N°1918

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 novembre 1999.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LE FONCTIONNEMENT DES FORCES
DE SÉCURITÉ EN CORSE

Président
M. Raymond FORNI
,

Rapporteur
M. Christophe CARESCHE
,

Députés.

TOME I

(1) Cette commission est composée de : MM. Raymond Forni, Président, Yves Fromion, Michel Vaxès, vice-présidents, Franck Dhersin, Jean-Yves Gateaud, secrétaires, Christophe Caresche, rapporteur ; MM. François Asensi, Jean-Pierre Blazy, Jean-Yves Caullet, Bernard Deflesselles, Jean-Jacques Denis, Bernard Derosier, Patrick Devedjian, Renaud Donnedieu de Vabres, Renaud Dutreil, Christian Estrosi, Mme Nicole Feidt, MM. Roland Francisci, Roger Franzoni, Michel Hunault, Georges Lemoine, Jean Michel, Jean-Pierre Michel, Robert Pandraud, Christian Paul, Didier Quentin, Rudy Salles, Mme Catherine Tasca, MM. Michel Voisin, Philippe Vuilque.

TOME I, volume 1
INTRODUCTION 4
I. LA SÉCURITE EN CORSE : DES RÉSULTATS MÉDIOCRES MALGRÉ DES MOYENS IMPORTANTS 8
a.- une insécurité qui reste élevée 8
1. Une tradition de violence 8
a) Une violence héritée de l'histoire 8
b) Un climat de violence toujours très présent 10
2. Les particularités géographiques et économiques de la Corse 13
3. Une délinquance multiforme 15
a) Données globales 15
b) La délinquance de voie publique et les vols 17
c) La délinquance économique et financière 17
d) La criminalité organisée et la délinquance spécialisée 19
e) Les crimes et délits contre les personnes 21
f) Les destructions et dégradations de biens 21
4. Le nationalisme et ses dérives affairistes 23
a) Les différents mouvements nationalistes 23
b) Le problème du financement 25
c) Les modes d'action 28
d) La représentation électorale des mouvements nationalistes 31
b.- les moyens mis en place par l'état 34
1.- L'importance des forces de police et de gendarmerie 34
a) La présence massive de forces permanentes 34
· L'évolution globale des effectifs de la police nationale 34
· Le record de France de la présence policière 35
· Les forces de gendarmerie : des effectifs nombreux répartis sur l'ensemble du territoire 36
· Des missions renforcées : la création du GPS et le développement des moyens de police judiciaire 38
b) Le recours régulier aux renforts et aux unités spécialisées 42
2.- Le préfet adjoint pour la sécurité 44
3.- Les services judiciaires 47
a) Des conditions d'exercice très difficiles 48
b) Des effectifs renforcés et renouvelés 49
c) La constitution d'un pôle économique et financier 52
4.- Le dispositif antiterroriste 53
a) Un arsenal juridique particulier 53
· La définition des actes de terrorisme 54
· Des peines plus sévères 55
· La compétence concurrente des juridictions locales et des juridictions parisiennes 56
· Des règles de procédure spécifiques 58
b) Des structures spécialisées 59
· Les structures judiciaires 59
· Les structures policières 61
c) L'application du dispositif antiterroriste en Corse 62
c.- de piètres résultats 66
1.- Des taux d'élucidation disparates 66
2.- Une réponse judiciaire insuffisante 68
II.- LES RAISONS DE L'IMPUISSANCE DE L'ÉTAT 73
a.- les changements de politique intervenus 73
1.- La période de négociation 74
a) Le rôle prééminent du ministère de l'Intérieur 74
· L'existence d'un domaine réservé corse 74
· Des négociations peu transparentes 77
b) Spérone : un exemple de gestion politique des affaires judiciaires 80
c) La conférence de presse de Tralonca 87
d) De la circonspection à l'impunité 99
2.- La politique de fermeté 104
a) Une nouvelle orientation de la politique appliquée en Corse 104
b) La modification des pratiques sur le terrain 107
3.- La politique de rétablissement de l'Etat de droit 108
a) Une gestion interministérielle du dossier corse 109
b) Une nouvelle donne dans l'île 110
c) L'affaire des paillotes 114
b.- l'absence de coopération de la population 119
1.- La loi du silence est la loi de la prudence 120
a) Un comportement traditionnel 120
b) Une cause principale : la pratique de l'intimidation 122
2.- La volonté d'appliquer la loi suscite des réticences 125
a) Une opinion publique troublée 125
b) L'attitude ambiguë de certains élus 127
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Suite du rapport :
tome I, vol. 2
 


INTRODUCTION
La Corse fait depuis quelques années l'objet d'une attention soutenue de la représentation parlementaire. Qu'on en juge : une mission d'information commune est créée en octobre 1996. Une commission d'enquête " sur l'utilisation des fonds publics et la gestion des services publics en Corse " est instituée en mars 1998. Enfin le 19 mai 1999, l'Assemblée nationale crée une commission d'enquête sur " l'organisation des forces de sécurité dépendant de l'Etat opérant en Corse, sur leurs conditions de fonctionnement et sur les modalités de coordination des interventions des différents services compétents ", tandis que le Sénat en crée le même jour une autre " sur la conduite de la politique de sécurité menée par l'Etat en Corse ".
Ces deux dernières initiatives font suite à l'incendie volontaire par des gendarmes d'une paillote illégalement édifiée sur la rive sud du golfe d'Ajaccio survenu dans la nuit du 19 au 20 avril. Au-delà de l'aspect rocambolesque de cette affaire, celle-ci est apparue suffisamment grave pour justifier une mobilisation de la représentation nationale afin de tenter de comprendre comment, un an après l'assassinat du préfet Erignac, on avait pu en arriver là, alors même que l'objectif de rétablissement de l'Etat de droit voulu par le gouvernement avait entraîné une mobilisation sans précédent des services de l'Etat.
En acceptant de créer une commission d'enquête à la suite du dépôt de deux propositions de résolution par l'opposition, l'une de MM. Jean-Louis Debré, Philippe Douste-Blazy et José Rossi, l'autre de M. François d'Aubert, la majorité a été fidèle à la volonté d'assurer la transparence et de moderniser notre démocratie qui l'anime. Dans le même esprit, la commission a décidé de publier l'intégralité des procès-verbaux des auditions auxquelles elle a procédé, les témoins ayant été préalablement avertis que leurs déclarations pourraient être publiées.
Le débat en commission, puis en séance publique, a abouti à un élargissement du champ d'investigation imparti à la commission, qui porte sur l'ensemble des services de sécurité, et non plus sur le seul GPS, comme de la période étudiée - de 1993 à aujourd'hui. Il est apparu en effet nécessaire de ne pas limiter l'enquête à l'affaire dite " des paillotes " qui faisait l'objet de poursuites judiciaires, ni à la période la plus récente, trop courte pour permettre une appréciation globale des problèmes posés.
L'objet de la commission ainsi délimité était a priori plus restreint que ceux de la mission d'information parlementaire présidée par M. Henri Cuq ou de la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany. Il s'inscrit cependant dans le prolongement de leurs travaux en approfondissant l'analyse de l'exercice des fonctions régaliennes de l'Etat pour lesquelles le rapport de M. Christian Paul soulignait déjà : " c'est dans ce domaine que résident les désordres les plus lourds de conséquences dans les administrations de l'Etat en Corse au cours des dernières années ".
Pour mener à bien ses travaux, la commission a réalisé un nombre important d'auditions. Elle a entendu tous les ministres de l'Intérieur, de la Défense et de la Justice qui se sont succédé durant la période étudiée, les préfets en poste dans l'île, les différents responsables de la police et de la gendarmerie, des représentants du parquet et des magistrats du siège. Soucieuse de se rendre compte de la réalité sur le terrain, elle s'est rendue en Corse à deux reprises, une première fois en juillet à Ajaccio et une seconde fois à Bastia à la fin du mois d'août.
Au cours de ses travaux, la commission s'est vue plusieurs fois opposer le secret de l'instruction à propos des affaires les plus récentes mais aussi pour d'autres, beaucoup plus anciennes, dont l'instruction n'est cependant pas terminée. L'absence de définition précise de ce que recouvre le secret de l'instruction apparaît ainsi parfois comme un moyen commode d'écarter les questions importunes. Néanmoins la commission estime avoir recueilli de nombreuses informations qui lui ont permis de constater que le fonctionnement des services de sécurité ne donnait pas les résultats que l'on serait en droit d'attendre au regard de l'importance des moyens qui leur sont consacrés.
Elle a découvert, avec effarement parfois, les luttes intestines entre services, les conflits de personnes et les règlements de compte qui s'ensuivent ; ceux-ci concernent l'ensemble des services dont le fonctionnement a été examiné : justice, police, gendarmerie.
Si un certain nombre de ces dysfonctionnements peuvent être attribués à des problèmes de personnes, il en est d'autres qui sont causés ou amplifiés par l'organisation des services, le non respect des compétences de chacun et l'insuffisante coordination de leur action respective. Mais la principale explication tient sans nul doute aux changements de politique intervenus, dont les effets délétères sur la population et les fonctionnaires en poste dans l'île se font encore sentir et ne pourront être dissipés que par la poursuite d'une action claire et durable de l'Etat.
A cet égard, les dysfonctionnements observés par la commission, s'ils sont exacerbés en Corse en raison des désordres de toute nature dont l'île est victime et du contexte particulier créé par l'assassinat du préfet Erignac, ne lui sont pas spécifiques et les enseignements que l'on peut en retirer ont une portée générale.
C'est pourquoi la commission, partant du constat effectué, s'est efforcée de dégager quelques pistes de réflexion qui concernent la Corse en premier lieu, mais au-delà, d'une façon plus générale, le fonctionnement des forces de sécurité sur l'ensemble du territoire national.
I. lA SéCURITE EN CORSE : DES RéSULTATS MéDIOCRES MALGRé DES MOYENS IMPORTANTS
Force est de constater qu'en Corse les résultats des services de sécurité ne sont pas à la hauteur de l'effort financier et humain consenti par l'Etat à leur égard. Certes, cette situation s'explique en partie par le particularisme d'une société dans laquelle la violence demeure un mode de règlement des conflits, qu'ils soient de nature publique ou privée. Mais cette explication d'ordre culturel ne doit pas masquer les insuffisances de la réponse donnée par les pouvoirs publics à une situation caractérisée par la persistance de formes spécifiques de délinquance mêlant violences de droit commun et action politique de nature terroriste.
a.- une insécurité qui reste élevée
1. Une tradition de violence
a) Une violence héritée de l'histoire
Sans doute faut-il se garder de confondre l'histoire et la mythologie, même si la seconde permet de donner un sens à des faits qui semblent à première vue incompréhensibles. A cet égard, il est vrai qu'il existe en Corse une véritable mythologie de la violence, héritée du passé et véhiculée par la littérature et la culture populaire. Cette mythologie trouve ses racines dans une histoire complexe marquée par des colonisations successives mal acceptées par la population de l'île.
De fait, depuis le Moyen-Age, l'histoire de la Corse est marquée par la coexistence d'un système féodal intérieur très fortement structuré et de luttes entre puissances extérieures à l'île dans le but de s'assurer son contrôle. La Corse aura ainsi été disputée par Gênes et Pise, avant d'être confiée par la papauté au royaume d'Aragon à la fin du XIIIème siècle. Après de nombreuses luttes, l'île sera restituée à Gênes en 1559. Celle-ci mettra en place un véritable régime colonial qui sera vigoureusement contesté par la population à partir de 1729, début de la grande révolte corse contre les génois. Intervenant à la demande de Gênes en 1738, la France prendra possession de l'île en 1768 par le traité de Versailles. Les troubles continueront de longues années, exacerbés sous la Révolution française du fait de l'alliance du patriote corse Pascal Paoli avec la couronne d'Angleterre.
Cette histoire mouvementée a laissé d'importantes traces dans la société corse. Tout d'abord, elle explique la persistance d'une organisation sociale fondée sur des clans structurés par la parenté et les alliances entre familles : cette organisation a longtemps constitué un mode de protection contre les puissances occupantes avant de devenir un système de pouvoir à part entière, caractérisé par la domination d'une élite jouant le rôle d'intermédiaire obligé entre le pouvoir central et la population locale. Elle explique également le rôle de la clandestinité et de la violence dans cette société insulaire davantage régulée par la parenté et les réseaux de clientèle que par le droit, longtemps considéré comme un instrument dans la main des colonisateurs génois.
Cette place réelle de la violence devait par la suite alimenter l'imaginaire des corses et des continentaux par l'intermédiaire de la littérature et de la presse : c'est ainsi qu'au XIXème siècle la vendetta et la figure du bandit corse sont entrés dans la conscience collective en entretenant bon nombre de clichés sur le particularisme de l'île et de ses habitants.
Le Colomba de Prosper Mérimée, publié en 1841, est à cet égard illustratif puisque cet ouvrage est construit autour du thème de la vengeance familiale :
(...) le seigneur Orso se proposait d'assassiner deux ou trois personnes soupçonnées d'avoir assassiné son père, lesquelles, à la vérité, avaient été recherchées en justice pour ce fait, mais s'étaient trouvées blanches comme neige, attendu qu'elles avaient dans leur manche juges, avocats, préfet et gendarmes.
- Il n'y a pas de justice en Corse, ajoutait le matelot, et je fais plus de cas d'un bon fusil que d'un conseiller à la cour royale. Quand on a un ennemi, il faut choisir entre les trois S. (Expression nationale, c'est-à-dire schiopetto, stiletto, strada, fusil, stylet, fuite.) ".
Le texte intitulé Un bandit corse, publié par Guy de Maupassant dans Gil Blas le 25 mai 1882 sous le pseudonyme de Maufrigneuse, est également emblématique de cette place de la violence dans la société corse... et dans l'image véhiculée par les continentaux sur les m_urs des habitants de l'île :
(...)"Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle le curé, qu'on soupçonnait de l'avoir incité à la vengeance, fut lui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais il s'échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans le maquis.
Alors Sainte-Lucie tua, l'un après l'autre, les accusateurs de son oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à ne jamais affirmer ce qu'ils n'avaient pas vu de leurs yeux.
Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie. Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons de ses adversaires et fut jusqu'à sa mort le plus terrible des bandits dont on ait gardé le souvenir."
Le soleil disparaissait derrière le Monte Cinto et la grande ombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée. Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit village d'Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierre de la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit :
- Quelle terrible coutume que celle de votre vendetta !
Mon compagnon reprit avec résignation :
- Que voulez-vous ? On fait son devoir ! "
b) Un climat de violence toujours très présent
Il est bien sûr nécessaire de faire la part des choses entre passé et présent et se garder des explications culturalistes fondées le plus souvent sur les préjugés. Il n'empêche que cette violence traditionnelle perdure aujourd'hui tant dans le règlement des conflits d'ordre privé que dans le champ politique. La valorisation de la violence qui avait reculé après l'assassinat du préfet Claude Erignac semble d'ailleurs reprendre aujourd'hui comme le notait le procureur général de Bastia, M. Bernard Legras : " Il y a la reprise de ces discours de valorisation de la violence au quotidien : aujourd'hui, lorsque vous circulez en Corse, vous voyez tous les cinq cents mètres inscrite la formule "Gloire à toi Yvan !" qui n'est pas effacée... ".
S'agissant des conflits d'ordre privé, ils prennent la forme de pressions qui passent le plus souvent inaperçues, mais qui peuvent tout autant donner lieu à des destructions de biens, voire à des homicides. Le règlement des conflits de voisinage par le plasticage semble ainsi relativement répandu.
Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du service régional de la police judiciaire, a fait part de cette situation à la commission : " Il y a beaucoup d'attentats qui sont de petits attentats de 100 ou 200 grammes d'explosifs qui visent à régler des comptes de voisinage, à donner suite à un mécontentement et qui représentent un moyen d'expression : là où sur le continent la situation se réglerait à coups de poing, elle se règle, en Corse, par des explosifs ".
Les élus locaux reçus par la commission ont également fait part de l'importance de la violence dans la vie quotidienne des habitants de l'île. M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a ainsi indiqué : " Il y a donc beaucoup d'a priori et en même temps, ce qui est le plus ennuyeux, on ne traite jamais au fond les véritables problèmes de la Corse. Car, quel est le véritable problème de violence et d'ordre public en Corse ? Il est que les Corses sont soumis quotidiennement à une véritable tyrannie de la violence. Mais cela, on n'en parle pas, parce que cette violence-là ne se manifeste pas nécessairement par des explosions, et je constate que la presse se fait beaucoup plus discrète dès lorsqu'il s'agit de mettre en lumière la vie quotidienne et les pressions qui peuvent être exercées. (...)
C'est une différence de taille et cette irruption de la violence dans le quotidien - j'y insiste - ne se traduit pas forcément dans les statistiques. La vraie violence n'est pas que l'on fasse sauter la voiture de quelqu'un, voire qu'on le tue, mais que ce risque, cette menace soient présents en permanence, de sorte que le comportement des gens est contraint.
C'est une réalité à laquelle malheureusement on ne s'attaque pas souvent, la réalité d'une société dans laquelle la violence a fait irruption et dans laquelle la menace est souvent déterminante pour expliquer le comportement quotidien des gens. Quand quelqu'un n'achète pas un commerce à tel endroit, quand quelqu'un ne reprend pas telle entreprise, quand les gens ne se présentent pas aux adjudications, bien des fois, nous avons le sentiment, voire la certitude, que c'est parce que la violence a fait irruption dans ce secteur et que, par conséquent, les gens sont gênés ".
Pour sa part M. José Rossi, président de l'assemblée de Corse a déclaré sur ce sujet : " (...) pour prendre des décisions, il faut faire preuve de courage, car l'on peut trouver une bombe devant sa porte le lendemain - ce n'est pas le cas dans les mois qui viennent de s'écouler - ou voir sa famille et ses biens menacés ".
Cette contrainte s'exerce donc aussi bien dans le cadre des relations privées que sur les décideurs publics. L'attribution des marchés publics donne ainsi souvent lieu à des pressions manifestes, comme l'a confirmé M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, devant les membres de la commission : " Le grand banditisme a une prégnance totale en Corse et il gêne beaucoup tous les acteurs, en particulier les élus. Toute affaire qui comporte l'alignement de quelques zéros intéresse quelqu'un. Ici, par exemple, le seul fait de traiter d'un marché d'ordures ménagères, le seul fait de traiter d'une autorisation de casino, ou d'un marché de travaux publics entraîne immédiatement l'éveil de gens qui expriment leur intérêt. Ils le disent parfois d'une façon telle que les élus peuvent être particulièrement gênés. Encore récemment à Bastia, où nous avons des problèmes d'ordures ménagères, le président du district a reçu des menaces de mort parce qu'il ne faisait pas ce qui était attendu par certains ".
Enfin, la violence est également omniprésente dans le champ politique, notamment du fait du développement de l'action armée clandestine des mouvements nationalistes depuis les événements d'Aléria en août 1975. L'occupation d'une cave vinicole par un groupe dirigé par le Docteur Edmond Simeoni, leader de l'Action régionaliste corse (ARC), qui entendait dénoncer les pratiques de certains viticulteurs rapatriés d'Algérie, a constitué le premier point d'orgue de l'affrontement entre les milieux autonomistes et l'Etat. L'évacuation des lieux par plus de mille membres des forces de sécurité se solda par la mort de deux agents des forces de l'ordre et par la dissolution de l'ARC le 27 août 1975. Cette dissolution entraîna une émeute à Bastia qui fit un mort et quatorze blessés chez les CRS.
La violence des différents mouvements nationalistes qui ont vu le jour depuis, n'a jamais cessé de s'exercer avec plus ou moins d'intensité selon les périodes.
Cette place des organisations politiques violentes peut s'expliquer en partie par l'absence d'un véritable espace démocratique dans l'île du fait d'un système politique local encore largement fondé sur les clans et les réseaux de solidarité entre familles. Dans ce cadre, la violence a pu constituer pour certains un moyen d'affirmer leur existence sur la scène politique corse en sollicitant de l'Etat une reconnaissance et une légitimation. A cet égard, le recours à la violence a, certes, permis à certains nationalistes de briser le monopole des relations avec le pouvoir central détenu par les notables de l'île, mais la contestation de cette stratégie dans les rangs nationalistes a eu pour conséquence d'entraîner une radicalisation et un fractionnement du mouvement. Ces tensions internes constituent un des facteurs d'explication des luttes entre factions rivales et de l'apparition récurrente de mouvements dissidents plus durs et plus violents.
L'analyse faite sur ce point par M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia, est éclairante : " Je crois que l'on est ici dans une société complètement effondrée où la réponse de l'Etat est quasiment absente. Pourquoi, sur une île comptant 250 000 habitants, y a-t-il autant de violence depuis vingt-cinq ans et une sorte d'apologie de la violence ? Colonna est considéré par certains comme un héros.
" Tout cela peut expliquer le nombre considérable d'actions de violence commis, même s'il s'agit de mitraillages de gendarmeries, et l'absence de réponses. Pourquoi donner des renseignements aux enquêteurs alors qu'au fond, même si l'on n'approuve pas, on ne désapprouve pas ce qui s'est passé. J'ai le sentiment que c'est un cri, un appel au secours maladroit, violent, dépassé mais auquel on ne répond pas ".
Sans doute faut-il se garder des typologies simplificatrices, et la violence en Corse mêle étroitement conflits d'ordre privé et oppositions d'ordre politique : la frontière entre ces types d'action violente est souvent ténue et les conflits d'intérêt personnels expliquent bon nombre d'actions légitimées par leurs auteurs sous couvert du nationalisme. Toujours est-il qu'elle constitue l'un des particularismes de la société corse et qu'elle pose le problème de la réponse apportée par les pouvoirs publics.
2. Les particularités géographiques et économiques de la Corse
A côté de ce particularisme social et politique, la Corse est caractérisée par une situation géographique singulière qui explique en grande partie le faible développement socio-économique de l'île. Là encore, il convient de se garder d'explications simplistes. Mais ce sous-développement économique permet de mieux comprendre les raisons du maintien d'un système politique local spécifique et le succès de l'action violente, notamment auprès des plus jeunes. Dans le même temps, la persistance de cette organisation sociale singulière doublée d'une violence élevée freine toute possibilité de développement et d'ouverture de la société insulaire sur l'extérieur.
Sur le plan géographique, la Corse est la plus montagneuse des îles de Méditerranée. Sur un dixième seulement de la superficie de l'île, la pente est inférieure à 12 %. Il n'y a, par ailleurs, pas de grandes vallées et le cloisonnement naturel favorise la division du territoire en petits bassins d'influence. Les principaux ports sont distants de 360 kilomètres de Marseille et de 230 kilomètres de Nice. La Corse est confrontée à d'importantes difficultés de communication à la fois du fait de sa situation insulaire et de son relief extrêmement accidenté.
Elle ne bénéficie, par ailleurs, d'aucune richesse naturelle importante et doit importer les matières premières, ce qui représente un coût élevé, l'île étant à l'écart des grands axes de communication. Elle subit, en outre, des catastrophes d'origine naturelle (inondations) ou humaine (grands incendies provoqués par les bergers chaque été) qui aggravent les handicaps de l'île.
S'agissant de la démographie, la Corse est la région de France la moins densément peuplée avec 30 habitants au km2, soit 253 000 habitants répartis sur deux départements. Si l'accroissement naturel se situe dans la moyenne nationale, il est principalement dû au solde migratoire. Or, celui-ci ne permet pas le rajeunissement de la population : ce sont surtout les retraités qui rentrent en Corse, alors que les jeunes (15-24 ans) partent sur le continent.
Ainsi, en 1997, 17,8 % de la population de l'île est âgée de plus de 65 ans, alors que les moins de 20 ans représentent 23,4 % de la population. Si l'on devait appliquer la répartition par âge observée sur le reste du territoire national, la Corse devrait compter 6 650 jeunes de moins de 20 ans supplémentaires (soit 11 % de plus) et, à l'inverse, 6 400 personnes de plus de 65 ans de moins (soit près de 14 % de moins). A ceci s'ajoute une baisse des naissances depuis 1993. Il convient, par ailleurs, de préciser que 45 % de la population vit dans les trois principales villes de l'île : Ajaccio, Bastia et Porto-Vecchio, tandis que le centre de l'île est en voie de désertification, à l'exception de quelques localités comme Corte ou Sartène.
S'agissant de l'emploi, on estimait en 1996 à 87 000 le nombre total d'emplois en Corse. Les secteurs qui ont augmenté leurs effectifs font souvent appel à une main d'_uvre peu qualifiée (services aux particuliers ou services opérationnels aux entreprises), ce qui représente un handicap pour l'économie insulaire. Par ailleurs, la proportion des actifs sans diplôme est de 38 % (10,5 % pour la moyenne nationale), le taux de scolarisation à 18 ans est de 65,2 % (83,4 % pour la moyenne nationale) et 15 % des 16-18 ans sortent du système scolaire sans qualification (10,5 % pour la moyenne nationale). Le taux de chômage est supérieur à 12 % et le taux d'activité des 15-64 ans est nettement plus faible que sur le continent avec 58 % contre 67 %.
Par ailleurs, le système productif est très émietté puisque 46 % des salariés travaillent dans des entreprises de moins de dix personnes (26 % au niveau national), celles-ci représentant 95 % des entreprises de l'île. Le PIB de l'île reste très faible : en 1994 il représentait 0,31 % du PIB national pour une population représentant 0,4 % de la population française, ce qui place la Corse au dernier rang des régions métropolitaines avec un PIB par habitant de 98 500 francs, soit 23 % de moins que le PIB par habitant national moyen.
Alors que le tourisme représente près d'un quart de la richesse produite dans l'île, son développement demeure limité du fait de l'inadéquation de l'offre et du caractère saisonnier de cette activité. L'agriculture souffre de l'exiguïté des exploitations et du problème de l'indivision, alors que les entreprises corses, trop petites et trop vulnérables, sont pénalisées par le coût des transports et l'absence d'infrastructures : près d'une entreprise sur trois disparaît avant sa troisième année. En outre, le secteur public occupe une place prépondérante dans l'économie de l'île : la fonction publique occupe ainsi à elle seule près de 30 000 personnes, soit 34 % de la population active insulaire.
Dans ce cadre, l'action clandestine est devenue pour certains un véritable moyen de subsistance. Lors de la visite de la commission de la brigade de gendarmerie de Prunelli-di-Fiumorbo en Haute-Corse, le gendarme Jean-Claude Landesse a montré les liens existant entre le contexte économique et l'attrait de l'action violente, notamment pour les plus jeunes : Il existera toujours un noyau irréductible qui refusera toute avancée, même économique alors que c'est le n_ud du problème. S'il y a du travail, le climat s'apaisera, mais s'il n'y en a pas, l'action reprendra. Les jeunes de vingt à vingt-cinq ans seront poussés par les anciens purs et durs. Comme ils n'ont pas de travail, ils n'ont rien à perdre. Ils n'ont connu que cela. Dans certains milieux nationalistes, les jeunes n'ont jamais vu leurs parents travailler. Si le problème économique n'est pas résolu dans la plaine orientale, la situation risque de se dégrader à nouveau ".
La situation de déclin économique et démographique de l'île éclaire le contexte très spécifique dans lequel se trouve aujourd'hui placé la Corse. Alors que l'aventure coloniale française a fourni par le passé de nombreux débouchés aux insulaires, la décolonisation puis la crise économique récente ont fermé de nombreuses filières pour les habitants de l'île. Cette situation spécifique est un cadre propice pour le développement d'une délinquance multiforme, mêlant actions de caractère politique et infractions de droit commun.
3. Une délinquance multiforme
La période récente a été marquée par la multiplication des fraudes, notamment en matière de détournement des ressources de la protection sociale (R.M.I., COTOREP...). Dans le même temps, elle permet de constater une persistance du grand banditisme corse, constitué en réseaux structurés agissant principalement sur le continent. Elle constitue enfin un cadre propice au repli identitaire de certains mouvements nationalistes usant de modes de financement diversifiés  : détournement des fonds publics, racket, vols à main armée...
a) Données globales
Sans doute faut-il se méfier des données globales qui agrègent des éléments hétérogènes et permettent de donner une vision parfois rassurante, mais souvent tronquée, de la délinquance effectivement constatée sur le terrain. De nombreux responsables ministériels ont ainsi pu mettre en avant des statistiques en apparence flatteuses, mais ne permettant pas d'appréhender la situation de l'île caractérisée par une délinquance et une criminalité très spécifiques.
L'ancien procureur général de Bastia, M. Christian Raysséguier, en poste dans l'île de juillet 1992 à décembre 1995, a apporté sur ce point un témoignage éclairant : " La présentation de la situation en Corse a toujours été "plombée"  par le phénomène des attentats et des assassinats, alors qu'il ne s'agit que d'une partie de la criminalité. La situation de la petite et moyenne criminalité - la délinquance de voie publique - était correcte, acceptable et gérable. Le citoyen, à bien des égards, était beaucoup plus en sécurité en Corse que dans de nombreuses agglomérations du continent : les agressions crapuleuses n'existaient pratiquement pas, la petite et moyenne criminalité de voie publique étaient jugulées. On ne connaissait pas, en Corse, certaines infractions que l'on rencontre couramment sur le continent, telles que les agressions de personnes âgées, les cambriolages, le non-respect des droits des enfants, les agressions de voie publique comme les vols à l'arraché, etc.
" Ce qui a tronqué la présentation de la situation en Corse, ce sont les chiffres que j'ai cités tout à l'heure concernant les attentats et les homicides sur voie publique. Sur 600 attentats, 250 étaient commis à l'explosif, et moins de 10 % de ces 250 étaient revendiqués par les organisations nationalistes ; ce qui veut dire que l'immense majorité des attentats n'était que la traduction un peu violente et explosive du règlement de conflits privés ou commerciaux, quand ce n'était pas - et c'était plus préoccupant - la phase ultime d'un processus de racket en cours ".
Ce tableau général permet de mieux comprendre le sens des données globales de la criminalité dans l'île. Sur la période étudiée par la commission, l'année 1993 a été celle où le plus grand nombre de crimes et délits a été constaté par les services de police et de gendarmerie avec 22 247 faits. L'année 1997 a été la meilleure avec 13 139 faits ; le nombre de crimes et délits constatés en 1998 (14 579 faits) est pour sa part du même niveau que celui constaté en 1996 (13 139 faits).
L'évolution de la criminalité globale observée sur la période 1993-1998 est marquée par une baisse régulière du nombre des crimes et délits avec 7 668 faits de moins et un taux de criminalité pour 1 000 habitants en nette diminution et inférieur depuis 1995 au taux de criminalité constaté au niveau national.
taux de criminalité pour 1 000 habitants en Corse

Années

Taux de criminalité pour 1 000 habitants

CORSE

rang

Taux de criminalité pour 1 000 habitants

FRANCE

1993

87,90

4

67,50

1994

79,50

4

67,80

1995

61,90

7

63,40

1996

56,30

8

61,10

1997

50,19

11

59,72

1998

55,46

8

60,72

Source : direction centrale de la police judiciaire.
Ces données n'ont toutefois qu'une portée relative compte tenu de l'hétérogénéité des faits recensés et des spécificités de la délinquance dans l'île. Il est à noter que s'agissant de faits constatés par les services de police et de gendarmerie, la plus grande mobilisation de ces services est de nature à accroître le nombre de faits comptabilisés et donc de modifier les statistiques dans un sens en apparence défavorable... L'analyse des crimes et délits constatés n'a donc de sens que si elle est complétée par une analyse quantitative et qualitative détaillée par type d'infraction.
b) La délinquance de voie publique et les vols
La délinquance de voie publique regroupe les infractions dont la population souffre le plus au quotidien en raison du sentiment d'insécurité qu'elle génère. Elle regroupe les cambriolages, les vols d'automobiles, les vols d'accessoires automobiles, les vols à la roulotte, les actes de vandalisme, les vols avec violence et les vols à main armée. En Corse cette délinquance est extrêmement limitée et en nette diminution : elle est passée de 12 885 faits en 1993 à 6 191 faits en 1998, soit une diminution de 51,95 %.
S'agissant des seuls vols, ils ont globalement diminué de 45,01 % sur la période considérée en passant de 14 612 à 8 034 faits constatés, le nombre le plus bas ayant été enregistré en 1997 avec 7 037 faits.
c) La délinquance économique et financière
De 1993 à 1998, cette catégorie a globalement progressé de 6,44 %, passant de 1 894 faits en 1993 à 2 016 faits en 1998. Si les escroqueries, faux et contrefaçons sont en diminution (- 6,69 % de 1993 à 1998), en revanche la délinquance économique et financière relevant du droit des affaires ou des sociétés enregistre une forte progression en passant de 611 faits en 1993 à 811 en 1998 (+ 32,73 %) avec un minima en 1995 avec 449 faits constatés.
Cette progression s'explique avant tout par le plus grand degré d'implication des services en regard de ce type de délinquance. Le parquet a ainsi récemment considéré la poursuite de ce type d'infractions comme une priorité et la gendarmerie s'est investie depuis 1996 dans des enquêtes économiques et financières jusqu'alors exclusivement traitées par le service régional de police judiciaire. La récente constitution d'un pôle économique et financier à Bastia devrait par ailleurs accroître cet effort récent.
Compte tenu de la situation économique de l'île, la délinquance financière y est toutefois circonscrite dans la mesure où elle concerne principalement les détournements de fonds publics ou le blanchiment de sommes collectées dans le cadre de la criminalité organisée.
C'est ainsi que M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia, a déclaré à la commission : " Je n'ai pas le sentiment que les affaires financières en Corse diffèrent fondamentalement de la délinquance financière que l'on trouve sur le continent. Ce qui se passe ici est comparable à ce qui peut se passer dans le Var. C'est essentiellement une délinquance liée au pouvoir politique local. Le tissu économique n'est pas suffisamment important pour que l'on puisse trouver des infractions financières classiques avec des détournements importants. Il y a relativement peu de grosses entreprises avec beaucoup de salariés. Le tissu économique est essentiellement formé d'artisans et de petits commerçants qui emploient relativement peu de personnes. Ce n'est donc pas ici que l'on peut trouver de gros détournements.
" A mon arrivée, j'ai été frappé d'entendre parler de certains élus dont les noms sont connus, de la banque verte, des nationalistes, mais on ne parle absolument pas - et pour cause - des vrais voyous que l'on désigne sous l'appellation de Brise de mer.
" Ce sont de véritables voyous qui recyclent l'argent, qui font fonctionner certaines activités, qui ne paient pas d'impôts, qui ne paient rien et qui sont, eux, la gangrène de la société corse. Certains noms font trembler les Corses, sans même qu'il se passe quoi que ce soit. J'ai vu le cas de la vente aux enchères d'un fonds de commerce sans aucun intérêt, à laquelle personne ne s'est présenté, sauf une personne, qui était honorablement connue, parce que le bruit avait couru que cette personne achetait pour le compte d'un voyou. Il n'y avait aucune infraction, ce n'était que du bruit, mais le bruit était tel que l'on savait qu'il ne fallait pas venir surenchérir, parce qu'un éventuel voyou véritable, un flingueur qui ne craint personne et qui est intouchable, était éventuellement intéressé. C'est la véritable gangrène de la société corse, ce qui peut expliquer que les témoins ne parlent pas. Ces gens ne sont pas du tout inquiétés et ont une image de tueurs ".
La lutte contre la délinquance économique et financière est donc intimement liée à la lutte contre le grand banditisme et à la lutte contre le recyclage des sommes recueillies par certaines personnes sous couvert de financement d'une action politique.
d) La criminalité organisée et la délinquance spécialisée
Cette catégorie regroupe les faits constatés relatifs à des infractions crapuleuses pouvant être imputés à des malfaiteurs professionnels : règlements de compte, homicides et tentatives d'homicide à l'occasion de vols, prises d'otages, vols à main armée avec arme à feu, proxénétisme, trafic de stupéfiants, faux documents administratifs, fausse monnaie, infractions à l'exercice d'une profession réglementée.
Ce type de délinquance a quantitativement diminué entre 1993 et 1998, passant de 672 faits à 325 faits. Le chiffre le plus élevé a été atteint en 1994 (737 faits) et le plus bas en 1998 (325 faits). Il convient de souligner l'augmentation des faits constatés en matière de trafic de stupéfiants sur la période : 11 faits constatés en 1993, 96 faits en 1997 et 70 en 1998. En revanche, le nombre des faits constatés en matière de port et de détention d'armes prohibées reste relativement faible, compte tenu du nombre d'armes en circulation dans l'île, d'autant que le nombre d'affaires de port d'armes illicite est en diminution sur la période 1993-1998 : 262 faits constatés en 1993 ; 259 en 1994 ; 231 en 1995 ; 210 en 1996 ; 190 en 1996 et 182 en 1998.
Les vols à main armée constituent une catégorie spécifique dans la mesure où leur nombre reste très important. En effet, si l'on fait le ratio nombre de faits/population, on constate qu'il est largement supérieur à la moyenne nationale par rapport à laquelle il est généralement multiplié par quatre. Fait rassurant, depuis 1992 où l'on avait enregistré 273 vols à main armée et tentatives, on a assisté à une régression continue pour arriver, malgré une petite pointe en 1997 à un chiffre de 61 faits en 1998. L'essentiel des faits vise, dans l'ordre d'importance, les commerces, les particuliers et les établissements financiers et bancaires. Le préjudice généré par les vols à main armée était en constante progression jusqu'en 1997, pour chuter légèrement en 1998, en proportion d'ailleurs du nombre de faits constatés cette année-là : à titre d'exemple, on peut citer 3 479 332 francs en 1995, 4 500 000 francs en 1996, 5 189 575 francs en 1997 et 3 268 000 francs en 1998.
Par delà les chiffres, il convient surtout de souligner l'existence de réseaux de banditisme structurés agissant en Corse ou à partir de la Corse, dont certains sont connus sous le nom de Brise de mer. Le problème qui se pose aux forces de sécurité est celui du choix de la cible prioritaire : les enquêtes sur les faits liés au nationalisme entraînent ainsi une certaine démobilisation des services de police judiciaire en matière de lutte contre le grand banditisme. Le faible nombre de faits constatés dans ce domaine en 1998, année de l'assassinat du préfet Erignac, peut vraisemblablement s'expliquer de cette manière.
Ce problème a été souligné devant la commission par le général Maurice Lallement, commandant de la légion de gendarmerie de Corse de janvier 1995 à octobre 1996 : " Selon moi, les nationalistes ont permis au milieu de prospérer tranquillement. En fait, c'est la Brise de mer et toute la galaxie du Sud qui continue à prospérer. Les gendarmes comme les policiers courent après les nationalistes et quand on court après les nationalistes, qui, eux, sont parfaitement identifiés, on fait en sorte qu'un tel ou un tel prospère ".
De fait, derrière le vocable de la Brise de mer, café du vieux port de Bastia dans lequel se réunissaient des malfaiteurs au début des années 80, se cache une véritable nébuleuse du banditisme. Cette appellation journalistique recoupe en réalité des équipes multiples et à géométrie variable, de plus ou moins grande envergure et dont la principale caractéristique tient à l'origine insulaire. Bon nombre d'actions de cette équipe ont été commises sur le continent, les sommes collectées pouvant être recyclées dans l'île.
Enfin, aux côtés de ce banditisme insulaire, certaines tentatives de pénétration mafieuses ont pu être identifiées dans le sud de l'île. M. Bernard Squarcini, directeur central adjoint des renseignements généraux, a ainsi déclaré devant la commission : " Quant aux liens avec la mafia italienne, on a essayé de les démonter en termes judiciaires, au travers d'une longue enquête qui a été celle de la CODIL de l'île de Cavallo dans l'archipel des Lavezzi, puisqu'il y avait là une emprise de la camora napolitaine par deux personnages, Pier Luigi Vignuzzi et Lillio Lauricella. Cette île a subi plusieurs demandes de racket de la part de toutes les organisations nationalistes clandestines. Lorsque le front était unique, cela allait encore, mais lorsqu'il s'est divisé, il y a eu surenchère. Tout ceci a plus ou moins fonctionné. Nous étions là dans le racket pur, de la même façon que d'autres entreprises continentales ou corses peuvent l'être. Des affaires judiciaires passées l'ont attesté, cela ne faisait aucun doute.
" Le préfet Broussard a démontré le lien qui pouvait exister, en 1983, entre le côté "voyou de droit commun" et le côté nationaliste, avec toutes les dérives qui peuvent en découler. Je crois qu'il y a eu une évolution. En tous les cas, sur le système mafieux, l'enquête menée avec la police judiciaire et en collaboration avec les Italiens a montré que les fonds qui arrivaient sur l'île de Cavallo, pour y être placés, venaient en réalité de Suisse. Mais leur provenance était italienne et il revenait en réalité donc aux Italiens d'en démontrer l'origine suspecte, liée notamment au trafic de stupéfiants de l'Italie vers la Suisse ".
Cette pénétration mafieuse reste donc limitée en raison du faible développement économique de l'île conjugué aux pratiques de racket menées par le banditisme insulaire et par certains milieux nationalistes.
e) Les crimes et délits contre les personnes
Entre 1993 et 1998, les crimes et délits contre les personnes ont globalement progressé de 17,64 % passant de 873 faits à 1 027 faits constatés, soit 334 faits de plus. Le nombre de faits le plus bas a été enregistré en 1993 avec 873 faits, et le nombre le plus élevé a été atteint en 1998 avec 1 207 faits.
Les niveaux atteints en 1997 et 1998 résultent essentiellement de la progression des affaires de coups et blessures volontaires (+ 50,73 % sur la période 1993-1998) dont la part dans l'ensemble des crimes et délits contre les personnes s'est également accrue de façon significative, passant de 39,06 % en 1993 à 42,59 % en 1998.
Il convient dans ce cadre de souligner la part très faible représentée par les atteintes aux m_urs ou par les infractions contre la famille et l'enfant : le nombre de viols oscille entre 14 et 30 faits constatés par an sur la période courant de 1993 à 1998 et celui des violences sur enfant entre 13 et 28 faits.
En revanche, le nombre d'homicides, de tentatives d'homicides et de coups et blessures volontaires est extrêmement important. Il traduit l'importance de la violence dans l'île, par ailleurs accrue du fait de l'affrontement entre factions nationalistes rivales qui se sont soldées par une vingtaine de morts entre 1994 et 1996 (cf. tableau n°1 en annexe).
f) Les destructions et dégradations de biens
Cette catégorie est également spécifique de la délinquance constatée dans l'île du fait du nombre extrêmement important d'attentats. Le procureur général Bernard Legras a souligné devant la commission cette particularité corse : " Les attentats sont, en Corse, un contentieux de masse comme ailleurs, à Tulle, les vols à la roulotte... ". A cet égard, il convient de souligner la part relativement faible des attentats revendiqués. Celle-ci s'explique notamment par les nombreux règlements de compte d'ordre privé, ainsi que par l'existence de rackets. Là encore, comme en matière de délinquance économique et financière ou d'atteintes contre les personnes, il est difficile de faire la part des choses entre les actions de nature politique et les infractions relevant du simple droit commun.

