Mission
dinformation sur le Rwanda

SOMMAIRE DES COMPTES RENDUS
DAUDITIONS
DU 24 MARS 1998 AU 5 MAI 1998
Pages
Mardi 24 mars 1998 |
Mme Claudine
VIDAL, Directeur de recherche au CNRS |
5 |
M. André
GUICHAOUA, professeur à lUniversité de Lille I |
23 |
Mardi 31 mars 1998 |
M. José KAGABO, Maître de conférence à lEcole des hautes
études en sciences sociales |
39 |
Maître Eric GILLET, avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau
exécutif de la Fédération interntionale des Ligues des Droits de lHomme |
51
|
Mardi 7 avril 1998 |
M. Jean-Pierre CHRÉTIEN, Directeur de recherche au CNRS |
61 |
M. Filip REYNTJENS, professeur à luniversité
dAnvers |
73 |
Mardi 21 avril 1998 |
M. Edouard BALLADUR, Premier Ministre
(1993-1995), Député de Paris |
85 |
M. François LÉOTARD, Ministre de la
Défense (1993-1995), Député du Var |
85 |
M. Alain JUPPÉ, Ministre des Affaires
étrangères (1993-1995), Député de la Gironde |
85
|
M. Michel ROUSSIN, Ministre de la
Coopération (1993-1994) |
85 |
Mercredi 22 avril
1998 |
M. Georges MARTRES, Ambassadeur au Rwanda (1989-1993) |
117 |
M. Jean-Christophe MITTERRAND, Conseiller à la présidence de
la République (1986-1992) |
131
|
Mardi 28 avril 1998 |
Père Guy THEUNIS, prêtre au Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de
la Société des missionnaires dAfrique (Pères Blancs) |
149
|
M. Michel CUINGNET, Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994) |
163
|
M. Patrick PRUVOT, Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1987- octobre 1992) |
177
|
Mercredi 29 avril 1998 |
Général Maurice SCHMITT, Chef détat-major des armées
(1987-1991) |
187 |
Mardi 5 mai 1998 |
M. Hubert VÉDRINE, Secrétaire général de la présidence de la
République (1991-1995), Ministre des Affaires étrangères |
197
|
Audition de Mme Claudine VIDAL
Directeur de recherche au CNRS
(séance du 24 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a annoncé que la mission
dinformation, composée à parité de membres des Commissions de la Défense et des
Affaires étrangères, allait procéder à laudition de nombreux acteurs et
observateurs présents au Rwanda au cours de la décennie écoulée et plus
particulièrement lors du génocide davril-juin 1994. Il a rappelé que
linvestigation quelle allait entreprendre avait pour but déclaircir
lenchaînement des événements ayant conduit aux massacres perpétrés au Rwanda,
en particulier davril à juin 1994, de clarifier les bases politiques et juridiques
de lassistance, notamment militaire, apportée à ce pays par la France,
dautres puissances extérieures à la région des Grands Lacs et lONU de
1990 à 1994, et didentifier les missions et lorganisation de
commandement ainsi que les relations avec les parties belligérantes des forces
françaises déployées dans un cadre bilatéral ou multilatéral. Il a précisé que la
mission dinformation étudierait en outre les raisons historiques de la politique
menée par la France et dautres pays au Rwanda et quelle sefforcerait de
replacer cette politique dans le cadre des crises ayant affecté la région depuis les
indépendances. Il a enfin indiqué que la mission examinerait les procédures et modes de
décision qui ont régi les différentes modalités dengagement militaire de la
France au Rwanda et quelle proposerait, sur la base de cet examen, des mécanismes
propres à instaurer plus de transparence et un meilleur contrôle parlementaire des
opérations extérieures.
Le Président Paul Quilès a ensuite fait état de la lettre quil
venait dadresser au Secrétaire général de lOrganisation des Nations Unies,
M. Kofi Annan, pour lui demander de sexprimer devant la mission sur les
réactions de la communauté internationale face au génocide perpétré au Rwanda, après
ses récentes déclarations à la presse francophone.
Il a précisé que les auditions de la mission seraient, dans la mesure
du possible, conduites conformément au plan de travail fixé, dont il a rappelé
lorganisation en dix étapes successivement consacrées :
aux facteurs historiques, économiques, sociaux et
politiques des crises rwandaises ;
aux origines de la guerre de 1990 ;
aux accords de défense liant la France au Rwanda avant
1990 et au déroulement de lopération Noroît (1990-1993) ;
à lévolution politique du Rwanda de 1991 à
1993 ;
à la montée des violences au cours de lannée
1994 ;
à lopération Amaryllis (9 au 17 avril 1994) ;
au génocide ;
à lopération Turquoise ;
au rôle de lONU ;
aux événements ultérieurs.
Il a alors accueilli Mme Claudine Vidal, directeur de recherche au
CNRS et spécialiste de la société rwandaise, quelle a étudiée sous langle
de la sociologie historique.
Mme Claudine Vidal a, en premier lieu, abordé la problématique
des identités ethniques hutue et tutsie au Rwanda en analysant, dans une perspective
historique et politique, lévolution qui a conduit à la mise en place de
propagandes ethnistes débouchant sur les haines raciales.
Elle a indiqué quil nexistait aucun critère objectif de
différenciation permettant de distinguer les Hutus des Tutsis qui, de ce quon sait
de lhistoire rwandaise, occupent un espace commun, partagent les mêmes croyances
religieuses et parlent la même langue, fait peu courant en Afrique. Elle a, de surcroît,
indiqué que laffirmation selon laquelle les envahisseurs tutsis auraient fini par
dominer les Hutus déjà installés navait jamais été démontrée
scientifiquement, bien quelle ait alimenté toutes sortes de propagande.
Elle a indiqué que lon pouvait certes constater, au sein des
populations tutsies, des types physiques correspondant à des traits que possèdent
dautres populations pastorales dAfrique pratiquant un régime alimentaire
lacté. Ces traits peuvent toutefois être observés également au sein de la population
hutue en raison, notamment, de la coutume ancienne et fréquente dans le passé des
intermariages, lappartenance tutsie ou hutue découlant de lascendance
paternelle.
Elle a, en revanche, souligné que des critères subjectifs, qui se
sont formés et transformés au cours de lhistoire politique du Rwanda, permettaient
de dire -Européens et Rwandais lattestent- que les Tutsis, avant larrivée
des premiers Européens en 1892, étaient plutôt spécialisés dans lélevage des
bovins, les Hutus restant davantage spécialisés dans lagriculture. Les
observateurs européens ont constaté que le pays comportait une mosaïque de pouvoirs et
des organisations sociales différentes selon les régions. Ils ont vu un roi et sa cour,
ne contrôlant étroitement que la partie centrale du Rwanda, tandis que les régions
périphériques nétaient guère assujetties quà des allégeances
symboliques. La dynastie et son entourage étaient des Tutsis, situation dont les
conséquences ont été déterminantes pour la suite de lhistoire du Rwanda.
Mme Claudine Vidal a toutefois précisé quà cette époque précoloniale, les
observateurs, sils ont évoqué des conflits hiérarchiques ou dynastiques,
nont pas constaté de conflits dordre ethnique, la conscience communautaire
étant alors liée aux ensembles formés par les clans et les lignages.
Elle a déclaré que les colonisateurs, allemands puis belges, avaient
ensuite pris le parti, lourd de conséquences, de maintenir la royauté et de
sappuyer sur lélite traditionnelle tutsie constituée autour de la monarchie
pour en faire une fraction sociale privilégiée aux plans politique, culturel et
économique, administrant le pays et occupant les meilleures places, y compris jusque dans
la hiérarchie catholique. Par ailleurs, en créant, pour des motifs administratifs, un
recensement des agriculteurs et des éleveurs, auxquels on donna une carte
didentité qui les qualifiait respectivement de Hutus ou Tutsis, le pouvoir colonial
allait créer, sans le vouloir, des catégories ethniques.
Analysant la mise en place du mythe des Tutsis " race
évoluée " -selon les termes employés à lépoque- faite pour commander
les Hutus, elle a indiqué que cette histoire mythique fut, auprès des fractions
occidentalisées de la population, entretenue et relayée par les missionnaires,
enseignants, administrateurs coloniaux et même ethnologues et universitaires
jusquà la fin des années soixante. Elle a, en particulier, été utilisée pour
justifier des lois coloniales " néo-coutumières " en faveur de
lensemble des éleveurs de bétail, classés comme Tutsis.
Après avoir ainsi mis en évidence le processus dinstallation de
ce quelle a nommé le " piège ethnique ",
Mme Claudine Vidal a ensuite montré la mise en place dun " piège
raciste " lors de la décolonisation. A partir de 1956 se sont exprimées
les revendications politiques de leaders hutus, jusqualors exclus de
ladministration et de la participation au pouvoir. Après la proclamation de la
République en 1961 et la prise du pouvoir par les Hutus, avec laide active des
Belges et de lEglise catholique, les Tutsis évincés continuèrent à être
persécutés par les vainqueurs, non pas en tant quennemis potentiels mais comme
" race ". Le discours dincitation à la haine raciale a
dabord été réservé à la fraction extrémiste de la minorité lettrée et
occidentalisée, surnommée " la quatrième ethnie ", au sein
de laquelle de fortes rivalités sexprimaient pour la conquête ou la conservation
du pouvoir et des richesses, mais il fut par la suite repris par les radios et dans les
discours publics à lintention des couches les plus larges de la population.
Soulignant que ce sont bien des manipulations politiques qui ont fait
de lappartenance ethnique un critère décisif, Mme Claudine Vidal a, dans un
second temps, rappelé les vagues successives de violences et de massacres qui ont
également contribué à renforcer la conscience communautaire hutue ou tutsie :
en 1959, environ 300 000 Tutsis senfuient
dans les pays limitrophes, devenant les premiers réfugiés politiques de lAfrique
contemporaine, à la suite de combats meurtriers entre bandes rivales hutues et tutsies et
de massacres de populations tutsies ;
de 1963 à 1966, les leaders hutus considèrent les
populations tutsies de lintérieur comme des otages à massacrer lorsque des
attaques armées de faible envergure sont lancées de lextérieur par des exilés
tutsis ;
en 1973, lors de la prise du pouvoir par Juvénal
Habyarimana à la suite dun coup dEtat militaire, préparé par plusieurs mois
de troubles ethniques organisés, lexil de milliers de Tutsis masque, en réalité,
la véritable lutte opposant des hommes politiques, tous dorigine hutue : ceux
du nord, désormais vainqueurs, et ceux du sud et du centre. La solidarité ethnique hutue
atteignait alors ses limites avec lassassinat dune soixantaine de dirigeants
hutus de la première République par dautres Hutus gênés dans leurs ambitions
politiques ;
en octobre 1990, la même réaction politique consistant à
prendre en otage les populations tutsies de lintérieur et à les soumettre à des
pogroms sest reproduite lors de lattaque du FPR. La France et la Belgique
interviennent, pour leur part, dès le 4 octobre dans le cadre dune opération
destinée à protéger les ressortissants européens.
En conclusion, Mme Claudine Vidal sest interrogée, non
seulement sur la méconnaissance des problèmes ethniques chez les responsables politiques
ou militaires et chez les coopérants français, mais aussi sur leurs convictions qui
reprenaient souvent la propagande ethniste des extrémistes hutus.
Elle sest demandé de quels instructeurs et de quels documents
provenaient ces convictions et a suggéré que la mission retrouve les rapports
témoignant dune version ethniste de lhistoire et de la société rwandaises
qui, à ses yeux, ont influé considérablement sur les décisions prises par les
autorités françaises à légard du Rwanda.
Après avoir remercié lintervenant pour la qualité de sa
présentation, le Président Paul Quilès sest interrogé sur
lexistence de mouvements en faveur de la suppression de la mention de
lappartenance ethnique sur les cartes didentité, véritable menace de mort
immédiate, ce qui aurait signifié chez certains la volonté de dépasser
lopposition Hutus-Tutsis.
M. Bernard Cazeneuve a tout dabord relevé les
éléments de laudition qui lui paraissaient les plus importants : la
construction politique de lethnisme, le mode de répartition géographique des
pouvoirs, la formation dune conscience nationale. Il a alors demandé pourquoi il
navait pas été possible dorganiser le partage du pouvoir au Rwanda.
M. Bernard Cazeneuve a ensuite demandé si un lien peut être
détecté entre le processus de forte centralisation du pouvoir dans la société
rwandaise précoloniale, puis coloniale et la mise en place dune logique propice au
génocide.
M. Guy-Michel Chauveau sest intéressé au rôle des
cadres rwandais expatriés.
M. René Galy-Dejean a souhaité avoir des précisions sur le
rapport démographique entre Hutus et Tutsis et sest demandé si le déséquilibre
entre ces deux populations constituait un facteur déterminant.
M. Pierre Brana sest interrogé sur les raisons des
massacres entre Hutus après le coup dEtat de 1973 et sur limportance des
mariages interethniques.
M. François Loncle, sinterrogeant sur les profondes
différences danalyse de la situation historique, sociologique et politique du
Rwanda que lon pouvait constater entre les chercheurs et les responsables politiques
français, a souhaité que les membres de la mission puissent disposer des notes
transmises à ces responsables politiques par ladministration et les spécialistes
chargés de mission auprès de lexécutif.
Le Président Paul Quilès a indiqué quil avait demandé aux
Ministres des Affaires étrangères, de la Défense et de la Coopération communication de
ce type de notes.
M. Jacques Myard, reprenant les propos de Mme Claudine
Vidal selon lesquels lactuel conflit entre Hutus et Tutsis aurait sa source dans la
création artificielle dune conscience communautaire, dans des décisions
administratives et dans une technique coloniale ayant privilégié la minorité tutsie,
sest demandé sil ny avait pas, dans cette présentation, une
contradiction entre le caractère très construit de lappartenance à une
communauté ethnique et la conscience très forte et profonde de cette appartenance,
fondée sur lascendance paternelle.
Compte tenu de la définition juridique du génocide, caractérisé par
lONU comme lélimination dune ethnie faible par une ethnie forte, il
sest dit prudent sur lutilisation de ce terme même au Rwanda, se demandant
sil nétait pas plus juste de parler de massacre ou de guerre civile puisque
les spécialistes semblent réfuter lexistence dethnies au sens strict du
terme.
M. Kofi Yamgnane a souhaité des précisions sur la notion de " quatrième
ethnie " et a voulu savoir si lopposition régionale nord-sud
recouvrait en même temps des catégories socioprofessionnelles bien distinctes, les uns
étant par exemple plus présents dans larmée, les autres dans les professions
civiles.
M. François Lamy sest interrogé sur le recoupement des
frontières du Rwanda actuel avec celles de lancien royaume et sur lexistence
dune identité nationale rwandaise transcendant une opposition entre Tutsis et Hutus
que lon retrouve également dans des pays voisins.
M. Michel Voisin, faisant état de ses propres constatations
sur place, a relevé quil était possible de distinguer des morphologies très
différentes chez les Hutus, dune part et les Tutsis, dautre part, et
sest demandé sil était possible de ne pas tenir compte des caractéristiques
physiques pour définir les communautés rwandaises.
Mme Claudine Vidal a apporté à la mission les éléments de
réponse suivants :
dès 1959, lorsque les leaders hutus et tutsis se sont
opposés dans le cadre de la décolonisation, les Tutsis ont demandé la suppression de la
mention ethnique sur les cartes didentité. Mais les responsables hutus ont refusé
au motif quil sagissait dune manoeuvre de diversion et quon ne
pouvait pas prétendre quil ny avait pas de différence entre Hutus et Tutsis.
Lorsquils ont pris le pouvoir, ils ont maintenu le principe de la mention ethnique
sur les cartes didentité. La question a toutefois été remise à lordre du
jour au cours des années 1990 durant lesquelles le multipartisme sest
instauré ;
à partir de la période coloniale, il existe un lien
direct entre le contrôle de lappareil dEtat et lappartenance ethnique
et il se réalise une assimilation entre lappartenance ethnique et le conflit
politique. La décolonisation na pas modifié ce principe, seuls les acteurs ont
changé puisque les Tutsis ont été éliminés de lappareil politique et militaire
puis traités comme des citoyens de seconde catégorie ;
les administrateurs belges ont recensé 15 % de
Tutsis, 1 % de Twas et 84 % de Hutus. Ce classement des populations ne traduit
pas la fluidité des différents groupes mais répond à un souci dobjectivité
administrative. Le recensement de 1991 a identifié 8 % de Tutsis ;
de nombreuses familles étaient issues
dintermariages. Ceux-ci étaient traditionnellement très fréquents à tous les
niveaux car ce qui comptait alors, cétait le lignage du père. Leur pratique
sest très largement perdue à mesure que sest développée la conscience
ethnique. Elle sest toutefois maintenue au sein des couches sociales dirigeantes où
il était fréquent que de hauts fonctionnaires ou responsables politiques hutus
choisissent des épouses tutsies. Au moment du génocide, ces personnes ont été
qualifiées de traîtres par les extrémistes hutus, ce qui explique que les tueurs
nont pas épargné les enfants nés de mariages mixtes ;
en 1973, lagitation qui a précédé le coup
dEtat cachait, sous lapparence dun conflit ethnique, la rivalité
nord-sud qui constitue la vraie fracture du Rwanda, chaque région sopposant à
lautre par son histoire et son économie. Lannée 1973 marquant la revanche
des Hutus du nord sur les dirigeants hutus du centre et du sud qui avaient pris le pouvoir
en 1960-1961, ces derniers ont été victimes dassassinats en série ;
la durée est formatrice de conscience et de
transformations affectant notamment les structures du pouvoir. Elle explique la formation
dun sentiment dinégalité et dappartenance ethnique en trois ou quatre
générations. Les Tutsis étaient définis par une carte didentité délivrée par
le pouvoir politique et ont été massacrés en tant que tels, ce qui permet
lanalogie avec la situation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale ;
en 1960, larmée rwandaise, denviron
5 000 hommes, était recrutée presque exclusivement dans deux communes du nord
du pays. Le pouvoir militaire était donc détenu par des personnes issues dune
même région ;
le royaume rwandais était bien une Nation comme le
soulignent les rapports conflictuels quil a entretenus avec le Burundi pour
létablissement des frontières communes aux deux Etats. En Ouganda, comme au
Zaïre, les exilés partageaient un même sentiment national et se considéraient comme
Rwandais avant dêtre Hutus ou Tutsis ;
les critères physiques ne doivent pas être assimilés à
des critères ethniques ou sociologiques. De nombreux travaux ont montré que la taille
est liée à la richesse et que le régime lacté des populations pastorales favorise la
croissance ;
lassociation étroite entre le contrôle de
lappareil dEtat et lappartenance à une communauté se référant à une
origine ethnique spécifique a conduit aux événements du Rwanda. On commence à assister
à des constructions ethniques analogues dans dautres pays africains, en particulier
au Cameroun, ce qui est inquiétant.
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Annexe au compte rendu de laudition de
de Mme Claudine VIDAL
données historiques sur les relations
entre hutu, TUTSI, et twa
durant la période précoloniale
I. distinction entre histoire professionnelle et histoire
idéologique
1. Il est nécessaire détablir une distinction entre les
données historiques élaborées par des historiens de métier et les discours
idéologiques et politiques qui basent leurs arguments ou leurs thèmes sur des
représentations du passé
Depuis les années cinquante, les idéologues (rwandais comme
européens) et les politiciens ont utilisé et continuent dutiliser des
argumentations à caractère historique pour soutenir leurs thèses. Or, ces
argumentations recourent à une " histoire " du Rwanda qui est en
réalité une pseudo-histoire, construite au mépris des procédures élémentaires
quexige lintention dobjectivité. Il importe détablir une
rigoureuse distinction entre de telles représentations idéologiques du passé et les
recherches historiques qui sont conduites dans le respect des règles de scientificité
reconnues par la profession et par elle seule : dans lexercice de leur
métier, les historiens ne sont au service daucune cause particulière.
Les historiens professionnels, pour une partie de leur travail, ont des
pratiques comparables aux pratiques judiciaires : ils constituent une documentation
à partir des enquêtes quils conduisent, ils exercent une critique des
documents dont la première et indispensable étape est détablir lhistoricité
des événements. Autrement dit, ils doivent fournir la preuve que tel
personnage a réellement vécu, que telle bataille a bien eu lieu, etc. Ces preuves sont
dordre très divers : une datation au carbone 14, un texte écrit et
authentifié, des recoupements de témoignages, etc.
Les historiens doivent faire état de leurs méthodes et toujours indiquer
les limites de leur savoir : soit montrer clairement quand leur documentation ne
leur permet pas daffirmer, mais tout au plus de supposer. La critique des documents
est donc une condition préalable que les historiens doivent observer avant de les interpréter.
Il reste quil serait artificiel de considérer rigoureusement distinctes
recherche de documents fiables et interprétation. En effet, des interprétations
hâtives, ou établies a priori, peuvent influencer la critique des
documents : par exemple, un seul indice que nétayent pas dautres indices
sera considéré comme preuve suffisante, ou encore, un indice qui contredit
linterprétation avancée peut être minimisé ou même demeurer inaperçu.
Cest pourquoi, en même temps quils sefforcent de démontrer la
véracité de leurs informations, les historiens doivent veiller à ce que leur travail
dinterprétation ne soit pas influencé par des présomptions dorigine
idéologique.
2. Lhistoriographie des relations
précoloniales entre les trois catégories sociales - Hutu, Twa et Tutsi - doit être
divisée en deux périodes principales
a) Première période
La première période sétend de la fin du XIXe
siècle à lindépendance du Rwanda. Durant ce gros demi-siècle, la reconstitution
du passé fut pratiquée par des historiens non professionnels et qui navaient pas
reçu une formation spécifique (voyageurs, missionnaires, administrateurs, intellectuels
rwandais, et parmi ces derniers, principalement labbé Alexis Kagame).
Il importe dindiquer les principaux défauts de ces ouvrages car,
dès les années trente, cest à partir de leurs affirmations quétait
enseignée lhistoire du Rwanda. Cest ainsi, grâce au relais de
lenseignement, que furent diffusées des représentations fausses du passé
précolonial, notamment en ce qui concerne les relations ethniques. Les idéologues,
prônant une politique ethniste, ont largement puisé dans ce fonds, cest pourquoi
une critique de cette histoire est développée dans lannexe I.
ANNEXE 1
Caractères généraux des publications
historiques de la première période
Les plus importants et les plus influents des auteurs de la première
période, qui ont écrit sur les relations entre Tutsi et Hutu, furent Pagès (1933),
de Lacger (1939), Delmas (1950), Kagame (1943, 1952), Maquet (1954).
Plusieurs chercheurs ayant pratiqué, durant les années soixante, de
longues enquêtes au Rwanda et disposant dune documentation systématiquement
constituée ont mené la critique des publications parues durant la période antérieure
(voir par exemple dHertefelt [1971], Newbury [1974], Vidal [1969, 1985]). Cette
critique porte principalement sur les points suivants :
Les auteurs de la première période nont pas
procédé à la critique de leurs documents. Ils nont pas fait état de leurs
sources, ni constitué clairement leur corpus documentaire, ni confronté leurs
informations (par exemple en indiquant quil existe des versions contradictoires
concernant tel événement ou tel personnage) si bien que le lecteur ne peut distinguer
les documents de linterprétation qui en est faite. (Delmas cependant a publié un
corpus généalogique et précisé comment il lavait constitué).
Ils ont écrit une histoire anachronique de la période
précoloniale. En effet, ils ont projeté dans le passé lorganisation sociale
et politique du Rwanda qui leur était contemporaine. Or cette organisation, mise en place
par les administrateurs belges, avait profondément transformé la société telle
quelle existait avant la conquête européenne. Dautre part, ils ont conféré
à des institutions et à des formes de relations entre les catégories sociales Hutu et
Tutsi une ancienneté pluriséculaire, alors que ces institutions et ces relations,
récentes, avaient émergé, pour certaines, dans le dernier quart du XIXe
siècle, et pour dautres, sétaient développées durant les trois premières
décennies de la colonisation.
Ils ont donné une valeur historique à des notions
pseudo-scientifiques et à des idéologies qui avaient cours à leur époque. Ainsi,
ils ont appliqué la notion de race aux catégories sociales Hutu, Tutsi, Twa, ils ont
classé ces soi-disant races selon leur intelligence, leur beauté, leur caractère, leurs
aptitudes physiques, ils ont fondé des explications historiques sur une prétendue
inégalité raciale.
Ils ont accepté comme véridiques des traditions
historiques qui étaient en réalité des apologies de la dynastie des Banyiginya (la
dynastie régnante durant la colonisation). Or, ces traditions, détenues par des
ritualistes dynastiques, avaient dune part une fonction de protection magique et
religieuse du pouvoir royal, dautre part légitimaient ses entreprises de conquête.
Les historiens de la première période les ont cependant retranscrites et considérées
comme lhistoire officielle du royaume. Il importe à cet égard de constater
linfluence considérable à létranger et au Rwanda des publications
dAlexis Kagame. En raison de cette influence, une brève présentation de ces
publications fait lobjet dune annexe.
ANNEXE 2
Lhistoire du Rwanda précolonial selon loeuvre dAlexis
Kagame
Labbé Alexis Kagame, à la fin des années quarante, fut
encouragé, par les missionnaires, à mener des recherches sur lhistoire du Rwanda.
Ce dernier, bien introduit dans les milieux liés à la dynastie banyiginya, put
recueillir des traditions concernant la dynastie et les lignages dorigine
princière. Sans rechercher dautres sources émanant de milieux différents, il
composa plusieurs ouvrages qui se fondaient exclusivement sur ces traditions. Cest
pourquoi son histoire du Rwanda précolonial refléta, sans critique, lunique point
de vue dynastique. Cette uvre, publiée par des institutions universitaires et de
recherche belges et rwandaises, eut une notoriété internationale et fut largement
utilisée pour nourrir les idéologies qui consistent à reporter dans le passé
précolonial les conflits politiques contemporains.
b) Deuxième période
La deuxième période commence dans les années soixante : des
chercheurs, liés à lInstitut National de la Recherche Scientifique (INRS), à
lUniversité du Rwanda, à des Universités et des institutions de recherche
étrangères, pratiquent des enquêtes, font état de leurs documents et de la critique
quils en élaborent. Ils ont publié de nombreux travaux qui obéissent aux
critères professionnels énoncés plus haut (cf. I.1.). Leurs recherches
apportent des éléments de réponse aux questions concernant les relations entre Tutsi,
Hutu et Twa.
ii. les limites du savoir historique
sur les relations précoloniales entre hutu, tutsi et twa
1. Les limites chronologiques du savoir historique sur le Rwanda
précolonial
a) Il nexiste pas de témoignages écrits sur le Rwanda
avant 1892
Les historiens des ensembles politiques ouest-africains disposent de
témoignages européens et arabes, écrits dès avant le XVIIe siècle :
aussi rares soient-ils, ces documents permettent de fixer des repères chronologiques. En
ce qui concerne le Rwanda, il faut attendre Oscar Baumann, le premier Européen à
pénétrer dans le pays (en septembre 1892), et Gustav Adolf von Götzen (en mai 1894)
pour lire des écrits émanant de témoins directs. Les historiens ne disposent donc que
de documents oraux pour fonder une perspective chronologique antérieure à la fin du XIXe siècle.
b) Les documents généalogiques fournissent des repères
chronologiques
Le recueil et le recoupement de généalogies permettent
détablir des repères chronologiques à condition cependant que ces généalogie
soient suffisamment nombreuses et proviennent dinformateurs issus de milieux sociaux
et géographiques diversifiés. Lensemble des corpus généalogiques constitués par
les chercheurs répond à ces critères (pour les plus anciens Delmas [1950], Kagame
[1961, 1963], Reisdorff [1952], pour les plus récents, Newburi C. [1974], Meschi [1974],
Rwabukumba et Mudandagizi [1974], Saucier [1974], Vidal [1974], etc.).
c) Les caractéristiques générales des corpus généalogiques
Les recoupements effectués sur lensemble des corpus
généalogiques permettent dindiquer des caractéristiques générales.
1. Le nombre des générations dascendants
Les informateurs, nés aux alentours de 1900, retiennent une
généalogie qui comprend six noms dancêtres, et plus rarement sept noms. Si
lon estime une génération à 25 ans, les ascendants situés à la septième
génération précédant celle des informateurs, seraient nés aux alentours de 1725. Ce
repère chronologique (circa 1725) marque la limite temporelle du
savoir historique. Toute affirmation portant sur lhistoricité de personnages ou
dévénements qui auraient existé ou se seraient produits antérieurement à ce
repère ne peut être quhypothétique car il est impossible de les situer par
rapport à une chronologie.
2. La généalogie dynastique des Banyiginya
La tradition généalogique dynastique, relevée par Pagès (1933),
Delmas (1950), Kagame (1959), fait exception à la règle des six ou sept générations
dascendants par rapport à un informateur né vers 1900, puisquelle recense
41 noms royaux précédant celui de Musinga (dont le règne commence en 1896). On
nentrera pas ici dans la discussion sur les aspects mythiques ou historiques de
cette généalogie, on ne sy intéressera que dun strict point de vue
chronologique. La seule méthode critique permettant de vérifier lexistence des
souverains et de les situer chronologiquement est de recouper la généalogie dynastique
par dautres généalogies : par exemple, lorsque des traditions généalogiques
émanant de divers informateurs attestent que tel roi a été contemporain
dascendants ayant vécu dans le premier quart du dix-neuvième siècle (ce roi a
conféré un commandement à tel ancêtre, a conquis la région où vivait tel autre
ancêtre, etc.), on peut raisonnablement affirmer que ce roi a existé et régné au
premier quart du dix-neuvième siècle. Par contre, en labsence de documents
généalogiques que lon pourrait confronter à la généalogie dynastique, on ne
peut rien affirmer concernant son historicité. Cest pourquoi lhistoricité
des souverains dont la tradition conserve le nom et qui auraient précédé le souverain
régnant circa 1725 ne peut être que supposée.
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ANNEXE 3
Examen critique de la généalogie dynastique des Banyiginya
Alexis Kagame soutient lhistoricité de souverains qui auraient
régné bien antérieurement au deuxième quart du XVIIIe siècle (limite
chronologique du savoir historique). Examinée de façon critique, cette proposition
nest recevable quà titre dhypothèse.
Premièrement, la liste de souverains qui auraient existé avant 1725
est un document unique, aucun autre document ne permet de la confirmer (ou de
linfirmer).
Deuxièmement, les corpus généalogiques édités par Alexis Kagame
lui-même rencontrent eux aussi les limites chronologiques du savoir historique. Ainsi, il
a reconstitué lhistoire des corps darmée créés par les souverains en
sappuyant sur les traditions généalogiques recueillies auprès dinformateurs
dont les ancêtres avaient commandé ces armées (Kagame, 1963). Or, lon peut
constater, en comparant lensemble de ces traditions généalogiques quelles ne
remontent pas au-delà dun souverain nommé Cyilima Rujugira (dont le règne débute
circa 1750). Sur les 88 armées recensées, 38 auraient été créées avant
le règne de ce souverain. Cependant, les notices concernant ces 38 armées
nindiquent rien dautre que le nom du souverain qui aurait créé
larmée, reportent parfois un récit légendaire (légendaire parce quil y a
intervention du merveilleux) attaché à son nom, mais soulignent labsence de toutes
traditions généalogiques. Ces dernières nexistent quà partir de Cyilima
Rujugira, ainsi que le précise systématiquement Kagame pour chaque armée, par une
formule dont voici un exemple : " A partir de cette époque lointaine
cependant, ce sera le silence le plus absolu jusquau règne de Cyilima II
Rujugira " (Kagame, 1963, p. 61).
3. Tout énoncé historique portant sur un règne antérieur à
celui de Yuhi Mazimpaka ne peut être quune supposition non confirmée
Selon la généalogie dynastique, le souverain précédent Cyilima
Rujugira -dont le règne commence vers les années 1750- se nommait Yuhi Mazimpaka. Son
existence est crédible car des traditions généalogiques recoupent son règne. Par
contre, toutes les assertions précédant ce règne ne sont confirmées par aucune sorte
de documents.
III. ÉLÉMENTS historiques sur les
relations précoloniales entre hutu, tutsi et twa
Il ne sagit pas, ici, de retracer tout ce que lon sait des
relations précoloniales entre Hutu, Tutsi et Twa mais dindiquer seulement les
éléments qui corrigent les versions imaginaires, et cependant très répandues, de
lhistoire de ces relations.
1. La sédentarisation des Hutu et des Tutsi au
second quart du XVIIIe siècle
Dans toutes les régions du Rwanda, les traditions généalogiques
précisent que les premiers ancêtres de la lignée (situés en règle générale six
générations avant celles dinformateurs nés vers 1900) ont défriché (kwica
umugogo) la terre où vivent leurs descendants. Ces derniers se déclarent sans
ambiguïté descendants dancêtres hutu ou bien dancêtres tutsi (rappelons
que ce terme, désignant les pasteurs, nétait pas, anciennement, répandu dans tout
le Rwanda (Newbury, 1988). Ces traditions généalogiques étaient si bien assurées et
localisées que des enquêtes ont même permis de situer les espaces défrichés et de
cartographier les vagues de défrichements qui ont eu lieu à partir des années 1740
(Reisdorff [1952], Meschi [1973]). Les populations qui vivaient au Rwanda, à cette
époque, ont donc cessé de pratiquer une agriculture et un élevage itinérants. On
nentrera pas ici dans lanalyse des déterminations qui ont suscité ces
changements. Il suffira de retenir que les défrichements, suivis de sédentarisation,
étaient accomplis dans le même temps et sur les mêmes collines par des Tutsi aussi bien
que par des Hutu.
Ces données historiques contredisent une version très répandue selon
laquelle les agriculteurs auraient défriché les premiers, tandis que les pasteurs
seraient venus après eux. En réalité, à partir de 1725, pasteurs et agriculteurs se
sédentarisent ensemble. Doù venaient les uns et les autres ? Depuis quant
vivaient-ils dans les régions qui, plus tard, formeraient le Rwanda ? Aucun document
ne permet actuellement de répondre à ces questions. Une donnée cependant permet de
conclure à une très ancienne coexistence : le partage dune seule et même
langue par les uns et par les autres.
Par ailleurs, les traditions ne laissent rien percevoir des relations
entre agriculteurs et pasteurs à cette époque, sinon leur complémentarité écologique
indispensable au développement dune économie agro-pastorale. Les documents oraux
recueillis par les historiens ne confirment ni ninfirment les thèses selon
lesquelles les pasteurs tutsi auraient envahi les territoires défrichés par les
agriculteurs hutu autochtones et imposé à ces derniers des relations de dépendance. On
ne peut que conclure au caractère purement hypothétique de ces thèses et, en
conséquence, contester leur prétention à passer pour des vérités historiques
objectivement établies.
2. Histoire du contrat pastoral
" ubuhake "
Les traditions généalogiques conservent le souvenir des divers liens
personnels établis entre les ancêtres et divers personnages (roi, chefs, membres
dautres lignages). Lun de ces liens est établi par le don dune ou
plusieurs têtes de bétail, don appelant des contreparties : cette pratique est
connue sous le nom dubuhake. Le relevé et le recoupement des traditions
généalogiques qui comportent létablissement de ces liens permet de retracer
lévolution des formes prises par lubuhake.
Premièrement. Cette relation personnelle est attestée, dans les
généalogies, vers le milieu du XIXe siècle (durant le règne de Mutara
Rwogera). Elle nest pas fréquente et elle nimplique que de riches éleveurs
recherchant la protection de puissants personnages. Les éleveurs ne possédant que peu de
bétail et les agriculteurs ne nouent pas de telles relations.
Deuxièmement. A la fin du règne de Kigeri Rwabugiri (circa 1880),
lon constate lextension des relations ubuhake. Elles se multiplient
entre les Tutsi et les différentes autorités dont Rwabugiri a augmenté le nombre. Comme
sous le règne précédent, le but de la relation est principalement dobtenue une
protection politique. On relève aussi, mais beaucoup plus rarement, létablissement
de relations ubuhake entre Tutsi influents et Hutu riches qui recherchent une
protection pour leur bétail.
Troisièmement. Après la première Guerre mondiale, lubuhake perdit
rapidement sa signification politique car le roi et sa cour nexerçaient plus
quun pouvoir délégué et contrôlé par ladministration coloniale. Dans ce
contexte, les contrats dubuhake prirent un contenu spécifiquement
économique et concernèrent de plus en plus dindividus : les détenteurs de
grands troupeaux concédèrent des vaches à des Tutsi, pauvres en bétail, et à des
Hutu, en retour, les uns et les autres devaient accomplir diverses tâches au bénéfice
du donateur. Ce fut dans les années 1930 que les clients dorigine hutu
commencèrent à cultiver la terre de leur patron. Cette pratique mit un dizaine
dannées à se généraliser et les premiers tribunaux coutumiers lui donnèrent
valeur dobligation légale. La pratique de lubuhake fut abolie en 1954.
Quatrièmement. Beaucoup derreurs furent écrites et professées
sur lubuhake. Elles consistaient dune part à en affirmer le caractère
multiséculaire, dautre part à linterpréter comme linstrument de
lexploitation économique des Hutu par les Tutsi. Ce sont des représentations
purement anachroniques car elles reportent dans le passé précolonial des situations qui
nont existé que depuis la colonisation. Les enquêtes historiques ont en effet
montré que les relations de type ubuhake sont nées dans la seconde moitié du
dix-neuvième siècle, quelles concernaient une minorité de pasteurs et quà
la veille de la conquête européenne, les Hutu nétaient quexceptionnellement
engagés dans cette relation.
3. Lorganisation politique du royaume
précolonial
Durant le dix-neuvième siècle, le pouvoir de la dynastie des
Banyiginya a été consolidé, surtout après 1860, durant le règne de Kigeri Rwabugiri.
Ce souverain nomma de nombreux chefs dans les régions qui reconnaissaient déjà
lautorité de la dynastie et dans les régions nouvellement conquises, chefs qui
faisaient peser les exigences royales aussi bien sur les lignages tutsi que sur les
lignages hutu. Cependant, à sa mort, en 1895, lorganisation politique et
administrative du royaume nétait nullement homogène. Certaines zones -où avaient
été créées des capitales royales- étaient étroitement soumises à lautorité
du roi et de ses chefs. Dautres zones acceptaient de donner un tribut au roi, mais
continuaient à reconnaître lautorité des chefs de clans hutu ou de leurs propres
souverains, également hutu (bahinza), ou de chefs de lignages tutsi influents. Les
recherches menées depuis les années soixante ont particulièrement bien montré que
la région rwandaise précoloniale comportait une mosaïque de pouvoirs. Ce fait,
ignoré des historiens de la première période, a cependant été constaté et
enregistré par des administrateurs coloniaux dans un ouvrage collectif (Historique et
chronologie du Rwanda, 1956). Quant à lautorité des Banyiginya, loin
dêtre inébranlable, elle dépendait de la capacité des souverains à contrôler
les chefs de lignages apparentés à la dynastie et qui étaient de puissants chefs
darmées. Ainsi, à la fin du dix-neuvième siècle, un sanglant conflit de
succession au trône avait affaibli le souverain Yuhi Musinga : ce furent les
Allemands qui laidèrent à mater des soulèvements et à affermir un pouvoir
chancelant.
4. Les catégories didentification des
individus et des groupes à la fin du XIXe siècle
A la fin du dix-neuvième siècle, plusieurs critères définissaient
lidentité sociale. Hommes et femmes faisaient partie dun clan (ubwoko)
-on retrouvait indifféremment des Hutu, des Tutsi et des Twa dans les mêmes clans (il
existait une vingtaine de clans, certains dentre eux regroupaient des dizaines de
milliers dindividus). Ils héritaient leur affiliation clanique en ligne paternelle,
de même que leur appartenance à un lignage (umulyango), groupe formé par les
descendants dun ancêtre connu. Un autre critère, qui ne dépendait pas strictement
de la filiation, contribuait également à identifier les individus masculins : ils
faisaient partie des armées (ingabo), elles-mêmes correspondant à des
territoires. La catégorie Hutu, Tutsi, Twa navait pas, à cette époque, la forte
capacité didentification quelle prit durant et après la colonisation. La
dynastie banyiginya était tutsi de sorte que les chefs les plus puissants, apparentés à
la dynastie, étaient eux-mêmes tutsi, ce que ne manquèrent pas de relever les premiers
observateurs européens du Rwanda. Mais il assimilèrent à tort cette minorité politique
(du moins dans les régions où lautorité royale sétait imposée) à
lensemble des pasteurs : de cette confusion naquit la représentation
historique erronée daprès laquelle les Tutsi formaient une catégorie sociale
dominant les Hutu.
BIBLIOGRAPHIE
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Audition de M. André GUICHAOUA
Professeur à luniversité de Lille I
(séance du 24 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. André
Guichaoua, professeur de sociologie à luniversité de Lille I. Il a rappelé
que M. Guichaoua avait, dans le cadre de ses travaux universitaires, étudié le
problème des réfugiés rwandais dans la région des Grands Lacs et quil est
lauteur dun rapport dexpertise sur les antécédents de la crise
rwandaise de 1994, à la demande du tribunal international dArusha. A ce titre, il
devrait pouvoir livrer aux membres de la mission dinformation ses analyses sur les
évolutions politiques qui ont débouché sur le génocide de 1994.
M. André Guichaoua a tout dabord indiqué quil
avait été conduit à rédiger deux rapports ; le premier avait été établi, à la
demande du Haut Commissariat pour les Réfugiés (HCR) en 1991, en vue dune
conférence préparatoire aux négociations de 1992, le second, était une contribution
dexpert relative aux antécédents politiques de la crise rwandaise, demandée par
le tribunal pénal international sur le Rwanda. Il a souhaité traiter de
lévolution récente du champ politique au Rwanda, et plus précisément de
" lethnisme ". Rappelant quil avait effectué de
nombreuses missions dans la région des Grands Lacs, notamment en avril 1994, il a
précisé quen sa qualité de témoin, il entendait également faire part aux
membres de la mission dinformation de quelques unes de ses interrogations.
Il a estimé que la transformation des questions ethniques en conflit
ouvert remontait aux élections de 1955-1956, lors de la mise en place, par les autorités
de tutelle, de conseils consultatifs élus. Des organisations politico-ethniques se
mettent alors en place et on assiste à lémergence et à la montée dun
ethnisme à dominante sociale, qui exprime des clivages sociaux marqués par la lutte des
classes. La révolution sociale de 1959 correspond à cette définition dans la mesure où
elle oppose, dun côté, des " seigneurs " tutsis et, de
lautre, des " serfs " hutus.
La première République, en raison des conflits auxquels elle est
confrontée, met en place et structure progressivement, voire théorise, ce que lon
pourrait appeler un ethnisme racial. Il sagit dinstaurer une démocratie du
peuple hutu majoritaire et de théoriser la domination majoritaire hutue à partir
darguments tirés dune origine déclarée étrangère des anciennes élites
tutsies. Parallèlement, des éléments dopposition à dominante régionaliste
saffirment. Dans un premier temps, on observe une coalition des élites issues des
régions de Gitarama et Ruhengeri, puis, à la fin de la première République, le pouvoir
se concentre autour des hommes politiques du sud du pays, ce qui débouchera sur les
assassinats de ces leaders après le coup dEtat du Général Habyarimana au profit
de cadres politiques issus du nord.
Avec lavènement de la seconde République, le Rwanda entre dans
une période dethnisme de " second rang ". Lethnisme est
toujours présent et il est considéré comme un élément fondateur de la République,
mais il nest plus lélément structurant de la vie politique. En effet, un
pouvoir dEtat sorganise autour dun parti unique, le MRND (Mouvement
révolutionnaire national pour le développement). Les enjeux ethniques semblent perdre de
leur importance devant la montée du régionalisme, qui sera exacerbé par
lassassinat du Président Grégoire Kayibanda. La polarisation du pouvoir se fait
alors autour des préfectures de Gisenyi et Ruhengeri.
A partir du 1er octobre 1990, à la suite de
loffensive militaire du Front patriotique rwandais, lethnisme est réactivé
alors que le régionalisme continue à croître. Cest le retour dun ethnisme
" opérationnalisé " à des fins politiques.
On peut estimer que la période dite de transition démocratique
(Gouvernement de 1992-1993) est caractérisée par la constitution de camps ethniquement
délimités, ce qui débouchera sur le " Hutu Power ". Lensemble
des autres clivages sera transcendé par le clivage ethnique, au-delà des régionalismes
et des programmes politiques à contenu économique et social. Lethnisme devient
alors lélément politique décisif et déterminera la préparation du génocide.
Sagissant de la première République, il convient de rappeler
que le Rwanda connaît alors une situation de brouillage quasi-total des références
politiques avec, dun côté, des monarchistes indépendantistes tutsis, soutenus par
les nouveaux mouvements progressistes que sest donnés le tiers-monde et par les
puissances communistes, ce qui leur vaudra dêtre taxés de
" bolcheviks " par la puissance coloniale et, de lautre côté,
les serfs hutus qui poursuivent leur quête démancipation, sous la double tutelle
de ladministration belge et de la haute hiérarchie catholique expatriée. Dès la
constitution de la première République, la confusion politique et idéologique a
considérablement favorisé le développement de lethnisme et a permis par la suite
sa manipulation par certaines forces politiques.
En ce qui concerne linstallation de la seconde République, il
convient de rappeler que lethnisme détourne lattention de la réalité
dun coup dEtat qui vise à déplacer le pouvoir vers le nord du Rwanda. Avec
la seconde République, se met en place, dès 1974, le système des quotas qui perdurera
jusquen 1994. Ce système garantit un certain nombre de places et de postes aux
membres identifiés des ethnies tutsie et hutue. Il est considéré par le Président
Habyarimana comme une reconnaissance des droits de la minorité et un instrument
dancrage définitif de la démocratie, fondé objectivement sur des indices de
disparités ethniques et régionales. Les quotas permettent de répartir les postes dans
la sphère publique ou les places dans les écoles et les séminaires en fonction des
appartenances ethniques et du pourcentage respectif de chacune des ethnies dans la
population, à lexception de lappareil militaire et du Gouvernement. Cette
apparente consolidation permet au Président Habyarimana de considérer que le problème
Tutsi-Hutu est durablement et équitablement réglé. Il convient de signaler que ce
traitement de la question ethnique a été considéré par toutes les ambassades et les
missions de coopération comme satisfaisant.
A ce sujet, M. André Guichaoua a formulé une première
interrogation. Cest à cette époque que la France commence à sengager
fortement dans cette région " belge " du continent africain. Mais,
aussi bien au Rwanda quau Zaïre ou au Burundi, elle ne réussira jamais à
simplanter dans les secteurs étroitement contrôlés par des intérêts étrangers
préexistants. Sa stratégie dimplantation se limitera donc aux cercles étroits des
pouvoirs en place et à la protection quelle peut leur offrir, en particulier sur le
plan militaire. Ce système dalliance à base de dépendance réciproque
nanticipe-t-il pas déjà labsence de marge de manoeuvre et la soumission
française aux stratégies des clans ou familles au pouvoir ? Relations personnelles,
domaine réservé, secret dEtat : dans ce type de relation, qui utilise
qui ? Plus fondamentalement, quels intérêts nationaux ont motivé lengagement
de la France au Rwanda ?
M. André Guichaoua a alors abordé la période postérieure à
1988, marquée par lapparition de difficultés économiques et la montée de
tensions sociales au cours de laquelle lon assiste même à des situations de
famine. Les résultats des consultations électorales de 1988 font apparaître une classe
politique éloignée dune population qui commence pourtant à exprimer des
revendications très fortes : sur les soixante-dix députés composant le Conseil
national de développement, quinze étaient précédemment ministres, quarante-quatre
députés et neuf officiers, préfets, bourgmestres ou fonctionnaires, mais deux seulement
étaient issus de professions libérales. Il a par ailleurs fallu " arranger les
urnes " pour permettre lélection de deux députés tutsis qui, compte
tenu du système électoral, nauraient pu être élus. Enfin, en décembre 1988, le
Président Habyarimana, candidat unique à la présidence de la République, a recueilli
plus de 99 % des suffrages, y compris dans le sud du Rwanda qui lui était
fondamentalement hostile.
La crise politique qui se profile à la fin des années quatre-vingts
ne comportait pas de dimension ethnique. Sur le plan économique, les populations
désavantagées appartenaient à des groupes hutus comme tutsis, occupant des positions
structurellement défavorables (paysans sans terre, jeunesse déscolarisée, femmes...).
Sur le plan politique, la concentration des richesses et des prébendes au profit des
préfectures du nord, des personnalités hutues qui en étaient originaires et des alliés
tutsis de celui que lon appelait " le Père de la Nation ",
était dénoncée par tous. De même, les luttes politiques et sociales, conduites par les
partis et associations dans les préfectures du sud et à Kigali, regroupaient aussi bien
des Hutus que des Tutsis, les uns et les autres souvent attachés à promouvoir des
revendications à dominante régionale. A la fin des années quatre-vingts, cest
linstitution même des quotas qui apparaît archaïque. Seules militaient en faveur
de leur maintien les fractions les plus réactionnaires des groupes sociaux au pouvoir,
qui craignaient de perdre les privilèges que leur accordait la législation.
Loffensive militaire du Front patriotique rwandais (FPR) a
commencé en octobre 1990 et a brutalement changé le contexte politique. Le système des
alliances ethniques et régionales est bouleversé. Lantagonisme nord-sud continue
à prévaloir mais sintègre dans un jeu politique plus complexe. Deux éléments
vont peser sur les choix et alliances politiques : dune part, les stratégies
des deux blocs militaires opposés et, dautre part, les influences des puissances
étrangères, régionales et surtout occidentales. Il a fallu plusieurs interventions
étrangères, zaïroise, belge puis française, pour contenir les attaques du FPR et
rétablir sur lensemble du territoire la paix qui sera entérinée par les accords
de Dar Es-Salam du 19 février 1991.
A la suite de loffensive du FPR, le Président Habyarimana va
entreprendre une stratégie douverture, en particulier en annonçant la banalisation
de la délivrance des passeports, en appelant tous les partis en cours de constitution à
se concerter sur les revendications politiques du FPR, en identifiant des sites pour la
réinstallation des réfugiés et surtout en annonçant labolition des quotas
ethniques et professionnels.
Sur ce dernier point, M. André Guichaoua a souhaité faire part
dune seconde interrogation. Le système des quotas ethniques scolaires et
professionnels était formellement aboli dès novembre 1990, tout comme la mention de
lethnie sur les cartes didentité. Les nouvelles cartes sont alors commandées
à des entreprises françaises. Le conseiller culturel de lambassade de France
déclarera le 26 mai 1994, devant les personnels du ministère de la Coopération,
quelles étaient justement en cours de livraison la semaine où lattentat
contre lavion présidentiel a eu lieu. Pourquoi ce retard ? Cette version
correspond-elle à la réalité ? Il convient de préciser quaucune carte
didentité sans mention dorigine ethnique ne sera délivrée avant avril 1994.
Au cours de la période, des doutes se manifestent toutefois quant à
la réalité de la volonté douverture présidentielle, notamment au regard,
dune part, des arrestations qui ont débuté dès le 2 octobre 1990 et qui ont
concerné en quelques semaines plus de 8 000 opposants avérés ou présumés
et, dautre part, des massacres suscités par des agents de ladministration
locale nommés par le pouvoir de Kigali.
M. André Guichaoua a alors fait part dune troisième
interrogation. A la différence de la plupart des autres ambassades qui se coordonnaient
pour leurs interventions en matière de défense des droits de lhomme, la France
sest généralement tenue à lécart des démarches auprès des autorités
concernant les prisonniers de 1990, et ses personnels ne se sont guère distingués en
matière de visites des prisons, ce qui sera une politique constante jusquen 1994.
Dispose-t-on déléments prouvant quune stratégie plus discrète de pression
sur les autorités a été mise en oeuvre ? A cette occasion, comme lors
dautres périodes délicates (massacres des Bagogwe, du Bugesera, etc.), de quelles
informations les services français à Kigali ont-ils disposé, celles-ci ont-elles été
transmises à Paris ? Des documents lattestent-ils ?
Après ces événements, il est possible de distinguer deux nouvelles
périodes : au cours de la première, la détermination du champ politique se fait de
lintérieur ; au cours de la seconde, elle seffectue de lextérieur
avec une primauté du FPR.
Dès lattaque du FPR, le Président Habyarimana réutilisera une
stratégie éprouvée en 1973, en se présentant comme le Père du peuple fédérant
des extrémismes ethniques. Il suscitera dans les cercles dirigeants un contre-extrémisme
racial qui sexprimera dans la presse, larmée, les services de sécurité et
la justice de façon à renforcer son image modérée. Il sefforcera de différer le
plus possible linstauration du multipartisme jusquau 3 avril 1992 où il
acceptera la mise en place dun gouvernement multipartite avec un premier ministre
dopposition. Il en résulte alors une nouvelle donne politique. Au-delà du
Président, il faut distinguer un premier groupe : lAkazu, structure parallèle
au pouvoir qui a joué un rôle décisif et qui comprend, depuis 1991, les proches du
Président. La présidence va également susciter la création dun certain nombre de
partis politiques satellites pour prendre en charge des tâches que le MRND ne pouvait
assumer. A cette époque, dix-huit formations politiques seront autorisées et se
regrouperont, soit au sein de lalliance pour le renforcement de la démocratie
(mouvance présidentielle), soit dans le comité de concertation (opposition dite
démocratique). On ne peut sous-estimer le fait que cette opposition, fortement teintée
de régionalisme, corresponde à une forte mobilisation populaire. Les difficultés du
maintien de la sécurité publique conduisent à la mise en place par les partis
politiques de services dordre et de milices armées, en particulier au cours de la
seconde moitié de lannée 1993. Autre exemple de dysfonctionnement : le
Premier Ministre décide de la dissolution du service de renseignement qui sera divisé en
quatre entités soumises à des tutelles ministérielles différentes.
Le gouvernement dopposition et larmée entretiendront des
relations difficiles. En effet, pour une large part des responsables de lopposition,
les forces armées rwandaises (FAR) seront considérées comme le soutien dune
faction adverse, ce quelles étaient en partie. La politique du gouvernement
multipartite à légard de larmée apparaîtra alors comme la remise en
cause de lun des symboles de lunité nationale.
Lappareil judiciaire va seffondrer, ce qui garantira une
impunité quasi-totale aux auteurs de toutes les exactions politiques commises à cette
époque. Cette impunité atteindra des limites extrêmes avec lévasion de la prison
de Kigali, le 14 juin 1993, de militaires, dInterahamwe et dindividus
impliqués dans les événements de décembre 1992 et janvier 1993, avec la complicité
des gardes, de larmée et des forces de lordre.
La fragilité de lopposition découle également de son
impossibilité à définir une stratégie vis-à-vis du FPR. Certains responsables de
lopposition voulaient sappuyer sur le FPR pour hâter le départ du Président
Habyarimana, dautres souhaitaient lutiliser comme moyen de pression.
Toutefois, le FPR ne permettra pas le déroulement dune stratégie consensuelle
reposant sur le recours aux élections, comme lenvisageait lopposition.
En effet, le 5 juin 1992, lors de la signature dun cessez-le-feu, le FPR
déclenche une offensive militaire au motif que le MRND avait refusé de signer cet
accord, ce qui traduit la double stratégie du Front patriotique vis-à-vis de
lopposition, pression politique et rappel à lordre par des actions
militaires.
Cest à ce stade quinterviennent les nombreux assassinats
de militants et de personnalités politiques. Sur ce point précis, M. André
Guichaoua sest interrogé sur les analyses effectuées par des services français
sur les douilles des balles utilisées lors de lassassinat dEmmanuel Gapyisi.
Quels en ont été les résultats ? Le 27 septembre 1993 à Kigali, le chef de
la Mission française a demandé à M. André Guichaoua de lui rendre visite. Il est
alors explicitement qualifié dirresponsable. Le lendemain, il était invité
successivement par M. Matthieu Ngirumpatse, Président du MRND, puis par
M. Runyinya Barabwiliza, Conseiller à la présidence chargé des affaires
politiques, qui lui demandèrent tous les deux avec fermeté dabandonner toute
action au sein du groupe chargé de faire la lumière sur lassassinat
dEmmanuel Gapyisi. De quelles informations les services français disposaient-ils
sur ce dossier ? Y a-t-il eu concertation ou non entre les services de
lambassade et des responsables rwandais ?
La période qui suit va être marquée par lévolution du rapport
de forces politique et militaire au profit du FPR. Pour ce qui concerne la question
militaire, la démonstration a été faite que, sans lappui décisif de forces
étrangères, les forces armées rwandaises nétaient pas en mesure de
sopposer victorieusement à des offensives ponctuelles et que la guerre dusure
pesait plus lourdement sur les FAR que sur le FPR, assuré de ses approvisionnements. La
faiblesse politique de la composante civile du FPR pouvait, par ailleurs, faire douter de
ses références démocratiques. M. André Guichaoua a estimé que lattitude de
la France à légard du FPR est alors devenue un enjeu essentiel qui conduisait à
poser les questions suivantes.
Lengagement militaire français au Rwanda a connu bien des
vicissitudes faisant alterner soutien et retrait. La France officielle a toujours soutenu
quelle était uniquement intervenue, lors des attaques des rebelles, dans des cas
dopérations dévacuation des expatriés. Les services français étaient
alors censés informer au préalable le commandement du FPR du plan de ces évacuations et
de leur durée. Lors de telles opérations, des troupes de reconnaissance pouvaient
sapprocher du front en cas de besoin et donner limpression dactions de
belligérance. Où se situe cette limite lors des attaques de Byumba en juin 1992 et de
Ruhengeri en février 1993 ? Existe-t-il des documents précisant
lappréciation de ces limites et leur mise en pratique dans les deux cas ? A
Byumba, le commandement français aurait occupé explicitement une position de
cobelligérant en ayant de facto contribué à fixer au FPR une ligne de front à
lintérieur du territoire rwandais dans le Mutara puis en refusant de livrer des
matériels militaires dûment commandés par les FAR et nécessaires à la mise en oeuvre
de leur contre-offensive. Ces implications directes dans la conduite des affrontements
sont-elles avérées ? Si oui, en fonction de quel mandat et pour quels
objectifs ?
En ce qui concerne le calendrier électoral, il était décisif pour le
FPR dempêcher son application étant donné que le processus consacrait la mise à
lécart des réfugiés pendant la période de transition et que le vote tutsi était
dispersé entre les différents partis dopposition. Loffensive militaire
déclenchée par le FPR le 5 juin 1992 réussira dautant mieux à empêcher les
élections que le MRND et le Président Habyarimana sont eux aussi hostiles au calendrier
électoral. A partir de cette date le FPR pèsera sur les évolutions de la scène
politique intérieure en ayant alternativement recours aux actions politiques et aux
actions militaires et en renforçant son implantation au fur et à mesure que les menaces
sur la communauté tutsie saggraveront.
Du 12 juillet 1992 au 4 août 1993, les négociations avec le
FPR vont rythmer la vie politique et se substituer à lenjeu électoral. Chaque
avancée devra beaucoup aux partis dopposition, mais le paradoxe final réside dans
le fait que ceux qui en auront été les maîtres doeuvre (Dismas Nsengiyaremye, le
Premier Ministre, et Boniface Ngulinzira son Ministre des Affaires étrangères) seront
évincés du pouvoir avant la signature des accords, du fait de la volonté commune du
MRND, du FPR et des petits partis de la coalition favorables au FPR. Le FPR se consacrera
essentiellement à améliorer en sa faveur le rapport de forces militaire. La France prend
alors conscience que la laborieuse restructuration de larmée rwandaise ne suffira
pas à sauver le régime, malgré ses efforts de radicalisation politique et ethnique.
Dès lors, il convient de sinterroger sur lattitude de la
France. Le 20 juillet 1993, le Ministre de la Défense rwandais qui venait de mettre
à la retraite le Colonel Bagosora contre lavis du Président Habyarimana, doit
senfuir et sinstalle provisoirement en France. Le 31 juillet, il y est
rejoint par le Premier Ministre rwandais récemment démis de ses fonctions suite à une
coalition entre la mouvance présidentielle, le FPR et ses nouveaux alliés. Les menaces
qui pesaient sur sa sécurité avaient été relayées avec insistance par des personnels
de lambassade de France. Quelle était lorigine des informations de
lambassade ? Etaient-elles fondées ? Nétait-ce pas une
manipulation destinée à laisser linitiative exclusive du jeu politique aux
éléments les plus radicaux de la mouvance présidentielle ?
A cette époque, les contrôles didentité à laéroport de
Kigali étaient assurés successivement par des militaires français et rwandais. Lors de
lembarquement surprise du Ministre de la Défense, lambassade de France a
longuement débattu avec la présidence avant que lavion dAir France ne puisse
décoller. Au nom de quel mandat les militaires français opéraient-ils ces
contrôles ? Quelle a été la teneur de ces échanges ?
La signature des accords dArusha transforme profondément la
donne politique : le MRND ne reçoit que six des vingt-deux portefeuilles du
gouvernement de transition.
On assiste alors à une radicalisation très rapide et très violente
de lethnisme.
Deux éléments sont essentiels. Dune part, la perspective de la
nomination des représentants des partis au gouvernement et à lassemblée de
transition entraîne la division de tous les partis entre une fraction hutue radicale (ou
" Hutu Power ") et une autre favorable au FPR. Lensemble de ces
scissions sont achevées en décembre 1993.
Dautre part, au Burundi, le putsch échoue devant le soulèvement
massif de ce quon a appelé le " peuple hutu ". Cet
exemple décide alors les stratèges de la tendance " Power " à se
préparer désormais ouvertement à un affrontement similaire. Cest à partir de
cette époque que se systématise lentraînement par des officiers rwandais des
milices, certaines dentre elles recevant des armes, à partir de décembre 1993
notamment.
En même temps, lentourage présidentiel fait tout son possible
pour retarder la mise en place des institutions de transition. En effet, ce nouveau cadre
imposait en pratique dobtenir les deux tiers des députés pour exercer la réalité
du pouvoir. Cétait le seuil requis notamment pour contrôler la nomination des
hauts fonctionnaires. Or, les accords dArusha donnaient cette majorité à
lalliance entre le FPR et lopposition interne. Mais, du fait de
laffaiblissement causé aux partis par la constitution de fractions
" Power ", il nest plus certain dès le mois de mars 1994 que ce
bloc puisse obtenir encore 50 % de leffectif.
De ce fait, le FPR commence lui aussi à envisager lhypothèse
dun dénouement militaire. Le 23 février 1994, il déclare dans la presse
ougandaise que la reprise des combats offrirait dexcellentes chances de victoire.
La mobilisation ethnique a ainsi fait son oeuvre et, après
lattentat contre lavion présidentiel, cétaient les armes qui étaient
appelées à trancher entre les divers prétendants au pouvoir.
Dans ce contexte, la débandade des acteurs internationaux et la fuite
de la MINUAR, ainsi que le refus du FPR de toute médiation avec les éléments de
larmée rwandaise opposés au génocide, ont permis au projet génocidaire
daller jusquà son terme.
