivé en Corse le préfet Bonnet ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : J'ai le sentiment qu'avec mon successeur, le colonel Quentel, il y a eu continuité. Pour la suite, il nous faut évoquer les conditions d'emploi à la suite de l'assassinat du préfet Erignac. Nous étions là dans un schéma totalement nouveau et voulu par l'autorité administrative. Le préfet avait pris les choses en main, avec des hommes qu'il souhaitait nouveaux et à lui, pour assurer la mise en _uvre de la politique plus volontariste qu'il voulait.
Le GPS n'a été opérationnel ou plus exactement " mis sur pied " que le 1er octobre. Durant tout l'été, nous avons eu des aller-retours entre le continent et la Corse ; quarante-cinq sous-officiers de l'escadron 31-6 qui avaient souhaité ne pas poursuivre au sein du GPS sont rentrés sur le continent et une cinquantaine de personnels du continent ont été affectés au sein du GPS. Le 1er octobre, nous avions donc quatre-vingt-quinze personnes, dont un groupe de soutien, soit soixante-quinze opérationnels. Il y avait un problème d'équipement puisqu'il s'agissait d'une unité nouvelle qui n'avait pas été prévue dans le cadre des discussions budgétaires. Nous avons donc, sous mon autorité, mené six réunions à la direction générale pour envisager la montée en puissance de leur équipement, qui devait se faire sur 1999, 2000 et 2001. Il s'agissait donc d'un plan sur trois ans, validé par le directeur général, qui s'exécutait parallèlement à la formation des personnels parce qu'il fallait former ces sous-officiers, soit à la protection de personnalités, soit à l'intervention, soit au renseignement-observation, trois métiers fort différents.
Le rapport du colonel Giorgis du mois de décembre que vous avez dû lire, portait simplement sur les conditions de mise en _uvre du GPS. Le capitaine Ambrosse m'avait fait excellente impression lors de ces venues à la direction générale. C'est un garçon extrêmement calme, et les garçons du GIGN qui avaient travaillé avec lui me disaient que ses demandes étaient certes élevées, parce qu'il avait une volonté de bien équiper son personnel, mais tout à fait convenables.
Je considère donc qu'au mois d'avril 1999, le GPS n'était qu'une unité qui avait un bon potentiel opérationnel eu égard à la sélection que nous avions opérée des personnels. Ceux-ci étaient techniquement moyens, mais avaient été physiquement sélectionnés. Ils étaient volontaires et pleinement disponibles, mais l'on n'avait pas atteint le plein rendement. Pour avoir une unité opérationnelle telle qu'on la voulait, il fallait au minimum deux ans, sinon trois. Au regard de ce qui ressortait de tous les messages et des comptes rendus, il n'y a pas eu de heurts entre le GPS et les autres forces de police sur l'île.
M. le Président : Ne sentiez-vous pas que la création même de cette structure risquait de dessaisir quelque peu la direction générale de la gendarmerie, puisque le GPS répondait à une intention particulière, et était voulu par le préfet de région, M. Bonnet ? N'avez-vous pas eu le sentiment, vous qui étiez chargé des opérations et de l'emploi des personnels, que la création de ce groupe avait pour effet à la fois de marginaliser les structures habituelles de la gendarmerie, c'est-à-dire les brigades, et éventuellement de couper les services de gendarmerie des autres services chargés de la police sur l'île ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je ne crois pas.
M. le Président : C'est pourtant ce qui s'est révélé à l'usage.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Certes, encore que le GPS n'était pas sous l'autorité de la direction générale, cette dernière n'ayant pas de vocation opérationnelle. Je suis responsable des opérations, mais au niveau de la gendarmerie mobile en parfaite coordination avec la cellule du ministère de l'Intérieur qui gère l'ensemble des forces de la réserve gouvernementale.
M. le Président : Vous avez bien une responsabilité à l'intérieur de la gendarmerie ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui.
M. le Président : Sur le GPS notamment.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, pas sur le GPS.
M. le Président : Quant à son utilisation !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, pas du tout. Il y a totale délégation. Quand on remet son commandement à un commandant de légion, on lui dit : " Officiers, sous-officiers, vous obéirez au colonel Mazères, vous exécuterez tout ce qu'il vous demandera pour le bien du service et le succès des armes de la France ". Il a donc une responsabilité propre, en plus, de par le Président de la République.
M. le Président : D'accord, mais ce n'est pas un groupe qui fonctionne sui generis. Il est tout de même lié à la structure de la gendarmerie nationale.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je suis d'accord : il respecte les règles de la gendarmerie nationale. En ce qui concerne les protections de personnalités, on sait ce que cela veut dire, on sait où la mission commence et où elle finit. Le GPS est sous le contrôle du général Parayre, qui lui-même n'a pas vu de dérive. Moi, je n'ai aucun pouvoir de contrôle sur le GPS, sinon, je serais un voyageur de commerce, un jour le GPS en Corse, un autre jour une autre unité dans tel ou tel autre département. Ce sont les commandants de circonscription qui sont habilités au premier niveau. La direction générale est une administration centrale, nous ne sommes pas un organe de commandement. Nous donnons des directives.
M. Robert PANDRAUD : C'est un état-major ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Même pas, monsieur le ministre, parce qu'à la limite, un état-major a parfois des pouvoirs de commandement en tant que tels. C'est la raison pour laquelle je reste sur ce terme d'administration centrale, parce que l'administration centrale est vraiment hors du pouvoir opérationnel propre. Le seul pouvoir opérationnel propre que nous ayons - c'est ma responsabilité et je la revendique - porte sur le GIGN. Chaque fois que le GIGN intervient sur le territoire national par délégation du directeur général, je lui donne le feu vert, jour et nuit, c'est-à-dire que je l'engage. Il en est de même pour le groupe d'observation et de renseignement, pour le GSIGN, ou pour ce qui est de la protection de personnalités demandée par le ministère de l'Intérieur. C'est le seul moment où je suis engagé d'un point de vue opérationnel à titre personnel.
M. le Rapporteur : Sur cette question, on a le sentiment que le GPS est un projet assez ancien de la gendarmerie, qu'il était dans les cartons depuis un certain temps et que, finalement, il y a eu une opportunité pour créer cette unité. On a du mal à comprendre que la gendarmerie, au niveau de son instance de direction ne se soit pas impliquée dans la création et dans le suivi de cette unité tout à fait exceptionnelle, calquée sur les GPM des territoires d'outre-mer.
Par ailleurs, vous nous dites que c'est vous qui décidiez des actions qui pouvaient être menées par le GIGN qui intervenait assez fréquemment en Corse, et que le GPS était directement sous contrôle du préfet....
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, de Mazères.
M. le Rapporteur : Oui, mais si j'ai bien compris, le colonel Mazères était lui sous contrôle opérationnel du préfet. Autrement, je ne vois pas qui commandait le colonel Mazères.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Qui commandait le colonel Mazères ? Le préfet, que demande-t-il au colonel Mazères ? Il lui donne des missions dans le cadre de l'ordre public, de la police administrative et le colonel Mazères est sous son autorité, en fonction des dispositifs que celui-ci lui demande de mettre en _uvre. Mais il n'est pas le chef du colonel Mazères au sens hiérarchique du terme.
M. le Président : Mais, mon général, ils se voyaient tous les soirs. D'après ce que l'on nous a dit, il y avait une réunion d'une cellule particulière qui rassemblait autour de M. Bonnet, le colonel Mazères, mais également Cavallier, et d'autres qui venaient se joindre éventuellement à cette discussion, comme Pardini, le directeur de cabinet du préfet. Des comptes rendus de ces réunions vous étaient-ils adressés ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, le commandant de légion exécute... Le préfet est le patron de la police administrative.
M. le Président : Nous sommes bien d'accord, mais comment exercez-vous votre autorité de contrôle ? Sinon, à quoi sert la direction générale ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : La direction générale n'a pas un pouvoir de contrôle au sens où vous l'entendez. Le seul pouvoir de contrôle qui existe est celui de Marseille, du général Parayre.
M. le Président : Mais Parayre rend compte à la direction générale ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui, bien sûr,
M. le Président : Je l'espère, sinon à quoi servent les généraux dans l'armée ?
M. Yves FROMION : Propos subversifs !
M. le Président : Subversifs à peine, plutôt provocateurs.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : C'était un fonctionnement très particulier. Le préfet, autorité administrative, décide du fonctionnement sur l'île, puisqu'en plus, il a eu une autorité étendue en matière d'ordre public à partir du mois de juin 1998. D'ailleurs, il avait souhaité avoir une autorité plus forte que le préfet de Haute-Corse. Le colonel Mazères n'avait aucun problème, dans la mesure où on lui demandait de remplir des missions qui concernaient ses troupes. Cela suivait : il n'avait pas à nous rendre compte.
Rendez-vous compte, monsieur le Président, que si nous devions contrôler les 90 départements et l'outre-mer dans les conditions où vous le dites, ce ne serait pas possible. Simplement, que fait-on actuellement ? Chaque département, lorsqu'il s'y produit quelque chose d'exceptionnel, rend compte de l'événement et le traite. Mais il le traite, soit sous l'autorité du préfet, soit sous l'autorité des magistrats. Moi, je n'ai aucun pouvoir dans ce domaine.
M. le Président : Certes, mais à partir du moment où il y a eu l'affaire des paillotes, il semblerait que le compte rendu des événements vous ait été fait directement. Cela est remonté à la direction générale de la gendarmerie nationale. Par ailleurs, M. Bonnet a demandé que certains officiers soient désignés. Cavallier n'a pas été choisi par la direction générale de la gendarmerie nationale, Mazères n'a pas été choisi par la direction générale...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Si, bien sûr. Autant Cavallier a été effectivement amené dans les cantines du préfet, contre tout système habituel, sur lequel je n'ai pas à me prononcer puisque je n'étais pas à la direction générale à ce moment-là, autant Mazères, dans le cadre de son cursus, répondait à un certain nombre de critères qui faisaient qu'il pouvait être nommé commandant de légion.
Il se trouvait que la Corse était disponible, le service des ressources humaines l'a proposée au directeur général qui a soumis cette proposition au cabinet du ministre, qui l'a validée. Les décisions relatives aux commandements de légion nécessitent obligatoirement l'estampillage du cabinet du ministre. C'était normal dans la mesure où ce garçon avait commandé, dans d'excellentes conditions semble-t-il, le groupement de la Seine-et-Marne, qu'il avait été sous-directeur ou adjoint au sous-directeur des télécoms et de l'informatique et qu'on ne lui demandait pas de faire des exploits en Corse. On lui demandait simplement de faire appliquer les lois et règlements de la République sous l'autorité du préfet ou des magistrats. On ne lui demandait pas de résoudre l'assassinat du préfet Erignac. On lui demandait simplement d'agir en parfaite coordination avec le SRPJ d'Ajaccio dans le cadre de l'enquête de Pietrosella, puisque la gendarmerie et le SRPJ étaient chargés de cette enquête conjointement. Il avait donc un rôle en tant qu'officier de police judiciaire, puisqu'il était habilité, sur la Corse, sous l'autorité du procureur général.
Je n'ai pas à porter de jugement sur le préfet Bonnet. Je dirai que chaque préfet a un mode de fonctionnement particulier qui tient à sa personnalité.
M. le Président : Comment expliquez-vous à partir de ce montage qui peut paraître cohérent quand on vous entend, cette dérive progressive qui a conduit aux actes que l'on sait, s'ils sont prouvés et établis évidemment ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je n'ai pas d'explication. Je vais vous dire, monsieur le Président, je considère que c'est une aberration chromosomique. En un siècle, on n'a pas vu de commandant de légion déraper de cette façon. Vous pouvez faire toute l'histoire de la gendarmerie ! En général, quand on arrive au niveau de commandant de légion, on est plus prudent, plus sage, on a le recul. C'est plutôt le commandant de groupement qui " ferraille " avec le préfet. Quand je dis " ferraille " cela signifie qu'ils sont parfois plus ou moins durs de tempérament, ils font appliquer les règles de façon plus ou moins souples...
D'une façon générale, les deux commandants de groupement vont au feu, le commandant de légion qui a un recul suffisant aide ses commandants de groupement à y voir un peu clair dans cette île, ce qui n'est pas toujours évident. Il faut avoir ce minimum de recul, éventuellement avec le soutien du général de Marseille, qui est le plus souvent un grand sage qui termine sa carrière et nous aide à y voir plus clair.
De même que le préfet rend compte directement aux autorités centrales - je l'ai vécu en 1995-1996 - de tout événement un peu extraordinaire, et Dieu sait si l'extraordinaire est vite atteint en Corse, il est logique que le commandant de légion informe rapidement la direction générale pour que le cabinet de la Défense soit informé parallèlement au cabinet du ministre de l'Intérieur et que chacun puisse confronter les deux visions qu'il peut éventuellement y avoir.
M. le Président : L'aberration dont vous parlez, qui touche une personne, peut avoir une explication biologique. Mais quand elle touche plusieurs personnes en même temps - Mazères, Cavallier, Ambrosse et les exécutants - cela fait quand même beaucoup d'aberrations, d'autant que mises bout à bout, elles conduisent à un comportement de la gendarmerie qui paraît anormal par rapport à la règle que l'on a l'habitude de rencontrer dans vos troupes. Comment peut-on en arriver là ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Il y a une enquête de police judiciaire sur ce point.
M. le Président : Ne parlez pas de l'enquête, il ne s'agit pas de cela. Nous ne sommes surtout pas là pour faire une enquête parallèle. Nous ne voulons pas empiéter sur le domaine judiciaire. Mais vous avez la responsabilité, de l'emploi des personnels. Vous devez avoir une idée de ce qui s'est passé à l'intérieur de la gendarmerie, puisque cela a traumatisé cette arme à un point tel qu'il faudra sans doute un certain temps pour qu'elle s'en remette. Il serait trop facile d'utiliser la langue de bois devant nous, vous êtes ici devant une commission d'enquête, déposant sous la foi du serment. Comment ces aberrations ont-elles pu s'ajouter les unes aux autres pour conduire à l'affaire des paillotes ?
M. le Rapporteur : Vous connaissez bien M. Mazères ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, Mazères, je le connais superficiellement. Je connais bien Cavallier. Je l'ai vu agir, comme commandant de la compagnie d'Annecy. A l'époque, je commandais la Savoie. Je connaissais Ambrosse pour l'avoir vu pour la première fois au cours des six réunions que j'évoquais. Je connaissais Pessé pour l'avoir vu au mois de janvier. Je le voyais toujours derrière le président Mitterrand : c'était ce grand lieutenant, qui était toujours derrière lui, assez remarquable, car il mesure 1m90 et qu'il a une certaine allure.
Pour ce qui est de Mazères, je l'avais vu avant qu'il parte en Corse et lui avais donné mon sentiment sur cette île, lui conseillant, s'il avait des doutes, de rendre compte. On a dit souvent que le système militaire est en cause. Mais il n'est pas en cause, car en l'occurrence, Mazères a été un mauvais militaire : il n'a pas rendu compte. Si d'aventure, il avait subi la pression du préfet Bonnet, tel qu'il le raconte, il fallait qu'il rende compte, qu'il vienne dire à la direction générale ce qui se passait et qu'on lui demandait des choses bizarres. Il n'est pas venu.
Pour ce qui est de Cavallier dont on dit beaucoup de choses, je constate que Cavallier a été mis en place au mois de février 1998 à la satisfaction de tout le monde. Personne ne s'y est opposé, je n'ai donc pas à commenter son affectation. Je note que Cavallier est un garçon très rigoureux auquel on a dit à partir du mois de juin : " Cavallier, vous n'êtes plus chargé de mission du préfet Bonnet, vous êtes désormais chef d'état-major de la légion et vous êtes sous l'autorité du colonel Mazères ", ce qu'il a parfaitement fait parce que c'est un garçon loyal. Tant que le colonel Mazères ne lui disait pas d'aller à la préfecture, il n'y allait pas, sauf lorsqu'il était en remplacement, en tant que numéro deux de la légion. Le point qui me trouble concernant Cavallier - puisqu'on le sait maintenant et que j'en ai discuté avec lui le 7 juin, le jour où nous avons eu le rendez-vous manqué avec le juge - c'est qu'il m'a dit qu'il était convaincu d'avoir persuadé les personnels que c'était une opération folklorique et qu'il était hors de question de l'exécuter. Il était également convaincu d'avoir emporté l'adhésion du préfet Bonnet, de la même façon que de Mazères. Cavallier s'est donc dit qu'il n'avait pas à rendre compte, puisque l'affaire était, dans son esprit, réglée. Cela peut toujours être discuté, mais Cavallier pensait que tout était réglé. Puis il se rend compte qu'il s'est trompé. D'où le deuxième temps de la man_uvre ; Cavallier se rend chez le préfet Bonnet en se disant que celui-ci l'a eu une première fois, mais ne l'aura pas une seconde. C'est ce qu'il dit et cela me semble bien correspondre au mental de Cavallier. Il est comme cela.
M. le Président : Vous passez sous silence le troisième épisode, celui de la falsification éventuelle de la bande.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Ça !
