RAPPORT

FAIT AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur L'ACTIVITE ET LE FONCTIONNEMENT DES TRIBUNAUX DE COMMERCE

TOME III
Comptes-rendus d'enquête sur le terrain

TRIBUNAL DE COMMERCE DE PARIS
(PARTIE 2)

· 165 magistrats :
-
Président : M. Jean-Pierre Mattei depuis 1996. Au tribunal depuis 12 ans. Un vice-président, 34 présidents de chambre (8 à 12 ans d'ancienneté).
-64 000 entreprises commerciales inscrites au registre du commerce dont 42 600 sociétés commerciales et 21 400 commerçants personnes physiques.

· Budget de fonctionnement (prévision)

 

Dotation de l'Etat(a)

Fonds de concours(b)

Total

1994

3 183 260

620 000

3 803 260

1995

3 153 800

520 000

3 673 800

1996

3 133 905

475 000(c)

3 608 905

1997

3 170 973

500 000(c)

3 670 973

1998

3 054 582

282 900(d)

3 337 482

(a) - Versement du ministère de la justice au titre du fonctionnement courant ;

- Charges d'informatique et travaux immobiliers supportées par la cour d'appel.

(b) Non compris les versements de la Chambre de commerce et d'industrie de Paris à l'association amicale des magistrats.

(c) Seul donateur : Chambre de commerce et d'industrie de Paris.

(d) Dont : Chambre de commerce et d'industrie : 250 000 F ; Commission européenne (action Robert Schuman) : 32 900 F (5 061 euros).

Source : tribunal de commerce de Paris.

· Activité contentieuse :

 

1995

1996

A. Contentieux général

- affaires terminées

40 056

39 345(a)

B. Contentieux du redressement judiciaire

- décisions relatives à l'ouverture de la procédure

- dont ouvertures de liquidation judiciaire

- dont liquidations judiciaires immédiates

- plans de redressement

* continuation

* cession

- ordonnance du juge-commissaire

8 690

6 062

5 028

204

112

23 675

9 115(b)

7 076

5 947

615

183

22 838

C. Référés

11 083

11 486

(a) Pour mémoire : France entière, toutes juridictions : 156 520 affaires terminées.

(b) Pour mémoire : France entière, toutes juridictions : 79 512 décisions

Source : ministère de la justice, statistiques des affaires commerciales 1995 et 1996.

sommaire des auditions relatives aux déplacements effectués par la commission

_ Audition de M. François de SÉROUX, chef d'entreprise (2 juin 1998)

_ Audition de M. Jean-Marc BORELLO (4 juin 1998)

_ Audition de Mme Régine CHOUKROUN (4 juin 1998)

_ Audition de M. Jean-Louis CHEVALIER, ancien juge au tribunal de commerce de Paris (15 juin 1998)

_ Audition de M. William DESAZARS de MONTGAILHARD, ancien juge au tribunal de commerce de Paris (15 juin 1998)

_ Audition de Mme Leïla BELHASSEN, mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises (15 juin 1998)

Audition de M. François de SÉROUX, chef d'entreprise

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 juin 1998)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. de Séroux est introduit.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. de Séroux prête serment.

M. François de SÉROUX : Je suis chef d'entreprise et je réside à l'étranger.

M. le Rapporteur : Et lorsque vous n'êtes pas à l'étranger ?

M. François de SÉROUX : Certes, il m'arrive de voyager et de venir à Paris, mais je vis à l'étranger.

Homme d'affaires jusqu'en 1990, j'ai été conduit à faire des investissements dans le secteur agroalimentaire en France et à l'étranger à compter de 1987, mais mon investissement principal a été réalisé à la fin de l'année 1989. J'ai été conduit à déposer le bilan du groupe que j'avais constitué à Noël 1991.

M. le Rapporteur : Vous l'avez déposé à quel endroit ?

M. François de SÉROUX : Dans plusieurs tribunaux, mais principalement à Paris et à Créteil.

Le groupe que j'avais constitué avait pour vocation la culture de légumes frais, leur transport en France, leur transformation « en quatrième ou cinquième gamme », c'est-à-dire des légumes frais prêts à l'emploi, soit précuits, soit crus. Leur distribution était assurée principalement en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Hollande, ainsi que dans certains réseaux de France, notamment ceux de la grande distribution ou de collectivités.

En 1990, je me suis heurté à trois principaux problèmes.

Le premier est la guerre du Golfe qui a éliminé un certain nombre de marchés de collectivités, notamment les transports aériens et les restaurants, lesquels étaient désertés à Paris, comme vous devez vous en souvenir. La période de pointe de cette activité est la période hivernale lorsque les salades ne poussent pas dans les jardins.

Le deuxième est lié aux difficultés de la grande distribution en France et en Europe, un certain nombre de maisons de grande distribution ayant successivement déposé leur bilan.

Le troisième est celui de la concurrence des approvisionnements liée à la politique des coopératives agricoles françaises. En tant que personne privée, je me suis heurté au monopole sur la production et donc au prix payé à la production de légumes, et ce principalement en Normandie et en Bretagne.

Je n'ai jamais eu de partenaires si ce n'est tout à fait locaux dans l'une ou l'autre de ces usines.

M. le Rapporteur : Combien aviez-vous investi ?

M. François de SÉROUX : J'avais investi 50 millions de francs.

M. le Rapporteur : De l'argent personnel ou emprunté ?

M. François de SÉROUX : Mon apport en capital était constitué de fonds, pour moitié empruntés, pour moitié personnels. J'étais par ailleurs soutenu par une banque, la BNP qui m'a prêté entre 50 millions de francs et 75 millions de francs supplémentaires et par le Crédit agricole.

M. le Rapporteur : Il s'agissait d'un gros investissement.

M. François de SÉROUX : D'un très gros investissement, en effet, qui devait logiquement permettre de constituer un groupe dans ce secteur-là en France et affronter la concurrence avec les coopératives.

Lorsque les trois faits que je vous ai rapportés sont apparus, j'ai été obligé de demander des concours complémentaires à ma banque principale, à l'époque la BNP. Lorsque mes conversations avec des coopératives, qui avaient pour objet de reprendre une partie de ce patrimoine, surtout des usines, n'ont pas abouti, j'ai demandé conseil à un certain nombre de professionnels. Ces derniers m'ont conseillé de prendre ce que l'on appelle un mandataire ad hoc pour me permettre de négocier avec la banque des concours supplémentaires, des concours relais afin de me donner une année supplémentaire pour vendre cette activité.

À la suite de la nomination du mandataire à la fin du mois de novembre 1991, les pourparlers avec la banque se sont aussitôt engagés mais n'ont pas abouti.

M. le Rapporteur : Qui était le mandataire ?

M. François de SÉROUX : Le mandataire était Maître Serge Pinon exerçant à Paris et la banque la BNP.

Les pourparlers n'ayant donc pas abouti, j'ai été conduit, à la fin du mois de décembre 1991, à prendre la décision de déposer le bilan de tout le groupe.

M. le Rapporteur : C'est vous qui l'avez prise ?

M. François de SÉROUX : Entièrement, avec l'aide du mandataire et de la banque avec lesquels je n'avais aucun conflit.

En revanche, je ne sais pas s'il m'appartient de dévoiler un certain nombre d'informations étant donné que je suis en cassation sur mon redressement judiciaire et sur ma liquidation judiciaire personnelle.

M. le Rapporteur : Ils ne font pas l'objet d'une procédure pénale ?

M. François de SÉROUX : Pas dans ces procédures de liquidation ni de redressement judiciaire.

M. le Rapporteur : Dans ces conditions, vous pouvez vous confier sans difficulté.

Vous allez donc nous relater ce qui va maintenant se passer.

M. François de SÉROUX : En effet, mais je vais sans doute parler sous une forme interrogative !

À l'époque, la principale des unités de production, donc le problème essentiel d'emplois qui était lié à ce dépôt de bilan à Noël 1991, était située à Longjumeau, près de Paris. Elle relevait donc du ressort de Créteil et j'ai donc déposé le bilan de cette société au tribunal de Créteil. Ce dernier bénéficiant d'arrangements ou de liens avec le tribunal de commerce de Paris, le bilan de mon holding de tête qui détenait quasiment à 100 % toutes les usines, a été déposé à Paris, à l'exception de cette usine de Longjumeau qui dépendait du ressort de Créteil. Maître Pinon, précédemment mandataire ad hoc, et son collègue Maître Le Moux ont été nommés administrateurs judiciaires du holding, des principales filiales et de l'affaire de Créteil.

M. le Rapporteur : Comment s'intitulait votre holding de tête ?

M. François de SÉROUX : Manwa France et la société de Créteil Salagastronomie.

Quant aux autres filiales du groupe qui étaient situées dans le même secteur, le dépôt de bilan de celle située à Lamballe a eu lieu à Lamballe sans histoire et il en a été de même pour celles situées à Cavaillon et à Rouen. En revanche, s'agissant de l'usine de Bernay dans l'Eure, dépendant donc du tribunal de commerce d'Évreux, pour des raisons que j'ignore encore, le tribunal de commerce de Paris a conservé la mainmise sur ce redressement en nommant des administrateurs judiciaires parisiens et des représentants de créanciers locaux.

Pendant toute l'année 1992, 90 % de mon groupe a été mis en liquidation judiciaire, y compris le holding de tête. Le reste, en l'occurrence cette affaire de Bernay, a fait l'objet d'un plan de continuation en décembre 1992. Ce plan a échoué en avril 1993, donc très rapidement et, nous apercevant qu'il n'était pas possible de poursuivre l'activité, il a été transformé immédiatement en liquidation judiciaire avec décision de vendre des actifs - et non pas du passif - de la société Coudray Frais.

Sans doute est-ce à partir de ce moment-là que vous souhaitez m'entendre !