En conclusion, estimant que la continuité de lengagement
français aux côtés des éléments mettant en oeuvre le génocide avait été patent
dès les premiers jours de la crise alors que des vies étaient en jeu et que des moyens
militaires propres étaient déployés, M. André Guichaoua a émis les réflexions
et posé les questions suivantes :
du 7 au 11 avril, lambassade de France a été
maintes fois sollicitée par dautres ambassades occidentales ou des particuliers
pour abriter des personnalités pourchassées. Il a été presque invariablement répondu
par la négative. Ainsi était accréditée lidée que lambassade de France
navait recueilli que les " crapules ", selon lexpression
alors en usage à Kigali, et quil fallait sadresser à lambassade de
Belgique, de Suisse et surtout à lhôtel des Mille Collines, si lon voulait
sauver des opposants. La liste des 178 personnes évacuées par avion sur Bujumbura
(classée " secret défense " et transmise à M. André Guichaoua
par les autorités burundaises) tend à accréditer cette thèse. Hormis la présence de
quelques personnalités rescapées comme Alphonse-Marie Nkubito, dont la présence
dans les locaux français a été pour ainsi dire imposée par lambassadeur de
Belgique, on y trouve surtout des dignitaires du régime Habyarimana, des membres du
gouvernement intérimaire du 8 avril, ou des personnages comme Ferdinand
Nahimana (lanimateur de RTLM), qui après avoir mis leur famille à labri à
lambassade, y accédaient sans problème. Quelles consignes ont été données sur
ce sujet par lambassadeur de France ?
des personnels rwandais tutsis de lambassade de
France, du Centre culturel français, de la Caisse française de développement ont été
délibérément abandonnés à leur sort par leur employeur. Lattitude de celui-ci
na certes pas été différente de celle des autres grands employeurs internationaux
comme le PNUD et dautres ambassades. Cependant, la France a disposé sur place
du 9 au 14 avril de troupes dans le cadre de lopération Amaryllis. Qui a
donné la consigne de non-intervention ? Avec quels interlocuteurs a-t-elle été
décidée ? Nétait-elle pas négociable avec ceux-là mêmes que
lambassade hébergeait dans ses propres locaux ?
le 10 avril, lambassadeur de France était
informé que des membres de la garde présidentielle et des miliciens Interahamwe
recherchaient à lhôtel des Mille Collines les cinq enfants rescapés du Premier
Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, ainsi que le procureur de la République de
Kigali, et quils menaçaient de faire sauter les portes des chambres supposées les
héberger. Lambassadeur faisait part de son impuissance et conseillait
dessayer de parlementer. Dans la soirée, lorsquil a demandé aux
ressortissants étrangers de lhôtel de gagner lEcole française, il a
cependant refusé que ces personnes soient évacuées avec eux, ce qui a abouti au refus
de lévacuation. Le lendemain matin, de 5 heures 30 jusquà 7 heures
30, lui-même et dautres interlocuteurs de lambassade ont continué à refuser
ce transfert alors même que des membres de la MINUAR sétaient assurés que le
trajet à effectuer était libre de barrages. Lambassadeur cédait finalement pour
les enfants mais pas pour le procureur, un de ses collaborateurs menaçant même de faire
fouiller les coffres des véhicules de ceux qui voulaient le protéger à leur entrée à
lEcole française. A lEcole française, lofficier en charge a
spontanément accepté quune Jeep soit envoyée aussitôt pour récupérer le
procureur de la République en faisant un détour par lambassade pour obtenir
laccord de lambassadeur. A lambassade, lentrevue demandée par le
nonce apostolique et M. André Guichaoua lui-même a été refusée et la réponse
transmise par son secrétariat a été négative.
Comment sexplique cet ostracisme vis-à-vis denfants qui
avaient miraculeusement échappé à lassassinat alors quun avion spécial
avait été affrété sur le budget de la coopération universitaire pour évacuer Agathe
Kansiga, lépouse du Président Habyarimana, et sa famille et que les
94 enfants de son orphelinat Sainte-Agathe étaient transportés à Paris via Bangui,
accompagnés de 34 personnes dont les autorités françaises ont toujours caché
lidentité ? Quels ont été alors sur cette question précise les échanges
entre lambassade de France, le PNUD et la MINUAR ? Pourquoi, dans le cas du
procureur, lambassade a-t-elle refusé dutiliser les marges de manoeuvre dont
les militaires français estimaient disposer ? Enfin, la mission dinformation
peut-elle vérifier que parmi les 34 " accompagnateurs " ne
figuraient que des personnalités au-dessus de tout soupçon ?
à larrivée à laéroport de Roissy le
12 avril, le Ministre de la Coopération reconnaissait être informé de la présence
des enfants du Premier Ministre, Mme Agathe Uwilingiyimana, mais indiquait
quaucune mesure nétait prévue pour les accueillir. Le soir, sans quils
aient pu quitter laéroport, le consul de Suisse à Paris venait à Roissy assurer
leur transbordement sur un avion Swissair. Quel danger leur présence en France
représentait-elle ? Doù sont venues de telles consignes ?
Après avoir fait remarquer que cétait plutôt à la mission
dinformation de poser des questions et assuré quelle ne manquerait pas de
soulever certains des thèmes que M. André Guichaoua avait mentionnés, le
Président Paul Quilès a demandé à celui-ci comment il expliquait le contraste
quil avait décrit dans son rapport pour le tribunal dArusha entre
laffaiblissement des tensions ethniques pendant les années 1980 et leur
développement paroxystique au début des années 1990. Il lui a demandé si les
difficultés économiques des années 1990 -chute du cours du café, très forte
croissance démographique- avaient pu jouer un rôle dans laggravation de ces
tensions ethniques.
M. André Guichaoua a répondu que pendant les années 1980,
la tension ethnique, pour sêtre considérablement abaissée, nen était pas
moins restée une " ressource politique dormante ". Il a
estimé que lattaque du FPR en 1990 avait été aussi utilisée par le régime en
place pour raviver les tensions ethniques dans le but déchapper à la montée des
revendications politiques et démocratiques, pour lesquelles le peuple rwandais était
mûr.
Il a insisté sur le fait quà la fin des années 1980, il était
impossible au pouvoir en place de détourner la contestation de la monopolisation des
richesses par lentourage présidentiel, de la corruption au sein de lAkazu et
de la concentration des avantages dans les deux régions du nord en relançant la question
ethnique. En revanche, lorsque les abords de Kigali se sont peuplés de près dun
million de réfugiés fuyant les attaques du FPR, il est devenu facile dy mener une
propagande ethniste et dy lever des hommes pour constituer des milices.
M. Pierre Brana a alors demandé sur quelles données
chiffrées était basé le système des quotas, comment avait été apprécié à
lépoque le fait quil ne sapplique pas aux militaires et quels
changements avaient suscité sa suppression. Revenant à la réforme des cartes
didentité, il a demandé à M. André Guichaoua sil imputait le retard
de sa mise en oeuvre au fournisseur des cartes didentité, cest-à-dire à la
France.
M. André Guichaoua a apporté les réponses suivantes :
la mention " Tutsi " ou
" Hutu " étant portée sur les cartes didentité, il était
facile détablir des quotas à partir des données du recensement ; dans les
faits, les quotas de postes tutsis étaient fixés à 10 % ; ainsi par exemple,
dès lors que la proportion de 10 % de Tutsis parmi leurs employés était
dépassée, les employeurs internationaux étaient rappelés à lordre ;
dans la mesure où il ny avait pas de partis tutsis,
la répartition des postes nétait pas un enjeu politique. Il était admis que les
postes dautorité, y compris dans la hiérarchie religieuse, échappent à la règle
des quotas : les bourgmestres, les préfets étaient tous Hutus. En revanche, il
était fait en sorte que figurent au Parlement les deux Tutsis prévus alors même que le
mode délection amenait à ce que les députés soient tous Hutus ;
lapparition du multipartisme na pas abouti à
modifier la situation politique des Tutsis. Il ne sest pas créé de parti tutsi et
le premier gouvernement dopposition ne comportait quun seul Tutsi. Cest
bien là lindice que lopposition intérieure au régime Habyarimana ne voulait
pas, à lorigine, avoir recours au soutien du FPR pour parvenir à ses fins.
Sur la question des cartes didentité, M. André Guichaoua a
fait valoir quil navait pas dinformation, que la réponse était
certainement interne au Rwanda, un fournisseur ne pouvant imposer une décision dans un
tel domaine, mais quil trouvait symptomatique quil ait été jugé utile de
faire cette annonce en plein génocide, comme sil y avait une responsabilité
française dans ce dossier.
Au Président Paul Quilès qui senquérait du rapport
entre la distribution des nouvelles cartes didentité et les fonctions de
lattaché culturel français, M. André Guichaoua a répondu que
cest par une déclaration de lattaché culturel devant lassemblée
générale des personnels du ministère des Affaires étrangères, du ministère de la
Coopération et de la Caisse française de coopération quil avait appris que
lambassade avait été saisie de cette demande dès 1990 et que les cartes
didentité devaient être livrées au cours de la semaine où lavion
présidentiel avait été abattu.
Sétonnant quun chercheur puisse laisser entendre sans
preuve quune action volontaire aurait pu provoquer des retards dans la livraison des
cartes didentité, M. Jacques Myard a demandé à M. André
Guichaoua son opinion sur lorigine des soutiens du FPR en juin 1992 et la
invité à préciser les reproches quil semblait formuler à légard de
laction des autorités françaises sur place, notamment sur le plan humanitaire.
M. André Guichaoua a répondu que, sagissant des cartes
didentité, dans la mesure où labolition de la mention de lethnie avait
été demandée en novembre 1990, il était important de savoir si une commande avait
été passée, dans quelles conditions et à qui, et si lexplication alors diffusée
à Kigali, à savoir que les cartes étaient en cours dimpression, correspondait à
la réalité.
Sur les origines des soutiens dont a bénéficié le FPR,
M. André Guichaoua a estimé quil nétait sans doute pas le mieux placé
pour répondre aux interrogations de la mission dinformation, mieux pourvue en
moyens denquête quun universitaire.
Enfin, sur laction humanitaire, M. André Guichaoua a
concédé que le climat de terreur qui régnait alors à Kigali ne facilitait pas les
choses, mais a réaffirmé ce quil avait dit de la chronologie, des faits, et
estimé que des questions pouvaient être posées sur le traitement différencié de
certaines personnes.
A M. Jacques Myard qui lui a demandé quelles conclusions
il tirait de ses affirmations, M. André Guichaoua a répondu quil
sen était tenu aux faits, estimant par ailleurs que les actions humanitaires de la
France avaient présenté un caractère sélectif.
M. François Lamy, tout en déclarant navoir pas été
choqué du caractère quelque peu partisan de lintervention de M. André
Guichaoua, a regretté quelle ait été dépourvue de conclusion explicite alors
même que la formulation de ses questions préjugeait indéniablement des réponses que
lon pouvait leur apporter.
Relevant dans les propos de M. André Guichaoua que la France
avait établi au Rwanda des relations directes avec les milieux politiques et militaires,
il lui a demandé sil estimait que les autorités françaises sétaient
impliquées aux côtés dune des factions en lutte.
M. André Guichaoua, après avoir indiqué que, trois jours
avant lattentat contre lavion du Président Habyarimana, il attendait trouver
au Rwanda une situation plus facile que celle quil connaissait alors au Burundi, a
estimé que le déchaînement du génocide ne pouvait pas être considéré comme la
suite fatale des événements précédents.
Sagissant de la présence française au Rwanda, il a rappelé
quelle était nettement plus tardive que celle dautres pays comme la
Belgique, les Etats-Unis ou même la Suisse. Lorsquelle a développé une politique
active de coopération avec le Rwanda, à partir de 1974, la France a donc surtout
cherché à exercer des fonctions, notamment politiques et militaires que ne remplissaient
pas les autres pays partenaires.
M. Bernard Cazeneuve, évoquant la naissance du multipartisme
au Rwanda, a demandé si les formations politiques qui sétaient alors constituées
étaient multiethniques. Il sest également interrogé sur les raisons pour
lesquelles il sétait avéré impossible déviter lethnicisation
radicale des conflits politiques.
M. André Guichaoua a tout dabord remarqué que le MRND,
dont tout Rwandais était membre, avait été le premier parti multiethnique du Rwanda,
jusque dans ses instances dirigeantes. Sagissant des partis constitués lors de
linstauration du multipartisme, il a indiqué quils sétaient formés
surtout sur des bases régionales et non en fonction de clivages ethniques. Le parti
libéral avait certes une forte tonalité tutsie mais cétait parce quil
regroupait principalement des représentants des professions libérales, majoritairement
exercées par les Tutsis, étant donné que les quotas sy appliquaient peu.
De 1990 à 1994 toutefois, chacun des deux camps qui
saffrontaient militairement sorientait de manière croissante vers
lexclusivisme ethnique. Les attaques aux frontières ont joué un rôle décisif
dans ce processus de radicalisation. A chaque attaque correspondaient des massacres de
populations tutsies prises en otages.
Estimant quil était difficile de formuler des conclusions
permettant dexpliquer de manière satisfaisante les événements rwandais,
M. André Guichaoua a remarqué que la région des Grands Lacs faisait
" tourner la tête " à de nombreux observateurs et que si certaines
ambassades étrangères avaient été très présentes lors des crises rwandaises, on ne
pouvait savoir qui, delles ou de leurs interlocuteurs rwandais, avait été
manipulé par lautre. Les ambassades ont certainement pesé dans le jeu politique
rwandais mais elles nen ont pas été maîtres.
Considérant que la question des interventions des différentes
ambassades dans les crises rwandaises navait jamais été réellement posée,
M. André Guichaoua sest en particulier interrogé sur le rôle de la France
dans lélaboration des accords dArusha, dont il a souligné les ambiguïtés
quant à léquilibre militaire quils instauraient et au processus électoral
quils prévoyaient. Il a également posé la question de la présence en France
dun membre de lancien gouvernement intérimaire rwandais constitué le
8 avril 1994.
Le Président Paul Quilès, après avoir constaté que
M. André Guichaoua avait un peu anticipé sur les futures étapes du travail de la
mission, a observé quil avait conduit simultanément deux exercices
distincts : lanalyse de la sociologie politique du Rwanda et la formulation
dun certain nombre de questionnements.
Il a exprimé le voeu que, contrairement aux observateurs évoqués par
M. André Guichaoua, les membres de la mission naient pas la tête qui tourne
devant la complexité des problèmes rwandais.
Audition de M. José KAGABO
Maître de conférence à lEcole des hautes études en sciences
sociales
(séance du 31 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
A louverture de la réunion, le Président Paul Quilès a
tenu à rappeler les pouvoirs attribués aux missions dinformation par le Règlement
de lAssemblée nationale et par la loi, ainsi :
larticle 145 du Règlement prévoit que les missions
dinformation sont destinées à assurer " linformation de
lAssemblée pour lui permettre dassurer son contrôle sur la politique du
Gouvernement ". Laction des missions dinformation sinscrit
donc dans lensemble des activités de contrôle de lactivité gouvernementale.
lordonnance du 17 novembre 1958 relative au
fonctionnement des assemblées parlementaires, modifiée notamment par la loi du
14 juin 1996, donne aux commissions permanentes et donc à leurs missions
dinformation des pouvoirs spécifiques de convocation de toute personne dont elles
pourront estimer laudition nécessaire. Ces pouvoirs sont établis par
larticle 5 bis de lordonnance.
La seule limitation qui simpose aux missions dinformation,
comme du reste aux commissions denquête, dans lexercice de leurs
compétences, concerne les sujets de caractère secret, relatifs à la défense nationale,
aux affaires étrangères et à la sécurité de lEtat.
Le Président Paul Quilès sest également félicité de la
contribution de plusieurs organes de presse à linformation du public et, par voie
de conséquence, de la mission sur les événements du Rwanda.
Il a rappelé toutefois que la mission dinformation nétait
ni un organe de presse, ni un tribunal où les députés sérigeraient en juges. Il
a déclaré quen se fixant pour objectif déclaircir lenchaînement des
responsabilités ayant conduit aux tragiques événements survenus au Rwanda en avril
1994, la mission sétait imposé un devoir de vérité qui lobligeait à mener
ses investigations de manière aussi transparente que possible et à pratiquer la plus
grande rigueur dans ses analyses et ses conclusions, ce qui nécessitera du temps.
Le Président Paul Quilès a fait observer quil serait paradoxal
dexiger des conclusions définitives en deux ou trois semaines, tout en attendant de
la mission un travail sérieux dinvestigation.
Le Président Paul Quilès a ensuite donné la parole à M. José
Kagabo, maître de conférences à lEcole des hautes études en sciences sociales,
en précisant que celui-ci avait plus particulièrement étudié la question des
réfugiés rwandais dorigine tutsie.
M. José Kagabo a rappelé que la question des réfugiés ne
sest pas seulement posée lors du drame de 1994 puisquelle remonte à la fin
des années cinquante.
Le pays est alors sous tutelle belge mais à cette époque les
revendications dindépendance se manifestent dans pratiquement toutes les colonies
dAfrique. Le Congo belge notamment connaît une forte poussée des mouvements
nationalistes dont les effets se répercutent au Burundi et au Rwanda qui lui sont
rattachés. Cest donc essentiellement le courant nationaliste qui se fait entendre
au Rwanda où la vie politique est caractérisée par le clivage entre lélite des
Tutsis, fortement associée au pouvoir colonial, et lélite des Hutus qui en était
exclue. Lélite tutsie était la plus ouverte aux thèmes des nationalismes.
Lélite hutue, pour sa part, réclame la fin de ce quelle appelle le monopole
du pouvoir tutsi, à savoir lassociation au pouvoir de lélite tutsie
comme auxiliaire de ladministration coloniale.
M. José Kagabo a ensuite insisté sur limportance du
Manifeste des Bahutu, publié en mars 1957 par des représentants de lélite hutue
et annonciateur du cycle des violences. Considérant quil y a au Rwanda un " problème
racial ", ce document dénonce la mainmise des Tutsis, minoritaires, sur
lensemble de léconomie et de la société. La loi du nombre devient un
argument décisif, tant pour les Rwandais que pour les Belges qui soutiennent la cause de
lélite hutue au point que le représentant des colons au Conseil du
vice-Gouvernement, M. Marcel Mauss, sinsurge contre la domination de
3,5 millions de " Bahutus purs " par 100 000
" Batutsis purs ", tout en reconnaissant quil y aurait
500 000 Batutsis par assimilation, ce qui conduira ultérieurement à leur
extermination, indifférenciée de 1994.
Le Manifeste récuse quant à lui toute idée de métissage, au profit
de la recherche dune pureté raciale et pose clairement le problème du recours à
la force. Lidée dune " majorité naturelle " issue de la
décolonisation découle dès lors de la combinaison de ces deux thèmes, celui du nombre
et celui de la pureté raciale.
M. José Kagabo a souligné que la guerre civile, déclenchée en
1959 par le texte de ce Manifeste et présentée comme une " geste
révolutionnaire ", avait totalement occulté les conditions réelles
daccession du Rwanda à lindépendance. En effet, de laveu tardif dans
les années quatre-vingts, de deux personnages clefs M. Jean-Paul Harroy,
vice-Gouverneur général du Rwanda-Urundi et le Colonel Guy Logiest, résident
spécial le processus aura été organisé de façon brutale sous la forme dun
transfert de pouvoir des Tutsis aux Hutus.
Cest donc en 1959 dans ce double contexte de guerre civile -on
parle à lépoque de jacquerie ou de Toussaint rwandaise puisquelle a été
déclenchée le 1er novembre- et de tutelle coloniale belge que les
premiers réfugiés tutsis quittent le pays et se dispersent au Burundi, en Ouganda, en
Tanzanie et au Congo. Le Rwanda accède ainsi à lindépendance le 1er juillet
1962 après un coup dEtat de lélite hutue, soutenu par le Colonel Guy
Logiest.
M. José Kagabo a ensuite indiqué quune deuxième vague de
départs avait eu lieu après lindépendance, entre 1963 et 1966. En 1963, la
tentative dun retour armé de Tutsis venus du Zaïre et du Burundi sétait
soldée par un échec car elle nétait que le fait déléments isolés et non
coordonnés. Elle suggérait cependant déjà lexistence dun début de projet
de retour des exilés appuyé par les armes.
Cette attaque avait suscité de la part des autorités rwandaises une
répression aveugle à lencontre des Tutsis de lintérieur, faisant en
décembre 1963, par exemple, plus de 5 000 morts en quinze jours dans un seul
territoire (préfecture).
En 1965-1966, gagnés par les idées du nationalisme combattant et de
libération nationale, des militants tutsis entament, sur fond de crise et de
décomposition de lex-Congo belge, de nouvelles offensives armées qui provoquent à
nouveau sur le plan interne une répression sans discernement des Tutsis, incitant les
survivants à senfuir et à grossir les rangs de la diaspora.
M. José Kagabo rappelle quà cette époque, dans le même
temps, chacun étant acquis à lidée que la majorité est au pouvoir, limage
du Rwanda à lextérieur est positive et donne à voir un pays politiquement stable
qui va bénéficier pour son développement daides et de soutiens étrangers.
Parallèlement, la diaspora sessouffle et rêve plutôt de
réussir sur place son reclassement socio-économique et son assimilation dans les pays
daccueil.
Il a conclu sur cette période en estimant que, dissimulées par ce
calme apparent, subsistaient en réalité, sans quelles aient jamais disparu, toutes
les forces et les tensions qui resurgiront quelques années plus tard.
En 1973, les clivages régionaux occupent cette fois le devant de la
scène reléguant au second plan le clivage ethnique. A un imaginaire qui a créé
lantagonisme entre Tutsis et Hutus se superpose un imaginaire opposant le nord du
pays incarnant la force, au sud du pays représentant la culture. Dans ces conditions,
larmée finit " tout naturellement " par être composée quasi
exclusivement par ceux du nord, en particulier aux échelons les plus élevés du
commandement, et le coup dEtat mené par le Général Juvénal Habyarimana, alors
Ministre de la Défense, qui prétexte, en les exagérant, une série de troubles
anti-Tutsis dans le pays, traduit cette victoire du nord sur le sud.
M. José Kagabo a fait remarquer que le discours de prise de
pouvoir du Général Juvénal Habyarimana se veut pacificateur. Il donne de lespoir
tant aux Rwandais quaux observateurs de lextérieur, et, contrairement à son
prédécesseur ne fait aucune référence à la thématique ethnique, la suppression du
parti unique Parmehutu (parti de lémancipation du peuple hutu) témoignant par
ailleurs implicitement de cette volonté dapaisement.
Au total, si cette décennie des années soixante-dix est
caractérisée par un affaiblissement des tensions ethniques et un développement qui vaut
au Rwanda lestime des puissances occidentales, il nen va pas de même au cours
de la décennie suivante où lAfrique, en général, connaît de graves difficultés
économiques dont sont désormais comptables dans leur pays respectif les élites
décolonisées.
La situation saggrave en conséquence pour tout un chacun et
notamment pour les réfugiés rwandais préoccupés jusque là par leur reclassement
socio-économique dans leur pays daccueil.
La première campagne anti-Tutsi va se dérouler au Zaïre où la forte
pression démographique dans la région du Nord Kivu débouche sur la remise en cause de
la présence rwandaise composée à la fois dimmigrants venus du temps des Belges et
de réfugiés politiques. Alors que la citoyenneté zaïroise avait été largement
accordée à la diaspora, la nouvelle législation de 1982 naccordera plus la
nationalité zaïroise quaux Rwandais descendants des émigrés de vieille souche.
En Ouganda, au début des années quatre-vingts, Milton Obote,
convaincu que son rival Yoweri Museveni était soutenu entre autres par les populations
dorigine rwandaise, décide de chasser ces dernières. Cest ainsi
quenviron 80 000 réfugiés seront refoulés dans un " no
mans land " à la frontière de lOuganda et du Rwanda sans que
lune ou lautre des citoyennetés leur soit reconnue.
Le problème des Rwandais installés au Congo ex-Zaïre et en Ouganda
est dailleurs dautant plus complexe que le partage colonial a entraîné le
rattachement de terres rwandaises ou réputées telles à ces deux pays.
M. José Kagabo a estimé que cette situation des exilés rwandais
aurait dû attirer lattention tant du HCR que du Gouvernement rwandais et les amener
à esquisser une solution politique du problème. Ils ont au contraire préféré lui
réserver un traitement humanitaire.
Sur le plan interne, le discours des autorités rwandaises à
légard des réfugiés se radicalise : arguant de lexiguïté du
territoire, de la pression démographique qui sy exerce et de la pauvreté du pays,
les pouvoirs publics nautorisent à rentrer au Rwanda que les réfugiés disposant
des moyens dassurer leur survie matérielle et ceux qui nont jamais été
ennemis du régime. Ils ne préconisent que la naturalisation dans les pays daccueil
pour le plus grand nombre. Pour leur part, les membres de la diaspora demandent la
reconnaissance du statut dexpatrié rwandais que le Rwanda leur refuse.
M. José Kagabo a indiqué aux membres de la mission quil
avait, dans un article de lépoque, qualifié la position des autorités rwandaises " dinutilement
choquante ", soulignant le caractère difficilement admissible par les
réfugiés dun tel discours dexclusion. Il a également précisé quil
sagissait dun débat essentiellement rwandais, du fait, notamment, quil
se déroulait souvent dans la presse de langue nationale rwandaise, et que les
observateurs étrangers ny portaient que peu dintérêt.
A lissue de la période sétendant des années soixante-dix
au milieu des années quatre-vingts, un double constat simpose :
dune part, un dialogue politique aurait pu sinstaurer entre les réfugiés et
les autorités rwandaises si celles-ci navaient pas adopté une attitude de
refus ; dautre part, le lien indissociable entre le sort du Rwanda et celui de
sa diaspora apparaît très clairement.
En 1987, les autorités rwandaises se préparent à une confrontation
armée, alors que des échos, en provenance de la diaspora, témoignent également
dune certaine radicalisation de cette dernière. Lapparente amélioration de
la situation en 1989 traduit un léger infléchissement de la politique rwandaise à
légard des réfugiés : les autorités rwandaises, en assouplissant les
conditions daccueil des élites de la diaspora, tentent en réalité de diviser
celle-ci. La ligne politique du régime Habyarimana à légard des réfugiés
demeure cependant inchangée sur le fond, comme en témoigne le cadre fixé aux
pourparlers menés au sein de la Commission spéciale sur les problèmes des émigrés
rwandais, créée le 9 février 1989 par arrêté présidentiel. Devant la
délégation ougandaise, les représentants rwandais affirment à nouveau les principes de
la politique rwandaise à légard des réfugiés : rapatriement volontaire et
individuel lorsque les moyens sy prêtent et naturalisation dans le pays
daccueil.
Abordant alors lexamen des événements intervenus au début des
années quatre-ving-dix, M. José Kagabo a souligné le caractère déterminant de
lannée 1990 ; se mettent alors en place tous les éléments susceptibles
déclairer lévolution ultérieure des faits. M. José Kagabo a insisté
sur la pertinence dune analyse précise de la chronologie de lannée 1990
à partir des différents rapports élaborés par le Haut Commissariat des Réfugiés de
lONU, lOUA et les experts.
Ainsi, alors quen juin 1990, le Président Juvénal Habyarimana,
en visite à Paris, fait allusion, pour la nier, à la perspective dune guerre en
évoquant la question des réfugiés, cette thématique est totalement absente du mandat
donné à la Commission nationale de synthèse, créée le 21 septembre 1990 dans le
prolongement du discours de La Baule. Priorité est alors donnée dans le discours
présidentiel à louverture démocratique, ainsi que lillustre la proposition
dune charte douverture. De son côté, il semble que le FPR soit prêt à
laffrontement.
En réalité, le régime Habyarimana se trouve confronté à un très
fort mouvement de contestation et à une profonde aspiration à la démocratisation qui se
traduit par une multiplication des partis politiques et une libération de la presse dans
un pays qui navait jamais connu que des titres contrôlés par le Gouvernement. Le
Chef de lEtat rwandais pense pouvoir manipuler les forces dopposition en les
fédérant sur la base de la question ethnique et du problème des réfugiés. Mais cette
stratégie échoue car le Général Juvénal Habyarimana a sapé le mythe fondateur de
lunité hutue en organisant lassassinat des principaux leaders hutus du
régime précédent. Or, ces opposants sont les descendants de cette élite politique
hutue que le Président Juvénal Habyarimana a éliminée lors de sa prise de pouvoir et
au début des années quatre-vingts. Ils détiennent, aux yeux des Rwandais, la
légitimité historique de ceux qui ont évincé les Tutsis en 1962. En outre, dans
lesprit du peuple rwandais, le souvenir des origines étrangères du Président
Juvénal Habyarimana demeure vivace, dautant que lopposition ne manque pas de
les rappeler. Ce bouillonnement de la société rwandaise traduit également son
désarroi. Se développe dans la presse extrémiste hutue, presse écrite en rwandais, une
campagne de haine qui voit revenir au premier plan le schéma de la racialisation et
préfigure les événements de 1994.
En 1992-1993 sont perpétrés de nombreux assassinats politiques qui
touchent les descendants biologiques ou spirituels des anciens dirigeants hutus du centre
ou du sud du pays que le Général Juvénal Habyarimana avait fait disparaître. Au même
moment, la thématique de lennemi tutsi revient au premier plan. Cest donc une
guerre à deux niveaux qui est menée au Rwanda : sur le terrain dune part et
dans les médias, dautre part, la guerre médiatique utilisant un double langage,
douverture politique vis-à-vis de la communauté internationale, de radicalisation
et dincitation à la haine vis-à-vis des nationaux. Sur ce point, M. José
Kagabo a indiqué quil serait intéressant de disposer des comptes rendus des
traductions darticles de presse faites par le service de traduction de
lambassade de France à Kigali.
En conclusion de son propos, M. José Kagabo a souhaité livrer à
la mission dinformation, non plus le point de vue du chercheur, mais celui de
lhomme et du citoyen qui, dans ces événements, a perdu une grande partie de
sa famille : il a, en cette qualité, posé la question de lidentité de ceux
qui, sachant que le génocide se préparait, ont ordonné daider les assassins.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir quelles pouvaient
être les raisons expliquant le désintérêt de la communauté internationale pour le
problème des réfugiés jusque dans les années 1990. M. José Kagabo a, en effet,
montré que la question des réfugiés navait que tardivement été considérée
comme un problème majeur, alors que son règlement aurait été nécessaire pour
éviter le génocide.
M. Jacques Myard a indiqué que lexposé de
M. José Kagabo lavait réconcilié avec lapproche universitaire :
en mettant en place les différents éléments du puzzle, M. José Kagabo a montré
combien lapplication du schéma " majorité/minorité " aux
clivages ethniques avait conduit à limplacable enchaînement des faits. Il a
souhaité savoir si lon pouvait considérer que tous les éléments du drame
étaient en place au début des années quatre-vingt-dix, indépendamment des
interventions extérieures.
Après avoir relevé que M. José Kagabo avait montré que la
question des réfugiés posait le problème des relations entre le pouvoir central et la
diaspora, M. Bernard Cazeneuve est revenu sur le mouvement de démocratisation
initié par le Président Juvénal Habyarimana à la suite du discours de La Baule. Il a
demandé comment et pourquoi cette dynamique de démocratisation, loin datténuer
les tensions raciales, les avait au contraire attisées.
Evoquant ensuite les propos de M. José Kagabo relatifs à
limportance de la généalogie pour les Rwandais et aux origines contestés du
Président Juvénal Habyarimana, il a voulu savoir comment ce Président pouvait être
celui qui avait favorisé la montée des tensions et des haines ethniques.
M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse
suivants :
le désintérêt de la communauté internationale à
légard de la question des réfugiés jusquà laube des années 1990
tient à quatre éléments. Tout dabord, il témoigne dune ignorance certaine
des réalités africaines. En second lieu, il sexplique par le fait que le schéma
dominant de pensée politique ou philosophique était bâti sur le parti pris selon lequel
le pouvoir sanalyse exclusivement en termes de majorité-minorité. En se tenant à
ce raisonnement essentialiste identifiant le pouvoir à la majorité, on sest
interdit toute autre analyse politique plus fine. En troisième lieu, le pouvoir politique
rwandais a entretenu des réseaux de porte-parole à létranger qui ont propagé ce
discours type de la majorité au pouvoir. Enfin, les missionnaires ont véhiculé en
Europe une image dEpinal du Rwanda, celle du président chrétien représentant une
majorité laborieuse dans le pays le plus christianisé dAfrique ;
tous les éléments dun crime étaient en place sur
le plan interne mais non tous les éléments qui lui ont donné une telle ampleur ;
la dynamique de démocratisation nétait pas
crédible. On ne peut confondre un discours et la réalité du champ social. Le Président
Juvénal Habyarimana tenait un discours favorable à la démocratisation pour manipuler
une opinion sur laquelle il navait plus de prise. Quel queût été le
discours présidentiel, la maturité du corps social, les difficultés économiques et le
désoeuvrement des élites ont créé un climat favorable à lémergence de
mouvements contestataires ;
la généalogie du Président Juvénal Habyarimana
nest pas contestée mais extérieure à la configuration sociale du Rwanda. Les
questions de généalogie sanalysent, non en termes dethnie, mais de
solidarité clanique.
M. Bernard Cazeneuve a souhaité être éclairé sur la façon
dont le Président Juvénal Habyarimana avait manoeuvré pour tenter de récupérer le
mouvement de libéralisation politique qui a suivi le discours de La Baule, afin de le
manipuler. Il sest interrogé sur les raisons qui nont pas permis à ce
mouvement de démocratisation, qui sétait développé de manière autonome, de
jouer un rôle dapaisement en dépassant les haines ethniques.
M. François Lamy a souhaité savoir si la question des
réfugiés rwandais avait été prise en compte par lopposition intérieure, si son
discours comportait une dimension ethnique et si son existence était plus liée à des
phénomènes claniques quà un projet réellement démocratique.
Après avoir souligné la richesse et lhonnêteté intellectuelle
dun exposé qui rendait compte de la complexité du problème, M. Jean-Bernard
Raimond a relevé les indications de M. José Kagabo selon lesquelles un dialogue
politique était encore possible jusquen 1993 mais qualors les problèmes ont
été posés en termes exclusivement humanitaires. Il sest interrogé sur
léventuelle prise de conscience par les intervenants humanitaires étrangers de la
vanité de leurs actions face à un jeu politique qui pervertissait la situation.
M. Guy-Michel Chauveau sest demandé comment les
observateurs et la communauté internationale avaient pu ne pas percevoir les signes de la
dégradation de la situation sociale et politique du Rwanda et sest interrogé sur
la capacité de la diaspora rwandaise à mettre alors en évidence les prémisses de la
crise.
Evoquant une réunion du Conseil des Ministres à laquelle il
participait en qualité de membre du Gouvernement, le Président Paul Quilès a
alors témoigné de lintérêt porté, en 1992, par le Président de la République
à la situation politique rwandaise. La longueur de sa communication avait dailleurs
suscité létonnement de la plupart des Ministres qui ne semblaient pas persuadés
que ce sujet méritait un tel développement.
Revenant sur la période de la fin des années 1950 évoquée par
M. José Kagabo, M. Yves Dauge a souhaité savoir quelle était
lorigine de la séparation ethnique et quelle était la nature des relations des
populations rwandaises avec les autorités de tutelle belge.
M. Kofi Yamgnane a rappelé la thèse selon laquelle aucun
élément objectif ne permettait de différencier les Hutus des Tutsis. Or, dans les
années 1950, le problème des relations entre les Rwandais sest posé en termes de
race, le manifeste des Bahutus exprimant même un refus du métissage. Comment a-t-on pu,
dans un pays qui parlait la même langue et pratiquait la même religion, glisser
progressivement vers une approche raciale ?
M. José Kagabo a apporté les éléments de réponse
suivants :
le mouvement de libéralisation politique qui existait de
façon clandestine sest affirmé au grand jour à la faveur de la déstabilisation
du Président Juvénal Habyarimana, après que le FPR eut déclenché la guerre.
Lune des preuves de son autonomie réside dans la participation de tous les
ministres issus de lopposition aux négociations avec le FPR, alors que le
Président rwandais ne pouvait quadopter une attitude de suivisme dans lespoir
de récupérer et de manipuler ce mouvement. Lopposition, dont la démarche
sinscrivait dans la perspective de la signature dun accord de paix avec le
Front patriotique, sest trouvée débordée par les violences des extrémistes.
Seuls pouvaient alors se faire entendre ceux qui détenaient des armes ;
la solidarité clanique na joué aucun rôle dans
lémergence des mouvements dopposition intérieure. Lopposition a tenu
un discours mitigé sur la question des réfugiés, et nen a admis limportance
quen 1992 lorsquelle a noué des contacts avec le FPR et envisagé, en liaison
avec ce dernier, lorganisation délections. La cause de léchec du
processus de normalisation politique après les accords dArusha, réside dans la
nature des relations politiques complexes liant le Président Juvénal Habyarimana et ses
alliés qui lui ont donné lassurance -mais de quelle façon ?- quil
resterait maître du jeu en le bloquant ;
jusquen 1990, certains rapports dexperts
reflètent une conception selon laquelle le saupoudrage des actions humanitaires
constituait le mode dintervention le plus adapté pour remédier aux difficultés du
Rwanda ;
la méconnaissance internationale des problèmes rwandais
sexplique notamment par un défaut dinformation. A loccasion de
démarches personnelles que M. José Kagabo avait entreprises en 1994, pour alerter
lopinion publique sur lerreur que constituait à ses yeux le déclenchement de
lopération Turquoise, M. Lionel Jospin, quil avait rencontré, lui a dit
que lorsquil siégeait au Gouvernement, il navait pas été informé de
lintégralité du dossier rwandais, ce qui peut donner à penser que ce dossier
pouvait être géré par différents réseaux échappant au cheminement classique de
linformation.
lélite tutsie était associée à la gestion
coloniale du pays ce qui a influé sur la conscience quelle avait de son identité.
Toutefois, dans les années 1950, les rapports avec les autorités belges étaient loin
dêtre harmonieux, lélite tutsie faisant preuve de velléités
indépendantistes. Le roi du Rwanda avait dailleurs revendiqué pour lélite
nationale quatre portefeuilles ministériels importants, chose impensable pour
lépoque, traduisant une volonté daffranchissement précipité de la tutelle
belge ;
la distinction entre Hutus et Tutsis ne repose pas sur des
éléments objectifs, mais relève plutôt dune approche politique. Laccession
à la présidence de M. Juvénal Habyarimana dont le père était un immigré qui
travaillait essentiellement comme cuisinier des Pères blancs témoigne, au contraire, de
lexistence, dans le passé, dune certaine capacité dintégration ;
une analyse fine des raisons pour lesquelles cette
capacité dintégration a été brisée conduit à sinterroger sur les effets
du contrôle des opinions lié au quadrillage de la société sous le régime Habyarimana.
A cette époque en effet lorganisation politique du pays reposait sur un parti
unique. Dans chaque préfecture un préfet, appartenant au parti, avait pour mission
dorganiser le quadrillage des communes, elles-mêmes quadrillées en quartiers,
chaque quartier étant divisé en îlots de dix maisons placés sous lautorité et
la surveillance constante dun fonctionnaire du parti surnommé " Monsieur
dix maisons ". Ce système de contrôle explique pour partie,
lextraordinaire efficacité de la machine du génocide ;
lutilisation de la langue française, importée au
Rwanda et apprise, souvent imparfaitement, par la population, a permis de véhiculer des
références ethniques et racistes que les Rwandais conceptualisaient dune autre
manière que les occidentaux sans percevoir clairement les conséquences de leur
utilisation ni les possibilités de manipulation de lopinion quelles donnaient
à certains acteurs politiques.
Audition de Maître Eric GILLET
Avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la
Fédération internationale des Ligues des Droits de lHomme
(séance du31 mars 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Eric Gillet,
avocat au barreau de Bruxelles, membre du bureau exécutif de la Fédération
internationale des Ligues des Droits de lHomme, rappelant que ses travaux concernant
le Rwanda avaient porté sur les atteintes aux droits de lhomme commises dans
ce pays au cours des années 1990. Il a souligné que les recherches de M. Eric
Gillet avaient plus particulièrement fait ressortir la situation dimpunité des
auteurs des crimes ethniques et les conséquences extrêmement graves qui en étaient
résulté non seulement pour le système judiciaire rwandais, mais plus généralement sur
la société rwandaise. Il a ensuite demandé à M. Eric Gillet de faire porter son
exposé sur la période allant de 1990 à 1993, conformément au programme de travail
fixé par la mission.
M. Eric Gillet a précisé que son exposé liminaire
quil voulait le plus court possible sinspirerait des travaux de la Commission
internationale denquête, constituée de quatre organisations non gouvernementales
de défense des droits de lhomme, qui a mené des investigations sur les violations
des droits de lhomme commises au Rwanda à compter de 1990. Cette Commission,
à laquelle appartenait M. Eric Gillet, sest rendue au Rwanda en janvier 1993
afin de vérifier concrètement la matérialité des massacres dénoncés par les
associations rwandaises de défense des droits de lhomme et niés par le
Gouvernement rwandais. Ainsi, dans le cas des massacres dont avait été victime une
minorité tutsie, les Bagogwes en janvier-février 1991, non impliquée dans les enjeux de
pouvoir et vivant dans la région volcanique au nord du pays, près de la frontière avec
lOuganda, la Commission est-elle allée jusquà explorer les cavités
naturelles du terrain où, aux dires de la population, les cadavres des personnes
assassinées, pour lesquelles le régime rwandais refusait même de délivrer des
certificats de décès, avaient été précipités. Ces disparitions avaient eu lieu
après lattaque de la prison de Ruhengeri par le FPR et les autorités prétendaient
que les victimes avaient rejoint les rangs du front.
M. Eric Gillet sest dit frappé à son arrivée par
latmosphère euphorique et le climat de liberté dexpression qui régnait dans
le pays, où pourtant, à la suite de lattaque du FPR doctobre 1990, les
autorités rwandaises avaient procédé à de nombreux emprisonnements et sétaient
rendues coupables de massacres. Le premier de ces massacres avait été perpétré à
Kibilira près de Gisenyi, dans le courant du mois doctobre.
Il faut se souvenir que, dès la fin des années 1980, le Président
Juvénal Habyarimana a été contraint denvisager une ouverture politique, en
mettant fin au monopartisme de droit et en ouvrant le chantier dune réforme
constitutionnelle, adoptée en juin 1991. On assiste donc en août 1991, lorsque
M. Eric Gillet arrive au Rwanda, à la création de partis politiques et
dassociations de défense de droits de lhomme alors quen octobre
1990 sest déroulé le massacre de Kibilira et que près de
8 000 personnes ont été emprisonnées à Kigali.
M. Eric Gillet a insisté sur le fait que, depuis la publication
du rapport de la Commission denquête, la réalité des premiers massacres était
connue du monde entier et a été exposée aux gouvernements américain, belge et
français.
Il a alors souligné la différence entre la réalité et les discours
des responsables officiels rwandais qui présentaient les tueries et les violations des
droits de lhomme comme une réponse spontanée de la population aux incursions
répétées du FPR. En réalité, les massacres perpétrés depuis 1990 étaient le
produit dune organisation qui impliquait de plus en plus lEtat rwandais
lui-même. Il a ainsi, à titre dexemple, fait état des mises en scène visant à
faire croire à des attaques du FPR, préalablement aux massacres des Bagogwes ou de
Kigali. Il a également évoqué les massacres organisés qui avaient eu lieu dans
lEst du pays, loin du théâtre de la guerre et en dehors de la présence du FPR.
Ces tueries avaient nécessité un travail dorganisation et de subversion
dautant plus important que les populations rwandaises extrêmement stables et
intégrées avaient, depuis longtemps, tissé des liens sociaux forts et quil
nétait pas facile dobtenir leur participation. Le massacre du Bugesera, au
sud-est de Kigali, en mars 1992, illustre bien la nature des moyens mis en oeuvre et
préfigure le génocide de 1994 puisquon y retrouve, quatre mois avant son
déclenchement, la désignation préalable des victimes, la justification des meurtres,
les attentats individuels, la distribution de tracts, lutilisation de la radio
annonçant de fausses menaces tutsies dassassinat des Hutus.
La radio nationale na toutefois jamais, comme telle, appelée au
génocide. Elle constituait néanmoins un acteur de préparation et de déclenchement de
certains massacres, par la diffusion démissions où la haine ethnique était
encouragée, par la diffusion de fausses nouvelles (comme dans le cas typique du
Bugesera), etc. En revanche, il est beaucoup plus probable que la Radio des Mille Collines
(RTLMC) ait, quant à elle, été conçue comme un instrument direct de préparation et
dexécution du génocide. Cest en tout cas ainsi quelle sest
comportée.
Les massacres du Bugesera vont faire des centaines de morts en
présence de tous les intervenants que lon retrouvera au moment des
génocides : les représentants de ladministration territoriale (bourgmestres
et préfets), larmée et la gendarmerie, mais aussi les milices paramilitaires
Interahamwe, issues des mouvements de jeunesse du MRND et demeurées sous la tutelle de ce
parti, donc sous la responsabilité du Chef de lEtat. La stratégie de
déstabilisation de la population civile a bien fonctionné et la presse a peu parlé des
premiers massacres malgré lintervention rapide des organisations non
gouvernementales de défense des droits de lhomme et des représentants
diplomatiques. A la même époque, commencent à circuler des informations sur des
" escadrons de la mort ", proches du Président Juvénal Habyarimana
et en charge de lorganisation des massacres et de lassassinat de
personnalités politiques, surtout en 1993.
Evoquant la dynamique dArusha qui tendait vers un partage du
pouvoir et la mise en place du premier gouvernement de transition comportant des
représentants des partis dopposition en avril 1992, M. Eric Gillet a
considéré que la réalité du pouvoir restait détenue par des représentants du parti
MRND et quil devenait évident, après la signature de laccord final
daoût 1993, que le régime rwandais tenait un double langage, paraissant céder aux
pressions diplomatiques de la communauté internationale, tout en créant à
lintérieur du pays des milices et des instruments de violence. Il a fait part de
son analyse personnelle des conséquences de ce double langage qui ont certes abusé en
partie la communauté internationale mais également causé la perte du Général
Habyarimana, une fraction extrémiste de son entourage ne voulant pas accepter le
processus de paix et mettant au contraire en oeuvre les moyens du génocide,
préalablement constitués dans le pays. Lassassinat de personnalités politiques
est organisé en 1993 pour priver le Rwanda dalternatives politiques au régime du
Président Habyarimana. Les organes privés de presse et de radio, qui seront dénommés " médias
de la haine ", notamment la Radiotélévision Libre des Mille Collines
(RTLMC), dont lactionnariat est constitué en particulier du Président Juvénal
Habyarimana et dautres dignitaires du régime, ont pris le relais de la radio
nationale qui ne pouvait plus attiser la haine ethnique comme par le passé ni participer
à la préparation et au déclenchement des massacres.
M. Eric Gillet a déclaré quune distribution systématique
darmes, dénoncée dès décembre 1993 notamment par des communautés religieuses en
contact étroit avec la population, avait été effectuée, comme lattestent des
documents retrouvés par la suite, en application dun plan préétabli reposant sur
des quotas et prévoyant lutilisation de caches auxquelles ont encore recours
aujourdhui des rebelles hostiles au nouveau régime. Il a souligné que, dès
janvier 1994, des informations de plus en plus précises parvenaient à la communauté
internationale et que la Commission denquête du Sénat belge avait eu le mérite
den avoir confirmé la substance.
M. Eric Gillet a alors cité le cas dun responsable de la
préparation du génocide qui, souffrant de remords de conscience, avait souhaité
bénéficier de lasile politique en échange dinformations sur le plan
dextermination en cours délaboration et qui, malgré les garanties
dauthenticité fournies, sétait vu refuser cet asile par les Etats-Unis, la
France et la Belgique. Il a fait valoir que les informations ainsi données dès janvier
1994 indiquaient quun plan dextermination était en cours, que des comptages
étaient faits, que lassassinat de commandos militaires belges était projeté en
vue de provoquer le retrait des forces de lONU, ce qui a amené le commandement de
ces dernières à prendre des initiatives pour éviter que le contingent belge ne cède
aux provocations en janvier 1994. Il a également déclaré que le Ministre belge des
Affaires étrangères avait demandé, en février 1994, à la délégation de son pays à
lONU de prendre toutes les initiatives pour informer lOrganisation de
limminence dun génocide auquel il sattendait.
Soulignant que lun des défis de la mission dinformation de
lAssemblée nationale consistera à déterminer la position des autorités
françaises à la même époque, alors quelles étaient encore plus proches des
événements en raison des accords de coopération militaire liant la France au Rwanda, il
a fait part de lincompréhension des organisations de défense des droits de
lhomme à légard du manque de réaction des autorités politiques pour
prévenir le drame qui se préparait. Il ne sagit pas dune réécriture de
lhistoire car les autorités publiques étaient bien en possession
dinformations plus solides encore que celles dont disposaient les organisations de
défense des droits de lhomme.
M. Eric Gillet a souhaité en conclusion que soit évaluée la
responsabilité des autorités françaises dans les événements.
Le Président Paul Quilès observant que M. Eric Gillet avait
expliqué comment, autour du Président Juvénal Habyarimana, sétaient organisés
les entourages successifs parmi lesquels, à partir de 1991, une frange
jusquau-boutiste sétait progressivement affirmée, lui a demandé sil
pensait que celui-ci pratiquait un double jeu intégral ou sil avait été dépassé
par les extrémistes.
Rappelant quil venait de déclarer que les autorités disposaient
dinformations qui pouvaient faire craindre le génocide, il lui a demandé ce que,
selon lui, il aurait fallu faire aux différents niveaux de responsabilités pour
empêcher son déclenchement.
M. Eric Gillet a apporté les réponses suivantes.
La stratégie du Président Habyarimana a été au départ celle
dun double jeu conscient : bien avant le début de la guerre, il sait
quelle va avoir lieu et connaît même très probablement la date de son
déclenchement. A lappui de cette affirmation, M. Eric Gillet a précisé que
lofficier qui commandait à Gatuna les forces chargées de la surveillance de ce
verrou assurant le contrôle du passage de la frontière rwando-ougandaise lui avait dit
très clairement avoir prévenu le Président Habyarimana de loffensive plusieurs
semaines avant son déclenchement grâce aux informateurs dont il disposait en Ouganda.
Par ailleurs, la vitesse de réaction des autorités rwandaises et la vigueur de la
répression montrent bien que la riposte était préparée et que le régime navait
pas été pris au dépourvu.
Le régime, sur sa fin et fragilisé, a ensuite joué du conflit même
pendant les intermèdes de la confrontation. Il sait le bénéfice quil peut tirer
de loffensive du FPR en entretenant dans la population la peur du Tutsi et en
créant une situation de panique lorsque les tensions militaires saccroissent. Il
tente, en exploitant la fibre ethnique, de créer une sorte dunion sacrée contre le
FPR. Parallèlement, il fait jouer les accords passés notamment avec la France pour se
renforcer.
Par ailleurs, le Président Juvénal Habyarimana a tous les leviers du
pouvoir entre ses mains : il est non seulement Président de la République mais
aussi Président du parti. Il dispose de larmée et de la gendarmerie. Il nomme et
révoque les bourgmestres, très tôt sollicités dans lorganisation des massacres.
Aucun bourgmestre impliqué dans les massacres ne sera inquiété. Au contraire, le
bourgmestre de Mutura qui résistait lors du massacre des Bagogwes sera démis et
remplacé par un extrémiste.
En outre, dans un discours prononcé à Ruhengeri en novembre 1992, le
Président Juvénal Habyarimana appelle les milices Interahamwe quil a créées, à
le soutenir dans son action et leur donne " carte blanche ".
Au fil du temps cependant, sinsèrent dans son entourage
restreint des personnalités beaucoup plus radicales, soucieuses de ne pas perdre leurs
privilèges et leurs prérogatives, et qui ne sont pas tenues, à légard de la
communauté internationale, au maintien des mêmes apparences que le Président de la
République.
Le Colonel Bagosora, par exemple, fait partie de ce clan plus radical
que Juvénal Habyarimana. De retour dArusha, il déclare à Kigali en janvier
1993 : " je reviens préparer lapocalypse ". Et,
dès le 6 avril 1994, cest lui qui prend les rênes du pouvoir.
Cest pourquoi il nest pas exclu quà un moment le
Président Juvénal Habyarimana ait cédé à la très forte pression internationale en
faveur de la signature et de lapplication des accords dArusha, notamment en
raison de son amitié avec certains Chefs dEtats étrangers, et que son clan
nait pas accepté cette situation et préféré la fuite en avant dans
lassassinat du Président et la " solution finale ".
La communauté internationale sest engagée de façon
probablement très sincère en faveur de la signature et de lapplication des accords
de paix, estimant que leur mise en oeuvre ferait disparaître les violences. Elle ne
sest pas suffisamment rendue compte que la création et le développement dune
sorte dEtat " génocidaire ", doté des instruments du
génocide, aboutiraient à une situation sans issue où la dynamique de la violence était
destinée à lemporter, avec la complicité du Président Juvénal Habyarimana.
En fait, le Président Juvénal Habyarimana a refusé quasiment
jusquau bout le processus dArusha puisquau début de 1994 il a refusé
de laisser sinstaller lAssemblée nationale en exploitant les divisions
créées par la constitution de tendances " Hutu Power " au sein des
partis dopposition.
Ce développement de la ligne " Hutu Power "
anti-Tutsis et son rapprochement avec le Président Juvénal Habyarimana ont été par
ailleurs conforté par lassassinat du Président hutu du Burundi Ndadaye qui a
renforcé lidée quon ne pouvait laisser rentrer les Tutsis exilés, ni
surtout fusionner larmée rwandaise avec larmée du FPR. Le Président
Juvénal Habyarimana a, de son côté, été un maître doeuvre de la constitution
des tendances " Hutu Power " quil a favorisées par divers
moyens, y compris par largent jusquen janvier-février 1994.
La communauté internationale na pas vu se créer cette
situation. Elle na pas tenu compte du lien quil fallait établir entre la paix
et le respect des droits de lhomme. Les Etats auraient dû en outre désamorcer le
processus qui conduisait au génocide en rendant publiques les informations dont ils
disposaient. Or, on sest laissé enfermer par des habitudes diplomatiques.
Lévolution aurait par ailleurs été meilleure si on ne sétait pas aveuglé
sur la possibilité dappliquer les accords dArusha malgré ce quon
constatait dans le pays.
De plus, la communauté internationale sest sentie prisonnière
dune conception perverse de la neutralité. A vouloir rester neutre entre les deux
camps, le régime Habyarimana et le FPR, on a oublié lexistence entre ceux-ci
dune population civile constituée de Tutsis, non impliqués dans la guerre, qui
craignaient même souvent larrivée du FPR, et dopposants politiques dans leur
très grande majorité Hutus, qui ont été également massacrés. En adoptant cette
conception de la neutralité, on sest engagé en fait aux côtés des bourreaux.
Cest ainsi que le Ministre belge de la Défense nationale avait, au nom de cette
conception, lors dun voyage au Rwanda, refusé de rencontrer, en mars 1994, des
militants rwandais des droits de lhomme.
M. Bernard Cazeneuve a demandé à M. Eric Gillet si,
lorsquil était rentré en 1993 de son voyage au Rwanda, il avait informé des
événements quil avait observés les autorités françaises et lesquelles. Ajoutant
que M. Eric Gillet semblait considérer quavaient été mis en oeuvre au Rwanda
par le Président Juvénal Habyarimana et son entourage une mécanique et un calendrier
très précis dexécution dun plan de génocide, il lui a demandé ce
quil savait de ce que les Etats savaient à lépoque à ce sujet et sur
quelles affirmations il fondait cette conviction. Enfin, relevant la grande insistance
avec laquelle M. Eric Gillet avait parlé du rôle quaurait pu jouer la culture
du secret diplomatique, il a fait remarquer que secret nest pas cécité et a
interrogé M. Eric Gillet sur ce quil savait des réactions des sections
culturelles des services diplomatiques occidentaux face au développement des émissions
radiophoniques incitant à la haine ethnique.
M. Eric Gillet, dans sa réponse, a affirmé se souvenir très
précisément dun contact pris à lElysée entre des représentants de Human
Rights Watch et de la FIDH dune part et M. Bruno Delaye dautre part.
Sur la connaissance de la situation au Rwanda par les Etats,
M. Eric Gillet a apporté les précisions suivantes. Les premières informations
publiées à ce sujet lont été par le quotidien flamand De Morgen en
novembre 1995. Y figuraient notamment des fax adressés par les services de renseignement
belges au ministère de la Défense de Belgique.
A la suite de cette publication, la création dune commission
denquête a été demandée au Parlement belge. Dans un premier temps, un groupe ad
hoc de quatre sénateurs a accédé à des documents du ministère belge de la
Défense nationale et a élaboré un rapport public en janvier 1997. Ce rapport est en
fait une compilation de documents (dépêches, télex, fax) qui fait apparaître des
éléments dinformation très précis. Le Sénat a, par la suite, constitué une
commission denquête qui a confirmé le premier rapport. Linformation sur ce
que connaissait la communauté internationale de la situation dalors est désormais
publique et, pour une large part, certaine.
En revanche, certains documents nont pas encore été publiés,
la commission denquête belge sétant notamment heurtée à léquivalent
en Belgique du secret défense. M. Eric Gillet sest déclaré perplexe devant
lincapacité de la communauté internationale à réagir plus énergiquement. Les
organisations de défense des droits de lhomme ont, en revanche, été très actives
pendant les années 1993 et 1994, notamment au moment du génocide. Elles ont même,
pendant le temps qui leur était imparti, lors de la session spéciale que tenait
lONU en mai 1994 à Genève, cité les noms des Rwandais dont elles considéraient
quils étaient responsables des massacres en cours. Lintervention de la
personne représentant Human Rights Watch a causé un moment dintense silence dans
la mesure où figuraient sur cette liste des représentants dun Etat.
M. Eric Gillet a alors demandé pourquoi les Etats navaient
pas fait taire la radio RTLM. Il a souligné que la radio Rutomorangingo du Burundi,
conçue sur le même modèle, avait été localisée à lintérieur de la zone
Turquoise. Il a regretté que, la FIDH ayant pris contact avec les autorités françaises,
il ait été impossible dobtenir que soit entreprise la moindre action pour faire
cesser les émissions de cette radio.
M. François Lamy, rappelant quà propos du massacre du
Bugesera M. Eric Gillet avait parlé de répétition générale, a demandé, à
lépoque, sil avait eu des contacts avec les militaires français en poste au
Rwanda et sil pensait que ces derniers avaient eu connaissance de telles atrocités.
Il lui a également demandé si, dans les mois suivant la remise de son rapport à la
FIDH, il avait lui-même senti monter les tensions conduisant au génocide et sil
avait pu pressentir quun massacre dune telle ampleur allait en résulter.
M. Eric Gillet a répondu quil navait pas eu de
contact direct avec les militaires français même sil avait pu en croiser
régulièrement. Il a déclaré en revanche quil ne pouvait pas imaginer que ces
derniers naient pas eu connaissance des massacres commis, dune part parce que
les Rwandais les avaient vécus dans leur chair, mais surtout parce que les militaires
français, présents en application dun accord de coopération militaire,
partageaient la vie des camps où sentraînaient les miliciens. En effet, les
groupes qui ont commis les massacres étaient en réalité composés dun noyau dur
de miliciens et de gens recrutés en masse pour leur servir dauxiliaires. Or,
lentraînement du noyau dur était effectué par larmée rwandaise.
M. Eric Gillet a ajouté que la communauté diplomatique était très présente dans
le pays. Lambassadeur de Belgique, notamment, très proche des victimes, se rendait
sur le lieu des massacres, dans le Bugesera par exemple, et fréquentait régulièrement
ses collègues, notamment français, canadiens et américains.
Par ailleurs, M. Eric Gillet a répondu quà titre
personnel, il navait pas vu venir le génocide, dans les mois qui lont
précédé. Certes, les organisations de défense des droits de lhomme étaient
alertées par leurs correspondants au Rwanda : on voyait que les accords
dArusha nentraient pas en vigueur, que des opposants politiques capables
dincarner une alternance politique étaient assassinés et que les partis
dopposition se divisaient. Cependant, lui-même navait pas envisagé un
massacre de cette ampleur.
M. Guy-Michel Chauveau sest interrogé sur les
conférences nationales constituées dans différents pays africains au début des années
quatre-vingt-dix pour faire évoluer les systèmes politiques vers la démocratie et
sest demandé si un tel processus avait été engagé au Rwanda.
M. Eric Gillet a indiqué quune telle démarche
avait effectivement été proposée par M. Faustin Twagiramungu, Président du MDR,
qui avait été désigné par les accords dArusha comme le futur Premier Ministre.
Le Président Juvénal Habyarimana en avait cependant écarté lidée, préférant
lorganisation immédiate délections alors que lopposition au contraire
demandait un débat préalable sur les institutions.
M. Jacques Myard sest demandé si, face dune part
à des violences méthodiques dirigées contre les populations tutsies, dautre part
à la volonté parallèle du FPR den découdre, on se trouvait véritablement devant
un génocide et sil ne sagissait pas plutôt dune guerre civile,
dampleur inégalée. Il sest demandé si la logique du FPR nétait pas
comparable à celle des FAR et des milices.
M. Eric Gillet a estimé quil ne pouvait sagir
dune guerre civile. Lintervention organisée et préméditée de larmée
et des milices ne laissait aucun doute puisquelle visait à massacrer des
populations désarmées sans épargner les femmes et surtout les enfants, de manière à
couper lherbe " à la racine " et empêcher que de nouveaux
combattants reviennent un jour comme les enfants des Tutsis chassés en 1959-1960
lavaient fait sous luniforme du FPR. Si à lépoque on ne pensait pas au
génocide, a posteriori on saperçoit que le discours tenu, notamment par
M. Théoneste Bagosora, impliquait lextermination de certaines populations bien
identifiées.
Les massacres perpétrés au Bugesera quelque temps plus tôt, sans
pouvoir exactement être qualifiés de répétition générale, présentent avec le
génocide une série de similitudes troublantes y compris jusque dans les acteurs que
lon y retrouve. Il sagit probablement dune dynamique de violence portée
par un groupe donné de façon, pour ainsi dire, objective et naturelle à son paroxysme
dans le génocide.
Sagissant du FPR, lobjectif du génocide ne pouvait être
retenu, dans la mesure où un groupe représentant 15 % de la population ne pouvait
raisonnablement envisager déliminer les 85 % restants. Des massacres
sélectifs, aux effets similaires, du type de ceux commis au Burundi en 1972 nen
restaient pas moins possibles. Même sil nest pas allé jusquà de
telles actions, le FPR sest conduit avec une grande violence qui nest pas
davantage justifiable, bien quen termes existentiels sa logique soit différente.
Outre les massacres quil a commis à plusieurs reprises, il a en particulier
refoulé des populations considérables devant lui, provoquant de très importants
mouvements de déplacés, en particulier en février 1993. Il nen reste pas moins
que, notamment pour des raisons juridiques, il nest pas possible détablir une
égalité entre le génocide et les violations des droits de lhomme commises par le
FPR.
Audition de M. Jean-Pierre CHRÉTIEN
Directeur de recherche au CNRS
(séance du 7 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Jean-Pierre
Chrétien, historien et directeur de recherches au CNRS. Il a indiqué que
M. Jean-Pierre Chrétien, qui étudie la région des Grands Lacs depuis une trentaine
dannées, avait notamment écrit un ouvrage historique sur le Burundi, une étude
sur les médias rwandais et, récemment, un ouvrage proposant un cadre théorique de
compréhension du clivage Hutu-Tutsi. Le Président Paul Quilès a ajouté que
M. Jean-Pierre Chrétien faisait partie dune école de pensée défendant une
conception selon laquelle le clivage Hutu-Tutsi est essentiellement une construction
post-coloniale. Il a suggéré à cet égard que le professeur Jean-Pierre Chrétien
éclaire la mission dinformation sur les controverses qui ont opposé cette école
de pensée à dautres conceptions.
