Mission d’information sur le Rwanda

SOMMAIRE DES COMPTES RENDUS D’AUDITIONS
DU 24 MARS 1998 AU 5 MAI 1998

Pages

 

Mardi 24 mars 1998

— Mme Claudine VIDAL, Directeur de recherche au CNRS

5

— M. André GUICHAOUA, professeur à l’Université de Lille I

23

Mardi 31 mars 1998

— M. José KAGABO, Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

39

— Maître Eric GILLET, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération interntionale des Ligues des Droits de l’Homme


51

Mardi 7 avril 1998

—  M. Jean-Pierre CHRÉTIEN, Directeur de recherche au CNRS

61

—  M. Filip REYNTJENS, professeur à l’université d’Anvers

73

Mardi 21 avril 1998

— M. Edouard BALLADUR, Premier Ministre (1993-1995), Député de Paris

85

— M. François LÉOTARD, Ministre de la Défense (1993-1995), Député du Var

85

— M. Alain JUPPÉ, Ministre des Affaires étrangères (1993-1995), Député de la Gironde


85

— M. Michel ROUSSIN, Ministre de la Coopération (1993-1994)

85

Mercredi 22 avril 1998

— M. Georges MARTRES, Ambassadeur au Rwanda (1989-1993)

117

— M. Jean-Christophe MITTERRAND, Conseiller à la présidence de la République (1986-1992)


131

Mardi 28 avril 1998

— Père Guy THEUNIS, prêtre au Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de la Société des missionnaires d’Afrique (Pères Blancs)


149

— M. Michel CUINGNET, Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994)


163

— M. Patrick PRUVOT, Chef de Mission de coopération au Rwanda (octobre 1987- octobre 1992)


177

Mercredi 29 avril 1998

— Général Maurice SCHMITT, Chef d’état-major des armées (1987-1991)

187

Mardi 5 mai 1998

— M. Hubert VÉDRINE, Secrétaire général de la présidence de la République (1991-1995), Ministre des Affaires étrangères


197

 

Audition de Mme Claudine VIDAL

Directeur de recherche au CNRS

(séance du 24 mars 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a annoncé que la mission d’information, composée à parité de membres des Commissions de la Défense et des Affaires étrangères, allait procéder à l’audition de nombreux acteurs et observateurs présents au Rwanda au cours de la décennie écoulée et plus particulièrement lors du génocide d’avril-juin 1994. Il a rappelé que l’investigation qu’elle allait entreprendre avait pour but d’éclaircir l’enchaînement des événements ayant conduit aux massacres perpétrés au Rwanda, en particulier d’avril à juin 1994, de clarifier les bases politiques et juridiques de l’assistance, notamment militaire, apportée à ce pays par la France, d’autres puissances extérieures à la région des Grands Lacs et l’ONU de 1990 à 1994, et d’identifier les missions et l’organisation de commandement ainsi que les relations avec les parties belligérantes des forces françaises déployées dans un cadre bilatéral ou multilatéral. Il a précisé que la mission d’information étudierait en outre les raisons historiques de la politique menée par la France et d’autres pays au Rwanda et qu’elle s’efforcerait de replacer cette politique dans le cadre des crises ayant affecté la région depuis les indépendances. Il a enfin indiqué que la mission examinerait les procédures et modes de décision qui ont régi les différentes modalités d’engagement militaire de la France au Rwanda et qu’elle proposerait, sur la base de cet examen, des mécanismes propres à instaurer plus de transparence et un meilleur contrôle parlementaire des opérations extérieures.

Le Président Paul Quilès a ensuite fait état de la lettre qu’il venait d’adresser au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, M. Kofi Annan, pour lui demander de s’exprimer devant la mission sur les réactions de la communauté internationale face au génocide perpétré au Rwanda, après ses récentes déclarations à la presse francophone.

Il a précisé que les auditions de la mission seraient, dans la mesure du possible, conduites conformément au plan de travail fixé, dont il a rappelé l’organisation en dix étapes successivement consacrées :

— aux facteurs historiques, économiques, sociaux et politiques des crises rwandaises ;

— aux origines de la guerre de 1990 ;

— aux accords de défense liant la France au Rwanda avant 1990 et au déroulement de l’opération Noroît (1990-1993) ;

— à l’évolution politique du Rwanda de 1991 à 1993 ;

— à la montée des violences au cours de l’année 1994 ;

— à l’opération Amaryllis (9 au 17 avril 1994) ;

— au génocide ;

— à l’opération Turquoise ;

— au rôle de l’ONU ;

— aux événements ultérieurs.

Il a alors accueilli Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la société rwandaise, qu’elle a étudiée sous l’angle de la sociologie historique.

 

Mme Claudine Vidal a, en premier lieu, abordé la problématique des identités ethniques hutue et tutsie au Rwanda en analysant, dans une perspective historique et politique, l’évolution qui a conduit à la mise en place de propagandes ethnistes débouchant sur les haines raciales.

Elle a indiqué qu’il n’existait aucun critère objectif de différenciation permettant de distinguer les Hutus des Tutsis qui, de ce qu’on sait de l’histoire rwandaise, occupent un espace commun, partagent les mêmes croyances religieuses et parlent la même langue, fait peu courant en Afrique. Elle a, de surcroît, indiqué que l’affirmation selon laquelle les envahisseurs tutsis auraient fini par dominer les Hutus déjà installés n’avait jamais été démontrée scientifiquement, bien qu’elle ait alimenté toutes sortes de propagande.

Elle a indiqué que l’on pouvait certes constater, au sein des populations tutsies, des types physiques correspondant à des traits que possèdent d’autres populations pastorales d’Afrique pratiquant un régime alimentaire lacté. Ces traits peuvent toutefois être observés également au sein de la population hutue en raison, notamment, de la coutume ancienne et fréquente dans le passé des intermariages, l’appartenance tutsie ou hutue découlant de l’ascendance paternelle.

Elle a, en revanche, souligné que des critères subjectifs, qui se sont formés et transformés au cours de l’histoire politique du Rwanda, permettaient de dire -Européens et Rwandais l’attestent- que les Tutsis, avant l’arrivée des premiers Européens en 1892, étaient plutôt spécialisés dans l’élevage des bovins, les Hutus restant davantage spécialisés dans l’agriculture. Les observateurs européens ont constaté que le pays comportait une mosaïque de pouvoirs et des organisations sociales différentes selon les régions. Ils ont vu un roi et sa cour, ne contrôlant étroitement que la partie centrale du Rwanda, tandis que les régions périphériques n’étaient guère assujetties qu’à des allégeances symboliques. La dynastie et son entourage étaient des Tutsis, situation dont les conséquences ont été déterminantes pour la suite de l’histoire du Rwanda. Mme Claudine Vidal a toutefois précisé qu’à cette époque précoloniale, les observateurs, s’ils ont évoqué des conflits hiérarchiques ou dynastiques, n’ont pas constaté de conflits d’ordre ethnique, la conscience communautaire étant alors liée aux ensembles formés par les clans et les lignages.

Elle a déclaré que les colonisateurs, allemands puis belges, avaient ensuite pris le parti, lourd de conséquences, de maintenir la royauté et de s’appuyer sur l’élite traditionnelle tutsie constituée autour de la monarchie pour en faire une fraction sociale privilégiée aux plans politique, culturel et économique, administrant le pays et occupant les meilleures places, y compris jusque dans la hiérarchie catholique. Par ailleurs, en créant, pour des motifs administratifs, un recensement des agriculteurs et des éleveurs, auxquels on donna une carte d’identité qui les qualifiait respectivement de Hutus ou Tutsis, le pouvoir colonial allait créer, sans le vouloir, des catégories ethniques.

Analysant la mise en place du mythe des Tutsis " race évoluée " -selon les termes employés à l’époque- faite pour commander les Hutus, elle a indiqué que cette histoire mythique fut, auprès des fractions occidentalisées de la population, entretenue et relayée par les missionnaires, enseignants, administrateurs coloniaux et même ethnologues et universitaires jusqu’à la fin des années soixante. Elle a, en particulier, été utilisée pour justifier des lois coloniales " néo-coutumières " en faveur de l’ensemble des éleveurs de bétail, classés comme Tutsis.

Après avoir ainsi mis en évidence le processus d’installation de ce qu’elle a nommé le " piège ethnique ", Mme Claudine Vidal a ensuite montré la mise en place d’un " piège raciste " lors de la décolonisation. A partir de 1956 se sont exprimées les revendications politiques de leaders hutus, jusqu’alors exclus de l’administration et de la participation au pouvoir. Après la proclamation de la République en 1961 et la prise du pouvoir par les Hutus, avec l’aide active des Belges et de l’Eglise catholique, les Tutsis évincés continuèrent à être persécutés par les vainqueurs, non pas en tant qu’ennemis potentiels mais comme " race ". Le discours d’incitation à la haine raciale a d’abord été réservé à la fraction extrémiste de la minorité lettrée et occidentalisée, surnommée " la quatrième ethnie ", au sein de laquelle de fortes rivalités s’exprimaient pour la conquête ou la conservation du pouvoir et des richesses, mais il fut par la suite repris par les radios et dans les discours publics à l’intention des couches les plus larges de la population.

Soulignant que ce sont bien des manipulations politiques qui ont fait de l’appartenance ethnique un critère décisif, Mme Claudine Vidal a, dans un second temps, rappelé les vagues successives de violences et de massacres qui ont également contribué à renforcer la conscience communautaire hutue ou tutsie :

— en 1959, environ 300 000 Tutsis s’enfuient dans les pays limitrophes, devenant les premiers réfugiés politiques de l’Afrique contemporaine, à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues et tutsies et de massacres de populations tutsies ;

— de 1963 à 1966, les leaders hutus considèrent les populations tutsies de l’intérieur comme des otages à massacrer lorsque des attaques armées de faible envergure sont lancées de l’extérieur par des exilés tutsis ;

— en 1973, lors de la prise du pouvoir par Juvénal Habyarimana à la suite d’un coup d’Etat militaire, préparé par plusieurs mois de troubles ethniques organisés, l’exil de milliers de Tutsis masque, en réalité, la véritable lutte opposant des hommes politiques, tous d’origine hutue : ceux du nord, désormais vainqueurs, et ceux du sud et du centre. La solidarité ethnique hutue atteignait alors ses limites avec l’assassinat d’une soixantaine de dirigeants hutus de la première République par d’autres Hutus gênés dans leurs ambitions politiques ;

— en octobre 1990, la même réaction politique consistant à prendre en otage les populations tutsies de l’intérieur et à les soumettre à des pogroms s’est reproduite lors de l’attaque du FPR. La France et la Belgique interviennent, pour leur part, dès le 4 octobre dans le cadre d’une opération destinée à protéger les ressortissants européens.

En conclusion, Mme Claudine Vidal s’est interrogée, non seulement sur la méconnaissance des problèmes ethniques chez les responsables politiques ou militaires et chez les coopérants français, mais aussi sur leurs convictions qui reprenaient souvent la propagande ethniste des extrémistes hutus.

Elle s’est demandé de quels instructeurs et de quels documents provenaient ces convictions et a suggéré que la mission retrouve les rapports témoignant d’une version ethniste de l’histoire et de la société rwandaises qui, à ses yeux, ont influé considérablement sur les décisions prises par les autorités françaises à l’égard du Rwanda.

Après avoir remercié l’intervenant pour la qualité de sa présentation, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur l’existence de mouvements en faveur de la suppression de la mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité, véritable menace de mort immédiate, ce qui aurait signifié chez certains la volonté de dépasser l’opposition Hutus-Tutsis.

 

M. Bernard Cazeneuve a tout d’abord relevé les éléments de l’audition qui lui paraissaient les plus importants : la construction politique de l’ethnisme, le mode de répartition géographique des pouvoirs, la formation d’une conscience nationale. Il a alors demandé pourquoi il n’avait pas été possible d’organiser le partage du pouvoir au Rwanda.

M. Bernard Cazeneuve a ensuite demandé si un lien peut être détecté entre le processus de forte centralisation du pouvoir dans la société rwandaise précoloniale, puis coloniale et la mise en place d’une logique propice au génocide.

 

M. Guy-Michel Chauveau s’est intéressé au rôle des cadres rwandais expatriés.

 

M. René Galy-Dejean a souhaité avoir des précisions sur le rapport démographique entre Hutus et Tutsis et s’est demandé si le déséquilibre entre ces deux populations constituait un facteur déterminant.

 

M. Pierre Brana s’est interrogé sur les raisons des massacres entre Hutus après le coup d’Etat de 1973 et sur l’importance des mariages interethniques.

 

M. François Loncle, s’interrogeant sur les profondes différences d’analyse de la situation historique, sociologique et politique du Rwanda que l’on pouvait constater entre les chercheurs et les responsables politiques français, a souhaité que les membres de la mission puissent disposer des notes transmises à ces responsables politiques par l’administration et les spécialistes chargés de mission auprès de l’exécutif.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué qu’il avait demandé aux Ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération communication de ce type de notes.

 

M. Jacques Myard, reprenant les propos de Mme Claudine Vidal selon lesquels l’actuel conflit entre Hutus et Tutsis aurait sa source dans la création artificielle d’une conscience communautaire, dans des décisions administratives et dans une technique coloniale ayant privilégié la minorité tutsie, s’est demandé s’il n’y avait pas, dans cette présentation, une contradiction entre le caractère très construit de l’appartenance à une communauté ethnique et la conscience très forte et profonde de cette appartenance, fondée sur l’ascendance paternelle.

Compte tenu de la définition juridique du génocide, caractérisé par l’ONU comme l’élimination d’une ethnie faible par une ethnie forte, il s’est dit prudent sur l’utilisation de ce terme même au Rwanda, se demandant s’il n’était pas plus juste de parler de massacre ou de guerre civile puisque les spécialistes semblent réfuter l’existence d’ethnies au sens strict du terme.

 

M. Kofi Yamgnane a souhaité des précisions sur la notion de " quatrième ethnie " et a voulu savoir si l’opposition régionale nord-sud recouvrait en même temps des catégories socioprofessionnelles bien distinctes, les uns étant par exemple plus présents dans l’armée, les autres dans les professions civiles.

 

M. François Lamy s’est interrogé sur le recoupement des frontières du Rwanda actuel avec celles de l’ancien royaume et sur l’existence d’une identité nationale rwandaise transcendant une opposition entre Tutsis et Hutus que l’on retrouve également dans des pays voisins.

 

M. Michel Voisin, faisant état de ses propres constatations sur place, a relevé qu’il était possible de distinguer des morphologies très différentes chez les Hutus, d’une part et les Tutsis, d’autre part, et s’est demandé s’il était possible de ne pas tenir compte des caractéristiques physiques pour définir les communautés rwandaises.

 

Mme Claudine Vidal a apporté à la mission les éléments de réponse suivants :

— dès 1959, lorsque les leaders hutus et tutsis se sont opposés dans le cadre de la décolonisation, les Tutsis ont demandé la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité. Mais les responsables hutus ont refusé au motif qu’il s’agissait d’une manoeuvre de diversion et qu’on ne pouvait pas prétendre qu’il n’y avait pas de différence entre Hutus et Tutsis. Lorsqu’ils ont pris le pouvoir, ils ont maintenu le principe de la mention ethnique sur les cartes d’identité. La question a toutefois été remise à l’ordre du jour au cours des années 1990 durant lesquelles le multipartisme s’est instauré ;

— à partir de la période coloniale, il existe un lien direct entre le contrôle de l’appareil d’Etat et l’appartenance ethnique et il se réalise une assimilation entre l’appartenance ethnique et le conflit politique. La décolonisation n’a pas modifié ce principe, seuls les acteurs ont changé puisque les Tutsis ont été éliminés de l’appareil politique et militaire puis traités comme des citoyens de seconde catégorie ;

— les administrateurs belges ont recensé 15 % de Tutsis, 1 % de Twas et 84 % de Hutus. Ce classement des populations ne traduit pas la fluidité des différents groupes mais répond à un souci d’objectivité administrative. Le recensement de 1991 a identifié 8 % de Tutsis ;

— de nombreuses familles étaient issues d’intermariages. Ceux-ci étaient traditionnellement très fréquents à tous les niveaux car ce qui comptait alors, c’était le lignage du père. Leur pratique s’est très largement perdue à mesure que s’est développée la conscience ethnique. Elle s’est toutefois maintenue au sein des couches sociales dirigeantes où il était fréquent que de hauts fonctionnaires ou responsables politiques hutus choisissent des épouses tutsies. Au moment du génocide, ces personnes ont été qualifiées de traîtres par les extrémistes hutus, ce qui explique que les tueurs n’ont pas épargné les enfants nés de mariages mixtes ;

— en 1973, l’agitation qui a précédé le coup d’Etat cachait, sous l’apparence d’un conflit ethnique, la rivalité nord-sud qui constitue la vraie fracture du Rwanda, chaque région s’opposant à l’autre par son histoire et son économie. L’année 1973 marquant la revanche des Hutus du nord sur les dirigeants hutus du centre et du sud qui avaient pris le pouvoir en 1960-1961, ces derniers ont été victimes d’assassinats en série ;

— la durée est formatrice de conscience et de transformations affectant notamment les structures du pouvoir. Elle explique la formation d’un sentiment d’inégalité et d’appartenance ethnique en trois ou quatre générations. Les Tutsis étaient définis par une carte d’identité délivrée par le pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet l’analogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ;

— en 1960, l’armée rwandaise, d’environ 5 000 hommes, était recrutée presque exclusivement dans deux communes du nord du pays. Le pouvoir militaire était donc détenu par des personnes issues d’une même région ;

— le royaume rwandais était bien une Nation comme le soulignent les rapports conflictuels qu’il a entretenus avec le Burundi pour l’établissement des frontières communes aux deux Etats. En Ouganda, comme au Zaïre, les exilés partageaient un même sentiment national et se considéraient comme Rwandais avant d’être Hutus ou Tutsis ;

— les critères physiques ne doivent pas être assimilés à des critères ethniques ou sociologiques. De nombreux travaux ont montré que la taille est liée à la richesse et que le régime lacté des populations pastorales favorise la croissance ;

— l’association étroite entre le contrôle de l’appareil d’Etat et l’appartenance à une communauté se référant à une origine ethnique spécifique a conduit aux événements du Rwanda. On commence à assister à des constructions ethniques analogues dans d’autres pays africains, en particulier au Cameroun, ce qui est inquiétant.

 

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Annexe au compte rendu de l’audition de
de Mme Claudine VIDAL

 

données historiques sur les relations
entre hutu, TUTSI, et twa
durant la période précoloniale

I. — distinction entre histoire professionnelle et histoire idéologique

1. Il est nécessaire d’établir une distinction entre les données historiques élaborées par des historiens de métier et les discours idéologiques et politiques qui basent leurs arguments ou leurs thèmes sur des représentations du passé

Depuis les années cinquante, les idéologues (rwandais comme européens) et les politiciens ont utilisé et continuent d’utiliser des argumentations à caractère historique pour soutenir leurs thèses. Or, ces argumentations recourent à une " histoire " du Rwanda qui est en réalité une pseudo-histoire, construite au mépris des procédures élémentaires qu’exige l’intention d’objectivité. Il importe d’établir une rigoureuse distinction entre de telles représentations idéologiques du passé et les recherches historiques qui sont conduites dans le respect des règles de scientificité reconnues par la profession et par elle seule : dans l’exercice de leur métier, les historiens ne sont au service d’aucune cause particulière.

Les historiens professionnels, pour une partie de leur travail, ont des pratiques comparables aux pratiques judiciaires : ils constituent une documentation à partir des enquêtes qu’ils conduisent, ils exercent une critique des documents dont la première et indispensable étape est d’établir l’historicité des événements. Autrement dit, ils doivent fournir la preuve que tel personnage a réellement vécu, que telle bataille a bien eu lieu, etc. Ces preuves sont d’ordre très divers : une datation au carbone 14, un texte écrit et authentifié, des recoupements de témoignages, etc.

Les historiens doivent faire état de leurs méthodes et toujours indiquer les limites de leur savoir : soit montrer clairement quand leur documentation ne leur permet pas d’affirmer, mais tout au plus de supposer. La critique des documents est donc une condition préalable que les historiens doivent observer avant de les interpréter. Il reste qu’il serait artificiel de considérer rigoureusement distinctes recherche de documents fiables et interprétation. En effet, des interprétations hâtives, ou établies a priori, peuvent influencer la critique des documents : par exemple, un seul indice que n’étayent pas d’autres indices sera considéré comme preuve suffisante, ou encore, un indice qui contredit l’interprétation avancée peut être minimisé ou même demeurer inaperçu. C’est pourquoi, en même temps qu’ils s’efforcent de démontrer la véracité de leurs informations, les historiens doivent veiller à ce que leur travail d’interprétation ne soit pas influencé par des présomptions d’origine idéologique.

2. L’historiographie des relations précoloniales entre les trois catégories sociales - Hutu, Twa et Tutsi - doit être divisée en deux périodes principales

a) Première période

La première période s’étend de la fin du XIXe siècle à l’indépendance du Rwanda. Durant ce gros demi-siècle, la reconstitution du passé fut pratiquée par des historiens non professionnels et qui n’avaient pas reçu une formation spécifique (voyageurs, missionnaires, administrateurs, intellectuels rwandais, et parmi ces derniers, principalement l’abbé Alexis Kagame).

Il importe d’indiquer les principaux défauts de ces ouvrages car, dès les années trente, c’est à partir de leurs affirmations qu’était enseignée l’histoire du Rwanda. C’est ainsi, grâce au relais de l’enseignement, que furent diffusées des représentations fausses du passé précolonial, notamment en ce qui concerne les relations ethniques. Les idéologues, prônant une politique ethniste, ont largement puisé dans ce fonds, c’est pourquoi une critique de cette histoire est développée dans l’annexe I.

 

ANNEXE 1

Caractères généraux des publications
historiques de la première période

Les plus importants et les plus influents des auteurs de la première période, qui ont écrit sur les relations entre Tutsi et Hutu, furent Pagès (1933), de Lacger (1939), Delmas (1950), Kagame (1943, 1952), Maquet (1954).

Plusieurs chercheurs ayant pratiqué, durant les années soixante, de longues enquêtes au Rwanda et disposant d’une documentation systématiquement constituée ont mené la critique des publications parues durant la période antérieure (voir par exemple d’Hertefelt [1971], Newbury [1974], Vidal [1969, 1985]). Cette critique porte principalement sur les points suivants :

— Les auteurs de la première période n’ont pas procédé à la critique de leurs documents. Ils n’ont pas fait état de leurs sources, ni constitué clairement leur corpus documentaire, ni confronté leurs informations (par exemple en indiquant qu’il existe des versions contradictoires concernant tel événement ou tel personnage) si bien que le lecteur ne peut distinguer les documents de l’interprétation qui en est faite. (Delmas cependant a publié un corpus généalogique et précisé comment il l’avait constitué).

— Ils ont écrit une histoire anachronique de la période précoloniale. En effet, ils ont projeté dans le passé l’organisation sociale et politique du Rwanda qui leur était contemporaine. Or cette organisation, mise en place par les administrateurs belges, avait profondément transformé la société telle qu’elle existait avant la conquête européenne. D’autre part, ils ont conféré à des institutions et à des formes de relations entre les catégories sociales Hutu et Tutsi une ancienneté pluriséculaire, alors que ces institutions et ces relations, récentes, avaient émergé, pour certaines, dans le dernier quart du XIXe siècle, et pour d’autres, s’étaient développées durant les trois premières décennies de la colonisation.

— Ils ont donné une valeur historique à des notions pseudo-scientifiques et à des idéologies qui avaient cours à leur époque. Ainsi, ils ont appliqué la notion de race aux catégories sociales Hutu, Tutsi, Twa, ils ont classé ces soi-disant races selon leur intelligence, leur beauté, leur caractère, leurs aptitudes physiques, ils ont fondé des explications historiques sur une prétendue inégalité raciale.

— Ils ont accepté comme véridiques des traditions historiques qui étaient en réalité des apologies de la dynastie des Banyiginya (la dynastie régnante durant la colonisation). Or, ces traditions, détenues par des ritualistes dynastiques, avaient d’une part une fonction de protection magique et religieuse du pouvoir royal, d’autre part légitimaient ses entreprises de conquête. Les historiens de la première période les ont cependant retranscrites et considérées comme l’histoire officielle du royaume. Il importe à cet égard de constater l’influence considérable à l’étranger et au Rwanda des publications d’Alexis Kagame. En raison de cette influence, une brève présentation de ces publications fait l’objet d’une annexe.

 

ANNEXE 2

L’histoire du Rwanda précolonial selon l’oeuvre d’Alexis Kagame

L’abbé Alexis Kagame, à la fin des années quarante, fut encouragé, par les missionnaires, à mener des recherches sur l’histoire du Rwanda. Ce dernier, bien introduit dans les milieux liés à la dynastie banyiginya, put recueillir des traditions concernant la dynastie et les lignages d’origine princière. Sans rechercher d’autres sources émanant de milieux différents, il composa plusieurs ouvrages qui se fondaient exclusivement sur ces traditions. C’est pourquoi son histoire du Rwanda précolonial refléta, sans critique, l’unique point de vue dynastique. Cette œuvre, publiée par des institutions universitaires et de recherche belges et rwandaises, eut une notoriété internationale et fut largement utilisée pour nourrir les idéologies qui consistent à reporter dans le passé précolonial les conflits politiques contemporains.

b) Deuxième période

La deuxième période commence dans les années soixante : des chercheurs, liés à l’Institut National de la Recherche Scientifique (INRS), à l’Université du Rwanda, à des Universités et des institutions de recherche étrangères, pratiquent des enquêtes, font état de leurs documents et de la critique qu’ils en élaborent. Ils ont publié de nombreux travaux qui obéissent aux critères professionnels énoncés plus haut (cf. I.1.). Leurs recherches apportent des éléments de réponse aux questions concernant les relations entre Tutsi, Hutu et Twa.

ii. — les limites du savoir historique sur les relations précoloniales entre hutu, tutsi et twa

1. Les limites chronologiques du savoir historique sur le Rwanda précolonial

a) Il n’existe pas de témoignages écrits sur le Rwanda
avant 1892

Les historiens des ensembles politiques ouest-africains disposent de témoignages européens et arabes, écrits dès avant le XVIIe siècle : aussi rares soient-ils, ces documents permettent de fixer des repères chronologiques. En ce qui concerne le Rwanda, il faut attendre Oscar Baumann, le premier Européen à pénétrer dans le pays (en septembre 1892), et Gustav Adolf von Götzen (en mai 1894) pour lire des écrits émanant de témoins directs. Les historiens ne disposent donc que de documents oraux pour fonder une perspective chronologique antérieure à la fin du XIXsiècle.

b) Les documents généalogiques fournissent des repères chronologiques

Le recueil et le recoupement de généalogies permettent d’établir des repères chronologiques à condition cependant que ces généalogie soient suffisamment nombreuses et proviennent d’informateurs issus de milieux sociaux et géographiques diversifiés. L’ensemble des corpus généalogiques constitués par les chercheurs répond à ces critères (pour les plus anciens Delmas [1950], Kagame [1961, 1963], Reisdorff [1952], pour les plus récents, Newburi C. [1974], Meschi [1974], Rwabukumba et Mudandagizi [1974], Saucier [1974], Vidal [1974], etc.).

c) Les caractéristiques générales des corpus généalogiques

Les recoupements effectués sur l’ensemble des corpus généalogiques permettent d’indiquer des caractéristiques générales.

 

1. Le nombre des générations d’ascendants

Les informateurs, nés aux alentours de 1900, retiennent une généalogie qui comprend six noms d’ancêtres, et plus rarement sept noms. Si l’on estime une génération à 25 ans, les ascendants situés à la septième génération précédant celle des informateurs, seraient nés aux alentours de 1725. Ce repère chronologique (circa 1725) marque la limite temporelle du savoir historique. Toute affirmation portant sur l’historicité de personnages ou d’événements qui auraient existé ou se seraient produits antérieurement à ce repère ne peut être qu’hypothétique car il est impossible de les situer par rapport à une chronologie.

 

2. La généalogie dynastique des Banyiginya

La tradition généalogique dynastique, relevée par Pagès (1933), Delmas (1950), Kagame (1959), fait exception à la règle des six ou sept générations d’ascendants par rapport à un informateur né vers 1900, puisqu’elle recense 41 noms royaux précédant celui de Musinga (dont le règne commence en 1896). On n’entrera pas ici dans la discussion sur les aspects mythiques ou historiques de cette généalogie, on ne s’y intéressera que d’un strict point de vue chronologique. La seule méthode critique permettant de vérifier l’existence des souverains et de les situer chronologiquement est de recouper la généalogie dynastique par d’autres généalogies : par exemple, lorsque des traditions généalogiques émanant de divers informateurs attestent que tel roi a été contemporain d’ascendants ayant vécu dans le premier quart du dix-neuvième siècle (ce roi a conféré un commandement à tel ancêtre, a conquis la région où vivait tel autre ancêtre, etc.), on peut raisonnablement affirmer que ce roi a existé et régné au premier quart du dix-neuvième siècle. Par contre, en l’absence de documents généalogiques que l’on pourrait confronter à la généalogie dynastique, on ne peut rien affirmer concernant son historicité. C’est pourquoi l’historicité des souverains dont la tradition conserve le nom et qui auraient précédé le souverain régnant circa 1725 ne peut être que supposée.

 

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ANNEXE 3

Examen critique de la généalogie dynastique des Banyiginya

Alexis Kagame soutient l’historicité de souverains qui auraient régné bien antérieurement au deuxième quart du XVIIIe siècle (limite chronologique du savoir historique). Examinée de façon critique, cette proposition n’est recevable qu’à titre d’hypothèse.

Premièrement, la liste de souverains qui auraient existé avant 1725 est un document unique, aucun autre document ne permet de la confirmer (ou de l’infirmer).

Deuxièmement, les corpus généalogiques édités par Alexis Kagame lui-même rencontrent eux aussi les limites chronologiques du savoir historique. Ainsi, il a reconstitué l’histoire des corps d’armée créés par les souverains en s’appuyant sur les traditions généalogiques recueillies auprès d’informateurs dont les ancêtres avaient commandé ces armées (Kagame, 1963). Or, l’on peut constater, en comparant l’ensemble de ces traditions généalogiques qu’elles ne remontent pas au-delà d’un souverain nommé Cyilima Rujugira (dont le règne débute circa 1750). Sur les 88 armées recensées, 38 auraient été créées avant le règne de ce souverain. Cependant, les notices concernant ces 38 armées n’indiquent rien d’autre que le nom du souverain qui aurait créé l’armée, reportent parfois un récit légendaire (légendaire parce qu’il y a intervention du merveilleux) attaché à son nom, mais soulignent l’absence de toutes traditions généalogiques. Ces dernières n’existent qu’à partir de Cyilima Rujugira, ainsi que le précise systématiquement Kagame pour chaque armée, par une formule dont voici un exemple : " A partir de cette époque lointaine cependant, ce sera le silence le plus absolu jusqu’au règne de Cyilima II Rujugira " (Kagame, 1963, p. 61).

 

3. Tout énoncé historique portant sur un règne antérieur à celui de Yuhi Mazimpaka ne peut être qu’une supposition non confirmée

Selon la généalogie dynastique, le souverain précédent Cyilima Rujugira -dont le règne commence vers les années 1750- se nommait Yuhi Mazimpaka. Son existence est crédible car des traditions généalogiques recoupent son règne. Par contre, toutes les assertions précédant ce règne ne sont confirmées par aucune sorte de documents.

III. — ÉLÉMENTS historiques sur les relations précoloniales entre hutu, tutsi et twa

Il ne s’agit pas, ici, de retracer tout ce que l’on sait des relations précoloniales entre Hutu, Tutsi et Twa mais d’indiquer seulement les éléments qui corrigent les versions imaginaires, et cependant très répandues, de l’histoire de ces relations.

1. La sédentarisation des Hutu et des Tutsi au second quart du XVIIIe siècle

Dans toutes les régions du Rwanda, les traditions généalogiques précisent que les premiers ancêtres de la lignée (situés en règle générale six générations avant celles d’informateurs nés vers 1900) ont défriché (kwica umugogo) la terre où vivent leurs descendants. Ces derniers se déclarent sans ambiguïté descendants d’ancêtres hutu ou bien d’ancêtres tutsi (rappelons que ce terme, désignant les pasteurs, n’était pas, anciennement, répandu dans tout le Rwanda (Newbury, 1988). Ces traditions généalogiques étaient si bien assurées et localisées que des enquêtes ont même permis de situer les espaces défrichés et de cartographier les vagues de défrichements qui ont eu lieu à partir des années 1740 (Reisdorff [1952], Meschi [1973]). Les populations qui vivaient au Rwanda, à cette époque, ont donc cessé de pratiquer une agriculture et un élevage itinérants. On n’entrera pas ici dans l’analyse des déterminations qui ont suscité ces changements. Il suffira de retenir que les défrichements, suivis de sédentarisation, étaient accomplis dans le même temps et sur les mêmes collines par des Tutsi aussi bien que par des Hutu.

Ces données historiques contredisent une version très répandue selon laquelle les agriculteurs auraient défriché les premiers, tandis que les pasteurs seraient venus après eux. En réalité, à partir de 1725, pasteurs et agriculteurs se sédentarisent ensemble. D’où venaient les uns et les autres ? Depuis quant vivaient-ils dans les régions qui, plus tard, formeraient le Rwanda ? Aucun document ne permet actuellement de répondre à ces questions. Une donnée cependant permet de conclure à une très ancienne coexistence : le partage d’une seule et même langue par les uns et par les autres.

Par ailleurs, les traditions ne laissent rien percevoir des relations entre agriculteurs et pasteurs à cette époque, sinon leur complémentarité écologique indispensable au développement d’une économie agro-pastorale. Les documents oraux recueillis par les historiens ne confirment ni n’infirment les thèses selon lesquelles les pasteurs tutsi auraient envahi les territoires défrichés par les agriculteurs hutu autochtones et imposé à ces derniers des relations de dépendance. On ne peut que conclure au caractère purement hypothétique de ces thèses et, en conséquence, contester leur prétention à passer pour des vérités historiques objectivement établies.

2. Histoire du contrat pastoral " ubuhake "

Les traditions généalogiques conservent le souvenir des divers liens personnels établis entre les ancêtres et divers personnages (roi, chefs, membres d’autres lignages). L’un de ces liens est établi par le don d’une ou plusieurs têtes de bétail, don appelant des contreparties : cette pratique est connue sous le nom d’ubuhake. Le relevé et le recoupement des traditions généalogiques qui comportent l’établissement de ces liens permet de retracer l’évolution des formes prises par l’ubuhake.

Premièrement. Cette relation personnelle est attestée, dans les généalogies, vers le milieu du XIXe siècle (durant le règne de Mutara Rwogera). Elle n’est pas fréquente et elle n’implique que de riches éleveurs recherchant la protection de puissants personnages. Les éleveurs ne possédant que peu de bétail et les agriculteurs ne nouent pas de telles relations.

Deuxièmement. A la fin du règne de Kigeri Rwabugiri (circa 1880), l’on constate l’extension des relations ubuhake. Elles se multiplient entre les Tutsi et les différentes autorités dont Rwabugiri a augmenté le nombre. Comme sous le règne précédent, le but de la relation est principalement d’obtenue une protection politique. On relève aussi, mais beaucoup plus rarement, l’établissement de relations ubuhake entre Tutsi influents et Hutu riches qui recherchent une protection pour leur bétail.

Troisièmement. Après la première Guerre mondiale, l’ubuhake perdit rapidement sa signification politique car le roi et sa cour n’exerçaient plus qu’un pouvoir délégué et contrôlé par l’administration coloniale. Dans ce contexte, les contrats d’ubuhake prirent un contenu spécifiquement économique et concernèrent de plus en plus d’individus : les détenteurs de grands troupeaux concédèrent des vaches à des Tutsi, pauvres en bétail, et à des Hutu, en retour, les uns et les autres devaient accomplir diverses tâches au bénéfice du donateur. Ce fut dans les années 1930 que les clients d’origine hutu commencèrent à cultiver la terre de leur patron. Cette pratique mit un dizaine d’années à se généraliser et les premiers tribunaux coutumiers lui donnèrent valeur d’obligation légale. La pratique de l’ubuhake fut abolie en 1954.

Quatrièmement. Beaucoup d’erreurs furent écrites et professées sur l’ubuhake. Elles consistaient d’une part à en affirmer le caractère multiséculaire, d’autre part à l’interpréter comme l’instrument de l’exploitation économique des Hutu par les Tutsi. Ce sont des représentations purement anachroniques car elles reportent dans le passé précolonial des situations qui n’ont existé que depuis la colonisation. Les enquêtes historiques ont en effet montré que les relations de type ubuhake sont nées dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, qu’elles concernaient une minorité de pasteurs et qu’à la veille de la conquête européenne, les Hutu n’étaient qu’exceptionnellement engagés dans cette relation.

3. L’organisation politique du royaume précolonial

Durant le dix-neuvième siècle, le pouvoir de la dynastie des Banyiginya a été consolidé, surtout après 1860, durant le règne de Kigeri Rwabugiri. Ce souverain nomma de nombreux chefs dans les régions qui reconnaissaient déjà l’autorité de la dynastie et dans les régions nouvellement conquises, chefs qui faisaient peser les exigences royales aussi bien sur les lignages tutsi que sur les lignages hutu. Cependant, à sa mort, en 1895, l’organisation politique et administrative du royaume n’était nullement homogène. Certaines zones -où avaient été créées des capitales royales- étaient étroitement soumises à l’autorité du roi et de ses chefs. D’autres zones acceptaient de donner un tribut au roi, mais continuaient à reconnaître l’autorité des chefs de clans hutu ou de leurs propres souverains, également hutu (bahinza), ou de chefs de lignages tutsi influents. Les recherches menées depuis les années soixante ont particulièrement bien montré que la région rwandaise précoloniale comportait une mosaïque de pouvoirs. Ce fait, ignoré des historiens de la première période, a cependant été constaté et enregistré par des administrateurs coloniaux dans un ouvrage collectif (Historique et chronologie du Rwanda, 1956). Quant à l’autorité des Banyiginya, loin d’être inébranlable, elle dépendait de la capacité des souverains à contrôler les chefs de lignages apparentés à la dynastie et qui étaient de puissants chefs d’armées. Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, un sanglant conflit de succession au trône avait affaibli le souverain Yuhi Musinga : ce furent les Allemands qui l’aidèrent à mater des soulèvements et à affermir un pouvoir chancelant.

4. Les catégories d’identification des individus et des groupes à la fin du XIXe siècle

A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs critères définissaient l’identité sociale. Hommes et femmes faisaient partie d’un clan (ubwoko) -on retrouvait indifféremment des Hutu, des Tutsi et des Twa dans les mêmes clans (il existait une vingtaine de clans, certains d’entre eux regroupaient des dizaines de milliers d’individus). Ils héritaient leur affiliation clanique en ligne paternelle, de même que leur appartenance à un lignage (umulyango), groupe formé par les descendants d’un ancêtre connu. Un autre critère, qui ne dépendait pas strictement de la filiation, contribuait également à identifier les individus masculins : ils faisaient partie des armées (ingabo), elles-mêmes correspondant à des territoires. La catégorie Hutu, Tutsi, Twa n’avait pas, à cette époque, la forte capacité d’identification qu’elle prit durant et après la colonisation. La dynastie banyiginya était tutsi de sorte que les chefs les plus puissants, apparentés à la dynastie, étaient eux-mêmes tutsi, ce que ne manquèrent pas de relever les premiers observateurs européens du Rwanda. Mais il assimilèrent à tort cette minorité politique (du moins dans les régions où l’autorité royale s’était imposée) à l’ensemble des pasteurs : de cette confusion naquit la représentation historique erronée d’après laquelle les Tutsi formaient une catégorie sociale dominant les Hutu.

 

BIBLIOGRAPHIE

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De Lacger, L., I., Le Ruanda ancien. II. Le Ruanda moderne, Namur, 1939.

Delmas, L., Généalogies de la noblesse (les Batutsi) du Ruanda, Kabgayi, 1950.

Kagame, A., Le code des institutions politiques du Rwanda précolonial. Bruxelles, 1952. La notion de génération appliquée à l’histoire du Rwanda des Xe-XIe siècles à nos jours, Bruxelles, 1959. L’histoire des armées bovines dans l’ancien Rwanda, Bruxelles, 1961. Les milices du Rwanda précolonial, Bruxelles, 1963.

Maquet, J., Le système des relations sociales dans le Ruanda ancien, Tervuren, 1954.

Meschi, L., Kanserege, une colline au Rwanda. De l’occupation pionnière au surpeuplement, Thèse de doctorat EHESS, Paris, 1974.

 

Historique et chronologie du Rwanda, Kabgayi, 1956.

Newbury, M.C., Deux lignages au Kinyaga, Cahiers d’études africaines, 53, 1974.

Reisdorff, I., Enquêtes foncières au Ruanda, sans lieu, 1952.

Rwabukumba, J. & Mudandagizi, V., Les formes historiques de la dépendance personnelle dans l’Etat rwandais, Cahiers d’études africaines, 53, 1974.

Saucier, J.-Fr., The patron-client relationship in traditional and contemporary Rwanda, doctoral dissertation, Columbia University, New York, 1974.

Vidal, C., Le Rwanda des anthropologues ou le fétichisme de la vache, Cahiers d’études africaines, 35, 1969. Economie de la société féodale rwandaise, Cahier d’études africaines, 53,1974.

 

Audition de M. André GUICHAOUA

Professeur à l’université de Lille I

(séance du 24 mars 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. André Guichaoua, professeur de sociologie à l’université de Lille I. Il a rappelé que M. Guichaoua avait, dans le cadre de ses travaux universitaires, étudié le problème des réfugiés rwandais dans la région des Grands Lacs et qu’il est l’auteur d’un rapport d’expertise sur les antécédents de la crise rwandaise de 1994, à la demande du tribunal international d’Arusha. A ce titre, il devrait pouvoir livrer aux membres de la mission d’information ses analyses sur les évolutions politiques qui ont débouché sur le génocide de 1994.

 

M. André Guichaoua a tout d’abord indiqué qu’il avait été conduit à rédiger deux rapports ; le premier avait été établi, à la demande du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) en 1991, en vue d’une conférence préparatoire aux négociations de 1992, le second, était une contribution d’expert relative aux antécédents politiques de la crise rwandaise, demandée par le tribunal pénal international sur le Rwanda. Il a souhaité traiter de l’évolution récente du champ politique au Rwanda, et plus précisément de " l’ethnisme ". Rappelant qu’il avait effectué de nombreuses missions dans la région des Grands Lacs, notamment en avril 1994, il a précisé qu’en sa qualité de témoin, il entendait également faire part aux membres de la mission d’information de quelques unes de ses interrogations.

Il a estimé que la transformation des questions ethniques en conflit ouvert remontait aux élections de 1955-1956, lors de la mise en place, par les autorités de tutelle, de conseils consultatifs élus. Des organisations politico-ethniques se mettent alors en place et on assiste à l’émergence et à la montée d’un ethnisme à dominante sociale, qui exprime des clivages sociaux marqués par la lutte des classes. La révolution sociale de 1959 correspond à cette définition dans la mesure où elle oppose, d’un côté, des " seigneurs " tutsis et, de l’autre, des " serfs " hutus.

La première République, en raison des conflits auxquels elle est confrontée, met en place et structure progressivement, voire théorise, ce que l’on pourrait appeler un ethnisme racial. Il s’agit d’instaurer une démocratie du peuple hutu majoritaire et de théoriser la domination majoritaire hutue à partir d’arguments tirés d’une origine déclarée étrangère des anciennes élites tutsies. Parallèlement, des éléments d’opposition à dominante régionaliste s’affirment. Dans un premier temps, on observe une coalition des élites issues des régions de Gitarama et Ruhengeri, puis, à la fin de la première République, le pouvoir se concentre autour des hommes politiques du sud du pays, ce qui débouchera sur les assassinats de ces leaders après le coup d’Etat du Général Habyarimana au profit de cadres politiques issus du nord.

Avec l’avènement de la seconde République, le Rwanda entre dans une période d’ethnisme de " second rang ". L’ethnisme est toujours présent et il est considéré comme un élément fondateur de la République, mais il n’est plus l’élément structurant de la vie politique. En effet, un pouvoir d’Etat s’organise autour d’un parti unique, le MRND (Mouvement révolutionnaire national pour le développement). Les enjeux ethniques semblent perdre de leur importance devant la montée du régionalisme, qui sera exacerbé par l’assassinat du Président Grégoire Kayibanda. La polarisation du pouvoir se fait alors autour des préfectures de Gisenyi et Ruhengeri.

A partir du 1er octobre 1990, à la suite de l’offensive militaire du Front patriotique rwandais, l’ethnisme est réactivé alors que le régionalisme continue à croître. C’est le retour d’un ethnisme " opérationnalisé " à des fins politiques.

On peut estimer que la période dite de transition démocratique (Gouvernement de 1992-1993) est caractérisée par la constitution de camps ethniquement délimités, ce qui débouchera sur le " Hutu Power ". L’ensemble des autres clivages sera transcendé par le clivage ethnique, au-delà des régionalismes et des programmes politiques à contenu économique et social. L’ethnisme devient alors l’élément politique décisif et déterminera la préparation du génocide.

S’agissant de la première République, il convient de rappeler que le Rwanda connaît alors une situation de brouillage quasi-total des références politiques avec, d’un côté, des monarchistes indépendantistes tutsis, soutenus par les nouveaux mouvements progressistes que s’est donnés le tiers-monde et par les puissances communistes, ce qui leur vaudra d’être taxés de " bolcheviks " par la puissance coloniale et, de l’autre côté, les serfs hutus qui poursuivent leur quête d’émancipation, sous la double tutelle de l’administration belge et de la haute hiérarchie catholique expatriée. Dès la constitution de la première République, la confusion politique et idéologique a considérablement favorisé le développement de l’ethnisme et a permis par la suite sa manipulation par certaines forces politiques.

En ce qui concerne l’installation de la seconde République, il convient de rappeler que l’ethnisme détourne l’attention de la réalité d’un coup d’Etat qui vise à déplacer le pouvoir vers le nord du Rwanda. Avec la seconde République, se met en place, dès 1974, le système des quotas qui perdurera jusqu’en 1994. Ce système garantit un certain nombre de places et de postes aux membres identifiés des ethnies tutsie et hutue. Il est considéré par le Président Habyarimana comme une reconnaissance des droits de la minorité et un instrument d’ancrage définitif de la démocratie, fondé objectivement sur des indices de disparités ethniques et régionales. Les quotas permettent de répartir les postes dans la sphère publique ou les places dans les écoles et les séminaires en fonction des appartenances ethniques et du pourcentage respectif de chacune des ethnies dans la population, à l’exception de l’appareil militaire et du Gouvernement. Cette apparente consolidation permet au Président Habyarimana de considérer que le problème Tutsi-Hutu est durablement et équitablement réglé. Il convient de signaler que ce traitement de la question ethnique a été considéré par toutes les ambassades et les missions de coopération comme satisfaisant.

A ce sujet, M. André Guichaoua a formulé une première interrogation. C’est à cette époque que la France commence à s’engager fortement dans cette région " belge " du continent africain. Mais, aussi bien au Rwanda qu’au Zaïre ou au Burundi, elle ne réussira jamais à s’implanter dans les secteurs étroitement contrôlés par des intérêts étrangers préexistants. Sa stratégie d’implantation se limitera donc aux cercles étroits des pouvoirs en place et à la protection qu’elle peut leur offrir, en particulier sur le plan militaire. Ce système d’alliance à base de dépendance réciproque n’anticipe-t-il pas déjà l’absence de marge de manoeuvre et la soumission française aux stratégies des clans ou familles au pouvoir ? Relations personnelles, domaine réservé, secret d’Etat : dans ce type de relation, qui utilise qui ? Plus fondamentalement, quels intérêts nationaux ont motivé l’engagement de la France au Rwanda ?

M. André Guichaoua a alors abordé la période postérieure à 1988, marquée par l’apparition de difficultés économiques et la montée de tensions sociales au cours de laquelle l’on assiste même à des situations de famine. Les résultats des consultations électorales de 1988 font apparaître une classe politique éloignée d’une population qui commence pourtant à exprimer des revendications très fortes : sur les soixante-dix députés composant le Conseil national de développement, quinze étaient précédemment ministres, quarante-quatre députés et neuf officiers, préfets, bourgmestres ou fonctionnaires, mais deux seulement étaient issus de professions libérales. Il a par ailleurs fallu " arranger les urnes " pour permettre l’élection de deux députés tutsis qui, compte tenu du système électoral, n’auraient pu être élus. Enfin, en décembre 1988, le Président Habyarimana, candidat unique à la présidence de la République, a recueilli plus de 99 % des suffrages, y compris dans le sud du Rwanda qui lui était fondamentalement hostile.

La crise politique qui se profile à la fin des années quatre-vingts ne comportait pas de dimension ethnique. Sur le plan économique, les populations désavantagées appartenaient à des groupes hutus comme tutsis, occupant des positions structurellement défavorables (paysans sans terre, jeunesse déscolarisée, femmes...). Sur le plan politique, la concentration des richesses et des prébendes au profit des préfectures du nord, des personnalités hutues qui en étaient originaires et des alliés tutsis de celui que l’on appelait " le Père de la Nation ", était dénoncée par tous. De même, les luttes politiques et sociales, conduites par les partis et associations dans les préfectures du sud et à Kigali, regroupaient aussi bien des Hutus que des Tutsis, les uns et les autres souvent attachés à promouvoir des revendications à dominante régionale. A la fin des années quatre-vingts, c’est l’institution même des quotas qui apparaît archaïque. Seules militaient en faveur de leur maintien les fractions les plus réactionnaires des groupes sociaux au pouvoir, qui craignaient de perdre les privilèges que leur accordait la législation.

L’offensive militaire du Front patriotique rwandais (FPR) a commencé en octobre 1990 et a brutalement changé le contexte politique. Le système des alliances ethniques et régionales est bouleversé. L’antagonisme nord-sud continue à prévaloir mais s’intègre dans un jeu politique plus complexe. Deux éléments vont peser sur les choix et alliances politiques : d’une part, les stratégies des deux blocs militaires opposés et, d’autre part, les influences des puissances étrangères, régionales et surtout occidentales. Il a fallu plusieurs interventions étrangères, zaïroise, belge puis française, pour contenir les attaques du FPR et rétablir sur l’ensemble du territoire la paix qui sera entérinée par les accords de Dar Es-Salam du 19 février 1991.

A la suite de l’offensive du FPR, le Président Habyarimana va entreprendre une stratégie d’ouverture, en particulier en annonçant la banalisation de la délivrance des passeports, en appelant tous les partis en cours de constitution à se concerter sur les revendications politiques du FPR, en identifiant des sites pour la réinstallation des réfugiés et surtout en annonçant l’abolition des quotas ethniques et professionnels.

Sur ce dernier point, M. André Guichaoua a souhaité faire part d’une seconde interrogation. Le système des quotas ethniques scolaires et professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme la mention de l’ethnie sur les cartes d’identité. Les nouvelles cartes sont alors commandées à des entreprises françaises. Le conseiller culturel de l’ambassade de France déclarera le 26 mai 1994, devant les personnels du ministère de la Coopération, qu’elles étaient justement en cours de livraison la semaine où l’attentat contre l’avion présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce retard ? Cette version correspond-elle à la réalité ? Il convient de préciser qu’aucune carte d’identité sans mention d’origine ethnique ne sera délivrée avant avril 1994.

Au cours de la période, des doutes se manifestent toutefois quant à la réalité de la volonté d’ouverture présidentielle, notamment au regard, d’une part, des arrestations qui ont débuté dès le 2 octobre 1990 et qui ont concerné en quelques semaines plus de 8 000 opposants avérés ou présumés et, d’autre part, des massacres suscités par des agents de l’administration locale nommés par le pouvoir de Kigali.

M. André Guichaoua a alors fait part d’une troisième interrogation. A la différence de la plupart des autres ambassades qui se coordonnaient pour leurs interventions en matière de défense des droits de l’homme, la France s’est généralement tenue à l’écart des démarches auprès des autorités concernant les prisonniers de 1990, et ses personnels ne se sont guère distingués en matière de visites des prisons, ce qui sera une politique constante jusqu’en 1994. Dispose-t-on d’éléments prouvant qu’une stratégie plus discrète de pression sur les autorités a été mise en oeuvre ? A cette occasion, comme lors d’autres périodes délicates (massacres des Bagogwe, du Bugesera, etc.), de quelles informations les services français à Kigali ont-ils disposé, celles-ci ont-elles été transmises à Paris ? Des documents l’attestent-ils ?

Après ces événements, il est possible de distinguer deux nouvelles périodes : au cours de la première, la détermination du champ politique se fait de l’intérieur ; au cours de la seconde, elle s’effectue de l’extérieur avec une primauté du FPR.

Dès l’attaque du FPR, le Président Habyarimana réutilisera une stratégie éprouvée en 1973, en se présentant comme le Père du peuple fédérant des extrémismes ethniques. Il suscitera dans les cercles dirigeants un contre-extrémisme racial qui s’exprimera dans la presse, l’armée, les services de sécurité et la justice de façon à renforcer son image modérée. Il s’efforcera de différer le plus possible l’instauration du multipartisme jusqu’au 3 avril 1992 où il acceptera la mise en place d’un gouvernement multipartite avec un premier ministre d’opposition. Il en résulte alors une nouvelle donne politique. Au-delà du Président, il faut distinguer un premier groupe : l’Akazu, structure parallèle au pouvoir qui a joué un rôle décisif et qui comprend, depuis 1991, les proches du Président. La présidence va également susciter la création d’un certain nombre de partis politiques satellites pour prendre en charge des tâches que le MRND ne pouvait assumer. A cette époque, dix-huit formations politiques seront autorisées et se regrouperont, soit au sein de l’alliance pour le renforcement de la démocratie (mouvance présidentielle), soit dans le comité de concertation (opposition dite démocratique). On ne peut sous-estimer le fait que cette opposition, fortement teintée de régionalisme, corresponde à une forte mobilisation populaire. Les difficultés du maintien de la sécurité publique conduisent à la mise en place par les partis politiques de services d’ordre et de milices armées, en particulier au cours de la seconde moitié de l’année 1993. Autre exemple de dysfonctionnement : le Premier Ministre décide de la dissolution du service de renseignement qui sera divisé en quatre entités soumises à des tutelles ministérielles différentes.

Le gouvernement d’opposition et l’armée entretiendront des relations difficiles. En effet, pour une large part des responsables de l’opposition, les forces armées rwandaises (FAR) seront considérées comme le soutien d’une faction adverse, ce qu’elles étaient en partie. La politique du gouvernement multipartite à l’égard de l’armée apparaîtra alors comme la remise en cause de l’un des symboles de l’unité nationale.

L’appareil judiciaire va s’effondrer, ce qui garantira une impunité quasi-totale aux auteurs de toutes les exactions politiques commises à cette époque. Cette impunité atteindra des limites extrêmes avec l’évasion de la prison de Kigali, le 14 juin 1993, de militaires, d’Interahamwe et d’individus impliqués dans les événements de décembre 1992 et janvier 1993, avec la complicité des gardes, de l’armée et des forces de l’ordre.

La fragilité de l’opposition découle également de son impossibilité à définir une stratégie vis-à-vis du FPR. Certains responsables de l’opposition voulaient s’appuyer sur le FPR pour hâter le départ du Président Habyarimana, d’autres souhaitaient l’utiliser comme moyen de pression. Toutefois, le FPR ne permettra pas le déroulement d’une stratégie consensuelle reposant sur le recours aux élections, comme l’envisageait l’opposition. En effet, le 5 juin 1992, lors de la signature d’un cessez-le-feu, le FPR déclenche une offensive militaire au motif que le MRND avait refusé de signer cet accord, ce qui traduit la double stratégie du Front patriotique vis-à-vis de l’opposition, pression politique et rappel à l’ordre par des actions militaires.

C’est à ce stade qu’interviennent les nombreux assassinats de militants et de personnalités politiques. Sur ce point précis, M. André Guichaoua s’est interrogé sur les analyses effectuées par des services français sur les douilles des balles utilisées lors de l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi. Quels en ont été les résultats ? Le 27 septembre 1993 à Kigali, le chef de la Mission française a demandé à M. André Guichaoua de lui rendre visite. Il est alors explicitement qualifié d’irresponsable. Le lendemain, il était invité successivement par M. Matthieu Ngirumpatse, Président du MRND, puis par M. Runyinya Barabwiliza, Conseiller à la présidence chargé des affaires politiques, qui lui demandèrent tous les deux avec fermeté d’abandonner toute action au sein du groupe chargé de faire la lumière sur l’assassinat d’Emmanuel Gapyisi. De quelles informations les services français disposaient-ils sur ce dossier ? Y a-t-il eu concertation ou non entre les services de l’ambassade et des responsables rwandais ?

La période qui suit va être marquée par l’évolution du rapport de forces politique et militaire au profit du FPR. Pour ce qui concerne la question militaire, la démonstration a été faite que, sans l’appui décisif de forces étrangères, les forces armées rwandaises n’étaient pas en mesure de s’opposer victorieusement à des offensives ponctuelles et que la guerre d’usure pesait plus lourdement sur les FAR que sur le FPR, assuré de ses approvisionnements. La faiblesse politique de la composante civile du FPR pouvait, par ailleurs, faire douter de ses références démocratiques. M. André Guichaoua a estimé que l’attitude de la France à l’égard du FPR est alors devenue un enjeu essentiel qui conduisait à poser les questions suivantes.

L’engagement militaire français au Rwanda a connu bien des vicissitudes faisant alterner soutien et retrait. La France officielle a toujours soutenu qu’elle était uniquement intervenue, lors des attaques des rebelles, dans des cas d’opérations d’évacuation des expatriés. Les services français étaient alors censés informer au préalable le commandement du FPR du plan de ces évacuations et de leur durée. Lors de telles opérations, des troupes de reconnaissance pouvaient s’approcher du front en cas de besoin et donner l’impression d’actions de belligérance. Où se situe cette limite lors des attaques de Byumba en juin 1992 et de Ruhengeri en février 1993 ? Existe-t-il des documents précisant l’appréciation de ces limites et leur mise en pratique dans les deux cas ? A Byumba, le commandement français aurait occupé explicitement une position de cobelligérant en ayant de facto contribué à fixer au FPR une ligne de front à l’intérieur du territoire rwandais dans le Mutara puis en refusant de livrer des matériels militaires dûment commandés par les FAR et nécessaires à la mise en oeuvre de leur contre-offensive. Ces implications directes dans la conduite des affrontements sont-elles avérées ? Si oui, en fonction de quel mandat et pour quels objectifs ?

En ce qui concerne le calendrier électoral, il était décisif pour le FPR d’empêcher son application étant donné que le processus consacrait la mise à l’écart des réfugiés pendant la période de transition et que le vote tutsi était dispersé entre les différents partis d’opposition. L’offensive militaire déclenchée par le FPR le 5 juin 1992 réussira d’autant mieux à empêcher les élections que le MRND et le Président Habyarimana sont eux aussi hostiles au calendrier électoral. A partir de cette date le FPR pèsera sur les évolutions de la scène politique intérieure en ayant alternativement recours aux actions politiques et aux actions militaires et en renforçant son implantation au fur et à mesure que les menaces sur la communauté tutsie s’aggraveront.

Du 12 juillet 1992 au 4 août 1993, les négociations avec le FPR vont rythmer la vie politique et se substituer à l’enjeu électoral. Chaque avancée devra beaucoup aux partis d’opposition, mais le paradoxe final réside dans le fait que ceux qui en auront été les maîtres d’oeuvre (Dismas Nsengiyaremye, le Premier Ministre, et Boniface Ngulinzira son Ministre des Affaires étrangères) seront évincés du pouvoir avant la signature des accords, du fait de la volonté commune du MRND, du FPR et des petits partis de la coalition favorables au FPR. Le FPR se consacrera essentiellement à améliorer en sa faveur le rapport de forces militaire. La France prend alors conscience que la laborieuse restructuration de l’armée rwandaise ne suffira pas à sauver le régime, malgré ses efforts de radicalisation politique et ethnique.

Dès lors, il convient de s’interroger sur l’attitude de la France. Le 20 juillet 1993, le Ministre de la Défense rwandais qui venait de mettre à la retraite le Colonel Bagosora contre l’avis du Président Habyarimana, doit s’enfuir et s’installe provisoirement en France. Le 31 juillet, il y est rejoint par le Premier Ministre rwandais récemment démis de ses fonctions suite à une coalition entre la mouvance présidentielle, le FPR et ses nouveaux alliés. Les menaces qui pesaient sur sa sécurité avaient été relayées avec insistance par des personnels de l’ambassade de France. Quelle était l’origine des informations de l’ambassade ? Etaient-elles fondées ? N’était-ce pas une manipulation destinée à laisser l’initiative exclusive du jeu politique aux éléments les plus radicaux de la mouvance présidentielle ?

A cette époque, les contrôles d’identité à l’aéroport de Kigali étaient assurés successivement par des militaires français et rwandais. Lors de l’embarquement surprise du Ministre de la Défense, l’ambassade de France a longuement débattu avec la présidence avant que l’avion d’Air France ne puisse décoller. Au nom de quel mandat les militaires français opéraient-ils ces contrôles ? Quelle a été la teneur de ces échanges ?

La signature des accords d’Arusha transforme profondément la donne politique : le MRND ne reçoit que six des vingt-deux portefeuilles du gouvernement de transition.

On assiste alors à une radicalisation très rapide et très violente de l’ethnisme.

Deux éléments sont essentiels. D’une part, la perspective de la nomination des représentants des partis au gouvernement et à l’assemblée de transition entraîne la division de tous les partis entre une fraction hutue radicale (ou " Hutu Power ") et une autre favorable au FPR. L’ensemble de ces scissions sont achevées en décembre 1993.

D’autre part, au Burundi, le putsch échoue devant le soulèvement massif de ce qu’on a appelé le " peuple hutu ". Cet exemple décide alors les stratèges de la tendance " Power " à se préparer désormais ouvertement à un affrontement similaire. C’est à partir de cette époque que se systématise l’entraînement par des officiers rwandais des milices, certaines d’entre elles recevant des armes, à partir de décembre 1993 notamment.

En même temps, l’entourage présidentiel fait tout son possible pour retarder la mise en place des institutions de transition. En effet, ce nouveau cadre imposait en pratique d’obtenir les deux tiers des députés pour exercer la réalité du pouvoir. C’était le seuil requis notamment pour contrôler la nomination des hauts fonctionnaires. Or, les accords d’Arusha donnaient cette majorité à l’alliance entre le FPR et l’opposition interne. Mais, du fait de l’affaiblissement causé aux partis par la constitution de fractions " Power ", il n’est plus certain dès le mois de mars 1994 que ce bloc puisse obtenir encore 50 % de l’effectif.

De ce fait, le FPR commence lui aussi à envisager l’hypothèse d’un dénouement militaire. Le 23 février 1994, il déclare dans la presse ougandaise que la reprise des combats offrirait d’excellentes chances de victoire.

La mobilisation ethnique a ainsi fait son oeuvre et, après l’attentat contre l’avion présidentiel, c’étaient les armes qui étaient appelées à trancher entre les divers prétendants au pouvoir.