évolution des attentats par explosif perpétrés en Corse

depuis 1993

 

1993

1994

1995

1996

1997

1998

Commis

365

351

350

336

315

98

Revendiqués

115

124

155

118

156

13

%

31,50%

35,30%

44,20%

35,10%

49,50%

13,20%

Source : ministère de l'Intérieur.
Le nombre total des attentats et des tentatives d'attentat est cependant nettement plus important dans la mesure où il englobe à la fois les attentats par explosifs, les attentats par armes à feu ou par substances incendiaires. Leur nombre s'est élevé à 561 en 1993, 563 en 1994, 602 en 1995, 574 en 1996, 455 en 1997 et 198 en 1998.
L'année 1998 a donc marqué une forte décrue des attentats et des tentatives d'attentat. Celle-ci peut s'expliquer par le choc provoqué dans l'opinion publique par l'assassinat du préfet Erignac et par le renforcement de la présence des forces de l'ordre dans l'île suite à cet événement.
La situation pour 1999 est plus préoccupante et s'inscrit dans la continuité des années précédentes Au 14 octobre, on comptait ainsi 230 attentats perpétrés en Corse depuis le 1er janvier, dont 50 ont visé des bâtiments publics et 180 des bâtiments privés. Si l'on distingue les différents types d'attentat, on obtient la répartition suivante :
- 135 attentats par explosif et tentatives, dont 46 ont visé des biens publics ;
- 63 incendies volontaires, dont aucun n'a visé un bien public ;
- 32 dégradations par arme à feu, dont 4 ont visé des biens publics (3 gendarmeries et la sous-préfecture de Corte) ;
- 47 de ces attentats ont été revendiqués (20,4 % de l'ensemble des attentats et tentatives).
Quoi qu'il en soit, même si le nombre relativement faible de revendications souligne la part prépondérante des attentats de droit commun, le nombre des attentats de caractère politique, qui prennent le plus souvent pour cible des bâtiments publics, demeure important. La compréhension de ce phénomène implique une analyse spécifique des mouvements nationalistes corses et de leur audience dans la population, notamment à travers les résultats électoraux.
4. Le nationalisme et ses dérives affairistes
L'une des principales spécificités de la délinquance dans l'île provient de l'existence de mouvements politiques clandestins ayant recours à la lutte armée. Ces organisations clandestines sont, par ailleurs, dotées de vitrines légales et disposent, pour certaines d'entre elles, d'élus au sein de l'assemblée territoriale de Corse. Cette situation pose d'importants problèmes aux pouvoirs publics, la gestion du terrorisme nationaliste appelant autant une réponse politique qu'une action répressive.
a) Les différents mouvements nationalistes
La présentation des mouvements nationalistes est rendue malaisée du fait de leur atomisation récente. Elle n'en demeure pas moins essentielle dans la mesure où elle permet de comprendre les raisons de la radicalisation de certains mouvements et le caractère relativement incontrôlable d'organisations parfois composées seulement de quelques individus, dont les activités peuvent mêler action politique et criminalité de droit commun.
Créé en juillet 1976, soit un an après les événements d'Aleria, le Front national de libération de la Corse (FLNC) s'inscrit dans le prolongement de l'Action régionaliste corse des frères Simeoni. Il sera dissous en 1983 et parviendra à préserver son unité jusqu'à la fin des années 80.
En 1989 les dissensions apparaissent au grand jour avec la création de l'Accolta Naziunali Corsa (ANC) autour de Pierre Poggioli, partisan de l'établissement d'un rapport de force vis-à-vis des pouvoirs publics. En novembre 1990, l'ex-FLNC se divise notamment autour de la question épineuse du partage de l'impôt révolutionnaire. Deux blocs se constituent à la suite de cette scission. Chacun s'articule autour d'une organisation militaire et d'une vitrine légale : on distingue ainsi l'ex-FLNC-Canal historique / A Cuncolta Naziunalista resté fidèle à la conduite de la lutte armée et l'ex-FLNC-Canal habituel / Mouvement pour l'autodétermination (MPA), prêt à jouer la carte des nouvelles institutions. Un nouveau groupe armé fera son apparition dans les années 90 avec le groupe Resistenza, qui joue le rôle d'organisation militaire du mouvement poggioliste (ANC).
Cette scission sera suivie d'une lutte d'influence entre mouvements nationalistes. Peu à peu discrédité par une dérive affairiste, le MPA d'Alain Orsoni, surnommé " mouvement pour les affaires ", cédera peu à peu du terrain au bloc des historiques qui combine lutte armée et lutte institutionnelle en s'appuyant sur des organisations satellites : Syndicat des paysans corses, Fédération des travailleurs indépendants, Syndicat des travailleurs de l'enseignement, Union des travailleurs corses, ou encore Association des consommateurs corses, regroupés pour la plupart dans le front social et économique de Corsica Nazione.
La revendication par l'ex-FLNC-Canal historique de l'assassinat de Robert Sozzi, militant démissionnaire d'A Cuncolta Naziunalista du fait de son désaccord avec le soutien apporté par cette structure au moment du drame de Furiani à Jean-François Filippi, maire de Lucciana et président du Sporting club de Bastia, devait révéler à son tour le caractère affairiste du bloc historique et déclencher une lutte fratricide qui se soldera par une vingtaine de morts de 1994 à 1996.
Ces règlements de compte doublés de phases de dialogue avec les pouvoirs publics entraîneront de nombreuses dissidences et l'apparition de nouveaux groupes, le plus souvent conjoncturels. C'est ainsi qu'un comité de soutien aux familles de Robert Sozzi et de Franck Muzy (dissident d'A Cuncolta Naziunalista assassiné le 28 décembre 1994) verra le jour le 2 janvier 1995. Des groupes dissidents de lutte armée apparaîtront également à compter de 1995 : le Front populaire corse de libération, composé de proches des " habituels ", puis Fronte Ribellu, regroupant des proches des " historiques ". En 1996, la déliquescence du MPA entraîne la création du mouvement Corsica Viva, qui tout en entendant défendre des positions relevant du " nationalisme démocratique " se dote d'une organisation militaire, le " FLNC du 5 mai 1996 ", sans mention de canal.
De nouvelles dissensions au sein des rangs des " historiques " apparaîtront à l'approche des élections territoriales de mars 1998. Au sein de Corsica Nazione, le groupe d'élus nationalistes sortants de l'assemblée de Corse, les tenants de la revendication indépendantiste emmenés par Marcel Lorenzoni critiquent les préoccupations électoralistes de leur mouvement et créent le 2 janvier 1998 un Collectif pour la Nation, qui se transformera le 31 juillet 1998 en Parti pour l'indépendance (P.P.I.). C'est à partir d'une nouvelle scission au sein de ce collectif que se crée le groupe Sampieru, dont est issu le " groupe des anonymes " qui sera à l'origine de l'assassinat du préfet Erignac le 6 février 1998.
Confrontés à d'importantes opérations de police à la suite de cet assassinat, les nationalistes des diverses tendances mettent sur pied à la fin 1998 le comité nationaliste du Fiumorbo, dont l'objectif initial était de présenter un front commun contre la répression. Ce comité élabore un pacte de non-agression signé le 3 juillet 1999 par treize organisations.
Quelques jours auparavant, le 27 juin, Corse Matin se faisait l'écho de la création d'un nouveau mouvement armé, Armata Corsa, qui, au terme d'une conférence de presse clandestine, revendiquait quatre attentats commis le 20 mars en réaction à la condamnation de proches de François Santoni, ancien dirigeant d'A Cuncolta Naziunalista.
Le mouvement nationaliste semble désormais s'organiser autour de trois pôles : les " historiques ", U Rinnovu Naziunale et une alliance entre l'UPC et Scelta Nova :
- les " historiques " regroupent désormais A Cuncolta Indipendentista qui a succédé à l'ancienne Cuncolta Naziunalista depuis le 13 juin 1998 et Corsica Nazione, seule organisation nationaliste représentée à l'assemblée de Corse ;
U Rinnovu Naziunale regroupe des étudiants de Ghjuventu Paolina, des transfuges de l'Accolta Naziunali Corsa, de Corsica Viva et du MPA, qui a annoncé son autodissolution le 15 juin 1999 après celle du canal habituel intervenue le 29 juillet 1997 ;
- l'Union du peuple corse s'est enfin rapprochée de Scelta Nova, composante avec I Verdi Corsi, le PPI et Corsica Viva, de la coalition Uniti, à l'avenir politique incertain.
La complexité de ces mouvements et leur récent fractionnement permet d'expliquer le haut degré de violence qui règne en Corse, cette violence s'exerçant tout aussi bien à l'encontre de l'Etat que de simples particuliers ou des nationalistes eux-mêmes du fait des luttes fratricides. Cette complexité et ces divergences au sein des structures nationalistes ne doivent cependant pas masquer la constance de certaines pratiques, que ce soit sur le mode de financement ou sur le type d'actions conduites.
b) Le problème du financement
La question du financement des organisations clandestines est essentielle : source de division entre les mouvements, elle explique également certaines dérives affairistes, l'impôt révolutionnaire prélevé pour financer la lutte armée se transformant souvent en racket de droit commun, pratiqué dans un but d'enrichissement personnel.
Plusieurs personnes auditionnées par la commission ont confirmé cette dérive du mouvement nationaliste.
C'est ainsi que Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, a déclaré à la commission : " Il existe plusieurs tendances dans le FLNC : vous trouvez, d'une part, la tendance MPA-Canal habituel - MPA que l'on a appelé "Mouvement pour les affaires", comme vous le savez, ce dont on a eu l'illustration ces jours-ci avec leurs leaders qui, maintenant, ne font plus d'attentats mais se sont reconvertis dans le grand banditisme international - et, d'autre part, le canal historique qui va faire des extorsions de fonds, du racket, mais dont beaucoup de membres sont simplement des petits soldats, bien sûr manipulés, et qui ne tirent aucun bénéfice de ces actes ".
M. Emile Zuccarelli, entendu par la commission en tant qu'élu corse, a pour sa part insisté sur le caractère progressif de la dérive de certains mouvements nationalistes vers le banditisme ordinaire, qu'il estime dater du début des années 90 : " Pour être tout à fait objectif, je dirai que la dérive mafieuse qui a gagné les organisations nationalistes s'est faite progressivement et continue à mêler selon des dosages très variables et en fonction des individus, des gens franchement mafieux, d'autres qui le sont moins, et d'autres qui sont certainement encore des militants purs, accrochés à des convictions que je respecte en tant que convictions, même si je n'approuve pas les méthodes avec lesquelles elles sont défendues.
" Ce mélange remonte à fort longtemps, puisque, dès que ces organisations ont eu besoin d'argent, elles ont commencé à pratiquer ce qu'elles appelaient "l'impôt révolutionnaire" qui n'était ni plus ni moins qu'un racket. L'argent gangrenant tout, on a vu il y a environ une dizaine d'années des organisations se disputer le butin, y compris par échanges de communiqués pour revendiquer le plasticage de tel ou tel bar etc ".
Pour certains responsables, comme M. Jean-Pierre Lacave, préfet adjoint pour la sécurité en poste dans l'île de juin 1993 à juillet 1995, l'interpénétration entre milieux nationalistes et banditisme ne fait pas de doute : " Nous n'avons jamais fait de distinguo entre le grand banditisme et le terrorisme nationaliste : il nous apparaissait que c'était la même forme de délinquance et nous avons été convaincus, ou plus exactement j'ai été convaincu, très vite, qu'au moins un des deux mouvements était complètement intégré, si j'ose dire, dans le grand banditisme et que le second l'était à un degré à peine moindre...
Je crois qu'en fait les deux organisations s'étaient partagé le territoire, soit par vallée, soit par tranche de gâteau - mais souvent la vallée équivaut à une tranche de territoire. Chacun avait ses machines à sous et nous avons fait d'importantes opérations contre ces dernières, les unes dépendant du MPA et les autres du FNLC-Canal historique. On sentait bien qu'il y avait là, chez les uns et chez les autres, une interpénétration et l'on a dit un peu rapidement - mais il n'y a pas eu de vérifications précises - que les uns étaient plus proches de la Brise de mer et les autres, de Colonna... (Ndlr : il s'agit d'une figure de l'île appartenant au grand banditisme) ".
Si le besoin de financement des mouvements nationalistes explique ces dérives conduisant certains individus de l'action politique vers le banditisme, le mouvement inverse est également vérifié : certains truands ont ainsi pu être tentés de placer leurs actions sous le couvert du financement des mouvements nationalistes. Cette démarche a ainsi été décrite par Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d'Ajaccio : " Le banditisme corse a toujours fait partie du grand banditisme français. A une certaine époque, soit par idéologie, soit par commodité - en cas d'arrestation par la police cela arrangeait bien les affaires de ces truands de pouvoir brandir une carte FLNC et de dire que les braquages étaient réalisés au nom du terrorisme - il s'est affilié, si je puis dire, au terrorisme. Cette description est assez caricaturale parce que les situations sont parfois moins nettes, mais il est indéniable que ce phénomène a existé ".
A côté du financement par le racket, certaines organisations nationalistes ont pris le contrôle d'entreprises qu'elles utilisent comme soutien logistique, comme pourvoyeurs de fonds ou comme mode de recyclage des sommes collectées illégalement. Certaines entreprises de location de véhicules ou la société de convoyage de fonds Bastia Securità, qui a récemment fait l'objet d'un retrait d'agrément par l'autorité préfectorale, appartiennent selon toute vraisemblance à cette catégorie. S'agissant de cette dernière société, qui a pu fournir en armes certains mouvements nationalistes, la succession d'attentats perpétrés contre ses concurrents lui avait finalement laissé le monopole de l'activité de transport de fonds dans l'île.
Le témoignage du colonel Henri Mazères, ancien commandant de la légion de gendarmerie de Corse souligne l'acuité du phénomène : " A l'heure actuelle, deux dossiers paraissent prioritaires : celui de Bastia Securità, qui permet notamment au FLNC de disposer d'une véritable armée privée - mais ce dossier semble avoir avancé ; celui des sociétés de location de véhicules, notamment Hertz, qui, par les milliers de voitures aux immatriculations fluctuantes, procurent aux activistes indépendantistes mais également aux malfaiteurs de droit commun des capacités de mobilité difficilement contrôlables ".
Enfin, le détournement de fonds publics (Caisse de développement économique de la Corse) ou des crédits bancaires (affaire du Crédit agricole) constitue également une source d'approvisionnement financier du mouvement nationaliste, voire de certains de ses membres. La récente mise en cause des milieux nationalistes agricoles, dont les leaders sont MM. Marcel Lorenzoni et Mathieu Filidori, entre dans ce cadre. Mais il convient de souligner que ces détournements peuvent profiter à des cercles dépassant largement les seuls nationalistes, ce qui explique d'ailleurs les mouvements sociaux importants qui ont pu accompagner la politique d'assainissement de la dette agricole ou encore le retrait d'agrément de Bastia Securità par la préfecture au début de l'année 1999.
c) Les modes d'action
L'atomisation importante du mouvement nationaliste ne permet pas d'appréhender le mode d'action de chacune des mouvances qui le compose. Ceci étant, les modes d'action des nationalistes corses obéissent à des caractéristiques communes : un goût prononcé pour l'ostentation qui se traduit par de nombreuses conférences de presse clandestines ; une pratique généralement non meurtrière des attentats avec alternance de trêves et de " nuits bleues " ; enfin, une radicalisation récente ayant conduit à l'assassinat du préfet Erignac, qui tranche pour sa part avec les modes d'action habituels du mouvement nationaliste.
La pratique des conférences de presse clandestines constitue un mode d'action récurrent chez les nationalistes corses. Celles-ci sont de plusieurs types. Elles visent le plus souvent à faire connaître des revendications d'attentats et des revendications plus proprement politiques. Certaines conférences permettent par ailleurs d'annoncer la création d'un nouveau mouvement, né le plus souvent des divergences entre mouvances nationalistes : c'est ainsi qu'a été annoncée la création du " FLNC du 5 mai 1996 ", structure proche de Corsica Viva, ou, dans la nuit du 25 au 26 juin 1999, la création d'Armata Corsa, organisation clandestine constituée sur fond de dissensions entre les " historiques ". Deux jours plus tard, dans la nuit du 27 au 28 juin, l'ex-FLNC-Canal historique devait en effet à son tour tenir une conférence de presse pour appeler au rassemblement des nationalistes...
Enfin, dans certaines formes extrêmes, les conférences de presse constituent parfois une démonstration de force vis à vis de l'Etat et des autres mouvements nationalistes. Le cas le plus exemplaire est celui de la conférence de presse de Tralonca, qui a réuni le 12 janvier 1996, à la veille du déplacement dans l'île du ministre de l'Intérieur, M. Jean-Louis Debré, plusieurs centaines de personnes encagoulées et armées. A cette occasion, l'ex-FLNC-Canal historique avait annoncé une trêve afin " d'ouvrir la voie à un règlement progressif de la question nationale corse ". Ces démonstrations de force pèsent lourdement sur le climat de l'île puisqu'elles alimentent la mythologie de la violence en même temps qu'elles génèrent dans l'opinion insulaire le sentiment de l'impunité des nationalistes.
Ceux-ci ont par ailleurs massivement recours aux attentats. Là encore, il convient de distinguer différents types d'actes :
- les attentats contre des biens privés traduisent fréquemment l'existence de rackets ou de règlements de compte, qui peuvent d'ailleurs obéir à des mobiles de droit commun ;
- les attentats contre des cibles publiques, qui visent avant tout à peser sur l'Etat en vue d'obtenir la satisfaction des revendications nationalistes ou dans certains cas pour obtenir la libération de membres du mouvement nationaliste interpellés ou détenus (cf. tableau n°2 en annexe).
La fréquence de ces attentats est variable : faible en cas de trêve ou de " période d'observation ", elle peut être sporadique ou concentrée dans le temps en cas de " nuit bleue ". Les attentats peuvent par ailleurs être commis tant en Corse que sur le continent. Certains mouvements décrétant des " trêves partielles ", les attentats ne sont alors commis qu'en dehors de l'île.
S'agissant des attentats commis sur le continent, on retiendra le très spectaculaire attentat commis contre la mairie de Bordeaux le 5 octobre 1996 en vue de protester contre la politique du gouvernement d'Alain Juppé, maire de la ville. Plus récemment l'attentat contre l'ENA à Strasbourg relève également d'une logique visant à atteindre directement les intérêts de l'Etat par des cibles à forte portée symbolique.
Il est à noter qu'en 1998, le nombre d'attentats revendiqués a été faible en raison du contexte spécifique dû à l'assassinat du préfet Erignac : on compte ainsi de source judiciaire, 14 attentats de toute nature revendiqués dans l'île, dont 12 par l'ex-FLNC-Canal historique.
En revanche pour 1999, la situation est plus préoccupante puisqu'on dénombre au 14 octobre 1999 47 revendications d'attentats ou de tentatives sur l'île : 28 pour le FLNC-Canal historique, 10 pour Armata Corsa, 9 pour le Front patriotique corse ; s'y ajoutent 11 attentats sur le continent, tous revendiqués par le FLNC-Canal historique.
Sur la période courant du début de l'année 1993 au 30 juin 1999, les attentats ayant visé directement les forces de sécurité sont, par ailleurs, en nombre relativement important. Ainsi 22 attentats ont été commis contre les locaux des services de police et 10 contre les véhicules de ces services ; en outre, il y a eu 44 attentats ou tentatives d'attentats à l'explosif et 52 mitraillages dirigés contre un casernement de gendarmerie.
Les brigades de gendarmerie constituent une cible idéale pour les nationalistes du fait de leur dissémination sur l'ensemble du territoire corse. Cette situation provoque de graves troubles dans les rangs de l'arme, d'autant que les familles des gendarmes sont logées dans les bâtiments visés par ces attentats.
Les propos tenus par le major Guillorit, commandant de la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, devant les membres de la commission lors de son déplacement en Haute-Corse, constituent un témoignage intéressant sur ce type de violence : " Le 31 mars dernier, nous avons été mitraillés à 13 heures par deux individus, dont l'un tirait au fusil et l'autre lançait une charge d'explosif.
" M. le Président : 13 heures ! Cagoulés ?
" Major GUILLORIT : Ils sont toujours cagoulés, même la nuit pour déposer des explosifs.
" M. Bernard DEROSIER : Comment s'enfuient-ils ?
" Major GUILLORIT : Soit à moto, soit à bord d'un véhicule, volé dans la plupart des cas.
" Ici, cela a duré de vingt à trente secondes. Il y a eu une trentaine d'impacts. Des balles ont traversé les montants de fenêtres blindées. Des vitres de 52 millimètres d'épaisseur étaient presque traversées. Ils utilisent du 300 mm Magnum, du gros calibre de chasse ".
Pour les bâtiments des douanes et des administrations fiscales, on a dénombré du 1er janvier 1995 au 30 juin 1999, 93 actions dont 65 ont été revendiquées, alors que sur la même période, sur un nombre total de 1 164 attentats, 410 ont été perpétrés contre des biens publics, ce qui représente plus d'un tiers des attentats de toute nature perpétrés dans l'île sur l'ensemble de la période.
Par ailleurs, 10 tentatives d'homicide contre les fonctionnaires des services de sécurité et deux homicides volontaires ont été recensés depuis 1993.
Le terrorisme corse n'est pas comparable dans son organisation comme dans ses modes d'action à ses voisins basques ou irlandais. Toutefois des actes d'une extrême gravité ont été commis en particulier dans la période récente. C'est ainsi qu'un attentat à la voiture piégée le 1er juillet 1996 sur le vieux port de Bastia devant les locaux d'une société contrôlée par A Cuncolta Naziunalista a tué un nationaliste et en a blessé deux autres, mais il a par la même occasion blessé dix autres personnes extérieures à ce règlement de compte. L'assassinat du préfet de région, pour la seule raison qu'il était la plus haute autorité de l'Etat sur l'île, constitue un acte d'une nature beaucoup plus radicale encore et marque une véritable rupture par rapport aux actions menées jusqu'alors par les nationalistes.
Il n'est pas possible de dire aujourd'hui si ces actes resteront isolés ou s'ils sont la marque d'une dérive " brigadiste " du mouvement nationaliste. Ce risque existe pourtant et doit être pris au sérieux. La glorification de l'assassin présumé du préfet Erignac, comme sa non condamnation par les organisations nationalistes officielles, ne peuvent qu'encourager la radicalisation de mouvements clandestins dont la violence est devenue le seul mode d'affirmation. C'est ainsi qu'au sein d'une même organisation des groupes restreints peuvent se former à l'occasion d'un seul attentat, le but poursuivi à cette occasion pouvant donner lieu à des conflits et à des recompositions au sein de l'organisation commune aux différents groupes.
Le processus qui a conduit à l'assassinat du préfet Claude Erignac entre dans ce cadre. Les attentats commis contre l'ENA à Strasbourg le 4 septembre 1997 et l'opération-commando contre la brigade de gendarmerie de Pietrosella du 6 septembre 1997 ont ainsi été revendiqués par le groupe des " Patriotes corses ", puis par le groupe clandestin Sampieru qui apparaît le 10 octobre 1997 ; les attentats commis le 11 novembre 1997 contre plusieurs bâtiments à Vichy seront pour leur part revendiqués par un groupe " Pascal Paoli ", qui prendra également la responsabilité des attentats de Strasbourg et de l'opération de Pietrosella. Le 21 janvier 1998, le comité Sampieru annonce qu'il se " désolidarise des actions à venir contre diverses personnalités ou représentants éminents de l'Etat colonial ", alors que l'assassinat du préfet Erignac perpétré le 6 février 1998 sera revendiqué trois jours plus tard dans un communiqué anonyme, émanant du groupe qualifié pour cette raison de " groupe des anonymes ".
L'actualité récente confirme par ailleurs la fragmentation des organisations nationalistes clandestines. Après deux ans de silence, le " FLNC du 5 mai 1996 " a repris la parole le 16 septembre dernier devant les caméras de la télévision régionale pour indiquer qu'il reprenait la lutte. Le Fronte Patriotu corsu a pour sa part revendiqué six attentats et trois tentatives vendredi 8 octobre dernier, tandis que le Front armé révolutionnaire corse (FARC) a annoncé le 9 octobre qu'il reprenait du service après sept années d'interruption. Le nombre de mouvements nationalistes corses de lutte armée est ainsi désormais porté à cinq.
Cette situation souligne l'extrême division du mouvement nationaliste. Parallèlement à ces mouvements divers plus ou moins identifiés, les nationalistes disposent d'une représentation institutionnelle.
d) La représentation électorale des mouvements nationalistes
Les organisations clandestines nationalistes disposent de vitrines légales et présentent des candidats aux différentes élections. Leur audience est loin d'être négligeable, même si elle est inégalement répartie et variable dans le temps.
Au niveau municipal, la représentation nationaliste est relativement faible : 2 élus à Bastia, 4 élus à Calvi, 1 élu à Porto Vecchio et 2 élus à Sartène, il n'y a pas d'élus nationalistes à Ajaccio ; douze municipalités sont par ailleurs dirigées par des maires de sensibilité nationaliste ou autonomiste.
Les nationalistes n'ont pas de représentation dans les conseils généraux de l'île. Leur suppression est d'ailleurs une de leur revendication constante.
Dans l'assemblée de Corse, la représentation des mouvements nationaliste est en revanche substantielle. Aux élections de 1992, les nationalistes ont recueilli globalement 32 232 voix, soit 24,83 % des suffrages exprimés et 13 sièges sur 51. Ces élus se répartissaient entre deux groupes :
- le premier, issu de la coalition électorale Corsica Nazione (comprenant l'Union du peuple de Corse, l'Accolta Naziunali Corsa, A Cuncolta Naziunalista, I Verdi Corsi et Per u Paese - collectif autogestionnaire) avait centré sa campagne sur la souveraineté corse et la séparation historique ; il obtenait 21 872 voix, soit 16,85 % des suffrages et 9 élus ;
- le deuxième groupe était composé de membres du Mouvement pour l'autodétermination, qui jouant la carte de la recomposition politique, obtenait 10 360 voix, soit 7,98 % des suffrages exprimés et 4 élus.
Les élections à l'assemblée de Corse des 15 et 22 mars 1998 ont été placées sous le signe de la désunion des nationalistes du fait de l'impact de l'assassinat du préfet Erignac qui provoqua un grand trouble dans l'opinion. Les six listes nationalistes en présence totalisèrent 21 157 voix au soir du premier tour, soit 17,34 % des suffrages exprimés, ce qui marque un recul de 5 738 voix par rapport au premier tour de 1992. Seule la liste Corsica Nazione franchissait la barre des 5 % au premier tour et recueillait au soir du 15 mars 6 381 voix, soit 5,23 % des suffrages exprimés et 5 élus.
Suite à l'annulation de ces élections par le Conseil d'Etat, un nouveau scrutin a été organisé les 7 et 14 mars 1999. Les nationalistes, qui présentaient 5 listes, se sont attachés à dénoncer les contraintes de la politique de rétablissement de l'Etat de droit, qualifié par l'ex-FLNC-Canal historique d'" ordre fasciste colonial ". Ils ont par ailleurs joué du mécontentement de la population du fait de la suppression des avantages fiscaux en matière successorale (abrogation des arrêtés Miot), tout en s'attachant à dénoncer l'attitude des pouvoirs publics dans l'enquête Erignac, sur le thème du racisme anti-corse et de la punition collective infligée aux insulaires.
Au premier tour, les nationalistes ont obtenu 33 204 voix en tout, soit 27,74 % des suffrages exprimés, c'est-à-dire 12 047 voix de plus qu'en 1998. Des 5 listes en présence, seule Corsica Nazione franchit la barre des 5 % au premier tour. Rinnovu Naziunale obtenait 4,44 % des suffrages exprimés ; Uniti, coalition regroupant I Verdi Corsi, le Parti pour l'indépendance, Scelta Nova et Corsica Viva, obtenait 3,97 % des voix ; l'Union du peuple corse obtenait 3,85 % des voix et A Manca Naziunale (extrême-gauche) obtenait 0,79 % des voix.
Au second tour, la coalition Corsica Nazione, recentrée sur le mouvement A Cuncolta Indipendentista et quelques représentants d'I Verdi Corsi, a obtenu 20 076 voix, soit 16,77 % des suffrages exprimés, et huit élus, dont M. Jean-Guy Talamoni, élu président de la commission des affaires européennes grâce aux voix de la majorité au sein de l'assemblée territoriale.
Si les liens entre ces élus et les organisations clandestines sont avérés et apparaissent au grand jour au cours des Journées internationales de Corte organisées chaque année en août, la capacité d'influence des élus nationalistes sur les organisations clandestines semble faible.
Dans ce sens, M. Laïd Sammari, journaliste à l'Est Républicain, a déclaré à la commission : " Quand on connaît un peu la Corse, on ne peut pas vraiment parler des nationalistes. Par exemple, ceux qui s'expriment au nom de Corsica Nazione ou de la Cuncolta ne contrôlent pas forcément tout. Il se peut très bien que des politiques du mouvement nationaliste s'expriment sur un sujet sans savoir qu'au moment même où ils se prononcent, des éléments de l'organisation clandestine armée commettent des actes en contradiction avec leur discours. Lorsque M. Jospin s'est rendu récemment en Corse, je ne crois pas une seule seconde que les élus à l'Assemblée territoriale avaient connaissance que, dans la nuit précédant l'arrivée du Premier ministre, des attentats étaient commis. Pourquoi ? Il faut savoir qu'une grande frustration de ne pouvoir apparaître habite certains militants armés et clandestins. Ces gens-là n'ont pas non plus toujours la même vision des choses. Les élus de l'Assemblée sont des personnes qui rêvent de faire de la politique comme ceux du RPR, de l'UDF, du PR, du PS. Il y en a beaucoup qui rêvent de cela. Talamoni rêve d'être demain l'équivalent de Rossi aujourd'hui. Derrière, des gens peuvent ne pas être d'accord et exprimeront leur désaccord, par exemple en plastiquant ".
On rappellera toutefois pour mémoire l'attitude ambiguë des élus nationalistes de l'assemblée territoriale qui ont condamné l'assassinat de Claude Erignac, mais ont toujours refusé de condamner ses assassins. Toujours est-il que l'audience électorale de ces mouvements souligne la complexité du phénomène et les limites d'une approche purement sécuritaire du problème corse.
b.- les moyens mis en place par l'état
S'il est une réalité que personne ne peut contester, c'est l'importance des moyens mobilisés pour faire face à la violence endémique qui règne sur l'île. La présence massive des forces de sécurité en Corse, l'existence d'un préfet adjoint pour la sécurité auprès du préfet de la Corse-du-Sud et du préfet de la Haute-Corse, les efforts récents portés vers les services de justice et l'utilisation de la législation antiterroriste, plus intense depuis 1996, en sont les traits dominants.
1.- L'importance des forces de police et de gendarmerie
Avec près de 2 800 policiers et gendarmes présents sur l'île, la Corse est de très loin la région française la mieux dotée : on y compte en effet plus d'un policier ou gendarme pour 100 habitants...
Cette situation particulière tient à la présence de forces permanentes très nombreuses et au renfort régulier de forces mobiles venus du continent.
a) La présence massive de forces permanentes
· L'évolution globale des effectifs de la police nationale
Tous corps et tous services confondus, les effectifs de la police nationale ont augmenté de 97 personnes entre le 1er juillet 1993 et le 1er juillet 1999. Comme le montre le tableau ci-dessous, ce sont essentiellement les directions départementales de la sécurité publique et le service régional de police judiciaire qui ont bénéficié de ces renforts.
évolution des effectifs de la police nationale
Juillet 1993 - Juillet 1999

Direction

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

Evolution 93/99

Sécurité publique

431

450

485

485

503

464

478

+ 47

Renseignements généraux

49

52

47

48

46

50

56

+ 7

Police aux frontières

107

118

116

124

120

126

119

+ 12

Compagnies républicaines de sécurité

10

11

13

11

10

13

13

+ 3

Police judiciaire

117

129

150

134

145

139

151

+ 34

Surveillance du territoire

4

4

3

3

4

4

4

 

Divers

18

16

14

17

15

12

12

- 6

Total général

736

780

828

822

843

808

833

+ 97

Source : direction de l'administration de la police nationale.
· Le record de France de la présence policière
Quels que soient les secteurs examinés, il apparaît à l'évidence que le nombre de policiers est particulièrement élevé au regard de la population en Corse.
En matière de sécurité publique, tout d'abord, on compte 1 policier pour 241 habitants dans les deux circonscriptions d'Ajaccio et de Bastia, soit deux fois plus que dans les circonscriptions de sécurité publique de la région Nord-Pas-de-Calais : 432 policiers sont chargés d'assurer la sécurité de 104 305 habitants en Corse pendant que 6 042 policiers assument la même tâche pour 2 884 864 habitants dans la région précitée. Quant à la circonscription de sécurité publique la plus importante en termes de population, celle de la région PACA (2 868 136 habitants) elle ne compte que 7 187 policiers, ce qui représente un ratio d'1 policier pour 399 habitants. La Corse se situe ainsi au premier rang des régions métropolitaines, bien au-dessus de la moyenne nationale établie à 1 policier pour 437 habitants.
Le même constat peut être dressé pour les activités de renseignement et de police judiciaire, particulièrement importantes pour lutter contre la criminalité et les actes de terrorisme.
S'agissant des renseignements généraux, ils sont représentés en Corse par une direction régionale à Ajaccio et une direction départementale à Bastia, soit 47 fonctionnaires actifs auxquels il convient d'ajouter les personnels administratifs. Le ratio fonctionnaire par habitant est de 1 policier pour 4 654 habitants sur l'île, alors qu'il est de 1 pour 18 654 dans la région PACA. Par ailleurs, une dizaine de fonctionnaires travaillent sur le dossier corse à la direction régionale des renseignements généraux de Marseille.
Quant au service régional de police judiciaire d'Ajaccio, il se situe au cinquième rang des 19 SRPJ pour une population très inférieure à celle des autres régions françaises : ses effectifs sont comparables à ceux du SRPJ de Bordeaux ou de Strasbourg.
Sur un total de 158 postes, 101 fonctionnaires sont affectés à Ajaccio, 54 à Bastia et 3 à Porto-Vecchio. Parmi eux 93 sont officiers de police judiciaire, soit 1 officier de police judiciaire pour 2 720 habitants alors que la moyenne nationale est de 1 officier de police judiciaire pour 4 573 habitants. Globalement, d'autres fonctionnaires étant habilités à exercer cette mission, le ratio policier/population établi par la direction de l'administration de la police nationale est très élevé en Corse (cf. tableau n°3 en annexe).

zone de police nationale et zone de gendarmerie nationale

La zone de police nationale correspond aux deux circonscriptions de sécurité publique existant en Corse :

- la circonscription de police de la Corse-du-Sud est composée de la seule commune d'Ajaccio (59 318 habitants) ;

- celle de la Haute-Corse comprend la commune de Bastia (44 987 habitants) et deux communes limitrophes : Ville-di-Pietrabugno (2 953 habitants) et Furiani (3 306 habitants).