En introduction à son exposé retraçant la genèse idéologique et
politique du génocide et son articulation avec lhistoire particulière de
lethnisme dans cette région, M. Jean-Pierre Chrétien a rappelé que
lhistoire montrait non seulement la complexité du passé mais soulignait aussi la
responsabilité des hommes, qui selon Marc Bloch, ressemblent plus à leur temps
quà leurs pères. Il a souligné la singularité et lexemplarité du
génocide rwandais qui nest pour autant ni plus naturel ni plus culturel que les
autres et a cité Alfred Grosser écrivant dès 1989 : " trouverions-nous
judicieux quun Africain estime une hécatombe en Europe comme le produit normal
dune civilisation qui a produit Auschwitz ? " La tragédie qui
sest déroulée nest donc pas sortie des profondeurs dun atavisme, pas
plus quelle na surgi dans un ciel serein. Il convient de rechercher les
raisons qui expliquent comment ce piège très contemporain, né de stratégies et de
passions portées à lextrême, a pu se produire au Rwanda.
M. Jean-Pierre Chrétien sest tout dabord attaché à
montrer que le problème ethnique se posait au Rwanda dans des termes spécifiques :
la question Hutu-Tutsi dans la région des Grands Lacs nest pas un problème
ethnique comme un autre, les Hutus et les Tutsis nétant pas des peuples
hétérogènes réunis dans des frontières artificielles. Il convient à cet égard de
bien distinguer dans le temps lhistoire millénaire des vagues de peuplement du
Rwanda, lhistoire politique, vieille de quatre à cinq siècles qui est celle des
royaumes, et lhistoire sociale, complexe, marquée par différents clivages
régionaux, claniques et par ces catégories hutue, tutsie et twa qui, loin dêtre
primordiales, se sont renforcées progressivement, notamment depuis le XVIIIe siècle,
avec la montée des pouvoirs monarchiques centralisés.
Les colonisateurs nont donc pas inventé ces catégories qui
préexistaient à leur arrivée. En revanche, il convient danalyser
lévolution dans le temps des rapports entre Tutsis et Hutus. Lépoque
coloniale, reprenant le mythe de la grande invasion tutsie, a vu se renforcer cette
mythologie de type gobinien selon laquelle, notamment, tout sexpliquerait par la
confrontation séculaire des races bantoue et hamitique. Elle a donné lieu à une mise en
scène idéologique, à prétention scientifique. M. Jean-Pierre Chrétien a insisté
sur le caractère omniprésent, dans la gestion coloniale, de lobsession
raciale : celle-ci plaît aux Blancs et fascine la première génération noire
lettrée, gonflant dorgueil les Tutsis, traités dEuropéens à peau noire et
frustrant les Hutus, traités de Nègres bantous. Pour étayer sa démonstration,
M. Jean-Pierre Chrétien a cité notamment le Comte von Goetzen qui, en 1895, parle
de " grandes invasions venues dAbyssinie ", le film de
Luc de Heusch La République devenue folle, mais aussi Mgr Classe qui déclare, en
1927, " voulant imiter les Européens, préservant néanmoins le sens
politique des gens du passé et lhabileté de leur race dans la gestion des hommes,
la jeunesse tutsie est une force pour le bien de ce pays " ou encore, en
1948, le Bulletin des anciens élèves dAstrida estimant que " de race
caucasienne aussi bien que les Sémites et les Indo-Européens, les peuples hamitiques
nont à lorigine rien de commun avec les nègres. La prépondérance du type
caucasique est restée nettement marquée chez les Batutsi... leur taille élevée
-rarement inférieure à 1,80 m-... la finesse de leurs traits imprégnés dune
expression intelligente, tout contribue à leur mériter le titre que leur ont donné les
explorateurs : nègres aristocratiques ". M. Jean-Pierre Chrétien a
ainsi montré que la gestion coloniale, bien au-delà dune simple politique du
" diviser pour régner ", était une gestion sociale fondée sur une
idéologie dinégalité raciale où les Tutsis traités comme des aristocrates
virtuels étaient opposés aux Hutus, victimes dune sorte de dégradation
légitimée scientifiquement. Les colonisateurs ont donc introduit la racialisation au
coeur de la société rwandaise où existaient des catégories sociales. Leur comportement
peut être comparé à celui dun Martien arrivé au XIXe siècle Faubourg
Saint-Germain puis dans les courées de Roubaix qui aurait distingué une race de
Nordistes abrutis et une race de Parisiens sublimes.
A lapproche de lindépendance, en 1959, lévêque
André Perraudin effectue un changement radical de la politique missionnaire en se
dévouant à la " cause hutue " sans pour autant changer la grille de
lecture de la société rwandaise puisquil déclare dans son mandement de carême en
février 1959 " constatons dabord quil y a réellement au Rwanda
plusieurs races assez nettement caractérisées... Dans notre Rwanda, les différences,
les inégalités sociales sont pour une grande part liées aux différences de
races ".
Abordant ensuite létude du Rwanda post-colonial jusquen
1990, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné la spécificité du projet
" démocratique " rwandais, fondé sur une confusion méthodique entre
le caractère majoritaire de la masse hutue, conçue comme une communauté homogène, et
lautochtonie de ses membres, définis comme les seuls " vrais
Rwandais ". Ainsi, lorsquau moment de lindépendance, éclate, entre
1959 et 1961, la révolution dite " sociale ", celle-ci, vise
toute la composante tutsie désignée collectivement comme porteuse dun système dit
" féodal " conforté par le colonisateur. Est alors mis en
place, dans les faits et dans les esprits, un modèle, couvert et authentifié par la
démocratie chrétienne belge et lEglise missionnaire, qui se réfère à la
démocratie et définit le Tutsi, minoritaire, à la fois comme féodal et comme
étranger, de père en fils. Il sagit en fait dun 1789 à lenvers,
les ordres héréditaires nétant pas supprimés, mais simplement permutés. De
nombreuses citations révèlent cet état desprit : celle de Grégoire
Kayibanda, leader de cette révolution, disant en 1959 quil fallait " restituer
le pays à ses propriétaires, les Bahutu " ; celle du Parmehutu en
1960 déclarant que " le Rwanda est le pays des Bahutu (Bantu) et de tous
ceux, blancs ou noirs, tutsis, européens ou dautres provenances, qui se
débarrasseront des visées féodo-colonialistes " et invitant les Tutsis ne
partageant pas cette conception des choses à " retourner en
Abyssinie " ; celle, en 1957, du Manifeste des Bahutus affirmant " quant
aux métissages ou mutations de Bahutu en hamites, la statistique, une généalogie bien
établie et peut-être aussi les médecins peuvent seuls donner des précisions
objectives ". Sous le discours démocratique, la priorité des identités
ethniques, dûment fichées sur les cartes didentité, était imposée à tout
prix : la démocratie était travestie en un majoritarisme ethnique. La propagande du
Parmehutu, parti unique qui deviendra en 1973 le MRND reste inchangée. En juillet 1972, " Ingingo
zingenzi mu mateka yUrwanda " catéchisme du Parmehutu
affirme : " la domination tutsie est à lorigine de tous les maux
dont les Hutus ont souffert depuis la création du monde ". En octobre 1995
à Yaoundé, le Colonel Bagosora écrit : " les Tutsis resteront des
émigrés nilotiques naturalisés ". Cette discrimination officielle, " ce
racisme de bon aloi ", comme lappelle Marie-France Cros de La Libre
Belgique, baigne dans un sentiment de bonne conscience et se trouve légitimé à la
fois par un discours social et démocratique et par lEglise. Le régime en place
entre 1959 et 1994, au lieu de procéder à un rééquilibrage ne fera au contraire
quaccentuer la marginalisation voire lexclusion de la minorité, et reflète
plutôt la volonté de marginaliser, voire dexclure. Le problème ne peut être
traité ni comme une question régionale, avec une issue fédérale, ni comme une vraie
question sociale, puisque riches et pauvres se retrouvent dans les deux catégories. Le
caractère binaire du rapport le rend dans ces conditions particulièrement explosif.
Le coeur du problème est en réalité de nature politique : les
factions successives qui contrôlent le pouvoir vont se référer systématiquement au
" peuple majoritaire ", cest-à-dire à une sorte de clientèle
étendue aux limites de lethnie, à une sorte de majorité captive invitée à voter
ou agir comme un seul homme. Il nexiste, de la sorte, pas de dilemme entre politique
et ethnisme : il sagit dune politique ethniste. La systématisation du
système des quotas (à raison de 9 % de places pour les Tutsis) sous le Président
Habyarimana, permet, à la fois, au nom dun équilibre ethnique et régional,
dexclure et de se placer. Elle entretient en outre en permanence la conscience de la
discrimination. En accréditant le fantasme de lhomogénéité des intérêts au
sein de tout un groupe défini par sa naissance, ce sont les enjeux sociaux concrets qui
sont disqualifiés. Par ailleurs, la légitimation historique de la violence est en
quelque sorte proportionnelle à lintimité des liens existant entre ces
partenaires, invités à se considérer comme ennemis. Dans ce contexte, la peur, souvent
manipulée -la victimisation prophétisée justifie lautodéfense préventive-
devient un acteur essentiel des crises dans la région des Grands Lacs. Elle sera, à
partir de 1959, le ressort tactique essentiel de la mobilisation populaire au cours des
massacres. Ainsi, à la Noël 1963, après une attaque de réfugiés tutsis, quatre
soldats sont tués. En représailles le Gouvernement envoie des ministres organiser dans
les préfectures " lautodéfense populaire ". Un massacre
de 10 000 Tutsis a lieu dans la préfecture de Gikongoro en septembre 1964.
Lombre du génocide pèse sur le Rwanda et cette crise rapidement
occultée anticipe de trente ans les massacres programmés et le génocide de 1994. Le
phénomène se répète entre temps en 1973, ces crises constituant un héritage
dexpériences et de mémoires, de peurs et de méfiances.
M. Jean-Pierre Chrétien sest ensuite intéressé à la fin
du régime Habyarimana. A la fin des années quatre-vingts, le régime politique,
immuable, est confronté à des difficultés économiques et sociales structurelles et
conjoncturelles -impasse économique, ajustement structurel, désespoir de la jeunesse,
montée de lopposition, aspirations au pluralisme dexpression-, auxquelles
sajoute, le 1er octobre 1990, linvasion du FPR suivie les 4 et
5 octobre dune simulation dattaque sur Kigali. La réponse à ces
événements saffirme sur un double registre, contradictoire : ouverture
démocratique et mobilisation ethniste. Entre 1990 et 1994, cest une véritable
course contre la montre, entre la logique de démocratisation et de paix, et la logique de
guerre et de racisme qui est lancée.
Sous la pression de lopposition intérieure et des puissances
étrangères, la logique de démocratisation aboutit à une ouverture du régime en
matière de libertés publiques et à la reconnaissance en juin 1991 du pluralisme
politique. Trois pôles structurèrent, à partir de 1992, le jeu politique
rwandais : la mouvance Habyarimana, dite de lAkazu (la
" maisonnée " issue du nord-ouest, menée notamment par la famille de
la " Présidente ", Mme Habyarimana) ;
lopposition intérieure, essentiellement hutue ; enfin, lopposition
armée du FPR, essentiellement tutsie. La signature dun cessez-le-feu en juillet
1992 à la suite de rencontres entre le FPR et les responsables rwandais, semble offrir
une perspective de dépassement de cet antagonisme ethniste beaucoup trop réducteur.
M. Jean-Pierre Chrétien a souligné tout lintérêt
quavaient présenté ses contacts avec lopposition hutue pour lui permettre de
comprendre la situation avant dinsister sur le fait que la reprise des tueries
antitutsis navait rien dinévitable. Il a indiqué que la réaction
extrémiste incarnant la logique génocidaire avait pris à la fois une forme brutale
fondée sur la propagande raciste et une forme plus subtile visant à désintégrer
lopposition intérieure. Il a indiqué que les autorités militaires et civiles
avaient déclenché des pogroms à Kibilira fin octobre 1990, parmi les Bagogwe en 1991,
au Bugesera en 1992, et quil nétait pas exact de voir dans ces exactions des
manifestations spontanées justifiées par la peur.
Cest dans ce contexte que fut créé en mai 1990 le périodique Kangura,
financé par lAkazu, chargé de diffuser la bonne parole raciste et que fut lancée
en avril/juillet 1993 la radio " libre " des Mille Collines, RTLMC,
sous lautorité de Ferdinand Nahimana, extrémiste écarté de lOffice
rwandais dinformation (ORINFOR) par lopposition pour son incitation aux
pogroms dans le Bugesera. La réaction extrémiste prit également la forme dun
parti hutu créé en mars 1992, la CDR, qui, très proche du pouvoir en réalité, tendit
à donner une image modérée au MRND et au Président Habyarimana.
Cest ainsi que se développa un climat de violence, dénoncé au
Rwanda et à létranger par différents acteurs : lEglise, les partis
dopposition qui publient en mars 1992 " Halte aux massacres des
innocents " et dénoncent les escadrons de la mort, une délégation belge
de personnalités ou encore la presse française. M. Jean-Pierre Chrétien a indiqué
que lui-même, en mars 1993, évoquait " un dévoiement tragique vers un
génocide ".
Cest donc un débat politique profond qui agitait alors le
Rwanda, opposant la ligne ethniste du pouvoir à la ligne démocratique de
lopposition. Une série de textes attestent dailleurs de ces débats, que nul
ne pouvait ignorer. Ces mêmes textes témoignent de lémergence, fin 1992,
dun courant proche du pouvoir et prêt au pire. M. Jean-Pierre Chrétien
sest demandé si lambassade de France et les militaires français qui
collaboraient avec larmée rwandaise pouvaient ignorer cette prégnance, au sein du
régime, de lidéologie raciste. Il a rappelé les déclarations du Président
Habyarimana qui, en novembre 1992, parlait du " chiffon de papier
dArusha " ainsi que les appels au génocide des Tutsis du professeur
Mugesera, haut responsable du MRND. Il a, sur ce point, évoqué sa stupéfaction devant
la réponse aimable envoyée le 1er septembre 1992 par M. Bruno
Delaye, au nom du Président François Mitterrand, au leader de la CDR, M. Jean-Bosco
Barayagwiza, à la suite de lenvoi par ce dernier dune pétition remerciant la
France. M. Jean-Bosco Barayagwiza sera également reçu plus tard à Paris le
27 avril 1994, au moment du génocide.
M. Jean-Pierre Chrétien a alors indiqué quà partir de
1992, le pouvoir du Général Habyarimana avait joué la carte de la division de
lopposition pour recentrer les partis hutus sur une logique ethniste et constituer
ainsi une troisième voie entre le FPR et lAkazu qui sera appelée le courant
" Hutu Power ". Il a mis en avant les implications étrangères dans
cette démarche de ralliement de lopposition, notamment celle du secrétariat
chargé de lAfrique de lInternationale démocrate chrétienne, qui a soutenu
le MRND de manière paradoxale, étant donné que la nouvelle opposition MDR était liée
au courant démocrate chrétien flamand. Le Ministre français de la Coopération,
M. Marcel Debarge, au cours de ses visites en mai 1992 et en février 1993, a plaidé
de manière comparable pour un front commun autour du Président rwandais. Au même
moment, la presse a semblé découvrir limplication de lOuganda dans le
conflit et a suggéré une menace anglo-saxonne sur la région. Cette crise laissera
lopposition intérieure durablement déchirée.
Il sest ensuite étonné de ce que la France ait soutenu une
démarche communautaire contredisant les valeurs qui fondent la conception française
traditionnelle de la Nation et de la citoyenneté, ce qui laissait penser que le regard
ethnographique lemportait lorsquil sagissait des questions africaines
sur les concepts politiques démocratiques.
Abordant le déroulement du génocide proprement dit,
M. Jean-Pierre Chrétien a attiré lattention sur labondance des
enquêtes et des témoignages attestant de la réalité et de la
" normalité " du génocide. La propagande utilisée durant les
événements, dans la presse comme à la radio, sest située dans la continuité
dune culture politique de plus de trente ans et a été axée autour de trois grands
thèmes : la priorité de lappartenance ethnique hutue ou tutsie ; la
légitimation dun véritable conflit racial diabolisant les uns et définissant de
manière totalitaire le pouvoir des autres ; enfin, la normalisation dune
culture de la violence. Certes, il était difficile dimaginer par avance
lampleur et latrocité du génocide, mais il est étonnant que celles-ci aient
été perçues et condamnées si tardivement par la communauté internationale. Le terme
de génocide est apparu dans la presse belge dès le 13 avril, dans la presse
française dès le 26 avril. Les chercheurs africanistes américains ont protesté le
1er mai auprès de Mme Madeleine Albright, qui représentait les
Etats-Unis au Conseil de Sécurité. Mais le plus grand drame du Rwanda est que les
responsables politiques du génocide persistent à ne pas le reconnaître et à le
justifier au nom de la légitimité de la colère populaire. Jointe à la lenteur des
procédures du Tribunal dArusha, cette absence de reconnaissance empêche toute
réconciliation.
En conclusion, M. Jean-Pierre Chrétien a souligné quà
lexemple de la Commission sénatoriale belge ou du diocèse de Lyon, il reviendrait
à la mission dinformation française de clarifier les événements et " douvrir
les archives diplomatiques et militaires ".
Le Président Paul Quilès, après avoir indiqué quil
reviendrait effectivement à la mission de recueillir tout témoignage et tout document
nécessaires et quelle sy employait déjà, a rappelé que M. Jean-Pierre
Chrétien avait employé le terme de génocide dans son ouvrage Le défi de
lethnisme et a souhaité savoir quelles raisons motivaient lutilisation de
ce terme. Il a également demandé sil était possible didentifier des
caractéristiques communes dans les événements du Rwanda en avril 1994 et au Burundi en
octobre 1993.
Regrettant de ne pas avoir entendu de véritable analyse de la nature
exacte des différences ethniques entre Hutus et Tutsis, M. Jacques Myard a
souhaité obtenir des compléments dinformation sur lorigine de ces
différences, notamment avant la période coloniale. Après avoir relevé que
lexposé de M. Jean-Pierre Chrétien avait fait apparaître des contradictions
dans lattitude des autorités françaises selon les périodes, en faveur de la
démocratisation du régime en 1991-1992 puis de la constitution dun front commun
autour du Président rwandais, il lui a demandé sil était au courant des
initiatives prises par la France pour amener autour dune même table de négociation
des dirigeants du MRND et du FPR en particulier sous la responsabilité de M. Paul
Dijoud. Il a également demandé si on pouvait qualifier de génocides les massacres
commis par des responsables politiques tutsis au Burundi et au Rwanda.
M. René Galy-Dejean sest interrogé sur la conciliation
des termes de guerre civile ou de logique ethniste avec létablissement de
responsabilités extérieures dans les événements.
M. Jean-Bernard Raimond a demandé des précisions sur
limportance de lopposition hutue au Rwanda en 1992.
M. Bernard Cazeneuve, relevant le rôle joué par les
différentes composantes de la vie politique rwandaise, a souhaité avoir des précisions
sur le traitement réservé à lopposition hutue, avant et après le génocide, et
sur le rôle du clergé avant avril 1994.
M. Jean-Pierre Chrétien a apporté à la mission les
éléments de réponse suivants :
bien que lhistoire du Burundi soit différente de
celle du Rwanda, surtout dans la période récente, puisque, depuis 1966, a prévalu au
Burundi une logique sécuritaire tutsie et au Rwanda, depuis 1959, une logique majoritaire
hutue, les événements dans lun de ces deux Etats influencent toujours lautre
et le piège ethniste sest refermé sur ces deux pays ;
le terme de génocide est employé lorsquil y a un
projet déterminé dextermination entière de familles en dehors de tout conflit
militaire. Ainsi, le putsch militaire doctobre 1993 au Burundi a été suivi
dune propagande et de massacres méthodiques qui sinscrivent dans une logique
de génocide. La dimension ethnologique raciste est essentielle pour caractériser une
telle situation ;
on ne peut pas affirmer que les pays occidentaux nont
pas été soucieux des événements et il y eu effectivement plusieurs tentatives pour
trouver des solutions, à Kampala, à Bruxelles puis à Paris et pour instaurer un
dialogue entre le Gouvernement rwandais et le FPR. Mais ce sont avant tout les acteurs
politiques du Rwanda qui ont pris ces initiatives et il faut souligner le courage de
lopposition intérieure qui dans une situation de guerre civile, initiée par des
réfugiés rwandais venus de létranger, négocie avec lennemi FPR. Il
sest donc instauré un jeu politique entre trois forces, le MRND, le FPR et
lopposition intérieure pour dénouer une situation daffrontement
binaire ;
la guerre civile a pris des formes différentes :
guérilla, pogroms, hostilités militaires, génocide à larrière du théâtre
militaire. Certaines organisations internationales comme la Croix Rouge ou lOUA,
qualifient de " conflits anarchiques " les événements
intervenus en Somalie ou dans la région des Grands Lacs. Mais, les anthropologues et les
historiens, qui restent prudents dans la définition de la réalité, parlent plutôt de
conflits politico-claniques lorsquils analysent les affrontements entre Hutus et
Tutsis, dans la mesure où ils concernent des sociétés sans différences culturelles,
dotées dune histoire commune, qui ont vu la création dun pouvoir politique
et dune aristocratie tutsis ayant conduit à la
" déhutisation " des élites dans les principautés conquises. Les
groupes sociaux ainsi constitués sapparentent, sans sy identifier, au
phénomène de castes ;
il ny a pas, au Rwanda, dethnies au sens
scientifique du terme mais les événements contemporains ont constitué des mémoires
collectives violentes didentification. Les mots dethnie ou de génocide sont
employés dans ce contexte pour fixer cette réalité. Au Burundi, il sagissait
dun massacre sélectif des élites hutues par le pouvoir tutsi qui sest ainsi
lancé en juin 1972 dans une véritable logique génocidaire dans le cadre de
représailles systématiques ;
comme le montre le rôle de lEspagne, de
lAngleterre ou des Pays-Bas dans les guerres de religion en France au XVIe siècle,
il peut y avoir une intervention étrangère dans les guerres civiles et, dans de tels
cas, il est intéressant de savoir dans quelle mesure les parties en présence ont
bénéficié dappuis et de soutien extérieurs ;
de nombreux membres de lopposition hutue ont été
massacrés. On distingue au sein de lopposition hutue dune part les simples
adversaires politiques du Président Habyarimana non originaires du nord-ouest et
nappartenant pas à lAkazu, que lon retrouvera dans le mouvement
" Hutu Power " et dautre part un mouvement particulièrement
bien représenté par un parti comme le parti social démocrate (PSD) implanté plutôt
dans le sud et le centre, qui reflète un nouveau Rwanda dont le mode de vie économique,
social et culturel tend à atténuer les clivages Hutus-Tutsis et qui sest donc
interrogé sur le dépassement de lethnisme dans le cadre de la démocratisation
dune société rwandaise en voie de modernisation.
Si elle avait une base sociale, la marge de manoeuvre politique de
lopposition restait réduite. Devant la situation de violence où le pays sest
trouvé lors de linterruption, en février 1993, à la suite des attaques du FPR, du
processus de négociation engagé à partir de 1992, on a considéré soit que le Front
patriotique a réagi parce que le régime ne faisait rien soit au contraire quil est
tombé dans le piège et quil a, en lançant son offensive, renforcé la méfiance
antitutsie et le courant " Hutu Power " au sein de lopposition.
Les rescapés de lopposition ont, pour certains, rejoint le gouvernement
génocidaire et, pour dautres, ont été sauvés par le FPR avec lequel ils
partagent désormais le pouvoir ;
lassassinat du leader du parti social démocrate
Félicien Gatabazi en février 1994 a été un signal grave annonçant le pire ;
il est nécessaire de réfléchir à limpact des
événements sur la société rwandaise car le génocide na pas été traité sur le
plan psychologique ;
il y aurait toute une histoire de lEglise rwandaise
à écrire. Au-delà de positions contradictoires, certains ecclésiastiques
salignant sur les thèses de lAkazu, comme larchevêque de Kigali,
dautres ayant des attitudes différentes, on peut reprocher au clergé de ne pas
avoir fait de déclaration forte face aux événements.
Constatant plusieurs différences de jugement concernant les positions
françaises dans le rapport de la Commission denquête du Sénat de Belgique et dans
les propos de M. Jean-Pierre Chrétien, M. Pierre Brana a souligné
lintérêt quil pourrait y avoir pour la mission dinformation
dentendre des personnalités belges. Il sest ensuite interrogé sur la
démarche intellectuelle qui permettait de soutenir à la fois quil ny avait
pas de différences physiques entre Hutus et Tutsis et le fait que les militaires
français avaient procédé à des contrôles didentité " au
faciès ". Après avoir pris note de ce que la diabolisation des Tutsis avait
précédé le génocide et relevé quil y avait eu également des campagnes très
vives à lencontre des Hutus modérés, il sest demandé si ces dernières
étaient allées jusquà assimiler dans le même opprobre Tutsis et Hutus
dopposition. Il a enfin souhaité que la mission approfondisse ses investigations
sur les événements du Burundi, de façon à mieux comprendre larticulation entre
les massacres survenus dans ce pays en octobre 1993 et les événements davril à
juillet 1994 au Rwanda.
M. Jean-Pierre Chrétien a apporté les précisions
suivantes :
en Belgique, laffaire du Rwanda nest pas
occultée : des débats ont eu lieu dans la presse et même au sein du parti
démocrate chrétien ;
laffaire du contrôle " au
faciès " est très révélatrice. En fait, le point essentiel dans ce type de
contrôle nest pas tant de savoir qui il permet darrêter mais de constater
quil présuppose la définition dun idéal-type, que celui-ci corresponde ou
non à une réalité. Dans le cas du Rwanda, il semble quil y a bien eu élaboration
dun idéal-type, et que ceux qui lui correspondaient, quel que soit le caractère
illusoire de cet idéal-type, étaient plus facilement arrêtés ; la mention
" Tutsi " ou " Hutu " étant portée sur les
cartes didentité, il nétait pas difficile ensuite de faire le tri entre les
personnes interpellées ;
il y a eu en effet une propagande très virulente contre
les Hutus modérés. Ceux-ci furent bien victimes par extension de la même logique que
les Tutsis. Ces Hutus, du fait de leurs opinions à légard des Tutsis ou parce
quils étaient amis de Tutsis ou mariés avec des Tutsis étaient décrits comme des
traîtres qui devaient partager le sort des Tutsis. Des familles en ont été déchirées.
les événements du Burundi sont toujours très importants
pour le Rwanda. Autant la réussite des élections de juin 1993 au Burundi avait exercé
des effets favorables sur la situation rwandaise, autant la crise burundaise, elle-même
favorisée par la non-application des accords dArusha signés en août 1993, a
renforcé les crispations et la radicalisation au Rwanda. Cette crise a eu des
conséquences de deux types : au Rwanda, lassassinat du Président Ndadaye a
enflammé lopinion contre les Tutsis et accru la méfiance à légard du
FPR ; par ailleurs, les massacres de Tutsis, puis de Hutus burundais qui ont suivi,
et lindifférence générale qui les a accompagnés, ont conforté lopinion
des Rwandais qui pensaient que les massacres étaient la seule solution de leur problème.
Il convient également de relever que les réfugiés burundais, membres du Palipehutu, ont
participé nombreux aux massacres du Rwanda.
M. François Lamy, faisant état de larticle intitulé La
France nest pas coupable, publié dans le journal Le Monde par
M. Jean-Pierre Chrétien, a estimé que cet article donnait limpression que la
France avait mené au Rwanda entre 1990 et 1994 plusieurs politiques plutôt
contradictoires à des niveaux de responsabilité gouvernementale ou administrative
divers. Il a demandé à M. Jean-Pierre Chrétien sil pouvait préciser les
protagonistes et les clivages de ces diverses politiques et indiquer si, à linstar
de la Belgique, il y avait eu des liens spécifiques entre factions rwandaises et partis
politiques français.
M. Jean-Pierre Chrétien a répondu quil était
lui-même lauteur du titre de larticle, dans la mesure où il nadmettait
pas que lon dise que la France était globalement responsable du génocide. Il a
indiqué que le débat avait été très vif en Belgique dès le début de la crise, en
octobre 1990, quil avait amené au retrait belge et quon y retrouvait à la
fois les clivages spécifiques à la vie politique belge mais aussi lémotion
suscitée par des événements survenus dans un pays mieux connu quen France. Il a
regretté que ces débats aient eu peu de répercussion en France, que le Parlement
français ait si peu débattu du Rwanda et considéré quil y avait en effet
matière à enquête sur lengagement français.
Sagissant de la politique française en Afrique,
M. Jean-Pierre Chrétien a estimé quelle semblait marquée par une réelle
continuité à travers les alternances. Evoquant les réseaux de la
" Françafrique ", il a considéré quil revenait plus à la
mission dinformation quà lui-même den déterminer les acteurs et les
motivations.
Audition de M. Filip REYNTJENS
Professeur à luniversité dAnvers
(séance du 7 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Filip
Reyntjens, professeur à luniversité dAnvers.
M. Filip Reyntjens a dabord évoqué les signes
avant-coureurs du génocide. Il a exposé que le génocide des Tutsis et les massacres
dopposants hutus avaient été précédés par des " répétitions
générales " à échelle plus réduite. Même sil y a eu des
massacres dès les premiers jours de la guerre en octobre 1990, les signes dune
déstabilisation programmée deviennent visibles vers la fin de 1991. Les massacres
" téléguidés " du Bugesera (mars 1992), de Kibuye (août 1992) et
du nord-ouest (fin 1992 - début 1993) ont été des tentatives, dans un premier temps, de
saborder le processus de démocratisation, dans un second temps, de faire échec aux
négociations dArusha. Les auteurs de ce projet violent sont connus, appelés " réseau
zéro " ou " escadrons de la mort ", ils se
situent dans lentourage politique, régional ou familial immédiat du Président
Habyarimana. Pour ce groupe, la démocratisation dabord, les négociations avec le
FPR ensuite, constituaient une menace vitale, puisquà lissue de ce double
processus ils perdraient les nombreux privilèges matériels et immatériels inhérents au
contrôle de lEtat.
M. Filip Reyntjens a considéré que ce projet qui a connu son
aboutissement davril à juin 1994 était en réalité issu dun processus.
Lidéologie et linstrument du génocide sétant développés
progressivement, il ny a pas eu, à un moment précis, la volonté de mettre en
place le dispositif qui allait permettre de le perpétrer. Lorsque, entre 2 et
5 heures du matin le 7 avril 1994, la machine est mise en route -notamment par
le Colonel Théoneste Bagosora- elle existait, sans avoir été créée à une date
précise.
A divers moments, depuis 1992 au plus tard, la communauté
internationale a été avertie de lémergence de ce phénomène, à la suite
notamment de la publication en mars 1993 du rapport dune commission internationale
denquête (lAmbassadeur Georges Martres qualifiera de " rumeurs "
les accusations relatives aux très graves abus du début 1993). En janvier 1994, la
teneur dun fax alarmant adressé au siège de lONU à New York par le
Général Dallaire a été communiquée aux ambassades américaine, belge et française à
Kigali.
Abordant ensuite la question de lengagement de la France au
Rwanda, M. Filip Reyntjens a dabord précisé quen soi, apporter un
soutien politique, diplomatique voire militaire à un pays ami qui fait lobjet
dune agression nest pas forcément illégitime. Cest ce que la France a
fait dès octobre 1990 au Rwanda. Cependant, dans les circonstances particulières de ce
pays (transition politique, situation des droits de la personne, criminalisation de
lEtat...), pareil appui comporte des devoirs et des responsabilités. Dans le cas du
Rwanda, il convenait dêtre très attentif à la situation des droits de la
personne, au bon déroulement du processus de démocratisation, et à la mise en
application effective des accords de paix, une fois ceux-ci conclus à Arusha. Le pays -en
loccurrence la France- qui apportait ce soutien disposait de leviers que
dautres navaient pas. Or, pour des raisons quil incombe à la mission
dinformation didentifier, la France na pas assumé ses devoirs et
responsabilités.
M. Filip Reyntjens a estimé quelle avait au contraire
objectivement soutenu les responsables du projet violent évoqué au début de son
exposé, en sabstenant de les décourager et en donnant limpression que, forts
de lappui français, limpunité leur était garantie. Que lautre partie,
le FPR, ait également commis de graves abus et porte une part de responsabilité dans le
drame rwandais, ne diminue en rien ce constat. Au contraire, la France aurait pu dénoncer
le FPR de façon plus crédible si elle avait également pris ses distances par rapport au
régime en place.
Sefforçant alors de décrire le contexte régional,
M. Filip Reyntjens a insisté sur le fait que si, entre le Rwanda et le Burundi la
référence à lautre est toujours présente (composition ethnique similaire bien
que non identique, passé colonial commun, échange de réfugiés), les similitudes, les
interactions réciproques et linterdépendance des problèmes ne doivent toutefois
pas faire oublier quil sagit souvent de " faux jumeaux ",
ayant chacun une histoire, ancienne et contemporaine, distincte. Cela dit, dès la fin des
années 1950 on observe une sorte de dialectique perverse, les conflits dans un pays
exacerbant ceux de lautre et vice-versa. Ainsi, pour la période qui intéresse plus
spécialement la mission dinformation, le coup dEtat du 21 octobre 1993
au Burundi et lassassinat du Président (Hutu) Ndadaye par des éléments de
larmée burundaise largement dominée par les Tutsis, ont porté un coup fatal aux
accords dArusha. Avec le bénéfice du recul, et même si rien nest plus
facile que de prédire le passé, on pourrait dire que ces accords sont morts avec
Ndadaye. A son tour, le génocide rwandais a renforcé de façon compréhensible la peur
des Tutsis burundais, ainsi rendant plus difficile encore la recherche dune solution
négociée pour sortir de limpasse violente dans laquelle se trouve le Burundi
depuis fin 1993.
Des alliances régionales ont pesé sur les conflits internes, et elles
continuent de le faire aujourdhui, de façon dailleurs plus néfaste encore
quen 1994. A lépoque, entre 1990 et 1994, le régime du Président Mobutu
soutenait lancien régime rwandais, alors que le FPR était appuyé par le
Président Museveni. Zaïrois et Ougandais étaient dès lors des concurrents régionaux
dans la région des Grands Lacs, mais également au-delà : ainsi, Museveni, avec
lappui des Etats-Unis et du Royaume-Uni, soutenait la rébellion du Sud-Soudan,
tandis que Mobutu, appuyé par la France, était allié du Gouvernement de
KhartouM. Il faut ajouter que ce phénomène daffrontements à léchelle
régionale sest aujourdhui aggravé : au début de lannée 1998,
une quinzaine dacteurs armés (armées gouvernementales, anciennes armées
gouvernementales, groupes rebelles, milices tribales...) étaient actifs dans la région,
tous raisonnant dans la logique selon laquelle " les ennemis de mes ennemis sont
mes amis ", concluant des alliances conjoncturelles et dès lors fragiles et
changeantes, et ignorant largement les frontières nationales : ainsi, les Congolais
de Kinshasa donnent-ils à larmée rwandaise le surnom de " soldats
sans frontières ".
Traitant alors de lévolution de la situation politique,
M. Filip Reyntjens a expliqué que, dès le milieu de 1993, on passe dune
opposition entre trois catégories dacteur (MNRD, opposition intérieure, FPR) à un
affrontement entre deux pôles. De là, on le verra, lenjeu de plus en plus crucial
dune arithmétique très serrée, notamment pour lattribution des sièges à
lAssemblée nationale de transition. Les partis politiques de lopposition
intérieure se scindent en deux ailes, lune favorable au processus dArusha,
appelée " pro-FPR ", lautre très méfiante à
légard du FPR et se rapprochant de plus en plus de lancien parti unique MRND,
appelée " Power ". Tout à tour, le MDR, le PL, le PSD et le
PDC font lexpérience de scissions le long de ces lignes, phénomène qui va
complètement bipolariser la vie politique.
Les blocages politiques apparaissent dès le début de 1994. A de
nombreuses reprises, on tentera de mettre en place le gouvernement de transition à base
élargie et lAssemblée nationale de transition, et à chaque fois lun des
deux blocs politico-militaires -" MRND et alliés " ou " FPR
et alliés "- font de lobstruction. Larithmétique de ces blocages
successifs nest pas difficile à faire. En effet, les accords dArusha ont
introduit des techniques pour éviter quune partie ne prenne le dessus et exclure
les décisions strictement majoritaires. Ainsi, si dans un premier temps, les décisions
du Gouvernement doivent être prises par consensus, dans un second temps elles requièrent
toujours une majorité des deux tiers des membres, cest-à-dire 14 ministres
sur 21 ; des mécanismes analogues existent au Parlement. Le " camp
FPR " tentera donc de sassurer ces deux tiers, et le " camp
MNRD " tentera de len empêcher. Puisque chaque bloc était si près de
son objectif, lenjeu sest finalement réduit à lattribution dun
portefeuille ministériel dévolu au PL et à un ou deux sièges de député.
Cette lutte politique et les blocages qui en résultent contribuent
graduellement au pourrissement général de la situation, évolution qui va
saccompagner de nombreuses violences, qui vont à leur tour davantage hypothéquer
la recherche dun arrangement politique. Dans cette situation de paralysie, les deux
parties se préparent à la reprise de la guerre, notamment en se renforçant dune
façon manifestement contraire à laccord de paix. Du côté de larmée
rwandaise, un exemple parmi dautres, attesté par une enquête de la MINUAR, le
montre clairement. Le 21 janvier 1994, un DC8 de la compagnie East African Cargo, vol
n° CD0483, atterrit à Kigali en provenance de Bruxelles ; il a fait escale à
Châteauroux où lon a embarqué 90 caisses de munitions mortier. Les milices
des partis de la mouvance présidentielle continuent de sarmer et se préparent pour
la confrontation. De son côté, le bataillon du FPR se renforce bien au-delà de ses
effectifs convenus. Toujours daprès des sources de la MINUAR, des hommes, des armes
et des munitions sont infiltrés à loccasion des navettes de rotation entre le
cantonnement du FPR à Kigali et la zone occupée par le FPR dans le nord.
Lattentat contre lavion du Président Habyarimana a été
létincelle, mais la situation était telle que sil navait pas eu lieu,
un autre prétexte aurait probablement été saisi pour reprendre la guerre.
M. Filip Reyntjens a alors abordé lattentat contre les
Présidents du Rwanda et du Burundi, considérant que, puisque lattentat avait mis
le feu aux poudres, il était de la plus haute importance den identifier
lauteur. Il a insisté sur le fait que, si lon ne dispose à ce sujet que
dindications allant dans divers sens et qui ne permettent pas de conclure de façon
définitive, on connaît néanmoins les numéros de série des deux missiles sol-air qui
ont servi à abattre lavion présidentiel. Il a ajouté quayant obtenu deux
autres confirmations, il pouvait affirmer avec plus de fermeté quau début de 1996
quil sagissait de SAM-16 provenant dun lot saisi en février 1991 par
larmée française en Irak et acheminé en France. Il a fait remarquer quen
plus des déclarations faites par M. Bernard Debré, ancien Ministre de la
Coopération, deux sources tout à fait différentes des siennes semblaient avoir
confirmé au journal Le Figaro ces mêmes informations. Dès lors, il a affirmé
quen principe la France devrait connaître ou pourrait connaître lauteur ou
les auteurs de lattentat. Il a estimé en effet quil serait difficile de
concevoir quon puisse prélever des missiles sol-air de stocks militaires, sans que
ce retrait ne laisse de trace. Il lui est donc apparu possible détablir quand,
comment et par qui ces missiles avaient été acquis et de remonter ainsi la filière.
Au terme de son exposé, M. Filip Reyntjens a estimé que la
communauté internationale quil a qualifiée de fantomatique, la France et la
Belgique en particulier, se sont rendues coupables de non-assistance à peuple en danger
dès les premiers jours du génocide et des massacres politiques. Même si lon ne
tient pas compte du bataillon belge de la MINUAR, la présence de troupes délite
sur le terrain, à partir du 9 avril, pour les Français, à partir du 10 avril,
pour les Belges, soit 1 500 hommes, aurait pu faire la différence entre un
dérapage et un génocide. Une compagnie italienne était également sur place et un
bataillon de Marines américains était présents à Bujumbura à vingt minutes de vol. Il
a précisé que son analyse nétait pas confortablement formulée après coup,
puisque dans une interview accordée le 9 avril et publiée dans le quotidien belge Le
Soir du 11 avril 1994, il disait : " sils (Français,
Belges, Américains) se contentent dévacuer leurs nationaux, on court droit à la
catastrophe. (...) Il faudrait (...) envisager de neutraliser larmée rwandaise à
Kigali ". Il a rappelé quau lieu dintervenir dans un pays où
elles avaient, lune autant que lautre, des responsabilités historiques, la
Belgique et la France, pourtant " pays amis du Rwanda ", avaient
évacué les expatriés et quelques rares Rwandais (en ce qui concerne la France :
essentiellement ceux qui navaient pas besoin de protection), retiré leurs troupes
et fermé la porte sur un peuple qui a sombré dans lhorreur la plus totale.
Daprès les officiers rwandais et étrangers interrogés à ce sujet, une action
conjuguée des contingents français et belge et de la MINUAR aurait pu ramener le calme
et endiguer la fureur sanguinaire avant quil ne soit trop tard. M. Filip
Reyntjens a conclu que pareille intervention aurait sauvé des centaines de milliers de
vies humaines, mais également évité loffensive du FPR, aujourdhui au
pouvoir, et partant limpasse violente dans laquelle se trouvent le Rwanda et la
région.
Le Président Paul Quilès a demandé à M. Filip Reyntjens
sil pouvait développer les informations quil avait données sur
lattentat contre lavion du Président rwandais. Il a ajouté quen tant
que Président de la mission dinformation, il allait lui-même écrire à
M. Bernard Debré pour que celui-ci fournisse des indications plus détaillées.
M. Filip Reyntjens a répondu quen novembre 1995 il
disposait dune source qui lavait informé que les deux missiles SAM-16
utilisés faisaient partie dun lot vendu par lURSS à lIrak et saisi par
le contingent envoyé par la France dans la guerre du Golfe. Toutefois, cette source,
venant des services de renseignements britanniques, restant unique, il navait pas
écarté lhypothèse dune manipulation et nen avait donc pas fait état.
Cependant, entre novembre 1995, date dachèvement de son livre, et sa présentation,
une deuxième source, belge celle-ci, émanant du SGR, le Service de renseignement
militaire, lui a révélé les mêmes informations. Enfin, une troisième source de
renseignements, américaine cette fois, est venue faire état des mêmes faits.
Rappelant le principe, cher aux chercheurs et aux historiens, selon
lequel avant davancer une information, il faut avoir deux sources sûres affirmant
les mêmes faits de façon indépendante, M. Filip Reyntjens a jugé quavec
trois sources il pouvait désormais affirmer ce quil avait avancé précédemment.
Il a en revanche confirmé que, malgré ses efforts, il ne disposait daucune
documentation et notamment daucune liste où auraient été référencés les
numéros des missiles. Cest pourquoi il sest dit très intéressé
davoir pu lire sous la plume de M. Patrick de Saint-Exupéry la semaine
précédente dans le Figaro confirmation de ses propos à partir dune
nouvelle source, française cette fois.
Le Président Paul Quilès a souligné que la mission avait besoin
dindications plus précises.
M. Jacques Myard a rappelé quun article de presse ou de
simples affirmations répétées ne sauraient constituer une preuve et sest
interrogé surtout sur lintérêt que la France aurait eu à éliminer le Président
Habyarimana dont on na pas cessé de dire quelle sen était fait un
allié constant, solide et infaillible. Si sur instruction du Chef de lEtat, la
responsabilité des services secrets français était engagée, quelle pourrait bien être
la logique de cette opération ?
En revanche, une autre thèse existe qui, elle, implique très
largement les services belges. Pour répondre à la critique exprimée à lencontre
de la communauté internationale, il a fait observer que la France avait multiplié les
initiatives et les démarches tant auprès de ses partenaires européens, quà
lONU, allant même jusquà susciter une forte opposition du Secrétaire
dEtat américain, Mme Madeleine Albright. Il a également souligné que la
réalisation de lopération Turquoise devait notamment beaucoup à laction de
M. Alain Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères.
M. Filip Reyntjens a précisé quil ne représentait pas
son pays et quil néprouverait aucune difficulté à écrire que la Belgique
est impliquée dans lattentat contre le Président Habyarimana si cela devait être
démontré.
Il a indiqué que si les missiles proviennent dun stock
français, on ne peut pas pour autant dire que la France est à lorigine de
lattentat contre le Président Habyarimana.
Il a déclaré quil ne pouvait quétablir des constatations
matérielles et quil ne lui était pas possible daller plus loin dans sa
recherche dans la mesure où notamment, le secret défense lui ayant été opposé, il
navait pas pu vérifier la valeur des informations dont il disposait.
Il a rappelé quà lheure actuelle nous ne connaissions que
fort peu de choses et quil fallait sen tenir à des hypothèses. Il a estimé
que lon ne pouvait pas non plus exclure que ces armes aient été prélevées sur le
stock français et utilisées par le FPR et relevé les déclarations faites par
M. Bernard Debré à la presse évoquant la piste de lOuganda. Il a ajouté que
la France, grâce, en particulier, aux travaux de la mission dinformation pourrait
incontestablement aider à la recherche de la vérité en établissant notamment le
cheminement de ces missiles.
Faisant référence à son ouvrage " Rwanda. Trois jours
qui ont fait basculer lhistoire ", M. Bernard Cazeneuve a
demandé à M. Filip Reyntjens quelle piste il pensait désormais pouvoir
privilégier, dans la recherche des auteurs de lattentat contre le Président
Habyarimana.
M. Filip Reyntjens a rappelé quil avait envisagé
différentes hypothèses, en écartant très rapidement celle de la filière burundaise,
pour envisager plus sérieusement celles déjà évoquées du FPR ou des extrémistes
hutus. Il a précisé quaujourdhui, sur la base de données factuelles et de
faisceaux dindications qui ne permettent pas pour autant de tirer des conclusions
définitives, son sentiment était plutôt de privilégier la responsabilité du FPR,
étant donné que les radicaux hutus étaient désemparés au moment de lattentat et
que, sils avaient été prêts, les massacres auraient sans doute commencé
immédiatement et non pas dix heures plus tard.
M. Michel Voisin sest demandé si lon navait
pas un peu trop rapidement écarté la piste burundaise. Il a indiqué quaprès le
déroulement au Burundi, en 1993, délections qualifiées de correctes par les
observateurs, dont il faisait dailleurs partie, un couvre-feu avait été très vite
instauré, quun mouvement de résistance violent sétait alors développé et
quune tentative de coup dEtat avait eu lieu.
M. Filip Reyntjens a estimé que la piste burundaise pouvait
être raisonnablement abandonnée car personne ne savait que le Président burundais
déciderait au dernier moment de prendre lavion du Président Habyarimana. Or il
apparaît quil était quasiment impossible de mettre en place, en deux heures de
temps environ, un dispositif balistique tel que celui qui a été utilisé dans
lattentat.
Sagissant de lopération Turquoise, M. Filip Reyntjens
sest inscrit en faux contre lallégation selon laquelle celle-ci avait eu pour
objectif lévacuation des responsables du génocide. Il a souligné que ces derniers
navaient pas besoin de lopération Turquoise pour quitter à temps le Rwanda
par le nord ou le nord-ouest.
Il a déclaré cependant que lopération Turquoise avait eu lieu
trop tardivement et navait donc permis de sauver que 15 000 personnes sur
les 1 100 000 victimes du génocide, chiffre malheureusement le plus proche
de la réalité.
Il a reproché à la France, mais aussi à la Belgique, aux Etats-Unis
et à lItalie, de ne pas être intervenus militairement, sous drapeau national, à
Kigali, dès les premiers jours davril, pour neutraliser, avec leurs
1 500 hommes, les 1 000 hommes des FAR et prévenir le génocide. Au
terme dune telle opération, les pertes auraient été acceptables au regard du
bilan que lon connaît.
M. Jean-Bernard Raimond a rappelé les critiques et les
contestations à lencontre des interventions internationales menées à
lépoque et a cité léchec de lopération en Somalie, et
lenlisement de la situation en ex-Yougoslavie jusquen 1994.
Il a souligné que les Français considérant quil fallait
revenir au Rwanda pour faire cesser les massacres, nont obtenu que difficilement
lapprobation du Conseil de Sécurité et ont dû limiter leur intervention dans le
temps en raison même de ce contexte international.
M. Filip Reyntjens a dit quil se bornait à constater
labandon, même sil existe effectivement des explications sur les raisons de
cette désaffection de la communauté internationale. Il a reconnu que le mouvement
dopinion qualifié de " body bag syndrom " pour évoquer
les sacs dans lesquels on rapatrie les corps des soldats tués avait joué et que le
7 avril le massacre de dix Casques bleus belges avait incontestablement marqué les
esprits. Il a admis que la situation du chercheur qui analyse la situation est sans
conteste plus confortable que celle du responsable politique qui doit prendre la décision
dintervenir et dexposer ses troupes ou les ressortissants de son pays.
M. Pierre Brana, soulevant la question de lattentat
contre lavion du Président Habyarimana, a rappelé que le travail de la mission
consisterait notamment à obtenir des précisions sur ce que sont devenus les tubes de
lancement des missiles utilisés. Il a considéré quune responsabilité burundaise
dans lattentat était peu vraisemblable compte tenu du court laps de temps qui
aurait alors été laissé à ses auteurs puisque le Président Ntaryamira na
décidé quau dernier moment de monter dans lavion dHabyarimana, sans
compter la haute technicité requise pour lutilisation du type de missiles en cause.
Il a demandé à M. Filip Reyntjens sil pouvait expliciter
ses propos très vifs selon lesquels la France a objectivement soutenu les auteurs du
génocide en sabstenant de les décourager.
M. Filip Reyntjens a répondu quil ne pensait pas que la
France officielle ait encouragé les responsables du projet génocidaire.
Toutefois, déclarer, comme lavait fait à lépoque
lAmbassadeur de France au Rwanda, M. Georges Martres, que les témoignages
faisant état des massacres massifs perpétrés au nord-ouest du pays à la fin de 1992 et
au début de lannée 1993 et dont on savait quils étaient organisés et
orchestrés, ne constituaient quune " rumeur ", revenait à ne
pas décourager ceux qui dirigeaient ces massacres. Ceux-ci en effet navaient rien
de spontané. Suspendus à larrivée de la commission internationale enquêtant sur
la violation des droits de lhomme, ils ont en effet repris juste après son départ.
De même, quand lElysée répondait à une pétition communiquée par le Directeur
général du ministère des Affaires étrangères à Kigali, par ailleurs idéologue de la
CDR, cela revenait à ne pas décourager les tenants de violences racistes.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission
dinformation interrogerait les personnes mises en cause et dont les propos ont été
cités. Il a rappelé que, si le rôle de luniversitaire était de suggérer des
pistes, celui des membres de la mission était dacquérir des certitudes.
Il a enfin évoqué une lettre du Président du FPR au Président
François Mitterrand, datée du 28 août 1993, dans laquelle le FPR exprime ses
remerciements à la France après les accords dArusha : si, comme certains
lavancent, ces accords préparaient le génocide, il est, dans ces conditions, pour
le moins étrange que le FPR félicite " chaleureusement " le
Président de la République française.
M. Filip Reyntjens a appuyé les propos du Président Paul
Quilès en déclarant que la France avait apporté un soutien actif à la démarche qui a
abouti aux accords dArusha et quil est faux de dire que ceux-ci portaient en
eux les germes du génocide. Un concours de circonstances a voulu que ces accords soient
peu à peu discrédités, jusquà ce que les événements du Burundi leur portent un
coup fatal.
M. René Galy-Dejean, évoquant les écrits de M. Filip
Reyntjens qui, le 9 avril 1994, estimait nécessaire de neutraliser larmée
rwandaise à Kigali, sest demandé sil était envisageable, au regard des
règles diplomatiques internationales, quune troupe étrangère, française par
exemple, soppose sans mandat des Nations Unies aux forces armées du Gouvernement
légal rwandais.
M. Filip Reyntjens a souligné lobligation juridique qui
découle de la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide.
Alors que M. René Galy-Dejean lui objectait que, le 9 avril 1994,
celui-ci nétait pas encore constitué, M. Filip Reyntjens a rétorqué
que, tout au contraire, le génocide était visible à Kigali dès le 7 avril 1994 et
que le terme même avait été très vite employé, à un moment où les troupes étaient
encore sur le terrain. M. Filip Reyntjens a toutefois souligné quil ne
mésestimait pas la difficulté, pour lhomme politique, de prendre une telle
décision, même lorsquelle est permise par une convention de droit international.
Le Président Paul Quilès, estimant quil sagissait là
dun point extrêmement important, a fait valoir que seule la communauté
internationale était compétente pour qualifier juridiquement le crime de génocide. Il a
jugé quen loccurrence, la responsabilité du Conseil de Sécurité de
lONU était très grande et que, peut-être, les pays membres navaient pas
fait tout leur possible. Il a estimé que létude des documents permettrait de faire
la lumière sur cette question.
M. Michel Voisin a souligné que lopération Amaryllis
navait, de par sa nature -lévacuation et la protection des expatriés-, ni la
même configuration, ni les mêmes objectifs, ni les mêmes moyens quune opération
militaire de maintien de lordre. Il a rappelé en outre que, pour lopération
Turquoise, le Gouvernement français avait dû attendre cinq à sept jours
lautorisation de lONU.
M. Filip Reyntjens, estimant que les membres de la mission
navaient pas à plaider leur cause devant lui et, quen recoupant leurs
informations, ils parviendraient sans nul doute à des conclusions sages, a approuvé
cette analyse, le but des opérations déclenchées au début du génocide étant en effet
dévacuer les ressortissants des pays concernés. Il a néanmoins rappelé
quà Kigali, cette armée nétait pas unie, comme en témoigne la publication
le 12 avril, en plein génocide, par des officiers de cette armée dun document
demandant la reprise du processus dArusha et larrêt des massacres. Il a
déclaré quil existait des unités qui, si elles avaient disposé du soutien
nécessaire, auraient pu sopposer avec succès aux quelques bataillons dirigeant les
massacres et que larmée rwandaise à laquelle se trouvaient confrontés les soldats
français et belges, débarqués à Kigali les 9 et 10 avril, était de médiocre
qualité et constituée seulement de 1 500 hommes capables de combattre.
M. Jacques Myard, se déclarant effaré par la légèreté de
lanalyse diplomatico-juridique de M. Filip Reyntjens, a estimé que, si le
Rwanda avait été une colonie, la France aurait pu intervenir comme il le proposait. Il a
rappelé que la France avait agi aussitôt quelle avait eu connaissance des
événements, dabord auprès de lONU, en demandant un élargissement du rôle
de la MINUAR, ensuite auprès des Etats-Unis, pour obtenir le lancement de
lopération Turquoise. Telle est la réalité diplomatique actuelle. Sans doute la
communauté internationale est-elle imparfaite mais elle nen est pas moins
structurée par des règles précises. Il appartient au Conseil de Sécurité de
lONU, au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, de constater le
génocide. Toute autre considération est déconnectée de laction. Il a pris acte
du fait que M. Filip Reyntjens reconnaissait que lon ne pouvait pas dire que la
France était responsable de lattentat contre le Président Habyarimana. En
conclusion, M. Jacques Myard sest interrogé sur lidentité de ceux qui
avaient armé le FPR qui, bien que dit minoritaire, avait pourtant remporté la victoire
sur le terrain.
M. Filip Reyntjens, en préliminaire à sa réponse, a
répété quil portait également des accusations contre son pays, la Belgique, qui
disposait du plus gros contingent militaire sur place (800 hommes) ainsi que de
troupes stationnées à Nairobi.
Sagissant de larmement du FPR, il a évoqué les recherches
faites par lassociation Human Rights Watch qui avait identifié lOuganda comme
fournisseur principal de ce mouvement et dont on peut se demander sil sest
contenté de faire transiter les armes. M. Filip Reyntjens a toutefois déclaré
navoir pas les moyens de répondre à cette question tout en soulignant que la
France navait probablement pas fourni darmes au FPR. Il a ensuite dénoncé
les raisonnements simplistes et manichéens et déclaré que ceux qui soutiennent
aujourdhui le FPR néchappent pas à ce manichéisme. Il a jugé que
lhistoire politique récente du Rwanda avait été faite par des personnes qui
voulaient se maintenir au pouvoir ou tentaient de laccaparer. Les innocents sont,
soit morts, soit en exil, soit privés de tout moyen dexpression sils sont
restés vivants au Rwanda. Il a précisé que le FPR nétait pas victime du
génocide et estimé quil ne représentait pas les Tutsis de lintérieur
rescapés des massacres qui sont aujourdhui des citoyens de seconde zone.
M. François Lamy a souhaité avoir des précisions sur les
processus de livraison darmes après la conclusion des accords dArusha, se
demandant comment la France aurait pu, dun côté, soutenir ces accords et, de
lautre, fournir des armements à un camp. Il sest interrogé sur
lillégalité de ces livraisons et a demandé des informations plus précises sur
leur nature, leur destination et leur date.
M. Filip Reyntjens a répondu que les armes livrées lors du
transit de lavion à Châteauroux étaient faciles à identifier, du fait des
numéros de lots.
Le Président Paul Quilès a souhaité que la mission
dinformation vérifie ces éléments et distingue les livraisons officielles des
trafics darmes. Il a remercié M. Filip Reyntjens pour ce débat très vivant,
susceptible de contribuer à létablissement de la vérité, et rappelé que le
débat contradictoire était inhérent au travail mené par la mission.
Audition de MM. Edouard
BALLADUR, Premier Ministre (1993-1995), Député de Paris, François LÉOTARD,
Ministre de la Défense (1993-1995), Député du Var, Alain JUPPÉ, Ministre des Affaires
étrangères (1993-1995), Député de la Gironde, et Michel ROUSSIN, Ministre de la
Coopération (1993-1994)
(séance du 21 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Ouvrant la séance, le Président Paul Quilès a rappelé que
laudition de MM. Edouard Balladur, ancien Premier Ministre, Alain Juppé,
François Léotard et Michel Roussin, anciens Ministres, sinscrivait naturellement
dans le cadre des investigations de la mission dont lobjet est de faire la lumière
sur lenchaînement des événements qui ont conduit aux massacres perpétrés au
Rwanda. Il a indiqué que la liste des personnes à entendre nétait pas
définitivement arrêtée et que la mission entendrait toutes les personnes et tous les
responsables civils, diplomatiques et militaires susceptibles déclairer sa
réflexion, soit de lordre dune soixantaine dauditions. Il a précisé
que la mission analyserait lensemble des documents officiels français concernant la
crise rwandaise, certains devant être déclassifiés, ce qui nécessitera plusieurs mois
de travail. Il a souligné quil était prématuré de vouloir dores et déjà
tirer des conclusions des premiers travaux de la mission. Il a par ailleurs rappelé que
les travaux de la mission se situaient dans le cadre constitutionnel du contrôle
parlementaire de laction gouvernementale.
M. Edouard Balladur a déclaré que cétait bien
volontiers quil répondrait aux questions de la mission. Laction au Rwanda du
Gouvernement quil dirigeait ayant eu plusieurs aspects, il a souhaité que
MM. Alain Juppé, François Léotard et Michel Roussin puissent laccompagner,
pour compléter et préciser son intervention.
Il a souligné que les informations quil apporterait ne
concerneraient que laction et les décisions prises à partir du mois davril
1993, mais, la politique de la France au Rwanda ne commençant pas le 29 mars 1993,
il lui a semblé que la mission, pour être tout à fait éclairée, devrait se pencher
sur les raisons et les motivations qui ont servi de fondement au resserrement des liens
entre la France et le Rwanda dans les années quatre-vingts.
M. Edouard Balladur a souhaité avoir accès aux documents
officiels qui portent la trace de lensemble des décisions concernant la période
où il dirigeait le Gouvernement et pouvoir disposer de lensemble des comptes rendus
des auditions de la mission, y compris celles tenues à huis clos. A ce propos, il
sest demandé selon quels critères il avait été décidé de procéder à des
auditions à huis clos. Il a déclaré quun maximum de transparence lui paraissait
nécessaire, et que ce sentiment était aussi celui de nombreux officiers français
susceptibles dêtre appelés à témoigner devant la mission. Enfin, il a précisé
quil répondrait ultérieurement aux questions qui exigeraient de procéder à des
vérifications documentaires.
Sil lui a semblé plus quindispensable que la mission
puisse faire la lumière sur le déroulement des événements, il lui a paru tout aussi
essentiel quelle puisse mettre en lumière les raisons pour lesquelles une campagne
politico-médiatique, relayée par les canaux les plus divers, a été déclenchée,
violente, partisane, souvent même haineuse contre le seul pays de la communauté
internationale à avoir tenté une action, avant comme après les accords dArusha,
avant comme après lassassinat du Président rwandais, qui, on le sait, a été à
lorigine des massacres que la France, la première par la voix de M. Alain
Juppé, alors Ministre des Affaires étrangères, a qualifiés de génocide. Face à cette
campagne qui suscite lindignation de tous ceux qui ont le souci du renom de la
France, il sest demandé quels étaient les intérêts politiques, stratégiques,
économiques, idéologiques de ceux qui lont animée et a souhaité que la mission
puisse aussi sintéresser à cette question.
Il a ensuite exposé la situation du Rwanda en 1993 et la position de
la France à cet égard. Sur le terrain politique, le pays était, à cette époque et
depuis de longues années, lobjet daffrontements violents entre ses deux
communautés, hutue et tutsie. A plusieurs reprises au cours du dernier siècle, les deux
communautés sétaient violemment opposées, ce qui avait donné lieu à des
massacres répétés. La minorité tutsie sappuyant sur laide matérielle et
humaine apportée par lOuganda avait lancé, à partir de la frontière nord du
Rwanda, des opérations de reconquête et le début des années 1990 a été marqué par
lalternance dopérations militaires et de phases de négociations. De juillet
1992 à août 1993, une série daccords est intervenue sous le nom daccords
dArusha I, II, III et IV. En mars 1993, le Rwanda comptait déjà un million de
personnes déplacées, fuyant lavance des troupes du FPR. Il a fait remarquer que
face à cette situation, les réactions de la communauté internationale avaient été
timides et de peu de portée. Ainsi, la mission dobservation des Nations Unies à la
frontière Ouganda-Rwanda, créée en juin 1993 par la Résolution 846 du Conseil de
Sécurité de lONU navait eu quune action limitée du fait de
lobstruction des autorités ougandaises. La MINUAR créée en octobre 1993 en grande
partie grâce aux pressions exercées par la France -M. le Ministre Alain Juppé
pourra le confirmer- sur les Etats-Unis et sur lONU, et qui avait pour mission de
surveiller une zone théoriquement démilitarisée ne fut guère plus efficace.
Après la signature des accords dArusha IV durant lété de
1993, la France décida de réduire sa présence militaire qui passa dun peu plus de
300 hommes en mars 1993 à quelques dizaines au 1er janvier 1994
(24 selon ses sources), qui constituaient un détachement dassistance militaire
technique. En ce qui concerne les livraisons darmes, M. Edouard Balladur a
indiqué que le Gouvernement ne procéda, entre mars 1993 et la décision dembargo
davril 1994, quà des livraisons extrêmement limitées -dont la liste,
telle quelle lui a été communiquée, est à la disposition de la mission-
effectuées en vertu dautorisations délivrées par la Commission
interministérielle pour létude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG)
avant 1993. Il sagissait, entre autres, de 7 pistolets ou revolvers, de
160 parachutes et de pièces de rechange pour véhicules militaires ainsi que de
1 000 projectiles pour mortiers de 60 mm, conformément à une décision
dautorisation interministérielle datant de 1991. En avril 1994, il a précisé que
la décision de ne plus livrer darmes, sous aucune forme, fut prise par son
Gouvernement avant lembargo décidé par les Nations Unies.