M. le Président : Vous êtes comme nous.
M. le Rapporteur : Pour finir là-dessus, ma question sera très courte : les déclarations de l'adjudant-chef Moulié sont quand même, avant même l'affaire des paillotes, révélatrices de dysfonctionnements importants. Je ne sais si vous les avez lues, mais il s'est exprimé dans la presse et dans un livre récent où il explique comment cette unité s'est trouvée engagée tout de suite dans des missions qu'elle n'était pas capable d'assumer, y compris avec un épisode un peu folklorique, qui aurait pu mal finir puisqu'un gendarme s'est retrouvé au large de Bonifacio dans des conditions absolument invraisemblables. A ce moment-là, les problèmes s'accumulent et cet adjudant-chef, ancien du GIGN, qui semble extrêmement attaché à la gendarmerie et à son arme, évoque même jusqu'à la possibilité d'un mouvement de protestation. Donc, pendant cette période de mise en place, on a le sentiment qu'existent des problèmes importants entre la direction, le colonel Mazères et les hommes appartenant au GPS. A cette époque, j'imagine que la direction générale de la gendarmerie suit assez attentivement la mise en place de cette unité. Une inspection est d'ailleurs faite par le général Parayre. Comment expliquer qu'aucun de ces éléments ne remonte au niveau de la hiérarchie ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Sur les révélations de Moulié, je ne me prononcerais pas. Elles n'engagent que Moulié. Personne ne l'a entendu, ce n'est qu'un livre, ce n'est pas le Journal officiel et le GIGN est particulièrement outré de ce que dit Moulié parce que si celui-ci était un type courageux, il fallait qu'il fasse ses déclarations avant. Il est courageux pour toucher 700 000 francs de Paris-Match puisque la couverture vaut 300 000 francs plus 400 000 francs d'interview, mais cela relativise un peu les déclarations de Moulié. Il apparaît comme étant peu crédible dans cette affaire ; il est récusé au sein de la gendarmerie, notamment par ses pairs. Le GIGN est une unité très soudée qui est assez libre par rapport à la hiérarchie. Cela étant, sur le plan des directives, des ordres, je puis vous assurer que ceux qui sont à la tête du GIGN actuellement, comme ceux qui les ont précédés sont des garçons tout à fait remarquables, qui remplissent tous les jours de multiples missions tout au long de l'année de façon irréprochable. D'ailleurs, nous ne voulons pas du tout qu'ils soient sous les feux de la rampe. Moins on les voit dans la presse, mieux cela vaut, même si, de temps en temps, d'aucuns souhaiteraient qu'ils soient mis en valeur, mais je préfère qu'ils soient mis en valeur à travers leur action et leur professionnalisme. On l'a vu lors de l'affaire de l'Airbus.
En ce qui concerne le GPS, on n'a jamais dit, comme vous le dites et comme Moulié le dit, que c'était une unité très opérationnelle. La preuve, c'est que le GIGN allait régulièrement en Corse pour les opérations pointues où il y avait risque de mort d'homme. Le GPS n'intervenait que pour des arrestations au cours desquelles il ne risquait pas d'y avoir ouverture du feu ; celles qui risquaient d'être un peu difficiles, mais dans lesquelles on n'avait pas évalué l'usage des armes. Lorsqu'il y avait évaluation d'un usage des armes, c'était le GIGN qui intervenait. En fait, le GPS réunissait trois capacités au sein d'une unité, qui travaillaient chacune séparément. Le groupe de protection du lieutenant Pessé, par exemple, n'a rien à voir avec cette affaire. Pessé se retrouve là, tout simplement parce qu'il a eu la conviction, à travers ce que lui disait Mazères, que ce dernier avait le feu vert du préfet. Ils se sont dits : " Il y a un feu vert, le chef nous donne l'ordre, on y va ". Ils ont eu tort, évidemment.
Pessé y va. Dumont et Tavernier qui n'ont rien à voir, puisqu'ils appartiennent à l'intervention et non au renseignement alors que théoriquement, il s'agissait d'une mission du renseignement, y vont. Le dernier, c'est Moulié ; il a participé à cette action parce qu'il est ancien du GIGN, parce qu'il avait une certaine aura par rapport à Ambrosse, qui est un jeune capitaine. J'estime que Moulié n'a pas été très courageux parce qu'effectivement, il avait certainement des relais pour pouvoir s'exprimer contre l'opération, ce que Cavallier aurait aussi bien pu faire. L'enquête établira les responsabilités de chacun dans le cadre des règles de la gendarmerie.
M. le Président : Dans le règlement de la gendarmerie, l'ordre manifestement illégal est évoqué.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Tout à fait, c'est prévu par le règlement de discipline générale des armées.
M. le Président : Aucune information sur cette succession d'obéissances à un ordre, à l'évidence contraire à tous les principes de droit, n'est, à aucun moment, remontée à la direction générale ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : A aucun moment. Rien ne permettait de l'imaginer alors que dans plusieurs cas Mazères a demandé telle ou telle intervention et on lui répondait en lui indiquant les limites de l'action du GIGN. " En Corse, la légalité, toute la légalité, rien que la légalité " lui avais-je dit, parce que s'il est un endroit où il ne faut pas transiger, c'est bien celui-là.
M. Robert PANDRAUD : Etes-vous au courant d'un différend d'ordre privé entre le colonel Cavallier et le préfet Bonnet, bruit qui a assourdi Paris et les milieux politico-administratifs ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je connais le bruit. Je sais que Cavallier en est profondément choqué, ainsi que Mme Cavallier, et qu'il a déposé plainte contre un certain nombre d'organismes de presse qui ont fait paraître des informations à ce sujet.
M. Robert PANDRAUD : Si j'ai bien compris, l'escadron d'Ajaccio a été supprimé au moment de la création de ce groupe. Financièrement cela s'est-il traduit par un gain ou par une perte ? Avez-vous fait cela pour des raisons d'emploi ou des raisons budgétaires ? C'est bien dans les attributions de la direction générale ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Tout à fait. A partir du mois de février, en réponse aux demandes du préfet Bonnet, nous avons détaché successivement des personnels à la section de recherche d'Ajaccio, à raison de vingt, que l'on devait loger et indemniser en frais de déplacement. Nous avons également, sur demande du préfet Bonnet et du ministère de l'Intérieur, assuré un certain nombre de protections de personnalités, qui ont également demandé vingt à vingt-cinq personnes.
M. le Président : Pourriez-vous nous dire quelles étaient ces personnalités dont on parle sans arrêt ? Ce n'étaient tout de même pas les ministres qui se rendaient en permanence en Corse ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : C'est sur demande.
M. le Président : Qui protégeait-on ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : On a protégé M. Natali, le directeur régional de l'agriculture et de la forêt, le préfet, le directeur de cabinet, les sous-préfets de Sartène, de Calvi et de Corte. Nous avons également protégé les maisons de MM. José Rossi et Pasquini, entre autres. Je n'ai pas là la liste exhaustive, mais je pourrais vous la fournir.
M. le Président : Cela nous intéresserait.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je suis en mesure de vous donner le détail de toutes les protections.
Nous avons donc fait le bilan et nous nous sommes aperçus que nous ne pouvions pas relever ces personnels qui venaient de l'extérieur, faisaient des allers et retours en permanence, et dont les familles restaient sur le continent. Cela ne pouvait durer que deux ou trois mois. Or, il fallait durer, notamment sur les dossiers financiers, où nous constations une montée en puissance, que ce soit sur le Crédit agricole ou sur d'autres dossiers. Nous savions qu'il faudrait renforcer les moyens destinés à la protection des personnalités, à la police judiciaire et au renseignement puisqu'il fallait rechercher toujours plus d'informations. Nous voulions également éviter de recourir au GIGN en permanence là-bas pour des interventions très limitées, qui ne nécessitaient pas des forces spécialisées. Pour éviter par ailleurs d'avoir des sous-officiers bloqués dans le cadre de la protection de personnalités ou de la police judiciaire, il nous a semblé que la meilleure formule, compte tenu de l'emploi de l'escadron d'Ajaccio qui ne donnait pas entière satisfaction, était de transformer l'escadron dans son organisation puis sa gestion. On peut donc considérer que l'opération était financièrement quasiment blanche au bout de deux ans.
M. Robert PANDRAUD : J'ai eu l'occasion de m'entretenir plusieurs fois avec le colonel Mazères qui, à l'époque, m'avait paru un éminent spécialiste de l'informatique et des affaires financières, tout simplement parce que je suis député de Rosny où est implantée l'informatique de la gendarmerie. L'avez-vous affecté en Corse en raison de ces talents ou pour ses qualités de meneur d'hommes ? Je ne sais si vous pouvez me répondre. Connaissant l'intéressé, vous me direz que pour pénétrer les réseaux informatiques de tel ou tel organisme douteux, c'était certainement le meilleur de la gendarmerie, voire le meilleur de tous les services de sécurité : il aurait été très bien chez IBM !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je n'ai pas été sollicité pour le choix du colonel Mazères. Je ne saurais que vous répondre ; seuls le directeur général ou le chef du service des ressources humaines le pourraient.
M. le Président : A l'époque de Tralonca, vous étiez en Corse ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui.
M. le Président : Quelles informations aviez-vous sur cette affaire ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Les informations, je les ai eues par le préfet Guerrier de Dumast, le soir vers 19 heures. Il m'a dit : " Ce soir, il faudra rester calme ". Il a ajouté : " Vous connaissez la formule : pas de sang dans le maquis ". J'ai compris qu'il y aurait quelque chose la nuit suivante. Je savais qu'il y avait la visite de M. Debré, mais nous n'avons pas perçu le lien entre Tralonca et cette visite, que ce soit bien clair. Nous n'avions aucune information là-dessus. Nous n'avons eu aucune information par quiconque, sinon par le préfet Guerrier de Dumast, pour ce qui me concerne, ainsi que pour le colonel Delpont qui commandait la Haute-Corse. Le colonel Lunet qui commandait la Corse-du-Sud a été informé par le préfet Coëffé.
M. le Président : C'est donc le préfet Coëffé qui vous a dit...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, le préfet Guerrier de Dumast, préfet adjoint pour la sécurité.
M. le Rapporteur : C'était un jour avant.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : La veille, vers dix-huit ou dix-neuf heures.
M. le Président : La gendarmerie de terrain n'avait aucune information à ce sujet ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Aucune information.
M. Robert PANDRAUD : Donc, des instructions faciles à appliquer !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Faciles, oui, mais j'ai dit au préfet : " Alors, qu'est-ce qu'on fait ? ".
Il m'a répondu : " Vous faites vos patrouilles et vos dispositifs de surveillance générale comme d'habitude ". D'où le relevé des numéros des véhicules que je confirme. J'ai donné l'ordre au commandant de groupement de relever les numéros des véhicules, que j'ai donnés ensuite au procureur général, M. Couturier.
M. Robert PANDRAUD : Qui, à votre connaissance, n'en a rien fait ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je ne sais pas ce qu'il en a fait.
M. Christian PAUL : Le travail habituel de cette brigade de gendarmerie, qui n'avait pas été particulièrement motivée pour prévenir cet événement, a-t-il néanmoins permis de localiser avec une relative exactitude le lieu où se tenait cette conférence de presse ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non.
M. Christian PAUL : Malgré la connaissance d'un certain nombre de mouvements de véhicules éventuellement convergents ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Peut-être connaissez-vous l'île de Corse...
M. Christian PAUL : Moins bien que vous, mon général.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je connais parfaitement Tralonca puisque mon épouse est originaire de la région de Saint-Laurent, dans la Castagniccia. Dans toute la Castagniccia, vous avez nombre de routes, vous arrivez comme vous voulez, si vous voulez vous rassembler. On a parlé de 600 personnes, notre évaluation est plutôt de l'ordre de 350, évaluation corroborée sur l'île. Six cents, c'était le chiffre donné urbi et orbi par FR3 Corse. C'est donc devenu 600 dans le monde entier, mais soyons clairs, nous avons fait des mesures très précises, il y avait au plus 350 personnes, et dans ces 350, nous avons su ensuite par des informateurs - des jeunes gendarmes auxiliaires qui étaient à l'université de Corte - que tous les jeunes de Corte se vantaient d'avoir fait partie du grand rassemblement de Tralonca et que l'on comptait dans les rangs nationalistes des infirmières de l'école de Bastia.
Comme le dit le livre sur le préfet Erignac, on a informé celui-ci que l'on avait retrouvé des mégots de cigarettes portant du rouge à lèvres et il est vrai quand on regarde certaines photos, que certains, des jeunes femmes probablement, tiennent les armes comme on porte un bébé.
M. Robert PANDRAUD : Puisque vous n'y étiez pas, ne vous êtes-vous pas aperçu de mouvements anticipés de voiture ? Comment ensuite avez-vous pu faire pour quantifier le nombre de participants ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Grâce aux renseignements généraux.
M. Robert PANDRAUD : Parce que les renseignements généraux y étaient, selon vous ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je n'ai pas dit qu'ils y étaient. Les renseignements généraux savaient que cela se trouvait là.
M. le Président : Ils n'avaient pas de mal à y être, puisqu'on les avait informés !
M. Robert PANDRAUD : C'est un peu un gag tout cela.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui, monsieur le ministre.
M. le Président : C'est un gag au premier degré mais, au second, pensez-vous que ce soit particulièrement motivant pour des personnels de gendarmerie de se voir " balader " sur un dossier particulièrement sérieux : des armes, des conférences de presse, des cagoulés dans le maquis...
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ce sont des militaires. Ils n'ont pas le droit de tirer. La vie militaire n'est pas faite que de choses simples et de réactions automatiques.
M. le Président : Certes, mais quand même, cela n'a pas dû être facile pour les gens des brigades...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Ce n'est pas simple, monsieur le Président, mais comme je le disais à mes commandants de brigade que je voyais souvent, l'essentiel est d'assurer la tranquillité et la paix publique en Corse et de ne pas causer un trouble plus grand que celui que suscite la manifestation elle-même. Il y a des équilibres à trouver par rapport à l'île de Corse, car il y existe des situations et des comportements qui n'ont rien à voir avec ceux du continent. Pour avoir été commandant du groupement de la Savoie, je peux dire que les Savoyards sont différents des Corses !
M. le Président : Pour être précis et pour que les choses soient claires, encore une fois devant une commission d'enquête, sous la foi du serment, vous avez indiqué que l'on vous avait invité à être ce soir-là " calme " : votre conviction était-elle qu'il y avait des négociations entre les mouvements nationalistes et le gouvernement ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : A ce moment-là, non.
M. le Président : A dix-huit heures, peut-être pas, mais quand vous entendez le lendemain la réponse du berger à la bergère...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui le lendemain, lorsque M. Jean-Louis Debré nous a donné son discours le 11 janvier au soir et que nous avons comparé au tract du FLNC, ma cellule de renseignements m'a dit : " C'est parallèle ". Il n'y avait pas besoin de faire une longue analyse.
M. Yves FROMION : Lorsque nous en aurons fini avec Tralonca, je poserai ma question.
M. le Président : Les déclarations du général Lallement sont suffisantes. Tout le monde avait la certitude d'une négociation, sauf M. Jean-Louis Debré.
M. Yves FROMION : Puisque l'on parle de l'action gouvernementale, je souhaiterais savoir, s'agissant du GPS et de sa création, quelle était l'implication gouvernementale, tout au moins ministérielle, dans cette affaire. Vous avez évoqué cinq ou six réunions techniques tenues à la direction générale pour mettre au point, j'imagine, les modalités matérielles relatives notamment aux effectifs. Quelle a été l'implication des différents ministères - défense, intérieur, autres ? Y a-t-il eu implication de Matignon ?
Le comportement du préfet Bonnet, qui induisait la réaction de ceux qui travaillaient sous son autorité, n'était-il pas motivé par le fait que l'on pouvait s'imaginer sur place qu'il était couvert à l'échelon gouvernemental dans les initiatives diverses et variées qu'il a pu prendre ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Pour ce qui est de votre deuxième question, je ne sais pas ce que les intéressés pensaient sur place. Moi, quand je vois un préfet de la République, quel qu'il soit, je suppose qu'il a des instructions du gouvernement. C'est valable en tout temps, pas seulement sur ce cas précis.
Sur les réunions ministérielles : je n'ai participé à aucune réunion ministérielle sur la création du GPS, étant donné qu'il était dans les pouvoirs du directeur général stricto sensu de pouvoir prendre cette décision. Nous aurions pu l'appeler 31-6 et non GPS, et cela ne changeait rien au problème. Nous aurions eu les mêmes officiers dans différents pelotons. On l'a appelé GPS pour de strictes raisons de gestion. En effet, le 31-6 étant de la gendarmerie mobile, il aurait fallu qu'il soit rattaché à Marseille, le GPS, relevant de la gendarmerie départementale pouvait être rattaché à la Corse.
M. Robert PANDRAUD : Et les primes sont différentes !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, monsieur le ministre.
M. Yves FROMION : Excusez-moi, mais il n'y a pas eu seulement un changement d'organigramme et d'écussons sur les poitrines, mais des changements très profonds en personnels. Vous avez dit qu'une cinquantaine de sous-officiers avaient été affectés là-bas.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : C'est de l'attribution du directeur général, cela.
M. Yves FROMION : Je ne parlais pas simplement de ce qui est votre propre responsabilité dans l'affaire, mais d'un sentiment plus général, que vous pourriez avoir du fait de votre position.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Il a été rendu compte au cabinet du ministre...
M. Yves FROMION : Du ministre de la Défense ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Bien sûr. Il a été rendu compte du projet de création du GPS. Je crois savoir que cela a été évoqué lors de plusieurs réunions interministérielles. J'ai bien dit : " Je crois savoir ", mais je n'en sais pas plus.
M. Michel VAXÈS : Dans votre exposé liminaire, j'ai cru comprendre qu'au poste de commandement qui était confié au colonel Mazères étaient en général affectés des hommes d'expérience, en tout cas des hommes qui présentaient certaines garanties par rapport aux missions qui leur étaient confiées. Or, tout à l'heure, en réponse à une question de M. Pandraud - je ne sais s'il faut souligner les contradictions - au-delà des compétences informatiques de cet homme, il m'a semblé qu'il y avait un doute de ce point de vue. On comprend difficilement, si je m'en tiens à l'analyse que vous faites de la sagesse nécessaire à l'exercice de telles responsabilités, que la décision qui a été prise dans l'affaire qui nous concerne puisse l'avoir été par un responsable de ce niveau. Formulez-vous des hypothèses sur les raisons qui ont pu conduire le colonel Mazères aux décisions qu'il a prises ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Pour compléter les informations relatives à sa nomination, d'après ce que je crois savoir, il n'a pas refusé d'être nommé commandant de la légion de Corse. Il faut savoir qu'au même titre que dans d'autres administrations, une affectation de commandant de la légion de Corse n'est pas une sinécure. Pour ma part, hormis des raisons personnelles qui auraient pu me pousser à refuser puisque mon épouse m'avait recommandé de ne pas aller en Corse, j'étais volontaire parce que cela me plaisait, par tempérament. J'ai commandé en Savoie et j'ai été l'un des responsables de la sécurité des jeux olympiques d'Albertville, adjoint à l'inspecteur de la DOT, au moment où j'ai demandé à aller commander la Corse. Je savais pertinemment les risques que j'encourrais parce que l'on m'avait dit : " Tu vas au casse-pipe ".