Dans ce contexte, la débandade des acteurs internationaux et la fuite de la MINUAR, ainsi que le refus du FPR de toute médiation avec les éléments de l’armée rwandaise opposés au génocide, ont permis au projet génocidaire d’aller jusqu’à son terme.

En conclusion, estimant que la continuité de l’engagement français aux côtés des éléments mettant en oeuvre le génocide avait été patent dès les premiers jours de la crise alors que des vies étaient en jeu et que des moyens militaires propres étaient déployés, M. André Guichaoua a émis les réflexions et posé les questions suivantes :

— du 7 au 11 avril, l’ambassade de France a été maintes fois sollicitée par d’autres ambassades occidentales ou des particuliers pour abriter des personnalités pourchassées. Il a été presque invariablement répondu par la négative. Ainsi était accréditée l’idée que l’ambassade de France n’avait recueilli que les " crapules ", selon l’expression alors en usage à Kigali, et qu’il fallait s’adresser à l’ambassade de Belgique, de Suisse et surtout à l’hôtel des Mille Collines, si l’on voulait sauver des opposants. La liste des 178 personnes évacuées par avion sur Bujumbura (classée " secret défense " et transmise à M. André Guichaoua par les autorités burundaises) tend à accréditer cette thèse. Hormis la présence de quelques personnalités rescapées comme Alphonse-Marie Nkubito, dont la présence dans les locaux français a été pour ainsi dire imposée par l’ambassadeur de Belgique, on y trouve surtout des dignitaires du régime Habyarimana, des membres du gouvernement intérimaire du 8 avril, ou des personnages comme Ferdinand Nahimana (l’animateur de RTLM), qui après avoir mis leur famille à l’abri à l’ambassade, y accédaient sans problème. Quelles consignes ont été données sur ce sujet par l’ambassadeur de France ?

— des personnels rwandais tutsis de l’ambassade de France, du Centre culturel français, de la Caisse française de développement ont été délibérément abandonnés à leur sort par leur employeur. L’attitude de celui-ci n’a certes pas été différente de celle des autres grands employeurs internationaux comme le PNUD et d’autres ambassades. Cependant, la France a disposé sur place du 9 au 14 avril de troupes dans le cadre de l’opération Amaryllis. Qui a donné la consigne de non-intervention ? Avec quels interlocuteurs a-t-elle été décidée ? N’était-elle pas négociable avec ceux-là mêmes que l’ambassade hébergeait dans ses propres locaux ?

— le 10 avril, l’ambassadeur de France était informé que des membres de la garde présidentielle et des miliciens Interahamwe recherchaient à l’hôtel des Mille Collines les cinq enfants rescapés du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, ainsi que le procureur de la République de Kigali, et qu’ils menaçaient de faire sauter les portes des chambres supposées les héberger. L’ambassadeur faisait part de son impuissance et conseillait d’essayer de parlementer. Dans la soirée, lorsqu’il a demandé aux ressortissants étrangers de l’hôtel de gagner l’Ecole française, il a cependant refusé que ces personnes soient évacuées avec eux, ce qui a abouti au refus de l’évacuation. Le lendemain matin, de 5 heures 30 jusqu’à 7 heures 30, lui-même et d’autres interlocuteurs de l’ambassade ont continué à refuser ce transfert alors même que des membres de la MINUAR s’étaient assurés que le trajet à effectuer était libre de barrages. L’ambassadeur cédait finalement pour les enfants mais pas pour le procureur, un de ses collaborateurs menaçant même de faire fouiller les coffres des véhicules de ceux qui voulaient le protéger à leur entrée à l’Ecole française. A l’Ecole française, l’officier en charge a spontanément accepté qu’une Jeep soit envoyée aussitôt pour récupérer le procureur de la République en faisant un détour par l’ambassade pour obtenir l’accord de l’ambassadeur. A l’ambassade, l’entrevue demandée par le nonce apostolique et M. André Guichaoua lui-même a été refusée et la réponse transmise par son secrétariat a été négative.

Comment s’explique cet ostracisme vis-à-vis d’enfants qui avaient miraculeusement échappé à l’assassinat alors qu’un avion spécial avait été affrété sur le budget de la coopération universitaire pour évacuer Agathe Kansiga, l’épouse du Président Habyarimana, et sa famille et que les 94 enfants de son orphelinat Sainte-Agathe étaient transportés à Paris via Bangui, accompagnés de 34 personnes dont les autorités françaises ont toujours caché l’identité ? Quels ont été alors sur cette question précise les échanges entre l’ambassade de France, le PNUD et la MINUAR ? Pourquoi, dans le cas du procureur, l’ambassade a-t-elle refusé d’utiliser les marges de manoeuvre dont les militaires français estimaient disposer ? Enfin, la mission d’information peut-elle vérifier que parmi les 34 " accompagnateurs " ne figuraient que des personnalités au-dessus de tout soupçon ?

— à l’arrivée à l’aéroport de Roissy le 12 avril, le Ministre de la Coopération reconnaissait être informé de la présence des enfants du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, mais indiquait qu’aucune mesure n’était prévue pour les accueillir. Le soir, sans qu’ils aient pu quitter l’aéroport, le consul de Suisse à Paris venait à Roissy assurer leur transbordement sur un avion Swissair. Quel danger leur présence en France représentait-elle ? D’où sont venues de telles consignes ?

Après avoir fait remarquer que c’était plutôt à la mission d’information de poser des questions et assuré qu’elle ne manquerait pas de soulever certains des thèmes que M. André Guichaoua avait mentionnés, le Président Paul Quilès a demandé à celui-ci comment il expliquait le contraste qu’il avait décrit dans son rapport pour le tribunal d’Arusha entre l’affaiblissement des tensions ethniques pendant les années 1980 et leur développement paroxystique au début des années 1990. Il lui a demandé si les difficultés économiques des années 1990 -chute du cours du café, très forte croissance démographique- avaient pu jouer un rôle dans l’aggravation de ces tensions ethniques.

 

M. André Guichaoua a répondu que pendant les années 1980, la tension ethnique, pour s’être considérablement abaissée, n’en était pas moins restée une " ressource politique dormante ". Il a estimé que l’attaque du FPR en 1990 avait été aussi utilisée par le régime en place pour raviver les tensions ethniques dans le but d’échapper à la montée des revendications politiques et démocratiques, pour lesquelles le peuple rwandais était mûr.

Il a insisté sur le fait qu’à la fin des années 1980, il était impossible au pouvoir en place de détourner la contestation de la monopolisation des richesses par l’entourage présidentiel, de la corruption au sein de l’Akazu et de la concentration des avantages dans les deux régions du nord en relançant la question ethnique. En revanche, lorsque les abords de Kigali se sont peuplés de près d’un million de réfugiés fuyant les attaques du FPR, il est devenu facile d’y mener une propagande ethniste et d’y lever des hommes pour constituer des milices.

 

M. Pierre Brana a alors demandé sur quelles données chiffrées était basé le système des quotas, comment avait été apprécié à l’époque le fait qu’il ne s’applique pas aux militaires et quels changements avaient suscité sa suppression. Revenant à la réforme des cartes d’identité, il a demandé à M. André Guichaoua s’il imputait le retard de sa mise en oeuvre au fournisseur des cartes d’identité, c’est-à-dire à la France.

 

M. André Guichaoua a apporté les réponses suivantes :

— la mention " Tutsi " ou " Hutu " étant portée sur les cartes d’identité, il était facile d’établir des quotas à partir des données du recensement ; dans les faits, les quotas de postes tutsis étaient fixés à 10 % ; ainsi par exemple, dès lors que la proportion de 10 % de Tutsis parmi leurs employés était dépassée, les employeurs internationaux étaient rappelés à l’ordre ;

— dans la mesure où il n’y avait pas de partis tutsis, la répartition des postes n’était pas un enjeu politique. Il était admis que les postes d’autorité, y compris dans la hiérarchie religieuse, échappent à la règle des quotas : les bourgmestres, les préfets étaient tous Hutus. En revanche, il était fait en sorte que figurent au Parlement les deux Tutsis prévus alors même que le mode d’élection amenait à ce que les députés soient tous Hutus ;

— l’apparition du multipartisme n’a pas abouti à modifier la situation politique des Tutsis. Il ne s’est pas créé de parti tutsi et le premier gouvernement d’opposition ne comportait qu’un seul Tutsi. C’est bien là l’indice que l’opposition intérieure au régime Habyarimana ne voulait pas, à l’origine, avoir recours au soutien du FPR pour parvenir à ses fins.

Sur la question des cartes d’identité, M. André Guichaoua a fait valoir qu’il n’avait pas d’information, que la réponse était certainement interne au Rwanda, un fournisseur ne pouvant imposer une décision dans un tel domaine, mais qu’il trouvait symptomatique qu’il ait été jugé utile de faire cette annonce en plein génocide, comme s’il y avait une responsabilité française dans ce dossier.

Au Président Paul Quilès qui s’enquérait du rapport entre la distribution des nouvelles cartes d’identité et les fonctions de l’attaché culturel français, M. André Guichaoua a répondu que c’est par une déclaration de l’attaché culturel devant l’assemblée générale des personnels du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la Coopération et de la Caisse française de coopération qu’il avait appris que l’ambassade avait été saisie de cette demande dès 1990 et que les cartes d’identité devaient être livrées au cours de la semaine où l’avion présidentiel avait été abattu.

S’étonnant qu’un chercheur puisse laisser entendre sans preuve qu’une action volontaire aurait pu provoquer des retards dans la livraison des cartes d’identité, M. Jacques Myard a demandé à M. André Guichaoua son opinion sur l’origine des soutiens du FPR en juin 1992 et l’a invité à préciser les reproches qu’il semblait formuler à l’égard de l’action des autorités françaises sur place, notamment sur le plan humanitaire.

 

M. André Guichaoua a répondu que, s’agissant des cartes d’identité, dans la mesure où l’abolition de la mention de l’ethnie avait été demandée en novembre 1990, il était important de savoir si une commande avait été passée, dans quelles conditions et à qui, et si l’explication alors diffusée à Kigali, à savoir que les cartes étaient en cours d’impression, correspondait à la réalité.

Sur les origines des soutiens dont a bénéficié le FPR, M. André Guichaoua a estimé qu’il n’était sans doute pas le mieux placé pour répondre aux interrogations de la mission d’information, mieux pourvue en moyens d’enquête qu’un universitaire.

Enfin, sur l’action humanitaire, M. André Guichaoua a concédé que le climat de terreur qui régnait alors à Kigali ne facilitait pas les choses, mais a réaffirmé ce qu’il avait dit de la chronologie, des faits, et estimé que des questions pouvaient être posées sur le traitement différencié de certaines personnes.

A M. Jacques Myard qui lui a demandé quelles conclusions il tirait de ses affirmations, M. André Guichaoua a répondu qu’il s’en était tenu aux faits, estimant par ailleurs que les actions humanitaires de la France avaient présenté un caractère sélectif.

 

M. François Lamy, tout en déclarant n’avoir pas été choqué du caractère quelque peu partisan de l’intervention de M. André Guichaoua, a regretté qu’elle ait été dépourvue de conclusion explicite alors même que la formulation de ses questions préjugeait indéniablement des réponses que l’on pouvait leur apporter.

Relevant dans les propos de M. André Guichaoua que la France avait établi au Rwanda des relations directes avec les milieux politiques et militaires, il lui a demandé s’il estimait que les autorités françaises s’étaient impliquées aux côtés d’une des factions en lutte.

 

M. André Guichaoua, après avoir indiqué que, trois jours avant l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, il attendait trouver au Rwanda une situation plus facile que celle qu’il connaissait alors au Burundi, a estimé que le déchaînement du génocide ne pouvait pas être considéré comme la suite fatale des événements précédents.

S’agissant de la présence française au Rwanda, il a rappelé qu’elle était nettement plus tardive que celle d’autres pays comme la Belgique, les Etats-Unis ou même la Suisse. Lorsqu’elle a développé une politique active de coopération avec le Rwanda, à partir de 1974, la France a donc surtout cherché à exercer des fonctions, notamment politiques et militaires que ne remplissaient pas les autres pays partenaires.

 

M. Bernard Cazeneuve, évoquant la naissance du multipartisme au Rwanda, a demandé si les formations politiques qui s’étaient alors constituées étaient multiethniques. Il s’est également interrogé sur les raisons pour lesquelles il s’était avéré impossible d’éviter l’ethnicisation radicale des conflits politiques.

 

M. André Guichaoua a tout d’abord remarqué que le MRND, dont tout Rwandais était membre, avait été le premier parti multiethnique du Rwanda, jusque dans ses instances dirigeantes. S’agissant des partis constitués lors de l’instauration du multipartisme, il a indiqué qu’ils s’étaient formés surtout sur des bases régionales et non en fonction de clivages ethniques. Le parti libéral avait certes une forte tonalité tutsie mais c’était parce qu’il regroupait principalement des représentants des professions libérales, majoritairement exercées par les Tutsis, étant donné que les quotas s’y appliquaient peu.

De 1990 à 1994 toutefois, chacun des deux camps qui s’affrontaient militairement s’orientait de manière croissante vers l’exclusivisme ethnique. Les attaques aux frontières ont joué un rôle décisif dans ce processus de radicalisation. A chaque attaque correspondaient des massacres de populations tutsies prises en otages.

Estimant qu’il était difficile de formuler des conclusions permettant d’expliquer de manière satisfaisante les événements rwandais, M. André Guichaoua a remarqué que la région des Grands Lacs faisait " tourner la tête " à de nombreux observateurs et que si certaines ambassades étrangères avaient été très présentes lors des crises rwandaises, on ne pouvait savoir qui, d’elles ou de leurs interlocuteurs rwandais, avait été manipulé par l’autre. Les ambassades ont certainement pesé dans le jeu politique rwandais mais elles n’en ont pas été maîtres.

Considérant que la question des interventions des différentes ambassades dans les crises rwandaises n’avait jamais été réellement posée, M. André Guichaoua s’est en particulier interrogé sur le rôle de la France dans l’élaboration des accords d’Arusha, dont il a souligné les ambiguïtés quant à l’équilibre militaire qu’ils instauraient et au processus électoral qu’ils prévoyaient. Il a également posé la question de la présence en France d’un membre de l’ancien gouvernement intérimaire rwandais constitué le 8 avril 1994.

 

Le Président Paul Quilès, après avoir constaté que M. André Guichaoua avait un peu anticipé sur les futures étapes du travail de la mission, a observé qu’il avait conduit simultanément deux exercices distincts : l’analyse de la sociologie politique du Rwanda et la formulation d’un certain nombre de questionnements.

Il a exprimé le voeu que, contrairement aux observateurs évoqués par M. André Guichaoua, les membres de la mission n’aient pas la tête qui tourne devant la complexité des problèmes rwandais.

 

Audition de M. José KAGABO

Maître de conférence à l’Ecole des hautes études en sciences sociales

(séance du 31 mars 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

A l’ouverture de la réunion, le Président Paul Quilès a tenu à rappeler les pouvoirs attribués aux missions d’information par le Règlement de l’Assemblée nationale et par la loi, ainsi :

— l’article 145 du Règlement prévoit que les missions d’information sont destinées à assurer " l’information de l’Assemblée pour lui permettre d’assurer son contrôle sur la politique du Gouvernement ". L’action des missions d’information s’inscrit donc dans l’ensemble des activités de contrôle de l’activité gouvernementale.

— l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, modifiée notamment par la loi du 14 juin 1996, donne aux commissions permanentes et donc à leurs missions d’information des pouvoirs spécifiques de convocation de toute personne dont elles pourront estimer l’audition nécessaire. Ces pouvoirs sont établis par l’article 5 bis de l’ordonnance.

La seule limitation qui s’impose aux missions d’information, comme du reste aux commissions d’enquête, dans l’exercice de leurs compétences, concerne les sujets de caractère secret, relatifs à la défense nationale, aux affaires étrangères et à la sécurité de l’Etat.

Le Président Paul Quilès s’est également félicité de la contribution de plusieurs organes de presse à l’information du public et, par voie de conséquence, de la mission sur les événements du Rwanda.

Il a rappelé toutefois que la mission d’information n’était ni un organe de presse, ni un tribunal où les députés s’érigeraient en juges. Il a déclaré qu’en se fixant pour objectif d’éclaircir l’enchaînement des responsabilités ayant conduit aux tragiques événements survenus au Rwanda en avril 1994, la mission s’était imposé un devoir de vérité qui l’obligeait à mener ses investigations de manière aussi transparente que possible et à pratiquer la plus grande rigueur dans ses analyses et ses conclusions, ce qui nécessitera du temps.

Le Président Paul Quilès a fait observer qu’il serait paradoxal d’exiger des conclusions définitives en deux ou trois semaines, tout en attendant de la mission un travail sérieux d’investigation.

 

Le Président Paul Quilès a ensuite donné la parole à M. José Kagabo, maître de conférences à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, en précisant que celui-ci avait plus particulièrement étudié la question des réfugiés rwandais d’origine tutsie.

 

M. José Kagabo a rappelé que la question des réfugiés ne s’est pas seulement posée lors du drame de 1994 puisqu’elle remonte à la fin des années cinquante.

Le pays est alors sous tutelle belge mais à cette époque les revendications d’indépendance se manifestent dans pratiquement toutes les colonies d’Afrique. Le Congo belge notamment connaît une forte poussée des mouvements nationalistes dont les effets se répercutent au Burundi et au Rwanda qui lui sont rattachés. C’est donc essentiellement le courant nationaliste qui se fait entendre au Rwanda où la vie politique est caractérisée par le clivage entre l’élite des Tutsis, fortement associée au pouvoir colonial, et l’élite des Hutus qui en était exclue. L’élite tutsie était la plus ouverte aux thèmes des nationalismes. L’élite hutue, pour sa part, réclame la fin de ce qu’elle appelle le monopole du pouvoir tutsi, à savoir l’association au pouvoir de l’élite tutsie comme auxiliaire de l’administration coloniale.

M. José Kagabo a ensuite insisté sur l’importance du Manifeste des Bahutu, publié en mars 1957 par des représentants de l’élite hutue et annonciateur du cycle des violences. Considérant qu’il y a au Rwanda un " problème racial ", ce document dénonce la mainmise des Tutsis, minoritaires, sur l’ensemble de l’économie et de la société. La loi du nombre devient un argument décisif, tant pour les Rwandais que pour les Belges qui soutiennent la cause de l’élite hutue au point que le représentant des colons au Conseil du vice-Gouvernement, M. Marcel Mauss, s’insurge contre la domination de 3,5 millions de " Bahutus purs " par 100 000 " Batutsis purs ", tout en reconnaissant qu’il y aurait 500 000 Batutsis par assimilation, ce qui conduira ultérieurement à leur extermination, indifférenciée de 1994.

Le Manifeste récuse quant à lui toute idée de métissage, au profit de la recherche d’une pureté raciale et pose clairement le problème du recours à la force. L’idée d’une " majorité naturelle " issue de la décolonisation découle dès lors de la combinaison de ces deux thèmes, celui du nombre et celui de la pureté raciale.

M. José Kagabo a souligné que la guerre civile, déclenchée en 1959 par le texte de ce Manifeste et présentée comme une " geste révolutionnaire ", avait totalement occulté les conditions réelles d’accession du Rwanda à l’indépendance. En effet, de l’aveu tardif dans les années quatre-vingts, de deux personnages clefs —M. Jean-Paul Harroy, vice-Gouverneur général du Rwanda-Urundi et le Colonel Guy Logiest, résident spécial— le processus aura été organisé de façon brutale sous la forme d’un transfert de pouvoir des Tutsis aux Hutus.

C’est donc en 1959 dans ce double contexte de guerre civile -on parle à l’époque de jacquerie ou de Toussaint rwandaise puisqu’elle a été déclenchée le 1er novembre- et de tutelle coloniale belge que les premiers réfugiés tutsis quittent le pays et se dispersent au Burundi, en Ouganda, en Tanzanie et au Congo. Le Rwanda accède ainsi à l’indépendance le 1er juillet 1962 après un coup d’Etat de l’élite hutue, soutenu par le Colonel Guy Logiest.

M. José Kagabo a ensuite indiqué qu’une deuxième vague de départs avait eu lieu après l’indépendance, entre 1963 et 1966. En 1963, la tentative d’un retour armé de Tutsis venus du Zaïre et du Burundi s’était soldée par un échec car elle n’était que le fait d’éléments isolés et non coordonnés. Elle suggérait cependant déjà l’existence d’un début de projet de retour des exilés appuyé par les armes.

Cette attaque avait suscité de la part des autorités rwandaises une répression aveugle à l’encontre des Tutsis de l’intérieur, faisant en décembre 1963, par exemple, plus de 5 000 morts en quinze jours dans un seul territoire (préfecture).

En 1965-1966, gagnés par les idées du nationalisme combattant et de libération nationale, des militants tutsis entament, sur fond de crise et de décomposition de l’ex-Congo belge, de nouvelles offensives armées qui provoquent à nouveau sur le plan interne une répression sans discernement des Tutsis, incitant les survivants à s’enfuir et à grossir les rangs de la diaspora.

M. José Kagabo rappelle qu’à cette époque, dans le même temps, chacun étant acquis à l’idée que la majorité est au pouvoir, l’image du Rwanda à l’extérieur est positive et donne à voir un pays politiquement stable qui va bénéficier pour son développement d’aides et de soutiens étrangers.

Parallèlement, la diaspora s’essouffle et rêve plutôt de réussir sur place son reclassement socio-économique et son assimilation dans les pays d’accueil.

Il a conclu sur cette période en estimant que, dissimulées par ce calme apparent, subsistaient en réalité, sans qu’elles aient jamais disparu, toutes les forces et les tensions qui resurgiront quelques années plus tard.

En 1973, les clivages régionaux occupent cette fois le devant de la scène reléguant au second plan le clivage ethnique. A un imaginaire qui a créé l’antagonisme entre Tutsis et Hutus se superpose un imaginaire opposant le nord du pays incarnant la force, au sud du pays représentant la culture. Dans ces conditions, l’armée finit " tout naturellement " par être composée quasi exclusivement par ceux du nord, en particulier aux échelons les plus élevés du commandement, et le coup d’Etat mené par le Général Juvénal Habyarimana, alors Ministre de la Défense, qui prétexte, en les exagérant, une série de troubles anti-Tutsis dans le pays, traduit cette victoire du nord sur le sud.

M. José Kagabo a fait remarquer que le discours de prise de pouvoir du Général Juvénal Habyarimana se veut pacificateur. Il donne de l’espoir tant aux Rwandais qu’aux observateurs de l’extérieur, et, contrairement à son prédécesseur ne fait aucune référence à la thématique ethnique, la suppression du parti unique Parmehutu (parti de l’émancipation du peuple hutu) témoignant par ailleurs implicitement de cette volonté d’apaisement.

Au total, si cette décennie des années soixante-dix est caractérisée par un affaiblissement des tensions ethniques et un développement qui vaut au Rwanda l’estime des puissances occidentales, il n’en va pas de même au cours de la décennie suivante où l’Afrique, en général, connaît de graves difficultés économiques dont sont désormais comptables dans leur pays respectif les élites décolonisées.

La situation s’aggrave en conséquence pour tout un chacun et notamment pour les réfugiés rwandais préoccupés jusque là par leur reclassement socio-économique dans leur pays d’accueil.

La première campagne anti-Tutsi va se dérouler au Zaïre où la forte pression démographique dans la région du Nord Kivu débouche sur la remise en cause de la présence rwandaise composée à la fois d’immigrants venus du temps des Belges et de réfugiés politiques. Alors que la citoyenneté zaïroise avait été largement accordée à la diaspora, la nouvelle législation de 1982 n’accordera plus la nationalité zaïroise qu’aux Rwandais descendants des émigrés de vieille souche.

En Ouganda, au début des années quatre-vingts, Milton Obote, convaincu que son rival Yoweri Museveni était soutenu entre autres par les populations d’origine rwandaise, décide de chasser ces dernières. C’est ainsi qu’environ 80 000 réfugiés seront refoulés dans un " no man’s land " à la frontière de l’Ouganda et du Rwanda sans que l’une ou l’autre des citoyennetés leur soit reconnue.

Le problème des Rwandais installés au Congo ex-Zaïre et en Ouganda est d’ailleurs d’autant plus complexe que le partage colonial a entraîné le rattachement de terres rwandaises ou réputées telles à ces deux pays.

M. José Kagabo a estimé que cette situation des exilés rwandais aurait dû attirer l’attention tant du HCR que du Gouvernement rwandais et les amener à esquisser une solution politique du problème. Ils ont au contraire préféré lui réserver un traitement humanitaire.

Sur le plan interne, le discours des autorités rwandaises à l’égard des réfugiés se radicalise : arguant de l’exiguïté du territoire, de la pression démographique qui s’y exerce et de la pauvreté du pays, les pouvoirs publics n’autorisent à rentrer au Rwanda que les réfugiés disposant des moyens d’assurer leur survie matérielle et ceux qui n’ont jamais été ennemis du régime. Ils ne préconisent que la naturalisation dans les pays d’accueil pour le plus grand nombre. Pour leur part, les membres de la diaspora demandent la reconnaissance du statut d’expatrié rwandais que le Rwanda leur refuse.

M. José Kagabo a indiqué aux membres de la mission qu’il avait, dans un article de l’époque, qualifié la position des autorités rwandaises " d’inutilement choquante ", soulignant le caractère difficilement admissible par les réfugiés d’un tel discours d’exclusion. Il a également précisé qu’il s’agissait d’un débat essentiellement rwandais, du fait, notamment, qu’il se déroulait souvent dans la presse de langue nationale rwandaise, et que les observateurs étrangers n’y portaient que peu d’intérêt.

A l’issue de la période s’étendant des années soixante-dix au milieu des années quatre-vingts, un double constat s’impose : d’une part, un dialogue politique aurait pu s’instaurer entre les réfugiés et les autorités rwandaises si celles-ci n’avaient pas adopté une attitude de refus ; d’autre part, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et celui de sa diaspora apparaît très clairement.

En 1987, les autorités rwandaises se préparent à une confrontation armée, alors que des échos, en provenance de la diaspora, témoignent également d’une certaine radicalisation de cette dernière. L’apparente amélioration de la situation en 1989 traduit un léger infléchissement de la politique rwandaise à l’égard des réfugiés : les autorités rwandaises, en assouplissant les conditions d’accueil des élites de la diaspora, tentent en réalité de diviser celle-ci. La ligne politique du régime Habyarimana à l’égard des réfugiés demeure cependant inchangée sur le fond, comme en témoigne le cadre fixé aux pourparlers menés au sein de la Commission spéciale sur les problèmes des émigrés rwandais, créée le 9 février 1989 par arrêté présidentiel. Devant la délégation ougandaise, les représentants rwandais affirment à nouveau les principes de la politique rwandaise à l’égard des réfugiés : rapatriement volontaire et individuel lorsque les moyens s’y prêtent et naturalisation dans le pays d’accueil.

Abordant alors l’examen des événements intervenus au début des années quatre-ving-dix, M. José Kagabo a souligné le caractère déterminant de l’année 1990 ; se mettent alors en place tous les éléments susceptibles d’éclairer l’évolution ultérieure des faits. M. José Kagabo a insisté sur la pertinence d’une analyse précise de la chronologie de l’année 1990 à partir des différents rapports élaborés par le Haut Commissariat des Réfugiés de l’ONU, l’OUA et les experts.

Ainsi, alors qu’en juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana, en visite à Paris, fait allusion, pour la nier, à la perspective d’une guerre en évoquant la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du mandat donné à la Commission nationale de synthèse, créée le 21 septembre 1990 dans le prolongement du discours de La Baule. Priorité est alors donnée dans le discours présidentiel à l’ouverture démocratique, ainsi que l’illustre la proposition d’une charte d’ouverture. De son côté, il semble que le FPR soit prêt à l’affrontement.

En réalité, le régime Habyarimana se trouve confronté à un très fort mouvement de contestation et à une profonde aspiration à la démocratisation qui se traduit par une multiplication des partis politiques et une libération de la presse dans un pays qui n’avait jamais connu que des titres contrôlés par le Gouvernement. Le Chef de l’Etat rwandais pense pouvoir manipuler les forces d’opposition en les fédérant sur la base de la question ethnique et du problème des réfugiés. Mais cette stratégie échoue car le Général Juvénal Habyarimana a sapé le mythe fondateur de l’unité hutue en organisant l’assassinat des principaux leaders hutus du régime précédent. Or, ces opposants sont les descendants de cette élite politique hutue que le Président Juvénal Habyarimana a éliminée lors de sa prise de pouvoir et au début des années quatre-vingts. Ils détiennent, aux yeux des Rwandais, la légitimité historique de ceux qui ont évincé les Tutsis en 1962. En outre, dans l’esprit du peuple rwandais, le souvenir des origines étrangères du Président Juvénal Habyarimana demeure vivace, d’autant que l’opposition ne manque pas de les rappeler. Ce bouillonnement de la société rwandaise traduit également son désarroi. Se développe dans la presse extrémiste hutue, presse écrite en rwandais, une campagne de haine qui voit revenir au premier plan le schéma de la racialisation et préfigure les événements de 1994.

En 1992-1993 sont perpétrés de nombreux assassinats politiques qui touchent les descendants biologiques ou spirituels des anciens dirigeants hutus du centre ou du sud du pays que le Général Juvénal Habyarimana avait fait disparaître. Au même moment, la thématique de l’ennemi tutsi revient au premier plan. C’est donc une guerre à deux niveaux qui est menée au Rwanda : sur le terrain d’une part et dans les médias, d’autre part, la guerre médiatique utilisant un double langage, d’ouverture politique vis-à-vis de la communauté internationale, de radicalisation et d’incitation à la haine vis-à-vis des nationaux. Sur ce point, M. José Kagabo a indiqué qu’il serait intéressant de disposer des comptes rendus des traductions d’articles de presse faites par le service de traduction de l’ambassade de France à Kigali.

En conclusion de son propos, M. José Kagabo a souhaité livrer à la mission d’information, non plus le point de vue du chercheur, mais celui de l’homme et du citoyen qui, dans ces événements, a perdu une grande partie de sa famille : il a, en cette qualité, posé la question de l’identité de ceux qui, sachant que le génocide se préparait, ont ordonné d’aider les assassins.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles pouvaient être les raisons expliquant le désintérêt de la communauté internationale pour le problème des réfugiés jusque dans les années 1990. M. José Kagabo a, en effet, montré que la question des réfugiés n’avait que tardivement été considérée comme un problème majeur, alors que son règlement aurait été nécessaire pour éviter le génocide.

 

M. Jacques Myard a indiqué que l’exposé de M. José Kagabo l’avait réconcilié avec l’approche universitaire : en mettant en place les différents éléments du puzzle, M. José Kagabo a montré combien l’application du schéma " majorité/minorité " aux clivages ethniques avait conduit à l’implacable enchaînement des faits. Il a souhaité savoir si l’on pouvait considérer que tous les éléments du drame étaient en place au début des années quatre-vingt-dix, indépendamment des interventions extérieures.

Après avoir relevé que M. José Kagabo avait montré que la question des réfugiés posait le problème des relations entre le pouvoir central et la diaspora, M. Bernard Cazeneuve est revenu sur le mouvement de démocratisation initié par le Président Juvénal Habyarimana à la suite du discours de La Baule. Il a demandé comment et pourquoi cette dynamique de démocratisation, loin d’atténuer les tensions raciales, les avait au contraire attisées.

Evoquant ensuite les propos de M. José Kagabo relatifs à l’importance de la généalogie pour les Rwandais et aux origines contestés du Président Juvénal Habyarimana, il a voulu savoir comment ce Président pouvait être celui qui avait favorisé la montée des tensions et des haines ethniques.

 

M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :

— le désintérêt de la communauté internationale à l’égard de la question des réfugiés jusqu’à l’aube des années 1990 tient à quatre éléments. Tout d’abord, il témoigne d’une ignorance certaine des réalités africaines. En second lieu, il s’explique par le fait que le schéma dominant de pensée politique ou philosophique était bâti sur le parti pris selon lequel le pouvoir s’analyse exclusivement en termes de majorité-minorité. En se tenant à ce raisonnement essentialiste identifiant le pouvoir à la majorité, on s’est interdit toute autre analyse politique plus fine. En troisième lieu, le pouvoir politique rwandais a entretenu des réseaux de porte-parole à l’étranger qui ont propagé ce discours type de la majorité au pouvoir. Enfin, les missionnaires ont véhiculé en Europe une image d’Epinal du Rwanda, celle du président chrétien représentant une majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé d’Afrique ;

— tous les éléments d’un crime étaient en place sur le plan interne mais non tous les éléments qui lui ont donné une telle ampleur ;

— la dynamique de démocratisation n’était pas crédible. On ne peut confondre un discours et la réalité du champ social. Le Président Juvénal Habyarimana tenait un discours favorable à la démocratisation pour manipuler une opinion sur laquelle il n’avait plus de prise. Quel qu’eût été le discours présidentiel, la maturité du corps social, les difficultés économiques et le désoeuvrement des élites ont créé un climat favorable à l’émergence de mouvements contestataires ;

— la généalogie du Président Juvénal Habyarimana n’est pas contestée mais extérieure à la configuration sociale du Rwanda. Les questions de généalogie s’analysent, non en termes d’ethnie, mais de solidarité clanique.

 

M. Bernard Cazeneuve a souhaité être éclairé sur la façon dont le Président Juvénal Habyarimana avait manoeuvré pour tenter de récupérer le mouvement de libéralisation politique qui a suivi le discours de La Baule, afin de le manipuler. Il s’est interrogé sur les raisons qui n’ont pas permis à ce mouvement de démocratisation, qui s’était développé de manière autonome, de jouer un rôle d’apaisement en dépassant les haines ethniques.

 

M. François Lamy a souhaité savoir si la question des réfugiés rwandais avait été prise en compte par l’opposition intérieure, si son discours comportait une dimension ethnique et si son existence était plus liée à des phénomènes claniques qu’à un projet réellement démocratique.

Après avoir souligné la richesse et l’honnêteté intellectuelle d’un exposé qui rendait compte de la complexité du problème, M. Jean-Bernard Raimond a relevé les indications de M. José Kagabo selon lesquelles un dialogue politique était encore possible jusqu’en 1993 mais qu’alors les problèmes ont été posés en termes exclusivement humanitaires. Il s’est interrogé sur l’éventuelle prise de conscience par les intervenants humanitaires étrangers de la vanité de leurs actions face à un jeu politique qui pervertissait la situation.

 

M. Guy-Michel Chauveau s’est demandé comment les observateurs et la communauté internationale avaient pu ne pas percevoir les signes de la dégradation de la situation sociale et politique du Rwanda et s’est interrogé sur la capacité de la diaspora rwandaise à mettre alors en évidence les prémisses de la crise.

Evoquant une réunion du Conseil des Ministres à laquelle il participait en qualité de membre du Gouvernement, le Président Paul Quilès a alors témoigné de l’intérêt porté, en 1992, par le Président de la République à la situation politique rwandaise. La longueur de sa communication avait d’ailleurs suscité l’étonnement de la plupart des Ministres qui ne semblaient pas persuadés que ce sujet méritait un tel développement.

Revenant sur la période de la fin des années 1950 évoquée par M. José Kagabo, M. Yves Dauge a souhaité savoir quelle était l’origine de la séparation ethnique et quelle était la nature des relations des populations rwandaises avec les autorités de tutelle belge.

 

M. Kofi Yamgnane a rappelé la thèse selon laquelle aucun élément objectif ne permettait de différencier les Hutus des Tutsis. Or, dans les années 1950, le problème des relations entre les Rwandais s’est posé en termes de race, le manifeste des Bahutus exprimant même un refus du métissage. Comment a-t-on pu, dans un pays qui parlait la même langue et pratiquait la même religion, glisser progressivement vers une approche raciale ?

 

M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse suivants :

— le mouvement de libéralisation politique qui existait de façon clandestine s’est affirmé au grand jour à la faveur de la déstabilisation du Président Juvénal Habyarimana, après que le FPR eut déclenché la guerre. L’une des preuves de son autonomie réside dans la participation de tous les ministres issus de l’opposition aux négociations avec le FPR, alors que le Président rwandais ne pouvait qu’adopter une attitude de suivisme dans l’espoir de récupérer et de manipuler ce mouvement. L’opposition, dont la démarche s’inscrivait dans la perspective de la signature d’un accord de paix avec le Front patriotique, s’est trouvée débordée par les violences des extrémistes. Seuls pouvaient alors se faire entendre ceux qui détenaient des armes ;

— la solidarité clanique n’a joué aucun rôle dans l’émergence des mouvements d’opposition intérieure. L’opposition a tenu un discours mitigé sur la question des réfugiés, et n’en a admis l’importance qu’en 1992 lorsqu’elle a noué des contacts avec le FPR et envisagé, en liaison avec ce dernier, l’organisation d’élections. La cause de l’échec du processus de normalisation politique après les accords d’Arusha, réside dans la nature des relations politiques complexes liant le Président Juvénal Habyarimana et ses alliés qui lui ont donné l’assurance -mais de quelle façon ?- qu’il resterait maître du jeu en le bloquant ;

— jusqu’en 1990, certains rapports d’experts reflètent une conception selon laquelle le saupoudrage des actions humanitaires constituait le mode d’intervention le plus adapté pour remédier aux difficultés du Rwanda ;

— la méconnaissance internationale des problèmes rwandais s’explique notamment par un défaut d’information. A l’occasion de démarches personnelles que M. José Kagabo avait entreprises en 1994, pour alerter l’opinion publique sur l’erreur que constituait à ses yeux le déclenchement de l’opération Turquoise, M. Lionel Jospin, qu’il avait rencontré, lui a dit que lorsqu’il siégeait au Gouvernement, il n’avait pas été informé de l’intégralité du dossier rwandais, ce qui peut donner à penser que ce dossier pouvait être géré par différents réseaux échappant au cheminement classique de l’information.

— l’élite tutsie était associée à la gestion coloniale du pays ce qui a influé sur la conscience qu’elle avait de son identité. Toutefois, dans les années 1950, les rapports avec les autorités belges étaient loin d’être harmonieux, l’élite tutsie faisant preuve de velléités indépendantistes. Le roi du Rwanda avait d’ailleurs revendiqué pour l’élite nationale quatre portefeuilles ministériels importants, chose impensable pour l’époque, traduisant une volonté d’affranchissement précipité de la tutelle belge ;

— la distinction entre Hutus et Tutsis ne repose pas sur des éléments objectifs, mais relève plutôt d’une approche politique. L’accession à la présidence de M. Juvénal Habyarimana dont le père était un immigré qui travaillait essentiellement comme cuisinier des Pères blancs témoigne, au contraire, de l’existence, dans le passé, d’une certaine capacité d’intégration ;

— une analyse fine des raisons pour lesquelles cette capacité d’intégration a été brisée conduit à s’interroger sur les effets du contrôle des opinions lié au quadrillage de la société sous le régime Habyarimana. A cette époque en effet l’organisation politique du pays reposait sur un parti unique. Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission d’organiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers, chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous l’autorité et la surveillance constante d’un fonctionnaire du parti surnommé " Monsieur dix maisons ". Ce système de contrôle explique pour partie, l’extraordinaire efficacité de la machine du génocide ;

— l’utilisation de la langue française, importée au Rwanda et apprise, souvent imparfaitement, par la population, a permis de véhiculer des références ethniques et racistes que les Rwandais conceptualisaient d’une autre manière que les occidentaux sans percevoir clairement les conséquences de leur utilisation ni les possibilités de manipulation de l’opinion qu’elles donnaient à certains acteurs politiques.

 

Audition de Maître Eric GILLET

Avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme

(séance du31 mars 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Eric Gillet, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération internationale des Ligues des Droits de l’Homme, rappelant que ses travaux concernant le Rwanda avaient porté sur les atteintes aux droits de l’homme commises dans ce pays au cours des années 1990. Il a souligné que les recherches de M. Eric Gillet avaient plus particulièrement fait ressortir la situation d’impunité des auteurs des crimes ethniques et les conséquences extrêmement graves qui en étaient résulté non seulement pour le système judiciaire rwandais, mais plus généralement sur la société rwandaise. Il a ensuite demandé à M. Eric Gillet de faire porter son exposé sur la période allant de 1990 à 1993, conformément au programme de travail fixé par la mission.

 

M. Eric Gillet a précisé que son exposé liminaire qu’il voulait le plus court possible s’inspirerait des travaux de la Commission internationale d’enquête, constituée de quatre organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme, qui a mené des investigations sur les violations des droits de l’homme commises au Rwanda à compter de 1990. Cette Commission, à laquelle appartenait M. Eric Gillet, s’est rendue au Rwanda en janvier 1993 afin de vérifier concrètement la matérialité des massacres dénoncés par les associations rwandaises de défense des droits de l’homme et niés par le Gouvernement rwandais. Ainsi, dans le cas des massacres dont avait été victime une minorité tutsie, les Bagogwes en janvier-février 1991, non impliquée dans les enjeux de pouvoir et vivant dans la région volcanique au nord du pays, près de la frontière avec l’Ouganda, la Commission est-elle allée jusqu’à explorer les cavités naturelles du terrain où, aux dires de la population, les cadavres des personnes assassinées, pour lesquelles le régime rwandais refusait même de délivrer des certificats de décès, avaient été précipités. Ces disparitions avaient eu lieu après l’attaque de la prison de Ruhengeri par le FPR et les autorités prétendaient que les victimes avaient rejoint les rangs du front.

M. Eric Gillet s’est dit frappé à son arrivée par l’atmosphère euphorique et le climat de liberté d’expression qui régnait dans le pays, où pourtant, à la suite de l’attaque du FPR d’octobre 1990, les autorités rwandaises avaient procédé à de nombreux emprisonnements et s’étaient rendues coupables de massacres. Le premier de ces massacres avait été perpétré à Kibilira près de Gisenyi, dans le courant du mois d’octobre.

Il faut se souvenir que, dès la fin des années 1980, le Président Juvénal Habyarimana a été contraint d’envisager une ouverture politique, en mettant fin au monopartisme de droit et en ouvrant le chantier d’une réforme constitutionnelle, adoptée en juin 1991. On assiste donc en août 1991, lorsque M. Eric Gillet arrive au Rwanda, à la création de partis politiques et d’associations de défense de droits de l’homme alors qu’en octobre 1990 s’est déroulé le massacre de Kibilira et que près de 8 000 personnes ont été emprisonnées à Kigali.

M. Eric Gillet a insisté sur le fait que, depuis la publication du rapport de la Commission d’enquête, la réalité des premiers massacres était connue du monde entier et a été exposée aux gouvernements américain, belge et français.

Il a alors souligné la différence entre la réalité et les discours des responsables officiels rwandais qui présentaient les tueries et les violations des droits de l’homme comme une réponse spontanée de la population aux incursions répétées du FPR. En réalité, les massacres perpétrés depuis 1990 étaient le produit d’une organisation qui impliquait de plus en plus l’Etat rwandais lui-même. Il a ainsi, à titre d’exemple, fait état des mises en scène visant à faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des Bagogwes ou de Kigali. Il a également évoqué les massacres organisés qui avaient eu lieu dans l’Est du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de la présence du FPR. Ces tueries avaient nécessité un travail d’organisation et de subversion d’autant plus important que les populations rwandaises extrêmement stables et intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et qu’il n’était pas facile d’obtenir leur participation. Le massacre du Bugesera, au sud-est de Kigali, en mars 1992, illustre bien la nature des moyens mis en oeuvre et préfigure le génocide de 1994 puisqu’on y retrouve, quatre mois avant son déclenchement, la désignation préalable des victimes, la justification des meurtres, les attentats individuels, la distribution de tracts, l’utilisation de la radio annonçant de fausses menaces tutsies d’assassinat des Hutus.

La radio nationale n’a toutefois jamais, comme telle, appelée au génocide. Elle constituait néanmoins un acteur de préparation et de déclenchement de certains massacres, par la diffusion d’émissions où la haine ethnique était encouragée, par la diffusion de fausses nouvelles (comme dans le cas typique du Bugesera), etc. En revanche, il est beaucoup plus probable que la Radio des Mille Collines (RTLMC) ait, quant à elle, été conçue comme un instrument direct de préparation et d’exécution du génocide. C’est en tout cas ainsi qu’elle s’est comportée.

Les massacres du Bugesera vont faire des centaines de morts en présence de tous les intervenants que l’on retrouvera au moment des génocides : les représentants de l’administration territoriale (bourgmestres et préfets), l’armée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées sous la tutelle de ce parti, donc sous la responsabilité du Chef de l’Etat. La stratégie de déstabilisation de la population civile a bien fonctionné et la presse a peu parlé des premiers massacres malgré l’intervention rapide des organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme et des représentants diplomatiques. A la même époque, commencent à circuler des informations sur des " escadrons de la mort ", proches du Président Juvénal Habyarimana et en charge de l’organisation des massacres et de l’assassinat de personnalités politiques, surtout en 1993.

Evoquant la dynamique d’Arusha qui tendait vers un partage du pouvoir et la mise en place du premier gouvernement de transition comportant des représentants des partis d’opposition en avril 1992, M. Eric Gillet a considéré que la réalité du pouvoir restait détenue par des représentants du parti MRND et qu’il devenait évident, après la signature de l’accord final d’août 1993, que le régime rwandais tenait un double langage, paraissant céder aux pressions diplomatiques de la communauté internationale, tout en créant à l’intérieur du pays des milices et des instruments de violence. Il a fait part de son analyse personnelle des conséquences de ce double langage qui ont certes abusé en partie la communauté internationale mais également causé la perte du Général Habyarimana, une fraction extrémiste de son entourage ne voulant pas accepter le processus de paix et mettant au contraire en oeuvre les moyens du génocide, préalablement constitués dans le pays. L’assassinat de personnalités politiques est organisé en 1993 pour priver le Rwanda d’alternatives politiques au régime du Président Habyarimana. Les organes privés de presse et de radio, qui seront dénommés " médias de la haine ", notamment la Radiotélévision Libre des Mille Collines (RTLMC), dont l’actionnariat est constitué en particulier du Président Juvénal Habyarimana et d’autres dignitaires du régime, ont pris le relais de la radio nationale qui ne pouvait plus attiser la haine ethnique comme par le passé ni participer à la préparation et au déclenchement des massacres.

M. Eric Gillet a déclaré qu’une distribution systématique d’armes, dénoncée dès décembre 1993 notamment par des communautés religieuses en contact étroit avec la population, avait été effectuée, comme l’attestent des documents retrouvés par la suite, en application d’un plan préétabli reposant sur des quotas et prévoyant l’utilisation de caches auxquelles ont encore recours aujourd’hui des rebelles hostiles au nouveau régime. Il a souligné que, dès janvier 1994, des informations de plus en plus précises parvenaient à la communauté internationale et que la Commission d’enquête du Sénat belge avait eu le mérite d’en avoir confirmé la substance.

M. Eric Gillet a alors cité le cas d’un responsable de la préparation du génocide qui, souffrant de remords de conscience, avait souhaité bénéficier de l’asile politique en échange d’informations sur le plan d’extermination en cours d’élaboration et qui, malgré les garanties d’authenticité fournies, s’était vu refuser cet asile par les Etats-Unis, la France et la Belgique. Il a fait valoir que les informations ainsi données dès janvier 1994 indiquaient qu’un plan d’extermination était en cours, que des comptages étaient faits, que l’assassinat de commandos militaires belges était projeté en vue de provoquer le retrait des forces de l’ONU, ce qui a amené le commandement de ces dernières à prendre des initiatives pour éviter que le contingent belge ne cède aux provocations en janvier 1994. Il a également déclaré que le Ministre belge des Affaires étrangères avait demandé, en février 1994, à la délégation de son pays à l’ONU de prendre toutes les initiatives pour informer l’Organisation de l’imminence d’un génocide auquel il s’attendait.

Soulignant que l’un des défis de la mission d’information de l’Assemblée nationale consistera à déterminer la position des autorités françaises à la même époque, alors qu’elles étaient encore plus proches des événements en raison des accords de coopération militaire liant la France au Rwanda, il a fait part de l’incompréhension des organisations de défense des droits de l’homme à l’égard du manque de réaction des autorités politiques pour prévenir le drame qui se préparait. Il ne s’agit pas d’une réécriture de l’histoire car les autorités publiques étaient bien en possession d’informations plus solides encore que celles dont disposaient les organisations de défense des droits de l’homme.

M. Eric Gillet a souhaité en conclusion que soit évaluée la responsabilité des autorités françaises dans les événements.

 

Le Président Paul Quilès observant que M. Eric Gillet avait expliqué comment, autour du Président Juvénal Habyarimana, s’étaient organisés les entourages successifs parmi lesquels, à partir de 1991, une frange jusqu’au-boutiste s’était progressivement affirmée, lui a demandé s’il pensait que celui-ci pratiquait un double jeu intégral ou s’il avait été dépassé par les extrémistes.

Rappelant qu’il venait de déclarer que les autorités disposaient d’informations qui pouvaient faire craindre le génocide, il lui a demandé ce que, selon lui, il aurait fallu faire aux différents niveaux de responsabilités pour empêcher son déclenchement.

 

M. Eric Gillet a apporté les réponses suivantes.

La stratégie du Président Habyarimana a été au départ celle d’un double jeu conscient : bien avant le début de la guerre, il sait qu’elle va avoir lieu et connaît même très probablement la date de son déclenchement. A l’appui de cette affirmation, M. Eric Gillet a précisé que l’officier qui commandait à Gatuna les forces chargées de la surveillance de ce verrou assurant le contrôle du passage de la frontière rwando-ougandaise lui avait dit très clairement avoir prévenu le Président Habyarimana de l’offensive plusieurs semaines avant son déclenchement grâce aux informateurs dont il disposait en Ouganda. Par ailleurs, la vitesse de réaction des autorités rwandaises et la vigueur de la répression montrent bien que la riposte était préparée et que le régime n’avait pas été pris au dépourvu.

Le régime, sur sa fin et fragilisé, a ensuite joué du conflit même pendant les intermèdes de la confrontation. Il sait le bénéfice qu’il peut tirer de l’offensive du FPR en entretenant dans la population la peur du Tutsi et en créant une situation de panique lorsque les tensions militaires s’accroissent. Il tente, en exploitant la fibre ethnique, de créer une sorte d’union sacrée contre le FPR. Parallèlement, il fait jouer les accords passés notamment avec la France pour se renforcer.

Par ailleurs, le Président Juvénal Habyarimana a tous les leviers du pouvoir entre ses mains : il est non seulement Président de la République mais aussi Président du parti. Il dispose de l’armée et de la gendarmerie. Il nomme et révoque les bourgmestres, très tôt sollicités dans l’organisation des massacres. Aucun bourgmestre impliqué dans les massacres ne sera inquiété. Au contraire, le bourgmestre de Mutura qui résistait lors du massacre des Bagogwes sera démis et remplacé par un extrémiste.

En outre, dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, le Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe qu’il a créées, à le soutenir dans son action et leur donne " carte blanche ".

Au fil du temps cependant, s’insèrent dans son entourage restreint des personnalités beaucoup plus radicales, soucieuses de ne pas perdre leurs privilèges et leurs prérogatives, et qui ne sont pas tenues, à l’égard de la communauté internationale, au maintien des mêmes apparences que le Président de la République.

Le Colonel Bagosora, par exemple, fait partie de ce clan plus radical que Juvénal Habyarimana. De retour d’Arusha, il déclare à Kigali en janvier 1993 : " je reviens préparer l’apocalypse ". Et, dès le 6 avril 1994, c’est lui qui prend les rênes du pouvoir.

C’est pourquoi il n’est pas exclu qu’à un moment le Président Juvénal Habyarimana ait cédé à la très forte pression internationale en faveur de la signature et de l’application des accords d’Arusha, notamment en raison de son amitié avec certains Chefs d’Etats étrangers, et que son clan n’ait pas accepté cette situation et préféré la fuite en avant dans l’assassinat du Président et la " solution finale ".

La communauté internationale s’est engagée de façon probablement très sincère en faveur de la signature et de l’application des accords de paix, estimant que leur mise en oeuvre ferait disparaître les violences. Elle ne s’est pas suffisamment rendue compte que la création et le développement d’une sorte d’Etat " génocidaire ", doté des instruments du génocide, aboutiraient à une situation sans issue où la dynamique de la violence était destinée à l’emporter, avec la complicité du Président Juvénal Habyarimana.

En fait, le Président Juvénal Habyarimana a refusé quasiment jusqu’au bout le processus d’Arusha puisqu’au début de 1994 il a refusé de laisser s’installer l’Assemblée nationale en exploitant les divisions créées par la constitution de tendances " Hutu Power " au sein des partis d’opposition.

Ce développement de la ligne " Hutu Power " anti-Tutsis et son rapprochement avec le Président Juvénal Habyarimana ont été par ailleurs conforté par l’assassinat du Président hutu du Burundi Ndadaye qui a renforcé l’idée qu’on ne pouvait laisser rentrer les Tutsis exilés, ni surtout fusionner l’armée rwandaise avec l’armée du FPR. Le Président Juvénal Habyarimana a, de son côté, été un maître d’oeuvre de la constitution des tendances " Hutu Power " qu’il a favorisées par divers moyens, y compris par l’argent jusqu’en janvier-février 1994.

La communauté internationale n’a pas vu se créer cette situation. Elle n’a pas tenu compte du lien qu’il fallait établir entre la paix et le respect des droits de l’homme. Les Etats auraient dû en outre désamorcer le processus qui conduisait au génocide en rendant publiques les informations dont ils disposaient. Or, on s’est laissé enfermer par des habitudes diplomatiques. L’évolution aurait par ailleurs été meilleure si on ne s’était pas aveuglé sur la possibilité d’appliquer les accords d’Arusha malgré ce qu’on constatait dans le pays.

De plus, la communauté internationale s’est sentie prisonnière d’une conception perverse de la neutralité. A vouloir rester neutre entre les deux camps, le régime Habyarimana et le FPR, on a oublié l’existence entre ceux-ci d’une population civile constituée de Tutsis, non impliqués dans la guerre, qui craignaient même souvent l’arrivée du FPR, et d’opposants politiques dans leur très grande majorité Hutus, qui ont été également massacrés. En adoptant cette conception de la neutralité, on s’est engagé en fait aux côtés des bourreaux. C’est ainsi que le Ministre belge de la Défense nationale avait, au nom de cette conception, lors d’un voyage au Rwanda, refusé de rencontrer, en mars 1994, des militants rwandais des droits de l’homme.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Eric Gillet si, lorsqu’il était rentré en 1993 de son voyage au Rwanda, il avait informé des événements qu’il avait observés les autorités françaises et lesquelles. Ajoutant que M. Eric Gillet semblait considérer qu’avaient été mis en oeuvre au Rwanda par le Président Juvénal Habyarimana et son entourage une mécanique et un calendrier très précis d’exécution d’un plan de génocide, il lui a demandé ce qu’il savait de ce que les Etats savaient à l’époque à ce sujet et sur quelles affirmations il fondait cette conviction. Enfin, relevant la grande insistance avec laquelle M. Eric Gillet avait parlé du rôle qu’aurait pu jouer la culture du secret diplomatique, il a fait remarquer que secret n’est pas cécité et a interrogé M. Eric Gillet sur ce qu’il savait des réactions des sections culturelles des services diplomatiques occidentaux face au développement des émissions radiophoniques incitant à la haine ethnique.

 

M. Eric Gillet, dans sa réponse, a affirmé se souvenir très précisément d’un contact pris à l’Elysée entre des représentants de Human Rights Watch et de la FIDH d’une part et M. Bruno Delaye d’autre part.

Sur la connaissance de la situation au Rwanda par les Etats, M. Eric Gillet a apporté les précisions suivantes. Les premières informations publiées à ce sujet l’ont été par le quotidien flamand De Morgen en novembre 1995. Y figuraient notamment des fax adressés par les services de renseignement belges au ministère de la Défense de Belgique.

A la suite de cette publication, la création d’une commission d’enquête a été demandée au Parlement belge. Dans un premier temps, un groupe ad hoc de quatre sénateurs a accédé à des documents du ministère belge de la Défense nationale et a élaboré un rapport public en janvier 1997. Ce rapport est en fait une compilation de documents (dépêches, télex, fax) qui fait apparaître des éléments d’information très précis. Le Sénat a, par la suite, constitué une commission d’enquête qui a confirmé le premier rapport. L’information sur ce que connaissait la communauté internationale de la situation d’alors est désormais publique et, pour une large part, certaine.

En revanche, certains documents n’ont pas encore été publiés, la commission d’enquête belge s’étant notamment heurtée à l’équivalent en Belgique du secret défense. M. Eric Gillet s’est déclaré perplexe devant l’incapacité de la communauté internationale à réagir plus énergiquement. Les organisations de défense des droits de l’homme ont, en revanche, été très actives pendant les années 1993 et 1994, notamment au moment du génocide. Elles ont même, pendant le temps qui leur était imparti, lors de la session spéciale que tenait l’ONU en mai 1994 à Genève, cité les noms des Rwandais dont elles considéraient qu’ils étaient responsables des massacres en cours. L’intervention de la personne représentant Human Rights Watch a causé un moment d’intense silence dans la mesure où figuraient sur cette liste des représentants d’un Etat.

M. Eric Gillet a alors demandé pourquoi les Etats n’avaient pas fait taire la radio RTLM. Il a souligné que la radio Rutomorangingo du Burundi, conçue sur le même modèle, avait été localisée à l’intérieur de la zone Turquoise. Il a regretté que, la FIDH ayant pris contact avec les autorités françaises, il ait été impossible d’obtenir que soit entreprise la moindre action pour faire cesser les émissions de cette radio.

 

M. François Lamy, rappelant qu’à propos du massacre du Bugesera M. Eric Gillet avait parlé de répétition générale, a demandé, à l’époque, s’il avait eu des contacts avec les militaires français en poste au Rwanda et s’il pensait que ces derniers avaient eu connaissance de telles atrocités. Il lui a également demandé si, dans les mois suivant la remise de son rapport à la FIDH, il avait lui-même senti monter les tensions conduisant au génocide et s’il avait pu pressentir qu’un massacre d’une telle ampleur allait en résulter.

 

M. Eric Gillet a répondu qu’il n’avait pas eu de contact direct avec les militaires français même s’il avait pu en croiser régulièrement. Il a déclaré en revanche qu’il ne pouvait pas imaginer que ces derniers n’aient pas eu connaissance des massacres commis, d’une part parce que les Rwandais les avaient vécus dans leur chair, mais surtout parce que les militaires français, présents en application d’un accord de coopération militaire, partageaient la vie des camps où s’entraînaient les miliciens. En effet, les groupes qui ont commis les massacres étaient en réalité composés d’un noyau dur de miliciens et de gens recrutés en masse pour leur servir d’auxiliaires. Or, l’entraînement du noyau dur était effectué par l’armée rwandaise. M. Eric Gillet a ajouté que la communauté diplomatique était très présente dans le pays. L’ambassadeur de Belgique, notamment, très proche des victimes, se rendait sur le lieu des massacres, dans le Bugesera par exemple, et fréquentait régulièrement ses collègues, notamment français, canadiens et américains.

Par ailleurs, M. Eric Gillet a répondu qu’à titre personnel, il n’avait pas vu venir le génocide, dans les mois qui l’ont précédé. Certes, les organisations de défense des droits de l’homme étaient alertées par leurs correspondants au Rwanda : on voyait que les accords d’Arusha n’entraient pas en vigueur, que des opposants politiques capables d’incarner une alternance politique étaient assassinés et que les partis d’opposition se divisaient. Cependant, lui-même n’avait pas envisagé un massacre de cette ampleur.

 

M. Guy-Michel Chauveau s’est interrogé sur les conférences nationales constituées dans différents pays africains au début des années quatre-vingt-dix pour faire évoluer les systèmes politiques vers la démocratie et s’est demandé si un tel processus avait été engagé au Rwanda.

 

M. Eric Gillet a indiqué qu’une telle démarche avait effectivement été proposée par M. Faustin Twagiramungu, Président du MDR, qui avait été désigné par les accords d’Arusha comme le futur Premier Ministre. Le Président Juvénal Habyarimana en avait cependant écarté l’idée, préférant l’organisation immédiate d’élections alors que l’opposition au contraire demandait un débat préalable sur les institutions.

 

M. Jacques Myard s’est demandé si, face d’une part à des violences méthodiques dirigées contre les populations tutsies, d’autre part à la volonté parallèle du FPR d’en découdre, on se trouvait véritablement devant un génocide et s’il ne s’agissait pas plutôt d’une guerre civile, d’ampleur inégalée. Il s’est demandé si la logique du FPR n’était pas comparable à celle des FAR et des milices.

 

M. Eric Gillet a estimé qu’il ne pouvait s’agir d’une guerre civile. L’intervention organisée et préméditée de l’armée et des milices ne laissait aucun doute puisqu’elle visait à massacrer des populations désarmées sans épargner les femmes et surtout les enfants, de manière à couper l’herbe " à la racine " et empêcher que de nouveaux combattants reviennent un jour comme les enfants des Tutsis chassés en 1959-1960 l’avaient fait sous l’uniforme du FPR. Si à l’époque on ne pensait pas au génocide, a posteriori on s’aperçoit que le discours tenu, notamment par M. Théoneste Bagosora, impliquait l’extermination de certaines populations bien identifiées.

Les massacres perpétrés au Bugesera quelque temps plus tôt, sans pouvoir exactement être qualifiés de répétition générale, présentent avec le génocide une série de similitudes troublantes y compris jusque dans les acteurs que l’on y retrouve. Il s’agit probablement d’une dynamique de violence portée par un groupe donné de façon, pour ainsi dire, objective et naturelle à son paroxysme dans le génocide.

S’agissant du FPR, l’objectif du génocide ne pouvait être retenu, dans la mesure où un groupe représentant 15 % de la population ne pouvait raisonnablement envisager d’éliminer les 85 % restants. Des massacres sélectifs, aux effets similaires, du type de ceux commis au Burundi en 1972 n’en restaient pas moins possibles. Même s’il n’est pas allé jusqu’à de telles actions, le FPR s’est conduit avec une grande violence qui n’est pas davantage justifiable, bien qu’en termes existentiels sa logique soit différente. Outre les massacres qu’il a commis à plusieurs reprises, il a en particulier refoulé des populations considérables devant lui, provoquant de très importants mouvements de déplacés, en particulier en février 1993. Il n’en reste pas moins que, notamment pour des raisons juridiques, il n’est pas possible d’établir une égalité entre le génocide et les violations des droits de l’homme commises par le FPR.

 

Audition de M. Jean-Pierre CHRÉTIEN

Directeur de recherche au CNRS

(séance du 7 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre Chrétien, historien et directeur de recherches au CNRS. Il a indiqué que M. Jean-Pierre Chrétien, qui étudie la région des Grands Lacs depuis une trentaine d’années, avait notamment écrit un ouvrage historique sur le Burundi, une étude sur les médias rwandais et, récemment, un ouvrage proposant un cadre théorique de compréhension du clivage Hutu-Tutsi. Le Président Paul Quilès a ajouté que M. Jean-Pierre Chrétien faisait partie d’une école de pensée défendant une conception selon laquelle le clivage Hutu-Tutsi est essentiellement une construction post-coloniale. Il a suggéré à cet égard que le professeur Jean-Pierre Chrétien éclaire la mission d’information sur les controverses qui ont opposé cette école de pensée à d’autres conceptions.