Dans le cadre de cette filiale normande, j'avais à l'époque un avocat, deux administrateurs judiciaires, un représentant des créanciers, commissaire au plan, domicilié à Évreux ainsi qu'un cabinet comptable et un cabinet « juridico-comptable » parisien qui m'ont aidé, du moins qui ont proposé le plan de continuation. Celui-ci a été ébauché au cours de l'été 1992 et octroyé en décembre 1992.

Six mois plus tard, au printemps 1993, lorsque le plan a échoué, j'ai été obligé d'accepter les faits et donc la liquidation. Les actifs ont été cédés à des repreneurs qui se sont présentés très rapidement et auxquels je me suis opposé devant le juge-commissaire, sans être malheureusement entendu. Le prix de vente des murs de l'usine n'est pas payé à ce jour.

L'affaire a été vendue une première fois en mai 1993 à des candidats qui n'ont jamais payé et qui ont ensuite déposé leur bilan ; une seconde fois en octobre 1995 à d'autres repreneurs qui, de la même façon, n'ont jamais payé et ont déposé leur bilan. L'affaire a donc été vendue une troisième fois à des candidats qui n'ont actuellement toujours pas payé, mais qui n'ont pas encore déposé leur bilan ! (Sourires.) Mon liquidateur a également été désigné liquidateur des acquéreurs.

Question : pourquoi le même représentant des créanciers a-t-il été désigné plusieurs fois ? C'est le même juge-commissaire et le même tribunal de Paris, alors que cette affaire n'avait plus rien à voir avec Paris !

M. le Rapporteur : Quelle est votre réponse ?

M. François de SÉROUX : Je n'en ai pas encore puisque je suis actuellement en cassation.

J'aborde un point beaucoup plus important et je suppose que c'est particulièrement à ce sujet que vous souhaitez m'entendre.

En juin 1993, le liquidateur, précédemment représentant des créanciers de cette filiale, m'a approché en me disant que je risquais beaucoup de choses, notamment d'être poursuivi au titre d'une série d'actes de gestion dont il me tenait responsable. Je suis resté relativement froid parce que je savais que je n'avais pas commis d'erreur et que c'était une filiale dans un groupe beaucoup plus important. Or je n'avais aucun problème avec aucune des autres filiales. Je n'y ai donc pas porté une grande attention.

En octobre 1993, j'ai été, une seconde fois approché, mais cette fois-ci par l'intermédiaire du cabinet juridico-comptable parisien qui avait préparé le plan de continuation l'année précédente. Ce cabinet avait un correspondant avocat et un correspondant purement comptable, lesquels avaient été associés un an auparavant à la préparation du plan de continuation. D'ailleurs, pendant toute la période de redressement judiciaire, ils étaient les conseils de la société.

M. le Rapporteur : Vous étiez donc leur client ?

M. François de SÉROUX : En fait, les administrateurs judiciaires étaient leurs clients. Je n'étais que l'administré.

M. le Rapporteur : C'était des intervenants extérieurs pour le compte de l'administrateur judiciaire ?

M. François de SÉROUX : Exact !

Un an après, ils m'ont donc approché en me disant qu'ils pouvaient éventuellement m'éviter beaucoup d'ennuis si j'acceptais de les rencontrer. Prudent, je leur ai demandé : « Rencontrer qui et pourquoi ? » J'ai même ajouté : « Avec cette liquidation judiciaire qui commence, je suppose que vous suivez certainement les procédures normales ! » Bref, je les ai rencontrés et je leur ai posé la question de savoir ce qu'ils proposaient. J'ai eu alors droit à une leçon remarquable sur les pratiques au tribunal de commerce. Je les ai écoutés avec beaucoup d'intérêt et ai refusé d'y participer.

J'ai appris l'existence de deux méthodes : l'une classique qui n'aboutirait jamais et c'est vrai puisque nous sommes en 1998 et que celle-ci n'a toujours pas abouti !

M. le Rapporteur : D'autant plus que vous avez été poursuivi personnellement.

M. François de SÉROUX : Je l'ai été effectivement à titre personnel et je poursuivrai jusqu'au bout !

La seconde pratique, moins officielle, est celle des enveloppes. On m'a proposé d'y participer pour m'éviter d'être mis, à titre personnel, en redressement judiciaire. La grande menace était d'étendre la faillite de cette société à moi-même qui étais en fait le dirigeant, mon holding en étant le propriétaire. Le holding étant liquidé, la faillite ne pouvait pas être étendue à ce dernier. En revanche, je n'étais pas liquidé à titre personnel et je n'en avais d'ailleurs aucune raison, d'autant plus que des banquiers privés, comme vous l'avez très bien souligné tout à l'heure, m'avaient appuyé au niveau de mes 50 millions de francs d'apport. Avec ces derniers, j'avais négocié des plans hors tribunal puisque je n'étais pas en redressement judiciaire.

Après avoir refusé de participer à leur méthode, ils m'ont menacé de faire une deuxième approche via la BNP. Je le précise parce que cette dernière a prêté environ 112 millions de francs à mon holding de tête - elle ne prêtait pas au niveau des filiales - et qu'à l'époque, la liquidation de mon holding de tête était en cours. La procédure s'est d'ailleurs très bien passée puisque nous en sommes sortis.

Les deux propositions visaient à entrer dans le jeu des enveloppes : la première à hauteur de 50 millions de francs et la deuxième destinée à me sortir globalement de l'affaire correspondait, compte tenu de mon refus précédent, à 100 millions de francs, plus 50 millions de francs, soit 150 millions de francs, ce que j'ai également refusé.

M. le Rapporteur : En quoi consistait concrètement la proposition visant à entrer dans le jeu des enveloppes et combien deviez-vous verser ?

M. François de SÉROUX : 10 % du montant qui pouvait être effacé.

La méthode très simple consistait à me faire rencontrer un juge. Je l'ai du reste rencontré le 1er avril 1994 avec cet avocat qui est devenu celui de mon liquidateur, ce qui pose également question, et avec le cabinet comptable qui avait ébauché le plan de continuation de cette société.

Lorsque j'ai refusé une troisième fois auprès du juge...

M. le Rapporteur : Le juge vous a-t-il dit la même chose ?

M. François de SÉROUX : Tout à fait ! Il a même été encore plus explicite.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. François de SÉROUX : Vous avez noté que sur les 50 millions de francs de capital, la moitié était empruntée. Son idée était donc de faire venir toutes les banques au tribunal, donc pour 24 millions de francs, et d'effacer cette dette moyennant 2,4 millions de francs dont 800 000 francs payables comptant, 800 000 francs le jour de la convocation au tribunal et 800 000 francs à la sortie.

M. le Rapporteur : C'est la méthode habituelle ? C'est ce qui vous a été expliqué ?

M. François de SÉROUX : Absolument ! C'est ce qui m'a été expliqué !

M. le Rapporteur : C'est le prix de l'effacement des dettes, n'est-ce pas ?

M. François de SÉROUX : Le prix de l'effacement des dettes personnelles, lequel ne jouait pas sur les dettes de mon holding.

Je me suis précipité à la BNP avec qui j'entretenais d'excellentes relations pour leur parler de la chose. Mes banquiers m'ont félicité de ne pas avoir joué à ce jeu-là et m'ont dit que de toute façon, cela n'affecterait en rien leur sortie du dossier. Ils ont eu raison puisque j'en suis sorti aujourd'hui.

J'ai consulté un certain nombre de conseils personnels, lesquels ont jugé mon attitude courageuse sans cependant me faire part d'autres sentiments. C'était, en effet, courageux, car si j'avais accepté ces propositions, j'en serais sorti il y a longtemps !

Suite à mes refus, la conséquence a été très rapide en ce sens que le liquidateur de la société de Normandie a étendu le passif de la liquidation de Coudray Frais à mon passif, comme il m'en avait menacé. J'ai été personnellement mis en redressement judiciaire toujours chez le même juge parisien, toujours avec le même représentant des créanciers, normand.

M. le Rapporteur : Le juge qui vous avait reçu ?

M. François de SÉROUX : Non, mon juge-commissaire. Celui qui m'a été présenté comme étant un juge d'application des peines au tribunal de Paris.

M. le Rapporteur : Mais encore ?

M. François de SÉROUX : Il s'est présenté comme étant un juge responsable d'une des chambres.

M. le Rapporteur : Un juge du tribunal de commerce de Paris ?

M. François de SÉROUX : Il m'a parlé du tribunal de Paris. À ma connaissance, mais je n'ai pas creusé le problème, je ne pense pas qu'il y ait des juges d'application des peines au tribunal de commerce. Mais je n'en sais rien ! Je crois que c'était plutôt en face !

M. le Rapporteur : Où l'avez-vous rencontré ?

M. François de SÉROUX : Deux fois au cabinet comptable et une fois au restaurant à Paris.

Lors de ce dernier entretien, il m'avait expliqué ce qu'il pouvait faire pour moi, c'est-à-dire convoquer toutes mes banques et régler tout le problème le même jour. Nous étions le 1er avril 1994 et avec un peu de chance, je devais passer avant la fin de l'année. En contrepartie, je devais lui verser 800 000 francs dans le courant du mois d'avril 1994, puis 800 000 francs le jour de la convocation au tribunal et 800 000 francs à la sortie. Je lui ai répondu que, quelle que soit la somme en jeu, 1 franc, 800 000 francs ou 8 millions de francs, il n'aurait jamais un sou, ce qui ne lui a d'ailleurs pas beaucoup plu ! Je m'empresse de vous préciser que je l'ai invité à déjeuner ; comme il avait choisi le restaurant ! Je préférais que ce soit moi qui paye...

M. le Rapporteur : Le passif vous a alors été étendu. Ensuite ?

M. François de SÉROUX : Le passif m'a donc été étendu et j'ai été mis en redressement judiciaire en novembre 1994. J'ai retrouvé en face de moi le même liquidateur que celui de la société en Normandie, et ce sans raison, étant non-résident français et mon holding étant à Paris. Pourquoi le même liquidateur ? Je n'en sais rien !