Le colonel Mazères, d'après ce que je crois savoir, avait été désigné au mois de janvier, avant l'assassinat du préfet Erignac, mais il était assez fier quand je l'ai rencontré au mois de mai d'aller prendre son commandement en Corse et il voulait bien faire. C'est la raison pour laquelle il a décidé avec son épouse que celle-ci ne le rejoindrait pas et qu'il serait célibataire géographique. Ce célibat géographique est, de mon point de vue, une des explications qui font qu'il a été particulièrement disponible pour passer toutes ces soirées en réunion avec le préfet Bonnet. Je n'en sais pas plus. Il a certainement subi un certain nombre de pressions. Son cursus, il est vrai, n'est pas un cursus fondamentalement opérationnel. C'est facile de le dire après coup. Mon prédécesseur était également un ancien adjoint de la sous-direction des télécoms et de l'informatique : lui non plus n'avait pas vocation à aller sur un poste aussi opérationnel.
M. Robert PANDRAUD : Sauf pour les écoutes !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Il n'y avait que des écoutes réglementaires.
On peut se poser beaucoup de questions sur le profil du colonel Mazères après coup, mais parmi les responsables des ressources humaines, personne n'a mis en doute a priori les capacités du colonel Mazères à pouvoir remplir sa tâche en Corse.
M. Robert PANDRAUD : Vous ne parlez pas de la manière dont les brigades et leurs familles sont reçues dans les villages et dans les villes de Corse. N'y a-t-il pas dans les écoles un semblant de purification ethnique ? Cela pourrait expliquer de nombreuses dérives, personnelles et autres.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Si ce terme, qui me semble très fort, monsieur le ministre, peut être valable dans des villes comme Ajaccio, Bastia, voire Porto Vecchio, Corte et, à un degré moindre, Calvi, lorsque vous évoquez les villages, je vous répondrai que ce n'est pas le cas, sinon dans des cas très particuliers. Bien au contraire, les écoles ne survivent dans les villages que grâce aux enfants de gendarme. On me demandait d'ailleurs d'affecter des familles avec deux ou trois enfants de façon à pouvoir maintenir l'école. Ils étaient donc plutôt bien reçus. Je n'ai donc pas ce sentiment. En revanche parmi la jeunesse corse se manifeste actuellement un fort rejet - par jeunesse corse, j'entends ceux de vingt à trente-cinq ans - et certains qui sont actifs, qui sont dans les groupes militaires, et que je vois dans les villages, vont certainement poser problème. En revanche, les anciens, à partir d'une cinquantaine d'années, ceux qui reviennent ne posent pas problème...
M. Robert PANDRAUD : Il y a d'ailleurs beaucoup de retraités de l'armée, de la police, des douanes et de la pénitentiaire.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Le vrai problème, ce sont les soldats perdus du FLNC, tels que les évoque Pierre Poggioli dans son livre, parce qu'il faut toujours lire les nationalistes. Poggioli sait très bien que l'on n'arrive pas à poser les armes à cause de ces gens-là. Pourquoi avons-nous eu beaucoup de hold-up cet été en Corse ? Parce que Bastia Securità est à la rue et qu'il faut de l'argent pour payer ces gars-là. Nous assistons donc à une recrudescence des hold-up. Tous ces phénomènes s'expliquent très bien. Cela fait partie de ces équilibres, de toutes ces choses qui semblent assez simples. Il semble simple de dire que l'on va faire de la répression à outrance mais, pour l'instant, on n'a pas trouvé le juste équilibre et nous sommes toujours sur le fil du rasoir.
M. Franck DHERSIN : On parle d'un système mafieux !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Selon moi, les nationalistes ont permis au milieu de prospérer tranquillement. En fait, c'est la Brise de mer et toute la galaxie du Sud qui continue à prospérer. Les gendarmes comme les policiers courent après les nationalistes et quand on court après les nationalistes, qui, eux, sont parfaitement identifiés, on fait en sorte qu'un tel ou un tel prospère. On voit à la Porta le grand chef du nord avec une magnifique maison. On voit l'homme du sud dans le golfe de Propriano, vous voyez de qui je veux parler.
M. Christian PAUL : Mais donnez les noms, mon général !
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Ils sont dans les livres.
En tout cas, c'est cela le vrai problème. On a effectivement un système du grand banditisme qui prospère derrière les nationalistes qui gênent tout le monde. Depuis vingt ans, on guerroie contre les nationalistes.
M. Christian PAUL : Je voudrais rebondir sur vos derniers propos que je crois tout à fait justes et fondés. Quel est votre point de vue, à la fois à travers votre expérience de commandant de légion et les informations dont vous disposez aujourd'hui, même si vous n'avez pas de responsabilité opérationnelle directe, sur l'état de la grande délinquance en Corse et sur ses réseaux mafieux ou prémafieux qui, à l'évidence, continuent à prospérer.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : A mon avis, les journalistes l'ont parfaitement exprimé sous la plume de M. Laville sur l'assassinat du préfet Erignac. Il donne tous les éléments : ce livre est assez étonnant parce que, pour la première fois, on donne les noms de tout le monde. Mais c'est une chose de constater et c'en est une autre que d'amener ces personnes devant les cours d'assises, parce qu'il faut des preuves. Dieu sait si l'on se bat, et c'est la raison pour laquelle ces unités avaient été créées, pour pouvoir rechercher du renseignement.
Personne ne témoignera contre un certain nombre de personnages que j'évoquais. C'est certainement un manque de sens civique, mais il est parfois plus intéressant de protéger sa vie que de faire preuve de sens civique.
M. Christian PAUL : Je reviens un instant sur la création du GPS. Il me semble qu'existe dans la gendarmerie, dans plusieurs légions, des groupes de surveillance qui interviennent dans le cadre des procédures judiciaires en complément des sections de recherche.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Il s'agit des GOS, groupes d'observation et surveillance. Il en existe un par circonscription, la circonscription étant au niveau de la zone de défense, soit neuf.
M. Christian PAUL : Ces groupes qui ont une existence reconnue depuis un certain nombre d'années dans la gendarmerie ne sont-ils pas le modèle qui a été dupliqué, pour une partie au moins de ses attributions, lors de la création du GPS ? Existe-t-il un lien ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : On peut imaginer un lien et un parallélisme. Au même titre que le peloton de renseignement et d'observation travaillait sous l'autorité de la section de recherche d'Ajaccio, les GOR travaillent sous l'autorité des sections de recherche du chef-lieu. Ce sont des personnels que vous avez vus lors de certaines émissions de télévision rechercher du renseignement et apporter des preuves.
M. Christian PAUL : Il n'est pas aujourd'hui envisagé de renoncer à des dispositifs de cette nature ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Les magistrats nous ont fait savoir qu'ils ne souhaitaient surtout pas renoncer à cela. Il faut savoir que s'agissant de la répartition des effectifs du GPS, les magistrats auraient souhaité conserver le peloton de renseignement et d'observation à Ajaccio et nous l'avons implanté finalement pour onze de ses membres à Marseille, les autres étant ventilés sur l'île dans le cadre des pelotons de surveillance et d'intervention classiques.
M. Christian PAUL : Je reviens sur la question que posait le président Forni : votre conviction à partir de cette " expérience " du GPS, est-elle que c'est ce système d'unité renforcée qui est en cause ou est-ce que ce sont les hommes ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je serai très clair : le GPS n'est pas du tout en cause. C'est l'emploi que l'on en a fait, notamment celui des hommes et des cinq officiers et sous-officiers impliqués dans l'affaire des paillotes. L'unité en elle-même avait bien travaillé. Leur travail était très sérieux, contrairement à ce qu'en dit Moulié ! Moulié est très malhonnête de ce point de vue. Nous avons examiné les dossiers un par un, les dossiers d'observation et d'intervention étaient remarquables. Ils étaient donc partis sur des bases tout à fait professionnelles et cohérentes.
M. le Rapporteur : Ils n'étaient pas tous habilités police judiciaire ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, ils n'étaient pas du tout habilités police judiciaire. Ils n'étaient pas inclus dans le décret catégorie de service. Selon ce décret, seules les unités qui sont citées peuvent voir leurs personnels habilités officier de police judiciaire. Pour faire de l'intervention, il ne faut pas être officier de police judiciaire. Ils travaillent sous l'autorité d'un OPJ. Pour faire du renseignement et de l'observation, ils travaillaient également sous l'autorité des OPJ de la section de recherche ou des brigades départementales et pour faire de la protection de personnalités, il n'est pas nécessaire d'avoir une habilitation judiciaire.
M. Yves FROMION : Vous nous avez dit tout à l'heure que Mazères était officier de police judiciaire. On peut donc penser que, naturellement, la justice et le procureur n'ont pas été saisis de toutes ses fantaisies, si l'on peut appeler cela comme ça, c'est-à-dire de toutes ses actions qui sont hors du champ normal d'emploi de la gendarmerie, lorsqu'il s'est agi d'aller donner des instructions à un certain nombre de gendarmes...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Pour les paillotes ?
M. Yves FROMION : Oui, pour les paillotes, il est clair que les gendarmes ont agi sous le pur contrôle politique de Mazères.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je dirais sous le pur contrôle hiérarchique.
M. Yves FROMION : C'est un euphémisme, mais cela revient au même.
M. le Président : Cela revient au même. C'est vous qui le dites.
M. Yves FROMION : Votre intime conviction, mon général, sur cette affaire, quelle est-elle ?
Comment expliquez-vous que l'on en soit arrivé à de tels dérapages de la part d'officiers, de personnels aussi confirmés ? Vous avez déjà évoqué cette question dans votre propos liminaire. Vous nous dites que la direction générale de la gendarmerie n'est naturellement pas en cause puisque, hiérarchiquement et opérationnellement, elle n'est pas saisie du quotidien des unités, bien que les événements exceptionnels mettant en cause l'intervention du GIGN ou d'autres unités spécifiques remontent jusqu'à vous. On pourrait tirer comme conclusion qu'au fond, la gendarmerie vivait de façon très autonome en Corse sous la seule autorité du préfet, lequel dépend de l'échelon politique, quel qu'il soit d'ailleurs, et quelles que soient les époques.
Votre intime conviction est-elle donc, mon général, que les dérapages puissent être imputés à la personnalité du préfet ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Pour ce qui concerne le travail du colonel Mazères, de la direction générale et les relations des uns et des autres, je précise que la direction générale n'intervient qu'en cas d'instructions précises dans certaines affaires. Par exemple, la direction générale a donné des moyens et a suivi les journées internationales de Corte en août 1998, dans la mesure où il y avait des directives ministérielles sur cette question. Nous avons donc mis les moyens nécessaires parce que les directives du cabinet du ministère de la Défense - en liaison avec le cabinet du ministère de l'Intérieur - étaient précises. Cela étant, je rappelle que le préfet est le seul responsable de l'ordre public sur l'île, qu'il a tout pouvoir et que je n'ai pour ma part aucun pouvoir de lui dire que je ne suis pas d'accord avec lui. Nous étions éventuellement parfois en désaccord, mais si le préfet ne voulait pas suivre notre analyse, il ne la suivait pas.
A propos des journées internationales de Corte, par exemple, nous lui avions dit qu'il nous semblait dangereux d'intervenir sous le chapiteau en cas d'arrivée des cagoulés, l'objectif étant d'empêcher leur arrivée. Or, vous le savez, les cagoulés arrivent sous le chapiteau, par derrière, mettent leur cagoule sous la protection de leurs camarades, parviennent à l'estrade, font leur déclaration, sortent derrière l'estrade et les cagoules disparaissent, ni vu ni connu. Nous étions favorables à une formule plus " soft " plaçant la responsabilité de la manifestation, s'agissant d'une manifestation privée, sous l'autorité d'un bureau dont nous aurions pu interpeller les membres le lendemain. Mais le préfet est responsable vis-à-vis de son ministre et nous n'avons pas à discuter, sauf s'il nous donne un ordre illégal. Sinon, où va-t-on ?
M. Robert PANDRAUD : Le préfet vous donne la mission, mais vous pouvez apprécier le choix des moyens.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Tout à fait. Nous sommes d'accord.
M. Robert PANDRAUD : Dans l'histoire des paillotes, si le préfet vous a demandé de les détruire, vous pouviez avoir le choix d'utiliser les moyens de la gendarmerie ou de réquisitionner une unité du Génie, ce qu'il a fait par ailleurs. Mais pourquoi ne pas le faire très ouvertement, de jour, avec une protection et un communiqué indiquant que la décision du tribunal administratif a enfin été appliquée.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Mais non, puisque trois heures auparavant, ils avaient pris la décision inverse sur instruction du gouvernement. Ils étaient contraints de prendre la décision inverse.
M. Robert PANDRAUD : Si le préfet ne l'avait pas notifié à la gendarmerie, c'est la responsabilité du préfet. Mais la première décision a tout de même dû être donnée à la gendarmerie par le préfet.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Nous sommes intervenus au mois d'août sur toutes les affaires au niveau de la direction générale. Lorsque le colonel Mazères nous a fait part de son désarroi quant à l'enquête de Pietrosella dont il était dessaisi, nous lui avons dit de rendre cette enquête et de l'oublier. C'était le rôle de la direction générale en l'occurrence, de lui rappeler la loi. Il était dessaisi, il n'avait pas à poursuivre. Je le lui ai dit et je l'ai dit au commandant de la section de recherche.
Par ailleurs, il ne faut pas oublier le contexte dans lequel se situait l'affaire des bulldozers et de la destruction des paillotes. Vue de Paris, cette destruction était un non-événement. Lorsque le 9 mars, on nous annonce que le préfet Bonnet va détruire des paillotes, comme il y avait déjà eu d'autres destructions sur le littoral et que nous étions mobilisés par d'autres dossiers, notamment sur la fidélisation des unités de gendarmerie mobile, que je qualifierais de plus importants pour la direction générale, les paillotes étaient un événement parmi beaucoup d'autres sur le territoire national. Dieu sait s'ils étaient nombreux...
M. Robert PANDRAUD : Un détail de l'histoire corse...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : C'est presque cela, monsieur le ministre. C'était une affaire corse, que l'on prenait en tant que telle...
M. le Rapporteur : Vous avez assisté à l'entretien de M. Mazères avec le directeur de la gendarmerie quand il est revenu de Corse...
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non.
M. le Rapporteur : Et la deuxième fois ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Le directeur de la gendarmerie a reçu le colonel Mazères avec le général Marcille. Puis, le général Marcille a reçu le colonel Mazères en ma présence, pendant une demi-heure...
M. le Rapporteur : Tout de suite après ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Non, pas tout de suite, parce que nous étions au conseil de la fonction militaire gendarmerie. Donc, le directeur l'a reçu avec le général Marcille, le major général. Moi, j'étais parti à la caserne Kellermann dans le cadre de mes fonctions au même titre que les autres chefs de service. La réunion a commencé à 10 heures. Vers 11 heures, le colonel Mazères est venu et nous a raconté à nouveau ce qu'il avait dit au directeur général en présence du général Marcille. Notre analyse était que nous étions purement et simplement dans le cadre d'une enquête judiciaire. Il n'avait pas d'ailleurs encore rendu compte au procureur général et par ailleurs nous découvrions ce matin-là que le seul message laconique que nous avions eu était celui du mardi matin dans lequel on nous disait qu'une paillote avait été détruite et que cela semblait d'origine criminelle. Point. La démarche m'a semblé curieuse, mais j'attendais d'avoir les autres éléments. Le procureur de la République qui était saisi de l'affaire, - nous étions en enquête de flagrance - avait déjà des éléments que nous n'avions pas. Par exemple, c'est le procureur général qui nous a appris le vendredi, que le capitaine Ambrosse était hospitalisé à Toulouse.
Donc, Mazères a tout caché. Je réprouve totalement son attitude dans cette affaire. Si j'ai de la compassion pour l'homme, j'ai, pour l'officier, des sentiments qui sont très forts : je lui en veux terriblement d'avoir mis l'institution dans ce genre d'affaire, compte tenu de l'enjeu. Il n'en avait pas le droit.
M. Yves FROMION : Comment l'a-t-il fait ? C'est la question que j'ai posée tout à l'heure. Je n'ai pas de réponse.
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je ne suis pas dans sa peau, monsieur le député.
M. Yves FROMION : Avez-vous l'intime conviction que la pression personnelle du préfet Bonnet - éventuellement sur instructions dont je ne parle pas - sur ses proches collaborateurs gendarmes a été de nature à les faire " disjoncter " ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je ne sais pas.
M. Franck DHERSIN : Est-ce possible connaissant Mazères ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Que ce soit bien clair, je ne connais pas le caractère de Mazères. Je ne l'ai jamais eu sous mes ordres. Je l'ai croisé. Je connais bien Cavallier. Je ne vous répondrais pas sur ce point précis, parce que je serais malhonnête vis-à-vis de Mazères ou vis-à-vis de quiconque.
M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Etre nommé dans un des deux départements de la Corse depuis l'assassinat du préfet Erignac, ce n'est pas être nommé dans un département de la République, c'est être nommé sur un théâtre d'opérations, comme on est nommé dans une opération extérieure en Bosnie ou en Afrique. Ce sont des missions assez particulières, avec un objectif très précis, qui n'était pas uniquement de régler la vie normale mais de mener l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. Cet état d'esprit initial a-t-il généré ensuite certaines conséquences, dès lors que la gendarmerie se sent dessaisie de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac. Certaines informations font état à ce moment là de tensions tout à fait logiques et légitimes et d'une réaction d'éc_urement de la part de militaires de la gendarmerie, furieux d'être dessaisis de leur action de police judiciaire ? Il se trouve que le préfet a assez peu confiance dans les fonctionnaires de la police nationale et, au fond, orchestre une deuxième enquête de police judiciaire, trouvant un écho très favorable puisque la gendarmerie est déçue d'avoir été écartée. Cela vous semble-t-il être un schéma totalement faux ?