Lattentat du 6 avril 1994 qui coûta la vie aux Présidents
du Rwanda et du Burundi déclencha de nouveaux troubles qui dégénérèrent rapidement en
massacres. La communauté internationale ne réagit pas, ou peu. La France décida de
rapatrier durgence ses ressortissants et se retrouva seule, face à un choix
sexprimant dans les termes suivants :
une intervention sous forme dinterposition ;
cette solution, présentée par ceux qui en étaient les tenants, comme une manière de
stopper lavance des troupes du FPR, aurait impliqué une action de guerre menée par
des troupes françaises sur un sol étranger. M. Edouard Balladur a précisé
quil sy était opposé, considérant que la France ne devait pas
simmiscer dans ce qui apparaîtrait rapidement comme une opération de type
colonial ;
une intervention strictement humanitaire et exclusivement
destinée à sauver des vies humaines quelle que soit lorigine ethnique des
personnes menacées, solution quil avait lui-même proposée, contrairement à ce
qui est parfois affirmé sans preuve. Cest ce choix qui a été décidé, en accord
avec le Président de la République comme en témoigne la lettre quil lui a
adressée, et quil tient à la disposition de la mission.
Cependant, dans la communauté internationale, une intervention
humanitaire suscitait une réticence générale et se heurtait à la passivité des
Nations Unies. Il a rappelé quafin denlever tout prétexte à linaction
et à lindifférence, il avait subordonné lopération Turquoise à certaines
conditions : celle-ci devait être autorisée par le Conseil de Sécurité des
Nations Unies ; la France ne devait pas sengager seule ; lobjectif
de lopération serait strictement humanitaire ; lopération serait
limitée à une durée de deux mois.
La France reçut finalement le 22 juin lautorisation
quelle sollicitait du Conseil de Sécurité à lunanimité, mais, malgré de
très nombreuses démarches françaises, aucun pays développé ne sassocia à
lopération Turquoise (les Etats-Unis restaient traumatisés par léchec de
leur opération en Somalie, la Belgique noubliait pas lassassinat de ses
Casques bleus, lAllemagne ne pouvait intervenir pour des raisons constitutionnelles,
lAngleterre considérait quil ne sagissait pas de sa zone
dinfluence historique et le fit savoir par la voix de son Ministre des Affaires
étrangères, lItalie acceptait le principe dun soutien quen pratique
elle ne mit pas en oeuvre). Quelques contingents africains -sénégalais, tchadiens,
nigériens, bassoguinéens, mauritaniens, congolais- participèrent donc, seuls, aux
côtés de la France, à cette opération.
Les difficultés de lopération et de sa mise en oeuvre étaient
connues dès lorigine. Malgré lhostilité de certains, la passivité de
beaucoup, la France estimait cependant quil était de son devoir dessayer de
sauver des vies. M. Edouard Balladur a précisé quil sétait rendu
devant le Conseil de Sécurité de lONU, en compagnie de M. Alain Juppé, pour
sen expliquer et dissiper tous les malentendus plus ou moins complaisamment
entretenus. A la fin de juillet, lors dun déplacement au Rwanda, dans la zone
démilitarisée, quil avait effectué en compagnie de MM. François Léotard et
Michel Roussin, il a pu constater la façon admirable dont les soldats français
accomplissaient leur mission humanitaire et a rappelé que lopération fut bien
menée conformément aux principes définis : les soldats français désarmèrent et
neutralisèrent les milices hutues et les FAR qui se trouvaient dans la zone
démilitarisée.
Le bien-fondé de lintervention française éclata rapidement au
grand jour : des voix sélevèrent partout pour demander à la France de
rester, et très vite des critiques inverses des précédentes lui furent
adressées : lopération Turquoise avait été décidée trop tard, elle était
dune ampleur insuffisante.
Estimant que les faits sont parfaitement clairs, il a affirmé que la
France navait pas participé à des opérations militaires aux côtés des forces
armées rwandaises en 1993 et 1994, comme en témoignent la diminution de ses effectifs
militaires réduits à quelques dizaines dhommes et larrêt de toute
autorisation dexportation des armes (selon ses informations) et que grâce à elle,
seule à être intervenue pour limiter lhorreur, plusieurs dizaines de milliers de
vies humaines ont été sauvées. Le Gouvernement français a estimé que le rôle de la
France nétait pas de monter une expédition coloniale, mais au contraire
dessayer de mettre en oeuvre une opération humanitaire. Les autres pays nont
rien fait.
M. Edouard Balladur a souhaité redire sa surprise et sa
réprobation devant le comportement de tous ceux qui, impuissants à rétablir la paix,
incapables de sauver la vie des Européens de Kigali, impuissants encore à mettre fin aux
massacres ou à porter secours aux populations martyrisées, mettent aujourdhui en
accusation le seul pays au monde qui a agi, avec les moyens quil avait, et en
surmontant les réticences de la communauté internationale.
Il a estimé que la mission parlementaire dinformation, bien plus
quutile, était indispensable car il ny a pas dun côté les bons, de
lautre les mauvais, dun côté les bourreaux, de lautre les victimes. Ce
qui sest passé avant, pendant, après ce génocide, jusquà aujourdhui,
montre que la situation est autrement complexe. La clarté doit être faite. Ce nest
donc pas la loi du silence quil faut respecter mais celle de la vérité et chacun a
le devoir de sexprimer librement, complètement et impartialement devant la mission.
Lensemble des responsables du Gouvernement qui ont eu à décider
dans cette dramatique situation sont là pour répondre aux questions, pour aider à
comprendre le rôle de la France, mais aussi pour permettre de défendre le renom de notre
pays et celui de son armée.
M. Edouard Balladur a alors souhaité obtenir communication :
des dossiers du SGDN permettant de préciser les dates, la nature et les quantités des
livraisons darmes pour la période 1993-1995, et pour la période antérieure ;
des dates des autorisations dexportation délivrées par la CIEEMG de 1990 à 1995,
nayant personnellement pas pu, malgré sa demande, disposer à ce jour des
informations nécessaires, enfin, des comptes rendus des auditions des personnalités
entendues à huis clos. Il a suggéré que la mission sattache également à
létude des responsabilités des autres pays, quels quils soient, qui ont pu
favoriser, soutenir, ou aider laction des organisations qui se combattaient au
Rwanda (les services français devant être en mesure dapporter les éclairages
nécessaires), et quelle recherche aussi lorigine et les formes prises par la
campagne dirigée contre la France.
Il a précisé quil était prêt à revenir devant la mission si
celle-ci le jugeait utile et a souhaité pouvoir être entendu à nouveau, à sa demande,
sil lestimait nécessaire.
M. Edouard Balladur a enfin fait part de ses réactions
personnelles en sa qualité de citoyen : ayant exercé la fonction de Premier
Ministre, parfois dans des conditions difficiles, avec tout le scrupule et toute la
conscience morale dont il était capable, il a eu à prendre des décisions graves, celle
dentreprendre lopération Turquoise en a été une. Il sagissait pour la
France de donner lexemple. Elle la donné. Qui dautre, à sa place, ou
qui avec elle a consacré autant de temps, autant dargent -puisquil faut bien
en parler- a envoyé autant dhommes pour empêcher, du moins pour limiter ces
massacres abominables ?
Il a conclu en soulignant quil trouvait révoltant que
laction de la France puisse servir aujourdhui daliment ou de prétexte
à une campagne dirigée contre elle et a ajouté que ce sentiment était partagé non
seulement par nos soldats, mais aussi par lensemble des Français qui ont toutes les
raisons, en la circonstance, dêtre fiers de leur pays et de laction
humanitaire quil est le seul à avoir menée.
Après avoir rappelé que la mission dinformation procéderait à
laudition de toutes les personnalités concernées par les événements avant et
après 1994, le Président Paul Quilès a indiqué que le critère de publicité
des auditions répondait au souhait du Gouvernement que les fonctionnaires civils et
militaires soient en principe entendus à huis clos. Il a confirmé à M. Edouard
Balladur quil serait entendu à nouveau par la mission sil le souhaitait. Il
lui a également indiqué que M. Bernard Cazeneuve, rapporteur, était déjà
intervenu auprès du Gouvernement pour obtenir des informations du SGDN et que
M. Pierre Brana, rapporteur, ferait des propositions dauditions sur le thème
de la responsabilité dautres pays, notamment sous langle de leur
participation militaire.
M. Alain Juppé sest ensuite exprimé en tant
quancien chef de la diplomatie française et a tout dabord distingué trois
phases : de fin mars 1993 au 6 avril 1994, date de lattentat contre
lavion présidentiel, la recherche patiente et résolue du partage du pouvoir entre
les différentes forces qui se déchiraient au Rwanda, puis, du 6 avril jusquà
la mi-juin 1994, les efforts incessants et multiples de la France pour convaincre la
communauté internationale dintervenir au Rwanda, enfin lopération Turquoise,
du 22 juin 1994, date de la résolution n° 929 du Conseil de sécurité des
Nations Unies, au 21 août 1994, date du retrait de nos troupes.
Il a déclaré quil était inexact daffirmer que la France
avait soutenu de manière inconditionnelle le régime du Président Juvénal Habyarimana
car la position constante du Gouvernement français visait au contraire à favoriser la
réconciliation et le partage du pouvoir entre les deux ethnies hutues et tutsies,
considérant quil sagissait là de la seule solution viable à long terme.
Cest dans cet esprit que le Président Juvénal Habyarimana a été encouragé à
négocier, tant avec le FPR quavec lopposition hutue modérée, et à
transformer les institutions rwandaises pour faire une place à chacune des forces en
présence. Ces négociations, commencées avant le Gouvernement de M. Edouard
Balladur et poursuivies par lui, ont abouti à la conclusion des accords
dArusha I en 1992 et dArusha II en août 1993. Dès mars 1993, le
nouveau Gouvernement français a déployé tous ses efforts pour obtenir un certain nombre
de décisions : tout dabord le renforcement du groupe dobservateurs
militaires envoyés par lOUA au lendemain du premier cessez-le-feu de juillet 1992,
entré en vigueur le 1er août 1992 -il faut souligner quà cette
époque beaucoup de pays fondaient des espoirs sur lOUA et non pas sur les Nations
Unies, or lefficacité de lorganisation africaine na guère été
convaincante- en second lieu, sur la base dun rapport du Secrétaire général de
lONU, la mise en place dune force dobservateurs à la frontière entre
le Rwanda et lOuganda, la MONUOR, qui arrivera en octobre 1993, et en dernier lieu
la poursuite des négociations dArusha. Il a souligné que laction de la
France, jointe à celle dautres acteurs, navait pas été inutile
puisquun accord, ou plus exactement une série daccords ont été signés à
Arusha le 4 août 1993 pour être mis en oeuvre sur une période de transition de
vingt-deux mois. M. Alain Juppé a signalé que le Président du FPR avait alors
officiellement adressé ses remerciements à la France pour la contribution quelle
avait apportée à la conclusion de ces accords.
Ceux-ci prévoyaient, notamment à partir du 15 décembre 1993, la
mise en place dun gouvernement de transition à base élargie avec, comme Premier
Ministre M. Faustin Twagiramungu, la mise en place dune assemblée nationale de
transition dont les membres désignés sinstalleront le 18 mars 1994, enfin, le
déploiement dune mission des Nations Unies, la MINUAR, comprenant, au 1er mars
1994, 2 300 hommes dont 935 Bengladais, 424 Belges et
400 Ghanéens et pas un seul Français. Ces accords prévoyaient également le
retrait des deux compagnies de parachutistes français envoyées en octobre 1990 dans le
cadre de lopération Noroît pour protéger les 600 ressortissants français.
Ce dispositif avait été renforcé de février à mars 1993 par deux compagnies
supplémentaires. Ce retrait sera effectif le 15 décembre 1993 et seuls resteront
sur le sol rwandais 24 coopérants militaires dans le cadre dun détachement
dassistance technique.
M. Alain Juppé a alors souligné les conséquences
catastrophiques de la mort, le 6 avril 1994, des Présidents rwandais et burundais
lors de lexplosion sous le feu dun missile sol-air de leur avion qui
atterrissait à Kigali en provenance de Dar Es-SalaM. Cet assassinat a provoqué le
départ des responsables hutus modérés au moment où lancien Chef de lEtat
rwandais avait fini par accepter une forme de partage du pouvoir et avait livré le pays
aux extrémismes. Il sest interrogé sur les responsables de cet assassinat et a
évoqué les pistes des extrémistes hutus opposés aux accords dArusha, du FPR et
de lOuganda. Il a rappelé que la France avait demandé à lONU de diligenter
une enquête officielle. Confiée au Secrétaire général par le Conseil de Sécurité,
elle na jamais abouti à aucune conclusion. Constatant la ruine de tous ses efforts
diplomatiques, la première réaction de la France a été dévacuer
456 ressortissants français et 1 277 étrangers, essentiellement belges,
et de prendre le contrôle de laéroport de Kigali. Alors que la France procédait
à cette opération avec un support logistique dautres pays à lextérieur du
Rwanda, le Conseil de Sécurité décidait à lunanimité le 21 avril de
ramener les effectifs de la MINUAR de 2 548 à 270 hommes. Ce fut là la seule
réaction rapide des Nations Unies. La Belgique traumatisée par lassassinat de onze
de ses Casques bleus plaidait pour un retrait immédiat et total et il a fallu toute
laction diplomatique de la France pour que le désengagement soit plus progressif et
provisoire.
M. Alain Juppé a également souligné que, dans le même temps,
la France avait solennellement dénoncé le génocide qui était perpétré au Rwanda.
Il a donné lecture de la déclaration quil avait communiquée à
la presse, le 15 mai 1994, à lissue de la réunion à Bruxelles du Conseil des
Ministres de lUnion européenne et de la réponse quil avait faite le
18 mai 1994 à lAssemblée nationale au cours de la séance des questions
dactualité. Ces deux interventions utilisent expressément le terme de génocide.
La France, à ce moment, tout en intensifiant son aide humanitaire en
direction des ONG basées à la frontière du Rwanda sous la forme notamment de ponts
aériens, sest engagée à fond pour que les Nations Unies organisent une opération
massive dimposition de la paix. Cest devant la carence de la communauté
internationale et les obstacles mis par certaines grandes puissances aux initiatives du
Secrétaire général des Nations Unies qui demandait, à cette époque, devant le
génocide en cours, lenvoi de 5 000 Casques bleus, quest née
lidée dune intervention humanitaire dinitiative française.
M. Alain Juppé a, à ce propos, donné lecture dun extrait de lentretien
quil a alors accordé à Libération pour expliquer linitiative
française (entretien paru le 16 juin 1994). Il a reconnu que lappel de la
France accompagné dune intense activité diplomatique à New York, dans les grandes
capitales et dans les pays de la région était resté sans réponse malgré le soutien
actif du Secrétaire général des Nations Unies. Il a déclaré que lopération
Turquoise représentait un sursaut de la France devant la passivité de la communauté
internationale et la stratégie dattentisme de certaines grandes puissances. Il a
précisé que dès le départ le Gouvernement avait fixé les conditions et les limites de
cette intervention : elle devait être autorisée par le Conseil de Sécurité, la
France ne sengageait pas seule, lobjectif était strictement humanitaire et il
nétait pas question dinterférer dans le processus politico-militaire en
cours, au moment où les troupes du FPR déjà présentes au Rwanda à la suite des
accords dArusha II recevaient des renforts de lOuganda et du Burundi.
Enfin, lopération était limitée à deux mois afin déviter une présence
durable de troupes françaises puisque lobjectif de la communauté internationale
était le retour à lapplication des accords dArusha qui avaient prévu leur
retrait. M. Alain Juppé a précisé quil avait le 22 juin 1994 informé
les autorités du FPR, dont certaines étaient très réticentes, sur les conditions dans
lesquelles la France envisageait cette intervention en recevant à Paris une délégation
conduite par le Ministre Bihozagara.
Ainsi définie, lopération Turquoise a reçu lapprobation
du Conseil de Sécurité avec ladoption en quarante-huit heures, par dix voix
contre cinq abstentions, de la résolution n° 929, grâce au soutien actif du
Secrétaire général des Nations Unies et a suscité ladmiration du Secrétaire
dEtat américain, M. Warren Christopher, qui len avait personnellement
entretenu.
M. Alain Juppé a alors regretté quaucun pays développé
ne se soit associé à lopération Turquoise : les Etats-Unis restaient hantés
par le fiasco de lintervention en Somalie, la Belgique était paralysée par
lassassinat de ses Casques bleus et son statut dancienne puissance coloniale,
lAllemagne était empêchée dagir par ses dispositions constitutionnelles,
lAngleterre considérait quil ne sagissait pas de sa zone
dinfluence et lItalie, qui avait promis un soutien logistique, sera incapable
de le fournir. Quant à lUEO, son soutien restera moral. Seuls, des contingents
africains du Sénégal, de la Mauritanie, du Niger, de lEgypte, du Tchad, de la
Guinée Bissau et du Congo, participeront dès la mi-juin 1994 à lopération
Turquoise et demeureront, pour plusieurs dentre eux, au Rwanda après son
achèvement, dans le cadre de la MINUAR II.
Demblée, lintervention a été un succès, les massacres
ont diminué et des centaines de milliers de vies ont été sauvées. Les soldats
français ont protégé des dizaines de sites de regroupement de civils Tutsis et permis
aux ONG daccéder en toute sécurité à ces populations. Pendant ce temps,
lavancée du FPR et les combats avec les FAR ont entraîné un mouvement massif
denviron un million de réfugiés vers la frontière du Zaïre. Nous avons alors
été conduits à créer une zone humanitaire sûre dans le sud-ouest du Rwanda, à
lintérieur de laquelle lutilisation des armes fut proscrite. Cette création
sest faite avec laval du Conseil de Sécurité et le FPR, informé, ny a
pas fait obstacle. La situation dans cette zone a fait lobjet de rapports au Conseil
de Sécurité. Pour autant, compte tenu des effectifs affectés à lopération
Turquoise, il na pas été possible dy procéder à larrestation de
probables criminels de guerre, le Conseil de Sécurité de surcroît nayant jamais
accordé un tel mandat. Par contre, la France sest déclarée favorable à la mise
en place et à la création par lONU dune juridiction pénale internationale
chargée de juger les responsables du génocide. Lopération Turquoise a dû
également assumer une mission humanitaire et sanitaire dune ampleur imprévue
résultant de lépidémie de choléra survenue dans la zone de Goma où
sétaient réfugiés au Zaïre des milliers de Rwandais fuyant le FPR. A
lissue du délai de deux mois fixé pour son déroulement, lopération
Turquoise a cédé la place à la mission MINUAR II qui a repris lessentiel de
son mandat.
En conclusion, M. Alain Juppé a déclaré quen retrouvant
les déclarations à la presse, les interventions diplomatiques, les réponses aux
questions dactualité, les auditions devant les commissions parlementaires il
ressentait une légitime fierté pour la façon dont la France avait su montrer
lexemple : ses soldats ont appliqué leurs instructions avec efficacité et
humanité, sa diplomatie a donné mauvaise conscience à une communauté internationale
décidée à ne rien faire. Il a alors fait part de son incompréhension face à la remise
en cause du bien fondé de laction de la France et a souligné ladmiration et
la reconnaissance quil éprouvait envers les soldats et les diplomates français qui
nous ont permis de sauver lhonneur.
M. François Léotard a souhaité faire état de trois
sentiments : sentiments de responsabilité, de fierté et enfin dune certaine
amertume. Il a dabord déclaré que, sous réserve de faute personnelle de tel ou
tel, il assumait la responsabilité de tous les ordres donnés aux militaires français.
Il a précisé quil avait été amené à gérer au nom du Gouvernement, sous la
responsabilité du Président de la République, du Premier Ministre, et du Ministre des
Affaires étrangères, quatre missions dassistance au Cambodge, en Somalie, au
Rwanda et en Bosnie-Herzégovine. Précisant quil rendait compte au Premier Ministre
chaque jour et au Président de la République chaque semaine, le lundi, il a réitéré
quil assumait la responsabilité de laction militaire du Gouvernement
français, lequel avait agi à chaque fois sous mandat de lONU.
M. François Léotard a ensuite exprimé sa fierté pour
lopération menée. Il a rappelé que les soldats français étaient intervenus,
sagissant de lopération Turquoise, le lendemain même du vote de la
résolution n° 929 à 7 000 kilomètres du territoire français, avec
courage, compétence et dans la dignité et quils lavaient fait à la demande
même des organisations humanitaires qui considéraient quil leur était impossible
de continuer à agir sans lappui et lassistance des forces militaires.
Précisant que lopération Turquoise pouvait se résumer à la formule : " un million
de réfugiés protégés par un millier dhommes ", il a affirmé avec
force que les Français avaient été les seuls à ensevelir les cadavres -il a
dailleurs fallu prévoir pour les soldats chargés de cette tâche un soutien
psychologique- à lutter contre les épidémies, à installer un hôpital de campagne et
aussi à penser à fournir de leau potable. Il a rappelé plusieurs chiffres :
94 000 consultations de réfugiés et de blessés, 10 000 jours
dhospitalisation, 24 000 vaccinations. Il a tenu à souligner que ce
nest quaprès la mise en place de lopération française que
dautres pays, notamment les Etats-Unis, étaient arrivés et que leur action
sétait bornée à la logistique. Il a rappelé que la qualité et la nécessité de
notre action avaient été saluées par le Secrétaire général de lONU,
M. Boutros Boutros Ghali, et du Haut-Commissaire aux Réfugiés, Mme Ozata, dont
il a demandé les auditions, et qui ont publiquement exprimé à la France la
reconnaissance de la communauté internationale.
Enfin, M. François Léotard, exprimant son amertume pour le fait
quune action, aussi incontestable, menée sous la pression de lhorreur et
dun sentiment de compassion et qui honore la France ait pu être entourée dun
voile de suspicion, a estimé quil y avait là une situation des plus troublantes et
des plus incompréhensibles. Rappelant que lorsquil sétait rendu à deux
reprises au Rwanda les réfugiés lavaient tous remercié, il a estimé que les
termes employés, notamment dans la presse, " erreur danalyse,
complicité, hypocrisie, silence... ", étaient lindice dune
campagne de dénigrement tout à fait scandaleuse dont il a demandé que les tenants et
aboutissants soient dégagés et éclairés, afin de découvrir qui en sont les
véritables bénéficiaires.
Rappelant quaprès avoir été député, puis Ministre, il était
maintenant un homme tout à fait libre, M. Michel Roussin a indiqué
quil exposerait ce que les services dont il avait la charge avaient fait sur le plan
militaire et quen conséquence il évoquerait le rôle de la Mission militaire de
Coopération.
Il a rappelé que la Mission militaire de Coopération était
constituée dun petit état-major de quarante personnes dirigé par un officier
général et sur le terrain, en Afrique, de 600 militaires répartis dans plus de
vingt-cinq pays, que dans ces pays les attachés militaires de coopération étaient
présents dans les états-majors ou les écoles et quil sagissait de
techniciens exerçant des fonctions de formation et en aucun cas dunités de combat.
Revendiquant son passé dofficier de carrière, il a fait
observer quil était irréaliste de penser pouvoir faire la guerre avec
600 personnes réparties dans vingt-cinq pays. Adoptant une approche budgétaire, il
a exposé que le budget de la Mission militaire de Coopération était inscrit au chapitre
41-42, quà lépoque il se montait à 800 millions de francs, que, sur
cette somme, 490 millions de francs représentaient des soldes et des charges
dentretien du personnel, 90 millions de francs correspondaient au financement
de stages dofficiers africains en France et au fonctionnement des deux écoles
interafricaines de Bouaké en Côte-dIvoire et de Thies au Sénégal et que les
180 millions de francs restants, consacrés à de laide logistique, étaient
répartis à raison de 4 à 10 millions de francs par pays.
Soulignant que lensemble de ces sommes était soumis à la
procédure de contrôle des dépenses engagées, il a réaffirmé que lensemble de
laction de son ministère était transparent. Il a également précisé que les
marchés darmement devaient faire lobjet dune autorisation de la
Commission interministérielle pour létude des exportations de matériels de guerre
(CIEEMG) et que les cessions de munitions à titre gratuit étaient elles aussi sous
contrôle et non sous la seule responsabilité du général commandant la Mission
militaire de Coopération.
Sindignant quon ait pu dire quen tant quancien
Directeur de cabinet du Directeur de la DGSE, il était nécessairement un homme de
réseau, voire un " ministre barbouze ", il a réaffirmé quil
ny avait rien à cacher au ministère de la Coopération. Précisant quil
répondrait sur toutes les questions, y compris sur les deux cohabitations ou sur les
méthodes de travail de son ministère, il a déploré quon tente de faire porter à
ce ministère des responsabilités douteuses.
Remerciant les intervenants pour leurs exposés liminaires, le
Président Paul Quilès a tout dabord relevé limportance des accords
dArusha dont les observateurs estimaient à lépoque de leur conclusion
quils auraient pu réussir. Il a à ce propos demandé si la France avait su prendre
toutes les mesures nécessaires pour assurer leur mise en oeuvre et engager le Président
Habyarimana à les appliquer de bonne foi, notamment après lassassinat du
Président du Burundi en octobre 1993. Il a également souhaité que soit précisée
lattitude de la France vis-à-vis de lémergence dun extrémisme hostile
à toute association au pouvoir du FPR.
Evoquant la montée des tensions de la fin de lannée 1993
jusquen avril 1994, laugmentation du nombre de massacres et la polarisation
politique croissante entre le FPR et le régime Habyarimana, il a ensuite demandé à
M. Alain Juppé quelles informations disposait le ministère des Affaires
étrangères à ce moment sur la situation au Rwanda.
Abordant laffaire très nébuleuse de lattentat contre
lavion présidentiel et rappelant la détermination de la mission dinformation
déclaircir le fond de cette affaire et de faire le tri entre les diverses thèses
proposées, elles-mêmes plus ou moins étayées, il a demandé comment on pouvait
expliquer quaucune enquête nait été menée. Rappelant que M. Alain
Juppé avait évoqué lincapacité ou limpuissance de lONU à ce sujet,
il sest étonné que le Gouvernement nait rien entrepris alors que des
ressortissants français avaient été tués. Précisant que selon certaines sources, une
mission française de trois militaires sétait rendue sur place pour retrouver les
corps de léquipage français, dans des conditions qui permettaient de
lassimiler à un commando, il a demandé si ce commando avait pu rassembler
dautres éléments, concernant par exemple lautodirecteur du missile,
permettant de confirmer lune ou lautre hypothèse.
Evoquant alors lopération Amaryllis et les critiques qui avaient
été portées sur le caractère restrictif de son mandat, il a demandé comment les
personnels rwandais avaient pu avoir accès aux avions, si une attitude avait été
définie à légard des Rwandais, notamment ceux dentre eux qui travaillaient
avec les institutions françaises et qui se sentaient menacés dassassinat, et si la
critique selon laquelle un tri avait été fait entre les Rwandais était exacte.
Enfin, rappelant quà deux questions différentes, M. Alain
Juppé et M. Michel Roussin, alors quils étaient en fonction, avaient tous
deux répondu que cétait le ministère des Affaires étrangères qui était en
charge de la politique africaine française, il a souhaité savoir quel avait été le
rôle respectif du Ministre des Affaires étrangères et du Ministre de la Coopération
dans la gestion de la crise rwandaise.
M. Edouard Balladur a répondu que laction de la France
de 1993 à 1994, jusquau déclenchement du génocide, avait poursuivi un double
objectif ; il sagissait dabord dun appel constant à la raison et
à la conciliation, dont les accords dits dArusha IV portent témoignage, et
dun désir de voir la majorité hutue associer le FPR à lexercice des
responsabilités politiques. Il a rappelé que jusquà lattentat on avait pu
croire que cette politique réussirait. Il a souligné que, par ailleurs, cette action
marquait un infléchissement de notre politique par rapport à la période antérieure, se
traduisant par la baisse des effectifs militaires jusquà les réduire à un simple
détachement dassistance militaire technique et par larrêt complet des
livraisons darmes. Il a rappelé que les accords dArusha IV lui
semblaient être un signe suffisant des efforts quavait faits la France pour
convaincre le Président Habyarimana dadopter une attitude conciliante après
quelle eut entrepris de réduire ses forces et de mettre fin aux livraisons
darmes.
M. Alain Juppé a reconnu que de janvier à avril 1994 la
situation au Rwanda était tendue et que des massacres avaient lieu ici ou là, et a tenu
à rappeler que, malgré les accords passés en 1992, le Rwanda était, en fait, depuis
plusieurs années dans un état de guerre que lon pouvait considérer, soit comme
une offensive venue dun Etat voisin, lOuganda, soit comme une reconquête de
leur territoire par une partie des Rwandais eux-mêmes. La politique constante de la
France a été de contribuer à faire baisser la tension et faciliter lapplication
des accords dArusha. Les accords étaient complexes et les mauvaises volontés ne
manquaient pas, tant du côté de certains responsables du FPR que des extrémistes hutus,
qui espéraient détenir la totalité du pouvoir sans le partager.
M. Alain Juppé a précisé que le Président Habyarimana avait
été reçu à Paris par le Président de la République, que lui-même lavait vu à
Paris le 11 octobre 1993, à la suite des accords dArusha, et quil avait
profité de cette rencontre pour linciter à accepter ces accords alors quils
prévoyaient en particulier une limitation très forte de ses pouvoirs présidentiels.
Puis, tout en retirant son dispositif sur le territoire rwandais à partir du
15 décembre 1993, la France sétait efforcée de convaincre les Nations Unies
de mettre en place le plus rapidement possible la MINUAR I.
M. Alain Juppé a interprété lattentat du 6 avril
1994 comme lexpression de la volonté de mettre un terme à lapplication des
accords dArusha et estimé quil avait été commis par ceux qui jugeaient, en
le craignant, que ce processus était en train de réussir.
M. François Léotard a souligné quau moment de
lattentat, laéroport de Kigali était sous le contrôle des troupes belges.
Le missile qui a atteint lavion, un SAM-16, de fabrication soviétique, était en
dotation dans larmée ougandaise et au FPR, et non dans larmée rwandaise qui
navait pas de menace aérienne à redouter. Cet avion était en provenance de Dar
Es-Salam et devait transporter, outre les Présidents Habyarimana et Ntaryamira, le
Président Mobutu, qui sest désisté au dernier moment.
M. François Léotard a indiqué quune unité du FPR
contrôlait depuis décembre 1993 les abords de laéroport, en application des
accords dArusha, et quelle avait contraint tous les avions qui y
atterrissaient à emprunter un axe bien défini, qui lui permettait de les tenir dans la
ligne de mire de ses armes.
Lavion présidentiel a décollé de Dar Es-Salam dans
laprès-midi et son heure darrivée était prévisible.
M. François Léotard a fait remarquer que la présence dans
lavion du Chef détat-major rwandais semblait exclure a priori
limplication de larmée rwandaise dans lattentat.
Il a fait état de saisies de communiqués et dinterceptions de
conversations entre membres du FPR montrant une forte satisfaction à la suite de
lattentat -le mot " victoire " y figurait- et faisant
allusion à la présence dans lavion des " trois tyrans ",
Mobutu étant supposé sy trouver. Il a indiqué quaucun élément
dinformation navait pu être recueilli sur place du fait du bouclage immédiat
des lieux, rendant impossible laccès aux débris de lavion.
M. François Léotard a souligné que lopération Amaryllis,
qui avait de nombreux précédents en Afrique, a consisté en une action classique
dévacuation, dans laquelle priorité était donnée aux ressortissants européens,
selon une pratique constante, mais que des personnes de nationalité rwandaise ont été
également concernées. Il a déclaré ne pas savoir si, sur place, une discrimination
avait été instaurée entre les ethnies lors de lévacuation.
M. Alain Juppé a précisé que les décisions
dévacuation avaient été prises sur place par lAmbassadeur de France,
M. Marlaud, et les responsables dAmaryllis, au milieu dune ville en proie
aux massacres, avec des sites inaccessibles, le téléphone étant coupé.
Lévacuation a été organisée à lambassade et sur certains lieux de
regroupement.
M. Alain Juppé a insisté sur le fait quaucun tri
navait été effectué en fonction de lorigine ethnique des personnes et
souligné quaffirmer le contraire sans apporter la moindre preuve était
particulièrement grave.
M. François Léotard a signalé que lopération avait
été particulièrement dangereuse, comme en témoigne létat du dernier avion de
retour à sa base, qui avait été criblé de balles.
M. Alain Juppé a fait observer que les relations entre les
ministères des Affaires étrangères et de la Coopération relevaient dune question
de cours. Le ministère des Affaires étrangères conduit laction diplomatique de la
France sous lautorité du Président de la République et du Premier Ministre. Le
ministère de la Coopération est chargé de la coopération, sous ses différents
aspects. Voilà pour la théorie. Dans la pratique, la coordination ne posait pas de
problèmes. Une réunion sur la politique africaine se tenait chaque semaine
alternativement à lElysée et Matignon, respectivement sous la présidence du
Conseiller pour les Affaires africaines du Président de la République ou du Conseiller
diplomatique du Premier Ministre, et des conseils restreints réunissant les Ministres
concernés se tenaient périodiquement sous la présidence du Président de la
République.
M. Michel Roussin a mis laccent sur les relations
étroites entretenues par le ministère de la Coopération avec la Direction des Affaires
africaines du ministère des Affaires étrangères, manifestées notamment par une
réunion hebdomadaire. Des divergences de vue sont toujours possibles mais il est clair,
pour chacun, que la politique des affaires étrangères de la France relève dabord
du Quai dOrsay.
M. René Galy-Dejean a remercié MM. Edouard Balladur,
Alain Juppé et Michel Roussin de leurs propos liminaires dont il a estimé quils
avaient fait appel à la raison et contribué à dépassionner le débat.
A M. Edouard Balladur, M. René Galy-Dejean a demandé des
précisions sur lampleur des livraisons darmes au Rwanda et limportance
des effectifs français, civils ou militaires, dans ce pays avant 1993 et comment pouvait
sexpliquer un tel engagement.
Auprès de M. Alain Juppé, il sest inquiété de savoir si
des puissances extérieures à la région des Grands Lacs avaient aidé le FPR et quelle
aurait été la nature de cette aide, notamment sur le plan militaire.
Enfin, M. René Galy-Dejean, reprenant les propos de
M. Edouard Balladur selon lesquels ce dernier nexcluait pas déventuelles
livraisons darmes entre 1993 et 1995, malgré des déclarations officielles
affirmant quelles avaient cessé le 6 avril 1994, sest demandé sil
pouvait exister une possibilité que des armes aient été livrées au Rwanda après cette
date.
M. Edouard Balladur a rappelé que le nombre de Français
était passé de 400 début 1993 -il avait été encore plus important lors de
lopération Noroît- à 24 personnes fin 1993.
M. Edouard Balladur a estimé que ce chiffre de 400 personnes
ne pouvait être considéré comme particulièrement élevé, eu égard à
lexistence daccords de coopération qui liaient la France et le Rwanda depuis
1975. Il ny avait là rien dextraordinaire. La baisse de ces effectifs à
partir davril 1993 est due à la volonté daccompagner les accords
dArusha et de pousser à leur application.
M. Edouard Balladur a indiqué quil ne disposait
daucune information sur les exportations darmes au Rwanda de 1990 à 1993 et a
rappelé quil avait demandé au Président Quilès de saisir le Gouvernement afin
que lui soient communiqués les chiffres concernant les exportations darmes au
Rwanda entre 1993 et 1995. Il a regretté ne pas avoir encore obtenu ces précisions. Il a
repris les indications de son propos liminaire concernant les livraisons darmement
dont il a eu connaissance de 1993 à 1994, en vertu dautorisations accordées en
1990, 1991 et 1992 et a réaffirmé quà sa connaissance, il ny avait eu
aucune livraison darmes au Rwanda à partir du 8 avril 1994.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission
dinformation était en possession de laccord de coopération de 1975 et que
faire la lumière sur les exportations des armes à destination du Rwanda au cours de la
période considérée figurait parmi ses objectifs essentiels.
M. Alain Juppé a précisé que le ministère des Affaires
étrangères est représenté au sein de la CIEEMG. Il a rappelé que le 8 avril 1994
le SGDN avait décidé la suspension de la validité de toute exportation darmes et
de matériels de guerre à destination du Rwanda et du Burundi, y compris la validité des
procédures en cours, et a indiqué que cette mesure conservatoire avait été confirmée
le 28 avril par la CIEEMG et le 5 mai par le cabinet du Premier Ministre,
conformément à la décision du comité restreint du 3 mai 1994, alors que le
17 mai seulement une résolution n° 918 du Conseil de Sécurité déclarait
linterdiction de la vente et de la livraison darmes et de matériels de guerre
au Rwanda. Il a fait remarquer que la Commission internationale denquête sur la
situation dans la région des Grands Lacs avait donné acte des mesures prises par la
France. Il a indiqué enfin que le ministère des Affaires étrangères navait pas
eu connaissance dune aide extérieure à la région des Grands Lacs ayant
bénéficié au FPR.
M. Michel Roussin a précisé que la dernière livraison
darmes sur stock ancien au titre des cessions gratuites avait eu lieu le 3 mars
1993.
M. François Léotard a indiqué que les dernières livraisons
en février et mars 1994 concernaient des matériels médicaux. Il a rappellé que les
forces françaises présentes à laéroport civil de Goma au Zaïre navaient
pas pour mandat de contrôler les arrivées davions privés qui auraient pu
transporter des armes.
M. Jacques Myard sest félicité que les événements
aient été replacés dans leur contexte. Il a déclaré que lorchestration déjà
ancienne dune campagne contre la France masquait en fait une lutte dinfluence
géostratégique qui néchappait à personne et quil fallait bien admettre que
le travail honorable et légitime accompli par la France nétait évidemment pas
apprécié par tous les autres Etats. Se référant au caractère très classique de
laccord dassistance technique passé avec le Rwanda, il sest demandé
comment dans ces conditions les Forces de larmée rwandaise (FAR) bénéficiant
soi-disant dun soutien français extraordinaire pouvaient avoir été vaincues
militairement par le FPR, " mieux armé et supérieur en nombre "
et qui avait armé le FPR. Il a souligné le caractère risqué que revêtait, selon lui,
lopération Turquoise et a souhaité connaître létat desprit qui
prévalait à lépoque chez les responsables politiques de cette opération, qui
paraissaient inquiets.
M. Edouard Balladur a fait remarquer que chacun peut constater
que les rivalités ethniques sont tour à tour utilisées par telle ou telle puissance
extérieure et que in fine la question se posait de savoir qui a voulu évincer la
France de cette zone géographique et au profit de qui. Il a estimé quil serait
probablement intéressant détudier cette question à lheure actuelle, quatre
ans après le génocide. Pour sa part, la France liée au Rwanda par un accord classique,
vieux de vingt ans, a fait en sorte que les protagonistes sentendent et coopèrent.
Il a à nouveau souligné que lopération Turquoise était à la
fois courageuse et risquée et a rappelé quelle avait suscité des réactions de la
communauté internationale allant du scepticisme à lhostilité. Il a rappelé que
cette intervention avait été initialement considérée, à tort, comme une opération de
sauvetage de la majorité hutue et du Gouvernement Habyarimana et de barrage anti-Tutsi,
destiné à stopper lavance du FPR.
Il sest vivement opposé à une vision de la France qui aurait
pris parti pour lun ou lautre des deux camps et a indiqué que, pour lever
toute suspicion de cet ordre, laction humanitaire française sétait
déployée dans le sud-ouest du pays avec une logistique implantée dans un pays
extérieur. Sagissant de larmement du FPR il sest borné à constater
quil avait sa base en Ouganda.
M. Alain Juppé a rappelé que le Rwanda, placé sous la
tutelle de la puissance coloniale belge jusquen 1962, avait connu en 1959, 1963,
1966, 1973 des vagues de massacres interethniques. Il a souligné quen Ouganda le
Président Museveni avait été porté au pouvoir, entre autres, par 7 000 à
8 000 Tutsis chassés du Rwanda et quil était lui-même issu dune
ethnie voisine. Dans les années 1990, on constate lexistence au Rwanda dun
gouvernement légal avec un président élu en 1978, en 1983 et en 1988, Juvénal
Habyarimana. Incidemment on remarque quau Burundi et au Rwanda cest un
président hutu qui est démocratiquement élu et que cela se traduit à terme par son
assassinat. Il a estimé quil serait bon que quelques investigations historiques
corrigent quelque peu la vision dun pouvoir corrompu et dictatorial face à un FPR,
force de libération nationale parée de toutes les vertus. Il a souligné que
lavancée du FPR en territoire rwandais navait pas suscité un sentiment de
libération des populations mais au contraire avait provoqué la fuite dun million
de personnes vers louest du pays.
Sagissant de la mise en oeuvre de lopération Turquoise, il
a insisté sur le soutien total et constant donné au Premier Ministre par lensemble
de ses Ministres. Il a souligné que, lors du retrait de nos forces, comme prévu, fin
août 1994, de nombreux pays, le Secrétaire général de lONU et les ONG avaient,
à ce moment, dénoncé le départ de la France et manifesté leur inquiétude face à
lespace vide laissé par elle, la MINUAR ayant quelques difficultés à se mettre en
place. Tout a été fait pour quil ny ait pas de dérapage et il serait
intéressant de retrouver les images des soldats français acclamés par les foules
rwandaises dans la misère comme des sauveurs.
M. François Léotard a rappelé quau plus fort de
loffensive on a estimé à 10 000 le nombre dOugandais présents avec du
matériel dans larmée du FPR. Il a souligné que des militaires du FPR avaient
été envoyés à Phoenix aux Etats-Unis pour y suivre une formation et apprendre
lutilisation de missiles antiaériens. Des matériels de larmée ougandaise
ont par ailleurs été retrouvés -des camions notamment- sur les lignes de front.
Il a indiqué que la France, lors de lopération Turquoise, avait
loué des avions lourds de transport à longue distance à la Russie et à lUkraine
et que des appareils de la compagnie Air France avaient également été utilisés. Il a
précisé que la force française était constituée par des soldats professionnels issus
de linfanterie de Marine, des corps de légionnaires et de commandos spéciaux. Il a
confirmé que, dans le principal camp de réfugiés de lintérieur du Rwanda, on lui
a indiqué que les soldats français avaient permis de faire cesser les pillages et les
massacres de femmes et denfants.
M. Bernard Cazeneuve sest demandé si limplication
de 10 000 Ougandais nétait pas de nature à modifier lanalyse
rwando-rwandaise que lon peut faire de ce conflit en sinterrogeant sur
laspect plus régional voir international des événements. Il a cité un extrait du
rapport de lAmbassadeur Georges Martres où ce dernier souligne que " nous
nobtiendrons pas un appui efficace des Nations Unies, le Secrétaire général de
lOUA tenant à conserver la responsabilité du maintien de la paix au Rwanda et
disposant en cela de lassentiment des Anglo-Saxons ". Ne peut-on pas
expliquer par cet élément le phénomène dattentisme international et quelle
interprétation donner du rôle joué par lOUA et les Etats-Unis au lendemain du
déclenchement du génocide ?
Il a rappelé que certains avaient considéré que lopération
Turquoise avait permis le départ en toute impunité dauteurs dactes de
génocide et a demandé si lon disposait dinformations étayant cette thèse.
Sadressant à lancien Ministre de la Coopération, il a
constaté que, dune part, les termes des accords dArusha prévoyant
lintégration dun certain nombre dhommes du FPR dans larmée
rwandaise, dautre part, les efforts importants de restructuration politique et
militaire demandés au Président Habyarimana, impliquaient des coûts non négligeables
qui nécessitaient une augmentation de notre aide au développement.
Il sest interrogé sur la politique daide au développement
que nous avons menée au cours de cette période difficile à légard du Rwanda, sur
celle menée par les autres pays bailleurs de fonds européen et américain et sest
demandé ce quaurait pu être une politique daide et daccompagnement au
processus de démocratisation que nous avions semble-t-il commencé à mettre en oeuvre.
M. Edouard Balladur a rappelé quil avait été
clairement dit que le FPR avait ses bases en Ouganda, que des militaires ougandais
étaient présents dans les troupes du FPR et que des Tutsis avaient suivi une formation
militaire aux Etats-Unis et il lui a semblé que ces informations étaient suffisamment
explicites, sans quil soit nécessaire den rajouter. Sagissant
dune éventuelle évacuation des auteurs dactes de génocide, il a précisé
que naturellement aucune sélection navait été effectuée pour sauver des
bourreaux et laisser des futures victimes en danger. Sétant rendu sur place avec
MM. François Léotard et Michel Roussin, il a évoqué la difficulté de la
situation qui mettait en présence près dun million de personnes massées le long
de la frontière et désireuses de se réfugier dans la zone démilitarisée et quelques
dizaines ou centaines de soldats français par poste. Il a précisé quil était
impossible de distinguer parmi les personnes déplacées, les victimes et les bourreaux,
et que sans doute figuraient parmi les réfugiés recueillis des Rwandais impliqués dans
les massacres. Mais cela nest pas le fait de la France qui na évidemment pas
procédé à une sélection.
M. Alain Juppé sest interrogé sur la possible
répétition de lhistoire sagissant de la situation au Zaïre en 1997, qui
pourrait peut-être également faire lobjet dune future mission
dinformation. Aux termes de la résolution du Conseil de Sécurité autorisant
lopération Turquoise, les troupes françaises navaient pas reçu mandat
darrêter les extrémistes hutus et, au fur et à mesure de la progression des
troupes du FPR vers Kigali, près dun million de réfugiés ont franchi la
frontière entre le Rwanda et le Zaïre pour se rendre à Goma. Les troupes françaises ne
tenant aucun poste frontière, elles navaient pas, par conséquent, les moyens de
sélectionner les extrémistes hutus. Le reproche a également été fait aux troupes
françaises de navoir pas fait taire la Radio des Mille Collines ; cette
mission nentrait pas dans le cadre de leur mandat mais dès que sa localisation,
dailleurs extérieure aux frontières du Rwanda, a pu être réalisée, il a été
possible de mettre fin à ses émissions.
Sagissant de laide au développement fournie par la France
entre la conclusion des accords dArusha et le 6 avril 1994, le premier message
que le Gouvernement a fait passer auprès du Président Habyarimana, en annonçant le
retrait le 15 décembre 1993 du dispositif Noroît contrairement à son souhait,
visait à linciter à aller dans le sens de ces accords, le second message
précisait que la France était prête à accompagner le redressement économique du pays
en étudiant toutes les propositions émanant du gouvernement de transition, concernant en
particulier le soutien à lEtat de droit, laide aux réfugiés et aux
rapatriés, la démobilisation. Il convient de rappeler ici les 40 millions de francs
daide humanitaire accordés par la France et les quatre ponts aériens quelle
a mis en oeuvre.
M. Michel Roussin a précisé que le ministère de la
Coopération avait poursuivi laide à lEtat de droit, dans le droit fil du
discours de La Baule, cette politique étant dailleurs appliquée vis-à-vis de
lensemble des pays avec lesquels la France avait conclu des accords de coopération.
La France, en poursuivant son aide, sest trouvée isolée dans son action, malgré
les plaidoyers faits à Bruxelles à ladresse de ses partenaires européens pour
consentir un effort en faveur du Rwanda. Toutefois, la France a interrompu sa coopération
dès lors que la crise a atteint son paroxysme, mais quelques mois plus tard, elle
la reprise dans le domaine médical et humanitaire avec le nouveau Gouvernement
rwandais. Il ny a pas eu de désengagement.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir comment et dans
quelles conditions, en 1993, le Gouvernement conduit par M. Edouard Balladur avait
pris connaissance de la situation de crise existant au Rwanda et de la politique
française à légard de ce pays. Sagissant des livraisons darmes, il
sest interrogé sur lexistence déventuelles autorisations de livraisons
némanant pas de la CIEEMG qui auraient pu ne pas être portées à la connaissance
du Premier Ministre.
Il a souhaité savoir si, après lattentat contre lavion
présidentiel, le Gouvernement avait eu des hésitations sur la conduite à tenir entre
une intervention militaire plus rapide et des opérations humanitaires. La Commission des
Affaires étrangères ayant sous la précédente législature publié un rapport
dinformation sur les politiques dintervention dans les conflits qui concluait
au caractère exemplaire de lopération Turquoise, du fait de sa limitation dans le
temps et de sa conduite sous commandement national, sans interférence des Nations Unies,
il sest interrogé sur le fait de savoir si cette chaîne de commandement national
navait pas été un élément clef de la réussite de lopération.
M. Edouard Balladur a tenu à préciser les différentes
étapes des procédures de décision en matière dintervention militaire
extérieure. Il a indiqué que le Président de la République recevait chaque semaine le
Premier Ministre, le Ministre des Affaires étrangères et le Ministre de la Défense et,
avec une régularité moindre, le Ministre de la Coopération. Avant les Comités de
Défense qui suivaient pratiquement tous les Conseils des Ministres se tenait, à
linitiative du Premier Ministre, une réunion des membres du Gouvernement concernés
par les affaires militaires et diplomatiques en cours, en présence de représentants du
Président de la République. Cette procédure permettait de faire en sorte que le
Président de la République soit informé des intentions du Gouvernement et de préparer
lentretien préalable au Conseil des Ministres quil avait avec le Président
François Mitterrand. Le Gouvernement a pris conscience assez rapidement de la nécessité
de normaliser la situation au Rwanda, notamment en sefforçant de faciliter la
conclusion dun accord permettant dassocier toutes les parties au gouvernement
du pays, thèse qui a constitué la substance des accords dArusha IV. La France
sest alors désengagée progressivement tant en ce qui concerne les effectifs
militaires que les livraisons darmes. Lassassinat du Président et les
massacres qui ont suivi ont remis en cause tout ce processus.
Il a précisé quà sa connaissance la CIEEMG navait pas
délivré dautorisation dexportation de matériels de guerre depuis le mois
davril 1993, mais que quelques livraisons de peu dimportance avaient été
effectuées en vertu dautorisations accordées antérieurement. En conséquence,
sil ny a pas eu de décision dinterrompre les livraisons avant 1994
cest quil ny avait pas de raisons de le faire. Cest le
8 avril 1994, que le Secrétaire général pour la Défense nationale, haut
fonctionnaire placé sous lautorité directe du Premier Ministre, a pris la
décision de stopper toute livraison, quelle quelle soit. Il a estimé quil
excluait totalement que les fonctionnaires français, militaires ou civils, naient
pas respecté les décisions prises en la matière.
Il lui est apparu excessif de parler dhésitations dans la
politique à conduire, bien quil soit exact que certains responsables aient
envisagé une intervention militaire, notamment à Kigali. Toutefois, un accord est très
rapidement intervenu entre le Président de la République et lui pour rejeter cette
hypothèse qui aurait pu entraîner la France dans un conflit ou lexposer à être
mise en accusation par des puissances de la région. Deux options ont été effectivement
envisagées, mais le choix a porté sans ambiguïté sur une action humanitaire limitée
dans le temps, autorisée par les Nations Unies et sappuyant sur la frontière
dun Etat voisin. Il a souhaité rendre hommage à tous les pays africains qui se
sont associés à laction de la France permettant ainsi décarter toute
qualification dopération de type colonial pour cette action internationale conduite
sous commandement français.
Lessentiel des forces déployées (80 %) pour mener à bien
laction humanitaire dans le cadre de lopération Turquoise au Rwanda était
dorigine française ce qui explique quelle se soit déroulée sous
commandement national et, dans ces conditions, il eut été inacceptable quil en ait
été autrement. Il faut certainement considérer quun commandement national
constitue un gage de réussite de ce type dopération mais il paraît souhaitable
que ce ne soit pas toujours la France qui en ait la charge dans la mesure où
dautres pays pourraient avoir dautres motifs pour intervenir.
Sagissant des livraisons darmes au Rwanda, M. Michel
Roussin a précisé que la décision du Secrétaire général de la Défense nationale
de les suspendre, le 8 avril 1994, faisait suite à une importante demande du
Gouvernement rwandais adressée le 7 avril à la France, passée dans le cadre de nos
accords et qui concernait dix-sept postes différents de livraisons de munitions ou de
matériels. Le Secrétaire général a alors confirmé les décisions antérieures et
refusé cette livraison.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le principe de cessions
de matériels et darmements était contenu dans laccord de coopération de
1975.
Après avoir remercié M. Edouard Balladur davoir précisé
la position du Gouvernement français pendant cette période, M. Pierre Brana
a suggéré que les quatre Ministres soient de nouveau entendus pour répondre aux
nouvelles questions que la mission dinformation pourrait se poser. Il a noté que
les Ministres sétaient inscrits en faux contre les déclarations de certains
intervenants devant la mission faisant état de distinctions entre Hutus et Tutsis par les
militaires français au cours de lopération Amaryllis. Il a souhaité avoir des
précisions sur les instructions données aux forces militaires, notamment sur leur
attitude à légard des auteurs présumés du génocide ou des personnes armées. Il
a demandé à M. Edouard Balladur sil y avait eu à lépoque un plein
accord ou des divergences entre le Président de la République, le Gouvernement et la
cellule africaine de lElysée. Il a également demandé des précisions sur la
nature des troupes qui avaient bouclé les lieux de la catastrophe aérienne et avaient pu
ainsi recueillir en premier des preuves dont aucune na été communiquée. Il a
interrogé M. Michel Roussin sur la nature de la mission quaccomplissaient les
trois officiers français présents dans lavion abattu et a souhaité connaître les
raisons ayant conduit à les déclarer morts en service commandé. Enfin il a estimé
important dentendre des responsables des différents services français de
renseignements, DGSE et DRM, pour avoir des informations sur linfluence des pays
limitrophes dans les événements et sur les livraisons darmes ayant transité par
eux.
M. Kofi Yamgnane a souhaité savoir si des militaires
français sétaient effectivement trouvés présents auprès de lépave de
lavion présidentiel après lattentat et si la boîte noire de lappareil
avait été récupérée.
M. François Lamy sest interrogé sur les objectifs et
les instructions donnés tant au contingent français lors de lopération Noroît
quau détachement militaire de la Mission dAssistance et de Coopération. Il a
demandé sils procédaient uniquement à linstruction des forcées armées
rwandaises ou sils instruisaient aussi des milices liées à certains partis
politiques hutus. Il a également demandé des précisions sur le rôle des
24 coopérants militaires qui sont restés après le départ de lopération
Noroît. Après avoir fait état de la conclusion de la Commission denquête du
Sénat belge selon laquelle le Gouvernement belge aurait disposé dinformations
précises révélant la préparation dun génocide, il a souhaité savoir si le
Gouvernement français avait disposé des mêmes informations. Enfin, il sest enquis
de la présence de militaires français en dehors de la zone de sécurité au sud-ouest du
Rwanda lors de lopération Turquoise.
M. Roland Blum a évoqué la polémique sur lorigine du
missile qui a abattu lavion du Président rwandais et a demandé à
M. François Léotard son sentiment sur lhypothèse formulée par certains, de
missiles provenant dun lot saisi par larmée française en Irak et acheminé
en France, ce qui ne peut se faire sans laisser une trace.
M. Michel Voisin sest interrogé sur la nature des
relations entre le Rwanda et la cellule africaine de lElysée, la situation du
Rwanda lui paraissant avoir relevé de manière préférentielle de la Présidence de la
République.
M. Edouard Balladur a indiqué que son Gouvernement
sétait toujours occupé activement des affaires africaines et a rappelé quil
avait lui-même pris limportante décision de dévaluation du franc CFA dont
lAfrique francophone a eu à se féliciter. Il a observé que le Gouvernement et le
Président de la République nétaient pas forcément daccord sur tous les
sujets au départ, mais quil y avait toujours eu un souci permanent de donner à
larrivée limage la plus cohérente et la plus unie de la politique
extérieure de la France. A cet égard, il a souligné que, dès le début du génocide,
il sétait mis daccord avec le Président de la République pour faire
prévaloir la solution qui lui paraissait la plus conforme aux intérêts de la France et
des populations concernées. Il a déclaré que le Gouvernement avait assumé
lensemble de ses responsabilités sans que jamais la cellule élyséenne ait
interféré, dans un sens ou dans un autre. Il a rappelé quil présidait, tous les
mardis soirs, une réunion sur tous les problèmes extérieurs, y compris ceux concernant
les pays africains, à laquelle participaient les ministres concernés, le Secrétaire
général de lElysée, le Conseiller Afrique du Président de la République ainsi
que son Chef détat-major particulier. Il a affirmé quil naurait jamais
accepté que les décisions collectives, prises avec laval du Président de la
République, soient remises en cause.
M. François Léotard a rappelé que les instructions données
aux militaires français de lopération Turquoise, avec laccord du Conseil de
Sécurité, visaient à désarmer lensemble des personnes présentes sur la zone, à
regrouper et à protéger les réfugiés, mais quelles ne comportaient aucune
instruction de combat. Au contraire, il convenait déviter que les forces
françaises ne soient engagées dans des opérations militaires et soient au contact des
forces du FPR. Des négociations eurent lieu sur le terrain avec le FPR afin
déviter les combats. Il a souligné que les organisations non gouvernementales
avaient demandé une protection militaire car elles ne sestimaient plus en mesure
daccomplir leurs missions et que cétait dailleurs à partir de cette
expérience quétait née la conception nouvelle dune intervention humanitaire
protégée par des militaires.
M. François Léotard a ensuite indiqué que des militaires
français sétaient effectivement éloignés de la zone humanitaire, jusquà
Butare, mais quils y étaient rapidement revenus. La zone humanitaire sûre a été
délimitée par la France en Conseil de Défense et proposée au Conseil de Sécurité des
Nations Unies.
En ce qui concerne lattentat, M. François Léotard a
exposé quà sa connaissance, cétaient les FAR qui avaient bouclé les lieux,
le commando du FPR présent à Kigali en application de laccord dArusha, qui
contrôlait les abords de laéroport de la façon déjà décrite, ne sétant
pour sa part rendu sur les lieux que de nuit et à bord de véhicules de lONU. Il a
ajouté que daucuns disaient que M. Museveni, le Président de lOuganda,
était intervenu tardivement lors de la conférence de Dar Es-Salam, comme sil
était désireux de retarder le départ des deux Chefs dEtat rwandais et burundais.
Sur la boîte noire, il a indiqué quil ne disposait daucun
élément, la DGSE nayant alors pas dagent sur place et ceux de la DRM ne
sétant mis en position quau moment de lopération Turquoise ; il a
rappelé que la mission de la DRM, depuis sa création par M. Pierre Joxe, se limite
en effet à laccompagnement des opérations extérieures.
A lattention de M. Roland Blum, M. François
Léotard a estimé quil ne voyait pas comment le missile qui avait abattu
lavion présidentiel aurait pu transiter par des mains françaises,
cest-à-dire par des services dont ce naurait pas été la mission ou le
mandat, alors même que ces services font lobjet de contrôles et doivent rendre
compte de lutilisation de leurs munitions.
En revanche, il a rappelé que cette arme, dorigine soviétique,
était en dotation dans larmée ougandaise et dans celle du FPR et que des
militaires du FPR étaient allés aux Etats-Unis se former à lutilisation de ce
type de missile sol-air.
Sagissant de la mission Noroît, il a indiqué que cest
M. Pierre Joxe quil faudrait interroger pour la période où les forces
françaises étaient en situation dinterposition, lui-même nayant connu que
la période où leur mission était la formation de larmée rwandaise,
cest-à-dire bien larmée légale et en aucun cas les milices.
Enfin, il a indiqué que la présence de militaires français hors de
la zone Turquoise avait pu être liée au fait quau début de lopération,
lors de la délimitation de la zone, les Français étaient allés assez loin, peut-être
jusquà la ville de Butare et jusquà la route qui conduit de Kigali au
Burundi, avant de se replier ensuite sur une zone plus réduite. Il a exposé en effet que
leurs instructions interdisaient aux militaires français tout contact militaire hostile
avec le FPR et expliqué que lorsque le Gouvernement avait su quil y avait un tel
risque, il avait été demandé aux officiers dentrer en relation avec le FPR pour
éviter que de tels affrontements aient lieu.
M. Edouard Balladur a alors suggéré au Président Paul
Quilès que, si lui-même ou des membres de son Gouvernement devaient revenir devant la
mission, les questions puissent leur être communiquées à lavance afin que les
réponses soient les plus précises possibles.
Le Président Paul Quilès a retenu cette suggestion.
M. Alain Juppé, rappelant que la presse rapportait quil
y aurait eu dans le Gouvernement de lépoque un partage entre les partisans et les
adversaires de lintervention, a affirmé que lui-même en était partisan et que
sil fallait le refaire, il le referait de la même manière, avec la même
conviction et le même enthousiasme. Il a ajouté quil ny avait eu au
Gouvernement aucun débat quant au point de savoir si cétait une mission
dinterposition militaire ou une mission à caractère humanitaire, mais que tous,
sur ce point, avaient été en phase, sous lautorité du Premier Ministre, et que
cest ainsi quavait été mise en place lopération Turquoise.
Il a exposé quil navait aucun souvenir dune
information qui serait parvenue de Belgique au ministère des Affaires étrangères sur un
génocide en préparation. Evoquant léventualité que le Gouvernement belge ait pu
bénéficier de plus dinformations que le Gouvernement français du fait de la
présence sur le terrain, à cette époque, de la MINUAR I, composée de
2 300 hommes dont 424 Belges, il a suggéré que la question des actions
entreprises par la MINUAR pour sopposer à la préparation du génocide soit posée,
mais à dautres que le Gouvernement français. Il a confirmé en revanche quon
savait bien que la situation était tendue au Rwanda, dans la mesure où aucune des
parties nenvisageait de gaieté de coeur lapplication intégrale des accords
dArusha.
Le Président Paul Quilès a confirmé que la question suggérée
par M. Alain Juppé serait posée aux responsables belges et à ceux de lONU,
sils acceptaient de venir devant la mission.
Evoquant alors laction des 24 coopérants militaires qui
avaient été maintenus au Rwanda, M. Michel Roussin a répété quils
menaient des opérations de formation, essentiellement dans les états-majors et à
lexclusion de toute autre puisque, suivant les directives du Chef du Gouvernement,
le dispositif Noroît avait été " démonté ".
Rappelant que deux de ces coopérants, des gradés de la Gendarmerie,
avaient été assassinés à la machette après lattentat contre lavion
présidentiel, ainsi que lépouse de lun deux, il a expliqué que
pendant la crise les coopérants avaient procédé non pas à des opérations de
renseignement plus ou moins interlopes mais à des opérations de protection de leurs
compatriotes, jusquà ce que soit mise en place lopération Amaryllis à
laquelle ils avaient alors pris part.
Il a rappelé que lAssemblée nationale avait à lépoque
rendu hommage aux deux gradés de la Gendarmerie nationale et aux trois pilotes français
de lavion présidentiel.
Quant à lattribution à ceux-ci du titre de mort en service
commandé, M. Michel Roussin a fait valoir quil sagissait de trois
officiers pilotes de transport, dont un ancien du GLAM, anciens officiers de carrière
employés sous contrat par un pays ami pour en transporter le Président. Il a estimé
que, eu égard à leur carrière militaire, au fait quils étaient morts pour la
France puisquils avaient été tués en accomplissant une mission pour laquelle ils
avaient été mis à la disposition dun gouvernement ami par ladministration
française, en loccurrence le ministère de la Coopération, pensant également aux
familles et à lhonneur des armées, il lui avait paru légitime de proposer de
décréter, selon une procédure bien connue au ministère de la Défense, la mort en
service commandé. Enfin, il a rappelé que le fait que le décret attribuant la Légion
dHonneur à ces trois hommes était signé du Président de la République était
lui aussi dû, très normalement, au statut dofficier de ces pilotes.