Bref, ce liquidateur, représentant des créanciers, avait pris pour avocat celui qui m'avait approché et qui était, en fait, mon avocat ou celui de mes administrateurs judiciaires pendant la période de redressement. Cela fait aussi l'objet d'une question de ma part !

De surcroît, il s'avère que Maître D et Mme D sont beau-frère et belle-soeur. Tout cela est absolument extravagant !

Ensuite, pendant vingt mois, j'ai essayé de me battre pour éviter la liquidation judiciaire à titre personnel, mais en vain. La loi prévoit dans le temps un délai de vingt mois, si bien que je n'ai pas pu aller plus loin. Par ailleurs, les sommes en jeu étaient trop importantes. N'étant pas encore sorti à l'époque de mon problème de liquidation judiciaire de mon holding de tête, mon passif personnel représentait 170 millions de francs. La situation était impossible à gérer. Je suis donc en liquidation judiciaire depuis mars 1996, mais je suis en cassation sur les deux procédures, celles de redressement judiciaire et la liquidation judiciaire.

M. le Rapporteur : Vous souvenez-vous du nom du juge ?

M. François de SÉROUX : Il s'agissait de M. Z.

M. le Rapporteur : Et de celui de l'avocat ?

M. François de SÉROUX : Maître D.

M. le Rapporteur : Et celui du liquidateur ?

M. François de SÉROUX : Mme D.

M. le Rapporteur : Comment vos autres sociétés se sont-elles terminées ?

M. François de SÉROUX : Normalement ! Toutes les autres sociétés, sauf celles qui ont été vendues, ont été liquidées, et ce, à ma connaissance, dans l'esprit de la loi. Pas le moindre problème ne s'est posé avec les tribunaux de commerce locaux, qu'il s'agisse de celui de Rouen, Lamballe ou Cavaillon.

M. le Rapporteur : Où deviez-vous verser cet argent ?

M. François de SÉROUX : À Genève !

M. le Rapporteur : Sur un compte ?

M. François de SÉROUX : En effet.

M. le Rapporteur : Le numéro vous a-t-il été donné ?

M. François de SÉROUX : Oui, mais je ne l'ai jamais vérifié.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous, s'il vous plaît, nous le communiquer ?

M. François de SÉROUX : La banque était l'UBP, 1 rue du Rhône, et le compte n°48 68 213.

M. le Rapporteur : Que signifie le sigle UBP ?

M. François de SÉROUX : Je n'en ai aucune idée ! Probablement l'Union des Banques Privées !

M. le Rapporteur : Avez-vous vous-même noté dans votre calepin ce numéro de compte ?

M. François de SÉROUX : J'ai noté moi-même ce numéro qui m'a été dicté par téléphone.

M. le Rapporteur : Qui vous l'a dicté ?

M. François de SÉROUX : L'avocat...

M. le Rapporteur : Maître D ?

M. François de SÉROUX : Non, car Maître D était en doublon avec un autre avocat parisien qui s'appelle Maître L et qui assistait au déjeuner dont je vous ai parlé.

Le cabinet comptable, également parisien, s'appelait le cabinet P.

M. le Rapporteur : Le tout s'est passé le 1er avril 1994, n'est-ce pas ?

M. François de SÉROUX : En effet, à treize heures au restaurant La Marée, avenue Hoche, à côté de la salle Pleyel.

M. le Rapporteur : Cela s'est greffé sur l'affaire de Bernay ?

M. François de SÉROUX : Tous mes ennuis se sont greffés sur l'affaire de Bernay.

M. le Rapporteur : Et l'affaire de Créteil ?

M. François de SÉROUX : Cette affaire a été réglée à Créteil.

M. le Rapporteur : Par le tribunal de commerce de Créteil ?

M. François de SÉROUX : En effet, mais les administrateurs judiciaires étaient parisiens et le liquidateur exerçait à Créteil.

M. le Rapporteur : Le juge-commissaire était de Créteil.

M. François de SÉROUX : Oui.

M. le Rapporteur : En revanche, pour l'affaire de Bernay...

M. François de SÉROUX : Le juge était parisien.

M. le Rapporteur : Résumons-nous ! Quelles sont les anomalies ?

Premièrement, la question qui se pose est donc bien de savoir pourquoi cette affaire qui se passe à Bernay arrive à Paris.

M. François de SÉROUX : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Deuxièmement, vous entrez dans un processus dans lequel « les Parisiens donnent toute leur mesure » avec, d'abord, un retournement d'avocats.

M. François de SÉROUX : En effet ! L'avocat correspondant du cabinet P, conseil de la société Coudray Frais devient l'avocat du liquidateur normand.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire Maître D, n'est-ce pas ?

M. François de SÉROUX : Absolument !

M. le Rapporteur : Comme la connaissiez-vous ? Etiez-vous en contact avec elle ?

M. François de SÉROUX : Elle a été nommée par le juge-commissaire de Paris.

M. le Rapporteur : Dites-moi comment elle est arrivée en affaire.

M. François de SÉROUX : En tant que représentant des créanciers à Noël 1991, parce que je dépose le bilan et que j'entre en période de redressement judiciaire avec deux administrateurs judiciaires parisiens et un représentant des créanciers, Maître D à Évreux.

M. le Rapporteur : Pourquoi Évreux ?

M. François de SÉROUX : En effet, pourquoi Évreux et pas Bernay ?

M. le Rapporteur : Donc, le tribunal de Paris désigne un liquidateur, un représentant des créanciers local à Évreux..., qui devient liquidateur.

M. François de SÉROUX : Et deux administrateurs judiciaires à Paris.

M. le Rapporteur : Quels étaient les administrateurs judiciaires ?

M. François de SÉROUX : Maître Serge Pinon et Maître Le Moux installés à Paris, 16 rue de l'Abbé de l'Epée, dans le Ve arrondissement.

Ensuite, le plan de continuation échoue. En fait, la société devait être reprise avant le plan de continuation, mais je m'étais opposé à la vente de cette société.

M. le Rapporteur : Comment M. D arrive-t-il dans l'affaire ?

M. François de SÉROUX : En tant qu'avocat de la période de redressement judiciaire. Il arrive parce qu'il est correspondant avec le cabinet P qui était le comptable désigné par Le Moux et Pinon pour dresser le bilan de la société et préparer le plan de continuation.

M. le Rapporteur : Autrement dit, dès le début de l'affaire, d'une main, sont désignés Pinon et Le Moux qui font venir dans l'affaire Maître D, qui font venir dans l'affaire le cabinet P...

M. François de SÉROUX : C'est le cabinet P qui, lui, fait venir dans l'affaire Maître D.

M. le Rapporteur : Et entre temps, le tribunal désigne Mme D, n'est-ce pas ?

M. François de SÉROUX : Le Tribunal a désigné Maître D en tant que représentant des créanciers en janvier 1992, puis en tant que commissaire au plan, puis liquidateur en 1993.

M. le Rapporteur : Pour éviter toute ambiguïté, je résume l'affaire : le tribunal de Paris se saisit de l'affaire, désigne, d'un côté, Pinon et Le Moux et, de l'autre, Maître D ; vous découvrez au bout d'un certain temps que Pinon et Le Moux mettent en selle le cabinet P, lequel a pour correspondant M. D qui est le beau-frère de Mme D, et des propositions vous sont faites. Manifestement, tout le monde était de mèche dans cette affaire !

M. François de SÉROUX : Franchement, je n'en sais rien. Je ne peux pas répondre, mais je pense que Pinon et Le Moux n'étaient pas de mèche parce qu'ils sont sortis du dossier au moment de la liquidation judiciaire. Ils étaient administrateurs judiciaires pendant la période de redressement et ils m'ont amené jusqu'au plan de continuation. Puis ils sont sortis du dossier.

Ils étaient peut-être de mèche, mais je ne le pense pas, d'autant plus que je les ai eus en face de moi à l'occasion des affaires concernant les autres filiales et que tout s'est bien passé, du moins à ma connaissance.

À mon avis, il faut remonter plus loin dans le temps. En effet, le Crédit agricole de Normandie m'avait approché en 1989 pour reprendre cette usine de salades qui était, non le holding de tête, mais la première affaire que j'avais achetée et qui m'avait conduit à constituer ce groupe. Le Crédit agricole m'avait entièrement financé cette acquisition. Etant la banque de la personne à laquelle j'achetais l'affaire, le Crédit agricole m'a demandé de garder cette même personne en tant que directeur général pendant un certain temps. Il convient, à mon sens, d'engager des recherches à cette époque-là. C'est un problème plus local que parisien.

M. le Rapporteur : Que voulez-vous dire par là ?

M. François de SÉROUX : L'affaire a été revendue trois fois en moins de cinq ans pour des sommes importantes ! Mais elles n'ont jamais été payées et les créanciers n'ont jamais été payés non plus. En revanche, tous ces intermédiaires, banquiers, comptables, avocats et représentant des créanciers, ont été largement rémunérés...

M. le Rapporteur : Il serait intéressant d'en dresser un bilan.

M. François de SÉROUX : ... et cela peut continuer !

M. le Rapporteur : Bien sûr !

M. le Rapporteur : Mais pourquoi parlez-vous de ce directeur général ?

M. François de SÉROUX : J'en parle parce qu'il était considérablement endetté auprès du Crédit agricole lorsque j'ai été approché par ladite banque - et non pas par lui - pour reprendre cette affaire et parce que le bilan qui m'a été présenté à l'époque s'est avéré inexact.