La zone de police nationale couvre ainsi 1,5 % du territoire et 41 % de la population. La gendarmerie nationale est donc compétente sur 98,5 % du territoire représentant 59 % de la population.

Nota : la population prise en compte est celle du recensement de 1990.

· Les forces de gendarmerie : des effectifs nombreux répartis sur l'ensemble du territoire
Actuellement 1 032 gendarmes sont affectés en Corse, ce qui représente une augmentation des effectifs de 39 par rapport à 1993. L'évolution globale des effectifs sur la période étudiée par la commission n'est donc pas très significative. Plus intéressante est la répartition de ces effectifs retracée dans le tableau ci-dessous :
légion de gendarmerie départementale

Unité

Officiers

Sous-officiers

EASG (1)

GA (2)

Civils

Total

Légion

11

33

15

6

10

75

SR - BRJC (3)

5

54

 

4

 

63

Peloton de soutien

 

24

 

10

 

34

Corse-du-Sud

11

328

3

39

 

381

Haute-Corse

12

390

5

69

3

479

Total

39

829

23

218

13

1 032

(1) Emploi administratif de soutien de la gendarmerie.
(2) Gendarmes auxiliaires.
(3) Section de recherches - Brigade de rapprochements judiciaires de la Corse.
Source : ministère de la Défense.
Il permet de constater que les deux groupements correspondant aux deux départements de la Corse concentrent l'essentiel des effectifs. Outre les emplois des unités spécialisées dans la police judiciaire, c'est-à-dire la section de recherches et la brigade de rapprochements judiciaires basées à Ajaccio, et les autres services directement rattachés au commandant de légion, principalement l'état-major, les effectifs sont répartis dans l'île assurant un maillage étroit du territoire.
Le groupement de la gendarmerie départementale de la Haute-Corse comprend quatre compagnies implantées à Bastia, Calvi, Corte et Ghisonaccia et 31 brigades territoriales pour 81 789 habitants. Celui de Corse-du-Sud comprend trois compagnies implantées à Ajaccio, Porto-Vecchio et Sartène et 25 brigades territoriales pour 59 859 habitants. Ainsi, la gendarmerie est présente dans les zones littorales mais aussi dans les zones de montagne, isolées et souvent dépeuplées.
Dès lors, il n'est pas étonnant que le rapport entre la population et le nombre de gendarmes soit particulièrement élevé en Corse. En données brutes, on compte en effet 1 gendarme pour 248 habitants alors que la moyenne nationale, hors départements et territoires d'outre-mer, est de 1 gendarme pour 960 habitants.
Considérant que ces données brutes n'avaient que peu de signification, la gendarmerie a défini un ratio pondéré pour chaque légion de gendarmerie départementale. Celui-ci ne prend en compte que l'effectif des seules brigades territoriales ; en outre, les données relatives à la population ont également été pondérées en divisant par 10 le nombre d'habitants situés en zone de police nationale afin que le ratio corresponde mieux à la réalité. A partir de ces critères, le ratio est de 1 gendarme pour 338 habitants en Corse, la moyenne nationale s'établissant à 1 gendarme pour 888 habitants (cf. tableau n°4 en annexe).
Pour renforcer la lutte contre le terrorisme et la délinquance financière, la gendarmerie a décidé de développer ses moyens de police judiciaire et d'accroître sa capacité d'action dans les domaines du renseignement et de l'intervention.
· Des missions renforcées : la création du GPS et le développement des moyens de police judiciaire
ù La création du GPS
Afin de mieux adapter la capacité d'action de la gendarmerie à la situation particulière de l'île, le groupe de pelotons de sécurité (GPS) a été créé le 1er juin 1998. Cette réorganisation correspondait à la volonté de renforcer certaines missions de la gendarmerie. Elle a fait l'objet de discussions interministérielles comme l'ensemble des questions concernant la Corse sous l'actuel gouvernement. Un consensus s'étant dégagé sur le principe de cette réorganisation, il n'était pas nécessaire de tenir une réunion d'arbitrage et la décision formelle de création du GPS a été prise par la direction générale de la gendarmerie nationale par la note-express n° 3560 du 2 juin 1998 selon laquelle " le groupe de pelotons de sécurité d'Ajaccio sera créé le 1er juin 1998 par dissolution corrélative à la même date de l'escadron 31-6 de gendarmerie mobile d'Ajaccio ". Les modalités de mise en _uvre de cette décision ont été précisées par la dépêche ministérielle n° 4928 du 27 juillet 1998.
L'objectif était donc de substituer une unité opérationnelle à un escadron dont l'efficacité n'était pas avérée. Ce projet était d'ailleurs à l'étude au sein de la gendarmerie nationale depuis un certain temps. Ainsi que l'a précisé le général d'armée Yves Capdepont chargé de l'enquête administrative sur la tristement célèbre affaire de la paillote " Chez Francis " : " Lorsque j'étais major général, j'avais déjà envisagé de dissoudre l'escadron d'Ajaccio qui ne fonctionnait pas comme les autres escadrons de France. D'abord, c'était un escadron de gendarmerie mobile mais qui était immobile, qui ne faisait jamais de déplacement ; en outre, c'était le seul escadron de gendarmerie mobile qui était à la disposition permanente d'un commandant de légion. Ce n'était donc pas un escadron de gendarmerie mobile tel qu'on l'entend habituellement.
" Par contre, grâce à mon expérience d'outre-mer, je pensais qu'en Corse, comme dans les départements et territoires d'outre-mer, il pouvait être intéressant de disposer d'une unité conçue pour le département ou le territoire sur lequel elle était implantée, compte tenu des particularités de ce territoire ou département ".
Le devenir de l'escadron 31-6 d'Ajaccio était donc examiné à la direction générale de la gendarmerie nationale dès la fin de l'année 1997 : l'assassinat du préfet Erignac a accéléré la réflexion engagée sur cette réforme en vue de mieux adapter les unités implantées en Corse aux missions qu'elles avaient à remplir.
Du reste, " cette réflexion avait été portée à la connaissance du préfet Erignac qui la jugeait judicieuse " selon le témoignage de M. Alain Richard, ministre de la Défense.
Comme l'escadron 31-6 dissous, le GPS est directement rattaché au commandement de légion qui décide de son emploi et assure son contrôle permanent. La composition et les missions de cette unité s'inspirent des groupes de pelotons mobiles (GPM) existant dans les DOM-TOM.
Comme l'a précisé le général Yves Capdepont : " S'agissant de la constitution de l'unité, tous les gendarmes de l'escadron d'Ajaccio qui souhaitaient rester en Corse ont été intégrés au GPS, soit 59 gendarmes, dont la moitié environ a été affectée dans les pelotons opérationnels, le reste étant affecté dans un peloton qui assure des soutiens.
" Le complément, 32 sous-officiers, a été recruté par un appel à candidatures au niveau national et nous avons eu plus de 800 dossiers pour recruter 32 personnes. Après la sélection, nous avons recruté 22 sous-officiers en provenance de la gendarmerie mobile - en général des équipes d'intervention des escadrons - et 10 en provenance de la gendarmerie départementale, en général des unités de recherche ou des pelotons de surveillance et d'intervention ".
Outre un groupe de commandement et un peloton hors-rang, le GPS comprend trois pelotons opérationnels, correspondant à la triple mission qui lui est assignée :
- un peloton de protection de personnalités, chargé de la sécurisation de sites (recherches d'explosifs), de la protection éloignée (tireurs d'élite) et rapprochée de personnalités ;
- un peloton d'intervention destiné à renforcer les moyens de la gendarmerie départementale pour la recherche et l'arrestation de malfaiteurs ainsi que l'escorte et la surveillance de détenus dangereux ;
- une peloton de renseignement et d'observation en vue de recueillir un maximum d'éléments d'ordre administratif et judiciaire par des filatures, la mise en place de moyens dissimulés de prises de vues ou de sons, ainsi que la couverture d'autres gendarmes pour des interpellations en milieu ouvert.
Ces activités entrent dans le champ des missions traditionnelles de la gendarmerie. Du reste, la note-express du 27 juillet 1998 du directeur général de la gendarmerie nationale relative à l'emploi du GPS précise que " l'engagement de ce peloton relève de la responsabilité du commandant de légion de gendarmerie départementale de Corse qui jugera, eu égard à la dangerosité des objectifs ou à la difficulté des investigations à effectuer, s'il y a lieu d'engager le GSIGN ", le groupement de sécurité et d'intervention de la gendarmerie nationale.
Ainsi que l'a indiqué le général Maurice Lallement devant la commission : " Le GPS n'a été opérationnel ou plus exactement "mis sur pied" que le 1er octobre. Durant tout l'été, nous avons eu des aller-retours entre le continent et la Corse ; quarante-cinq sous-officiers de l'escadron 31-6 qui avaient souhaité ne pas poursuivre au sein du GPS sont rentrés sur le continent et une cinquantaine de personnels du continent ont été affectés au sein du GPS. Le 1er octobre, nous avions donc quatre-vingt-quinze personnes, dont un groupe de soutien, soit soixante-quinze opérationnels. Il y avait un problème d'équipement puisqu'il s'agissait d'une unité nouvelle qui n'avait pas été prévue dans le cadre des discussions budgétaires. Nous avons donc, sous mon autorité, mené six réunions à la direction générale pour envisager la montée en puissance de leur équipement, qui devait se faire sur 1999, 2000 et 2001. Il s'agissait donc d'un plan sur trois ans, validé par le directeur général, qui s'exécutait parallèlement à la formation des personnels parce qu'il fallait former ces sous-officiers, soit à la protection de personnalités, soit à l'intervention, soit au renseignement-observation, trois métiers fort différents.
" (...) Je considère donc qu'au mois d'avril 1999, le GPS n'était qu'une unité qui avait un bon potentiel opérationnel eu égard à la sélection que nous avions opérée des personnels. Ceux-ci étaient techniquement moyens, mais avaient été physiquement sélectionnés. Ils étaient volontaires et pleinement disponibles, mais l'on n'avait pas atteint le plein rendement. Pour avoir une unité opérationnelle telle qu'on la voulait, il fallait au minimum deux ans, sinon trois ".
La plupart des personnes entendues par la commission considèrent que le GPS correspondait à de véritables besoins et qu'il ne s'agissait en aucun cas d'une " unité spéciale de super-gendarmes " selon les termes utilisés par le général Yves Capdepont. De même, l'opinion de M. Bernard Prévost, directeur général de la gendarmerie nationale, est sans ambiguïté : " Ce groupe de pelotons de sécurité a un sigle qui fait penser au GIGN, et qui pourrait la faire apparaître comme une unité mystérieuse et spéciale, alors que ce n'est, encore une fois, qu'une unité regroupant trois fonctions tout à fait classiques et qui correspond aux GPM de l'Outre-mer ".
Force est de constater cependant que la création du GPS répondait à une volonté d'affirmation forte de la gendarmerie en Corse. Exclue durant de nombreuses années des enquêtes les plus " sensibles " dans l'île, la gendarmerie a vu avec la création de cette unité et le renforcement de la section de recherches, la possibilité de reprendre pied en Corse. La volonté du préfet Bernard Bonnet de privilégier la gendarmerie rencontrait sur ce point les préoccupations des responsables de la gendarmerie.
Si l'on excepte l'affaire de la paillote " Chez Francis " qui a entraîné la dissolution du GPS à compter du 5 mai 1999, le bilan de cette unité apparaît à première vue positif : le peloton d'intervention a effectué 39 missions ayant permis 22 interpellations ; le peloton de renseignement et d'observation a été engagé sur 51 objectifs et permis l'interpellation de 12 personnes dans le cadre d'enquêtes judiciaires diligentées par la section de recherches d'Ajaccio et les groupements de la gendarmerie départementale de la Haute-Corse et de la Corse-du-Sud.
Ainsi le procureur général de Bastia, M. Bernard Legras, a déclaré devant la commission : " La création de ce GPS était justifiée par la situation particulière de la Corse ! J'en donnerai un simple exemple : les arrestations que l'on doit opérer, aussi bien en matière de droit commun qu'en matière économique et financière ne se déroulent pas toujours très facilement en Corse et, lorsque l'affaire du Crédit agricole a commencé, les premières interpellations ont été réalisées dans des conditions aberrantes et véritablement fantasmagoriques : je me souviens, alors que je n'étais pas encore en Corse mais que j'y arrivais, m'être trouvé dans un avion et avoir entendu l'avion tout entier s'exclamer lorsque les actualités ont présenté les conditions de l'interpellation de l'un des premiers mis en examen dans cette affaire parce que, pour interpeller un seul individu, on avait déployé l'équivalent de deux escadrons de gendarmerie en tenue de combat.
" Le GPS mis à la disposition de la section des recherches de la gendarmerie, a permis ensuite d'opérer toutes les interpellations dans des conditions de grande dignité et de grand professionnalisme ".
La dissolution de l'escadron de gendarmerie mobile d'Ajaccio, qui comprenait 117 militaires, a non seulement permis de créer le GPS mais aussi de renforcer, à hauteur de 22 militaires, les effectifs de la section de recherches d'Ajaccio.
ù Le développement de la mission de police judiciaire
Le dispositif déployé par la gendarmerie en Corse pour exécuter sa mission de police judiciaire se fonde sur la complémentarité entre toutes les unités : les brigades territoriales, les quatre brigades de recherches des compagnies, les deux brigades de recherches départementales et la section de recherches, dont la compétence s'étend sur tout le ressort de la cour d'appel et dont la gestion relève du commandant de légion. D'autres unités qui n'exercent pas la mission de police judiciaire à titre principal, les six pelotons d'intervention et de surveillance de gendarmerie et les cinq brigades motorisées y sont associées. Au total, la gendarmerie dispose de 299 officiers de police judiciaire (OPJ) et 363 agents de police judiciaire (APJ) en Corse.
Ce dispositif a été progressivement renforcé depuis 1993 : l'effectif de la section de recherches avait été porté de 24 à 28 OPJ en 1997 et de 1 à 6 APJ. L'effort a été démultiplié après l'assassinat du préfet Erignac. En effet, comme l'a souligné le procureur général Legras, " Le colonel Mazères a obtenu, grâce à des soutiens extérieurs, certes, le renforcement de ses structures avec, en particulier, ce qui pour nous a été fondamental, le renforcement considérable de la section des recherches régionale de gendarmerie et, notamment l'affectation, au sein de cette unité, de spécialistes de la matière économique et financière ainsi que la création, à Bastia, d'une antenne de cette même section. C'est cette section des recherches qui, actuellement, gère le dossier du Crédit agricole qui est un dossier massif...  La gendarmerie a beaucoup investi en moyens matériels et humains sur ce dossier : si elle n'avait pas consenti cet effort, il est indéniable que l'affaire n'aurait pas pu être traitée ".
La gendarmerie dispose désormais, comme le SRPJ, d'une antenne à Bastia et les effectifs de la section de recherches atteignent 51 OPJ et 8 APJ. Au total, les gendarmes qui se consacrent exclusivement à la mission de police judiciaire sont ainsi passés de 64 à 103 OPJ et de 9 à 15 APJ entre 1993 et 1999. L'essentiel de cet effort a été réalisé après l'arrivée du préfet Bernard Bonnet en Corse.
b) Le recours régulier aux renforts et aux unités spécialisées
Malgré l'importance des forces de sécurité présentes en permanence en Corse, la police comme la gendarmerie ont toujours fait appel aux forces mobiles et à l'intervention de leurs unités spécialisées.
Deux à trois compagnies républicaines de sécurité - 95 hommes par unité - ont été mobilisées en moyenne pour séjourner en Corse jusqu'au 7 février 1998. Depuis l'assassinat du préfet Erignac, cette moyenne est passée à quatre compagnies, soit 380 CRS. Elles assurent d'une manière permanente à Bastia et à Ajaccio des missions de sécurité générale, des gardes statiques pour assurer la protection des bâtiments et des domiciles de certaines personnalités et interviennent de façon ponctuelle pour assurer le maintien de l'ordre lors des manifestations sur la voie publique. Les CRS sont notamment chargés de la protection de la préfecture de région et de la préfecture de la Haute-Corse, de la cour d'appel, du tribunal de grande instance, du tribunal administratif et de l'hôtel des impôts de Bastia.
De même, la présence des escadrons de gendarmerie mobile
- 85 hommes par escadron - a été fortement sollicitée. Leur nombre a varié de 3 à 9 sur l'ensemble de la période étudiée. Depuis le 26 juin 1999, 6 escadrons sont présents dans l'île, soit 510 gendarmes mobiles. Outre leurs tâches traditionnelles de maintien de l'ordre et de renfort de la gendarmerie départementale, les forces mobiles assurent des missions plus conjoncturelles liées à la sensibilité de la situation insulaire, notamment les gardes statiques d'édifices administratifs et de domiciles d'élus locaux. La gendarmerie mobile assure entre autres la garde des sous-préfectures de Calvi, Corte et Sartène, du palais de justice d'Ajaccio et du siège de l'assemblée territoriale. Ces missions ont été redéfinies après l'assassinat de Claude Erignac : la gendarmerie mobile participe désormais à la protection rapprochée de hauts responsables de l'Etat et surveille les édifices publics ou privés à partir de patrouilles mobiles. Enfin, après la suspension de l'activité de la société Bastia Sécurità, elle a été mobilisée pour assurer l'escorte des transports de fonds en janvier 1999 et garder les chantiers de démolition des constructions irrégulières sur le domaine public maritime.
Les conditions particulières de l'action des forces de sécurité en Corse, notamment la difficulté d'interpeller des individus armés et aguerris repliés dans des zones difficiles d'accès, ont également motivé l'emploi régulier d'unités spécialisées.
M. Jean-Louis Debré, ancien ministre de l'Intérieur, a ainsi précisé lors de son audition devant la commission : " S'agissant du RAID, je l'ai fait intervenir dès le départ, car il n'y a pas d'interpellation possible sans un certain nombre d'investigations, notamment des filatures que la police locale peut difficilement effectuer. Cette situation n'est pas propre à la Corse : pour la plupart des opérations de police importantes, nous avons recours, soit au RAID, soit à l'OCRB. Par conséquent, j'avais fait appel au RAID dès le départ, et il est vrai qu'au fur et à mesure des résultats, il s'est complètement impliqué et a procédé à de nombreuses interpellations, soit seul, soit avec le concours du SRPJ d'Ajaccio ".
L'unité de recherches, d'assistance, d'intervention et de dissuasion (RAID) a mené 128 actions en Corse depuis 1994, ce qui représente près du tiers de ses interventions sur le territoire national. Il s'agit, d'une part, de missions de surveillance et de renseignement effectuées en assistance de la direction centrale des renseignements généraux et de la division nationale antiterroriste et, d'autre part, d'interpellations dans le cadre des activités de police judiciaire. Si le RAID n'est pas intervenu en Corse en 1993 et 1995, parce qu'il était fortement mobilisé dans la lutte contre le terrorisme d'origine islamiste, il a mené sur l'île la plupart de ses actions à partir de 1997. Ainsi, sur un total de 35 actions, 28 ont concerné la Corse en 1997 et 32 en 1998. Pour l'année en cours, les deux tiers des interventions du RAID s'y sont déroulés, la plupart dans le cadre des missions de surveillance et de renseignement.
Les unités de groupement de sécurité et d'intervention de la gendarmerie nationale (GSIGN) sont elles aussi intervenues fréquemment. Depuis 1994 :
- le groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) a été engagé à 18 reprises - 9 fois pour la seule année 1996 - pour quatorze missions d'arrestation d'individus dangereux et quatre fois dans le cadre de dispositifs d'alerte mis en place préventivement pour faire face à des risques d'actions violentes ;
- l'escadron parachutiste d'intervention de la gendarmerie (EPIGN) a mené 9 missions d'observation et de recherche dont 7 liées à la menace terroriste ; de plus, à la demande du préfet adjoint pour la sécurité, des militaires de l'EPIGN ont assuré entre 1995 et 1999 la protection de cinq personnalités pour des durées variant entre deux et onze mois.
L'activité des unités du GSIGN en Corse est beaucoup plus soutenue que dans les autres régions comme le montre le tableau ci-dessous qui fournit des éléments de comparaison avec trois légions de gendarmerie présentant respectivement un taux de charges élevé (PACA) dans la moyenne (Picardie) et modéré (Limousin).
interventions des unités du GSIGN