Par rapport à ces tâches de police judiciaire auxquelles la gendarmerie nationale est très attachée - c'est une question théorique, ce n'est pas une question sur la valeur de l'homme - considérez-vous que le fait que le directeur général de la gendarmerie ne soit pas un magistrat, soit ressenti à l'intérieur de la gendarmerie comme une lacune par rapport aux tâches de police judiciaire qui peuvent lui être confiées ? Quand la gendarmerie est dessaisie après Pietrosella, est-ce que parmi les officiers de gendarmerie certains ont pu se dire que si le " patron " avait été un magistrat peut-être aurait-on obtenu autre chose ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Pour répondre à votre dernière question, je dirai que non, parce que tout juge est indépendant et fera donc ce qu'il voudra. On le sait bien.
S'agissant de l'état d'esprit de mes deux commandants de groupement, ils avaient l'impression d'être dans des départements tout à fait normaux, avec simplement des caractéristiques particulières, et ils devaient faire en fonction tout à la fois du terrain et de la population. J'ai la conviction que nous en sommes tous revenus comme on revient de tout département, avec des liens avec untel ou untel, sans avoir eu l'impression d'être au Kosovo ou en Bosnie. Pour y être allé l'an dernier, je sais que c'est autre chose !
M. le Président : Je vous poserais quelques questions brèves pour terminer, auxquelles je souhaiterais que vous apportiez des réponses tout aussi brèves.
Finalement, êtes-vous d'accord pour que l'on calque l'organisation de la gendarmerie nationale en Corse sur ce qui se fait sur le reste du continent, sans spécificité ou exception par rapport à la règle générale ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Tout à fait.
M. le Président : Etes-vous partisan du maintien ou non du préfet adjoint à la sécurité ? Est-ce une institution utile ou a-t-elle démontré, notamment dans la dernière période, qu'elle ne correspondait pas à grand-chose et qu'elle n'était pas, en tout cas, forcément adaptée à la situation corse ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Cela dépend de l'emploi que l'on fait du préfet adjoint à la sécurité.
M. le Président : Si les deux préfets désignés à la tête des deux départements corses remplissent pleinement les fonctions qui sont les leurs, cette structure est-elle utile ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Elle est globalement moins utile qu'elle n'y paraît. Si la question de sa suppression se posait, je dirais que son utilité n'est pas avérée. Mais il faudrait la poser d'abord aux deux préfets.
M. le Président : Avez-vous le sentiment qu'en Corse, les relations entre la gendarmerie et la justice sont normales, correctes, ne posent pas de problèmes particuliers au regard des règles de droit ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je n'ai jamais eu de problème en Corse avec les magistrats et je n'ai pas le sentiment qu'il y ait eu de problème entre le colonel Mazères et les magistrats. C'est pourquoi ils pouvaient parfaitement leur rendre compte de certaines choses.
M. le Président : L'existence d'une structure nationale telle que la DNAT vous paraît-elle opportune sur le territoire corse ou devrait-elle se limiter aux actions terroristes proprement dites, terrorisme islamique, basque ou international ?
M. le Rapporteur : Pour compléter, pensez-vous que la gendarmerie en Corse n'est pas assez investie dans les affaires de terrorisme, puisqu'il semblerait qu'il y ait une règle qui ait été mise au point selon laquelle la gendarmerie n'enquêterait que sur les actes de terrorisme concernant ses propres bâtiments ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : La seule chose, c'est qu'il faut que les règles soient bien claires, transparentes et bien connues de tous et que lorsque l'on demande du renseignement à un organisme, ce soit cet organisme qui l'exploite car sinon, celui qui va chercher le renseignement et ne l'exploite pas a l'impression d'être floué.
M. le Président : L'existence d'une section spéciale au parquet de Paris et de juges anti-terroristes agissant sur le territoire corse vous paraît-elle une bonne chose ?
Général de brigade Maurice LALLEMENT : C'est parfois mal vécu par les magistrats corses, incontestablement, mais eux-mêmes, pour l'avoir constaté, subissent des pressions très fortes sur l'île. Donc, globalement, on peut considérer que ce n'est pas inutile.
M. le Président : Mes chers collègues, si vous n'avez pas d'autres questions, nous allons remercier le général Lallement pour sa déposition.
Audition de M. André VIAU,
préfet de la Haute-Corse de juillet 1995 à décembre 1996
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 30 août 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. André Viau est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. André Viau prête serment.
M. le Président : Monsieur le préfet, nous souhaiterions que vous nous expliquiez le fonctionnement des services de sécurité en Corse pendant la période où vous y étiez, les difficultés que vous avez pu rencontrer et que vous nous exposiez, le cas échéant, les réformes qui vous paraîtraient de nature à y remédier.
Avant de vous donner la parole, je vous précise que lors de son audition, votre successeur, M. Bernard Pomel, nous a indiqué qu'un changement radical avait marqué le discours gouvernemental lorsqu'il a pris ses fonctions - je crois ne pas trahir ses propos en disant cela. Il estimait que ses prédécesseurs avaient sans doute vécu une période plus difficile dans la mesure où existaient alors des négociations qui empêchaient d'y voir très clair dans la politique définie par les gouvernements successifs.
M. André VIAU : Monsieur le Président, j'ai exercé les fonctions de préfet de Haute-Corse à Bastia de juillet 1995 au début du mois de décembre 1996. J'ai travaillé successivement avec Jacques Coëffé, préfet de la région et Antoine Guerrier de Dumast, préfet adjoint pour la sécurité, jusqu'au début de l'année 1996, puis avec Claude Erignac et Gérard Bougrier. J'ai entretenu avec ces deux équipes les meilleurs rapports et je ne me souviens pas de sujets de friction entre nous.
Je me contenterai d'évoquer quelques points.
Premier point, les tâches d'un préfet, singulièrement en Corse, sont nombreuses et complexes. La sécurité y tient une part importante, mais une part seulement, et mes souvenirs se sont nécessairement un peu estompés depuis cette période.
Deuxième point, pour ce qui me concerne, je n'ai pas voulu me mêler des affaires judiciaires. Je n'ai donc pas sollicité d'informations particulières sur celles qui étaient en cours. J'ai fait ce choix parce qu'il me paraissait qu'intervenir dans les affaires judiciaires risquait de les compliquer et de rendre l'instruction plus délicate. En revanche, j'ai demandé que les initiatives susceptibles d'avoir un effet sur l'ordre public me soient communiquées suffisamment à l'avance pour que je puisse prendre, éventuellement, les mesures qui s'imposaient. A la vérité, il n'y a eu que peu de cas.
Troisième point, je considère que confier à des magistrats et des services de police spécialisés le soin d'instruire les affaires relevant du terrorisme a été une excellente décision. Ce changement s'est fait lorsque j'étais préfet en Haute-Corse et nous avons pu en mesurer les effets positifs.
Tout d'abord, il est à l'évidence souhaitable de maintenir une très grande confidentialité dans les enquêtes qui sont menées, confidentialité qu'il est plus difficile de maintenir en milieu insulaire. Ensuite, il est clair que ce sont là des affaires délicates. Aussi la spécialisation des magistrats, comme celle des policiers dans les affaires du terrorisme me paraît une bonne chose, et il est clair que l'on aurait pas pu obtenir cette spécialisation sur l'île. Enfin, il ne faut pas sous-estimer le problème de la sécurité des magistrats et des enquêteurs, que l'on assure plus difficilement en Corse qu'à Paris.
Je mesure bien que ce choix, opéré par le ministre de la Justice, présentait certains inconvénients puisque il pouvait démobiliser les services de police et de gendarmerie qui s'estimaient dessaisis. Il pouvait également être interprété comme une marque de défiance vis-à-vis des magistrats exerçant leurs fonctions sur l'île mais, me semble-t-il, les avantages l'emportent nettement sur les inconvénients, pour autant que je puisse en juger.
Quatrième point, j'ai cherché à assurer la meilleure coordination possible entre les différents services de sécurité. C'est à ce titre que j'ai tenu, de façon extrêmement régulière, des réunions de police toutes les semaines aussi bien avec les services des renseignements généraux, ceux de la police de l'air et des frontières et l'antenne bastiaise de la police judiciaire qu'avec la gendarmerie, bien sûr, et pas toujours mais assez fréquemment avec les services des douanes. Il me semble que les échanges d'informations étaient confiants, sous réserve des problèmes de confidentialité que j'évoquais tout à l'heure. Je me suis fait également un devoir de recevoir aussi régulièrement que possible les commandants d'unités de maintien de l'ordre - escadrons de gendarmerie mobile et compagnies républicaines de sécurité - qui assuraient diverses missions sur l'île, en particulier la garde de la préfecture, afin de les informer sur la situation précise en matière de sécurité.
Cinquième point, l'institution du préfet adjoint pour la sécurité fait l'objet de discussions en Corse comme sur le reste du territoire national. On peut, en effet, s'interroger sur le bien-fondé de cette institution et se demander si elle n'introduit pas une complexité supplémentaire dans notre dispositif. Pour ma part, j'en mesure les ambiguïtés. Il est clair qu'il n'y a pas de problème d'ordre public, plus généralement de police administrative, qui puisse se régler uniquement en termes de police. Un problème d'ordre public peut être la conséquence d'une discussion engagée avec un groupe social, par exemple, les agriculteurs ; il se traduit à un certain moment par une manifestation qui sera suivie d'autres discussions. C'est au préfet du département qu'il revient assez souvent de mener ces discussions. Il existe à l'évidence un risque de conflit avec le préfet adjoint pour la sécurité dans ce type de situation. Pour ma part, j'ai chaque fois cherché à éviter de tels conflits et je ne me souviens pas que nous en ayons eus de sérieux, ni avec Antoine Guerrier de Dumast, ni avec Gérard Bougrier.
Je pense également que la présence d'un troisième membre du corps préfectoral sur l'île alors que les tâches sont lourdes permet de se répartir le travail ; elle permet peut-être aussi d'assurer une meilleure coordination des services et d'améliorer les relations avec le préfet de région sous l'angle de la sécurité, dans la mesure où, au moins pour les deux que j'ai connus, ils ne se déplaçaient pas très souvent à Bastia.
Je considère donc que, sur la balance, le plateau des avantages l'emporte légèrement sur celui des inconvénients, mais je conçois tout à fait qu'on puisse défendre un autre point de vue.
Sixième point, car j'ai pensé que vous m'interrogeriez sur ce sujet, je ne me souviens pas de conflits sérieux entre la police et la gendarmerie. Cette question est fréquemment évoquée, on imagine une sorte de guerre entre la police et la gendarmerie. Pour avoir servi moi-même en administration centrale, au cabinet de Jean-Louis Debré, et avoir réfléchi à cette question, je pense que les difficultés sont de trois origines.
Premièrement, des difficultés peuvent apparaître lorsqu'un service est dessaisi au profit d'un autre par un magistrat, une sorte d'acrimonie peut naître à cette occasion. Je ne me souviens pas, mais mes souvenirs sont imprécis, de dessaisissements durant les dix-huit mois que j'ai passés en Corse qui aient pu marquer l'un ou l'autre des services. Néanmoins, il y a là à l'évidence une des origines des dissensions qui peuvent survenir.
Deuxièmement, les services peuvent se jalouser sur les moyens dont ils disposent. De telles discussions apparaissent plus au niveau national qu'au niveau local où les choses sont ce qu'elles sont, chacun travaille dans sa structure.
Troisièmement, une sorte de compétition peut s'engager entre les services pour délivrer des renseignements à l'autorité. Là encore, au niveau local, je n'ai pas perçu cette compétition ; elle existait un petit peu plus au niveau national.
Les relations entre la police et la gendarmerie ont donc été plutôt bonnes durant mon séjour en Corse. Je n'ai pas souvenir d'un fait majeur qui aurait pu les altérer.
Septième et dernier point, pour répondre à votre sollicitation, monsieur le Président : avons-nous constaté une inflexion dans la politique gouvernementale ? Je pense que oui. Je n'en ai pas tous les éléments, mais il est certain que la conférence de presse de Tralonca et l'attentat à la mairie de Bordeaux ont été deux événements qui ont marqué les points d'inflexion d'un changement dans la politique, telle qu'on pouvait la ressentir.
Je pense cependant qu'il faut se méfier de jugements à l'emporte-pièce en la matière, qui consisteraient à dire qu'avant telle période on faisait ceci et que c'était bien ou mal et qu'après, on a fait cela et que c'était bien ou mal, ou en tout cas que les attitudes étaient radicalement opposées. Non, l'administration de l'Etat en Corse est un ensemble très vaste et chaque service mène la politique du gouvernement du mieux qu'il peut, dans le cadre des contraintes qui s'imposent à lui. On ne peut pas dire qu'il y ait eu avant telle date un laxisme généralisé et après telle date une rigueur extrême. Ce serait tout à fait inexact.
A titre d'exemple, il est certain qu'on a cherché à rendre plus rigoureuse la gestion des prêts au secteur agricole à partir de 1994-96. Cela ne s'est pas fait facilement ; il a fallu de longues discussions avec chacun des partenaires et, à l'image d'un grand paquebot qui doit virer, le virage ne se prend pas instantanément. Ce que je peux dire c'est qu'on a progressivement, entre 1995 et 1997 - je ne saurais situer exactement les dates - cherché une plus grande rigueur dans la gestion des dossiers corses.
M. le Président : Monsieur le préfet, j'ai quelques questions très précises, à vous poser. Vous avez vécu l'épisode de Tralonca.
M. André VIAU : Oui.
M. le Président : Cette commune est située en Haute-Corse ?
M. André VIAU : Tout à fait.
M. le Président : Vous en aviez donc, d'une certaine manière, la responsabilité. Pouvez-vous confirmer ou non l'existence de négociations entre les mouvements nationalistes et le ministère de l'Intérieur ?
M. André VIAU : Non, je ne le confirme absolument pas. Je n'en avais aucune information.
M. le Président : Aucune. Et il ne vous est pas apparu curieux, pour ne pas dire plus, qu'entre les revendications posées par les mouvements nationalistes lors de la conférence de presse de Tralonca et les réponses ministérielles apportées le lendemain, il y ait eu une convergence ?
M. André VIAU : Oui, bien sûr, je me suis posé la question. Mais il faut bien se remémorer le contexte de l'époque.
Tout d'abord, nous sortions d'une période où les attentats avaient été extrêmement nombreux. Pour ceux qui s'en souviennent, le dernier semestre de l'année 1995 avait été marqué par une recrudescence d'attentats contre des bâtiments publics, qui créait une forte tension.
Ensuite, il faut avoir à l'esprit que les conférences de presse clandestines étaient à l'époque relativement fréquentes - je ne me souviens pas du nombre exact, mais je pense qu'il y en avait eu deux ou trois durant ce semestre - et n'avaient que très peu d'écho. Elles étaient relativement banalisées et l'on sentait de la part des journalistes qui s'y rendaient, c'étaient presque toujours des journalistes locaux, une certaine lassitude.
Enfin, la conférence de Tralonca a été une surprise extraordinaire par l'ampleur des moyens rassemblés. Aujourd'hui, on parle de la " conférence de presse de Tralonca ", mais lorsque nous avons appris qu'elle devait avoir lieu, nous ne la situions pas évidemment...
M. le Président : Quand l'avez appris ?
M. André VIAU : Le matin même de l'arrivée du ministre.
M. le Président : Le matin même de l'arrivée du ministre ?
M. André VIAU : Ah, oui, tout à fait ! Elle a eu lieu dans la nuit.
M. le Président : Donc vous n'étiez pas au courant des instructions données à la gendarmerie de ne rien faire pour contrecarrer cette conférence de presse qui se tenait dans le maquis, instructions données par le préfet adjoint pour la sécurité à M. Maurice Lallement, commandant la légion de gendarmerie de Corse ?
M. André VIAU : Non, bien sûr que non.
M. le Président : Si vous nous dites que vous n'étiez pas au courant, nous n'avons pas de raisons, a priori, de ne pas vous croire. Cela paraît curieux tout de même, je ne vous le cache pas, d'autant plus, monsieur Viau, qu'après quelques mois passés en Corse, vous avez rejoint directement le cabinet de M. Jean-Louis Debré au ministère de l'Intérieur...
MM. Franck DHERSIN, Renaud DONNEDIEU de VABRES, Yves FROMION : Oh, non !
M. le Président : Mes chers collègues, je pose les questions que je veux, sous la forme qui me plaît et je n'ai pas de commentaires à recevoir.
Je demande simplement à M. Viau s'il affirme clairement - sous la foi du serment - qu'il n'était pas au courant de la conférence de Tralonca.
M. André VIAU : Absolument. Si votre question, monsieur le Président, est de savoir si j'étais informé avant de l'organisation de cette conférence de presse, la veille, par exemple, je vous répond que non. Bien sûr que non.
M. le Président : Et vous n'étiez pas informé ni avant, ni pendant, ni après de négociations qui auraient pu avoir lieu entre le ministère de l'Intérieur et certains mouvements nationalistes ?
M. André VIAU : Je vais être plus précis.
Je poursuis tout d'abord ce que je voulais dire sur Tralonca. J'ai été informé le matin même - je ne saurais pas dire exactement à quelle heure - de la tenue de cette conférence de presse. Nous n'en avons d'ailleurs mesuré l'ampleur que progressivement et, si mes souvenirs sont exacts, nous avons dû attendre quelques heures - peut être même 24 heures - pour la situer exactement sur la carte. Le village de Tralonca est près de Corte. Il y a un certain nombre de communes en Haute-Corse que je ne connaissais pas particulièrement ; je crois même n'y avoir jamais mis les pieds.
Plus généralement, étais-je informé de l'existence de négociations ? Je le répète, non.
Est-ce que la question se posait dans les esprits ? Evidemment, tous les services concernés se demandaient s'il y avait, comme cela s'était produit, je crois, dans le passé, des négociations. Mais moi-même j'étais bien incapable de répondre par oui ou par non à cette question.
M. le Président : D'accord.
M. le Rapporteur : Sur ce point, vous avez sans doute lu la déclaration du préfet Jacques Coëffé dans Le Monde, qui a confirmé clairement qu'il n'en avait été pas été informé, mais qu'il avait pu constater que des négociations étaient en cours entre le gouvernement et une partie du mouvement nationaliste, le FLNC-Canal historique. C'est de notoriété publique aujourd'hui.