En introduction à son exposé retraçant la genèse idéologique et politique du génocide et son articulation avec l’histoire particulière de l’ethnisme dans cette région, M. Jean-Pierre Chrétien a rappelé que l’histoire montrait non seulement la complexité du passé mais soulignait aussi la responsabilité des hommes, qui selon Marc Bloch, ressemblent plus à leur temps qu’à leurs pères. Il a souligné la singularité et l’exemplarité du génocide rwandais qui n’est pour autant ni plus naturel ni plus culturel que les autres et a cité Alfred Grosser écrivant dès 1989 : " trouverions-nous judicieux qu’un Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal d’une civilisation qui a produit Auschwitz ? " La tragédie qui s’est déroulée n’est donc pas sortie des profondeurs d’un atavisme, pas plus qu’elle n’a surgi dans un ciel serein. Il convient de rechercher les raisons qui expliquent comment ce piège très contemporain, né de stratégies et de passions portées à l’extrême, a pu se produire au Rwanda.

M. Jean-Pierre Chrétien s’est tout d’abord attaché à montrer que le problème ethnique se posait au Rwanda dans des termes spécifiques : la question Hutu-Tutsi dans la région des Grands Lacs n’est pas un problème ethnique comme un autre, les Hutus et les Tutsis n’étant pas des peuples hétérogènes réunis dans des frontières artificielles. Il convient à cet égard de bien distinguer dans le temps l’histoire millénaire des vagues de peuplement du Rwanda, l’histoire politique, vieille de quatre à cinq siècles qui est celle des royaumes, et l’histoire sociale, complexe, marquée par différents clivages régionaux, claniques et par ces catégories hutue, tutsie et twa qui, loin d’être primordiales, se sont renforcées progressivement, notamment depuis le XVIIIe siècle, avec la montée des pouvoirs monarchiques centralisés.

Les colonisateurs n’ont donc pas inventé ces catégories qui préexistaient à leur arrivée. En revanche, il convient d’analyser l’évolution dans le temps des rapports entre Tutsis et Hutus. L’époque coloniale, reprenant le mythe de la grande invasion tutsie, a vu se renforcer cette mythologie de type gobinien selon laquelle, notamment, tout s’expliquerait par la confrontation séculaire des races bantoue et hamitique. Elle a donné lieu à une mise en scène idéologique, à prétention scientifique. M. Jean-Pierre Chrétien a insisté sur le caractère omniprésent, dans la gestion coloniale, de l’obsession raciale : celle-ci plaît aux Blancs et fascine la première génération noire lettrée, gonflant d’orgueil les Tutsis, traités d’Européens à peau noire et frustrant les Hutus, traités de Nègres bantous. Pour étayer sa démonstration, M. Jean-Pierre Chrétien a cité notamment le Comte von Goetzen qui, en 1895, parle de " grandes invasions venues d’Abyssinie ", le film de Luc de Heusch La République devenue folle, mais aussi Mgr Classe qui déclare, en 1927, " voulant imiter les Européens, préservant néanmoins le sens politique des gens du passé et l’habileté de leur race dans la gestion des hommes, la jeunesse tutsie est une force pour le bien de ce pays " ou encore, en 1948, le Bulletin des anciens élèves d’Astrida estimant que " de race caucasienne aussi bien que les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques n’ont à l’origine rien de commun avec les nègres. La prépondérance du type caucasique est restée nettement marquée chez les Batutsi... leur taille élevée -rarement inférieure à 1,80 m-... la finesse de leurs traits imprégnés d’une expression intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné les explorateurs : nègres aristocratiques ". M. Jean-Pierre Chrétien a ainsi montré que la gestion coloniale, bien au-delà d’une simple politique du " diviser pour régner ", était une gestion sociale fondée sur une idéologie d’inégalité raciale où les Tutsis traités comme des aristocrates virtuels étaient opposés aux Hutus, victimes d’une sorte de dégradation légitimée scientifiquement. Les colonisateurs ont donc introduit la racialisation au coeur de la société rwandaise où existaient des catégories sociales. Leur comportement peut être comparé à celui d’un Martien arrivé au XIXe siècle Faubourg Saint-Germain puis dans les courées de Roubaix qui aurait distingué une race de Nordistes abrutis et une race de Parisiens sublimes.

A l’approche de l’indépendance, en 1959, l’évêque André Perraudin effectue un changement radical de la politique missionnaire en se dévouant à la " cause hutue " sans pour autant changer la grille de lecture de la société rwandaise puisqu’il déclare dans son mandement de carême en février 1959 " constatons d’abord qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées... Dans notre Rwanda, les différences, les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de races ".

Abordant ensuite l’étude du Rwanda post-colonial jusqu’en 1990, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné la spécificité du projet " démocratique " rwandais, fondé sur une confusion méthodique entre le caractère majoritaire de la masse hutue, conçue comme une communauté homogène, et l’autochtonie de ses membres, définis comme les seuls " vrais Rwandais ". Ainsi, lorsqu’au moment de l’indépendance, éclate, entre 1959 et 1961, la révolution dite " sociale ", celle-ci, vise toute la composante tutsie désignée collectivement comme porteuse d’un système dit " féodal " conforté par le colonisateur. Est alors mis en place, dans les faits et dans les esprits, un modèle, couvert et authentifié par la démocratie chrétienne belge et l’Eglise missionnaire, qui se réfère à la démocratie et définit le Tutsi, minoritaire, à la fois comme féodal et comme étranger, de père en fils. Il s’agit en fait d’un 1789 à l’envers, les ordres héréditaires n’étant pas supprimés, mais simplement permutés. De nombreuses citations révèlent cet état d’esprit : celle de Grégoire Kayibanda, leader de cette révolution, disant en 1959 qu’il fallait " restituer le pays à ses propriétaires, les Bahutu " ; celle du Parmehutu en 1960 déclarant que " le Rwanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous ceux, blancs ou noirs, tutsis, européens ou d’autres provenances, qui se débarrasseront des visées féodo-colonialistes " et invitant les Tutsis ne partageant pas cette conception des choses à " retourner en Abyssinie " ; celle, en 1957, du Manifeste des Bahutus affirmant " quant aux métissages ou mutations de Bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien établie et peut-être aussi les médecins peuvent seuls donner des précisions objectives ". Sous le discours démocratique, la priorité des identités ethniques, dûment fichées sur les cartes d’identité, était imposée à tout prix : la démocratie était travestie en un majoritarisme ethnique. La propagande du Parmehutu, parti unique qui deviendra en 1973 le MRND reste inchangée. En juillet 1972, " Ingingo z’ingenzi mu mateka y’Urwanda " catéchisme du Parmehutu affirme : " la domination tutsie est à l’origine de tous les maux dont les Hutus ont souffert depuis la création du monde ". En octobre 1995 à Yaoundé, le Colonel Bagosora écrit : " les Tutsis resteront des émigrés nilotiques naturalisés ". Cette discrimination officielle, " ce racisme de bon aloi ", comme l’appelle Marie-France Cros de La Libre Belgique, baigne dans un sentiment de bonne conscience et se trouve légitimé à la fois par un discours social et démocratique et par l’Eglise. Le régime en place entre 1959 et 1994, au lieu de procéder à un rééquilibrage ne fera au contraire qu’accentuer la marginalisation voire l’exclusion de la minorité, et reflète plutôt la volonté de marginaliser, voire d’exclure. Le problème ne peut être traité ni comme une question régionale, avec une issue fédérale, ni comme une vraie question sociale, puisque riches et pauvres se retrouvent dans les deux catégories. Le caractère binaire du rapport le rend dans ces conditions particulièrement explosif.

Le coeur du problème est en réalité de nature politique : les factions successives qui contrôlent le pouvoir vont se référer systématiquement au " peuple majoritaire ", c’est-à-dire à une sorte de clientèle étendue aux limites de l’ethnie, à une sorte de majorité captive invitée à voter ou agir comme un seul homme. Il n’existe, de la sorte, pas de dilemme entre politique et ethnisme : il s’agit d’une politique ethniste. La systématisation du système des quotas (à raison de 9 % de places pour les Tutsis) sous le Président Habyarimana, permet, à la fois, au nom d’un équilibre ethnique et régional, d’exclure et de se placer. Elle entretient en outre en permanence la conscience de la discrimination. En accréditant le fantasme de l’homogénéité des intérêts au sein de tout un groupe défini par sa naissance, ce sont les enjeux sociaux concrets qui sont disqualifiés. Par ailleurs, la légitimation historique de la violence est en quelque sorte proportionnelle à l’intimité des liens existant entre ces partenaires, invités à se considérer comme ennemis. Dans ce contexte, la peur, souvent manipulée -la victimisation prophétisée justifie l’autodéfense préventive- devient un acteur essentiel des crises dans la région des Grands Lacs. Elle sera, à partir de 1959, le ressort tactique essentiel de la mobilisation populaire au cours des massacres. Ainsi, à la Noël 1963, après une attaque de réfugiés tutsis, quatre soldats sont tués. En représailles le Gouvernement envoie des ministres organiser dans les préfectures " l’autodéfense populaire ". Un massacre de 10 000 Tutsis a lieu dans la préfecture de Gikongoro en septembre 1964.

L’ombre du génocide pèse sur le Rwanda et cette crise rapidement occultée anticipe de trente ans les massacres programmés et le génocide de 1994. Le phénomène se répète entre temps en 1973, ces crises constituant un héritage d’expériences et de mémoires, de peurs et de méfiances.

M. Jean-Pierre Chrétien s’est ensuite intéressé à la fin du régime Habyarimana. A la fin des années quatre-vingts, le régime politique, immuable, est confronté à des difficultés économiques et sociales structurelles et conjoncturelles -impasse économique, ajustement structurel, désespoir de la jeunesse, montée de l’opposition, aspirations au pluralisme d’expression-, auxquelles s’ajoute, le 1er octobre 1990, l’invasion du FPR suivie les 4 et 5 octobre d’une simulation d’attaque sur Kigali. La réponse à ces événements s’affirme sur un double registre, contradictoire : ouverture démocratique et mobilisation ethniste. Entre 1990 et 1994, c’est une véritable course contre la montre, entre la logique de démocratisation et de paix, et la logique de guerre et de racisme qui est lancée.

Sous la pression de l’opposition intérieure et des puissances étrangères, la logique de démocratisation aboutit à une ouverture du régime en matière de libertés publiques et à la reconnaissance en juin 1991 du pluralisme politique. Trois pôles structurèrent, à partir de 1992, le jeu politique rwandais : la mouvance Habyarimana, dite de l’Akazu (la " maisonnée " issue du nord-ouest, menée notamment par la famille de la " Présidente ", Mme Habyarimana) ; l’opposition intérieure, essentiellement hutue ; enfin, l’opposition armée du FPR, essentiellement tutsie. La signature d’un cessez-le-feu en juillet 1992 à la suite de rencontres entre le FPR et les responsables rwandais, semble offrir une perspective de dépassement de cet antagonisme ethniste beaucoup trop réducteur.

M. Jean-Pierre Chrétien a souligné tout l’intérêt qu’avaient présenté ses contacts avec l’opposition hutue pour lui permettre de comprendre la situation avant d’insister sur le fait que la reprise des tueries antitutsis n’avait rien d’inévitable. Il a indiqué que la réaction extrémiste incarnant la logique génocidaire avait pris à la fois une forme brutale fondée sur la propagande raciste et une forme plus subtile visant à désintégrer l’opposition intérieure. Il a indiqué que les autorités militaires et civiles avaient déclenché des pogroms à Kibilira fin octobre 1990, parmi les Bagogwe en 1991, au Bugesera en 1992, et qu’il n’était pas exact de voir dans ces exactions des manifestations spontanées justifiées par la peur.

C’est dans ce contexte que fut créé en mai 1990 le périodique Kangura, financé par l’Akazu, chargé de diffuser la bonne parole raciste et que fut lancée en avril/juillet 1993 la radio " libre " des Mille Collines, RTLMC, sous l’autorité de Ferdinand Nahimana, extrémiste écarté de l’Office rwandais d’information (ORINFOR) par l’opposition pour son incitation aux pogroms dans le Bugesera. La réaction extrémiste prit également la forme d’un parti hutu créé en mars 1992, la CDR, qui, très proche du pouvoir en réalité, tendit à donner une image modérée au MRND et au Président Habyarimana.

C’est ainsi que se développa un climat de violence, dénoncé au Rwanda et à l’étranger par différents acteurs : l’Eglise, les partis d’opposition qui publient en mars 1992 " Halte aux massacres des innocents " et dénoncent les escadrons de la mort, une délégation belge de personnalités ou encore la presse française. M. Jean-Pierre Chrétien a indiqué que lui-même, en mars 1993, évoquait " un dévoiement tragique vers un génocide ".

C’est donc un débat politique profond qui agitait alors le Rwanda, opposant la ligne ethniste du pouvoir à la ligne démocratique de l’opposition. Une série de textes attestent d’ailleurs de ces débats, que nul ne pouvait ignorer. Ces mêmes textes témoignent de l’émergence, fin 1992, d’un courant proche du pouvoir et prêt au pire. M. Jean-Pierre Chrétien s’est demandé si l’ambassade de France et les militaires français qui collaboraient avec l’armée rwandaise pouvaient ignorer cette prégnance, au sein du régime, de l’idéologie raciste. Il a rappelé les déclarations du Président Habyarimana qui, en novembre 1992, parlait du " chiffon de papier d’Arusha " ainsi que les appels au génocide des Tutsis du professeur Mugesera, haut responsable du MRND. Il a, sur ce point, évoqué sa stupéfaction devant la réponse aimable envoyée le 1er septembre 1992 par M. Bruno Delaye, au nom du Président François Mitterrand, au leader de la CDR, M. Jean-Bosco Barayagwiza, à la suite de l’envoi par ce dernier d’une pétition remerciant la France. M. Jean-Bosco Barayagwiza sera également reçu plus tard à Paris le 27 avril 1994, au moment du génocide.

M. Jean-Pierre Chrétien a alors indiqué qu’à partir de 1992, le pouvoir du Général Habyarimana avait joué la carte de la division de l’opposition pour recentrer les partis hutus sur une logique ethniste et constituer ainsi une troisième voie entre le FPR et l’Akazu qui sera appelée le courant " Hutu Power ". Il a mis en avant les implications étrangères dans cette démarche de ralliement de l’opposition, notamment celle du secrétariat chargé de l’Afrique de l’Internationale démocrate chrétienne, qui a soutenu le MRND de manière paradoxale, étant donné que la nouvelle opposition MDR était liée au courant démocrate chrétien flamand. Le Ministre français de la Coopération, M. Marcel Debarge, au cours de ses visites en mai 1992 et en février 1993, a plaidé de manière comparable pour un front commun autour du Président rwandais. Au même moment, la presse a semblé découvrir l’implication de l’Ouganda dans le conflit et a suggéré une menace anglo-saxonne sur la région. Cette crise laissera l’opposition intérieure durablement déchirée.

Il s’est ensuite étonné de ce que la France ait soutenu une démarche communautaire contredisant les valeurs qui fondent la conception française traditionnelle de la Nation et de la citoyenneté, ce qui laissait penser que le regard ethnographique l’emportait lorsqu’il s’agissait des questions africaines sur les concepts politiques démocratiques.

Abordant le déroulement du génocide proprement dit, M. Jean-Pierre Chrétien a attiré l’attention sur l’abondance des enquêtes et des témoignages attestant de la réalité et de la " normalité " du génocide. La propagande utilisée durant les événements, dans la presse comme à la radio, s’est située dans la continuité d’une culture politique de plus de trente ans et a été axée autour de trois grands thèmes : la priorité de l’appartenance ethnique hutue ou tutsie ; la légitimation d’un véritable conflit racial diabolisant les uns et définissant de manière totalitaire le pouvoir des autres ; enfin, la normalisation d’une culture de la violence. Certes, il était difficile d’imaginer par avance l’ampleur et l’atrocité du génocide, mais il est étonnant que celles-ci aient été perçues et condamnées si tardivement par la communauté internationale. Le terme de génocide est apparu dans la presse belge dès le 13 avril, dans la presse française dès le 26 avril. Les chercheurs africanistes américains ont protesté le 1er mai auprès de Mme Madeleine Albright, qui représentait les Etats-Unis au Conseil de Sécurité. Mais le plus grand drame du Rwanda est que les responsables politiques du génocide persistent à ne pas le reconnaître et à le justifier au nom de la légitimité de la colère populaire. Jointe à la lenteur des procédures du Tribunal d’Arusha, cette absence de reconnaissance empêche toute réconciliation.

En conclusion, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné qu’à l’exemple de la Commission sénatoriale belge ou du diocèse de Lyon, il reviendrait à la mission d’information française de clarifier les événements et " d’ouvrir les archives diplomatiques et militaires ".

 

Le Président Paul Quilès, après avoir indiqué qu’il reviendrait effectivement à la mission de recueillir tout témoignage et tout document nécessaires et qu’elle s’y employait déjà, a rappelé que M. Jean-Pierre Chrétien avait employé le terme de génocide dans son ouvrage Le défi de l’ethnisme et a souhaité savoir quelles raisons motivaient l’utilisation de ce terme. Il a également demandé s’il était possible d’identifier des caractéristiques communes dans les événements du Rwanda en avril 1994 et au Burundi en octobre 1993.

Regrettant de ne pas avoir entendu de véritable analyse de la nature exacte des différences ethniques entre Hutus et Tutsis, M. Jacques Myard a souhaité obtenir des compléments d’information sur l’origine de ces différences, notamment avant la période coloniale. Après avoir relevé que l’exposé de M. Jean-Pierre Chrétien avait fait apparaître des contradictions dans l’attitude des autorités françaises selon les périodes, en faveur de la démocratisation du régime en 1991-1992 puis de la constitution d’un front commun autour du Président rwandais, il lui a demandé s’il était au courant des initiatives prises par la France pour amener autour d’une même table de négociation des dirigeants du MRND et du FPR en particulier sous la responsabilité de M. Paul Dijoud. Il a également demandé si on pouvait qualifier de génocides les massacres commis par des responsables politiques tutsis au Burundi et au Rwanda.

 

M. René Galy-Dejean s’est interrogé sur la conciliation des termes de guerre civile ou de logique ethniste avec l’établissement de responsabilités extérieures dans les événements.

 

M. Jean-Bernard Raimond a demandé des précisions sur l’importance de l’opposition hutue au Rwanda en 1992.

 

M. Bernard Cazeneuve, relevant le rôle joué par les différentes composantes de la vie politique rwandaise, a souhaité avoir des précisions sur le traitement réservé à l’opposition hutue, avant et après le génocide, et sur le rôle du clergé avant avril 1994.

 

M. Jean-Pierre Chrétien a apporté à la mission les éléments de réponse suivants :

— bien que l’histoire du Burundi soit différente de celle du Rwanda, surtout dans la période récente, puisque, depuis 1966, a prévalu au Burundi une logique sécuritaire tutsie et au Rwanda, depuis 1959, une logique majoritaire hutue, les événements dans l’un de ces deux Etats influencent toujours l’autre et le piège ethniste s’est refermé sur ces deux pays ;

— le terme de génocide est employé lorsqu’il y a un projet déterminé d’extermination entière de familles en dehors de tout conflit militaire. Ainsi, le putsch militaire d’octobre 1993 au Burundi a été suivi d’une propagande et de massacres méthodiques qui s’inscrivent dans une logique de génocide. La dimension ethnologique raciste est essentielle pour caractériser une telle situation ;

— on ne peut pas affirmer que les pays occidentaux n’ont pas été soucieux des événements et il y eu effectivement plusieurs tentatives pour trouver des solutions, à Kampala, à Bruxelles puis à Paris et pour instaurer un dialogue entre le Gouvernement rwandais et le FPR. Mais ce sont avant tout les acteurs politiques du Rwanda qui ont pris ces initiatives et il faut souligner le courage de l’opposition intérieure qui dans une situation de guerre civile, initiée par des réfugiés rwandais venus de l’étranger, négocie avec l’ennemi FPR. Il s’est donc instauré un jeu politique entre trois forces, le MRND, le FPR et l’opposition intérieure pour dénouer une situation d’affrontement binaire ;

— la guerre civile a pris des formes différentes : guérilla, pogroms, hostilités militaires, génocide à l’arrière du théâtre militaire. Certaines organisations internationales comme la Croix Rouge ou l’OUA, qualifient de " conflits anarchiques " les événements intervenus en Somalie ou dans la région des Grands Lacs. Mais, les anthropologues et les historiens, qui restent prudents dans la définition de la réalité, parlent plutôt de conflits politico-claniques lorsqu’ils analysent les affrontements entre Hutus et Tutsis, dans la mesure où ils concernent des sociétés sans différences culturelles, dotées d’une histoire commune, qui ont vu la création d’un pouvoir politique et d’une aristocratie tutsis ayant conduit à la " déhutisation " des élites dans les principautés conquises. Les groupes sociaux ainsi constitués s’apparentent, sans s’y identifier, au phénomène de castes ;

— il n’y a pas, au Rwanda, d’ethnies au sens scientifique du terme mais les événements contemporains ont constitué des mémoires collectives violentes d’identification. Les mots d’ethnie ou de génocide sont employés dans ce contexte pour fixer cette réalité. Au Burundi, il s’agissait d’un massacre sélectif des élites hutues par le pouvoir tutsi qui s’est ainsi lancé en juin 1972 dans une véritable logique génocidaire dans le cadre de représailles systématiques ;

— comme le montre le rôle de l’Espagne, de l’Angleterre ou des Pays-Bas dans les guerres de religion en France au XVIe siècle, il peut y avoir une intervention étrangère dans les guerres civiles et, dans de tels cas, il est intéressant de savoir dans quelle mesure les parties en présence ont bénéficié d’appuis et de soutien extérieurs ;

— de nombreux membres de l’opposition hutue ont été massacrés. On distingue au sein de l’opposition hutue d’une part les simples adversaires politiques du Président Habyarimana non originaires du nord-ouest et n’appartenant pas à l’Akazu, que l’on retrouvera dans le mouvement " Hutu Power " et d’autre part un mouvement particulièrement bien représenté par un parti comme le parti social démocrate (PSD) implanté plutôt dans le sud et le centre, qui reflète un nouveau Rwanda dont le mode de vie économique, social et culturel tend à atténuer les clivages Hutus-Tutsis et qui s’est donc interrogé sur le dépassement de l’ethnisme dans le cadre de la démocratisation d’une société rwandaise en voie de modernisation.

Si elle avait une base sociale, la marge de manoeuvre politique de l’opposition restait réduite. Devant la situation de violence où le pays s’est trouvé lors de l’interruption, en février 1993, à la suite des attaques du FPR, du processus de négociation engagé à partir de 1992, on a considéré soit que le Front patriotique a réagi parce que le régime ne faisait rien soit au contraire qu’il est tombé dans le piège et qu’il a, en lançant son offensive, renforcé la méfiance antitutsie et le courant " Hutu Power " au sein de l’opposition. Les rescapés de l’opposition ont, pour certains, rejoint le gouvernement génocidaire et, pour d’autres, ont été sauvés par le FPR avec lequel ils partagent désormais le pouvoir ;

— l’assassinat du leader du parti social démocrate Félicien Gatabazi en février 1994 a été un signal grave annonçant le pire ;

— il est nécessaire de réfléchir à l’impact des événements sur la société rwandaise car le génocide n’a pas été traité sur le plan psychologique ;

— il y aurait toute une histoire de l’Eglise rwandaise à écrire. Au-delà de positions contradictoires, certains ecclésiastiques s’alignant sur les thèses de l’Akazu, comme l’archevêque de Kigali, d’autres ayant des attitudes différentes, on peut reprocher au clergé de ne pas avoir fait de déclaration forte face aux événements.

Constatant plusieurs différences de jugement concernant les positions françaises dans le rapport de la Commission d’enquête du Sénat de Belgique et dans les propos de M. Jean-Pierre Chrétien, M. Pierre Brana a souligné l’intérêt qu’il pourrait y avoir pour la mission d’information d’entendre des personnalités belges. Il s’est ensuite interrogé sur la démarche intellectuelle qui permettait de soutenir à la fois qu’il n’y avait pas de différences physiques entre Hutus et Tutsis et le fait que les militaires français avaient procédé à des contrôles d’identité " au faciès ". Après avoir pris note de ce que la diabolisation des Tutsis avait précédé le génocide et relevé qu’il y avait eu également des campagnes très vives à l’encontre des Hutus modérés, il s’est demandé si ces dernières étaient allées jusqu’à assimiler dans le même opprobre Tutsis et Hutus d’opposition. Il a enfin souhaité que la mission approfondisse ses investigations sur les événements du Burundi, de façon à mieux comprendre l’articulation entre les massacres survenus dans ce pays en octobre 1993 et les événements d’avril à juillet 1994 au Rwanda.

 

M. Jean-Pierre Chrétien a apporté les précisions suivantes :

— en Belgique, l’affaire du Rwanda n’est pas occultée : des débats ont eu lieu dans la presse et même au sein du parti démocrate chrétien ;

— l’affaire du contrôle " au faciès " est très révélatrice. En fait, le point essentiel dans ce type de contrôle n’est pas tant de savoir qui il permet d’arrêter mais de constater qu’il présuppose la définition d’un idéal-type, que celui-ci corresponde ou non à une réalité. Dans le cas du Rwanda, il semble qu’il y a bien eu élaboration d’un idéal-type, et que ceux qui lui correspondaient, quel que soit le caractère illusoire de cet idéal-type, étaient plus facilement arrêtés ; la mention " Tutsi " ou " Hutu " étant portée sur les cartes d’identité, il n’était pas difficile ensuite de faire le tri entre les personnes interpellées ;

— il y a eu en effet une propagande très virulente contre les Hutus modérés. Ceux-ci furent bien victimes par extension de la même logique que les Tutsis. Ces Hutus, du fait de leurs opinions à l’égard des Tutsis ou parce qu’ils étaient amis de Tutsis ou mariés avec des Tutsis étaient décrits comme des traîtres qui devaient partager le sort des Tutsis. Des familles en ont été déchirées.

— les événements du Burundi sont toujours très importants pour le Rwanda. Autant la réussite des élections de juin 1993 au Burundi avait exercé des effets favorables sur la situation rwandaise, autant la crise burundaise, elle-même favorisée par la non-application des accords d’Arusha signés en août 1993, a renforcé les crispations et la radicalisation au Rwanda. Cette crise a eu des conséquences de deux types : au Rwanda, l’assassinat du Président Ndadaye a enflammé l’opinion contre les Tutsis et accru la méfiance à l’égard du FPR ; par ailleurs, les massacres de Tutsis, puis de Hutus burundais qui ont suivi, et l’indifférence générale qui les a accompagnés, ont conforté l’opinion des Rwandais qui pensaient que les massacres étaient la seule solution de leur problème. Il convient également de relever que les réfugiés burundais, membres du Palipehutu, ont participé nombreux aux massacres du Rwanda.

 

M. François Lamy, faisant état de l’article intitulé La France n’est pas coupable, publié dans le journal Le Monde par M. Jean-Pierre Chrétien, a estimé que cet article donnait l’impression que la France avait mené au Rwanda entre 1990 et 1994 plusieurs politiques plutôt contradictoires à des niveaux de responsabilité gouvernementale ou administrative divers. Il a demandé à M. Jean-Pierre Chrétien s’il pouvait préciser les protagonistes et les clivages de ces diverses politiques et indiquer si, à l’instar de la Belgique, il y avait eu des liens spécifiques entre factions rwandaises et partis politiques français.

 

M. Jean-Pierre Chrétien a répondu qu’il était lui-même l’auteur du titre de l’article, dans la mesure où il n’admettait pas que l’on dise que la France était globalement responsable du génocide. Il a indiqué que le débat avait été très vif en Belgique dès le début de la crise, en octobre 1990, qu’il avait amené au retrait belge et qu’on y retrouvait à la fois les clivages spécifiques à la vie politique belge mais aussi l’émotion suscitée par des événements survenus dans un pays mieux connu qu’en France. Il a regretté que ces débats aient eu peu de répercussion en France, que le Parlement français ait si peu débattu du Rwanda et considéré qu’il y avait en effet matière à enquête sur l’engagement français.

S’agissant de la politique française en Afrique, M. Jean-Pierre Chrétien a estimé qu’elle semblait marquée par une réelle continuité à travers les alternances. Evoquant les réseaux de la " Françafrique ", il a considéré qu’il revenait plus à la mission d’information qu’à lui-même d’en déterminer les acteurs et les motivations.

 

Audition de M. Filip REYNTJENS

Professeur à l’université d’Anvers

(séance du 7 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Filip Reyntjens, professeur à l’université d’Anvers.

 

M. Filip Reyntjens a d’abord évoqué les signes avant-coureurs du génocide. Il a exposé que le génocide des Tutsis et les massacres d’opposants hutus avaient été précédés par des " répétitions générales " à échelle plus réduite. Même s’il y a eu des massacres dès les premiers jours de la guerre en octobre 1990, les signes d’une déstabilisation programmée deviennent visibles vers la fin de 1991. Les massacres " téléguidés " du Bugesera (mars 1992), de Kibuye (août 1992) et du nord-ouest (fin 1992 - début 1993) ont été des tentatives, dans un premier temps, de saborder le processus de démocratisation, dans un second temps, de faire échec aux négociations d’Arusha. Les auteurs de ce projet violent sont connus, appelés " réseau zéro " ou " escadrons de la mort ", ils se situent dans l’entourage politique, régional ou familial immédiat du Président Habyarimana. Pour ce groupe, la démocratisation d’abord, les négociations avec le FPR ensuite, constituaient une menace vitale, puisqu’à l’issue de ce double processus ils perdraient les nombreux privilèges matériels et immatériels inhérents au contrôle de l’Etat.

M. Filip Reyntjens a considéré que ce projet qui a connu son aboutissement d’avril à juin 1994 était en réalité issu d’un processus. L’idéologie et l’instrument du génocide s’étant développés progressivement, il n’y a pas eu, à un moment précis, la volonté de mettre en place le dispositif qui allait permettre de le perpétrer. Lorsque, entre 2 et 5 heures du matin le 7 avril 1994, la machine est mise en route -notamment par le Colonel Théoneste Bagosora- elle existait, sans avoir été créée à une date précise.

A divers moments, depuis 1992 au plus tard, la communauté internationale a été avertie de l’émergence de ce phénomène, à la suite notamment de la publication en mars 1993 du rapport d’une commission internationale d’enquête (l’Ambassadeur Georges Martres qualifiera de " rumeurs " les accusations relatives aux très graves abus du début 1993). En janvier 1994, la teneur d’un fax alarmant adressé au siège de l’ONU à New York par le Général Dallaire a été communiquée aux ambassades américaine, belge et française à Kigali.

Abordant ensuite la question de l’engagement de la France au Rwanda, M. Filip Reyntjens a d’abord précisé qu’en soi, apporter un soutien politique, diplomatique voire militaire à un pays ami qui fait l’objet d’une agression n’est pas forcément illégitime. C’est ce que la France a fait dès octobre 1990 au Rwanda. Cependant, dans les circonstances particulières de ce pays (transition politique, situation des droits de la personne, criminalisation de l’Etat...), pareil appui comporte des devoirs et des responsabilités. Dans le cas du Rwanda, il convenait d’être très attentif à la situation des droits de la personne, au bon déroulement du processus de démocratisation, et à la mise en application effective des accords de paix, une fois ceux-ci conclus à Arusha. Le pays -en l’occurrence la France- qui apportait ce soutien disposait de leviers que d’autres n’avaient pas. Or, pour des raisons qu’il incombe à la mission d’information d’identifier, la France n’a pas assumé ses devoirs et responsabilités.

M. Filip Reyntjens a estimé qu’elle avait au contraire objectivement soutenu les responsables du projet violent évoqué au début de son exposé, en s’abstenant de les décourager et en donnant l’impression que, forts de l’appui français, l’impunité leur était garantie. Que l’autre partie, le FPR, ait également commis de graves abus et porte une part de responsabilité dans le drame rwandais, ne diminue en rien ce constat. Au contraire, la France aurait pu dénoncer le FPR de façon plus crédible si elle avait également pris ses distances par rapport au régime en place.

S’efforçant alors de décrire le contexte régional, M. Filip Reyntjens a insisté sur le fait que si, entre le Rwanda et le Burundi la référence à l’autre est toujours présente (composition ethnique similaire bien que non identique, passé colonial commun, échange de réfugiés), les similitudes, les interactions réciproques et l’interdépendance des problèmes ne doivent toutefois pas faire oublier qu’il s’agit souvent de " faux jumeaux ", ayant chacun une histoire, ancienne et contemporaine, distincte. Cela dit, dès la fin des années 1950 on observe une sorte de dialectique perverse, les conflits dans un pays exacerbant ceux de l’autre et vice-versa. Ainsi, pour la période qui intéresse plus spécialement la mission d’information, le coup d’Etat du 21 octobre 1993 au Burundi et l’assassinat du Président (Hutu) Ndadaye par des éléments de l’armée burundaise largement dominée par les Tutsis, ont porté un coup fatal aux accords d’Arusha. Avec le bénéfice du recul, et même si rien n’est plus facile que de prédire le passé, on pourrait dire que ces accords sont morts avec Ndadaye. A son tour, le génocide rwandais a renforcé de façon compréhensible la peur des Tutsis burundais, ainsi rendant plus difficile encore la recherche d’une solution négociée pour sortir de l’impasse violente dans laquelle se trouve le Burundi depuis fin 1993.

Des alliances régionales ont pesé sur les conflits internes, et elles continuent de le faire aujourd’hui, de façon d’ailleurs plus néfaste encore qu’en 1994. A l’époque, entre 1990 et 1994, le régime du Président Mobutu soutenait l’ancien régime rwandais, alors que le FPR était appuyé par le Président Museveni. Zaïrois et Ougandais étaient dès lors des concurrents régionaux dans la région des Grands Lacs, mais également au-delà : ainsi, Museveni, avec l’appui des Etats-Unis et du Royaume-Uni, soutenait la rébellion du Sud-Soudan, tandis que Mobutu, appuyé par la France, était allié du Gouvernement de KhartouM. Il faut ajouter que ce phénomène d’affrontements à l’échelle régionale s’est aujourd’hui aggravé : au début de l’année 1998, une quinzaine d’acteurs armés (armées gouvernementales, anciennes armées gouvernementales, groupes rebelles, milices tribales...) étaient actifs dans la région, tous raisonnant dans la logique selon laquelle " les ennemis de mes ennemis sont mes amis ", concluant des alliances conjoncturelles et dès lors fragiles et changeantes, et ignorant largement les frontières nationales : ainsi, les Congolais de Kinshasa donnent-ils à l’armée rwandaise le surnom de " soldats sans frontières ".

Traitant alors de l’évolution de la situation politique, M. Filip Reyntjens a expliqué que, dès le milieu de 1993, on passe d’une opposition entre trois catégories d’acteur (MNRD, opposition intérieure, FPR) à un affrontement entre deux pôles. De là, on le verra, l’enjeu de plus en plus crucial d’une arithmétique très serrée, notamment pour l’attribution des sièges à l’Assemblée nationale de transition. Les partis politiques de l’opposition intérieure se scindent en deux ailes, l’une favorable au processus d’Arusha, appelée " pro-FPR ", l’autre très méfiante à l’égard du FPR et se rapprochant de plus en plus de l’ancien parti unique MRND, appelée " Power ". Tout à tour, le MDR, le PL, le PSD et le PDC font l’expérience de scissions le long de ces lignes, phénomène qui va complètement bipolariser la vie politique.

Les blocages politiques apparaissent dès le début de 1994. A de nombreuses reprises, on tentera de mettre en place le gouvernement de transition à base élargie et l’Assemblée nationale de transition, et à chaque fois l’un des deux blocs politico-militaires -" MRND et alliés " ou " FPR et alliés "- font de l’obstruction. L’arithmétique de ces blocages successifs n’est pas difficile à faire. En effet, les accords d’Arusha ont introduit des techniques pour éviter qu’une partie ne prenne le dessus et exclure les décisions strictement majoritaires. Ainsi, si dans un premier temps, les décisions du Gouvernement doivent être prises par consensus, dans un second temps elles requièrent toujours une majorité des deux tiers des membres, c’est-à-dire 14 ministres sur 21 ; des mécanismes analogues existent au Parlement. Le " camp FPR " tentera donc de s’assurer ces deux tiers, et le " camp MNRD " tentera de l’en empêcher. Puisque chaque bloc était si près de son objectif, l’enjeu s’est finalement réduit à l’attribution d’un portefeuille ministériel dévolu au PL et à un ou deux sièges de député.

Cette lutte politique et les blocages qui en résultent contribuent graduellement au pourrissement général de la situation, évolution qui va s’accompagner de nombreuses violences, qui vont à leur tour davantage hypothéquer la recherche d’un arrangement politique. Dans cette situation de paralysie, les deux parties se préparent à la reprise de la guerre, notamment en se renforçant d’une façon manifestement contraire à l’accord de paix. Du côté de l’armée rwandaise, un exemple parmi d’autres, attesté par une enquête de la MINUAR, le montre clairement. Le 21 janvier 1994, un DC8 de la compagnie East African Cargo, vol n° CD0483, atterrit à Kigali en provenance de Bruxelles ; il a fait escale à Châteauroux où l’on a embarqué 90 caisses de munitions mortier. Les milices des partis de la mouvance présidentielle continuent de s’armer et se préparent pour la confrontation. De son côté, le bataillon du FPR se renforce bien au-delà de ses effectifs convenus. Toujours d’après des sources de la MINUAR, des hommes, des armes et des munitions sont infiltrés à l’occasion des navettes de rotation entre le cantonnement du FPR à Kigali et la zone occupée par le FPR dans le nord.

L’attentat contre l’avion du Président Habyarimana a été l’étincelle, mais la situation était telle que s’il n’avait pas eu lieu, un autre prétexte aurait probablement été saisi pour reprendre la guerre.

M. Filip Reyntjens a alors abordé l’attentat contre les Présidents du Rwanda et du Burundi, considérant que, puisque l’attentat avait mis le feu aux poudres, il était de la plus haute importance d’en identifier l’auteur. Il a insisté sur le fait que, si l’on ne dispose à ce sujet que d’indications allant dans divers sens et qui ne permettent pas de conclure de façon définitive, on connaît néanmoins les numéros de série des deux missiles sol-air qui ont servi à abattre l’avion présidentiel. Il a ajouté qu’ayant obtenu deux autres confirmations, il pouvait affirmer avec plus de fermeté qu’au début de 1996 qu’il s’agissait de SAM-16 provenant d’un lot saisi en février 1991 par l’armée française en Irak et acheminé en France. Il a fait remarquer qu’en plus des déclarations faites par M. Bernard Debré, ancien Ministre de la Coopération, deux sources tout à fait différentes des siennes semblaient avoir confirmé au journal Le Figaro ces mêmes informations. Dès lors, il a affirmé qu’en principe la France devrait connaître ou pourrait connaître l’auteur ou les auteurs de l’attentat. Il a estimé en effet qu’il serait difficile de concevoir qu’on puisse prélever des missiles sol-air de stocks militaires, sans que ce retrait ne laisse de trace. Il lui est donc apparu possible d’établir quand, comment et par qui ces missiles avaient été acquis et de remonter ainsi la filière.

Au terme de son exposé, M. Filip Reyntjens a estimé que la communauté internationale qu’il a qualifiée de fantomatique, la France et la Belgique en particulier, se sont rendues coupables de non-assistance à peuple en danger dès les premiers jours du génocide et des massacres politiques. Même si l’on ne tient pas compte du bataillon belge de la MINUAR, la présence de troupes d’élite sur le terrain, à partir du 9 avril, pour les Français, à partir du 10 avril, pour les Belges, soit 1 500 hommes, aurait pu faire la différence entre un dérapage et un génocide. Une compagnie italienne était également sur place et un bataillon de Marines américains était présents à Bujumbura à vingt minutes de vol. Il a précisé que son analyse n’était pas confortablement formulée après coup, puisque dans une interview accordée le 9 avril et publiée dans le quotidien belge Le Soir du 11 avril 1994, il disait : " s’ils (Français, Belges, Américains) se contentent d’évacuer leurs nationaux, on court droit à la catastrophe. (...) Il faudrait (...) envisager de neutraliser l’armée rwandaise à Kigali ". Il a rappelé qu’au lieu d’intervenir dans un pays où elles avaient, l’une autant que l’autre, des responsabilités historiques, la Belgique et la France, pourtant " pays amis du Rwanda ", avaient évacué les expatriés et quelques rares Rwandais (en ce qui concerne la France : essentiellement ceux qui n’avaient pas besoin de protection), retiré leurs troupes et fermé la porte sur un peuple qui a sombré dans l’horreur la plus totale. D’après les officiers rwandais et étrangers interrogés à ce sujet, une action conjuguée des contingents français et belge et de la MINUAR aurait pu ramener le calme et endiguer la fureur sanguinaire avant qu’il ne soit trop tard. M. Filip Reyntjens a conclu que pareille intervention aurait sauvé des centaines de milliers de vies humaines, mais également évité l’offensive du FPR, aujourd’hui au pouvoir, et partant l’impasse violente dans laquelle se trouvent le Rwanda et la région.

 

Le Président Paul Quilès a demandé à M. Filip Reyntjens s’il pouvait développer les informations qu’il avait données sur l’attentat contre l’avion du Président rwandais. Il a ajouté qu’en tant que Président de la mission d’information, il allait lui-même écrire à M. Bernard Debré pour que celui-ci fournisse des indications plus détaillées.

 

M. Filip Reyntjens a répondu qu’en novembre 1995 il disposait d’une source qui l’avait informé que les deux missiles SAM-16 utilisés faisaient partie d’un lot vendu par l’URSS à l’Irak et saisi par le contingent envoyé par la France dans la guerre du Golfe. Toutefois, cette source, venant des services de renseignements britanniques, restant unique, il n’avait pas écarté l’hypothèse d’une manipulation et n’en avait donc pas fait état. Cependant, entre novembre 1995, date d’achèvement de son livre, et sa présentation, une deuxième source, belge celle-ci, émanant du SGR, le Service de renseignement militaire, lui a révélé les mêmes informations. Enfin, une troisième source de renseignements, américaine cette fois, est venue faire état des mêmes faits.

Rappelant le principe, cher aux chercheurs et aux historiens, selon lequel avant d’avancer une information, il faut avoir deux sources sûres affirmant les mêmes faits de façon indépendante, M. Filip Reyntjens a jugé qu’avec trois sources il pouvait désormais affirmer ce qu’il avait avancé précédemment. Il a en revanche confirmé que, malgré ses efforts, il ne disposait d’aucune documentation et notamment d’aucune liste où auraient été référencés les numéros des missiles. C’est pourquoi il s’est dit très intéressé d’avoir pu lire sous la plume de M. Patrick de Saint-Exupéry la semaine précédente dans le Figaro confirmation de ses propos à partir d’une nouvelle source, française cette fois.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que la mission avait besoin d’indications plus précises.

 

M. Jacques Myard a rappelé qu’un article de presse ou de simples affirmations répétées ne sauraient constituer une preuve et s’est interrogé surtout sur l’intérêt que la France aurait eu à éliminer le Président Habyarimana dont on n’a pas cessé de dire qu’elle s’en était fait un allié constant, solide et infaillible. Si sur instruction du Chef de l’Etat, la responsabilité des services secrets français était engagée, quelle pourrait bien être la logique de cette opération ?

En revanche, une autre thèse existe qui, elle, implique très largement les services belges. Pour répondre à la critique exprimée à l’encontre de la communauté internationale, il a fait observer que la France avait multiplié les initiatives et les démarches tant auprès de ses partenaires européens, qu’à l’ONU, allant même jusqu’à susciter une forte opposition du Secrétaire d’Etat américain, Mme Madeleine Albright. Il a également souligné que la réalisation de l’opération Turquoise devait notamment beaucoup à l’action de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères.

 

M. Filip Reyntjens a précisé qu’il ne représentait pas son pays et qu’il n’éprouverait aucune difficulté à écrire que la Belgique est impliquée dans l’attentat contre le Président Habyarimana si cela devait être démontré.

Il a indiqué que si les missiles proviennent d’un stock français, on ne peut pas pour autant dire que la France est à l’origine de l’attentat contre le Président Habyarimana.

Il a déclaré qu’il ne pouvait qu’établir des constatations matérielles et qu’il ne lui était pas possible d’aller plus loin dans sa recherche dans la mesure où notamment, le secret défense lui ayant été opposé, il n’avait pas pu vérifier la valeur des informations dont il disposait.

Il a rappelé qu’à l’heure actuelle nous ne connaissions que fort peu de choses et qu’il fallait s’en tenir à des hypothèses. Il a estimé que l’on ne pouvait pas non plus exclure que ces armes aient été prélevées sur le stock français et utilisées par le FPR et relevé les déclarations faites par M. Bernard Debré à la presse évoquant la piste de l’Ouganda. Il a ajouté que la France, grâce, en particulier, aux travaux de la mission d’information pourrait incontestablement aider à la recherche de la vérité en établissant notamment le cheminement de ces missiles.

Faisant référence à son ouvrage " Rwanda. Trois jours qui ont fait basculer l’histoire ", M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Filip Reyntjens quelle piste il pensait désormais pouvoir privilégier, dans la recherche des auteurs de l’attentat contre le Président Habyarimana.

 

M. Filip Reyntjens a rappelé qu’il avait envisagé différentes hypothèses, en écartant très rapidement celle de la filière burundaise, pour envisager plus sérieusement celles déjà évoquées du FPR ou des extrémistes hutus. Il a précisé qu’aujourd’hui, sur la base de données factuelles et de faisceaux d’indications qui ne permettent pas pour autant de tirer des conclusions définitives, son sentiment était plutôt de privilégier la responsabilité du FPR, étant donné que les radicaux hutus étaient désemparés au moment de l’attentat et que, s’ils avaient été prêts, les massacres auraient sans doute commencé immédiatement et non pas dix heures plus tard.

 

M. Michel Voisin s’est demandé si l’on n’avait pas un peu trop rapidement écarté la piste burundaise. Il a indiqué qu’après le déroulement au Burundi, en 1993, d’élections qualifiées de correctes par les observateurs, dont il faisait d’ailleurs partie, un couvre-feu avait été très vite instauré, qu’un mouvement de résistance violent s’était alors développé et qu’une tentative de coup d’Etat avait eu lieu.

 

M. Filip Reyntjens a estimé que la piste burundaise pouvait être raisonnablement abandonnée car personne ne savait que le Président burundais déciderait au dernier moment de prendre l’avion du Président Habyarimana. Or il apparaît qu’il était quasiment impossible de mettre en place, en deux heures de temps environ, un dispositif balistique tel que celui qui a été utilisé dans l’attentat.

S’agissant de l’opération Turquoise, M. Filip Reyntjens s’est inscrit en faux contre l’allégation selon laquelle celle-ci avait eu pour objectif l’évacuation des responsables du génocide. Il a souligné que ces derniers n’avaient pas besoin de l’opération Turquoise pour quitter à temps le Rwanda par le nord ou le nord-ouest.

Il a déclaré cependant que l’opération Turquoise avait eu lieu trop tardivement et n’avait donc permis de sauver que 15 000 personnes sur les 1 100 000 victimes du génocide, chiffre malheureusement le plus proche de la réalité.

Il a reproché à la France, mais aussi à la Belgique, aux Etats-Unis et à l’Italie, de ne pas être intervenus militairement, sous drapeau national, à Kigali, dès les premiers jours d’avril, pour neutraliser, avec leurs 1 500 hommes, les 1 000 hommes des FAR et prévenir le génocide. Au terme d’une telle opération, les pertes auraient été acceptables au regard du bilan que l’on connaît.

 

M. Jean-Bernard Raimond a rappelé les critiques et les contestations à l’encontre des interventions internationales menées à l’époque et a cité l’échec de l’opération en Somalie, et l’enlisement de la situation en ex-Yougoslavie jusqu’en 1994.

Il a souligné que les Français considérant qu’il fallait revenir au Rwanda pour faire cesser les massacres, n’ont obtenu que difficilement l’approbation du Conseil de Sécurité et ont dû limiter leur intervention dans le temps en raison même de ce contexte international.

 

M. Filip Reyntjens a dit qu’il se bornait à constater l’abandon, même s’il existe effectivement des explications sur les raisons de cette désaffection de la communauté internationale. Il a reconnu que le mouvement d’opinion qualifié de " body bag syndrom " pour évoquer les sacs dans lesquels on rapatrie les corps des soldats tués avait joué et que le 7 avril le massacre de dix Casques bleus belges avait incontestablement marqué les esprits. Il a admis que la situation du chercheur qui analyse la situation est sans conteste plus confortable que celle du responsable politique qui doit prendre la décision d’intervenir et d’exposer ses troupes ou les ressortissants de son pays.

 

M. Pierre Brana, soulevant la question de l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana, a rappelé que le travail de la mission consisterait notamment à obtenir des précisions sur ce que sont devenus les tubes de lancement des missiles utilisés. Il a considéré qu’une responsabilité burundaise dans l’attentat était peu vraisemblable compte tenu du court laps de temps qui aurait alors été laissé à ses auteurs puisque le Président Ntaryamira n’a décidé qu’au dernier moment de monter dans l’avion d’Habyarimana, sans compter la haute technicité requise pour l’utilisation du type de missiles en cause.

Il a demandé à M. Filip Reyntjens s’il pouvait expliciter ses propos très vifs selon lesquels la France a objectivement soutenu les auteurs du génocide en s’abstenant de les décourager.

 

M. Filip Reyntjens a répondu qu’il ne pensait pas que la France officielle ait encouragé les responsables du projet génocidaire.

Toutefois, déclarer, comme l’avait fait à l’époque l’Ambassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, que les témoignages faisant état des massacres massifs perpétrés au nord-ouest du pays à la fin de 1992 et au début de l’année 1993 et dont on savait qu’ils étaient organisés et orchestrés, ne constituaient qu’une " rumeur ", revenait à ne pas décourager ceux qui dirigeaient ces massacres. Ceux-ci en effet n’avaient rien de spontané. Suspendus à l’arrivée de la commission internationale enquêtant sur la violation des droits de l’homme, ils ont en effet repris juste après son départ. De même, quand l’Elysée répondait à une pétition communiquée par le Directeur général du ministère des Affaires étrangères à Kigali, par ailleurs idéologue de la CDR, cela revenait à ne pas décourager les tenants de violences racistes.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information interrogerait les personnes mises en cause et dont les propos ont été cités. Il a rappelé que, si le rôle de l’universitaire était de suggérer des pistes, celui des membres de la mission était d’acquérir des certitudes.

Il a enfin évoqué une lettre du Président du FPR au Président François Mitterrand, datée du 28 août 1993, dans laquelle le FPR exprime ses remerciements à la France après les accords d’Arusha : si, comme certains l’avancent, ces accords préparaient le génocide, il est, dans ces conditions, pour le moins étrange que le FPR félicite " chaleureusement " le Président de la République française.

 

M. Filip Reyntjens a appuyé les propos du Président Paul Quilès en déclarant que la France avait apporté un soutien actif à la démarche qui a abouti aux accords d’Arusha et qu’il est faux de dire que ceux-ci portaient en eux les germes du génocide. Un concours de circonstances a voulu que ces accords soient peu à peu discrédités, jusqu’à ce que les événements du Burundi leur portent un coup fatal.

 

M. René Galy-Dejean, évoquant les écrits de M. Filip Reyntjens qui, le 9 avril 1994, estimait nécessaire de neutraliser l’armée rwandaise à Kigali, s’est demandé s’il était envisageable, au regard des règles diplomatiques internationales, qu’une troupe étrangère, française par exemple, s’oppose sans mandat des Nations Unies aux forces armées du Gouvernement légal rwandais.

 

M. Filip Reyntjens a souligné l’obligation juridique qui découle de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide. Alors que M. René Galy-Dejean lui objectait que, le 9 avril 1994, celui-ci n’était pas encore constitué, M. Filip Reyntjens a rétorqué que, tout au contraire, le génocide était visible à Kigali dès le 7 avril 1994 et que le terme même avait été très vite employé, à un moment où les troupes étaient encore sur le terrain. M. Filip Reyntjens a toutefois souligné qu’il ne mésestimait pas la difficulté, pour l’homme politique, de prendre une telle décision, même lorsqu’elle est permise par une convention de droit international.

 

Le Président Paul Quilès, estimant qu’il s’agissait là d’un point extrêmement important, a fait valoir que seule la communauté internationale était compétente pour qualifier juridiquement le crime de génocide. Il a jugé qu’en l’occurrence, la responsabilité du Conseil de Sécurité de l’ONU était très grande et que, peut-être, les pays membres n’avaient pas fait tout leur possible. Il a estimé que l’étude des documents permettrait de faire la lumière sur cette question.

 

M. Michel Voisin a souligné que l’opération Amaryllis n’avait, de par sa nature -l’évacuation et la protection des expatriés-, ni la même configuration, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes moyens qu’une opération militaire de maintien de l’ordre. Il a rappelé en outre que, pour l’opération Turquoise, le Gouvernement français avait dû attendre cinq à sept jours l’autorisation de l’ONU.

 

M. Filip Reyntjens, estimant que les membres de la mission n’avaient pas à plaider leur cause devant lui et, qu’en recoupant leurs informations, ils parviendraient sans nul doute à des conclusions sages, a approuvé cette analyse, le but des opérations déclenchées au début du génocide étant en effet d’évacuer les ressortissants des pays concernés. Il a néanmoins rappelé qu’à Kigali, cette armée n’était pas unie, comme en témoigne la publication le 12 avril, en plein génocide, par des officiers de cette armée d’un document demandant la reprise du processus d’Arusha et l’arrêt des massacres. Il a déclaré qu’il existait des unités qui, si elles avaient disposé du soutien nécessaire, auraient pu s’opposer avec succès aux quelques bataillons dirigeant les massacres et que l’armée rwandaise à laquelle se trouvaient confrontés les soldats français et belges, débarqués à Kigali les 9 et 10 avril, était de médiocre qualité et constituée seulement de 1 500 hommes capables de combattre.

 

M. Jacques Myard, se déclarant effaré par la légèreté de l’analyse diplomatico-juridique de M. Filip Reyntjens, a estimé que, si le Rwanda avait été une colonie, la France aurait pu intervenir comme il le proposait. Il a rappelé que la France avait agi aussitôt qu’elle avait eu connaissance des événements, d’abord auprès de l’ONU, en demandant un élargissement du rôle de la MINUAR, ensuite auprès des Etats-Unis, pour obtenir le lancement de l’opération Turquoise. Telle est la réalité diplomatique actuelle. Sans doute la communauté internationale est-elle imparfaite mais elle n’en est pas moins structurée par des règles précises. Il appartient au Conseil de Sécurité de l’ONU, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, de constater le génocide. Toute autre considération est déconnectée de l’action. Il a pris acte du fait que M. Filip Reyntjens reconnaissait que l’on ne pouvait pas dire que la France était responsable de l’attentat contre le Président Habyarimana. En conclusion, M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’identité de ceux qui avaient armé le FPR qui, bien que dit minoritaire, avait pourtant remporté la victoire sur le terrain.

 

M. Filip Reyntjens, en préliminaire à sa réponse, a répété qu’il portait également des accusations contre son pays, la Belgique, qui disposait du plus gros contingent militaire sur place (800 hommes) ainsi que de troupes stationnées à Nairobi.

S’agissant de l’armement du FPR, il a évoqué les recherches faites par l’association Human Rights Watch qui avait identifié l’Ouganda comme fournisseur principal de ce mouvement et dont on peut se demander s’il s’est contenté de faire transiter les armes. M. Filip Reyntjens a toutefois déclaré n’avoir pas les moyens de répondre à cette question tout en soulignant que la France n’avait probablement pas fourni d’armes au FPR. Il a ensuite dénoncé les raisonnements simplistes et manichéens et déclaré que ceux qui soutiennent aujourd’hui le FPR n’échappent pas à ce manichéisme. Il a jugé que l’histoire politique récente du Rwanda avait été faite par des personnes qui voulaient se maintenir au pouvoir ou tentaient de l’accaparer. Les innocents sont, soit morts, soit en exil, soit privés de tout moyen d’expression s’ils sont restés vivants au Rwanda. Il a précisé que le FPR n’était pas victime du génocide et estimé qu’il ne représentait pas les Tutsis de l’intérieur rescapés des massacres qui sont aujourd’hui des citoyens de seconde zone.

 

M. François Lamy a souhaité avoir des précisions sur les processus de livraison d’armes après la conclusion des accords d’Arusha, se demandant comment la France aurait pu, d’un côté, soutenir ces accords et, de l’autre, fournir des armements à un camp. Il s’est interrogé sur l’illégalité de ces livraisons et a demandé des informations plus précises sur leur nature, leur destination et leur date.

 

M. Filip Reyntjens a répondu que les armes livrées lors du transit de l’avion à Châteauroux étaient faciles à identifier, du fait des numéros de lots.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité que la mission d’information vérifie ces éléments et distingue les livraisons officielles des trafics d’armes. Il a remercié M. Filip Reyntjens pour ce débat très vivant, susceptible de contribuer à l’établissement de la vérité, et rappelé que le débat contradictoire était inhérent au travail mené par la mission.

 

Audition de MM. Edouard BALLADUR, Premier Ministre (1993-1995), Député de Paris, François LÉOTARD, Ministre de la Défense (1993-1995), Député du Var, Alain JUPPÉ, Ministre des Affaires étrangères (1993-1995), Député de la Gironde, et Michel ROUSSIN, Ministre de la Coopération (1993-1994)

(séance du 21 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Ouvrant la séance, le Président Paul Quilès a rappelé que l’audition de MM. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin, anciens Ministres, s’inscrivait naturellement dans le cadre des investigations de la mission dont l’objet est de faire la lumière sur l’enchaînement des événements qui ont conduit aux massacres perpétrés au Rwanda. Il a indiqué que la liste des personnes à entendre n’était pas définitivement arrêtée et que la mission entendrait toutes les personnes et tous les responsables civils, diplomatiques et militaires susceptibles d’éclairer sa réflexion, soit de l’ordre d’une soixantaine d’auditions. Il a précisé que la mission analyserait l’ensemble des documents officiels français concernant la crise rwandaise, certains devant être déclassifiés, ce qui nécessitera plusieurs mois de travail. Il a souligné qu’il était prématuré de vouloir d’ores et déjà tirer des conclusions des premiers travaux de la mission. Il a par ailleurs rappelé que les travaux de la mission se situaient dans le cadre constitutionnel du contrôle parlementaire de l’action gouvernementale.

 

M. Edouard Balladur a déclaré que c’était bien volontiers qu’il répondrait aux questions de la mission. L’action au Rwanda du Gouvernement qu’il dirigeait ayant eu plusieurs aspects, il a souhaité que MM. Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin puissent l’accompagner, pour compléter et préciser son intervention.

Il a souligné que les informations qu’il apporterait ne concerneraient que l’action et les décisions prises à partir du mois d’avril 1993, mais, la politique de la France au Rwanda ne commençant pas le 29 mars 1993, il lui a semblé que la mission, pour être tout à fait éclairée, devrait se pencher sur les raisons et les motivations qui ont servi de fondement au resserrement des liens entre la France et le Rwanda dans les années quatre-vingts.

M. Edouard Balladur a souhaité avoir accès aux documents officiels qui portent la trace de l’ensemble des décisions concernant la période où il dirigeait le Gouvernement et pouvoir disposer de l’ensemble des comptes rendus des auditions de la mission, y compris celles tenues à huis clos. A ce propos, il s’est demandé selon quels critères il avait été décidé de procéder à des auditions à huis clos. Il a déclaré qu’un maximum de transparence lui paraissait nécessaire, et que ce sentiment était aussi celui de nombreux officiers français susceptibles d’être appelés à témoigner devant la mission. Enfin, il a précisé qu’il répondrait ultérieurement aux questions qui exigeraient de procéder à des vérifications documentaires.

S’il lui a semblé plus qu’indispensable que la mission puisse faire la lumière sur le déroulement des événements, il lui a paru tout aussi essentiel qu’elle puisse mettre en lumière les raisons pour lesquelles une campagne politico-médiatique, relayée par les canaux les plus divers, a été déclenchée, violente, partisane, souvent même haineuse contre le seul pays de la communauté internationale à avoir tenté une action, avant comme après les accords d’Arusha, avant comme après l’assassinat du Président rwandais, qui, on le sait, a été à l’origine des massacres que la France, la première par la voix de M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères, a qualifiés de génocide. Face à cette campagne qui suscite l’indignation de tous ceux qui ont le souci du renom de la France, il s’est demandé quels étaient les intérêts politiques, stratégiques, économiques, idéologiques de ceux qui l’ont animée et a souhaité que la mission puisse aussi s’intéresser à cette question.

Il a ensuite exposé la situation du Rwanda en 1993 et la position de la France à cet égard. Sur le terrain politique, le pays était, à cette époque et depuis de longues années, l’objet d’affrontements violents entre ses deux communautés, hutue et tutsie. A plusieurs reprises au cours du dernier siècle, les deux communautés s’étaient violemment opposées, ce qui avait donné lieu à des massacres répétés. La minorité tutsie s’appuyant sur l’aide matérielle et humaine apportée par l’Ouganda avait lancé, à partir de la frontière nord du Rwanda, des opérations de reconquête et le début des années 1990 a été marqué par l’alternance d’opérations militaires et de phases de négociations. De juillet 1992 à août 1993, une série d’accords est intervenue sous le nom d’accords d’Arusha I, II, III et IV. En mars 1993, le Rwanda comptait déjà un million de personnes déplacées, fuyant l’avance des troupes du FPR. Il a fait remarquer que face à cette situation, les réactions de la communauté internationale avaient été timides et de peu de portée. Ainsi, la mission d’observation des Nations Unies à la frontière Ouganda-Rwanda, créée en juin 1993 par la Résolution 846 du Conseil de Sécurité de l’ONU n’avait eu qu’une action limitée du fait de l’obstruction des autorités ougandaises. La MINUAR créée en octobre 1993 en grande partie grâce aux pressions exercées par la France -M. le Ministre Alain Juppé pourra le confirmer- sur les Etats-Unis et sur l’ONU, et qui avait pour mission de surveiller une zone théoriquement démilitarisée ne fut guère plus efficace.

Après la signature des accords d’Arusha IV durant l’été de 1993, la France décida de réduire sa présence militaire qui passa d’un peu plus de 300 hommes en mars 1993 à quelques dizaines au 1er janvier 1994 (24 selon ses sources), qui constituaient un détachement d’assistance militaire technique. En ce qui concerne les livraisons d’armes, M. Edouard Balladur a indiqué que le Gouvernement ne procéda, entre mars 1993 et la décision d’embargo d’avril 1994, qu’à des livraisons extrêmement limitées -dont la liste, telle qu’elle lui a été communiquée, est à la disposition de la mission- effectuées en vertu d’autorisations délivrées par la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) avant 1993. Il s’agissait, entre autres, de 7 pistolets ou revolvers, de 160 parachutes et de pièces de rechange pour véhicules militaires ainsi que de 1 000 projectiles pour mortiers de 60 mm, conformément à une décision d’autorisation interministérielle datant de 1991. En avril 1994, il a précisé que la décision de ne plus livrer d’armes, sous aucune forme, fut prise par son Gouvernement avant l’embargo décidé par les Nations Unies.