Région

Population

1995

1996

1997

1998

Total

Corse

250 000 habitants

3

10

4

5

22

Limousin

720 000 habitants

0

0

0

2

2

Picardie

1 820 000 habitants

1

1

1

0

3

PACA

4 260 000 habitants

5

5

2

5

17

Source : ministère de la Défense.
2.- Le préfet adjoint pour la sécurité
Compte tenu de l'importance des effectifs des forces de sécurité en place dans l'île et de son partage en deux départements, un préfet adjoint délégué pour la sécurité a été institué en Corse. Cette fonction, qui existe dans d'autres départements depuis 1972, y a été introduite dans un contexte spécifique et avec une situation originale, puisque le préfet adjoint en poste dans l'île est délégataire des deux préfets de département dans le domaine de l'ordre public.
Créée en 1972 par le ministre de l'Intérieur Raymond Marcellin à la suite de l'affaire Tonneaux à Lyon qui avait mis en cause les services de police et avait donné lieu à d'importants conflits entre ces services et la gendarmerie nationale, l'institution d'un préfet délégué pour la police dans certains départements visait principalement à garantir les conditions d'une bonne coordination entre services de sécurité. Trois préfets furent nommés à l'origine en application de ce dispositif : dans le Rhône, dans le Nord et dans les Bouches-du-Rhône.
Deux décrets du 5 janvier 1983 et du 13 février 1983 doteront également la Corse, la Gironde, la Haute-Garonne et les Alpes-Maritimes d'un préfet délégué pour la police. Une circulaire du 16 mai 1983 du ministre de l'Intérieur Gaston Deferre précise les rapports entre préfet de département et préfet délégué : si les pouvoirs de police administrative restent dévolus au préfet de droit commun, celui-ci dispose " d'un large pouvoir d'appréciation quant à l'étendue de la délégation qu'il entend accorder " et " le commissaire de la République délégué reste sous l'autorité du commissaire de la République du département, le caractère spécifique de la délégation de pouvoir ne le soustrayant pas à l'autorité hiérarchique du représentant de l'Etat ".
Nommé comme préfet délégué à la police en Corse en 1983, le commissaire divisionnaire Broussard reçoit une délégation relativement réduite, principalement centrée sur le maintien de l'ordre et la réquisition des forces de police et de gendarmerie. Il s'agit cependant d'une délégation de pouvoir qui accorde un transfert plein et entier des compétences des préfets de département vers le préfet délégué. Dès l'origine, le préfet délégué a toutefois éprouvé des difficultés à se faire reconnaître comme une autorité hiérarchique de la gendarmerie nationale. C'est ainsi que M. Charles Hernu, ministre de la Défense, avait demandé au commandant de légion de gendarmerie de Corse de communiquer au préfet délégué au même titre qu'aux deux préfets de département les renseignements relatifs aux mouvements nationalistes corses.
Dès la création de l'institution en Corse, la complexité du dispositif va donc se manifester. Mis en place pour favoriser la coopération entre policiers et gendarmes en plaçant à leur tête un préfet et non un membre de l'un de ces corps, qui serait inévitablement rejeté par l'autre, le préfet délégué de Corse est, à la différence de ses collègues du continent, placé auprès de deux préfets. Les services qui sont sous ses ordres peuvent donc être tentées de solliciter des deux préfets de département des instructions contraires aux siennes.
Cette situation se compliquera suite à la réforme mise en place par le décret du 13 septembre 1989 qui modifie le décret relatif aux pouvoirs du préfet délégué pour la police en lui substituant un préfet adjoint pour la sécurité. Chargé d'assister le préfet territorial dans " la direction et le contrôle des services de police ainsi que la coordination opérationnelle de l'ensemble des forces participant à la sécurité ", il ne dispose plus que d'une délégation de signature et non d'une délégation de pouvoir.
L'exposé des motifs du décret est significatif de l'affaiblissement de la fonction au profit des préfets de département : " La délégation de pouvoir dont disposent les préfets délégués pour la police a eu pour effet de dessaisir les préfets de département de leurs responsabilités dans l'exercice de l'une des fonctions premières de l'Etat, la sécurité des citoyens. Il s'en est suivi, l'expérience l'a montré, un risque permanent de confusion. Cette situation, préjudiciable à l'efficacité administrative, est par ailleurs difficilement conciliable avec le principe, affirmé par la loi du 7 mars 1982, de l'autorité du préfet sur l'ensemble des services locaux de l'Etat ".
La logique de l'institution s'en est trouvée affaiblie : le préfet adjoint jouera dès lors peu ou prou le rôle d'un directeur de cabinet commun aux deux préfets de Corse. Dans ce cadre, le préfet adjoint exerce les compétences au nom du préfet de chaque département, ceux-ci pouvant à tout moment décider en lieu et place du délégataire. Ceci étant dit, le rôle de coordination et d'information demeure, le rôle d'impulsion étant davantage tributaire de la personnalité des préfets en poste et de leur volonté de collaborer entre eux que du cadre juridique de leurs compétences respectives.
Soucieux de renforcer le rôle du préfet adjoint pour tenir compte de la situation difficile de l'île, M. Charles Pasqua a souhaité préciser à nouveau les attributions de cette autorité administrative. Il a ainsi expliqué devant la commission les circonstances de l'élaboration de la circulaire du 31 octobre 1994 concernant les responsabilités et les pouvoirs du préfet adjoint pour la sécurité en Corse : " Dès septembre 1993, je souhaitais qu'une décision forte du gouvernement confirme le rôle prééminent du préfet adjoint chargé de la sécurité en ce domaine. D'arbitrages en arbitrages, en raison des réticences tenaces du garde des sceaux au titre des missions de police judiciaire, du ministre de la Défense au titre de la gendarmerie et du ministre du Budget au titre de la douane, mon souhait de voir les fonctions de ce préfet chargé de la sécurité définies par décret n'a pu être suivi d'effets. En réalité, le décret est devenu une circulaire, signée le 31 octobre 1994. Il a donc fallu plus d'un an pour que ce texte, frappé d'une faiblesse juridique congénitale, voie le jour ".
Le régime juridique du préfet adjoint pour la sécurité en Corse n'a par la suite pas été directement affecté par les modifications réglementaires intervenues dans ce domaine :
- le décret du 18 mars 1993 relatif aux préfets délégués pour la sécurité et la défense auprès des zones de défense a réduit la liste des départements dotés d'un préfet adjoint de sept à trois (les Bouches-du-Rhône et les deux départements corses) ;
- le décret du 11 juillet 1996 dispose que le ministre de l'Intérieur peut désigner le préfet de zone de défense pour coordonner l'action des préfets dans le cas de crise menaçant l'ordre public et affectant plusieurs départements ;
- le décret du 3 juin 1998 met en place un régime dérogatoire pour le préfet de la Corse : le pouvoir de coordination en cas de crise, précédemment détenu par le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, lui est transféré pour les deux départements de l'île.
Ces réformes successives ont donc placé l'île dans une situation singulière : le préfet adjoint pour la sécurité de Corse est le seul préfet placé sous l'autorité conjointe de deux préfets de plein exercice, l'un d'entre eux disposant par ailleurs de pouvoirs spéciaux en cas de crise, sans être pour autant à la tête d'une zone de défense. Aussi, le maintien de cette fonction illustre-t-il avant tout la volonté de l'Etat de répondre au délicat problème du maintien de l'ordre en Corse en assurant dans un contexte difficile la coordination de forces nombreuses réparties sur deux départements distincts.
3.- Les services judiciaires
Dans une situation caractérisée par la fréquence des troubles à l'ordre public et une délinquance multiforme, l'action de la justice joue un rôle primordial. Force est de constater que les juridictions locales n'ont pu exercer leur mission dans la sérénité : pressions sur les magistrats, attentats contre les bâtiments, effectifs inadaptés, fluctuations dans la mise en _uvre de l'action publique sont autant d'éléments expliquant le " malaise " des magistrats en fonction sur l'île. Longtemps négligés, les services judiciaires font aujourd'hui l'objet d'une attention particulière qui s'est traduite par le renouvellement des magistrats et la création d'un pôle économique et financier au tribunal de grande instance de Bastia.
a) Des conditions d'exercice très difficiles
" Moyens insuffisants ", justice répressive " gravement handicapée ", juges inexpérimentés et peu soutenus par la chancellerie : tel est le sombre tableau dressé devant la commission par les anciens procureurs généraux près la cour d'appel de Bastia en poste de juillet 1992 à mai 1998.
L'impression prévaut que, pendant toute cette période, la justice locale était laissée pour compte. Dans une lettre adressée le 12 janvier 1996 au garde des sceaux, M. Jacques Toubon, les magistrats de la cour d'appel de Bastia rappelaient les événements graves qui avait émaillé leur vie professionnelle au cours des trois années écoulées, marquées notamment par :
" - deux tentatives d'attentat par explosif à l'encontre du palais de justice d'Ajaccio par suite de l'interpellation de membres du commando de Spérone ;
- des mitraillages des palais de justice d'Ajaccio et de Bastia ;
- l'incendie d'une des portes du palais de justice de Bastia à l'issue du procès de Furiani ;
- la destruction par explosion ou incendie des véhicules de deux magistrats de la cour ;
- des attentats à l'explosif aux domiciles des chefs de juridiction de Bastia ;
- des agressions physiques perpétrées contre deux collègues du parquet d'Ajaccio ;
- des menaces et pressions contre un magistrat instructeur de cette même juridiction ;
sans oublier les innombrables exactions et attentats commis contre les personnes et les biens des forces de l'ordre et personnels pénitentiaires de Borgo et d'Ajaccio, ainsi que les démonstrations de force armée de mouvements clandestins à l'occasion de conférences de presse complaisamment relayées par les médias.
Ces événements graves ont certes suscité des messages de sympathie de la part de votre ministère mais, ailleurs qu'en Corse, n'auraient-ils pas été suivis de mesures qui auraient modifié radicalement la situation ? ".
En réponse à cette interpellation, le ministre de la Justice s'est rendu sur l'île le 9 février. Cependant, la situation ne s'est guère améliorée à la suite de cette visite. En effet, le 26 juin 1996 l'assemblée générale des magistrats du tribunal de grande instance de Bastia adoptait une motion par laquelle elle soulignait que " les menaces, pressions et invectives à l'encontre de l'institution judiciaire se sont multipliées ".
L'institution souffrait d'un manque de soutien évident. Ne serait-ce que pour assurer la sécurité de ses locaux, elle se heurtait à un mur d'incompréhension. Ainsi M. Jean-Pierre Couturier, ancien procureur général de Bastia, a déclaré à la commission : " A mon arrivée à Bastia
- tout le monde le savait, c'était de notoriété publique - rentrait qui voulait au palais de justice et pénétrait qui voulait dans tous les locaux. J'ai même entendu - inutile de préciser quelle est la personne qui me l'a déclaré un soir : "Je ne vois pas, monsieur le procureur général, pourquoi nous ferions garder le palais de justice de Bastia, puisque l'inspection académique n'est pas gardée..." ce à quoi j'ai répondu : "il y a, au palais de justice de Bastia, les efforts de mois et de mois, d'années et d'années, de fonctionnaires de police, de gendarmerie et de juges d'instruction, qui dorment dans les dossiers !". Nous nous sentions impuissants.
" (...) J'avais l'impression qu'il y avait une mauvaise volonté évidente de nos partenaires pour faire garder le palais de justice de Bastia. Au cours de l'été 1996, j'ai été obligé d'appeler M. Toubon, qui a lui-même appelé Matignon, afin que des instructions soient données au préfet pour qu'enfin le palais de justice soit gardé ! ".
Le " malaise " des magistrats, analysé dans le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany, semble en voie d'apaisement. En effet si le climat de violence perdure - le tribunal d'instance de Sartène a été détruit le 20 mars 1999 par un attentat à l'explosif - les juridictions locales sont désormais mieux outillées pour accomplir leur mission.
b) Des effectifs renforcés et renouvelés
On dit souvent à juste titre que l'institution judiciaire manque de moyens. Cette affirmation ne peut être véritablement avancée en ce qui concerne les juridictions corses. En effet, l'analyse des charges de travail de ces juridictions ne fait apparaître aucun sous-effectif par rapport à la moyenne nationale. Comme le faisait remarquer M. Jacques Toubon, ancien ministre : " S'il est un service public qui, en Corse, a depuis très longtemps été particulièrement bien soigné par les budgets de l'Etat, c'est bien celui de la justice, tout particulièrement en nombre de postes ".
Bien mieux, une comparaison entre les différentes cours d'appel fait apparaître que celle de Bastia se situe au premier rang avec un magistrat pour 5 203 habitants alors que le ratio s'établit à un magistrat pour 13 866 habitants pour la cour d'appel la moins classée.
Les effectifs se sont accrus de quatre magistrats depuis 1993. C'est ainsi qu'un poste de juge d'instruction a été créé en 1996. Un substitut général a été nommé au mois de septembre 1997 pour coordonner l'action publique sur l'île sous l'autorité du procureur général. En 1999 ont été créés un poste de conseiller à la cour d'appel et un poste de juge au tribunal de grande instance de Bastia. 51 magistrats au total sont affectés dans les juridictions corses : 15 à la cour d'appel de Bastia, 20 au tribunal de grande instance de Bastia et 16 au tribunal de grande instance d'Ajaccio.
Plus qu'un problème purement quantitatif, se posait la question du renouvellement des magistrats en fonction sur l'île et de la manière de pourvoir les postes disponibles.
Comme l'a souligné M. Christian Raysséguier, procureur général de Bastia de juillet 1992 à décembre 1995 : " Alors que la Corse est un lieu très sensible d'exercice de l'action publique, les effectifs, manifestement, n'avaient pas été actualisés depuis de nombreuses années. Certains postes étaient vacants dans les parquets - un magistrat du parquet général, par exemple, est parti et n'a jamais été remplacé -, et nous avions une grande difficulté à trouver des magistrats qui acceptaient de venir servir en Corse. A tel point que la plupart des postes vacants étaient pourvus par des jeunes magistrats sortant de l'Ecole nationale de la magistrature. Or la Corse n'est pas le lieu approprié pour une jeune femme ou un jeune homme fraîchement sorti de l'école. Ils étaient ainsi bombardés juges d'instruction ou substituts ".
De ce point de vue, la situation commence à s'améliorer, selon le témoignage de M. Bernard Legras, procureur général de Bastia, qui a déclaré à la commission : " Lorsque je suis arrivé en Corse, j'ai demandé à la Chancellerie de me faire un listing des candidatures : sur certains postes, les états étaient néants, ce qui revient à dire qu'à la mi-1998, nous n'avions pas de candidats pour l'exercice de certaines fonctions en Corse et il en ressortait en particulier - il faut être clair - que les magistrats corses appartenant à la "diaspora" pour reprendre une appellation traditionnelle, ne veulent pas revenir exercer leurs fonctions en Corse.
" Depuis quelques mois, la tendance s'inverse : nous avons aujourd'hui, pour la plupart des fonctions, qu'il s'agisse des fonctions de parquet ou des fonctions d'instruction, des candidatures multiples, ce qui permet au niveau du ministère et au niveau du Conseil supérieur de la magistrature, d'opérer de vrais choix et notamment d'innover en définissant des profils de poste et en choisissant pour lesdits postes des candidats adaptés ! ".
La mobilité des magistrats est beaucoup plus importante que par le passé. L'ancienneté des magistrats en Corse, la tendance à " s'incruster " sur l'île étaient souvent dénoncées. Ainsi le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany relevait la " grande lassitude qui émanait de beaucoup de juges ", soulignant que " l'ancienneté des magistrats en Corse n'est sans doute pas étrangère à cette lassitude qui peut se muer en totale résignation ".
Cette impression ne paraît plus vraiment fondée aujourd'hui. Au reste, lorsqu'elle s'est rendue à Bastia la commission a pu mesurer les efforts accomplis. Tout d'abord, il faut remarquer que sur les quinze magistrats de la cour d'appel, treize sont en fonction depuis deux ans ou moins : deux d'entre eux ont été nommés en 1997, cinq magistrats, dont le procureur général et le premier président, sont arrivés à Bastia en 1998 et six autres en 1999, ce qui représente un taux de renouvellement de 86,6 % !
Le renouvellement est également significatif au sein du tribunal de grande instance de Bastia. Si son président est en poste depuis 1994, neuf des vingt magistrats ont une ancienneté dans l'affectation inférieure à deux ans. Un vice-président chargé de l'instruction a été nommé le 10 novembre 1998, deux juges d'instruction ont été affectés respectivement le 19 mai 1998 et le 20 juillet 1999 ; seul un juge d'instruction est en poste depuis le 10 août 1994. Du côté des magistrats du parquet, le nouveau procureur de la République a pris ses fonctions le 3 septembre 1999 et un procureur adjoint - poste vacant depuis le 11 novembre 1996 - a été nommé le 20 mai 1998. Le taux de renouvellement global depuis 1997 s'établit à 45 %.
Il est légèrement inférieur au tribunal de grande instance d'Ajaccio (37,5 %). L'on peut cependant souligner qu'un procureur adjoint a été nommé le 18 novembre 1998 et un nouveau substitut le 20 janvier 1999, que le nouveau président du tribunal a pris ses fonctions en mai 1999 ainsi qu'un juge d'instruction quelques mois après.
Grâce à ces mouvements, l'ancienneté moyenne des magistrats en Corse qui était de 5,6 ans en 1998 devrait se rapprocher de la moyenne nationale de 5,3 ans.
Comme l'a souligné M. Bernard Legras lors de son audition, il fallait " à permettre aux magistrats qui voulaient quitter l'île de le faire dans de bonnes conditions car l'immobilisme qui était dénoncé tenait aussi au fait que la chancellerie, à l'époque, ne voulait pas tenir compte de la situation particulière dans laquelle s'étaient trouvés ces magistrats et entendait les traiter à égalité avec ceux qui avaient exercé leurs fonctions à Limoges ou à Bourg-en-Bresse. On leur opposait donc les mêmes objections qu'aux magistrats continentaux. J'ai plaidé pour que l'on instaure un contrat de carrière avec les magistrats voulant exercer en Corse, afin qu'ils puissent ensuite quitter l'île dans des délais raisonnables et des conditions correctes. Je pense que c'est une idée qui est en train de s'imposer et, depuis un certain temps, les magistrats quittent la Corse dignement : le dernier exemple en date est celui de M. Vogt, procureur de la République de Bastia, qui est parti pour occuper la fonction de procureur de la République à Pointe-à-Pitre, poste qui correspondait à ses desiderata. Je tente actuellement de négocier pour que les magistrats qui ont exercé leurs responsabilités dignement pendant un temps suffisant puissent repartir dignement sur le continent : je pense que c'est là une condition sine qua non de l'évolution des mentalités au sein de la magistrature locale ".
c) La constitution d'un pôle économique et financier
La volonté de mener une politique plus efficace de lutte contre la délinquance économique et financière s'est traduite par la mise en place progressive de moyens mieux adaptés tant dans les services de police judiciaire, SRPJ et section de recherches de la légion de gendarmerie, que par la constitution d'un pôle spécialisé au sein du tribunal de grande instance de Bastia.
C'est d'ailleurs le premier pôle de cette nature avec celui de Paris, dont l'installation et le fonctionnement ont bénéficié de moyens humains et financiers. Le procureur adjoint, M. Patrick Mandroyan, magistrat spécialisé en matière financière, et M. Jean-Pierre Niel, juge d'instruction, ont pris leurs fonctions en juin 1998. M. Pierre-Yves Radiguet, nommé avocat général au parquet général de Bastia à la même époque, est chargé d'animer pour l'ensemble du ressort de la cour d'appel l'action publique dans ce domaine. Ces magistrats sont entourés de trois assistants spécialisés, compétents dans les domaines des marchés publics, de la comptabilité et de la réglementation communautaire compte tenu de l'importance de ces aspects dans les contentieux habituellement traités en Corse. L'équipe est constituée depuis le 1er juillet 1999 avec l'arrivée d'un inspecteur des douanes, d'une inspectrice des impôts et d'une inspectrice de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.
Ces fonctionnaires aideront les magistrats à décrypter les montages financiers destinés à permettre la dissimulation de mouvements de fonds d'origine frauduleuse. Une quarantaine de dossiers d'infractions financières sont en cours d'instruction, dont le fameux dossier du Crédit agricole.
Le pôle répondait à de véritables besoins, exprimés notamment par les deux anciens procureurs généraux de Bastia. Ainsi M. Christian Raysséguier a-t-il déclaré : " Le discours officiel expliquait qu'il convenait de s'attaquer à la criminalité économique et financière, notamment pour lutter contre le terrorisme et le grand banditisme, mais les moyens ne suivaient pas. Je me suis occupé de la section financière au SRPJ, et je peux vous affirmer que les moyens se sont réduits comme une peau de chagrin : il y avait 14 enquêteurs à mon arrivée, ils n'étaient plus que 9 à mon départ et ils ne faisaient plus face ".
De même, M. Jean-Pierre Couturier a souligné que la délinquance financière n'avait pas été " traitée convenablement (...). Pourtant, les renforts, les moyens furent demandés, oralement et par écrit, en audience de rentrée devant les autorités de l'île, mais il n'y avait pas de juges d'instruction spécialisés et l'on n'en a jamais vu vraiment arriver de performants parce qu'il n'y avait pas de candidats et qu'on ne peut pas obliger un magistrat du siège à se déplacer en Corse s'il ne le veut pas : son statut lui permet de le refuser. En outre, il n'y avait pas de substituts spécialisés dans les affaires financières, et rares étaient les officiers de police judiciaire capables de démêler une affaire financière complexe ".
La création d'une plate-forme interservices était également souhaitée par les préfets Bernard Bonnet et Bernard Lemaire, sous la forme d'un " pool indépendant " réunissant des " éléments du parquet, des éléments d'instruction et des experts " ainsi que le préfet de la Haute-Corse l'a déclaré lors du déplacement de la commission à Bastia. Si les préfets et le juge d'instruction spécialisé, M. Jean-Pierre Niel, estiment qu'il eut été préférable de disposer également de " gendarmes et de policiers détachés ", il n'en demeure pas moins que le pôle économique et financier comble un manque réel.
Il est bien sûr trop tôt pour dresser un bilan de sa mise en place, mais l'impulsion est donnée. M. Patrick Mandroyan, rencontré à Bastia, a précisé que " le pôle économique et financier pourrait prendre des initiatives d'investigations sur deux axes principaux : le blanchiment d'argent provenant des fonds européens - puisque l'on sait d'où l'argent part, on doit pouvoir en retrouver des traces, et c'est une rivière plus que poissonneuse - et l'inadéquation entre les revenus déclarés et les biens affichés. Ce sont des évidences que l'on peut aller vérifier. C'est une attente des citoyens qui paient leurs impôts. Ils se demandent pourquoi untel, dont on sait qu'il a de l'argent mal gagné et qui a pignon sur rue, est intouchable ".
4.- Le dispositif antiterroriste
a) Un arsenal juridique particulier
La France s'est dotée en 1986 d'un arsenal juridique spécifique pour lutter contre le terrorisme à la suite de la vague d'attentats commis sur son sol par des terroristes du Moyen-Orient. Rappelons que treize actions criminelles revendiquées par un certain " comité de solidarité avec les prisonniers arabes " avaient entraîné onze morts et 275 blessés. La loi n° 86-1020 du 9 septembre 1986 définissait pour la première fois la notion d'acte de terrorisme et surtout y attachait des règles de procédure spéciales en vue de renforcer les prérogatives des enquêteurs.
Ce dispositif a été modifié à plusieurs reprises, en mars 1994 avec l'entrée en application du nouveau code pénal, en janvier 1995 pour allonger les délais de prescription de l'action publique et des peines, en juillet 1996 pour étendre le champ des infractions et en décembre 1996 pour autoriser, sous strictes conditions, les perquisitions de nuit.
La législation antiterroriste a ainsi été perfectionnée au fil des années dans le souci permanent de s'adapter à l'évolution des menaces pesant sur la sécurité de nos concitoyens.
· La définition des actes de terrorisme
La loi du 9 septembre 1986 n'avait pas créé d'incriminations nouvelles, se bornant à désigner les infractions de droit commun qui seraient poursuivies, instruites et jugées selon les règles particulières de procédure qu'elle a instituées " lorsqu'il est constaté qu'elles sont en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l'ordre public par l'intimidation ou la terreur ".
Cette liste est désormais fixée par l'article 421-1 du code pénal qui pose toujours cette condition mais a élevé les actes de terrorisme au rang d'infractions autonomes, plus sévèrement sanctionnées que les infractions de même nature commises dans des circonstances communes. Etendue par la loi n° 96-647 du 22 juillet 1996 tendant à renforcer la répression du terrorisme, elle comprend :
- les atteintes volontaires à la vie, les atteintes volontaires à l'intégrité de la personne, l'enlèvement et la séquestration ainsi que le détournement d'aéronef, de navire ou de tout autre moyen de transport ;
- les vols, les extorsions, les destructions, dégradations et détériorations, ainsi que certaines infractions informatiques ;
- les infractions en matière de groupes de combats et de mouvements dissous ;
- la fabrication ou la détention de machines, engins meurtriers ou explosifs ;
- la fabrication, la détention, le stockage, l'acquisition et la cession d'armes biologiques ou à base de toxines ;
- la production, la vente, l'importation ou l'exportation de substances explosives ;
- l'acquisition, la détention, le transport ou le port illégitime de substances explosives ou d'engins fabriqués à l'aide des dites substances ;
- les infractions à la législation sur les armes et les munitions des première et quatrième catégories ;
- le recel du produit de l'une des infractions précédemment mentionnées.
De plus, la loi du 22 juillet 1996 a consacré la spécificité de l'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme, en créant un nouvel article 421-1 du code pénal.
· Des peines plus sévères
Aux termes de l'article 421-3 du code pénal, le maximum de la peine privative de liberté encourue se trouve relevé d'un degré, aussi bien en matière criminelle qu'en matière correctionnelle pour les actes de terrorisme visés à l'article 421-1. Ainsi, la réclusion criminelle à perpétuité est encourue lorsque l'infraction est normalement punie de trente ans de réclusion. La peine est de trente ans de réclusion pour les infractions punies de quinze ans, de quinze ans pour celles punies de dix ans, de dix ans pour celles punies de sept ans, de sept ans pour celles punies de cinq ans d'emprisonnement.
Cependant, ce principe d'élévation d'un degré dans l'échelle des peines n'est pas respecté lorsque l'infraction est normalement punie d'un emprisonnement de trois ans au plus ; dans cette hypothèse, la peine est portée au double.
L'on peut observer que certaines infractions, de nature correctionnelle en droit commun, deviennent des crimes lorsqu'elles sont qualifiées d'actes de terrorisme. Tel est, par exemple, le cas de la destruction à l'aide d'une substance explosive n'ayant entraîné aucun dommage corporel : punie de dix ans d'emprisonnement aux termes de l'article 322-6 du code pénal, elle serait alors sanctionnée de quinze ans de réclusion criminelle.
Quant à l'association de malfaiteurs en vue de préparer un acte de terrorisme, elle est passible de dix ans d'emprisonnement et de 1 500 000 francs d'amende.
· La compétence concurrente des juridictions locales et des juridictions parisiennes
Depuis l'origine, les infractions en matière de terrorisme obéissent à des règles particulières de procédure pénale ; elles aussi ont été complétées à plusieurs reprises depuis 1986 pour renforcer le dispositif. Pour la clarté de l'exposé, on distinguera les règles de compétence des règles de procédures.
Les articles 706-16 à 706-22 du code de procédure pénale prévoient la centralisation à Paris des affaires de terrorisme. A cet effet, le procureur de la République, les juges d'instruction et les juridictions de jugement parisiens se sont vus attribuer une compétence concurrente de celle qui résulte des règles de droit commun (lieu de commission de l'infraction, résidence de l'une des personnes soupçonnées d'avoir participé à l'infraction ou lieu d'arrestation de l'une de ces personnes).
L'objectif n'était pas de " déposséder " les juridictions territorialement compétentes mais de créer une compétence supplémentaire. La loi du 9 septembre 1986 n'a donc conféré aucune prééminence aux juridictions parisiennes.
En pratique, la saisine de la juridiction parisienne est réalisée selon des modalités différentes en fonction du moment où elle intervient. Il convient en effet de distinguer la saisine initiale de la procédure de dessaisissement après l'ouverture d'une information judiciaire.
Dans le premier cas, le parquet de Paris fait jouer auprès du parquet local sa compétence nationale concurrente. Cette saisine s'opère selon une procédure informelle avec l'accord du procureur de la République et, en cas de problème, du procureur général. Elle est confirmée et formalisée à la suite des échanges téléphoniques nécessaires par la transmission d'une note écrite de saisine du parquet de Paris au parquet local qui accepte de se dessaisir. Cette modalité de saisine s'applique lorsque le parquet de Paris évoque des faits de terrorisme immédiatement ou presque immédiatement après leur commission mais aussi en cas de saisine différée tant que le parquet initialement compétent n'a pas procédé à l'ouverture d'une information.
Cependant, il peut arriver qu'une information ait déjà été ouverte. En effet, le caractère terroriste d'une infraction peut ne pas être déterminé immédiatement, en l'absence de revendication ou lorsque l'authenticité de cette dernière paraît douteuse par exemple. De même, au cours d'une information ouverte pour des faits n'ayant pas de lien avec une action terroriste, des éléments nouveaux peuvent apparaître qui conduisent à reconsidérer la décision prise au départ d'exercer localement les poursuites. Une procédure de dessaisissement du juge d'instruction doit alors être envisagée, mais son initiative est réservée au procureur de la République local. Conformément à l'article 706-18 du code de procédure pénale, celui-ci va requérir le juge d'instruction de se dessaisir au profit de la juridiction d'instruction de Paris. La présentation de cette requête suppose évidemment que le parquet de Paris ait donné son accord.
Avant de statuer, le juge d'instruction avise la personne mise en examen ainsi que la partie civile et les invite à faire connaître leurs observations. L'ordonnance ne peut être rendue par le juge que huit jours au plus tôt après cet avis.
Une seule voie de recours est ouverte contre une telle ordonnance : dans un délai de cinq jours, le ministère public, la personne mise en examen ou la partie civile peuvent la déférer à la chambre criminelle de la cour de cassation. Celle-ci doit alors désigner dans un délai de huit jours à compter de la réception du dossier le juge chargé de continuer l'information. Si le dessaisissement est ordonné au profit du juge d'instruction de Paris, le parquet localement compétent adresse le dossier au procureur de la République de Paris.
L'hypothèse inverse peut également se présenter : le juge d'instruction de Paris se rend compte que les faits ne constituent pas un acte de terrorisme et ne relèvent pas de sa compétence à un autre titre. Selon l'article 706-19 du code de procédure pénale, le magistrat doit alors se déclarer incompétent, soit de son propre chef, soit sur requête du procureur de la République ou des parties.
La décision du juge est susceptible d'être déférée à la chambre criminelle de la cour de cassation selon les mêmes modalités que celles précisées plus haut. Si elle décide que le juge d'instruction n'est pas compétent, la cour de cassation peut soit désigner un autre juge d'instruction, soit estimer " dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice que l'instruction sera poursuivie au tribunal de Paris ". Mais, dans les deux cas, les dispositions procédurales spécifiques de la loi du 9 décembre 1986 cesseront de s'appliquer. Dès que l'ordonnance est devenue définitive, le procureur de la République de Paris adresse le dossier de la procédure à son homologue territorialement compétent.
Qu'il y ait ordonnance de dessaisissement ou ordonnance d'incompétence, le juge initialement saisi garde sa pleine compétence jusqu'à l'expiration du délai de cinq jours prévu pour le recours ou jusqu'à la date où l'arrêt de la chambre criminelle a été porté à sa connaissance. Dans le deux cas, les mandats de dépôt ou d'arrêt conservent leur force exécutoire et les actes de procédure intervenus toute leur valeur.
On verra ci-après que l'application des règles de dessaisissement a suscité des difficultés qui ont conduit à élaborer des critères précis pour caractériser les affaires terroristes permettant de les attribuer d'emblée aux juges spécialisés.
· Des règles de procédure spécifiques
Pour favoriser le rassemblement des preuves, rendre plus efficace l'action des enquêteurs, ceux-ci sont dotés de prérogatives plus larges dans le domaine de la garde à vue ainsi que pour le déroulement des perquisitions et saisies. En outre, les délais de prescription de l'action publique et des peines sont plus longs.
- La durée de la garde à vue peut être portée à quatre jours alors qu'habituellement son maximum est de quarante-huit heures. Cette décision de prolongation peut intervenir au cours d'une enquête préliminaire, d'une enquête pour crime ou délit flagrant, ainsi que pendant l'exécution d'une commission rogatoire. On observera que la durée maximale de la garde à vue est identique à celle prévue en matière de trafic de stupéfiants et qu'elle est inférieure à la règle qui prévaut dans d'autres Etats européens, comme la Grande-Bretagne (cinq jours) ou l'Espagne (sept jours). En outre, la prolongation supplémentaire de quarante-huit heures nécessite toujours l'autorisation préalable d'un magistrat du siège. La personne gardée à vue doit obligatoirement être présentée au magistrat avant que la décision ne soit prise. En revanche, elle ne peut s'entretenir avec un avocat qu'à l'expiration d'un délai de 72 heures de garde à vue et non de vingt heures, comme en droit commun.
- Le régime des perquisitions et saisies est également exorbitant du droit commun. Selon l'article 76 du code de procédure pénale, les perquisitions, visites domiciliaires et saisies de pièces à conviction ne peuvent être effectuées sans l'assentiment exprès de la personne chez laquelle l'opération a lieu. L'article 706-24 du même code permet de passer outre dans les affaires liées au terrorisme, si les nécessités de l'enquête le justifient. Sur requête motivée du procureur de la République, le président du tribunal de grande instance, ou le juge délégué par lui, peut accorder une autorisation qui aura les mêmes effets que l'assentiment de la personne intéressée.
L'article 706-24-1 du code de procédure pénale donne, en outre, au juge d'instruction le pouvoir de prescrire des perquisitions de nuit pour les actes de terrorisme punis d'au moins dix ans d'emprisonnement. Introduite une première fois dans le dispositif pour donner aux enquêteurs les mêmes prérogatives qu'en matière de trafic de stupéfiants et de proxénétisme, cette disposition avait été censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 96-377 DC du 16 juillet 1996.
Elle a finalement été adoptée après l'attentat commis le 3 décembre 1996 à la station de RER de Port-Royal, sous forme d'un amendement au projet de loi relatif à la détention provisoire, devenu la loi n° 96-1235 du 30 décembre 1996. Des conditions strictes entourent cette procédure ; les visites, perquisitions et saisies ne peuvent être effectuées qu'en cas d'urgence et pour la constatation d'actes de terrorisme les plus graves dans l'un des trois cas limitativement énumérés : une situation de flagrance, le risque immédiat de disparition des preuves ou des indices matériels ou " lorsqu'il existe des présomptions qu'une ou plusieurs personnes se trouvant dans les locaux où la perquisition doit avoir lieu se préparent à commettre de nouveaux actes de terrorisme ".
- Le délai de prescription de l'action publique et celui de la peine ont été allongés par la loi n° 95-125 du 8 février 1995. Pour les crimes, ces délais sont portés de dix à trente ans ; pour les délits, le délai de prescription de l'action publique est porté de trois à vingt ans et celui de la peine prononcée en cas de condamnation de dix à vingt ans.
b) Des structures spécialisées
La centralisation des poursuites a entraîné la création de structures spécialisées dans la lutte contre le terrorisme au sein du tribunal de grande instance de Paris, de la direction centrale de la police judiciaire et de la direction centrale des renseignements généraux du ministère de l'Intérieur. En effet, la spécificité des infractions pénales requiert une connaissance approfondie des milieux dans lesquels les terroristes opèrent et des moyens qu'ils utilisent. En outre, les investigations, tant policières que judiciaires, exigent de nombreux rapprochements entre les éléments matériels, les personnes et les groupes clandestins.
· Les structures judiciaires
Contrairement à la formule fréquemment employée, il n'existe pas " une section antiterroriste " au tribunal de grande instance de Paris regroupant juges d'instruction et magistrats du parquet, mais deux sections distinctes.
Au sein du parquet, c'est la section " terrorisme et atteintes à la sûreté de l'Etat " dite 14ème section ou section A6, à laquelle incombe l'engagement de l'action publique, le suivi des instructions et les poursuites en matière de terrorisme. Dirigée par Mme Irène Stoller, premier substitut, elle est composée de quatre magistrats exerçant leurs fonctions sous l'autorité du procureur de la République, M. Jean-Pierre Dintilhac. Ainsi que l'a souligné Mme Irène Stoller lors de son audition, la charge de travail de la section est très lourde. En outre, les locaux, enclavés dans ceux de la préfecture de police de Paris, auxquels ils appartenaient avant la création de la section en 1986, sont exigus et les matériels mis à sa disposition très anciens. Alors que la section a une compétence nationale et un nombre considérable de dossiers volumineux à traiter, elle ne dispose que d'un fax et d'une photocopieuse ! De même, les ordinateurs du secrétariat sont obsolètes et ne permettent aucune compatibilité avec ceux des magistrats.
Du côté de l'instruction, les affaires de terrorisme relèvent de la 4ème section, elle aussi composée de quatre magistrats : M. Jean-Louis Bruguière, premier vice-président chargé de l'instruction, Mme Laurence Le Vert, premier juge d'instruction, M. Gilbert Thiel, premier juge d'instruction, et M. Jean-François Ricard, juge d'instruction, qui ont chacun leur lot d'affaires corses.
Lors de son audition devant la commission, M. Jean-Louis Bruguière s'est lui-même défini comme un " primus inter pares " soulignant qu'il ne disposait d'aucun privilège, ni d'aucun pouvoir propre. Les juges étant par essence indépendants, le premier vice-président chargé de la coordination de la section n'a aucune autorité hiérarchique sur ses trois collègues, mais une " une simple autorité morale tout à fait acceptée et consentie par la totalité d'entre eux ". Il a également déclaré : " Nous sommes une petite unité et nous travaillons en parfaite cohésion, quoi que l'on ait pu en dire ici ou là, ce qui n'empêche pas que nous rencontrions quelques difficultés qui tiennent à des problèmes matériels évidents et non résolus depuis quelques années : alors que des moyens considérables sont consentis à d'autres secteurs, notamment aux affaires financières, - je ne dis pas que ce ne soit pas une bonne chose et même je m'en réjouis - il faut savoir que nous ne disposons pas de moyens informatiques. Nous avons notamment réclamé un système d'IAO qui fonctionne très bien et qui est tout à fait au point - la section financière en est dotée ainsi que certains magistrats de droit commun en charge d'affaires importantes comme celles de stupéfiants -, mais en vain, et nous fonctionnons encore de façon tout à fait classique, sur la base d'études de papiers avec des moyens matériels limités.
" Cela étant dit, nous avons la chance de pouvoir regrouper l'ensemble d'un contentieux, ce qui nous permet de pouvoir le gérer de façon centralisée et surtout, étant donné que nous sommes une petite équipe et que nous nous connaissons bien, nous avons la chance de pouvoir, au quotidien, en permanence, dans la confiance, discuter des affaires et répartir les rôles, car il est évident que personne ne peut tout faire tout seul. Dans cet esprit, j'ai personnellement essayé de développer, dans la limite des textes, un travail d'équipe par le biais de ce que l'on appelle la cosaisine.
" Je considère, en effet, que, dans le domaine judiciaire comme ailleurs, le travail solitaire n'est pas un travail efficient : on ne peut plus travailler seul ! Il faut donc travailler en équipe et cela pour deux raisons : premièrement, parce que cela démultiplie l'effort ; deuxièmement, parce que cela permet d'aller plus vite, alors que l'un des problèmes auxquels nous nous heurtons et qui est l'une des critiques justifiée faite à la justice est sa lenteur - notamment en justice pénale, les enquêtes sont souvent trop longues surtout quand il y a détention provisoire -, étant entendu qu'il existe des contraintes dont nous avons du mal à nous libérer, notamment au niveau matériel ".
La suite du rapport montrera que la réalité est parfois éloignée de cette présentation quelque peu idéalisée...
Il convient de signaler également que si la poursuite et l'instruction des dossiers de terrorisme sont confiés à des magistrats spécialisés, le jugement de ces affaires relève d'une juridiction de droit commun pour les délits.
Cependant la juridiction appelée à connaître des crimes de terrorisme est une cour d'assises composée uniquement de magistrats professionnels, afin de limiter l'effet des pressions ou des menaces pouvant peser sur les jurés. L'article 706-25 du code de procédure pénale précise en effet que pour le jugement des accusés majeurs, les règles relatives à la composition et au fonctionnement de la cour d'assises sont celles applicables en matière militaire lorsqu'il existe un risque de divulgation du secret de la défense nationale. Il s'agit donc d'une cour d'assises sans jurés, composée d'un président et de six assesseurs, tous désignés par le premier président de la cour d'appel. Il en est ainsi quelle que soit la juridiction compétente, celle de Paris ou une juridiction locale. La cour d'assises de Paris a jugé pour la première fois une affaire de terrorisme corse le 19 mars 1999 : il s'agissait d'une tentative d'attentat contre la chambre de commerce et d'industrie d'Ajaccio. Les trois accusés ont été condamnés à des peines de 10 ans de réclusion criminelle, 9 ans d'emprisonnement et 6 ans d'emprisonnement. Elle devrait siéger à partir du 16 novembre pour des attentats commis contre le centre de la fonction publique territoriale et la direction départementale de l'agriculture de la Corse-du-Sud et à partir du 22 novembre pour juger le meurtre commis contre un policier du RAID, M. René Canto.
· Les structures policières
L'auxiliaire privilégié de la section antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris et des juges d'instruction spécialisés est un service, également spécialisé, de la direction centrale de la police judiciaire : la 6ème division, devenue division nationale antiterroriste (DNAT) le 23 février 1998. Cette division ayant compétence sur l'ensemble du territoire peut intervenir soit seule, soit en cosaisine avec la gendarmerie ou le SRPJ local, dans le cadre d'enquêtes préliminaires ou de commissions rogatoires délivrées par le juge d'instruction. Elle comprend 70 fonctionnaires répartis en deux sections, l'une étant chargée de la répression du terrorisme international et de la lutte contre l'ETA, l'autre de la répression du terrorisme " interne ". Au sein de celle-ci, 10 fonctionnaires sont spécialisés sur le " séparatisme " corse ; à leurs côtés, travaillent depuis quelques mois en raison des nécessités des enquêtes judiciaires en cours, 18 autres agents. L'office central chargé des trafics d'armes, de munitions et de matières sensibles (nucléaires, biologiques ou chimiques) lui est rattaché.
En outre, la direction centrale des renseignements généraux a créé en son sein une sous-direction de la recherche qui travaille en liaison constante avec la DNAT. Comme l'a précisé M. Bernard Squarcini lors de son audition : " En 1990, j'ai créé, au sein de la sous-direction et plus spécialement au sein de la division "recherche", un groupe spécialisé dans les filatures et les surveillances sur le problème corse. En effet, ici et plus qu'ailleurs, il fallait absolument traiter le problème avec une certaine continuité et une spécialisation. Nous avions :
" - d'une part, une cellule "analyses" au niveau central qui savait apprécier l'état de la menace et suivait les grandes évolutions du mouvement nationaliste corse, puisque celui-ci était alors en proie à des mutations, parfois violentes suite à des dissidences internes,
" - d'autre part, un pendant opérationnel, qui consistait à essayer de prévenir des actions violentes dans l'hexagone comme en Corse ou, en cas d'échec, à essayer avec la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), d'identifier les auteurs et de les neutraliser suivant les règles procédurales en vigueur ".
c) L'application du dispositif antiterroriste en Corse
Depuis le 1er janvier 1993, 594 affaires ont été transférées au tribunal de grande instance de Paris, 303 en provenance du tribunal de grande instance d'Ajaccio et 291 en provenance du tribunal de Bastia. Parmi celles-ci, 571 se trouvaient au stade de l'enquête de flagrance ou de l'enquête préliminaire. Elles ont donc été transmises par les parquets locaux à la section antiterroriste du parquet de Paris. Seules 23 affaires ont été " dépaysées " après avoir fait l'objet d'informations suivies par des magistrats instructeurs locaux.
L'activité de la section antiterroriste du parquet de Paris a connu une forte croissance au cours des années 1996 et 1997. Le nombre de saisines qui n'avait atteint que 126 entre 1993 et 1995 est passé à 172 en 1996 et 183 en 1997 pour retomber à 49 en 1998. Pour le premier semestre de l'année en cours, le parquet est saisi de 49 dossiers. La nature de ces affaires est retracée dans le tableau ci-dessous.

Nature des affaires

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999
(1er semestre)

Attentats

30

24

41

138

170

26

34

Mitraillages

1

4

4

27

4

5

4

Assassinats (*)

1

0

0

1

1

1

0

Menaces, conférences de presse, opérations commando, etc.

10

6

5

6

8

17

3

Total des saisines

42

34

50

172

183

49

41

(*) Cette rubrique ne comprend pas les assassinats dont les juridictions locales ont été dessaisies à partir de 1996.

Source : parquet du tribunal de grande instance de Paris.
Ces données sont bien sûr liées à l'évolution de l'activité terroriste sur l'île ou sur le continent.
L'évolution du nombre des saisines s'explique par ailleurs par la politique suivie qui n'a, c'est le moins que l'on puisse dire, pas été linéaire en ce domaine. " En effet, on peut distinguer différentes périodes : tout d'abord, les juges antiterroristes ont eu à connaître d'un certain nombre de dossiers concernant notamment des attentats perpétrés en Corse - par exemple, en 1994, celui de Spérone et quelques autres - puis, dans une seconde période qui correspondait à une autre politique judiciaire, ces dossiers n'ont plus été dépaysés, la 14ème section ne les réclamait pas et ils restaient donc, pour l'essentiel, en Corse. C'est au milieu de l'année 1996, après l'attentat à la voiture piégée de Bastia, que l'on a, de nouveau modifié la donne, et que, de surcroît, bon nombre de dossiers qui touchaient à des assassinats perpétrés sur des nationalistes par des nationalistes, qui jusqu'alors étaient instruits en Corse, ont été dépaysés et sont venus enrichir le stock de la galerie Saint-Eloi." comme l'a très bien exposé le juge Gilbert Thiel lors de son audition.
Cette politique a effectivement pris un tour nouveau en 1996 lorsque le ministre de la Justice, M. Jacques Toubon, a décidé de procéder au dessaisissement des juridictions locales dans toutes les affaires qui opposaient les nationalistes entre eux. Comme il l'a souligné lui-même devant la commission d'enquête : " Ces affaires opposant des responsables ou des "militants" des deux grandes mouvances nationalistes, il n'était pas judicieux de penser qu'elles relevaient de conflits de droit commun entre les intéressés, qu'il s'agisse de conflits commerciaux ou crapuleux. Elles rentraient donc forcément dans le champ d'application de la loi de 1986. Telle fut la conclusion à laquelle j'ai abouti en procédant à une analyse tant juridique que politique ".
On verra ci-après que cette politique nouvelle a été mal ressentie par les juges en poste en Corse et a suscité un malaise profond et durable dont la commission d'enquête présidée par M. Jean Glavany s'était fait l'écho, mais qui semble désormais apaisé dans la mesure où des critères précis ont été établis d'un commun accord entre les parquets compétents. Cette initiative s'imposait d'autant plus dans le contexte de la politique mise en _uvre par la ministre de la Justice. Lors de son audition M. Bernard Legras, procureur général de Bastia, a souligné à juste titre : " Ainsi, nous avons établi des critères très précis nous permettant de régler désormais ces problèmes de dessaisissement vers la juridiction parisienne sans douleur. Il faut savoir que cela se place dans le contexte des déclarations du ministre de la justice, Mme Guigou, qui a annoncé à son arrivée qu'il n'y aurait plus d'instructions dans les dossiers individuels ; donc les arbitrages qui, jusque là, étaient faits par le ministère de la justice lorsqu'il y avait conflit de compétence, ne pouvaient logiquement plus relever de l'administration centrale et il convenait que les magistrats chargés de l'action publique, à Paris et en Corse, mettent en place des critères et un protocole permettant à l'avenir d'éviter tout dysfonctionnement ".
La centralisation va en s'accélérant. A l'heure actuelle, pratiquement tout le contentieux terroriste corse est traité à Paris.
Les critères déterminés d'un commun accord sont les suivants :
- l'existence d'une revendication authentifiée ;
- le fait que la cible soit un bâtiment public, même en l'absence de revendication ou avant que celle-ci soit révélée ;
- le modus operandi et les moyens employés selon leur importance, le type d'explosif utilisé...
Les deux procureurs de la République, celui d'Ajaccio et celui de Bastia, sont en contact permanent avec la 14ème section du parquet de Paris : " Sur chaque attentat, le substitut local, qui est le premier informé, se rapproche du substitut parisien et ils mettent en application les critères. En cas d'hésitation, les procureurs sont saisis et en cas d'hésitation de leur part, les procureurs généraux sont saisis ce qui, je crois, ne s'est produit qu'à deux reprises en un an et demi... " ainsi que l'a précisé M. Bernard Legras.
La centralisation des poursuites et l'utilisation plus intense du dispositif antiterroriste depuis 1996 ont eu pour corollaire un investissement plus fort de la DNAT dans les enquêtes concernant les affaires corses.
Le nombre de saisines par le parquet du tribunal de grande instance de Paris de cette division spécialisée est ainsi passé de 4 en 1993 à 14 en 1996 et 27 en 1998. Pour le premier semestre de l'année en cours, il s'établit déjà à 9 saisines.
Il faut bien sûr y ajouter les saisines décidées par les magistrats instructeurs spécialisés. Le tableau figurant ci-après retrace l'évolution des saisines de la DNAT depuis 1994 en distinguant les enquêtes préliminaires diligentées par le parquet des saisines décidées par les magistrats instructeurs.
évolution des saisines de la division nationale antiterroriste

 

 

 

 

 

 

 

DNAT

DNAT - SRPJ Ajaccio

DNAT - Gendarmerie

 

Parquet

Instruction

Parquet

Instruction

Parquet

Instruction

1994

2

6

-

12

-

-

1995

2

3

-

-

-

-

1996

14

15

-

-

-

-

1997

13

17

-

-

-

1

1998

27

63

-

3

-

-

1999

(1er semestre)

9

31

-

6

-

-

Source : direction centrale de la police judiciaire.
A la lecture de ces données statistiques, il apparaît clairement que l'action de la DNAT en Corse s'est amplifiée à partir de 1996 et que la plupart des enquêtes lui ont été confiées par les magistrats instructeurs spécialisés dans la lutte antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris.
Les juges d'instruction parisiens l'ont ainsi saisie de 145 enquêtes, dont 121 pour les seules années 1997, 1998 et 1999. L'on peut aussi observer que le nombre de cosaisines avec les services locaux est extrêmement faible. Si l'on excepte l'année 1994, seules 9 enquêtes ont été confiées conjointement au SRPJ et à la DNAT au cours des dernières années et une seule à la DNAT en cosaisine avec la gendarmerie. L'on peut donc considérer qu'il existe une véritable prééminence du service de police spécialisé parisien dans les enquêtes relatives à la lutte contre le terrorisme corse.
c.- de piètres résultats
Le rapprochement des moyens consentis par l'Etat en faveur de la sécurité en Corse et les résultats obtenus par l'appareil policier et judiciaire sur l'île ou à Paris dans le cadre du dispositif antiterroriste révèle d'importantes insuffisances. Sans doute les spécificités de la Corse permettent-elles de comprendre cette situation. Le haut niveau de violence qui règne dans l'île, en partie dû à la fragmentation des mouvements nationalistes et à leurs récentes surenchères, mobilise les forces de sécurité et les juridictions, laissant de ce fait d'autres formes de délinquance dans une impunité relative. Deux éléments objectifs permettent de mesurer cette faible efficacité de l'appareil répressif : le taux d'élucidation des actions violentes est peu élevé, tandis que le nombre d'affaires qui vont à leur terme judiciaire en se traduisant par le prononcé de peines conséquentes demeure faible.
1.- Des taux d'élucidation disparates
Il serait faux de considérer que les taux d'élucidation en Corse sont très faibles. A cet égard, les statistiques d'ensemble sont encourageantes, ce que n'a pas manqué de souligner le ministre de l'Intérieur, M. Jean-Pierre Chevènement, devant les membres de la commission : " Le taux d'élucidation des crimes et délits atteint 43 % en Corse, ce qui le situe largement au-dessus de la moyenne nationale (30 %). Bien évidemment, le résultat le plus spectaculaire fut l'élucidation de l'assassinat du préfet Claude Erignac, grâce au travail effectué par la DNAT sous le contrôle des juges anti-terroristes, avec l'appui de la section de recherches de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG).(...)
S'agissant de la criminalité, on constate aussi une chute remarquable de 62 % des vols à main armée, qui sont passés de 160 en 1997 à 61 en 1998. Le nombre des homicides et tentatives d'homicide demeure stable, mais l'effort porté sur l'élucidation a été payant : 29 affaires ont trouvé leur solution en 1998. Jamais, depuis vingt ans, la police et la gendarmerie n'avaient obtenu pareil résultat. On peut dire qu'aujourd'hui, contrairement à une tradition ancienne, la plupart des auteurs de meurtres en Corse sont identifiés. D'autres élucidations devraient intervenir, suite au succès de l'enquête menée sur l'assassinat de M. Claude Erignac ".
Il est vrai qu'à l'exception de l'année 1993, le taux d'élucidation des crimes et délits enregistrés en Corse a toujours été supérieur à la moyenne nationale (cf. tableau n° 5 en annexe).
Les taux d'élucidation ne constituent toutefois pas toujours des indicateurs fiables de l'efficacité des services, dans la mesure où le nombre d'infractions constatées peut s'avérer faible comparé au nombre d'infractions effectives. Ainsi en matière de port et détention d'armes prohibées, le taux d'élucidation en Corse avoisine les 100 % mais le nombre d'affaires constatées est quantitativement faible, puisqu'il est compris entre 268 en 1993 et 182 en 1998.
S'agissant du taux d'élucidation global des crimes et délits contre les personnes, il est également globalement satisfaisant d'autant qu'il est en progression depuis 1993, les élucidations de crimes et délits étant passées de 611 à 866 sur la période 1993-1998 (cf. tableau n° 6 en annexe).
La situation est, en revanche, beaucoup moins satisfaisante en matière d'homicides ou de tentatives d'homicides. Le taux d'élucidation moyen constaté, sur la période 1993-1998, pour cette catégorie est en effet de 52 % pour la Corse tandis qu'il est de l'ordre de 75 % au niveau national (cf. tableau n° 8 en annexe).
La présentation de ces quelques résultats permet donc de nuancer la portée du taux global d'élucidation. En matière d'homicides et de tentatives d'homicide, les taux d'élucidation sont d'ailleurs très inférieurs en Corse à la moyenne nationale, alors même que ce type de criminalité est très important dans l'île, notamment du fait des règlements de compte entre nationalistes.
S'agissant des attentats, les statistiques sont exécrables (cf. tableau n° 9 en annexe). Le taux d'élucidation des attentats par explosifs contre les biens publics oscille ainsi entre 0 % pour les années 1993, 1994 et 1998 et 8,85 % pour l'année 1997, alors même que ce type d'attentat est le plus souvent revendiqué. Le taux d'élucidation moyen sur la période 1993-1998 s'élève pour cette catégorie à 2,7 % pour la Corse, contre 21,4 % au niveau national.
Les résultats en matière d'attentats par explosif contre des biens privés sont également très faibles avec des taux compris entre 0,4 % pour 1995 et 11,3 % pour 1997. Pour cette catégorie d'infractions, le taux d'élucidation moyen est de l'ordre de 4 % contre 13,6 % au niveau national.
Enfin, s'agissant des vols à main armée, le taux d'élucidation global demeure là aussi inférieur à ceux constatés sur l'ensemble du territoire national, avec un taux moyen de 20 % en Corse contre 35 % au niveau national sur la période 1993-1998 (cf. tableau n° 7 en annexe).
Si des résultats significatifs sont obtenus dans certains domaines tels les infractions économiques et financières ou les infractions à la législation sur les stupéfiants, force est de constater les carences des services enquêteurs sur les deux fronts principaux de la délinquance dans l'île : le grand banditisme et le terrorisme nationaliste. Cette situation se double par ailleurs d'une réponse insuffisante sur le plan judiciaire.
2.- Une réponse judiciaire insuffisante
Le système statistique du ministère de l'Intérieur comptabilise les personnes mises en cause à l'occasion de crimes ou de délits. Dans ce cadre sont recensées les personnes entendues par procès verbal et pour lesquelles les aveux ou indices recueillis en cours d'enquête attestent de leur participation à la réalisation de l'infraction qui a causé leur interpellation. L'ensemble des interpellations ne fait donc pas l'objet d'une statistique spécifique.
Le nombre de personnes mises en cause dans l'île a connu une progression de 11,23 % sur la période 1993-1998 en passant de 3 685 à 4 099.
Les suites judiciaires données ne sont pas prises en compte en terme de déferrement des personnes mises en cause, mais en terme de personnes écrouées. Ainsi, pour la période courant de 1993 à 1997, la part des personnes écrouées en Corse a représenté plus de 13 % du total des mis en cause se situant à un niveau supérieur à la moyenne nationale. On notera néanmoins une tendance à la diminution du nombre des personnes écrouées qui est passé de 513 en 1993 à 373 en 1998, soit une baisse de 27,29 %.

mis en cause et écroués en région corse

Années

Total des mis en cause

Ecroués en Corse

Part des écroués dans le total des mis en cause en Corse

Taux national des écroués dans le total des mis en cause

1993

3685

513

13,92 %

11,25 %

1994

5015

845

16,85 %

10,44 %

1995

4744

670

14,12 %

9,46 %

1996

4380

649

14,82 %

9,17 %

1997

4031

525

13,03 %

8,13 %

1998

4099

373

9,10 %

7,21 %

Source : direction centrale de la police judiciaire.