Après avoir remercié les intervenants davoir surmonté leur
prudence en ce qui concerne limplication des Etats-Unis en Afrique, au Zaïre et en
Ouganda notamment, et estimé quil était démontré que les Etats-Unis avaient
armé le FPR avant et après le génocide, M. François Loncle sest
demandé si limplication américaine navait pas été sous-estimée par les
services de renseignement, ce qui avait pu conduire à des différences danalyse au
sein du Gouvernement ou à la Présidence de la République. Il a ensuite souhaité savoir
si ses interlocuteurs, compte tenu de leur expérience à la fois de parlementaires et de
membres du Gouvernement, ne pensaient pas que les accords dassistance militaire
devraient faire obligatoirement lobjet dune ratification par le Parlement.
M. Alain Juppé a souhaité dissocier les interrogations
formulées par M. François Loncle. Notant dabord que celui-ci affirmait que
limplication américaine dans la zone était réelle, il a estimé que cette
assertion serait peut-être confirmée par les conclusions de la mission
dinformation. Evoquant ensuite la sous-évaluation qui aurait pu en être faite par
le Gouvernement, il a estimé quune telle analyse pourrait être justifiée si la
France avait engagé une confrontation militaire de bloc à bloc, mais que telle
navait pas été sa politique, puisquau contraire, au moins à partir de
mars-avril 1993, elle avait utilisé toute sa capacité de pression, qui nétait pas
mince, sur les autorités officielles du Gouvernement rwandais pour parvenir à un partage
du pouvoir et non à la victoire dun camp sur lautre. Il a rappelé que ce
conflit durait depuis des décennies, voire des siècles, quil ny avait aucune
issue dans lécrasement de lune des deux ethnies par lautre, mais que la
seule solution possible était au contraire la réconciliation et le partage du pouvoir.
Il a ajouté que lun des buts constants de la France avait été de provoquer la
réunion dune Conférence des Grands Lacs, associant lensemble des pays de la
région et les grandes puissances intéressées, pour trouver un règlement politique
stable. Il a conclu en considérant que la France avait peut-être sous-estimé la
volonté de certains à agir autrement que par la voie politique et diplomatique,
cest-à-dire par la force.
Sagissant des services de lElysée, M. François
Léotard a ajouté quà lépoque la personne qui lui avait semblé
définir, dans ses interventions, avec le plus de précision et de sens de la stratégie
et de lhistoire les rapports de force entre les Anglo-Saxons et les Français dans
cette région du monde, cétait le Président de la République lui-même.
M. Edouard Balladur a, pour sa part, estimé quon ne
pouvait ériger en principe la ratification obligatoire par le Parlement des accords de
coopération militaire. Il a ajouté que lexistence dun accord avec le Rwanda
était connue de tous, même si tous, dont lui-même, nen connaissaient pas le
détail.
Il en a conclu quil nétait pas opérationnel de se
réfugier derrière un raisonnement juridique et que, sil allait de soi que mieux
valait que le Parlement fût informé lorsque le Gouvernement signait des accords très
importants, on ne pouvait pas ériger en principe linterdiction pour le Gouvernement
de signer quelque accord que ce soit sans en référer au Parlement.
Le Président Paul Quilès a rappelé quun rapport était en
préparation sur cette question au sein de la Commission de la Défense.
Après avoir estimé que la question posée par le Premier Ministre " pourquoi
sen prendre à la France ? " était fort juste et quil
fallait sy associer, M. Jean-Claude Sandrier a considéré quil
fallait aussi se demander pourquoi la France était présente au Rwanda et donc quil
fallait analyser la politique menée par le Gouvernement, non seulement au Rwanda mais
dans cette région de lAfrique, ses motivations et ses objectifs, et si elle était
en continuité avec celle des Gouvernements précédents.
Il sest ensuite interrogé sur les motivations qui avaient
conduit le Gouvernement à ne pas interrompre les livraisons darmes avant 1994,
alors même quexistaient à lépoque au Rwanda de fortes tensions, se
traduisant par des massacres.
Il a estimé que la mission devrait également déterminer sil y
avait eu des livraisons darmes après cette date et, dans ce cas, quels canaux
avaient été utilisés et quelles étaient les responsabilités.
Sétonnant ensuite que M. Edouard Balladur se soit
félicité à la fois du retrait de la France du Rwanda fin 1993 et de son retour en 1994,
il sest demandé pour quelles raisons on était parti pour revenir deux mois après
le génocide.
Enfin M. Jean-Claude Sandrier a souhaité savoir si le
Gouvernement de lépoque avait eu vent dun éventuel entraînement des milices
gouvernementales rwandaises par larmée française, comme cela avait pu être
évoqué dans la presse, et demandé des précisions sur le nombre de stagiaires
militaires rwandais instruits en France avant dêtre envoyés dans les zones de
combat après avril 1994.
M. Edouard Balladur a rappelé que, dès lors quun
accord avait été obtenu à Arusha, grâce notamment aux efforts diplomatiques français,
la décision avait été prise dalléger très considérablement la présence
française au Rwanda et darrêter quasiment les exportations darmes. Les
seules livraisons effectuées, dun faible montant, lont été en application
dautorisations valant engagement, prises en 1990, 1991 et 1992. Parmi ces
livraisons, une seule est significative, celle concernant 1 000 projectiles pour
mortier de 60 mm, en vertu dune autorisation de 1991, le reste étant composé
par exemple dun pistolet 357 Magnum livré le 26 novembre 1993 ou de
parachutes à une armée qui navait quasiment plus daviation.
Une fois les accords dArusha signés, la France a souhaité
limiter sa présence à la Mission de Coopération, supposant que ces accords seraient
appliqués. Elle a ensuite renvoyé des hommes dès lors que les massacres ont commencé.
Il ny a aucune contradiction dans ce retrait et ce retour : la situation a
évolué, le Gouvernement sest adapté.
M. Alain Juppé est revenu sur la soi-disant contradiction qui
aurait consisté, pour les Français, à partir puis à revenir. Le retrait du dispositif
français au Rwanda, relayé par la MINUAR I, est un élément daccompagnement
des accords dArusha. Le retour des Français fait suite au départ des Casques
bleus, au début du génocide et à limpuissance de la communauté internationale à
substituer la MINUAR II à la MINUAR I. Il faut être cohérent : on ne
peut à la fois reprocher à la France davoir favorisé le génocide et être allée
au Rwanda pour larrêter.
M. Alain Juppé a insisté sur la nécessité pour la France
dêtre présente en Afrique en raison non seulement de ses responsabilités
historiques mais aussi en raison de ses intérêts dans ce continent. La France a aidé
ces pays à sortir de la misère et elle devrait se retirer au moment où ils connaissent
une certaine croissance ! Ce serait irresponsable de la part dun Gouvernement
français de baisser les bras et de renoncer à cette présence en Afrique. Il nest
bien sûr pas question de revenir à une attitude de type colonial, il faut tenir compte
de lévolution de la démocratie en Afrique, inventer de nouvelles formes de
coopération. Mais la nécessité pour la France de continuer par sa présence à
favoriser le développement des pays africains devrait être un sujet de consensus.
M. François Léotard a observé que les noms et fonctions des
militaires étrangers formés dans les écoles militaires françaises nétaient pas
protégés par le secret défense et la mission dinformation, si elle le désirait,
pourrait demander leur communication à létat-major des armées.
Il a rappelé que la France formait des militaires et non des
miliciens. Elle a contribué uniquement à la formation de larmée régulière
dun gouvernement légitime.
M. Edouard Balladur a affirmé quil y avait eu une
inflexion de la politique gouvernementale avec son arrivée à Matignon, qui a consisté
à favoriser la recherche dun accord entre toutes les parties et, à partir de là,
alléger la présence française au Rwanda. M. Edouard Balladur a fait valoir que
cela ne signifiait pas renoncer à une présence économique et culturelle française dans
ce pays pour laisser la place à dautres, qui nhésitent pas à répandre des
calomnies sur lattitude de la France au Rwanda.
M. Guy-Michel Chauveau est revenu sur la période de
septembre-octobre 1993 et a demandé à M. Alain Juppé quelle avait été
lattitude du Président Habyarimana au cours de leur rencontre. Il sest
également interrogé sur laction de la France dans les pays voisins du Rwanda à
cette même époque, et notamment au moment de lassassinat du Président burundais,
M. Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993.
M. Alain Juppé, après avoir cité des extraits des accords
dArusha, a précisé que le Président Habyarimana navait pas fait preuve
dun enthousiasme excessif à lidée de devoir renoncer à une grande partie de
son pouvoir. Cela dit, après une période dhésitation très longue, il avait
finalement accepté le processus prévu par les accords dArusha, notamment sous
leffet des pressions françaises. Un gouvernement de transition avait été mis en
place, qui comprenait des ministres FPR. Une assemblée de transition avait été
désignée. Cest ce processus, dont certains craignaient la réussite, qui a été
interrompu par lattentat du 6 avril 1994.
La France a multiplié les actions pour soutenir la réconciliation,
que ce soit auprès de lOUA ou des pays de la région des Grands Lacs. M. Alain
Juppé a tenu à rendre hommage aux diplomates français qui ont fait preuve à cette
occasion dune activité considérable.
M. François Léotard a suggéré que la mission
dinformation entende le Secrétaire général de lONU et le responsable du
Haut Commissariat aux Réfugiés de lépoque.
Le Président Paul Quilès a répondu que ces demandes avaient
déjà été faites et il a remercié MM. Edouard Balladur, Alain Juppé, François
Léotard et Michel Roussin pour leur témoignage. Il a estimé que leurs réponses
étaient de nature à faire progresser la mission dans la recherche de la vérité.
Audition de M. Georges MARTRES
Ambassadeur au Rwanda (1989-1993)
(séance du 22 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Après avoir rappelé que M. Georges Martres avait été
Ambassadeur de France au Rwanda de 1989 à 1993, le Président Paul Quilès a
souligné lintérêt de son audition dans la mesure où cette période revêtait un
intérêt capital pour la mission puisquelle a été marquée par le déclenchement
du conflit entre les forces régulières rwandaises et le FPR, par la négociation des
accords dArusha et par la démocratisation du pays après le discours de La Baule.
Il a souhaité connaître lanalyse personnelle de lAmbassadeur sur
lévolution de la situation rwandaise et que soit précisée la politique suivie par
la France au cours des années où il a représenté la France au Rwanda.
M. Georges Martres a tout dabord insisté sur la
nécessité de replacer les événements tragiques du Rwanda dans leur contexte historique
et mis laccent sur le rôle joué par ladministration belge dans
lexaspération des relations entre Hutus et Tutsis. Il a relevé que la politique
française menée au Rwanda sinscrivait dans le cadre général de notre
" politique du champ " visant à maintenir une sécurité dans les
pays de cette zone en appuyant des régimes que nous napprouvions pas toujours mais
dont leffondrement aurait provoqué le chaos. Il a également rattaché
lhistoire du Rwanda à celle du Burundi, le sort malheureux des Tutsis du Rwanda
étant lié à la politique inégalitaire menée par les Tutsis du Burundi. Les massacres
ont dailleurs commencé dès 1959 et se sont poursuivis dans les deux pays tout au
long des décennies suivantes.
En 1973, lors de la prise du pouvoir par le Général Habyarimana, il a
souligné que les Tutsis étaient menacés dun nouveau pogrom et que,
paradoxalement, en dépit dune politique discriminatoire qui fut menée à leur
égard dans ladministration et larmée notamment, ces derniers considérèrent
le Président, à ses débuts, comme leur protecteur. Il a ensuite fait remarquer que
larmée rebelle, qui avait envahi le Rwanda le 1er octobre 1990,
avait recueilli le soutien des personnalités hutues en rupture de ban avec le régime
dHabyarimana, même si larmée du FPR était essentiellement constituée de
Tutsis ayant servi dans larmée ougandaise. Ainsi, les chefs du FPR, Fred Rwigyema
et Paul Kagame étaient-ils en 1989 respectivement Commandant des opérations de
larmée ougandaise et Directeur adjoint du service de renseignements de
larmée ougandaise.
M. Georges Martres a fait référence aux accords de coopération
militaire qui nous liaient avec le Rwanda et qui, à lorigine, en 1975, ne
concernaient que la Gendarmerie. Pour autant, même en labsence daccord de
défense avec le Rwanda, ce pays a été traité par le Gouvernement français comme
lauraient été le Sénégal ou la Côte dIvoire, dans une situation analogue,
sils avaient été victimes dune incursion armée.
M. Georges Martres a ensuite traité du déroulement des
événements.
Le 3 octobre 1990, le Ministre des Affaires étrangères du Rwanda
a sollicité auprès de M. Jean-Christophe Mitterrand et de M. Jacques
Pelletier, Ministre de la Coopération, lappui de la France contre linvasion
conduite par le FPR qui avait atteint à ce moment Rwamagana, à une soixantaine de
kilomètres de Kigali. La question de la sécurité des Français et des Européens a
été la préoccupation unique et immédiate de la cellule de crise réunie le
4 octobre à lElysée, à laquelle participaient des représentants des
ministères des Affaires étrangères -dont lui même-, de la Défense et de la
Coopération. Les militaires estimaient quil était nécessaire de sassurer le
contrôle de laéroport de Kigali pour pouvoir procéder correctement à une
évacuation des Européens. Cest dans cet esprit que M. Jean-Christophe
Mitterrand a téléphoné au Président de la République, en voyage dans le Golfe, et que
lenvoi le jour même à Kigali dune compagnie du deuxième régiment étranger
parachutiste a été décidé.
Expédié au Rwanda dans le but de garantir la sécurité du pays, le
détachement français y est resté trois années. Il a été renforcé pour atteindre
deux puis finalement quatre compagnies au début 1993, soit un effectif maximum
denviron 600 hommes, effectif toutefois modeste au regard de la gravité
croissante de la situation.
De retour à Kigali le 5 octobre, M. Georges Martres a
éprouvé le sentiment, quil a estimé partagé par Paris, que le FPR
nentraînait pas, contrairement à ses affirmations, ladhésion de la
majorité des Rwandais, malgré le soutien de la minorité tutsie et dune partie de
la bourgeoisie hutue, hostile au Président Habyarimana. La corruption et le népotisme
régnant dans son entourage avaient en effet lassé une grande partie des Hutus du sud,
mais, pour autant, les opposants au régime ne cessaient daffirmer que la véritable
majorité populaire était favorable, non pas au FPR, mais à une opposition intérieure
qui ne demandait quà sexprimer. Il a noté que le programme du FPR, publié
dans le journal ougandais New Vision le 5 octobre, ne faisait aucune allusion
à la démocratie pluraliste, mais préconisait la création dun mouvement national
unique, inspiré de celui de Museveni en Ouganda, dans lequel toutes les composantes
politiques seraient représentées sans toutefois pouvoir exercer de véritables
responsabilités. En somme, une situation politique proche de ce que connaissait déjà le
Rwanda.
Bien que le FPR ait été porteur du souhait légitime de la minorité
tutsie de mettre fin à lexclusion dont elle était victime, il apparaissait
évident que sa seule victoire militaire provoquerait des massacres de Tutsis, auxquels il
répondrait par des représailles, suivies sans doute dune guerre civile, soit le
processus qui sest déroulé et se déroule encore depuis.
Le génocide était prévisible dès cette période, sans toutefois
quon puisse en imaginer lampleur et latrocité. Certains Hutus avaient
dailleurs eu laudace dy faire allusion. Le Colonel Serubuga, Chef
détat-major adjoint de larmée rwandaise, sétait réjoui de
lattaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des Tutsis. Le
génocide constituait une hantise quotidienne pour les Tutsis. Dès le début du mois
doctobre 1990, plusieurs milliers de personnes ont été emprisonnées à Kigali, la
plupart en raison de leur appartenance à la minorité tutsie ou parce quelles
avaient des sympathies ou des communautés dintérêts avec les Tutsis. Il a
souligné que la libération de plusieurs milliers dentre elles a été due à la
pression internationale, essentiellement celle de la France en raison du poids de sa
présence militaire. Cest donc dans lunique but déviter les pires
débordements que la présence militaire française a été maintenue, dune part,
sous la forme statique et dissuasive du détachement Noroît qui na jamais combattu
et, dautre part, sous la forme dune assistance militaire technique, qui a
atteint un effectif denviron quatre-vingts conseillers militaires, qui ont joué un
rôle très actif dans la formation des forces armées rwandaises à tous les niveaux, y
compris à létat-major. Conformément à laccord de coopération militaire et
parallèlement aux moyens humains, une aide en matériel et en munitions a également
été accordée, mais relativement modeste si lon considère les besoins qui
étaient exprimés et les livraisons darmes légères qui ont été effectuées en
provenance de lEgypte et de lAfrique du Sud. En revanche, contrairement aux
demandes réitérées du Président Habyarimana, aucun appui militaire direct na
été accordé par la France, et notamment aucun appui de feu aérien, pourtant sollicité
par le Chef de lEtat rwandais, qui se référait à lintervention des avions
Jaguar lors de lincursion libyenne au Tchad.
M. Georges Martres a alors déclaré que notre soutien au régime
Habyarimana navait pas été inconditionnel contrairement à ce qui se dit souvent
dans les médias.
A lévidence, la réconciliation des Rwandais avait peu de
chances de se réaliser si une minorité dominée par les Tutsis semparait du
pouvoir par les armes, pas plus quelle ne pouvait se faire sous légide
dun gouvernement tout aussi minoritaire sappuyant sur une poignée
dofficiers Bashiru, originaires du nord du pays et suscitant laversion
conjointe des Tutsis et des Hutus du sud au pouvoir lors de lindépendance.
Cest pourquoi, dès le début et tout au long de la crise, notre soutien au Chef de
lEtat rwandais a été assorti, le 10 octobre 1990 et maintes fois ensuite,
dune triple condition : dune part, la résolution du problème des
500 000 réfugiés tutsis rwandais vivant à lextérieur, dautre
part la défense et le respect des droits de lhomme, régulièrement bafoués par
des arrestations arbitraires, des assassinats et des pogroms, enfin lengagement
dun dialogue, tant avec lopposition intérieure quextérieure, pour
faire une place à toutes les composantes de la Nation. Ce message, quil avait pour
mission de faire passer auprès du Président Habyarimana, lui a également été adressé
lors des contacts que ce dernier a eu avec le Président de la République, le Directeur
des affaires africaines et malgaches, le Ministre de la Coopération, le Chef
détat-major des armées, ce qui contredit le soi-disant monopole de la cellule
africaine de lElysée dans le suivi de ce dossier. Il a alors cité les rencontres
entre les Présidents François Mitterrand et Juvenal Habyarimana le 18 octobre 1990,
le 23 avril 1991 et le 17 juillet 1992 ; la visite au Rwanda le
9 novembre 1990 de M. Jacques Pelletier ; la communication spéciale du
Président François Mitterrand le 2 février 1991 dans laquelle il précisait la
nécessité de négocier avec le FPR ; les entretiens à Kigali avec M. Paul
Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches, les 18 et 20 juillet ;
la rencontre, les 23 et 25 décembre 1991, avec lAmiral Jacques Lanxade, Chef
détat-major des armées ; la mission à Kigali, le 12 février 1993, de
M. Bruno Delaye, Conseiller à la Présidence de la République, et de
M. Jean-Marc Rochereau de la Sablière, Directeur des Affaires africaines et
malgaches ; le 28 février 1993, la visite au Rwanda de M. Marcel Debarge,
Ministre de la Coopération.
M. Georges Martres a fait observer que lon pouvait estimer
que, si ces messages portant sur les réfugiés, les droits de lhomme et la
démocratisation étaient pareillement renouvelés, cétait parce quils
étaient suivis de peu deffet. En ce qui concerne le problème des réfugiés, les
conditions de la guerre ne permettaient pas despérer de solution. Sagissant
des droits de lhomme, la présence française na malheureusement pas empêché
plusieurs massacres de Tutsis dans le Bugesera ou dans le Mutara. Chaque attaque du FPR
entraînait des massacres quil était difficile de connaître : ils se
déroulaient en dehors de Kigali et le Président Habyarimana, de surcroît, rétorquait
quil ne pouvait faire face à la vindicte populaire qui avait perpétré ces
massacres en réplique à des attaques du FPR, très meurtrières, et visant tout autant
les militaires que les civils. La présence française nétait en outre pas
suffisante pour faire face à des violences ethniques généralisées ou juguler les
attentats venant, soit du FPR, soit des extrémistes Hutus. Laction la plus efficace
de la France a sans aucun doute été celle conduite en faveur de louverture
politique et du dialogue avec les rebelles, puisquelle sest traduite par la
signature des accords dArusha.
Lors de son assassinat, le 6 avril 1994, le Président Habyarimana
nétait plus le potentat quil était lors de linvasion de son pays, le 1er octobre
1990. Cest sous la pression de la communauté internationale et surtout de la France
quil sest engagé dans un processus de démocratisation intérieure qui a
conduit à la formation, le 16 avril 1992, dun gouvernement de transition
composé à parité entre lancien parti unique et lopposition. Ce gouvernement
de transition a permis dengager un dialogue plus productif avec le FPR, qui a
conduit, le 9 janvier 1993, à Arusha, à un accord sur le partage du pouvoir entre
lancien parti du Président Habyarimana, le FPR et lopposition intérieure.
Sur vingt ministres, seuls cinq venaient du parti du Président. Cest sans doute
pour ne pas avoir pris suffisamment en considération les conséquences de cet
affaiblissement du Président Habyarimana que la communauté internationale a été
surprise par les événements tragiques qui ont suivi lattentat du 6 avril
1994. Il a estimé quil nétait pas possible de prétendre que la France avait
soutenu jusquau bout la dictature du Président Habyarimana car elle a fait de lui
un président considérablement diminué dans ses pouvoirs.
M. Georges Martres a indiqué que dans les trois derniers mois qui
ont précédé son départ du Rwanda, le 27 avril 1993, la situation était devenue
explosive. Laccord du 9 janvier prévoyant linsertion du FPR dans la vie
nationale et les négociations sur lintégration du FPR dans larmée rwandaise
avaient été jugés inacceptables par les extrémistes hutus exclus de la négociation
mais dont linfluence ne cessait de sétendre dans le pays. Ces derniers, qui
ne pouvaient admettre que le Président Habyarimana perde le pouvoir, sétaient
structurés en parti politique : la Coalition pour la défense de la République
(CDR) qui sappuyait sur un paysannat illettré hutu mais comptait à sa tête des
hauts fonctionnaires, des universitaires et des officiers. Ce parti na pas hésité
à rompre avec le Président Habyarimana le 9 mars 1993, après laccord de
cessez-le-feu de Dar Es-Salam qui confirmait laccord politique du 9 janvier
prévoyant le départ des troupes françaises et leur remplacement par une force
internationale.
Dans un communiqué du 11 mars, la CDR se déclarait " profondément
choquée par lattitude dHabyarimana Juvénal, Président de la République,
qui a approuvé le contenu du communiqué [de Dar Es-Salam] qui lèse manifestement
les intérêts du peuple rwandais. Ceci montre clairement que M. Habyarimana
Juvénal, Président de la République, ne se préoccupe plus des intérêts de la Nation.
Il a plutôt dautres intérêts à défendre ".
Dans le même temps, les tensions ethniques commençaient à provoquer
un clivage au sein des partis dopposition intérieure et un affaiblissement des
tendances modérées, accusées de trahison. Ainsi, au sein du Mouvement des démocrates
républicains (MDR), sest constitué le MDR " power " de
tendance extrémiste hutue.
M. Georges Martres a déclaré avoir eu deux indices directs
permettant de conclure à laffaiblissement du Président Habyarimana. Le
12 février 1993, au cours dune soirée, le Président sétait laissé
convaincre quil lui fallait signer un communiqué conjoint avec son Premier Ministre
dopposition, affirmant lunité de vue des deux hommes sur les accords
dArusha. En aparté, lépouse du Président Habyarimana a fait savoir que ce
communiqué serait probablement désapprouvé par les propres partisans du Président. Le
25 avril 1993, le Président Habyarimana avait évoqué son souhait de se retirer de
la vie publique, à la fin de la période de transition, et demandé que la France puisse
alors assurer sa sécurité future et celle de son entourage.
Dans cette période cruciale, à lexception du FPR, tous les
acteurs rwandais appréhendaient le départ du détachement français si celui-ci
nétait pas remplacé par une force internationale dinterposition
conséquente, dotée des moyens de sopposer aux extrémistes des deux bords. Cette
force, compte tenu de la part active jouée par la France pour contenir lavancée du
FPR, ne pouvait, pour ce dernier, être composée de Français. Les acteurs souhaitaient
que lintervention des Nations Unies décourage toute reprise des combats dun
côté comme de lautre. M. Boniface Ngulinzira, Ministre des Affaires
étrangères, sétait montré particulièrement inquiet des réactions violentes que
laccord dArusha avait suscitées dans les milieux extrémistes hutus et
appréhendait les conséquences de lintégration prochaine des combattants du FPR
dans larmée nationale. Il demandait la constitution rapide de la force
internationale, non seulement pour accompagner la restructuration de larmée
rwandaise, mais aussi pour assurer la sécurité civile dans lensemble du pays,
sollicitant ainsi une mise sous tutelle internationale du Rwanda.
En conclusion, M. Georges Martres a estimé quen favorisant
la signature des accords dArusha, la communauté internationale avait posé les
bases dune gestion transitoire difficile mais susceptible dêtre conduite par
le Président Habyarimana, à condition quil soit soutenu et que sa sécurité soit
assurée contre les extrémistes. A son avis, ce nest pas la présence dun
détachement français pendant trois ans qui a provoqué le génocide, mais son
remplacement par une force internationale, dont la mission et les moyens nétaient
pas adaptés à la gravité de la situation.
Le Président Paul Quilès a souhaité savoir comment pouvaient
sexpliquer la désorganisation et la faiblesse des FAR, pourtant bénéficiaires
dune assistance technique française. Il a également demandé à lAmbassadeur
Georges Martres son sentiment sur loffensive des 4 et 5 octobre 1990, et sur
les combats dans Kigali, à propos desquels certains observateurs ont parlé de mise en
scène destinée à obtenir un renforcement de laide militaire française.
M. Georges Martres a fait appel à des critères sociologiques
pour expliquer la faible combativité des FAR, quil navait jamais comprise.
Les Hutus, inférieurs en valeur militaire, nétaient pas des soldats et se
trouvaient plus portés aux massacres quaux combats ouverts, alors que les Tutsis du
Général Kagame étaient des guerriers et constituaient une excellente armée. Mais il a
reconnu quil était difficile pour un Européen de prononcer des jugements dans ce
domaine. Il a admis que, sil y avait eu une mise en scène le 4 octobre 1990,
il avait été lui-même abusé. Trois morts avaient été dénombrés à Kigali le
5 octobre 1990 et les dégâts matériels étaient peu importants. Cétaient
dailleurs les FAR qui avaient tiré sur les troupes françaises. Il a indiqué que
lambassade de France à Bujumbura, où il se trouvait le 5 octobre, recevait
des messages et des télégrammes annonçant, au nom du FPR, un ultimatum et accordant
quarante-huit heures aux troupes françaises pour évacuer le pays. Il a reconnu que,
compte tenu de ces injonctions, il avait vraiment cru à de violents combats et à une
attaque du FPR contre nos soldats. Pourtant, à lépoque, il sest avéré
quil ny avait pas eu de contact à Kigali entre larmée française et
celle du FPR. Le représentant du FPR pour lEurope, M. Bihozagara, a confirmé
dans un entretien à Paris le 13 janvier 1992 que le parti tutsi rwandais
navait jamais envoyé de messages et que ceux-ci devaient provenir des Tutsis du
Burundi et non du FPR, dautant que Fred Rwigyema venait dêtre tué le
2 octobre. Il sagit donc dune double intoxication.
Le Président Paul Quilès a alors interrogé M. Georges
Martres à propos des déclarations quil aurait faites qualifiant de " rumeurs "
les massacres de mars 1992 dans le Bugesera et de janvier 1991 dans le nord-ouest du
Rwanda.
M. Georges Martres a affirmé quaprès avoir effectué
des recherches dans ses archives, il avait retrouvé le télégramme démontrant
quil sétait bien associé à la démarche conjointe des ambassadeurs de
lUnion européenne auprès du Général Habyarimana après les massacres du Bugesera
pour lui demander de faire cesser de telles exactions. Il a reconnu quil pouvait
avoir parlé de " rumeur " à une occasion avant que les
massacres ne soient confirmés car, si les massacres étaient bien réels, les rumeurs
étaient constantes. Toutefois, aucun doute nétait permis sagissant du
Bugesera. Un membre de lambassade qui sétait rendu sur place a confirmé ces
massacres.
Le Président Paul Quilès a souhaité avoir copie des
télégrammes diplomatiques cités par M. Georges Martres. Il sest également
interrogé sur les raisons expliquant labsence de livraison des nouvelles cartes
didentité avant avril 1994 alors que le Général Habyarimana avait annoncé, dès
le 9 novembre 1990, la suppression de la mention ethnique sur ces cartes. Il a
souligné que ce point était dautant plus important quil avait été fait
état devant la mission dinformation des conséquences de la mention ethnique, qui
aurait favorisé le génocide. De plus, il semblerait que le Président Habyarimana ne
disait pas les mêmes choses dans ses interventions lorsquil sexprimait en
Français et dans la langue locale, et que la suppression de la mention ethnique
navait pas été annoncée à la radio.
M. Georges Martres a préféré que soient vérifiées, par
exemple auprès du ministère de la Coopération, les différentes étapes de la commande
des nouvelles cartes didentité, notamment pour savoir si la France avait promis de
participer à cette opération, et à quelle date la commande du Gouvernement rwandais
avait eu lieu. Il a indiqué que la mention ethnique avait une valeur symbolique qui
choquait tout le monde mais que sa suppression aurait été peu efficace pour empêcher le
génocide. Lannonce de sa suppression avait provoqué une grande émotion dans les
campagnes car les populations craignaient de ne plus savoir qui était Tutsi ou qui était
Hutu. Cest pourquoi les préfets avaient dû organiser des campagnes
dinformation, doù il ressortait que la suppression de cette mention
nempêcherait pas de savoir qui était Tutsi et qui était Hutu. Ce projet de
changement de carte était bien connu puisquil suscitait des réactions. Les
populations rwandaises semblent toujours savoir qui est Hutu et qui est Tutsi sans avoir
besoin de document, malgré les erreurs et les malentendus dus notamment aux enfants issus
de mariages mixtes, mais il est difficile dexpliquer comment elles font.
Faisant référence au rapport de fin de mission de lAmbassadeur
Georges Martres et citant un passage sur " le métissage biologique qui
sest accompagné dun métissage culturel ", M. Bernard
Cazeneuve, rapporteur, la interrogé sur cette possibilité de distinguer
physiquement Hutus et Tutsis : " Cest ainsi que les dignitaires
extrémistes hutus recherchent les femmes tutsies quils estiment très belles sauf
celles qui ne présentent pas de faciès nilotique ".
Après avoir rappelé les difficultés économiques rencontrées par le
Rwanda lors de la mise en oeuvre de la politique dajustement structurel et après
avoir souligné que la France sétait souvent trouvée seule pour aider
financièrement ce pays à affronter les charges de la démocratisation, il a souhaité
avoir des précisions sur les fonds exceptionnels accordés à lEtat rwandais au
titre de la coopération en 1990, et sest interrogé sur la pertinence de
lachat, pour 60 millions de francs, de lavion présidentiel. Il a
demandé quelles avaient été les motivations de lavenant de 1992 à laccord
de coopération militaire de 1975. En particulier, il a souhaité savoir, dune part,
quelles raisons motivaient lextension de la coopération aux forces armées
rwandaises et non plus seulement à la gendarmerie, dautre part, ce que recouvrait
la réorientation des objectifs de la coopération vers le maintien de lordre, la
police judiciaire et la formation de la garde présidentielle, enfin sil y avait une
différence de nature entre la formation de jeunes recrues et celle des jeunes officiers
prévues dans lavenant, et en quoi consistait cette formation.
M. Georges Martres a affirmé que les traits physiques,
cest-à-dire à la fois la silhouette trapue des Bantous et la silhouette gracile
rappelant celle des nomades du Sahel, étaient présents dans tous les Rwandais et
reconnaissables dans les familles : il sagit dailleurs dun mystère
de ce peuple où, malgré les métissages biologiques, les traces des origines historiques
de ses composantes subsistent.
Il a précisé que lachat en 1990 dun Falcon
doccasion pour le Président Habyarimana correspondait au remplacement de la
Caravelle très vétuste qui avait été financée par la France, à une époque où le
Rwanda nétait pas en guerre contre le FPR. Il a indiqué quil sagissait
là dune pratique courante de coopération consistant à offrir un avion personnel
aux Chefs dEtat africains. Le Président Bongo et vraisemblablement le Maréchal
Bokassa ont ainsi reçu des appareils. La France, ayant jugé quil lui était
difficile de ne pas répondre à cette demande de renouvellement, a acquis un Falcon
doccasion et a fourni le même équipage dofficiers français, ce qui
permettait de connaître les déplacements importants du Président rwandais.
M. Georges Martres a indiqué sêtre aperçu en 1992 que la
coopération militaire destinée à larmée rwandaise manquait de base juridique
explicite puisque laccord en vigueur à cette époque ne mentionnait que la
gendarmerie. Cet accord navait au demeurant rien de mystérieux, ce nétait
pas un accord de défense mais un simple accord dappui en formation et en matériel.
M. Georges Martres a reconnu que cétait probablement lui
qui avait suggéré à Paris la signature dun avenant qui remplacerait le mot
" gendarmerie " par les mots " forces armées ".
Cette proposition était motivée par la volonté de donner à la coopération militaire
une forme juridique qui lui manquait.
M. Georges Martres a souligné que la formation des unités de
maintien de lordre navait pas pour objet de renforcer une quelconque
dictature. Il existait des menaces permanentes daffrontements avec les partis
dopposition, aussi le Président Habyarimana avait-il demandé que des unités de
gendarmerie soient formées à contenir les manifestations, comme elles le font
habituellement dans les démocraties occidentales.
M. Georges Martres a estimé que la formation de la police
judiciaire, qui était encore moins critiquable au regard de la morale, sest soldée
par un échec. Au cours des années 1992-1993, le Rwanda a connu de nombreux attentats
dont les auteurs demeuraient introuvables. En conséquence, il a été proposé au
Président Habyarimana, qui a accepté, de former la police judiciaire rwandaise pour
constituer une brigade denquête. Lexpérience, selon M. Georges Martres,
sest révélée assez décevante car cette formation na pas permis de
recueillir davantage dinformations sur les origines des attentats. La cause en est
à rechercher non pas dans la qualité des formateurs, qui était grande, mais
probablement dans les problèmes linguistiques, le kinyarwanda nétant pratiquement
pas parlé par les Français.
M. Georges Martres a fait valoir que la formation de la garde
présidentielle à laquelle étaient affectés un ou deux officiers, navait pas pour
objet de former des escadrons de la mort, mais au contraire de rendre cette garde plus
humaine et plus disciplinée. Toutefois, estimant que les rumeurs qui couraient sur la
garde présidentielle pouvaient devenir préjudiciables à la fois à limage de la
France et à lhonneur des officiers, M. Georges Martres a indiqué avoir
envoyé un télégramme à Paris, resté sans réponse, suggérant que lon mette un
terme à cette formation.
M. Georges Martres a évoqué la formation de jeunes recrues
rwandaises, par quarante-sept assistants techniques français, dans un camp situé entre
Ruhengeri et Gisenyi, et a souligné quil sagissait de former des soldats et
non des criminels. Lobjectif était de dynamiser une armée rwandaise qui avait
manifesté plus dactivité dans les massacres que dans les combats.
M. François Lamy a demandé à M. Georges Martres de
confirmer linformation donnée par M. François Léotard selon laquelle il y
aurait eu des soldats ougandais dans les troupes du FPR.
Il a souhaité savoir sil y avait une gestion directe du dossier
rwandais par lElysée et, dans laffirmative, si une telle situation était de
pratique courante.
M. Georges Martres a confirmé quil y avait à
lévidence des soldats ougandais dans larmée du FPR et que les premières
troupes qui ont envahi le Rwanda étaient composées de Rwandais enrôlés dans
larmée ougandaise. Il a précisé quil avait lui-même eu sous les yeux des
cartes didentité, des armes ou des rapports ougandais. En revanche, il a déclaré
ignorer la proportion dOugandais autres que des Tutsis dorigine rwandaise qui
ont continué à affluer dans les troupes du FPR après les événements, même si le
Gouvernement rwandais avait tendance à insister sur cette présence.
M. Georges Martres a déclaré sêtre rendu compte assez
rapidement, dès le début des événements, quil y avait un intérêt particulier
de lElysée pour ce qui se passait au Rwanda. Il en résultait une plus grande
efficacité dans la prise des décisions au jour le jour. Le Chef détat-major
particulier du Président de la République jouait le rôle délément
centralisateur, ce qui avait pour conséquence déviter que le processus de
décision, en cas de crise, ne senlise entre le ministère des Affaires
étrangères, le ministère de la Coopération et divers services du ministère de la
Défense. Il en résultait ce que M. Georges Martres a qualifié de " situation
de confort " : M. Georges Martres lui-même a souligné quil
avait pris lhabitude, au vu de la façon dont les décisions étaient adoptées, de
communiquer tout ce quil faisait à la Présidence de la République.
M. Pierre Brana a demandé des précisions sur la formation
des troupes rwandaises et si ces troupes étaient composées uniquement de Hutus.
M. Georges Martres a répondu que les Français participaient
à la fois à la formation des officiers et des troupes de base et que les uns et les
autres étaient bien sûr des Hutus parce que larmée nétait constituée
pratiquement que de Hutus.
M. Pierre Brana a fait état dinformations selon
lesquelles des officiers français auraient conduit ou assisté sinon participé à des
interrogatoires de combattants du FPR.
M. Georges Martres a contesté que des officiers français
aient pu conduire des interrogatoires mais a admis quil arrivait que ceux-ci se
rendent dans les locaux où étaient détenus des officiers du FPR, le plus souvent
ougandais, dans le but dobtenir des renseignements concernant justement la part que
prenaient les Ougandais dans loffensive du FPR.
M. Pierre Brana a demandé des informations sur un éventuel
hélicoptère de combat destiné, lors de lopération Noroît, à neutraliser les
colonnes ennemies.
M. Georges Martres a relevé quun hélicoptère de
combat de larmée rwandaise avait, le 4 ou 5 octobre 1990, détruit une dizaine
de véhicules du FPR et quatre ou cinq camions contenant de lessence et que, selon
les comptes rendus des militaires français, cette opération avait été menée par un
pilote rwandais, même si ce pilote avait été formé par les Français. Lofficier
instructeur était dailleurs assez fier du succès de son élève.
M. Pierre Brana a demandé à M. Georges Martres
sil avait effectivement envoyé dès les premiers jours doctobre 1990 des
télégrammes mentionnant la possibilité de massacres à grande échelle.
M. Georges Martres a déclaré ne pas se souvenir sil
avait utilisé lexpression de " massacres à grande
échelle " mais quil avait attiré lattention de ses
correspondants sur les risques de violences ethniques.
M. Georges Martres a souligné quil sétait
constamment demandé si, en cas de retrait des troupes françaises, des massacres se
produiraient. Si lon répondait par la négative à cette question, il ny
avait aucune raison que la France intervînt au Rwanda. Kagame ou Habyarimana, quelle
importance ? Souvent Paris interrogeait son ambassadeur sur les conséquences
dun départ des forces françaises et M. Georges Martres avait toujours
répondu que, dans cette hypothèse, il y aurait à coup sûr des violences ethniques. Il
a constaté que les événements qui se sont produits après son départ ont validé a
posteriori ses appréciations de lépoque.
M. Guy-Michel Chauveau a demandé quelles étaient les
relations entre la famille du Président Habyarimana et les extrémistes hutus.
M. Georges Martres a estimé que ces relations étaient bien
mystérieuses. Lentourage du Président Habyarimana, appelé lAkazu, est
souvent décrit comme le noyau de lextrémisme. Cet Akazu était prétendument
dirigé par le Colonel Sagatwa, secrétaire particulier du Président et cousin de
Mme Habyarimana. Le Colonel Sagatwa a trouvé la mort dans lattentat contre
lavion présidentiel. En conséquence, si lon admet que ce sont les
extrémistes qui ont organisé cet attentat, il faut également supposer que ceux-ci ont
délibérément tué leur chef et certains de leurs amis.
Le Président Paul Quilès a demandé si la présence du Colonel
Sagatwa dans lavion présidentiel rendait improbable pour M. Georges Martres
lhypothèse dun attentat organisé par les extrémistes hutus.
M. Georges Martres a répondu que tel était son sentiment,
sauf si le Colonel Sagatwa avait trahi la cause des extrémistes. Il sest dit très
perplexe et impressionné face aux déclarations de M. Filip Reyntjens parlant de
lutilisation dun missile français. Il a déclaré quen 1994, jamais la
thèse des extrémistes hutus ne lui serait venue à lesprit. En revanche, il savait
que le FPR possédait, au moins depuis 1990, des lance-missiles anti-aériens -le FPR
avait dailleurs abattu en octobre 1990 un avion de larmée rwandaise ainsi
quun hélicoptère rwandais- et des missiles SAM-16, du type de celui utilisé pour
lattentat, qui ont été retrouvés dans le parc national de lAkagera et
rapportés par nos militaires en 1990 ou 1991. Par ailleurs, il a estimé peu probable
quil y eût, lorsquil a quitté le Rwanda, un membre des FAR sachant utiliser
un lance-missiles. La France navait jamais accordé ce type dassistance à
larmée rwandaise ; elle ne lui avait pas fourni de missile sol-air puisque le
FPR ne disposait daucune aviation. Les seuls missiles donnés par la France furent
des engins Milan, sol-sol, qui nont dailleurs jamais servi. En conséquence,
retenir la responsabilité des extrémistes hutus, qui avaient déjà bien du mal à tirer
au mortier et au canon, reviendrait à admettre quils aient bénéficié dune
assistance européenne pour lattentat. Ce serait là un point crucial à éclaircir.
Selon M. Georges Martres, les responsabilités seraient davantage
à rechercher du côté du FPR qui, somme toute, au terme dun génocide qui a fait
plus de 850 000 morts, a réussi à revenir au pouvoir.
M. Jean-Bernard Raimond a demandé à M. Georges Martres
si, personnellement, il était en mesure de distinguer un Tutsi dun Hutu et la
interrogé, par ailleurs, sur les autorités quil était amené à rencontrer lors
de ses séjours à Paris, en dehors du directeur des Affaires africaines du Quai
dOrsay, notamment à lElysée.
M. Georges Martres a répondu que, dans certains cas, il
était possible de reconnaître des Hutus ou des Tutsis, notamment en raison de la très
grande taille de ces derniers, mais quil nétait pas possible pour autant de
se prononcer systématiquement. Il a indiqué quavant les événements, le Rwanda ne
suscitant guère dintérêt, il voyait uniquement des membres de la direction des
Affaires africaines et malgaches ; après les événements, outre ses correspondants
habituels au Quai dOrsay, il rencontrait à lElysée M. Jean-Christophe
Mitterrand puis son successeur, M. Bruno Delaye, parfois le Secrétaire général du
Quai dOrsay et le Ministre de la Coopération, mais non le Ministre des Affaires
étrangères.
M. Jacques Myard a souhaité savoir si M. Georges Martres
avait éprouvé le besoin de réagir pour démentir les propos tenus par la presse à son
sujet.
M. Georges Martres a estimé quil sétait donné
pour principe de naccorder aucun entretien aux journalistes et de ne pas exercer de
droit de réponse considérant quil ne fallait pas tomber dans le piège médiatique
et que mieux valait garder le silence.
M. Jean-Claude Decagny a rappelé que le déploiement de nos
forces en 1990 dans le cadre de lopération Noroît navait fait lobjet,
semble-t-il, daucune concertation avec le gouvernement de lépoque et a
demandé si, parmi les quatre compagnies présentes au Rwanda en 1993, des soldats
français avaient participé aux combats. Il sest étonné que ni le Chef du
Gouvernement, ni le Ministre des Affaires étrangères naient été cités comme
ayant rencontré le Président Habyarimana et a souhaité savoir à qui M. Georges
Martres rendait compte des événements qui survenaient au Rwanda.
M. Georges Martres a déclaré que les forces françaises du
détachement Noroît navaient participé à aucun engagement mais que lon
pouvait toujours sinterroger sur le point de savoir si les assistants techniques,
lorsquils dispensent des formations ou jouent un rôle actif et proche de conseil de
létat-major, participent aux combats même sils ne combattent pas
directement. Nos assistants techniques nont pas participé aux combats en ce sens
quils nont pas directement combattu mais ils ont joué un rôle actif de
conseil qui peut être considéré comme très proche dune participation aux
combats.
Il a admis que ni le Ministre des Affaires étrangères, ni le Chef du
Gouvernement nont eu la volonté personnelle dintervenir dans le conflit et
quaucune audience ne leur avait été demandée par le Président Habyarimana. Mais
il a précisé que M. Roland Dumas avait rencontré le Président Habyarimana lorsque
celui-ci avait été reçu par le Président François Mitterrand. Il a indiqué que,
très normalement, il avait rendu compte au Quai dOrsay de la situation au Rwanda.
M. Michel Voisin a demandé si les troupes du FPR, outre les
militaires ougandais, comportaient des effectifs dautres nationalités.
M. Georges Martres a dit ne disposer daucune preuve, en
ce domaine, même si les services rwandais affirmaient quil y avait des mercenaires
parmi les troupes du FPR.
M. Didier Boulaud sest interrogé sur les missiles
sol-air appartenant au FPR, qui ont été trouvés par des militaires français. Il a
demandé où étaient désormais ces missiles.
M. Georges Martres a affirmé navoir vu quun seul
missile et ne pas avoir de réponse concernant lendroit où il se trouve. Il a
suggéré de poser la question aux attachés militaires français et a supposé que ce
missile avait été rendu aux FAR.
Audition de M. Jean-Christophe MITTERRAND
Conseiller à la présidence de la République (1986-1992)
(séance du 22 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a tout dabord rappelé que
M. Jean-Christophe Mitterrand, ancien Conseiller à la Présidence de la République
de 1986 à 1992, avait rencontré à diverses reprises le Président Habyarimana et
dautres personnalités rwandaises, en particulier au cours des années 1990 et 1992,
marquées à la fois par le déclenchement de la guerre entre les autorités régulières
et le FPR et par linstauration du multipartisme.
Précisant quil avait occupé ses fonctions à la présidence de
la République jusquen septembre 1992 et quil ne pourrait parler que de la
période 1990-1992, M. Jean-Christophe Mitterrand a ensuite remercié la
mission pour loccasion qui lui était offerte de démentir les allégations
mensongères, voire diffamantes, dont il a été lobjet et a déploré que ces
contrevérités naient fait que rendre plus difficile une saine compréhension des
événements du Rwanda. Il a souligné que les conseillers chargés des affaires
africaines à la présidence de la République avaient pour seul rôle dinformer le
Président de la République, deffectuer les missions quil jugeait utiles, de
répondre à ses questions et de nourrir ses réflexions. Il a démenti la rumeur selon
laquelle il connaissait le fils du Président Habyarimana et celle encore plus insensée
qui le disait propriétaire dhectares de haschich.
Après avoir affirmé que la situation des populations tutsies
réfugiées en Ouganda avait constitué la " mèche retard " du
déclenchement de ce dramatique conflit, il a indiqué quà la suite des combats
politiques et interethniques survenus au Rwanda comme au Burundi, avant et après
lindépendance de ces deux pays, des centaines de milliers de réfugiés tutsis
sétaient retrouvés dans une situation très précaire et que les jeunes de la
seconde génération, qui sétaient engagés dans les troupes de Yoweri Museveni,
avaient facilité sa prise du pouvoir à Kampala contre le Président Obote. Les
principaux compagnons darmes du Président Museveni, comme le Général Fred
Rwigyema ou M. Paul Kagame occupaient des postes importants dans larmée
ougandaise. Parallèlement, un petit groupe de réfugiés, qui constituera le FPR, ne
renonce pas à lidée dun retour au Rwanda, même par la force sil le
faut. Lorsque le Président Museveni, pour des raisons de politique intérieure, est
obligé décarter de larmée les Tutsis dorigine rwandaise, ces
derniers, ayant toujours vécu en Ouganda, ont désormais le sentiment dêtre des
apatrides et vont rejoindre le parti FPR, né dans les camps de réfugiés, en lui donnant
une capacité militaire inattendue qui permettra lattaque doctobre 1990.
Présentant la situation intérieure du Rwanda au même moment,
M. Jean-Christophe Mitterrand a alors fait part de deux paradoxes. Dune part,
les Tutsis du Rwanda paraissent mieux traités par le Général Habyarimana que par les
régimes hutus précédents, malgré une forte discrimination dans larmée, la
politique ou ladministration, ce que confirme M. Gérard Prunier qui, dans son
ouvrage Rwanda, histoire dun génocide, souligne que le Président
Habyarimana préfère des Tutsis prospères à des hommes daffaires hutus corrompus.
Dautre part, lopposition démocrate intérieure hutue qui soppose au
régime du Général Habyarimana ne sest pas alliée au FPR, démontrant à nouveau
la complexité de la situation politique au Rwanda. Le FPR est dailleurs décrit par
le MDR comme " une branche armée de réfugiés rwandais féodaux
revanchards ".
Abordant la chronologie de laction de la France en 1990,
M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué que le Président Habyarimana sétait
rendu à Paris en avril et quaprès le discours de La Baule, il avait été le seul
Président africain à réagir positivement, en proclamant, le 5 juillet 1990, la
nécessité de réformes constitutionnelles, fondées sur linstauration du
multipartisme. Le 1er octobre 1990, les troupes du FPR avaient attaqué le
Rwanda en franchissant la frontière à partir du sud de lOuganda. A leur tête se
trouvait le Général Fred Rwigyema, ancien Chef détat-major et Ministre de la
Défense du Président ougandais. Le 4 octobre 1990, larrivée, dans le cadre
de lopération Noroît, du premier détachement de 150 soldats français
chargés dassurer la sécurité de nos ressortissants, avait permis den
évacuer un certain nombre, la majorité dentre eux ayant cependant refusé de
partir. Loffensive du FPR avait été arrêtée en octobre par les FAR soutenues par
environ 1 500 soldats zaïrois, dont le comportement répréhensible avait
dailleurs provoqué le mécontentement des populations et leur départ rapide du
Rwanda. De nombreuses arrestations avaient concerné à cette époque près de
5 000 personnes et sétaient réalisées dans la plus grande confusion.
M. Jean-Christophe Mitterrand a alors fait état dune note
quil avait rédigée à lattention du Président de la République, le
16 octobre 1990, pour présenter les demandes militaires que formulait le Président
rwandais, attendu le 18 octobre à Paris. Après avoir lu un passage de cette note
ainsi rédigé : " des livraisons minimum permettraient à larmée
rwandaise de garder un statu quo sur le terrain avec un risque deffondrement si la
guerre dure trop longtemps. Un flux logistique sérieux permettrait au Président
Habyarimana de marquer des points militaires décisifs afin quil puisse négocier en
position confortable ", il a rappelé quà ce moment là, le FPR
contrôlait une partie du nord-est du Rwanda et que, pour la communauté internationale,
il sagissait dune invasion étrangère, car soutenue par larmée
ougandaise. Puis, il a repris sa lecture en lisant lextrait suivant : " cette
aide autoriserait la France à demander avec plus de force le respect des droits de
lhomme et une ouverture démocratique rapide une fois le calme revenu. "
Il a indiqué que cette note traitait de la situation sur le terrain,
de léchec de la tentative de médiation du Premier Ministre belge, ainsi que
dinformations, confirmées par la DGSE, relatives à la présence dagents
libyens aux côtés du FPR.
M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que, le 18 octobre
1990, dans la note dentretien avec le Président Habyarimana, rédigée à partir
des contributions du ministère des Affaires étrangères, de la Coopération et de la
Défense, lAmbassadeur Claude Arnaud, qui en est le signataire, estime quil
est bon de rappeler que la mission exclusive de Noroît a été dassurer la
sécurité et la protection de nos ressortissants mais quil nest pas douteux
que la seule présence de ce contingent ait fortement consolidé, à ce moment critique,
la position du Président Habyarimana. M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé
quune deuxième compagnie de 150 hommes avait été envoyée à Kigali par la
suite. Sagissant de munitions, la France avait répondu favorablement et
immédiatement, en livrant notamment des roquettes pour les hélicoptères Gazelle le
18 octobre, les demandes de matériels considérées comme moins urgentes ayant été
examinées en fonction de la situation militaire et des disponibilités. Il est à noter
que le Rwanda disposait de cinq hélicoptères Gazelle armés dont la maintenance
était effectuée par nos coopérants militaires. Toujours daprès la même note
dentretien, M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué que " daprès
des informations de source ougandaise, le Président Habyarimana avait accepté hier
(17 octobre 1990), lors dune rencontre en Tanzanie, avec ses collègues
tanzaniens et ougandais la proclamation dun cessez-le-feu, une rencontre avec les
représentants du Front patriotique rwandais et le principe du droit au retour des
réfugiés. Si ces informations étaient exactes, un grand pas serait fait dans la voie
dune solution du problème ". En post-scriptum, il était suggéré le
retrait dune de nos deux compagnies, après lacceptation du cessez-le-feu par
les deux parties le 19 octobre. M. Jean-Christophe Mitterrand a déclaré
quil avait établi à lattention du Président de la République une note
indiquant que la situation au Rwanda était influencée par la position dans ce conflit
des pays voisins et quune concertation régionale entre les différents pays de la
zone constituait le seul moyen de stabiliser la situation. Il ajoutait dans sa note :
" notre présence militaire au Rwanda risque donc de perdurer aussi
longtemps quune solution politique naura pu être trouvée. "
M. Jean-Christophe Mitterrand a alors précisé que le Président de la République
avait, en marge, commenté négativement cette solution mais quil avait en revanche
approuvé le principe dune mission, qui sera effectuée par le Ministre de la
Coopération, M. Jacques Pelletier, du 6 au 8 novembre 1990 au Rwanda, en
Ouganda, au Kenya, en Tanzanie, au Burundi et au Zaïre, afin de marquer notre appui à
louverture dun dialogue régional, permettant de dégager une solution au
conflit acceptable par tous et qui était déjà réclamé par les Présidents Museveni et
Habyarimana. Les rencontres avaient eu lieu avec tous les Chefs dEtat et les
Ministres des Affaires étrangères et des contacts avaient même été pris avec des
membres du FPR à Kampala. Laccent avait été mis sur larrêt du conflit
armé, le règlement de la question des réfugiés et lengagement de certains pays
à ne pas favoriser la guerre. Il a souligné que tous les participants avaient donné
leur accord pour une conférence sous légide de lOUA et du HCR, avec soutien
technique et financier de lUnion européenne, de la France et de la Belgique. Au
Rwanda en outre, lengagement portait sur la fin des arrestations, la libération des
personnes arbitrairement arrêtées et la mise en place de la modernisation
institutionnelle annoncée en juillet 1990 : multipartisme, respect des droits de
lhomme, organisation délections. La France avait également insisté sur la
nécessité de rayer la mention ethnique sur les cartes didentité et sur le
problème des réfugiés. Suite aux pressions diplomatiques, 3 500 prisonniers
avaient été libérés le 15 novembre 1990, soit environ deux tiers des personnes
arrêtées lors des attaques du mois doctobre. M. Jean-Christophe Mitterrand a
fait alors état de lanalyse de lAmbassadeur de France, M. Georges
Martres, qui estimait, en novembre 1990, que le Président Habyarimana nétait plus
guère menacé par le FPR, dont laction sessoufflait, mais par
lopposition dune partie de son propre entourage hutu violemment hostile à la
démocratisation du système politique réclamée par la France et les occidentaux.
LAmbassadeur considérait alors que, dans lintérêt du pays, il était
souhaitable que le Président Habyarimana arrive à trouver un juste équilibre entre ces
forces contraires.
M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que le 28 décembre
1990 avait vu la publication au Rwanda de lavant-projet de charte politique
nationale recommandant le multipartisme et la création dun poste de Premier
Ministre et que la France semblait alors récolter le fruit de ses efforts, six mois
après le discours de La Baule.
Décrivant la situation diplomatique en décembre 1990-janvier 1991
dans la région, il a indiqué que plusieurs motifs étaient venus freiner, dès décembre
1990, lamorce des négociations : la rivalité zaïro-tanzanienne pour avoir le
rôle de chef de file des négociations dans la région, les demandes préalables
exorbitantes du FPR exigeant sa reconnaissance officielle comme mouvement armé, son
intégration dans les forces armées rwandaises, la proclamation dune amnistie et le
partage immédiat du pouvoir, limpossibilité par conséquent pour le Président
Habyarimana dengager un dialogue direct entre les parties, le penchant malheureux du
Gouvernement de Kigali de se reposer sur ses voisins pour régler la question des
réfugiés, le peu dempressement du Président Museveni à rencontrer ses voisins en
raison de lengagement des Ougandais auprès du FPR et enfin la crainte du Président
de la Tanzanie, hôte de la conférence, de ne pouvoir faire aboutir les négociations.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé quil avait reçu,
le 6 janvier 1991 à Paris, à leur demande et très confidentiellement, une
délégation du FPR, conduite par Pasteur Bizimungu, actuel Président du Rwanda, qui
sollicitait de la France une action diplomatique pour tenter dinfléchir
lattitude jugée trop dure du Gouvernement rwandais à légard de son
mouvement dans le cadre des négociations qui viennent dêtre évoquées.
Au nord-ouest, le raid du FPR sur Ruhengeri le 23 janvier 1991 et
loccupation pendant vingt-quatre heures de cette capitale des dirigeants hutus
au pouvoir et du Président avait créé un choc psychologique et marqué un
infléchissement important dans la tactique du FPR puisquà des attaques frontales
se substituaient des actions de guérilla bien préparées militairement et
caractérisées notamment par leurs aspects psychologiques. Cette nouvelle stratégie
avait eu pour effet de favoriser lémergence des tendances extrémistes hutues
exploitant les rumeurs de coup dEtat et trouvant dans ce climat de guerre un terrain
propice à la propagation de leurs thèses et aux dénonciations sans preuve. Ces
extrémistes effectuaient un travail de sape du régime en place en sattaquant
ouvertement, par lintermédiaire de leur journal Kangura, aux proches du Président
avant de sen prendre au Président lui-même. Lors de lattaque de Ruhengeri,
une partie du dispositif Noroît avait été mobilisée pour protéger et rapatrier les
nationaux français présents dans cette région ; cette opération sétait
déroulée de façon exemplaire, sans difficultés particulières et sans quaucun
coup de feu nait été échangé.
Le 30 janvier 1991, le Président de la République sétait
adressé par écrit au Président Habyarimana pour lui faire part de ses préoccupations
quant à lavenir de la paix dans la région des Grands Lacs, menacée par la
poursuite dactions militaires, et pour lassurer du soutien de la France pour
trouver une solution pacifique. Dans ce courrier, le Président de la République
rappelait également les objectifs de la mission effectuée par M. Jacques Pelletier,
exprimant la nécessité de trouver une solution durable, dans le cadre dune
négociation menée dans un esprit douverture et de dialogue. Trois conditions lui
paraissaient indispensables : la non-ingérence directe ou indirecte, y compris
militaire, des pays voisins dans la politique intérieure rwandaise, louverture
dun dialogue national pour favoriser tant la réconciliation nationale que
lavènement dun Etat de droit respectueux des droits de lhomme, et le
règlement de la question des réfugiés avec, sous les auspices de lOUA, du HCR et
des Etats concernés, la tenue dune conférence régionale sur le sujet. Il
informait enfin le Président Habyarimana de sa décision de maintenir, pour une durée
limitée au développement de la situation, la compagnie militaire française envoyée en
octobre 1990 et chargée dassurer la sécurité et la protection des ressortissants
français. En février 1991, la déclaration officielle adoptée au sommet de Dar Es-Salam
prévoyait une solution durable du problème des réfugiés rwandais.
Dans le courant du mois de mars 1991, la coopération française
mettait en place un détachement dassistance militaire et dinstruction, le
DAMI, dans le cadre de laccord de coopération de 1975.
Le Président de la République devait rencontrer à nouveau le
Président Habyarimana le 3 avril 1991. Dans la note dentretien élaborée à
cet effet par M. Gilles Vidal, chargé de mission à la présidence de la
République, il était précisé que cette visite intervenait à un moment crucial pour
lévolution intérieure du Rwanda et que désormais, soit la logique de paix
prévalait et, parallèlement le processus de démocratisation annoncé le 4 août
1990 par le Président rwandais sengageait, soit la région risquait de
sinstaller dans une logique de guerre civile. Cette note précisait par ailleurs que
de nombreux motifs dinquiétude subsistaient : les réticences du Gouvernement
rwandais à accepter la logique du cessez-le-feu, les autorités de Kigali redoutant que
lon fasse du FPR un interlocuteur privilégié, lattentisme du FPR qui,
campant sur ses positions maximalistes -création dun gouvernement dunion
nationale et intégration de ses troupes dans larmée rwandaise- rendait
inacceptables ses demandes par les autorités de Kigali, les retards dans la mise en place
du groupe dobservateurs de lOUA, le manque de marge de manoeuvre du Président
Habyarimana qui devait composer avec les milieux extrémistes hutus très représentés
dans larmée et dans son entourage. M. Gilles Vidal indiquait également que le
Président rwandais ne manquerait vraisemblablement pas de solliciter de nouvelles aides
militaires. Il conviendrait alors de rappeler la présence active de nos coopérants
militaires et la fourniture régulière de munitions tout en précisant que notre soutien
ne saurait, en tout état de cause, aller contre les engagements réciproques pris par les
deux parties lors de la signature, sous légide du Président Mobutu, de
laccord de cessez-le-feu du 29 mars 1991. Il était aussi indiqué que le
Président Habyarimana devait être encouragé à la modération et informé, compte tenu
de lavantage certain des troupes rwandaises sur le terrain, dun retrait
prochain du détachement Noroît, suggéré par le Ministre de la Défense, M. Pierre
Joxe, et létat-major particulier du Président, la mission de ce détachement
devenant caduque avec lentrée en vigueur du cessez-le-feu. Le Président
Habyarimana devait être incité à améliorer les rapports du Rwanda avec ses voisins en
abordant notamment la question du nécessaire retour au pays des réfugiés qui le
souhaiteraient, ce qui rendrait plus efficaces les efforts déjà déployés par la
France.
Par ailleurs, le Rwanda, confronté à une grave crise économique,
avait signé, en 1991, des accords dajustements structurels avec le FMI, la Banque
Mondiale et les pays donateurs. Il était prévu quil recevrait dans ce cadre les
aides suivantes au cours de lannée de la signature des accords : Allemagne
(120 millions de francs), Belgique (64 millions de francs), Caisse française de
coopération (70 millions de francs), Etats-Unis (120 millions de francs), FMI
(200 millions de francs en plusieurs versements), soit, pour lannée 1991, plus
de 570 millions de francs daides civiles malgré la guerre.
Sur le plan politique, ladoption dune nouvelle constitution
rwandaise, le 10 juin 1991, avait instauré le multipartisme et permis la création
dun poste de Premier Ministre.