L’attentat du 6 avril 1994 qui coûta la vie aux Présidents du Rwanda et du Burundi déclencha de nouveaux troubles qui dégénérèrent rapidement en massacres. La communauté internationale ne réagit pas, ou peu. La France décida de rapatrier d’urgence ses ressortissants et se retrouva seule, face à un choix s’exprimant dans les termes suivants :

— une intervention sous forme d’interposition ; cette solution, présentée par ceux qui en étaient les tenants, comme une manière de stopper l’avance des troupes du FPR, aurait impliqué une action de guerre menée par des troupes françaises sur un sol étranger. M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’y était opposé, considérant que la France ne devait pas s’immiscer dans ce qui apparaîtrait rapidement comme une opération de type colonial ;

— une intervention strictement humanitaire et exclusivement destinée à sauver des vies humaines quelle que soit l’origine ethnique des personnes menacées, solution qu’il avait lui-même proposée, contrairement à ce qui est parfois affirmé sans preuve. C’est ce choix qui a été décidé, en accord avec le Président de la République comme en témoigne la lettre qu’il lui a adressée, et qu’il tient à la disposition de la mission.

Cependant, dans la communauté internationale, une intervention humanitaire suscitait une réticence générale et se heurtait à la passivité des Nations Unies. Il a rappelé qu’afin d’enlever tout prétexte à l’inaction et à l’indifférence, il avait subordonné l’opération Turquoise à certaines conditions : celle-ci devait être autorisée par le Conseil de Sécurité des Nations Unies ; la France ne devait pas s’engager seule ; l’objectif de l’opération serait strictement humanitaire ; l’opération serait limitée à une durée de deux mois.

La France reçut finalement le 22 juin l’autorisation qu’elle sollicitait du Conseil de Sécurité à l’unanimité, mais, malgré de très nombreuses démarches françaises, aucun pays développé ne s’associa à l’opération Turquoise (les Etats-Unis restaient traumatisés par l’échec de leur opération en Somalie, la Belgique n’oubliait pas l’assassinat de ses Casques bleus, l’Allemagne ne pouvait intervenir pour des raisons constitutionnelles, l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence historique et le fit savoir par la voix de son Ministre des Affaires étrangères, l’Italie acceptait le principe d’un soutien qu’en pratique elle ne mit pas en oeuvre). Quelques contingents africains -sénégalais, tchadiens, nigériens, bassoguinéens, mauritaniens, congolais- participèrent donc, seuls, aux côtés de la France, à cette opération.

Les difficultés de l’opération et de sa mise en oeuvre étaient connues dès l’origine. Malgré l’hostilité de certains, la passivité de beaucoup, la France estimait cependant qu’il était de son devoir d’essayer de sauver des vies. M. Edouard Balladur a précisé qu’il s’était rendu devant le Conseil de Sécurité de l’ONU, en compagnie de M. Alain Juppé, pour s’en expliquer et dissiper tous les malentendus plus ou moins complaisamment entretenus. A la fin de juillet, lors d’un déplacement au Rwanda, dans la zone démilitarisée, qu’il avait effectué en compagnie de MM. François Léotard et Michel Roussin, il a pu constater la façon admirable dont les soldats français accomplissaient leur mission humanitaire et a rappelé que l’opération fut bien menée conformément aux principes définis : les soldats français désarmèrent et neutralisèrent les milices hutues et les FAR qui se trouvaient dans la zone démilitarisée.

Le bien-fondé de l’intervention française éclata rapidement au grand jour : des voix s’élevèrent partout pour demander à la France de rester, et très vite des critiques inverses des précédentes lui furent adressées : l’opération Turquoise avait été décidée trop tard, elle était d’une ampleur insuffisante.

Estimant que les faits sont parfaitement clairs, il a affirmé que la France n’avait pas participé à des opérations militaires aux côtés des forces armées rwandaises en 1993 et 1994, comme en témoignent la diminution de ses effectifs militaires réduits à quelques dizaines d’hommes et l’arrêt de toute autorisation d’exportation des armes (selon ses informations) et que grâce à elle, seule à être intervenue pour limiter l’horreur, plusieurs dizaines de milliers de vies humaines ont été sauvées. Le Gouvernement français a estimé que le rôle de la France n’était pas de monter une expédition coloniale, mais au contraire d’essayer de mettre en oeuvre une opération humanitaire. Les autres pays n’ont rien fait.

M. Edouard Balladur a souhaité redire sa surprise et sa réprobation devant le comportement de tous ceux qui, impuissants à rétablir la paix, incapables de sauver la vie des Européens de Kigali, impuissants encore à mettre fin aux massacres ou à porter secours aux populations martyrisées, mettent aujourd’hui en accusation le seul pays au monde qui a agi, avec les moyens qu’il avait, et en surmontant les réticences de la communauté internationale.

Il a estimé que la mission parlementaire d’information, bien plus qu’utile, était indispensable car il n’y a pas d’un côté les bons, de l’autre les mauvais, d’un côté les bourreaux, de l’autre les victimes. Ce qui s’est passé avant, pendant, après ce génocide, jusqu’à aujourd’hui, montre que la situation est autrement complexe. La clarté doit être faite. Ce n’est donc pas la loi du silence qu’il faut respecter mais celle de la vérité et chacun a le devoir de s’exprimer librement, complètement et impartialement devant la mission.

L’ensemble des responsables du Gouvernement qui ont eu à décider dans cette dramatique situation sont là pour répondre aux questions, pour aider à comprendre le rôle de la France, mais aussi pour permettre de défendre le renom de notre pays et celui de son armée.

M. Edouard Balladur a alors souhaité obtenir communication : des dossiers du SGDN permettant de préciser les dates, la nature et les quantités des livraisons d’armes pour la période 1993-1995, et pour la période antérieure ; des dates des autorisations d’exportation délivrées par la CIEEMG de 1990 à 1995, n’ayant personnellement pas pu, malgré sa demande, disposer à ce jour des informations nécessaires, enfin, des comptes rendus des auditions des personnalités entendues à huis clos. Il a suggéré que la mission s’attache également à l’étude des responsabilités des autres pays, quels qu’ils soient, qui ont pu favoriser, soutenir, ou aider l’action des organisations qui se combattaient au Rwanda (les services français devant être en mesure d’apporter les éclairages nécessaires), et qu’elle recherche aussi l’origine et les formes prises par la campagne dirigée contre la France.

Il a précisé qu’il était prêt à revenir devant la mission si celle-ci le jugeait utile et a souhaité pouvoir être entendu à nouveau, à sa demande, s’il l’estimait nécessaire.

M. Edouard Balladur a enfin fait part de ses réactions personnelles en sa qualité de citoyen : ayant exercé la fonction de Premier Ministre, parfois dans des conditions difficiles, avec tout le scrupule et toute la conscience morale dont il était capable, il a eu à prendre des décisions graves, celle d’entreprendre l’opération Turquoise en a été une. Il s’agissait pour la France de donner l’exemple. Elle l’a donné. Qui d’autre, à sa place, ou qui avec elle a consacré autant de temps, autant d’argent -puisqu’il faut bien en parler- a envoyé autant d’hommes pour empêcher, du moins pour limiter ces massacres abominables ?

Il a conclu en soulignant qu’il trouvait révoltant que l’action de la France puisse servir aujourd’hui d’aliment ou de prétexte à une campagne dirigée contre elle et a ajouté que ce sentiment était partagé non seulement par nos soldats, mais aussi par l’ensemble des Français qui ont toutes les raisons, en la circonstance, d’être fiers de leur pays et de l’action humanitaire qu’il est le seul à avoir menée.

Après avoir rappelé que la mission d’information procéderait à l’audition de toutes les personnalités concernées par les événements avant et après 1994, le Président Paul Quilès a indiqué que le critère de publicité des auditions répondait au souhait du Gouvernement que les fonctionnaires civils et militaires soient en principe entendus à huis clos. Il a confirmé à M. Edouard Balladur qu’il serait entendu à nouveau par la mission s’il le souhaitait. Il lui a également indiqué que M. Bernard Cazeneuve, rapporteur, était déjà intervenu auprès du Gouvernement pour obtenir des informations du SGDN et que M. Pierre Brana, rapporteur, ferait des propositions d’auditions sur le thème de la responsabilité d’autres pays, notamment sous l’angle de leur participation militaire.

 

M. Alain Juppé s’est ensuite exprimé en tant qu’ancien chef de la diplomatie française et a tout d’abord distingué trois phases : de fin mars 1993 au 6 avril 1994, date de l’attentat contre l’avion présidentiel, la recherche patiente et résolue du partage du pouvoir entre les différentes forces qui se déchiraient au Rwanda, puis, du 6 avril jusqu’à la mi-juin 1994, les efforts incessants et multiples de la France pour convaincre la communauté internationale d’intervenir au Rwanda, enfin l’opération Turquoise, du 22 juin 1994, date de la résolution n° 929 du Conseil de sécurité des Nations Unies, au 21 août 1994, date du retrait de nos troupes.

Il a déclaré qu’il était inexact d’affirmer que la France avait soutenu de manière inconditionnelle le régime du Président Juvénal Habyarimana car la position constante du Gouvernement français visait au contraire à favoriser la réconciliation et le partage du pouvoir entre les deux ethnies hutues et tutsies, considérant qu’il s’agissait là de la seule solution viable à long terme. C’est dans cet esprit que le Président Juvénal Habyarimana a été encouragé à négocier, tant avec le FPR qu’avec l’opposition hutue modérée, et à transformer les institutions rwandaises pour faire une place à chacune des forces en présence. Ces négociations, commencées avant le Gouvernement de M. Edouard Balladur et poursuivies par lui, ont abouti à la conclusion des accords d’Arusha I en 1992 et d’Arusha II en août 1993. Dès mars 1993, le nouveau Gouvernement français a déployé tous ses efforts pour obtenir un certain nombre de décisions : tout d’abord le renforcement du groupe d’observateurs militaires envoyés par l’OUA au lendemain du premier cessez-le-feu de juillet 1992, entré en vigueur le 1er août 1992 -il faut souligner qu’à cette époque beaucoup de pays fondaient des espoirs sur l’OUA et non pas sur les Nations Unies, or l’efficacité de l’organisation africaine n’a guère été convaincante- en second lieu, sur la base d’un rapport du Secrétaire général de l’ONU, la mise en place d’une force d’observateurs à la frontière entre le Rwanda et l’Ouganda, la MONUOR, qui arrivera en octobre 1993, et en dernier lieu la poursuite des négociations d’Arusha. Il a souligné que l’action de la France, jointe à celle d’autres acteurs, n’avait pas été inutile puisqu’un accord, ou plus exactement une série d’accords ont été signés à Arusha le 4 août 1993 pour être mis en oeuvre sur une période de transition de vingt-deux mois. M. Alain Juppé a signalé que le Président du FPR avait alors officiellement adressé ses remerciements à la France pour la contribution qu’elle avait apportée à la conclusion de ces accords.

Ceux-ci prévoyaient, notamment à partir du 15 décembre 1993, la mise en place d’un gouvernement de transition à base élargie avec, comme Premier Ministre M. Faustin Twagiramungu, la mise en place d’une assemblée nationale de transition dont les membres désignés s’installeront le 18 mars 1994, enfin, le déploiement d’une mission des Nations Unies, la MINUAR, comprenant, au 1er mars 1994, 2 300 hommes dont 935 Bengladais, 424 Belges et 400 Ghanéens et pas un seul Français. Ces accords prévoyaient également le retrait des deux compagnies de parachutistes français envoyées en octobre 1990 dans le cadre de l’opération Noroît pour protéger les 600 ressortissants français. Ce dispositif avait été renforcé de février à mars 1993 par deux compagnies supplémentaires. Ce retrait sera effectif le 15 décembre 1993 et seuls resteront sur le sol rwandais 24 coopérants militaires dans le cadre d’un détachement d’assistance technique.

M. Alain Juppé a alors souligné les conséquences catastrophiques de la mort, le 6 avril 1994, des Présidents rwandais et burundais lors de l’explosion sous le feu d’un missile sol-air de leur avion qui atterrissait à Kigali en provenance de Dar Es-SalaM. Cet assassinat a provoqué le départ des responsables hutus modérés au moment où l’ancien Chef de l’Etat rwandais avait fini par accepter une forme de partage du pouvoir et avait livré le pays aux extrémismes. Il s’est interrogé sur les responsables de cet assassinat et a évoqué les pistes des extrémistes hutus opposés aux accords d’Arusha, du FPR et de l’Ouganda. Il a rappelé que la France avait demandé à l’ONU de diligenter une enquête officielle. Confiée au Secrétaire général par le Conseil de Sécurité, elle n’a jamais abouti à aucune conclusion. Constatant la ruine de tous ses efforts diplomatiques, la première réaction de la France a été d’évacuer 456 ressortissants français et 1 277 étrangers, essentiellement belges, et de prendre le contrôle de l’aéroport de Kigali. Alors que la France procédait à cette opération avec un support logistique d’autres pays à l’extérieur du Rwanda, le Conseil de Sécurité décidait à l’unanimité le 21 avril de ramener les effectifs de la MINUAR de 2 548 à 270 hommes. Ce fut là la seule réaction rapide des Nations Unies. La Belgique traumatisée par l’assassinat de onze de ses Casques bleus plaidait pour un retrait immédiat et total et il a fallu toute l’action diplomatique de la France pour que le désengagement soit plus progressif et provisoire.

M. Alain Juppé a également souligné que, dans le même temps, la France avait solennellement dénoncé le génocide qui était perpétré au Rwanda.

Il a donné lecture de la déclaration qu’il avait communiquée à la presse, le 15 mai 1994, à l’issue de la réunion à Bruxelles du Conseil des Ministres de l’Union européenne et de la réponse qu’il avait faite le 18 mai 1994 à l’Assemblée nationale au cours de la séance des questions d’actualité. Ces deux interventions utilisent expressément le terme de génocide.

La France, à ce moment, tout en intensifiant son aide humanitaire en direction des ONG basées à la frontière du Rwanda sous la forme notamment de ponts aériens, s’est engagée à fond pour que les Nations Unies organisent une opération massive d’imposition de la paix. C’est devant la carence de la communauté internationale et les obstacles mis par certaines grandes puissances aux initiatives du Secrétaire général des Nations Unies qui demandait, à cette époque, devant le génocide en cours, l’envoi de 5 000 Casques bleus, qu’est née l’idée d’une intervention humanitaire d’initiative française. M. Alain Juppé a, à ce propos, donné lecture d’un extrait de l’entretien qu’il a alors accordé à Libération pour expliquer l’initiative française (entretien paru le 16 juin 1994). Il a reconnu que l’appel de la France accompagné d’une intense activité diplomatique à New York, dans les grandes capitales et dans les pays de la région était resté sans réponse malgré le soutien actif du Secrétaire général des Nations Unies. Il a déclaré que l’opération Turquoise représentait un sursaut de la France devant la passivité de la communauté internationale et la stratégie d’attentisme de certaines grandes puissances. Il a précisé que dès le départ le Gouvernement avait fixé les conditions et les limites de cette intervention : elle devait être autorisée par le Conseil de Sécurité, la France ne s’engageait pas seule, l’objectif était strictement humanitaire et il n’était pas question d’interférer dans le processus politico-militaire en cours, au moment où les troupes du FPR déjà présentes au Rwanda à la suite des accords d’Arusha II recevaient des renforts de l’Ouganda et du Burundi. Enfin, l’opération était limitée à deux mois afin d’éviter une présence durable de troupes françaises puisque l’objectif de la communauté internationale était le retour à l’application des accords d’Arusha qui avaient prévu leur retrait. M. Alain Juppé a précisé qu’il avait le 22 juin 1994 informé les autorités du FPR, dont certaines étaient très réticentes, sur les conditions dans lesquelles la France envisageait cette intervention en recevant à Paris une délégation conduite par le Ministre Bihozagara.

Ainsi définie, l’opération Turquoise a reçu l’approbation du Conseil de Sécurité avec l’adoption en quarante-huit heures, par dix voix contre cinq abstentions, de la résolution n° 929, grâce au soutien actif du Secrétaire général des Nations Unies et a suscité l’admiration du Secrétaire d’Etat américain, M.  Warren Christopher, qui l’en avait personnellement entretenu.

M. Alain Juppé a alors regretté qu’aucun pays développé ne se soit associé à l’opération Turquoise : les Etats-Unis restaient hantés par le fiasco de l’intervention en Somalie, la Belgique était paralysée par l’assassinat de ses Casques bleus et son statut d’ancienne puissance coloniale, l’Allemagne était empêchée d’agir par ses dispositions constitutionnelles, l’Angleterre considérait qu’il ne s’agissait pas de sa zone d’influence et l’Italie, qui avait promis un soutien logistique, sera incapable de le fournir. Quant à l’UEO, son soutien restera moral. Seuls, des contingents africains du Sénégal, de la Mauritanie, du Niger, de l’Egypte, du Tchad, de la Guinée Bissau et du Congo, participeront dès la mi-juin 1994 à l’opération Turquoise et demeureront, pour plusieurs d’entre eux, au Rwanda après son achèvement, dans le cadre de la MINUAR II.

D’emblée, l’intervention a été un succès, les massacres ont diminué et des centaines de milliers de vies ont été sauvées. Les soldats français ont protégé des dizaines de sites de regroupement de civils Tutsis et permis aux ONG d’accéder en toute sécurité à ces populations. Pendant ce temps, l’avancée du FPR et les combats avec les FAR ont entraîné un mouvement massif d’environ un million de réfugiés vers la frontière du Zaïre. Nous avons alors été conduits à créer une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du Rwanda, à l’intérieur de laquelle l’utilisation des armes fut proscrite. Cette création s’est faite avec l’aval du Conseil de Sécurité et le FPR, informé, n’y a pas fait obstacle. La situation dans cette zone a fait l’objet de rapports au Conseil de Sécurité. Pour autant, compte tenu des effectifs affectés à l’opération Turquoise, il n’a pas été possible d’y procéder à l’arrestation de probables criminels de guerre, le Conseil de Sécurité de surcroît n’ayant jamais accordé un tel mandat. Par contre, la France s’est déclarée favorable à la mise en place et à la création par l’ONU d’une juridiction pénale internationale chargée de juger les responsables du génocide. L’opération Turquoise a dû également assumer une mission humanitaire et sanitaire d’une ampleur imprévue résultant de l’épidémie de choléra survenue dans la zone de Goma où s’étaient réfugiés au Zaïre des milliers de Rwandais fuyant le FPR. A l’issue du délai de deux mois fixé pour son déroulement, l’opération Turquoise a cédé la place à la mission MINUAR II qui a repris l’essentiel de son mandat.

En conclusion, M. Alain Juppé a déclaré qu’en retrouvant les déclarations à la presse, les interventions diplomatiques, les réponses aux questions d’actualité, les auditions devant les commissions parlementaires il ressentait une légitime fierté pour la façon dont la France avait su montrer l’exemple : ses soldats ont appliqué leurs instructions avec efficacité et humanité, sa diplomatie a donné mauvaise conscience à une communauté internationale décidée à ne rien faire. Il a alors fait part de son incompréhension face à la remise en cause du bien fondé de l’action de la France et a souligné l’admiration et la reconnaissance qu’il éprouvait envers les soldats et les diplomates français qui nous ont permis de sauver l’honneur.

 

M. François Léotard a souhaité faire état de trois sentiments : sentiments de responsabilité, de fierté et enfin d’une certaine amertume. Il a d’abord déclaré que, sous réserve de faute personnelle de tel ou tel, il assumait la responsabilité de tous les ordres donnés aux militaires français. Il a précisé qu’il avait été amené à gérer au nom du Gouvernement, sous la responsabilité du Président de la République, du Premier Ministre, et du Ministre des Affaires étrangères, quatre missions d’assistance au Cambodge, en Somalie, au Rwanda et en Bosnie-Herzégovine. Précisant qu’il rendait compte au Premier Ministre chaque jour et au Président de la République chaque semaine, le lundi, il a réitéré qu’il assumait la responsabilité de l’action militaire du Gouvernement français, lequel avait agi à chaque fois sous mandat de l’ONU.

M. François Léotard a ensuite exprimé sa fierté pour l’opération menée. Il a rappelé que les soldats français étaient intervenus, s’agissant de l’opération Turquoise, le lendemain même du vote de la résolution n° 929 à 7 000 kilomètres du territoire français, avec courage, compétence et dans la dignité et qu’ils l’avaient fait à la demande même des organisations humanitaires qui considéraient qu’il leur était impossible de continuer à agir sans l’appui et l’assistance des forces militaires. Précisant que l’opération Turquoise pouvait se résumer à la formule : " un million de réfugiés protégés par un millier d’hommes ", il a affirmé avec force que les Français avaient été les seuls à ensevelir les cadavres -il a d’ailleurs fallu prévoir pour les soldats chargés de cette tâche un soutien psychologique- à lutter contre les épidémies, à installer un hôpital de campagne et aussi à penser à fournir de l’eau potable. Il a rappelé plusieurs chiffres : 94 000 consultations de réfugiés et de blessés, 10 000 jours d’hospitalisation, 24 000 vaccinations. Il a tenu à souligner que ce n’est qu’après la mise en place de l’opération française que d’autres pays, notamment les Etats-Unis, étaient arrivés et que leur action s’était bornée à la logistique. Il a rappelé que la qualité et la nécessité de notre action avaient été saluées par le Secrétaire général de l’ONU, M. Boutros Boutros Ghali, et du Haut-Commissaire aux Réfugiés, Mme Ozata, dont il a demandé les auditions, et qui ont publiquement exprimé à la France la reconnaissance de la communauté internationale.

Enfin, M. François Léotard, exprimant son amertume pour le fait qu’une action, aussi incontestable, menée sous la pression de l’horreur et d’un sentiment de compassion et qui honore la France ait pu être entourée d’un voile de suspicion, a estimé qu’il y avait là une situation des plus troublantes et des plus incompréhensibles. Rappelant que lorsqu’il s’était rendu à deux reprises au Rwanda les réfugiés l’avaient tous remercié, il a estimé que les termes employés, notamment dans la presse, " erreur d’analyse, complicité, hypocrisie, silence... ", étaient l’indice d’une campagne de dénigrement tout à fait scandaleuse dont il a demandé que les tenants et aboutissants soient dégagés et éclairés, afin de découvrir qui en sont les véritables bénéficiaires.

Rappelant qu’après avoir été député, puis Ministre, il était maintenant un homme tout à fait libre, M. Michel Roussin a indiqué qu’il exposerait ce que les services dont il avait la charge avaient fait sur le plan militaire et qu’en conséquence il évoquerait le rôle de la Mission militaire de Coopération.

Il a rappelé que la Mission militaire de Coopération était constituée d’un petit état-major de quarante personnes dirigé par un officier général et sur le terrain, en Afrique, de 600 militaires répartis dans plus de vingt-cinq pays, que dans ces pays les attachés militaires de coopération étaient présents dans les états-majors ou les écoles et qu’il s’agissait de techniciens exerçant des fonctions de formation et en aucun cas d’unités de combat.

Revendiquant son passé d’officier de carrière, il a fait observer qu’il était irréaliste de penser pouvoir faire la guerre avec 600 personnes réparties dans vingt-cinq pays. Adoptant une approche budgétaire, il a exposé que le budget de la Mission militaire de Coopération était inscrit au chapitre 41-42, qu’à l’époque il se montait à 800 millions de francs, que, sur cette somme, 490 millions de francs représentaient des soldes et des charges d’entretien du personnel, 90 millions de francs correspondaient au financement de stages d’officiers africains en France et au fonctionnement des deux écoles interafricaines de Bouaké en Côte-d’Ivoire et de Thies au Sénégal et que les 180 millions de francs restants, consacrés à de l’aide logistique, étaient répartis à raison de 4 à 10 millions de francs par pays.

Soulignant que l’ensemble de ces sommes était soumis à la procédure de contrôle des dépenses engagées, il a réaffirmé que l’ensemble de l’action de son ministère était transparent. Il a également précisé que les marchés d’armement devaient faire l’objet d’une autorisation de la Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG) et que les cessions de munitions à titre gratuit étaient elles aussi sous contrôle et non sous la seule responsabilité du général commandant la Mission militaire de Coopération.

S’indignant qu’on ait pu dire qu’en tant qu’ancien Directeur de cabinet du Directeur de la DGSE, il était nécessairement un homme de réseau, voire un " ministre barbouze ", il a réaffirmé qu’il n’y avait rien à cacher au ministère de la Coopération. Précisant qu’il répondrait sur toutes les questions, y compris sur les deux cohabitations ou sur les méthodes de travail de son ministère, il a déploré qu’on tente de faire porter à ce ministère des responsabilités douteuses.

Remerciant les intervenants pour leurs exposés liminaires, le Président Paul Quilès a tout d’abord relevé l’importance des accords d’Arusha dont les observateurs estimaient à l’époque de leur conclusion qu’ils auraient pu réussir. Il a à ce propos demandé si la France avait su prendre toutes les mesures nécessaires pour assurer leur mise en oeuvre et engager le Président Habyarimana à les appliquer de bonne foi, notamment après l’assassinat du Président du Burundi en octobre 1993. Il a également souhaité que soit précisée l’attitude de la France vis-à-vis de l’émergence d’un extrémisme hostile à toute association au pouvoir du FPR.

Evoquant la montée des tensions de la fin de l’année 1993 jusqu’en avril 1994, l’augmentation du nombre de massacres et la polarisation politique croissante entre le FPR et le régime Habyarimana, il a ensuite demandé à M. Alain Juppé quelles informations disposait le ministère des Affaires étrangères à ce moment sur la situation au Rwanda.

Abordant l’affaire très nébuleuse de l’attentat contre l’avion présidentiel et rappelant la détermination de la mission d’information d’éclaircir le fond de cette affaire et de faire le tri entre les diverses thèses proposées, elles-mêmes plus ou moins étayées, il a demandé comment on pouvait expliquer qu’aucune enquête n’ait été menée. Rappelant que M. Alain Juppé avait évoqué l’incapacité ou l’impuissance de l’ONU à ce sujet, il s’est étonné que le Gouvernement n’ait rien entrepris alors que des ressortissants français avaient été tués. Précisant que selon certaines sources, une mission française de trois militaires s’était rendue sur place pour retrouver les corps de l’équipage français, dans des conditions qui permettaient de l’assimiler à un commando, il a demandé si ce commando avait pu rassembler d’autres éléments, concernant par exemple l’autodirecteur du missile, permettant de confirmer l’une ou l’autre hypothèse.

Evoquant alors l’opération Amaryllis et les critiques qui avaient été portées sur le caractère restrictif de son mandat, il a demandé comment les personnels rwandais avaient pu avoir accès aux avions, si une attitude avait été définie à l’égard des Rwandais, notamment ceux d’entre eux qui travaillaient avec les institutions françaises et qui se sentaient menacés d’assassinat, et si la critique selon laquelle un tri avait été fait entre les Rwandais était exacte.

Enfin, rappelant qu’à deux questions différentes, M. Alain Juppé et M. Michel Roussin, alors qu’ils étaient en fonction, avaient tous deux répondu que c’était le ministère des Affaires étrangères qui était en charge de la politique africaine française, il a souhaité savoir quel avait été le rôle respectif du Ministre des Affaires étrangères et du Ministre de la Coopération dans la gestion de la crise rwandaise.

 

M. Edouard Balladur a répondu que l’action de la France de 1993 à 1994, jusqu’au déclenchement du génocide, avait poursuivi un double objectif ; il s’agissait d’abord d’un appel constant à la raison et à la conciliation, dont les accords dits d’Arusha IV portent témoignage, et d’un désir de voir la majorité hutue associer le FPR à l’exercice des responsabilités politiques. Il a rappelé que jusqu’à l’attentat on avait pu croire que cette politique réussirait. Il a souligné que, par ailleurs, cette action marquait un infléchissement de notre politique par rapport à la période antérieure, se traduisant par la baisse des effectifs militaires jusqu’à les réduire à un simple détachement d’assistance militaire technique et par l’arrêt complet des livraisons d’armes. Il a rappelé que les accords d’Arusha IV lui semblaient être un signe suffisant des efforts qu’avait faits la France pour convaincre le Président Habyarimana d’adopter une attitude conciliante après qu’elle eut entrepris de réduire ses forces et de mettre fin aux livraisons d’armes.

 

M. Alain Juppé a reconnu que de janvier à avril 1994 la situation au Rwanda était tendue et que des massacres avaient lieu ici ou là, et a tenu à rappeler que, malgré les accords passés en 1992, le Rwanda était, en fait, depuis plusieurs années dans un état de guerre que l’on pouvait considérer, soit comme une offensive venue d’un Etat voisin, l’Ouganda, soit comme une reconquête de leur territoire par une partie des Rwandais eux-mêmes. La politique constante de la France a été de contribuer à faire baisser la tension et faciliter l’application des accords d’Arusha. Les accords étaient complexes et les mauvaises volontés ne manquaient pas, tant du côté de certains responsables du FPR que des extrémistes hutus, qui espéraient détenir la totalité du pouvoir sans le partager.

M. Alain Juppé a précisé que le Président Habyarimana avait été reçu à Paris par le Président de la République, que lui-même l’avait vu à Paris le 11 octobre 1993, à la suite des accords d’Arusha, et qu’il avait profité de cette rencontre pour l’inciter à accepter ces accords alors qu’ils prévoyaient en particulier une limitation très forte de ses pouvoirs présidentiels. Puis, tout en retirant son dispositif sur le territoire rwandais à partir du 15 décembre 1993, la France s’était efforcée de convaincre les Nations Unies de mettre en place le plus rapidement possible la MINUAR I.

M. Alain Juppé a interprété l’attentat du 6 avril 1994 comme l’expression de la volonté de mettre un terme à l’application des accords d’Arusha et estimé qu’il avait été commis par ceux qui jugeaient, en le craignant, que ce processus était en train de réussir.

 

M. François Léotard a souligné qu’au moment de l’attentat, l’aéroport de Kigali était sous le contrôle des troupes belges. Le missile qui a atteint l’avion, un SAM-16, de fabrication soviétique, était en dotation dans l’armée ougandaise et au FPR, et non dans l’armée rwandaise qui n‘avait pas de menace aérienne à redouter. Cet avion était en provenance de Dar Es-Salam et devait transporter, outre les Présidents Habyarimana et Ntaryamira, le Président Mobutu, qui s’est désisté au dernier moment.

M. François Léotard a indiqué qu’une unité du FPR contrôlait depuis décembre 1993 les abords de l’aéroport, en application des accords d’Arusha, et qu’elle avait contraint tous les avions qui y atterrissaient à emprunter un axe bien défini, qui lui permettait de les tenir dans la ligne de mire de ses armes.

L’avion présidentiel a décollé de Dar Es-Salam dans l’après-midi et son heure d’arrivée était prévisible.

M. François Léotard a fait remarquer que la présence dans l’avion du Chef d’état-major rwandais semblait exclure a priori l’implication de l’armée rwandaise dans l’attentat.

Il a fait état de saisies de communiqués et d’interceptions de conversations entre membres du FPR montrant une forte satisfaction à la suite de l’attentat -le mot " victoire " y figurait- et faisant allusion à la présence dans l’avion des " trois tyrans ", Mobutu étant supposé s’y trouver. Il a indiqué qu’aucun élément d’information n’avait pu être recueilli sur place du fait du bouclage immédiat des lieux, rendant impossible l’accès aux débris de l’avion.

M. François Léotard a souligné que l’opération Amaryllis, qui avait de nombreux précédents en Afrique, a consisté en une action classique d’évacuation, dans laquelle priorité était donnée aux ressortissants européens, selon une pratique constante, mais que des personnes de nationalité rwandaise ont été également concernées. Il a déclaré ne pas savoir si, sur place, une discrimination avait été instaurée entre les ethnies lors de l’évacuation.

 

M. Alain Juppé a précisé que les décisions d’évacuation avaient été prises sur place par l’Ambassadeur de France, M. Marlaud, et les responsables d’Amaryllis, au milieu d’une ville en proie aux massacres, avec des sites inaccessibles, le téléphone étant coupé. L’évacuation a été organisée à l’ambassade et sur certains lieux de regroupement.

M. Alain Juppé a insisté sur le fait qu’aucun tri n’avait été effectué en fonction de l’origine ethnique des personnes et souligné qu’affirmer le contraire sans apporter la moindre preuve était particulièrement grave.

 

M. François Léotard a signalé que l’opération avait été particulièrement dangereuse, comme en témoigne l’état du dernier avion de retour à sa base, qui avait été criblé de balles.

 

M. Alain Juppé a fait observer que les relations entre les ministères des Affaires étrangères et de la Coopération relevaient d’une question de cours. Le ministère des Affaires étrangères conduit l’action diplomatique de la France sous l’autorité du Président de la République et du Premier Ministre. Le ministère de la Coopération est chargé de la coopération, sous ses différents aspects. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, la coordination ne posait pas de problèmes. Une réunion sur la politique africaine se tenait chaque semaine alternativement à l’Elysée et Matignon, respectivement sous la présidence du Conseiller pour les Affaires africaines du Président de la République ou du Conseiller diplomatique du Premier Ministre, et des conseils restreints réunissant les Ministres concernés se tenaient périodiquement sous la présidence du Président de la République.

 

M. Michel Roussin a mis l’accent sur les relations étroites entretenues par le ministère de la Coopération avec la Direction des Affaires africaines du ministère des Affaires étrangères, manifestées notamment par une réunion hebdomadaire. Des divergences de vue sont toujours possibles mais il est clair, pour chacun, que la politique des affaires étrangères de la France relève d’abord du Quai d’Orsay.

 

M. René Galy-Dejean a remercié MM. Edouard Balladur, Alain Juppé et Michel Roussin de leurs propos liminaires dont il a estimé qu’ils avaient fait appel à la raison et contribué à dépassionner le débat.

A M. Edouard Balladur, M. René Galy-Dejean a demandé des précisions sur l’ampleur des livraisons d’armes au Rwanda et l’importance des effectifs français, civils ou militaires, dans ce pays avant 1993 et comment pouvait s’expliquer un tel engagement.

Auprès de M. Alain Juppé, il s’est inquiété de savoir si des puissances extérieures à la région des Grands Lacs avaient aidé le FPR et quelle aurait été la nature de cette aide, notamment sur le plan militaire.

Enfin, M. René Galy-Dejean, reprenant les propos de M. Edouard Balladur selon lesquels ce dernier n’excluait pas d’éventuelles livraisons d’armes entre 1993 et 1995, malgré des déclarations officielles affirmant qu’elles avaient cessé le 6 avril 1994, s’est demandé s’il pouvait exister une possibilité que des armes aient été livrées au Rwanda après cette date.

 

M. Edouard Balladur a rappelé que le nombre de Français était passé de 400 début 1993 -il avait été encore plus important lors de l’opération Noroît- à 24 personnes fin 1993.

M. Edouard Balladur a estimé que ce chiffre de 400 personnes ne pouvait être considéré comme particulièrement élevé, eu égard à l’existence d’accords de coopération qui liaient la France et le Rwanda depuis 1975. Il n’y avait là rien d’extraordinaire. La baisse de ces effectifs à partir d’avril 1993 est due à la volonté d’accompagner les accords d’Arusha et de pousser à leur application.

M. Edouard Balladur a indiqué qu’il ne disposait d’aucune information sur les exportations d’armes au Rwanda de 1990 à 1993 et a rappelé qu’il avait demandé au Président Quilès de saisir le Gouvernement afin que lui soient communiqués les chiffres concernant les exportations d’armes au Rwanda entre 1993 et 1995. Il a regretté ne pas avoir encore obtenu ces précisions. Il a repris les indications de son propos liminaire concernant les livraisons d’armement dont il a eu connaissance de 1993 à 1994, en vertu d’autorisations accordées en 1990, 1991 et 1992 et a réaffirmé qu’à sa connaissance, il n’y avait eu aucune livraison d’armes au Rwanda à partir du 8 avril 1994.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information était en possession de l’accord de coopération de 1975 et que faire la lumière sur les exportations des armes à destination du Rwanda au cours de la période considérée figurait parmi ses objectifs essentiels.

 

M. Alain Juppé a précisé que le ministère des Affaires étrangères est représenté au sein de la CIEEMG. Il a rappelé que le 8 avril 1994 le SGDN avait décidé la suspension de la validité de toute exportation d’armes et de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi, y compris la validité des procédures en cours, et a indiqué que cette mesure conservatoire avait été confirmée le 28 avril par la CIEEMG et le 5 mai par le cabinet du Premier Ministre, conformément à la décision du comité restreint du 3 mai 1994, alors que le 17 mai seulement une résolution n° 918 du Conseil de Sécurité déclarait l’interdiction de la vente et de la livraison d’armes et de matériels de guerre au Rwanda. Il a fait remarquer que la Commission internationale d’enquête sur la situation dans la région des Grands Lacs avait donné acte des mesures prises par la France. Il a indiqué enfin que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas eu connaissance d’une aide extérieure à la région des Grands Lacs ayant bénéficié au FPR.

 

M. Michel Roussin a précisé que la dernière livraison d’armes sur stock ancien au titre des cessions gratuites avait eu lieu le 3 mars 1993.

 

M. François Léotard a indiqué que les dernières livraisons en février et mars 1994 concernaient des matériels médicaux. Il a rappellé que les forces françaises présentes à l’aéroport civil de Goma au Zaïre n’avaient pas pour mandat de contrôler les arrivées d’avions privés qui auraient pu transporter des armes.

 

M. Jacques Myard s’est félicité que les événements aient été replacés dans leur contexte. Il a déclaré que l’orchestration déjà ancienne d’une campagne contre la France masquait en fait une lutte d’influence géostratégique qui n’échappait à personne et qu’il fallait bien admettre que le travail honorable et légitime accompli par la France n’était évidemment pas apprécié par tous les autres Etats. Se référant au caractère très classique de l’accord d’assistance technique passé avec le Rwanda, il s’est demandé comment dans ces conditions les Forces de l’armée rwandaise (FAR) bénéficiant soi-disant d’un soutien français extraordinaire pouvaient avoir été vaincues militairement par le FPR, " mieux armé et supérieur en nombre " et qui avait armé le FPR. Il a souligné le caractère risqué que revêtait, selon lui, l’opération Turquoise et a souhaité connaître l’état d’esprit qui prévalait à l’époque chez les responsables politiques de cette opération, qui paraissaient inquiets.

 

M. Edouard Balladur a fait remarquer que chacun peut constater que les rivalités ethniques sont tour à tour utilisées par telle ou telle puissance extérieure et que in fine la question se posait de savoir qui a voulu évincer la France de cette zone géographique et au profit de qui. Il a estimé qu’il serait probablement intéressant d’étudier cette question à l’heure actuelle, quatre ans après le génocide. Pour sa part, la France liée au Rwanda par un accord classique, vieux de vingt ans, a fait en sorte que les protagonistes s’entendent et coopèrent.

Il a à nouveau souligné que l’opération Turquoise était à la fois courageuse et risquée et a rappelé qu’elle avait suscité des réactions de la communauté internationale allant du scepticisme à l’hostilité. Il a rappelé que cette intervention avait été initialement considérée, à tort, comme une opération de sauvetage de la majorité hutue et du Gouvernement Habyarimana et de barrage anti-Tutsi, destiné à stopper l’avance du FPR.

Il s’est vivement opposé à une vision de la France qui aurait pris parti pour l’un ou l’autre des deux camps et a indiqué que, pour lever toute suspicion de cet ordre, l’action humanitaire française s’était déployée dans le sud-ouest du pays avec une logistique implantée dans un pays extérieur. S’agissant de l’armement du FPR il s’est borné à constater qu’il avait sa base en Ouganda.

 

M. Alain Juppé a rappelé que le Rwanda, placé sous la tutelle de la puissance coloniale belge jusqu’en 1962, avait connu en 1959, 1963, 1966, 1973 des vagues de massacres interethniques. Il a souligné qu’en Ouganda le Président Museveni avait été porté au pouvoir, entre autres, par 7 000 à 8 000 Tutsis chassés du Rwanda et qu’il était lui-même issu d’une ethnie voisine. Dans les années 1990, on constate l’existence au Rwanda d’un gouvernement légal avec un président élu en 1978, en 1983 et en 1988, Juvénal Habyarimana. Incidemment on remarque qu’au Burundi et au Rwanda c’est un président hutu qui est démocratiquement élu et que cela se traduit à terme par son assassinat. Il a estimé qu’il serait bon que quelques investigations historiques corrigent quelque peu la vision d’un pouvoir corrompu et dictatorial face à un FPR, force de libération nationale parée de toutes les vertus. Il a souligné que l’avancée du FPR en territoire rwandais n’avait pas suscité un sentiment de libération des populations mais au contraire avait provoqué la fuite d’un million de personnes vers l’ouest du pays.

S’agissant de la mise en oeuvre de l’opération Turquoise, il a insisté sur le soutien total et constant donné au Premier Ministre par l’ensemble de ses Ministres. Il a souligné que, lors du retrait de nos forces, comme prévu, fin août 1994, de nombreux pays, le Secrétaire général de l’ONU et les ONG avaient, à ce moment, dénoncé le départ de la France et manifesté leur inquiétude face à l’espace vide laissé par elle, la MINUAR ayant quelques difficultés à se mettre en place. Tout a été fait pour qu’il n’y ait pas de dérapage et il serait intéressant de retrouver les images des soldats français acclamés par les foules rwandaises dans la misère comme des sauveurs.

 

M. François Léotard a rappelé qu’au plus fort de l’offensive on a estimé à 10 000 le nombre d’Ougandais présents avec du matériel dans l’armée du FPR. Il a souligné que des militaires du FPR avaient été envoyés à Phoenix aux Etats-Unis pour y suivre une formation et apprendre l’utilisation de missiles antiaériens. Des matériels de l’armée ougandaise ont par ailleurs été retrouvés -des camions notamment- sur les lignes de front.

Il a indiqué que la France, lors de l’opération Turquoise, avait loué des avions lourds de transport à longue distance à la Russie et à l’Ukraine et que des appareils de la compagnie Air France avaient également été utilisés. Il a précisé que la force française était constituée par des soldats professionnels issus de l’infanterie de Marine, des corps de légionnaires et de commandos spéciaux. Il a confirmé que, dans le principal camp de réfugiés de l’intérieur du Rwanda, on lui a indiqué que les soldats français avaient permis de faire cesser les pillages et les massacres de femmes et d’enfants.

 

M. Bernard Cazeneuve s’est demandé si l’implication de 10 000 Ougandais n’était pas de nature à modifier l’analyse rwando-rwandaise que l’on peut faire de ce conflit en s’interrogeant sur l’aspect plus régional voir international des événements. Il a cité un extrait du rapport de l’Ambassadeur Georges Martres où ce dernier souligne que " nous n’obtiendrons pas un appui efficace des Nations Unies, le Secrétaire général de l’OUA tenant à conserver la responsabilité du maintien de la paix au Rwanda et disposant en cela de l’assentiment des Anglo-Saxons ". Ne peut-on pas expliquer par cet élément le phénomène d’attentisme international et quelle interprétation donner du rôle joué par l’OUA et les Etats-Unis au lendemain du déclenchement du génocide ?

Il a rappelé que certains avaient considéré que l’opération Turquoise avait permis le départ en toute impunité d’auteurs d’actes de génocide et a demandé si l’on disposait d’informations étayant cette thèse.

S’adressant à l’ancien Ministre de la Coopération, il a constaté que, d’une part, les termes des accords d’Arusha prévoyant l’intégration d’un certain nombre d’hommes du FPR dans l’armée rwandaise, d’autre part, les efforts importants de restructuration politique et militaire demandés au Président Habyarimana, impliquaient des coûts non négligeables qui nécessitaient une augmentation de notre aide au développement.

Il s’est interrogé sur la politique d’aide au développement que nous avons menée au cours de cette période difficile à l’égard du Rwanda, sur celle menée par les autres pays bailleurs de fonds européen et américain et s’est demandé ce qu’aurait pu être une politique d’aide et d’accompagnement au processus de démocratisation que nous avions semble-t-il commencé à mettre en oeuvre.

 

M. Edouard Balladur a rappelé qu’il avait été clairement dit que le FPR avait ses bases en Ouganda, que des militaires ougandais étaient présents dans les troupes du FPR et que des Tutsis avaient suivi une formation militaire aux Etats-Unis et il lui a semblé que ces informations étaient suffisamment explicites, sans qu’il soit nécessaire d’en rajouter. S’agissant d’une éventuelle évacuation des auteurs d’actes de génocide, il a précisé que naturellement aucune sélection n’avait été effectuée pour sauver des bourreaux et laisser des futures victimes en danger. S’étant rendu sur place avec MM. François Léotard et Michel Roussin, il a évoqué la difficulté de la situation qui mettait en présence près d’un million de personnes massées le long de la frontière et désireuses de se réfugier dans la zone démilitarisée et quelques dizaines ou centaines de soldats français par poste. Il a précisé qu’il était impossible de distinguer parmi les personnes déplacées, les victimes et les bourreaux, et que sans doute figuraient parmi les réfugiés recueillis des Rwandais impliqués dans les massacres. Mais cela n’est pas le fait de la France qui n’a évidemment pas procédé à une sélection.

 

M. Alain Juppé s’est interrogé sur la possible répétition de l’histoire s’agissant de la situation au Zaïre en 1997, qui pourrait peut-être également faire l’objet d’une future mission d’information. Aux termes de la résolution du Conseil de Sécurité autorisant l’opération Turquoise, les troupes françaises n’avaient pas reçu mandat d’arrêter les extrémistes hutus et, au fur et à mesure de la progression des troupes du FPR vers Kigali, près d’un million de réfugiés ont franchi la frontière entre le Rwanda et le Zaïre pour se rendre à Goma. Les troupes françaises ne tenant aucun poste frontière, elles n’avaient pas, par conséquent, les moyens de sélectionner les extrémistes hutus. Le reproche a également été fait aux troupes françaises de n’avoir pas fait taire la Radio des Mille Collines ; cette mission n’entrait pas dans le cadre de leur mandat mais dès que sa localisation, d’ailleurs extérieure aux frontières du Rwanda, a pu être réalisée, il a été possible de mettre fin à ses émissions.

S’agissant de l’aide au développement fournie par la France entre la conclusion des accords d’Arusha et le 6 avril 1994, le premier message que le Gouvernement a fait passer auprès du Président Habyarimana, en annonçant le retrait le 15 décembre 1993 du dispositif Noroît contrairement à son souhait, visait à l’inciter à aller dans le sens de ces accords, le second message précisait que la France était prête à accompagner le redressement économique du pays en étudiant toutes les propositions émanant du gouvernement de transition, concernant en particulier le soutien à l’Etat de droit, l’aide aux réfugiés et aux rapatriés, la démobilisation. Il convient de rappeler ici les 40 millions de francs d’aide humanitaire accordés par la France et les quatre ponts aériens qu’elle a mis en oeuvre.

 

M.  Michel Roussin a précisé que le ministère de la Coopération avait poursuivi l’aide à l’Etat de droit, dans le droit fil du discours de La Baule, cette politique étant d’ailleurs appliquée vis-à-vis de l’ensemble des pays avec lesquels la France avait conclu des accords de coopération. La France, en poursuivant son aide, s’est trouvée isolée dans son action, malgré les plaidoyers faits à Bruxelles à l’adresse de ses partenaires européens pour consentir un effort en faveur du Rwanda. Toutefois, la France a interrompu sa coopération dès lors que la crise a atteint son paroxysme, mais quelques mois plus tard, elle l’a reprise dans le domaine médical et humanitaire avec le nouveau Gouvernement rwandais. Il n’y a pas eu de désengagement.

 

M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir comment et dans quelles conditions, en 1993, le Gouvernement conduit par M. Edouard Balladur avait pris connaissance de la situation de crise existant au Rwanda et de la politique française à l’égard de ce pays. S’agissant des livraisons d’armes, il s’est interrogé sur l’existence d’éventuelles autorisations de livraisons n’émanant pas de la CIEEMG qui auraient pu ne pas être portées à la connaissance du Premier Ministre.

Il a souhaité savoir si, après l’attentat contre l’avion présidentiel, le Gouvernement avait eu des hésitations sur la conduite à tenir entre une intervention militaire plus rapide et des opérations humanitaires. La Commission des Affaires étrangères ayant sous la précédente législature publié un rapport d’information sur les politiques d’intervention dans les conflits qui concluait au caractère exemplaire de l’opération Turquoise, du fait de sa limitation dans le temps et de sa conduite sous commandement national, sans interférence des Nations Unies, il s’est interrogé sur le fait de savoir si cette chaîne de commandement national n’avait pas été un élément clef de la réussite de l’opération.

 

M. Edouard Balladur a tenu à préciser les différentes étapes des procédures de décision en matière d’intervention militaire extérieure. Il a indiqué que le Président de la République recevait chaque semaine le Premier Ministre, le Ministre des Affaires étrangères et le Ministre de la Défense et, avec une régularité moindre, le Ministre de la Coopération. Avant les Comités de Défense qui suivaient pratiquement tous les Conseils des Ministres se tenait, à l’initiative du Premier Ministre, une réunion des membres du Gouvernement concernés par les affaires militaires et diplomatiques en cours, en présence de représentants du Président de la République. Cette procédure permettait de faire en sorte que le Président de la République soit informé des intentions du Gouvernement et de préparer l’entretien préalable au Conseil des Ministres qu’il avait avec le Président François Mitterrand. Le Gouvernement a pris conscience assez rapidement de la nécessité de normaliser la situation au Rwanda, notamment en s’efforçant de faciliter la conclusion d’un accord permettant d’associer toutes les parties au gouvernement du pays, thèse qui a constitué la substance des accords d’Arusha IV. La France s’est alors désengagée progressivement tant en ce qui concerne les effectifs militaires que les livraisons d’armes. L’assassinat du Président et les massacres qui ont suivi ont remis en cause tout ce processus.

Il a précisé qu’à sa connaissance la CIEEMG n’avait pas délivré d’autorisation d’exportation de matériels de guerre depuis le mois d’avril 1993, mais que quelques livraisons de peu d’importance avaient été effectuées en vertu d’autorisations accordées antérieurement. En conséquence, s’il n’y a pas eu de décision d’interrompre les livraisons avant 1994 c’est qu’il n’y avait pas de raisons de le faire. C’est le 8 avril 1994, que le Secrétaire général pour la Défense nationale, haut fonctionnaire placé sous l’autorité directe du Premier Ministre, a pris la décision de stopper toute livraison, quelle qu’elle soit. Il a estimé qu’il excluait totalement que les fonctionnaires français, militaires ou civils, n’aient pas respecté les décisions prises en la matière.

Il lui est apparu excessif de parler d’hésitations dans la politique à conduire, bien qu’il soit exact que certains responsables aient envisagé une intervention militaire, notamment à Kigali. Toutefois, un accord est très rapidement intervenu entre le Président de la République et lui pour rejeter cette hypothèse qui aurait pu entraîner la France dans un conflit ou l’exposer à être mise en accusation par des puissances de la région. Deux options ont été effectivement envisagées, mais le choix a porté sans ambiguïté sur une action humanitaire limitée dans le temps, autorisée par les Nations Unies et s’appuyant sur la frontière d’un Etat voisin. Il a souhaité rendre hommage à tous les pays africains qui se sont associés à l’action de la France permettant ainsi d’écarter toute qualification d’opération de type colonial pour cette action internationale conduite sous commandement français.

L’essentiel des forces déployées (80 %) pour mener à bien l’action humanitaire dans le cadre de l’opération Turquoise au Rwanda était d’origine française ce qui explique qu’elle se soit déroulée sous commandement national et, dans ces conditions, il eut été inacceptable qu’il en ait été autrement. Il faut certainement considérer qu’un commandement national constitue un gage de réussite de ce type d’opération mais il paraît souhaitable que ce ne soit pas toujours la France qui en ait la charge dans la mesure où d’autres pays pourraient avoir d’autres motifs pour intervenir.

S’agissant des livraisons d’armes au Rwanda, M. Michel Roussin a précisé que la décision du Secrétaire général de la Défense nationale de les suspendre, le 8 avril 1994, faisait suite à une importante demande du Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la France, passée dans le cadre de nos accords et qui concernait dix-sept postes différents de livraisons de munitions ou de matériels. Le Secrétaire général a alors confirmé les décisions antérieures et refusé cette livraison.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que le principe de cessions de matériels et d’armements était contenu dans l’accord de coopération de 1975.

Après avoir remercié M. Edouard Balladur d’avoir précisé la position du Gouvernement français pendant cette période, M. Pierre Brana a suggéré que les quatre Ministres soient de nouveau entendus pour répondre aux nouvelles questions que la mission d’information pourrait se poser. Il a noté que les Ministres s’étaient inscrits en faux contre les déclarations de certains intervenants devant la mission faisant état de distinctions entre Hutus et Tutsis par les militaires français au cours de l’opération Amaryllis. Il a souhaité avoir des précisions sur les instructions données aux forces militaires, notamment sur leur attitude à l’égard des auteurs présumés du génocide ou des personnes armées. Il a demandé à M. Edouard Balladur s’il y avait eu à l’époque un plein accord ou des divergences entre le Président de la République, le Gouvernement et la cellule africaine de l’Elysée. Il a également demandé des précisions sur la nature des troupes qui avaient bouclé les lieux de la catastrophe aérienne et avaient pu ainsi recueillir en premier des preuves dont aucune n’a été communiquée. Il a interrogé M. Michel Roussin sur la nature de la mission qu’accomplissaient les trois officiers français présents dans l’avion abattu et a souhaité connaître les raisons ayant conduit à les déclarer morts en service commandé. Enfin il a estimé important d’entendre des responsables des différents services français de renseignements, DGSE et DRM, pour avoir des informations sur l’influence des pays limitrophes dans les événements et sur les livraisons d’armes ayant transité par eux.

 

M. Kofi Yamgnane a souhaité savoir si des militaires français s’étaient effectivement trouvés présents auprès de l’épave de l’avion présidentiel après l’attentat et si la boîte noire de l’appareil avait été récupérée.

 

M. François Lamy s’est interrogé sur les objectifs et les instructions donnés tant au contingent français lors de l’opération Noroît qu’au détachement militaire de la Mission d’Assistance et de Coopération. Il a demandé s’ils procédaient uniquement à l’instruction des forcées armées rwandaises ou s’ils instruisaient aussi des milices liées à certains partis politiques hutus. Il a également demandé des précisions sur le rôle des 24 coopérants militaires qui sont restés après le départ de l’opération Noroît. Après avoir fait état de la conclusion de la Commission d’enquête du Sénat belge selon laquelle le Gouvernement belge aurait disposé d’informations précises révélant la préparation d’un génocide, il a souhaité savoir si le Gouvernement français avait disposé des mêmes informations. Enfin, il s’est enquis de la présence de militaires français en dehors de la zone de sécurité au sud-ouest du Rwanda lors de l’opération Turquoise.

 

M. Roland Blum a évoqué la polémique sur l’origine du missile qui a abattu l’avion du Président rwandais et a demandé à M. François Léotard son sentiment sur l’hypothèse formulée par certains, de missiles provenant d’un lot saisi par l’armée française en Irak et acheminé en France, ce qui ne peut se faire sans laisser une trace.

 

M. Michel Voisin s’est interrogé sur la nature des relations entre le Rwanda et la cellule africaine de l’Elysée, la situation du Rwanda lui paraissant avoir relevé de manière préférentielle de la Présidence de la République.

 

M. Edouard Balladur a indiqué que son Gouvernement s’était toujours occupé activement des affaires africaines et a rappelé qu’il avait lui-même pris l’importante décision de dévaluation du franc CFA dont l’Afrique francophone a eu à se féliciter. Il a observé que le Gouvernement et le Président de la République n’étaient pas forcément d’accord sur tous les sujets au départ, mais qu’il y avait toujours eu un souci permanent de donner à l’arrivée l’image la plus cohérente et la plus unie de la politique extérieure de la France. A cet égard, il a souligné que, dès le début du génocide, il s’était mis d’accord avec le Président de la République pour faire prévaloir la solution qui lui paraissait la plus conforme aux intérêts de la France et des populations concernées. Il a déclaré que le Gouvernement avait assumé l’ensemble de ses responsabilités sans que jamais la cellule élyséenne ait interféré, dans un sens ou dans un autre. Il a rappelé qu’il présidait, tous les mardis soirs, une réunion sur tous les problèmes extérieurs, y compris ceux concernant les pays africains, à laquelle participaient les ministres concernés, le Secrétaire général de l’Elysée, le Conseiller Afrique du Président de la République ainsi que son Chef d’état-major particulier. Il a affirmé qu’il n’aurait jamais accepté que les décisions collectives, prises avec l’aval du Président de la République, soient remises en cause.

 

M. François Léotard a rappelé que les instructions données aux militaires français de l’opération Turquoise, avec l’accord du Conseil de Sécurité, visaient à désarmer l’ensemble des personnes présentes sur la zone, à regrouper et à protéger les réfugiés, mais qu’elles ne comportaient aucune instruction de combat. Au contraire, il convenait d’éviter que les forces françaises ne soient engagées dans des opérations militaires et soient au contact des forces du FPR. Des négociations eurent lieu sur le terrain avec le FPR afin d’éviter les combats. Il a souligné que les organisations non gouvernementales avaient demandé une protection militaire car elles ne s’estimaient plus en mesure d’accomplir leurs missions et que c’était d’ailleurs à partir de cette expérience qu’était née la conception nouvelle d’une intervention humanitaire protégée par des militaires.

M. François Léotard a ensuite indiqué que des militaires français s’étaient effectivement éloignés de la zone humanitaire, jusqu’à Butare, mais qu’ils y étaient rapidement revenus. La zone humanitaire sûre a été délimitée par la France en Conseil de Défense et proposée au Conseil de Sécurité des Nations Unies.

En ce qui concerne l’attentat, M. François Léotard a exposé qu’à sa connaissance, c’étaient les FAR qui avaient bouclé les lieux, le commando du FPR présent à Kigali en application de l’accord d’Arusha, qui contrôlait les abords de l’aéroport de la façon déjà décrite, ne s’étant pour sa part rendu sur les lieux que de nuit et à bord de véhicules de l’ONU. Il a ajouté que d’aucuns disaient que M. Museveni, le Président de l’Ouganda, était intervenu tardivement lors de la conférence de Dar Es-Salam, comme s’il était désireux de retarder le départ des deux Chefs d’Etat rwandais et burundais.

Sur la boîte noire, il a indiqué qu’il ne disposait d’aucun élément, la DGSE n’ayant alors pas d’agent sur place et ceux de la DRM ne s’étant mis en position qu’au moment de l’opération Turquoise ; il a rappelé que la mission de la DRM, depuis sa création par M. Pierre Joxe, se limite en effet à l’accompagnement des opérations extérieures.

A l’attention de M. Roland Blum, M. François Léotard a estimé qu’il ne voyait pas comment le missile qui avait abattu l’avion présidentiel aurait pu transiter par des mains françaises, c’est-à-dire par des services dont ce n’aurait pas été la mission ou le mandat, alors même que ces services font l’objet de contrôles et doivent rendre compte de l’utilisation de leurs munitions.

En revanche, il a rappelé que cette arme, d’origine soviétique, était en dotation dans l’armée ougandaise et dans celle du FPR et que des militaires du FPR étaient allés aux Etats-Unis se former à l’utilisation de ce type de missile sol-air.

S’agissant de la mission Noroît, il a indiqué que c’est M. Pierre Joxe qu’il faudrait interroger pour la période où les forces françaises étaient en situation d’interposition, lui-même n’ayant connu que la période où leur mission était la formation de l’armée rwandaise, c’est-à-dire bien l’armée légale et en aucun cas les milices.

Enfin, il a indiqué que la présence de militaires français hors de la zone Turquoise avait pu être liée au fait qu’au début de l’opération, lors de la délimitation de la zone, les Français étaient allés assez loin, peut-être jusqu’à la ville de Butare et jusqu’à la route qui conduit de Kigali au Burundi, avant de se replier ensuite sur une zone plus réduite. Il a exposé en effet que leurs instructions interdisaient aux militaires français tout contact militaire hostile avec le FPR et expliqué que lorsque le Gouvernement avait su qu’il y avait un tel risque, il avait été demandé aux officiers d’entrer en relation avec le FPR pour éviter que de tels affrontements aient lieu.

 

M. Edouard Balladur a alors suggéré au Président Paul Quilès que, si lui-même ou des membres de son Gouvernement devaient revenir devant la mission, les questions puissent leur être communiquées à l’avance afin que les réponses soient les plus précises possibles.

 

Le Président Paul Quilès a retenu cette suggestion.

 

M. Alain Juppé, rappelant que la presse rapportait qu’il y aurait eu dans le Gouvernement de l’époque un partage entre les partisans et les adversaires de l’intervention, a affirmé que lui-même en était partisan et que s’il fallait le refaire, il le referait de la même manière, avec la même conviction et le même enthousiasme. Il a ajouté qu’il n’y avait eu au Gouvernement aucun débat quant au point de savoir si c’était une mission d’interposition militaire ou une mission à caractère humanitaire, mais que tous, sur ce point, avaient été en phase, sous l’autorité du Premier Ministre, et que c’est ainsi qu’avait été mise en place l’opération Turquoise.

Il a exposé qu’il n’avait aucun souvenir d’une information qui serait parvenue de Belgique au ministère des Affaires étrangères sur un génocide en préparation. Evoquant l’éventualité que le Gouvernement belge ait pu bénéficier de plus d’informations que le Gouvernement français du fait de la présence sur le terrain, à cette époque, de la MINUAR I, composée de 2 300 hommes dont 424 Belges, il a suggéré que la question des actions entreprises par la MINUAR pour s’opposer à la préparation du génocide soit posée, mais à d’autres que le Gouvernement français. Il a confirmé en revanche qu’on savait bien que la situation était tendue au Rwanda, dans la mesure où aucune des parties n’envisageait de gaieté de coeur l’application intégrale des accords d’Arusha.

 

Le Président Paul Quilès a confirmé que la question suggérée par M. Alain Juppé serait posée aux responsables belges et à ceux de l’ONU, s’ils acceptaient de venir devant la mission.

Evoquant alors l’action des 24 coopérants militaires qui avaient été maintenus au Rwanda, M. Michel Roussin a répété qu’ils menaient des opérations de formation, essentiellement dans les états-majors et à l’exclusion de toute autre puisque, suivant les directives du Chef du Gouvernement, le dispositif Noroît avait été " démonté ".

Rappelant que deux de ces coopérants, des gradés de la Gendarmerie, avaient été assassinés à la machette après l’attentat contre l’avion présidentiel, ainsi que l’épouse de l’un d’eux, il a expliqué que pendant la crise les coopérants avaient procédé non pas à des opérations de renseignement plus ou moins interlopes mais à des opérations de protection de leurs compatriotes, jusqu’à ce que soit mise en place l’opération Amaryllis à laquelle ils avaient alors pris part.

Il a rappelé que l’Assemblée nationale avait à l’époque rendu hommage aux deux gradés de la Gendarmerie nationale et aux trois pilotes français de l’avion présidentiel.

Quant à l’attribution à ceux-ci du titre de mort en service commandé, M. Michel Roussin a fait valoir qu’il s’agissait de trois officiers pilotes de transport, dont un ancien du GLAM, anciens officiers de carrière employés sous contrat par un pays ami pour en transporter le Président. Il a estimé que, eu égard à leur carrière militaire, au fait qu’ils étaient morts pour la France puisqu’ils avaient été tués en accomplissant une mission pour laquelle ils avaient été mis à la disposition d’un gouvernement ami par l’administration française, en l’occurrence le ministère de la Coopération, pensant également aux familles et à l’honneur des armées, il lui avait paru légitime de proposer de décréter, selon une procédure bien connue au ministère de la Défense, la mort en service commandé. Enfin, il a rappelé que le fait que le décret attribuant la Légion d’Honneur à ces trois hommes était signé du Président de la République était lui aussi dû, très normalement, au statut d’officier de ces pilotes.