Si les données relatives aux personnes écrouées se situent dans la moyenne nationale, en revanche l'analyse des peines prononcées par les juridictions corses soulignent les carences de l'appareil répressif. Ces carences peuvent s'expliquer par l'incapacité des services enquêteurs à rassembler des éléments de preuve ou à conduire correctement les procédures de police judiciaire, mais aussi par la clémence des cours d'assises locales.
On remarquera tout d'abord que le taux de non-lieux mesuré par rapport au nombre des décisions de clôture prononcées par les juges d'instruction dans l'ensemble du ressort de la cour d'appel de Bastia a été supérieur à celui constaté au niveau national pour les années 1993, 1994 et 1997. Cette donnée montre que bon nombre de procédures judiciaires ne peuvent aboutir à des condamnations, faute de preuves suffisantes ou du fait de procédures mal conduites par les officiers de police judiciaire.

taux de non-lieux dans le ressort de la cour d'appel de Bastia

 

 

 

 

Nombre de non-lieux

Taux par rapport au nombre total de décisions

 

cour d'appel de Bastia

cour d'appel de Bastia

Taux national

1993

76

16,3 %

11,6 %

1994

52

13,5 %

12,4 %

1995

43

9,1 %

12,2 %

1996

41

9,3 %

13,0 %

1997

75

18,9 %

14,2 %

Source : parquet général de la cour d'appel de Bastia.
S'agissant des peines prononcées par les juridictions locales elles sont inférieures à celles prononcées par les autres juridictions répressives françaises. Ainsi, sur la période 1988-1998 étudiée par le procureur général Legras dans le cadre de son audit sur la justice criminelle en Corse, il apparaît que le taux d'acquittement des tribunaux de Bastia et d'Ajaccio avec respectivement 22,4 % et 15 % est le plus fort de France. S'agissant des peines supérieures à 10 ans, les deux tribunaux de l'île sont ceux qui en prononcent le moins puisqu'elles représentent 21,6 % des peines prononcées à Ajaccio et seulement 12,9 % des peines prononcées à Bastia, contre plus de 46 % des peines prononcées dans le ressort de la cour d'appel d'Orléans (voir page suivante).
S'agissant de la répression des actes de terrorisme, la compétence concurrente du parquet de Paris pour ces dossiers implique un examen distinct des décisions prononcées dans ce ressort.
Pour ce qui relève des enquêtes initiales diligentées par le parquet de Paris, force est de constater qu'un nombre important de procédures sont classées sans suite du fait de l'absence d'auteur connu de l'infraction. Le nombre d'informations judiciaires ouvertes est peu élevé et le nombre d'affaires renvoyées devant le tribunal correctionnel ou la cour d'assises demeurent faibles même si l'on assiste à un accroissement récent et notable. Ainsi en 1993, sur les 42 saisines du parquet de Paris pour des affaires de terrorisme corse, 30 ont donné lieu à une décision de classement sans suite, 12 ont donné lieu à une information dont 10 se sont soldées par un non-lieu et une par un constat de prescription. La dernière information ouverte est toujours en cours.

acquittements

1988 - 1999

(en %)

peines supérieures à 10 ans

sur le nombre total d'accusés

1988 - 1998

(en %)

saisine du parquet de Paris de 1993 à 1999
en application de l'article 706-17 du code de procédure pénale
pour les faits survenus en corse

 

 

 

 

 

 

 

 

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

Nombre de saisines

42

34

50

172

183

49

41

Décisions de classement après enquête

30

16

46

112

133

5

3

Jonctions d'information

-

-

-

22

32

9

-

Informations ouvertes

12

18

4

33

9

24

7

Suites données à ces informations

- ordonnances de transmission de pièces au procureur général

-

-

-

4

-

-

-

- ordonnances de renvoi devant le tribunal

-

-

2

3

1

2

-

- ordonnances de non-lieu

10

15

-

6

3

-

-

- informations toujours en cours

1

3

2

17

5

22

-

- action publique éteinte

1

-

-

-

-

-

-

- dessaisissements a profit d'une juridiction corse

-

-

-

3

-

-

-

Enquête toujours en cours

-

-

-

5

9

11

31

Source : parquet du tribunal de grande instance de Paris.