Les 18 et 19 juillet 1991, M. Paul Dijoud, Directeur des
Affaires africaines et malgaches, se rendait à Kigali pour une réunion des ambassadeurs
de France des pays concernés et y rencontrait le Président Habyarimana. Dans une note
quil avait établie à cette occasion, il reprenait les thèmes déjà mentionnés
à plusieurs reprises : les modalités dune action en faveur des réfugiés, la
nécessité dencourager la libéralisation politique au Rwanda, le soutien de la
France à la réconciliation nationale, la relance de laction diplomatique de la
France dans cette région.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que, le 14 août
1991, des rencontres avaient été organisées à Paris entre les Ministres des Affaires
étrangères rwandais et ougandais et que, le 21 septembre 1991, avait eu lieu une
réunion entre M. Paul Dijoud et M. Paul Kagame à laquelle il avait participé.
Le compte rendu adressé aux ambassadeurs français des pays concernés précisait
quil convenait dassocier le FPR à la recherche dune solution
négociée, de lui faire partager la vision réconciliatrice de la France et de dissiper
tout malentendu concernant la mission des soldats français stationnés au Rwanda. Il
était également indiqué que le Major Kagame navait pas caché sa satisfaction
dêtre reçu par les autorités françaises, dans la mesure où il estimait
jusqualors que la politique française au Rwanda se caractérisait pas un certain
déséquilibre et quil se félicitait de loccasion qui lui était donnée
dapporter un éclairage différent sur la crise rwandaise, tout en déplorant
certains aspects de notre coopération avec Kigali qui pourraient laisser penser au
Président Habyarimana quune solution militaire était possible. Il sétait
enfin déclaré ouvert à toute initiative de notre part pour mettre en oeuvre un
processus de règlement négocié. En conclusion, il était demandé aux ambassadeurs à
Kigali et Kampala de prendre contact avec les Ministres des Affaires étrangères rwandais
et les responsables du FPR en vue dorganiser à Paris des rencontres
confidentielles, dont la tenue paraissait souhaitable.
Ces rencontres avaient eu lieu les 23 et 25 octobre 1991 et 14 et
15 janvier 1992. M. Jean-Christophe Mitterrand, qui nétait pas présent,
a indiqué, sous réserve de confirmation, que lune dentre elles avait dû
être présidée par M. Herman Cohen, sous-secrétaire dEtat américain,
chargé des affaires africaines.
Le 31 décembre 1991 était formé un " gouvernement de
coalition " qui ne comprenait, du fait du refus de participation des trois
principaux partis dopposition, quun seul Ministre nappartenant pas au
MRND du Président Habyarimana.
La création de la Coalition pour la défense de la République (CDR)
en mars 1992, au moment des massacres de Tutsis dans le Bugesera, traduisait la
radicalisation affichée du sentiment anti-Tutsi.
Enfin, la signature, le 13 mars 1992, du " protocole
dentente entre les partis politiques " appelés à participer au
gouvernement de transition avait permis la nomination de M. Dismas Nsengiyaremye,
membre du MDR, principal mouvement dopposition, comme Premier Ministre.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé quà partir du
mois de mars 1992, il sapprêtait à quitter ses fonctions à la présidence de la
République et quil nétait donc pas en mesure de donner des informations
utiles sur la suite des événements. Il a toutefois fait observer que, si lon
voulait mesurer objectivement laction de la France, force était de constater que le
Président de la République navait pas ménagé ses efforts pour faire évoluer le
régime du Président Habyarimana vers le multipartisme et la démocratie, faire respecter
les droits de lhomme et oeuvrer pour la paix. Il a estimé que peu dautres
pays pouvaient faire état dun tel bilan.
Le Président Paul Quilès a remercié M. Jean-Christophe
Mitterrand pour son exposé très minutieux et lui a demandé son opinion sur
loffensive menée par le FPR en octobre 1990 à partir de lOuganda. La menace
du FPR, selon lui, avait-elle été surestimée ? Y avait-t-il eu une politique
dintoxication sur limportance de cette attaque afin dobtenir plus
facilement laide de la France ?
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu quil nen
savait rien mais que la rapidité et la profondeur de la percée des troupes du FPR
tendaient à montrer que celles-ci étaient suffisamment nombreuses, même sil
fallait prendre en compte la faiblesse traditionnelle de larmée rwandaise. Il a
demandé au Président Paul Quilès qui était visé par laccusation
dintoxication, Kigali ou Paris.
Le Président Paul Quilès a précisé que ces accusations
dintoxication avaient été portées à la fois contre le Gouvernement de Kigali et
certains milieux tutsis, qui pouvaient trouver un intérêt à surestimer les moyens
dintervention du FPR.
M. Jean-Christophe Mitterrand a souligné que le FPR
bénéficiait du soutien logistique de larmée ougandaise, dont étaient issus ses
chefs. Il a déclaré ne rien savoir de limplication éventuelle du Président
Museveni dans la préparation de lattaque du FPR, ajoutant que lattitude de
celui-ci avait varié selon les périodes.
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait remarquer que, intoxication
ou pas, seul avait été envoyé un détachement de 150 hommes qui nétait pas
au demeurant une unité destinée à combattre le FPR mais à protéger les Français.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le Président Habyarimana
avait pourtant demandé que la France sengage plus avant dans les combats.
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la France avait
toujours refusé de donner suite à cette demande et a répété quelle navait
cédé à aucune intoxication.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité savoir si, dans le cadre
des missions qui lui étaient confiées par le Président de la République,
M. Jean-Christophe Mitterrand recevait des instructions élaborées en liaison avec
les ministères des Affaires étrangères et de la Coopération, et si un compte rendu de
ces missions était adressé à lensemble des acteurs de la politique extérieure
française.
M. Jean-Bernard Raimond a également exprimé sa surprise que le
nom du Ministre des Affaires étrangères nait jamais été cité par
M. Jean-Christophe Mitterrand.
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu quil
navait pratiquement aucune relation directe avec le Ministre des Affaires
étrangères et que son interlocuteur habituel au Quai dOrsay, son alter ego,
était M. Paul Dijoud, Directeur des Affaires africaines et malgaches. Il a précisé
quil avait de nombreux contacts, en revanche, avec le ministère de la Coopération.
En ce qui concerne les missions qui lui ont été confiées de 1982 à
1992, M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que toutes, sauf une, qui ne
concernait dailleurs pas le Rwanda, avaient été préparées avec la collaboration
des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération. Il a expliqué que ces
missions, qui consistaient le plus souvent à remettre un message du Président de la
République ou à expliquer une situation, nétaient en rien secrètes : il
logeait à la résidence de lambassadeur et ce dernier, sauf exceptions, assistait
aux entretiens.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la mission
dinformation auditionnerait les Ministres des Affaires étrangères et de la
Coopération de cette période.
M. Bernard Cazeneuve a demandé qui donnait limpulsion,
de lElysée, du Quai dOrsay ou de la Rue Monsieur, en matière de politique
africaine, et, plus précisément, en ce qui concerne les relations diplomatiques, la
politique de développement et la coopération militaire et qui, du Président de la
République, du Ministre des Affaires étrangères ou du Ministre de la Coopération,
prenait la décision de débloquer des fonds, en cas de crise, pour rendre plus
supportable une politique dajustement structurel.
Il a souhaité connaître le sentiment de M. Jean-Christophe
Mitterrand sur le jugement exprimé par M. Edouard Balladur, selon lequel il y aurait
eu un infléchissement de la politique suivie par la France au Rwanda en mars 1993,
matérialisé par le retrait du dispositif militaire français. La note de M. Georges
Vidal au Président de la République en date davril 1991 semblerait montrer au
contraire que ce retrait avait été prévu dès cette époque, ce qui plaide plus pour
une logique de continuité que de rupture.
M. Bernard Cazeneuve a également souhaité savoir si
M. Jean-Christophe Mitterrand estimait que lensemble des aides apportées au
Rwanda avait satisfait en tous points aux principes posés par le Président de la
République lors de son discours de La Baule en 1990.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que le retrait des
troupes françaises avait été la conséquence des accords dArusha et
quauparavant la politique constante du Gouvernement français avait été de retirer
une partie des troupes dès lors quil y avait accord de cessez-le-feu ou début de
négociations. Les troupes françaises nétaient pas au Rwanda pour y rester.
Lobjectif était de faire pression sur le Président Habyarimana pour quil
sengage dans la voie des négociations et ne cède en rien aux extrémistes, malgré
les menaces dont il pouvait être lobjet.
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé la politique de la
France, constamment réaffirmée pendant la période considérée, qui voulait que les
troupes françaises ne soient pas présentes de façon durable et a fortiori encore
moins présentes pour participer directement aux combats.
La détermination de notre politique africaine ne dépendait pas de
léquipe de lElysée qui, dailleurs, na pas dexistence
juridique mais qui est chargée de représenter le Président de la République et, dans
certains cas, de faire passer des messages. Sagissant de laugmentation de
laide au développement accordée par la France au Rwanda, cette décision se
conformait au souci de respecter, comme le Président sy était engagé au cours de
sa campagne, lobjectif fixé par lONU dune aide représentant, hors
DOM-TOM, 0,7 % de notre PNB. En 1988, la France consacrait 0,6 % de son PNB à
laide au développement, ce résultat sétant un peu dégradé par la suite.
De façon générale, limpulsion politique venait du fonctionnement normal de nos
institutions : Conseil des Ministres, réunions de travail entre représentants des
ministères et de la présidence de la République...
Léquipe de lElysée ne participait pas aux rencontres
régulières entre le Président, le Premier Ministre et les Ministres des Affaires
étrangères et de la Coopération mais était informée de leurs conclusions. Quant au
budget de la Coopération, celui-ci constitue un instrument dintervention classique.
Il est soumis, comme tout budget ministériel, aux règles démocratiques dadoption
et de contrôle par le Parlement et lElysée nintervient en rien dans cette
procédure.
M. René Galy-Dejean a souhaité des précisions sur la
présence mentionnée par M. Jean-Christophe Mitterrand dun sous-secrétaire
dEtat américain aux rencontres doctobre 1991 et de janvier 1992 entre
responsables du gouvernement rwandais et du FPR. Limportance politique dune
telle participation ne pouvant, par définition, échapper aux observateurs, comment
celle-ci a-t-elle été interprétée par la Présidence de la République, y a-t-il eu
dautres interventions américaines, et quelle en a été la nature ?
M. François Loncle, rappellant linformation selon
laquelle les Etats-Unis auraient assuré la formation des soldats du FPR, a demandé à
M. Jean-Christophe Mitterrand sil disposait déléments en ce sens et si,
sagissant de lattentat contre le Président Habyarimana, il avait pu se forger
une conviction, ou sil disposait dun ou de plusieurs éléments de preuve.
Concernant lattentat, M. Jean-Christophe Mitterrand a
déclaré quil navait connaissance que des informations fournies par la
presse qui ne faisaient que formuler des hypothèses et a précisé quà cette
époque il travaillait dans une société intervenant en Asie, ce qui lavait
éloigné du théâtre des événements africains. A propos des réunions qui avaient eu
lieu entre les représentants du FPR et du gouvernement rwandais, il na pas pu
affirmer avec certitude la participation américaine mais souligné quelle pourrait
être confirmée par ceux qui étaient présents. Quant à dire que les Etats-Unis sont
intervenus activement dans le conflit entre 1990 et 1992, en Ouganda ou auprès du FPR,
cela lui est apparu très peu probable et il a déclaré nen avoir jamais entendu
parler. En revanche, il est très vraisemblable que les Etats-Unis ont eu une action ou
une influence indirectes, sous la forme dune coopération économique. A cet égard,
il a rappellé que les Etats-Unis avaient apporté leur aide au Rwanda et que
lOuganda, qui se relevait dune guerre civile, en avait eu aussi grandement
besoin, comme lattestait la dégradation, par exemple, de ses chemins de fer.
M. Jacques Myard sest félicité de la continuité de la
politique africaine de la France, indépendamment des changements de majorité politique,
et sest demandé pourquoi François Mitterrand avait manifesté autant
dintérêt à légard du Rwanda qui pourtant ne faisait pas partie de ce que
lon a coutume dappeler " les pays habituels du champ ". Il
sest donc interrogé sur la vision géopolitique du Président dans cette région et
les raisons qui lavaient conduit, à juste titre, à y mener une politique de
coopération active. Il a demandé à M. Jean-Christophe Mitterrand comment il
jugeait lampleur des critiques formulées à légard de la France et
lenjeu stratégique des manipulations dont ce dossier faisait lobjet.
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait état de multiples
manipulations médiatiques et damalgames dont il continuait dêtre victime.
Ainsi, alors quil ne connaît pas les fils du Président Habyarimana, continue-t-il
dêtre présenté comme lami dun dentre eux. A ces procédés se
sont ajoutées les manipulations qui ont eu lieu sur le terrain -il a fait allusion à la
distribution dun tract dont le verso représentait la photo du Président François
Mitterrand " meilleur ami du pays "-, la manipulation
ougandaise et vraisemblablement celle de certains de nos alliés. Les objectifs de ces
manipulations sont divers et lon ne peut que les rapprocher de linstabilité
que connaît lensemble de la région depuis la survenance du génocide rwandais,
quil sagisse de la chute du régime zaïrois, de la guerre civile au Burundi,
des affrontements au Soudan ou des rebellions dans le nord de lOuganda et plus à
louest encore de lAngola convoité comme " éponge à
pétrole ". Au Rwanda lui-même, la situation nest pas stabilisée.
Le Président de la République, quant à lui, na jamais exprimé
la volonté de traiter le Rwanda de façon différente ou privilégiée et na jamais
fait de commentaires plus particulièrement élogieux à propos du Président Habyarimana.
M. Pierre Brana sest demandé, dune part sil
nétait pas inquiétant, larmée rwandaise étant exclusivement composée de
Hutus, que les militaires français aillent y assurer la formation des jeunes recrues et
des officiers, dautre part si lElysée, via notre ambassade à Kigali, avait
disposé déléments linformant du risque de génocide.
Il a souhaité confirmation de la présence, en 1992, lors des
premières négociations dArusha, dun représentant personnel de
M. Jean-Christophe Mitterrand dans la délégation du Président Habyarimana.
Il sest également interrogé sur linformation selon
laquelle le Crédit Lyonnais aurait garanti le contrat de livraison darmes passé
par lEgypte avec le Rwanda, le 30 mars 1992. Enfin, il a demandé si la cellule
de lElysée savait que des officiers français assistaient à des interrogatoires de
soldats du FPR faits prisonniers.
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé quen
application des quotas et des traditions, il ny avait pas de Tutsis dans
larmée rwandaise mais que cette situation monolithique ne représentait pas de
risque particulier dans un contexte où le danger ethnique nexistait pas. Il a
souligné que tout pays africain qui na pas procédé à la démocratisation de son
régime politique connaît peu ou prou un régime ethnique. Au Rwanda, les extrémistes
hutus se sont trouvés doublement extrémistes à légard de la démocratisation et
à légard des Tutsis. Quoi quil en soit, il a fait observer quen
application des accords dArusha, le gouvernement de transition, constitué par des
représentants du FPR, de lopposition intérieure et de lancien parti unique
du MRND, aurait été inévitablement un gouvernement à majorité ethnique hutue mais
représentant cette fois une majorité démocratique.
En 1990, il sagissait dune guerre de retour des exilés et
les négociations tendant à la démocratisation du régime avaient également pour but de
permettre lintégration des réfugiés tutsis. Le FPR avait peu de chances de
prendre le pouvoir de manière démocratique car il ne représentait pas une force
politique très importante dans le pays. Dailleurs le FPR évoquait à cette époque
la prise du pouvoir par les armes. Ce sont les accords dArusha qui ont mis en place
une solution pacifique.
Mentionnant un article du Figaro, selon lequel M. Jeanny
Lorgeoux aurait représenté la présidence de la République française dans la
délégation du Président Habyarimana lors de la négociation des accords dArusha,
M. Jean-Christophe Mitterrand a indiqué quil lavait contacté, rappelant
quil était ancien député membre de la Commission des Affaires étrangères. Il a
précisé que M. Jeanny Lorgeoux lui avait répondu nêtre allé au Rwanda
quune seule fois en 1984 au cours du voyage officiel du Président de la République
dans ce pays et sêtre rendu en Tanzanie avec une délégation parlementaire à
lépoque de la négociation des accords dArusha. Il a souligné quil
sagissait encore dun amalgame fournissant la matière darticles qui ne
sont pas faits pour informer mais pour polémiquer.
M. Pierre Brana a indiqué quil avait participé en
juillet 1992 à une délégation parlementaire qui sétait rendue en Tanzanie et
dont M. Jeanny Lorgeoux était le Président.
M. Jean-Christophe Mitterrand a ensuite affirmé que les
informations relatives aux contrats darmement, par exemple ceux entre le Rwanda et
lEgypte, ne remontaient pas au niveau de son bureau et quil navait eu
aucun contact, en dix ans de présence à lElysée, avec la CIEEMG dont il ne
recevait aucune note, ni information. Enfin, il a espéré quaucun officier
français navait participé à des interrogatoires de prisonniers tutsis par les
forces armées rwandaises.
Le Président Paul Quilès a indiqué que la question serait posée
aux militaires car elle les concernait.
Après avoir relevé que la position de la France lui paraissait
empreinte dambiguïtés, et quil pouvait y avoir contradiction entre la
recherche de la démocratisation et dune solution négociée et le soutien de la
France au régime officiel dHabyarimana, M. François Lamy sest
interrogé sur lintérêt politique, stratégique ou économique de la présence
française dans un pays qui nest pas une de nos anciennes colonies. Il a souhaité
avoir confirmation de larrestation à Paris, pendant une journée, du Général
Kagame en janvier 1992 après sa rencontre avec M. Paul Dijoud et sest demandé
si celle-ci nétait pas contradictoire avec la volonté de la France de favoriser
les négociations entre les parties. Il a également souhaité des précisions sur les
modalités pratiques de lapprovisionnement des FAR en munitions. Enfin, il
sest enquis des véritables missions confiées au détachement dassistance
militaire et dinstruction (DAMI) en 1991 et aux vingt-deux coopérants militaires
encore présents au Rwanda de janvier à avril 1994.
M. Jean-Christophe Mitterrand a affirmé quà
lépoque il navait pas été mis au courant de larrestation du Général
Kagame à Paris mais quil sétait immédiatement renseigné auprès du quai
dOrsay, dès quil en avait eu connaissance, il y a une semaine seulement. Il
lui a été répondu quil sagissait dun incident survenu à
lhôtel où résidait M. Paul Kagame, le directeur soupçonnant un trafic de
drogue et ayant alors appelé la police. Le quai dOrsay est alors intervenu
immédiatement pour faire libérer M. Paul Kagame.
Il a indiqué quil ignorait comment les livraisons darmes
au Rwanda se passaient sur le plan technique mais précisé que les demandes étaient
transmises à la suite de rencontres politiques ou par les ambassadeurs, puis traitées au
niveau des services sous la responsabilité des Ministres de la Coopération et des
Affaires étrangères, du Premier Ministre et du Président de la République. Il a
souligné quil nétait pas impliqué dans les décisions relatives aux
contrats darmement et quil navait jamais participé au cours de la crise
rwandaise aux réunions où ces décisions étaient prises, mais quil en était
informé. La décision denvoyer le DAMI na été prise ni par les services, ni
par les conseillers pour les affaires africaines, mais au niveau des plus hautes
autorités de lEtat.
Relevant quil ne voyait pas dambiguïtés dans la politique
française à légard du Rwanda, il a rappelé que ce pays était entré plus
tardivement, en 1975, dans le champ de notre coopération avec nos anciennes colonies mais
que cela avait été aussi le cas pour le Mozambique ou lAngola, et quil
croyait se souvenir quun des premiers sommets franco-africains avait eu lieu à
Kigali.
A une question complémentaire de M. François Lamy sur la
présence de soldats français au Rwanda et non au Mozambique, qui paraissait témoigner
dun traitement particulier réservé à ce pays, M. Jean-Christophe
Mitterrand a répondu que la France navait pas envoyé de soldats au Mozambique
car le Gouvernement de ce pays ne lavait pas demandé.
M. Bernard Cazeneuve a alors émis le souhait que la mission
auditionne M. Robert Galley, alors Ministre de la Coopération, sur les motivations
de laccord de 1975.
M. Jean-Christophe Mitterrand a répondu que la signature
dun accord de coopération militaire entrait dans le cadre normal des relations de
coopération de la France avec un pays africain et que notre pays avait ainsi répondu à
une demande exprimée par le Rwanda. On ne peut pas dire que la France recherchait à
cette occasion des richesses en cuivre ou en pétrole.
Evoquant lattaque du FPR à partir du sud de lOuganda en
octobre 1990 et la présence dans ses rangs dagents libyens attestée par certains
témoignages, M. Michel Voisin a souhaité savoir si des soldats dautres
nationalités encadraient les forces du FPR. Puis il a demandé à M. Jean-Christophe
Mitterrand son sentiment sur le reproche, fait au Gouvernement français par une des
personnes entendues par la mission, de ne pas sêtre acquitté de ses engagements
relatifs à la fabrication de nouvelles cartes didentité sans mention ethnique.
M. Guy-Michel Chauveau sest étonné que la décision de
supprimer la mention ethnique, prise en novembre 1990, nait pas pu être exécutée
avant avril 1994.
M. Jean-Christophe Mitterrand a rappelé que la France avait
insisté pour la suppression de la mention ethnique sur les cartes didentité afin
de manifester aux populations rwandaises le souci de réconciliation nationale et
déclaré quil avait également lu que le ministère de la Coopération aurait dû
soccuper de ce sujet. Il a indiqué quayant évoqué le sujet avec le
Président Habyarimana, il avait été surpris de constater que, pour ce dernier, le
problème ne se posait pas puisque la mention ethnique figurait sur les cartes
didentité depuis la colonisation belge et quelle ne semblait pas soulever
dinterrogations philosophiques. Enfin, il a supposé que les difficultés propres à
un pays en guerre civile pouvaient expliquer labsence de modifications des cartes
didentité.
Le Président Paul Quilès a mis en avant les conséquences du
maintien de la mention ethnique qui favorisait la mise en oeuvre de mesures de
discrimination et aurait pu, selon certains, faciliter le génocide.
M. Jean-Christophe Mitterrand a fait observer que de nombreux
Hutus modérés avaient été également victimes du génocide, que la mention de leur
appartenance ethnique sur leur carte didentité ne les avait donc pas protégés et
quils avaient subi des violences sans que leurs papiers ne mentionnent leur
orientation politique. Le changement de carte didentité dans un pays en guerre
civile où nexiste pas détat civil est une opération lourde pour laquelle le
temps a manqué. Des agents libyens ont été aperçus pendant loffensive
doctobre 1990 et la DGSE a confirmé leur présence. Mais aucune information ne
permet de conclure à la participation de soldats dautres nationalités. Les forces
du FPR étaient composées de jeunes Tutsis rwandais nés en Ouganda et qui avaient fait
partie de larmée ougandaise, il est donc vraisemblable que cette dernière a
également participé à loffensive doctobre 1990.
M. Yves Dauge constatant a posteriori le décalage
entre lengagement officiellement exprimé par le Président Habyarimana de mener un
processus de démocratisation soutenu et encouragé par la France et de conduire des
négociations qui ont débouché sur les accords dArusha dune part, et la
radicalisation dans le même temps du conflit ethnique dautre part, sest
demandé si la France avait correctement perçu les dangers des évolutions internes au
Rwanda qui avaient conduit à laffaiblissement du Président et de son régime.
M. Jean-Christophe Mitterrand a précisé que la création de
la CDR, fer de lance des massacres, dont des groupes précurseurs existaient dans
lentourage du Gouvernement et dans larmée, avait constitué un élément de
pression visant à empêcher le processus de démocratisation ainsi quun catalyseur
favorisant lexacerbation de la haine ethnique. Une fois structurée en force
politique, la CDR avait eu une importance et une influence croissantes. Ses membres
avaient très probablement organisé des provocations et pris une part active dans les
massacres de Tutsis intervenus en avril 1992, mais aussi dans la campagne de propagande et
de désinformation de la population lors des attaques du FPR. M. Jean-Christophe
Mitterrand a noté à ce propos que ces attaques avaient provoqué un exode massif alors
que le FPR se présentait en libérateur. Lassassinat du Président Habyarimana et
de son chef détat-major a sans aucun doute achevé de libérer les passions, dans
la mesure où, avec leur disparition, le pouvoir seffondrait et tout était
possible.
Audition du père Guy THEUNIS
Prêtre au Rwanda de 1975 à avril 1994, membre de la Société des
missionnaires dAfrique (Pères Blancs)
(séance du 28 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le père Guy Theunis, membre de
la Société des Missionnaires dAfrique, prêtre au Rwanda de 1970 à 1994, qui a
exercé, de 1989 à 1994, diverses activités à Kigali, en particulier dans le domaine
des médias.
Le père Guy Theunis, sexprimant en son nom personnel, a
souhaité préalablement lever une ambiguïté entretenue par la presse française en
précisant quil navait jamais été, ni nétait le responsable des
missionnaires Pères Blancs au Rwanda mais que pendant les 23 ans où il y avait
vécu, il avait milité dans divers organismes de défense des droits de lhomme,
dans des mouvements contre la violence et dans divers médias.
En mémoire des nombreuses victimes civiles et militaires du drame
rwandais, quelles soient françaises, belges, hutues ou tutsies, il a demandé que
soit observée une minute de silence.
Le père Guy Theunis a précisé que son témoignage était celui
dun membre de lEglise catholique, membre actif de la société civile
rwandaise, responsable de la revue Dialogue de 1989 à 1992 au Rwanda, puis de 1994
à 1995 en Belgique et enfin secrétaire exécutif du projet Reba Video, conçu pour
collaborer avec la télévision rwandaise.
Il a indiqué quen sa qualité de fondateur de lAssociation
rwandaise pour la défense des droits de la personne et des libertés publiques (ADL), il
avait été responsable de ses publications et plus particulièrement de deux rapports
successifs sur la situation au Rwanda : le premier, portant sur la période de
septembre 1991 à septembre 1992, fut à lorigine de lenquête internationale
qui a eu lieu en janvier 1993, le second couvrant la période doctobre 1992 à
octobre 1993. Il a ensuite souligné quil avait eu peu de contacts au sommet, ni
avec les militaires français, malgré les relations intéressantes quil a
entretenues avec les deux ambassadeurs de France dont il a regretté le non-engagement en
faveur de la défense des droits de lhomme. Ayant dû quitter précipitamment le
Rwanda le 14 avril 1994, et y abandonner lensemble de sa documentation, il a
indiqué que son témoignage ferait surtout appel à sa mémoire et reprendrait pour
partie des éléments déjà exposés devant la Commission denquête du Sénat
belge. Il a souhaité se limiter à quelques points peu connus et à quelques questions,
de façon à livrer à la mission sa vision du déroulement des événements en insistant
sur la place et le rôle de la France.
Reprenant sa déclaration devant le Sénat belge, il a rappelé
quil trouvait inadmissible que lon ait retiré le contingent belge de la
MINUAR, qui disposait de linfrastructure, de la logistique et des communications de
la force internationale, sans le remplacer par un autre aussi crédible et de même
valeur. Cest pour cette raison quil a déclaré avoir honte dêtre
Belge. Dans le rapport du Sénat belge, il est précisé quune campagne diplomatique
a été conduite pour amener tous les Etats à soutenir la position du Gouvernement belge.
Cette initiative gouvernementale incombe, selon lui, au ministère des Affaires
étrangères belge qui doit en porter lentière responsabilité. Il a estimé que
si, au lieu de se retirer, la Belgique avait fait appel aux troupes françaises,
américaines et italiennes présentes au Rwanda ou dans des pays proches du Rwanda, le
génocide aurait pu être évité. Il a dit ne pas comprendre que le FPR nait pas
explicitement demandé à la Belgique de ne pas quitter le pays, puisquil lui avait
demandé de participer au maintien de la paix.
Il a déclaré que lappréciation quil portait sur la
Belgique valait aussi pour la France car celle-ci, en sa qualité de membre permanent, a
pris part aux décisions du Conseil de Sécurité de lONU du 15 avril qui
constituent selon lui la cause essentielle du génocide.
A son avis, la presse na pas suffisamment montré que le mois
davril 1994 pouvait être scindé en trois phases distinctes, comme le met en
évidence Mme Alison Des Forges.
Dune part, lattentat contre lavion présidentiel le
6 avril na pas déclenché un génocide mais plutôt des massacres politiques
et ciblés. Ce sont des ministres, le Président de la Cour suprême, des membres de
lopposition qui ont été tués dans les premières heures et les premiers jours au
cours desquels certains dentre eux étaient nommément recherchés.
Dautre part, la décision du Gouvernement belge du 11 avril
de retirer ses militaires et la constitution du gouvernement intérimaire ont eu pour
effet de modifier le comportement de la frange hutue des partis dopposition (MDR,
PL, PSR). En effet, ces personnes sont alors sorties de leurs cachettes pour prêter main
forte aux miliciens, aux Interahamwe du MRND et aux membres de la CDR, ce qui a constitué
le début des massacres de Tutsis en tant que Tutsis.
Enfin, le débat de lONU du 15 avril marque véritablement
le début du génocide avec les massacres perpétrés les 16 et 17 avril à Gitarama,
préfecture qui avait été épargnée jusque là, et à Butare, dans le sud, où les
miliciens du nord ont pénétré le 19 avril et tué les autorités locales pour les
remplacer par des extrémistes.
Le père Guy Theunis sest déclaré convaincu que, jusquau
15 avril, il aurait été possible dempêcher le génocide. Il a estimé que le
retrait des Casques bleus avait, dune part, laissé libre cours à la participation
populaire aux massacres et avait, dautre part, favorisé leur extension à
lensemble du pays. Il a également insisté sur la responsabilité incombant aux
pays occidentaux dans la suite des événements qui se sont déroulés au Rwanda.
Il a ensuite exprimé son sentiment sur lopération Turquoise.
Admettant ne pas connaître lensemble des motivations ayant conduit à son
déclenchement, il a noté quelle correspondait à lappel lancé par le père
Henri Blanchard sur une chaîne télévisée française et a souligné que cette action
positive avait permis de sauver non seulement des milliers de vies tutsies mais aussi des
dizaines de milliers de victimes potentielles. En effet, le risque était grand que ces
populations, voulant se réfugier au Burundi, ny déclenchent encore dautres
massacres. 200 000 personnes sont parties au Burundi alors quil y en
aurait eu bien davantage si lopération Turquoise navait pas eu lieu.
La présence des troupes françaises a aussi empêché que lAPR,
qui avait déjà éliminé des milliers de personnes dans les régions dont elle avait
pris le contrôle, se livre à de nouveaux massacres dans la zone de sécurité qui avait
été créée. En permettant à de très nombreux Rwandais de ne plus avoir à fuir,
lopération Turquoise a épargné la vie de plusieurs milliers de personnes dans la
zone des préfectures de Gikongoro, Kibuye et Cyangugu. Même sil y a eu des
massacres à Kibeho et dans les camps de réfugiés du Zaïre, dans la région de Bukavu,
il y aurait eu encore bien davantage de victimes si toutes les populations avaient quitté
le pays.
Face à ces drames, il a déploré labsence de politique commune
des pays européens, estimant que si la France, lAllemagne, la Grande-Bretagne et la
Belgique avaient, depuis 1990, coordonné leurs actions, le génocide aurait été
évité. Si certains prônaient, à raison, la réconciliation et le dialogue dans le
cadre de la négociation des accords dArusha, dautres au contraire, en
sappuyant sur des diplomaties parallèles et secrètes, ont permis aux divisions
internes de se développer.
Après avoir rappelé quil était attaché à rechercher toute la
vérité, le père Guy Theunis a souhaité faire part à la mission de ses nombreuses
interrogations afin, selon lui, déclairer le drame rwandais.
Pour mieux comprendre les causes des massacres, il a déclaré
quil convenait non seulement de faire la lumière sur lorigine des missiles
ayant abattu lavion présidentiel, mais aussi sur les nombreux trafics ayant permis
la création de dépôts darmes à Goma et Gisenyi. Un Belge, dorigine
burundaise, Mathias Hitimana, et un Français, dont lidentité na pas été
établie, se seraient livrés à ces trafics et un rapport établi par Human Rights Watch
fait également état de limplication de la France dans les livraisons darmes
au Rwanda.
Il convient aussi de comprendre pourquoi les Adjudants-Chefs René
Maier et Alain Didot, et son épouse, ont été assassinés par le FPR le matin du
8 avril. Ces meurtres de deux gendarmes du GIGN ayant pour mission de surveiller les
communications est dautant plus troublant quil se situe chronologiquement à
un moment où le FPR nexécutait que des victimes figurant sur des listes
préétablies. Avec qui ces personnes avaient-elles des contacts et de qui
dépendaient-elles puisquelles ne faisaient pas partie du DAMI ? Se pose aussi
la question du suicide à lElysée de M. François de Grossouvre, Conseiller du
Président de la République, qui était en relation avec un personnage clé et
fumeux : le Capitaine Paul Barril.
Reprenant ses déclarations faites devant la Commission denquête
du Sénat belge, le père Guy Theunis a indiqué quil avait été établi que dix
soldats belges avaient été tués à Kigali le 6 avril. Or, le Général Romeo
Dallaire et le Général Ndindiliyimana se sont rendus à la morgue de Kigali où ce
dernier a affirmé avoir recensé onze corps de Blancs. Qui était cette onzième
victime ? Comment se fait-il que les autorités belges aient fait pratiquer les
autopsies de seize corps à Nairobi le 10 avril 1994 et non à Bruxelles et
naient révélé la nationalité que de quatorze dentre elles :
dix Belges, deux Marocains, un Portugais et un Zimbabwéen. Que sont devenues les
dépouilles des deux autres victimes et quelles étaient leurs identités ?
Un certain Jean-Pierre, qui savait beaucoup de choses, qui a joué un
rôle dinformateur au mois de janvier 1994 et qui demandait lasile politique
dans un pays occidental, a-t-il eu des contacts avec lambassade de France ?
Comment se fait-il que la France, patrie des droits de lhomme,
conviée à la conférence de presse organisée par lambassadeur belge après les
tortures infligées dans les locaux de la présidence au journaliste Boniface
Ntawuyirushintege, nait pas été représentée alors que de nombreuses ambassades y
avaient dépêché des représentants, même si, il est vrai, des organisations
françaises ont apporté leur soutien à cette démarche.
Comment expliquer la présence de militaires français, dont Pascal
Estrevada, en mars et avril 1994 à Kigali alors que la France avait retiré son
contingent ?
Enfin, quelles sont les raisons qui ont empêché la France de conduire
une enquête sur lattentat commis contre lavion présidentiel alors que le
Général Romeo Dallaire et le gouvernement intérimaire, accueilli à Paris à
lépoque, en avaient officiellement fait la demande et proposé que la France prenne
la présidence de la Commission qui en serait chargée, comme en témoigne deux lettres
dont la mission peut avoir communication.
Le père Guy Theunis a terminé en citant les propos que lui aurait
tenus lAmbassadeur de France, M. Georges Martres : " je ne
comprend pas, je reçois des ordres de lElysée, de Matignon, dailleurs
parfois contradictoires, et je ne sais pas lesquels je dois suivre. "
Après avoir relevé que la mission entendait des témoignages pour
sinformer et quelle ne répondrait donc pas aux questions posées mais au
contraire les relaierait et les poserait elle-même, le Président Paul Quilès,
notant que le père Theunis avait été très discret sur le rôle de lEglise
catholique au Rwanda, lui a demandé sil pouvait caractériser lattitude de
cette dernière à légard des violations des droits de lhomme et indiquer si
cette question avait été évoquée lors des visites du pape en septembre 1990 et du
cardinal Etchegaray en mai 1993.
Rappelant que le pape avait déclaré en 1996 que, si des
représentants de lEglise avaient failli en 1994, ils devaient être punis, il a
souhaité savoir à quelles personnalités ecclésiastiques il était ainsi fait allusion.
Le père Guy Theunis a apporté les éléments de réponse
suivants :
lors du recensement de 1991, près de 90 % des
Rwandais se sont déclarés chrétiens, soit 62 % catholiques, 18 % protestants
et 8 % adventistes. Par ailleurs, depuis lépoque coloniale, lEglise
catholique est une puissance au Rwanda, une sorte dEtat dans lEtat. Cependant
lEglise, ce sont dabord les Rwandais eux-mêmes et ceux-ci nont pas
forcément toujours agi selon la foi. Si des milliers de chrétiens rwandais, dont
certains ont agi au nom de leur foi et lont dit, en ont défendu dautres et
ont parfois été eux-mêmes tués pour cela, dautres Rwandais chrétiens ont
tué ; cependant ils nont alors pas agi comme chrétiens mais comme Rwandais
hutus ou tutsis. Le rôle de lEglise est un rôle dévangélisation,
cest une conscience morale au sein de la société civile et sa contribution a été
importante dans ce domaine : cest largement grâce à lintervention
dévêques, notamment le Président de la conférence épiscopale Thaddée
Nsengiyumva et de responsables protestants dans le cadre du comité quils avaient
fondé ensemble que les accords dArusha ont pu être conclus ; ce sont eux qui
ont mis le Président Habyarimana et les responsables du FPR autour de la même table.
LEglise catholique a donc le plus souvent été un moteur de pacification.
Cependant, les responsables de lEglise rwandaise sont également Hutus ou Tutsis.
Certains dentre eux ont été incapables de transcender leur situation
particulière, comme lEvêque de Kigali, Vincent Nsengiyumva, resté toujours très
proche du Président Habyarimana et qui avait accepté dêtre membre du comité
central du MRND, responsable de la commission sociale, même sil a démissionné en
1985 sous la pression populaire et dans la perspective dune visite du Pape au
Rwanda.
Le père Guy Theunis a renvoyé, pour de plus amples développements
sur limplication de lEglise catholique, à larticle quil avait
écrit en 1994 dans louvrage Les crises politiques au Burundi et au Rwanda,
publié sous la direction dAndré Guichaoua.
Il a souligné que, lors de la visite du pape en 1990, le problème
clé était celui des réfugiés, le comité du MRND ayant refusé leur retour en 1986. Le
pape a posé la question dès son arrivée. Une commission avait été mise en place et un
début de solution a été trouvé en octobre 1990. Il nest pas impossible que
linvasion de 1990 ait été décidée pour empêcher la mise en oeuvre dune
solution politique de la question des réfugiés.
Par ailleurs, le pape, sil a joué son rôle, na
quune autorité morale et ne dispose pas de force de coercition. Aussi cette
autorité ne peut être forte que si lopinion publique vient lappuyer ;
en revanche, elle reste faible lorsque tel nest pas le cas.
M. Roland Blum, revenant sur le rôle de lEglise
catholique au Rwanda et mentionnant les critiques de labbé Sibomana, accusant cette
dernière davoir contribué aux violations des droits de lhomme, a demandé
des précisions sur ce point et sest enquis des positions prises par le cardinal
Etchegaray lors de sa visite au Rwanda.
Rappelant quil avait suivi le voyage du cardinal Etchegaray de
près, étant responsable de la partie de son organisation concernant les médias, le
père Guy Theunis a apporté les éléments de réponse suivants :
le cardinal Etchegaray est la première personnalité
politique à avoir voulu rencontrer, lors de sa visite au Rwanda, à la fois les
responsables du pays et ceux du FPR. Il a reçu un excellent accueil dans les régions
tenues par le FPR et il a tenu le même langage des deux côtés, ce qui a établi sa
crédibilité au service de la modération et de la paix ;
labbé Sibomana -on peut se reporter à son livre Gardons
espoir pour le Rwanda- na pas accusé lEglise catholique comme telle. En
revanche, il a eu des difficultés avec certains membres de lEglise tel que
larchevêque de Kigali qui, mis par labbé Sibomana lui-même devant des
documents significatifs, na pas hésité à les déchirer plutôt que de devoir en
tenir compte. Responsable éminent de lADL, labbé Sibomana a refusé de
rencontrer le Président Habyarimana en compagnie de larchevêque, dénoncé avec
courage et au péril de sa vie les dérives, tant sous le régime Habyarimana que sous
celui du FPR, et sest avéré très fiable en montrant ses capacités à distinguer
au sein de lEglise les personnalités porteuses de paix et davenir et celles
qui envenimaient la situation.
Sétonnant également que le père Guy Theunis nait pas
évoqué le rôle de lEglise catholique dans sa déclaration liminaire, M. François
Loncle a souhaité évoquer non seulement le rôle de la hiérarchie catholique
rwandaise mais aussi celui de la hiérarchie catholique non originaire du Rwanda. Il a
mentionné larchevêque André Perraudin, Suisse et évêque de Kabgayi de 1956 à
1989, résidant actuellement dans le Valais, près de Sion, dont il a estimé quil
pouvait être intéressant pour la mission de lentendre, et fait état de la
manière partisane dont celui-ci avait opposé les ethnies lune à lautre,
certains allant jusquà dire quil avait accompagné le processus conduisant au
génocide. Il a également cité les évêques français au Rwanda qui, entre 1922 et
1945, avaient théorisé la supériorité des Tutsis sur les Hutus. Il en a conclu que des
responsables de lEglise catholique, dont Mgr André Perraudin, avaient eu au Rwanda
un rôle contestable et négatif, y compris au moment du génocide.
M. Bernard Cazeneuve a cité le mandement de Carême de Mgr
Perraudin du 11 février 1959 : " Constatons tout dabord
quil y a réellement au Rwanda plusieurs races assez nettement caractérisées, bien
que des alliances entre elles aient eu lieu et ne permettent pas de dire toujours à
quelle race tel individu appartient. Cette diversité de races dans un même pays est un
fait normal contre lequel dailleurs nous ne pouvons rien ". Il a
ensuite demandé si le fatalisme de ce discours naboutissait pas à authentifier le
fait ethnique et navait pas pu alimenter les dérives évoquées par
M. François Loncle.
Il a également cité un article, paru le 18 avril 1994 dans le
Journal de Genève, présentant lattitude de Mgr Perraudin quelques jours après
le début du génocide : " Condamner et comprendre. Le prélat valaisan
condamne vivement les massacres perpétrés ces derniers jours par des extrémistes hutus,
ces massacres qui ont déjà coûté la vie à plus de vingt prêtres, la plupart de
lethnie tutsie. Mais sil condamne, il ajoute : je les condamne, mais
jessaie de comprendre. Ils agissent par colère et par peur, par colère contre le
meurtre de leur Président, Juvénal Habyarimana, le 6 avril dernier et par peur de
retomber dans lesclavage ". Il a demandé au père Guy Theunis
quelle était sa position vis-à-vis de cette déclaration et, notant quil ny
était pas fait mention du génocide ni de massacres, à quel moment lEglise
catholique avait officiellement dénoncé le génocide.
Enfin, en ce qui concerne le rôle de la presse dobédience
catholique au Rwanda, M. Bernard Cazeneuve a évoqué le journal Kinyamateka
créé en 1933 et très lié à la conférence des évêques catholiques qui, à partir de
1987, sest montré très critique vis-à-vis du régime du Président Habyarimana.
Citant un éditorial du père Guy Theunis paru dans la revue Dialogue, parlant de " confirmer
des signes positifs avant la dénonciation " et rappelant que le numéro du
vingtième anniversaire de Dialogue avait publié un message très laudatif
du Président Habyarimana, il a demandé quelles étaient les positions respectives de Dialogue
et de Kinyamateka et quel était le sens précis de lexpression " confirmer
des signes positifs avant la dénonciation ".
Après avoir estimé que M. François Loncle était très mal
informé, ce qui a entraîné de vigoureuses dénégations de celui-ci, qui a rappelé
quil citait des témoins rwandais, le père Guy Theunis a apporté les
réponses suivantes :
en posant la question du fait ethnique dans son mandement
de Carême, Mgr Perraudin avait simplement rappelé une situation objective :
les livres montrent que le problème ethnique existait déjà lors de larrivée des
Pères Blancs au Rwanda dès le début du XXème siècle et que, si lévêque
français Mgr Classe avait appuyé, à tort sans doute, la systématisation par les
Allemands et les Belges, dun régime en fait beaucoup plus complexe, cest le
pouvoir politique allemand puis belge qui était responsable de cette simplification
sociale et de cette systématisation et non pas lEglise catholique, même si
celle-ci avait ainsi soutenu le pouvoir en place ;
sagissant de larticle du Journal de Genève,
seul Mgr Perraudin pourrait préciser le sens de ses propos et cest à lui
quil faudrait le demander ;
la première autorité politique denvergure qui ait
parlé du génocide, cest le pape Jean-Paul II. En effet, la revue Dialogue,
reprenant lOsservatore Romano du 3 mai 1994 relate ainsi les propos
tenus par le pape : " Rappelons que lors de laudience générale
du 27 avril 1994, le pape consterné a appelé les fidèles à une prière fervente
pour le Rwanda martyrisé en ces termes : "Très inquiet, je vous invite à une
prière intense et fervente pour le Rwanda. La tragédie de ces populations semble ne
jamais vouloir sarrêter : barbarie, vengeance, tueries, sang innocent versé,
partout lhorreur et la mort. Jinvite ceux qui détiennent les responsabilités
à une action généreuse et efficace pour que cesse ce génocide." "
En conséquence, lEglise catholique, par la voix de son plus haut
représentant, a reconnu cette réalité lune des premières, avant, par exemple,
M. Alain Juppé, qui na pourtant pas tardé, et ce dautant plus vite
quon ne pouvait pas encore parler de génocide dans les premiers jours qui ont suivi
lattentat contre lavion du Président Habyarimana.
Kinyamateka et Dialogue travaillaient
ensemble et avaient la même ligne éditoriale, dénonçant les limites du régime du
Président Habyarimana. Les deux revues étaient dailleurs installées dans le même
bâtiment, labbé Sibomana et le père Theunis lui-même étant lun
président, lautre trésorier de lAssociation des journalistes du Rwanda. Le
Président Habyarimana avait du reste fini par demander lexpulsion du père Theunis
du pays en raison des positions quil défendait, ce que certains semblent avoir
oublié, si jamais même ils lont su.
Le Président Paul Quilès a souligné que cest en raison de
son expérience que le père Guy Theunis était aujourdhui entendu par la mission
dinformation.
M. Pierre Brana a insisté sur le fait que le génocide
rwandais devait représenter une plaie vive au coeur de lEglise catholique car la
population était christianisée à plus de 90 %. Il a demandé à quelle date a
commencé ce que lon pourrait appeler une certaine fascisation sous la forme
dune propagande raciste anti-tutsie, si on avait une idée du moment à partir
duquel a commencé la planification du génocide et sil était plausible
dimaginer que deux millions de Rwandais aient participé à un crime de sang.
M. Pierre Brana a également demandé au père Guy Theunis quelle
signification il attachait à lexistence dun onzième corps en plus de ceux
des dix soldats belges et pourquoi il avait autant insisté sur le rôle de
linformateur Jean-Pierre.
Le père Guy Theunis a tout dabord demandé que les députés
veuillent bien lexcuser davoir parfois réagi trop fortement à leurs
remarques mais il est vrai que le Rwanda demeure une plaie vive. Il a présenté le Rwanda
comme un pays où la population se dit plus chrétienne quelle ne lest. Mais
on retrouve ailleurs en Afrique centrale, au Burundi, en Ouganda, à lest du Zaïre,
une proportion de chrétiens similaire à celle du Rwanda. Au Rwanda, les Pères Blancs
sont arrivés en même temps que les Allemands et jusquau départ de ces derniers en
1916, les Pères Blancs étaient plus nombreux queux dans le pays. Les écoles, les
centres de santé et de développement, les foyers sociaux étaient entre les mains de
lEglise catholique gérés par elle. Cette situation a continué avec les Belges.
Le père Guy Theunis a rappelé que le Mouvement révolutionnaire
national pour le développement (MRND) avait été fondé le 5 juillet 1975 et que
dès 1976, certaines personnalités ont émis des doutes sur sa nature. Il faut toutefois
attendre 1980 pour que les premières difficultés apparaissent avec la diffusion de
certains tracts et lemprisonnement de M. Théoneste Lizinde. Le processus de
fascisation est fondé sur un système de parti unique qui conduit à un régime politique
militarisé, un de ces régimes que les Occidentaux se plaisent parfois à favoriser au
détriment de la démocratie.
Le père Guy Theunis a nié quil y ait eu une propagande
anti-tutsie organisée par le pouvoir mais quil convenait plutôt de parler de
déclarations dhommes de pouvoir. La plus malheureuse a été celle de
M. Ferdinand Nahimana, le directeur de lOffice rwandais dinformation
(ORINFOR), en mars 1992, qui fut à lorigine des massacres de la région du
Bugesera. Il y a eu en revanche une véritable propagande anti-tutsie à la Radio
Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) mais celle-ci avait un statut de radio libre
privée. Cette radio, constituée en réaction au limogeage de M. Nahimana, a
commencé à émettre à partir daoût 1993. Elle employait de nombreuses personnes
liées au pouvoir qui voulaient retrouver un canal dexpression et était installée
à Kigali près de la présidence. Les mots dordre anti-tutsis ne furent toutefois
lancés quà partir du 15 avril 1994 et leur reprise par la radio RTLM ont
contribué alors à lamplification du génocide. Pour combattre cette radio, le
projet dune radio catholique avait été conçu. Il avait bénéficié dune
autorisation démettre mais les moyens techniques nétaient pas disponibles
sur place.
Le père Guy Theunis a considéré quil ny avait pas eu de
planification du génocide en tant que tel mais plutôt planification des massacres
politiques. Dans ce pays quadrillé, des listes circulaient, écrites ou pas, préparées
dans chaque cellule du MRND, mais elles établissaient des distinctions et navaient
pas le caractère indifférencié dune démarche de génocide.
Le père Guy Theunis a expliqué que les massacres étaient commis par
des commandos de trente à quarante personnes réunies autour de quelques militaires
ou membres de Interahamwe, non pas pour tuer, mais pour voler et piller, voire par
curiosité. Le chiffre de deux millions est une estimation exagérée du nombre de
Rwandais ayant commis un crime de sang. Il y a en prison aujourdhui au Rwanda
environ 150 000 personnes. Certes, de nombreux responsables du génocide sont
partis à létranger ou ne sont pas rentrés du Zaïre, où ils entretiennent une
situation de rébellion à légard du gouvernement de Kigali, mais il ne faut pas
confondre les divers degrés de responsabilité. La loi rwandaise, qui distingue quatre
catégories de crime, devrait contribuer à clarifier la situation, en accordant un sort
différent à tous ceux, nombreux, qui pauvres ou désoeuvrés, se sont livrés à des
violences et des destructions de gravité variable.
Le père Guy Theunis a estimé quil était important
didentifier le onzième corps car cela permettrait de savoir quelles autres
personnes, en dehors des forces en place, sont intervenues au Rwanda. Ce corps a été
autopsié à Nairobi à la demande des militaires belges mais la page qui permettrait de
lidentifier a été arrachée du registre. Le père Guy Theunis sest dit
persuadé que le compte rendu de cette autopsie se trouvait dans un ministère belge. Ce
que lon sait, cest quil sagit dun Blanc, peut-être
dun Français.
Le Président Paul Quilès a rétorqué quil pouvait être
également dune autre nationalité, ce dont a convenu le père Guy Theunis.
Le père Guy Theunis a rappelé que Jean-Pierre, personnalité
trouble qui vit toujours à Kigali, avait donné des informations fiables, en indiquant
par exemple lendroit où se trouvaient les armes qui ont été distribuées à la
population par le MRND et quil avait, le premier, parlé dévénements graves
à venir. Les ambassades, qui ont toutes refusé daccorder une protection à
Jean-Pierre, savaient beaucoup plus de choses dès janvier 1994, quil nen
savait lui-même.
M. Kofi Yamgnane a demandé comment le père Guy Theunis
pouvait expliquer quil y ait eu une véritable participation populaire au génocide,
y compris de représentants de lEglise catholique en tant que Hutus.
Le père Guy Theunis a rappelé que le système foncier étatisé
rwandais permettait à lautorité communale denlever leur terre aux paysans,
qui nen étaient pas propriétaires. Aussi était-il très difficile aux paysans,
par ailleurs traditionnellement très soumis, de refuser de suivre un bourgmestre et de
prendre le risque économique dêtre dépossédés. En outre, certains ont profité
des événements pour semparer de la terre du voisin.
Mais lélément le plus déterminant a été la radio RTLM et son
endoctrinement idéologique, facilité par le fait que les gens étaient mal informés.
Peu savaient lire. Leur seul moyen dinformation était la radio . Ils ne
savaient pas la vérité. Pour les réfugiés dans les camps, le FPR était lauteur
de tous les massacres. La BBC ou Voice of America némettaient pas à lépoque
en kinyarwanda, la première radio à le faire fut la radio Amahoro (pour la paix).
Enfin, le père Guy Theunis a mis en avant les rivalités locales, tout
en insistant sur le fait que la différenciation entre Tutsis et Hutus relève davantage
de la simple convention que de la réalité ethnique. Un frère et une soeur peuvent être
lun Hutu et lautre Tutsi car si lethnie à laquelle on appartient après
le mariage légal est celle du père, avant le mariage, cest celle de la mère.
Toutefois, il est vrai que les réflexes ethniques ont joué, même si la situation,
particulièrement au centre et au sud, était très complexe, certains étant
aujourdhui rejetés des deux côtés.
Rappelant que lEglise catholique constituait au Rwanda " un
Etat dans lEtat " et quelle était responsable de
léducation, M. Michel Voisin a souhaité savoir si les programmes
éducatifs quelle établissait faisaient référence aux précédents génocides qui
avaient eu lieu depuis le début des années cinquante. Il sest également
interrogé sur laccueil favorable réservé par lEglise à labbé
Wenceslas Munyashyaka accueilli actuellement dans lEure et dont on dit quil a
pris une part importante dans les événements.
Le père Guy Theunis sest demandé qui pouvait répondre à
ces questions. Il a indiqué que la mère de labbé Wenceslas Munyashyaka tutsie
était toujours vivante alors que son père hutu avait été tué à Kigali. Il a
précisé que le père Wenceslas Munyashyaka avait sauvé 18 000 personnes dans
sa paroisse à Kigali. Comme il navait pas de réserves, il a sûrement pillé pour
les nourrir. On lui a déconseillé dattendre le FPR et il sest réfugié dans
un camp où là aussi il risquait sa vie pour avoir sauvé des Tutsis, il était donc
menacé par les extrémistes des deux côtés. Les milices Interahamwe souhaitaient sa
mort. Un évêque français a pris la responsabilité de laccueillir en Europe,
compte tenu de sa situation et de ce quil avait fait. Il nest donc pas
honnête de le présenter comme on le fait parfois. Le père Wenceslas Munyashyaka
na jamais été en Belgique et est arrivé directement en France. Il avait été
désigné comme responsable de la radio dEglise qui devait être mise en place à
Kigali pour contrer la RTLM. Mais, en raison des oppositions des autorités de
lEtat et de larchevêque de Kigali, les moyens techniques et matériels pour
émettre nont jamais été obtenus.
Après que M. Kofi Yamgnane eut demandé qui protégeait le
père Wenceslas Munyashyaka maintenant, le père Guy Theunis a ajouté que deux
prêtres venaient dêtre condamnés à mort mais quil ignorait sils
avaient participé au génocide. Ces deux prêtres sont restés en fonction jusquà
leur arrestation, en novembre 1996 pour lun, le 30 juin 1997 pour lautre,
et ils nont pas été inquiétés jusquà cette date. Lorsque les massacres
ont eu lieu dans la paroisse de Nyange où ils étaient présents, ils ont été enfermés
par les milices Interahamwe qui ont, elles, commis les tueries. Par crainte de
représailles, aucune personne nest venue témoigner à leur procès en leur faveur.
Le père Guy Theunis, tout en se déclarant contre la peine de mort, de
surcroît exécutée en public, a estimé pour autant quil était normal de
sanctionner les auteurs du génocide. Il a toutefois indiqué que les autorités
rwandaises avaient condamné à mort et exécuté en public lancien procureur de
Kigali qui nétait pas impliqué directement dans les massacres, autant que
lon sache, et quil sagissait donc plus dans ce cas dune
condamnation politique que dun acte de justice.
M. Yves Dauge a souhaité savoir si la présence de troupes
belges et françaises aurait pu éviter le génocide et a demandé au père Guy Theunis
sil considérait que le retrait des soldats français au profit dune
intervention des Nations Unies, comme le prévoyaient les accords dArusha, dont la
France avait activement encouragé lélaboration, constituait selon lui une
catastrophe.
Le père Guy Theunis a indiqué que, présent à laéroport
où il avait été conduit pour reconnaître des personnes, il avait pu constater que les
troupes françaises présentes dans le cadre de lopération Amaryllis et les troupes
belges présentes au titre de lopération Silver Back disposaient de matériels
très performants, dont des hélicoptères leur permettant daller récupérer des
ressortissants français et dautres pays, alors que les 450 hommes de la MINUAR
étaient mal équipés. Les soldats belges sont intervenus à certains endroits, devant le
stade Amahoro, où ils ont failli être tués, ils ont tiré dans la foule et pendant
24 heures il ny a eu aucune action des FAR ou des miliciens. Il en aurait
peut-être été différemment si la garde présidentielle avait été en face. Il
sest à nouveau dit convaincu que lintervention des soldats belges ou
français aurait été efficace et aurait pu éviter le génocide. Lefficacité des
militaires occidentaux a été évidente durant lopération Turquoise face à des
armées mal entraînées et peu courageuses. Ni les FAR, ni le FPR ne sont intervenus en
avril 1994 quand les chars ou les hélicoptères des forces occidentales sont allés
récupérer des ressortissants étrangers.
M. Jacques Myard a rappelé que les évêques rwandais
navaient pas été les seuls à agir en faveur des accords dArusha, le
Gouvernement français ayant constamment concouru lui aussi aux négociations. Il a fait
remarquer quune intervention armée unilatérale nécessitait une décision ou un
mandat de lONU ou dune organisation internationale, sauf à recommencer la
colonisation. La France ne pouvait donc demeurer au Rwanda. Il a affirmé que les propos
tenus par le père Guy Theunis lavaient gêné et donnaient limpression
dune recherche du sensationnel. Il a ainsi jugé que lévocation du suicide de
M. François de Grossouvre ou du rôle du Capitaine Barril était déplacée et que
des questions aussi pointillistes que celles quil avait posées finissaient par
faire douter de sa volonté de comprendre ce qui sest passé.
Le père Guy Theunis a indiqué que, depuis 1994, il essayait de
comprendre les événements qui se sont déroulés au Rwanda où il a vécu 25 ans et
quil avait témoigné devant la Commission denquête du Sénat belge pour
clarifier un certain nombre de points. Il a souhaité que la mission dinformation
française soit transformée en commission denquête pour progresser dans la
compréhension des faits. La communauté internationale a démissionné au Burundi après
les massacres successifs à lassassinat du président démocratiquement élu,
M. Melchior Ndadaye, en octobre 1993, mais navait pas de
responsabilité en tant que telle. Au Rwanda, le vote du Conseil de Sécurité des Nations
Unies a donné un mandat à une force internationale, la MINUAR qui devait garantir la
paix. La responsabilité de la communauté internationale était engagée et notamment
celle des Etats qui ont voté les résolutions du Conseil de Sécurité de lONU ou
qui, comme la France ou la Belgique, ont envoyé des troupes au Rwanda. Les accords
dArusha ont pu être élaborés grâce aux pays occidentaux qui étaient partie
prenante à leur mise en oeuvre. La MINUAR était liée à ces accords dArusha dont
elle devait garantir lapplication, ce qui engageait bien la responsabilité de la
communauté internationale.
Audition de M. Michel CUINGNET
Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1992-septembre 1994)
(séance du 28 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a ensuite accueilli M. Michel
Cuingnet, ancien chef de mission de coopération, qui a exercé ses fonctions au
Rwanda entre octobre 1992 et le génocide et a donc vécu, comme le père Guy Theunis, les
événements tragiques dont la mission dinformation cherche à élucider les causes
et à retracer lenchaînement.
En introduction, M. Michel Cuingnet sest demandé si
lon pouvait éviter de nouveaux Rwanda et sest interrogé sur les signes
prémonitoires dune telle débâcle sociale, économique, politique et judiciaire.
Il a déclaré quil ne pouvait y avoir de génocide sans idéologie, et a estimé
que le rôle du " Hutu Power " avait été déterminant dans la
montée en puissance de lethnisme qui est un des facteurs explicatifs de
lévénement. Il a souligné que la force idéologique de ce mouvement reposait sur
le soutien indéfectible et lobéissance de tous aux " dix commandements
du Muhutu " parus le 6 décembre 1990 dans le journal Kangura,
véritable charte anti-Tutsis, dun racisme effrayant. Mais, sest-il demandé,
le principe de lobéissance aveugle aux gouvernants, au Président, au Mwami, à
lEglise suffit-il à rendre coupable dactes de génocide ? Ne le
devient-on aussi par besoin de survivre, dans un climat de haine entretenue, où la
misère pousse au meurtre, ou bien par crainte, avec le retour des réfugiés,
davoir à partager le peu de terre disponible, ou encore par peur des règlements de
compte après les massacres de 1959, 1962, 1963, 1973... tandis que jusqualors on
vivait dans limpunité.
Il a ensuite présenté les grandes caractéristiques du pays et a
rappelé que, dans les années 1980, le Rwanda était considéré comme un bon élève du
FMI et de la Banque Mondiale, avec un taux dendettement bas et une monnaie forte.
Mais le Rwanda cétait aussi une démographie galopante (+ 3,4% par an) et une
Eglise catholique souveraine, totalement aveugle sur cette progression exponentielle de la
natalité et les ravages du SIDA.
En 1985, 90 % de la population vit de lagriculture dans un
pays de 26 300 km² (dont 18 000 km² utiles), avec en moyenne
290 habitants au km². En 1990, la population est estimée à 7 millions
dhabitants dont plus de la moitié a moins de dix-huit ans.
Sur le plan politique, M. Michel Cuingnet a signalé dune
part la naissance, en juillet 1988, du Front patriotique rwandais (FPR) à Kampala, bras
politique de la guérilla anti-Habyarimana, dautre part la réélection du
Président Habyarimana le 19 décembre 1988 avec 99,98 % des suffrages
exprimés, et a insisté sur le pouvoir omniprésent de lAkazu (petite maison,
" premier cercle " autour du Président dont lépouse de ce
dernier est responsable).
Puis il a souligné que, depuis 1960, date de la victoire écrasante du
Parmehutu (parti démancipation des Hutus), le problème du retour des réfugiés
tutsis (après les massacres et les pogroms de 1959) était au coeur de tout débat
politique au Rwanda.
Ce nest pourtant que le 3 juin 1993 que le Gouvernement de
Dismas Nsengiyaremye et le FPR signent à Arusha, le protocole daccord sur le
rapatriement des réfugiés rwandais (sans quil ny ait à Arusha de
représentant des réfugiés).
En août 1993, au moment de la signature des accords de paix, force est
de constater lextrême fragilité de léquilibre social : une campagne
raciste exacerbée par voie de presse et de radio, un climat de guerre civile latent, une
volonté affirmée des extrémistes hutus de ne pas appliquer les accords après trois ans
de guerre civile, 500 000 déplacés et autant de réfugiés, hors frontières.
Evoquant la situation économique du pays, M. Michel Cuingnet a
indiqué quen 1990 le Rwanda avait bénéficié dun plan dajustement
structurel mis en place par la Banque Mondiale et le FMI, représentant 139 millions
de dollars, et que laide française sétait élevée en 1991 à
70 millions de francs. En 1993, la France était le premier bailleur de fonds
bilatéral au Rwanda, à égalité avec la Belgique. Lensemble des actions de
coopération était estimé à 232 millions de francs, tous intervenants
confondus : FAC, Caisse française de coopération, etc.
Dès 1990, la pluviométrie insuffisante avait nécessité une
importante aide alimentaire pour subvenir aux besoins des populations. En 1992, la Banque
Mondiale estimait que 50 % des Rwandais vivaient sous le seuil de pauvreté.