J'ai donc procédé à cette acquisition en méconnaissance de cause, ce qui a d'ailleurs été prouvé par la suite. De surcroît, chaque fois que j'ai demandé au juge-commissaire parisien la désignation d'un expert comptable afin de rechercher les responsabilités réelles dans cette affaire, j'ai été débouté. Cela me gêne beaucoup, car en tant que liquidé, j'ai le droit de demander un expert comptable, ce que j'ai - enfin ! - obtenu voilà un mois et demi. Je dois d'ailleurs le rencontrer demain après-midi pour examiner la responsabilité du Crédit agricole et des banques dans cette affaire.

M. le Rapporteur : Parce que vous pensez que D est, dès l'origine, dans l'affaire ?

M. François de SÉROUX : Oui ! La responsabilité des banques n'a jamais été recherchée.

M. le Rapporteur : Maître D, l'avocat ?

M. François de SÉROUX : Non pas l'avocat, mais le représentant des créanciers, c'est-à-dire Mme D, laquelle est associée à un certain M. G dans le cadre d'un cabinet installé à Évreux.

M. G est connu dans la région normande pour ce type de pratiques, d'après ce que j'ai appris à mes dépens et à ceux de nombre d'autres personnes. En fait, je pense que M. G fait travailler son associée Mme D. Si cela vous intéresse, je peux déposer sur nombre d'autres cas maintenant publics puisqu'ils ont fait l'objet d'un jugement, notamment le cas d'une personne qui a tout gagné et récupéré, après avoir tout de même perdu sa famille et sacrifié sa vie après dix-neuf années de cauchemar. Je n'en suis qu'à l'année huit !

M. le Rapporteur : Je suppose que vous envisagez de porter plainte après tout cela ?

M. François de SÉROUX : J'ai fait face à quarante-deux procédures du fait du refus des enveloppes. C'est très lourd ! Sur mes nombreuses affaires, ils m'ont vraiment mis en liquidation judiciaire à titre personnel. J'en suis à l'année huit dont quatre difficiles. J'ai gagné nombre de ces procédures, mais je porterai certainement plainte à titre personnel - je serais sans doute très âgé quand le temps viendra ! - contre Maître D et le Crédit agricole d'Évreux. J'ai cependant besoin auparavant d'étayer ce dossier et du jugement de la Cour de cassation sans lequel je ne peux rien faire.

M. le Rapporteur : Et contre ce juge ?

M. François de SÉROUX : L'ayant rencontré en 1994, je ne sais même pas s'il est encore juge.

M. le Rapporteur : J'espère que ce n'est pas un faux juge !

M. François de SÉROUX : Je ne l'ai pas vérifié, mais l'avocat était vrai et les menaces réelles !

M. le Rapporteur : Nous procéderons à des vérifications d'après l'organigramme de 1994 du tribunal de commerce de Paris.

M. François de SÉROUX : Dans ses propos tenus en avril 1994, il m'indiquait que son mandat arrivait à échéance en décembre 1994 et qu'il serait remplacé. D'où l'urgence de payer !

M. le Rapporteur : Quel âge avait-il ?

M. François de SÉROUX : Une cinquantaine d'années. J'avais donné son nom à M. Gaudino voilà un an.

M. le Rapporteur : Très bien, mais M. Gaudino n'est pas la commission d'enquête sur l'activité et le fonctionnement des tribunaux de commerce !

M. Gaudino n'est pas une institution républicaine. C'est la République qui devrait vous aider à croire en ce pays et je comprends les raisons pour lesquelles vous êtes parti vous installer aux États-Unis !

M. François de SÉROUX : Sur place, la situation était effectivement pour moi très difficile parce que les procédures sont toujours assorties de problèmes personnels. Il n'est pas facile de vivre avec des créanciers !

Audition de M. Jean-Marc BORELLO

(extrait du procès-verbal de la séance du 4 juin 1998)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. Borello est introduit.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. Borello prête serment.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous expliquer dans quelles circonstances vous avez connu le tribunal de commerce de Paris ?

Qui êtes-vous ? Quel est votre statut ?

M. Jean-Marc BORELLO : J'étais, à l'époque, président-directeur général de la société anonyme Le Palace et, plus généralement du groupe Régine's, c'est-à-dire la Compagnie financière du triangle, holding de tête du groupe Régine's.

M. le Rapporteur :De combien de sociétés se compose-t-il ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il se composait de dix sociétés.

M. le Rapporteur : Exploitant quels types d'établissements ?

M. Jean-Marc BORELLO : Plusieurs établissements dont le Palace, une discothèque, le Régine's, un hôtel le Cheval Blanc, une société de communication, Presse et Public, une société de conseil en gestion hôtelière et restauration, CGHR et quelques autres sociétés.

M. le Rapporteur : Etiez-vous dirigeant de toutes ces sociétés ?

M. Jean-Marc BORELLO : Oui, soit président soit gérant de l'ensemble des sociétés, mandataire social de chacune d'elles.

M. le Rapporteur : Êtes-vous propriétaire d'une partie du capital ?

M. Jean-Marc BORELLO : J'étais propriétaire d'un tiers du capital.

M. le Rapporteur : Mme Régine Choukroun est-elle propriétaire d'une partie du capital ?

M. Jean-Marc BORELLO : Mme Choukroun était propriétaire d'un peu moins d'un tiers du capital.

M. le Rapporteur : Vous êtes donc associés.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui, j'étais donc associé dans cette société du groupe.

M. le Rapporteur : Nous vous écoutons sur la partie procédurale.

M. Jean-Marc BORELLO : Suite à une décision d'un juge d'instruction parisien, le Palace, la discothèque (rue du Faubourg Montmartre), a subi une fermeture judiciaire de trois mois. Le prétexte de cette fermeture était la consommation d'ecstasy à l'intérieur de l'établissement. La XVIe chambre, du tribunal de grande instance de Paris vient de nous relaxer et a considéré qu'il n'y avait pas lieu de poursuivre les dirigeants. C'était donc une fermeture qui n'avait pas de sens juridique mais qui a entraîné trois mois de disparition de chiffre d'affaires, soit une perte d'environ 15 à 20 millions de francs sur l'exploitation de cette société.

M. le Rapporteur : Quel est le chiffre d'affaires annuel du Palace ?

M. Jean-Marc BORELLO : À l'époque où nous l'avons quitté, il tournait autour de 40 millions de francs.

M. le Rapporteur : Et vous avez perdu 15 millions de francs.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui, 15 millions de francs dans un premier temps suite à la fermeture judiciaire de l'établissement. Cette fermeture m'a contraint à déclarer une cessation de paiement devant le tribunal de commerce de Paris, ce qui a eu pour conséquence, in fine, la liquidation de cette société et de la quasi-totalité du groupe, à l'exception de la société OCR qui gère le Régine's club privé, situé rue de Ponthieu, qui est en situation de redressement judiciaire ; le plan a été obtenu par voie de continuation.

M. le Rapporteur : À quelle date avez-vous déposé le bilan ?

M. Jean-Marc BORELLO : Le jugement de déclaration de cessation date du 21 septembre 1995. Une procédure générale de redressement judiciaire, avec période d'observation de six mois, a été ordonnée par ce jugement.

M. le Rapporteur : Qui était le juge-commissaire ?

M. Jean-Marc BORELLO : C'était M. Bialkiewicz, immédiatement remplacé par M. Chevalier. Le juge-commissaire suppléant était Mme Liszenski et les administrateurs judiciaires Maître Facques, assisté de Maître Guignier (j'avais moi-même sollicité précédemment Maître Guignier sous forme d'un mandat ad hoc). Les représentants des créanciers étaient Maître Pavec, assisté de Maître Josse.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous reprendre chacune des étapes de la procédure, pour la commission d'enquête ?

Que s'est-il passé ? Je souhaiterais que vous détailliez chacun des événements judiciaires, afin de comprendre comment le tribunal de commerce a pris certaines décisions qu'aujourd'hui vous semblez contester.

M. Jean-Marc BORELLO : Dans un premier temps, la décision portait sur une procédure de redressement, avec période d'observation de six mois.

À l'issue de cette période de six mois, l'administrateur judiciaire, Maître Facques, dans son rapport déposé le 14 mars 1996, a sollicité du tribunal la continuation du plan de redressement, en précisant que l'exploitation pouvait se poursuivre en l'état, dans le cadre d'une prorogation de la période d'observation.

M. le Rapporteur : Concluait-il à la viabilité de l'entreprise ?

M. Jean-Marc BORELLO : Parfaitement, puisqu'il précise : « à ce jour la société fait face à tous ses engagements » et que, par ailleurs il apparaissait que le Palace pouvait présenter un plan de redressement avec le concours d'un partenaire extérieur, puisque nous disposions d'un groupe anglais envisageant de présenter un plan de redressement par voie de continuation. Ce dernier avait déjà investi dans la société 1 million de francs, à fonds perdus, pour permettre et faciliter ce plan.

M. le Rapporteur : À combien s'élevait le passif au moment de l'ouverture de la procédure collective ?

M. Jean-Marc BORELLO : Le passif déclaré était de 30 millions de francs, avec 2,5 millions de francs d'échéances.

M. le Rapporteur : Donc 32 millions de francs au total.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui.

M. le Rapporteur : Quel était le chiffre d'affaires prévisionnel ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il était, à cette époque, de 46 millions de francs. Il faut savoir que lorsque nous avons racheté cette entreprise, son chiffre d'affaires annuel était de 22,726 millions de francs.

M. le Rapporteur : Donc la gestion a été plutôt brillante.

M. Jean-Marc BORELLO : Nous avons plus que doublé le chiffre d'affaires. Dès le démarrage de la procédure, un contrôleur de gestion a été nommé par Maître Facques et, avec mon accord, il a pris le contrôle total de la gestion depuis les caisses, au moment de l'arrivée des clients, jusqu'aux organes de contrôle, comptabilité et autres.