Le nombre d'affaires renvoyées devant le tribunal correctionnel de Paris est par ailleurs faible, puisqu'il est compris entre 0 et 3 affaires par an entre 1993 et la fin du 1er semestre 1999, 7 affaires demeurant en attente de jugement. Quant à la cour d'assises, elle n'a jugé qu'une affaire de terrorisme corse sur la période étudiée par la commission d'enquête, 3 affaires demeurant en attente de jugement (voir ci-avant).
La durée moyenne de l'instruction pour les affaires corses est de deux ans et 132 mandats de dépôt ont été délivrés depuis 1993. Les condamnations prononcées par le tribunal de Paris se répartissent de la manière suivante : 14 ont été prononcées pour association de malfaiteurs, 5 pour destruction et dégradations, 10 pour détention d'armes et d'explosifs ; 11 peines d'emprisonnement ont été prononcées, 3 peines d'emprisonnement avec sursis et 2 relaxes.
Cette situation montre la difficulté des services enquêteurs et des magistrats dans le domaine de l'identification des auteurs d'attentats. Très peu d'auteurs de ces infractions ayant été interpellés sur la période considérée, les arrestations concernent le plus souvent des infractions connexes, telles la détention d'armes et d'explosifs et l'association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Quoi qu'il en soit, ces données soulignent le faible nombre d'affaires qui aboutissent après dépaysement auprès des juridictions parisiennes.
*
*     *
La situation des forces de sécurité en Corse est paradoxale : malgré leur présence massive, le degré de violence dans l'île demeure élevé et le nombre d'affaires élucidées en matière d'homicides et d'attentats reste faible. Par ailleurs, la réponse judiciaire est caractérisée par sa faiblesse, puisque peu d'affaires aboutissent sur le plan judiciaire et que les juridictions criminelles de l'île connaissent d'importants dysfonctionnements, notamment du fait des cours d'assises locales. Force est donc de constater une situation de relative impuissance de l'Etat dans le domaine de la sécurité en Corse. Cet état de fait appelle une réflexion d'ensemble sur les raisons de cette situation.
II.- LES RAISONS DE L'IMPUISSANCE DE L'éTAT
Si le constat de l'inefficacité relative des forces de sécurité et de l'appareil judiciaire s'impose en matière de lutte contre le terrorisme nationaliste et contre la violence de droit commun régnant en Corse, les raisons de cette situation restent à analyser.
L'attitude fluctuante des pouvoirs publics dans le dossier corse apparaît comme la cause essentielle de cette inefficacité alors même que l'absence de coopération de la population de l'île ou la mauvaise marche des services en charge de la sécurité sont souvent mis en avant. Mais, il est relativement difficile de connaître la cause principale de l'impuissance de l'Etat dans ce domaine, tant il est vrai que ces facteurs interagissent. L'attitude conciliante de certains gouvernements vis-à-vis des nationalistes permet ainsi d'expliquer la démobilisation des services et le découragement de la population insulaire constatés sur le terrain, tandis qu'à d'autres moments ce sont d'abord les résistances rencontrées tant dans l'administration locale que dans la société corse qui expliquent les difficultés de la politique dite de rétablissement de l'Etat de droit.
Cette situation complexe s'est doublée d'une surmédiatisation de la violence et, dans la période récente, d'une communication chaotique des différents acteurs administratifs et judiciaires de la scène corse qui, en définitive, ont nui à la lisibilité de l'action de l'Etat et à l'application effective de la loi dans l'île.
a.- les changements de politique intervenus
L'attitude des pouvoirs publics à l'égard des nationalistes corses a été marquée par d'importantes variations caractérisées par l'alternance de phases de négociations et de répression, d'ailleurs parfois menées concomitamment.
S'inscrivant dans le prolongement des négociations menées par M. Pierre Joxe qui devaient aboutir à l'adoption de la loi du 13 mai 1991 portant statut de la Corse, l'action de MM. Pasqua et Debré a été caractérisée par l'importance des tractations entre l'Etat et les nationalistes. Cette politique devait être remise en cause du fait des événements de Tralonca survenus le 12 janvier 1996 et de l'attentat contre la mairie de Bordeaux le 5 octobre 1996, qui ont conduit les pouvoirs publics à changer d'attitude face au terrorisme et aux infractions de droit commun constatés dans l'île. Cette politique de fermeté sera confirmée par le Premier ministre actuel, Lionel Jospin, notamment dans sa déclaration de politique générale. L'assassinat du préfet Erignac, le 6 février 1998, devait renforcer la politique de rétablissement de l'Etat de droit conduite sous la houlette du préfet Bonnet jusqu'à la fin du mois d'avril 1999, date de l'affaire des paillotes qui a entraîné son incarcération.
1.- La période de négociation
Compte tenu de l'audience électorale des mouvements nationalistes, il est évident que la seule politique répressive ne saurait permettre d'aboutir à une solution de la question corse. Ce constat avait d'ailleurs conduit le gouvernement précédant le gouvernement Balladur à négocier un statut spécifique pour la collectivité de Corse et à accorder une reconnaissance juridique au peuple corse, qui fut censurée par le Conseil constitutionnel au nom du respect de l'unité et de l'indivisibilité de la République française.
S'il ne s'agit pas de condamner a priori toutes les formes de dialogue avec les nationalistes qui peuvent être légitimes et nécessaires, les conditions dans lesquelles ont été conduites certaines tractations posent toutefois de nombreuses questions. Elles soulignent notamment le problème du rôle particulier dévolu à certains ministres de l'Intérieur et à certains conseillers ministériels dans le domaine des affaires corses ; elles révèlent par ailleurs de graves dysfonctionnements de l'appareil policier et judiciaire du fait de l'attitude des pouvoirs publics face aux nationalistes ; elles ont conduit enfin à une véritable impuissance des services de sécurité face à la violence régnant dans l'île en laissant peu ou prou s'installer un sentiment d'impunité.
a) Le rôle prééminent du ministère de l'Intérieur
· L'existence d'un domaine réservé corse
Cette question d'un domaine réservé corse et l'existence récurrente d'un " Monsieur Corse " dans les sphères gouvernementales semble relever du tabou pour certains anciens responsables ministériels. En effet ceux-ci se sont retranchés derrière l'organigramme officiel du gouvernement auquel ils appartenaient pour nier l'existence d'un dispositif décisoire dérogatoire pour les affaires corses. Il apparaît pourtant que le ministère de l'Intérieur a joué par le passé un rôle éminent dans les questions corses, y compris dans des dossiers ne relevant pas de sa compétence.
Il est vrai que les attributions de M. Charles Pasqua, englobant à la fois l'ordre public et l'aménagement du territoire, lui donnaient une certaine légitimité pour traiter des affaires de nature interministérielle. En revanche les attributions de M. Jean-Louis Debré étant plus limitées, son champ d'intervention aurait dû être circonscrit aux problèmes d'administration générale et aux questions d'ordre public.
Interrogé sur le rôle du ministre de l'Intérieur dans les affaires corses sous le gouvernement Balladur, M. François Léotard a déclaré sur ce point : " il n'y avait pas de cellule particulière chargée des affaires corses à Matignon, ce que pourra d'ailleurs vous confirmer M. Edouard Balladur si jamais vous l'interrogez. Chaque ministre avait la responsabilité de son département ministériel.
" Sur le premier point, je dirai que le ministre de l'Intérieur avait une responsabilité éminente, et sans aucun doute - j'ignore ce qu'il en est par rapport au ministre de la Justice et je ne sais d'ailleurs pas si c'est en ces termes qu'il convient de présenter les choses -, supérieure à celle du ministre de la Défense ! ".
M. Charles Pasqua, ancien ministre de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire, a pour sa part reconnu avoir mis en place un suivi spécifique des affaires corses en confiant cette charge à un membre de son cabinet, M. Pierre-Etienne Bisch. Lors de son audition, celui-ci a déclaré : " j'ai commencé mon travail, au fond, un peu comme un SGAR (secrétariat général pour les affaires régionales) parisien de la Corse, puis, le mot parisien devient plus important que le mot SGAR, et puis le mot corse plus important que le mot parisien. Les choses évoluent dans le temps ".
Avec l'arrivée de M. Jean-Louis Debré, ce conseiller devait par la suite continuer à suivre le dossier corse jusqu'à la fin de l'année 1996, tout en étant nommé à la direction des affaires politiques et territoriales au sein de la direction générale de l'administration du ministère de l'Intérieur. N'étant plus membre du cabinet à part entière, sa participation en tant que " membre associé " du cabinet a marqué la volonté gouvernementale d'assurer une continuité dans le rôle spécifique confié au ministère de l'Intérieur dans les affaires corses.
M. Pierre-Etienne Bisch a confirmé l'existence d'une telle volonté politique : " Lorsque le Premier ministre, M. Juppé, a pris ses fonctions, il avait été souhaité que le traitement du dossier Corse s'effectue dans une continuité suffisante, spécialement sur son volet économique, social et fiscal. C'est la raison pour laquelle, alors même qu'il m'était par ailleurs confié des fonctions de directeur d'administration centrale dans ce ministère, M. Debré m'a, sans me nommer à son cabinet, ce que je n'ai pas demandé - d'ailleurs, on ne demande rien dans ces cas-là, on fait ce que l'on nous dit, nous sommes des soldats de la République -, associé pendant son passage, assez intensément pendant un gros semestre, plus épisodiquement ensuite. De même, le cabinet du Premier ministre de l'époque m'avait également sollicité, au fond, pour passer le relais de la technicité et de la dimension politique des dossiers existants et assurer cette continuité ".
Pourtant M. Jean-Louis Debré, ancien ministre de l'Intérieur, a nié devant la commission avoir joué un rôle de " ministre-pilote " dans les questions corses : " Il n'y avait pas un "Monsieur Corse". Il existe, au sein du gouvernement, depuis toujours, un ministre - le ministre de l'Intérieur - qui est responsable de l'ordre et de la sécurité, en Corse comme ailleurs. Or, comme les problèmes qui se posaient là étaient des problèmes de respect de l'Etat de droit, de lutte contre l'insécurité, c'était tout naturellement le ministre de l'Intérieur qui gérait ces dossiers.
" Qu'un ministre, de par la nature de ses fonctions soit, plus que d'autres, porté à s'intéresser à la Corse, c'est évident compte tenu des actions terroristes ou nationalistes, mais pas plus que je n'ai été "Monsieur Islamiste" ou "Monsieur Basque", je ne me considère comme ayant été "Monsieur Corse" ".
Cette présentation de la répartition des compétences au sein du gouvernement Juppé est toutefois contredite par les propos de M. Charles Millon : " je respectais la dévolution des rôles et des fonctions, puisqu'il avait été décidé, en 1995, que le ministre de l'Intérieur serait chargé des affaires corses. (...) Je vous signale toutefois que les questions de sécurité en Corse étaient suivies, non pas par le ministère de la Défense, mais par le ministère de l'Intérieur. C'est donc M. Jean-Louis Debré qui était chargé des affaires corses durant ces deux années. (...) il y avait un "ministre-pilote", en l'occurrence le ministre de l'Intérieur, et le ministère était organisé de façon précise ; si les responsables qui suivaient les dossiers corses jugeaient que l'information devait être portée à la connaissance du ministre, ils la lui transmettaient. S'ils jugeaient qu'elle n'était pas d'une importance capitale mais qu'elle intéressait le "ministre-pilote", ils la lui transmettaient directement ".
Sur ce point, M. Charles Pasqua a apporté un éclairage intéressant en critiquant la gestion des affaires corses par le gouvernement qui lui a succédé : " Surtout, le gouvernement d'Alain Juppé - je reconnais qu'il avait bien d'autres chats à fouetter ; ce n'est pas une critique, mais une constatation, encore qu'à la limite, je suis libre de formuler une critique si tel est mon sentiment - ne s'est pas du tout occupé de la Corse pendant six mois et, à ma connaissance, le ministre de l'Intérieur de l'époque non plus, ou peu. Ce qui a certainement entraîné, par dépit, des conséquences : nous avons assisté à la reprise des attentats à l'encontre des édifices publics comme nous en avions rarement vu, et d'autres épisodes sur lesquels je ne m'étendrai pas. Pendant cette période de vacuité ou d'absence d'intérêt, la Corse n'était plus une priorité, et c'est ainsi que les élus corses l'ont ressenti. J'avais, pour ma part, institué un contact permanent entre l'assemblée de Corse et le ministère de l'Intérieur et de l'Aménagement du territoire en la personne du sous-préfet, aujourd'hui préfet, M. Pierre-Etienne Bisch, qui assurait un suivi permanent dans nos relations et nos travaux. C'est l'absence de suivi qui a conduit à la reprise des attentats ".
Dans ce cadre, le ministre de l'Intérieur a pu jouer un rôle spécifique de " ministre de la Corse ", comme l'a souligné M. Emile Zuccarelli devant les membres de la commission : " Par le passé, il est arrivé qu'un ministre soit investi d'une sorte de mission générale, qu'il ait aussi à réfléchir sur le développement dans le cadre d'une sorte de mission interministérielle... Je crois qu'une telle approche n'a jamais donné de bons résultats, parce que le malheureux ministre ainsi sollicité suscitait tellement d'espoirs et d'attentes, qu'il avait une forte pression sur les épaules, émanant d'une population en état de difficulté générale, mentale, morale et économique. Il y a eu auparavant des "monsieur corse", mais encore une fois, ces malheureux ne pouvaient que décevoir, tellement était forte l'attente de miracle ".
En définitive, le problème principal tient davantage à l'existence de tractations occultes qu'à l'existence d'un ministre-pilote sur les questions corses. Il n'empêche que cette organisation favorise la tenue de négociations secrètes, puisqu'elle donne une prééminence à une autorité ministérielle pour régler des questions ne relevant pas toujours directement de sa compétence du seul fait qu'elles intéressent la Corse.
· Des négociations peu transparentes
Compte tenu du poids électoral des nationalistes et de leur représentation au sein de l'assemblée de Corse - rappelons qu'ils avaient obtenu 24,8 % des voix aux élections de 1992 - la voie de la négociation a été privilégiée par le gouvernement de M. Edouard Balladur, puis par celui de M. Alain Juppé, jusqu'à la conférence de presse de Tralonca et l'attentat à la mairie de Bordeaux qui ont marqué un tournant dans l'attitude de l'Etat en Corse.
Lors de son audition par la commission, M. Charles Pasqua a confirmé l'existence de négociations : " j'ai rencontré l'ensemble des représentants des mouvements nationalistes en présence de mon directeur de cabinet. Je leur ai dit que la violence n'avait pas de sens, qu'il fallait l'abandonner et qu'ils devaient se réinsérer dans le système politique. Je crois d'ailleurs que nous n'avons pas été loin d'y parvenir, car si l'on s'arrête sur la période de 1995, avant le changement de gouvernement, on constate, peu de temps après, la diminution des attentats, en tout cas ceux concernant les édifices publics et les personnes, ainsi que ceux que l'on a rattachés ensuite à "la guerre entre les mouvements nationalistes" ".
Pour sa part, M. Jean-Louis Debré a nié avoir eu des contacts avec des nationalistes corses autres que ceux élus à l'assemblée territoriale : " Lorsque je suis venu en Corse - je l'ai fait d'abord très clairement à la préfecture de Corse puis très officiellement Place Beauvau - j'ai reçu tous les représentants élus de l'assemblée de Corse et je n'ai reçu que ces personnes-là, quelles que soient leur opinion politique et leur appartenance. Il est bien évident, Monsieur le président, que je savais pertinemment qu'un certain nombre d'entre elles étaient liées à des mouvements nationalistes et d'ailleurs elles n'en faisaient pas mystère.
" (...) Je vous le répète : je n'ai reçu personnellement aucun nationaliste corse autre que ceux élus à l'assemblée territoriale ; aucun de mes collaborateurs, à ma demande ou sur instruction de ma part, n'a reçu de ces personnages-là ; les relations se limitaient aux personnes élues ".
Cette affirmation a été contredite par M. Emile Zuccarelli devant la commission : " On a vu, en effet, des gouvernements - j'ai toujours l'air de retomber sur le même - recevoir dans les palais nationaux des gens appartenant notoirement à des organisations terroristes, justifiant et glorifiant la violence, l'assassinat et l'attentat politique, et qui venaient ensuite discourir sur le trottoir devant les caméras de télévision en disant : "Nous avons eu avec le ministre un entretien très franc et très productif !".
" M. le Rapporteur : Vous avez des exemples précis en tête ?
" M. Émile ZUCCARELLI : Oui, j'ai vu M. François Santoni être reçu et discourir sur le trottoir de la place Beauvau... ".
De fait, lors de son audition par la commission, M. Pierre-Etienne Bisch, a fait état du caractère d'interlocuteur privilégié de l'ex-FLNC-Canal historique dans les négociations conduites avec les nationalistes corses sous la houlette de M. Charles Pasqua, puis de M. Jean-Louis Debré : " Le choix du ministre d'Etat sur ses interlocuteurs n'était pas le même que celui de M. Joxe, c'est de notoriété publique, mais il était de même nature, simplement, ils ne s'adressaient pas à la même faction. Le ministre d'Etat faisait l'analyse qu'en tout cas, il s'agissait à l'époque de la formation la plus dangereuse, la plus nombreuse, et que le cheminement vers les institutions de la République de cette organisation était le plus porteur d'avenir. A quoi sert-il de rallier des groupuscules si l'on ne rallie pas l'essentiel ? C'était cela l'analyse ".
M. Charles Pasqua a confirmé la tenue de telles négociations en ces termes : " Je serais tenté de dire que pour discuter, vous discutez avec les gens qui se battent, non avec les bonnes s_urs ! ".
Interrogé par le rapporteur sur le fait de savoir ce que recouvraient ces négociations, M. Perre-Etienne Bisch a eu le mérite de la franchise :
" M. le Rapporteur : N'avez-vous pas été, en définitive, la vitrine légale de choses moins avouables à cette période ?
" M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne l'exclus pas, monsieur le rapporteur ".
La question de savoir si les ministres ont eux-mêmes rencontrés des membres de ces organisations clandestines ou si les contacts ont eu lieu par l'intermédiaire de conseillers est finalement relativement secondaire. En revanche, il est certain que ces négociations, dont l'objet n'a vraisemblablement pas toujours été uniquement politique mais aussi " économique ", ont produit des effets délétères dans l'île en donnant l'impression que le recours à la violence était en quelque sorte récompensé et légitimé par l'Etat.
M. Roger Marion, ancien chef de la division nationale antiterroriste de la direction centrale de la police judiciaire, a ainsi estimé que " les nationalistes utilisent les moyens de l'Etat et tout ce qu'on leur donne, pour lutter contre l'Etat. C'est clair : il faut voir toutes les subventions dont ils ont bénéficié ! Tout cet argent a été utilisé pour lutter contre l'Etat ".
M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a, pour sa part, jugé qu'à " force de vouloir traiter la situation de manière exceptionnelle, que ce soit avec des valises de billets de banque, en donnant des emplois et des avantages à ceux qui pratiquent la violence - cela n'a pas marché, si l'on avait appliqué les lois normalement, cela eut été plus efficace -, ou en recourant à des procédures exceptionnelles qui conduisent au scandale - ce qui ne marche pas mieux - rien n'avance ".
Si le dialogue avec les mouvements nationalistes n'est pas en lui-même répréhensible, il devient condamnable dès lors qu'il s'agit pour l'Etat d'acheter la paix civile et qu'il n'y a pas du côté des nationalistes d'engagement préalable de rejeter l'action violente. Il est par ailleurs essentiel que ce dialogue ait lieu de manière transparente et non par l'envoi de négociateurs occultes. Faute de quoi ces tractations discréditent l'action de l'Etat en entraînant une démobilisation de ses services et le scepticisme de la population.
Sur ce point, le témoignage de M. José Rossi, entendu par la commission en tant que président de l'assemblée de Corse, est révélateur de l'ambiguïté des gouvernements précédents dans leur attitude à l'égard du terrorisme nationaliste : " L'opinion publique a ressenti que, pendant les périodes de dialogue mais aussi lorsque des politiques de fermeté étaient mises en _uvre, des discussions avaient lieu avec des forces politiques clandestines, tout le monde en Corse ayant eu l'espoir, à un moment ou un autre, que l'on pourrait finir par résoudre le problème politique corse par la discussion et le dialogue.
" (...) Il faut, enfin, qu'au niveau du pouvoir central, il y ait une sorte de transparence dans la gestion des affaires publiques ; il n'est pas acceptable de tenir un discours public de fermeté et d'adopter en réalité souterrainement une attitude de dialogue.
" A mon avis, le dialogue relève des élus, entre eux d'abord, puis entre les élus de la Corse et le gouvernement, quel qu'il soit. Si celui-ci développe une stratégie autre que celle de la fermeté répressive, il doit le dire publiquement, de manière transparente ; s'il y avait, un jour, un " accord de paix " du type de ceux qui existent ailleurs, il ne se conclura pas de façon souterraine. Ce débat doit être sur la place publique ; la police et la gendarmerie ne doivent pas être les otages ou les victimes de ce dialogue souterrain ".
De fait, la politique de dialogue avec les mouvements nationalistes devait placer les services de sécurité et la justice en situation de porte-à-faux, comme cela est apparu dans l'affaire de Spérone et lors de la conférence de presse de Tralonca.
b) Spérone : un exemple de gestion politique des affaires judiciaires
Le 27 mars 1994, quatorze membres d'un commando de l'ex-FLNC-Canal historique sont arrêtés en flagrant délit par une opération conjointe des forces de police et de gendarmerie alors qu'ils s'apprêtaient à détruire le complexe touristique de Spérone. Cette opération a constitué un succès pour les forces de sécurité locales, puisqu'il s'agissait de la première arrestation de grande ampleur à l'encontre de terroristes corses.
M. Démétrius Dragacci, qui était à l'époque directeur de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité, a souligné l'impact de cette opération : " Nous sommes parvenus le 27 février 1994 à avoir un flagrant délit qui n'était pas des moindres, puisque les nationalistes eux-mêmes ont considéré que l'Etat avait rétabli la situation par rapport à Aleria. Nous avions attrapé quatorze membres d'un commando en flagrant délit. Cette opération n'a pas été médiatisée outre mesure, mais le message est bien passé au sein des milieux nationalistes. Il fut le fruit d'une organisation policière hors du commun, peut-être l'une des plus belles opérations de police organisée en Europe dans le milieu du terrorisme ".
Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d'Ajaccio, a souligné la lourdeur de l'opération et l'intensité du travail effectué par les services de police et de gendarmerie ainsi que leur bonne coopération sur place : " Nous avons réussi à la mener à bien, mais il a fallu monter une stratégie, motiver les gens, faire des reconnaissances aériennes du terrain, tirer des photographies, procéder à une reconnaissance des points élevés avec un spécialiste des transmissions pour installer nos antennes télescopiques de manière à permettre à la radio de fonctionner, étudier les chemins à partir de cartes IGN que nous sommes allés chercher à Paris parce qu'elles ne sont pas en vente en Corse : c'est une affaire que nous avons préparée à trois pendant un mois ! La gendarmerie a parfaitement joué le jeu, alors qu'elle aurait pu ne pas apprécier la méthode, puisqu'elle n'a été mise dans le secret qu'à peine vingt-quatre heures avant qu'on ne lui demande de se rendre sur le terrain. Je passerai sur les détails car c'est une opération à laquelle nous avons consacré beaucoup de temps, mais il est vrai que c'était une belle opération en laquelle personne ne croyait, tout cela pour dire que lorsque l'on se donne les moyens, même si ce n'est pas toujours le cas, on peut parfois réussir ! ".
L'opération a toutefois été conduite dans des conditions assez surprenantes. Alors qu'elle a eu lieu après que le ministre de l'Intérieur eut donné son accord au préfet adjoint pour la sécurité, M. Jean-Pierre Lacave, le procureur général a été mis devant le fait accompli. M. Lacave a ainsi déclaré : " J'essayais de m'organiser pour ne pas être complètement mis hors circuit ou mis en accusation au motif que les choses n'auraient pas été convenablement conduites. Cela étant, je n'ai pas manqué de tenir tout de suite informé le procureur de la République d'Ajaccio, et cela le plus tôt possible, puis le procureur général avec un léger décalage ".
Le procureur général de l'époque, M. Christian Raysséguier, a vigoureusement dénoncé ces méthodes, qu'il explique notamment par la volonté d'opérer des arrestations sélectives : " J'ai été informé de cette affaire dans la nuit, après l'arrestation d'un trop grand nombre de malfaiteurs - les gendarmes en ont arrêté dix de plus que prévu - ce qui a suscité beaucoup d'émoi. Dans cette affaire, l'autorité judiciaire a été mise devant le fait accompli !
" (...) Nous aurions dû y être associés. Nous ne nous sommes jamais trompés d'adversaires et de combats. Il est vrai que lorsque l'autorité judiciaire est informée, elle est sur des rails et elle avance, et les arrangements qui peuvent s'imposer par la suite ne sont plus possibles ".
M. Démétrius Dragacci a pour sa part confirmé que certaines personnes n'avaient pas été interpellées : " Je sais que le commando se composait de vingt-cinq personnes, mais nous n'avons pas pu prendre tout le monde et il faut bien aussi que ceux qui vous ont informé puissent s'en aller. Cela a créé des difficultés. Néanmoins, l'opération s'est bien déroulée ".
La gestion des gardes à vue par le SRPJ d'Ajaccio a par ailleurs donné lieu à des contacts entre les personnes interpellées et des nationalistes. M. Christian Raysséguier a ainsi indiqué à la commission : " La gestion des gardes à vue a d'ailleurs été tout à fait surprenante et surréaliste : des personnes gardées à vue ont eu le droit de communiquer avec des personnalités politiques. M. Lacave a dû vous expliquer tout cela.
" M. le Rapporteur. Non, justement, il n'en a pas parlé.
" M. Christian RAYSSÉGUIER : Il faudra lui demander, car il avait sollicité des autorisations avec beaucoup d'insistance ! Spérone, c'est vraiment l'illustration de ce qu'il ne faut pas faire. La justice a été bafouée dans cette affaire.
" (...) Mes souvenirs ne sont plus très précis. Mais il y a eu au moins une personnalité politique importante du monde nationaliste qui a eu des contacts avec les gardés à vue. Ces contacts ont été autorisés par le procureur de la République qui venait d'arriver, et qui, sous la pression de l'autorité administrative, a accepté ce contact au motif qu'il y allait de l'ordre public, en raison de risques de troubles beaucoup plus graves qu'il convenait d'apaiser. Il faut savoir que cela n'était pas tout à fait faux, puisque nous avons connu, pendant la garde à vue, une situation quasi insurrectionnelle avec des affrontements dans les rues extrêmement violents : il y a même eu un tir à balles sur des CRS. On a découvert, à côté du positionnement des forces de l'ordre, des bouteilles de gaz cachées dans des jardinières et susceptibles d'exploser si l'on avait mis un dispositif de mise à feu.
" Des personnes qui détenaient des informations que je n'avais pas ont estimé qu'il convenait de calmer le jeu. Elles ont donc demandé au procureur d'autoriser ces contacts. Cette garde à vue a formellement été contrôlée par l'autorité judiciaire... mais là aussi il y a eu beaucoup d'opacité ".
La juge antiterroriste Laurence Le Vert, en charge de l'instruction de cette affaire, a également confirmé l'existence de contacts avec des personnes extérieures au cours de la garde à vue, parlant à ce sujet d'un véritable " défilé " de personnes étrangères au service de police judiciaire.
Cette série d'interpellations a entraîné une réaction très vive de l'ex-FLNC-Canal historique, d'autant qu'il a été mis en accusation par sa branche rivale, le MPA, en raison de l'échec de cette opération commando. De fait, le canal historique devait se lancer dans une série d'attentats en représaille contre l'Etat en vue d'obtenir la libération des membres du commando de Spérone : des brigades de gendarmerie sont mitraillées, des commissariats de police, le palais de justice d'Ajaccio, des bureaux des douanes, des établissements de l'Education Nationale sont visés.
Une trêve est annoncée le 24 novembre 1994 par le canal historique... pour l'obtention d'un statut de territoire d'outre mer, alors que le 25 novembre une lettre de Charles Pasqua " à ses compatriotes " répond à l'offre de dialogue de l'ex-FLNC-Canal historique.
Dans ce contexte, des mesures de libération des membres du commando vont être prononcées par le juge d'instruction Laurence Le Vert qui a été saisie de l'information judiciaire sur l'opération de Spérone après dépaysement du dossier auprès de la 14ème section du parquet de Paris. Par ailleurs, alors qu'il s'agit d'un flagrant délit, l'instruction n'est toujours pas close cinq ans après les faits et serait actuellement en cours de règlement.
Interrogée sur ce point par la commission, Mme Le Vert n'a pas donné de raisons véritablement convaincantes sur les motivations ayant conduit à l'élargissement des membres du commando, dont certains sont accusés d'avoir tiré sur les forces de l'ordre : " Effectivement, j'ai remis en liberté les membres du commando de Spérone...
" M. le Président : Au moment où M. Pasqua négociait avec le FLNC ?
" Mme Laurence LE VERT : Les libérations ne sont pas toutes intervenues à ce moment-là, puisque la dernière mise en liberté est intervenue postérieurement au départ de M. Pasqua.
" M. le Rapporteur : Vous les avez remis en liberté, mais personne n'avait soulevé de nullités de procédure. Où en êtes-vous dans cette enquête ?
" Mme Laurence LE VERT : Elle est communiquée pour règlement au procureur de la République.
" (...) Les mises en liberté ont été faites en fonction des critères légaux. Les raisons d'un maintien en détention sont les suivantes : concertation frauduleuse, risque de renouvellement, maintien de l'ordre public, absence de garantie de représentation.
" Monsieur le Président, vous parlez de personnes ayant tiré sur les forces de l'ordre ? A votre connaissance ces personnes sont-elles arrêtées ?
" M. le Président : Je ne suis pas juge d'instruction, je n'en sais rien.
" Mme Laurence LE VERT : C'est pourtant comme cela que c'est présenté ! Les 60 bouteilles de gaz que nous avons trouvées peuvent-elles être imputées aux personnes arrêtées ? ".
Cette question de la mauvaise qualité des procédures effectuées par les services locaux de police judiciaire a d'ailleurs été évoquée à plusieurs reprises devant la commission dans des termes extrêmement contradictoires.
Mme Mireille Ballestrazzi, responsable de l'opération en tant que chef du SRPJ, a ainsi déclaré : " En réponse à votre question, je préciserai que certaines personnes ayant soulevé des possibilités de nullité de procédure - de mon point de vue il aurait quand même été un peu fort qu'elles soient reconnues - le dossier est passé devant la chambre d'accusation qui a labellisé toute la procédure. A mon avis, à partir du moment où la chambre d'accusation de Paris - ce n'est pas, de surcroît, n'importe quel TGI - a labellisé la procédure, pourquoi continuer à évoquer ces possibilités de nullité, sauf à remettre en cause toute la justice auquel cas, on n'en finit plus ?
(...) Par ailleurs, les choses se sont déroulées de telle manière que les officiers de police judiciaire sur le terrain ont arrêté dix personnes d'un coup - toutes surarmées puisque certaines avaient des grenades à la ceinture, une arme de poing dans chaque main, sans compter tout ce qui était stocké dans un coin de la camionnette - et que tout le matériel, pour des questions de sécurité, a été retiré sur le terrain sans respecter la procédure du procès-verbal. Mais il faut savoir que nous sommes en plein maquis, de nuit, sur une petite route et que les gendarmes ne sont pas plus nombreux que ceux qu'ils viennent d'arrêter, ce qui est très dangereux d'autant que ces derniers se refusent à décliner leur identité et qu'il faut donc procéder au signalement ce qui est très long... Ce n'était pas chose pensable ! En conséquence, dans un souci de sécurité, les gendarmes ont saisi globalement tout l'armement et conduit les dix personnes à la gendarmerie, ce que certains leur reprochent, prétendant qu'il aurait fallu attribuer chaque arme à une personne précise... (...)
" J'ajoute que, sur le plan de la procédure, cela n'empêche pas la justice de juger puisque toutes ces personnes sont bien, de toute manière, complices de cette tentative d'attentat par opération commando et que, s'il n'est pas indiqué qui portait quelle arme, le jugement peut seulement y perdre en précision... Ce sont des petits points de détail mais qui permettent de resituer l'opération dans un contexte qui n'était quand même pas facile ".
Ce point de vue est contredit par M. Roger Marion, ancien chef de la DNAT : " Sur le plan policier, le SRPJ qui était chargé de l'enquête n'a arrêté personne. Sur les quatorze arrestations qui ont été faites, les quatre premières l'ont été par le RAID, les dix autres par les gendarmes. Le problème est essentiellement d'ordre procédural. Mon directeur central de l'époque, M. Franquet, m'avait demandé de vérifier la régularité de la procédure. J'avais eu des communications avec le procureur adjoint et le problème dans cette affaire est que la procédure est nulle ".
" (...) J'ai été appelé à trois heures du matin pour envoyer des procéduriers tenter de récupérer les choses. J'ai eu un entretien avec le procureur adjoint de l'époque, qui m'a dit qu'il fallait essayer de redresser tout cela. Malgré les conseils et les instructions donnés, je me suis aperçu que personne n'a voulu redresser la procédure. C'est un problème juridique très simple. Cette affaire était gonflée au niveau des qualifications, si j'ose dire. Il ne faut pas oublier qu'il y a soi-disant un fonctionnaire du RAID qui a été pris en otage.
" (...) J'ai fait la reconstitution, je peux vous dire que c'est faux. Vous verrez qu'au moment du règlement du dossier, les qualifications criminelles tomberont. On a fait la reconstitution sur place et un tir d'intimidation a atteint le faîte du toit de la façade. La qualification juridique de tentative d'homicide volontaire sur un fonctionnaire ne tiendra pas. Mais le plus grave au niveau de la procédure n'est pas là. Le plus grave, c'est que toutes les saisies d'armes sont juridiquement nulles. Prenons l'exemple des gendarmes, puisque vous en parliez. Les dix se font arrêter sur un barrage de gendarmerie. Un seul officier de police judiciaire est présent sur place. Le SRPJ, qui maîtrise soi-disant l'affaire, n'a aucun officier de police judiciaire sur place. Tout le monde est amené à la gendarmerie de Porto-Vecchio et les armes sont saisies indépendamment, en l'absence de l'officier de police judiciaire qui était sur place, par le commissaire principal du SRPJ et en l'absence des personnes intervenant dans l'opération. Juridiquement, pour qu'une saisie soit valable, il faut qu'elle soit faite en la présence des personnes. Cette procédure, de mon point de vue de praticien de la procédure pénale, est nulle. D'ailleurs, il y a un pourvoi en cassation et l'affaire sera jugée ".
Cette version des faits a également été confirmée par le juge Bruguière : " Pour revenir à l'affaire de Spérone, il faut savoir qu'elle s'est fait dans un cafouillage local tel, avec une intervention de la police et de la gendarmerie - les gendarmes devant intervenir ne sont d'abord pas intervenus, puis sont intervenus - et des saisies faites en dépit du bon sens puisque l'on a confisqué l'ensemble du stock d'armes pour les mettre dans un grand sac sans que l'on dresse le moindre procès-verbal, que le dossier aurait dû être totalement annulé.
" Mme Le Vert qui est en charge de l'affaire, a mené un travail de bénédictin pour essayer, en reprenant chaque élément, en entendant individuellement tous les gendarmes qui étaient intervenus, de reconstituer le dossier avec les problèmes de procédure qui en ont légitimement résulté, les demandes d'annulation etc.
" Vous savez, une affaire qui part mal est en général une affaire qui n'aboutit pas : c'est valable en droit commun comme en matière de terrorisme. Les constations des deux premiers jours, voire du premier jour, sont essentielles.
" Cela suppose que, lors de ce que l'on appelle l'examen de la scène de crime, il y ait un périmètre de protection, que des spécialistes se déplacent, comme cela se fait à l'étranger, que l'on gèle la situation et qu'on la gère de façon minutieuse comme c'est le cas dans un site archéologique où l'on ne piétine pas le terrain et où l'on observe certains protocoles.
" A Spérone, cela a été "la pétaudière" si vous me permettez l'expression ".
Ces divergences entre les services de police locaux et les juges et policiers antiterroristes parisiens ne sauraient masquer le caractère véritablement politique des décisions judiciaires intervenues dans ce dossier. Il est, en effet, pour le moins curieux de prétendre que la libération des membres du commando ne risquait pas d'entraîner de concertation frauduleuse, de risque de renouvellement de l'infraction... ou de trouble à l'ordre public.
M. Pierre-Etienne Bisch, chargé des affaires corses au cabinet de M. Charles Pasqua, puis membre associé du cabinet de Jean-Louis Debré sur les mêmes questions, interrogé par le président de la commission sur la réaction que lui avait inspiré la libération des membres du commando s'est écrié : " J'ai été choqué ! Non seulement de ces libérations, mais également du fait que des magistrats aient pu trouver des arguments pour ordonner cette libération - l'équipe est d'ailleurs toujours en place. J'ai été choqué et je le reste ".
Le point de vue exprimé par M. Laïd Sammari, journaliste à l'Est Républicain, est également très clair : " Mais non, il n'y a pas eu de problèmes de procédure, c'est un secret de polichinelle ! On arrête un commando de quatorze hommes, armés comme des porte-avions. On est en pleine négociation, la énième. On explique alors aux juges antiterroristes - et il n'y a qu'à eux que l'on peut dire de telles choses - que le moment est mal venu : on les relâche donc. Mais ensuite, même si on change de politique, on ne peut plus les reprendre. On ne peut donc résoudre cette affaire. On a très peur de l'audiencer et de la régler, car on redoute d'entendre à la barre expliquer que les personnes ont été relâchées parce qu'on négociait alors avec les émissaires de tel gouvernement ".
Il est en tout cas pour le moins surprenant que des rapports du colonel Lallement, commandant de la légion de gendarmerie départementale de Corse à l'époque des faits, aient explicitement lié l'élargissement des membres du commando de Spérone avec les négociations politiques en cours.
Dans un premier rapport en date du 5 mai 1995, on peut ainsi lire sous la rubrique " mouvements clandestins " : " Les remises en liberté de militants de l'ex-FLNC "canal historique" capturés à Spérone se sont poursuivies et seuls restent détenus désormais Jean-Baptiste Istria, qui purge par ailleurs une peine pour un meurtre de droit commun et Jean-Baptiste Canonici dont la libération prochaine est annoncée par son mouvement ".
Dans un second rapport daté du 3 août 1995, le colonel Lallement indique : " A noter également les libérations "attendues" de :
" - Jean-Baptiste Canonici, qui marque la fin du processus de libération des militants du commando de l'ex-FLNC "canal historique" interpellés à Spérone en 1994 entamé à la suite du très médiatique "dialogue PASQUA-FLNC" ;
" - Jean Gueyraud (autre militant du Front) qui, recherché dans le cadre d'un plasticage commis en 1992, s'était rendu à la justice le 16 mars dernier ".
Cette affaire est donc à bien des égards exemplaire pour comprendre l'attitude de l'Etat dans la gestion de la question corse : la libération de membres d'une organisation terroriste arrêtés en flagrant délit et la lenteur de l'information judiciaire qui a suivi ne sont pas de nature à donner une quelconque lisibilité à l'action des pouvoirs publics en Corse. Dans le même temps, cette affaire a contribué à démobiliser les services de sécurité sur place et à entraîner la suspicion des magistrats de l'île à l'égard des magistrats parisiens en charge de la lutte antiterroriste, apparus à cette occasion comme étant des juges proches du pouvoir politique et acceptant le jeu des négociations avec certains nationalistes.
c) La conférence de presse de Tralonca
Autre épisode marquant des relations entre les pouvoirs publics et les nationalistes, la conférence de presse de Tralonca survenue dans la nuit du 11 au 12 janvier 1996 a montré les limites de la politique de négociation conduite par M. Jean-Louis Debré. Alors que cette conférence de presse avait pour but d'annoncer une trêve de trois mois afin " d'ouvrir la voie à un règlement progressif de la question nationale corse ", l'ampleur du rassemblement et l'importance de l'arsenal exhibé devant les médias, devaient fortement choquer l'opinion publique en soulignant la faiblesse de l'Etat en Corse.
Les témoignages recueillis par la commission laissent perplexes, puisque les différents acteurs donnent une présentation le plus souvent très partielle, pour ne pas dire partiale, de la réalité. Il est, en effet, difficile d'imaginer qu'un rassemblement massif d'hommes lourdement armés puisse avoir lieu sur le territoire de la République, la veille du déplacement d'un ministre de l'Intérieur, sans qu'aucun des services de sécurité n'en ait été informé par avance et sans qu'aucune interpellation ne soit effectuée par la suite. Une telle situation souligne soit l'incompétence des services de sécurité, notamment des renseignements généraux, soit l'existence de tractations officielles et de consignes de laisser-faire données par l'autorité politique aux services de police et de gendarmerie, ainsi qu'au parquet.
La thèse officielle présentée devant la commission par M. Jean-Louis Debré est celle d'une insuffisance des services des renseignements généraux, qui ne l'auraient pas prévenu qu'un tel rassemblement aurait lieu. Il a ainsi déclaré : " (...) lorsque j'ai décidé d'effectuer ce déplacement, les services de renseignement m'avaient indiqué qu'ils pensaient qu'il se produirait quelque chose - vraisemblablement une conférence de presse - dans la région de Figari ; par conséquent, nous avions pris un certain nombre de dispositions dans cette région, où l'implantation nationaliste est importante - ceux qui connaissent la Corse le savent -, non pas pour procéder à des interpellations, ce qui n'est pas évident - on l'a bien vu récemment avec les deux conférences de presse que le gouvernement s'est montré incapable de prévoir...
" Nous avions donc pensé que la manifestation, les explosions
- nous ne connaissions pas encore la nature de l'événement - se produiraient dans la plaine de Figari ou dans cette région et nous avions effectué un certain nombre d'observations pour essayer d'identifier ce qui se préparait. Les informations qui nous sont parvenues confirmaient qu'il régnait une certaine agitation dans ce secteur. Et c'est la veille de mon arrivée que s'est tenue, dans une autre région, la conférence de presse.
" Je vous signale que, puisque les renseignements qui m'avaient été fournis n'étaient pas bons, j'ai, dans les jours qui ont suivi cette manifestation, considérablement changé l'organisation de la police et notamment celle des services qui devaient me fournir des renseignements ".
Cette thèse est contredite par plusieurs témoignages. M. André Viau, préfet de la Haute-Corse à l'époque des faits, qui devait ensuite être nommé membre du cabinet de M. Jean-Louis Debré au ministère de l'Intérieur, a pour sa part indiqué qu'il avait été informé qu'une conférence de presse aurait lieu, mais qu'il n'en connaissait par avance ni l'ampleur, ni la localisation  : " (...) la conférence de Tralonca a été une surprise extraordinaire par l'ampleur des moyens rassemblés. Aujourd'hui, on parle de la "conférence de presse de Tralonca", mais lorsque nous avons appris qu'elle devait avoir lieu, nous ne la situions pas évidemment...
" M. le Président : Quand l'avez-vous appris ?
" M. André VIAU : Le matin même de l'arrivée du ministre.
" (...) Si quelqu'un vous a dit avoir été informé d'une conférence de presse et avoir reçu l'ordre de ne pas l'empêcher, cela n'a guère de signification, parce que n'étant informé que de la tenue d'une conférence de presse sans autre précision, il était impossible de l'empêcher. En revanche, si l'on vous a dit que l'on savait qu'il y aurait une conférence de presse à Tralonca et que l'on a donné l'ordre de ne pas l'empêcher, cela peut être vrai, c'est une information qui a une véritable signification en matière politique ".
Pour sa part, M. Yves Bertrand, directeur central des renseignements généraux, a confirmé devant la commission que ses services avaient eu connaissance de l'information peu de temps avant la tenue de la conférence de presse : " Nous avons su quelques heures avant qu'une conférence de presse allait se tenir, mais nous n'avions pas connaissance de sa localisation. De même nous n'avons pas eu la localisation de la dernière conférence de presse qui s'est tenue au sud de Bastia. Vous dites que l'on sait à peu près tout. Non, il faut être très modeste, nous sommes loin de tout savoir ! Cette atomisation du mouvement nationaliste rend la tâche de plus en plus difficile. Ce que l'on savait, c'est que le FLNC-Canal historique, dirigé par Santoni, préparait une grosse démonstration de force dans le but de négocier ".
De son côté, M. Bernard Squarcini, directeur central adjoint des renseignements généraux, indique qu'il avait signalé le projet de conférence de presse plusieurs jours à l'avance : " Nous avions eu des bribes d'information concernant un événement de caractère médiatique, sans en connaître le lieu et l'heure exacts. Toutefois, dans les jours précédents, nous avions fait effectivement remonter quelques éléments laissant entendre qu'il pouvait se tenir une conférence de presse, contrairement à celle du week-end dernier pour laquelle nous n'avons recueilli aucune indication ; il est vrai que le contexte est tout à fait différent et que la conférence de presse récente ne concernait que des journalistes locaux ".
M. Jean-Pierre Colombani, capitaine à la direction régionale des renseignements généraux, a également confirmé le fait que son service ait disposé d'informations préalablement à la visite du ministre : " Nous ont échappé la date et l'heure mais nous savions plus ou moins que quelque chose était dans l'air. Nous savions qu'il y avait une justification puisque des pourparlers occultes avaient lieu. Nous sentions qu'il allait se passer quelque chose mais nous n'en connaissions ni l'heure ni le lieu ".
Cette thèse a été contredite par M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, dans ses déclarations devant la commission d'enquête : " J'étais conseiller exécutif lors les événements de Tralonca. Il n'est pas besoin de faire de grandes enquêtes ni de révéler des secrets pour savoir ce qui s'est passé. La presse a rendu compte d'une note des renseignements généraux dans laquelle le directeur des RG indiquait au ministre de l'Intérieur qu'il avait eu vent d'une réunion qui devait se tenir dans le maquis tel jour, à telle heure et à tel endroit, et par laquelle il demandait ses instructions. Comme il savait par qui était organisée la réunion, il se doutait bien qu'il n'aurait pas de réponse ou une réponse tronquée, mais il n'en demeure pas moins que cette note a été publiée trois jours avant dans la presse. (...)
" M. Jean-Yves GATEAUD : Lorsque vous avez parlé de Tralonca, vous avez fait état d'une note du directeur des renseignements généraux qui était reprise dans la presse trois jours auparavant. S'agissait-il du directeur central des renseignements généraux ?
" M. Paul GIACOBBI : Non, c'était au plan local.
" M. Jean-Yves GATEAUD : Que contenait cette note ?
" M. Paul GIACOBBI : Elle demandait quelle était la conduite à tenir sachant qu'il allait y avoir, tel jour, à telle heure, une réunion du FLNC dans le maquis aux environs de Corte.
" M. Jean-Yves GATEAUD : On nous a indiqué que les renseignements généraux auraient été avertis du rassemblement de Tralonca vers 20 heures alors qu'il s'est déroulé à 3 ou 4 heures du matin...
" M. le Rapporteur : ... Et ne savaient pas qu'il aurait lieu à Tralonca.
" M. Paul GIACOBBI : Ils plaisantent. D'abord ils ont été avertis avant, bien entendu... ".
La thèse défendue par M. Jean-Louis Debré est, par ailleurs, contredite par le témoignage du général Lallement, colonel commandant la légion de gendarmerie de Corse à l'époque des faits, ainsi que par les propos tenus par M. Antoine Guerrier de Dumast qui était alors préfet adjoint pour la sécurité.
Le général Lallement a ainsi indiqué : " Les informations, je les ai eues par le préfet Guerrier de Dumast, le soir vers 19 heures. Il m'a dit : "Ce soir, il faudra rester calme". Il a ajouté : "Vous connaissez la formule : pas de sang dans le maquis". J'ai compris qu'il y aurait quelque chose la nuit suivante. Je savais qu'il y avait la visite de M. Debré, mais nous n'avons pas perçu le lien entre Tralonca et cette visite, que ce soit bien clair. Nous n'avions aucune information là-dessus. Nous n'avons eu aucune information par quiconque, sinon par le préfet Guerrier de Dumast, pour ce qui me concerne, ainsi que pour le colonel Delpont qui commandait la Haute-Corse. Le colonel Lunet qui commandait la Corse-du-Sud a été informé par le préfet Coëffé. (...)