De 1987 à 1992, la chute du cours du café, qui représente 75 %
des recettes dexportation, est de plus de 50 %.
Le plan dajustement structurel vise donc à stabiliser
léconomie rwandaise, trop dépendante de cette monoculture dexportation, et
à la rendre plus compétitive vis-à-vis de lextérieur en procédant, en 1990, à
une première dévaluation de 40 % du franc rwandais puis à une seconde, en 1992, de
15 %.
Mais dès 1992, le FMI et la Banque Mondiale suspendent une partie de
leurs aides, devant laccroissement extraordinaire des dépenses militaires
(augmentation de 200 % entre 1990 et 1992). A cette date, les paysans dont la terre
appartient à lEtat, arrachent les caféiers pour les remplacer par des cultures de
subsistance (haricots, bananes). Les grandes réformes préconisées par le plan
dajustement structurel sont reportées, à savoir : réforme foncière,
réforme et privatisation des sociétés dEtat, réforme fiscale. Le nouveau code
douanier ne sera jamais appliqué.
On constate une inégalité croissante dans la redistribution des
ressources.
Le Rwanda est devenu en quelques années lun des pays les plus
pauvres du monde avec un PNB par habitant de 215 dollars, les évaluations de la
Banque Mondiale et du FMI sont alarmantes mais la première incertitude concerne le
processus de paix.
En 1993, les effectifs militaires estimés à 5 000 en 1989 sont
passés à plus de 40 000, auxquels sajoutent 10 000 miliciens et
70 % des dépenses ordinaires de lEtat sont consacrées à larmée, qui
reste le seul lieu de la fonction publique où lon recrute.
Dès janvier 1993, avec la reprise de la guerre, on compte
500 000 déplacés, dont plus de 200 000 autour de Kigali. La famine touche
les campagnes. Aucune redistribution des terres cultivables nest possible et les
tensions sociales saccroissent, tant sur les collines que dans les villes. Au moment
de la conclusion des accords dArusha, la Banque Mondiale et le FMI ne peuvent que
constater la diminution très forte des recettes fiscales, laugmentation continue
des dépenses militaires, limpossibilité de maîtriser linflation,
lépuisement des réserves de change de la Banque nationale rwandaise (BNR) qui
nexcèdent pas trois semaines. Le pays est littéralement ruiné, les armes
sont payées sur les recettes du café et du thé, les administrations ne fonctionnent
plus, laide alimentaire et les fonds publics sont détournés, la moitié des
entreprises de Kigali est en chômage technique, les coupures deau et
délectricité sont quotidiennes, la situation sanitaire est catastrophique
(30 % des femmes sont séropositives).
En 1993, 96 % du déficit budgétaire du Rwanda est couvert par
laide extérieure. De ce fait les bailleurs de fonds pourvoient ainsi au gonflement
des dépenses militaires.
M. Michel Cuingnet a indiqué quil avait adressé à la
mission deux documents. Le premier concerne la mission de la Banque Mondiale et du FMI
entre le 21 octobre et le 4 novembre 1993 à Kigali, et les intentions de la
Banque Mondiale dans la perspective dune nouvelle réunion à Washington avec le
gouvernement de transition à base élargie (GTBE), auquel participaient
cinq ministres FPR. Lautre document est une proposition daccord cadre de
politique économique en date du 20 novembre 1993. A cette date, lalternative
est soit la prolétarisation dune grande partie de la population rurale (dans les
camps, 500 000 à 600 000 déplacés vivent de la charité internationale),
soit la mise en oeuvre immédiate dun train de mesures urgentes : réforme
foncière, retour des déplacés dans leur colline, contrôle des naissances, promotion
dactivités industrielles et artisanales, démobilisation et rachat des armes...
Il a souligné limportance de " lespace
vital " sur un territoire exigu et surpeuplé comme celui du Rwanda et
observé que le besoin de terres se retrouve en filigrane dans la logique des conflits.
Face au pouvoir dictatorial de plus en plus oppressant, la peur et la haine submergent le
pays et les instances intellectuelles attendent la mise en place du GTBE. Il a ensuite
donné quelques repères chronologiques : mars 1992, massacre de Tutsis dans le
Bugesera ; 2 avril 1992, nouvelle Constitution, abolition du parti unique,
désignation de Dismas Nsengiyaremye pour former un gouvernement de transition avec les
partis MRND, PL, MDR, PDC ; mai-juin 1992, discussions entre le FPR et le
Gouvernement à Arusha ; 28 février 1993, visite du Ministre de la
Coopération, M. Marcel Debarge ; 7 mars 1993, rencontre de Dar Es-Salam
entre Dismas Nsengiyaremye et Alexis Kanyarengwe, Président du FPR. Il a indiqué
quà lissue de cette rencontre un communiqué avait été établi déclarant " que
le conflit rwandais ne peut se résoudre que par des voies pacifiques ", " que
les deux parties sengagent à respecter le cessez-le-feu le mardi 9 mars à
minuit, que le groupe dobservateurs militaires neutres (GOMN) identifiera les
positions ". Le même accord prévoit le retrait des troupes étrangères et
leur remplacement par une force internationale neutre organisée dans le cadre de
lOUA et des Nations Unies. En outre étaient décidés dun commun
accord : larrestation des fonctionnaires impliqués dans les massacres, le FPR
sengageant à fournir une liste des responsables pressentis, larrêt de toute
propagande incitant à la haine ou à la violence, et portant préjudice à la
réconciliation nationale dans les médias et meetings populaires, larrêt de
nouvelles distributions darmes aux populations civiles, le GOMN étant chargé de
contrôler cette dernière mesure.
Plus dun an avant le génocide, ce dispositif est ratifié à Dar
Es-Salam et une annexe indique que les troupes françaises présentes au Rwanda depuis le
8 février 1993 devront se retirer du pays à partir du 17 mars. En attendant
leur remplacement par une force internationale neutre, les deux compagnies françaises
devront rester cantonnées à Kigali.
M. Michel Cuingnet a rappelé quen mars 1993, le rapport de
la FIDH (Fédération Internationale des Droits de lHomme) sur les assassinats
perpétrés dans la région de Gisenyi contre les populations tutsies est publié et que
le 17 mars, le mémorandum des partis dopposition MDR, PSD, PDC et PL est
largement diffusé et remis au Chef de lEtat Juvénal Habyarimana. On y lit
notamment que le " processus démocratique a dégénéré en une lutte
effrénée pour le pouvoir dans laquelle tous les moyens sont bons ".
La crise économique, qui grâce à lassistance financière
internationale accordée dans le cadre du plan dajustement structurel était
maîtrisable, sest transformée en une faillite financière totale. Le pays est
économiquement paralysé, ladministration publique est bloquée...
Ce constat déchec est dû à deux causes principales :
dune part, les divergences idéologiques entre le MRND et les autres partis du
Gouvernement, dautre part, le blocage de laction gouvernementale. La solution
négociée ayant été torpillée par le pouvoir en place, il nest pas étonnant que
celle de la guerre revienne à la surface. Le MRND a froidement choisi de jouer la carte
de lidéologie ethniste la plus simpliste, celle qui prêche que le Mututsi est
lennemi irréductible du Muhutu. La majorité des Hutus rejette ce manichéisme
ethnique qui a fait le malheur du Rwanda.
Dans les zones de combat contrôlées par les FAR, linsécurité
est principalement causée par des militaires indisciplinés qui font la chasse aux
complices du FPR et commettent des meurtres. Malgré de nombreux témoignages accablants,
le Gouvernement na reçu aucun rapport des autorités militaires et aucune sanction
nest infligée aux coupables. "
Analysant ce mémorandum, M. Michel Cuingnet a précisé
quil décrivait une situation des plus alarmantes et déplorait labsence de
toute enquête et poursuite judiciaire relative aux exactions commises en relevant que " le
pays est sans Ministre de la Justice depuis trois mois, pour des raisons totalement
injustifiables, sinon que le Chef de lEtat ne souhaite probablement pas le
redressement de la situation ".
Devant ce constat, lensemble des partis dopposition pose
plus dun an avant le génocide, la question de laction que le Gouvernement
peut mener pour sauver le pays de la catastrophe qui le menace.
En avril 1993, soit un mois après le communiqué de Dar Es-Salam et le
mémorandum des partis dopposition, est créée la Radio des Mille Collines dont les
premières émissions sont diffusées en juillet 1993, quelques jours avant la signature
des accords dArusha. Son responsable est Ferdinand Nahimana qui sera proposé comme
Ministre de lEnseignement supérieur du GTBE par le Président Habyarimana. On
annonçait sur les ondes quil fallait " terminer le travail "
et écraser tous les cafards (Inyenzi, surnom des Tutsis). Ainsi à des populations
misérables vivant dans des camps de réfugiés ou de déplacés, on inculquait la haine,
on désignait lennemi " le cafard ". Or, dans la misère
extrême, on obéit à la propagande de haine pour conforter sa raison dêtre.
Le 4 août 1993 voit la signature des accords de paix
dArusha entre le FPR et le Gouvernement rwandais et le 18 août 1993, les
Nations Unies publient un rapport sur le massacre des populations tutsies depuis 1990.
Le 28 août 1993, le Président du FPR, Alexis Kanyarengwe écrit
au Président François Mitterrand pour lui exprimer ses remerciements pour le rôle joué
par la France dans les négociations dArusha.
De son côté, le 27 septembre 1993, le Président François
Mitterrand écrit au Président Bill Clinton : " si la communauté
internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les Etats-Unis et la
France ont fermement appuyés, avec les pays de la région, risquent dêtre
compromis ".
Le 5 octobre 1993, la résolution 872 du Conseil de Sécurité de
lONU prévoit " une opération de maintien de paix confiée à la
MINUAR afin de garantir la sécurité au Rwanda ".
M. Michel Cuingnet a rappelé que les accords dArusha
prévoyaient, dune part, la mise en place immédiate du gouvernement de transition
à base élargie regroupant des représentants de tous les partis, notamment cinq
Ministres FPR, dont celui de lIntérieur, dautre part, la diminution des
pouvoirs exercés jusqualors par le Président Habyarimana et lAkazu.
Les accords prévoyaient aussi le retour des réfugiés et des
déplacés, la fusion des armées, après démobilisation de 36 000 hommes, sous
un commandement commun (FAR-FPR), larrêt des émissions de la Radio des Mille
Collines, le départ des troupes françaises remplacées par une force neutre de
lONU, enfin, lorganisation délections libres dans un délai de
22 mois.
M. Michel Cuingnet a précisé que, fin 1993, les représentations
diplomatiques et la MINUAR disposaient de beaucoup dinformations concordantes
sur : le rôle et les fonctions assassines des miliciens Interahamwe, la distribution
darmes aux paysans hutus de la zone nord-ouest, les assassinats de Tutsis et
dopposants au régime dHabyarimana, les livraisons darmes et
lachat de machettes, la situation économique et sociale catastrophique, la misère
dans les camps, la famine, le chômage et larrêt de toute activité économique,
limportance de la dette extérieure et la ruine du pays, la préparation des
massacres (liste des opposants), les appels " à terminer le
travail " de la Radio des Mille Collines, lexistence du
" réseau zéro "...
Le 28 décembre 1993 marque larrivée de 600 hommes du
FPR à Kigali accompagnant les cinq Ministres désignés pour participer au GTBE et
fin 1993-début 1994 de nouvelles manifestations des miliciens Interahamwe ont lieu contre
les accords dArusha. M. Michel Cuingnet a souligné quon avait alors
assisté à des assassinats de Tutsis et dopposants à Habyarimana tant dans les
collines quen ville. Des barrages étaient élevés tous les soirs dans les
quartiers, on y contrôlait les cartes didentité. M. Michel Cuingnet a
évoqué les difficultés à mettre en place le gouvernement de transition à base
élargie (GTBE) de Faustin Twagiramungu, Président du MDR, les miliciens du MRND et de la
CDR (Coalition pour la défense de la République) bloquant notamment les abords de
lAssemblée nationale.
Dans Kigali, à cette époque, les tensions sociales étaient
croissantes et cest à juste titre, selon lui, que Mme Braeckman parle de la
recherche dun exutoire ethnique à un malaise social. On peut se demander, en effet,
à partir de quelle désespérance matérielle on devient un tueur potentiel de son voisin
et à partir de quel degré dindiscipline et de misère une armée se transforme en
hordes de barbares, en " grandes compagnies ".
M. Michel Cuingnet a reconnu quil existait une haine latente
entre les groupes hutus et tutsis comme entre certaines régions ou certains clans
(lhistoire du Rwanda comme du Burundi nen donne que trop dexemples).
Mais les extrémistes du Parmehutu, du " Hutu Power ", de
lAkazu, ceux du MRND comme bien sûr les miliciens de la CDR ont converti cette
hostilité enfouie en actes dagression permanente contre les Tutsis, désignés
comme responsables des maux de la société rwandaise. La radio nationale et la Radio des
Mille Collines proclamaient sans cesse que les Tutsis et le FPR voulaient la mort des
Hutus. M. Michel Cuingnet a déclaré que cette campagne idéologique, reposant sur
une planification étatique, avait été mise en oeuvre de façon systématique dès 1990
avec la publication des " dix commandements du Muhutu ", véritable
charte de haine raciale. La CDR (Coalition pour la défense de la République) avait été
créée en 1992 avec un programme ultra-ethniste mettant en avant limpossibilité
dun retour des réfugiés tutsis, qui " mangeraient " les
terres et les biens des Hutus déjà trop nombreux, la haine se traduisant alors par le
slolgan " tuer ou être tué ". Il a estimé que la misère, la
peur avaient fait écouter les appels au meurtre lancés par les plus hauts responsables
de la communauté rwandaise au pouvoir et avaient entraîné des hommes, des femmes, des
enfants à tuer, par peur, par obéissance et par désespoir... Peut-être parce
quils nosaient se tuer eux-mêmes...
Le Président Habyarimana et son proche entourage, sa propre famille
ont laissé se développer cette idéologie de haine des Tutsis dabord, et puis de
tous ceux qui ne pensaient pas comme lui, comme eux. La " création "
dun ennemi commun " les Inkotany ", les cafards
quil fallait écraser, a ainsi permis, selon M. Michel Cuingnet dunir une
fraction de la Nation autour dun despote usé et dépassé par sa propre maison,
gardienne du peuple hutu.
Il a précisé que, depuis 1931, les cartes didentité portaient
la mention " Tutsi-Hutu-Twa ". Il a personnellement témoigné du fait
quen mars 1993, sur la route de Kigali à Ruhengeri, après que les miliciens ou les
militaires eurent fait descendre les passagers, les porteurs de carte tutsis ont été
tués et laissés sur le bord de la route. Dans les moments difficiles (mauvaises
récoltes, chute des cours du café, manque de terre...) il est tellement pratique " de
désigner un ennemi, un cafard " à la vindicte populaire, surtout si cet
ennemi est à lintérieur comme à lextérieur des frontières. Le régime
dHabyarimana était corrompu. Les administrations ne fonctionnaient plus,
lEtat était surendetté. M. Michel Cuingnet a considéré quon avait
diabolisé par diversion. Lennemi était partout au milieu du peuple. Les
précédents massacres, connus de tous, nayant donné lieu à aucune action
judiciaire, limpunité était garantie. Mais, si les Tutsis revenaient, ils
tueraient à leur tour. Alors il fallait tuer tous les Tutsis pour quils ne
reprennent pas le pouvoir. Et pour détourner lagressivité des jeunes sans terre,
sans emploi, on a créé les milices Interahamwe. Les effectifs militaires sont passés de
5 200 hommes en 1990 à près de 50 000 hommes en 1994. Larmée
comme la milice ont recruté et accordé des indemnités -alors que les fonctionnaires
nétaient plus payés- à des chômeurs et jeunes délinquants. Mais une armée dont
les effectifs sont multipliés par dix en quatre ans ne peut guère être encadrée.
Les accords dArusha prévoyaient la démobilisation. Toutefois,
malgré quelques tentatives, rien nest mis en place pour rendre les militaires à la
vie civile et surtout racheter leurs armes. En août 1993, nombreux sont les militaires
des FAR qui ressentent les accords dArusha comme une capitulation et
nacceptent pas dêtre commandés par les chefs Inkotany. Entre les accords
dArusha (4 août 1993) et le 6 avril 1994, alors que les militaires,
privilégiés du régime, faisaient lobjet de mesures de démobilisation, rien ne
leur a été proposé, ils se voyaient sans solde, sans travail, sans terre, condamnés au
brigandage ou à lassistance humanitaire. Mais ils avaient leurs armes et le nombre
des démobilisables était arrêté à 36 000 hommes.
Les miliciens Interahamwe, eux, ont occupé les rues des villes, Kigali
principalement. Ils ont interdit les réunions du GTBE par leurs manifestations et ont
fait la chasse aux Inkotany. Daoût 1993 à début 1994, aucune mesure na
été prise pour dissoudre ces hordes fanatisées par la Radio des Mille Collines qui
continuait à émettre, malgré les accords. Ces militaires et les miliciens composeront
le gros des troupes qui commettront le génocide.
Dès septembre 1993, outre les mesures de démobilisation, il fallait
aussi prévoir et organiser le retour des déplacés. La France a alors accordé une aide
budgétaire de 10 millions de francs pour lachat de vivres et de véhicules.
Mais il aurait fallu une aide considérable, alors que de septembre 1993 à avril 1994,
lONU, le PNUD, la Banque Mondiale et les autres bailleurs ont attendu et suspendu
leurs versements dans lattente de la mise en place du GTBE. Neuf mois se sont ainsi
écoulés.
Les miliciens comme les militaires des FAR étaient farouchement
opposés aux accords dArusha qui créaient une nouvelle armée à 60 % FAR,
40 % FPR mais un commandement constitué pour 50 % par les FAR et 50 % par
le FPR, équilibre inconcevable pour les extrémistes hutus.
Le 8 janvier 1994, on a assisté à la distribution darmes
par larmée dans les villages hutus du nord-ouest du pays et le 19 janvier
1994, une lettre du Premier Ministre Agathe Uwilingiyimana adressée aux ministres MRD
accuse le Ministre de la Défense de procéder à cette distribution. Le même jour,
M. Booh-Booh, représentant des Nations-Unies, déclare que toutes les armes des
dépôts clandestins ont disparu.
Dès janvier 1994, de très nombreuses manifestations de miliciens
Interahamwe terrorisent les populations et interdisent lentrée de lAssemblée
nationale aux députés PL et MDR. Ce même mois de janvier, le Président Habyarimana
veut imposer des représentants de la CDR (extrémistes hutus) à lAssemblée
nationale.
Les Hutus originaires du nord, ceux de lAkazu, qui détiennent
les plus hautes fonctions militaires, politiques, sociales, craignent lapplication
des accords dArusha mais surtout les élections et aussi, le retour de la justice,
labolition des privilèges, lintégration des forces armées, la
démobilisation. Pour les extrémistes hutus les accords dArusha sont insupportables
car ils signifient le partage du pouvoir avec ceux que lon a toujours combattus, la
recherche des responsables des exactions et les poursuites judiciaires contre les tueurs,
les militaires des FAR, les miliciens Interahamwe, les responsables politiques de la CDR,
du MRND, les agents de la Radio des Mille Collines et tous ceux qui ont commandité depuis
des années les assassinats dopposants au régime dHabyarimana et de Tutsis.
Le 6 avril 1994, lavion transportant les Présidents
Habyarimana et Ntaryamira est abattu par des missiles tirés de la colline de Masaka.
M. Michel Cuingnet a estimé en conclusion que si le Président
Habyarimana navait pas été tué, il y aurait quand même eu de gigantesques
massacres, car tout était prêt pour que le pouvoir reste à lAkazu dont on a
évacué les responsables par le premier avion.
Il a déclaré que nous avions péché par manque de clairvoyance, en
sous-estimant les difficultés de la politique africaine, qui demande écoute et modestie.
Il a considéré quau Rwanda, nous avons agi par ignorance et suffisance, que nous
savions quHabyarimana était un dictateur faible et criminel et quen
définitive, nous avons confié aux militaires un rôle qui naurait dû appartenir
quaux politiques et aux parlementaires.
Le Président Paul Quilès sest demandé si les accords
dArusha étaient applicables et a souhaité savoir notamment si les pays donateurs
avaient pris conscience des conséquences économiques et financières de
lapplication de ces accords, en particulier sagissant de lintégration,
dans les forces armées rwandaises, des combattants du FPR. Evoquant par ailleurs la
propension naturelle des hommes à réécrire lhistoire en fonction des
enseignements de lhistoire, il a demandé à M. Michel Cuingnet sil
avait, au moment des faits, une même connaissance de la situation rwandaise et à quelles
autorités avaient été transmises ces informations.
M. Michel Cuingnet a indiqué que la mise en application des
accords dArusha représentait une charge financière très importante et que, en
particulier, la démobilisation et le regroupement des forces militaires en une seule
armée soulevaient de très grandes difficultés. Il a toutefois considéré que
lensemble des mesures daides prévues par le plan dajustement structurel
qui aurait accompagné lapplication de ces accords nétaient pas à réaliser
tout de suite mais auraient pu faire lobjet dune mise en oeuvre progressive
par les institutions de Bretton Woods et les principaux donateurs.
Il a fait référence à la note quil avait établie en décembre
1993, dans laquelle il sinquiétait de létat très alarmant de la situation
au Rwanda, caractérisée par une extrême fragilité sur le plan social et économique,
et constate que le plan durgence prévu par le PNUD na pas même connu le
début dun commencement.
M. Jacques Myard a relevé quelques contradictions entre les
propos tenus par M. Michel Cuingnet, déplorant labsence daide
internationale et les informations données par dautres personnes entendues
précédemment, selon lesquelles laide avait été conséquente et avait pu
conforter le pouvoir en place. Il a par ailleurs souhaité savoir si le développement de
la haine était dû à la propagande dune minorité ou si les pouvoirs publics et
lEtat en avaient fait une thèse officielle. Rappelant que la MINUAR avait pour
mission de veiller à la sécurité de Kigali et de faire respecter le couvre-feu, il
sest interrogé sur les raisons qui ont pu pousser les Belges, malgré le mandat
quils avaient, à retirer si promptement leurs forces après le 6 avril.
M. Michel Cuingnet a indiqué que la Banque mondiale avait
bloqué par deux fois le versement des aides, le subordonnant à la mise en place du
gouvernement de transition à base élargie, dont elle se disait prête à recevoir les
représentants à Washington. De même, rien na été fait concernant le programme
de démobilisation placé sous lautorité du PNUD et qui se traduisait en partie par
le rachat darmes. Lattente, pendant neuf mois, de ces versements, qui auraient
permis de répondre aux urgences, na fait que rendre la catastrophe encore plus
inéluctable.
La déclaration de Dar Es-Salam et le mémorandum signé par
lensemble des partis dopposition un an avant les accords dArusha
sélevaient contre lexacerbation des passions ethniques et demandaient
larrêt des incitations à la violence. Dans le mémorandum, les parties se sont
engagées à ne pas procéder à de nouveaux recrutements militaires et à ne plus
distribuer darmes à la population civile. Il na manifestement pas été tenu
compte de ces engagements.
M. Jacques Myard a demandé si la Direction des Affaires
africaines et malgaches avait eu connaissance de ces informations.
M. Michel Cuingnet a précisé que, lors des visites
effectuées en 1993 par MM. Marcel Debarge et Guy Penne, Sénateur des Français de
létranger, il les avait alerté sur lexistence, quils ignoraient, de
cartes didentité portant la mention de lappartenance ethnique. M. Michel
Cuingnet a rappelé que ces cartes avaient permis de procéder aux massacres.
Citant les propos dun intervenant précédent ayant mis en cause
lattitude de la France dans la mise en oeuvre dun projet adopté en 1990 et
visant à faire disparaître la mention de lappartenance ethnique sur les cartes
didentité, M. Michel Voisin a souhaité savoir si la Mission de
coopération en avait eu, entre 1990 et 1994, connaissance.
M. Michel Cuingnet a précisé quil navait pas eu
à instruire un tel projet qui, sil avait été engagé, aurait nécessité des
crédits budgétaires, soit dans le cadre des dépenses ordinaires du ministère de la
Coopération, soit dans le cadre des interventions du Fonds daide et de
coopération.
Le Président Paul Quilès a précisé quil semblait bien
quune décision de renouvellement des cartes didentité ait été prise en
1990, et quelle aurait fait lobjet dune commande directe entre le
Gouvernement rwandais et une entreprise française, sans intervention de crédits
budgétaires français. Linterrogation porte donc sur les conditions
dexécution de cette commande.
M. Bernard Cazeneuve a demandé si le chef de la Mission de
coopération avait eu à connaître des accords de coopération militaire et sil
connaissait les raisons qui avaient conduit à modifier au profit des FAR les dispositions
qui ne concernaient dans laccord initial que la Gendarmerie. Quelles ont été les
orientations de la coopération militaire à partir de 1992 et nétaient-elles pas
en contradiction avec les réflexions contenues dans le rapport de fin de mission de
lAmbassadeur Georges Martres qui précisait que la coopération militaire devait
être réorientée au profit du maintien de lordre, confié aux forces de
Gendarmerie et à la formation des jeunes recrues et des officiers ? Les choix
français daide au développement au début des années 1990 ont-ils été
judicieux ? La Mission de coopération disposait-elle dinformations concernant
la forte augmentation des achats darmes par le Rwanda puisquil sagit
apparemment de lune des raisons ayant conduit les bailleurs de fonds internationaux
à suspendre leur aide ? Quelles étaient les relations, au début 1994, entre
lambassade de France et la Mission française de coopération et dans quelles
conditions se sont déroulées les évacuations des personnels tutsis travaillant dans les
administrations françaises ?
M. Pierre Brana a souhaité savoir quel était le contenu des
accords de coopération impliquant la France et le Rwanda et quelles actions avaient été
poursuivies ou entreprises, y compris en matière de coopération militaire,
lorsquil était en poste.
M. Michel Cuingnet a apporté les éléments
dinformation suivants :
le chef de la Mission de coopération militaire était
lattaché de défense ; lui même, en tant que chef de la mission de
coopération civile nest intervenu que pour la mise en place dune police
judiciaire avec laide de la Gendarmerie ;
la Mission de coopération, grâce à la lecture des
documents budgétaires rwandais, avait connaissance des crédits officiels consacrés par
le Rwanda à des achats darmes, de même quelle a pu savoir par diverses
informations quexistaient des achats massifs de machettes à la Chine ;
le 6 avril 1994, lAmbassadeur de France,
M. Jean-Michel Marlaud, était seul à Kigali, lattaché de défense étant à
Paris et le premier conseiller au Kenya ; il a demandé à M. Cuingnet de servir
jusquau 9 avril dinterface avec les différents services diplomatiques et
consulaires étrangers au Rwanda. Le déroulement de ces journées a fait lobjet
dun rapport écrit remis au ministère de la Coopération ;
les personnels locaux de la Mission de coopération, en
majorité Tutsis, ont été pratiquement tous massacrés, certains sous ses yeux ;
pour ce qui concerne les autres personnels des différents services diplomatiques
français, compte tenu des événements et de léloignement des bâtiments, il
ignore sils ont pu être évacués.
M. François Lamy, notant que M. Michel Cuingnet
décrivait la période daprès les accords dArusha comme une période de
déliquescence, lui a demandé sil avait à lépoque établi dans ce sens des
rapports précis au ministère de la Coopération.
M. Michel Cuingnet a répondu affirmativement et précisé que
ces rapports avaient été adressés à la mission dinformation.
Revenant alors sur la phrase par laquelle M. Michel Cuingnet avait
conclu son intervention (" Nous avons laissé aux militaires un rôle qui
naurait dû appartenir quaux politiques et aux parlementaires "),
M. François Lamy lui a demandé si cela signifiait dans son esprit que les
militaires sur place, notamment ceux relevant de la Mission militaire de coopération,
avaient pu bénéficier dune autonomie telle quils auraient pu jouer un rôle
dépassant le cadre de leur mission. M. Charles Cova a demandé pour sa part
à M. Michel Cuingnet sil estimait, concernant lopération Turquoise, que
les militaires avaient failli à leur mission.
Précisant quil parlait de la période allant de 1992 à 1994, et
quil excluait donc du champ de son analyse lopération Turquoise, M. Michel
Cuingnet a expliqué quon pouvait se rendre compte à la lecture des documents
et notes de service quil y avait eu un effort permanent des dirigeants politiques
occidentaux pour convaincre les responsables rwandais de parvenir à un règlement
négocié de la crise et quils espéraient que les Accords dArusha
permettraient de résoudre le conflit.
Il a cependant fait remarquer que, dans le domaine militaire, sil
existait une coopération bien admise en matière de Gendarmerie, sous lautorité du
Colonel Bernard Cussac, Attaché de défense, on avait vu au contraire, un mois encore
après les Accords dArusha en septembre et octobre 1993, les militaires français,
à labri de nids de mitrailleuses, contrôler les routes, par exemple celle de
Kigali à Ruhengeri, et tenir presque un rôle darmée doccupation alors même
que le mémorandum signé un an auparavant par le Président du FPR et le Premier Ministre
rwandais Dismas Nsengiyaremye, précisait que les troupes étrangères devaient partir.
Il en a déduit que, peut-être parce que la MINUAR nétait pas
prête tandis que larmée rwandaise était en pleine déliquescence et quil en
résultait une situation qui ouvrait au FPR les portes de Kigali, les militaires étaient
restés dans des conditions contraires aux accords dArusha et donc susceptibles de
critiques de la part des signataires de ces accords, notamment du FPR, et en opposition
avec le rôle de garant politique de ces accords qui devait être celui de la France. Il a
conclu quil faudrait demander aux militaires pour quelles raisons ils avaient pris
la décision de se maintenir sur place.
Donnant lecture du mémorandum cité, le Président Paul Quilès a fait
remarquer que laccord auquel M. Michel Cuingnet faisait référence, qui était
celui de Dar Es-Salam, et non dArusha, prévoyait deux cas : les troupes
françaises présentes depuis le 8 février 1993 devaient se retirer du pays à
partir du 17 mars 1993, mais les autres forces, présentes avant le 8 février
1993, cest-à-dire deux compagnies, devraient être cantonnées à Kigali à partir
du 17 mars jusquà leur remplacement par une force multinationale neutre,
convenue de commun accord avec les deux parties, laquelle sera en fait la MINUAR. Le
Président Paul Quilès en a conclu que ces deux compagnies étaient autorisées à rester
jusquà larrivée de la MINUAR.
Audition de M. Patrick PRUVOT
Chef de Mission de coopération au Rwanda
(octobre 1987-octobre 1992)
(séance du 28 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
M. Patrick Pruvot a préalablement rappelé que la
coopération de la France avec le Rwanda datait quasiment de lindépendance de ce
pays, avec le versement en 1963 des premières subventions du Fonds daide et de
coopération (FAC), loctroi en 1979 de prêts de la Caisse centrale de coopération
économique (CCCE) et la mise en place de jumelages, à partir de 1985, avec les
collectivités territoriales françaises.
Il a précisé quil ne parlerait que de la période pendant
laquelle il fut Chef de la Mission de coopération et daction culturelle (MCAC) à
Kigali, du 25 janvier 1987 au 31 mars 1992.
Il a tout dabord souligné les deux contraintes majeures
affectant le Rwanda : la pression démographique et lenclavement.
La pression démographique est extrême avec une densité moyenne sur
les terres cultivables proche de 400 habitants par km² (des pointes à
700 habitants par km² nétant pas rares) et un taux daccroissement
annuel de la population supérieur à 3 %. Ses conséquences en sont un manque de
terres agricoles, une amorce de regroupement urbain anarchique, des risques pesant sur la
santé, une surcharge du système éducatif, des ménages aux revenus moyens très bas
avec, par conséquent, peu de marge de taxation pour lEtat.
Lenclavement géographique est patent et se traduit par un
isolement des grands circuits de communication et dinformation, de lourdes dépenses
dans le domaine des infrastructures routières, le renchérissement des importations, la
difficulté dexporter et donc létroitesse de la base des ressources fiscales
ou douanières qui ne permettent pas à lEtat de sassurer des recettes
budgétaires suffisantes.
Ces facteurs prendront une importance cruciale au milieu des années
quatre-vingts. A cette époque, le dogme de lautosuffisance alimentaire est remis en
question ; fondé sans doute sur la nécessité de pallier les inconvénients de
lenclavement et de se garder de la fragilité dexportations reposant pour
lessentiel sur le café, ce dogme seffondre avec les cours du café et sous la
pression qui sexerce sur des terres exploitables saturées ; le Rwanda glisse
alors vers lajustement structurel et se retrouve exposé à des difficultés
sociales auxquelles peu de pays dAfrique ont eu à faire face à ce degré. Le
caractère inéluctable de cette dégradation des conditions de vie (accentuée par le
déferlement du sida), qui semble rendre vains les efforts acharnés du passé, tout en
imposant aux Rwandais une véritable lutte pour la vie, ne pouvait pas avoir été sans
effet sur la détresse de la population et ses rapports à la mort.
M. Patrick Pruvot a ensuite traité des grands objectifs
poursuivis par la coopération franco-rwandaise : améliorer de manière pérenne le
bien-être de la population sur le plan de ses revenus, de son alimentation, de sa santé
et de son éducation ; donner au Rwanda les moyens de souvrir sur et à
lextérieur en matière économique et culturelle ; fournir au pays des
ressources nouvelles et stables et des instruments de gestion efficaces, le faire évoluer
progressivement vers une société de droit moderne, plus démocratique et participative.
Il a indiqué que la stratégie à suivre pour atteindre ces objectifs
devait tenir compte des spécificités du Rwanda. Il a ainsi souligné que ce pays était
habité par une population courageuse et dure au travail, vivant dans un milieu social
très dense, fortement structuré jusquà la colline et au " rugo ",
type dorganisation qui, du moins pour ce qui regarde la diffusion des messages
formateurs et les possibilités de démultiplication de limpact des projets,
présentait des avantages. Il a rappelé par ailleurs que les besoins étaient
considérables, en regard de limportance numérique de la population et de
létat des ressources disponibles, et que cette situation imposait une coordination
particulière des efforts de toutes les parties prenantes, à savoir le Gouvernement, les
bailleurs de fonds, les organisations non gouvernementales et, au premier chef, les
habitants eux-mêmes qui devaient être mis en mesure de participer à leur propre
développement.
Cest pourquoi, dans lensemble des actions financées par la
France, un accent particulier fut mis sur la formation à tous les niveaux :
formation de cadres mais surtout formation de formateurs capables de démultiplier
rapidement les actions entreprises.
Cest pourquoi aussi la concertation avec nos partenaires et la
transparence dans la préparation et le suivi des actions fut la règle. La MCAC
élaborait son programme en liaison étroite avec la CCCE ; la préparation des
Commissions mixtes était loccasion dune intense concertation avec les
ministères rwandais. La MCAC participait à des échanges de vues réguliers avec la
représentation de lUnion européenne, avec les principales agences du système des
Nations Unies, avec ses principaux partenaires, tant au sujet de laide au
développement que de laide humanitaire.
Sur le plan interne au dispositif français, des sessions
dinformation associaient les coopérants, ainsi que les responsables des principales
organisations non gouvernementales de développement (ONG) et des jumelages ; ces
organisations furent dailleurs invitées à participer aux Commissions mixtes à
partir de 1989.
M. Patrick Pruvot a précisé que la Mission de Coopération
établissait chaque année un bilan exhaustif et détaillé des actions menées avec le
soutien de la France, qui était diffusé auprès de tous nos partenaires, rwandais comme
étrangers, bilatéraux comme multilatéraux, publics comme privés.
Il a ensuite évoqué les secteurs bénéficiant en priorité de la
répartition des crédits de la MCAC, quil sagisse du FAC, de
lassistance technique ou des appuis aux opérations.
Le secteur éducatif et culturel bénéficiait de 40 % des
ressources sous forme dassistance technique, de crédits dappui et de bourses
de stage et détude. Toute la pyramide éducative et culturelle était
concernée : lindividu par la diffusion du livre dans un réseau de
bibliothèques rurales, par lappui au mouvement sportif, par la promotion de la
culture rwandaise ; lélève par la rénovation de lenseignement du
français dans les écoles primaires et le soutien accordé à divers lycées ; les
maîtres par la formation dans les écoles normales ; les étudiants par
lenseignement universitaire et le fonctionnement des accords universitaires.
Le secteur rural recevait 25 % des ressources qui servaient au
financement de projets visant à maintenir la fertilité des terres, à intensifier les
cultures, à améliorer les systèmes agraires (notamment lélevage et la
bananeraie). La priorité était donnée à la recherche-développement, à la
vulgarisation et à la formation ainsi quau recyclage des cadres de
lagriculture.
Le secteur de la santé se voyait attribuer 10 % des ressources,
consacrées à deux hôpitaux de référence, chargés notamment de former et recycler les
personnels médicaux des régions, à des enquêtes épidémiologiques et au programme de
lutte contre le sida.
Le dernier secteur, moins homogène, concernait principalement les
infrastructures. 20 % des crédits et moyens lui étaient destinés, concentrés sur
les télécommunications, la gestion du réseau routier, létablissement dun
fichier foncier, linformatisation du service des douanes.
M. Patrick Pruvot a précisé que le dispositif de coopération
civile, technique et culturelle était réparti sur de nombreuses communes du territoire
rwandais et concernait la plupart des grands secteurs dactivité. Ce dispositif
comprenait :
des programmes couvrant lensemble du territoire, tels
que le projet dartisanat rural et déquipement des écoles en mobilier
scolaire, les bibliothèques circulantes, lappui aux installations sportives, le
projet déquipement et de modernisation des télécommunications, les programmes de
recyclage des cadres de lagriculture et de formation des maîtres décole, la
formation hospitalière ; mais encore des actions localisées à vocation nationale
telles que lappui aux universités et au ministère de lAgriculture ;
des projets plus localisés mais couvrant plusieurs
communes, voire une région entière, tels que les projets de développement rural dans la
zone de la forêt de Nyungwe, dans les communes voisines de Butare, de Rushashi, de
Masaka, les programmes denquête épidémiologique et de pharmacies rurales dans les
régions de Gisenyi et Ruhengeri ainsi que le projet de formation par les Maisons
familiales rurales dans la région de Gisenyi ;
des jumelages entre des collectivités françaises et des
communes rwandaises ainsi que des projets de lAssociation des volontaires du
progrès (AFVP) dans les préfectures de Kibuye (à lest), de Butare (au sud), de
Gitarama (au centre), de Byumba et Ruhengeri (au nord) et dans la région de Bugesera (au
sud-est).
Il a ainsi décrit les moyens qui consistaient en personnel
dassistance technique et en contributions financières :
des coopérants, civils et VSN, enseignants et techniciens,
au nombre de 75 à 80, des volontaires et des agents mis à la disposition de la
coopération décentralisée au nombre de 20 à 25, des personnels en poste dans les
écoles françaises et les centres culturels au nombre de 12. Au total, environ
115 personnes ;
des moyens financiers de lordre de 75 millions
de francs en année courante, se répartissant entre le FAC (28 millions de francs),
les appuis aux opérations (14 millions de francs) et le personnel dassistance
technique (33 millions de francs), enfin laide durgence (1 million
de francs en moyenne). A ces financements propres à laction de la MCAC, il convient
dajouter les engagements de la CCCE (entre 20 millions de francs et
120 millions de francs selon le mûrissement des dossiers instruits), puis, à partir
de 1989, la réduction du service de la dette (représentant une économie de
36 millions de francs pour le budget rwandais) et des aides budgétaires, notamment
pour lappui à lajustement structurel (70 millions de francs), enfin les
engagements propres de la coopération décentralisée (de lordre de 2 millions
de francs par an).
Il a souligné que si ces moyens pouvaient paraître modestes en
comparaison des immenses besoins dun pays de 7 millions dâmes, la France
tenait pourtant, avec la Belgique, le premier rang des bailleurs bilatéraux, offrant
environ 10 % de laide publique reçue par le Rwanda. Elle se devait donc
dentraîner ses partenaires et de militer pour la concertation. Il a estimé que la
France y était parvenue et que les résultats concrets de notre coopération étaient là
pour le prouver.
Il a enfin signalé que le fonctionnement de la MCAC et la manière
dont les projets étaient gérés furent vérifiés par une mission dinspection
générale conduite en 1990 par M. Louis Amigues, en liaison avec lambassade et
la CCCE.
Abordant le conflit doctobre 1990, il a déclaré que la
situation militaire allait ajouter au fardeau de la population rwandaise. La menace
sinstalle aux marches du nord et leffort de guerre grèvera de manière
insupportable le budget. Les premiers massacres sont perpétrés. Linsécurité
sinstalle partout.
Un plan dévacuation des personnels sera préparé par la MCAC
avec lambassade et les responsables de lopération Noroît, et présenté à
M. Jacques Pelletier lors de la visite quil fera au Rwanda début novembre
1990. Ce plan sera constamment amélioré, mis à jour et articulé avec les dispositifs
dautres organisations présentes au Rwanda.
Dès le mois de décembre, des dispositions de sécurité seront
arrêtées par la MCAC dans le cadre dun plan de réaffectation des personnels
destiné à maintenir une utilisation optimale du potentiel dassistance technique en
cas de troubles localisés.
En conclusion, M. Patrick Pruvot a indiqué que, par deux fois,
les personnels ou leur famille ont dû, à contre coeur, être évacués ; pour des
raisons humanitaires évidentes, certains dentre eux, les médecins, ont accepté
dêtre maintenus. Tous ont repris ensuite leur travail au service de la population
rwandaise avec la même conviction, en fondant leur action sur lespoir de la
réconciliation et de la paix, et en oeuvrant pour y contribuer. Il a tenu à leur rendre
hommage sans oublier le sacrifice des coopérants morts dans lattentat du
6 avril 1994.
M. Jacques Myard, après avoir indiqué à M. Patrick
Pruvot que son successeur avait déclaré à la mission que la France avait agi avec
ignorance et suffisance au Rwanda, lui a demandé sil pensait que la politique de
propagation de la haine avait été partagée par lappareil dEtat rwandais et
quelle avait été laction des autorités françaises sur place pour tenter
dapaiser la situation, sachant que la France nétait pas en situation
dimposer ses vues à un pays souverain.
M. Patrick Pruvot a répondu que la France menait une
politique de coopération avec le Rwanda depuis 1963 ; les premiers jumelages entre
collectivités territoriales rwandaises et françaises datent de 1985 et en 1992, il y
avait quarante demandes de jumelage en attente ; il a estimé que ce bilan
montrait que les Français avaient pu nouer une coopération efficace avec le Rwanda.
Rappelant que la montée de la haine était ancienne, il a souligné
quelle concernait le Rwanda comme le Burundi et indiqué quil avait lui-même
assisté aux massacres de 1971 dans ce dernier pays. Il a estimé que, de ce fait, on ne
pouvait pas ne pas être informé de la tension entre Hutus et Tutsis.
Cependant, son rôle en tant que Chef de la Mission de Coopération
civile était de faire tout ce qui était en son pouvoir pour oeuvrer à
laccroissement du bien-être de la population rwandaise, et non du Gouvernement. De
ce fait les objectifs poursuivis étaient très clairs et tout à fait irréprochables,
cette appréciation valant pour lensemble de la collectivité internationale. A ce
propos, M. Patrick Pruvot a précisé quil existait, au Rwanda, une
collaboration et une concertation plus efficaces que dans dautres pays
dAfrique, entre les différents partenaires de laide au développement et de
laide humanitaire, et notamment avec les organisations de lONU, dont le PNUD,
et nos partenaires européens avec lesquels nous avions des rencontres régulières.
M. Patrick Pruvot a alors estimé que si la haine brute
navait explosé quaprès son départ, la haine latente était là,
dabord parmi les Rwandais eux-mêmes, et quil fallait vivre avec cette
situation.
M. Jacques Myard insistant pour savoir si M. Patrick
Pruvot estimait que la France avait agi par ignorance, celui-ci a répondu que, pour
lui, la réponse était négative.
M. Roland Blum a alors demandé si, en matière de
coopération économique et daide au développement, il y avait eu un souci
déquité et de répartition de laide entre les ethnies et si cette question
était évoquée à lépoque avec les autorités rwandaises. Il sest
également interrogé sur le point de savoir si la France avait des raisons économiques
de sintéresser au Rwanda.
M. Patrick Pruvot a répondu que, pour lui, la première
question ne faisait pas forcément sens dans la mesure où il ny avait pas de
répartition géographique des ethnies au Rwanda, limmense majorité du pays étant
hutue. Il ny a pas de collines ou de villes tutsies même sil y a des régions
comme celle des Bagogwe ou le Bugesera où, pour des raisons historiques ou autres, la
densité de population tutsie était plus forte. Il a précisé que de ce fait, lorsque
ses services préparaient les programmes de coopération, cette question nétait pas
posée, et ce par aucune autorité rwandaise.
Il a ajouté que, si une ignorance pouvait être reprochée, cest
bien celle de la répartition entre ethnies de leffort de coopération ;
cependant cette ignorance naurait pu être levée quen allant vérifier sur le
terrain les cartes didentité des bénéficiaires, puisquelles portaient la
mention " Hutu " ou " Tutsi " et, en quelque
sorte, étaient établies sur la base dun recensement des Rwandais selon leur
appartenance ethnique.
M. Patrick Pruvot a rappelé au passage que la Mission de
Coopération avait effectué un recensement, avec lINSEE, des populations rwandaises
pendant la période où il était Chef de Mission. Il a répété quau Rwanda on ne
pouvait ignorer la division ethnique mais quelle ne pouvait pas servir de critère
de sélection.
Quant aux intérêts économiques, M. Patrick Pruvot a remarqué
quil sagissait là plutôt du domaine de la Caisse centrale de coopération
économique (CCCE) mais quen tout état de cause les entreprises françaises
implantées au Rwanda étaient très peu nombreuses. Il a estimé que les intérêts de la
France au Rwanda étaient plus dordre géopolitique ou liés à la francophonie
quéconomiques.
M. Yves Dauge a demandé des précisions sur la coopération
en matière linguistique. Il a émis lhypothèse dun double jeu de la part de
lexécutif rwandais : dun côté, un discours officiel destiné à
létranger selon lequel on sorienterait vers la démocratisation, de
lautre, une réalité figée, difficile à décrypter en raison notamment de la
barrière linguistique.
M. Patrick Pruvot a rappelé que le Rwanda, très isolé,
était pris en tenaille entre dune part le Zaïre, où lon parlait
essentiellement, dans les régions frontalières, le lingala, et dautre part des
pays anglophones dont la langue vernaculaire est le swahili, peu parlé au Rwanda. Dans ce
contexte, le français apparaissait comme la langue de communication qui devait permettre
au Rwanda de souvrir sur lextérieur, ce qui était la meilleure garantie de
démocratisation. Aussi 40 % des crédits de la coopération étaient-ils destinés
à des actions linguistiques et culturelles. Une tournée en France de ballets rwandais
traditionnels tutsis a ainsi été financée, et des bourses détudes et de sport
ont été accordées.
M. Patrick Pruvot a estimé que la chancellerie ne disposait pas
de services suffisants pour analyser tout ce qui se disait et sécrivait dans la
presse et que peu de Français étaient à même de comprendre le kinyarwanda, que
certains officiels nhésitaient pas à utiliser entre eux lors de réunions avec des
représentants de lambassade.
M. Kofi Yamgnane a estimé que ce qui sest passé au
Rwanda aurait pu se dérouler ailleurs en Afrique, dans tous les pays où existent des
oppositions ethniques ou régionales continuant de couver sous la cendre. Ce qui est
surprenant, cest que la France se soit laissée prendre dans ce guêpier alors que
nos diplomates devraient connaître les risques et les dangers des sociétés africaines.
M. Patrick Pruvot a répondu quil est très douteux que
la France se soit laissée surprendre par ignorance. Le Ministre de la Coopération de
lépoque, M. Jacques Pelletier, a effectué en novembre 1990 un voyage dans la
région des Grands Lacs, au cours duquel il a insisté auprès du Président Habyarimana
sur la nécessité daméliorer les relations entre les communautés, alors même que
les mariages mixtes étaient fréquents, et la encouragé à prendre diverses
dispositions pour éviter lexplosion. Lexemple voisin du Burundi illustrait
les risques encourus.
Le Président Paul Quilès a demandé comment réagissait le
Président Habyarimana aux conseils quil recevait de la part des Français.
Estimait-il réellement quil était de son intérêt de les suivre ou se
contentait-il de les entendre en laissant les choses suivre leur cours ?
M. Patrick Pruvot a répondu quil navait
rencontré le Président Habyarimana quune seule fois lors de la visite de son
ministre de tutelle. Son sentiment personnel est que le Président Habyarimana ne jouait
pas un double jeu et recherchait une solution. Cest peut-être ce qui lui a coûté
la vie, à moins quau contraire les auteurs de son assassinat aient considéré
quil ne voulait pas de cette solution.
M. Kofi Yamgnane a observé que les dirigeants africains se
disent souvent disposés à dialoguer mais ils se préparent parallèlement, en cas de
crise, à imposer une solution par la force dès lors que celle-ci joue en leur faveur.
Le Président Paul Quilès a fait remarquer que ce nétait
pas là une attitude propre à lAfrique.
M. Pierre Brana a demandé quelles ont été les grandes
actions de coopération menées de 1987 à 1992 au Rwanda.
M. Patrick Pruvot a précisé que les crédits de la Mission
de Coopération et dAction culturelle étaient consacrés pour 40 % au secteur
éducatif et culturel, pour 10 % au secteur de la santé et pour 20 % à un
secteur moins homogène comprenant les télécommunications, la gestion du réseau
routier, létablissement dun fichier foncier et linformatisation du
service des douanes. Ces secteurs avaient été privilégiés parce quessentiels
pour le développement du pays.
En 1992, le Rwanda possédait le réseau téléphonique le plus moderne
du monde, entièrement numérisé. Le bon état des routes était particulièrement vital
dans un pays enclavé, toujours menacé dasphyxie. Létablissement dun
fichier foncier représentait un premier coin enfoncé dans le problème de la
répartition des terres et devait contribuer à gérer le nombre croissant de déplacés
qui saccumulaient autour de Kigali. Linformatisation des douanes était
particulièrement importante dans un Etat dont 75 à 80 % des ressources provenaient
des exportations de café, même si le Rwanda était parvenu à se hisser en 1990, avec un
PNB par habitant de 300 dollars, dans la partie haute de la catégorie des pays les
moins avancés.
M. Pierre Brana a demandé si M. Patrick Pruvot avait eu
connaissance dune aide que la France aurait pu apporter au projet de suppression de
la mention ethnique sur les cartes didentité.
M. Patrick Pruvot sest souvenu avoir entendu évoquer ce
problème mais a déclaré ne pas avoir eu à en connaître directement, aucune demande
des autorités rwandaises nétant parvenue à la Mission de Coopération.
Le Président Paul Quilès a précisé que cette question avait
été soulevée lors dune visite de M. Jacques Pelletier au Rwanda en 1990.
M. Patrick Pruvot a déclaré ne pas en avoir gardé le
souvenir. Il en a sans doute été question lors de lentretien entre
MM. Jacques Pelletier et Juvénal Habyarimana en 1990 mais il faudrait revoir les
télégrammes diplomatiques de cette époque pour savoir ce qui avait été convenu.
Le Président Paul Quilès sest étonné du temps quil
a fallu pour mettre en oeuvre cette décision.
M. Patrick Pruvot a souligné que la Mission de Coopération
navait pas à connaître directement de cette décision de changer les cartes
didentité, sauf si la France avait souhaité accorder une aide qui, très
probablement dailleurs, aurait été une aide budgétaire.
M. Pierre Brana a fait remarquer que le comité directeur du
FAC avait à connaître de dossiers de financement de ce type puisquil examine par
exemple des demandes concernant la réalisation de cartes délecteurs
infalsifiables.
Audition du Général Maurice SCHMITT
Chef détat-major des armées (1987-1991)
(séance du 29 avril 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli le Général Maurice Schmitt
en rappelant quil avait exercé les fonctions de Chef détat-major des armées
jusquau 23 avril 1991, et quil avait, à ce titre, contribué à la mise
en place de lopération Noroît.
Le Général Maurice Schmitt a précisé demblée que
lopération Noroît sétait déroulée sans poser de problèmes majeurs.
Il a expliqué que la situation avait commencé à se dégrader au
Rwanda à la fin septembre 1990. A cette époque, le Gouvernement et les armées de la
France avaient à faire face à trois théâtres dopérations : le
Moyen-Orient, le Tchad et le Rwanda.
Le Général Maurice Schmitt a insisté sur lopération menée au
Tchad. La rébellion dIdriss Deby se développait dans le Darfour et il convenait
dêtre vigilant à la fois sur Abéché et NDjamena. Il a fait remarquer que
la " relève " entre les deux Présidents tchadiens sétait
passée sans aucune exaction à lencontre des populations civiles à NDjamena.
Larmée française y a sans doute contribué en gardant les dépôts darmes et
munitions de larmée tchadienne.
En ce qui concerne le Rwanda, le Général Maurice Schmitt a fait état
dinformations transmises par le Colonel René Galinié selon lesquelles des
affrontements entre Tutsis et Hutus à Kigali, qui faisaient suite à une attaque du FPR,
pouvaient mettre en danger la vie des ressortissants étrangers et en particulier des
ressortissants français.
Il a rapporté plus précisément que lui-même avait accompagné le
3 octobre 1990 le Président François Mitterrand, MM. Jean-Pierre Chevènement,
Roland Dumas et Hubert Védrine, ainsi que lAmiral Jacques Lanxade dans un voyage au
Moyen-Orient. Le 4 octobre, après une nuit à Abu Dhabi, lensemble de la
délégation est arrivé à Djeddah où elle était reçue à déjeuner par le Roi Fahd.
Cest peu avant ce déjeuner que deux messages sont arrivés, en provenance
respectivement de lElysée et de létat-major des armées. Ces messages
précisaient que des risques graves dexactions existaient à Kigali et que le
Président Habyarimana demandait lintervention de larmée française. Un
Conseil de défense restreint, très bref, sest tenu sur lheure à Riyad, sous
la présidence du Président de la République, à la suite duquel lordre a été
donné denvoyer au plus vite deux compagnies à Kigali, avec la mission de protéger
les Européens, les installations françaises et de contrôler laérodrome afin
dassurer lévacuation des Français et étrangers qui le demandaient. Ces
troupes ne devaient en aucun cas se mêler des questions de maintien de lordre qui
étaient du ressort du Gouvernement rwandais. Le Général Maurice Schmitt a précisé que
ces deux compagnies, parties de Bouar, étaient arrivées le soir même à Kigali et
quelles avaient été le lendemain renforcées par des Belges et des Zaïrois.
De retour à Paris, il a estimé que la situation au Darfour
nécessitait le maintien des effectifs qui se trouvaient au Tchad et en Centrafrique et a
donc décidé de relever le 3ème RPIMA et le 2ème REP,
présents au Rwanda depuis une semaine, pour les remplacer par un état-major tactique
complet, placé sous les ordres du Colonel Jean-Claude Thomann. Il a précisé que la
situation au Tchad et au Rwanda, en septembre 1990, avait conduit létat-major des
armées à maintenir en réserve, partie en France, partie en Centrafrique, trois
régiments parachutistes professionnels pour pouvoir intervenir rapidement et éviter que
nos forces ne se trouvent en situation dinfériorité au Tchad et nos ressortissants
menacés au Tchad et au Rwanda.
A la fin du mois doctobre 1990, il ne restait plus, avec les
forces françaises, quun contingent zaïrois, les Belges ayant décidé de quitter
le pays. A ce moment, le calme était revenu, le FPR avait repassé la frontière
ougandaise et les FAR, malgré leur faiblesse dorganisation, avaient pu reconquérir
Ruhengeri et les localités du nord du pays. Il a indiqué quà la demande du
ministère de la Coopération, il avait mis en place, après accord du Ministre de la
Défense, auprès des FAR, début 1991, un détachement dassistance militaire et
dinstruction (DAMI) de trente personnes. La présence militaire française au Rwanda
était donc constituée par une compagnie dinfanterie au titre de lopération
Noroît et un DAMI. Le commandement de lensemble de nos deux unités a été alors
confié au Colonel Galinié proche de lambassadeur (attaché de défense). En mars,
cette période coïncidant avec la fin des opérations en Irak, le Général Maurice
Schmitt a considéré quil fallait recadrer et revoir notre dispositif au Rwanda,
sagissant notamment des missions du DAMI, dans la perspective dune
reconstitution de larmée rwandaise qui nécessitait notamment la présence
dinstructeurs pour lutilisation darmes lourdes comme les mortiers.
Il a déclaré en conclusion de son intervention que les forces
françaises navaient pas à rougir de ce quelles avaient fait et a estimé que
notre simple présence avait empêché bien des exactions dans Kigali. Il a
dailleurs souligné que le faible nombre dévacuations de nos ressortissants
témoignait de lefficacité de cette présence. Toutefois, comme la situation
restait préoccupante dans la région de Ruhengeri, le DAMI avait reçu pour mission
lévacuation sur Kigali des ressortissants qui sy trouvaient, en cas de
nouveaux incidents de frontière avec lOuganda.
Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur la nature
et létendue des missions assignées au DAMI. Sagissait-il de missions
dencadrement, daide, de formation ?
Le Général Maurice Schmitt a répondu, quen lespèce,
ce DAMI était constitué, pour lessentiel, de cadres et de spécialistes qui
avaient principalement des missions de conseil et dinstruction des cadres de
larmée rwandaise. Basés à Ruhengeri, ils étaient aussi les premiers à pouvoir
intervenir, en cas de menace du FPR, pour procéder à lévacuation des
ressortissants occidentaux vers Kigali. Il a indiqué que les missions de chaque DAMI sont
variables et fonction de la situation et des besoins de chaque pays. En loccurrence,
larmée rwandaise avait besoin de formateurs et dinstructeurs pour
lutilisation darmes lourdes.
Le Président Paul Quilès a ensuite demandé au Général Maurice
Schmitt sil partageait lanalyse qui avait conduit lAmbassadeur Georges
Martres à formuler lobservation suivante dans son rapport de fin de mission : " depuis
laffaire de Byumba au cours de laquelle lassistance technique militaire
française a apporté un secours évident aux forces armées rwandaises, le FPR a
développé une campagne contre notre présence militaire, assortie de menaces à
légard de nos ressortissants et il y a tout lieu de croire que, de leur côté, les
partis proches du Président amplifient les menaces pour provoquer de notre part des
réactions sécuritaires dont larmée rwandaise pourrait tirer profit en cas de
reprise des combats ".
Le Général Maurice Schmitt a estimé que ce point de vue lui
semblait conforme à ce qui se passait, malgré les difficultés dappréciation dues
à la relative ancienneté de ces événements. Même si lon ne pouvait pas affirmer
avec certitude que les attaques du FPR menaçaient réellement les ressortissants
occidentaux, elles justifiaient néanmoins la présence dissuasive de nos forces armées,
notamment pour éviter les pillages et les comportements agressifs.
M. René Galy-Dejean, évoquant lattentat du
6 avril 1994 contre lavion présidentiel, sest demandé si des dépôts
darmement occultes pouvaient avoir existé au Rwanda ou en Ouganda. Revenant sur les
missions du DAMI, il a noté que celles-ci comportaient linstruction à
lutilisation des armes lourdes et a demandé si cette fonction dinstruction
pouvait aller jusquau maniement darmes antiaériennes.
Le Général Maurice Schmitt, après avoir précisé que la mission
dinstruction à lutilisation des armes lourdes excluait leur utilisation
directe par les militaires français, a indiqué que cette mission ne sétait pas a
priori appliquée aux armes antiaériennes car une menace aérienne du FPR venant
dOuganda nétait pas envisagée. Il a souligné néanmoins quil
nétait pas très difficile dapprendre à se servir dun Stinger ou
dun missile SAM et que certains étaient de surcroît très faciles à transporter
sans attirer lattention, à la différence dun SCUD par exemple.
M. Pierre Brana a souhaité savoir si les missions confiées
aux troupes françaises de lopération Noroît avaient évolué au cours du temps et
si, comme cela a été précisé devant la mission, des militaires français avaient
participé ou assisté à des interrogatoires de prisonniers du FPR.
Le Général Maurice Schmitt a rappelé que le premier message
signé de lAmiral Coatanéa contenait des instructions concernant la protection des
ressortissants français et étrangers ainsi que des installations françaises. Il ne
comportait pas de missions dinstruction de larmée rwandaise. Cette dernière
mission est apparue début 1991. Dans un message dont le texte pourrait être communiqué
à la mission dinformation, le Chef détat-major des armées a formulé très
précisément les missions du détachement dassistance militaire et
dinstruction (DAMI). Il a précisé quil tenait à ce que les chefs des DAMI
aient des instructions précises de façon à éviter tout débordement. Les ordres
donnés aux militaires de lopération Noroît ne leur auraient pas permis
dassister à des interrogatoires, dailleurs cette manière dagir
nentre pas dans les habitudes des forces françaises. Pour sa part, il na
jamais était informé de tels agissements, ni par le Colonel René Galinié, ni par le
Colonel Jean-Claude Thomann. Toutefois, il na pas exclu quà titre individuel
un soldat français ait pu assister à des interrogatoires, mais en aucun cas une telle
initiative ne pouvait relever dordres de lautorité militaire. Qui plus est,
ce type dinterrogatoire naurait vraisemblablement apporté aucune information
intéressante sur le plan du renseignement car nous étions suffisamment au courant de la
situation locale par le biais de nos attachés de défense, fort bien renseignés.
Citant un rapport dAmnesty International mettant en cause les
instructeurs du DAMI français, M. Charles Cova a demandé si
lassistance militaire sétait limitée à linstruction dofficiers
et de soldats de larmée régulière rwandaise ou si elle avait pu concerner les
forces paramilitaires des " escadrons de la mort " qui ont
participé par la suite au génocide.
Le Général Maurice Schmitt a souligné que, pendant la période
couverte par lopération Noroît, il nexistait pas encore de milice et
quen tout état de cause il ne voyait pas en quoi les personnels des DAMI,
spécialistes des transmissions ou du maniement darmes lourdes, pouvaient être
dune quelconque utilité dans lapprentissage de lutilisation de la
machette. Or, cest avec ce type darmes blanches que les massacres ont été
perpétrés.
Il nest certes pas impossible que des militaires des FAR,
démobilisés à partir de 1992, aient pu encadrer les milices. Lancien Chef
détat-major des armées a alors estimé que lorigine du génocide pouvait
être trouvée dans leffroyable panique qui a saisi les Hutus à la suite de
loffensive du FPR dans le nord du pays. Il a rappelé que la France avait été,
après autorisation du Conseil de Sécurité, la seule à intervenir, dans le cadre de
lopération Turquoise, pour tenter de rétablir le calme dans le pays alors que les
troupes de lONU, sur place au moment du déclenchement des massacres, étaient
restées sans réaction.
M. Jean-Bernard Raimond a souhaité obtenir des précisions
sur la présence concomitante des militaires du détachement dassistance militaire
et dinstruction et des militaires de lopération Noroît, et sur
déventuelles livraisons darmes par la France aux forces armées rwandaises.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué quau début de
lannée 1991, le dispositif Noroît avait été allégé, une des deux compagnies
ayant été renvoyée en Centrafrique, et que le DAMI avait été placé sous les ordres
du colonel commandant lopération Noroît.