Il a conclu, dans une série de rapports, qu'il n'y avait aucune modification à apporter à la gestion, que l'entreprise était saine et bénéficiaire.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous dire un mot du partenaire extérieur qui s'est présenté ? Dans quelles circonstances est-il venu à vous ? Quels étaient vos projets avec lui ?

M. Jean-Marc BORELLO : Le partenaire extérieur était en situation d'acquérir le Palace avant la fermeture judiciaire. Nous avions décidé, Régine et moi, de céder cet établissement remis à flot et redevenu bénéficiaire et fait savoir qu'il y avait un acquéreur possible. Plusieurs candidats se sont présentés, dont certains parisiens, le meilleur retenu avant la procédure était un Anglais Mick Hucknall, plus connu sous le nom de Simply Red, puisqu'il est l'animateur du groupe musical portant ce nom.

Les avocats de Simply Red ont donc pris langue avec les nôtres et Maître Daniel Boulland, avocat du groupe anglais, a suivi l'ensemble de la procédure avec notre avocat, Maître Jean Veil.

M. le Rapporteur : Simply Red est donc lui-même assis sur une société importante ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il disposait d'une série d'établissements aux États-Unis et avait la pratique de la gestion de ce type d'établissements. À Paris, il s'appuyait sur des professionnels de la discothèque et de la nuit qui avaient fait leurs preuves dans une demi-douzaine d'établissements parisiens depuis une quinzaine d'années et dont le sérieux n'était pas contestable.

M. le Rapporteur : Quelle était l'assise financière de ce groupe ?

M. Jean-Marc BORELLO : Le groupe et la personne physique Simply Red avaient une surface financière qui aurait pu permettre d'acquérir cinquante Palace simultanément. À la demande du tribunal, il a même souscrit une assurance vie à titre personnel dans le cas où, après acquisition, il aurait eu un quelconque problème. Quand il a investi 1 million de francs dans cette société, il n'a même pas demandé à bénéficier de l'article 40 qui protège les créanciers. Il a donc investi à fonds perdus près de 1 million de francs, ce qui a permis, après les trois mois de fermeture, de redémarrer facilement et d'assurer le fonctionnement de l'entreprise.

M. le Rapporteur : Donc, les 32 millions de francs de passif pouvaient être apurés dans des conditions constatées par tous.

M. Jean-Marc BORELLO : Très concrètement, le plan de continuation proposé par moi, avec la présence du partenaire Mick Hucknall, permettait de revenir sur 100 % du passif et avait reçu l'accord des organismes bancaires prêteurs du Palace à l'origine.

M. le Rapporteur : Quels étaient-ils ?

M. Jean-Marc BORELLO : La BNP, le Comptoir des Entrepreneurs et la Banque Hervet.

M. le Rapporteur : Ce sont les trois principaux créanciers.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui, et c'est avec eux que les représentants à Paris de Mick Hucknall avaient traité. Ils avaient donné leur accord quant au plan de continuation. Pour les autres créanciers, il était prévu un remboursement à 100 % des créances, avec une mise de fonds dans la société de plusieurs millions de francs, notamment pour effectuer des travaux. Nous revenions donc sur 100 % du passif.

M. le Rapporteur : Avec un réinvestissement.

M. BORELLO. : Avec un réinvestissement au départ.

M. le Rapporteur : De quelle somme ?

M. BORELLO : De plusieurs millions de francs ; je n'ai plus le chiffre exact en tête, mais de l'ordre de 20 à 25 millions de francs. Bien entendu, il s'était engagé à conserver la totalité des salariés de l'établissement.

M. le Rapporteur : Combien y a-t-il de salariés ?

M. Jean-Marc BORELLO : Cinquante salariés à temps complet plus une quarantaine qui avaient le statut d'intermittent du spectacle.

M. le Rapporteur : Quand la procédure a été ouverte, Mick Hucknall a-t-il refait des propositions identiques à l'administrateur judiciaire, Maître Facques ?

M. Jean-Marc BORELLO : Tout au long de la procédure, Mick Hucknall, par l'intermédiaire de ses avocats, a fait savoir qu'il était toujours présent derrière le plan de continuation et qu'il demeurait intéressé malgré les divers avatars de la procédure. D'ailleurs, il s'est joint plus tard à notre requête auprès du premier président de la cour d'appel pour obtenir la réouverture de l'établissement, dans l'attente d'une décision de la cour d'appel de Paris.

M. le Rapporteur : Vous me donnez connaissance d'une lettre de Maître Daniel Boulland, avocat de Mick Hucknall, dans laquelle il souhaite honorer les contrats en cours, éviter le licenciement du personnel et la perte de la clientèle.

M. Jean-Marc BORELLO : Il faut préciser aussi que dans le plan de redressement il était prévu que la société le Palace abandonne purement et simplement ses créances auprès d'un certain nombre d'autres sociétés du groupe, ce qui faisait baisser considérablement le passif, puisqu'une série de créances intergroupe était prise en compte. Ainsi, les petites sociétés, dans ce plan, pouvaient être liquidées à l'amiable par extinction du passif, ce qui faisait disparaître complètement leur passif.

M. le Rapporteur : Mick Hucknall a-t-il fait une proposition dans le cadre de la procédure ?

M. Jean-Marc BORELLO : Dans le cadre de la procédure, il a fait une offre claire avec l'ensemble des documents qui lui avait été demandés.

M. le Rapporteur : Quel a été l'avis de l'administrateur judiciaire, Maître Facques ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il a présenté ce plan avec un avis favorable. Il était persuadé qu'il n'y aurait pas de problème pour obtenir l'accord de continuation d'exploitation, ainsi d'ailleurs que les représentants des créanciers et ceux du personnel qui voyaient là le moyen de conserver leur emploi.

M. le Rapporteur : À quelle date cette proposition a-t-elle été faite, au moment du jugement sur la reprise ?

M. Jean-Marc BORELLO : Maître Daniel Boulland et notre avocat ont effectué du début à la fin de l'opération, c'est-à-dire pendant plus d'un an et demi, toutes les démarches en commun et la décision finale a dû être prise à la fin de l'année 1996.

M. le Rapporteur : La décision n'a-t-elle pas été prise le 12 septembre 1996 ?

M. Jean-Marc BORELLO : Oui, probablement.

M. le Rapporteur : C'est cette décision qui a pris acte de l'offre du repreneur, c'est-à-dire Mick Hucknall. Quelle a été la décision ?

M. Jean-Marc BORELLO : Elle a été de refuser l'offre et le plan de continuation proposé par Mick Hucknall, donc de liquider l'établissement et d'exiger sa fermeture immédiate.

M. le Rapporteur : La décision a-t-elle été prise en liaison avec le juge-commissaire, M. Chevalier ?

M. Jean-Marc BORELLO : Oui, elle a été prise par lui.

M. le Rapporteur : Il a donc décidé de liquider le Palace.

M. BORELLO : Oui.

M. le Rapporteur : Et de ne pas accepter l'offre qui permettait, si j'ai bien compris, d'apurer la totalité du passif.

M. Jean-Marc BORELLO : Et de sauvegarder l'ensemble des emplois.

M. le Rapporteur : Donc de donner satisfaction aux créanciers et aux salariés.

M. Jean-Marc BORELLO : Et éventuellement aux actionnaires ; l'ensemble des dettes étant pris en compte, les actionnaires n'auraient pas eu à honorer des cautions personnelles qu'ils avaient données pour la mise en place de cet établissement.

M. le Rapporteur : Cette décision a-t-elle fait l'objet d'une contestation devant la cour d'appel ?

M. Jean-Marc BORELLO : Oui. Elle a fait l'objet de deux démarches devant la cour d'appel.

La première a été une requête auprès du premier président pour obtenir la réouverture de l'établissement en attendant la décision de la cour d'appel. Je l'ai présentée moi-même au représentant de la Cour qui a décidé la réouverture de l'établissement. Ce dernier a été rouvert dans l'attente de la décision de la cour d'appel. J'ai eu le loisir d'expliquer au magistrat de la cour les conditions, de lui démontrer que l'entreprise était viable et pouvait faire face à ses engagements. La personne qui effectuait le contrôle de gestion a attesté de la qualité de la gestion et des résultats. Ce magistrat a alors autorisé la réouverture de l'établissement en attendant la décision de la cour d'appel.

Malheureusement, la décision de cette dernière a confirmé la décision du tribunal de commerce ; ce n'était pas le même magistrat que celui qui m'avait écouté et qui, semble-t-il, avait compris l'intérêt de l'appel. Nous avons donc dû fermer l'établissement très rapidement, de mémoire, très peu de temps avant le 31 décembre. J'ai essayé de solliciter un délai qui aurait permis de passer la soirée du 31 décembre qui d'ordinaire apporte un chiffre d'affaires de plus de 1 million de francs, ce qui aurait permis de faire face à une certaine part du passif, mais sans succès. Le tribunal de commerce a exigé la fermeture immédiate.

M. le Rapporteur : Si je résume : la cour d'appel, de manière provisoire, vous a donné raison, disant qu'il fallait donner ses chances au Palace. Lorsque la décision a été prise le 20 décembre 1996 par la cour d'appel, où en était le Palace ?

M. Jean-Marc BORELLO : Le Palace était ouvert et fonctionnait tout à fait normalement. Il semblerait que la cour d'appel n'ait fait que confirmer l'analyse rapide du tribunal de commerce.

M. le Rapporteur : La cour d'appel a donc confirmé la décision.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui.

M. le Rapporteur : Le Palace a été liquidé.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui et l'ensemble des sociétés -à l'exception de O.C.R., pour laquelle nous avions présenté un plan de continuation indépendant- a été liquidé de la même manière.