" M. le Président : La gendarmerie de terrain n'avait aucune information à ce sujet ?
" Général de brigade Maurice LALLEMENT : Aucune information.
" M. Robert PANDRAUD : Donc, des instructions faciles à appliquer !
" Général de brigade Maurice LALLEMENT : Faciles, oui, mais j'ai dit au préfet : "Alors, qu'est-ce qu'on fait ?"
" Il m'a répondu : "Vous faites vos patrouilles et vos dispositifs de surveillance générale comme d'habitude". D'où le relevé des numéros des véhicules que je confirme. J'ai donné l'ordre au commandant de groupement de relever les numéros des véhicules, que j'ai donnés ensuite au procureur général, M. Couturier ".
Interrogé sur la question de la localisation de la conférence de presse par les renseignements généraux, le général Lallement a indiqué que celle-ci lui avait également été communiquée :
" M. Robert PANDRAUD : Puisque vous n'y étiez pas, ne vous êtes-vous pas aperçu de mouvements anticipés de voiture ? Comment ensuite avez-vous pu faire pour quantifier le nombre de participants ?
" Général de brigade Maurice LALLEMENT : Grâce aux renseignements généraux.
" M. Robert PANDRAUD : Parce que les renseignements généraux y étaient, selon vous ?
" Général de brigade Maurice LALLEMENT : Je n'ai pas dit qu'ils y étaient. Les renseignements généraux savaient que cela se trouvait là.
" M. le Président : Ils n'avaient pas de mal à y être, puisqu'on les avait informés !
" M. Robert PANDRAUD : C'est un peu un gag tout cela.
" Général de brigade Maurice LALLEMENT : Oui, monsieur le ministre ".
M. Guerrier de Dumast a également confirmé devant la commission qu'il avait été avisé à l'avance de la tenue de cette conférence de presse :
" M. le Président : Comment étiez-vous informé, parce que cette information au général Lallement, alors colonel, a été donnée avant la conférence de presse, aux environs de dix-huit heures 30, dix-neuf heures, bien entendu ? Par conséquent, sauf par une prémonition exceptionnelle rencontrée chez un haut fonctionnaire de l'Etat, comment avez-vous été informé que cette conférence de presse se tiendrait dans la nuit ?
" M. Antoine GUERRIER de DUMAST : Par le préfet de région et les renseignements généraux. J'avais eu une réunion avec le préfet de région qui m'avait dit que le ministre de l'époque - qui ne s'en est pas caché puisqu'il l'a déclaré lui-même au journal Le Monde - souhaitait que cette conférence de presse se déroule sans incidents ".
Cette version a laissé un souvenir différent à M. Jacques Coëffé, ancien préfet de région, puisque celui-ci a déclaré devant la commission qu'il dormait au moment où se sont déroulés les faits et qu'il n'en a été informé que le lendemain : C'est fort simple ! Comme vous le savez Tralonca se situe en Haute-Corse et j'ai été informé, le matin que cette conférence de presse s'était tenue, comme j'étais informé trois ou quatre fois dans l'année du déroulement de conférences de presse nocturnes, toujours à peu près suivant le même scénario, si ce n'est que pour Tralonca, le spectacle était plus "grandiose".
" Voilà, c'est tout ce que j'ai à dire de Tralonca.
" (...) Lorsque l'événement se déroule dans le département dont on a la charge, on est réveillé la nuit. Je vous avoue franchement qu'à cette période, c'est-à-dire début 1996, nous venions de vivre des semaines d'explosions nocturnes successives qui nous conduisaient à être constamment dehors, de telle sorte que j'avais demandé à mon chef de cabinet, lorsque des événements se produisaient dans l'autre département, de ne pas me réveiller, car la situation était vraiment très difficile, au point qu'après avoir quitté la Corse, j'ai dormi pendant huit jours !
" (...) M. le Rapporteur : Il semble que le préfet adjoint pour la sécurité n'ait pas la même version des faits que vous !
" M. Jacques COËFFÉ : Eh bien, il n'a pas le même souvenir que moi, effectivement ! Moi, je n'ai pas le souvenir que l'on m'ait parlé d'une conférence de presse, je répète qu'on attendait une déclaration du FLNC. Une déclaration peut prendre d'autres formes qu'une conférence de presse et même une conférence de presse n'est pas forcément de la nature de celle qui s'est déroulée à Tralonca ".
Par ailleurs, M. Jean-Louis Debré a nié avoir reçu à l'avance le texte de la conférence de presse de Tralonca et avoir mené des négociations avec l'ex-FLNC-Canal historique. Il a ainsi déclaré lors de son audition : " Monsieur le président, j'ai dû m'exprimer sur la Corse avant de me rendre à Ajaccio, quatre ou cinq fois et je vous ai expliqué qu'à toutes ces occasions, j'ai redit exactement la même chose. Les propos que j'ai tenus répondaient aux demandes de la quasi-totalité des parlementaires, des conseillers généraux et du président du conseil exécutif de l'assemblée territoriale, donc des élus corses ainsi que des socioprofessionnels que j'ai également rencontrés car il est nécessaire, pour tout ministre qui prépare un déplacement aussi important, d'avoir des contacts avec eux. Par conséquent, il n'y avait, dans mon discours - et je l'ai relu ce matin, rien qui soit nouveau....
" Les renseignements généraux peuvent vous expliquer ce qu'ils veulent : je n'ai pas eu le texte de la conférence de Tralonca car j'ai appris sa tenue en arrivant sur le sol d'Ajaccio à huit heures du matin. Je n'ai donc pas eu le texte...
" Que les nationalistes aient, par la suite, calqué leur discours, lequel est très confus - si vous relisez le texte de la conférence de presse vous verrez qu'il est incompréhensible - me semble évident et c'est de bonne guerre.
" (...) Moi, je vous ai dit ce que j'avais à dire : je vous ai dit que je n'ai pas reçu de fax, je vous ai dit que je n'ai pas négocié, je vous ai dit que je n'ai pas rencontré ces gens-là, je vous ai dit que je n'ai vu que des personnes élues, je vous ai dit que je savais parfaitement que ces personnes élues allaient transmettre mes messages à un certain nombre de personnages que je ne voulais pas rencontrer, moi. C'est clair ! ".
L'appréciation sur le terrain a été très différente. C'est ainsi que M. Paul Giacobbi a confirmé l'existence de tractations entre le ministère de l'Intérieur et l'ex-FLNC-Canal historique : " Après la réunion de Tralonca, nous avons entendu le matin à la radio ce qui s'y était dit. Il n'est pas besoin d'être un spécialiste de la sémantique pour comprendre que, manifestement, le discours du ministre répondait point par point à celui des nationalistes. Comme le ministre était arrivé le matin même en avion, je ne vois pas comment il aurait pu modifier un discours dont j'ai appris qu'il était tapé depuis un certain temps et dont un de mes collègues conseiller territorial appartenant à la mouvance nationaliste pouvait, avant que le ministre le prononce, donner à peu près la teneur ".
M. Squarcini, directeur central adjoint des renseignements généraux, a pour sa part confirmé la transmission du texte de la conférence de presse, non pas plusieurs jours à l'avance, mais dans la nuit. Le ministre n'aurait donc pas pris connaissance de ces éléments " sur le sol d'Ajaccio " à sa descente d'avion comme il l'a affirmé devant la commission : " (...) nous avons, dans la nuit, communiqué le texte de la conférence de presse de Tralonca au directeur général, qui l'a transmis au ministre, à chaud, c'est-à-dire avant son départ pour la Corse à 6 ou 7 heures du matin.
" Le terme "négociations" est peut-être un peu fort parce qu'il n'y avait pas grand chose à proposer, mais qu'il y ait eu des contacts...
" M. le Président : Attendez, monsieur Squarcini, vous êtes aux renseignements généraux, vous n'êtes pas un enfant de ch_ur ! Se mettre d'accord sur la rédaction d'un communiqué, c'est déjà une négociation.
" M. Bernard SQUARCINI : Tout à fait, monsieur le Président.
" M. le Président : Si, dans le discours ministériel, on apporte des réponses aux questions qui ont été posées préalablement et si vous n'appelez pas cela une négociation, qu'est-ce que c'est, à votre avis ?
" M. Bernard SQUARCINI : Très bien, c'est une négociation.
" M. le Président : Les fax sont partis de la préfecture, vous le saviez aussi quand même !
" M. Bernard SQUARCINI : Pas du service des renseignements généraux.
" M. le Président : Non, certes.
" M. Bernard SQUARCINI : Le problème est de savoir à quelle heure ils sont partis, si c'est quatre jours avant ou dans la nuit. Si c'est dans la nuit, ce sont les nôtres. Nous avons couvert notre mission d'information durant la nuit, après coup malheureusement, mais c'est tout ce que nous avons pu faire ".
Interrogé par la commission lors de son déplacement à Ajaccio, le capitaine des renseignements généraux Jean-Pierre Colombani a confirmé l'existence d'un lien entre la conférence de presse de Tralonca et les négociations entre la place Beauvau et certains nationalistes : " C'était la manifestation au grand jour de ce que pensait l'opinion publique, à savoir que des tractations avaient lieu entre le gouvernement et une certaine frange du Canal historique. Ce n'était pas tout le Canal historique mais une partie du Canal historique, la frange santoniste ".
Sollicité sur le point de savoir s'il avait eu connaissance de telles négociations, le général Lallement a déclaré qu'il n'en avait pas été informé avant la tenue de la conférence de presse. En revanche, il a indiqué : " (...) le lendemain, lorsque M. Jean-Louis Debré nous a donné son discours le 11 janvier au soir et que nous avons comparé au tract du FLNC, ma cellule de renseignements m'a dit : "C'est parallèle". Il n'y avait pas besoin de faire une longue analyse ".
Quant à la responsable de la police judiciaire dans l'île en 1996, Mme Mireille Ballestrazzi, elle a estimé qu'elle n'avait pas été informée de peur que la police judiciaire ne trouble le déroulement de la conférence de presse : " tout ce que j'ai compris, c'est que tout le monde semblait être au courant avant, sauf la PJ : je vous le dis franchement !
" (...) La police judiciaire n'a pas été tenue au courant. Elle l'a su après ! Je pense que c'était une décision...
" M. le Président : ... politique ?
" Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, peut-être politique, mais qui tenait compte du fait que la PJ n'aurait pas joué le jeu politique... ".
L'effet dévastateur dans l'opinion publique de ce rassemblement de plusieurs centaines de personnes en armes est connu. Le plus surprenant est sans doute que deux ans après les faits, les membres de la commission d'enquête aient pu assister à une véritable tentative de réécriture de l'histoire sur le nombre réel de participants à cette conférence, dont la portée aurait été exagérée par les médias.
M. Jean-Louis Debré a ainsi déclaré : " Je ne vous ai pas donné de nombre, Monsieur le président. La presse fait état de la présence de 600 personnes. Sur les photos, car nous avons examiné les photos, nous pouvons dénombrer 30, 40, voire 100 personnes : je ne connais pas leur nombre exact, mais je suis persuadé qu'elles n'étaient pas 600...
" (...) je ne conteste pas la présence de nombreuses personnes, mais l'attitude d'élus qui consiste à reprendre purement et simplement le chiffre annoncé par les nationalistes. Vous ne m'avez jamais entendu dire qu'il y avait 550, 400, 300 ou 200 personnes. Je dis simplement : soyons un tout petit peu critique à l'égard de ces gens-là, car il semblerait que les services de police ont appris par la suite - en tout cas ils le déclaraient - qu'il y avait parmi les personnes présentes beaucoup de mannequins... ".
M. Guerrier de Dumast, ancien préfet adjoint pour la sécurité, est pour sa part apparu comme le moins disant dans ce domaine puisqu'il a déclaré que " l'ampleur de cette conférence de presse a été considérablement augmentée par les médias puisque je pense qu'elle a du réunir environ 150 personnes, ce qui est déjà autant de trop... ".
Le général Lallement a quant à lui estimé que le chiffre de 600 personnes présentes était excessif, mais qu'il ne fallait néanmoins pas trop le minorer : " On a parlé de 600 personnes, notre évaluation est plutôt de l'ordre de 350, évaluation corroborée sur l'île. Six cents, c'était le chiffre donné urbi et orbi par FR3 Corse. C'est donc devenu 600 dans le monde entier, mais soyons clairs, nous avons fait des mesures très précises, il y avait au plus 350 personnes, et dans ces 350, nous avons su ensuite par des informateurs - des jeunes gendarmes auxiliaires qui étaient à l'université de Corte - que tous les jeunes de Corte se vantaient d'avoir fait partie du grand rassemblement de Tralonca et que l'on comptait dans les rangs nationalistes des infirmières de l'école de Bastia ".
Enfin, les suites judiciaires données à cet événement ont souligné l'absence de volonté répressive des pouvoirs publics, alors même que l'autorité de l'Etat avait été mise à mal. Plusieurs personnes auditionnées par la commission ont ainsi confirmé que la gendarmerie avait relevé des numéros d'immatriculation de voitures se rendant à la conférence de presse clandestine et que ces éléments avaient été transmis au procureur général de la République. Force est de constater qu'aucune suite judiciaire véritable n'a été à ce jour donnée.
Sur ce point, M. Jacques Toubon, ancien garde des sceaux, a déclaré : " Au lendemain de la conférence de presse de Tralonca, le procureur a ouvert une enquête préliminaire ; celle-ci a été confiée au SRPJ d'Ajaccio qui a bénéficié, avec certaines difficultés d'ailleurs, du concours des services de la gendarmerie qui avaient recueilli à l'époque des renseignements sur les participants à cette manifestation. Le 11 juillet 1996, le parquet de Paris a été saisi, après dessaisissement du parquet de Bastia, et, le 16 octobre 1996, il a ouvert une information judiciaire qui est toujours en cours et confiée aux juges de la section antiterroriste ".
Ce tableau quelque peu idyllique a été contredit par plusieurs personnes entendues par la commission. C'est ainsi que M. Emile Zuccarelli a relaté le refus de M. Toubon d'expliquer l'absence d'ouverture immédiate d'une information judiciaire sur ce rassemblement armé : " Quelques jours après l'affaire de Tralonca, le garde des sceaux de l'époque est venu rencontrer les magistrats de l'île pour les mobiliser et les journalistes présents lui ont demandé si une information judiciaire avait été ouverte sur ce rassemblement : comme il répondait qu'il l'ignorait, ils lui ont demandé s'il trouvait normal qu'il n'y en ait pas, ce à quoi M. Toubon a rétorqué : "il ne sera pas répondu à cette question !". Je crois savoir que, quelque temps plus tard une information a été diligentée, mais personne, en tout cas pas moi, n'en a jamais eu le fin mot ! ".
M. Jean-Pierre Couturier, procureur général de Bastia au moment des faits, a pour sa part fourni sur ce point des justifications peu convaincantes : " Une enquête préliminaire est ouverte. Pourquoi une enquête préliminaire plutôt que tout de suite une instruction ? Parce qu'en matière d'enquête préliminaire, les fonctionnaires de la police ont des pouvoirs d'investigation beaucoup plus larges... Il est de bonne règle, en particulier en matière financière mais aussi en d'autres matières, qu'on laisse - c'est en tout cas l'esprit du parquet - le cadre juridique le plus large aux enquêteurs ".
Plus étonnant apparaît le contexte dans lequel la décision de dépaysement de l'affaire de Tralonca a été prise, plus de 6 mois après les faits. D'après les déclarations de M. Couturier, celle-ci serait en effet intervenue après qu'il a manifesté son souhait d'ouvrir une information pour relancer l'enquête : " Un jour, j'ai dit à la chancellerie - cela n'est pas un secret et cela fait partie des échanges d'informations - que cette affaire n'avançait pas et qu'il était peut-être souhaitable de prendre le problème d'une façon différente en ouvrant une instruction. L'affaire est partie à Paris et nous a échappé, mais le travail qui devait être fait l'a été au niveau du parquet ! ".
Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, a expliqué pour sa part qu'elle n'avait pas reçu d'instruction d'ouvrir une information au moment où elle a été saisie du dossier : " en règle générale, nous n'ouvrons jamais d'information sur ce genre de conférences de presse parce que nous savons qu'elles ne vont pas aboutir. Néanmoins, nous en avons ouvert une concernant Tralonca neuf mois après ; pourquoi ? Parce que la presse en parlait tellement et nous reprochait tellement de ne rien faire que nous avons fini par ouvrir cette information qui, je vous préviens tout de suite, ne donnera rien !
" M. Jean MICHEL : Sur instruction du procureur général ?
" Mme Irène STOLLER : Bien sûr ! De toute façon, tout ce que nous faisons, nous parquet, nous ne le faisons que sur instruction du procureur général. C'est normal : c'est la voie hiérarchique !
" M. Robert PANDRAUD : Neuf mois plus tard, c'était du parapluie ! ".
L'argument selon lequel les conférences de presse clandestines ne donnent jamais lieu à information judiciaire du fait de la difficulté d'identifier leurs participants apparaît peu convaincant. D'autant que la conférence de presse de Tralonca tranchait avec les conférences de presse précédentes tant par le nombre de ses participants que par l'armement exhibé à cette occasion. Dans ce cadre, le choix de l'enquête préliminaire, qui laisse la direction de l'enquête sous la conduite du parquet, semble un moyen d'éviter des interpellations et des mises en cause intempestives, l'information n'ayant été ouverte qu'a posteriori pour faire taire les critiques sur la conduite de l'action publique dans une affaire sensible.
Le juge Bruguière a ainsi reconnu avoir été saisi de l'affaire de Tralonca de manière tardive, puisque l'information judiciaire a été ouverte le 16 octobre 1996, soit neuf mois après les faits. Il a par ailleurs estimé que la manière dont l'action publique avait été conduite dans ce dossier expliquait l'absence de résultat sur le plan judiciaire : " Que les choses soient claires ! La justice ou plus exactement - employons les mots justes - le juge judiciaire a été saisi, il y a très peu de temps. L'ouverture de l'information est récente : elle date de neuf ou dix mois. Nous n'étions pas saisis du dossier, et je ne le dis pas pour me défiler, ce n'est pas mon style.
" Vous me demandez pourquoi. Je n'en sais rien ! C'est un problème d'action publique et l'action publique, surtout en Corse, est quand même en grande partie pilotée - ou l'était en tout cas, mais je pense que c'est encore le cas - depuis la place Vendôme. Je vous vois plus hésitants...
" (...) Je répète que l'information judiciaire, qui est un acte du parquet, a été ouverte très tardivement, très très tardivement.
" Comme je ne voulais pas encourir le reproche d'enterrer Tralonca, nous avons fait le maximum mais nous ne possédons pas d'élément de preuve déterminant si ce n'est que l'on a trouvé une camionnette louée par untel. Il faut bien prendre conscience que nous sommes obligés de monter les dossiers, de faire en sorte qu'ils arrivent à leur terme et qu'il n'y ait pas de relaxe, sinon on dénoncera la faillite de la juridiction parisienne ! Quand les dossiers sont mal ficelés dès le départ, mieux vaut faire le maximum et ensuite aboutir à un non-lieu...
" Par conséquent, l'affaire de Tralonca fait partie de ces dossiers qui ne sont pas promis à un avenir brillant : c'est évident compte tenu du fait que nous n'avons pas ou peu d'éléments de preuve ".
Le jugement porté par M. Bernard Legras qui a succédé à M. Couturier au poste de procureur général de Bastia, sur le traitement réservé à cette affaire a le mérite de la clarté : " C'est simple : il n'y a pas eu de réponse judiciaire. Dans l'affaire de Tralonca, en tout cas, qui est considérée par tous les fonctionnaires et magistrats exerçant en Corse comme une blessure, une atteinte à leur honneur et à leur image, il n'y a pas eu de réaction de l'institution judiciaire ".
Cette opinion a été confirmée par M. Gilbert Thiel, juge d'instruction spécialisé dans la lutte antiterroriste : " Une information a été ouverte mais tardivement et a été confiée à M. Bruguière. Là, ce n'est pas le magistrat qui vous répond et ma réponse sera un peu ambiguë dans la mesure où c'est le magistrat que vous entendez. Il appartient, non pas à moi, mais au procureur de la République, d'apprécier l'opportunité des poursuites ; toutefois il tombe sous le sens que, d'une manière générale, si l'on veut mener de façon cohérente une politique judiciaire, qui n'est que l'un des pans de la politique générale de la Corse, il est des choses à ne pas laisser passer. Or, d'un côté comme de l'autre, à certaines époques comme à d'autres, on a laissé passer trop de choses qui ont rendu la situation extrêmement confuse. A force d'avoir cette appréhension confuse des choses, la confusion finit par s'instaurer dans l'esprit des personnes même les mieux intentionnées ".
Ce point de vue souligne donc le poids de certaines pratiques passées et montrent dans quel climat les services de sécurité et la justice ont été amenés à accomplir leur mission dans une période récente. Cette situation délétère a pu contribuer à installer dans l'île un véritable sentiment d'impunité vis-à-vis de certains délinquants et à démobiliser les services de l'Etat dans leur mission d'application de la loi.
d) De la circonspection à l'impunité
Dans ce contexte très lourd, marqué par une attitude pour le moins fluctuante des pouvoirs publics à l'égard de certains mouvements nationalistes, la fuite d'une note du procureur général Jean-Pierre Couturier va révéler l'attitude ambiguë du parquet dans la conduite de l'action publique en Corse.
On a en effet pu lire dans la presse locale la reproduction d'une note signée de M. Couturier contenant les instructions suivantes à l'adresse des membres du parquet de l'île : " La situation actuelle exige la plus grande circonspection dans la conduite de l'action publique.
" Dans ces conditions, je vous prie de bien vouloir tenir informé immédiatement l'avocat général de permanence de tout fait pouvant se rattacher à :
" - une action terroriste
" - une action violente par arme à feu
" - une infraction à la législation sur les armes
" - un acte susceptible d'être imputé à une personne ayant des liens avec un mouvement séparatiste ".
Cette note devait déclencher un important malaise au sein de la magistrature insulaire. Quatorze magistrats en poste dans l'île adressèrent au garde des sceaux de l'époque, M. Jacques Toubon, une motion faisant état de leur trouble dans un contexte marqué par des menaces directes pesant sur les magistrats sur fond de négociations entre le pouvoir politique et les nationalistes.
Cette motion dénonçait le caractère politique de la conduite des affaires judiciaires intéressant certains membres des mouvements nationalistes : " (...) les médias se sont récemment fait l'écho de pourparlers qui seraient actuellement menés par des représentants de l'Etat avec les membres des organisations clandestines.
" Il est notoire que des contacts identiques ont été noués dans le passé. Certaines décisions judiciaires intervenues, soit dans des dossiers de nature politique, soit dans des dossiers de droit commun, mettant en cause des personnes se réclamant du nationalisme, ne s'expliquent que par l'existence de telles négociations et tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre les magistrats en Corse dans des dossiers similaires.
" (...) cet état de fait ne peut qu'inciter les délinquants de droit commun à se réclamer de ces mouvements ou à user de leurs méthodes ".
Compte tenu de la spécificité de la délinquance en Corse, mêlant action de nature politique et infractions de droit commun, il apparaît en effet clairement que, dans ce contexte, le label nationaliste a pu servir à certaines personnes de sauf-conduit. En effet, la politique pénale de " circonspection " s'appliquait à tous les actes commis par des personnes appartenant à des mouvements nationalistes, que ces actes soient de nature purement politique ou qu'il s'agisse d'actions crapuleuses.
M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a confirmé le caractère particulier de la politique pénale appliquée à l'époque du procureur général Couturier : " Nous avons connu une circulaire du procureur général, M. Couturier, qui indiquait - elle est intéressante à analyser parce qu'elle a au moins le mérite de l'honnêteté et de la franchise - qu'il fallait faire preuve d'une extrême "circonspection", mais aussi, plus gravement, qu'une procédure spécifique s'appliquerait dans certains cas, de sorte qu'un procureur ne pouvait plus agir librement et qu'il devait en référer au procureur général ou aux avocats généraux. Cette procédure était obligatoire lorsqu'il s'agissait de crimes ou de délits liés à une action de terrorisme politique, mais aussi lorsqu'il s'agissait de délits, quelle qu'en soit la nature, comme un port d'arme apparemment banal, si celui-ci était le fait de personnes qui apparaissaient comme pouvant appartenir à certains groupes politiques. A la limite, un membre de l'un de ces groupes violait une petite fille de cinq ans, il fallait faire preuve d'une extrême circonspection et, avant de prendre quelque mesure que ce soit, y compris des mesures de sûreté élémentaires, en référer au procureur général ou à l'avocat général.
" Je crois en l'écrit. Quand un procureur général donne des instructions à ses procureurs et substituts - il avait au moins le mérite de les avoir écrites - dès lors qu'il y a une telle immixtion du politique dans le judiciaire, on peut supposer que cela recouvre des choses extrêmement graves ".
Interrogé sur ce point par la commission d'enquête, M. Jean-Pierre Couturier, tout en indiquant que la conduite de l'action publique fondée sur la circonspection correspondait à une instruction de la chancellerie, a tenté d'en limiter la portée : " Bien entendu, la recommandation de la chancellerie était une image, mais aussi un rappel aux règles élémentaires de la conduite de l'action publique. Quand j'ai invité mes collaborateurs à faire preuve de circonspection, je n'ai fait que rappeler une règle élémentaire de la conduite de l'action publique. La circonspection est égale à la prudence. Je me permettrai de prendre un exemple, monsieur le Rapporteur, et un exemple qui n'a rien de corse : si dans un département sans grands problèmes, survient un jour un conflit social et qu'un cadre est pris en otage, faut-il faire donner la garde ? Faut-il incarcérer et traduire immédiatement en justice les syndicalistes qui se trouvent devant la porte ? Le procureur qui le fera va créer un trouble à l'ordre public qui sera peut-être plus important que celui résultant du conflit social ".
Cette interprétation a été contredite par certains des magistrats entendus à Bastia par la commission d'enquête. C'est ainsi que M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia a déclaré : " Outre le dessaisissement au profit de la 14ème section, il y a eu toute la politique de l'action publique pendant un certain temps. C'était la fameuse "circonspection" de M. Couturier qui dit, dans le rapport de la commission d'enquête présidée par M. Glavany, qu'il ne comprenait pas le problème et qu'il avait été un parfait exécutant des ordres du ministre. La gestion de l'action publique nous paraissait poser problème. L'absence de cohérence était dénoncée par tout le monde. Ainsi, en correctionnelle, des gens que l'on avait trouvés avec des armes illégales dans leur voiture ou ailleurs et qui étaient punis assez sévèrement de peines de prison ferme me parlaient de Tralonca, de telle ou telle personne qui avait été arrêtée puis relâchée ; je baissais pudiquement les yeux, mais je savais qu'il y avait une absence de cohérence dans l'action publique. En effet, si quelqu'un d'encarté, membre de la Cuncolta par exemple, était trouvé avec une arme, je recevais un coup de fil et il fallait le relâcher. Or en Corse, tout se sait.
" (...) Nous avions ici, il faut bien le dire, un procureur général qui en référait à la chancellerie ou à Matignon. J'ai vu le procureur téléphoner à la chancellerie à la faveur d'un incident d'audience ".
Cette situation a pu laisser se développer dans l'île un sentiment d'impunité et une défiance forte de la population à l'égard de l'institution judiciaire, l'égalité des citoyens devant la loi n'étant plus garantie par les institutions. L'actuel garde des sceaux, Mme Elisabeth Guigou, a ainsi estimé lors de son audition que " cette circulaire n'est que la manifestation la plus visible de toute une politique qui était menée et qui aboutissait à très peu de poursuites et, en réalité, à laisser s'installer le sentiment d'impunité ".
Le juge Thiel a, pour sa part, parlé d'amnistie déguisée à propos de cette politique pénale et il en a souligné les effets dévastateurs pour les forces de police et de gendarmerie : " En effet, sans vouloir faire le procès de personne, il faut bien constater que la lisibilité de l'action de l'Etat, en Corse, au cours des deux dernières décennies, n'est pas forcément éclatante. Quand un fonctionnaire de police qui prend parfois des risques, parce que cela fait partie de son office, pour aller interpeller des gens dont la dangerosité est parfois affirmée ou pour le moins présumée, voit que deux ans après intervient une amnistie, ce qui peut encore se comprendre car c'est une décision du Parlement, mais aussi, sinon des amnisties déguisées du moins un certain nombre de mesures qui s'y apparentent, il ne faut pas s'étonner qu'il ne le comprenne pas d'autant que, de temps en temps, on poussait les feux dans le sens de la répression pour ensuite inciter tout le monde à se calmer.
" C'est à cette époque que l'on a invité des militaires de la gendarmerie à rester dans leur caserne et surtout à n'en pas sortir. Ces derniers - et là je parle de l'arme - vivaient d'autant plus mal la situation que, notamment dans les petites brigades, compte tenu de la scolarisation des enfants et de l'isolement de leur femme, ils avaient déjà l'impression d'être des otages et que lorsque, par malheur, ils arrêtaient, un peu par hasard, un commando de nationalistes, cela posait de tels problèmes au niveau de la gestion des conséquences judiciaires que les malheureux qui n'avaient fait que leur travail se trouvaient parfois un peu vertement tancés ".
La gestion de l'action publique avec " circonspection " semble donc avoir été accompagnée de consignes données aux forces de l'ordre pour qu'elles ne fassent pas de zèle à l'encontre de personnes se réclamant de mouvements nationalistes.
M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia, a confirmé l'existence de telles pratiques devant la commission : " Cette gestion de l'action publique n'est pas uniquement le fait du parquet. L'action publique, c'est souvent le policier. C'est lui qui arrête ou qui n'arrête pas, soit de son propre chef, soit sur ordre. D'une façon générale, même lorsque l'on arrêtait quelqu'un, parfois par hasard, parce que l'on ignorait que c'était un nationaliste ou quelqu'un d'important, il était relâché ".
Plus surprenant encore, les forces de l'ordre auraient même reçu des consignes en vue d'opérer des interpellations sélectives et respectueuses des équilibres politiques entre les factions nationalistes rivales.
M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, entendu par la commission à la veille de son départ de la préfecture de Bastia, a ainsi déclaré : " En matière de sécurité, on sortait d'une période où les services tentaient, à partir de directives, d'exercer une action répressive équilibrée par rapport aux différentes mouvances nationalistes. Il faut savoir qu'à une certaine époque, au moment où je participais aux réunions de coordination de la lutte antiterroriste, la politique menée consistait, lorsque l'on avait arrêté quelqu'un du MPA, à chercher quelqu'un du FLNC-Canal historique. C'est assez important car les services de police avaient quelque réticence à agir dès lors qu'on leur parlait d'équilibre ".
De fait, cette politique d'action publique combinée avec les consignes données aux forces de sécurité devait considérablement amoindrir la politique répressive de l'Etat dans l'île. Plusieurs témoignages d'actes graves impliquant des personnalités nationalistes restés impunis ont ainsi été relatés devant la commission.
Sur ce sujet, M. Pierre Gouzenne a cité le cas d'avocats nationalistes ayant publiquement revendiqué trois crimes sans qu'aucune poursuite ne soit engagée par le parquet : " Je rappelle que peu après mon arrivée, venait d'avoir lieu une conférence de presse au cours de laquelle trois avocats avaient revendiqué trois assassinats à une tribune. Leurs propos ont été rapportés par un journal nationaliste : "Placés en état de légitime défense, nous avons procédé à trois reprises à l'élimination d'individus dont l'intention ferme et arrêtée était de porter atteinte à l'intégrité physique de plusieurs de nos militants. Deux de ces opérations visaient des bandes de truands, nous en avons éliminé les meneurs. La troisième a touché un ancien militant de notre structure qui s'en était lui-même exclu en février 1992. Cet individu s'est trouvé chargé par un quarteron de manipulateurs sournois et sans scrupule de devenir l'exécutant devant abattre certains de nos militants."
" Trois assassinats revendiqués publiquement à une tribune, à la télévision, notamment par trois avocats n'ont donné lieu à aucune réaction. Or il y a tout de même au minimum une obligation déontologique du bâtonnier de demander quelques explications à des avocats qui ont revendiqué des assassinats privés de légitime défense, ce qui me paraissait un comble de la part d'avocats avec lesquels nous travaillons, dont Me Mattei, un ancien bâtonnier. Travailler avec ou entendre plaider des avocats qui viennent de revendiquer un meurtre me posait problème, moralement et professionnellement. Il me semblait qu'il aurait pu y avoir des réactions ".
Interrogé par M. Roger Franzoni, le procureur général Couturier a également confirmé l'existence d'une situation d'impunité de fait régnant dans l'île : " Maintenant, puisque l'on parle de ragots, monsieur le procureur général, il se disait à un moment à Bastia et à Ajaccio que le fait d'être nationaliste était un sauf-conduit et que si on arrêtait un nationaliste avec des armes, il lui suffisait de dire qu'il était nationaliste pour que l'on téléphone au ministère de l'Intérieur ou je ne sais où...
" M. Jean-Pierre COUTURIER : Pas à la justice, monsieur le député, pas au parquet !
" M. Roger FRANZONI : Je ne vous dis pas le contraire ! .. .pour que l'Intérieur donne l'ordre de le libérer. Le type, non seulement sortait, mais, une fois arrivé à la porte, se sentant nu, il réclamait son pistolet mitrailleur et on le lui remettait !
" Tout cela, c'est peut-être des ragots mais cela se disait tellement que ça devenait une vérité pour la population...
" M. Jean-Pierre COUTURIER : Parfois ce n'était pas des ragots, j'en suis convaincu, même si je ne l'ai pas vécu personnellement...
" M. Roger FRANZONI : Ah, monsieur le procureur général, vous l'avez entendu dire ! Monsieur le procureur général, il n'y avait plus d'Etat ! Je sais que vous ne pouvez pas le dire mais, moi, je peux le dire ! ".
Cette conduite de l'action publique, qui s'explique par une orientation politique générale fondée sur la négociation avec les mouvements terroristes, a donc eu des effets difficilement maîtrisables sur le terrain, tant dans les services en charge de la sécurité, au sein de la justice, que dans la population, confortée dans le sentiment d'une répression sélective et de l'existence d'une impunité de fait pour les violences de caractère " politique ".
Dans ce contexte, l'Etat s'est trouvé pris à son propre piège : en souhaitant intégrer les nationalistes dans le jeu démocratique, il s'est laissé déborder au cours de la conférence de Tralonca ; il a également suscité une surenchère dans les revendications des groupes nationalistes. Car si la politique de négociation a eu des effets dévastateurs sur les services de l'Etat et dans l'opinion publique, elle a également échoué dans son objet même, faute d'interlocuteurs cohérents et fiables. La conférence de presse de Tralonca devait entraîner le retour à une politique de fermeté et de répression fondée sur une plus stricte application de la loi dans l'île.
2.- La politique de fermeté
L'échec de la politique de négociation est bel et bien apparu avec la conférence de presse de Tralonca : au lieu de marquer l'intégration des nationalistes dans le système démocratique par l'annonce d'un " processus de paix ", elle a eu pour effet, par son ampleur et ses répercussions dans l'opinion publique, de souligner l'affaiblissement grave de l'autorité de l'Etat. L'attentat contre la mairie de Bordeaux le 5 octobre 1996 devait confirmer le changement de cap et le retour progressif à une politique de fermeté.
a) Une nouvelle orientation de la politique appliquée en Corse
Le témoignage de M. Charles Millon, ministre de la Défense à l'époque des faits, est sur ce point éclairant : " Après les événements de Tralonca, s'est tenue une réunion entre le Premier ministre, le ministre de l'Intérieur et moi-même ; auparavant, une autre réunion avait eu lieu entre mon directeur de cabinet et celui du ministre de l'Intérieur. C'est à ce moment-là que la politique de maintien de l'ordre et de rétablissement de l'Etat de droit a été renforcée ".
De fait, la conférence de Tralonca devait entraîner une modification de la stratégie politique appliquée en Corse. C'est à partir de ce moment que la thématique du rétablissement de l'Etat de droit sera mise en avant par les pouvoirs publics.
M. Emile Zuccarelli a ainsi reconnu qu'une inflexion nette des discours et des pratiques avait eu lieu à compter de l'année 1996 : " Je dois à l'honnêteté de dire que, dans les mois qui ont suivi l'affaire de Tralonca qui marquait le point d'orgue de la démarche de négociation, à mon avis aventurée et faussée, M. Alain Juppé avait commencé à prendre conscience de l'erreur dans laquelle le gouvernement et la France étaient en train de s'enfoncer. Il avait commencé à donner quelques signes de redressement de la méthode et à parler d'application de la loi et non plus de "dialogue avec tout le monde", dont on sait bien ce qu'il voulait dire... ".
Cette inflexion politique a suscité un raidissement de l'ex-FLNC-Canal historique. La trêve annoncée à Tralonca a tout d'abord été reconduite le 12 avril 1996 et étendue à l'impôt révolutionnaire, alors même que des affrontements entre des membres de l'ex-FLNC-Canal historique et les forces de l'ordre se soldèrent par la mort d'un officier du RAID, René Canto. La trêve devait être partiellement suspendue le 13 mai, puis réaffirmée le 6 juin, avant sa rupture définitive le 14 août par un attentat contre le palais de justice d'Ajaccio, à la veille d'un voyage du ministre de l'Intérieur en Corse.
L'attentat contre la mairie de Bordeaux, perpétré le 5 octobre 1996, a été la marque de la volonté de l'ex-FLNC-Canal historique de frapper le gouvernement à sa tête en choisissant pour cible le Premier ministre. Cet acte va entraîner une réorganisation des attributions ministérielles sur les questions corses, en marquant une reprise en main du dossier par le Premier ministre, M. Alain Juppé, aux dépens de son ministre de l'Intérieur M. Jean-Louis Debré.
Son successeur, M. Jean-Pierre Chevènement, a confirmé cette modification du rôle joué à l'époque par la place Beauvau dans les affaires corses, puisqu'il a déclaré que l'attentat " commis contre la mairie de Bordeaux, le 5 octobre 1996, a provoqué un important changement : le ministère de l'Intérieur est dessaisi de sa responsabilité principale dans la gestion du dossier corse, désormais repris en main par le Premier ministre ".
Cette assertion, sans être contredite, a toutefois été nuancée par un observateur privilégié, M. André Viau, préfet de la Haute-Corse au moment de la conférence de Tralonca, ensuite nommé directeur adjoint du cabinet de M. Jean-Louis Debré au ministère de l'Intérieur : " la conférence de presse de Tralonca et l'attentat à la mairie de Bordeaux ont été deux événements qui ont marqué les points d'inflexion d'un changement dans la politique, telle qu'on pouvait la ressentir.
" Je pense cependant qu'il faut se méfier de jugements à l'emporte-pièce en la matière, qui consisteraient à dire qu'avant telle période on faisait ceci et que c'était bien ou mal et qu'après, on a fait cela et que c'était bien ou mal, ou en tout cas que les attitudes étaient radicalement opposées. Non, l'administration de l'Etat en Corse est un ensemble très vaste et chaque service mène la politique du gouvernement du mieux qu'il peut, dans le cadre des contraintes qui s'imposent à lui. On ne peut pas dire qu'il y ait eu avant telle date un laxisme généralisé et après telle date une rigueur extrême. Ce serait tout à fait inexact ".
Ceci étant dit, la manifestation la plus visible du changement de ligne politique à l'égard de la Corse et de sa reprise en main par le Premier ministre s'est traduite par l'arrestation de M. François Santoni, secrétaire national d'A Cuncolta Naziunalista pour la Corse-du-Sud (vitrine légale de la branche historique de l'ex-FLNC), le 17 décembre 1996.
M. Roger Marion, alors chef de la division nationale antiterroriste, a d'ailleurs clairement opéré la liaison entre la mobilisation de son service sur le dossier du terrorisme corse et l'attentat à la mairie de Bordeaux. Il a ainsi déclaré : " Lors de l'attentat de la mairie de Bordeaux, François Santoni, qui l'a lui-même déclaré, a voulu entreprendre une partie de bras de fer avec le Premier ministre. A partir de ce moment là, j'ai été chargé de l'enquête alors que François Santoni n'était mis en cause dans aucune procédure judiciaire. Tout le monde disait qu'il fallait l'arrêter, mais des magistrats ont ouvert leurs dossiers, en Corse ou ailleurs, et aucun service de police, aucun service de gendarmerie, aucun magistrat n'avait la moindre once de charge contre lui. Il avait simplement été déjà condamné, il avait fait appel, ainsi que le parquet général, parce qu'il s'était entraîné à tirer au pistolet sur un bidon en bordure de route. Tout le monde le faisait passer pour le chef, mais il n'y avait rien. Moralité, nous avons utilisé la plainte de M. Dewez pour une tentative d'extorsion de fonds et nous avons pu neutraliser toute l'équipe de François Santoni. Mais c'est parce que nous avions préalablement fait les surveillances et que l'on s'intéressait au fonctionnement de ce groupe terroriste à partir du moment où a été commis l'attentat de la mairie de Bordeaux, c'est-à-dire à partir du moment où l'on avait remobilisé mon service sur la Corse ".
Cette déclaration confirme donc l'instauration à compter de 1996 d'une nouvelle donne dans l'approche du terrorisme corse et dans la volonté de faire appliquer la loi de manière uniforme sur l'ensemble du territoire national.
b) La modification des pratiques sur le terrain
Ce changement de politique a été clairement ressenti par les différents acteurs de la politique de sécurité sur place. Il s'est tout d'abord traduit par le renouvellement des trois préfets de l'île au cours de l'année 1996.
Le préfet adjoint pour la sécurité, M. Antoine Guerrier de Dumast, a ainsi été remplacé peu de temps après la conférence de Tralonca par M. Gérard Bougrier installé dans l'île le 19 février 1996. M. Claude Erignac devait être nommé préfet de région le 12 décembre 1996, en remplacement de M. Jacques Coëffé, tandis que M. Bernard Pomel devait remplacer André Viau en Haute-Corse le 13 décembre de la même année.
Lors de son audition, M. Bernard Pomel a confirmé l'existence de nouvelles pratiques sur le terrain à compter de l'année 1996 : " Je ne me suis jamais interrogé pour savoir si j'allais être désavoué lorsque je faisais intervenir les forces de sécurité, pas plus que je ne me suis jamais interrogé pour savoir si on allait me demander de faire libérer l'un ou l'autre, s'il était arrêté. Ce fut d'une simplicité totale ! J'ai vraiment beaucoup apprécié de me trouver dans une telle situation et j'ai souvent imaginé la situation vécue par mes prédécesseurs ".
Ce changement s'est traduit par la volonté nouvelle de l'autorité préfectorale de faire appliquer la loi dans l'île. Les préfets Claude Erignac et Bernard Pomel ont ainsi entrepris notamment d'assainir les mécanismes de financement de l'agriculture insulaire en dépêchant sur place des inspections et en donnant des instructions aux administrations locales en vue de contrôler l'emploi des subventions octroyées, le fonctionnement des offices ainsi que la politique de prêt du Crédit agricole. L'interpénétration entre les milieux agricoles et les mouvements nationalistes devait créer de nombreux troubles dans l'île sans que cette politique soit pour autant infléchie.
Par ailleurs, le préfet adjoint pour la sécurité avait entrepris, à la demande des deux préfets de l'île, de cibler une série de dossiers prioritaires, relatifs à des personnalités ou à des entreprises liées soit aux milieux agricoles, soit au nationalisme, soit au grand banditisme et pour lesquels des investigations fiscales approfondies avaient été sollicitées. Cette démarche devait être synthétisée dans une note, dite " note Bougrier ", qui allait passer à la postérité après avoir été diffusée sur la place publique du fait d'une fuite intervenue à partir des locaux de la police judiciaire d'Ajaccio...
En outre, dès le lendemain de l'épisode de Tralonca des changements dans l'emploi des forces de sécurité sur place, ont été signalés par le ministre de la Défense de l'époque, M. Charles Millon, qui a également confirmé l'existence d'une inflexion sur ce point :
" M. le Rapporteur : L'attitude du gouvernement auquel vous participiez a évolué ; il y a eu deux périodes : une période de dialogue, puis une période de reprise en main, après certains événements comme Tralonca. Comment avez-vous vécu cette évolution ? En avez-vous parlé avec le Premier ministre ?
" M. Charles MILLON : Bien entendu ! J'ai suivi le dossier et me suis régulièrement entretenu avec le Premier ministre pour déterminer le meilleur moyen de rétablir l'Etat de droit en Corse. Et il est bien évident qu'après les événements que vous avez cités, les forces de l'ordre ont renforcé leur mission de surveillance.
" M. le Président : Avec des moyens supplémentaires en hommes ?
" M. Charles MILLON : Non, avec les mêmes moyens. On nous a simplement demandé d'assurer une surveillance plus étroite pour empêcher que de tels événements puissent se reproduire ".
Enfin, l'inflexion a également été ressentie au sein de l'appareil judiciaire, ainsi que l'a indiqué le président du tribunal de grande instance de Bastia, M. Pierre Gouzenne, lors de la visite sur place des membres de la commission : " De la période que j'ai connue entre 1994 et octobre 1996, date de l'attentat de Bordeaux, quand le Premier ministre est venu en juillet, on a senti qu'il reprenait en main une gestion qui avait été assurée par le ministre de l'Intérieur qui avait pris tous les pouvoirs en Corse. L'attentat de Bordeaux en octobre a marqué un tournant. Il en est résulté une volonté politique beaucoup plus claire d'application de la loi. Toutes les dérives et compromissions que l'on avait pu ressentir sur le terrain n'ont plus été ressenties. Cette politique a été poursuivie après le changement de gouvernement ".
La politique de rétablissement de l'Etat de droit a donc été largement impulsée dans l'île avant l'arrivée du préfet Bonnet, au point que certains y ont vu un des mobiles possibles de l'assassinat du préfet Erignac. Cet événement tragique devait toutefois accroître la volonté des pouvoirs publics de réprimer la délinquance dans l'île, qu'elle soit d'ordre politique ou de droit commun.
3.- La politique de rétablissement de l'Etat de droit
Cette politique a tout d'abord été marquée par le souhait du gouvernement de M. Lionel Jospin d'une gestion interministérielle du dossier corse en rupture avec la prééminence traditionnelle du ministère de l'Intérieur dans ce domaine. Elle a ensuite constitué le fil directeur de l'action du préfet Bonnet, nommé après l'assassinat du préfet Erignac, et qui s'est caractérisée par un engagement très fort de l'autorité préfectorale en vue du rétablissement de la légalité et du succès de l'enquête Erignac. Elle a enfin conduit à l'épisode des paillotes, qui a durement affecté la crédibilité de l'action entreprise dans le cadre de la politique de l'Etat de droit dans l'île.
a) Une gestion interministérielle du dossier corse
Rompant avec les pratiques antérieures plaçant de fait le ministère de l'Intérieur dans une position de ministère pilote en matière de définition de la politique applicable en Corse, M. Lionel Jospin a décidé que cette région serait traitée à l'instar de toutes les régions métropolitaines, c'est à dire dans le respect des prérogatives de chaque ministère. Les questions d'ensemble intéressant la Corse sont dès lors abordées dans un cadre interministériel et les éventuels différends entre ministères sont tranchés par Matignon, qui dispose par ailleurs d'un rôle d'impulsion pour tous les sujets transversaux intéressant l'île.
Présentant son rôle dans le dossier corse le ministre de l'Intérieur, M. Jean-Pierre Chevènement, a ainsi indiqué : " Le gouvernement de M. Lionel Jospin fixe d'emblée un cap clair ; dans son discours de politique générale, le 19 juin 1997, le Premier ministre déclare : "En Corse, comme partout ailleurs sur le territoire national, le gouvernement veillera au respect de la loi républicaine auquel la population aspire et sans lequel il n'y a pas d'essor possible. Parallèlement, il fera en sorte que la solidarité nationale s'exerce pour rattraper le retard de développement dû à l'insularité". Le dossier corse demeure de la responsabilité du gouvernement tout entier, chaque ministre étant responsable dans son domaine de compétence ; ainsi le ministère de l'Intérieur est chargé de l'ordre public et de l'administration générale ".
Ce propos a d'ailleurs été confirmé par le directeur de cabinet du Premier ministre, M. Olivier Schrameck, lors de son audition par la commission : " Par ailleurs, c'est dès l'origine aussi que le Premier ministre avait marqué sa volonté qu'il n'y ait pas, au sein du gouvernement, un ministre chargé de la Corse. M. Jean-Pierre Chevènement lui-même, ministre de l'Intérieur, en visite en Corse en juillet 1997, a confirmé qu'il n'était pas le ministre de la Corse. Cela impliquait que Matignon jouât pleinement son rôle de coordination et d'animation de l'ensemble de l'équipe gouvernementale ".