A l'époque, en avez-vous parlé avec lui ? Comment ces négociations étaient-elle ressenties par les principaux responsables de l'administration en Corse ?
M. André VIAU : J'ai eu l'occasion d'évoquer avec Jacques Coëffé la possibilité de telles discussions, mais je ne peux que répéter ce que j'ai dit : je n'en ai eu aucune information. Cela restait vraiment au stade de nos discussions entre préfets. Quant à mes états d'âme...
M. le Rapporteur : Les vôtres, mais surtout ceux des responsables de la police, des renseignements généraux et de la gendarmerie. Il ne s'agit pas de mettre qui que ce soit en accusation, mais de savoir comment était ressentie cette pratique gouvernementale, qui, par ailleurs, n'était pas l'apanage de Jean-Louis Debré. Cela avait manifestement commencé bien avant. Quelles étaient les réactions que vous pouviez recueillir dans votre entourage immédiat ?
M. André VIAU : J'étais à Bastia, donc ni à Ajaccio ni à Paris. Je ne me souviens pas avoir évoqué cette question avec un chef de service de la police. Du reste, si j'avais eu des doutes sérieux ou des états d'âme moi-même, je n'aurais pas choisi comme confidents des chefs de services qui, au moins pour ce qui concerne les renseignements généraux et la police judiciaire, étaient des chefs de services régionaux.
Je pense qu'il existait au sein des services de police et en général de l'administration en Corse une très grande lassitude. Les gens évoquaient toutes les hypothèses, dont celle-ci. Mais de là à pouvoir établir une distinction nette entre telle ou telle période et pouvoir dire qu'à ce moment-ci, on discutait et qu'à tel autre, on ne discutait pas, je crois qu'ils n'en étaient pas capables. Pas plus que moi.
Pour être plus précis, je n'avais pas d'informations sur de telles discussions, si elles ont eu lieu. Par contre, je pensais et je pense toujours qu'il y avait entre des Corses résidant sur l'île et des correspondants, Corses ou non, de tel ou tel ministère, notamment de celui de l'Intérieur, des relations professionnelles, amicales, des relations de village et de parenté, qui expliquaient que des informations pouvaient s'échanger. Mais je n'assimile pas cela à des négociations.
M. le Président : Mais lorsque le lendemain de Tralonca, vous apprenez - car il semble assez invraisemblable que vous n'en soyez pas informé puisque cela se passe sur le territoire dont vous avez la responsabilité - que les services de gendarmerie ont identifié une partie sans doute importante des participants à la conférence de presse, notamment des véhicules automobiles - c'est la gendarmerie qui l'affirme et le général Lallement nous l'a confirmé - que faites-vous de cette information ?
M. André VIAU : Je vous ai indiqué que je n'étais pas informé la veille ou dans les jours qui précédaient. Je ne vous ai pas dit que je ne l'étais pas le matin même, je crois même vous avoir dit le contraire. J'ai tout de suite été très interrogatif sur cette affaire.
Il nous a fallu déterminer le lieu, situer cette commune " dont j'avais la responsabilité ", qui se trouvait dans l'arrondissement de Corte, donc dans le département de la Haute-Corse. Puis, les gendarmes nous ont indiqué avoir relevé un certain nombre de numéros d'immatriculation. Je me souviens très bien lors de ces réunions de police avoir interrogé les gendarmes pour savoir ce qu'ils avaient fait de ces informations. Ils ont poursuivi leurs investigations, jusqu'à un certain point, l'identification des propriétaires des véhicules ; de mémoire, il y avait un certain nombre de véhicules de location. Et nous ne sommes pas allés beaucoup plus loin, mais on aborde là un domaine qui ne relevait plus de notre compétence.
M. le Président : Vous ne savez pas pourquoi on n'est pas allé beaucoup plus loin ?
M. André VIAU : Non, je ne le sais pas. C'était un dossier qui n'était plus de ma compétence puisqu'il devenait alors une affaire judiciaire.
M. le Président : Oui.
M. André VIAU : Pour ma part, j'aurais souhaité que nous allions plus loin. De nombreuses rumeurs ont circulé. En Corse, comme partout, il faut faire la distinction entre une rumeur présentée comme une évidence par tous les interlocuteurs et une preuve judiciaire. On prétendait qu'il y avait à Tralonca beaucoup d'élèves de l'école d'infirmières d'Ajaccio ; peut-être, mais tant que ce n'est pas prouvé !
M. Christian PAUL : Monsieur le préfet, ce que vous dites me paraît très intéressant pour notre commission au regard du pilotage des services de sécurité en Corse, qui est l'un de nos centres d'intérêt.
Si je comprends bien votre témoignage, vous n'étiez pas informé de la tenue de cette conférence de presse avant qu'elle se tienne, pas plus que des instructions qui avaient été données notamment aux services de gendarmerie, peut-être à d'autres, de ne pas bouger, de ne pas localiser cette conférence de presse et encore moins de s'interposer ?
La commission sait de façon quasi certaine que le préfet adjoint pour la sécurité avait donné ces instructions au commandant de la légion de gendarmerie. Cela signifie donc que le pilotage de la force publique, notamment de la gendarmerie, au moins dans la période où vous étiez en poste en Haute-Corse, échappait totalement au préfet de département. A quelques heures de la venue du ministre de l'Intérieur en Corse, vous n'aviez pas connaissance d'un événement de cette nature, pas plus que d'instructions qui consistaient à brider l'action de la gendarmerie.
Si tel est le cas - et je pense que votre témoignage sous serment ne peut pas être mis en doute - c'est un aspect du mode de fonctionnement, peut-être devrais-je dire un dysfonctionnement, qui me paraît majeur.
M. André VIAU : Vous me posez une question, mais la manière dont elle est formulée appelle un commentaire de ma part. Vous dites que le pilotage de la force publique m'" échappait totalement ". Je ne le pense pas. Dans le domaine qui était le mien, celui de la police administrative qu'il faut distinguer de la police judiciaire - et la préparation d'un voyage ministériel ressortit évidemment à la police administrative, préventive en quelque sorte - je ne pense pas que le pilotage des services de gendarmerie et de police m'ait " échappé totalement ".
Je crois pouvoir affirmer que le déplacement de Jean-Louis Debré a été préparé en veillant tout particulièrement aux problèmes de sécurité. Il me semble m'être rendu à Paris à une ou deux reprises pour préparer ce déplacement. Nous avons fait venir des moyens spéciaux et s'agissant de la mission qui m'était impartie d'assurer la sécurité de ce déplacement, je n'ai pas du tout l'impression que les services " m'aient échappé ". Au contraire, ils ont rempli la mission qui était la leur.
Maintenant, si des instructions particulières ont été données à la gendarmerie, je dois reconnaître qu'elles m'ont échappé. Elles m'ont échappé, mais si j'avais reçu de telles instructions, je pense que j'aurais demandé à l'autorité politique quelle était leur signification.
M. le Président : Nous n'allons pas épiloguer, mais replaçons-nous dans le contexte. Vous êtes chargé de l'organisation d'un voyage ministériel dans le département dont vous êtes le préfet. La veille de ce déplacement se produit un événement majeur, même s'il faut relativiser tout cela : 300 ou 600 personnes armées, n'ergotons pas, se réunissent dans le maquis. Quand on sait quelles précautions sont prises lors de chaque déplacement ministériel sur le territoire de la République en général et en Corse en particulier, on est quand même assez surpris que le préfet chargé de l'organisation de ce déplacement ne soit pas informé de cet événement majeur et ne soit même pas au courant des instructions données par le corps préfectoral corse au commandant de la légion de gendarmerie, de rester calme ce soir-là, de ne pas faire de vagues et surtout de ne pas interpeller les gens qui se rendaient à Tralonca.
Cela paraît tellement invraisemblable ! Comme mon collègue Christian Paul, je n'ai pas de raison de douter de la sincérité de vos propos puisqu'ils sont faits sous serment. Cela paraît tellement invraisemblable que, si c'est le cas, c'est effectivement un dysfonctionnement grave. Imaginez que cette conférence ait tourné autrement ! On ne maîtrise pas 300 personnes " larguées " dans la nature, avec des armes lourdes et des fusils. Tralonca a été une conférence de presse de plus mais cette réunion aurait pu devenir autre chose, et vous, qui étiez chargé de la sécurité du ministre venant le lendemain, vous n'étiez pas au courant. Cela paraît tellement énorme que nous avons du mal à le croire.
Mes propos sont un peu vifs, monsieur Viau, mais comprenez moi ! Je précise en outre que ce n'est pas une injure de rappeler que vous avez été ensuite membre du cabinet de M. Jean-Louis Debré. Ce n'est pas une injure, c'est même très honorable pour vous. Je ne donne aucune connotation politique à cette remarque.
M. Franck DHERSIN : Il ne faut pas lier les deux !
M. le Président : Je ne lie pas les deux, mais je dis que M. Viau a peut-être plus de raisons que d'autres d'avoir...
M. Franck DHERSIN : S'il y avait été avant, d'accord, mais il y a été après avoir exercé ses fonctions en Corse.
M. le Président : D'accord, mais on l'a choisi après, sans doute pour ce qu'il était avant.
M. André VIAU : Si j'avais été informé, j'aurais eu les même réactions que vous. Je me serais demandé comment l'on pouvait laisser s'organiser un rassemblement d'hommes et de femmes si lourdement armés, non pas la veille, mais la nuit précédant le déplacement du ministre. J'aurais certainement été inquiet et j'aurais cherché à prévenir la chose car je ne vois pas comment j'aurais pu passer la nuit tranquillement avec cette incertitude. J'aurais pris des mesures, ne serait-ce que pour assurer la sécurité du ministre.
Je ne sais pas ce que vous a dit le général Lallement. Je ne sais pas si vous avez entendu Antoine Guerrier de Dumast ou si vous allez l'entendre. Je ne sais donc pas si l'on a dit au général qu'il y aurait une conférence de presse à Tralonca. Si on l'a seulement informé de la tenue d'une conférence de presse, cela n'est d'aucune utilité pratique en Corse. La Corse est très vaste, son relief extrêmement montagneux et les conférences de presse, comme je vous l'ai dit, ont été nombreuses. Il me semble me souvenir que l'on m'a annoncé une fois qu'une conférence de presse aurait lieu la nuit suivante, mais que voulez-vous faire d'une telle information ? Strictement rien ; la Corse est trop grande. Voyez les difficultés que l'on a à retrouver l'assassin présumé de Claude Erignac alors même que l'on pense qu'il se trouve dans un secteur géographique précis de l'île.
Quelqu'un savait-il que cela devait se passer à Tralonca ? Pour ma part, j'ignorais ce projet de conférence de presse, a fortiori que cela pouvait se passer à Tralonca, dans le département dont j'avais la responsabilité.
M. le Président : Connaissiez-vous M. Dragacci ?
M. André VIAU : Un peu, oui.
M. le Président : Qu'en pensiez-vous en tant que fonctionnaire ?
M. André VIAU : Je le trouvais plutôt sympathique. C'est un homme qui avait des caractéristiques particulières, Corse de surcroît. Il était, je crois, relativement estimé des services de police. Ceci étant dit, j'ai dû le voir trois ou quatre fois.
M. le Président : Avez-vous connu M. Marion également ?
M. André VIAU : Je l'ai rencontré une ou deux fois lorsque j'étais au cabinet de Jean-Louis Debré. Mais je ne l'ai pas vu en Corse.
M. le Rapporteur : Vous avez vous-même souligné le changement de politique entre la période précédant Tralonca et l'attentat de Bordeaux et celle durant laquelle le dispositif antiterroriste a été appliqué de façon plus soutenue. Au cours de ces différentes périodes, receviez-vous en tant que préfet des instructions par rapport au mouvement nationaliste ? Aviez-vous une analyse claire de la façon dont le gouvernement voulait traiter cette question ?
M. André VIAU : Je n'avais pas d'instructions particulières sur le mouvement nationaliste. Je considérais, et cela me paraissait et me paraît toujours être la politique des gouvernements qui se sont succédés, que la revendication d'indépendance ne pouvait que conduire la Corse et la France au malheur. Ma conviction était faite. Je voyais les difficultés des politiques que nous menions ailleurs que dans d'éventuelles discussions avec le mouvement nationaliste. Celui-ci m'apparaissait à l'époque très divisé. Il y avait de nombreux assassinats politiques et il me paraissait clair que si des discussions intervenaient avec telle frange ou partie du mouvement nationaliste, ses autres composantes se dresseraient immédiatement contre elle, et que dès lors les accords éventuellement obtenus n'auraient eu que la valeur d'un chiffon de papier.
Je suis arrivé en juillet 1995 et j'ai mis quelques mois à me faire une opinion personnelle. Beaucoup de personnes ont un avis tranché sur la Corse ; je pense qu'il est difficile de s'en faire un sans un minimum d'expérience ou de réflexion. J'ai pensé assez rapidement que nous faisions fausse route en considérant que la Corse souffrait d'un manque de crédits et que nous apaiserions les problèmes en accroissant les dépenses publiques, en particulier celles de l'Etat, dans cette île. De même, j'ai pensé que nous faisions fausse route en considérant qu'une application laxiste des textes qui régissent notre vie administrative serait de nature à calmer les irritations locales.
J'ai donc souhaité qu'on applique plus de rigueur dans l'attribution des crédits publics et, pour simplifier un peu, j'ai fait valoir qu'il ne m'apparaissait pas anormal qu'on en diminue le montant global. Cela supposait donc une gestion très précise des différentes politiques que nous étions chargés de mener.
Un changement en ce sens est intervenu dans le courant de l'année 1996. A l'initiative du cabinet du Premier ministre, des réunions se sont tenues périodiquement à Matignon au cours desquelles a été examiné l'ensemble des questions de développement économique et des problèmes administratifs ; les questions de sécurité n'étaient pas abordées.
Dans la gestion du dossier agricole, par exemple, j'ai été de ceux qui ont souhaité l'abandon d'une pratique très nocive qui consistait à repousser sans cesse l'échéance des remboursements. Ce point de vue, qui n'était pas partagé par tous, a été entendu et il n'est pas exclu qu'il ait été à l'origine, au moins en partie, de l'acrimonie qui a pu naître contre le préfet Erignac.
Dans le même ordre d'idées, l'habitude avait été prise de payer les jours de grève aux fonctionnaires. J'ai toujours pensé pour ma part qu'il s'agissait d'une politique à courte vue. Nous avons connu une longue grève des services du Trésor et j'ai fait tout ce que je pouvais pour que ces jours de grève ne soient pas payés ; c'est ainsi que j'ai permis à une sorte d'annexe de la Trésorerie générale de s'installer dans une salle de la préfecture. Malheureusement, les jours de grève ont été payés, alors même que j'avais reçu du ministre des assurances contraires.
Autre exemple, une polémique s'était développée à propos du paiement des primes aux vaches allaitantes ; elle a d'ailleurs déclenché une enquête de fonctionnaires de la Commission européenne. J'ai fait en sorte - et je pense avoir été le premier - que les primes indûment perçues soient remboursées, au moins une petite partie d'entre elles, car il me semblait que ce tabou psychologique devait être rompu.
Autre exemple encore, une filiale de la firme de transport de fonds Bastia Securità avait voulu créer un service de gardiennage armé. C'était l'ébauche d'une sorte de milice, dirai-je pour aller vite, avec des armes et des moyens de communication, sans respecter la procédure d'autorisation. J'ai dénoncé au titre de l'article 40 du code de procédure pénale - ce n'était pas la première fois qu'il était utilisé - au procureur de la République cette affaire, qui n'a malheureusement pas connu de suite rapide, et je me souviens être intervenu sur ce dossier à nouveau, lorsque j'étais au cabinet de Jean-Louis Debré.
Ce sont quelques exemples qui montrent que les problèmes de sécurité ne se traitent pas uniquement par la voie d'instructions données à des services de police ou de gendarmerie - qui sont d'ailleurs souvent hors de la compétence du préfet en matière judiciaire - mais relèvent d'une action quotidienne qui doit éviter deux écueils.
Le premier écueil, qui n'a pas été évité peut-être dans les temps récents, c'est la culpabilisation collective. Il ne suffit pas de dire : " Les Corses sont globalement coupables parce qu'ils sont Corses. On a assassiné un préfet en Corse, vous êtes tous coupables ". Cela ne marche pas comme ça. Dans notre droit, singulièrement dans ce vieux pays qu'est la Corse, nourri de droit latin, c'est la personne qui est responsable, ce n'est pas le groupe. Il faut donc éviter cette punition collective.
Le deuxième écueil, et ce n'est pas paradoxal, c'est le " pinaillage " juridique, parce que les Corses, qui sont des juristes dans l'âme, adorent tout ce qui est discussion juridique et les services chargés du contrôle de légalité à la préfecture également. Le risque existe, d'un côté, de couper les cheveux en quatre pour arriver à des solutions qui sont manifestement absurdes et, de l'autre côté, de ne faire aucun contrôle de légalité.
Je faisais, quant à moi, une quarantaine de recours par an. En cela, je n'étais pas très différent de mes prédécesseurs et, je pense, de mes successeurs. Je n'ai jamais hésité à faire un recours ; dans un dossier difficile, celui de la construction de la tribune nord du stade de Furiani qui suscitait les passions, j'ai consulté la chambre régionale des comptes parce que le marché, un des plus gros marchés de l'île, me posait question et j'ai déféré ce marché au tribunal administratif.
M. Franck DHERSIN : Lorsque la commission d'enquête s'est rendue à Ajaccio, les policiers et gendarmes que nous avons rencontrés nous ont expliqué leur difficulté de suivre des gens dans le maquis corse dans la mesure où ils se faisaient repérer très facilement. J'avais alors demandé qui, parmi les fonctionnaires présents, était déjà en poste au moment de l'affaire de Tralonca. Quatre fonctionnaires, dont le patron des renseignements généraux, avaient levé le doigt. Lorsque je leur ai demandé s'ils avaient eu connaissance de cette conférence de presse, ils ont tous affirmé, dont le patron des renseignements généraux qui aurait pourtant dû donner les informations en sa possession à M. le préfet, ne pas avoir été mis au courant.