Le Président Paul Quilès a rappelé que le dispositif Noroît est
resté opérationnel jusquà fin 1993, date à laquelle il a été remplacé par la
MINUAR.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué que la France avait livré
aux forces armées régulières du Rwanda des armes destinées à des combats classiques
dans cette région, de type mortier, dans le cadre de laccord de coopération et
dans le respect des autorisations délivrées par la CIEEMG. Il a précisé que
lavion présidentiel, qui a été abattu par un missile, aurait pu également
lêtre, le cas échéant, par une mitrailleuse de 12/7 ou un quadritube de
13 mm dorigine soviétique. Il est en effet assez facile dabattre à
latterrissage un avion de transport civil de ce type sans recourir nécessairement
à lutilisation dun missile antiaérien.
Le Président Paul Quilès a évoqué un document manuscrit, tiré
dun manuel dinstruction tenu par un militaire rwandais et récupéré par le
FPR, qui permet de cerner le contenu de linstruction délivrée par les instructeurs
du DAMI. Ce document fait notamment état dexplications concernant le tir au
mortier, le tir en position couchée, etc., cest-à-dire de notions correspondant à
une instruction militaire de base. Il a insisté sur la nécessité pour la mission de
procéder clairement à linventaire des missions dassistance et des missions
dintervention.
Citant un document transmis par le ministère de la Défense qui
précise : " le schéma de lopération Noroît (forces engagées,
volume des forces) ne présente quune illustration des effectifs AMT-DAMI, limitée
à la période pendant laquelle ces éléments sont passés sous commandement Noroît et
ne relevaient plus de la direction du ministère de la Coopération au titre de la
coopération militaire ", M. Bernard Cazeneuve, rapporteur,
sest interrogé sur la configuration de lopération Noroît en termes de
missions et de structures. Il a rappelé que les effectifs du DAMI avaient été
évolutifs entre mars 1991 et décembre 1993 et que le " DAMI de
base " denviron vingt personnes avait été renforcé passant à trente
personnes de mars 1991 à juin 1992, puis à soixante personnes et même à quatre-vingts
de juillet 1992 à septembre 1993 avant de redescendre à un effectif de trente en
septembre-décembre 1993 pour nêtre plus constitué que par une seule personne de
janvier à avril 1994. Très logiquement, si le DAMI fait partie de lopération
Noroît, celle-ci devrait alors avoir pris fin seulement en avril 1994 et non pas en
décembre 1993. Il sest également interrogé sur la nature de lopération
Noroît, initialement conçue comme une opération dévacuation et de protection de
nos ressortissants, qui sest ensuite enrichie de la dimension de coopération
militaire puisque le DAMI, composante de lopération Noroît, et qui relève de la
Mission dAssistance militaire, a procédé à des missions dinstruction
auprès des FAR. Il a souhaité savoir si ces opérations dinstruction découlaient
des accords dassistance passés avec le Rwanda en 1975 et se trouvaient justifiés
par lavenant, signé en 1992, faisant référence non plus à la gendarmerie
nationale rwandaise mais aux forces armées rwandaises.
Le Général Maurice Schmitt a souligné quen octobre 1990
lopération Noroît consistait uniquement à protéger et à évacuer des
ressortissants et que la présence des forces françaises avait permis, avec les renforts
belges, de stabiliser la situation au Rwanda. Après quelques mois, la Mission de
Coopération a effectué une demande pour participer à linstruction des FAR. Comme
il ne pouvait y avoir au Rwanda deux détachements français sous deux commandements
différents, le DAMI, mis en place à la demande du ministère de la Coopération, a été
placé sous les ordres du Lieutenant-Colonel René Galinié qui était également
lattaché de défense.
Le Général Maurice Schmitt a alors souligné quil avait fixé
lui-même, en mars 1991, les missions dinstruction du DAMI et limité ses effectifs
à trente personnels.
M. Michel Voisin sest interrogé sur le rôle des forces
belges, françaises et zaïroises dans larrêt de loffensive du FPR, sur le
maintien des troupes françaises au Rwanda après le départ des soldats belges et sur la
présence de forces dautres nationalités lors de lentrée du FPR au Rwanda.
Le Général Maurice Schmitt a estimé que cette présentation des
événements nétait pas conforme à la réalité. Les FAR nétaient guère à
leur aise dans le nord et le franchissement de la frontière par le FPR avait entraîné
des exactions et des pillages à Kigali. Cest cette situation qui a motivé
lintervention française. Les instructions du Président de la République étaient
claires, il sagissait de protéger les populations et dévacuer ceux qui
souhaitaient partir. La stabilisation de la situation militaire, avec le retour en Ouganda
du FPR, na été quune conséquence indirecte de la présence française. La
mission initiale na pas évolué et na jamais consisté à combattre aux
côtés des FAR contre le FPR, même si ce dernier avait marché sur Kigali, exception
faite du contrôle de laéroport. Compte tenu des liens entre le FPR et les forces
ougandaises, il est très vraisemblable que ces dernières ont participé à
loffensive de 1990. Aucune information ni aucune allusion nont permis de
déterminer la présence de forces dautres nationalités et il est peu probable
quil y ait eu des Libyens, le Colonel Khadafi ayant bien dautres
préoccupations. Il faudrait, pour répondre avec certitude à ces questions, examiner les
télégrammes diplomatiques ou les messages que pourrait communiquer le service historique
des armées.
Evoquant le Conseil de défense restreint qui sétait tenu à
Djeddah pour décider lintervention Noroît, M. François Lamy
sest demandé si les événements de Kigali navaient pas été amplifiés par
les FAR ou par le Gouvernement rwandais pour accélérer cette décision
dintervention et si la présence de soldats occidentaux, qui navaient pas
participé au combat, avait été déterminante dans le retrait du FPR trois semaines
après leur offensive du 1er octobre 1990.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué que, pour ce qui concerne
les événements liés à loffensive du 4 octobre 1990, il avait disposé
dinformations précises, en provenance de lambassade comme de la Mission de
Coopération faisant état dexactions et de spoliations entre Hutus et Tutsis et
même à légard de quelques étrangers. Il ny a pas eu damplification
artificielle des événements. La présence de Noroît a bien été déterminante, ce qui
confirme la nécessité denvoyer des troupes suffisamment nombreuses et dissuasives
pour éviter que les événements ne dégénèrent. Cest cette stratégie qui
dailleurs avait été choisie à Abéché. Les Belges ont envoyé les mêmes
effectifs que la France. Il y avait aussi des Zaïrois mais leur armée qui nétait
pas payée sest transformée en armée de soudards. Le FPR a été dissuadé de
poursuivre son offensive vers Kigali car il nétait pas aussi puissant en 1990
quen 1994, et savait quil ne pouvait pas, à ce moment, prendre le pouvoir.
M. Pierre Dauge a souhaité avoir des précisions sur le
recadrage, effectué en mars 1991 des missions de lopération Noroît qui, sur le
plan opérationnel, engageait plus fortement la France aux côtés des forces armées
rwandaises et a considéré quil y avait là la traduction dune nouvelle
nouvelle orientation politique qui correspondait partiellement aux voeux du Président du
Rwanda.
Le Général Maurice Schmitt a précisé quil avait
personnellement recadré les missions des uns et des autres car, dans la mesure où un
DAMI avait été envoyé au Rwanda et se trouvait sous les ordres du responsable de
lopération Noroît, il devenait nécessaire que chacun dispose dinstructions
écrites précises sur ce quil avait à faire, dautant que la situation
devenait plus tendue et que la menace se précisait. Laccord de 1975, dont la
portée était limitée, était géré par le ministère de la Coopération et non par
celui de la Défense qui mettait des personnels daide technique à la disposition de
la Mission de Coopération. Il a rappelé que le DAMI nétait composé que de trente
spécialistes en mars 1991, soit environ une dizaine dofficiers et une quinzaine de
sous-officiers et quil convenait de rapporter ces chiffres aux effectifs de
larmée rwandaise.
Précisant que ce nétait pas les instructions de
lopération Noroît qui avaient été modifiées, le Président Paul Quilès
a indiqué que la mission entendait vérifier, compte tenu de laccord de
coopération de 1975 alors en vigueur, si une aide militaire a été apportée par la
France au Rwanda, dans quelles conditions et pour quelles raisons. Il a souligné que
jusquà présent les témoignages entendus par la mission confirmaient quil ne
sagissait pas de faire participer les troupes françaises aux combats.
Le Général Maurice Schmitt a souhaité que le document quil
avait signé en mars 1991 soit communiqué à la mission dinformation.
M. Jacques Myard a souhaité connaître le nombre
dassistants militaires présents au Rwanda avant lopération Noroît.
Le Général Maurice Schmitt a indiqué que leffectif des
coopérants militaires ne dépassait pas une dizaine de spécialistes, ce qui représente
des chiffres faibles par rapport par exemple à ceux du Tchad.
M. Pierre Brana sest interrogé sur le rôle de la
cellule spéciale de la présidence de la République, et notamment sur la possibilité,
évoquée dans un article du Monde, quelle ait piloté directement
lencadrement de larmée française en court-circuitant la hiérarchie
militaire.
Le Général Maurice Schmitt a estimé invraisemblable que la
présidence de la République donne directement des ordres aux militaires français
présents au Rwanda. Il a douté que ceux-ci aient pris le risque dobéir à de tels
ordres, sans laval du Chef détat-major des armées, qui aurait lui-même pris
celui du Ministre de la Défense.
M. Jacques Myard a évoqué les critiques exprimées dans la
presse et par M. Michel Cuingnet au cours de son audition par la mission selon
lesquelles larmée française se serait comportée alors comme une armée
doccupation.
Evoquant également le témoignage de M. Michel Cuingnet, le
Président Paul Quilès a rappelé que celui-ci navait pas utilisé au cours de
son audition les mêmes termes que dans les documents portant sa signature et parvenus à
la mission dinformation (rapport de fin de mission de service ou télégrammes
diplomatiques) dans lesquels il fait seulement des mises en garde. Soit M. Michel
Cuingnet savait à lépoque ce quil a déclaré à la mission mais il
nen a pas averti sa hiérarchie. Soit il a réécrit lhistoire et il faut
alors en être conscient.
M. François Lamy a demandé sil existait une liaison
directe entre létat-major particulier du Président de la République et
lattaché de défense.
Le Général Maurice Schmitt a répondu que, bien quil ne
soit pas dusage que lattaché de défense adresse copie de ses messages à
létat-major particulier du Président de la République, létat-major des
armées lacceptait parfois et se mettait daccord avec le Chef de
létat-major particulier pour simplifier les communications ; il a précisé
quil ny avait pas vu dinconvénients lorsquil était Chef
détat-major des armées, sous réserve quil soit lui-même le destinataire
principal du message, étant le chef hiérarchique de lattaché de défense, et
quil en était de même vis-à-vis de la DGSE. Il a ajouté que lorsquil
était Chef détat-major des armées, il navait jamais eu vent que le Chef de
létat-major particulier ait directement donné des ordres à lattaché de
défense sans passer par lui-même, quil sagisse du Rwanda ou dautres
pays.
Il a précisé en revanche que lui-même et le Chef détat-major
particulier se tenaient régulièrement au courant des événements et que le Ministre de
la Défense était lui aussi régulièrement informé.
Remarquant que la description faite par le Général Maurice Schmitt
impliquait quil ny avait pas eu, dans le cas du Rwanda, de circuit dérogeant
au processus de décision habituel auquel participent à des titres divers le Président
de la République, Chef des armées, le Ministre de la Défense, létat-major des
armées, les autorités militaires sur place et lambassadeur, le Président Paul
Quilès a souligné quon se trouvait en présence de chaînes dinformation
et de décision complexes quil conviendrait de clarifier.
Le Général Maurice Schmitt a précisé que lambassadeur
avait toujours le droit et la possibilité de transmettre des renseignements confidentiels
au Ministre des Affaires étrangères sans en informer le Ministre de la Défense mais
que, pour éviter cet inconvénient, le Chef détat-major des armées dispose
dun conseiller diplomatique destinataire des dépêches diplomatiques.
M. Jacques Myard a alors rappelé quen tout état de
cause, la présidence de la République nétait pas reliée par liaison chiffrée
avec les postes diplomatiques à létranger.
M. René Galy-Dejean a rappelé à ce propos la récente
décision de rendre désormais le Président de la République obligatoirement
destinataire des dépêches, au même titre que le Ministre des Affaires étrangères. Il
a estimé quil ne fallait pas confondre circulation de linformation entre des
responsables qui se connaissent et qui sont en relations constantes et institution de
circuits décisionnels parallèles.
Audition de M. Hubert VÉDRINE
Secrétaire général de la présidence de la République (1991-1995),
Ministre des Affaires étrangères
(séance du 5 mai 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Hubert Védrine,
Secrétaire général de la présidence de la République de 1991 à 1995 et Ministre des
Affaires étrangères.
Considérant que les travaux menés par la mission dinformation
étaient très importants, non seulement pour le Rwanda mais aussi pour la politique
africaine de la France et le contrôle parlementaire de la politique étrangère, M. Hubert
Védrine a exposé quil souhaitait, dans son intervention, éclairer la période
et la chronologie des événements au Rwanda et expliquer ce quavaient été, dans
ce contexte, les objectifs et les motivations de la politique française au cours de
lévolution de ceux-ci.
Il a dabord décrit les postes successifs au titre desquels il
avait pu connaître de la politique française au Rwanda. Dans une première période, de
1981 à 1986, où il était conseiller diplomatique à la présidence de la République,
il y avait une séparation nette entre les compétences de la cellule diplomatique et
celles de la cellule africaine dirigée par M. Guy Penne, qui ne se recoupaient pas.
De 1988 à 1991, porte-parole de la présidence de la République, il avait eu assez
rarement à traiter de lAfrique, mais ce poste lui permettait davoir une idée
assez précise des objectifs de la France, du fait quil comportait le suivi des
sommets internationaux, et quil lamenait à avoir des échanges réguliers
avec le Président de la République. A partir de 1991, Secrétaire général de la
présidence de la République, il avait été en possession dinformations plus
nombreuses, surtout lorsque celles-ci circulaient, par écrit, comme dans les notes de la
cellule africaine ou de létat-major particulier du Président de la République,
qui transitaient en principe toutes par le Secrétaire général. Enfin, pendant la
cohabitation, à partir davril 1993, les grands sujets diplomatico-militaires
étaient traités par le conseil restreint qui se réunissait après le Conseil des
Ministres. Ce conseil restreint était préparé le mardi après-midi chez le Premier
Ministre. Son ordre du jour donnant lieu à concertation entre le Directeur du cabinet du
Premier Ministre et le Secrétaire général de la présidence de la République, il
sest trouvé, en cette qualité, impliqué dans ces affaires plus directement
quil nétait dusage. Le Rwanda figurait souvent parmi les sujets à
traiter et les événements qui ont conduit à décider lopération Turquoise ont
été traités dans ce cadre.
En conclusion de ce propos liminaire, M. Hubert Védrine a
précisé quil devrait dans ses propos distinguer ce quil savait à
lépoque de ce quil avait pu reconstituer depuis, notamment pour la rédaction
du livre quil avait consacré à la politique étrangère de François Mitterrand.
M. Hubert Védrine a alors exposé quil avait toujours vu le
Président François Mitterrand aborder fréquemment les questions africaines et se
comporter en continuateur dune politique ancienne, menée depuis les indépendances,
et consistant à maintenir nos liens avec les pays africains dont le destin avait été
proche de la France. Il était convaincu que la France avait deux obligations vis-à-vis
de lAfrique, dabord une obligation daide au développement -et la France
se faisait toujours lavocate des pays dAfrique au sein de la CEE ou du G7-,
ensuite une obligation en matière de sécurité. Le Président François Mitterrand
estimait que la France devait assumer un engagement global de sécurité à légard
de ces pays, quil y ait accord de défense ou quil ny en eu plus, comme
au Tchad, dune part parce que cette politique permettait aux pays africains de se
contenter de budgets militaires très faibles et donc de consacrer plus de ressources à
leur développement, dautre part, parce que, dans ces régions toujours menacées
par linstabilité, il considérait que laisser, où que ce soit, un seul des
régimes légalement en place être renversé par une faction, surtout si celle-ci était
minoritaire et appuyée par larmée dun pays voisin, suffirait à créer une
réaction en chaîne qui compromettrait la sécurité de lensemble des pays liés à
la France et décrédibiliserait la garantie française. Il a cité lexemple de la
politique de la France au Tchad de 1981 à 1984. Grâce à diverses actions parmi
lesquelles des interventions de laviation de combat française, cette politique a
finalament permis la reconstitution de la souveraineté territoriale du Tchad alors que
parmi les factions qui sopposaient dans ce pays, il y en avait toujours une qui
allait chercher son appui auprès de larmée libyenne.
M. Hubert Védrine a estimé que les décisions du Président
François Mitterrand vis-à-vis des événements de 1990 au Rwanda sinscrivaient
dans cette ligne politique. Rappelant quà cette époque le Rwanda était
considéré comme la Suisse de lAfrique, que le Président Habyarimana apparaissait
comme lartisan dun apaisement du conflit entre Hutus et Tutsis aux yeux de la
communauté internationale, il a expliqué que le Président Mitterrand avait jugé
quon ne pouvait laisser un tel gouvernement être renversé par une action armée,
venant dun pays voisin qui avait sa propre stratégie diplomatique et militaire,
sans mettre en cause la stabilité de la région et réveiller les graves antagonismes qui
avaient marqué les indépendances.
M. Hubert Védrine a décrit la politique menée à partir de 1990
comme un engagement à deux volets. Dabord, la sécurisation et ce, malgré les
demandes incessantes du Président Habyarimana, non pas par un engagement direct mais par
une politique de coopération et de formation militaires ; ensuite, une action
politique et diplomatique incessante pour amener le régime rwandais à se transformer, à
régler définitivement la question des réfugiés tutsis et notamment le problème des
terres, à se libéraliser et à se démocratiser, dans la continuité des principes
définis au sommet de La Baule. Lidée directrice était que le Rwanda, bien que le
régime en place y soit lémanation dune immense majorité, ne pourrait
échapper au cycle des massacres si nintervenait pas un accord politique pour le
partage du pouvoir entre les partisans du Président, qui représentait dabord les
Hutus du nord, lopposition, représentée par les Hutus du sud, dautres
opposants internes, notamment les Tutsis de lintérieur et même lopposition
armée des Tutsis de lextérieur organisée au sein du FPR. Sur ces bases,
laction de la diplomatie française a consisté à mettre " les mains
dans le cambouis ", pour rester en contact permanent avec toutes les parties
et les amener, en dépit de leurs résistances initiales, à accepter la conclusion
dun accord politique.
M. Hubert Védrine a précisé que cette politique se traduisait
à lépoque, non pas par un soutien au régime en place, mais au contraire par une
pression continue et opiniâtre de la France sur le Président Habyarimana pour que
celui-ci partage son pouvoir et que les autres partis politiques y accèdent. Il a
précisé que cette pression sexerçait à loccasion de toutes les décisions,
que ce soit lautorisation des partis politiques, la composition du Gouvernement, ou
la répartition des postes ministériels et visait à ce quau bout du compte il y
ait un arrangement. Il a expliqué que la France estimait à lépoque quun tel
arrangement, conclu à labri de la politique de sécurisation menée grâce à la
coopération militaire pour la formation de larmée rwandaise, pouvait aboutir à ce
que les choses soient un jour réglées. Il a indiqué que cest cette dynamique qui
avait conduit à la signature des accords dArusha en 1993.
Cependant, il a souligné quon voyait bien en 1993-1994 se
développer, dans le parti du Président et au sein de la majorité hutue, une opposition
de plus en plus radicale et de plus en plus puissante, résolue à empêcher cette
évolution vers le partage du pouvoir. Il a ajouté que cette opposition prenait plus
dampleur à chaque attaque du FPR. Les offensives militaires du FPR étaient
considérées comme les prémices dune récupération des terres et de nouveaux
massacres, provoquant chaque fois un mouvement de panique et de haine, alors quen
même temps le FPR lui-même ne renonçait pas à reprendre la totalité du pouvoir par la
force. M. Hubert Védrine a ajouté que cest précisément parce que les
autorités françaises percevaient très bien tous les signes annonciateurs de la
catastrophe quelles avaient développé une activité diplomatique aussi acharnée
pour trouver un accord politique, dans lespoir déviter que se reproduisent
des situations du même type que celles quon avait connues lors de
lindépendance. Il a résumé ses propos en soulignant que la France avait mené une
double politique de sécurisation dune part, de pression de lautre, pour
aboutir à une solution dont on peut dire quelle avait été trouvée à force
dinterventions politiques insistantes avec la conclusion des accords dArusha.
Cette double politique avait été poursuivie jusquau bout puisque, lors de
lattentat, le Président Habyarimana venait de faire une dernière concession en
acceptant décarter la CDR, cest-à-dire les Hutus les plus extrémistes, du
Gouvernement. Le but recherché était en fait darriver à une situation où le
Président Habyarimana naurait gardé quun pouvoir symbolique, le pouvoir
réel étant exercé par lensemble des forces politiques, une fois exclus les
extrémistes de la CDR, la diplomatie française estimant que cette situation pourrait
seule servir de base à la reconstruction politique du pays.
M. Hubert Védrine a alors constaté que lattentat avait
jeté à bas cette construction, émis lidée que, quels quen soient les
auteurs, cétait sans doute son but, et quensuite avaient commencé les
massacres, de plus en plus démesurés jusquà devenir un génocide.
Il a ajouté que la France avait alors vainement continué à
rechercher un cessez-le-feu, en utilisant le fait quelle était en contact avec tous
les acteurs de la situation, le Président François Mitterrand ayant même rencontré
dans ce but le Président ougandais Yoweri Museveni.
M. Hubert Védrine a précisé quen même temps la France
essayait dobtenir un mandat du Conseil de sécurité pour que la paix puisse être
rétablie le plus vite possible mais quelle sétait heurtée à une
extraordinaire répugnance des membres permanents du Conseil de sécurité, les Etats-Unis
notamment restant traumatisés par lévolution de la mission de lONU en
Somalie. Il a expliqué quun mandat avait finalement été voté mais que, malgré
des pressions incessantes auprès du Conseil de sécurité ou de lOUA, il avait
été impossible de trouver des troupes et que cest dans ces circonstances
quau bout du compte la France sétait finalement résolue à monter seule, ou
presque seule, lopération Turquoise.
M. Hubert Védrine a conclu que la politique française au Rwanda
nétait que la mise en application, dans un cas particulier, de la politique
générale suivie par la France vis-à-vis des pays africains liés à elle au cours de
cette période.
Faisant référence à louvrage de M. Hubert Védrine
consacré à la politique étrangère de la France de 1981 à 1995, le Président Paul
Quilès lui a demandé si le choix politique du Président François Mitterrand de
" faire fond " sur le Président Habyarimana pour mener le Rwanda vers
la démocratisation navait pas conduit sur le terrain à des interventions
déséquilibrées qui auraient pu favoriser certains extrémistes de son entourage. Il
sest également interrogé sur le reproche parfois adressé à la France
davoir voulu imposer au Rwanda, par le biais des accords dArusha, un
fonctionnement démocratique et un partage du pouvoir qui ne correspondaient peut-être
pas à la structure et à la capacité de ce pays.
M. Hubert Védrine a admis que sa réponse serait sans doute
influencée par les réflexions quil avait faites depuis cette période. Il a
rappelé que la réputation de M. Habyarimana était bonne à lépoque, le
Rwanda était surnommé la Suisse de lAfrique et son Président était considéré
comme ayant réussi à apaiser les tensions, même si tout nétait pas réglé. Le
fait que M. Habyarimana fut hutu nétait pas choquant en soi, les Hutus
représentant 80 % de la population du Rwanda. Dans ces conditions, pour quels motifs
et dans quel but la France aurait-elle contribué à son remplacement ? En politique
étrangère, on fait avec ce quon a, du mieux possible.
Le Ministre a estimé quune analyse détaillée de la politique
française au Rwanda conduit à affirmer que la France na pas tant soutenu
M. Habyarimana quexercé des pressions politiques à son égard pour le faire
évoluer et le détacher des extrémistes, alors même quil navait pas envie
de partager son pouvoir, ni de former des gouvernements de coalition ou de transition. La
politique française na donc pas eu pour objet caché, ou même pour conséquence,
de favoriser les extrémistes mais, bien au contraire, dencourager le Président
Habyarimana à résister à leurs injonctions. Une telle politique provoquait
lexaspération des extrémistes rwandais, opposés à toute forme de partage du
pouvoir, et déniait toute légitimité aux réfugiés qui, à les en croire, ne
représentaient plus rien et voulaient revenir prendre des terres qui ne leur
appartenaient plus.
M. Hubert Védrine a souligné que notre politique avait fait
lobjet de critiques inverses de la part de ceux qui se demandaient si la France
sappuyant sur la " philosophie de La Baule " avait été bien
inspirée de sengager à ce point pour demander à un gouvernement hutu majoritaire
de partager le pouvoir avec une infime minorité tutsie, de surcroît armée et venant de
létranger. Tout en admettant que lon puisse sinterroger de la sorte et
estimer maladroite une politique aussi interventionniste, M. Hubert Védrine a
rappelé le raisonnement du Président François Mitterrand tel que ce dernier
lavait exprimé à plusieurs reprises en Conseil des Ministres : si la France
nutilisait pas son poids pour promouvoir un accord politique au Rwanda, on pouvait
réellement craindre le retour du cycle des violences et la reprise, par le FPR, du
pouvoir par la force, ce qui aurait entraîné, en réponse, les massacres que la France
voulait empêcher et quelle na réussi malheureusement quà différer.
M. Guy-Michel Chauveau a rappelé quen 1990-1991, de
nombreuses conférences nationales avaient été organisées dans divers pays
dAfrique, parfois dailleurs sous limpulsion de lEglise ou de
personnalités éminentes et sest demandé si tel avait été le cas au Rwanda.
M. Hubert Védrine a indiqué quen lespèce, il
ny avait pas eu de conférence nationale mais il a en revanche fait état des
nombreuses interventions du Président François Mitterrand auprès du Président
Habyarimana et des lettres quil lui avait adressées, pour aborder la question des
réfugiés et des droits de lhomme, rappeler la nécessité de trouver un accord
politique avec le FPR et lengager à accélérer lévolution politique de son
régime. Il a rappelé que les interventions qui avaient fait suite au discours de La
Baule étaient variables selon les pays, mais suivaient le même fil conducteur. Au
Rwanda, cette politique a conduit aux accords dArusha, auxquels ont contribué
plusieurs autres pays africains voisins.
M. Hubert Védrine a rappelé les critiques portant sur la
légitimité dune telle politique interventionniste et les a estimées
intéressantes à prendre en compte dans la perspective dune définition de notre
future politique africaine. Mais à lépoque dans le cas du Rwanda, le reproche
principal adressé à la France a surtout été de ne pas être suffisamment intervenue.
M. René Galy-Dejean a souhaité connaître lopinion de
M. Hubert Védrine sur les propos prêtés par le Père Guy Theunis à
lAmbassadeur Georges Martres, qui ne les a dailleurs pas confirmés, selon
lesquels ce dernier recevait des ordres contradictoires de lElysée, de Matignon et
du Quai dOrsay et quil ne savait pas lesquels suivre.
M. René Galy-Dejean, constatant par ailleurs que
lintervention de la communauté internationale dans le règlement des conflits se
limitait trop souvent, que ce soit sous la forme de linterposition ou de
laction humanitaire, à compter les coups, enterrer les morts et nourrir les
orphelins, sest demandé si la France ne pourrait pas contribuer à définir un
nouveau concept juridique, de type " mise sous tutelle ", qui
permettrait dempêcher par tous moyens, y compris la coercition, que se renouvellent
les événements qua connus le Rwanda, et que lalternance politique ne soit
pas synonyme de risque de massacres.
M. Hubert Védrine a demandé des précisions quant aux points
sur lesquels les instructions de Paris auraient été contradictoires, au dire du père
Guy Theunis.
M. René Galy-Dejean a précisé que le père Guy Theunis
navait pas communiqué cette information.
Le Président Paul Quilès est intervenu pour indiquer que la
mission écrira, tant au père Guy Theunis quà M. Georges Martres, pour
demander des précisions complémentaires aux propos quils ont tenus devant la
mission.
M. Hubert Védrine a souligné que les mécanismes de
décision au niveau le plus élevé de lEtat sont complexes, car les personnes
concernées ont à gérer une multitude de problèmes à la fois, mais quils sont
néanmoins cohérents. Il peut certes arriver quen situation de crise ou
durgence, il faille procéder à certains ajustements avant de prendre une décision
définitive mais tout cela nest pas spécifique à la France. Sil y a des
contradictions, il convient de les étudier au cas par cas.
M. Hubert Védrine a reconnu quil était intolérable pour
les démocraties occidentales très médiatisées, de plus en plus attachées à la
protection réelle des droits de lhomme, dassister impuissantes à des
massacres. Les citoyens persuadés de la toute puissance des sociétés occidentales ne
comprennent pas quelles naient pas les moyens dintervenir. Pourtant, au
cours des années passées, ces situations ont été relativement fréquentes. On pense
bien sûr au Cambodge et au Rwanda mais lAfrique a aussi connu une dizaine de grands
drames qui ont causé des milliers de morts en Angola, en Ethiopie ou au Liberia.
Toutefois la zone dAfrique sous influence française, à quelques exceptions près,
a été stabilisée et sécurisée.
Le Ministre des Affaires étrangères a évoqué la réflexion engagée
ces dernières années sur la notion du droit ou du devoir dingérence. Il a
souligné que les problèmes posés par une intervention extérieure ne sont pas seulement
juridiques mais pratiques. Ainsi, la France sest-elle tournée, au début des
massacres au Rwanda, vers lONU car elle ne pouvait pas agir sans mandat or, les
membres du Conseil de Sécurité nont pas répondu à son appel, non par
indifférence, mais chacun pour des raisons qui lui étaient particulières :
géopolitiques, politiques ou financières. Il est toujours possible juridiquement de
reconstituer ce qui existait à lépoque de la SDN, à savoir le système des
mandats. Il faut toutefois se demander si un tel concept est compatible avec létat
actuel des relations internationales, la souveraineté des Etats et la dignité des
peuples. Il faut également sinterroger sur les conséquences pratiques de telles
dispositions. Que fait-on concrètement en Afghanistan, au Haut-Karabakh, au Kurdistan,
etc. ? Aujourdhui les opérations de maintien de la paix auxquelles la France a
très largement contribué sont difficiles à gérer. On se trouve devant des situations
de guerre sans avoir les moyens de la guerre pour y répondre, les mandats sont limitatifs
et les modes de traitement de linformation et de transmission des ordres restent
très confus. Il devient donc de plus en plus difficile de trouver des pays pour
participer à ces opérations. Il est certes toujours possible douvrir une nouvelle
réflexion mais il faut être conscient des obstacles auxquels on risque de se heurter.
Le Président Paul Quilès a précisé que, si loccasion
était donnée à la mission dentendre les responsables de lONU, ces derniers
seraient interrogés sur les améliorations quil convient denvisager pour que
les Nations Unies naient pas à subir encore dautres échecs de cet ordre.
M. François Loncle a évoqué lattentat commis contre
lavion du Président Habyarimana. Il a souligné le contraste existant entre la
réponse des différents responsables politiques déjà entendus, qui ont indiqué
quils ne disposaient daucune information et celle de lancien Ministre de
la Coopération, M. Bernard Debré, qui a déclaré à la presse, détails à
lappui, que le FPR aidé par les Américains était responsable de lattentat.
Il a souhaité en conséquence connaître le point de vue de M. Hubert Védrine sur
ce dossier.
M. Hubert Védrine a répondu quil ne disposait
daucune information si ce nest le souvenir, ce jour là, du commentaire du
Président François Mitterrand lui disant " cela va être
terrible ". Bien entendu les différentes pistes ont été évoquées par le
Chef détat-major des armées ou le Chef détat-major particulier du
Président de la République ; celle des extrémistes hutus : très hostiles à
la " dépossession " du Président Habyarimana, et au partage du
pouvoir avec les opposants, ils nhésitaient pas à entretenir un climat de violence
en ayant recours notamment à la radio des Mille Collines. On peut donc imaginer
quils aient pu organiser lélimination de celui qui sapparentait dans
leur esprit à une " cinquième colonne " et constituait le point
dappui du processus de démocratisation ; celle du FPR, également plausible,
car les accords dArusha ne lui permettaient quun exercice partagé du pouvoir
avec les Tutsis modérés et les Hutus modérés et non pas lexercice de la
totalité du pouvoir comme le revendiquaient ses représentants depuis 1990.
Il a relevé que le professeur Filip Reyntjens retenait in fine
la piste du FPR en sappuyant sur le fait que les massacres avaient débuté
plusieurs heures après lattentat, que deux responsables du mouvement hutu
extrémistes étaient dans lavion et que la veuve du Président Habyarimana semblait
totalement désemparée. Il sest demandé doù M. Bernard Debré tenait
ses informations car, hormis le fait quil sagit dun missile SAM 16
soviétique, rien ne permet de lidentifier, puisque le numéro de série est
incomplet, ni de savoir par quel circuit il sest retrouvé en possession des auteurs
de lattentat.
Le Président Paul Quilès a précisé que M. Bernard Debré
avait fourni par lettre des explications à la mission qui les lui avait demandées et
quil faudrait poursuivre la recherche en se demandant notamment pourquoi aucune
enquête navait eu lieu.
M. Jean-Bernard Raimond a constaté que bien souvent les
dispositions de la Charte des Nations Unies relatives au maintien de la paix ne peuvent
être appliquées efficacement en raison de lintervention de lorganisation des
Nations Unies dans la chaîne de commandement. Après avoir remercié M. Hubert
Védrine pour la qualité et la clarté de son exposé, qui avait situé le Rwanda dans le
cadre général de notre politique africaine et bien montré, sur le plan fonctionnel, la
séparation nette entre la cellule africaine de lElysée et les services du Quai
dOrsay, il lui a demandé sil avait eu le sentiment, à lépoque où il
exerçait les fonctions de Secrétaire général de lElysée, que des informations
avaient pu lui échapper ou que des entretiens avaient pu avoir lieu sans quil en
ait eu connaissance.
Il a rappelé que certains considéraient, compte tenu de la montée
des oppositions et des tensions, quil était possible de prévoir et
danticiper le génocide à partir de 1993 et a demandé à M. Hubert Védrine
ce quil en pensait.
M. Hubert Védrine a fait remarquer que les puissances
occidentales ne supportent ni la passivité, ni lintervention. Les Etats-Unis
nacceptent ainsi aucun mort au cours des opérations de maintien de la paix
auxquelles ils participent et sont, de plus, très réticents à financer à hauteur de
leur clé de répartition, soit 30 %, ce type dintervention, ce qui finit par
conduire au blocage. Par ailleurs, lopinion publique accepte mal les formes que
prennent ces interventions.
Il a déclaré quavec le recul et à la relecture des dossiers,
il navait rien appris de nouveau et dessentiel qui aurait pu à lépoque
lui échapper, alors quil avait pourtant, par ailleurs, dautres questions
très importantes à suivre. Sil a admis, ce qui est normal, ne pas avoir été au
courant de toutes les démarches diplomatiques effectuées, il a néanmoins constaté
quelles sinscrivaient toutes dans une même logique qui était de passer la
main dès que possible aux Nations Unies. Rien na dailleurs été entrepris
sans laccord du Conseil de Sécurité.
Il a estimé que notre action avait été cohérente avec la politique
que nous avions arrêtée, que ce soit notre action en faveur de la sécurisation menée
dans le cadre de la coopération militaire ou notre action dingérence démocratique
pour encourager une solution politique de partage de pouvoir. Cest ainsi quil
faut comprendre nos rencontres avec tous les acteurs, quil sagisse des
envoyés du FPR, de ceux dHabyarimana, des Tanzaniens, des Ougandais, ou encore des
Américains dont nous attendions une intervention auprès du Président Museveni pour que
lui-même essaie de tempérer le FPR.
Il a considéré que, dans ce contexte, rien dimportant ou de
contradictoire ne lui avait échappé même si une multitude de contacts ou de rencontres
avaient pu avoir lieu sans quil ait eu à en connaître précisément.
Il a déclaré que le risque de recommencement des massacres était
connu de tous et quil régnait une tension extrêmement forte dans le pays que
nimporte quel observateur débutant aurait perçu. La peur existait dune
offensive armée du FPR en vue dune reconquête de la terre et cette menace était
brandie pour tenter de justifier des massacres préventifs qui ensuite engendraient des
représailles. Si tout le monde connaissait lhistoire de ces massacres répétés y
compris au Burundi, en revanche, ce que personne ne pouvait concevoir, cétait leur
ampleur et la forme de génocide quils allaient prendre au Rwanda, car cela était
proprement impensable.
Il a dénoncé labsurdité du raisonnement consistant à dire
" tout le monde savait " et à sindigner. En effet, cest
bien parce que le drame planait quil devenait indispensable et urgent daboutir
au plus vite à une solution politique et diplomatique. Les accords dArusha ont
malheureusement échoué. On les savait fragiles et, pour assurer leur succès, il aurait
fallu les accompagner financièrement et économiquement pour dépasser les antagonismes
ethniques et politiques en offrant au Rwanda une perspective de développement.
Le Président Paul Quilès a demandé comment il fallait
interpréter la lettre envoyée en septembre 1992 par M. Bruno Delaye, Conseiller
Afrique du Président de la République, au directeur des Affaires politiques rwandaises
du ministère des Affaires étrangères pour le remercier de lenvoi dune
pétition visant à soutenir la politique de la France, alors quil sest
avéré que cette personne était aussi un des dirigeants de la CDR, mouvement extrémiste
hutu.
M. Hubert Védrine a rappelé que la France était en relation
avec tout le monde entre 1990 et 1994 quil sagisse du Président Habyarimana,
des partis dopposition, du FPR, ou des Ougandais. Cest pourquoi, même après
le début des massacres, on relève que des correspondances ont été échangées avec
telle ou telle partie ou des rencontres ont eu lieu avec elles dans lespoir
dobtenir un cessez-le-feu. Il ne faut pas interpréter ces contacts comme un soutien
mais comme une pression en vue dobtenir de chacune des parties un accord en vue
dun cessez-le-feu. Il nexistait pas de lien particulier ou privilégié de la
France avec lune ou lautre des parties. Nos partenaires belges et américains
pensaient dailleurs également que la solution politique viable serait celle qui
impliquerait toutes les parties.
La seule exception concernait la CDR, coalition extrémiste hutue que
le Président Habyarimana venait de décider décarter du processus des
négociations, la veille de son assassinat. Cest donc lensemble des messages
quil faut étudier (du FPR vers la France, du Président François Mitterrand au
Président Bill Clinton, du Président François Mitterrand au Président Habyarimana,
etc.) pour porter un jugement pertinent sur la situation et lanalyser correctement.
M. Bernard Cazeneuve a interrogé le Ministre sur
lexistence de contacts entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le
Gouvernement français après lattentat contre le Président Habyarimana, et plus
particulièrement dun contact, évoqué par la presse, du 27 avril 1994 entre
le Ministre des Affaires étrangères du gouvernement intérimaire rwandais et des
responsables politiques français, à lHôtel Matignon.
M. Hubert Védrine a déclaré que les contacts entre la
France et tous les protagonistes sétaient poursuivis durant quelques semaines
après le début des combats, aussi longtemps que demeurait lespoir de conclusion
dun cessez-le-feu. Les contacts tous azimuts -avec les Hutus, le FPR,
lOuganda, les autres pays africains- ne doivent pas être considérés isolément,
sous peine de fausser lanalyse. Dans le même temps, la France tentait de convaincre
les membres permanents du Conseil de Sécurité de donner un mandat et de fournir des
troupes, afin que les Nations Unies reviennent au Rwanda.
M. Pierre Brana a interrogé le Ministre des Affaires
étrangères sur quatre points.
Faisant référence aux propos du Ministre qui avait qualifié le
déclenchement de la guerre par le FPR dinvasion, venue de létranger, et
détaillé les pressions exercées par la France sur le Gouvernement rwandais pour le
conduire à accepter un partage du pouvoir, M. Pierre Brana a toutefois observé
quen formant des recrues, rwandaises certes, mais appartenant à la seule ethnie
majoritaire hutue, dans un contexte de menace de génocide, la France avait, de fait, pris
position à légard de ce génocide en formant toujours la même ethnie.
Il sest ensuite référé au rapport de la Commission
denquête du Sénat belge et a insisté sur deux points quil a jugés
préoccupants.
Dune part, ce rapport fait état dun message très précis,
adressé par télécopie en 1994 au siège des Nations Unies par le Général Romeo
Dallaire et mentionnant lentraînement de 1 700 hommes des Forces armées
rwandaises, par les milices, dans des camps en dehors de Kigali, ainsi que
linfiltration de ces troupes dans Kigali afin dexterminer les Tutsis alors
soumis au recensement. M. Pierre Brana a souhaité savoir sil était exact,
comme le soutient le Général Dallaire, que ces informations avaient été communiquées,
non seulement aux responsables de lONU, mais aussi aux ambassades de France, des
Etats-Unis et de Belgique et si, le cas échéant, elles avaient donné lieu à des
échanges entre le Président de la République et le Gouvernement.
Dautre part, le Général Dallaire, évoquant lopération
Amaryllis, aurait déclaré que si des troupes avaient été déployées au moment de
cette opération avec une mission de rétablissement de la paix, plusieurs centaines de
milliers de Rwandais auraient pu être sauvés. M. Pierre Brana a souhaité
connaître lopinion de M. Hubert Védrine sur cette affirmation.
Enfin, rappelant que la France avait été le seul pays à reconnaître
la légitimité du Gouvernement intérimaire rwandais instauré après lattentat
contre le Président Habyarimana et composé dextrémistes hutus radicaux,
M. Pierre Brana sest demandé si cette reconnaissance avait donné lieu, en
France, à un débat interne entre le Gouvernement et le Président de la République, et,
en cas daccord, sur quelles bases la décision de reconnaître la légitimité de ce
Gouvernement avait été prise.
Répondant à la première question de M. Pierre Brana, M. Hubert
Védrine sest déclaré choqué par lexpression employée, selon laquelle
la France aurait " pris position à légard du génocide ".
Il a estimé que cette formule témoignait dune approche anachronique et dune
interprétation libre, relevant, non dune mission dinformation, mais dun
article de presse. Il a insisté sur la nécessité de prendre en compte lensemble
des éléments constitutifs de laction de la France à lépoque. En raison de
ce quelle considérait comme un devoir de sécurisation, la France voulait éviter
que le Gouvernement rwandais, stable et légal, soit renversé par une action armée venue
dun pays étranger. Il sagit là dun choix politique, qui, comme tel,
peut être contesté. Le Président François Mitterrand refusant lengagement
direct, la France a proposé au Gouvernement rwandais une action de coopération et de
formation, comme elle le faisait dans dautres pays dAfrique, depuis
lindépendance, au nom du devoir de développement qui est le sien. Récusant
lhypothèse dune formation sélective des forces armées rwandaises, qui
aurait privilégié les seuls Hutus, M. Hubert Védrine a rappelé que la France
avait participé à linstruction de troupes issues dune armée régulière,
représentant 80 % de la population et que dans bien dautres pays
dAfrique, la coopération militaire concerne probablement des armées beaucoup moins
représentatives. Il a estimé quil était inexact de considérer que, par cette
action de formation, la France aurait pris parti dans des événements intervenus
ultérieurement. Un tel raisonnement reviendrait, sil était appliqué au rôle des
Etats-Unis en Ouganda, à estimer que ceux-ci ont formé des soldats ougandais qui,
ensuite, ont aidé le FPR lors des massacres quil a perpétrés dans le Kivu. Un tel
raisonnement nest pas recevable, lobjectif des Etats-Unis étant de consolider
larmée en Ouganda face au Soudan, centre des préoccupations américaines,
notamment pour des raisons de terrorisme. De même, la politique de formation de la France
à lépoque visait à faire de larmée rwandaise, qui certes représentait
lethnie dominante, une armée efficace et capable de distinguer entre laction
militaire et les exactions. Tel est lobjectif qui a prévalu dans tous les pays
dAfrique, la différence tenant, au Rwanda, au fait que la France sest
trouvée dépassée par le retour de la fatalité. M. Hubert Védrine a conclu sur ce
point en mettant à nouveau en garde contre toute confusion dans les dates, les contextes,
les intentions.
Sagissant du message du Général Romeo Dallaire, M. Hubert
Védrine a rappelé quà cette période, nombreuses étaient les rumeurs faisant
état des intentions les plus inquiétantes des uns ou des autres. Comme la rappelé
un chercheur auditionné par la mission dinformation, il était dit à
lépoque que circulaient des listes de noms de personnes à éliminer. Il a
toutefois indiqué aux membres de la mission dinformation que, huit jours avant
lattentat, le Général Dallaire, à New-York, avait fait à lONU un rapport
optimiste sur lévolution du processus dArusha. Le département des
opérations de maintien de la paix de lONU explique dailleurs quil
na pas pensé, pour cette raison, que lattentat du 6 avril 1994 allait
servir de prétexte pour le déclenchement du génocide.
Une fois encore, la prise en compte du contexte de lépoque est
nécessaire pour ce qui est du jugement du Général Dallaire sur lopération
Amaryllis. Estimant quil est facile de déclarer quil fallait déployer des
troupes, M. Hubert Védrine a toutefois rappelé quaprès lassassinat des
parachutistes belges, la Belgique avait demandé le retrait de la MINUAR et que la France
avait obtenu quelle soit maintenue, au prix dune forte réduction de ses
effectifs. Il a ajouté que, pendant un temps, les moyens sur place nétaient autres
que ceux du Général Dallaire qui, à défaut de mandat, disposait toutefois de forces
qui auraient pu avoir un effet dissuasif à Kigali.
Le Président Paul Quilès est alors intervenu pour évoquer
certaines informations diffusées par la presse, selon lesquelles la France aurait exigé
le départ du Général Dallaire, qui, de son côté, avait menacé " de
faire abattre les avions français si les militaires français sautaient sur
Kigali ". Il a demandé à M. Hubert Védrine sil avait eu un
écho de ces intentions.
Niant avoir eu connaissance de cette menace du Général Romeo
Dallaire, M. Hubert Védrine a fait observer quelle montrait simplement
quil disposait de moyens daction.
Il a enfin répondu à la question de M. Brana sur la
reconnaissance du caractère légitime du gouvernement intérimaire rwandais par la seule
France. Le vrai problème nest pas la question de la légitimité ou de
lillégitimité, qui ressort dun formalisme démocratique non pertinent dans
le contexte de lépoque. Il a rappelé que la France, alors isolée, tentait de
négocier un cessez-le-feu dans une situation où lon assistait parallèlement à la
campagne militaire du FPR pour conquérir le pays et à la poursuite des massacres.
Peut-être est-ce à ce moment-là, dailleurs, que le Général Romeo Dallaire a
voulu se mettre en travers de laction de la France. Il est vrai que la France
sest trouvée seule à être restée en contact avec toutes les parties, et
notamment avec le gouvernement intérimaire, en vue de parvenir à un accord de
cessez-le-feu. Mais, dès après la victoire du FPR, la France a ouvert à nouveau, après
intervention de son ambassadeur en Ouganda, son antenne diplomatique à Kigali : on
pourrait donc, dans le même ordre didées, sinterroger sur la reconnaissance
de la légitimité du FPR qui venait à peine dachever sa conquête par la force. La
réponse serait alors identique : la France ne trie pas et ne juge pas les uns plus
légitimes que les autres. Elle avait, sous les yeux, un affrontement terrible,
quelle observait avec consternation, son but ayant été, depuis des années, par un
engagement isolé et méritoire, dempêcher cet affrontement. Doù sa volonté
de négocier un cessez-le-feu, ce qui nécessite un dialogue avec chacune des parties.
Cest à ce moment là que se déroule la rencontre entre le Président Museveni et
le Président François Mitterrand à lElysée.
M. Jacques Myard sest félicité quait été
rappelée, à loccasion de cette audition, la réalité du monde international. Les
" stratèges de café du commerce " pourront regretter que la France
ne reconnaisse pas les formations dopposition et traite seulement avec les
gouvernements en place. Dans ce monde très imparfait, il faut admettre que la démocratie
sapprend et que le despotisme éclairé peut être une garantie dans ce lent
apprentissage. Il a soutenu les analyses de M. Hubert Védrine sur la politique de
sécurisation menée, de longue date, par la France en Afrique. Faisant allusion au propos
de M. Hubert Védrine sur le soutien à un Gouvernement en place qui représente
80 % de la population -ce qui nest pas rien-, il a interrogé le Ministre sur
la nature des renseignements dont on disposait en 1990-1991 sur les attaques venues de
lextérieur. Enfin, il a voulu recevoir confirmation de la cohérence danalyse
entre les différents représentants des pouvoirs publics français malgré la
cohabitation.
M. Hubert Védrine a souligné quen matière de
démocratisation il convenait déviter deux raisonnements extrêmes ;
dune part, un discours relativiste qui conduirait à dire que la démocratie est une
forme de gouvernement réservée aux Européens et aux Occidentaux et, dautre part,
une approche qui voudrait imposer notre conception de la démocratie, qui a une histoire
et sest forgée au fil des siècles non sans heurts et sans violence. Entre ces deux
conceptions, il convient de trouver un équilibre. La France a orienté sa politique de
coopération vers une voie qui lamène à favoriser linstauration dun
Etat de droit dans lequel existent un état civil et des listes électorales, une justice
qui fonctionne, une gendarmerie qui assure le maintien de lordre dans la légalité
et une armée capable deffectuer des missions militaires sans débordements. Tous
ces éléments indispensables constituent en quelque sorte lhumus dans lequel
senracine la démocratie, qui ensuite peut se développer dans un formalisme plus
sophistiqué. Si ces conditions préalables nexistent pas, il est illusoire
despérer une réelle démocratisation.
Dans la période 1990-1991, il paraît peu probable que le Président
Habyarimana ait ressenti lattitude de la France à son égard comme un soutien. En
effet, la politique de sécurisation du territoire rwandais conduite par la France pour
garantir les conditions de la mutation politique du régime vers la démocratisation
signifiait pour le Président Habyarimana une réduction très sensible de ses pouvoirs.
Ce dernier était, bien entendu, traité comme linterlocuteur officiel de la France
mais nen a pas reçu de soutien direct.
M. Hubert Védrine a indiqué que le soutien de lOuganda au
FPR avait été étayé par de nombreux rapports, qui ont dailleurs conduit le
Conseil de Sécurité de lONU à placer des observateurs à la frontière entre ce
pays et le Rwanda. Le rôle joué par les réfugiés tutsis dans lévolution
politique intérieure de lOuganda et notamment dans larrivée au pourvoir de
son Président Yoveri Museveni étant établi, il a estimé quil nétait pas,
en conséquence, illogique que ce pays ait soutenu le mouvement tutsi.
Il a ensuite déclaré que, pendant la période de cohabitation, il
ny avait pas eu de désaccord sur lanalyse de la situation et de notre rôle.
La nécessité dune action de la France, épaulée par dautres pays, et avec
laccord du Conseil de Sécurité, avait recueilli un consensus. Il a reconnu que des
discussions précises avaient porté, non pas sur le principe dune intervention de
la France qui nallait pas attendre indéfiniment lhypothétique ralliement
dautres Etats, mais sur la conception et la mise en oeuvre de lopération
Turquoise, son dimensionnement, son étendue, ses objectifs, etc. Cette situation relève
toutefois du processus normal de prise de décision en période de crise. En Conseil
restreint, le Président Mitterrand et M. Alain Juppé partageaient une même
conception alors que MM. Edouard Balladur et François Léotard avaient une approche
différente, ce qui a conduit naturellement à une décision de synthèse. Ce mode de
fonctionnement aurait dailleurs été, de toute évidence, le même sil
ny avait pas eu cohabitation.
M. Kofi Yamgnane sest interrogé sur les raisons qui
avaient pu conduire la France à nouer des liens avec le Rwanda, pays dont la puissance
coloniale de tutelle était la Belgique, dont le sous-sol ne recèle aucune matière
première et dont la situation géographique nen fait pas un pays stratégique pour
nos intérêts en Afrique, dautant plus que quelques années auparavant la France
avait connu des déboires avec le Burundi dans le cadre de laffaire du Carrefour du
Développement.
M. Hubert Védrine a confirmé que le Rwanda ne revêtait
aucun intérêt stratégique particulier pour la France qui nétait même pas le
principal fournisseur ou le principal client du Rwanda. Il a rappelé que laccession
à lindépendance du Zaïre, du Burundi et du Rwanda ne sétait pas déroulée
dans des conditions optimales. Elle sétait dailleurs traduite à cet époque
au Rwanda par des affrontements entre Hutus et Tutsis et un premier exode de Tutsis vers
lOuganda. Ces trois pays se sont tournés vers la France car elle était le seul
pays qui conservait encore une politique exprimant son intérêt et son amitié pour un
continent qui semblait largement abandonné par les autres puissances. Il a rappelé que
de nombreux pays considèrent lAfrique comme un continent perdu pour
lévolution du monde et sen désintéressent. La France du Général de
Gaulle, puis de Georges Pompidou et de Valéry Giscard dEstaing a incarné, avec
beaucoup de force, limage même dun partenaire, vers qui, après les
indépendances, lAfrique sest naturellement tournée. Pourquoi la France
aurait-elle rejeté les ex-colonies belges, alors quelle admettait dans les
rencontres africaines quelle organisait les anciennes colonies portugaises ?
Les liens de la France avec le Rwanda ont été notamment concrétisés
par le Président Giscard dEstaing en 1975 sous la forme dun accord de
coopération dans le domaine militaire. Dans lanalyse du Président Mitterrand, ce
qui importait en matière de politique africaine était avant tout le raisonnement global.
Il ny avait pas de point dapplication stratégique particulier, pas plus au
Rwanda quau Tchad. Il considérait, comme ses trois prédécesseurs, que la France
avait souscrit un engagement de sécurité et que si elle nétait pas en mesure
dapporter une aide dans un cas aussi simple que celui dun Etat ami envahi par
un pays armé, sa garantie de sécurité ne valait plus rien.
M. Yves Dauge a souhaité savoir si les contacts quavait
établis la France avec lensemble des parties prenantes au conflit rwandais
sétaient développés de manière permanente et constante et ne comprenaient aucune
exclusive. Il sest demandé si les relations que pouvait entretenir la France avec
lOuganda étaient susceptibles dinfléchir les positions de ce pays.
M. Hubert Védrine, constatant et regrettant que
laction, isolée, de la France nait pas suffi à empêcher le drame, a admis
que cette action navait pas été efficace. Il a toutefois remarqué que tous ceux
qui nont rien fait ont encore plus fait défaut. La France a eu la volonté de nouer
des contacts aussi bien sur place à Kigali quà Kampala ou à Paris, avec
lensemble du spectre politique rwandais. De nombreuses rencontres ont été
organisées auxquelles des représentants du Département dEtat américain ont été
associés au cours du mois de juin 1992, de façon à ce que les Etats-Unis exercent une
influence sur lOuganda et par là même, de façon indirecte, sur le FPR.
Loptimisme dont le Général Romeo Dallaire a fait preuve devant lONU quelques
jours avant lattentat était partagé, de bonne foi, par de nombreux responsables en
raison des perspectives créées par les accords dArusha. Les contacts ont été
maintenus au fil des années avec lOuganda qui suivait pourtant une politique à
dimension régionale et avait contracté une sorte de dette auprès du FPR. Ces contacts
permettaient despérer que lOuganda userait de son influence pour convaincre
le FPR de se prêter à un accord aux termes duquel il nexercerait quune
partie du pouvoir. Les nombreux contacts entretenus par la France à lépoque avec
toutes les parties avaient dailleurs pour objectif de les encourager à converger
vers une solution politique qui semblait la seule voie possible bien quelle
nait été la préférence daucune dentre elles.
M. Michel Voisin a rappelé que, dans son exposé liminaire,
M. Hubert Védrine avait insisté sur le fait que la France avait refusé
lengagement direct de ses forces. Or, selon certains textes, datant de 1990, les
forces armées rwandaises, aidées par les forces françaises, belges et zaïroises
auraient repoussé loffensive du FPR. Par ailleurs, il a été précisé devant la
mission dinformation quen 1992 le Fonds Monétaire International et la Banque
mondiale avaient suspendu leur aide au Rwanda provoquant larrêt des réformes
économiques dans ce pays, en raison du gonflement de ses dépenses militaires -les
effectifs des FAR passent à cette époque de 5 000 à 40 000 hommes.
Il sest alors posé la question de la cohérence de la politique française dans une
période où elle renégociait ses accords de coopération militaire.
M. Hubert Védrine a estimé que les autorités du Fonds
monétaire international et de la Banque mondiale ne poursuivaient pas les mêmes
objectifs de sécurité et de recherche dune situation pacifique et que leurs
critères dappréciation de la situation relevaient par conséquent dune
logique différente de celle de la France. Certes à cette époque les dépenses
militaires du Rwanda avaient considérablement augmenté, mais cela correspondait à un
effort compréhensible pour un pays qui était attaqué. Il eût été paradoxal pour la
France, qui sétait impliquée dans la recherche dune réconciliation
nationale négociée, de se retirer au moment où on avait le plus besoin delle. Les
seuls retraits envisagés par la France ont correspondu aux démarches quelle a
engagées auprès du Conseil de Sécurité pour quune force internationale prenne le
relais de son contingent ou vienne en appui de ses forces, afin quelle ne reste pas
seule à entretenir une coopération militaire avec le Rwanda.
Pour ce qui est de lengagement de la France, il convient de
préciser les modalités exactes de laide apportée. M. Hubert Védrine a
rappelé à ce propos que le Président Habyarimana sétait toujours plaint à la
fois des pressions politiques exercées sur lui et de labsence de soutien militaire
direct de la France, dans la mesure où le Président Mitterrand avait toujours repoussé
ses demandes denvoyer des troupes françaises à la frontière de lOuganda.
Quant à la nature de la coopération militaire de la France avec le Rwanda, il a
suggéré de poser la question aux autorités militaires, tout en confirmant, ce qui
nétait pas un secret, quil y avait eu une aide à la formation des troupes
dun pays militairement attaqué.
A une question complémentaire de M. Michel Voisin sur les
effectifs du FPR, M. Hubert Védrine a répondu que, tout en ignorant leur
nombre exact, il les estimait à quelques milliers dhommes mais quil
conviendrait également de poser la question aux experts militaires.
M. Bernard Cazeneuve a évoqué les relations entre la France
et les Etats-Unis concernant le Rwanda de 1990 à 1994. Il a souhaité savoir si
sétaient manifestées des contradictions fortes entre les visions stratégiques de
ces deux pays sur lavenir de la sous-région, si celles-ci sétaient traduites
dans les conversations quavait eues le Président de la République avec son
homologue américain et si le Président François Mitterrand avait pu trouver un accord
avec le Président des Etats-Unis sur lanalyse de la situation de cette zone.
Abordant ensuite le fonctionnement de lappareil de lEtat et le rôle des
différentes structures qui au sein de lElysée contribuent à la mise en oeuvre de
la politique africaine, il sest interrogé sur lopportunité de séparer les
missions de la cellule africaine et de la cellule diplomatique et sest demandé si
des relations courtoises mais ténues suffisaient à assurer la cohérence dans le
processus de prise de décisions. Après avoir demandé quelles impulsions données par la
cellule africaine ne relevaient pas du domaine du ministère des Affaires étrangères, il
sest enquis du rôle exact de létat-major particulier du Président de la
République au moment des crises, notamment dans la définition des objectifs des
opérations sur le terrain et du suivi de la coopération militaire. Enfin, il sest
interrogé sur la possibilité de relations ou de lignes directes entre cet état-major et
les troupes françaises présentes au Rwanda en dehors des circuits administratifs
normaux.
Relevant que les prochaines auditions, par exemple celle de
lAmiral Jacques Lanxade, permettraient de compléter sa réponse, M. Hubert
Védrine a tout dabord affirmé que, dans les relations entre la France et les
Etats-Unis, la question du Rwanda navait jamais été un élément central dans la
mesure où bien dautres sujets -réunification de lAllemagne, conflit
yougoslave, effondrement de lUnion soviétique- monopolisaient lattention à
cette époque de bouleversements des rapports est-ouest. Il nest pas possible de
parler de contradiction frontale, les priorités nétaient pas les mêmes et les
raisonnements différents. Les Etats-Unis portaient leur attention sur le Soudan
quils considéraient comme un foyer de terrorisme important, et aidaient en
conséquence les pays riverains, ce qui explique leur soutien au Président Museveni et le
développement de leurs relations de coopération avec lOuganda. Les Etats-Unis ont
sans doute éprouvé une sympathie à légard du FPR, en raison du soutien que lui
accordait lOuganda. Aucune animosité ou critique du département dEtat à
légard de la France na toutefois été notée, ce qui supposait une
concertation minimale entre la France et les Etats-Unis. Le sujet du Rwanda ne faisait pas
lobjet darbitrages au plus haut niveau, sauf exceptions, mais
dajustements au niveau des ministères. La France a cependant demandé aux
Etats-Unis dagir auprès du Président Museveni afin quil modère le FPR et
que ce dernier limite ses attaques incessantes. Il sagissait de gagner du temps pour
permettre de consolider laccord politique. Il convient de rappeler quau début
du mandat du Président Bill Clinton, les Etats-Unis avaient été traumatisés par
lexpérience désastreuse de la Somalie et quils avaient décidé de ne plus
revenir en Afrique comme le montre la longueur des discussions récentes pour obtenir leur
accord en vue dune intervention en République Centrafricaine.
M. Hubert Védrine a souligné que les structures administratives
de lElysée nétaient pas inscrites dans la Constitution mais dépendaient de
la volonté du Président de la République. Cest pourquoi leur organisation a
varié selon les périodes. Les possibilités de coopération entre les équipes sont
nombreuses. Quoiquil en soit, il a estimé que les capacités dintervention de
la cellule africaine de lElysée faisaient fréquemment lobjet
dexagérations et relevaient souvent du fantasme. Il est vrai que les responsables
de cette cellule ont de fréquents contacts avec les Présidents pour des affaires
concrètes mais il sagit dune spécialisation administrative et non de
missions secrètes. Les relations de la cellule africaine avec le secrétariat général
de lElysée relèvent dune organisation interne qui dépend du Président de
la République. Certaines notes étaient ainsi cosignées par le chef de la cellule
africaine et le chef détat-major particulier ou un conseiller diplomatique, les
problèmes complexes devant être abordés sous leurs différents aspects. Il a supposé
quà lheure actuelle, la structure était restée semblable et a considéré
quil serait de bonne méthode de garder à lElysée des conseillers
spécialistes des affaires africaines.
M. Hubert Védrine a souligné que la question essentielle ne
réside pas dans la fusion des structures dans un seul système mais dans la coopération
entre ces différents organes qui peuvent être distincts et travailler ensemble. Il
nexiste pas de solution parfaite et tout dépend de la pratique. La cohérence
sétablit au niveau du secrétaire général de lElysée ou directement du
Président de la République assisté par les Ministres, par exemple au niveau des
conseils restreints ou de réunions particulières ad hoc contrairement à
certaines idées répandues. Le pragmatisme na jamais dissimulé des actions
conduites en dehors des procédures régulières.
Evoquant le rôle de létat-major particulier, M. Hubert Védrine a rappelé
quil assurait la liaison entre le Président de la République, le Ministre de la
Défense et létat-major des armées, et que cette fonction particulière
sexpliquait par le rôle constitutionnel du Chef de lEtat, Chef des armées et
responsable de la dissuasion nucléaire. Létat-major particulier prépare les
réunions relevant de son domaine de compétences et transmet les instructions du
Président. Il ne définit, ni ne mène de politique autonome et, si le Chef
détat-major peut faire valoir ses avis ou ses points de vue, cest avant tout
une instance dexécution, de transmission et de relais.
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