De fait l'assassinat du préfet Erignac devait conforter cette approche interministérielle de la question corse : il s'agissait dans le cadre d'une organisation gouvernementale de droit commun d'approcher de manière globale la question du respect de la légalité dans l'île en dépassant la seule action répressive et en impliquant l'ensemble des services de l'Etat présents sur place.
M. Alain Christnacht, conseiller auprès du Premier ministre, a ainsi déclaré : " La politique d'établissement de l'Etat de droit n'a pas commencé au lendemain de la mort de Claude Erignac, mais il est clair que cet événement, considérable, a conduit à la renforcer et à mieux cerner les priorités.
" (...) Il est apparu d'une part, que l'Etat de droit était indivisible, autrement dit que l'on ne pouvait lutter de manière pertinente contre la violence, les attentats, certaines formes de délinquance si, par ailleurs, on continuait à admettre qu'un nombre très important de lois et de règlements restaient inappliqués ou peu appliqués - cela visant tout aussi bien l'application du droit fiscal avec le très faible recouvrement d'un certain nombre d'impôts que l'application du droit social, du droit de l'urbanisme, etc. ".
Cette politique définie par le gouvernement devait être mise en _uvre localement par un engagement extrêmement important de l'autorité préfectorale et des services de sécurité.
b) Une nouvelle donne dans l'île
L'assassinat du préfet Erignac le 6 février 1998 a produit une véritable onde de choc dans l'opinion insulaire et une grave crise au sein des mouvements nationalistes. M. Bernard Pomel, préfet de la Haute-Corse au moment des faits, a témoigné de cette réalité devant la commission : " La Corse attendait beaucoup de l'Etat. J'ai vécu les manifestations qui ont suivi l'assassinat de Claude Erignac. J'ai perçu l'attente en direction de l'Etat, auquel il était simplement demandé de jouer son rôle, d'arrêter les assassins, d'assurer la protection des personnes et des biens, sur l'île comme sur le reste du territoire national. Ce n'était pas du tout l'attente de la reconnaissance d'une situation particulière ou d'une spécificité corse ".
Face à cette situation, le gouvernement va apporter une première réponse par le renouvellement des principaux responsables des services de l'Etat dans l'île. M. Jean-Pierre Chevènement a ainsi défini la pratique gouvernementale sur ce point au cours de son audition : " L'assassinat du préfet Claude Erignac a évidemment conduit le gouvernement à renforcer sa mobilisation pour l'instauration de l'Etat de droit. Sous la responsabilité du Premier ministre, tout l'appareil de l'Etat sera profondément rénové en Corse, tandis que la justice est renforcée dans ses moyens et réactivée dans son action. L'heure n'est plus à la "circonspection", terme employé en 1996 par le procureur général de Bastia, mais à l'initiative et à la rigueur. Des inspections générales des administrations centrales sont diligentées pour effectuer de multiples enquêtes, débouchant toujours sur des remises en ordre et, le plus souvent, sur la saisine du parquet ".
M. Bernard Bonnet est nommé préfet de région le 12 février 1998 et M. Bernard Lemaire, en poste comme préfet adjoint pour la sécurité, est nommé préfet du département de la Haute-Corse le 16 avril. Très vite, les deux préfets vont multiplier les contrôles administratifs et mener à bien le remplacement des responsables administratifs de l'île.
Le chef du SRPJ d'Ajaccio, le commissaire Dragacci, est remplacé par le commissaire Frédéric Veaux le 27 avril 1998 ; le chef de la légion de gendarmerie, le colonel Quentel, cède la place au colonel Henri Mazères le 1er juin 1998. M. Bernard Bonnet modifie également son proche entourage au sein de la préfecture en faisant affecter certains de ses anciens collaborateurs, comme l'a rapporté le colonel Henri Mazères : " Après l'assassinat du préfet Erignac et l'arrivée de Bernard Bonnet, les choses se sont précipitées. Le préfet Bonnet s'est entouré de M. Pardini et du lieutenant-colonel Cavallier, qu'il avait "pris dans ses valises", et a renouvelé l'ensemble de ses correspondants directs - préfet adjoint pour la sécurité, secrétaire général, secrétaire général aux affaires corses ; quelques directeurs régionaux du type agriculture et forêt seront également mutés. De même, il a souhaité que le changement de commandant de légion se fasse au plus vite, d'autant qu'il n'entretenait pas d'excellents rapports avec mon prédécesseur ".
L'arrivée en Corse du lieutenant-colonel Bertrand Cavallier, de même que celle de Gérard Pardini, se font dans des conditions administratives d'ailleurs assez floues : le premier est nommé en dehors de toutes les règles normales de mutation en vigueur au sein de la gendarmerie nationale et fera un temps fonction de directeur de cabinet ; le second, en disponibilité dans le secteur privé, sera nommé fictivement comme administrateur civil faisant fonction de sous-préfet, afin de ne pas perdre le bénéfice de sa mobilité.
Le procureur général est pour sa part remplacé en juin 1998, pour des raisons qui ont été expliquées à la commission par Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux : " Lorsqu'il m'est apparu que l'ancien procureur général de Corse n'était plus, en raison des instructions qu'il avait lui-même données à ses services par une circulaire, en mesure de pouvoir convenablement assurer la crédibilité de la politique du gouvernement, j'ai décidé de proposer son changement. Ce n'était d'ailleurs pas une critique sur la personne. Il a appliqué une politique qui était celle du gouvernement précédent, à l'époque où on donnait des instructions aux procureurs généraux d'être "circonspects", selon l'expression, dans certaines affaires. La politique du gouvernement ayant changé, il m'a semblé nécessaire, voire indispensable, qu'une autre personne la conduise. Cela n'enlève rien aux qualités personnelles de M. Couturier par ailleurs ".
Dans ce contexte, les deux préfets vont multiplier les contrôles administratifs et saisir la justice en utilisant l'article 40 du code de procédure pénale afin de dénoncer au parquet des infractions constatées par les services.
Entendu par la commission à Bastia, M. Bernard Lemaire a ainsi indiqué dans quelles conditions il avait agi en vue du rétablissement de l'Etat de droit dans l'île : " Arrivé en Haute-Corse, la collaboration fonctionne. Je fais exactement la politique pour laquelle je suis venu. Très vite, je m'attaque à des problèmes d'urbanisme : je fais détruire quarante bungalows sur la côte orientale. J'engage, comme Bernard Bonnet de son côté, des articles 40 en matière de marchés publics. La collaboration en matière de sécurité fonctionne à peu près normalement pendant quelques mois.
" (...) Les préfets, c'est le service de l'Etat. S'ils sont faibles, c'est tout simplement, parce qu'ils sont systématiquement contournés. Tout simplement parce que, lorsque l'on fait une observation à un élu, il suffit à ce dernier d'appeler Paris pour que redescendent des directives qui demandent au préfet de lever le pied, avec souvent un argument choc : "Il ne faut pas gêner cet élu, vous faites le jeu des nationalistes". Si vous portez atteinte à un élu local, si vous le mettez en cause dans une affaire, quelle qu'elle soit, vous donnez des arguments aux nationalistes qui le combattent.
" A partir de février 1998, ce type d'intervention n'existe plus. C'est très important en Corse. A partir de cette période, les préfets ont une politique claire et ils ne sont arrêtés par rien. Par exemple, lorsque Bernard Bonnet ou moi-même signons des articles 40, nous n'appelons pas Paris ".
Pour sa part, le garde des sceaux a confirmé que la politique mise en _uvre par les deux préfets de l'île avait contribué à soumettre à la justice des affaires sensibles, impliquant des nationalistes ou des personnalités élus de l'île : " Les dossiers du TGI d'Ajaccio concernent également des détournements de fonds publics, par exemple dans la commune de Sartène, à la chambre des métiers, l'hôpital de Bonifacio, l'office de l'environnement, la commune de Sari-Solenzara, le SIVOM de la rive sud, la commune de Conca, la chambre de commerce et d'industrie de la Corse du sud. Ce sont quelques exemples de dossiers suivis par le TGI d'Ajaccio.
" (...) S'agissant de la justice administrative, autre élément important de la politique que nous voulons mener en Corse, on peut noter une augmentation des contentieux administratifs. Les saisines du tribunal administratif par les administrations et le préfet ont été multipliées par deux et demie par rapport à 1997 ".
Dans ce contexte, les moyens de l'Etat vont être accrus, que ce soit par la mise en place d'un pôle économique et financier auprès du tribunal de Bastia, ou par la montée en puissance des moyens de la gendarmerie, qui se traduisent par le renforcement de la section de recherches pour l'activité de police judiciaire et par la création du GPS en juin 1998. Cet accroissement des moyens de la gendarmerie a été très largement soutenu par le préfet Bonnet, qui s'est par ailleurs fortement appuyé sur elle dans le cadre de ses prérogatives de police administrative.
Sur le plan des résultats, le garde des sceaux a pour sa part estimé que le travail des autorités administratives conjugué avec la mise en place récente du pôle économique et financier au tribunal de Bastia avait constitué un tournant en matière de lutte contre la délinquance économique et financière : " (...) les résultats sont probants : le TGI de Bastia, juridiction spécialisée en vertu de l'article 704 du code de procédure pénale, traite 50 dossiers économiques et financiers lourds. Ces dossiers ont essentiellement pour origine des dénonciations au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, provenant principalement des inspections centrales, mais aussi des autorités préfectorales et de la chambre régionale des comptes. Ces dossiers concernent essentiellement des irrégularités dans la passation des marchés et des détournements de fonds publics. Je donnerai comme exemple de dossiers traités, la caisse régionale du Crédit agricole, la caisse de développement économique de la Corse, la société d'aménagement de l'île de Cavallo, la CODIL, la Mutualité sociale agricole ainsi que des dossiers d'évasion fiscale. Ce sont des dossiers traités par le tribunal de grande instance de Bastia. Au tribunal de grande instance d'Ajaccio, quarante-huit dossiers lourds sont en cours dont trente-trois en enquêtes préliminaires et quinze sur commissions rogatoires. Il convient d'ajouter que les dossiers les plus complexes ont été adressés à Bastia, juridiction spécialisée en matière économique et financière ".
Cet investissement des services de l'Etat dans le but de faire respecter la légalité dans l'île a également été soulignée par le colonel Mazères devant la commission. Mais celui-ci a dans le même temps indiqué que certaines administrations locales avaient fait montre d'une grande inertie : " Dans ces différents volets, localement très significatifs quant au retour à la règle commune, le bilan est considérable. En 1998, plusieurs centaines de procédures - + 64 % en matière d'urbanisme, + 23 % en matière de travail dissimulé - ont eu des suites pénales qui sont généralement rapides et sévères. Dans ces polices "spéciales", la gendarmerie est une institution très productive, et elle est, aux dires notamment des magistrats judiciaires, dans une situation de quasi-substitution à certains services, notamment à la DDE.
" (...) Cette dynamique semble cependant se heurter à des données structurelles et psychologiques qui ne paraissent pouvoir s'inverser définitivement que dans la mesure où l'action forte engagée par le préfet s'inscrit dans la durée. On note en effet, en dépit du renouvellement de la quasi-totalité des directions des services extérieurs de l'Etat, l'immobilisme d'une partie de l'administration sous l'effet de l'inertie, voire de la compromission de certains fonctionnaires d'exécution ou de proximité. La direction départementale de l'équipement (DDE) constitue pour moi un exemple particulièrement fort de ce dysfonctionnement ".
De fait la politique de l'Etat de droit voulue et impulsée par les deux préfets devait se heurter à une certaine inertie administrative, ou à des excès de zèle, qui allaient susciter un certain retournement de l'opinion insulaire. Cette situation s'est doublée d'un fort mécontentement de la population du fait des interpellations massives opérées dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, alimentant les thèmes de la " punition collective " infligée aux corses et du racisme anti-corse.
Ce retournement de la situation aurait, selon Bernard Bonnet, été encouragé par une partie des élus locaux tenant au sujet de la politique de rétablissement de l'Etat de droit un véritable double langage. D'ailleurs, peu de temps avant l'épisode des paillotes, dans un rapport adressé au ministre de l'Intérieur en date du 26 mars 1998, le préfet Bonnet écrit à ce sujet : " Il ne faut pas se dissimuler les résistances et sans doute les violences que l'action ferme de rétablissement de la légalité suscitera dans le système insulaire où se mêlent certains élus, des nationalistes et des délinquants d'envergure dans la conjugaison d'intérêts de pouvoir et d'argent ".
Ces déclarations éclairent le contexte dans lequel est intervenue l'affaire de la destruction volontaire des paillotes : une opposition croissante à la politique de rétablissement de l'Etat de droit, relayée par certains élus locaux, et qui va se manifester par leur soutien apporté aux propriétaires de ces établissements construits illégalement sur le domaine public maritime.
c) L'affaire des paillotes
Cette affaire, intervenue dans un contexte d'opposition croissante à la politique de l'Etat de droit, est révélatrice des spécificités du système politique insulaire... et de dysfonctionnements au sein de l'appareil de l'Etat.
Si l'affaire en elle-même n'est pas étrangère à la création de la présente commission d'enquête, il ne revient pas à celle-ci d'empiéter sur les prérogatives de l'autorité judiciaire par un examen contradictoire des déclarations des différents protagonistes. En revanche, l'analyse du contexte politique de l'affaire et des dysfonctionnements des services constatés à cette occasion entrent pleinement dans son champ de compétence.
Avant toute chose, l'affaire des paillotes souligne les ambiguïtés du respect de la légalité dans l'île et pose la question de l'attitude des élus locaux.
La situation des " paillotiers " révèle tout d'abord les carences des services en charge de l'urbanisme sur le plan local. Dans son rapport au ministre de l'Intérieur daté du 26 mars 1998, le préfet Bonnet recensait ainsi " 75 décisions de justice en matière d'urbanisme non mises en _uvre à ce jour ". Il signalait dans ce même rapport qu'il avait saisi le parquet d'Ajaccio sur l'Hôtel de région " édifié sans permis de construire ". Il indiquait également qu'il avait saisi l'autorité judiciaire " sur l'utilisation irrégulière des crédits du R.M.I. par le Conseil général de la Corse-du-Sud ayant donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire mettant en cause la gestion de M. José Rossi ".
C'est dans ce contexte que le préfet Bonnet décide de faire procéder à la destruction de deux paillotes par le génie militaire, comme il l'a expliqué devant la commission : " Le problème des paillotes a été réglé le 6 avril 1999, dans une réunion à laquelle ne participaient ni le directeur de cabinet ni le colonel de légion, mais tous ceux qui étaient en charge du dossier, soit une trentaine de personnes. L'objectif était de fixer un calendrier : après avoir appliqué des décisions de justice ordonnant la destruction des ports privés et des bâtiments d'habitation avec le génie militaire, un plan avait été arrêté pour les paillotes. Tout devait commencer le 9 avril. Pour éviter les fuites, la réunion a eu lieu le 6.
" Le 9 avril, deux paillotes de Marisol - une plage au sud d'Ajaccio - devaient faire l'objet d'une action du génie militaire. Pour des raisons qui tiennent à une incompétence de la gendarmerie locale qui n'a pas su sanctuariser le site, contrairement aux instructions qu'elle avait reçues, l'un des propriétaires a pu improviser un mini fort Chabrol. Et le plan "paillotes" s'est arrêté.
" J'ai obtenu l'engagement des élus, ce jour-là, de démolir dès la fin de la saison ".
Les élus entendus par la commission ont indiqué que leur intervention auprès du préfet de région en faveur d'un sursis à exécution de la mesure de démolition visait avant tout à éviter de graves troubles à l'ordre public et la répétition d'événements similaires à ceux d'Aleria. Tous se sont par ailleurs attachés à relativiser la portée de l'infraction commise par les " paillotiers ".
M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, qui était présent sur les lieux de la tentative de destruction forcée, a ainsi indiqué : Des décisions de justice définitives ordonnaient la démolition d'un certain nombre d'ouvrages sur le domaine public maritime. Permettez-moi de relever qu'il y a 400 infractions de cette nature en Corse ; je voudrais qu'il y en eut aussi peu sur le reste du littoral méditerranéen français, je n'en suis pas convaincu. De Perpignan à Menton, il y a 750 kilomètres de littoral méditerranéen, en Corse, il est de 1 000 kilomètres. Sans avoir fait d'études exhaustives, je suis à peu près persuadé que les infractions sont bien plus nombreuses sur ces 750 kilomètres, mais c'est un autre sujet ".
Pour M. José Rossi, l'action des élus locaux dans cette affaire s'inscrivait dans un cadre de médiation et n'était pas une remise en cause de la politique de rétablissement de l'Etat de droit voulue par le préfet Bonnet : Tous les intervenants s'étaient mis d'accord pour que les paillotes soient détruites avant le 30 octobre prochain ; puis, brutalement, pour des raisons que j'ignore, le préfet Bernard Bonnet a décidé de passer à l'acte et de faire procéder à leur démolition par la force publique. Il s'agit à l'évidence d'une démonstration de force. On a envoyé 30 camions de gendarmerie, dont 2 automitrailleuses, 7 ou 8 camions du Génie pour montrer à l'opinion corse que, décidément, cette fois-ci, il fallait rentrer dans le rang.
" (...) Dans une affaire comme celle des "paillotes", des élus ont demandé aux propriétaires d'être raisonnables, de procéder à la démolition et, en même temps, ils ont indiqué au préfet qu'il n'était pas besoin de faire un fort Chabrol pour un enjeu de cette nature. C'était leur rôle. M. François Léotard était sur le site par hasard, il n'était pas venu exprès pour soutenir X ou Y. Il s'est arrêté, il a vu le fort Chabrol et a dit : "je n'ai jamais vu cela en France". Je suis arrivé quelques moments plus tard, après que l'Assemblée de Corse eut voté une délibération me donnant mandat pour essayer d'arrondir les angles au bon sens du terme et trouver une conciliation qui permette de détruire ces paillotes, sans l'utilisation des moyens de l'armée dans un contexte de crise ".
Cette thèse de la volonté de médiation des élus a été également relayée par M. Paul Giacobbi auprès de la commission : " De plus, tous les élus présents à cette réunion - il y avait aussi des nationalistes - se sont engagés à ne pas défendre ces gens-là au mois d'octobre, si d'aventure ils n'exécutaient pas eux-mêmes la décision de démolir. J'ai l'impression que les élus n'ont pas fait preuve d'incivisme mais ont, au contraire, aidé une autorité administrative, comme ils doivent toujours le faire, à sortir de la situation délicate dans laquelle elle s'était mise. Si nous avions été des pousse-au-crime ou des personnes qui s'opposaient à l'application des lois, nous aurions laissé l'incident, voire le drame, se produire. Et si, à cette occasion, il y avait eu un mort ou des blessés, vous auriez vu s'il était facile d'appliquer les lois ! Aujourd'hui, les gens se sont engagés à détruire, ils détruiront ".
Il n'empêche que M. José Rossi a placé cette affaire sur un terrain éminemment politique, d'autant qu'elle intervenait en pleine phase électorale : " Je signale, d'ailleurs, que ces opérations de démolition ont commencé une semaine avant le premier tour des élections régionales. Cet acte, très symbolique, n'a pas été sans conséquence sur les résultats obtenus par les mouvements indépendantistes qui ont presque doublé leur score. Le fait d'entreprendre ces opérations en pleine campagne électorale est une forme de provocation - je pèse mes mots - et, est en tout cas, contraire à la discrétion que doit observer le préfet dans ces circonstances. Ce n'était pas un acte involontaire ; tout était calculé ".
L'affaire des paillotes s'inscrit donc dans un contexte de tensions très fortes, d'autant que pour le préfet Bonnet " les contrevenants étaient tellement sûrs de l'impunité que très souvent leurs établissements, bien exposés, bénéficiaient des faveurs, par leur présence, de ceux-là même qui devaient faire appliquer les décisions de justice ! ".
Pour le colonel Henri Mazères, cette situation de collusion entre nombre d'élus locaux, nationalistes et propriétaires de paillotes a constitué pour le préfet un véritable sujet de préoccupation, voire un désaveu : " Vous connaissez les faits : au milieu de cette contestation, à côté des élus, dont deux anciens ministres, Yves Féraud est là avec des nationalistes. Il a rameuté tout le monde. Puis, il y a cette marche des 4/5 des membres de l'assemblée territoriale qui se dirigent vers la préfecture et le préfet qui se retrouve dans son bureau, acculé ! Il demande à son directeur de cabinet de les recevoir et m'appelle pour m'avertir du fiasco. Je vais le retrouver pour le réconforter, et il me demande d'aller voir ce qui se passe sur le terrain. Je découvre ce que tout le monde a vu : les déménageurs corses ont "pactisé" avec les paillotiers, ils boivent un verre ensemble et ne travaillent pas ".
Pour sa part, le préfet Bonnet a minimisé la portée de l'événement : " Très honnêtement, les paillotes ont été une priorité journalistique. Ce que j'ai fait au printemps, c'est de demander au génie militaire de venir appliquer des décisions de justice : des maisons d'habitation construites illégalement sur le domaine maritime public ont été détruites dans l'indifférence générale, mais aussi des villages de vacances, des ports privés... Dans l'indifférence générale. Pourquoi ? Pour faire passer un message qui consistait à dire que ce n'est pas la survivance de l'économie de cueillette qui mobilisait mon attention, par l'intermédiaire des paillotes, mais l'application des décisions de justice en matière d'urbanisme. Et nous avons donné là un message clair à l'opinion : nous commençons par les choses importantes ".
Les conseillers du Premier ministre entendus par la commission, M. Alain Christnacht et Mme Clotilde Valter, ainsi que l'ancien conseiller du ministre de l'Intérieur, M. Philippe Barret, ont indiqué que la question des paillotes n'avait occupé qu'une part restreinte des communications écrites et téléphoniques du préfet de région avec l'autorité centrale. Celui-ci se serait borné à leur signaler qu'un sursis à exécution avait été accordé aux propriétaires de paillotes pour la durée de la saison estivale par son directeur de cabinet, M. Gérard Pardini.
M. Philippe Barret a ainsi indiqué à la commission : " La décision prise le 9 avril d'accorder un nouveau sursis, intervenant après celui de l'été précédent, est une décision du préfet Bonnet. J'en ai été informé à seize heures le 9 avril, j'en ai immédiatement averti le ministre de l'Intérieur. Nous avons considéré qu'étant sur le terrain, il avait seul les moyens d'apprécier la réalité de la situation. J'ai essayé de me mettre à la place d'un préfet, fonctionnaire, confronté aux élus, au président de l'Assemblée de Corse, à un ancien ministre de la Défense. Il a trouvé cette solution.
" M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : C'est pour vous faire plaisir qu'ils ont détruit ensuite... en entendant votre silence au téléphone.
" M. Philippe BARRET : Je n'ai rien formulé, aucune désapprobation ; au contraire, j'ai immédiatement déclaré au préfet Bonnet : "Si vous avez estimé devoir passer ce compromis, vous seul avez les moyens d'en prendre la responsabilité", d'autant que ce compromis était honorable puisqu'assorti d'une promesse écrite de destruction par les utilisateurs... ".
Pour le colonel Henri Mazères, le préfet aurait souhaité " régler " la question localement : " Je ne sais pas ce que j'aurais fait à sa place, monsieur le Président. A la réflexion, avec le recul, je pense que j'aurais immédiatement téléphoné à Matignon - où il avait des relations privilégiées - pour recueillir l'accord de poursuivre coûte que coûte ou me faire relever. Il est certain que le soir même, le préfet disait : "L'Etat a été bafoué, j'ai été bafoué, la paillote "Chez Francis" sera démolie dans les plus brefs délais". J'ai adhéré.
" J'avais deux possibilités : ou j'adhérais et je considérais donc que l'ordre n'était pas illégal - je ne pouvais pas dire au préfet "je ne marche pas dans votre combine", ce n'était pas possible, la communion était trop forte -, ou je téléphonais à mon directeur général pour qu'il me relève au plus vite de mes fonctions. Je ne pense pas que je lui aurais donné la raison de cette demande, car quand on me demande de partager un secret, je partage ce secret et ne le divulgue pas. Le général Parayre, comme ma hiérarchie, n'était pas au courant ".
Dans la nuit du 19 au 20 avril 1999, la paillote " Chez Francis " sera incendiée. Compte tenu des indices laissés sur place, la brigade de gendarmerie locale chargée de l'enquête par le parquet dans le cadre de la flagrance va assembler des éléments mettant à mal la thèse d'une surveillance de la paillote détruite par des membres du GPS. La déposition du lieutenant-colonel Cavallier, chef d'état major du commandant de légion de Corse, aura pour conséquence d'invalider cette position soutenue par l'ensemble des protagonistes de l'affaire. Le 26 avril 1999, le colonel Mazères est mis en examen, le préfet de région et son directeur de cabinet sont incarcérés le 6 mai 1999.
Les conséquences de cette situation dans l'île sont extrêmement graves et M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint à Bastia, les a ainsi analysées : " "Rétablissement de l'Etat de droit" était sans doute un slogan utile mais nettement insuffisant d'autant qu'il sous-entend qu'il n'y avait pas d'Etat de droit auparavant, ce qui n'était pas entièrement vrai.
" Si seule la justice doit favoriser le rétablissement de l'Etat de droit, cela me paraît encore plus insuffisant. Quand ceux qui doivent participer au rétablissement de l'Etat de droit commettent, d'après certains, des infractions graves, c'est encore pire. Un préfet est le représentant de l'Etat dans un département ; s'il est suspecté d'avoir participé à des actions illégales, c'est l'effondrement de l'Etat de droit ".
Cette affaire des paillotes a pu donner l'impression que la politique de rétablissement de l'Etat de droit n'avait, somme toute, été qu'une parenthèse. Elle a en tout cas renforcé le scepticisme de la population insulaire et révélé au grand jour les dysfonctionnements des services de l'Etat sur place qui semblent, plus que l'absence de coopération de la population souvent avancée comme facteur d'explication, expliquer l'impuissance de l'Etat.
b.- l'absence de coopération de la population
La plupart des personnes entendues par la commission ont souligné la difficulté - voire l'impossibilité - de bénéficier d'une quelconque coopération de la population pour assurer les missions des forces de sécurité et de la justice en Corse. Si cette attitude correspond à une tradition ancestrale, elle s'est également manifestée par une certaine méfiance à l'égard de la politique de rétablissement de l'Etat de droit.
1.- La loi du silence est la loi de la prudence
L'on a coutume d'attribuer le fait que de nombreux attentats et crimes de sang commis en Corse ne sont pas élucidés à la fameuse " loi du silence ", à l'omerta. Si ce phénomène est incontestablement une particularité locale, il convient d'en analyser les causes, plutôt que de fustiger d'emblée le mutisme, voire l'absence de sens civique de la population insulaire.
a) Un comportement traditionnel
Le refus de la population de coopérer avec les autorités a été relevé par les historiens qui se sont penchés sur la spécificité insulaire. En Corse plus qu'ailleurs, la police et la justice sont considérées comme des entités distinctes du corps social, des éléments extérieurs avec lesquels il ne faut pas collaborer. Dans un ouvrage publié en 1887(1), M. Paul Bourde, correspondant au journal Le Temps, soulignait : " Sur le continent, en présence d'un crime, chacun se sent citoyen intéressé au maintien de l'ordre et prête son concours à l'arrestation du meurtrier. En Corse, l'ordre n'existant pas, chacun reconnaît à son prochain le droit de régler ses affaires comme il l'entend. Un homme peut en tuer un autre sur la place publique, la foule des spectateurs s'ouvre pour le laisser passer et fuir. Cela ne regarde que les deux familles en cause... ".
Plus d'un siècle après, les choses n'ont pas tellement changé. Les témoignages recueillis par la commission l'attestent. Ainsi, Mme Mireille Ballestrazzi, ancienne directrice du SRPJ d'Ajaccio, déclarait lors de son audition : " Les Corses ont toujours préféré régler leurs comptes eux-mêmes : cela fait partie des habitudes ! ". Le lieutenant de police, M. Martin Fieschi, rencontré à Ajaccio, indiquait : " Très peu d'informations remontent par le "17". Les gens savent que leur numéro de téléphone s'affiche quand ils appellent, comme chez les pompiers. Ici, l'appel au "17" n'est pas un réflexe comme sur le continent. Là-bas, dès que quelqu'un aperçoit des types louches sur le parking de son immeuble, il appelle le "17". Ici cela n'est pas entré dans les m_urs, mais cela commence à évoluer ".
La difficulté d'obtenir des informations est une réalité de tous les jours. M. François Goudard, ancien préfet de la Haute-Corse, a également mis l'accent sur ce point : " quand un hold-up se produisait en Seine-Saint-Denis, trois fois sur quatre les auteurs étaient interpellés. Mais quand le distributeur de billets de la petite commune de l'Ile-Rousse a été arraché un lundi matin à dix heures par un tracto-pelle, personne n'avait rien vu, et quand les gendarmes se sont présentés chez la locataire de l'appartement qui était au-dessus du guichet de la banque, elle a ouvert la porte avec une ordonnance prouvant qu'elle prenait des tranquillisants... ".
Autre exemple rapporté par M. Goudard : " Sur la grand-place de Bastia, le directeur départemental des polices urbaines - un Jurassien, excellent homme et bon sportif - sort peu après dix-huit heures de son bureau, et entend des coups de feu. Il sort son appareil de radio, demande que l'on envoie du renfort du commissariat, et traverse la place en courant ; cela ne lui prend que très peu de temps. Quand il arrive en haut de la place, il voit un homme étendu sans vie au bord du trottoir. Il donne l'ordre aux gens qui sont autour de ne pas bouger, afin qu'on les interroge. Arrivent les inspecteurs, auxquels il indique les gens présents au moment du meurtre et qu'il convient d'interroger. C'est alors qu'une dame âgée traverse cette petite foule, et dit, en corse : "Personne n'a rien vu, personne ne dit rien". (...) C'était une affaire de banditisme, et la dame âgée était la mère de la victime ".
Paradoxalement, alors que la règle du silence est souvent présentée comme " la " caractéristique de la société insulaire, " la Corse est une île où l'on bavarde beaucoup. Si les gens hésitent à témoigner dans le cadre judiciaire dans la mesure où la confidentialité n'est pas garantie, à l'inverse ils bavardent beaucoup, et l'on dispose facilement d'informations. Peu de choses restent inaperçues dans ce pays où, au surplus, tout le monde se connaît et où la loi du silence, dite omerta selon un mot sicilien que personne n'a jamais employé en Corse, n'est pas véritablement pratiquée ", comme l'a fait remarquer M. Paul Giacobbi, président du conseil régional de la Haute-Corse.
La rumeur, tout autant que la " loi du silence ", peut constituer un handicap pour les services de police car comment faire la part des choses entre les fantasmes, les ranc_urs personnelles et les renseignements pertinents lorsque l'information est surabondante ?
Certaines affaires paraissent évidentes aux yeux de l'opinion. En Corse, il est fréquent d'entendre " tout le monde sait que... " même si les allégations ne reposent sur aucun fondement précis. Aucune sanction ne peut intervenir en l'absence d'éléments de preuve et le citoyen, de bonne foi, est alors conforté dans sa méfiance...
De son côté, M. José Rossi, président de l'Assemblée de Corse, a relevé un autre paradoxe en soulignant que si la population a du mal à communiquer avec les services de sécurité et les autorités judiciaires, elle en attend cependant des résultats. Il a clairement déclaré : " Le fait de ne pas parler spontanément ne veut pas dire que l'on souhaite l'impunité des criminels ".
b) Une cause principale : la pratique de l'intimidation
D'une manière générale, on attribue cette attitude de la population aux relations de proximité, aux solidarités familiales ou villageoises. Comme le soulignait M. José Rossi, " Dans une société de 250 000 habitants, chacun connaît le voisin, et il n'est pas impossible que parmi les voisins, se trouvent des poseurs de bombes. Or, en Corse, on ne dénonce pas son voisin ".
Du reste, ces solidarités peuvent s'organiser en dehors du cadre familial ou traditionnel. Ainsi que l'a indiqué M. Claude Guéant, ancien directeur général de la police nationale, " sur la presqu'île de Cavallo, le racket était pratiqué à grande échelle, mais beaucoup de monde en profitait. Nous nous sommes aperçus que des femmes de ménage étaient payées 300 à 500 francs de l'heure, ce qui pouvait évidemment entraîner certaines complicités et faciliter l'expression de certaines solidarités ".
Au-delà de ces relations particulières, d'autres explications peuvent être avancées.
La première est la banalisation de la violence. Le témoignage du major Guillorit, commandant la compagnie de gendarmerie de Ghisonaccia, est on ne peut plus éclairant : " Nous l'avons encore constaté lundi matin avec un attentat contre deux camions de travaux publics à Prunelli. La victime en est au vingtième depuis dix ans. Ce patron nous a déclaré n'avoir jamais été menacé et ne pas savoir d'où cela venait. C'est prendre les gendarmes pour des imbéciles, mais nous n'allons pas le placer en garde à vue pendant vingt-quatre heures pour lui faire dire la vérité. Nous sommes bien obligés de nous contenter de ce qu'il nous dit ". Il ajoutait : " Pour un gendarme dans une unité du continent, un attentat est une catastrophe. En arrivant ici, j'ai considéré que c'était pareil. J'avais tort. Cela s'est banalisé, non du point de vue du gendarme mais du point de vue des habitants. Pour eux, un attentat, ce n'est rien. A tel point qu'après que les deux camions eurent sauté lundi à une heure et demi du matin, à proximité d'habitations, personne ne nous a appelé. Ce sont les ouvriers qui, en venant prendre leur service à sept heures et demie, se sont aperçus que leurs camions avaient sauté ".
La seconde raison est à l'évidence le règne de l'intimidation. Parmi les nombreux témoignages concordants recueillis par la commission, l'on peut citer celui de Mme Mireille Ballestrazzi qui soulignait : " Les gens ont peur de parler et j'ai obtenu beaucoup de témoignages verbaux de personnes qui, à force de voir comment je vivais, se sont épanchées, mais à aucun moment elles n'auraient apporté le moindre témoignage sur procès-verbal, y compris sous couvert de l'anonymat, à aucun moment elles n'auraient osé témoigner par crainte de représailles ".
Les pressions sur le témoin ou sur sa famille sont fréquentes. Là aussi, les déclarations du major Guillorit sont sans ambiguïté : " Dans leurs enquêtes, les gendarmes ont de grandes difficultés à avoir des contacts francs, à obtenir des renseignements. Les gens ont vu, savent mais ne veulent pas parler par peur de représailles, de menaces ".
Plus explicite encore est cette histoire relatée par M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse : " L'année dernière a eu lieu l'assassinat d'un jeune nationaliste en pleine fête de village, devant environ une centaine de témoins. (...) mais aucun témoin ne parle. C'est par un travail acharné de la police judiciaire que l'on peut espérer obtenir un résultat dans quelques mois, si le juge réussit à se convaincre que la mise en examen a des chances d'aboutir à une condamnation parce que les services de police auront pu obtenir des bribes de témoignages. Ici comme ailleurs, les juges n'aiment pas l'échec et ne procèdent à des mises en examen que lorsqu'ils possèdent des éléments déterminants. Au moment de son assassinat, le jeune était accompagné d'un ami. Cet ami n'a rien vu. Le lendemain, le mouvement A Cuncolta de M. Pieri a publié dans la presse un communiqué pour dire : "Attention aux collaborateurs, à ceux qui parlent de cette affaire" ".
D'autres explications sont avancées, plus directement liées au fonctionnement des services de police et de la justice. Le manque de confidentialité des informations recueillies est notamment mis en avant. Ainsi, M. Bernard Bonnet a fait observer : " Comment critiquer le fait qu'ils se taisent, alors que dans une société de proximité, tout le monde sait qu'ils sont allés voir les policiers ou les gendarmes ? En réalité, c'est non pas la loi du silence, mais la loi de la peur qui règne en Corse! Pour un Corse, il faut choisir : être en paix avec sa conscience ou avec ses voisins ". Le président du conseil général de la Haute-Corse va même jusqu'à déclarer : " Je considère que les gens qui ne parlent pas à la police ont bien raison. Parce que malheureusement chaque fois que quelqu'un s'adresse à la police ou à une autorité pour "parler", dans les quinze jours ou trois semaines, on s'arrange pour que la place publique en soit informée et que le nom de l'informateur soit connu. Comment voulez-vous dans ces conditions que les gens parlent ! ".
Quant à M. Bernard Pomel, ancien préfet de la Haute-Corse, il estime qu'" on impute à l'omerta des comportements humains, trop humains. N'importe qui, dans une situation comparable, aurait la même attitude. Comment dénoncer des crimes et délits si vous n'êtes pas assuré que ces comportements seront sanctionnés ? Comment dénoncer des crimes et délits si vous pensez que, le lendemain, les auteurs de ces actes seront blanchis, parfois récompensés ou considérés comme des interlocuteurs et des partenaires reçus officiellement ? ".
Dans ces conditions, ne faut-il pas considérer avec le général Maurice Lallement qu'" il est parfois plus intéressant de protéger sa vie que de faire preuve de sens civique " ?
La " loi du silence " peut donc s'analyser comme " la loi de la prudence ". En témoigne également le fonctionnement des cours d'assises en Corse, qu'il s'agisse des difficultés rencontrées pour constituer un jury ou pour faire déposer un témoin à la barre.
Sur ce point, l'ancien et l'actuel procureur général de Bastia se rejoignent. M. Jean-Pierre Couturier a ainsi déclaré : " Au cours de ces sessions d'assises, monsieur le Président, c'était la peur des familles des accusés, c'était la peur des victimes qui servaient de toile de fond aux débats ". M. Bernard Legras a complété ce propos en soulignant : " Lorsque, par miracle, un témoin accepte de déposer, dans la grande majorité des cas, il se rétracte. Lorsque, par bonheur, on parvient à pousser l'affaire jusque devant une juridiction criminelle, il est aujourd'hui pratiquement impossible de composer un jury de jugement. La session de la cour d'assises de Haute-Corse s'est ouverte hier, l'audience a été ouverte à quatorze heures. A vingt heures, - lorsque je partais pour vous rejoindre -, la présidente était en train de se battre et de poursuivre des jurés suppléants pour parvenir à composer un jury de jugement parce que, au cours de cette session, il y a une affaire qui concerne un Corse ".
Les pressions ou menaces exercées à l'encontre des jurés sont monnaie courante. Le rapport précité de la commission d'étude sur la justice criminelle en Corse en contient de multiples exemples.
Le président de la chambre d'accusation soulignait ainsi le 4 décembre 1994 : " Les jurés sont démarchés ou amicalement conseillés ", ou encore : " Le rapport de force entre l'accusé et la victime s'exprime à travers les sollicitations que leurs groupes respectifs adressent aux membres du jury, de façon formelle ou plus directement ". Le 4 février 1997, le président de la cour d'assises de la Corse-du-Sud expliquait qu'il avait été obligé de renvoyer une affaire à une session ultérieure, plusieurs jurés ayant " été contactés par téléphone ou approchés par des connaissances qui, avec une certaine insistance, leur avaient parlé de cette affaire. (...) Un de ces jurés a accepté d'être entendu et j'ai recueilli ses déclarations par procès verbal. Les autres ont refusé par crainte de faire une déposition écrite. Bien entendu, aucun n'a donné le nom de son contact supposé ou connu. 7 jurés sur 23 ont ainsi demandé à être excusés, s'estimant incapables de juger dans un tel climat de pression ".
De même, le greffier de la cour d'assises de Corse-du-Sud écrivait en octobre 1998 : " A ce jour, plusieurs jurés désignés par le sort pour la prochaine session ont pris contact avec moi. Ils ne souhaitaient pas siéger. Officiellement, pour diverses raisons (familiales, médicales, professionnelles...) mais en réalité sans autre motif que la peur ou, il faut bien le dire, l'indifférence. Surtout, ce qui est encore plus grave, c'est qu'il s'agit d'une peur "a priori" sans même savoir qui sera jugé. Ces gens ont tellement entendu parler autour d'eux de pressions, d'appels téléphoniques, etc., que le simple fait d'être désigné est une catastrophe (...). Pour contraindre ces jurés de remplir leur mission, j'ai dû leur révéler que le seul accusé était d'origine continentale et que les débats auraient sans doute lieu à huis clos ".
2.- La volonté d'appliquer la loi suscite des réticences
Alors que des années durant, les services de l'Etat avaient adopté une attitude compréhensive, de " laisser-aller ", dans de nombreux domaines, qu'il s'agisse du remboursement des dettes agricoles, du recouvrement des créances fiscales ou du respect des règles d'urbanisme sur le littoral, la volonté clairement affichée d'appliquer la loi en Corse comme sur le reste du territoire national ne pouvait que susciter des réactions mitigées. Ce phénomène a été amplifié par l'attitude pour le moins ambiguë de certains élus.
a) Une opinion publique troublée
L'assassinat du préfet Erignac a bien sûr provoqué un choc et la population insulaire l'a subi de plein fouet. Son adhésion à la politique de rétablissement à l'Etat de droit s'est cependant effritée au fil des mois, ainsi qu'en témoignent les rapports adressés par le préfet Bernard Bonnet au ministère de l'Intérieur. Dès le 25 août 1998, le préfet de Corse souligne que des réserves s'expriment car " le retour au droit est douloureux pour une partie de la population qui s'était accommodée d'une législation de substitution depuis de nombreuses années ".
Certes, pour la première fois des personnalités insulaires " souvent citées mais jamais inquiétées " ont été mises en cause. Toutefois, le traitement de ces affaires prend du temps, les délais d'instruction sur de gros dossiers comme ceux du Crédit agricole ou de la CADEC sont longs, et la population ne comprend pas pourquoi les règles élémentaires de droit s'appliquent au citoyen lambda alors que les " grosses affaires " n'avancent pas.
Le décalage entre la correction immédiate des irrégularités simples et le temps d'instruction beaucoup plus long des dossiers complexes nourrit une certaine frustration, le sentiment d'une " justice à deux vitesses ", d'une véritable inégalité de traitement. Cette frustration est alimentée par des comportements " plus rigoureux que la rigueur ". Comme le relève le préfet Bernard Bonnet, " les recouvrements fiscaux et sociaux s'effectuent sans faiblesse et certains comptables locaux refusent des délais de paiement qu'ils accordaient auparavant et qui étaient souvent respectés. (...) Les banques pratiquent aussi une politique restrictive, sanctionnant des découverts bancaires minimes de particuliers ". Certains fonctionnaires contribuent dans les échelons intermédiaires à nourrir le ressentiment populaire. " Des certificats d'urbanisme sont ainsi refusés parfois sans raison sauf le prétexte de l'Etat de droit ".
De son côté, Mme Clotilde Valter, conseiller technique au cabinet du Premier ministre, a indiqué à la commission : " j'ai (...) entendu parler de la façon dont certains services de l'Etat, en contact avec le public, répondaient à des demandes de traitement un peu favorable en indiquant très fermement que le préfet s'y refusait. Il y a eu l'exemple, qui a été repris, du Crédit agricole qui refusait les découverts de 27,50 francs en disant que c'était le préfet ! ".
Les multiples interpellations effectuées dans le cadre de l'enquête sur l'assassinat du préfet Erignac, l'abrogation des arrêtés Miot qui avaient institué un régime dérogatoire en matière de droits de succession sur les immeubles, mais aussi le fait de verbaliser les simples infractions au code de la route ont été vécus comme une politique de " normalisation ". Comme l'a déclaré M. José Rossi, président de l'Assemblée de Corse, lors de son audition : " L'opinion a considéré que, au-delà de la recherche des assassins du préfet Erignac, il y avait une volonté d'alignement. Les Corses ont ressenti cette attitude comme une agression, d'autant plus que l'opinion nationale, recevant des images extrêmement négatives de la Corse au quotidien, a progressivement évolué dans le sens de la séparation ".
De son côté, M. André Viau, ancien préfet de la Haute-Corse, a estimé que l'on n'avait peut-être pas su ces derniers temps éviter l'écueil de la " culpabilisation collective ".
b) L'attitude ambiguë de certains élus
Il ne s'agit pas ici de discréditer l'ensemble de la classe politique insulaire dont certains représentants n'hésitent pas à prendre des positions courageuses. Cependant, le rôle de certains élus locaux n'est pas étranger au trouble ressenti par l'opinion insulaire. On peut même se demander s'il n'y a pas fortement contribué.
La classe politique tient presque unanimement un discours public de grande fermeté contre la violence, exigeant un respect absolu de "l'Etat de droit". En revanche, en cercle plus restreint, beaucoup d'élus, et souvent de premier plan, tiennent un langage plus modéré, favorable au dialogue avec toutes les composantes politique de l'île. " Ces remarques ont été formulées le 26 mars 1996 par le préfet Claude Erignac dans un rapport transmis au ministère de l'Intérieur.
Le préfet Bonnet considère lui aussi que l'opposition des élus " est le plus souvent larvée ou distillée à l'occasion de réunions ou sur le terrain quand certains de leurs électeurs sollicitent une intervention qu'ils ne peuvent plus assurer ". Ces propos écrits en juillet 1998 à l'intention du ministre de l'Intérieur ont été confirmés par leur auteur lors de son audition devant la commission : " Certains élus se sont (...) répandus dans le système en l'affolant. Et il est extrêmement facile d'affoler un système clos en expliquant :"Le RMI est contrôlé parce que le préfet veut le supprimer" ; "Si vous payez vos taxes d'habitation, c'est la faute du préfet" ; "Et regardez, il ne s'attaque qu'aux petits, rien n'est changé". Et dans une certaine immaturité collective, on avait effectivement le sentiment que les impôts, les décisions de justice, les tracasseries - payer ses amendes -, que tout cela était la faute d'une seule personne ". Dans le même ordre d'idées, l'abrogation des arrêtés Miot " a été surexploitée localement par la plupart des responsables, toutes tendances confondues, qui ont convaincu les Corses que c'était une mesure de représailles, une mesure injuste prise à leur encontre " comme l'a souligné M. Bernard Legras, procureur général à Bastia.
Le double langage de certains élus locaux a également été dénoncé par M. Bernard Lemaire devant les membres de la commission qui l'ont rencontré à Bastia. Mettant l'accent sur l'absence de " relais politique local ", l'ancien préfet de la Haute-Corse a expliqué " que même lorsqu'ils soutenaient la politique de rétablissement de l'Etat de droit dans leurs discours, les politiques ne l'admettaient pas, tout simplement parce qu'ici, les mandats sont plus assis sur les relations personnelles que sur les idées politiques ou sur les programmes. J'ai moi-même observé dans mes fonctions en Haute-Corse, que les élus ne soutenaient pas cette politique qu'ils trouvaient trop farouche, trop dure, sans nuance et surtout trop rapide. On considérait ici que cette politique devait prendre du temps et que l'on ne peut pas du jour au lendemain passer d'une situation à une autre ".
Cette volonté de freiner l'application de la loi s'est clairement manifestée quand les élus se sont opposés à l'exécution de certaines décisions de justice, notamment celles devant entraîner la destruction d'ouvrages illégalement construits sur le domaine public maritime, les désormais célèbres paillotes. En effet, alors que le préfet Bonnet avait réquisitionné les moyens de la force publique aux fins de destruction d'un tel établissement le 9 avril dernier, une large majorité des élus de l'Assemblée de Corse, appelant à la " résistance démocratique " se sont mobilisés pour obtenir un délai supplémentaire, afin que les exploitants puissent poursuivre leur activité jusqu'au 30 octobre 1999, alors que leurs établissements étaient condamnés à la démolition depuis plusieurs années.
Si les moyens employés pouvaient s'apparenter à une démonstration de force, un mini " fort Chabrol ", les arguments avancés par M. José Rossi et M. Paul Giacobbi devant la commission ne sont guère convaincants : le fait de détruire une paillote construite en infraction aux règles d'urbanisme constitue-t-il véritablement un " grave trouble à l'ordre public " ?
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Suite du rapport :
tome I, vol. 2
 

() Cité dans le rapport de la commission d'étude sur la justice criminelle en Corse fait par M. Bernard Legras, procureur général près la cour d'appel de Bastia en mai 1999.