Dès lors, je m'étonne de votre étonnement, monsieur le Président, quant à la réponse que vient de vous faire monsieur le préfet puisque cette réponse vous était déjà connue !
M. André VIAU : Si l'on prévient le préfet de Haute-Corse qu'une conférence de presse réunissant 600 personnes aura lieu le soir en Corse...
M. Yves FROMION : Il y en a eu une récemment moins importante.
M. André VIAU : Moins importante.
M. Yves FROMION : Il est vrai.
M. André VIAU : ... Et si on lui demande de la localiser alors qu'il est 18 heures et qu'elle doit se tenir à 23 heures, je ne suis pas sûr qu'il y parvienne. Vous êtes allés en Corse. Je m'y suis pour ma part beaucoup promené, je puis vous assurer que l'exercice sera extrêmement difficile.
En revanche, si l'on dit à ce même préfet qu'une conférence doit avoir lieu à Tralonca, rien n'est plus facile. Nous avons nous-mêmes connu une manifestation nationaliste non autorisée à Tralonca. Des observations lointaines ont pu être faites sans difficultés. Mais autrement, ce n'est pas possible.
M. le Président : Chacun s'accorde à reconnaître que la couverture de la Corse en forces de sécurité est très largement supérieure à celle dont nous disposons en général sur le continent.
Sans doute est-il difficile de localiser une conférence qui se tient dans la montagne la nuit, mais le problème n'est pas là ; il réside bien plus dans l'existence de négociations, dans l'organisation d'une conférence de presse destinée à poser des questions auxquelles une réponse ministérielle sera apportée le lendemain. C'est le mécanisme qui est en cause, ce n'est pas votre rôle ; d'ailleurs l'organisation des forces de sécurité relève du préfet adjoint, dont c'est la mission.
M. André VIAU : Ma mission était aussi d'assurer la sécurité, particulièrement pendant un voyage ministériel.
Pendant que j'étais en Corse, un grand nombre de brigades de gendarmerie ont été mitraillées. Comme vous le savez, les familles des gendarmes résident généralement sur place et ceux-ci sont donc extrêmement inquiets lorsque éclatent des actions de ce genre. Ils étaient donc parfaitement mobilisés pour se défendre contre de tels mitraillages et pour en rechercher les auteurs, d'autant qu'en l'occurrence, ils n'avaient pas à rechercher le lieu puisqu'ils y vivaient.
Combien a-t-on arrêté de mitrailleurs ? Je crois bien que l'on n'en a arrêté aucun, quelles que soient les embuscades tendues et les précautions prises. Il faut donc mesurer à leur juste valeur les difficultés du maintien de l'ordre public en Corse.
Si quelqu'un vous a dit avoir été informé d'une conférence de presse et avoir reçu l'ordre de ne pas l'empêcher, cela n'a guère de signification, parce que n'étant informé que de la tenue d'une conférence de presse sans autre précision, il était impossible de l'empêcher. En revanche, si l'on vous a dit que l'on savait qu'il y aurait une conférence de presse à Tralonca et que l'on a donné l'ordre de ne pas l'empêcher, cela peut être vrai, c'est une information qui a une véritable signification en matière politique.
M. le Président : La réponse que l'on nous a faite correspond à la deuxième hypothèse que vous venez d'évoquer.
M. Yves FROMION : Monsieur le Président, le général Lallement n'a pas dit savoir que la conférence de presse était à Tralonca. Monsieur le préfet vient de dire que quand on ne connaît pas la localisation, on a du mal...
M. le Président : Peu importait le lieu puisqu'il s'agissait de ne pas l'empêcher !
M. André VIAU : Je redis les choses clairement, si vous me le permettez : si l'on me dit qu'il va y avoir une conférence de presse ce soir et que je suis coupable de ne pas l'empêcher, je réponds qu'en Corse, une information de cette nature n'a aucune signification parce que personne, sauf fait du hasard, n'est en mesure de l'empêcher.
Très différente est la situation lorsqu'on vous dit qu'il va y avoir une conférence de presse à Tralonca et que l'on vous demande de ne pas l'empêcher. J'aimerais être sûr que quelqu'un a reçu une information et une instruction de ce genre.
M. le Président : Monsieur le préfet, cela me paraît tellement évident. Vous avez dit qu'il était très difficile de localiser une conférence de presse annoncée. Or, vous avez dit vous-même que le lendemain de cette conférence de presse, les services de gendarmerie détenaient les numéros d'immatriculation de véhicules, souvent de location, utilisés pour se rendre à cette conférence de presse.
Si l'on réussit à identifier les véhicules, compte tenu des spécificités géographiques que vous avez vous-même soulignées, cela veut dire que l'on sait où se tient la conférence de presse mais que, comme on a reçu des instructions pour rester calme, on n'a rien fait pour l'empêcher.
M. Franck DHERSIN : Pas forcément !
M. André VIAU : La Corse a un relief extrêmement morcelé, que peu de voies de communication traversent. Pour rassembler 600 personnes, il faut faire venir des gens d'Ajaccio, de Bastia et d'ailleurs ; or, il n'y a que très peu d'axes routiers. Les services de gendarmerie peuvent parfaitement relever un passage important de véhicules sur telle ou telle route sans savoir pour autant que la conférence de presse aura lieu à Tralonca. De plus, peut-être ont-ils joué une comédie très bien montée, mais je ne vois pas pour quelle raison ils auraient cherché pendant vingt-quatre heures à localiser la conférence de presse, avant de dire qu'elle s'était déroulée à Tralonca.
M. le Président : Nous vous remercions.
Audition de M. Claude GUÉANT,
directeur général de la police nationale d'août 1994 à février 1998
(extrait du procès-verbal de la séance du lundi 30 août 1999)
Présidence de M. Raymond FORNI, Président
M. Claude Guéant est introduit.
M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Claude Guéant prête serment.
M. le Président : Nous souhaiterions recueillir votre témoignage sur le fonctionnement des forces de police en Corse à l'époque où vous exerciez vos fonctions et sur les relations qu'elles entretenaient avec leurs homologues de la gendarmerie et avec les autorités judiciaires. Nous aimerions également savoir comment fonctionnaient les renseignements généraux et comment s'articulait l'action de la DNAT et celle des forces de police locales.
Je souhaiterais que l'on évite de tomber dans le schéma qui, malheureusement, a marqué quelques-unes des dépositions que nous avons recueillies selon lequel : " Tout va bien. Il n'existe pas de guerre des polices. La gendarmerie et la police s'entendent merveilleusement bien. La direction générale fait un travail remarquable. Il n'y a pas de difficultés en Corse ". Car cela ne correspond pas tout à fait à la réalité que nous avons pu observer.
Votre expérience à la direction générale étant assez longue, je souhaiterais que vous nous parliez de manière assez précise de ces baronnies qui se sont développées au sein des services de la police nationale, des comportements personnels qui ont pu nuire à la lisibilité de l'action menée sur le territoire corse. Pour tout vous dire, nous sommes surpris par la querelle des chefs et les propos personnels parfois peu amènes de tel policier à l'égard de tel autre. Tout cela ne peut échapper à la vigilance d'un directeur de la police nationale digne de ce nom, et vous l'avez été.
M. Claude GUÉANT : Monsieur le Président, en essayant de ne pas pratiquer la langue de bois et avant de répondre à vos questions, je ferai un bref exposé qui correspond à l'objet de votre commission tel qu'il ressort de la délibération de l'Assemblée nationale.
Cet exposé sera articulé en trois temps. Le premier consistera en un bref rappel de l'évolution de la sécurité et des actions violentes en Corse pendant les trois ans et demi que j'ai passés à la tête de la direction générale de la police nationale. Le deuxième dressera le constat que malgré des moyens très importants, les forces de sécurité ont rencontré pendant cette période, et peut-être pourrais-je m'enhardir jusqu'à dire rencontrent encore, de très grandes difficultés de fonctionnement. Le troisième sera consacré à la coordination des moyens et des interventions.
Premier temps : l'évolution de la sécurité et des actions violentes pendant les années que j'ai vécues à la tête de la police française.
Je relèverai trois tendances qui me semblent caractériser la période : un réel recul de la criminalité globale ; une persistance du nombre des actions violentes que l'on peut attribuer au séparatisme ou au terrorisme, selon le terme que l'on préfère utiliser ; et une amélioration progressive de l'efficacité du dispositif policier.
Première tendance, je serai rapide et ne vais pas vous abreuver de statistiques dont vous disposez certainement d'ores et déjà : il s'est produit un réel recul de la criminalité globale. En effet, le nombre total des faits de criminalité et de délinquance durant cette période de 1993 à 1997 a régressé de quelque 40 %, ce qui est à comparer avec une réduction de l'ordre de 10 % sur l'ensemble du territoire national pendant la même période.
Deuxième tendance : on constate cependant une persistance du nombre des actions violentes que l'on peut rattacher au séparatisme. Il n'y a pas eu, dans ce domaine, de recul des actes criminels ou délictueux. Leur nombre s'est maintenu entre 400 et 450 actions par an, dont 140 à 150 revendiquées.
De façon moins globale, plus qualitative, la période a été marquée par deux caractéristiques.
La première fut l'alternance de moments d'espoir dans une perspective de calme durable - plusieurs trêves ont été annoncées et reconduites - et de déceptions - les actions " militaires ", pour reprendre la terminologie des mouvements corses, se poursuivant. Sur le plan de la sécurité, cette alternance s'est traduite par des périodes d'accalmie et des regains extrêmement vifs, parfois très violents, avec des nuits bleues de 50 à 60 attentats. Nous en avons connu à plusieurs reprises.
La seconde fut la férocité des règlements de comptes entre les mouvements nationalistes à un niveau qui était loin d'être subalterne. Sans vous en donner la liste, dont vous disposez certainement par ailleurs, je citerai un attentat contre Pierre Poggioli, leader de l'ANC, en juillet 1994, l'assassinat de Filippi, le président du Sporting Club de Bastia, en décembre 1994, un attentat en mai 1995 contre François Santoni, le patron d'A Cuncolta, lors duquel il a été blessé, son garde du corps Stéphane Gallo ayant été tué. Dans le même camp, Charles Pieri en juillet 1996 a fait l'objet d'un attentat à la voiture piégée sur le port de Bastia, il a été grièvement blessé, un de ses compagnons tués. Du côté du MPA, je note que Jean-Pierre Leca, garde du corps personnel privilégié d'Alain Orsoni, a été assassiné en février 1995. Il suffit de lire la chronologie de ces règlements de compte pour constater que les assassinats répondaient à d'autres assassinats.
Troisième tendance de cette période : une amélioration progressive de l'efficacité du dispositif policier. Les ajustements qui ont été opérés dans la coordination, les moyens supplémentaires, la reprise systématique du travail de surveillance ont permis d'augmenter sensiblement le nombre des interpellations, mais aussi les suites judiciaires de ces interpellations. En 1993, je note qu'ont été réalisées 70 interpellations et 24 mandats de dépôt. En 1994, respectivement 52 et 25 ; en 1995, 59 et 28 ; en 1996, 104 et 37 ; et en 1997, 206 et 54. Parmi les personnes interpellées et écrouées, on comptait des personnes très importantes comme, par exemple, François Santoni lui-même en décembre 1996. Des caches d'armes importantes ont été trouvées aussi bien dans des locaux agricoles, dont on dit qu'ils les recèlent souvent, qu'en pleine ville de Bastia - je pense notamment à la cache du quartier de Lupino.
Deuxième temps de mon propos : des moyens très importants, mais de grandes difficultés de fonctionnement.
On dit souvent que l'importance des moyens de police est réelle en Corse. A mon tour, je le confirme. Il y a les moyens permanents, c'est-à-dire les moyens territoriaux - de mémoire, un millier de gendarmes se trouvent dans les deux départements corses -, près de 800 fonctionnaires de la police nationale, dont 470 en sécurité publique, 120 à la police de l'air et des frontières, 45 aux renseignements généraux et 150 en police judiciaire, répartis en une centaine à Ajaccio et une cinquantaine à Bastia. Lorsque j'évoquais autrefois ce chiffre pour souligner son importance, je rappelais souvent, et je crois que la remarque vaut toujours, que le SRPJ d'Ajaccio est sensiblement mieux doté que le SRPJ de Toulouse qui couvre une population beaucoup plus importante.
S'ajoutent à cela des renforts mobiles qui sont présents de façon permanente. Je crois me souvenir que ces renforts étaient constitués, en situation ordinaire, de deux compagnies républicaines de sécurité et deux escadrons de gendarmerie mobile, mais nous avions aussi des pointes avec six, sept, voire huit unités supplémentaires. Ce n'est pas négligeable, y compris sur le plan budgétaire puisque le déplacement d'une unité de ce type en Corse coûte à peu près 1,5 million de francs par mois pour une unité.
Les grandes difficultés de fonctionnement tenaient à deux types de facteurs : l'incontestable difficulté de conduire des enquêtes dans le contexte corse, mais aussi des problèmes internes qui sont lourds.
S'agissant de la difficulté de conduire des enquêtes, j'illustrerai cette réalité par quelques exemples. Il est clair qu'il est très difficile de faire des surveillances en Corse. On dit souvent que le maquis offre des abris multiples à qui veut s'y réfugier mais je me souviens, pour l'avoir vécu presque en direct en suivant l'activité des équipes qui étaient engagées dans des opérations de surveillance, que lorsqu'on pénètre dans un village corse en hiver alors que la saison touristique est passée, on est immédiatement repéré et l'on peut difficilement faire du travail utile, d'autant qu'il existe une solidarité incontestable envers tout ce qui est policier.
Sans vouloir tomber dans l'anecdote, je citerai quand même un épisode qui m'a marqué et qui s'est déroulé en mars 1996 à l'hôpital d'Ajaccio. Il se trouve qu'un nationaliste, Yves Madunta, qui est de la tendance Poggioli, avait été blessé lors d'un règlement de comptes. Il devait être hospitalisé. J'ai appris que Madunta était gardé dans sa chambre par des hommes en arme. C'était tout à fait incroyable : si sa vie était menacée et qu'il convenait de le garder, il appartenait aux services de l'Etat d'assurer sa protection. Après bien des difficultés, parce que ce n'était pas l'habitude de contrôler des gens en armes ou d'exclure leur présence de tels lieux, la police est intervenue. Entre temps, le personnel de l'hôpital avait organisé l'évacuation des gardes du corps armés et la police n'a rien retrouvé.
Cette solidarité est, du reste, entretenue par un certain nombre de relations, était entretenue, devrais-je dire puisque c'est une expérience que je relate. Ainsi, sur la presqu'île de Cavallo, le racket était pratiqué à grande échelle, mais beaucoup de monde en profitait. Nous nous sommes aperçus que des femmes de ménage étaient payées 300 à 500 francs de l'heure, ce qui pouvait évidemment entraîner certaines complicités et faciliter l'expression de certaines solidarités.
La difficulté est aussi accentuée par le fait qu'il existe des filières de protection, de sécurisation, voire d'exfiltration, certaines étant nationalisto-familiales et d'autres plus directement liées au banditisme. C'est ainsi que nous avions une certitude concernant l'identité des assassins de Sargentini, militant d'A Cuncolta, assassiné à Corte en 1996. Nous connaissions ses assassins, nous avions fait des efforts considérables pour les rechercher, nous ne les avons jamais retrouvés. Nous avons connaissance de figures du nationalisme corse qui ont été aidées dans leurs déplacements par des filières du banditisme qui étaient liées à l'Italie, au Brésil, aux Etats-Unis et même plus spécifiquement à l'Etat de Floride.
Autre difficulté : on ne porte pas beaucoup plainte en Corse. Je dirais même, que l'on ne témoigne pas très facilement. J'ai eu l'occasion de citer devant une commission qui vous a précédé, il y a deux ou trois ans, l'exemple tout à fait extraordinaire pour le sens commun d'une épouse assistant à l'assassinat de son mari et refusant de témoigner. Il est clair que les témoignages aident l'action policière et judiciaire, parce qu'ils permettent de démarrer des affaires.
Le contre-exemple, c'est la plainte de M. Dewez en décembre 1996, qui, las du racket concernant Cavallo, a permis l'arrestation dans les jours qui ont suivi de François Santoni et de sa compagne Marie-Hélène Mattéi.
Outre ces difficultés, se posent des problèmes internes lourds. Certains sont de caractère technique. J'en retiendrai trois types.
Les premiers concernent la gestion des ressources humaines.
On dit souvent que les effectifs policiers en Corse sont âgés, trop marqués par l'origine insulaire. C'est exact, mais cela peut se discuter. Les effectifs policiers en Corse sont plus âgés qu'en Ile-de-France, ils ne sont pas plus âgés qu'en région Provence-Alpes-Côte d'Azur. Pour prendre une référence que vous connaissez bien, monsieur le Président, je me souviens que me transportant à Montbéliard à la suite de quelques suicides qui avaient tristement émaillé la vie de ce commissariat, j'avais constaté que la moyenne d'âge était de quarante-neuf ans. L'argument n'est donc pas complètement valable. De la même façon, il y a aussi des avantages à avoir des policiers corses. De plus, il n'est pas anormal qu'une administration permette à ses fonctionnaires de travailler et de vivre là où ils ont envie de vivre, c'est-à-dire dans la région d'où ils sont originaires.
Ce qui est plus grave, à mes yeux, dans ce registre de la gestion des ressources humaines, c'est le fait que les effectifs policiers en Corse sont trop anciens. Ils restent trop longtemps. Quand on arrive en Corse, on n'en part plus, même si l'on est né sur le continent. C'est, bien sûr, un peu caricatural, mais c'est très largement la réalité. Ce handicap est, bien sûr, plus grave dans certains services que dans d'autres. Il l'est plus dans un service de renseignement ou dans un service de police judiciaire que dans un service de sécurité publique.
Le deuxième type de problèmes rencontrés est celui de la maîtrise des techniques policières.
La police, notamment la police judiciaire, est un exercice très sérieux et précis. Il ne suffit pas d'avoir des intuitions ou des convictions, il faut prouver, apporter des éléments qui permettent à un tribunal de se prononcer. Je dois dire que les méthodes utilisées par la police corse, en particulier par le SRPJ, étaient trop souvent marquées d'erreurs de procédure, parfois d'une méconnaissance complète de certaines procédures. Je pense notamment à une procédure qui dans toutes les questions terroristes que j'ai eues à traiter s'est révélée extrêmement efficace : l'association de malfaiteurs, qui exige une technique et des connaissances particulières. Elle était très mal mise en _uvre par le SRPJ de Corse.