Après avoir remercié les intervenants d’avoir surmonté leur prudence en ce qui concerne l’implication des Etats-Unis en Afrique, au Zaïre et en Ouganda notamment, et estimé qu’il était démontré que les Etats-Unis avaient armé le FPR avant et après le génocide, M. François Loncle s’est demandé si l’implication américaine n’avait pas été sous-estimée par les services de renseignement, ce qui avait pu conduire à des différences d’analyse au sein du Gouvernement ou à la Présidence de la République. Il a ensuite souhaité savoir si ses interlocuteurs, compte tenu de leur expérience à la fois de parlementaires et de membres du Gouvernement, ne pensaient pas que les accords d’assistance militaire devraient faire obligatoirement l’objet d’une ratification par le Parlement.

 

M. Alain Juppé a souhaité dissocier les interrogations formulées par M. François Loncle. Notant d’abord que celui-ci affirmait que l’implication américaine dans la zone était réelle, il a estimé que cette assertion serait peut-être confirmée par les conclusions de la mission d’information. Evoquant ensuite la sous-évaluation qui aurait pu en être faite par le Gouvernement, il a estimé qu’une telle analyse pourrait être justifiée si la France avait engagé une confrontation militaire de bloc à bloc, mais que telle n’avait pas été sa politique, puisqu’au contraire, au moins à partir de mars-avril 1993, elle avait utilisé toute sa capacité de pression, qui n’était pas mince, sur les autorités officielles du Gouvernement rwandais pour parvenir à un partage du pouvoir et non à la victoire d’un camp sur l’autre. Il a rappelé que ce conflit durait depuis des décennies, voire des siècles, qu’il n’y avait aucune issue dans l’écrasement de l’une des deux ethnies par l’autre, mais que la seule solution possible était au contraire la réconciliation et le partage du pouvoir. Il a ajouté que l’un des buts constants de la France avait été de provoquer la réunion d’une Conférence des Grands Lacs, associant l’ensemble des pays de la région et les grandes puissances intéressées, pour trouver un règlement politique stable. Il a conclu en considérant que la France avait peut-être sous-estimé la volonté de certains à agir autrement que par la voie politique et diplomatique, c’est-à-dire par la force.

S’agissant des services de l’Elysée, M. François Léotard a ajouté qu’à l’époque la personne qui lui avait semblé définir, dans ses interventions, avec le plus de précision et de sens de la stratégie et de l’histoire les rapports de force entre les Anglo-Saxons et les Français dans cette région du monde, c’était le Président de la République lui-même.

 

M. Edouard Balladur a, pour sa part, estimé qu’on ne pouvait ériger en principe la ratification obligatoire par le Parlement des accords de coopération militaire. Il a ajouté que l’existence d’un accord avec le Rwanda était connue de tous, même si tous, dont lui-même, n’en connaissaient pas le détail.

Il en a conclu qu’il n’était pas opérationnel de se réfugier derrière un raisonnement juridique et que, s’il allait de soi que mieux valait que le Parlement fût informé lorsque le Gouvernement signait des accords très importants, on ne pouvait pas ériger en principe l’interdiction pour le Gouvernement de signer quelque accord que ce soit sans en référer au Parlement.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé qu’un rapport était en préparation sur cette question au sein de la Commission de la Défense.

Après avoir estimé que la question posée par le Premier Ministre " pourquoi s’en prendre à la France ? " était fort juste et qu’il fallait s’y associer, M. Jean-Claude Sandrier a considéré qu’il fallait aussi se demander pourquoi la France était présente au Rwanda et donc qu’il fallait analyser la politique menée par le Gouvernement, non seulement au Rwanda mais dans cette région de l’Afrique, ses motivations et ses objectifs, et si elle était en continuité avec celle des Gouvernements précédents.

Il s’est ensuite interrogé sur les motivations qui avaient conduit le Gouvernement à ne pas interrompre les livraisons d’armes avant 1994, alors même qu’existaient à l’époque au Rwanda de fortes tensions, se traduisant par des massacres.

Il a estimé que la mission devrait également déterminer s’il y avait eu des livraisons d’armes après cette date et, dans ce cas, quels canaux avaient été utilisés et quelles étaient les responsabilités.

S’étonnant ensuite que M. Edouard Balladur se soit félicité à la fois du retrait de la France du Rwanda fin 1993 et de son retour en 1994, il s’est demandé pour quelles raisons on était parti pour revenir deux mois après le génocide.

Enfin M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si le Gouvernement de l’époque avait eu vent d’un éventuel entraînement des milices gouvernementales rwandaises par l’armée française, comme cela avait pu être évoqué dans la presse, et demandé des précisions sur le nombre de stagiaires militaires rwandais instruits en France avant d’être envoyés dans les zones de combat après avril 1994.

 

M. Edouard Balladur a rappelé que, dès lors qu’un accord avait été obtenu à Arusha, grâce notamment aux efforts diplomatiques français, la décision avait été prise d’alléger très considérablement la présence française au Rwanda et d’arrêter quasiment les exportations d’armes. Les seules livraisons effectuées, d’un faible montant, l’ont été en application d’autorisations valant engagement, prises en 1990, 1991 et 1992. Parmi ces livraisons, une seule est significative, celle concernant 1 000 projectiles pour mortier de 60 mm, en vertu d’une autorisation de 1991, le reste étant composé par exemple d’un pistolet 357 Magnum livré le 26 novembre 1993 ou de parachutes à une armée qui n’avait quasiment plus d’aviation.

Une fois les accords d’Arusha signés, la France a souhaité limiter sa présence à la Mission de Coopération, supposant que ces accords seraient appliqués. Elle a ensuite renvoyé des hommes dès lors que les massacres ont commencé. Il n’y a aucune contradiction dans ce retrait et ce retour : la situation a évolué, le Gouvernement s’est adapté.

 

M. Alain Juppé est revenu sur la soi-disant contradiction qui aurait consisté, pour les Français, à partir puis à revenir. Le retrait du dispositif français au Rwanda, relayé par la MINUAR I, est un élément d’accompagnement des accords d’Arusha. Le retour des Français fait suite au départ des Casques bleus, au début du génocide et à l’impuissance de la communauté internationale à substituer la MINUAR II à la MINUAR I. Il faut être cohérent : on ne peut à la fois reprocher à la France d’avoir favorisé le génocide et être allée au Rwanda pour l’arrêter.

M. Alain Juppé a insisté sur la nécessité pour la France d’être présente en Afrique en raison non seulement de ses responsabilités historiques mais aussi en raison de ses intérêts dans ce continent. La France a aidé ces pays à sortir de la misère et elle devrait se retirer au moment où ils connaissent une certaine croissance ! Ce serait irresponsable de la part d’un Gouvernement français de baisser les bras et de renoncer à cette présence en Afrique. Il n’est bien sûr pas question de revenir à une attitude de type colonial, il faut tenir compte de l’évolution de la démocratie en Afrique, inventer de nouvelles formes de coopération. Mais la nécessité pour la France de continuer par sa présence à favoriser le développement des pays africains devrait être un sujet de consensus.

 

M. François Léotard a observé que les noms et fonctions des militaires étrangers formés dans les écoles militaires françaises n’étaient pas protégés par le secret défense et la mission d’information, si elle le désirait, pourrait demander leur communication à l’état-major des armées.

Il a rappelé que la France formait des militaires et non des miliciens. Elle a contribué uniquement à la formation de l’armée régulière d’un gouvernement légitime.

 

M. Edouard Balladur a affirmé qu’il y avait eu une inflexion de la politique gouvernementale avec son arrivée à Matignon, qui a consisté à favoriser la recherche d’un accord entre toutes les parties et, à partir de là, alléger la présence française au Rwanda. M. Edouard Balladur a fait valoir que cela ne signifiait pas renoncer à une présence économique et culturelle française dans ce pays pour laisser la place à d’autres, qui n’hésitent pas à répandre des calomnies sur l’attitude de la France au Rwanda.

 

M. Guy-Michel Chauveau est revenu sur la période de septembre-octobre 1993 et a demandé à M. Alain Juppé quelle avait été l’attitude du Président Habyarimana au cours de leur rencontre. Il s’est également interrogé sur l’action de la France dans les pays voisins du Rwanda à cette même époque, et notamment au moment de l’assassinat du Président burundais, M. Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993.

 

M. Alain Juppé, après avoir cité des extraits des accords d’Arusha, a précisé que le Président Habyarimana n’avait pas fait preuve d’un enthousiasme excessif à l’idée de devoir renoncer à une grande partie de son pouvoir. Cela dit, après une période d’hésitation très longue, il avait finalement accepté le processus prévu par les accords d’Arusha, notamment sous l’effet des pressions françaises. Un gouvernement de transition avait été mis en place, qui comprenait des ministres FPR. Une assemblée de transition avait été désignée. C’est ce processus, dont certains craignaient la réussite, qui a été interrompu par l’attentat du 6 avril 1994.

La France a multiplié les actions pour soutenir la réconciliation, que ce soit auprès de l’OUA ou des pays de la région des Grands Lacs. M. Alain Juppé a tenu à rendre hommage aux diplomates français qui ont fait preuve à cette occasion d’une activité considérable.

 

M. François Léotard a suggéré que la mission d’information entende le Secrétaire général de l’ONU et le responsable du Haut Commissariat aux Réfugiés de l’époque.

 

Le Président Paul Quilès a répondu que ces demandes avaient déjà été faites et il a remercié MM. Edouard Balladur, Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin pour leur témoignage. Il a estimé que leurs réponses étaient de nature à faire progresser la mission dans la recherche de la vérité.

 

 

Audition de M. Georges MARTRES

Ambassadeur au Rwanda (1989-1993)

(séance du 22 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Après avoir rappelé que M. Georges Martres avait été Ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1993, le Président Paul Quilès a souligné l’intérêt de son audition dans la mesure où cette période revêtait un intérêt capital pour la mission puisqu’elle a été marquée par le déclenchement du conflit entre les forces régulières rwandaises et le FPR, par la négociation des accords d’Arusha et par la démocratisation du pays après le discours de La Baule. Il a souhaité connaître l’analyse personnelle de l’Ambassadeur sur l’évolution de la situation rwandaise et que soit précisée la politique suivie par la France au cours des années où il a représenté la France au Rwanda.

 

M. Georges Martres a tout d’abord insisté sur la nécessité de replacer les événements tragiques du Rwanda dans leur contexte historique et mis l’accent sur le rôle joué par l’administration belge dans l’exaspération des relations entre Hutus et Tutsis. Il a relevé que la politique française menée au Rwanda s’inscrivait dans le cadre général de notre " politique du champ " visant à maintenir une sécurité dans les pays de cette zone en appuyant des régimes que nous n’approuvions pas toujours mais dont l’effondrement aurait provoqué le chaos. Il a également rattaché l’histoire du Rwanda à celle du Burundi, le sort malheureux des Tutsis du Rwanda étant lié à la politique inégalitaire menée par les Tutsis du Burundi. Les massacres ont d’ailleurs commencé dès 1959 et se sont poursuivis dans les deux pays tout au long des décennies suivantes.

En 1973, lors de la prise du pouvoir par le Général Habyarimana, il a souligné que les Tutsis étaient menacés d’un nouveau pogrom et que, paradoxalement, en dépit d’une politique discriminatoire qui fut menée à leur égard dans l’administration et l’armée notamment, ces derniers considérèrent le Président, à ses débuts, comme leur protecteur. Il a ensuite fait remarquer que l’armée rebelle, qui avait envahi le Rwanda le 1er octobre 1990, avait recueilli le soutien des personnalités hutues en rupture de ban avec le régime d’Habyarimana, même si l’armée du FPR était essentiellement constituée de Tutsis ayant servi dans l’armée ougandaise. Ainsi, les chefs du FPR, Fred Rwigyema et Paul Kagame étaient-ils en 1989 respectivement Commandant des opérations de l’armée ougandaise et Directeur adjoint du service de renseignements de l’armée ougandaise.

M. Georges Martres a fait référence aux accords de coopération militaire qui nous liaient avec le Rwanda et qui, à l’origine, en 1975, ne concernaient que la Gendarmerie. Pour autant, même en l’absence d’accord de défense avec le Rwanda, ce pays a été traité par le Gouvernement français comme l’auraient été le Sénégal ou la Côte d’Ivoire, dans une situation analogue, s’ils avaient été victimes d’une incursion armée.

M. Georges Martres a ensuite traité du déroulement des événements.

Le 3 octobre 1990, le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda a sollicité auprès de M. Jean-Christophe Mitterrand et de M. Jacques Pelletier, Ministre de la Coopération, l’appui de la France contre l’invasion conduite par le FPR qui avait atteint à ce moment Rwamagana, à une soixantaine de kilomètres de Kigali. La question de la sécurité des Français et des Européens a été la préoccupation unique et immédiate de la cellule de crise réunie le 4 octobre à l’Elysée, à laquelle participaient des représentants des ministères des Affaires étrangères -dont lui même-, de la Défense et de la Coopération. Les militaires estimaient qu’il était nécessaire de s’assurer le contrôle de l’aéroport de Kigali pour pouvoir procéder correctement à une évacuation des Européens. C’est dans cet esprit que M. Jean-Christophe Mitterrand a téléphoné au Président de la République, en voyage dans le Golfe, et que l’envoi le jour même à Kigali d’une compagnie du deuxième régiment étranger parachutiste a été décidé.

Expédié au Rwanda dans le but de garantir la sécurité du pays, le détachement français y est resté trois années. Il a été renforcé pour atteindre deux puis finalement quatre compagnies au début 1993, soit un effectif maximum d’environ 600 hommes, effectif toutefois modeste au regard de la gravité croissante de la situation.

De retour à Kigali le 5 octobre, M. Georges Martres a éprouvé le sentiment, qu’il a estimé partagé par Paris, que le FPR n’entraînait pas, contrairement à ses affirmations, l’adhésion de la majorité des Rwandais, malgré le soutien de la minorité tutsie et d’une partie de la bourgeoisie hutue, hostile au Président Habyarimana. La corruption et le népotisme régnant dans son entourage avaient en effet lassé une grande partie des Hutus du sud, mais, pour autant, les opposants au régime ne cessaient d’affirmer que la véritable majorité populaire était favorable, non pas au FPR, mais à une opposition intérieure qui ne demandait qu’à s’exprimer. Il a noté que le programme du FPR, publié dans le journal ougandais New Vision le 5 octobre, ne faisait aucune allusion à la démocratie pluraliste, mais préconisait la création d’un mouvement national unique, inspiré de celui de Museveni en Ouganda, dans lequel toutes les composantes politiques seraient représentées sans toutefois pouvoir exercer de véritables responsabilités. En somme, une situation politique proche de ce que connaissait déjà le Rwanda.

Bien que le FPR ait été porteur du souhait légitime de la minorité tutsie de mettre fin à l’exclusion dont elle était victime, il apparaissait évident que sa seule victoire militaire provoquerait des massacres de Tutsis, auxquels il répondrait par des représailles, suivies sans doute d’une guerre civile, soit le processus qui s’est déroulé et se déroule encore depuis.

Le génocide était prévisible dès cette période, sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité. Certains Hutus avaient d’ailleurs eu l’audace d’y faire allusion. Le Colonel Serubuga, Chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des Tutsis. Le génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis. Dès le début du mois d’octobre 1990, plusieurs milliers de personnes ont été emprisonnées à Kigali, la plupart en raison de leur appartenance à la minorité tutsie ou parce qu’elles avaient des sympathies ou des communautés d’intérêts avec les Tutsis. Il a souligné que la libération de plusieurs milliers d’entre elles a été due à la pression internationale, essentiellement celle de la France en raison du poids de sa présence militaire. C’est donc dans l’unique but d’éviter les pires débordements que la présence militaire française a été maintenue, d’une part, sous la forme statique et dissuasive du détachement Noroît qui n’a jamais combattu et, d’autre part, sous la forme d’une assistance militaire technique, qui a atteint un effectif d’environ quatre-vingts conseillers militaires, qui ont joué un rôle très actif dans la formation des forces armées rwandaises à tous les niveaux, y compris à l’état-major. Conformément à l’accord de coopération militaire et parallèlement aux moyens humains, une aide en matériel et en munitions a également été accordée, mais relativement modeste si l’on considère les besoins qui étaient exprimés et les livraisons d’armes légères qui ont été effectuées en provenance de l’Egypte et de l’Afrique du Sud. En revanche, contrairement aux demandes réitérées du Président Habyarimana, aucun appui militaire direct n’a été accordé par la France, et notamment aucun appui de feu aérien, pourtant sollicité par le Chef de l’Etat rwandais, qui se référait à l’intervention des avions Jaguar lors de l’incursion libyenne au Tchad.

M. Georges Martres a alors déclaré que notre soutien au régime Habyarimana n’avait pas été inconditionnel contrairement à ce qui se dit souvent dans les médias.

A l’évidence, la réconciliation des Rwandais avait peu de chances de se réaliser si une minorité dominée par les Tutsis s’emparait du pouvoir par les armes, pas plus qu’elle ne pouvait se faire sous l’égide d’un gouvernement tout aussi minoritaire s’appuyant sur une poignée d’officiers Bashiru, originaires du nord du pays et suscitant l’aversion conjointe des Tutsis et des Hutus du sud au pouvoir lors de l’indépendance. C’est pourquoi, dès le début et tout au long de la crise, notre soutien au Chef de l’Etat rwandais a été assorti, le 10 octobre 1990 et maintes fois ensuite, d’une triple condition : d’une part, la résolution du problème des 500 000 réfugiés tutsis rwandais vivant à l’extérieur, d’autre part la défense et le respect des droits de l’homme, régulièrement bafoués par des arrestations arbitraires, des assassinats et des pogroms, enfin l’engagement d’un dialogue, tant avec l’opposition intérieure qu’extérieure, pour faire une place à toutes les composantes de la Nation. Ce message, qu’il avait pour mission de faire passer auprès du Président Habyarimana, lui a également été adressé lors des contacts que ce dernier a eu avec le Président de la République, le Directeur des affaires africaines et malgaches, le Ministre de la Coopération, le Chef d’état-major des armées, ce qui contredit le soi-disant monopole de la cellule africaine de l’Elysée dans le suivi de ce dossier. Il a alors cité les rencontres entre les Présidents François Mitterrand et Juvenal Habyarimana le 18 octobre 1990, le 23 avril 1991 et le 17 juillet 1992 ; la visite au Rwanda le 9 novembre 1990 de M. Jacques Pelletier ; la communication spéciale du Président François Mitterrand le 2 février 1991 dans laquelle il précisait la nécessité de négocier avec le FPR ; les entretiens à Kigali avec M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches, les 18 et 20 juillet ; la rencontre, les 23 et 25 décembre 1991, avec l’Amiral Jacques Lanxade, Chef d’état-major des armées ; la mission à Kigali, le 12 février 1993, de M. Bruno Delaye, Conseiller à la Présidence de la République, et de M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, Directeur des Affaires africaines et malgaches ; le 28 février 1993, la visite au Rwanda de M. Marcel Debarge, Ministre de la Coopération.

M. Georges Martres a fait observer que l’on pouvait estimer que, si ces messages portant sur les réfugiés, les droits de l’homme et la démocratisation étaient pareillement renouvelés, c’était parce qu’ils étaient suivis de peu d’effet. En ce qui concerne le problème des réfugiés, les conditions de la guerre ne permettaient pas d’espérer de solution. S’agissant des droits de l’homme, la présence française n’a malheureusement pas empêché plusieurs massacres de Tutsis dans le Bugesera ou dans le Mutara. Chaque attaque du FPR entraînait des massacres qu’il était difficile de connaître : ils se déroulaient en dehors de Kigali et le Président Habyarimana, de surcroît, rétorquait qu’il ne pouvait faire face à la vindicte populaire qui avait perpétré ces massacres en réplique à des attaques du FPR, très meurtrières, et visant tout autant les militaires que les civils. La présence française n’était en outre pas suffisante pour faire face à des violences ethniques généralisées ou juguler les attentats venant, soit du FPR, soit des extrémistes Hutus. L’action la plus efficace de la France a sans aucun doute été celle conduite en faveur de l’ouverture politique et du dialogue avec les rebelles, puisqu’elle s’est traduite par la signature des accords d’Arusha.

Lors de son assassinat, le 6 avril 1994, le Président Habyarimana n’était plus le potentat qu’il était lors de l’invasion de son pays, le 1er octobre 1990. C’est sous la pression de la communauté internationale et surtout de la France qu’il s’est engagé dans un processus de démocratisation intérieure qui a conduit à la formation, le 16 avril 1992, d’un gouvernement de transition composé à parité entre l’ancien parti unique et l’opposition. Ce gouvernement de transition a permis d’engager un dialogue plus productif avec le FPR, qui a conduit, le 9 janvier 1993, à Arusha, à un accord sur le partage du pouvoir entre l’ancien parti du Président Habyarimana, le FPR et l’opposition intérieure. Sur vingt ministres, seuls cinq venaient du parti du Président. C’est sans doute pour ne pas avoir pris suffisamment en considération les conséquences de cet affaiblissement du Président Habyarimana que la communauté internationale a été surprise par les événements tragiques qui ont suivi l’attentat du 6 avril 1994. Il a estimé qu’il n’était pas possible de prétendre que la France avait soutenu jusqu’au bout la dictature du Président Habyarimana car elle a fait de lui un président considérablement diminué dans ses pouvoirs.

M. Georges Martres a indiqué que dans les trois derniers mois qui ont précédé son départ du Rwanda, le 27 avril 1993, la situation était devenue explosive. L’accord du 9 janvier prévoyant l’insertion du FPR dans la vie nationale et les négociations sur l’intégration du FPR dans l’armée rwandaise avaient été jugés inacceptables par les extrémistes hutus exclus de la négociation mais dont l’influence ne cessait de s’étendre dans le pays. Ces derniers, qui ne pouvaient admettre que le Président Habyarimana perde le pouvoir, s’étaient structurés en parti politique : la Coalition pour la défense de la République (CDR) qui s’appuyait sur un paysannat illettré hutu mais comptait à sa tête des hauts fonctionnaires, des universitaires et des officiers. Ce parti n’a pas hésité à rompre avec le Président Habyarimana le 9 mars 1993, après l’accord de cessez-le-feu de Dar Es-Salam qui confirmait l’accord politique du 9 janvier prévoyant le départ des troupes françaises et leur remplacement par une force internationale.

Dans un communiqué du 11 mars, la CDR se déclarait " profondément choquée par l’attitude d’Habyarimana Juvénal, Président de la République, qui a approuvé le contenu du communiqué [de Dar Es-Salam] qui lèse manifestement les intérêts du peuple rwandais. Ceci montre clairement que M. Habyarimana Juvénal, Président de la République, ne se préoccupe plus des intérêts de la Nation. Il a plutôt d’autres intérêts à défendre ".

Dans le même temps, les tensions ethniques commençaient à provoquer un clivage au sein des partis d’opposition intérieure et un affaiblissement des tendances modérées, accusées de trahison. Ainsi, au sein du Mouvement des démocrates républicains (MDR), s’est constitué le MDR " power " de tendance extrémiste hutue.

M. Georges Martres a déclaré avoir eu deux indices directs permettant de conclure à l’affaiblissement du Président Habyarimana. Le 12 février 1993, au cours d’une soirée, le Président s’était laissé convaincre qu’il lui fallait signer un communiqué conjoint avec son Premier Ministre d’opposition, affirmant l’unité de vue des deux hommes sur les accords d’Arusha. En aparté, l’épouse du Président Habyarimana a fait savoir que ce communiqué serait probablement désapprouvé par les propres partisans du Président. Le 25 avril 1993, le Président Habyarimana avait évoqué son souhait de se retirer de la vie publique, à la fin de la période de transition, et demandé que la France puisse alors assurer sa sécurité future et celle de son entourage.

Dans cette période cruciale, à l’exception du FPR, tous les acteurs rwandais appréhendaient le départ du détachement français si celui-ci n’était pas remplacé par une force internationale d’interposition conséquente, dotée des moyens de s’opposer aux extrémistes des deux bords. Cette force, compte tenu de la part active jouée par la France pour contenir l’avancée du FPR, ne pouvait, pour ce dernier, être composée de Français. Les acteurs souhaitaient que l’intervention des Nations Unies décourage toute reprise des combats d’un côté comme de l’autre. M. Boniface Ngulinzira, Ministre des Affaires étrangères, s’était montré particulièrement inquiet des réactions violentes que l’accord d’Arusha avait suscitées dans les milieux extrémistes hutus et appréhendait les conséquences de l’intégration prochaine des combattants du FPR dans l’armée nationale. Il demandait la constitution rapide de la force internationale, non seulement pour accompagner la restructuration de l’armée rwandaise, mais aussi pour assurer la sécurité civile dans l’ensemble du pays, sollicitant ainsi une mise sous tutelle internationale du Rwanda.

En conclusion, M. Georges Martres a estimé qu’en favorisant la signature des accords d’Arusha, la communauté internationale avait posé les bases d’une gestion transitoire difficile mais susceptible d’être conduite par le Président Habyarimana, à condition qu’il soit soutenu et que sa sécurité soit assurée contre les extrémistes. A son avis, ce n’est pas la présence d’un détachement français pendant trois ans qui a provoqué le génocide, mais son remplacement par une force internationale, dont la mission et les moyens n’étaient pas adaptés à la gravité de la situation.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment pouvaient s’expliquer la désorganisation et la faiblesse des FAR, pourtant bénéficiaires d’une assistance technique française. Il a également demandé à l’Ambassadeur Georges Martres son sentiment sur l’offensive des 4 et 5 octobre 1990, et sur les combats dans Kigali, à propos desquels certains observateurs ont parlé de mise en scène destinée à obtenir un renforcement de l’aide militaire française.

 

M. Georges Martres a fait appel à des critères sociologiques pour expliquer la faible combativité des FAR, qu’il n’avait jamais comprise. Les Hutus, inférieurs en valeur militaire, n’étaient pas des soldats et se trouvaient plus portés aux massacres qu’aux combats ouverts, alors que les Tutsis du Général Kagame étaient des guerriers et constituaient une excellente armée. Mais il a reconnu qu’il était difficile pour un Européen de prononcer des jugements dans ce domaine. Il a admis que, s’il y avait eu une mise en scène le 4 octobre 1990, il avait été lui-même abusé. Trois morts avaient été dénombrés à Kigali le 5 octobre 1990 et les dégâts matériels étaient peu importants. C’étaient d’ailleurs les FAR qui avaient tiré sur les troupes françaises. Il a indiqué que l’ambassade de France à Bujumbura, où il se trouvait le 5 octobre, recevait des messages et des télégrammes annonçant, au nom du FPR, un ultimatum et accordant quarante-huit heures aux troupes françaises pour évacuer le pays. Il a reconnu que, compte tenu de ces injonctions, il avait vraiment cru à de violents combats et à une attaque du FPR contre nos soldats. Pourtant, à l’époque, il s’est avéré qu’il n’y avait pas eu de contact à Kigali entre l’armée française et celle du FPR. Le représentant du FPR pour l’Europe, M. Bihozagara, a confirmé dans un entretien à Paris le 13 janvier 1992 que le parti tutsi rwandais n’avait jamais envoyé de messages et que ceux-ci devaient provenir des Tutsis du Burundi et non du FPR, d’autant que Fred Rwigyema venait d’être tué le 2 octobre. Il s’agit donc d’une double intoxication.

 

Le Président Paul Quilès a alors interrogé M. Georges Martres à propos des déclarations qu’il aurait faites qualifiant de " rumeurs " les massacres de mars 1992 dans le Bugesera et de janvier 1991 dans le nord-ouest du Rwanda.

 

M. Georges Martres a affirmé qu’après avoir effectué des recherches dans ses archives, il avait retrouvé le télégramme démontrant qu’il s’était bien associé à la démarche conjointe des ambassadeurs de l’Union européenne auprès du Général Habyarimana après les massacres du Bugesera pour lui demander de faire cesser de telles exactions. Il a reconnu qu’il pouvait avoir parlé de " rumeur " à une occasion avant que les massacres ne soient confirmés car, si les massacres étaient bien réels, les rumeurs étaient constantes. Toutefois, aucun doute n’était permis s’agissant du Bugesera. Un membre de l’ambassade qui s’était rendu sur place a confirmé ces massacres.

 

Le Président Paul Quilès a souhaité avoir copie des télégrammes diplomatiques cités par M. Georges Martres. Il s’est également interrogé sur les raisons expliquant l’absence de livraison des nouvelles cartes d’identité avant avril 1994 alors que le Général Habyarimana avait annoncé, dès le 9 novembre 1990, la suppression de la mention ethnique sur ces cartes. Il a souligné que ce point était d’autant plus important qu’il avait été fait état devant la mission d’information des conséquences de la mention ethnique, qui aurait favorisé le génocide. De plus, il semblerait que le Président Habyarimana ne disait pas les mêmes choses dans ses interventions lorsqu’il s’exprimait en Français et dans la langue locale, et que la suppression de la mention ethnique n’avait pas été annoncée à la radio.

 

M. Georges Martres a préféré que soient vérifiées, par exemple auprès du ministère de la Coopération, les différentes étapes de la commande des nouvelles cartes d’identité, notamment pour savoir si la France avait promis de participer à cette opération, et à quelle date la commande du Gouvernement rwandais avait eu lieu. Il a indiqué que la mention ethnique avait une valeur symbolique qui choquait tout le monde mais que sa suppression aurait été peu efficace pour empêcher le génocide. L’annonce de sa suppression avait provoqué une grande émotion dans les campagnes car les populations craignaient de ne plus savoir qui était Tutsi ou qui était Hutu. C’est pourquoi les préfets avaient dû organiser des campagnes d’information, d’où il ressortait que la suppression de cette mention n’empêcherait pas de savoir qui était Tutsi et qui était Hutu. Ce projet de changement de carte était bien connu puisqu’il suscitait des réactions. Les populations rwandaises semblent toujours savoir qui est Hutu et qui est Tutsi sans avoir besoin de document, malgré les erreurs et les malentendus dus notamment aux enfants issus de mariages mixtes, mais il est difficile d’expliquer comment elles font.

Faisant référence au rapport de fin de mission de l’Ambassadeur Georges Martres et citant un passage sur " le métissage biologique qui s’est accompagné d’un métissage culturel ", M. Bernard Cazeneuve, rapporteur, l’a interrogé sur cette possibilité de distinguer physiquement Hutus et Tutsis : " C’est ainsi que les dignitaires extrémistes hutus recherchent les femmes tutsies qu’ils estiment très belles sauf celles qui ne présentent pas de faciès nilotique ".

Après avoir rappelé les difficultés économiques rencontrées par le Rwanda lors de la mise en oeuvre de la politique d’ajustement structurel et après avoir souligné que la France s’était souvent trouvée seule pour aider financièrement ce pays à affronter les charges de la démocratisation, il a souhaité avoir des précisions sur les fonds exceptionnels accordés à l’Etat rwandais au titre de la coopération en 1990, et s’est interrogé sur la pertinence de l’achat, pour 60 millions de francs, de l’avion présidentiel. Il a demandé quelles avaient été les motivations de l’avenant de 1992 à l’accord de coopération militaire de 1975. En particulier, il a souhaité savoir, d’une part, quelles raisons motivaient l’extension de la coopération aux forces armées rwandaises et non plus seulement à la gendarmerie, d’autre part, ce que recouvrait la réorientation des objectifs de la coopération vers le maintien de l’ordre, la police judiciaire et la formation de la garde présidentielle, enfin s’il y avait une différence de nature entre la formation de jeunes recrues et celle des jeunes officiers prévues dans l’avenant, et en quoi consistait cette formation.

 

M. Georges Martres a affirmé que les traits physiques, c’est-à-dire à la fois la silhouette trapue des Bantous et la silhouette gracile rappelant celle des nomades du Sahel, étaient présents dans tous les Rwandais et reconnaissables dans les familles : il s’agit d’ailleurs d’un mystère de ce peuple où, malgré les métissages biologiques, les traces des origines historiques de ses composantes subsistent.

Il a précisé que l’achat en 1990 d’un Falcon d’occasion pour le Président Habyarimana correspondait au remplacement de la Caravelle très vétuste qui avait été financée par la France, à une époque où le Rwanda n’était pas en guerre contre le FPR. Il a indiqué qu’il s’agissait là d’une pratique courante de coopération consistant à offrir un avion personnel aux Chefs d’Etat africains. Le Président Bongo et vraisemblablement le Maréchal Bokassa ont ainsi reçu des appareils. La France, ayant jugé qu’il lui était difficile de ne pas répondre à cette demande de renouvellement, a acquis un Falcon d’occasion et a fourni le même équipage d’officiers français, ce qui permettait de connaître les déplacements importants du Président rwandais.

M. Georges Martres a indiqué s’être aperçu en 1992 que la coopération militaire destinée à l’armée rwandaise manquait de base juridique explicite puisque l’accord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la gendarmerie. Cet accord n’avait au demeurant rien de mystérieux, ce n’était pas un accord de défense mais un simple accord d’appui en formation et en matériel.

M. Georges Martres a reconnu que c’était probablement lui qui avait suggéré à Paris la signature d’un avenant qui remplacerait le mot " gendarmerie " par les mots " forces armées ". Cette proposition était motivée par la volonté de donner à la coopération militaire une forme juridique qui lui manquait.

M. Georges Martres a souligné que la formation des unités de maintien de l’ordre n’avait pas pour objet de renforcer une quelconque dictature. Il existait des menaces permanentes d’affrontements avec les partis d’opposition, aussi le Président Habyarimana avait-il demandé que des unités de gendarmerie soient formées à contenir les manifestations, comme elles le font habituellement dans les démocraties occidentales.

M. Georges Martres a estimé que la formation de la police judiciaire, qui était encore moins critiquable au regard de la morale, s’est soldée par un échec. Au cours des années 1992-1993, le Rwanda a connu de nombreux attentats dont les auteurs demeuraient introuvables. En conséquence, il a été proposé au Président Habyarimana, qui a accepté, de former la police judiciaire rwandaise pour constituer une brigade d’enquête. L’expérience, selon M. Georges Martres, s’est révélée assez décevante car cette formation n’a pas permis de recueillir davantage d’informations sur les origines des attentats. La cause en est à rechercher non pas dans la qualité des formateurs, qui était grande, mais probablement dans les problèmes linguistiques, le kinyarwanda n’étant pratiquement pas parlé par les Français.

M. Georges Martres a fait valoir que la formation de la garde présidentielle à laquelle étaient affectés un ou deux officiers, n’avait pas pour objet de former des escadrons de la mort, mais au contraire de rendre cette garde plus humaine et plus disciplinée. Toutefois, estimant que les rumeurs qui couraient sur la garde présidentielle pouvaient devenir préjudiciables à la fois à l’image de la France et à l’honneur des officiers, M. Georges Martres a indiqué avoir envoyé un télégramme à Paris, resté sans réponse, suggérant que l’on mette un terme à cette formation.

M. Georges Martres a évoqué la formation de jeunes recrues rwandaises, par quarante-sept assistants techniques français, dans un camp situé entre Ruhengeri et Gisenyi, et a souligné qu’il s’agissait de former des soldats et non des criminels. L’objectif était de dynamiser une armée rwandaise qui avait manifesté plus d’activité dans les massacres que dans les combats.

 

M. François Lamy a demandé à M. Georges Martres de confirmer l’information donnée par M. François Léotard selon laquelle il y aurait eu des soldats ougandais dans les troupes du FPR.

Il a souhaité savoir s’il y avait une gestion directe du dossier rwandais par l’Elysée et, dans l’affirmative, si une telle situation était de pratique courante.

 

M. Georges Martres a confirmé qu’il y avait à l’évidence des soldats ougandais dans l’armée du FPR et que les premières troupes qui ont envahi le Rwanda étaient composées de Rwandais enrôlés dans l’armée ougandaise. Il a précisé qu’il avait lui-même eu sous les yeux des cartes d’identité, des armes ou des rapports ougandais. En revanche, il a déclaré ignorer la proportion d’Ougandais autres que des Tutsis d’origine rwandaise qui ont continué à affluer dans les troupes du FPR après les événements, même si le Gouvernement rwandais avait tendance à insister sur cette présence.

M. Georges Martres a déclaré s’être rendu compte assez rapidement, dès le début des événements, qu’il y avait un intérêt particulier de l’Elysée pour ce qui se passait au Rwanda. Il en résultait une plus grande efficacité dans la prise des décisions au jour le jour. Le Chef d’état-major particulier du Président de la République jouait le rôle d’élément centralisateur, ce qui avait pour conséquence d’éviter que le processus de décision, en cas de crise, ne s’enlise entre le ministère des Affaires étrangères, le ministère de la Coopération et divers services du ministère de la Défense. Il en résultait ce que M. Georges Martres a qualifié de " situation de confort " : M. Georges Martres lui-même a souligné qu’il avait pris l’habitude, au vu de la façon dont les décisions étaient adoptées, de communiquer tout ce qu’il faisait à la Présidence de la République.

 

M. Pierre Brana a demandé des précisions sur la formation des troupes rwandaises et si ces troupes étaient composées uniquement de Hutus.

 

M. Georges Martres a répondu que les Français participaient à la fois à la formation des officiers et des troupes de base et que les uns et les autres étaient bien sûr des Hutus parce que l’armée n’était constituée pratiquement que de Hutus.

 

M. Pierre Brana a fait état d’informations selon lesquelles des officiers français auraient conduit ou assisté sinon participé à des interrogatoires de combattants du FPR.

 

M. Georges Martres a contesté que des officiers français aient pu conduire des interrogatoires mais a admis qu’il arrivait que ceux-ci se rendent dans les locaux où étaient détenus des officiers du FPR, le plus souvent ougandais, dans le but d’obtenir des renseignements concernant justement la part que prenaient les Ougandais dans l’offensive du FPR.

 

M. Pierre Brana a demandé des informations sur un éventuel hélicoptère de combat destiné, lors de l’opération Noroît, à neutraliser les colonnes ennemies.

 

M. Georges Martres a relevé qu’un hélicoptère de combat de l’armée rwandaise avait, le 4 ou 5 octobre 1990, détruit une dizaine de véhicules du FPR et quatre ou cinq camions contenant de l’essence et que, selon les comptes rendus des militaires français, cette opération avait été menée par un pilote rwandais, même si ce pilote avait été formé par les Français. L’officier instructeur était d’ailleurs assez fier du succès de son élève.

 

M. Pierre Brana a demandé à M. Georges Martres s’il avait effectivement envoyé dès les premiers jours d’octobre 1990 des télégrammes mentionnant la possibilité de massacres à grande échelle.

 

M. Georges Martres a déclaré ne pas se souvenir s’il avait utilisé l’expression de " massacres à grande échelle " mais qu’il avait attiré l’attention de ses correspondants sur les risques de violences ethniques.

M. Georges Martres a souligné qu’il s’était constamment demandé si, en cas de retrait des troupes françaises, des massacres se produiraient. Si l’on répondait par la négative à cette question, il n’y avait aucune raison que la France intervînt au Rwanda. Kagame ou Habyarimana, quelle importance ? Souvent Paris interrogeait son ambassadeur sur les conséquences d’un départ des forces françaises et M. Georges Martres avait toujours répondu que, dans cette hypothèse, il y aurait à coup sûr des violences ethniques. Il a constaté que les événements qui se sont produits après son départ ont validé a posteriori ses appréciations de l’époque.

 

M. Guy-Michel Chauveau a demandé quelles étaient les relations entre la famille du Président Habyarimana et les extrémistes hutus.

 

M. Georges Martres a estimé que ces relations étaient bien mystérieuses. L’entourage du Président Habyarimana, appelé l’Akazu, est souvent décrit comme le noyau de l’extrémisme. Cet Akazu était prétendument dirigé par le Colonel Sagatwa, secrétaire particulier du Président et cousin de Mme Habyarimana. Le Colonel Sagatwa a trouvé la mort dans l’attentat contre l’avion présidentiel. En conséquence, si l’on admet que ce sont les extrémistes qui ont organisé cet attentat, il faut également supposer que ceux-ci ont délibérément tué leur chef et certains de leurs amis.

 

Le Président Paul Quilès a demandé si la présence du Colonel Sagatwa dans l’avion présidentiel rendait improbable pour M. Georges Martres l’hypothèse d’un attentat organisé par les extrémistes hutus.

 

M. Georges Martres a répondu que tel était son sentiment, sauf si le Colonel Sagatwa avait trahi la cause des extrémistes. Il s’est dit très perplexe et impressionné face aux déclarations de M. Filip Reyntjens parlant de l’utilisation d’un missile français. Il a déclaré qu’en 1994, jamais la thèse des extrémistes hutus ne lui serait venue à l’esprit. En revanche, il savait que le FPR possédait, au moins depuis 1990, des lance-missiles anti-aériens -le FPR avait d’ailleurs abattu en octobre 1990 un avion de l’armée rwandaise ainsi qu’un hélicoptère rwandais- et des missiles SAM-16, du type de celui utilisé pour l’attentat, qui ont été retrouvés dans le parc national de l’Akagera et rapportés par nos militaires en 1990 ou 1991. Par ailleurs, il a estimé peu probable qu’il y eût, lorsqu’il a quitté le Rwanda, un membre des FAR sachant utiliser un lance-missiles. La France n’avait jamais accordé ce type d’assistance à l’armée rwandaise ; elle ne lui avait pas fourni de missile sol-air puisque le FPR ne disposait d’aucune aviation. Les seuls missiles donnés par la France furent des engins Milan, sol-sol, qui n’ont d’ailleurs jamais servi. En conséquence, retenir la responsabilité des extrémistes hutus, qui avaient déjà bien du mal à tirer au mortier et au canon, reviendrait à admettre qu’ils aient bénéficié d’une assistance européenne pour l’attentat. Ce serait là un point crucial à éclaircir.

Selon M. Georges Martres, les responsabilités seraient davantage à rechercher du côté du FPR qui, somme toute, au terme d’un génocide qui a fait plus de 850 000 morts, a réussi à revenir au pouvoir.

 

M. Jean-Bernard Raimond a demandé à M. Georges Martres si, personnellement, il était en mesure de distinguer un Tutsi d’un Hutu et l’a interrogé, par ailleurs, sur les autorités qu’il était amené à rencontrer lors de ses séjours à Paris, en dehors du directeur des Affaires africaines du Quai d’Orsay, notamment à l’Elysée.

 

M. Georges Martres a répondu que, dans certains cas, il était possible de reconnaître des Hutus ou des Tutsis, notamment en raison de la très grande taille de ces derniers, mais qu’il n’était pas possible pour autant de se prononcer systématiquement. Il a indiqué qu’avant les événements, le Rwanda ne suscitant guère d’intérêt, il voyait uniquement des membres de la direction des Affaires africaines et malgaches ; après les événements, outre ses correspondants habituels au Quai d’Orsay, il rencontrait à l’Elysée M. Jean-Christophe Mitterrand puis son successeur, M. Bruno Delaye, parfois le Secrétaire général du Quai d’Orsay et le Ministre de la Coopération, mais non le Ministre des Affaires étrangères.

 

M. Jacques Myard a souhaité savoir si M. Georges Martres avait éprouvé le besoin de réagir pour démentir les propos tenus par la presse à son sujet.

 

M. Georges Martres a estimé qu’il s’était donné pour principe de n’accorder aucun entretien aux journalistes et de ne pas exercer de droit de réponse considérant qu’il ne fallait pas tomber dans le piège médiatique et que mieux valait garder le silence.

 

M. Jean-Claude Decagny a rappelé que le déploiement de nos forces en 1990 dans le cadre de l’opération Noroît n’avait fait l’objet, semble-t-il, d’aucune concertation avec le gouvernement de l’époque et a demandé si, parmi les quatre compagnies présentes au Rwanda en 1993, des soldats français avaient participé aux combats. Il s’est étonné que ni le Chef du Gouvernement, ni le Ministre des Affaires étrangères n’aient été cités comme ayant rencontré le Président Habyarimana et a souhaité savoir à qui M. Georges Martres rendait compte des événements qui survenaient au Rwanda.

 

M. Georges Martres a déclaré que les forces françaises du détachement Noroît n’avaient participé à aucun engagement mais que l’on pouvait toujours s’interroger sur le point de savoir si les assistants techniques, lorsqu’ils dispensent des formations ou jouent un rôle actif et proche de conseil de l’état-major, participent aux combats même s’ils ne combattent pas directement. Nos assistants techniques n’ont pas participé aux combats en ce sens qu’ils n’ont pas directement combattu mais ils ont joué un rôle actif de conseil qui peut être considéré comme très proche d’une participation aux combats.

Il a admis que ni le Ministre des Affaires étrangères, ni le Chef du Gouvernement n’ont eu la volonté personnelle d’intervenir dans le conflit et qu’aucune audience ne leur avait été demandée par le Président Habyarimana. Mais il a précisé que M. Roland Dumas avait rencontré le Président Habyarimana lorsque celui-ci avait été reçu par le Président François Mitterrand. Il a indiqué que, très normalement, il avait rendu compte au Quai d’Orsay de la situation au Rwanda.

 

M. Michel Voisin a demandé si les troupes du FPR, outre les militaires ougandais, comportaient des effectifs d’autres nationalités.

 

M. Georges Martres a dit ne disposer d’aucune preuve, en ce domaine, même si les services rwandais affirmaient qu’il y avait des mercenaires parmi les troupes du FPR.

 

M. Didier Boulaud s’est interrogé sur les missiles sol-air appartenant au FPR, qui ont été trouvés par des militaires français. Il a demandé où étaient désormais ces missiles.

 

M. Georges Martres a affirmé n’avoir vu qu’un seul missile et ne pas avoir de réponse concernant l’endroit où il se trouve. Il a suggéré de poser la question aux attachés militaires français et a supposé que ce missile avait été rendu aux FAR.

 

Audition de M. Jean-Christophe MITTERRAND

Conseiller à la présidence de la République (1986-1992)

(séance du 22 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a tout d’abord rappelé que M. Jean-Christophe Mitterrand, ancien Conseiller à la Présidence de la République de 1986 à 1992, avait rencontré à diverses reprises le Président Habyarimana et d’autres personnalités rwandaises, en particulier au cours des années 1990 et 1992, marquées à la fois par le déclenchement de la guerre entre les autorités régulières et le FPR et par l’instauration du multipartisme.

Précisant qu’il avait occupé ses fonctions à la présidence de la République jusqu’en septembre 1992 et qu’il ne pourrait parler que de la période 1990-1992, M. Jean-Christophe Mitterrand a ensuite remercié la mission pour l’occasion qui lui était offerte de démentir les allégations mensongères, voire diffamantes, dont il a été l’objet et a déploré que ces contrevérités n’aient fait que rendre plus difficile une saine compréhension des événements du Rwanda. Il a souligné que les conseillers chargés des affaires africaines à la présidence de la République avaient pour seul rôle d’informer le Président de la République, d’effectuer les missions qu’il jugeait utiles, de répondre à ses questions et de nourrir ses réflexions. Il a démenti la rumeur selon laquelle il connaissait le fils du Président Habyarimana et celle encore plus insensée qui le disait propriétaire d’hectares de haschich.

Après avoir affirmé que la situation des populations tutsies réfugiées en Ouganda avait constitué la " mèche retard " du déclenchement de ce dramatique conflit, il a indiqué qu’à la suite des combats politiques et interethniques survenus au Rwanda comme au Burundi, avant et après l’indépendance de ces deux pays, des centaines de milliers de réfugiés tutsis s’étaient retrouvés dans une situation très précaire et que les jeunes de la seconde génération, qui s’étaient engagés dans les troupes de Yoweri Museveni, avaient facilité sa prise du pouvoir à Kampala contre le Président Obote. Les principaux compagnons d’armes du Président Museveni, comme le Général Fred Rwigyema ou M. Paul Kagame occupaient des postes importants dans l’armée ougandaise. Parallèlement, un petit groupe de réfugiés, qui constituera le FPR, ne renonce pas à l’idée d’un retour au Rwanda, même par la force s’il le faut. Lorsque le Président Museveni, pour des raisons de politique intérieure, est obligé d’écarter de l’armée les Tutsis d’origine rwandaise, ces derniers, ayant toujours vécu en Ouganda, ont désormais le sentiment d’être des apatrides et vont rejoindre le parti FPR, né dans les camps de réfugiés, en lui donnant une capacité militaire inattendue qui permettra l’attaque d’octobre 1990.

Présentant la situation intérieure du Rwanda au même moment, M. Jean-Christophe Mitterrand a alors fait part de deux paradoxes. D’une part, les Tutsis du Rwanda paraissent mieux traités par le Général Habyarimana que par les régimes hutus précédents, malgré une forte discrimination dans l’armée, la politique ou l’administration, ce que confirme M. Gérard Prunier qui, dans son ouvrage Rwanda, histoire d’un génocide, souligne que le Président Habyarimana préfère des Tutsis prospères à des hommes d’affaires hutus corrompus. D’autre part, l’opposition démocrate intérieure hutue qui s’oppose au régime du Général Habyarimana ne s’est pas alliée au FPR, démontrant à nouveau la complexité de la situation politique au Rwanda. Le FPR est d’ailleurs décrit par le MDR comme " une branche armée de réfugiés rwandais féodaux revanchards ".

Abordant la chronologie de l’action de la France en 1990, M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué que le Président Habyarimana s’était rendu à Paris en avril et qu’après le discours de La Baule, il avait été le seul Président africain à réagir positivement, en proclamant, le 5 juillet 1990, la nécessité de réformes constitutionnelles, fondées sur l’instauration du multipartisme. Le 1er octobre 1990, les troupes du FPR avaient attaqué le Rwanda en franchissant la frontière à partir du sud de l’Ouganda. A leur tête se trouvait le Général Fred Rwigyema, ancien Chef d’état-major et Ministre de la Défense du Président ougandais. Le 4 octobre 1990, l’arrivée, dans le cadre de l’opération Noroît, du premier détachement de 150 soldats français chargés d’assurer la sécurité de nos ressortissants, avait permis d’en évacuer un certain nombre, la majorité d’entre eux ayant cependant refusé de partir. L’offensive du FPR avait été arrêtée en octobre par les FAR soutenues par environ 1 500 soldats zaïrois, dont le comportement répréhensible avait d’ailleurs provoqué le mécontentement des populations et leur départ rapide du Rwanda. De nombreuses arrestations avaient concerné à cette époque près de 5 000 personnes et s’étaient réalisées dans la plus grande confusion.

M. Jean-Christophe Mitterrand a alors fait état d’une note qu’il avait rédigée à l’attention du Président de la République, le 16 octobre 1990, pour présenter les demandes militaires que formulait le Président rwandais, attendu le 18 octobre à Paris. Après avoir lu un passage de cette note ainsi rédigé : " des livraisons minimum permettraient à l’armée rwandaise de garder un statu quo sur le terrain avec un risque d’effondrement si la guerre dure trop longtemps. Un flux logistique sérieux permettrait au Président Habyarimana de marquer des points militaires décisifs afin qu’il puisse négocier en position confortable ", il a rappelé qu’à ce moment là, le FPR contrôlait une partie du nord-est du Rwanda et que, pour la communauté internationale, il s’agissait d’une invasion étrangère, car soutenue par l’armée ougandaise. Puis, il a repris sa lecture en lisant l’extrait suivant : " cette aide autoriserait la France à demander avec plus de force le respect des droits de l’homme et une ouverture démocratique rapide une fois le calme revenu. "

Il a indiqué que cette note traitait de la situation sur le terrain, de l’échec de la tentative de médiation du Premier Ministre belge, ainsi que d’informations, confirmées par la DGSE, relatives à la présence d’agents libyens aux côtés du FPR.

M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que, le 18 octobre 1990, dans la note d’entretien avec le Président Habyarimana, rédigée à partir des contributions du ministère des Affaires étrangères, de la Coopération et de la Défense, l’Ambassadeur Claude Arnaud, qui en est le signataire, estime qu’il est bon de rappeler que la mission exclusive de Noroît a été d’assurer la sécurité et la protection de nos ressortissants mais qu’il n’est pas douteux que la seule présence de ce contingent ait fortement consolidé, à ce moment critique, la position du Président Habyarimana. M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé qu’une deuxième compagnie de 150 hommes avait été envoyée à Kigali par la suite. S’agissant de munitions, la France avait répondu favorablement et immédiatement, en livrant notamment des roquettes pour les hélicoptères Gazelle le 18 octobre, les demandes de matériels considérées comme moins urgentes ayant été examinées en fonction de la situation militaire et des disponibilités. Il est à noter que le Rwanda disposait de cinq hélicoptères Gazelle armés dont la maintenance était effectuée par nos coopérants militaires. Toujours d’après la même note d’entretien, M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué que " d’après des informations de source ougandaise, le Président Habyarimana avait accepté hier (17 octobre 1990), lors d’une rencontre en Tanzanie, avec ses collègues tanzaniens et ougandais la proclamation d’un cessez-le-feu, une rencontre avec les représentants du Front patriotique rwandais et le principe du droit au retour des réfugiés. Si ces informations étaient exactes, un grand pas serait fait dans la voie d’une solution du problème ". En post-scriptum, il était suggéré le retrait d’une de nos deux compagnies, après l’acceptation du cessez-le-feu par les deux parties le 19 octobre. M. Jean-Christophe Mitterrand a déclaré qu’il avait établi à l’attention du Président de la République une note indiquant que la situation au Rwanda était influencée par la position dans ce conflit des pays voisins et qu’une concertation régionale entre les différents pays de la zone constituait le seul moyen de stabiliser la situation. Il ajoutait dans sa note : " notre présence militaire au Rwanda risque donc de perdurer aussi longtemps qu’une solution politique n’aura pu être trouvée" M. Jean-Christophe Mitterrand a alors précisé que le Président de la République avait, en marge, commenté négativement cette solution mais qu’il avait en revanche approuvé le principe d’une mission, qui sera effectuée par le Ministre de la Coopération, M. Jacques Pelletier, du 6 au 8 novembre 1990 au Rwanda, en Ouganda, au Kenya, en Tanzanie, au Burundi et au Zaïre, afin de marquer notre appui à l’ouverture d’un dialogue régional, permettant de dégager une solution au conflit acceptable par tous et qui était déjà réclamé par les Présidents Museveni et Habyarimana. Les rencontres avaient eu lieu avec tous les Chefs d’Etat et les Ministres des Affaires étrangères et des contacts avaient même été pris avec des membres du FPR à Kampala. L’accent avait été mis sur l’arrêt du conflit armé, le règlement de la question des réfugiés et l’engagement de certains pays à ne pas favoriser la guerre. Il a souligné que tous les participants avaient donné leur accord pour une conférence sous l’égide de l’OUA et du HCR, avec soutien technique et financier de l’Union européenne, de la France et de la Belgique. Au Rwanda en outre, l’engagement portait sur la fin des arrestations, la libération des personnes arbitrairement arrêtées et la mise en place de la modernisation institutionnelle annoncée en juillet 1990 : multipartisme, respect des droits de l’homme, organisation d’élections. La France avait également insisté sur la nécessité de rayer la mention ethnique sur les cartes d’identité et sur le problème des réfugiés. Suite aux pressions diplomatiques, 3 500 prisonniers avaient été libérés le 15 novembre 1990, soit environ deux tiers des personnes arrêtées lors des attaques du mois d’octobre. M. Jean-Christophe Mitterrand a fait alors état de l’analyse de l’Ambassadeur de France, M. Georges Martres, qui estimait, en novembre 1990, que le Président Habyarimana n’était plus guère menacé par le FPR, dont l’action s’essoufflait, mais par l’opposition d’une partie de son propre entourage hutu violemment hostile à la démocratisation du système politique réclamée par la France et les occidentaux. L’Ambassadeur considérait alors que, dans l’intérêt du pays, il était souhaitable que le Président Habyarimana arrive à trouver un juste équilibre entre ces forces contraires.

M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que le 28 décembre 1990 avait vu la publication au Rwanda de l’avant-projet de charte politique nationale recommandant le multipartisme et la création d’un poste de Premier Ministre et que la France semblait alors récolter le fruit de ses efforts, six mois après le discours de La Baule.

Décrivant la situation diplomatique en décembre 1990-janvier 1991 dans la région, il a indiqué que plusieurs motifs étaient venus freiner, dès décembre 1990, l’amorce des négociations : la rivalité zaïro-tanzanienne pour avoir le rôle de chef de file des négociations dans la région, les demandes préalables exorbitantes du FPR exigeant sa reconnaissance officielle comme mouvement armé, son intégration dans les forces armées rwandaises, la proclamation d’une amnistie et le partage immédiat du pouvoir, l’impossibilité par conséquent pour le Président Habyarimana d’engager un dialogue direct entre les parties, le penchant malheureux du Gouvernement de Kigali de se reposer sur ses voisins pour régler la question des réfugiés, le peu d’empressement du Président Museveni à rencontrer ses voisins en raison de l’engagement des Ougandais auprès du FPR et enfin la crainte du Président de la Tanzanie, hôte de la conférence, de ne pouvoir faire aboutir les négociations.

M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé qu’il avait reçu, le 6 janvier 1991 à Paris, à leur demande et très confidentiellement, une délégation du FPR, conduite par Pasteur Bizimungu, actuel Président du Rwanda, qui sollicitait de la France une action diplomatique pour tenter d’infléchir l’attitude jugée trop dure du Gouvernement rwandais à l’égard de son mouvement dans le cadre des négociations qui viennent d’être évoquées.

Au nord-ouest, le raid du FPR sur Ruhengeri le 23 janvier 1991 et l’occupation pendant vingt-quatre heures de cette capitale des dirigeants hutus au pouvoir et du Président avait créé un choc psychologique et marqué un infléchissement important dans la tactique du FPR puisqu’à des attaques frontales se substituaient des actions de guérilla bien préparées militairement et caractérisées notamment par leurs aspects psychologiques. Cette nouvelle stratégie avait eu pour effet de favoriser l’émergence des tendances extrémistes hutues exploitant les rumeurs de coup d’Etat et trouvant dans ce climat de guerre un terrain propice à la propagation de leurs thèses et aux dénonciations sans preuve. Ces extrémistes effectuaient un travail de sape du régime en place en s’attaquant ouvertement, par l’intermédiaire de leur journal Kangura, aux proches du Président avant de s’en prendre au Président lui-même. Lors de l’attaque de Ruhengeri, une partie du dispositif Noroît avait été mobilisée pour protéger et rapatrier les nationaux français présents dans cette région ; cette opération s’était déroulée de façon exemplaire, sans difficultés particulières et sans qu’aucun coup de feu n’ait été échangé.

Le 30 janvier 1991, le Président de la République s’était adressé par écrit au Président Habyarimana pour lui faire part de ses préoccupations quant à l’avenir de la paix dans la région des Grands Lacs, menacée par la poursuite d’actions militaires, et pour l’assurer du soutien de la France pour trouver une solution pacifique. Dans ce courrier, le Président de la République rappelait également les objectifs de la mission effectuée par M. Jacques Pelletier, exprimant la nécessité de trouver une solution durable, dans le cadre d’une négociation menée dans un esprit d’ouverture et de dialogue. Trois conditions lui paraissaient indispensables : la non-ingérence directe ou indirecte, y compris militaire, des pays voisins dans la politique intérieure rwandaise, l’ouverture d’un dialogue national pour favoriser tant la réconciliation nationale que l’avènement d’un Etat de droit respectueux des droits de l’homme, et le règlement de la question des réfugiés avec, sous les auspices de l’OUA, du HCR et des Etats concernés, la tenue d’une conférence régionale sur le sujet. Il informait enfin le Président Habyarimana de sa décision de maintenir, pour une durée limitée au développement de la situation, la compagnie militaire française envoyée en octobre 1990 et chargée d’assurer la sécurité et la protection des ressortissants français. En février 1991, la déclaration officielle adoptée au sommet de Dar Es-Salam prévoyait une solution durable du problème des réfugiés rwandais.

Dans le courant du mois de mars 1991, la coopération française mettait en place un détachement d’assistance militaire et d’instruction, le DAMI, dans le cadre de l’accord de coopération de 1975.

Le Président de la République devait rencontrer à nouveau le Président Habyarimana le 3 avril 1991. Dans la note d’entretien élaborée à cet effet par M. Gilles Vidal, chargé de mission à la présidence de la République, il était précisé que cette visite intervenait à un moment crucial pour l’évolution intérieure du Rwanda et que désormais, soit la logique de paix prévalait et, parallèlement le processus de démocratisation annoncé le 4 août 1990 par le Président rwandais s’engageait, soit la région risquait de s’installer dans une logique de guerre civile. Cette note précisait par ailleurs que de nombreux motifs d’inquiétude subsistaient : les réticences du Gouvernement rwandais à accepter la logique du cessez-le-feu, les autorités de Kigali redoutant que l’on fasse du FPR un interlocuteur privilégié, l’attentisme du FPR qui, campant sur ses positions maximalistes -création d’un gouvernement d’union nationale et intégration de ses troupes dans l’armée rwandaise- rendait inacceptables ses demandes par les autorités de Kigali, les retards dans la mise en place du groupe d’observateurs de l’OUA, le manque de marge de manoeuvre du Président Habyarimana qui devait composer avec les milieux extrémistes hutus très représentés dans l’armée et dans son entourage. M. Gilles Vidal indiquait également que le Président rwandais ne manquerait vraisemblablement pas de solliciter de nouvelles aides militaires. Il conviendrait alors de rappeler la présence active de nos coopérants militaires et la fourniture régulière de munitions tout en précisant que notre soutien ne saurait, en tout état de cause, aller contre les engagements réciproques pris par les deux parties lors de la signature, sous l’égide du Président Mobutu, de l’accord de cessez-le-feu du 29 mars 1991. Il était aussi indiqué que le Président Habyarimana devait être encouragé à la modération et informé, compte tenu de l’avantage certain des troupes rwandaises sur le terrain, d’un retrait prochain du détachement Noroît, suggéré par le Ministre de la Défense, M. Pierre Joxe, et l’état-major particulier du Président, la mission de ce détachement devenant caduque avec l’entrée en vigueur du cessez-le-feu. Le Président Habyarimana devait être incité à améliorer les rapports du Rwanda avec ses voisins en abordant notamment la question du nécessaire retour au pays des réfugiés qui le souhaiteraient, ce qui rendrait plus efficaces les efforts déjà déployés par la France.

Par ailleurs, le Rwanda, confronté à une grave crise économique, avait signé, en 1991, des accords d’ajustements structurels avec le FMI, la Banque Mondiale et les pays donateurs. Il était prévu qu’il recevrait dans ce cadre les aides suivantes au cours de l’année de la signature des accords : Allemagne (120 millions de francs), Belgique (64 millions de francs), Caisse française de coopération (70 millions de francs), Etats-Unis (120 millions de francs), FMI (200 millions de francs en plusieurs versements), soit, pour l’année 1991, plus de 570 millions de francs d’aides civiles malgré la guerre.

Sur le plan politique, l’adoption d’une nouvelle constitution rwandaise, le 10 juin 1991, avait instauré le multipartisme et permis la création d’un poste de Premier Ministre.