M. le Rapporteur : L'argument de la cour d'appel, pour confirmer la décision du tribunal de commerce, est que les mois de juillet et août 1996, la période de vacances, ont entraîné la constitution d'un passif, au titre de l'article 40, de l'ordre de 1,5 million de francs. C'est ce qui a permis à la cour d'appel de douter des possibilités de redressement. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Marc BORELLO : C'est la même logique qui consisterait à liquider l'ensemble des stations de sports d'hiver si on examinait leur chiffre d'affaires aux mois de juillet et août. L'activité du Palace est marquée par une saisonnalité forte constatée depuis toujours. Je l'ai fait observer au magistrat représentant le premier président de la cour d'appel au moment de la requête pour la réouverture : durant les mois de juillet et août notre chiffre d'affaires est inférieur à 2 millions de francs, alors qu'en décembre il est supérieur à 4,5 millions de francs. Il est clair que si l'on examine séparément les comptes d'exploitation de ces deux mois, on ne peut que conclure à une activité déficitaire qui n'est liée qu'à la saisonnalité de l'établissement.

M. le Rapporteur : Par ailleurs, il est expliqué par la cour d'appel que l'absence de toute mise de fonds de la part de Mick Hucknall pour l'avenir, tant en capital qu'en trésorerie, rendait tout à fait contestable sa proposition. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il me semble que la cour d'appel n'a pas examiné la proposition, sinon elle n'aurait pas pu conclure à une telle absurdité.

M. le Rapporteur : Dans la mesure où il proposait de régler 100 % du passif ?

M. Jean-Marc BORELLO : 100 % du passif était réglé ; il y avait une caution et un accord bancaire dans lequel il engageait plusieurs dizaines de millions de francs immédiatement à la reprise de l'établissement.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous cette décision de la cour d'appel ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il semblerait qu'elle n'ait pas pris la peine d'examiner le dossier et se soit conformée à l'analyse rapide, partiale et partielle du tribunal de commerce.

M. le Rapporteur : Pensez-vous que le tribunal de commerce a insisté auprès de la cour d'appel pour obtenir la confirmation de la décision ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je pense que le tribunal de commerce était furieux de la décision de réouverture de l'établissement et que la décision de liquidation était prise indépendamment et bien avant le déroulement logique de la procédure. Tout a été fait pour que cet établissement soit liquidé au mépris des créanciers, des salariés et des actionnaires.

M. le Rapporteur : Un point très important dans la procédure : le fait que le Palace ait été rouvert seulement pendant quelques mois (octobre à décembre), sur référé auprès du premier président avec suspension provisoire des effets du jugement (au mois d'octobre 1996) n'était-il pas insuffisant pour convaincre la cour d'appel, de statuer dans de bonnes conditions sur la viabilité du Palace, alors que sa destruction avait eu lieu déjà par décision du tribunal de commerce qui avait ordonné la liquidation ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il est clair que les fermetures successives nous mettaient en situation de devoir démarrer un nouvel établissement chaque fois que nous obtenions la réouverture. L'établissement fonctionne avec une clientèle d'habitués ; à partir du moment où il est fermé plusieurs fois quelques jours, il faut chaque fois reconstituer une nouvelle clientèle, ce qui pose des problèmes évidents.

La destruction de l'entreprise a été le fruit de la décision du tribunal de commerce et de sa volonté, indépendamment des éléments objectifs qui permettaient d'assurer la continuité de cette exploitation et le retour sur les créances en cours. La suite de l'histoire est tout aussi affligeante puisque le prix auquel, aujourd'hui, le Palace est mis à la disposition d'acquéreurs ne représente pas le dixième de sa valeur.

Donc on est arrivé, grâce à la diligence du tribunal de commerce, à réduire à néant les actifs de cette société, les chances pour les créanciers de récupérer leurs créances et les chances pour les salariés de retravailler un jour dans cet établissement.

M. le Rapporteur : Avez-vous obtenu devant la cour d'appel le soutien de l'administrateur judiciaire ?

M. Jean-Marc BORELLO : Il était présent devant la cour d'appel. La réalité est que les divers auxiliaires ont beaucoup de mal, pour des raisons que j'ignore, à contrecarrer les décisions affichées du tribunal de commerce dont ils dépendent et dont le nombre d'affaires qui leur sont confiées dépend. On sent bien, malgré la bonne volonté et l'honnêteté évidente des administrateurs, qu'il y a une impossibilité quasi institutionnelle à déplaire au tribunal.

M. le Rapporteur : Le représentant des créanciers s'est-il exprimé devant la cour d'appel ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je n'en ai pas souvenir.

M. le Rapporteur : Alors qu'ils vous ont soutenus devant le tribunal de commerce, ils ne l'ont pas fait devant la cour d'appel de peur de déplaire au tribunal de commerce dont ils dépendent.

Quelle a été la position des créanciers eux-mêmes présents dans la procédure ?

M. Jean-Marc BORELLO : Ils ont été présents dans la procédure pour essayer d'obtenir la mise en place du plan proposé, car il leur permettait de revenir sur une partie de leurs créances, ce qui leur convenait.

M. le Rapporteur : Les salariés se sont-ils exprimés également ?

M. Jean-Marc BORELLO : Les représentants des salariés étaient présents lors de la procédure, ils l'étaient aussi lorsque nous avons interjeté appel pour obtenir la réouverture de l'établissement.

M. le Rapporteur : Quelle a été la position du parquet dans cette affaire, du parquet général ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je crains qu'il n'y ait pas eu de vraie position ni de l'un, ni de l'autre.

M. le Rapporteur : Ne s'est-il pas exprimé devant la cour d'appel ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je n'ai pas le souvenir d'une expression quelconque du parquet à aucun moment de cette procédure.

M. le Rapporteur : Aujourd'hui, où en êtes-vous de la liquidation et quelles sont les sommes que la liquidation a dégagées pour désintéresser les créanciers ?

M. Jean-Marc BORELLO : La liquidation n'a rien dégagé du tout pour désintéresser qui que ce soit. Il y a eu deux moments dans la tentative de dégager quelque chose : d'une part une mise à prix de l'ensemble des biens qui a eu lieu le mardi 24 mars 1998, fixée à 22 millions de francs pouvant être baissée jusqu'à 16,5 millions de francs. Cette mise à prix concerne l'ensemble des biens, fonds de commerce et biens mobiliers.

M. le Rapporteur : Donc une mise à prix de 22 millions de francs alors qu'il y a 32 millions de francs de passif à l'ouverture.

M. Jean-Marc BORELLO : C'est cela.

M. le Rapporteur : Donc les créanciers perdent 10 millions de francs dans cette configuration.

M. Jean-Marc BORELLO : Dans cette configuration, les créanciers n'auraient perdu que 10 millions de francs. Il faut savoir que l'établissement étant fermé, le fonds de commerce n'a plus aucune espèce de valeur et nous raisonnons en termes de valeur des murs et donc de l'ensemble immobilier que formait le Palace.

En réalité, nos prédécesseurs avaient payé ce fonds de commerce 45 millions de francs et nous l'avions acquis pour 28 millions de francs. La valeur du fonds de commerce a été purement et simplement abolie par la décision du tribunal de commerce.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous décrire les éléments de l'actif ? Combien y a-t-il de mètres carrés ?

M. Jean-Marc BORELLO : C'est rue du Faubourg Montmartre, la superficie est de 3 500 mètres carrés, dont 500 mètres carrés de bureaux, le reste étant consacré à l'exploitation des discothèques.

M. le Rapporteur : Il s'agit d'un actif qui a beaucoup de valeur.

M. Jean-Marc BORELLO : Cet actif a une certaine valeur quel que soit l'usage auquel on le destine, puisque dans ce quartier, les parties souterraines font cruellement défaut et nous avions été approchés plusieurs fois...

M. le Rapporteur : Par qui ?

M. Jean-Marc BORELLO : Par des sociétés d'économie mixte.

M. le Rapporteur : De la Ville de Paris ?

M. Jean-Marc BORELLO : Entre autres, elles souhaitaient créer des parkings.

M. le Rapporteur : Vous souvenez-vous exactement du nom des sociétés qui vous ont approchés ?

M. Jean-Marc BORELLO : Non, mais la volonté était de créer des parkings.

M. le Rapporteur : À quel moment avez-vous été approchés par ces sociétés d'économie mixte de la Ville de Paris ?

M. Jean-Marc BORELLO : En cours d'exploitation.

M. le Rapporteur : Avant l'ouverture de la procédure ?

M. Jean-Marc BORELLO : Avant l'ouverture de la procédure ; cela dit, la création de ces parkings n'aurait pas posé de problèmes à l'exploitation du Palace. Les deux activités pouvaient cohabiter, il s'agissait de créer des parkings sous l'immeuble. Il est évident que cela aurait pu représenter une valorisation de l'ensemble immobilier. Il existe toujours un potentiel de valorisation de ces murs.

M. le Rapporteur : Le Palace représente-t-il la totalité de l'immeuble ?

M. Jean-Marc BORELLO : L'immeuble a la forme d'un fer à cheval, c'est l'une des branches.

M. le Rapporteur : C'est une unité immobilière.

M. Jean-Marc BORELLO : Oui.

M. le Rapporteur : Qui acquiert l'unité immobilière, acquiert le sous-sol.

M. Jean-Marc BORELLO : En tout cas la possibilité d'accéder au sous-sol et donc de créer des parkings ou autres.

M. le Rapporteur : Où en êtes-vous de la procédure de liquidation aujourd'hui ?

M. Jean-Marc BORELLO : Le 24 mars personne ne s'est présenté pour acquérir le Palace au prix de 22 millions de francs, pouvant être baissé jusqu'à 16,5 millions de francs. Il semblerait qu'une vente aux enchères, à la bougie, soit prévue au prix de 4 millions de francs.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas cher le mètre carré.