J'ajoute que dans le domaine de l'information, si dans certains secteurs, il existait une réelle connaissance - je pense notamment à la documentation balistique qui était excellente - en revanche, dans d'autres, comme celui de la documentation photographique de base - fiches sur les gens, etc. -, le travail était très mauvais. On ne recherche pas des assassins endurcis avec leur photo de premier communiant !
Autre faiblesse technique : celle qui touche à la réactivité, à la mobilité du dispositif de prévention et de surveillance générale.
A une date que je ne suis plus capable de situer précisément mais qui, je pense, devait être vers la fin de 1995, je me suis rendu en Corse avec le major général de la gendarmerie nationale pour essayer de mieux utiliser les moyens disponibles. Nous avons constaté à cette occasion que le dispositif était trop statique, que les forces de police consacraient trop de moyens à leur propre protection, y compris les forces mobiles. Cela se comprend, bien entendu, mais lorsqu'on déplace une unité d'une centaine d'hommes en Corse, il faut tout de même qu'elle effectue un minimum de patrouilles, elle ne peut se justifier par sa seule présence.
La tactique d'utilisation des moyens était également trop statique. C'est une remarque que je fais d'ailleurs de manière générale en matière policière : ce n'est pas en gardant des immeubles que l'on assure leur sécurité. Il est sûr que si des terroristes voient un immeuble gardé, ils vont en chercher un qui ne l'est pas et il y en aura toujours, qu'il s'agisse d'une perception, d'une gendarmerie, etc. Dans l'absolu, il vaut mieux surveiller de l'extérieur un immeuble sensible plutôt que de mettre un planton devant.
Nous avons, à la suite de ce déplacement, modifié un certain nombre de choses. Dans le domaine policier, par exemple, avec les mêmes effectifs, nous avons réussi à doubler le nombre des patrouilles. Pour être sûr que c'était effectif, je me faisais d'ailleurs communiquer quotidiennement l'état des patrouilles effectuées.
Outre les difficultés techniques se posaient des problèmes graves d'ordre psychologique. J'ai constaté pendant mes fonctions à la tête de la police nationale une sorte de résignation générale devant l'inacceptable.
Je me souviens de la remarque d'un haut fonctionnaire qui me disait, en s'en indignant certes, mais comme si cela était assez habituel, que lors d'une manifestation sur un thème social, un manifestant au premier rang, en se penchant, avait perdu une arme et que personne n'avait réagi. Je vous signalais tout à l'heure l'épisode rocambolesque de l'intervention de la police à l'hôpital d'Ajaccio ; c'était vraiment une révolution de la part de tous les acteurs locaux que de mettre en branle un dispositif susceptible d'interpeller quatre ou cinq personnes armées dans une chambre d'hôpital.
Ce n'était pas du tout dans les habitudes, et dans de nombreux services publics, en dehors même de la police, on ne faisait pas ce qui aurait pu être fait. Je pense que l'on aurait pu exploiter plus systématiquement des éléments disponibles soit au titre du contrôle de légalité soit en saisissant les juridictions commerciales.
Pour reprendre l'initiative, il a fallu faire appel à des effectifs extérieurs, notamment aux équipes de surveillance de la direction centrale des renseignements généraux et au RAID. Je salue en particulier le travail extraordinaire accompli par le RAID qui a vraiment démontré que l'on pouvait en Corse, malgré toutes les difficultés que je signalais, faire des filatures, des surveillances et des interpellations sur la voie publique. Ce mouvement a malheureusement été cassé en avril 1996 par la mort d'un fonctionnaire du RAID, René Canto, lors d'une interpellation. Il a fallu quelques mois pour reprendre ensuite cette initiative, encore que l'OCRB qui avait remplacé immédiatement le RAID ait aussi fait de très belles interpellations.
J'ai noté aussi un véritable malaise au sein du SRPJ. Je me souviens être allé un jour à Ajaccio parce qu'il y avait un mouvement de grogne au sein de ce service : plusieurs fonctionnaires avaient été menacés et s'ils n'avaient pas interrompu le travail, pendant une journée ils s'étaient réunis, etc. ; il y avait une ambiance qui justifiait ce déplacement. Pendant une journée, je les ai écoutés et j'ai dialogué avec eux ; ils m'ont fait part de leurs interrogations. Je dois dire que j'ai été, à certains égards, tout à fait stupéfait de leurs remarques : " Il y a des gens intouchables. A quoi sert-il qu'on arrête tel ou tel, puisqu'il sera relâché ? Tout ça, c'est des affaires politiques ! etc. ".
Je ne sais pas quelle était la part de la conviction ou de la facilité dans ce discours, parce qu'il est certain que quand on dit qu'on ne peut pas faire, on ne fait pas. Mais dans leurs remarques il y avait une sorte de transposition de ce qui localement est imaginé comme le jeu politique national à l'égard de la Corse. Les fonctionnaires du SRPJ se disaient que s'ils faisaient telle ou telle chose, cela pouvait avoir des conséquences sur la situation générale en Corse.
Je ne dis pas qu'en Corse, il ne faut pas agir avec discernement - comme partout d'ailleurs. J'ai toujours, pour ma part, déconseillé aux ministres successifs que j'ai servis de faire des opérations, par exemple sur des obsèques " à l'Irlandaise " - la question s'est parfois posée - car je ne pense pas qu'il soit très bon en Corse d'intervenir dans des cimetières.
Il faut aussi veiller à équilibrer les interpellations, à condition que cela ne mette pas en cause la sûreté du cheminement judiciaire. Au demeurant, cette question ne se pose pas. Jamais un ministre n'a demandé de lever le pied sur les interpellations, mais le SRPJ avait ce sentiment. Encore une fois, était-ce par facilité ? Etait-ce par conviction ? Ou un peu des deux ? Je suis incapable de répondre avec précision, mais c'était une réalité exprimée. Dans le même temps, on observait que certains au SRPJ étaient plutôt favorables à un mouvement, certains à un autre, peut-être au hasard d'ailleurs des interpellations qu'ils avaient pu réaliser ou des menaces qu'ils avaient pu recevoir.
Vous me demanderez ce que j'ai fait devant cette situation : j'ai essayé de renouveler les effectifs. De cette visite jusqu'à la fin 1996, 10 % des effectifs du SRPJ ont été changés. Ce n'est pas énorme. Il aurait sans doute fallu faire plus mais il est vrai que l'on trouve là une limite : quelle que soit la volonté qui vous anime, on ne déplace pas un fonctionnaire s'il n'a pas envie d'être déplacé ; on ne sanctionne pas quelqu'un qui n'encourt pas de sanctions, parce qu'il n'a commis aucune faute.
L'illustration du malaise au sein du SRPJ de Corse, c'est qu'un certain nombre de documents confidentiels sont partis de ce service vers des milieux nationalistes. Chacun a bien sûr à l'esprit cette liste qui ciblait certains objectifs tant sur le plan policier que sur le plan fiscal - fuite qui avait beaucoup chagriné Claude Erignac, à juste titre - mais il y avait eu auparavant une autre fuite. Les enquêtes faites par l'IGPN n'ont pas permis à ma connaissance, de déterminer précisément les auteurs de ces fuites.
Troisième temps de mon intervention : la coordination des moyens et des interventions.
Je dirai - et la formule peut se lire ou s'entendre dans tous les sens - que cette coordination exige vraiment une attention de tous les instants. Les intervenants sont nombreux. Sur le plan policier, il y a tous les intervenants territoriaux habituels, y compris dans leur composante judiciaire parce qu'après tout, la sécurité publique, la PAF, ont aussi des compétences judiciaires ; il y a les services de renseignement, la gendarmerie nationale ; il y a aussi des services nationaux, la DNAT, la direction centrale des renseignements généraux, le RAID, les offices centraux de police judiciaire qui peuvent être appelés à concourir, voire d'autres SRPJ qui peuvent intervenir conjointement sur des opérations qui le justifient. Et, sur le plan judiciaire, il y a les juridictions locales et les instances nationales spécialisées en matière de terrorisme.
Le nombre rend, bien sûr, nécessaire la coordination. Dans le domaine policier, deux institutions spécifiques existent. L'une relève du droit, c'est le préfet adjoint pour la sécurité auprès des deux préfets de département. L'autre ressortit au fonctionnement, c'est le bureau de liaison Corse.
L'institution du préfet adjoint pour la sécurité présente une incontestable utilité, mais elle a ses limites. Elle est utile parce que l'acuité des problèmes aussi bien que l'importance des effectifs justifie des concertations, des coordinations, des arbitrages et des décisions. Mais elle rencontre ses limites parce que le préfet adjoint ne peut pas coordonner les moyens nationaux - si ceux-ci sont engagés en Corse, il est bien sûr informé de leur emploi - il ne peut intervenir hors de la Corse ; or, bien des enquêtes nous mènent, même pour des affaires qui se passent sur l'île, en dehors de la Corse, que ce soit sur le continent ou parfois même à l'étranger. Enfin, il a compétence en matière de police administrative, donc de prévention, mais il est forcément très mal à l'aise sur ce qui fait l'essentiel du problème de la sécurité en Corse, le domaine judiciaire.
Le bureau de liaison corse, le BDL comme l'on dit dans le jargon, fonctionne sous l'égide de l'UCLAT, l'unité de coordination de la lutte antiterroriste. Il se réunissait sur la Corse tous les quinze jours de façon systématique. Lorsque j'étais directeur général de la police nationale, il rassemblait tous les services compétents du ministère de l'Intérieur, c'est-à-dire la direction centrale de la police judiciaire, la DNAT, mais aussi le SRPJ de Corse, la direction centrale des renseignements généraux, la sécurité publique ; la gendarmerie nationale y participait régulièrement, de même que le préfet adjoint pour la sécurité, ainsi que, toujours invité et souvent présent, un représentant du ministère de la Justice.
Ce bureau de liaison a une mission importante. Je l'ai souvent présidé personnellement, et presque systématiquement à certaines périodes. Il permet avant tout de rassembler toute l'information disponible, de la croiser, de la recouper. Il permet ensuite de déterminer les axes de recherche ; de donner les moyens (si l'on décide d'envoyer des équipes supplémentaires et ou de faire un effort en termes d'interception de sécurité, il faut gérer cela au sein de l'ensemble national qui est contingenté, comme vous le savez).
Il faut bien dire aussi que ce BDL est une instance qui se prête bien au règlement d'éventuels problèmes entre les services. Il permet de s'assurer que tous jouent le jeu, que tous disent ce qu'ils savent ou ce qu'ils doivent dire - on perçoit quand même assez vite ce qui n'est pas dit et qui devrait l'être -, de déterminer les services pilotes pour les interventions, de définir les missions des uns par rapport aux autres. Quand je parle de régler les problèmes, il s'agit de ceux pouvant exister entre les différents services de police, que ce soit la police judiciaire, les RG, ou le RAID, entre la police judiciaire centrale et la police judiciaire locale, ou entre police nationale et gendarmerie nationale.
Telle que j'ai connu la gestion de ces bureaux de liaison, les affaires se passaient en général plutôt bien, ce qui ne veut pas dire que notre action sur le terrain était aussi efficace qu'il eût été souhaitable. Cela dit, il fallait décider. Souvent. Les décisions étaient plus ou moins faciles, selon qu'il y avait saisine judiciaire d'un seul service ou saisine de plusieurs services. Les difficultés étaient grandes lorsque plusieurs services étaient saisis puisque nous étions face à deux légitimités, une légitimité judiciaire qui s'imposait en tout état de cause et une légitimité hiérarchique d'organisation et de coordination. Et, puisque vous m'invitez, monsieur le Président, à dire les choses franchement, j'ai senti, à propos de l'affaire de Pietrosella qui est liée au meurtre de Claude Erignac, que la co-saisine gendarmerie - police compliquait les choses.
M. le Président : Si vous deviez faire des propositions aujourd'hui sur le fonctionnement des forces de sécurité en Corse, quelles priorités fixeriez-vous ?
M. Claude GUÉANT : Depuis deux ans, les choses ont sans doute évolué, monsieur le Président.
Je pense qu'il faut que nous ayons un dispositif encore plus intégré. Il faut vraiment un pilotage national très fort dans le domaine judiciaire - avec, bien entendu, tout le rôle que peuvent jouer les magistrats locaux dans ce pilotage national - et dans le domaine policier. Malheureusement cela n'évite pas les querelles de personnes parfois scandaleuses auxquelles vous faisiez allusion, mais que nous ne pouvons pas régler s'il y a vraiment problème de fond entre police et gendarmerie.
M. le Président : Ce traitement particulier n'est-il pas contraire à la volonté d'appliquer en Corse le droit, rien que le droit, les lois de la République ? Cette spécificité que vous suggérez de créer avec un pilotage national dont chacun se rend compte qu'il pose plus de problèmes qu'il n'apporte de solution, ne va-t-elle pas à l'encontre de la conception selon laquelle la Corse est, comme les autres régions, dans la communauté nationale ?
Dans le domaine de la police, mettons-nous un instant à la place de ceux qui exercent des responsabilités au sein du SRPJ. Etre dessaisi systématiquement des affaires " intéressantes ", si je puis dire, des affaires de terrorisme notamment, qui sont par ailleurs souvent liées à des affaires de droit commun, n'est pas très valorisant pour les fonctionnaires qui travaillent en Corse.
Dans le domaine judiciaire, comment faire travailler des magistrats au plan local lorsque des juges parisiens, avec des moyens considérables, viennent faire des reconstitutions spectaculaires, au vu et au su des médias invités à y participer ? N'avez-vous pas le sentiment que cela conduit à créer une espèce de vide sur le territoire de l'île, qui peut se révéler catastrophique pour le moyen et le long terme ?
Je comprends que l'on puisse être méfiant en raison des problèmes locaux que vous avez soulignés, de porosité, de difficulté à garder un renseignement, de " corsisation " de l'administration. Mais la solution que vous suggérez n'ira-t-elle pas exactement à l'encontre du but recherché ?
M. Claude GUÉANT : Les deux hypothèses évoquées, monsieur le Président, sont à gérer dans le temps. Il est vrai que, politiquement, le mieux serait que la Corse soit banalisée à tous égards, en termes de sécurité, de valorisation des services, de satisfaction des fonctionnaires et des magistrats dans leurs fonctions également.
Cela étant, il faut parvenir à un état à partir duquel on pourra envisager cette banalisation. Je vous ai fait part d'une expérience, qui est aujourd'hui vieille de presque deux ans. Le fait qu'il y ait en Corse aujourd'hui beaucoup moins d'attentats, moins de meurtres de leaders nationalistes a d'ores et déjà modifié légèrement la donne.
Mais, puisque vous m'interrogez sur ce que j'ai connu, je vous dis sans aucune réserve et aucune hésitation que les résultats que nous avons obtenus, nous ne les aurions pas obtenus sans centralisation du dispositif aussi bien policier que judiciaire.
M. le Président : C'est une thèse que l'on peut comprendre dans le climat que vous avez connu, un climat sans doute ambigu, dans lequel le pouvoir politique, de gauche ou de droite, voulait mener une négociation avec certains mouvements pour essayer d'obtenir la tranquillité et la paix. Cela a duré jusqu'à l'attentat contre la mairie de Bordeaux.
Puis, il y a eu une radicalisation heureuse de l'Etat, du gouvernement, qui a posé un principe beaucoup plus simple, celui d'appliquer les lois de la République en Corse comme ailleurs et de ne pas souffrir d'exceptions. C'est dans cette situation nouvelle que je me place parce qu'entre l'attentat de Bordeaux et aujourd'hui, on peut dire qu'il existe une continuité politique. Il n'y a pas de changement radical.
Dès lors, pourquoi soumettre la Corse à un traitement particulier par des structures anti-terroristes sur l'efficacité desquelles on peut s'interroger ? Quand on sait que des informations sur les assassins du préfet Erignac avaient été transmises à M. Bruguière dès l'automne 1998, on peut se demander pourquoi il a fallu attendre aussi longtemps pour découvrir les noms des assassins, puisqu'ils étaient connus, hormis l'un d'entre eux, mais peu importe. Des renseignements très précis avaient été donnés. Tout cela me paraît relever d'un secret de polichinelle. Un informateur donne des noms. J'ai cru, en étant ici à Paris, que l'informateur était quelqu'un de mystérieux. Nous sommes allés à Ajaccio, le nom de cet informateur circule partout. Tout le monde le connaît.
Donc, dès l'instant où l'on a levé l'ambiguïté sur la stratégie politique à adopter à l'égard de la Corse, ne faut-il pas revenir à une situation normale ?
Vous avez vécu les événements de Tralonca en tant que directeur général de la police nationale. Comment expliquez-vous que vous n'ayez pas eu d'informations sur ce rassemblement ? Ou au contraire, en avez-vous eu avant, pendant et après ? Pouvez-vous nous répondre de façon précise sur ce point ?
M. Claude GUÉANT : Oui, monsieur le Président, volontiers. Je vous dis cela de mémoire.
M. le Président : La mémoire sur des incidents de ce genre...
M. Claude GUÉANT : Oui, et c'est ce qui est le plus fort qui demeure à l'esprit, en principe.
Je me souviens que l'affaire de Tralonca s'est produite la veille d'un déplacement du ministre de l'intérieur en Corse, en janvier 1996.
M. le Président : Cela, il n'est nul besoin d'une bonne mémoire pour s'en souvenir !
M. Claude GUÉANT : Je dis cela pour amener la phrase suivante, à savoir que, premièrement, il était en effet espéré que les mouvements nationalistes, notamment A Cuncolta, annonceraient une position pacifique durable ; deuxièmement, comme avant tout voyage d'un membre du gouvernement en Corse, nous nous sommes posés la question de savoir si, par hasard, un coup n'était pas en train de se préparer.
Nous avons observé. Je me souviens même qu'après coup, nous avons essayé d'exploiter les dizaines et dizaines de numéros minéralogiques relevés par la gendarmerie nationale le long des routes, mais nous n'avons pas su qu'il y aurait ce rassemblement à cet endroit.