Les 18 et 19 juillet 1991, M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches, se rendait à Kigali pour une réunion des ambassadeurs de France des pays concernés et y rencontrait le Président Habyarimana. Dans une note qu’il avait établie à cette occasion, il reprenait les thèmes déjà mentionnés à plusieurs reprises : les modalités d’une action en faveur des réfugiés, la nécessité d’encourager la libéralisation politique au Rwanda, le soutien de la France à la réconciliation nationale, la relance de l’action diplomatique de la France dans cette région.

M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que, le 14 août 1991, des rencontres avaient été organisées à Paris entre les Ministres des Affaires étrangères rwandais et ougandais et que, le 21 septembre 1991, avait eu lieu une réunion entre M. Paul Dijoud et M. Paul Kagame à laquelle il avait participé. Le compte rendu adressé aux ambassadeurs français des pays concernés précisait qu’il convenait d’associer le FPR à la recherche d’une solution négociée, de lui faire partager la vision réconciliatrice de la France et de dissiper tout malentendu concernant la mission des soldats français stationnés au Rwanda. Il était également indiqué que le Major Kagame n’avait pas caché sa satisfaction d’être reçu par les autorités françaises, dans la mesure où il estimait jusqu’alors que la politique française au Rwanda se caractérisait pas un certain déséquilibre et qu’il se félicitait de l’occasion qui lui était donnée d’apporter un éclairage différent sur la crise rwandaise, tout en déplorant certains aspects de notre coopération avec Kigali qui pourraient laisser penser au Président Habyarimana qu’une solution militaire était possible. Il s’était enfin déclaré ouvert à toute initiative de notre part pour mettre en oeuvre un processus de règlement négocié. En conclusion, il était demandé aux ambassadeurs à Kigali et Kampala de prendre contact avec les Ministres des Affaires étrangères rwandais et les responsables du FPR en vue d’organiser à Paris des rencontres confidentielles, dont la tenue paraissait souhaitable.

Ces rencontres avaient eu lieu les 23 et 25 octobre 1991 et 14 et 15 janvier 1992. M. Jean-Christophe Mitterrand, qui n’était pas présent, a indiqué, sous réserve de confirmation, que l’une d’entre elles avait dû être présidée par M. Herman Cohen, sous-secrétaire d’Etat américain, chargé des affaires africaines.

Le 31 décembre 1991 était formé un " gouvernement de coalition " qui ne comprenait, du fait du refus de participation des trois principaux partis d’opposition, qu’un seul Ministre n’appartenant pas au MRND du Président Habyarimana.

La création de la Coalition pour la défense de la République (CDR) en mars 1992, au moment des massacres de Tutsis dans le Bugesera, traduisait la radicalisation affichée du sentiment anti-Tutsi.

Enfin, la signature, le 13 mars 1992, du " protocole d’entente entre les partis politiques " appelés à participer au gouvernement de transition avait permis la nomination de M. Dismas Nsengiyaremye, membre du MDR, principal mouvement d’opposition, comme Premier Ministre.

M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé qu’à partir du mois de mars 1992, il s’apprêtait à quitter ses fonctions à la présidence de la République et qu’il n’était donc pas en mesure de donner des informations utiles sur la suite des événements. Il a toutefois fait observer que, si l’on voulait mesurer objectivement l’action de la France, force était de constater que le Président de la République n’avait pas ménagé ses efforts pour faire évoluer le régime du Président Habyarimana vers le multipartisme et la démocratie, faire respecter les droits de l’homme et oeuvrer pour la paix. Il a estimé que peu d’autres pays pouvaient faire état d’un tel bilan.

 

Le Président Paul Quilès a remercié M. Jean-Christophe Mitterrand pour son exposé très minutieux et lui a demandé son opinion sur l’offensive menée par le FPR en octobre 1990 à partir de l’Ouganda. La menace du FPR, selon lui, avait-elle été surestimée ? Y avait-t-il eu une politique d’intoxication sur l’importance de cette attaque afin d’obtenir plus facilement l’aide de la France ?

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu qu’il n’en savait rien mais que la rapidité et la profondeur de la percée des troupes du FPR tendaient à montrer que celles-ci étaient suffisamment nombreuses, même s’il fallait prendre en compte la faiblesse traditionnelle de l’armée rwandaise. Il a demandé au Président Paul Quilès qui était visé par l’accusation d’intoxication, Kigali ou Paris.

 

Le Président Paul Quilès a précisé que ces accusations d’intoxication avaient été portées à la fois contre le Gouvernement de Kigali et certains milieux tutsis, qui pouvaient trouver un intérêt à surestimer les moyens d’intervention du FPR.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que le FPR bénéficiait du soutien logistique de l’armée ougandaise, dont étaient issus ses chefs. Il a déclaré ne rien savoir de l’implication éventuelle du Président Museveni dans la préparation de l’attaque du FPR, ajoutant que l’attitude de celui-ci avait varié selon les périodes.

M. Jean-Christophe Mitterrand a fait remarquer que, intoxication ou pas, seul avait été envoyé un détachement de 150 hommes qui n’était pas au demeurant une unité destinée à combattre le FPR mais à protéger les Français.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que le Président Habyarimana avait pourtant demandé que la France s’engage plus avant dans les combats.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la France avait toujours refusé de donner suite à cette demande et a répété qu’elle n’avait cédé à aucune intoxication.

 

M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir si, dans le cadre des missions qui lui étaient confiées par le Président de la République, M. Jean-Christophe Mitterrand recevait des instructions élaborées en liaison avec les ministères des Affaires étrangères et de la Coopération, et si un compte rendu de ces missions était adressé à l’ensemble des acteurs de la politique extérieure française.

M. Jean-Bernard Raimond a également exprimé sa surprise que le nom du Ministre des Affaires étrangères n’ait jamais été cité par M. Jean-Christophe Mitterrand.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu qu’il n’avait pratiquement aucune relation directe avec le Ministre des Affaires étrangères et que son interlocuteur habituel au Quai d’Orsay, son alter ego, était M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches. Il a précisé qu’il avait de nombreux contacts, en revanche, avec le ministère de la Coopération.

En ce qui concerne les missions qui lui ont été confiées de 1982 à 1992, M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que toutes, sauf une, qui ne concernait d’ailleurs pas le Rwanda, avaient été préparées avec la collaboration des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération. Il a expliqué que ces missions, qui consistaient le plus souvent à remettre un message du Président de la République ou à expliquer une situation, n’étaient en rien secrètes : il logeait à la résidence de l’ambassadeur et ce dernier, sauf exceptions, assistait aux entretiens.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission d’information auditionnerait les Ministres des Affaires étrangères et de la Coopération de cette période.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé qui donnait l’impulsion, de l’Elysée, du Quai d’Orsay ou de la Rue Monsieur, en matière de politique africaine, et, plus précisément, en ce qui concerne les relations diplomatiques, la politique de développement et la coopération militaire et qui, du Président de la République, du Ministre des Affaires étrangères ou du Ministre de la Coopération, prenait la décision de débloquer des fonds, en cas de crise, pour rendre plus supportable une politique d’ajustement structurel.

Il a souhaité connaître le sentiment de M. Jean-Christophe Mitterrand sur le jugement exprimé par M. Edouard Balladur, selon lequel il y aurait eu un infléchissement de la politique suivie par la France au Rwanda en mars 1993, matérialisé par le retrait du dispositif militaire français. La note de M. Georges Vidal au Président de la République en date d’avril 1991 semblerait montrer au contraire que ce retrait avait été prévu dès cette époque, ce qui plaide plus pour une logique de continuité que de rupture.

M. Bernard Cazeneuve a également souhaité savoir si M. Jean-Christophe Mitterrand estimait que l’ensemble des aides apportées au Rwanda avait satisfait en tous points aux principes posés par le Président de la République lors de son discours de La Baule en 1990.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que le retrait des troupes françaises avait été la conséquence des accords d’Arusha et qu’auparavant la politique constante du Gouvernement français avait été de retirer une partie des troupes dès lors qu’il y avait accord de cessez-le-feu ou début de négociations. Les troupes françaises n’étaient pas au Rwanda pour y rester. L’objectif était de faire pression sur le Président Habyarimana pour qu’il s’engage dans la voie des négociations et ne cède en rien aux extrémistes, malgré les menaces dont il pouvait être l’objet.

M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé la politique de la France, constamment réaffirmée pendant la période considérée, qui voulait que les troupes françaises ne soient pas présentes de façon durable et a fortiori encore moins présentes pour participer directement aux combats.

La détermination de notre politique africaine ne dépendait pas de l’équipe de l’Elysée qui, d’ailleurs, n’a pas d’existence juridique mais qui est chargée de représenter le Président de la République et, dans certains cas, de faire passer des messages. S’agissant de l’augmentation de l’aide au développement accordée par la France au Rwanda, cette décision se conformait au souci de respecter, comme le Président s’y était engagé au cours de sa campagne, l’objectif fixé par l’ONU d’une aide représentant, hors DOM-TOM, 0,7 % de notre PNB. En 1988, la France consacrait 0,6 % de son PNB à l’aide au développement, ce résultat s’étant un peu dégradé par la suite. De façon générale, l’impulsion politique venait du fonctionnement normal de nos institutions : Conseil des Ministres, réunions de travail entre représentants des ministères et de la présidence de la République...

L’équipe de l’Elysée ne participait pas aux rencontres régulières entre le Président, le Premier Ministre et les Ministres des Affaires étrangères et de la Coopération mais était informée de leurs conclusions. Quant au budget de la Coopération, celui-ci constitue un instrument d’intervention classique. Il est soumis, comme tout budget ministériel, aux règles démocratiques d’adoption et de contrôle par le Parlement et l’Elysée n’intervient en rien dans cette procédure.

 

M. René Galy-Dejean a souhaité des précisions sur la présence mentionnée par M. Jean-Christophe Mitterrand d’un sous-secrétaire d’Etat américain aux rencontres d’octobre 1991 et de janvier 1992 entre responsables du gouvernement rwandais et du FPR. L’importance politique d’une telle participation ne pouvant, par définition, échapper aux observateurs, comment celle-ci a-t-elle été interprétée par la Présidence de la République, y a-t-il eu d’autres interventions américaines, et quelle en a été la nature ?

 

M. François Loncle, rappellant l’information selon laquelle les Etats-Unis auraient assuré la formation des soldats du FPR, a demandé à M. Jean-Christophe Mitterrand s’il disposait d’éléments en ce sens et si, s’agissant de l’attentat contre le Président Habyarimana, il avait pu se forger une conviction, ou s’il disposait d’un ou de plusieurs éléments de preuve.

Concernant l’attentat, M. Jean-Christophe Mitterrand a déclaré qu’il n’avait connaissance que des informations fournies par la presse qui ne faisaient que formuler des hypothèses et a précisé qu’à cette époque il travaillait dans une société intervenant en Asie, ce qui l’avait éloigné du théâtre des événements africains. A propos des réunions qui avaient eu lieu entre les représentants du FPR et du gouvernement rwandais, il n’a pas pu affirmer avec certitude la participation américaine mais souligné qu’elle pourrait être confirmée par ceux qui étaient présents. Quant à dire que les Etats-Unis sont intervenus activement dans le conflit entre 1990 et 1992, en Ouganda ou auprès du FPR, cela lui est apparu très peu probable et il a déclaré n’en avoir jamais entendu parler. En revanche, il est très vraisemblable que les Etats-Unis ont eu une action ou une influence indirectes, sous la forme d’une coopération économique. A cet égard, il a rappellé que les Etats-Unis avaient apporté leur aide au Rwanda et que l’Ouganda, qui se relevait d’une guerre civile, en avait eu aussi grandement besoin, comme l’attestait la dégradation, par exemple, de ses chemins de fer.

 

M. Jacques Myard s’est félicité de la continuité de la politique africaine de la France, indépendamment des changements de majorité politique, et s’est demandé pourquoi François Mitterrand avait manifesté autant d’intérêt à l’égard du Rwanda qui pourtant ne faisait pas partie de ce que l’on a coutume d’appeler " les pays habituels du champ ". Il s’est donc interrogé sur la vision géopolitique du Président dans cette région et les raisons qui l’avaient conduit, à juste titre, à y mener une politique de coopération active. Il a demandé à M. Jean-Christophe Mitterrand comment il jugeait l’ampleur des critiques formulées à l’égard de la France et l’enjeu stratégique des manipulations dont ce dossier faisait l’objet.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a fait état de multiples manipulations médiatiques et d’amalgames dont il continuait d’être victime. Ainsi, alors qu’il ne connaît pas les fils du Président Habyarimana, continue-t-il d’être présenté comme l’ami d’un d’entre eux. A ces procédés se sont ajoutées les manipulations qui ont eu lieu sur le terrain -il a fait allusion à la distribution d’un tract dont le verso représentait la photo du Président François Mitterrand " meilleur ami du pays "-, la manipulation ougandaise et vraisemblablement celle de certains de nos alliés. Les objectifs de ces manipulations sont divers et l’on ne peut que les rapprocher de l’instabilité que connaît l’ensemble de la région depuis la survenance du génocide rwandais, qu’il s’agisse de la chute du régime zaïrois, de la guerre civile au Burundi, des affrontements au Soudan ou des rebellions dans le nord de l’Ouganda et plus à l’ouest encore de l’Angola convoité comme " éponge à pétrole ". Au Rwanda lui-même, la situation n’est pas stabilisée.

Le Président de la République, quant à lui, n’a jamais exprimé la volonté de traiter le Rwanda de façon différente ou privilégiée et n’a jamais fait de commentaires plus particulièrement élogieux à propos du Président Habyarimana.

 

M. Pierre Brana s’est demandé, d’une part s’il n’était pas inquiétant, l’armée rwandaise étant exclusivement composée de Hutus, que les militaires français aillent y assurer la formation des jeunes recrues et des officiers, d’autre part si l’Elysée, via notre ambassade à Kigali, avait disposé d’éléments l’informant du risque de génocide.

Il a souhaité confirmation de la présence, en 1992, lors des premières négociations d’Arusha, d’un représentant personnel de M. Jean-Christophe Mitterrand dans la délégation du Président Habyarimana.

Il s’est également interrogé sur l’information selon laquelle le Crédit Lyonnais aurait garanti le contrat de livraison d’armes passé par l’Egypte avec le Rwanda, le 30 mars 1992. Enfin, il a demandé si la cellule de l’Elysée savait que des officiers français assistaient à des interrogatoires de soldats du FPR faits prisonniers.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé qu’en application des quotas et des traditions, il n’y avait pas de Tutsis dans l’armée rwandaise mais que cette situation monolithique ne représentait pas de risque particulier dans un contexte où le danger ethnique n’existait pas. Il a souligné que tout pays africain qui n’a pas procédé à la démocratisation de son régime politique connaît peu ou prou un régime ethnique. Au Rwanda, les extrémistes hutus se sont trouvés doublement extrémistes à l’égard de la démocratisation et à l’égard des Tutsis. Quoi qu’il en soit, il a fait observer qu’en application des accords d’Arusha, le gouvernement de transition, constitué par des représentants du FPR, de l’opposition intérieure et de l’ancien parti unique du MRND, aurait été inévitablement un gouvernement à majorité ethnique hutue mais représentant cette fois une majorité démocratique.

En 1990, il s’agissait d’une guerre de retour des exilés et les négociations tendant à la démocratisation du régime avaient également pour but de permettre l’intégration des réfugiés tutsis. Le FPR avait peu de chances de prendre le pouvoir de manière démocratique car il ne représentait pas une force politique très importante dans le pays. D’ailleurs le FPR évoquait à cette époque la prise du pouvoir par les armes. Ce sont les accords d’Arusha qui ont mis en place une solution pacifique.

Mentionnant un article du Figaro, selon lequel M. Jeanny Lorgeoux aurait représenté la présidence de la République française dans la délégation du Président Habyarimana lors de la négociation des accords d’Arusha, M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué qu’il l’avait contacté, rappelant qu’il était ancien député membre de la Commission des Affaires étrangères. Il a précisé que M. Jeanny Lorgeoux lui avait répondu n’être allé au Rwanda qu’une seule fois en 1984 au cours du voyage officiel du Président de la République dans ce pays et s’être rendu en Tanzanie avec une délégation parlementaire à l’époque de la négociation des accords d’Arusha. Il a souligné qu’il s’agissait encore d’un amalgame fournissant la matière d’articles qui ne sont pas faits pour informer mais pour polémiquer.

 

M. Pierre Brana a indiqué qu’il avait participé en juillet 1992 à une délégation parlementaire qui s’était rendue en Tanzanie et dont M. Jeanny Lorgeoux était le Président.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a ensuite affirmé que les informations relatives aux contrats d’armement, par exemple ceux entre le Rwanda et l’Egypte, ne remontaient pas au niveau de son bureau et qu’il n’avait eu aucun contact, en dix ans de présence à l’Elysée, avec la CIEEMG dont il ne recevait aucune note, ni information. Enfin, il a espéré qu’aucun officier français n’avait participé à des interrogatoires de prisonniers tutsis par les forces armées rwandaises.

 

Le Président Paul Quilès a indiqué que la question serait posée aux militaires car elle les concernait.

Après avoir relevé que la position de la France lui paraissait empreinte d’ambiguïtés, et qu’il pouvait y avoir contradiction entre la recherche de la démocratisation et d’une solution négociée et le soutien de la France au régime officiel d’Habyarimana, M. François Lamy s’est interrogé sur l’intérêt politique, stratégique ou économique de la présence française dans un pays qui n’est pas une de nos anciennes colonies. Il a souhaité avoir confirmation de l’arrestation à Paris, pendant une journée, du Général Kagame en janvier 1992 après sa rencontre avec M. Paul Dijoud et s’est demandé si celle-ci n’était pas contradictoire avec la volonté de la France de favoriser les négociations entre les parties. Il a également souhaité des précisions sur les modalités pratiques de l’approvisionnement des FAR en munitions. Enfin, il s’est enquis des véritables missions confiées au détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) en 1991 et aux vingt-deux coopérants militaires encore présents au Rwanda de janvier à avril 1994.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a affirmé qu’à l’époque il n’avait pas été mis au courant de l’arrestation du Général Kagame à Paris mais qu’il s’était immédiatement renseigné auprès du quai d’Orsay, dès qu’il en avait eu connaissance, il y a une semaine seulement. Il lui a été répondu qu’il s’agissait d’un incident survenu à l’hôtel où résidait M. Paul Kagame, le directeur soupçonnant un trafic de drogue et ayant alors appelé la police. Le quai d’Orsay est alors intervenu immédiatement pour faire libérer M. Paul Kagame.

Il a indiqué qu’il ignorait comment les livraisons d’armes au Rwanda se passaient sur le plan technique mais précisé que les demandes étaient transmises à la suite de rencontres politiques ou par les ambassadeurs, puis traitées au niveau des services sous la responsabilité des Ministres de la Coopération et des Affaires étrangères, du Premier Ministre et du Président de la République. Il a souligné qu’il n’était pas impliqué dans les décisions relatives aux contrats d’armement et qu’il n’avait jamais participé au cours de la crise rwandaise aux réunions où ces décisions étaient prises, mais qu’il en était informé. La décision d’envoyer le DAMI n’a été prise ni par les services, ni par les conseillers pour les affaires africaines, mais au niveau des plus hautes autorités de l’Etat.

Relevant qu’il ne voyait pas d’ambiguïtés dans la politique française à l’égard du Rwanda, il a rappelé que ce pays était entré plus tardivement, en 1975, dans le champ de notre coopération avec nos anciennes colonies mais que cela avait été aussi le cas pour le Mozambique ou l’Angola, et qu’il croyait se souvenir qu’un des premiers sommets franco-africains avait eu lieu à Kigali.

A une question complémentaire de M. François Lamy sur la présence de soldats français au Rwanda et non au Mozambique, qui paraissait témoigner d’un traitement particulier réservé à ce pays, M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la France n’avait pas envoyé de soldats au Mozambique car le Gouvernement de ce pays ne l’avait pas demandé.

 

M. Bernard Cazeneuve a alors émis le souhait que la mission auditionne M. Robert Galley, alors Ministre de la Coopération, sur les motivations de l’accord de 1975.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la signature d’un accord de coopération militaire entrait dans le cadre normal des relations de coopération de la France avec un pays africain et que notre pays avait ainsi répondu à une demande exprimée par le Rwanda. On ne peut pas dire que la France recherchait à cette occasion des richesses en cuivre ou en pétrole.

Evoquant l’attaque du FPR à partir du sud de l’Ouganda en octobre 1990 et la présence dans ses rangs d’agents libyens attestée par certains témoignages, M. Michel Voisin a souhaité savoir si des soldats d’autres nationalités encadraient les forces du FPR. Puis il a demandé à M. Jean-Christophe Mitterrand son sentiment sur le reproche, fait au Gouvernement français par une des personnes entendues par la mission, de ne pas s’être acquitté de ses engagements relatifs à la fabrication de nouvelles cartes d’identité sans mention ethnique.

 

M. Guy-Michel Chauveau s’est étonné que la décision de supprimer la mention ethnique, prise en novembre 1990, n’ait pas pu être exécutée avant avril 1994.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé que la France avait insisté pour la suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité afin de manifester aux populations rwandaises le souci de réconciliation nationale et déclaré qu’il avait également lu que le ministère de la Coopération aurait dû s’occuper de ce sujet. Il a indiqué qu’ayant évoqué le sujet avec le Président Habyarimana, il avait été surpris de constater que, pour ce dernier, le problème ne se posait pas puisque la mention ethnique figurait sur les cartes d’identité depuis la colonisation belge et qu’elle ne semblait pas soulever d’interrogations philosophiques. Enfin, il a supposé que les difficultés propres à un pays en guerre civile pouvaient expliquer l’absence de modifications des cartes d’identité.

 

Le Président Paul Quilès a mis en avant les conséquences du maintien de la mention ethnique qui favorisait la mise en oeuvre de mesures de discrimination et aurait pu, selon certains, faciliter le génocide.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a fait observer que de nombreux Hutus modérés avaient été également victimes du génocide, que la mention de leur appartenance ethnique sur leur carte d’identité ne les avait donc pas protégés et qu’ils avaient subi des violences sans que leurs papiers ne mentionnent leur orientation politique. Le changement de carte d’identité dans un pays en guerre civile où n’existe pas d’état civil est une opération lourde pour laquelle le temps a manqué. Des agents libyens ont été aperçus pendant l’offensive d’octobre 1990 et la DGSE a confirmé leur présence. Mais aucune information ne permet de conclure à la participation de soldats d’autres nationalités. Les forces du FPR étaient composées de jeunes Tutsis rwandais nés en Ouganda et qui avaient fait partie de l’armée ougandaise, il est donc vraisemblable que cette dernière a également participé à l’offensive d’octobre 1990.

 

M. Yves Dauge constatant a posteriori le décalage entre l’engagement officiellement exprimé par le Président Habyarimana de mener un processus de démocratisation soutenu et encouragé par la France et de conduire des négociations qui ont débouché sur les accords d’Arusha d’une part, et la radicalisation dans le même temps du conflit ethnique d’autre part, s’est demandé si la France avait correctement perçu les dangers des évolutions internes au Rwanda qui avaient conduit à l’affaiblissement du Président et de son régime.

 

M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que la création de la CDR, fer de lance des massacres, dont des groupes précurseurs existaient dans l’entourage du Gouvernement et dans l’armée, avait constitué un élément de pression visant à empêcher le processus de démocratisation ainsi qu’un catalyseur favorisant l’exacerbation de la haine ethnique. Une fois structurée en force politique, la CDR avait eu une importance et une influence croissantes. Ses membres avaient très probablement organisé des provocations et pris une part active dans les massacres de Tutsis intervenus en avril 1992, mais aussi dans la campagne de propagande et de désinformation de la population lors des attaques du FPR. M. Jean-Christophe Mitterrand a noté à ce propos que ces attaques avaient provoqué un exode massif alors que le FPR se présentait en libérateur. L’assassinat du Président Habyarimana et de son chef d’état-major a sans aucun doute achevé de libérer les passions, dans la mesure où, avec leur disparition, le pouvoir s’effondrait et tout était possible.

 

Audition du père Guy THEUNIS

Prêtre au Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de la Société des missionnaires d’Afrique (Pères Blancs)

(séance du 28 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

Le Président Paul Quilès a accueilli le père Guy Theunis, membre de la Société des Missionnaires d’Afrique, prêtre au Rwanda de 1970 à 1994, qui a exercé, de 1989 à 1994, diverses activités à Kigali, en particulier dans le domaine des médias.

 

Le père Guy Theunis, s’exprimant en son nom personnel, a souhaité préalablement lever une ambiguïté entretenue par la presse française en précisant qu’il n’avait jamais été, ni n’était le responsable des missionnaires Pères Blancs au Rwanda mais que pendant les 23 ans où il y avait vécu, il avait milité dans divers organismes de défense des droits de l’homme, dans des mouvements contre la violence et dans divers médias.

En mémoire des nombreuses victimes civiles et militaires du drame rwandais, qu’elles soient françaises, belges, hutues ou tutsies, il a demandé que soit observée une minute de silence.

Le père Guy Theunis a précisé que son témoignage était celui d’un membre de l’Eglise catholique, membre actif de la société civile rwandaise, responsable de la revue Dialogue de 1989 à 1992 au Rwanda, puis de 1994 à 1995 en Belgique et enfin secrétaire exécutif du projet Reba Video, conçu pour collaborer avec la télévision rwandaise.

Il a indiqué qu’en sa qualité de fondateur de l’Association rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (ADL), il avait été responsable de ses publications et plus particulièrement de deux rapports successifs sur la situation au Rwanda : le premier, portant sur la période de septembre 1991 à septembre 1992, fut à l’origine de l’enquête internationale qui a eu lieu en janvier 1993, le second couvrant la période d’octobre 1992 à octobre 1993. Il a ensuite souligné qu’il avait eu peu de contacts au sommet, ni avec les militaires français, malgré les relations intéressantes qu’il a entretenues avec les deux ambassadeurs de France dont il a regretté le non-engagement en faveur de la défense des droits de l’homme. Ayant dû quitter précipitamment le Rwanda le 14 avril 1994, et y abandonner l’ensemble de sa documentation, il a indiqué que son témoignage ferait surtout appel à sa mémoire et reprendrait pour partie des éléments déjà exposés devant la Commission d’enquête du Sénat belge. Il a souhaité se limiter à quelques points peu connus et à quelques questions, de façon à livrer à la mission sa vision du déroulement des événements en insistant sur la place et le rôle de la France.

Reprenant sa déclaration devant le Sénat belge, il a rappelé qu’il trouvait inadmissible que l’on ait retiré le contingent belge de la MINUAR, qui disposait de l’infrastructure, de la logistique et des communications de la force internationale, sans le remplacer par un autre aussi crédible et de même valeur. C’est pour cette raison qu’il a déclaré avoir honte d’être Belge. Dans le rapport du Sénat belge, il est précisé qu’une campagne diplomatique a été conduite pour amener tous les Etats à soutenir la position du Gouvernement belge. Cette initiative gouvernementale incombe, selon lui, au ministère des Affaires étrangères belge qui doit en porter l’entière responsabilité. Il a estimé que si, au lieu de se retirer, la Belgique avait fait appel aux troupes françaises, américaines et italiennes présentes au Rwanda ou dans des pays proches du Rwanda, le génocide aurait pu être évité. Il a dit ne pas comprendre que le FPR n’ait pas explicitement demandé à la Belgique de ne pas quitter le pays, puisqu’il lui avait demandé de participer au maintien de la paix.

Il a déclaré que l’appréciation qu’il portait sur la Belgique valait aussi pour la France car celle-ci, en sa qualité de membre permanent, a pris part aux décisions du Conseil de Sécurité de l’ONU du 15 avril qui constituent selon lui la cause essentielle du génocide.

A son avis, la presse n’a pas suffisamment montré que le mois d’avril 1994 pouvait être scindé en trois phases distinctes, comme le met en évidence Mme Alison Des Forges.

D’une part, l’attentat contre l’avion présidentiel le 6 avril n’a pas déclenché un génocide mais plutôt des massacres politiques et ciblés. Ce sont des ministres, le Président de la Cour suprême, des membres de l’opposition qui ont été tués dans les premières heures et les premiers jours au cours desquels certains d’entre eux étaient nommément recherchés.

D’autre part, la décision du Gouvernement belge du 11 avril de retirer ses militaires et la constitution du gouvernement intérimaire ont eu pour effet de modifier le comportement de la frange hutue des partis d’opposition (MDR, PL, PSR). En effet, ces personnes sont alors sorties de leurs cachettes pour prêter main forte aux miliciens, aux Interahamwe du MRND et aux membres de la CDR, ce qui a constitué le début des massacres de Tutsis en tant que Tutsis.

Enfin, le débat de l’ONU du 15 avril marque véritablement le début du génocide avec les massacres perpétrés les 16 et 17 avril à Gitarama, préfecture qui avait été épargnée jusque là, et à Butare, dans le sud, où les miliciens du nord ont pénétré le 19 avril et tué les autorités locales pour les remplacer par des extrémistes.

Le père Guy Theunis s’est déclaré convaincu que, jusqu’au 15 avril, il aurait été possible d’empêcher le génocide. Il a estimé que le retrait des Casques bleus avait, d’une part, laissé libre cours à la participation populaire aux massacres et avait, d’autre part, favorisé leur extension à l’ensemble du pays. Il a également insisté sur la responsabilité incombant aux pays occidentaux dans la suite des événements qui se sont déroulés au Rwanda.

Il a ensuite exprimé son sentiment sur l’opération Turquoise. Admettant ne pas connaître l’ensemble des motivations ayant conduit à son déclenchement, il a noté qu’elle correspondait à l’appel lancé par le père Henri Blanchard sur une chaîne télévisée française et a souligné que cette action positive avait permis de sauver non seulement des milliers de vies tutsies mais aussi des dizaines de milliers de victimes potentielles. En effet, le risque était grand que ces populations, voulant se réfugier au Burundi, n’y déclenchent encore d’autres massacres. 200 000 personnes sont parties au Burundi alors qu’il y en aurait eu bien davantage si l’opération Turquoise n’avait pas eu lieu.

La présence des troupes françaises a aussi empêché que l’APR, qui avait déjà éliminé des milliers de personnes dans les régions dont elle avait pris le contrôle, se livre à de nouveaux massacres dans la zone de sécurité qui avait été créée. En permettant à de très nombreux Rwandais de ne plus avoir à fuir, l’opération Turquoise a épargné la vie de plusieurs milliers de personnes dans la zone des préfectures de Gikongoro, Kibuye et Cyangugu. Même s’il y a eu des massacres à Kibeho et dans les camps de réfugiés du Zaïre, dans la région de Bukavu, il y aurait eu encore bien davantage de victimes si toutes les populations avaient quitté le pays.

Face à ces drames, il a déploré l’absence de politique commune des pays européens, estimant que si la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la Belgique avaient, depuis 1990, coordonné leurs actions, le génocide aurait été évité. Si certains prônaient, à raison, la réconciliation et le dialogue dans le cadre de la négociation des accords d’Arusha, d’autres au contraire, en s’appuyant sur des diplomaties parallèles et secrètes, ont permis aux divisions internes de se développer.

Après avoir rappelé qu’il était attaché à rechercher toute la vérité, le père Guy Theunis a souhaité faire part à la mission de ses nombreuses interrogations afin, selon lui, d’éclairer le drame rwandais.

Pour mieux comprendre les causes des massacres, il a déclaré qu’il convenait non seulement de faire la lumière sur l’origine des missiles ayant abattu l’avion présidentiel, mais aussi sur les nombreux trafics ayant permis la création de dépôts d’armes à Goma et Gisenyi. Un Belge, d’origine burundaise, Mathias Hitimana, et un Français, dont l’identité n’a pas été établie, se seraient livrés à ces trafics et un rapport établi par Human Rights Watch fait également état de l’implication de la France dans les livraisons d’armes au Rwanda.

Il convient aussi de comprendre pourquoi les Adjudants-Chefs René Maier et Alain Didot, et son épouse, ont été assassinés par le FPR le matin du 8 avril. Ces meurtres de deux gendarmes du GIGN ayant pour mission de surveiller les communications est d’autant plus troublant qu’il se situe chronologiquement à un moment où le FPR n’exécutait que des victimes figurant sur des listes préétablies. Avec qui ces personnes avaient-elles des contacts et de qui dépendaient-elles puisqu’elles ne faisaient pas partie du DAMI ? Se pose aussi la question du suicide à l’Elysée de M. François de Grossouvre, Conseiller du Président de la République, qui était en relation avec un personnage clé et fumeux : le Capitaine Paul Barril.

Reprenant ses déclarations faites devant la Commission d’enquête du Sénat belge, le père Guy Theunis a indiqué qu’il avait été établi que dix soldats belges avaient été tués à Kigali le 6 avril. Or, le Général Romeo Dallaire et le Général Ndindiliyimana se sont rendus à la morgue de Kigali où ce dernier a affirmé avoir recensé onze corps de Blancs. Qui était cette onzième victime ? Comment se fait-il que les autorités belges aient fait pratiquer les autopsies de seize corps à Nairobi le 10 avril 1994 et non à Bruxelles et n’aient révélé la nationalité que de quatorze d’entre elles : dix Belges, deux Marocains, un Portugais et un Zimbabwéen. Que sont devenues les dépouilles des deux autres victimes et quelles étaient leurs identités ?

Un certain Jean-Pierre, qui savait beaucoup de choses, qui a joué un rôle d’informateur au mois de janvier 1994 et qui demandait l’asile politique dans un pays occidental, a-t-il eu des contacts avec l’ambassade de France ?

Comment se fait-il que la France, patrie des droits de l’homme, conviée à la conférence de presse organisée par l’ambassadeur belge après les tortures infligées dans les locaux de la présidence au journaliste Boniface Ntawuyirushintege, n’ait pas été représentée alors que de nombreuses ambassades y avaient dépêché des représentants, même si, il est vrai, des organisations françaises ont apporté leur soutien à cette démarche.

Comment expliquer la présence de militaires français, dont Pascal Estrevada, en mars et avril 1994 à Kigali alors que la France avait retiré son contingent ?

Enfin, quelles sont les raisons qui ont empêché la France de conduire une enquête sur l’attentat commis contre l’avion présidentiel alors que le Général Romeo Dallaire et le gouvernement intérimaire, accueilli à Paris à l’époque, en avaient officiellement fait la demande et proposé que la France prenne la présidence de la Commission qui en serait chargée, comme en témoigne deux lettres dont la mission peut avoir communication.

Le père Guy Theunis a terminé en citant les propos que lui aurait tenus l’Ambassadeur de France, M. Georges Martres : " je ne comprend pas, je reçois des ordres de l’Elysée, de Matignon, d’ailleurs parfois contradictoires, et je ne sais pas lesquels je dois suivre. "

Après avoir relevé que la mission entendait des témoignages pour s’informer et qu’elle ne répondrait donc pas aux questions posées mais au contraire les relaierait et les poserait elle-même, le Président Paul Quilès, notant que le père Theunis avait été très discret sur le rôle de l’Eglise catholique au Rwanda, lui a demandé s’il pouvait caractériser l’attitude de cette dernière à l’égard des violations des droits de l’homme et indiquer si cette question avait été évoquée lors des visites du pape en septembre 1990 et du cardinal Etchegaray en mai 1993.

Rappelant que le pape avait déclaré en 1996 que, si des représentants de l’Eglise avaient failli en 1994, ils devaient être punis, il a souhaité savoir à quelles personnalités ecclésiastiques il était ainsi fait allusion.

 

Le père Guy Theunis a apporté les éléments de réponse suivants :

— lors du recensement de 1991, près de 90 % des Rwandais se sont déclarés chrétiens, soit 62 % catholiques, 18 % protestants et 8 % adventistes. Par ailleurs, depuis l’époque coloniale, l’Eglise catholique est une puissance au Rwanda, une sorte d’Etat dans l’Etat. Cependant l’Eglise, ce sont d’abord les Rwandais eux-mêmes et ceux-ci n’ont pas forcément toujours agi selon la foi. Si des milliers de chrétiens rwandais, dont certains ont agi au nom de leur foi et l’ont dit, en ont défendu d’autres et ont parfois été eux-mêmes tués pour cela, d’autres Rwandais chrétiens ont tué ; cependant ils n’ont alors pas agi comme chrétiens mais comme Rwandais hutus ou tutsis. Le rôle de l’Eglise est un rôle d’évangélisation, c’est une conscience morale au sein de la société civile et sa contribution a été importante dans ce domaine : c’est largement grâce à l’intervention d’évêques, notamment le Président de la conférence épiscopale Thaddée Nsengiyumva et de responsables protestants dans le cadre du comité qu’ils avaient fondé ensemble que les accords d’Arusha ont pu être conclus ; ce sont eux qui ont mis le Président Habyarimana et les responsables du FPR autour de la même table. L’Eglise catholique a donc le plus souvent été un moteur de pacification. Cependant, les responsables de l’Eglise rwandaise sont également Hutus ou Tutsis. Certains d’entre eux ont été incapables de transcender leur situation particulière, comme l’Evêque de Kigali, Vincent Nsengiyumva, resté toujours très proche du Président Habyarimana et qui avait accepté d’être membre du comité central du MRND, responsable de la commission sociale, même s’il a démissionné en 1985 sous la pression populaire et dans la perspective d’une visite du Pape au Rwanda.

Le père Guy Theunis a renvoyé, pour de plus amples développements sur l’implication de l’Eglise catholique, à l’article qu’il avait écrit en 1994 dans l’ouvrage Les crises politiques au Burundi et au Rwanda, publié sous la direction d’André Guichaoua.

Il a souligné que, lors de la visite du pape en 1990, le problème clé était celui des réfugiés, le comité du MRND ayant refusé leur retour en 1986. Le pape a posé la question dès son arrivée. Une commission avait été mise en place et un début de solution a été trouvé en octobre 1990. Il n’est pas impossible que l’invasion de 1990 ait été décidée pour empêcher la mise en oeuvre d’une solution politique de la question des réfugiés.

Par ailleurs, le pape, s’il a joué son rôle, n’a qu’une autorité morale et ne dispose pas de force de coercition. Aussi cette autorité ne peut être forte que si l’opinion publique vient l’appuyer ; en revanche, elle reste faible lorsque tel n’est pas le cas.

 

M. Roland Blum, revenant sur le rôle de l’Eglise catholique au Rwanda et mentionnant les critiques de l’abbé Sibomana, accusant cette dernière d’avoir contribué aux violations des droits de l’homme, a demandé des précisions sur ce point et s’est enquis des positions prises par le cardinal Etchegaray lors de sa visite au Rwanda.

Rappelant qu’il avait suivi le voyage du cardinal Etchegaray de près, étant responsable de la partie de son organisation concernant les médias, le père Guy Theunis a apporté les éléments de réponse suivants :

— le cardinal Etchegaray est la première personnalité politique à avoir voulu rencontrer, lors de sa visite au Rwanda, à la fois les responsables du pays et ceux du FPR. Il a reçu un excellent accueil dans les régions tenues par le FPR et il a tenu le même langage des deux côtés, ce qui a établi sa crédibilité au service de la modération et de la paix ;

— l’abbé Sibomana -on peut se reporter à son livre Gardons espoir pour le Rwanda- n’a pas accusé l’Eglise catholique comme telle. En revanche, il a eu des difficultés avec certains membres de l’Eglise tel que l’archevêque de Kigali qui, mis par l’abbé Sibomana lui-même devant des documents significatifs, n’a pas hésité à les déchirer plutôt que de devoir en tenir compte. Responsable éminent de l’ADL, l’abbé Sibomana a refusé de rencontrer le Président Habyarimana en compagnie de l’archevêque, dénoncé avec courage et au péril de sa vie les dérives, tant sous le régime Habyarimana que sous celui du FPR, et s’est avéré très fiable en montrant ses capacités à distinguer au sein de l’Eglise les personnalités porteuses de paix et d’avenir et celles qui envenimaient la situation.

S’étonnant également que le père Guy Theunis n’ait pas évoqué le rôle de l’Eglise catholique dans sa déclaration liminaire, M. François Loncle a souhaité évoquer non seulement le rôle de la hiérarchie catholique rwandaise mais aussi celui de la hiérarchie catholique non originaire du Rwanda. Il a mentionné l’archevêque André Perraudin, Suisse et évêque de Kabgayi de 1956 à 1989, résidant actuellement dans le Valais, près de Sion, dont il a estimé qu’il pouvait être intéressant pour la mission de l’entendre, et fait état de la manière partisane dont celui-ci avait opposé les ethnies l’une à l’autre, certains allant jusqu’à dire qu’il avait accompagné le processus conduisant au génocide. Il a également cité les évêques français au Rwanda qui, entre 1922 et 1945, avaient théorisé la supériorité des Tutsis sur les Hutus. Il en a conclu que des responsables de l’Eglise catholique, dont Mgr André Perraudin, avaient eu au Rwanda un rôle contestable et négatif, y compris au moment du génocide.

 

M. Bernard Cazeneuve a cité le mandement de Carême de Mgr Perraudin du 11 février 1959 : " Constatons tout d’abord qu’il y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées, bien que des alliances entre elles aient eu lieu et ne permettent pas de dire toujours à quelle race tel individu appartient. Cette diversité de races dans un même pays est un fait normal contre lequel d’ailleurs nous ne pouvons rien ". Il a ensuite demandé si le fatalisme de ce discours n’aboutissait pas à authentifier le fait ethnique et n’avait pas pu alimenter les dérives évoquées par M. François Loncle.

Il a également cité un article, paru le 18 avril 1994 dans le Journal de Genève, présentant l’attitude de Mgr Perraudin quelques jours après le début du génocide : " Condamner et comprendre. Le prélat valaisan condamne vivement les massacres perpétrés ces derniers jours par des extrémistes hutus, ces massacres qui ont déjà coûté la vie à plus de vingt prêtres, la plupart de l’ethnie tutsie. Mais s’il condamne, il ajoute : je les condamne, mais j’essaie de comprendre. Ils agissent par colère et par peur, par colère contre le meurtre de leur Président, Juvénal Habyarimana, le 6 avril dernier et par peur de retomber dans l’esclavage ". Il a demandé au père Guy Theunis quelle était sa position vis-à-vis de cette déclaration et, notant qu’il n’y était pas fait mention du génocide ni de massacres, à quel moment l’Eglise catholique avait officiellement dénoncé le génocide.

Enfin, en ce qui concerne le rôle de la presse d’obédience catholique au Rwanda, M. Bernard Cazeneuve a évoqué le journal Kinyamateka créé en 1933 et très lié à la conférence des évêques catholiques qui, à partir de 1987, s’est montré très critique vis-à-vis du régime du Président Habyarimana. Citant un éditorial du père Guy Theunis paru dans la revue Dialogue, parlant de " confirmer des signes positifs avant la dénonciation " et rappelant que le numéro du vingtième anniversaire de Dialogue avait publié un message très laudatif du Président Habyarimana, il a demandé quelles étaient les positions respectives de Dialogue et de Kinyamateka et quel était le sens précis de l’expression " confirmer des signes positifs avant la dénonciation ".

Après avoir estimé que M. François Loncle était très mal informé, ce qui a entraîné de vigoureuses dénégations de celui-ci, qui a rappelé qu’il citait des témoins rwandais, le père Guy Theunis a apporté les réponses suivantes :

— en posant la question du fait ethnique dans son mandement de Carême, Mgr Perraudin avait simplement rappelé une situation objective : les livres montrent que le problème ethnique existait déjà lors de l’arrivée des Pères Blancs au Rwanda dès le début du XXème siècle et que, si l’évêque français Mgr Classe avait appuyé, à tort sans doute, la systématisation par les Allemands et les Belges, d’un régime en fait beaucoup plus complexe, c’est le pouvoir politique allemand puis belge qui était responsable de cette simplification sociale et de cette systématisation et non pas l’Eglise catholique, même si celle-ci avait ainsi soutenu le pouvoir en place ;

— s’agissant de l’article du Journal de Genève, seul Mgr Perraudin pourrait préciser le sens de ses propos et c’est à lui qu’il faudrait le demander ;

— la première autorité politique d’envergure qui ait parlé du génocide, c’est le pape Jean-Paul II. En effet, la revue Dialogue, reprenant l’Osservatore Romano du 3 mai 1994 relate ainsi les propos tenus par le pape : " Rappelons que lors de l’audience générale du 27 avril 1994, le pape consterné a appelé les fidèles à une prière fervente pour le Rwanda martyrisé en ces termes : "Très inquiet, je vous invite à une prière intense et fervente pour le Rwanda. La tragédie de ces populations semble ne jamais vouloir s’arrêter : barbarie, vengeance, tueries, sang innocent versé, partout l’horreur et la mort. J’invite ceux qui détiennent les responsabilités à une action généreuse et efficace pour que cesse ce génocide." "

En conséquence, l’Eglise catholique, par la voix de son plus haut représentant, a reconnu cette réalité l’une des premières, avant, par exemple, M. Alain Juppé, qui n’a pourtant pas tardé, et ce d’autant plus vite qu’on ne pouvait pas encore parler de génocide dans les premiers jours qui ont suivi l’attentat contre l’avion du Président Habyarimana.

— Kinyamateka et Dialogue travaillaient ensemble et avaient la même ligne éditoriale, dénonçant les limites du régime du Président Habyarimana. Les deux revues étaient d’ailleurs installées dans le même bâtiment, l’abbé Sibomana et le père Theunis lui-même étant l’un président, l’autre trésorier de l’Association des journalistes du Rwanda. Le Président Habyarimana avait du reste fini par demander l’expulsion du père Theunis du pays en raison des positions qu’il défendait, ce que certains semblent avoir oublié, si jamais même ils l’ont su.

 

Le Président Paul Quilès a souligné que c’est en raison de son expérience que le père Guy Theunis était aujourd’hui entendu par la mission d’information.

 

M. Pierre Brana a insisté sur le fait que le génocide rwandais devait représenter une plaie vive au coeur de l’Eglise catholique car la population était christianisée à plus de 90 %. Il a demandé à quelle date a commencé ce que l’on pourrait appeler une certaine fascisation sous la forme d’une propagande raciste anti-tutsie, si on avait une idée du moment à partir duquel a commencé la planification du génocide et s’il était plausible d’imaginer que deux millions de Rwandais aient participé à un crime de sang.

M. Pierre Brana a également demandé au père Guy Theunis quelle signification il attachait à l’existence d’un onzième corps en plus de ceux des dix soldats belges et pourquoi il avait autant insisté sur le rôle de l’informateur Jean-Pierre.

 

Le père Guy Theunis a tout d’abord demandé que les députés veuillent bien l’excuser d’avoir parfois réagi trop fortement à leurs remarques mais il est vrai que le Rwanda demeure une plaie vive. Il a présenté le Rwanda comme un pays où la population se dit plus chrétienne qu’elle ne l’est. Mais on retrouve ailleurs en Afrique centrale, au Burundi, en Ouganda, à l’est du Zaïre, une proportion de chrétiens similaire à celle du Rwanda. Au Rwanda, les Pères Blancs sont arrivés en même temps que les Allemands et jusqu’au départ de ces derniers en 1916, les Pères Blancs étaient plus nombreux qu’eux dans le pays. Les écoles, les centres de santé et de développement, les foyers sociaux étaient entre les mains de l’Eglise catholique gérés par elle. Cette situation a continué avec les Belges.

Le père Guy Theunis a rappelé que le Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND) avait été fondé le 5 juillet 1975 et que dès 1976, certaines personnalités ont émis des doutes sur sa nature. Il faut toutefois attendre 1980 pour que les premières difficultés apparaissent avec la diffusion de certains tracts et l’emprisonnement de M. Théoneste Lizinde. Le processus de fascisation est fondé sur un système de parti unique qui conduit à un régime politique militarisé, un de ces régimes que les Occidentaux se plaisent parfois à favoriser au détriment de la démocratie.

Le père Guy Theunis a nié qu’il y ait eu une propagande anti-tutsie organisée par le pouvoir mais qu’il convenait plutôt de parler de déclarations d’hommes de pouvoir. La plus malheureuse a été celle de M. Ferdinand Nahimana, le directeur de l’Office rwandais d’information (ORINFOR), en mars 1992, qui fut à l’origine des massacres de la région du Bugesera. Il y a eu en revanche une véritable propagande anti-tutsie à la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) mais celle-ci avait un statut de radio libre privée. Cette radio, constituée en réaction au limogeage de M. Nahimana, a commencé à émettre à partir d’août 1993. Elle employait de nombreuses personnes liées au pouvoir qui voulaient retrouver un canal d’expression et était installée à Kigali près de la présidence. Les mots d’ordre anti-tutsis ne furent toutefois lancés qu’à partir du 15 avril 1994 et leur reprise par la radio RTLM ont contribué alors à l’amplification du génocide. Pour combattre cette radio, le projet d’une radio catholique avait été conçu. Il avait bénéficié d’une autorisation d’émettre mais les moyens techniques n’étaient pas disponibles sur place.

Le père Guy Theunis a considéré qu’il n’y avait pas eu de planification du génocide en tant que tel mais plutôt planification des massacres politiques. Dans ce pays quadrillé, des listes circulaient, écrites ou pas, préparées dans chaque cellule du MRND, mais elles établissaient des distinctions et n’avaient pas le caractère indifférencié d’une démarche de génocide.

Le père Guy Theunis a expliqué que les massacres étaient commis par des commandos de trente à quarante personnes réunies autour de quelques militaires ou membres de Interahamwe, non pas pour tuer, mais pour voler et piller, voire par curiosité. Le chiffre de deux millions est une estimation exagérée du nombre de Rwandais ayant commis un crime de sang. Il y a en prison aujourd’hui au Rwanda environ 150 000 personnes. Certes, de nombreux responsables du génocide sont partis à l’étranger ou ne sont pas rentrés du Zaïre, où ils entretiennent une situation de rébellion à l’égard du gouvernement de Kigali, mais il ne faut pas confondre les divers degrés de responsabilité. La loi rwandaise, qui distingue quatre catégories de crime, devrait contribuer à clarifier la situation, en accordant un sort différent à tous ceux, nombreux, qui pauvres ou désoeuvrés, se sont livrés à des violences et des destructions de gravité variable.

Le père Guy Theunis a estimé qu’il était important d’identifier le onzième corps car cela permettrait de savoir quelles autres personnes, en dehors des forces en place, sont intervenues au Rwanda. Ce corps a été autopsié à Nairobi à la demande des militaires belges mais la page qui permettrait de l’identifier a été arrachée du registre. Le père Guy Theunis s’est dit persuadé que le compte rendu de cette autopsie se trouvait dans un ministère belge. Ce que l’on sait, c’est qu’il s’agit d’un Blanc, peut-être d’un Français.

 

Le Président Paul Quilès a rétorqué qu’il pouvait être également d’une autre nationalité, ce dont a convenu le père Guy Theunis.

 

Le père Guy Theunis a rappelé que Jean-Pierre, personnalité trouble qui vit toujours à Kigali, avait donné des informations fiables, en indiquant par exemple l’endroit où se trouvaient les armes qui ont été distribuées à la population par le MRND et qu’il avait, le premier, parlé d’événements graves à venir. Les ambassades, qui ont toutes refusé d’accorder une protection à Jean-Pierre, savaient beaucoup plus de choses dès janvier 1994, qu’il n’en savait lui-même.

 

M. Kofi Yamgnane a demandé comment le père Guy Theunis pouvait expliquer qu’il y ait eu une véritable participation populaire au génocide, y compris de représentants de l’Eglise catholique en tant que Hutus.

 

Le père Guy Theunis a rappelé que le système foncier étatisé rwandais permettait à l’autorité communale d’enlever leur terre aux paysans, qui n’en étaient pas propriétaires. Aussi était-il très difficile aux paysans, par ailleurs traditionnellement très soumis, de refuser de suivre un bourgmestre et de prendre le risque économique d’être dépossédés. En outre, certains ont profité des événements pour s’emparer de la terre du voisin.

Mais l’élément le plus déterminant a été la radio RTLM et son endoctrinement idéologique, facilité par le fait que les gens étaient mal informés. Peu savaient lire. Leur seul moyen d’information était la radio . Ils ne savaient pas la vérité. Pour les réfugiés dans les camps, le FPR était l’auteur de tous les massacres. La BBC ou Voice of America n’émettaient pas à l’époque en kinyarwanda, la première radio à le faire fut la radio Amahoro (pour la paix).

Enfin, le père Guy Theunis a mis en avant les rivalités locales, tout en insistant sur le fait que la différenciation entre Tutsis et Hutus relève davantage de la simple convention que de la réalité ethnique. Un frère et une soeur peuvent être l’un Hutu et l’autre Tutsi car si l’ethnie à laquelle on appartient après le mariage légal est celle du père, avant le mariage, c’est celle de la mère. Toutefois, il est vrai que les réflexes ethniques ont joué, même si la situation, particulièrement au centre et au sud, était très complexe, certains étant aujourd’hui rejetés des deux côtés.

Rappelant que l’Eglise catholique constituait au Rwanda " un Etat dans l’Etat " et qu’elle était responsable de l’éducation, M. Michel Voisin a souhaité savoir si les programmes éducatifs qu’elle établissait faisaient référence aux précédents génocides qui avaient eu lieu depuis le début des années cinquante. Il s’est également interrogé sur l’accueil favorable réservé par l’Eglise à l’abbé Wenceslas Munyashyaka accueilli actuellement dans l’Eure et dont on dit qu’il a pris une part importante dans les événements.

 

Le père Guy Theunis s’est demandé qui pouvait répondre à ces questions. Il a indiqué que la mère de l’abbé Wenceslas Munyashyaka tutsie était toujours vivante alors que son père hutu avait été tué à Kigali. Il a précisé que le père Wenceslas Munyashyaka avait sauvé 18 000 personnes dans sa paroisse à Kigali. Comme il n’avait pas de réserves, il a sûrement pillé pour les nourrir. On lui a déconseillé d’attendre le FPR et il s’est réfugié dans un camp où là aussi il risquait sa vie pour avoir sauvé des Tutsis, il était donc menacé par les extrémistes des deux côtés. Les milices Interahamwe souhaitaient sa mort. Un évêque français a pris la responsabilité de l’accueillir en Europe, compte tenu de sa situation et de ce qu’il avait fait. Il n’est donc pas honnête de le présenter comme on le fait parfois. Le père Wenceslas Munyashyaka n’a jamais été en Belgique et est arrivé directement en France. Il avait été désigné comme responsable de la radio d’Eglise qui devait être mise en place à Kigali pour contrer la RTLM. Mais, en raison des oppositions des autorités de l’Etat et de l’archevêque de Kigali, les moyens techniques et matériels pour émettre n’ont jamais été obtenus.

Après que M. Kofi Yamgnane eut demandé qui protégeait le père Wenceslas Munyashyaka maintenant, le père Guy Theunis a ajouté que deux prêtres venaient d’être condamnés à mort mais qu’il ignorait s’ils avaient participé au génocide. Ces deux prêtres sont restés en fonction jusqu’à leur arrestation, en novembre 1996 pour l’un, le 30 juin 1997 pour l’autre, et ils n’ont pas été inquiétés jusqu’à cette date. Lorsque les massacres ont eu lieu dans la paroisse de Nyange où ils étaient présents, ils ont été enfermés par les milices Interahamwe qui ont, elles, commis les tueries. Par crainte de représailles, aucune personne n’est venue témoigner à leur procès en leur faveur.

Le père Guy Theunis, tout en se déclarant contre la peine de mort, de surcroît exécutée en public, a estimé pour autant qu’il était normal de sanctionner les auteurs du génocide. Il a toutefois indiqué que les autorités rwandaises avaient condamné à mort et exécuté en public l’ancien procureur de Kigali qui n’était pas impliqué directement dans les massacres, autant que l’on sache, et qu’il s’agissait donc plus dans ce cas d’une condamnation politique que d’un acte de justice.

 

M. Yves Dauge a souhaité savoir si la présence de troupes belges et françaises aurait pu éviter le génocide et a demandé au père Guy Theunis s’il considérait que le retrait des soldats français au profit d’une intervention des Nations Unies, comme le prévoyaient les accords d’Arusha, dont la France avait activement encouragé l’élaboration, constituait selon lui une catastrophe.

 

Le père Guy Theunis a indiqué que, présent à l’aéroport où il avait été conduit pour reconnaître des personnes, il avait pu constater que les troupes françaises présentes dans le cadre de l’opération Amaryllis et les troupes belges présentes au titre de l’opération Silver Back disposaient de matériels très performants, dont des hélicoptères leur permettant d’aller récupérer des ressortissants français et d’autres pays, alors que les 450 hommes de la MINUAR étaient mal équipés. Les soldats belges sont intervenus à certains endroits, devant le stade Amahoro, où ils ont failli être tués, ils ont tiré dans la foule et pendant 24 heures il n’y a eu aucune action des FAR ou des miliciens. Il en aurait peut-être été différemment si la garde présidentielle avait été en face. Il s’est à nouveau dit convaincu que l’intervention des soldats belges ou français aurait été efficace et aurait pu éviter le génocide. L’efficacité des militaires occidentaux a été évidente durant l’opération Turquoise face à des armées mal entraînées et peu courageuses. Ni les FAR, ni le FPR ne sont intervenus en avril 1994 quand les chars ou les hélicoptères des forces occidentales sont allés récupérer des ressortissants étrangers.

 

M. Jacques Myard a rappelé que les évêques rwandais n’avaient pas été les seuls à agir en faveur des accords d’Arusha, le Gouvernement français ayant constamment concouru lui aussi aux négociations. Il a fait remarquer qu’une intervention armée unilatérale nécessitait une décision ou un mandat de l’ONU ou d’une organisation internationale, sauf à recommencer la colonisation. La France ne pouvait donc demeurer au Rwanda. Il a affirmé que les propos tenus par le père Guy Theunis l’avaient gêné et donnaient l’impression d’une recherche du sensationnel. Il a ainsi jugé que l’évocation du suicide de M. François de Grossouvre ou du rôle du Capitaine Barril était déplacée et que des questions aussi pointillistes que celles qu’il avait posées finissaient par faire douter de sa volonté de comprendre ce qui s’est passé.

 

Le père Guy Theunis a indiqué que, depuis 1994, il essayait de comprendre les événements qui se sont déroulés au Rwanda où il a vécu 25 ans et qu’il avait témoigné devant la Commission d’enquête du Sénat belge pour clarifier un certain nombre de points. Il a souhaité que la mission d’information française soit transformée en commission d’enquête pour progresser dans la compréhension des faits. La communauté internationale a démissionné au Burundi après les massacres successifs à l’assassinat du président démocratiquement élu, M. Melchior Ndadaye, en octobre 1993, mais n’avait pas de responsabilité en tant que telle. Au Rwanda, le vote du Conseil de Sécurité des Nations Unies a donné un mandat à une force internationale, la MINUAR qui devait garantir la paix. La responsabilité de la communauté internationale était engagée et notamment celle des Etats qui ont voté les résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU ou qui, comme la France ou la Belgique, ont envoyé des troupes au Rwanda. Les accords d’Arusha ont pu être élaborés grâce aux pays occidentaux qui étaient partie prenante à leur mise en oeuvre. La MINUAR était liée à ces accords d’Arusha dont elle devait garantir l’application, ce qui engageait bien la responsabilité de la communauté internationale.

 

Audition de M. Michel CUINGNET

Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994)

(séance du 28 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Michel Cuingnet, ancien chef de mission de coopération, qui a exercé ses fonctions au Rwanda entre octobre 1992 et le génocide et a donc vécu, comme le père Guy Theunis, les événements tragiques dont la mission d’information cherche à élucider les causes et à retracer l’enchaînement.

En introduction, M. Michel Cuingnet s’est demandé si l’on pouvait éviter de nouveaux Rwanda et s’est interrogé sur les signes prémonitoires d’une telle débâcle sociale, économique, politique et judiciaire. Il a déclaré qu’il ne pouvait y avoir de génocide sans idéologie, et a estimé que le rôle du " Hutu Power " avait été déterminant dans la montée en puissance de l’ethnisme qui est un des facteurs explicatifs de l’événement. Il a souligné que la force idéologique de ce mouvement reposait sur le soutien indéfectible et l’obéissance de tous aux " dix commandements du Muhutu " parus le 6 décembre 1990 dans le journal Kangura, véritable charte anti-Tutsis, d’un racisme effrayant. Mais, s’est-il demandé, le principe de l’obéissance aveugle aux gouvernants, au Président, au Mwami, à l’Eglise suffit-il à rendre coupable d’actes de génocide ? Ne le devient-on aussi par besoin de survivre, dans un climat de haine entretenue, où la misère pousse au meurtre, ou bien par crainte, avec le retour des réfugiés, d’avoir à partager le peu de terre disponible, ou encore par peur des règlements de compte après les massacres de 1959, 1962, 1963, 1973... tandis que jusqu’alors on vivait dans l’impunité.

Il a ensuite présenté les grandes caractéristiques du pays et a rappelé que, dans les années 1980, le Rwanda était considéré comme un bon élève du FMI et de la Banque Mondiale, avec un taux d’endettement bas et une monnaie forte. Mais le Rwanda c’était aussi une démographie galopante (+ 3,4% par an) et une Eglise catholique souveraine, totalement aveugle sur cette progression exponentielle de la natalité et les ravages du SIDA.

En 1985, 90 % de la population vit de l’agriculture dans un pays de 26 300 km² (dont 18 000 km² utiles), avec en moyenne 290 habitants au km². En 1990, la population est estimée à 7 millions d’habitants dont plus de la moitié a moins de dix-huit ans.

Sur le plan politique, M. Michel Cuingnet a signalé d’une part la naissance, en juillet 1988, du Front patriotique rwandais (FPR) à Kampala, bras politique de la guérilla anti-Habyarimana, d’autre part la réélection du Président Habyarimana le 19 décembre 1988 avec 99,98 % des suffrages exprimés, et a insisté sur le pouvoir omniprésent de l’Akazu (petite maison, " premier cercle " autour du Président dont l’épouse de ce dernier est responsable).

Puis il a souligné que, depuis 1960, date de la victoire écrasante du Parmehutu (parti d’émancipation des Hutus), le problème du retour des réfugiés tutsis (après les massacres et les pogroms de 1959) était au coeur de tout débat politique au Rwanda.

Ce n’est pourtant que le 3 juin 1993 que le Gouvernement de Dismas Nsengiyaremye et le FPR signent à Arusha, le protocole d’accord sur le rapatriement des réfugiés rwandais (sans qu’il n’y ait à Arusha de représentant des réfugiés).

En août 1993, au moment de la signature des accords de paix, force est de constater l’extrême fragilité de l’équilibre social : une campagne raciste exacerbée par voie de presse et de radio, un climat de guerre civile latent, une volonté affirmée des extrémistes hutus de ne pas appliquer les accords après trois ans de guerre civile, 500 000 déplacés et autant de réfugiés, hors frontières.

Evoquant la situation économique du pays, M. Michel Cuingnet a indiqué qu’en 1990 le Rwanda avait bénéficié d’un plan d’ajustement structurel mis en place par la Banque Mondiale et le FMI, représentant 139 millions de dollars, et que l’aide française s’était élevée en 1991 à 70 millions de francs. En 1993, la France était le premier bailleur de fonds bilatéral au Rwanda, à égalité avec la Belgique. L’ensemble des actions de coopération était estimé à 232 millions de francs, tous intervenants confondus : FAC, Caisse française de coopération, etc.

Dès 1990, la pluviométrie insuffisante avait nécessité une importante aide alimentaire pour subvenir aux besoins des populations. En 1992, la Banque Mondiale estimait que 50 % des Rwandais vivaient sous le seuil de pauvreté.