M. Jean-Marc BORELLO : Non, pas cher le mètre carré, c'est quasiment inexplicable.

M. le Rapporteur : À votre connaissance, y aura-t-il des enchérisseurs ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je n'ai pas connaissance d'enchérisseurs. La vente aura lieu devant la chambre des notaires de Paris, en un seul lot, mise à prix : 4 millions de francs, dont 95 % pour l'immeuble et 5 % pour le fonds de commerce, qui n'existe plus.

M. le Rapporteur : Par rapport à un passif de 32 millions de francs.

M. Jean-Marc BORELLO : Ce passif a très largement augmenté avec le temps, un peu artificiellement d'ailleurs, puisque les cautions des banques ont été comptées deux fois sur les sociétés. À présent, il doit être de l'ordre de 100 millions de francs.

M. le Rapporteur : Un passif d'environ 100 millions de francs, grâce au tribunal de commerce !

M. Borello, je n'ai plus de questions à vous poser. Un point m'intéresse, quelle est la réaction de Mick Hucknall qui a investi un peu d'argent dans votre affaire ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je suppose qu'il a renoncé à investir quoique ce soit dans notre pays, compte tenu de l'archaïsme de ses institutions de justice commerciale.

M. le Rapporteur : Je vous remercie, M. Borello. Avez-vous autre chose à ajouter pour la commission ?

M. Jean-Marc BORELLO : Je n'ai rien à ajouter.

Audition de Mme Régine CHOUKROUN

(extrait du procès-verbal de la séance du 4 juin 1998)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

Mme Choukroun est introduite.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, Mme Choukroun prête serment.

M. le Rapporteur : Vous êtes l'un des associés dans la gestion d'un groupe que nous a décrit dans le détail M. Borello, qui était président-directeur général de la holding de tête ainsi que de l'ensemble des sociétés du groupe dont l'une exploitait le Palace.

Nous sommes entrés dans le détail de la procédure qui a amené curieusement à liquider un établissement qui, je crois, vous est cher. Je souhaiterais que vous nous expliquiez comment il a été possible d'en arriver là.

Mme Régine CHOUKROUN : Comme vous l'avez décrit, je suis actionnaire, mais aussi une créative et une animatrice. Le Palace avait une destinée bien précise. Nous avions pris une affaire de façon très consciente, qui avait un passé, mais qui périclitait. Il se trouve que, pour des raisons personnelles et sentimentales, le précédent propriétaire du Palace, qui était un endroit très connu, avait voulu me le donner.

J'étais très amie avec lui. Cela remonte à une période où je travaillais au « Whisky à go go », c'est-à-dire en 1956. Ensuite je suis devenue chanteuse, j'adorais Le Casino de Paris. Le Palace a donc été repris par un garçon que j'aimais beaucoup.

J'ai ensuite observé avec beaucoup de tristesse la façon dont évoluait le Palace. Un jour, Jean-Marc Borello m'a dit qu'on venait de lui proposer de le reprendre. Je lui ai répondu qu'il s'était passé beaucoup de choses et je lui ai demandé ce que nous allions en faire. Puis, nous avons eu des idées bien précises quant à ce que nous allions en faire pour la jeunesse et notre intention a été de le nettoyer un peu étant donné sa fréquentation.

Nous sommes donc partis dans cette aventure. Nous avons redressé son chiffre d'affaires, son image. M. Borello, l'équipe qui travaille au Palace et moi-même avons tout fait pour redonner un lustre à ce lieu. Nous pouvons constater aujourd'hui qu'il a une réputation tellement formidable que sa fermeture et tout événement attaché au mot Palace font que toute la presse en parle. C'est un endroit très médiatique, en lui-même et en raison de son passé, et des fêtes qui y étaient organisées. Nous avons essayé de faire la même chose, mais adapté à la période actuelle et nous en avons fait un lieu prestigieux à Paris.

M. le Rapporteur : Cela se voyait dans le chiffre d'affaires d'ailleurs, c'est ce que nous a précisé M. Borello.

Mme Régine CHOUKROUN : Oui, en effet.

M. le Rapporteur : Il a été multiplié par deux en l'espace de quelques années.

Mme Régine CHOUKROUN : Puis, sciemment, M. Borello ayant à l'intérieur de notre association « SOS Drogue International » énormément de travail, nous avons décidé de vendre l'affaire. Nous avions une proposition.

Nous étions donc dans la procédure et dans les discussions. Bien que n'étant pas une dirigeante du Palace, M. Borello me tenait tous les jours au courant de l'évolution de ses démarches.

Brusquement nous avons été confrontés à une décision de fermeture de trois mois du Palace.

M. le Rapporteur : Oui, nous sommes déjà entrés dans les détails. Nous savons que le tribunal n'a pas suivi le juge d'instruction qui avait ordonné la fermeture Ce n'est pas le sujet. Ce qui nous intéresse, c'est la procédure devant le tribunal de commerce.

Mme Régine CHOUKROUN : L'affaire était très bien gérée. Si ces trois mois de fermeture n'étaient pas intervenus, il n'y avait aucune raison que nos acheteurs ne se décident pas et nous sortions de ce lieu de manière tout à fait digne. Ces trois mois de fermeture ne sont pas le sujet d'actualité, mais constitue la motivation...

M. le Rapporteur : ... du dépôt de bilan.

Mme Régine CHOUKROUN : Oui. Nous avons demandé tout de suite l'assistance judiciaire.

M. le Rapporteur : Un mandat ad hoc ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui. J'ai assisté à la première réunion. Il était clair, ce qui explique ma tranquillité par la suite, que nous n'aurions aucun problème à trouver un accord puisque nous avions des acheteurs prêts à suivre le plan qui serait indiqué, que nous ne connaissions pas.

La suite des événements a été, chaque fois, choquante - je cherche le mot car je ne veux pas employer un trop fort - étonnante et incompréhensible. Les personnes qui voulaient acheter étaient renvoyées avec des prétextes qui ne tenaient pas debout. Le chiffre d'affaires était de 45 millions de francs ; cette affaire avait toutes les raisons de bénéficier d'un plan de continuation, puisqu'un acheteur se présentait avec 50 millions de francs, reprenait toutes les dettes et gardait tout le personnel, soit soixante-dix personnes, à une époque où le problème de l'emploi est évoqué trente fois par jour à la télévision. Je ne dis pas que c'était la raison déterminante, mais la gestion était très bonne et il n'y avait aucune raison de liquider de cette manière « malpropre ».

Une première fois nous avons été fermés, puis rouverts par une décision de la cour d'appel. Tout indiquait que, logiquement, nous devions aller vers une solution positive.

M. le Rapporteur : Vers le redressement.

Mme Régine CHOUKROUN : Oui, vers le redressement

M. le Rapporteur : Avec l'appui et l'argent d'un partenaire extérieur dont l'assise financière était avérée.

Mme Régine CHOUKROUN : À ma grande surprise, j'ai appris que l'offre de M. Mick Hucknall, le repreneur, était rejetée sous prétexte qu'il n'avait pas les moyens de suivre et que dans les six mois, on le verrait à nouveau devant le tribunal. Or c'est un chanteur qui gagne autant d'argent que Michael Jackson. Il possède en Amérique une cinquantaine de bars et d'hôtels, une compagnie qui les gère. Il n'est pas venu dans cette affaire par hasard pour faire « joujou ». Il gagne beaucoup d'argent, il avait donc les moyens de prendre cette affaire et de la suivre tout à fait normalement. Il est entouré d'un groupe d'avocats et de personnes qui sont très sérieux et précis.

M. le Rapporteur : Y a-t-il eu une campagne de calomnies contre Mick Hucknall au sein du tribunal de commerce ?

Mme Régine CHOUKROUN : Le juge-commissaire, M. Chevalier a dit qu'il avait demandé autour de lui qui étaient Mick Hucknall et son groupe Simply Red, dont il était le leader. On lui aurait répondu qu'ils n'étaient pas connus. J'ai été très choquée ; je me demandais auprès de qui il s'était renseigné, c'était tellement énorme !

M. le Rapporteur : Vous voulez dire, Madame, que le juge-commissaire ne voulait pas accepter cette solution.

Mme Régine CHOUKROUN : Non, il ne voulait rien entendre, c'est clair.

M. le Rapporteur : Il n'était pas question que le Palace soit repris dans ces conditions ; cela vous a paru clair et limpide ?

Mme Régine CHOUKROUN : J'étais très en colère, quand les décisions ont été prises, je souhaitais intervenir en suspicion légitime.

M. le Rapporteur : Suspicion légitime contre qui ? Contre le juge-commissaire ?

Mme Régine CHOUKROUN : Sur le jugement. On m'a conseillé de rester tranquille, de ne pas faire de bruit.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

Mme Régine CHOUKROUN : Parce que mon Régine's était en jeu.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous cela, Madame.

Mme Régine CHOUKROUN : Comment mon Régine's pouvait-il être en jeu ? À un moment donné, nous voulions faire du capital-risque. Le Régine's est une affaire très personnalisée - sur moi bien sûr puisqu'elle existe depuis vingt-cinq ans - très stable, qui...

M. le Rapporteur : Qui gagne de l'argent.

Mme Régine CHOUKROUN : Qui gagne de l'argent mais surtout qui a toujours été soutenue par mes activités, puisque j'étais toujours la personne qui apportait l'argent nécessaire. C'était ma maison-mère, c'était très important...

M. le Rapporteur : C'était votre base.

Mme Régine CHOUKROUN : C'est mon talon d'Achille. D'une façon peu franche mais très précise, on m'a fait comprendre que si je faisais du remue-ménage le Régine's serait liquidé.

M. le Rapporteur : Le Régine's qui est une société autonome dans le groupe, a été mise hors du périmètre de redressement judiciaire. Il y a eu un plan de continuation indépendant. Qui a décidé de cette solution, de séparer les problèmes ?