M. le Président : Vous, directeur de la police nationale ?
M. Claude GUÉANT : Non.
M. le Président : Monsieur Guéant, j'ai trop d'estime pour vous pour vous prendre au piège, mais l'un des responsables de la gendarmerie nationale et non des moindres nous a déclaré que la veille de Tralonca, instruction lui avait été donnée de ne pas bouger ce soir-là, c'est-à-dire que l'on savait que la conférence de presse allait avoir lieu, on savait qu'elle se tiendrait à un endroit donné, mais peu importe l'endroit, ce n'était pas essentiel. On savait que le ministre venait le lendemain. On savait sans doute qu'il y avait eu des négociations préalables. Comparaison faite entre les déclarations des nationalistes et les réponses du ministre du lendemain, il ne faut pas être grand clerc pour imaginer quelques négociations sur les points évoqués par les nationalistes coïncidant avec les réponses apportées par le ministre.
Vous n'étiez pas au courant de cela ?
M. Claude GUÉANT : Qu'il y ait eu, monsieur le Président, des contacts dont je ne connais pas exactement la nature, mais j'imagine à peu près...
M. le Président : Pas à votre niveau !
M. Claude GUÉANT : Qu'il y ait eu des contacts qui, effectivement, amorçaient ce qui pouvait être espéré comme une solution de " paix durable " - on utilise assez facilement un langage militaire à propos de la Corse - c'est tout à fait incontestable. Mais je dois dire que, moi, directeur général de la police nationale, je ne savais pas qu'il y aurait un rassemblement à Tralonca. Je craignais qu'il y ait effectivement quelque événement.
Telle que j'ai vécu la chose, la seule décision à laquelle ait été confronté le ministre était de savoir s'il y allait quand même ou non. C'est tout ce que je peux dire, mais ce n'est pas une observation de caractère policier.
M. le Président : Une conférence de presse d'Armata Corsa où se rendent quelques personnes, ce n'est pas très gênant, mais une conférence de presse réunissant 350 personnes ou davantage, 600 a-t-on dit, cela peut mal tourner.
M. Claude GUÉANT : Tout à fait.
M. le Président : Par rapport à la sécurité, sécurité dans l'île mais également sécurité du ministre qui s'y rend le lendemain, cela pose un certain nombre de questions. J'ai du mal à croire que, déposant devant une commission d'enquête, sous la foi du serment, l'on puisse nous affirmer sans rire qu'il n'y a pas eu de négociations préalables et d'assurances données, d'un côté comme de l'autre.
Ainsi, vous, directeur général de la police nationale, n'êtes pas informé de tout cela. C'est à se demander si, pour remédier à certains dysfonctionnements, il ne faudrait pas supprimer le poste de directeur général de la police nationale !
M. Claude GUÉANT : C'est peut-être une formule.
M. le Président : Avez-vous connu M. Marion ?
M. Claude GUÉANT : Oui.
M. le Président : Qu'en pensez-vous ?
M. Claude GUÉANT : M. Marion a été nommé contrôleur général sur ma proposition. C'est un remarquable policier. Je vous dirai pour que les choses soient nettes qu'à un certain moment, j'ai demandé la mutation de M. Marion. Ensuite, je l'ai proposé comme contrôleur général.
Il a, dans un certain nombre de domaines, fait un travail policier tout à fait remarquable. Je pense notamment à la lutte contre le terrorisme basque, qui est extrêmement difficile, périlleuse, et dont les succès remportés par les policiers français ont, à mon sens, été un élément important de l'issue que nous pouvons constater aujourd'hui en Espagne et que j'espère durable. Il a aussi mené un travail tout à fait remarquable à la suite des attentats islamistes de 1995.
C'est un caractère difficile, incontestablement. Il a des inimitiés profondes au sein de la police judiciaire. Ce n'est un secret pour personne qu'il s'entendait très mal avec Démétrius Dragacci, le chef du SRPJ de Corse. Il est vrai que ce n'est pas du tout le même type de personnage ; ce n'est même pas la même époque de police, à vrai dire. Il s'entendait mal aussi, j'imagine que cela dure toujours, avec son directeur central. Il a beaucoup d'ennemis. Mais c'est un bon flic, si vous me permettez cette expression. Dans ma bouche, ce n'est pas péjoratif, au contraire.
M. le Président : Pensez-vous que dans une équipe de police, le jeu " perso ", comme on dit en football, soit acceptable ? Cela ne nuit-il pas à l'ensemble ? Cela ne donne-t-il pas une image déformée de ce que peut être la réalité policière ?
Je ne vous cache pas, je ne sais pas si mes collègues partagent ce point de vue, que l'audition de M. Marion m'a laissé une impression désagréable et alors que j'avais un a priori plutôt négatif à l'égard de M. Dragacci, cela a plutôt valorisé la personnalité de celui-ci.
Avez-vous aussi nommé M. Dragacci comme responsable du SRPJ ?
M. Claude GUÉANT : Oui.
M. le Président : Qu'en pensez-vous ?
M. Claude GUÉANT : M. Dragacci a aussi obtenu des résultats tout à fait intéressants. Dans cette articulation entre DNAT et SRPJ, M. Dragacci a aussi fait de très belles interpellations. C'est quelqu'un de courageux, il l'a montré dans le passé. Il connaît bien la Corse, ce qui est très utile parce que cela permet de déterminer les gens, etc. Cela dit, c'est un peu un adepte d'une police à l'ancienne.
M. le Président : Mais vous le croyez capable d'aller avertir quelqu'un sur le point d'être interpellé pour éviter son arrestation ?
M. Claude GUÉANT : Non, personnellement non. L'expression du journal du soir que je lis était : " M. Marion a laissé entendre que... "...
M. le Président : Laisser entendre, c'est un euphémisme !
M. Claude GUÉANT : Je ne crois pas M. Dragacci capable de cela. Très clairement.
M. Christian PAUL : Je voudrais revenir un instant sur l'affaire de Tralonca, non pas tant pour illustrer les relations complexes entre les milieux nationalistes et les pouvoirs politiques successifs, parce que là-dessus tout a été dit et écrit, mais pour bien comprendre comment fonctionne l'appareil de l'Etat et les forces de sécurité face à ce type de situation.
Vous aviez déclaré, il y a quelques années, devant la mission Cuq, qu'à la veille de Tralonca, vous saviez qu'il allait se passer quelque chose...
M. Claude GUÉANT : Je craignais qu'il se passe quelque chose...
M. Christian PAUL : ...mais vous ne saviez pas où. C'est d'ailleurs la position défendue par M. Jean-Louis Debré.
Le rapprochement des déclarations des responsables en poste à l'époque, les uns disant : " Nous savions qu'il allait se passer quelque chose, mais nous ne savions pas où ", les autres, notamment le commandant de la légion de gendarmerie, déclarant qu'on lui avait demandé de ne pas bouger, donc, en fait, de ne pas chercher à localiser l'événement, est pour le moins extrêmement troublant. Je vous livre cette perplexité, d'autant que face à une situation comme celle-là - la crainte d'un événement nationaliste important la veille du déplacement du ministre de l'Intérieur - je suppose que les services de gendarmerie n'étaient pas les seuls à être sur la brèche. Les services des renseignements généraux, par exemple, devaient être fortement mobilisés. Avaient-ils eu des échos de cette réunion ? Avaient-ils également reçu la consigne de ne pas bouger ce jour-là ?
M. Claude GUÉANT : Les services des renseignements généraux n'avaient pas eu la consigne de ne pas bouger. Ils cherchaient l'information, comme c'est leur devoir et leur métier. Ils ne l'ont pas trouvée.
Les renseignements généraux en Corse, je le disais en introduction, c'est quarante-cinq personnes. Ils ne savent pas tout. Je ne sais si la gendarmerie a reçu des consignes, mais la réalité est qu'elle était bien en place au bord des routes, puisqu'elle a fait des relevés de passage de véhicules.
M. le Président : Ce ne serait pas, par hasard, monsieur Guéant, ce que l'on a appelé
- M. Pasqua nous a répondu par une boutade, il est très habile, comme vous le savez - les " réseaux Pasqua " ? Cela signifie-t-il quelque chose ou pas en Corse ? Est-ce une réalité ? Est-ce un mythe entretenu par le personnage, volontairement ou non ?
M. Claude GUÉANT : Il est certain que M. Pasqua connaît beaucoup de monde en Corse. Qu'est-ce qu'un réseau ?
M. le Président : Un réseau, c'est quelque chose que l'on utilise aux fins d'atteindre un objectif. Vous n'avez pas eu à souffrir, vous, dans le cadre de l'administration de la République, au niveau qui était le vôtre, de ces réseaux parallèles ?
M. Claude GUÉANT : Tout à l'heure je vous ai fait part de l'état d'esprit que j'ai constaté avec surprise au sein du SRPJ de Corse. J'ai été nommé directeur général de la police nationale sous M. Pasqua, j'ai continué à exercer ces fonctions sous M. Debré et huit mois sous l'autorité de M. Chevènement. Ce que je peux affirmer avec beaucoup de force, c'est que ces trois ministres n'ont cessé de me dire : " Interpellez, interpellez, interpellez. Il y a des lois ; les criminels, les délinquants doivent être arrêtés et déférés à la justice. " D'où cette montée en puissance que nous avons réalisée...
M. le Président : Et les résultats qu'il faut nuancer. On nous a dit que l'élucidation des faits a été importante telle ou telle année, il faut relativiser. Ce qui nous importe, c'est aussi de connaître l'élucidation des affaires liées à l'activité terroriste. Or, celles-ci n'ont pas beaucoup avancé. Vous nous avez parlé de la période pendant laquelle il y a eu la guerre entre les mouvements nationalistes. Combien de ces affaires ont été éclaircies ?
M. Claude GUÉANT : Je ne sais pas exactement. Il faudrait...
M. le Président : La réponse est simple : pratiquement aucune.
M. le Rapporteur : En 1996, il y a un tournant. La DNAT et la section anti-terroriste étaient faiblement investies dans les années 1993-1995. En 1996, seize dossiers sont retirés aux magistrats de Corse...
M. Claude GUÉANT : Sans doute.
M. le Rapporteur : Si.
M. Claude GUÉANT : Mais je ne m'en souviens pas, excusez-moi.
M. le Rapporteur : On s'en souvient parce qu'il y a eu un mouvement de protestation des magistrats locaux.
Le paradoxe, c'est que vous soulignez la nécessité d'un dispositif plus intégré, plus spécialisé, plus professionnel et que pendant l'exercice de vos fonctions, la DNAT et les juges antiterroristes sont intervenus assez tardivement. A partir de 1996. Pourquoi dans les années antérieures avoir laissé les services de police locaux, le SRPJ d'Ajaccio, M. Dragacci...
M. Claude GUÉANT : M. Dragacci n'était pas chef du SRPJ à cette époque.
M. le Rapporteur : Non, mais il était le chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité. C'est M. Dragacci qui a été à l'origine de la première affaire de Spérone, par exemple. Il avait déjà des responsabilités. C'est Mme Ballestrazzi qui était à la tête du SRPJ.
Pendant toute cette période, ces problèmes ont été gérés pratiquement au niveau local.
M. Claude GUÉANT : Oui, c'est exact. C'est ce que je disais précédemment : nous avons fait le constat que les forces locales, dans l'état qui était le leur, n'étaient pas en mesure de relever le défi au niveau où il se situait, qui était très élevé.
Vous avez raison de dire, monsieur le Président, que bien des affaires n'ont pas été résolues, soit que leurs auteurs n'aient pas été identifiés, soit qu'identifiés, ils n'aient pas été arrêtés. Les assassins de Sargentini sont parfaitement identifiés puisqu'il y avait un témoin. Ils n'ont pas été arrêtés.
Il y a une affaire sur laquelle nous avons énormément travaillé parce qu'elle était importante pour la paix publique, celle de l'attentat à la voiture piégée contre Charles Pieri à l'été 1996 dans le port de Bastia. Je puis vous dire que j'ai personnellement animé tous les bureaux de liaison pendant cette période. Je ne suis pas un policier, je n'y consacrais pas tout mon temps et je ne suis pas forcément excellent, mais nous avons fait beaucoup d'efforts, de filatures et nous n'avons pas trouvé. Il est vrai que c'est tout à fait fâcheux.
Mais il y a aussi d'autres affaires qui ont été réglées, y compris parmi les assassins de responsables nationalistes, il y a un certain nombre de gens qui ont été identifiés.
M. le Président : Ces assassinats de nationalistes font l'objet d'enquêtes menées par les juges antiterroristes. Ce sont bien eux qui s'en occupent ?
M. Claude GUÉANT : Oui.
M. le Président : Sur le plan de l'efficacité, on peut se poser quelques questions. C'est peut-être dû à la rivalité entre les juges eux-mêmes. Vous en avez entendu parler comme nous, j'imagine ?
M. Claude GUÉANT : Oui, bien sûr. Y compris au sein du même parquet !
M. Yves FROMION : Vous n'étiez plus en fonction au moment où le GPS a été créé. Aviez-vous entendu parler de ce projet ? La gendarmerie avait-elle laissé entendre qu'elle allait mettre sur pied des dispositifs plus efficaces au cours des bureaux de liaison ?
M. Claude GUÉANT : J'ai pris mes nouvelles et actuelles fonctions le lundi 9 février 1998 au matin. Claude Erignac avait été assassiné le vendredi 6 février.
C'est après, je crois, qu'il a été question de créer le GPS. Je n'en avais pas entendu parler. Ni même de moyens particuliers.
Il est certain que la gendarmerie, de la même façon que j'envoyais le RAID pour prêter assistance au SRPJ, envoyait des éléments du GIGN pour renforcer les effectifs locaux en moyens de surveillance, notamment en milieu naturel.
M. Yves FROMION : Le choix entre le RAID, le GIGN ou d'autres unités de la gendarmerie était fait dans vos bureaux de liaison, en coordination, ou chaque administration - police de son côté, gendarmerie du sien - décidait elle-même à un moment donné, en raison d'une enquête ou face à une situation donnée, de renforcer ses moyens ?
M. Claude GUÉANT : Ma réponse illustre l'insuffisance de coordination que je soulignais tout à l'heure : l'information était échangée au cours des bureaux de liaison sur ces missions d'effectifs nationaux, mais en revanche, les décisions n'étaient généralement pas concertées.
M. Yves FROMION : S'agissant de l'échelon politique, les décisions ou les informations échangées lors des bureaux de liaison de la Corse que vous présidiez faisaient, j'imagine, l'objet de notes au ministre. Saviez-vous si ces informations remontaient ensuite vers l'hôtel Matignon ou étaient diffusées vers le ministère de la Justice ? Quelle était l'exploitation politique - puisque c'est l'échelon politique qui est en charge des affaires - des informations qui pouvaient être échangées ou des instructions qui pouvaient être données ? L'échelon politique utilisait-il le bureau de liaison de la Corse pour essayer d'améliorer la coordination ? Aviez-vous le sentiment d'être un rouage important entre le décisionnel politique et l'exécutif administratif, sans être péjoratif ?
M. le Président : Voulez-vous dire, monsieur Fromion, que l'échelon politique devrait être en charge de ces affaires ? Après ce que nous avons entendu ici, on peut en douter.
M. Yves FROMION : On peut voir les choses comme cela. C'est pourquoi j'aimerais avoir quelques éclaircissements sur le sujet.
M. Claude GUÉANT : De façon très précise, en ce qui concerne l'information du ministère de la Justice, celui-ci participait au bureau de liaison. Il y était invité et il était souvent présent. Soit il entendait tout ce qui s'y passait soit, au minimum, il recevait les comptes rendus de chacune de ces réunions, comptes rendus très synthétiques, mais qui permettaient de situer les choses assez précisément.
Ces notes de bureau de liaison étaient communiquées au cabinet du ministre. Je ne sais pas, ensuite, ce qu'il en advenait.
Cela étant, puisque l'on parle beaucoup de politique et d'administratif - et c'est bien normal pour une commission comme la vôtre - je crois que le travail des policiers ou des gendarmes est assez simple : nous constatons des faits délictueux ou criminels, nous faisons de notre mieux, avec des succès dont je concède volontiers qu'ils sont variés, pour interpeller les auteurs. C'est tout.
M. Yves FROMION : Pour être toujours plus précis : avez-vous le sentiment que le bureau de liaison, qui est une bonne chose de mon point de vue, était utilisé par l'échelon politique autant qu'il aurait pu l'être ? Faisait-on véritablement passer par ce bureau de liaison l'essentiel des instructions et des orientations, pensez-vous qu'il existait d'autres liaisons, ce qui ne serait d'ailleurs pas étrange, entre le ministre de l'intérieur, le Premier ministre et les préfets en charge des affaires sur le terrain ?
Avez-vous le sentiment, au moins jusqu'à la fin de vos responsabilités, en février 1998, que ce bureau de liaison était le canal - non pas historique ! - mais le canal utilisé par le gouvernement, ou se passait-il des choses par ailleurs, directement depuis Matignon ou tout autre ministère ?
M. Claude GUÉANT : Il est certain que les cabinets, les ministres et le Premier ministre parlaient des affaires corses. Mais je voudrais souligner, pour préciser la réponse que je vous faisais il y a un instant, que la police nationale pas plus que son directeur général ou le bureau de liaison qui rassemblait tous les partenaires, n'étaient investis de la politique du gouvernement à l'égard de la Corse. Leur mission était de lutter contre la criminalité avec ses spécificités corses, mais ils ne recevaient pas d'instructions de lever le pied ou d'aller plus vite.
Il a fallu, compte tenu d'une situation très dégradée, reconstituer le potentiel de renseignement, de documentation et retravailler. Cela a permis d'atteindre quelques succès, insuffisants certes, mais quelques succès quand même.
M. Yves FROMION : Quand a été créé ce bureau de liaison de la Corse ?
M. Claude GUÉANT : Il existait avant mon arrivée. L'UCLAT a été créée par un décret ancien et s'est structurée ensuite en bureaux de liaison thématiques.
M. le Président : Nous vous remercions.
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tome II, auditions, vol. 5