De 1987 à 1992, la chute du cours du café, qui représente 75 % des recettes d’exportation, est de plus de 50 %.

Le plan d’ajustement structurel vise donc à stabiliser l’économie rwandaise, trop dépendante de cette monoculture d’exportation, et à la rendre plus compétitive vis-à-vis de l’extérieur en procédant, en 1990, à une première dévaluation de 40 % du franc rwandais puis à une seconde, en 1992, de 15 %.

Mais dès 1992, le FMI et la Banque Mondiale suspendent une partie de leurs aides, devant l’accroissement extraordinaire des dépenses militaires (augmentation de 200 % entre 1990 et 1992). A cette date, les paysans dont la terre appartient à l’Etat, arrachent les caféiers pour les remplacer par des cultures de subsistance (haricots, bananes). Les grandes réformes préconisées par le plan d’ajustement structurel sont reportées, à savoir : réforme foncière, réforme et privatisation des sociétés d’Etat, réforme fiscale. Le nouveau code douanier ne sera jamais appliqué.

On constate une inégalité croissante dans la redistribution des ressources.

Le Rwanda est devenu en quelques années l’un des pays les plus pauvres du monde avec un PNB par habitant de 215 dollars, les évaluations de la Banque Mondiale et du FMI sont alarmantes mais la première incertitude concerne le processus de paix.

En 1993, les effectifs militaires estimés à 5 000 en 1989 sont passés à plus de 40 000, auxquels s’ajoutent 10 000 miliciens et 70 % des dépenses ordinaires de l’Etat sont consacrées à l’armée, qui reste le seul lieu de la fonction publique où l’on recrute.

Dès janvier 1993, avec la reprise de la guerre, on compte 500 000 déplacés, dont plus de 200 000 autour de Kigali. La famine touche les campagnes. Aucune redistribution des terres cultivables n’est possible et les tensions sociales s’accroissent, tant sur les collines que dans les villes. Au moment de la conclusion des accords d’Arusha, la Banque Mondiale et le FMI ne peuvent que constater la diminution très forte des recettes fiscales, l’augmentation continue des dépenses militaires, l’impossibilité de maîtriser l’inflation, l’épuisement des réserves de change de la Banque nationale rwandaise (BNR) qui n’excèdent pas trois semaines. Le pays est littéralement ruiné, les armes sont payées sur les recettes du café et du thé, les administrations ne fonctionnent plus, l’aide alimentaire et les fonds publics sont détournés, la moitié des entreprises de Kigali est en chômage technique, les coupures d’eau et d’électricité sont quotidiennes, la situation sanitaire est catastrophique (30 % des femmes sont séropositives).

En 1993, 96 % du déficit budgétaire du Rwanda est couvert par l’aide extérieure. De ce fait les bailleurs de fonds pourvoient ainsi au gonflement des dépenses militaires.

M. Michel Cuingnet a indiqué qu’il avait adressé à la mission deux documents. Le premier concerne la mission de la Banque Mondiale et du FMI entre le 21 octobre et le 4 novembre 1993 à Kigali, et les intentions de la Banque Mondiale dans la perspective d’une nouvelle réunion à Washington avec le gouvernement de transition à base élargie (GTBE), auquel participaient cinq ministres FPR. L’autre document est une proposition d’accord cadre de politique économique en date du 20 novembre 1993. A cette date, l’alternative est soit la prolétarisation d’une grande partie de la population rurale (dans les camps, 500 000 à 600 000 déplacés vivent de la charité internationale), soit la mise en oeuvre immédiate d’un train de mesures urgentes : réforme foncière, retour des déplacés dans leur colline, contrôle des naissances, promotion d’activités industrielles et artisanales, démobilisation et rachat des armes...

Il a souligné l’importance de " l’espace vital " sur un territoire exigu et surpeuplé comme celui du Rwanda et observé que le besoin de terres se retrouve en filigrane dans la logique des conflits. Face au pouvoir dictatorial de plus en plus oppressant, la peur et la haine submergent le pays et les instances intellectuelles attendent la mise en place du GTBE. Il a ensuite donné quelques repères chronologiques : mars 1992, massacre de Tutsis dans le Bugesera ; 2 avril 1992, nouvelle Constitution, abolition du parti unique, désignation de Dismas Nsengiyaremye pour former un gouvernement de transition avec les partis MRND, PL, MDR, PDC ; mai-juin 1992, discussions entre le FPR et le Gouvernement à Arusha ; 28 février 1993, visite du Ministre de la Coopération, M. Marcel Debarge ; 7 mars 1993, rencontre de Dar Es-Salam entre Dismas Nsengiyaremye et Alexis Kanyarengwe, Président du FPR. Il a indiqué qu’à l’issue de cette rencontre un communiqué avait été établi déclarant " que le conflit rwandais ne peut se résoudre que par des voies pacifiques ", " que les deux parties s’engagent à respecter le cessez-le-feu le mardi 9 mars à minuit, que le groupe d’observateurs militaires neutres (GOMN) identifiera les positions ". Le même accord prévoit le retrait des troupes étrangères et leur remplacement par une force internationale neutre organisée dans le cadre de l’OUA et des Nations Unies. En outre étaient décidés d’un commun accord : l’arrestation des fonctionnaires impliqués dans les massacres, le FPR s’engageant à fournir une liste des responsables pressentis, l’arrêt de toute propagande incitant à la haine ou à la violence, et portant préjudice à la réconciliation nationale dans les médias et meetings populaires, l’arrêt de nouvelles distributions d’armes aux populations civiles, le GOMN étant chargé de contrôler cette dernière mesure.

Plus d’un an avant le génocide, ce dispositif est ratifié à Dar Es-Salam et une annexe indique que les troupes françaises présentes au Rwanda depuis le 8 février 1993 devront se retirer du pays à partir du 17 mars. En attendant leur remplacement par une force internationale neutre, les deux compagnies françaises devront rester cantonnées à Kigali.

M. Michel Cuingnet a rappelé qu’en mars 1993, le rapport de la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme) sur les assassinats perpétrés dans la région de Gisenyi contre les populations tutsies est publié et que le 17 mars, le mémorandum des partis d’opposition MDR, PSD, PDC et PL est largement diffusé et remis au Chef de l’Etat Juvénal Habyarimana. On y lit notamment que le " processus démocratique a dégénéré en une lutte effrénée pour le pouvoir dans laquelle tous les moyens sont bons ".

 

La crise économique, qui grâce à l’assistance financière internationale accordée dans le cadre du plan d’ajustement structurel était maîtrisable, s’est transformée en une faillite financière totale. Le pays est économiquement paralysé, l’administration publique est bloquée...

Ce constat d’échec est dû à deux causes principales : d’une part, les divergences idéologiques entre le MRND et les autres partis du Gouvernement, d’autre part, le blocage de l’action gouvernementale. La solution négociée ayant été torpillée par le pouvoir en place, il n’est pas étonnant que celle de la guerre revienne à la surface. Le MRND a froidement choisi de jouer la carte de l’idéologie ethniste la plus simpliste, celle qui prêche que le Mututsi est l’ennemi irréductible du Muhutu. La majorité des Hutus rejette ce manichéisme ethnique qui a fait le malheur du Rwanda.

Dans les zones de combat contrôlées par les FAR, l’insécurité est principalement causée par des militaires indisciplinés qui font la chasse aux complices du FPR et commettent des meurtres. Malgré de nombreux témoignages accablants, le Gouvernement n’a reçu aucun rapport des autorités militaires et aucune sanction n’est infligée aux coupables. "

Analysant ce mémorandum, M. Michel Cuingnet a précisé qu’il décrivait une situation des plus alarmantes et déplorait l’absence de toute enquête et poursuite judiciaire relative aux exactions commises en relevant que " le pays est sans Ministre de la Justice depuis trois mois, pour des raisons totalement injustifiables, sinon que le Chef de l’Etat ne souhaite probablement pas le redressement de la situation ".

Devant ce constat, l’ensemble des partis d’opposition pose plus d’un an avant le génocide, la question de l’action que le Gouvernement peut mener pour sauver le pays de la catastrophe qui le menace.

En avril 1993, soit un mois après le communiqué de Dar Es-Salam et le mémorandum des partis d’opposition, est créée la Radio des Mille Collines dont les premières émissions sont diffusées en juillet 1993, quelques jours avant la signature des accords d’Arusha. Son responsable est Ferdinand Nahimana qui sera proposé comme Ministre de l’Enseignement supérieur du GTBE par le Président Habyarimana. On annonçait sur les ondes qu’il fallait " terminer le travail " et écraser tous les cafards (Inyenzi, surnom des Tutsis). Ainsi à des populations misérables vivant dans des camps de réfugiés ou de déplacés, on inculquait la haine, on désignait l’ennemi " le cafard ". Or, dans la misère extrême, on obéit à la propagande de haine pour conforter sa raison d’être.

Le 4 août 1993 voit la signature des accords de paix d’Arusha entre le FPR et le Gouvernement rwandais et le 18 août 1993, les Nations Unies publient un rapport sur le massacre des populations tutsies depuis 1990.

Le 28 août 1993, le Président du FPR, Alexis Kanyarengwe écrit au Président François Mitterrand pour lui exprimer ses remerciements pour le rôle joué par la France dans les négociations d’Arusha.

De son côté, le 27 septembre 1993, le Président François Mitterrand écrit au Président Bill Clinton : " si la communauté internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les Etats-Unis et la France ont fermement appuyés, avec les pays de la région, risquent d’être compromis ".

Le 5 octobre 1993, la résolution 872 du Conseil de Sécurité de l’ONU prévoit " une opération de maintien de paix confiée à la MINUAR afin de garantir la sécurité au Rwanda ".

M. Michel Cuingnet a rappelé que les accords d’Arusha prévoyaient, d’une part, la mise en place immédiate du gouvernement de transition à base élargie regroupant des représentants de tous les partis, notamment cinq Ministres FPR, dont celui de l’Intérieur, d’autre part, la diminution des pouvoirs exercés jusqu’alors par le Président Habyarimana et l’Akazu.

Les accords prévoyaient aussi le retour des réfugiés et des déplacés, la fusion des armées, après démobilisation de 36 000 hommes, sous un commandement commun (FAR-FPR), l’arrêt des émissions de la Radio des Mille Collines, le départ des troupes françaises remplacées par une force neutre de l’ONU, enfin, l’organisation d’élections libres dans un délai de 22 mois.

M. Michel Cuingnet a précisé que, fin 1993, les représentations diplomatiques et la MINUAR disposaient de beaucoup d’informations concordantes sur : le rôle et les fonctions assassines des miliciens Interahamwe, la distribution d’armes aux paysans hutus de la zone nord-ouest, les assassinats de Tutsis et d’opposants au régime d’Habyarimana, les livraisons d’armes et l’achat de machettes, la situation économique et sociale catastrophique, la misère dans les camps, la famine, le chômage et l’arrêt de toute activité économique, l’importance de la dette extérieure et la ruine du pays, la préparation des massacres (liste des opposants), les appels " à terminer le travail " de la Radio des Mille Collines, l’existence du " réseau zéro "...

Le 28 décembre 1993 marque l’arrivée de 600 hommes du FPR à Kigali accompagnant les cinq Ministres désignés pour participer au GTBE et fin 1993-début 1994 de nouvelles manifestations des miliciens Interahamwe ont lieu contre les accords d’Arusha. M. Michel Cuingnet a souligné qu’on avait alors assisté à des assassinats de Tutsis et d’opposants à Habyarimana tant dans les collines qu’en ville. Des barrages étaient élevés tous les soirs dans les quartiers, on y contrôlait les cartes d’identité. M. Michel Cuingnet a évoqué les difficultés à mettre en place le gouvernement de transition à base élargie (GTBE) de Faustin Twagiramungu, Président du MDR, les miliciens du MRND et de la CDR (Coalition pour la défense de la République) bloquant notamment les abords de l’Assemblée nationale.

Dans Kigali, à cette époque, les tensions sociales étaient croissantes et c’est à juste titre, selon lui, que Mme Braeckman parle de la recherche d’un exutoire ethnique à un malaise social. On peut se demander, en effet, à partir de quelle désespérance matérielle on devient un tueur potentiel de son voisin et à partir de quel degré d’indiscipline et de misère une armée se transforme en hordes de barbares, en " grandes compagnies ".

M. Michel Cuingnet a reconnu qu’il existait une haine latente entre les groupes hutus et tutsis comme entre certaines régions ou certains clans (l’histoire du Rwanda comme du Burundi n’en donne que trop d’exemples). Mais les extrémistes du Parmehutu, du " Hutu Power ", de l’Akazu, ceux du MRND comme bien sûr les miliciens de la CDR ont converti cette hostilité enfouie en actes d’agression permanente contre les Tutsis, désignés comme responsables des maux de la société rwandaise. La radio nationale et la Radio des Mille Collines proclamaient sans cesse que les Tutsis et le FPR voulaient la mort des Hutus. M. Michel Cuingnet a déclaré que cette campagne idéologique, reposant sur une planification étatique, avait été mise en oeuvre de façon systématique dès 1990 avec la publication des " dix commandements du Muhutu ", véritable charte de haine raciale. La CDR (Coalition pour la défense de la République) avait été créée en 1992 avec un programme ultra-ethniste mettant en avant l’impossibilité d’un retour des réfugiés tutsis, qui " mangeraient " les terres et les biens des Hutus déjà trop nombreux, la haine se traduisant alors par le slolgan " tuer ou être tué ". Il a estimé que la misère, la peur avaient fait écouter les appels au meurtre lancés par les plus hauts responsables de la communauté rwandaise au pouvoir et avaient entraîné des hommes, des femmes, des enfants à tuer, par peur, par obéissance et par désespoir... Peut-être parce qu’ils n’osaient se tuer eux-mêmes...

Le Président Habyarimana et son proche entourage, sa propre famille ont laissé se développer cette idéologie de haine des Tutsis d’abord, et puis de tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, comme eux. La " création " d’un ennemi commun " les Inkotany ", les cafards qu’il fallait écraser, a ainsi permis, selon M. Michel Cuingnet d’unir une fraction de la Nation autour d’un despote usé et dépassé par sa propre maison, gardienne du peuple hutu.

Il a précisé que, depuis 1931, les cartes d’identité portaient la mention " Tutsi-Hutu-Twa ". Il a personnellement témoigné du fait qu’en mars 1993, sur la route de Kigali à Ruhengeri, après que les miliciens ou les militaires eurent fait descendre les passagers, les porteurs de carte tutsis ont été tués et laissés sur le bord de la route. Dans les moments difficiles (mauvaises récoltes, chute des cours du café, manque de terre...) il est tellement pratique " de désigner un ennemi, un cafard " à la vindicte populaire, surtout si cet ennemi est à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières. Le régime d’Habyarimana était corrompu. Les administrations ne fonctionnaient plus, l’Etat était surendetté. M. Michel Cuingnet a considéré qu’on avait diabolisé par diversion. L’ennemi était partout au milieu du peuple. Les précédents massacres, connus de tous, n’ayant donné lieu à aucune action judiciaire, l’impunité était garantie. Mais, si les Tutsis revenaient, ils tueraient à leur tour. Alors il fallait tuer tous les Tutsis pour qu’ils ne reprennent pas le pouvoir. Et pour détourner l’agressivité des jeunes sans terre, sans emploi, on a créé les milices Interahamwe. Les effectifs militaires sont passés de 5 200 hommes en 1990 à près de 50 000 hommes en 1994. L’armée comme la milice ont recruté et accordé des indemnités -alors que les fonctionnaires n’étaient plus payés- à des chômeurs et jeunes délinquants. Mais une armée dont les effectifs sont multipliés par dix en quatre ans ne peut guère être encadrée.

Les accords d’Arusha prévoyaient la démobilisation. Toutefois, malgré quelques tentatives, rien n’est mis en place pour rendre les militaires à la vie civile et surtout racheter leurs armes. En août 1993, nombreux sont les militaires des FAR qui ressentent les accords d’Arusha comme une capitulation et n’acceptent pas d’être commandés par les chefs Inkotany. Entre les accords d’Arusha (4 août 1993) et le 6 avril 1994, alors que les militaires, privilégiés du régime, faisaient l’objet de mesures de démobilisation, rien ne leur a été proposé, ils se voyaient sans solde, sans travail, sans terre, condamnés au brigandage ou à l’assistance humanitaire. Mais ils avaient leurs armes et le nombre des démobilisables était arrêté à 36 000 hommes.

Les miliciens Interahamwe, eux, ont occupé les rues des villes, Kigali principalement. Ils ont interdit les réunions du GTBE par leurs manifestations et ont fait la chasse aux Inkotany. D’août 1993 à début 1994, aucune mesure n’a été prise pour dissoudre ces hordes fanatisées par la Radio des Mille Collines qui continuait à émettre, malgré les accords. Ces militaires et les miliciens composeront le gros des troupes qui commettront le génocide.

Dès septembre 1993, outre les mesures de démobilisation, il fallait aussi prévoir et organiser le retour des déplacés. La France a alors accordé une aide budgétaire de 10 millions de francs pour l’achat de vivres et de véhicules. Mais il aurait fallu une aide considérable, alors que de septembre 1993 à avril 1994, l’ONU, le PNUD, la Banque Mondiale et les autres bailleurs ont attendu et suspendu leurs versements dans l’attente de la mise en place du GTBE. Neuf mois se sont ainsi écoulés.

Les miliciens comme les militaires des FAR étaient farouchement opposés aux accords d’Arusha qui créaient une nouvelle armée à 60 % FAR, 40 % FPR mais un commandement constitué pour 50 % par les FAR et 50 % par le FPR, équilibre inconcevable pour les extrémistes hutus.

Le 8 janvier 1994, on a assisté à la distribution d’armes par l’armée dans les villages hutus du nord-ouest du pays et le 19 janvier 1994, une lettre du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana adressée aux ministres MRD accuse le Ministre de la Défense de procéder à cette distribution. Le même jour, M. Booh-Booh, représentant des Nations-Unies, déclare que toutes les armes des dépôts clandestins ont disparu.

Dès janvier 1994, de très nombreuses manifestations de miliciens Interahamwe terrorisent les populations et interdisent l’entrée de l’Assemblée nationale aux députés PL et MDR. Ce même mois de janvier, le Président Habyarimana veut imposer des représentants de la CDR (extrémistes hutus) à l’Assemblée nationale.

Les Hutus originaires du nord, ceux de l’Akazu, qui détiennent les plus hautes fonctions militaires, politiques, sociales, craignent l’application des accords d’Arusha mais surtout les élections et aussi, le retour de la justice, l’abolition des privilèges, l’intégration des forces armées, la démobilisation. Pour les extrémistes hutus les accords d’Arusha sont insupportables car ils signifient le partage du pouvoir avec ceux que l’on a toujours combattus, la recherche des responsables des exactions et les poursuites judiciaires contre les tueurs, les militaires des FAR, les miliciens Interahamwe, les responsables politiques de la CDR, du MRND, les agents de la Radio des Mille Collines et tous ceux qui ont commandité depuis des années les assassinats d’opposants au régime d’Habyarimana et de Tutsis.

Le 6 avril 1994, l’avion transportant les Présidents Habyarimana et Ntaryamira est abattu par des missiles tirés de la colline de Masaka.

M. Michel Cuingnet a estimé en conclusion que si le Président Habyarimana n’avait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigantesques massacres, car tout était prêt pour que le pouvoir reste à l’Akazu dont on a évacué les responsables par le premier avion.

Il a déclaré que nous avions péché par manque de clairvoyance, en sous-estimant les difficultés de la politique africaine, qui demande écoute et modestie. Il a considéré qu’au Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance, que nous savions qu’Habyarimana était un dictateur faible et criminel et qu’en définitive, nous avons confié aux militaires un rôle qui n’aurait dû appartenir qu’aux politiques et aux parlementaires.

 

Le Président Paul Quilès s’est demandé si les accords d’Arusha étaient applicables et a souhaité savoir notamment si les pays donateurs avaient pris conscience des conséquences économiques et financières de l’application de ces accords, en particulier s’agissant de l’intégration, dans les forces armées rwandaises, des combattants du FPR. Evoquant par ailleurs la propension naturelle des hommes à réécrire l’histoire en fonction des enseignements de l’histoire, il a demandé à M. Michel Cuingnet s’il avait, au moment des faits, une même connaissance de la situation rwandaise et à quelles autorités avaient été transmises ces informations.

 

M. Michel Cuingnet a indiqué que la mise en application des accords d’Arusha représentait une charge financière très importante et que, en particulier, la démobilisation et le regroupement des forces militaires en une seule armée soulevaient de très grandes difficultés. Il a toutefois considéré que l’ensemble des mesures d’aides prévues par le plan d’ajustement structurel qui aurait accompagné l’application de ces accords n’étaient pas à réaliser tout de suite mais auraient pu faire l’objet d’une mise en oeuvre progressive par les institutions de Bretton Woods et les principaux donateurs.

Il a fait référence à la note qu’il avait établie en décembre 1993, dans laquelle il s’inquiétait de l’état très alarmant de la situation au Rwanda, caractérisée par une extrême fragilité sur le plan social et économique, et constate que le plan d’urgence prévu par le PNUD n’a pas même connu le début d’un commencement.

 

M. Jacques Myard a relevé quelques contradictions entre les propos tenus par M. Michel Cuingnet, déplorant l’absence d’aide internationale et les informations données par d’autres personnes entendues précédemment, selon lesquelles l’aide avait été conséquente et avait pu conforter le pouvoir en place. Il a par ailleurs souhaité savoir si le développement de la haine était dû à la propagande d’une minorité ou si les pouvoirs publics et l’Etat en avaient fait une thèse officielle. Rappelant que la MINUAR avait pour mission de veiller à la sécurité de Kigali et de faire respecter le couvre-feu, il s’est interrogé sur les raisons qui ont pu pousser les Belges, malgré le mandat qu’ils avaient, à retirer si promptement leurs forces après le 6 avril.

 

M. Michel Cuingnet a indiqué que la Banque mondiale avait bloqué par deux fois le versement des aides, le subordonnant à la mise en place du gouvernement de transition à base élargie, dont elle se disait prête à recevoir les représentants à Washington. De même, rien n’a été fait concernant le programme de démobilisation placé sous l’autorité du PNUD et qui se traduisait en partie par le rachat d’armes. L’attente, pendant neuf mois, de ces versements, qui auraient permis de répondre aux urgences, n’a fait que rendre la catastrophe encore plus inéluctable.

La déclaration de Dar Es-Salam et le mémorandum signé par l’ensemble des partis d’opposition un an avant les accords d’Arusha s’élevaient contre l’exacerbation des passions ethniques et demandaient l’arrêt des incitations à la violence. Dans le mémorandum, les parties se sont engagées à ne pas procéder à de nouveaux recrutements militaires et à ne plus distribuer d’armes à la population civile. Il n’a manifestement pas été tenu compte de ces engagements.

 

M. Jacques Myard a demandé si la Direction des Affaires africaines et malgaches avait eu connaissance de ces informations.

 

M. Michel Cuingnet a précisé que, lors des visites effectuées en 1993 par MM. Marcel Debarge et Guy Penne, Sénateur des Français de l’étranger, il les avait alerté sur l’existence, qu’ils ignoraient, de cartes d’identité portant la mention de l’appartenance ethnique. M. Michel Cuingnet a rappelé que ces cartes avaient permis de procéder aux massacres.

Citant les propos d’un intervenant précédent ayant mis en cause l’attitude de la France dans la mise en oeuvre d’un projet adopté en 1990 et visant à faire disparaître la mention de l’appartenance ethnique sur les cartes d’identité, M. Michel Voisin a souhaité savoir si la Mission de coopération en avait eu, entre 1990 et 1994, connaissance.

 

M. Michel Cuingnet a précisé qu’il n’avait pas eu à instruire un tel projet qui, s’il avait été engagé, aurait nécessité des crédits budgétaires, soit dans le cadre des dépenses ordinaires du ministère de la Coopération, soit dans le cadre des interventions du Fonds d’aide et de coopération.

 

Le Président Paul Quilès a précisé qu’il semblait bien qu’une décision de renouvellement des cartes d’identité ait été prise en 1990, et qu’elle aurait fait l’objet d’une commande directe entre le Gouvernement rwandais et une entreprise française, sans intervention de crédits budgétaires français. L’interrogation porte donc sur les conditions d’exécution de cette commande.

 

M. Bernard Cazeneuve a demandé si le chef de la Mission de coopération avait eu à connaître des accords de coopération militaire et s’il connaissait les raisons qui avaient conduit à modifier au profit des FAR les dispositions qui ne concernaient dans l’accord initial que la Gendarmerie. Quelles ont été les orientations de la coopération militaire à partir de 1992 et n’étaient-elles pas en contradiction avec les réflexions contenues dans le rapport de fin de mission de l’Ambassadeur Georges Martres qui précisait que la coopération militaire devait être réorientée au profit du maintien de l’ordre, confié aux forces de Gendarmerie et à la formation des jeunes recrues et des officiers ? Les choix français d’aide au développement au début des années 1990 ont-ils été judicieux ? La Mission de coopération disposait-elle d’informations concernant la forte augmentation des achats d’armes par le Rwanda puisqu’il s’agit apparemment de l’une des raisons ayant conduit les bailleurs de fonds internationaux à suspendre leur aide ? Quelles étaient les relations, au début 1994, entre l’ambassade de France et la Mission française de coopération et dans quelles conditions se sont déroulées les évacuations des personnels tutsis travaillant dans les administrations françaises ?

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir quel était le contenu des accords de coopération impliquant la France et le Rwanda et quelles actions avaient été poursuivies ou entreprises, y compris en matière de coopération militaire, lorsqu’il était en poste.

 

M. Michel Cuingnet a apporté les éléments d’information suivants :

— le chef de la Mission de coopération militaire était l’attaché de défense ; lui même, en tant que chef de la mission de coopération civile n’est intervenu que pour la mise en place d’une police judiciaire avec l’aide de la Gendarmerie ;

— la Mission de coopération, grâce à la lecture des documents budgétaires rwandais, avait connaissance des crédits officiels consacrés par le Rwanda à des achats d’armes, de même qu’elle a pu savoir par diverses informations qu’existaient des achats massifs de machettes à la Chine ;

— le 6 avril 1994, l’Ambassadeur de France, M. Jean-Michel Marlaud, était seul à Kigali, l’attaché de défense étant à Paris et le premier conseiller au Kenya ; il a demandé à M. Cuingnet de servir jusqu’au 9 avril d’interface avec les différents services diplomatiques et consulaires étrangers au Rwanda. Le déroulement de ces journées a fait l’objet d’un rapport écrit remis au ministère de la Coopération ;

— les personnels locaux de la Mission de coopération, en majorité Tutsis, ont été pratiquement tous massacrés, certains sous ses yeux ; pour ce qui concerne les autres personnels des différents services diplomatiques français, compte tenu des événements et de l’éloignement des bâtiments, il ignore s’ils ont pu être évacués.

 

M. François Lamy, notant que M. Michel Cuingnet décrivait la période d’après les accords d’Arusha comme une période de déliquescence, lui a demandé s’il avait à l’époque établi dans ce sens des rapports précis au ministère de la Coopération.

 

M. Michel Cuingnet a répondu affirmativement et précisé que ces rapports avaient été adressés à la mission d’information.

Revenant alors sur la phrase par laquelle M. Michel Cuingnet avait conclu son intervention (" Nous avons laissé aux militaires un rôle qui n’aurait dû appartenir qu’aux politiques et aux parlementaires "), M. François Lamy lui a demandé si cela signifiait dans son esprit que les militaires sur place, notamment ceux relevant de la Mission militaire de coopération, avaient pu bénéficier d’une autonomie telle qu’ils auraient pu jouer un rôle dépassant le cadre de leur mission. M. Charles Cova a demandé pour sa part à M. Michel Cuingnet s’il estimait, concernant l’opération Turquoise, que les militaires avaient failli à leur mission.

Précisant qu’il parlait de la période allant de 1992 à 1994, et qu’il excluait donc du champ de son analyse l’opération Turquoise, M. Michel Cuingnet a expliqué qu’on pouvait se rendre compte à la lecture des documents et notes de service qu’il y avait eu un effort permanent des dirigeants politiques occidentaux pour convaincre les responsables rwandais de parvenir à un règlement négocié de la crise et qu’ils espéraient que les Accords d’Arusha permettraient de résoudre le conflit.

Il a cependant fait remarquer que, dans le domaine militaire, s’il existait une coopération bien admise en matière de Gendarmerie, sous l’autorité du Colonel Bernard Cussac, Attaché de défense, on avait vu au contraire, un mois encore après les Accords d’Arusha en septembre et octobre 1993, les militaires français, à l’abri de nids de mitrailleuses, contrôler les routes, par exemple celle de Kigali à Ruhengeri, et tenir presque un rôle d’armée d’occupation alors même que le mémorandum signé un an auparavant par le Président du FPR et le Premier Ministre rwandais Dismas Nsengiyaremye, précisait que les troupes étrangères devaient partir.

Il en a déduit que, peut-être parce que la MINUAR n’était pas prête tandis que l’armée rwandaise était en pleine déliquescence et qu’il en résultait une situation qui ouvrait au FPR les portes de Kigali, les militaires étaient restés dans des conditions contraires aux accords d’Arusha et donc susceptibles de critiques de la part des signataires de ces accords, notamment du FPR, et en opposition avec le rôle de garant politique de ces accords qui devait être celui de la France. Il a conclu qu’il faudrait demander aux militaires pour quelles raisons ils avaient pris la décision de se maintenir sur place.

Donnant lecture du mémorandum cité, le Président Paul Quilès a fait remarquer que l’accord auquel M. Michel Cuingnet faisait référence, qui était celui de Dar Es-Salam, et non d’Arusha, prévoyait deux cas : les troupes françaises présentes depuis le 8 février 1993 devaient se retirer du pays à partir du 17 mars 1993, mais les autres forces, présentes avant le 8 février 1993, c’est-à-dire deux compagnies, devraient être cantonnées à Kigali à partir du 17 mars jusqu’à leur remplacement par une force multinationale neutre, convenue de commun accord avec les deux parties, laquelle sera en fait la MINUAR. Le Président Paul Quilès en a conclu que ces deux compagnies étaient autorisées à rester jusqu’à l’arrivée de la MINUAR.

 

Audition de M. Patrick PRUVOT

Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1987-octobre 1992)

(séance du 28 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

M. Patrick Pruvot a préalablement rappelé que la coopération de la France avec le Rwanda datait quasiment de l’indépendance de ce pays, avec le versement en 1963 des premières subventions du Fonds d’aide et de coopération (FAC), l’octroi en 1979 de prêts de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE) et la mise en place de jumelages, à partir de 1985, avec les collectivités territoriales françaises.

Il a précisé qu’il ne parlerait que de la période pendant laquelle il fut Chef de la Mission de coopération et d’action culturelle (MCAC) à Kigali, du 25 janvier 1987 au 31 mars 1992.

Il a tout d’abord souligné les deux contraintes majeures affectant le Rwanda : la pression démographique et l’enclavement.

La pression démographique est extrême avec une densité moyenne sur les terres cultivables proche de 400 habitants par km² (des pointes à 700 habitants par km² n’étant pas rares) et un taux d’accroissement annuel de la population supérieur à 3 %. Ses conséquences en sont un manque de terres agricoles, une amorce de regroupement urbain anarchique, des risques pesant sur la santé, une surcharge du système éducatif, des ménages aux revenus moyens très bas avec, par conséquent, peu de marge de taxation pour l’Etat.

L’enclavement géographique est patent et se traduit par un isolement des grands circuits de communication et d’information, de lourdes dépenses dans le domaine des infrastructures routières, le renchérissement des importations, la difficulté d’exporter et donc l’étroitesse de la base des ressources fiscales ou douanières qui ne permettent pas à l’Etat de s’assurer des recettes budgétaires suffisantes.

Ces facteurs prendront une importance cruciale au milieu des années quatre-vingts. A cette époque, le dogme de l’autosuffisance alimentaire est remis en question ; fondé sans doute sur la nécessité de pallier les inconvénients de l’enclavement et de se garder de la fragilité d’exportations reposant pour l’essentiel sur le café, ce dogme s’effondre avec les cours du café et sous la pression qui s’exerce sur des terres exploitables saturées ; le Rwanda glisse alors vers l’ajustement structurel et se retrouve exposé à des difficultés sociales auxquelles peu de pays d’Afrique ont eu à faire face à ce degré. Le caractère inéluctable de cette dégradation des conditions de vie (accentuée par le déferlement du sida), qui semble rendre vains les efforts acharnés du passé, tout en imposant aux Rwandais une véritable lutte pour la vie, ne pouvait pas avoir été sans effet sur la détresse de la population et ses rapports à la mort.

M. Patrick Pruvot a ensuite traité des grands objectifs poursuivis par la coopération franco-rwandaise : améliorer de manière pérenne le bien-être de la population sur le plan de ses revenus, de son alimentation, de sa santé et de son éducation ; donner au Rwanda les moyens de s’ouvrir sur et à l’extérieur en matière économique et culturelle ; fournir au pays des ressources nouvelles et stables et des instruments de gestion efficaces, le faire évoluer progressivement vers une société de droit moderne, plus démocratique et participative.

Il a indiqué que la stratégie à suivre pour atteindre ces objectifs devait tenir compte des spécificités du Rwanda. Il a ainsi souligné que ce pays était habité par une population courageuse et dure au travail, vivant dans un milieu social très dense, fortement structuré jusqu’à la colline et au " rugo ", type d’organisation qui, du moins pour ce qui regarde la diffusion des messages formateurs et les possibilités de démultiplication de l’impact des projets, présentait des avantages. Il a rappelé par ailleurs que les besoins étaient considérables, en regard de l’importance numérique de la population et de l’état des ressources disponibles, et que cette situation imposait une coordination particulière des efforts de toutes les parties prenantes, à savoir le Gouvernement, les bailleurs de fonds, les organisations non gouvernementales et, au premier chef, les habitants eux-mêmes qui devaient être mis en mesure de participer à leur propre développement.

C’est pourquoi, dans l’ensemble des actions financées par la France, un accent particulier fut mis sur la formation à tous les niveaux : formation de cadres mais surtout formation de formateurs capables de démultiplier rapidement les actions entreprises.

C’est pourquoi aussi la concertation avec nos partenaires et la transparence dans la préparation et le suivi des actions fut la règle. La MCAC élaborait son programme en liaison étroite avec la CCCE ; la préparation des Commissions mixtes était l’occasion d’une intense concertation avec les ministères rwandais. La MCAC participait à des échanges de vues réguliers avec la représentation de l’Union européenne, avec les principales agences du système des Nations Unies, avec ses principaux partenaires, tant au sujet de l’aide au développement que de l’aide humanitaire.

Sur le plan interne au dispositif français, des sessions d’information associaient les coopérants, ainsi que les responsables des principales organisations non gouvernementales de développement (ONG) et des jumelages ; ces organisations furent d’ailleurs invitées à participer aux Commissions mixtes à partir de 1989.

M. Patrick Pruvot a précisé que la Mission de Coopération établissait chaque année un bilan exhaustif et détaillé des actions menées avec le soutien de la France, qui était diffusé auprès de tous nos partenaires, rwandais comme étrangers, bilatéraux comme multilatéraux, publics comme privés.

Il a ensuite évoqué les secteurs bénéficiant en priorité de la répartition des crédits de la MCAC, qu’il s’agisse du FAC, de l’assistance technique ou des appuis aux opérations.

Le secteur éducatif et culturel bénéficiait de 40 % des ressources sous forme d’assistance technique, de crédits d’appui et de bourses de stage et d’étude. Toute la pyramide éducative et culturelle était concernée : l’individu par la diffusion du livre dans un réseau de bibliothèques rurales, par l’appui au mouvement sportif, par la promotion de la culture rwandaise ; l’élève par la rénovation de l’enseignement du français dans les écoles primaires et le soutien accordé à divers lycées ; les maîtres par la formation dans les écoles normales ; les étudiants par l’enseignement universitaire et le fonctionnement des accords universitaires.

Le secteur rural recevait 25 % des ressources qui servaient au financement de projets visant à maintenir la fertilité des terres, à intensifier les cultures, à améliorer les systèmes agraires (notamment l’élevage et la bananeraie). La priorité était donnée à la recherche-développement, à la vulgarisation et à la formation ainsi qu’au recyclage des cadres de l’agriculture.

Le secteur de la santé se voyait attribuer 10 % des ressources, consacrées à deux hôpitaux de référence, chargés notamment de former et recycler les personnels médicaux des régions, à des enquêtes épidémiologiques et au programme de lutte contre le sida.

Le dernier secteur, moins homogène, concernait principalement les infrastructures. 20 % des crédits et moyens lui étaient destinés, concentrés sur les télécommunications, la gestion du réseau routier, l’établissement d’un fichier foncier, l’informatisation du service des douanes.

M. Patrick Pruvot a précisé que le dispositif de coopération civile, technique et culturelle était réparti sur de nombreuses communes du territoire rwandais et concernait la plupart des grands secteurs d’activité. Ce dispositif comprenait :

— des programmes couvrant l’ensemble du territoire, tels que le projet d’artisanat rural et d’équipement des écoles en mobilier scolaire, les bibliothèques circulantes, l’appui aux installations sportives, le projet d’équipement et de modernisation des télécommunications, les programmes de recyclage des cadres de l’agriculture et de formation des maîtres d’école, la formation hospitalière ; mais encore des actions localisées à vocation nationale telles que l’appui aux universités et au ministère de l’Agriculture ;

— des projets plus localisés mais couvrant plusieurs communes, voire une région entière, tels que les projets de développement rural dans la zone de la forêt de Nyungwe, dans les communes voisines de Butare, de Rushashi, de Masaka, les programmes d’enquête épidémiologique et de pharmacies rurales dans les régions de Gisenyi et Ruhengeri ainsi que le projet de formation par les Maisons familiales rurales dans la région de Gisenyi ;

— des jumelages entre des collectivités françaises et des communes rwandaises ainsi que des projets de l’Association des volontaires du progrès (AFVP) dans les préfectures de Kibuye (à l’est), de Butare (au sud), de Gitarama (au centre), de Byumba et Ruhengeri (au nord) et dans la région de Bugesera (au sud-est).

Il a ainsi décrit les moyens qui consistaient en personnel d’assistance technique et en contributions financières :

— des coopérants, civils et VSN, enseignants et techniciens, au nombre de 75 à 80, des volontaires et des agents mis à la disposition de la coopération décentralisée au nombre de 20 à 25, des personnels en poste dans les écoles françaises et les centres culturels au nombre de 12. Au total, environ 115 personnes ;

— des moyens financiers de l’ordre de 75 millions de francs en année courante, se répartissant entre le FAC (28 millions de francs), les appuis aux opérations (14 millions de francs) et le personnel d’assistance technique (33 millions de francs), enfin l’aide d’urgence (1 million de francs en moyenne). A ces financements propres à l’action de la MCAC, il convient d’ajouter les engagements de la CCCE (entre 20 millions de francs et 120 millions de francs selon le mûrissement des dossiers instruits), puis, à partir de 1989, la réduction du service de la dette (représentant une économie de 36 millions de francs pour le budget rwandais) et des aides budgétaires, notamment pour l’appui à l’ajustement structurel (70 millions de francs), enfin les engagements propres de la coopération décentralisée (de l’ordre de 2 millions de francs par an).

Il a souligné que si ces moyens pouvaient paraître modestes en comparaison des immenses besoins d’un pays de 7 millions d’âmes, la France tenait pourtant, avec la Belgique, le premier rang des bailleurs bilatéraux, offrant environ 10 % de l’aide publique reçue par le Rwanda. Elle se devait donc d’entraîner ses partenaires et de militer pour la concertation. Il a estimé que la France y était parvenue et que les résultats concrets de notre coopération étaient là pour le prouver.

Il a enfin signalé que le fonctionnement de la MCAC et la manière dont les projets étaient gérés furent vérifiés par une mission d’inspection générale conduite en 1990 par M. Louis Amigues, en liaison avec l’ambassade et la CCCE.

Abordant le conflit d’octobre 1990, il a déclaré que la situation militaire allait ajouter au fardeau de la population rwandaise. La menace s’installe aux marches du nord et l’effort de guerre grèvera de manière insupportable le budget. Les premiers massacres sont perpétrés. L’insécurité s’installe partout.

Un plan d’évacuation des personnels sera préparé par la MCAC avec l’ambassade et les responsables de l’opération Noroît, et présenté à M. Jacques Pelletier lors de la visite qu’il fera au Rwanda début novembre 1990. Ce plan sera constamment amélioré, mis à jour et articulé avec les dispositifs d’autres organisations présentes au Rwanda.

Dès le mois de décembre, des dispositions de sécurité seront arrêtées par la MCAC dans le cadre d’un plan de réaffectation des personnels destiné à maintenir une utilisation optimale du potentiel d’assistance technique en cas de troubles localisés.

En conclusion, M. Patrick Pruvot a indiqué que, par deux fois, les personnels ou leur famille ont dû, à contre coeur, être évacués ; pour des raisons humanitaires évidentes, certains d’entre eux, les médecins, ont accepté d’être maintenus. Tous ont repris ensuite leur travail au service de la population rwandaise avec la même conviction, en fondant leur action sur l’espoir de la réconciliation et de la paix, et en oeuvrant pour y contribuer. Il a tenu à leur rendre hommage sans oublier le sacrifice des coopérants morts dans l’attentat du 6 avril 1994.

 

M. Jacques Myard, après avoir indiqué à M. Patrick Pruvot que son successeur avait déclaré à la mission que la France avait agi avec ignorance et suffisance au Rwanda, lui a demandé s’il pensait que la politique de propagation de la haine avait été partagée par l’appareil d’Etat rwandais et quelle avait été l’action des autorités françaises sur place pour tenter d’apaiser la situation, sachant que la France n’était pas en situation d’imposer ses vues à un pays souverain.

 

M. Patrick Pruvot a répondu que la France menait une politique de coopération avec le Rwanda depuis 1963 ; les premiers jumelages entre collectivités territoriales rwandaises et françaises datent de 1985 et en 1992, il y avait quarante demandes de jumelage en attente ; il a estimé que ce bilan montrait que les Français avaient pu nouer une coopération efficace avec le Rwanda.

Rappelant que la montée de la haine était ancienne, il a souligné qu’elle concernait le Rwanda comme le Burundi et indiqué qu’il avait lui-même assisté aux massacres de 1971 dans ce dernier pays. Il a estimé que, de ce fait, on ne pouvait pas ne pas être informé de la tension entre Hutus et Tutsis.

Cependant, son rôle en tant que Chef de la Mission de Coopération civile était de faire tout ce qui était en son pouvoir pour oeuvrer à l’accroissement du bien-être de la population rwandaise, et non du Gouvernement. De ce fait les objectifs poursuivis étaient très clairs et tout à fait irréprochables, cette appréciation valant pour l’ensemble de la collectivité internationale. A ce propos, M. Patrick Pruvot a précisé qu’il existait, au Rwanda, une collaboration et une concertation plus efficaces que dans d’autres pays d’Afrique, entre les différents partenaires de l’aide au développement et de l’aide humanitaire, et notamment avec les organisations de l’ONU, dont le PNUD, et nos partenaires européens avec lesquels nous avions des rencontres régulières.

M. Patrick Pruvot a alors estimé que si la haine brute n’avait explosé qu’après son départ, la haine latente était là, d’abord parmi les Rwandais eux-mêmes, et qu’il fallait vivre avec cette situation.

 

M. Jacques Myard insistant pour savoir si M. Patrick Pruvot estimait que la France avait agi par ignorance, celui-ci a répondu que, pour lui, la réponse était négative.

 

M. Roland Blum a alors demandé si, en matière de coopération économique et d’aide au développement, il y avait eu un souci d’équité et de répartition de l’aide entre les ethnies et si cette question était évoquée à l’époque avec les autorités rwandaises. Il s’est également interrogé sur le point de savoir si la France avait des raisons économiques de s’intéresser au Rwanda.

 

M. Patrick Pruvot a répondu que, pour lui, la première question ne faisait pas forcément sens dans la mesure où il n’y avait pas de répartition géographique des ethnies au Rwanda, l’immense majorité du pays étant hutue. Il n’y a pas de collines ou de villes tutsies même s’il y a des régions comme celle des Bagogwe ou le Bugesera où, pour des raisons historiques ou autres, la densité de population tutsie était plus forte. Il a précisé que de ce fait, lorsque ses services préparaient les programmes de coopération, cette question n’était pas posée, et ce par aucune autorité rwandaise.

Il a ajouté que, si une ignorance pouvait être reprochée, c’est bien celle de la répartition entre ethnies de l’effort de coopération ; cependant cette ignorance n’aurait pu être levée qu’en allant vérifier sur le terrain les cartes d’identité des bénéficiaires, puisqu’elles portaient la mention " Hutu " ou " Tutsi " et, en quelque sorte, étaient établies sur la base d’un recensement des Rwandais selon leur appartenance ethnique.

M. Patrick Pruvot a rappelé au passage que la Mission de Coopération avait effectué un recensement, avec l’INSEE, des populations rwandaises pendant la période où il était Chef de Mission. Il a répété qu’au Rwanda on ne pouvait ignorer la division ethnique mais qu’elle ne pouvait pas servir de critère de sélection.

Quant aux intérêts économiques, M. Patrick Pruvot a remarqué qu’il s’agissait là plutôt du domaine de la Caisse centrale de coopération économique (CCCE) mais qu’en tout état de cause les entreprises françaises implantées au Rwanda étaient très peu nombreuses. Il a estimé que les intérêts de la France au Rwanda étaient plus d’ordre géopolitique ou liés à la francophonie qu’économiques.

 

M. Yves Dauge a demandé des précisions sur la coopération en matière linguistique. Il a émis l’hypothèse d’un double jeu de la part de l’exécutif rwandais : d’un côté, un discours officiel destiné à l’étranger selon lequel on s’orienterait vers la démocratisation, de l’autre, une réalité figée, difficile à décrypter en raison notamment de la barrière linguistique.

 

M. Patrick Pruvot a rappelé que le Rwanda, très isolé, était pris en tenaille entre d’une part le Zaïre, où l’on parlait essentiellement, dans les régions frontalières, le lingala, et d’autre part des pays anglophones dont la langue vernaculaire est le swahili, peu parlé au Rwanda. Dans ce contexte, le français apparaissait comme la langue de communication qui devait permettre au Rwanda de s’ouvrir sur l’extérieur, ce qui était la meilleure garantie de démocratisation. Aussi 40 % des crédits de la coopération étaient-ils destinés à des actions linguistiques et culturelles. Une tournée en France de ballets rwandais traditionnels tutsis a ainsi été financée, et des bourses d’études et de sport ont été accordées.

M. Patrick Pruvot a estimé que la chancellerie ne disposait pas de services suffisants pour analyser tout ce qui se disait et s’écrivait dans la presse et que peu de Français étaient à même de comprendre le kinyarwanda, que certains officiels n’hésitaient pas à utiliser entre eux lors de réunions avec des représentants de l’ambassade.

 

M. Kofi Yamgnane a estimé que ce qui s’est passé au Rwanda aurait pu se dérouler ailleurs en Afrique, dans tous les pays où existent des oppositions ethniques ou régionales continuant de couver sous la cendre. Ce qui est surprenant, c’est que la France se soit laissée prendre dans ce guêpier alors que nos diplomates devraient connaître les risques et les dangers des sociétés africaines.

 

M. Patrick Pruvot a répondu qu’il est très douteux que la France se soit laissée surprendre par ignorance. Le Ministre de la Coopération de l’époque, M. Jacques Pelletier, a effectué en novembre 1990 un voyage dans la région des Grands Lacs, au cours duquel il a insisté auprès du Président Habyarimana sur la nécessité d’améliorer les relations entre les communautés, alors même que les mariages mixtes étaient fréquents, et l’a encouragé à prendre diverses dispositions pour éviter l’explosion. L’exemple voisin du Burundi illustrait les risques encourus.

 

Le Président Paul Quilès a demandé comment réagissait le Président Habyarimana aux conseils qu’il recevait de la part des Français. Estimait-il réellement qu’il était de son intérêt de les suivre ou se contentait-il de les entendre en laissant les choses suivre leur cours ?

 

M. Patrick Pruvot a répondu qu’il n’avait rencontré le Président Habyarimana qu’une seule fois lors de la visite de son ministre de tutelle. Son sentiment personnel est que le Président Habyarimana ne jouait pas un double jeu et recherchait une solution. C’est peut-être ce qui lui a coûté la vie, à moins qu’au contraire les auteurs de son assassinat aient considéré qu’il ne voulait pas de cette solution.

 

M. Kofi Yamgnane a observé que les dirigeants africains se disent souvent disposés à dialoguer mais ils se préparent parallèlement, en cas de crise, à imposer une solution par la force dès lors que celle-ci joue en leur faveur.

 

Le Président Paul Quilès a fait remarquer que ce n’était pas là une attitude propre à l’Afrique.

 

M. Pierre Brana a demandé quelles ont été les grandes actions de coopération menées de 1987 à 1992 au Rwanda.

 

M. Patrick Pruvot a précisé que les crédits de la Mission de Coopération et d’Action culturelle étaient consacrés pour 40 % au secteur éducatif et culturel, pour 10 % au secteur de la santé et pour 20 % à un secteur moins homogène comprenant les télécommunications, la gestion du réseau routier, l’établissement d’un fichier foncier et l’informatisation du service des douanes. Ces secteurs avaient été privilégiés parce qu’essentiels pour le développement du pays.

En 1992, le Rwanda possédait le réseau téléphonique le plus moderne du monde, entièrement numérisé. Le bon état des routes était particulièrement vital dans un pays enclavé, toujours menacé d’asphyxie. L’établissement d’un fichier foncier représentait un premier coin enfoncé dans le problème de la répartition des terres et devait contribuer à gérer le nombre croissant de déplacés qui s’accumulaient autour de Kigali. L’informatisation des douanes était particulièrement importante dans un Etat dont 75 à 80 % des ressources provenaient des exportations de café, même si le Rwanda était parvenu à se hisser en 1990, avec un PNB par habitant de 300 dollars, dans la partie haute de la catégorie des pays les moins avancés.

 

M. Pierre Brana a demandé si M. Patrick Pruvot avait eu connaissance d’une aide que la France aurait pu apporter au projet de suppression de la mention ethnique sur les cartes d’identité.

 

M. Patrick Pruvot s’est souvenu avoir entendu évoquer ce problème mais a déclaré ne pas avoir eu à en connaître directement, aucune demande des autorités rwandaises n’étant parvenue à la Mission de Coopération.

 

Le Président Paul Quilès a précisé que cette question avait été soulevée lors d’une visite de M. Jacques Pelletier au Rwanda en 1990.

 

M. Patrick Pruvot a déclaré ne pas en avoir gardé le souvenir. Il en a sans doute été question lors de l’entretien entre MM. Jacques Pelletier et Juvénal Habyarimana en 1990 mais il faudrait revoir les télégrammes diplomatiques de cette époque pour savoir ce qui avait été convenu.

 

Le Président Paul Quilès s’est étonné du temps qu’il a fallu pour mettre en oeuvre cette décision.

 

M. Patrick Pruvot a souligné que la Mission de Coopération n’avait pas à connaître directement de cette décision de changer les cartes d’identité, sauf si la France avait souhaité accorder une aide qui, très probablement d’ailleurs, aurait été une aide budgétaire.

 

M. Pierre Brana a fait remarquer que le comité directeur du FAC avait à connaître de dossiers de financement de ce type puisqu’il examine par exemple des demandes concernant la réalisation de cartes d’électeurs infalsifiables.

 

Audition du Général Maurice SCHMITT

Chef d’état-major des armées (1987-1991)

(séance du 29 avril 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Maurice Schmitt en rappelant qu’il avait exercé les fonctions de Chef d’état-major des armées jusqu’au 23 avril 1991, et qu’il avait, à ce titre, contribué à la mise en place de l’opération Noroît.

 

Le Général Maurice Schmitt a précisé d’emblée que l’opération Noroît s’était déroulée sans poser de problèmes majeurs.

Il a expliqué que la situation avait commencé à se dégrader au Rwanda à la fin septembre 1990. A cette époque, le Gouvernement et les armées de la France avaient à faire face à trois théâtres d’opérations : le Moyen-Orient, le Tchad et le Rwanda.

Le Général Maurice Schmitt a insisté sur l’opération menée au Tchad. La rébellion d’Idriss Deby se développait dans le Darfour et il convenait d’être vigilant à la fois sur Abéché et N’Djamena. Il a fait remarquer que la " relève " entre les deux Présidents tchadiens s’était passée sans aucune exaction à l’encontre des populations civiles à N’Djamena. L’armée française y a sans doute contribué en gardant les dépôts d’armes et munitions de l’armée tchadienne.

En ce qui concerne le Rwanda, le Général Maurice Schmitt a fait état d’informations transmises par le Colonel René Galinié selon lesquelles des affrontements entre Tutsis et Hutus à Kigali, qui faisaient suite à une attaque du FPR, pouvaient mettre en danger la vie des ressortissants étrangers et en particulier des ressortissants français.

Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné le 3 octobre 1990 le Président François Mitterrand, MM. Jean-Pierre Chevènement, Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que l’Amiral Jacques Lanxade dans un voyage au Moyen-Orient. Le 4 octobre, après une nuit à Abu Dhabi, l’ensemble de la délégation est arrivé à Djeddah où elle était reçue à déjeuner par le Roi Fahd. C’est peu avant ce déjeuner que deux messages sont arrivés, en provenance respectivement de l’Elysée et de l’état-major des armées. Ces messages précisaient que des risques graves d’exactions existaient à Kigali et que le Président Habyarimana demandait l’intervention de l’armée française. Un Conseil de défense restreint, très bref, s’est tenu sur l’heure à Riyad, sous la présidence du Président de la République, à la suite duquel l’ordre a été donné d’envoyer au plus vite deux compagnies à Kigali, avec la mission de protéger les Européens, les installations françaises et de contrôler l’aérodrome afin d’assurer l’évacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de l’ordre qui étaient du ressort du Gouvernement rwandais. Le Général Maurice Schmitt a précisé que ces deux compagnies, parties de Bouar, étaient arrivées le soir même à Kigali et qu’elles avaient été le lendemain renforcées par des Belges et des Zaïrois.

De retour à Paris, il a estimé que la situation au Darfour nécessitait le maintien des effectifs qui se trouvaient au Tchad et en Centrafrique et a donc décidé de relever le 3ème RPIMA et le 2ème REP, présents au Rwanda depuis une semaine, pour les remplacer par un état-major tactique complet, placé sous les ordres du Colonel Jean-Claude Thomann. Il a précisé que la situation au Tchad et au Rwanda, en septembre 1990, avait conduit l’état-major des armées à maintenir en réserve, partie en France, partie en Centrafrique, trois régiments parachutistes professionnels pour pouvoir intervenir rapidement et éviter que nos forces ne se trouvent en situation d’infériorité au Tchad et nos ressortissants menacés au Tchad et au Rwanda.

A la fin du mois d’octobre 1990, il ne restait plus, avec les forces françaises, qu’un contingent zaïrois, les Belges ayant décidé de quitter le pays. A ce moment, le calme était revenu, le FPR avait repassé la frontière ougandaise et les FAR, malgré leur faiblesse d’organisation, avaient pu reconquérir Ruhengeri et les localités du nord du pays. Il a indiqué qu’à la demande du ministère de la Coopération, il avait mis en place, après accord du Ministre de la Défense, auprès des FAR, début 1991, un détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI) de trente personnes. La présence militaire française au Rwanda était donc constituée par une compagnie d’infanterie au titre de l’opération Noroît et un DAMI. Le commandement de l’ensemble de nos deux unités a été alors confié au Colonel Galinié proche de l’ambassadeur (attaché de défense). En mars, cette période coïncidant avec la fin des opérations en Irak, le Général Maurice Schmitt a considéré qu’il fallait recadrer et revoir notre dispositif au Rwanda, s’agissant notamment des missions du DAMI, dans la perspective d’une reconstitution de l’armée rwandaise qui nécessitait notamment la présence d’instructeurs pour l’utilisation d’armes lourdes comme les mortiers.

Il a déclaré en conclusion de son intervention que les forces françaises n’avaient pas à rougir de ce qu’elles avaient fait et a estimé que notre simple présence avait empêché bien des exactions dans Kigali. Il a d’ailleurs souligné que le faible nombre d’évacuations de nos ressortissants témoignait de l’efficacité de cette présence. Toutefois, comme la situation restait préoccupante dans la région de Ruhengeri, le DAMI avait reçu pour mission l’évacuation sur Kigali des ressortissants qui s’y trouvaient, en cas de nouveaux incidents de frontière avec l’Ouganda.

 

Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur la nature et l’étendue des missions assignées au DAMI. S’agissait-il de missions d’encadrement, d’aide, de formation ?

 

Le Général Maurice Schmitt a répondu, qu’en l’espèce, ce DAMI était constitué, pour l’essentiel, de cadres et de spécialistes qui avaient principalement des missions de conseil et d’instruction des cadres de l’armée rwandaise. Basés à Ruhengeri, ils étaient aussi les premiers à pouvoir intervenir, en cas de menace du FPR, pour procéder à l’évacuation des ressortissants occidentaux vers Kigali. Il a indiqué que les missions de chaque DAMI sont variables et fonction de la situation et des besoins de chaque pays. En l’occurrence, l’armée rwandaise avait besoin de formateurs et d’instructeurs pour l’utilisation d’armes lourdes.

 

Le Président Paul Quilès a ensuite demandé au Général Maurice Schmitt s’il partageait l’analyse qui avait conduit l’Ambassadeur Georges Martres à formuler l’observation suivante dans son rapport de fin de mission : " depuis l’affaire de Byumba au cours de laquelle l’assistance technique militaire française a apporté un secours évident aux forces armées rwandaises, le FPR a développé une campagne contre notre présence militaire, assortie de menaces à l’égard de nos ressortissants et il y a tout lieu de croire que, de leur côté, les partis proches du Président amplifient les menaces pour provoquer de notre part des réactions sécuritaires dont l’armée rwandaise pourrait tirer profit en cas de reprise des combats ".

Le Général Maurice Schmitt a estimé que ce point de vue lui semblait conforme à ce qui se passait, malgré les difficultés d’appréciation dues à la relative ancienneté de ces événements. Même si l’on ne pouvait pas affirmer avec certitude que les attaques du FPR menaçaient réellement les ressortissants occidentaux, elles justifiaient néanmoins la présence dissuasive de nos forces armées, notamment pour éviter les pillages et les comportements agressifs.

 

M. René Galy-Dejean, évoquant l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel, s’est demandé si des dépôts d’armement occultes pouvaient avoir existé au Rwanda ou en Ouganda. Revenant sur les missions du DAMI, il a noté que celles-ci comportaient l’instruction à l’utilisation des armes lourdes et a demandé si cette fonction d’instruction pouvait aller jusqu’au maniement d’armes antiaériennes.

 

Le Général Maurice Schmitt, après avoir précisé que la mission d’instruction à l’utilisation des armes lourdes excluait leur utilisation directe par les militaires français, a indiqué que cette mission ne s’était pas a priori appliquée aux armes antiaériennes car une menace aérienne du FPR venant d’Ouganda n’était pas envisagée. Il a souligné néanmoins qu’il n’était pas très difficile d’apprendre à se servir d’un Stinger ou d’un missile SAM et que certains étaient de surcroît très faciles à transporter sans attirer l’attention, à la différence d’un SCUD par exemple.

 

M. Pierre Brana a souhaité savoir si les missions confiées aux troupes françaises de l’opération Noroît avaient évolué au cours du temps et si, comme cela a été précisé devant la mission, des militaires français avaient participé ou assisté à des interrogatoires de prisonniers du FPR.

 

Le Général Maurice Schmitt a rappelé que le premier message signé de l’Amiral Coatanéa contenait des instructions concernant la protection des ressortissants français et étrangers ainsi que des installations françaises. Il ne comportait pas de missions d’instruction de l’armée rwandaise. Cette dernière mission est apparue début 1991. Dans un message dont le texte pourrait être communiqué à la mission d’information, le Chef d’état-major des armées a formulé très précisément les missions du détachement d’assistance militaire et d’instruction (DAMI). Il a précisé qu’il tenait à ce que les chefs des DAMI aient des instructions précises de façon à éviter tout débordement. Les ordres donnés aux militaires de l’opération Noroît ne leur auraient pas permis d’assister à des interrogatoires, d’ailleurs cette manière d’agir n’entre pas dans les habitudes des forces françaises. Pour sa part, il n’a jamais était informé de tels agissements, ni par le Colonel René Galinié, ni par le Colonel Jean-Claude Thomann. Toutefois, il n’a pas exclu qu’à titre individuel un soldat français ait pu assister à des interrogatoires, mais en aucun cas une telle initiative ne pouvait relever d’ordres de l’autorité militaire. Qui plus est, ce type d’interrogatoire n’aurait vraisemblablement apporté aucune information intéressante sur le plan du renseignement car nous étions suffisamment au courant de la situation locale par le biais de nos attachés de défense, fort bien renseignés.

Citant un rapport d’Amnesty International mettant en cause les instructeurs du DAMI français, M. Charles Cova a demandé si l’assistance militaire s’était limitée à l’instruction d’officiers et de soldats de l’armée régulière rwandaise ou si elle avait pu concerner les forces paramilitaires des " escadrons de la mort " qui ont participé par la suite au génocide.

 

Le Général Maurice Schmitt a souligné que, pendant la période couverte par l’opération Noroît, il n’existait pas encore de milice et qu’en tout état de cause il ne voyait pas en quoi les personnels des DAMI, spécialistes des transmissions ou du maniement d’armes lourdes, pouvaient être d’une quelconque utilité dans l’apprentissage de l’utilisation de la machette. Or, c’est avec ce type d’armes blanches que les massacres ont été perpétrés.

Il n’est certes pas impossible que des militaires des FAR, démobilisés à partir de 1992, aient pu encadrer les milices. L’ancien Chef d’état-major des armées a alors estimé que l’origine du génocide pouvait être trouvée dans l’effroyable panique qui a saisi les Hutus à la suite de l’offensive du FPR dans le nord du pays. Il a rappelé que la France avait été, après autorisation du Conseil de Sécurité, la seule à intervenir, dans le cadre de l’opération Turquoise, pour tenter de rétablir le calme dans le pays alors que les troupes de l’ONU, sur place au moment du déclenchement des massacres, étaient restées sans réaction.

 

M. Jean-Bernard Raimond a souhaité obtenir des précisions sur la présence concomitante des militaires du détachement d’assistance militaire et d’instruction et des militaires de l’opération Noroît, et sur d’éventuelles livraisons d’armes par la France aux forces armées rwandaises.

 

Le Général Maurice Schmitt a indiqué qu’au début de l’année 1991, le dispositif Noroît avait été allégé, une des deux compagnies ayant été renvoyée en Centrafrique, et que le DAMI avait été placé sous les ordres du colonel commandant l’opération Noroît.

 

Le Président Paul Quilès a rappelé que le dispositif Noroît est resté opérationnel jusqu’à fin 1993, date à laquelle il a été remplacé par la MINUAR.

 

Le Général Maurice Schmitt a indiqué que la France avait livré aux forces armées régulières du Rwanda des armes destinées à des combats classiques dans cette région, de type mortier, dans le cadre de l’accord de coopération et dans le respect des autorisations délivrées par la CIEEMG. Il a précisé que l’avion présidentiel, qui a été abattu par un missile, aurait pu également l’être, le cas échéant, par une mitrailleuse de 12/7 ou un quadritube de 13 mm d’origine soviétique. Il est en effet assez facile d’abattre à l’atterrissage un avion de transport civil de ce type sans recourir nécessairement à l’utilisation d’un missile antiaérien.

 

Le Président Paul Quilès a évoqué un document manuscrit, tiré d’un manuel d’instruction tenu par un militaire rwandais et récupéré par le FPR, qui permet de cerner le contenu de l’instruction délivrée par les instructeurs du DAMI. Ce document fait notamment état d’explications concernant le tir au mortier, le tir en position couchée, etc., c’est-à-dire de notions correspondant à une instruction militaire de base. Il a insisté sur la nécessité pour la mission de procéder clairement à l’inventaire des missions d’assistance et des missions d’intervention.

Citant un document transmis par le ministère de la Défense qui précise : " le schéma de l’opération Noroît (forces engagées, volume des forces) ne présente qu’une illustration des effectifs AMT-DAMI, limitée à la période pendant laquelle ces éléments sont passés sous commandement Noroît et ne relevaient plus de la direction du ministère de la Coopération au titre de la coopération militaire ", M. Bernard Cazeneuve, rapporteur, s’est interrogé sur la configuration de l’opération Noroît en termes de missions et de structures. Il a rappelé que les effectifs du DAMI avaient été évolutifs entre mars 1991 et décembre 1993 et que le " DAMI de base " d’environ vingt personnes avait été renforcé passant à trente personnes de mars 1991 à juin 1992, puis à soixante personnes et même à quatre-vingts de juillet 1992 à septembre 1993 avant de redescendre à un effectif de trente en septembre-décembre 1993 pour n’être plus constitué que par une seule personne de janvier à avril 1994. Très logiquement, si le DAMI fait partie de l’opération Noroît, celle-ci devrait alors avoir pris fin seulement en avril 1994 et non pas en décembre 1993. Il s’est également interrogé sur la nature de l’opération Noroît, initialement conçue comme une opération d’évacuation et de protection de nos ressortissants, qui s’est ensuite enrichie de la dimension de coopération militaire puisque le DAMI, composante de l’opération Noroît, et qui relève de la Mission d’Assistance militaire, a procédé à des missions d’instruction auprès des FAR. Il a souhaité savoir si ces opérations d’instruction découlaient des accords d’assistance passés avec le Rwanda en 1975 et se trouvaient justifiés par l’avenant, signé en 1992, faisant référence non plus à la gendarmerie nationale rwandaise mais aux forces armées rwandaises.

 

Le Général Maurice Schmitt a souligné qu’en octobre 1990 l’opération Noroît consistait uniquement à protéger et à évacuer des ressortissants et que la présence des forces françaises avait permis, avec les renforts belges, de stabiliser la situation au Rwanda. Après quelques mois, la Mission de Coopération a effectué une demande pour participer à l’instruction des FAR. Comme il ne pouvait y avoir au Rwanda deux détachements français sous deux commandements différents, le DAMI, mis en place à la demande du ministère de la Coopération, a été placé sous les ordres du Lieutenant-Colonel René Galinié qui était également l’attaché de défense.

Le Général Maurice Schmitt a alors souligné qu’il avait fixé lui-même, en mars 1991, les missions d’instruction du DAMI et limité ses effectifs à trente personnels.

 

M. Michel Voisin s’est interrogé sur le rôle des forces belges, françaises et zaïroises dans l’arrêt de l’offensive du FPR, sur le maintien des troupes françaises au Rwanda après le départ des soldats belges et sur la présence de forces d’autres nationalités lors de l’entrée du FPR au Rwanda.

 

Le Général Maurice Schmitt a estimé que cette présentation des événements n’était pas conforme à la réalité. Les FAR n’étaient guère à leur aise dans le nord et le franchissement de la frontière par le FPR avait entraîné des exactions et des pillages à Kigali. C’est cette situation qui a motivé l’intervention française. Les instructions du Président de la République étaient claires, il s’agissait de protéger les populations et d’évacuer ceux qui souhaitaient partir. La stabilisation de la situation militaire, avec le retour en Ouganda du FPR, n’a été qu’une conséquence indirecte de la présence française. La mission initiale n’a pas évolué et n’a jamais consisté à combattre aux côtés des FAR contre le FPR, même si ce dernier avait marché sur Kigali, exception faite du contrôle de l’aéroport. Compte tenu des liens entre le FPR et les forces ougandaises, il est très vraisemblable que ces dernières ont participé à l’offensive de 1990. Aucune information ni aucune allusion n’ont permis de déterminer la présence de forces d’autres nationalités et il est peu probable qu’il y ait eu des Libyens, le Colonel Khadafi ayant bien d’autres préoccupations. Il faudrait, pour répondre avec certitude à ces questions, examiner les télégrammes diplomatiques ou les messages que pourrait communiquer le service historique des armées.

Evoquant le Conseil de défense restreint qui s’était tenu à Djeddah pour décider l’intervention Noroît, M. François Lamy s’est demandé si les événements de Kigali n’avaient pas été amplifiés par les FAR ou par le Gouvernement rwandais pour accélérer cette décision d’intervention et si la présence de soldats occidentaux, qui n’avaient pas participé au combat, avait été déterminante dans le retrait du FPR trois semaines après leur offensive du 1er octobre 1990.

 

Le Général Maurice Schmitt a indiqué que, pour ce qui concerne les événements liés à l’offensive du 4 octobre 1990, il avait disposé d’informations précises, en provenance de l’ambassade comme de la Mission de Coopération faisant état d’exactions et de spoliations entre Hutus et Tutsis et même à l’égard de quelques étrangers. Il n’y a pas eu d’amplification artificielle des événements. La présence de Noroît a bien été déterminante, ce qui confirme la nécessité d’envoyer des troupes suffisamment nombreuses et dissuasives pour éviter que les événements ne dégénèrent. C’est cette stratégie qui d’ailleurs avait été choisie à Abéché. Les Belges ont envoyé les mêmes effectifs que la France. Il y avait aussi des Zaïrois mais leur armée qui n’était pas payée s’est transformée en armée de soudards. Le FPR a été dissuadé de poursuivre son offensive vers Kigali car il n’était pas aussi puissant en 1990 qu’en 1994, et savait qu’il ne pouvait pas, à ce moment, prendre le pouvoir.

 

M. Pierre Dauge a souhaité avoir des précisions sur le recadrage, effectué en mars 1991 des missions de l’opération Noroît qui, sur le plan opérationnel, engageait plus fortement la France aux côtés des forces armées rwandaises et a considéré qu’il y avait là la traduction d’une nouvelle nouvelle orientation politique qui correspondait partiellement aux voeux du Président du Rwanda.

 

Le Général Maurice Schmitt a précisé qu’il avait personnellement recadré les missions des uns et des autres car, dans la mesure où un DAMI avait été envoyé au Rwanda et se trouvait sous les ordres du responsable de l’opération Noroît, il devenait nécessaire que chacun dispose d’instructions écrites précises sur ce qu’il avait à faire, d’autant que la situation devenait plus tendue et que la menace se précisait. L’accord de 1975, dont la portée était limitée, était géré par le ministère de la Coopération et non par celui de la Défense qui mettait des personnels d’aide technique à la disposition de la Mission de Coopération. Il a rappelé que le DAMI n’était composé que de trente spécialistes en mars 1991, soit environ une dizaine d’officiers et une quinzaine de sous-officiers et qu’il convenait de rapporter ces chiffres aux effectifs de l’armée rwandaise.

Précisant que ce n’était pas les instructions de l’opération Noroît qui avaient été modifiées, le Président Paul Quilès a indiqué que la mission entendait vérifier, compte tenu de l’accord de coopération de 1975 alors en vigueur, si une aide militaire a été apportée par la France au Rwanda, dans quelles conditions et pour quelles raisons. Il a souligné que jusqu’à présent les témoignages entendus par la mission confirmaient qu’il ne s’agissait pas de faire participer les troupes françaises aux combats.

 

Le Général Maurice Schmitt a souhaité que le document qu’il avait signé en mars 1991 soit communiqué à la mission d’information.

 

M. Jacques Myard a souhaité connaître le nombre d’assistants militaires présents au Rwanda avant l’opération Noroît.

 

Le Général Maurice Schmitt a indiqué que l’effectif des coopérants militaires ne dépassait pas une dizaine de spécialistes, ce qui représente des chiffres faibles par rapport par exemple à ceux du Tchad.

 

M. Pierre Brana s’est interrogé sur le rôle de la cellule spéciale de la présidence de la République, et notamment sur la possibilité, évoquée dans un article du Monde, qu’elle ait piloté directement l’encadrement de l’armée française en court-circuitant la hiérarchie militaire.

 

Le Général Maurice Schmitt a estimé invraisemblable que la présidence de la République donne directement des ordres aux militaires français présents au Rwanda. Il a douté que ceux-ci aient pris le risque d’obéir à de tels ordres, sans l’aval du Chef d’état-major des armées, qui aurait lui-même pris celui du Ministre de la Défense.

 

M. Jacques Myard a évoqué les critiques exprimées dans la presse et par M. Michel Cuingnet au cours de son audition par la mission selon lesquelles l’armée française se serait comportée alors comme une armée d’occupation.

Evoquant également le témoignage de M. Michel Cuingnet, le Président Paul Quilès a rappelé que celui-ci n’avait pas utilisé au cours de son audition les mêmes termes que dans les documents portant sa signature et parvenus à la mission d’information (rapport de fin de mission de service ou télégrammes diplomatiques) dans lesquels il fait seulement des mises en garde. Soit M.  Michel Cuingnet savait à l’époque ce qu’il a déclaré à la mission mais il n’en a pas averti sa hiérarchie. Soit il a réécrit l’histoire et il faut alors en être conscient.

 

M. François Lamy a demandé s’il existait une liaison directe entre l’état-major particulier du Président de la République et l’attaché de défense.

 

Le Général Maurice Schmitt a répondu que, bien qu’il ne soit pas d’usage que l’attaché de défense adresse copie de ses messages à l’état-major particulier du Président de la République, l’état-major des armées l’acceptait parfois et se mettait d’accord avec le Chef de l’état-major particulier pour simplifier les communications ; il a précisé qu’il n’y avait pas vu d’inconvénients lorsqu’il était Chef d’état-major des armées, sous réserve qu’il soit lui-même le destinataire principal du message, étant le chef hiérarchique de l’attaché de défense, et qu’il en était de même vis-à-vis de la DGSE. Il a ajouté que lorsqu’il était Chef d’état-major des armées, il n’avait jamais eu vent que le Chef de l’état-major particulier ait directement donné des ordres à l’attaché de défense sans passer par lui-même, qu’il s’agisse du Rwanda ou d’autres pays.

Il a précisé en revanche que lui-même et le Chef d’état-major particulier se tenaient régulièrement au courant des événements et que le Ministre de la Défense était lui aussi régulièrement informé.

Remarquant que la description faite par le Général Maurice Schmitt impliquait qu’il n’y avait pas eu, dans le cas du Rwanda, de circuit dérogeant au processus de décision habituel auquel participent à des titres divers le Président de la République, Chef des armées, le Ministre de la Défense, l’état-major des armées, les autorités militaires sur place et l’ambassadeur, le Président Paul Quilès a souligné qu’on se trouvait en présence de chaînes d’information et de décision complexes qu’il conviendrait de clarifier.

 

Le Général Maurice Schmitt a précisé que l’ambassadeur avait toujours le droit et la possibilité de transmettre des renseignements confidentiels au Ministre des Affaires étrangères sans en informer le Ministre de la Défense mais que, pour éviter cet inconvénient, le Chef d’état-major des armées dispose d’un conseiller diplomatique destinataire des dépêches diplomatiques.

 

M. Jacques Myard a alors rappelé qu’en tout état de cause, la présidence de la République n’était pas reliée par liaison chiffrée avec les postes diplomatiques à l’étranger.

 

M. René Galy-Dejean a rappelé à ce propos la récente décision de rendre désormais le Président de la République obligatoirement destinataire des dépêches, au même titre que le Ministre des Affaires étrangères. Il a estimé qu’il ne fallait pas confondre circulation de l’information entre des responsables qui se connaissent et qui sont en relations constantes et institution de circuits décisionnels parallèles.

 

Audition de M. Hubert VÉDRINE

Secrétaire général de la présidence de la République (1991-1995), Ministre des Affaires étrangères

(séance du 5 mai 1998)

Présidence de M. Paul Quilès, Président

 

Le Président Paul Quilès a accueilli M. Hubert Védrine, Secrétaire général de la présidence de la République de 1991 à 1995 et Ministre des Affaires étrangères.

Considérant que les travaux menés par la mission d’information étaient très importants, non seulement pour le Rwanda mais aussi pour la politique africaine de la France et le contrôle parlementaire de la politique étrangère, M. Hubert Védrine a exposé qu’il souhaitait, dans son intervention, éclairer la période et la chronologie des événements au Rwanda et expliquer ce qu’avaient été, dans ce contexte, les objectifs et les motivations de la politique française au cours de l’évolution de ceux-ci.

Il a d’abord décrit les postes successifs au titre desquels il avait pu connaître de la politique française au Rwanda. Dans une première période, de 1981 à 1986, où il était conseiller diplomatique à la présidence de la République, il y avait une séparation nette entre les compétences de la cellule diplomatique et celles de la cellule africaine dirigée par M. Guy Penne, qui ne se recoupaient pas. De 1988 à 1991, porte-parole de la présidence de la République, il avait eu assez rarement à traiter de l’Afrique, mais ce poste lui permettait d’avoir une idée assez précise des objectifs de la France, du fait qu’il comportait le suivi des sommets internationaux, et qu’il l’amenait à avoir des échanges réguliers avec le Président de la République. A partir de 1991, Secrétaire général de la présidence de la République, il avait été en possession d’informations plus nombreuses, surtout lorsque celles-ci circulaient, par écrit, comme dans les notes de la cellule africaine ou de l’état-major particulier du Président de la République, qui transitaient en principe toutes par le Secrétaire général. Enfin, pendant la cohabitation, à partir d’avril 1993, les grands sujets diplomatico-militaires étaient traités par le conseil restreint qui se réunissait après le Conseil des Ministres. Ce conseil restreint était préparé le mardi après-midi chez le Premier Ministre. Son ordre du jour donnant lieu à concertation entre le Directeur du cabinet du Premier Ministre et le Secrétaire général de la présidence de la République, il s’est trouvé, en cette qualité, impliqué dans ces affaires plus directement qu’il n’était d’usage. Le Rwanda figurait souvent parmi les sujets à traiter et les événements qui ont conduit à décider l’opération Turquoise ont été traités dans ce cadre.

En conclusion de ce propos liminaire, M. Hubert Védrine a précisé qu’il devrait dans ses propos distinguer ce qu’il savait à l’époque de ce qu’il avait pu reconstituer depuis, notamment pour la rédaction du livre qu’il avait consacré à la politique étrangère de François Mitterrand.

M. Hubert Védrine a alors exposé qu’il avait toujours vu le Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines et se comporter en continuateur d’une politique ancienne, menée depuis les indépendances, et consistant à maintenir nos liens avec les pays africains dont le destin avait été proche de la France. Il était convaincu que la France avait deux obligations vis-à-vis de l’Afrique, d’abord une obligation d’aide au développement -et la France se faisait toujours l’avocate des pays d’Afrique au sein de la CEE ou du G7-, ensuite une obligation en matière de sécurité. Le Président François Mitterrand estimait que la France devait assumer un engagement global de sécurité à l’égard de ces pays, qu’il y ait accord de défense ou qu’il n’y en eu plus, comme au Tchad, d’une part parce que cette politique permettait aux pays africains de se contenter de budgets militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à leur développement, d’autre part, parce que, dans ces régions toujours menacées par l’instabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un seul des régimes légalement en place être renversé par une faction, surtout si celle-ci était minoritaire et appuyée par l’armée d’un pays voisin, suffirait à créer une réaction en chaîne qui compromettrait la sécurité de l’ensemble des pays liés à la France et décrédibiliserait la garantie française. Il a cité l’exemple de la politique de la France au Tchad de 1981 à 1984. Grâce à diverses actions parmi lesquelles des interventions de l’aviation de combat française, cette politique a finalament permis la reconstitution de la souveraineté territoriale du Tchad alors que parmi les factions qui s’opposaient dans ce pays, il y en avait toujours une qui allait chercher son appui auprès de l’armée libyenne.

M. Hubert Védrine a estimé que les décisions du Président François Mitterrand vis-à-vis des événements de 1990 au Rwanda s’inscrivaient dans cette ligne politique. Rappelant qu’à cette époque le Rwanda était considéré comme la Suisse de l’Afrique, que le Président Habyarimana apparaissait comme l’artisan d’un apaisement du conflit entre Hutus et Tutsis aux yeux de la communauté internationale, il a expliqué que le Président Mitterrand avait jugé qu’on ne pouvait laisser un tel gouvernement être renversé par une action armée, venant d’un pays voisin qui avait sa propre stratégie diplomatique et militaire, sans mettre en cause la stabilité de la région et réveiller les graves antagonismes qui avaient marqué les indépendances.

M. Hubert Védrine a décrit la politique menée à partir de 1990 comme un engagement à deux volets. D’abord, la sécurisation et ce, malgré les demandes incessantes du Président Habyarimana, non pas par un engagement direct mais par une politique de coopération et de formation militaires ; ensuite, une action politique et diplomatique incessante pour amener le régime rwandais à se transformer, à régler définitivement la question des réfugiés tutsis et notamment le problème des terres, à se libéraliser et à se démocratiser, dans la continuité des principes définis au sommet de La Baule. L’idée directrice était que le Rwanda, bien que le régime en place y soit l’émanation d’une immense majorité, ne pourrait échapper au cycle des massacres si n’intervenait pas un accord politique pour le partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait d’abord les Hutus du nord, l’opposition, représentée par les Hutus du sud, d’autres opposants internes, notamment les Tutsis de l’intérieur et même l’opposition armée des Tutsis de l’extérieur organisée au sein du FPR. Sur ces bases, l’action de la diplomatie française a consisté à mettre " les mains dans le cambouis ", pour rester en contact permanent avec toutes les parties et les amener, en dépit de leurs résistances initiales, à accepter la conclusion d’un accord politique.

M. Hubert Védrine a précisé que cette politique se traduisait à l’époque, non pas par un soutien au régime en place, mais au contraire par une pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Habyarimana pour que celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis politiques y accèdent. Il a précisé que cette pression s’exerçait à l’occasion de toutes les décisions, que ce soit l’autorisation des partis politiques, la composition du Gouvernement, ou la répartition des postes ministériels et visait à ce qu’au bout du compte il y ait un arrangement. Il a expliqué que la France estimait à l’époque qu’un tel arrangement, conclu à l’abri de la politique de sécurisation menée grâce à la coopération militaire pour la formation de l’armée rwandaise, pouvait aboutir à ce que les choses soient un jour réglées. Il a indiqué que c’est cette dynamique qui avait conduit à la signature des accords d’Arusha en 1993.

Cependant, il a souligné qu’on voyait bien en 1993-1994 se développer, dans le parti du Président et au sein de la majorité hutue, une opposition de plus en plus radicale et de plus en plus puissante, résolue à empêcher cette évolution vers le partage du pouvoir. Il a ajouté que cette opposition prenait plus d’ampleur à chaque attaque du FPR. Les offensives militaires du FPR étaient considérées comme les prémices d’une récupération des terres et de nouveaux massacres, provoquant chaque fois un mouvement de panique et de haine, alors qu’en même temps le FPR lui-même ne renonçait pas à reprendre la totalité du pouvoir par la force. M. Hubert Védrine a ajouté que c’est précisément parce que les autorités françaises percevaient très bien tous les signes annonciateurs de la catastrophe qu’elles avaient développé une activité diplomatique aussi acharnée pour trouver un accord politique, dans l’espoir d’éviter que se reproduisent des situations du même type que celles qu’on avait connues lors de l’indépendance. Il a résumé ses propos en soulignant que la France avait mené une double politique de sécurisation d’une part, de pression de l’autre, pour aboutir à une solution dont on peut dire qu’elle avait été trouvée à force d’interventions politiques insistantes avec la conclusion des accords d’Arusha. Cette double politique avait été poursuivie jusqu’au bout puisque, lors de l’attentat, le Président Habyarimana venait de faire une dernière concession en acceptant d’écarter la CDR, c’est-à-dire les Hutus les plus extrémistes, du Gouvernement. Le but recherché était en fait d’arriver à une situation où le Président Habyarimana n’aurait gardé qu’un pouvoir symbolique, le pouvoir réel étant exercé par l’ensemble des forces politiques, une fois exclus les extrémistes de la CDR, la diplomatie française estimant que cette situation pourrait seule servir de base à la reconstruction politique du pays.

M. Hubert Védrine a alors constaté que l’attentat avait jeté à bas cette construction, émis l’idée que, quels qu’en soient les auteurs, c’était sans doute son but, et qu’ensuite avaient commencé les massacres, de plus en plus démesurés jusqu’à devenir un génocide.

Il a ajouté que la France avait alors vainement continué à rechercher un cessez-le-feu, en utilisant le fait qu’elle était en contact avec tous les acteurs de la situation, le Président François Mitterrand ayant même rencontré dans ce but le Président ougandais Yoweri Museveni.

M. Hubert Védrine a précisé qu’en même temps la France essayait d’obtenir un mandat du Conseil de sécurité pour que la paix puisse être rétablie le plus vite possible mais qu’elle s’était heurtée à une extraordinaire répugnance des membres permanents du Conseil de sécurité, les Etats-Unis notamment restant traumatisés par l’évolution de la mission de l’ONU en Somalie. Il a expliqué qu’un mandat avait finalement été voté mais que, malgré des pressions incessantes auprès du Conseil de sécurité ou de l’OUA, il avait été impossible de trouver des troupes et que c’est dans ces circonstances qu’au bout du compte la France s’était finalement résolue à monter seule, ou presque seule, l’opération Turquoise.

M. Hubert Védrine a conclu que la politique française au Rwanda n’était que la mise en application, dans un cas particulier, de la politique générale suivie par la France vis-à-vis des pays africains liés à elle au cours de cette période.

Faisant référence à l’ouvrage de M. Hubert Védrine consacré à la politique étrangère de la France de 1981 à 1995, le Président Paul Quilès lui a demandé si le choix politique du Président François Mitterrand de " faire fond " sur le Président Habyarimana pour mener le Rwanda vers la démocratisation n’avait pas conduit sur le terrain à des interventions déséquilibrées qui auraient pu favoriser certains extrémistes de son entourage. Il s’est également interrogé sur le reproche parfois adressé à la France d’avoir voulu imposer au Rwanda, par le biais des accords d’Arusha, un fonctionnement démocratique et un partage du pouvoir qui ne correspondaient peut-être pas à la structure et à la capacité de ce pays.

 

M. Hubert Védrine a admis que sa réponse serait sans doute influencée par les réflexions qu’il avait faites depuis cette période. Il a rappelé que la réputation de M. Habyarimana était bonne à l’époque, le Rwanda était surnommé la Suisse de l’Afrique et son Président était considéré comme ayant réussi à apaiser les tensions, même si tout n’était pas réglé. Le fait que M. Habyarimana fut hutu n’était pas choquant en soi, les Hutus représentant 80 % de la population du Rwanda. Dans ces conditions, pour quels motifs et dans quel but la France aurait-elle contribué à son remplacement ? En politique étrangère, on fait avec ce qu’on a, du mieux possible.

Le Ministre a estimé qu’une analyse détaillée de la politique française au Rwanda conduit à affirmer que la France n’a pas tant soutenu M. Habyarimana qu’exercé des pressions politiques à son égard pour le faire évoluer et le détacher des extrémistes, alors même qu’il n’avait pas envie de partager son pouvoir, ni de former des gouvernements de coalition ou de transition. La politique française n’a donc pas eu pour objet caché, ou même pour conséquence, de favoriser les extrémistes mais, bien au contraire, d’encourager le Président Habyarimana à résister à leurs injonctions. Une telle politique provoquait l’exaspération des extrémistes rwandais, opposés à toute forme de partage du pouvoir, et déniait toute légitimité aux réfugiés qui, à les en croire, ne représentaient plus rien et voulaient revenir prendre des terres qui ne leur appartenaient plus.

M. Hubert Védrine a souligné que notre politique avait fait l’objet de critiques inverses de la part de ceux qui se demandaient si la France s’appuyant sur la " philosophie de La Baule " avait été bien inspirée de s’engager à ce point pour demander à un gouvernement hutu majoritaire de partager le pouvoir avec une infime minorité tutsie, de surcroît armée et venant de l’étranger. Tout en admettant que l’on puisse s’interroger de la sorte et estimer maladroite une politique aussi interventionniste, M. Hubert Védrine a rappelé le raisonnement du Président François Mitterrand tel que ce dernier l’avait exprimé à plusieurs reprises en Conseil des Ministres : si la France n’utilisait pas son poids pour promouvoir un accord politique au Rwanda, on pouvait réellement craindre le retour du cycle des violences et la reprise, par le FPR, du pouvoir par la force, ce qui aurait entraîné, en réponse, les massacres que la France voulait empêcher et qu’elle n’a réussi malheureusement qu’à différer.

 

M. Guy-Michel Chauveau a rappelé qu’en 1990-1991, de nombreuses conférences nationales avaient été organisées dans divers pays d’Afrique, parfois d’ailleurs sous l’impulsion de l’Eglise ou de personnalités éminentes et s’est demandé si tel avait été le cas au Rwanda.

 

M. Hubert Védrine a indiqué qu’en l’espèce, il n’y avait pas eu de conférence nationale mais il a en revanche fait état des nombreuses interventions du Président François Mitterrand auprès du Président Habyarimana et des lettres qu’il lui avait adressées, pour aborder la question des réfugiés et des droits de l’homme, rappeler la nécessité de trouver un accord politique avec le FPR et l’engager à accélérer l’évolution politique de son régime. Il a rappelé que les interventions qui avaient fait suite au discours de La Baule étaient variables selon les pays, mais suivaient le même fil conducteur. Au Rwanda, cette politique a conduit aux accords d’Arusha, auxquels ont contribué plusieurs autres pays africains voisins.

M. Hubert Védrine a rappelé les critiques portant sur la légitimité d’une telle politique interventionniste et les a estimées intéressantes à prendre en compte dans la perspective d’une définition de notre future politique africaine. Mais à l’époque dans le cas du Rwanda, le reproche principal adressé à la France a surtout été de ne pas être suffisamment intervenue.

 

M. René Galy-Dejean a souhaité connaître l’opinion de M. Hubert Védrine sur les propos prêtés par le Père Guy Theunis à l’Ambassadeur Georges Martres, qui ne les a d’ailleurs pas confirmés, selon lesquels ce dernier recevait des ordres contradictoires de l’Elysée, de Matignon et du Quai d’Orsay et qu’il ne savait pas lesquels suivre.

M. René Galy-Dejean, constatant par ailleurs que l’intervention de la communauté internationale dans le règlement des conflits se limitait trop souvent, que ce soit sous la forme de l’interposition ou de l’action humanitaire, à compter les coups, enterrer les morts et nourrir les orphelins, s’est demandé si la France ne pourrait pas contribuer à définir un nouveau concept juridique, de type " mise sous tutelle ", qui permettrait d’empêcher par tous moyens, y compris la coercition, que se renouvellent les événements qu’a connus le Rwanda, et que l’alternance politique ne soit pas synonyme de risque de massacres.

 

M. Hubert Védrine a demandé des précisions quant aux points sur lesquels les instructions de Paris auraient été contradictoires, au dire du père Guy Theunis.

 

M. René Galy-Dejean a précisé que le père Guy Theunis n’avait pas communiqué cette information.

 

Le Président Paul Quilès est intervenu pour indiquer que la mission écrira, tant au père Guy Theunis qu’à M. Georges Martres, pour demander des précisions complémentaires aux propos qu’ils ont tenus devant la mission.

 

M. Hubert Védrine a souligné que les mécanismes de décision au niveau le plus élevé de l’Etat sont complexes, car les personnes concernées ont à gérer une multitude de problèmes à la fois, mais qu’ils sont néanmoins cohérents. Il peut certes arriver qu’en situation de crise ou d’urgence, il faille procéder à certains ajustements avant de prendre une décision définitive mais tout cela n’est pas spécifique à la France. S’il y a des contradictions, il convient de les étudier au cas par cas.

M. Hubert Védrine a reconnu qu’il était intolérable pour les démocraties occidentales très médiatisées, de plus en plus attachées à la protection réelle des droits de l’homme, d’assister impuissantes à des massacres. Les citoyens persuadés de la toute puissance des sociétés occidentales ne comprennent pas qu’elles n’aient pas les moyens d’intervenir. Pourtant, au cours des années passées, ces situations ont été relativement fréquentes. On pense bien sûr au Cambodge et au Rwanda mais l’Afrique a aussi connu une dizaine de grands drames qui ont causé des milliers de morts en Angola, en Ethiopie ou au Liberia. Toutefois la zone d’Afrique sous influence française, à quelques exceptions près, a été stabilisée et sécurisée.

Le Ministre des Affaires étrangères a évoqué la réflexion engagée ces dernières années sur la notion du droit ou du devoir d’ingérence. Il a souligné que les problèmes posés par une intervention extérieure ne sont pas seulement juridiques mais pratiques. Ainsi, la France s’est-elle tournée, au début des massacres au Rwanda, vers l’ONU car elle ne pouvait pas agir sans mandat or, les membres du Conseil de Sécurité n’ont pas répondu à son appel, non par indifférence, mais chacun pour des raisons qui lui étaient particulières : géopolitiques, politiques ou financières. Il est toujours possible juridiquement de reconstituer ce qui existait à l’époque de la SDN, à savoir le système des mandats. Il faut toutefois se demander si un tel concept est compatible avec l’état actuel des relations internationales, la souveraineté des Etats et la dignité des peuples. Il faut également s’interroger sur les conséquences pratiques de telles dispositions. Que fait-on concrètement en Afghanistan, au Haut-Karabakh, au Kurdistan, etc. ? Aujourd’hui les opérations de maintien de la paix auxquelles la France a très largement contribué sont difficiles à gérer. On se trouve devant des situations de guerre sans avoir les moyens de la guerre pour y répondre, les mandats sont limitatifs et les modes de traitement de l’information et de transmission des ordres restent très confus. Il devient donc de plus en plus difficile de trouver des pays pour participer à ces opérations. Il est certes toujours possible d’ouvrir une nouvelle réflexion mais il faut être conscient des obstacles auxquels on risque de se heurter.

 

Le Président Paul Quilès a précisé que, si l’occasion était donnée à la mission d’entendre les responsables de l’ONU, ces derniers seraient interrogés sur les améliorations qu’il convient d’envisager pour que les Nations Unies n’aient pas à subir encore d’autres échecs de cet ordre.

 

M. François Loncle a évoqué l’attentat commis contre l’avion du Président Habyarimana. Il a souligné le contraste existant entre la réponse des différents responsables politiques déjà entendus, qui ont indiqué qu’ils ne disposaient d’aucune information et celle de l’ancien Ministre de la Coopération, M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à l’appui, que le FPR aidé par les Américains était responsable de l’attentat. Il a souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert Védrine sur ce dossier.

 

M. Hubert Védrine a répondu qu’il ne disposait d’aucune information si ce n’est le souvenir, ce jour là, du commentaire du Président François Mitterrand lui disant " cela va être terrible ". Bien entendu les différentes pistes ont été évoquées par le Chef d’état-major des armées ou le Chef d’état-major particulier du Président de la République ; celle des extrémistes hutus : très hostiles à la " dépossession " du Président Habyarimana, et au partage du pouvoir avec les opposants, ils n’hésitaient pas à entretenir un climat de violence en ayant recours notamment à la radio des Mille Collines. On peut donc imaginer qu’ils aient pu organiser l’élimination de celui qui s’apparentait dans leur esprit à une " cinquième colonne " et constituait le point d’appui du processus de démocratisation ; celle du FPR, également plausible, car les accords d’Arusha ne lui permettaient qu’un exercice partagé du pouvoir avec les Tutsis modérés et les Hutus modérés et non pas l’exercice de la totalité du pouvoir comme le revendiquaient ses représentants depuis 1990.

Il a relevé que le professeur Filip Reyntjens retenait in fine la piste du FPR en s’appuyant sur le fait que les massacres avaient débuté plusieurs heures après l’attentat, que deux responsables du mouvement hutu extrémistes étaient dans l’avion et que la veuve du Président Habyarimana semblait totalement désemparée. Il s’est demandé d’où M. Bernard Debré tenait ses informations car, hormis le fait qu’il s’agit d’un missile SAM 16 soviétique, rien ne permet de l’identifier, puisque le numéro de série est incomplet, ni de savoir par quel circuit il s’est retrouvé en possession des auteurs de l’attentat.

 

Le Président Paul Quilès a précisé que M. Bernard Debré avait fourni par lettre des explications à la mission qui les lui avait demandées et qu’il faudrait poursuivre la recherche en se demandant notamment pourquoi aucune enquête n’avait eu lieu.

 

M. Jean-Bernard Raimond a constaté que bien souvent les dispositions de la Charte des Nations Unies relatives au maintien de la paix ne peuvent être appliquées efficacement en raison de l’intervention de l’organisation des Nations Unies dans la chaîne de commandement. Après avoir remercié M. Hubert Védrine pour la qualité et la clarté de son exposé, qui avait situé le Rwanda dans le cadre général de notre politique africaine et bien montré, sur le plan fonctionnel, la séparation nette entre la cellule africaine de l’Elysée et les services du Quai d’Orsay, il lui a demandé s’il avait eu le sentiment, à l’époque où il exerçait les fonctions de Secrétaire général de l’Elysée, que des informations avaient pu lui échapper ou que des entretiens avaient pu avoir lieu sans qu’il en ait eu connaissance.

Il a rappelé que certains considéraient, compte tenu de la montée des oppositions et des tensions, qu’il était possible de prévoir et d’anticiper le génocide à partir de 1993 et a demandé à M. Hubert Védrine ce qu’il en pensait.

 

M. Hubert Védrine a fait remarquer que les puissances occidentales ne supportent ni la passivité, ni l’intervention. Les Etats-Unis n’acceptent ainsi aucun mort au cours des opérations de maintien de la paix auxquelles ils participent et sont, de plus, très réticents à financer à hauteur de leur clé de répartition, soit 30 %, ce type d’intervention, ce qui finit par conduire au blocage. Par ailleurs, l’opinion publique accepte mal les formes que prennent ces interventions.

Il a déclaré qu’avec le recul et à la relecture des dossiers, il n’avait rien appris de nouveau et d’essentiel qui aurait pu à l’époque lui échapper, alors qu’il avait pourtant, par ailleurs, d’autres questions très importantes à suivre. S’il a admis, ce qui est normal, ne pas avoir été au courant de toutes les démarches diplomatiques effectuées, il a néanmoins constaté qu’elles s’inscrivaient toutes dans une même logique qui était de passer la main dès que possible aux Nations Unies. Rien n’a d’ailleurs été entrepris sans l’accord du Conseil de Sécurité.

Il a estimé que notre action avait été cohérente avec la politique que nous avions arrêtée, que ce soit notre action en faveur de la sécurisation menée dans le cadre de la coopération militaire ou notre action d’ingérence démocratique pour encourager une solution politique de partage de pouvoir. C’est ainsi qu’il faut comprendre nos rencontres avec tous les acteurs, qu’il s’agisse des envoyés du FPR, de ceux d’Habyarimana, des Tanzaniens, des Ougandais, ou encore des Américains dont nous attendions une intervention auprès du Président Museveni pour que lui-même essaie de tempérer le FPR.

Il a considéré que, dans ce contexte, rien d’important ou de contradictoire ne lui avait échappé même si une multitude de contacts ou de rencontres avaient pu avoir lieu sans qu’il ait eu à en connaître précisément.

Il a déclaré que le risque de recommencement des massacres était connu de tous et qu’il régnait une tension extrêmement forte dans le pays que n’importe quel observateur débutant aurait perçu. La peur existait d’une offensive armée du FPR en vue d’une reconquête de la terre et cette menace était brandie pour tenter de justifier des massacres préventifs qui ensuite engendraient des représailles. Si tout le monde connaissait l’histoire de ces massacres répétés y compris au Burundi, en revanche, ce que personne ne pouvait concevoir, c’était leur ampleur et la forme de génocide qu’ils allaient prendre au Rwanda, car cela était proprement impensable.

Il a dénoncé l’absurdité du raisonnement consistant à dire " tout le monde savait " et à s’indigner. En effet, c’est bien parce que le drame planait qu’il devenait indispensable et urgent d’aboutir au plus vite à une solution politique et diplomatique. Les accords d’Arusha ont malheureusement échoué. On les savait fragiles et, pour assurer leur succès, il aurait fallu les accompagner financièrement et économiquement pour dépasser les antagonismes ethniques et politiques en offrant au Rwanda une perspective de développement.

 

Le Président Paul Quilès a demandé comment il fallait interpréter la lettre envoyée en septembre 1992 par M. Bruno Delaye, Conseiller Afrique du Président de la République, au directeur des Affaires politiques rwandaises du ministère des Affaires étrangères pour le remercier de l’envoi d’une pétition visant à soutenir la politique de la France, alors qu’il s’est avéré que cette personne était aussi un des dirigeants de la CDR, mouvement extrémiste hutu.

 

M. Hubert Védrine a rappelé que la France était en relation avec tout le monde entre 1990 et 1994 qu’il s’agisse du Président Habyarimana, des partis d’opposition, du FPR, ou des Ougandais. C’est pourquoi, même après le début des massacres, on relève que des correspondances ont été échangées avec telle ou telle partie ou des rencontres ont eu lieu avec elles dans l’espoir d’obtenir un cessez-le-feu. Il ne faut pas interpréter ces contacts comme un soutien mais comme une pression en vue d’obtenir de chacune des parties un accord en vue d’un cessez-le-feu. Il n’existait pas de lien particulier ou privilégié de la France avec l’une ou l’autre des parties. Nos partenaires belges et américains pensaient d’ailleurs également que la solution politique viable serait celle qui impliquerait toutes les parties.

La seule exception concernait la CDR, coalition extrémiste hutue que le Président Habyarimana venait de décider d’écarter du processus des négociations, la veille de son assassinat. C’est donc l’ensemble des messages qu’il faut étudier (du FPR vers la France, du Président François Mitterrand au Président Bill Clinton, du Président François Mitterrand au Président Habyarimana, etc.) pour porter un jugement pertinent sur la situation et l’analyser correctement.

 

M. Bernard Cazeneuve a interrogé le Ministre sur l’existence de contacts entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le Gouvernement français après l’attentat contre le Président Habyarimana, et plus particulièrement d’un contact, évoqué par la presse, du 27 avril 1994 entre le Ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire rwandais et des responsables politiques français, à l’Hôtel Matignon.

 

M. Hubert Védrine a déclaré que les contacts entre la France et tous les protagonistes s’étaient poursuivis durant quelques semaines après le début des combats, aussi longtemps que demeurait l’espoir de conclusion d’un cessez-le-feu. Les contacts tous azimuts -avec les Hutus, le FPR, l’Ouganda, les autres pays africains- ne doivent pas être considérés isolément, sous peine de fausser l’analyse. Dans le même temps, la France tentait de convaincre les membres permanents du Conseil de Sécurité de donner un mandat et de fournir des troupes, afin que les Nations Unies reviennent au Rwanda.

 

M. Pierre Brana a interrogé le Ministre des Affaires étrangères sur quatre points.

Faisant référence aux propos du Ministre qui avait qualifié le déclenchement de la guerre par le FPR d’invasion, venue de l’étranger, et détaillé les pressions exercées par la France sur le Gouvernement rwandais pour le conduire à accepter un partage du pouvoir, M. Pierre Brana a toutefois observé qu’en formant des recrues, rwandaises certes, mais appartenant à la seule ethnie majoritaire hutue, dans un contexte de menace de génocide, la France avait, de fait, pris position à l’égard de ce génocide en formant toujours la même ethnie.

Il s’est ensuite référé au rapport de la Commission d’enquête du Sénat belge et a insisté sur deux points qu’il a jugés préoccupants.

D’une part, ce rapport fait état d’un message très précis, adressé par télécopie en 1994 au siège des Nations Unies par le Général Romeo Dallaire et mentionnant l’entraînement de 1 700 hommes des Forces armées rwandaises, par les milices, dans des camps en dehors de Kigali, ainsi que l’infiltration de ces troupes dans Kigali afin d’exterminer les Tutsis alors soumis au recensement. M. Pierre Brana a souhaité savoir s’il était exact, comme le soutient le Général Dallaire, que ces informations avaient été communiquées, non seulement aux responsables de l’ONU, mais aussi aux ambassades de France, des Etats-Unis et de Belgique et si, le cas échéant, elles avaient donné lieu à des échanges entre le Président de la République et le Gouvernement.

D’autre part, le Général Dallaire, évoquant l’opération Amaryllis, aurait déclaré que si des troupes avaient été déployées au moment de cette opération avec une mission de rétablissement de la paix, plusieurs centaines de milliers de Rwandais auraient pu être sauvés. M. Pierre Brana a souhaité connaître l’opinion de M. Hubert Védrine sur cette affirmation.

Enfin, rappelant que la France avait été le seul pays à reconnaître la légitimité du Gouvernement intérimaire rwandais instauré après l’attentat contre le Président Habyarimana et composé d’extrémistes hutus radicaux, M. Pierre Brana s’est demandé si cette reconnaissance avait donné lieu, en France, à un débat interne entre le Gouvernement et le Président de la République, et, en cas d’accord, sur quelles bases la décision de reconnaître la légitimité de ce Gouvernement avait été prise.

Répondant à la première question de M. Pierre Brana, M. Hubert Védrine s’est déclaré choqué par l’expression employée, selon laquelle la France aurait " pris position à l’égard du génocide ". Il a estimé que cette formule témoignait d’une approche anachronique et d’une interprétation libre, relevant, non d’une mission d’information, mais d’un article de presse. Il a insisté sur la nécessité de prendre en compte l’ensemble des éléments constitutifs de l’action de la France à l’époque. En raison de ce qu’elle considérait comme un devoir de sécurisation, la France voulait éviter que le Gouvernement rwandais, stable et légal, soit renversé par une action armée venue d’un pays étranger. Il s’agit là d’un choix politique, qui, comme tel, peut être contesté. Le Président François Mitterrand refusant l’engagement direct, la France a proposé au Gouvernement rwandais une action de coopération et de formation, comme elle le faisait dans d’autres pays d’Afrique, depuis l’indépendance, au nom du devoir de développement qui est le sien. Récusant l’hypothèse d’une formation sélective des forces armées rwandaises, qui aurait privilégié les seuls Hutus, M. Hubert Védrine a rappelé que la France avait participé à l’instruction de troupes issues d’une armée régulière, représentant 80 % de la population et que dans bien d’autres pays d’Afrique, la coopération militaire concerne probablement des armées beaucoup moins représentatives. Il a estimé qu’il était inexact de considérer que, par cette action de formation, la France aurait pris parti dans des événements intervenus ultérieurement. Un tel raisonnement reviendrait, s’il était appliqué au rôle des Etats-Unis en Ouganda, à estimer que ceux-ci ont formé des soldats ougandais qui, ensuite, ont aidé le FPR lors des massacres qu’il a perpétrés dans le Kivu. Un tel raisonnement n’est pas recevable, l’objectif des Etats-Unis étant de consolider l’armée en Ouganda face au Soudan, centre des préoccupations américaines, notamment pour des raisons de terrorisme. De même, la politique de formation de la France à l’époque visait à faire de l’armée rwandaise, qui certes représentait l’ethnie dominante, une armée efficace et capable de distinguer entre l’action militaire et les exactions. Tel est l’objectif qui a prévalu dans tous les pays d’Afrique, la différence tenant, au Rwanda, au fait que la France s’est trouvée dépassée par le retour de la fatalité. M. Hubert Védrine a conclu sur ce point en mettant à nouveau en garde contre toute confusion dans les dates, les contextes, les intentions.

S’agissant du message du Général Romeo Dallaire, M. Hubert Védrine a rappelé qu’à cette période, nombreuses étaient les rumeurs faisant état des intentions les plus inquiétantes des uns ou des autres. Comme l’a rappelé un chercheur auditionné par la mission d’information, il était dit à l’époque que circulaient des listes de noms de personnes à éliminer. Il a toutefois indiqué aux membres de la mission d’information que, huit jours avant l’attentat, le Général Dallaire, à New-York, avait fait à l’ONU un rapport optimiste sur l’évolution du processus d’Arusha. Le département des opérations de maintien de la paix de l’ONU explique d’ailleurs qu’il n’a pas pensé, pour cette raison, que l’attentat du 6 avril 1994 allait servir de prétexte pour le déclenchement du génocide.

Une fois encore, la prise en compte du contexte de l’époque est nécessaire pour ce qui est du jugement du Général Dallaire sur l’opération Amaryllis. Estimant qu’il est facile de déclarer qu’il fallait déployer des troupes, M. Hubert Védrine a toutefois rappelé qu’après l’assassinat des parachutistes belges, la Belgique avait demandé le retrait de la MINUAR et que la France avait obtenu qu’elle soit maintenue, au prix d’une forte réduction de ses effectifs. Il a ajouté que, pendant un temps, les moyens sur place n’étaient autres que ceux du Général Dallaire qui, à défaut de mandat, disposait toutefois de forces qui auraient pu avoir un effet dissuasif à Kigali.

 

Le Président Paul Quilès est alors intervenu pour évoquer certaines informations diffusées par la presse, selon lesquelles la France aurait exigé le départ du Général Dallaire, qui, de son côté, avait menacé " de faire abattre les avions français si les militaires français sautaient sur Kigali ". Il a demandé à M. Hubert Védrine s’il avait eu un écho de ces intentions.

Niant avoir eu connaissance de cette menace du Général Romeo Dallaire, M. Hubert Védrine a fait observer qu’elle montrait simplement qu’il disposait de moyens d’action.

Il a enfin répondu à la question de M. Brana sur la reconnaissance du caractère légitime du gouvernement intérimaire rwandais par la seule France. Le vrai problème n’est pas la question de la légitimité ou de l’illégitimité, qui ressort d’un formalisme démocratique non pertinent dans le contexte de l’époque. Il a rappelé que la France, alors isolée, tentait de négocier un cessez-le-feu dans une situation où l’on assistait parallèlement à la campagne militaire du FPR pour conquérir le pays et à la poursuite des massacres. Peut-être est-ce à ce moment-là, d’ailleurs, que le Général Romeo Dallaire a voulu se mettre en travers de l’action de la France. Il est vrai que la France s’est trouvée seule à être restée en contact avec toutes les parties, et notamment avec le gouvernement intérimaire, en vue de parvenir à un accord de cessez-le-feu. Mais, dès après la victoire du FPR, la France a ouvert à nouveau, après intervention de son ambassadeur en Ouganda, son antenne diplomatique à Kigali : on pourrait donc, dans le même ordre d’idées, s’interroger sur la reconnaissance de la légitimité du FPR qui venait à peine d’achever sa conquête par la force. La réponse serait alors identique : la France ne trie pas et ne juge pas les uns plus légitimes que les autres. Elle avait, sous les yeux, un affrontement terrible, qu’elle observait avec consternation, son but ayant été, depuis des années, par un engagement isolé et méritoire, d’empêcher cet affrontement. D’où sa volonté de négocier un cessez-le-feu, ce qui nécessite un dialogue avec chacune des parties. C’est à ce moment là que se déroule la rencontre entre le Président Museveni et le Président François Mitterrand à l’Elysée.

 

M. Jacques Myard s’est félicité qu’ait été rappelée, à l’occasion de cette audition, la réalité du monde international. Les " stratèges de café du commerce " pourront regretter que la France ne reconnaisse pas les formations d’opposition et traite seulement avec les gouvernements en place. Dans ce monde très imparfait, il faut admettre que la démocratie s’apprend et que le despotisme éclairé peut être une garantie dans ce lent apprentissage. Il a soutenu les analyses de M. Hubert Védrine sur la politique de sécurisation menée, de longue date, par la France en Afrique. Faisant allusion au propos de M. Hubert Védrine sur le soutien à un Gouvernement en place qui représente 80 % de la population -ce qui n’est pas rien-, il a interrogé le Ministre sur la nature des renseignements dont on disposait en 1990-1991 sur les attaques venues de l’extérieur. Enfin, il a voulu recevoir confirmation de la cohérence d’analyse entre les différents représentants des pouvoirs publics français malgré la cohabitation.

 

M. Hubert Védrine a souligné qu’en matière de démocratisation il convenait d’éviter deux raisonnements extrêmes ; d’une part, un discours relativiste qui conduirait à dire que la démocratie est une forme de gouvernement réservée aux Européens et aux Occidentaux et, d’autre part, une approche qui voudrait imposer notre conception de la démocratie, qui a une histoire et s’est forgée au fil des siècles non sans heurts et sans violence. Entre ces deux conceptions, il convient de trouver un équilibre. La France a orienté sa politique de coopération vers une voie qui l’amène à favoriser l’instauration d’un Etat de droit dans lequel existent un état civil et des listes électorales, une justice qui fonctionne, une gendarmerie qui assure le maintien de l’ordre dans la légalité et une armée capable d’effectuer des missions militaires sans débordements. Tous ces éléments indispensables constituent en quelque sorte l’humus dans lequel s’enracine la démocratie, qui ensuite peut se développer dans un formalisme plus sophistiqué. Si ces conditions préalables n’existent pas, il est illusoire d’espérer une réelle démocratisation.

Dans la période 1990-1991, il paraît peu probable que le Président Habyarimana ait ressenti l’attitude de la France à son égard comme un soutien. En effet, la politique de sécurisation du territoire rwandais conduite par la France pour garantir les conditions de la mutation politique du régime vers la démocratisation signifiait pour le Président Habyarimana une réduction très sensible de ses pouvoirs. Ce dernier était, bien entendu, traité comme l’interlocuteur officiel de la France mais n’en a pas reçu de soutien direct.

M. Hubert Védrine a indiqué que le soutien de l’Ouganda au FPR avait été étayé par de nombreux rapports, qui ont d’ailleurs conduit le Conseil de Sécurité de l’ONU à placer des observateurs à la frontière entre ce pays et le Rwanda. Le rôle joué par les réfugiés tutsis dans l’évolution politique intérieure de l’Ouganda et notamment dans l’arrivée au pourvoir de son Président Yoveri Museveni étant établi, il a estimé qu’il n’était pas, en conséquence, illogique que ce pays ait soutenu le mouvement tutsi.

Il a ensuite déclaré que, pendant la période de cohabitation, il n’y avait pas eu de désaccord sur l’analyse de la situation et de notre rôle. La nécessité d’une action de la France, épaulée par d’autres pays, et avec l’accord du Conseil de Sécurité, avait recueilli un consensus. Il a reconnu que des discussions précises avaient porté, non pas sur le principe d’une intervention de la France qui n’allait pas attendre indéfiniment l’hypothétique ralliement d’autres Etats, mais sur la conception et la mise en oeuvre de l’opération Turquoise, son dimensionnement, son étendue, ses objectifs, etc. Cette situation relève toutefois du processus normal de prise de décision en période de crise. En Conseil restreint, le Président Mitterrand et M. Alain Juppé partageaient une même conception alors que MM. Edouard Balladur et François Léotard avaient une approche différente, ce qui a conduit naturellement à une décision de synthèse. Ce mode de fonctionnement aurait d’ailleurs été, de toute évidence, le même s’il n’y avait pas eu cohabitation.

 

M. Kofi Yamgnane s’est interrogé sur les raisons qui avaient pu conduire la France à nouer des liens avec le Rwanda, pays dont la puissance coloniale de tutelle était la Belgique, dont le sous-sol ne recèle aucune matière première et dont la situation géographique n’en fait pas un pays stratégique pour nos intérêts en Afrique, d’autant plus que quelques années auparavant la France avait connu des déboires avec le Burundi dans le cadre de l’affaire du Carrefour du Développement.

 

M. Hubert Védrine a confirmé que le Rwanda ne revêtait aucun intérêt stratégique particulier pour la France qui n’était même pas le principal fournisseur ou le principal client du Rwanda. Il a rappelé que l’accession à l’indépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne s’était pas déroulée dans des conditions optimales. Elle s’était d’ailleurs traduite à cet époque au Rwanda par des affrontements entre Hutus et Tutsis et un premier exode de Tutsis vers l’Ouganda. Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle était le seul pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et son amitié pour un continent qui semblait largement abandonné par les autres puissances. Il a rappelé que de nombreux pays considèrent l’Afrique comme un continent perdu pour l’évolution du monde et s’en désintéressent. La France du Général de Gaulle, puis de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d’Estaing a incarné, avec beaucoup de force, l’image même d’un partenaire, vers qui, après les indépendances, l’Afrique s’est naturellement tournée. Pourquoi la France aurait-elle rejeté les ex-colonies belges, alors qu’elle admettait dans les rencontres africaines qu’elle organisait les anciennes colonies portugaises ?

Les liens de la France avec le Rwanda ont été notamment concrétisés par le Président Giscard d’Estaing en 1975 sous la forme d’un accord de coopération dans le domaine militaire. Dans l’analyse du Président Mitterrand, ce qui importait en matière de politique africaine était avant tout le raisonnement global. Il n’y avait pas de point d’application stratégique particulier, pas plus au Rwanda qu’au Tchad. Il considérait, comme ses trois prédécesseurs, que la France avait souscrit un engagement de sécurité et que si elle n’était pas en mesure d’apporter une aide dans un cas aussi simple que celui d’un Etat ami envahi par un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait plus rien.

 

M. Yves Dauge a souhaité savoir si les contacts qu’avait établis la France avec l’ensemble des parties prenantes au conflit rwandais s’étaient développés de manière permanente et constante et ne comprenaient aucune exclusive. Il s’est demandé si les relations que pouvait entretenir la France avec l’Ouganda étaient susceptibles d’infléchir les positions de ce pays.

 

M. Hubert Védrine, constatant et regrettant que l’action, isolée, de la France n’ait pas suffi à empêcher le drame, a admis que cette action n’avait pas été efficace. Il a toutefois remarqué que tous ceux qui n’ont rien fait ont encore plus fait défaut. La France a eu la volonté de nouer des contacts aussi bien sur place à Kigali qu’à Kampala ou à Paris, avec l’ensemble du spectre politique rwandais. De nombreuses rencontres ont été organisées auxquelles des représentants du Département d’Etat américain ont été associés au cours du mois de juin 1992, de façon à ce que les Etats-Unis exercent une influence sur l’Ouganda et par là même, de façon indirecte, sur le FPR. L’optimisme dont le Général Romeo Dallaire a fait preuve devant l’ONU quelques jours avant l’attentat était partagé, de bonne foi, par de nombreux responsables en raison des perspectives créées par les accords d’Arusha. Les contacts ont été maintenus au fil des années avec l’Ouganda qui suivait pourtant une politique à dimension régionale et avait contracté une sorte de dette auprès du FPR. Ces contacts permettaient d’espérer que l’Ouganda userait de son influence pour convaincre le FPR de se prêter à un accord aux termes duquel il n’exercerait qu’une partie du pouvoir. Les nombreux contacts entretenus par la France à l’époque avec toutes les parties avaient d’ailleurs pour objectif de les encourager à converger vers une solution politique qui semblait la seule voie possible bien qu’elle n’ait été la préférence d’aucune d’entre elles.

 

M. Michel Voisin a rappelé que, dans son exposé liminaire, M. Hubert Védrine avait insisté sur le fait que la France avait refusé l’engagement direct de ses forces. Or, selon certains textes, datant de 1990, les forces armées rwandaises, aidées par les forces françaises, belges et zaïroises auraient repoussé l’offensive du FPR. Par ailleurs, il a été précisé devant la mission d’information qu’en 1992 le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale avaient suspendu leur aide au Rwanda provoquant l’arrêt des réformes économiques dans ce pays, en raison du gonflement de ses dépenses militaires -les effectifs des FAR passent à cette époque de 5 000 à 40 000 hommes. Il s’est alors posé la question de la cohérence de la politique française dans une période où elle renégociait ses accords de coopération militaire.

 

M. Hubert Védrine a estimé que les autorités du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale ne poursuivaient pas les mêmes objectifs de sécurité et de recherche d’une situation pacifique et que leurs critères d’appréciation de la situation relevaient par conséquent d’une logique différente de celle de la France. Certes à cette époque les dépenses militaires du Rwanda avaient considérablement augmenté, mais cela correspondait à un effort compréhensible pour un pays qui était attaqué. Il eût été paradoxal pour la France, qui s’était impliquée dans la recherche d’une réconciliation nationale négociée, de se retirer au moment où on avait le plus besoin d’elle. Les seuls retraits envisagés par la France ont correspondu aux démarches qu’elle a engagées auprès du Conseil de Sécurité pour qu’une force internationale prenne le relais de son contingent ou vienne en appui de ses forces, afin qu’elle ne reste pas seule à entretenir une coopération militaire avec le Rwanda.

Pour ce qui est de l’engagement de la France, il convient de préciser les modalités exactes de l’aide apportée. M. Hubert Védrine a rappelé à ce propos que le Président Habyarimana s’était toujours plaint à la fois des pressions politiques exercées sur lui et de l’absence de soutien militaire direct de la France, dans la mesure où le Président Mitterrand avait toujours repoussé ses demandes d’envoyer des troupes françaises à la frontière de l’Ouganda. Quant à la nature de la coopération militaire de la France avec le Rwanda, il a suggéré de poser la question aux autorités militaires, tout en confirmant, ce qui n’était pas un secret, qu’il y avait eu une aide à la formation des troupes d’un pays militairement attaqué.

A une question complémentaire de M. Michel Voisin sur les effectifs du FPR, M. Hubert Védrine a répondu que, tout en ignorant leur nombre exact, il les estimait à quelques milliers d’hommes mais qu’il conviendrait également de poser la question aux experts militaires.

 

M. Bernard Cazeneuve a évoqué les relations entre la France et les Etats-Unis concernant le Rwanda de 1990 à 1994. Il a souhaité savoir si s’étaient manifestées des contradictions fortes entre les visions stratégiques de ces deux pays sur l’avenir de la sous-région, si celles-ci s’étaient traduites dans les conversations qu’avait eues le Président de la République avec son homologue américain et si le Président François Mitterrand avait pu trouver un accord avec le Président des Etats-Unis sur l’analyse de la situation de cette zone. Abordant ensuite le fonctionnement de l’appareil de l’Etat et le rôle des différentes structures qui au sein de l’Elysée contribuent à la mise en oeuvre de la politique africaine, il s’est interrogé sur l’opportunité de séparer les missions de la cellule africaine et de la cellule diplomatique et s’est demandé si des relations courtoises mais ténues suffisaient à assurer la cohérence dans le processus de prise de décisions. Après avoir demandé quelles impulsions données par la cellule africaine ne relevaient pas du domaine du ministère des Affaires étrangères, il s’est enquis du rôle exact de l’état-major particulier du Président de la République au moment des crises, notamment dans la définition des objectifs des opérations sur le terrain et du suivi de la coopération militaire. Enfin, il s’est interrogé sur la possibilité de relations ou de lignes directes entre cet état-major et les troupes françaises présentes au Rwanda en dehors des circuits administratifs normaux.

Relevant que les prochaines auditions, par exemple celle de l’Amiral Jacques Lanxade, permettraient de compléter sa réponse, M. Hubert Védrine a tout d’abord affirmé que, dans les relations entre la France et les Etats-Unis, la question du Rwanda n’avait jamais été un élément central dans la mesure où bien d’autres sujets -réunification de l’Allemagne, conflit yougoslave, effondrement de l’Union soviétique- monopolisaient l’attention à cette époque de bouleversements des rapports est-ouest. Il n’est pas possible de parler de contradiction frontale, les priorités n’étaient pas les mêmes et les raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le Soudan qu’ils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et aidaient en conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au Président Museveni et le développement de leurs relations de coopération avec l’Ouganda. Les Etats-Unis ont sans doute éprouvé une sympathie à l’égard du FPR, en raison du soutien que lui accordait l’Ouganda. Aucune animosité ou critique du département d’Etat à l’égard de la France n’a toutefois été notée, ce qui supposait une concertation minimale entre la France et les Etats-Unis. Le sujet du Rwanda ne faisait pas l’objet d’arbitrages au plus haut niveau, sauf exceptions, mais d’ajustements au niveau des ministères. La France a cependant demandé aux Etats-Unis d’agir auprès du Président Museveni afin qu’il modère le FPR et que ce dernier limite ses attaques incessantes. Il s’agissait de gagner du temps pour permettre de consolider l’accord politique. Il convient de rappeler qu’au début du mandat du Président Bill Clinton, les Etats-Unis avaient été traumatisés par l’expérience désastreuse de la Somalie et qu’ils avaient décidé de ne plus revenir en Afrique comme le montre la longueur des discussions récentes pour obtenir leur accord en vue d’une intervention en République Centrafricaine.

M. Hubert Védrine a souligné que les structures administratives de l’Elysée n’étaient pas inscrites dans la Constitution mais dépendaient de la volonté du Président de la République. C’est pourquoi leur organisation a varié selon les périodes. Les possibilités de coopération entre les équipes sont nombreuses. Quoiqu’il en soit, il a estimé que les capacités d’intervention de la cellule africaine de l’Elysée faisaient fréquemment l’objet d’exagérations et relevaient souvent du fantasme. Il est vrai que les responsables de cette cellule ont de fréquents contacts avec les Présidents pour des affaires concrètes mais il s’agit d’une spécialisation administrative et non de missions secrètes. Les relations de la cellule africaine avec le secrétariat général de l’Elysée relèvent d’une organisation interne qui dépend du Président de la République. Certaines notes étaient ainsi cosignées par le chef de la cellule africaine et le chef d’état-major particulier ou un conseiller diplomatique, les problèmes complexes devant être abordés sous leurs différents aspects. Il a supposé qu’à l’heure actuelle, la structure était restée semblable et a considéré qu’il serait de bonne méthode de garder à l’Elysée des conseillers spécialistes des affaires africaines.

M. Hubert Védrine a souligné que la question essentielle ne réside pas dans la fusion des structures dans un seul système mais dans la coopération entre ces différents organes qui peuvent être distincts et travailler ensemble. Il n’existe pas de solution parfaite et tout dépend de la pratique. La cohérence s’établit au niveau du secrétaire général de l’Elysée ou directement du Président de la République assisté par les Ministres, par exemple au niveau des conseils restreints ou de réunions particulières ad hoc contrairement à certaines idées répandues. Le pragmatisme n’a jamais dissimulé des actions conduites en dehors des procédures régulières.

Evoquant le rôle de l’état-major particulier, M. Hubert Védrine a rappelé qu’il assurait la liaison entre le Président de la République, le Ministre de la Défense et l’état-major des armées, et que cette fonction particulière s’expliquait par le rôle constitutionnel du Chef de l’Etat, Chef des armées et responsable de la dissuasion nucléaire. L’état-major particulier prépare les réunions relevant de son domaine de compétences et transmet les instructions du Président. Il ne définit, ni ne mène de politique autonome et, si le Chef d’état-major peut faire valoir ses avis ou ses points de vue, c’est avant tout une instance d’exécution, de transmission et de relais.

 

 


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