Mme Régine CHOUKROUN : Je ne sais pas, juridiquement je ne suis pas très forte ; je me suis donc pliée à ce qui m'était dit. M. Borello me rapportait fidèlement ce qui se passait au tribunal. Tout le monde sait que je suis quelqu'un de très énergique ; j'ai trouvé la décision concernant le Palace tellement énorme que ma première réaction a été de dire à Maître Veil, notre avocat pour le Palace, qu'il fallait faire un recours en suspicion légitime.

M. le Rapporteur : Vous pensiez que les juges étaient soupçonnables dans cette affaire ?

Mme Régine CHOUKROUN : Je pensais surtout que la décision était soupçonnable.

M. le Rapporteur : Que vous a répondu Maître Veil qui est un grand avocat du barreau de Paris ?

Mme Régine CHOUKROUN : Il m'a dit textuellement : « tu vas perdre ton temps ».

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons ?

Mme Régine CHOUKROUN : Il m'a dit : « ne discute pas, tu veux le faire, je le fais, mais tu perdras ton temps ».

Dans mon esprit, le tribunal de commerce que je ne connaissais pas, - je n'y avais jamais mis les pieds -, représentait la justice totale. Je n'avais aucune crainte quant à ce qui pouvait advenir du Palace, étant donné que tout le plan décrit était d'une correction totale : l'accord des créanciers...

M. le Rapporteur : Des salariés.

Mme Régine CHOUKROUN : ... des banques, des chirographaires, le maintien du personnel, une gestion approuvée par tous les audits réalisés. Donc, je souhaitais qu'on m'explique pourquoi et à qui profitait le crime.

M. le Rapporteur : J'allais vous poser la question. Comment expliquez-vous cette décision que vous considérez soupçonnable ?

Mme Régine CHOUKROUN : Elle m'a révoltée et continue à me révolter totalement. J'ai demandé trois rendez-vous. J'en ai obtenu un avec le président du tribunal de commerce, M. Mattei, qui m'a dit n'avoir pas suivi cette affaire, n'être pas très au courant. Je lui ai répondu que cette affaire nous avait tous mis dans une situation financière dramatique et je lui ai demandé quel était le vrai motif de cette décision brutale. Comment avait-on pu mettre dehors soixante-dix personnes le 30 décembre alors que notre prévision de recettes était de 1,5 million de francs et que nous avions demandé la prolongation, au moins pour le jour de l'An, afin que les familles des salariés ne se trouvent pas dans la détresse et que le personnel ne soit pas mis dehors brutalement. De tout cela il n'était pas question, les ordres étaient formels, c'était immédiatement.

M. le Rapporteur : « Les ordres sont formels », est-ce la réponse de M. Mattei ?

Mme Régine CHOUKROUN : C'est la réponse de M. Pavec.

M. le Rapporteur : Qui est M. Pavec ?

Mme Régine CHOUKROUN : Le mandataire-liquidateur.

M. le Rapporteur : Il avait reçu des ordres formels du tribunal d'aller très vite, de fermer et de liquider, donc de détruire votre fonds de commerce.

Mme Régine CHOUKROUN : Nous avons demandé et j'ai moi-même préconisé que le personnel ne parte pas et assure la soirée. M. Borello m'a dit que nous serions en infraction. Je lui ai répondu que cela m'était égal, qu'il fallait appeler la presse, faire du bruit. Là, on m'a répondu, encore une fois : « fais attention à ton Régine's ».

M. le Rapporteur : Qui vous a répondu cela ?

Mme Régine CHOUKROUN : Tout le monde, Jean-Marc Borello et toutes les personnes autour de moi m'ont dit : « fais attention Régine, tu es dans une situation de fragilité totale ».

M. le Rapporteur : On faisait allusion à des mesures de rétorsion contre vous de la part du tribunal ?

Mme Régine CHOUKROUN : Visiblement, c'est quelque chose de courant. Tout le monde s'est accordé à me dire qu'il fallait que je me taise. Je n'ai pas l'habitude de me taire. À la suite de tout cela, j'ai été très étonnée d'être convoquée, car je ne l'avais jamais été, et je n'étais pas dirigeante ; seule l'enseigne Régine's est ma propriété personnelle. Donc, j'ai été informée qu'il y aurait un plan de continuation pour le Régine's sur dix ans, avec contrôle. Cela n'avait rien d'anormal mais c'était une façon de me dire d'être sage.

M. le Rapporteur : Qui vous a convoquée, Madame ?

Mme Régine CHOUKROUN : M. Chevalier. Quand je suis arrivée au tribunal de commerce, j'ai rencontré M. Mattei dans le couloir.

M. le Rapporteur : Par hasard ?

Mme Régine CHOUKROUN : Tout a fait par hasard.

M. le Rapporteur : Vous aviez rendez-vous avec M. Chevalier. Et avec M. Mattei ?

Mme Régine CHOUKROUN : Je ne crois pas que M. Mattei m'attendait ; je n'avais pas rendez-vous avec lui. Il m'a dit : « alors, Madame, vous êtes contente ?». Je lui ai répondu : « mais, monsieur le président, contente de quoi ? ». Il m'a dit : « c'est fait, pour vous ». C'était avant le jugement du plan de continuation du Regine's. Je n'étais pas encore rentrée dans la salle où l'on devait m'annoncer que ce plan était accepté.

Je lui ai dit : « Monsieur le président, vous voyez, j'ai pris huit kilos en raison de mon anxiété et je ne suis pas contente. En plus, je viens d'apprendre, qu'en tant que créancière je ne serai jamais payée ; alors, voyez-vous, je me réjouis, j'applaudis, je me regarde tous les jours dans la glace, je suis très contente de moi ». Il m'a répondu : « vous êtes une combattante, ce n'est pas l'endroit pour en parler ». Je lui ai donc demandé un autre rendez-vous que je n'ai pas obtenu.

Trois mois après le jugement d'ouverture de la procédure, le Palace a été mis en liquidation ; il y a eu une offre publique. Tout à fait par hasard, hier, j'ai eu un ami au téléphone. Il s'appelle M. Coillard. Il est dans les assurances et dans l'immobilier ; je le connais depuis environ vingt-cinq ans. Il m'a dit : « dis-moi Régine, qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Est-ce une plaisanterie ? Je viens de lire que le Palace est mis à prix à 4 millions de francs alors que moi-même j'en avais proposé 24 millions de francs ? »

Je lui ai demandé : « quelles offres y avait-il eu ? » Il m'a répondu : « Il y avait celle mon groupe, celle des Anglais et une troisième... »

« Que s'est-il passé » lui ai-je demandé ?

Il m'a répondu : « nous n'en savons rien, nous avons été écartés, ils n'ont pas donné suite ».

J'ai donc eu une première proposition à 24 millions de francs.

M. le Rapporteur : En effet, vous m'avez remis une lettre de M. Jacques Coillard, dont je donne lecture :

« Ma chère Régine,

Je viens d'apprendre incidemment que le Palace serait prochainement remis en vente sur la base de 4 000 000 francs.

J'avoue ne pas très bien comprendre le but recherché par Maître Josse.

Tu te souviens qu'à l'origine, avec mon associé Eric de Gourcuff, nous avions fait une offre par l'intermédiaire de la société Ludia Investissement pour un montant de 24 000 000 francs.

Cette offre comme celle des Anglais n'avait pas été retenue à ma grande surprise.

Récemment le Palace était remis en vente au prix de 16 000 000 francs, puis retiré de la vente après qu'aucune consignation n'ait été déposée, ce qui ne m'a pas étonné compte tenu de son état.

Je te rappelle que j'ai tout le dossier de cette affaire à mon bureau et te confirme mon soutien si tu souhaites que nous poursuivions nos démarches en vue d'une acquisition ».

Si je comprends bien, ce sont non seulement les créanciers qui ont été spoliés, mais à l'évidence les offres ont fait l'objet d'une certaine manipulation en quelque sorte. Ce que confirme ce courrier.

Mme Régine CHOUKROUN : Les anglais avaient déjà investi pour nous soutenir et pour que le Palace ne ferme pas puisque nous n'avions plus d'argent pour payer le personnel après les trois mois de fermeture. Ils ont donc investi une première somme ; après ils sont restés à l'écart dans l'attente de ce qui allait se passer.

Toutes les démarches ont été effectuées régulièrement ; Maître Veil était l'avocat qui nous représentait. Sa réputation et son travail ne sont pas discutés. Chaque fois, il était très surpris et il recommençait.

Nous avons demandé également à Maître Feugere de voir le dossier au moment où il a été présenté à la cour. Nous avons obtenu la réouverture. Tout à fait incidemment, j'ai appris que M. Chevalier était furieux de cette réouverture. Pourquoi ? Je ne sais pas, je ne le connais pas, je l'ai vu pour la première fois quand je suis venue...

M. le Rapporteur : Vous êtes en train de nous décrire un acharnement, de la part du juge-commissaire et du tribunal de commerce, à vous faire déguerpir et à liquider, à détruire le fonds de commerce et à le mettre en vente pour un prix que l'on peut considérer comme un vil prix.

Mme Régine CHOUKROUN : Un prix dérisoire : il s'agit de 3 500 mètres carrés. C'est une plaisanterie. les gens m'appellent pour me demander ce que cela veut dire. Même des concurrents qui auraient bien aimé avoir le Palace, avec qui je n'ai pas spécialement de relations, m'appellent : « Régine, qu'est-ce que cela signifie ? » Tout le monde se pose la question !

Je pense que cette affaire devait intéresser quelqu'un. Je ne suis quand même pas idiote ; le schéma pour moi est clair. D'ailleurs, j'ai reçu deux coups de téléphone me disant que cette affaire resterait à des amis du tribunal ou au tribunal et qu'elle serait donnée à quelqu'un pour zéro franc.

Il faut bien comprendre que nous avions proposé de payer un loyer à notre banque pour qu'elle reprenne les murs car nos agios étaient très importants. Nous avions donc pris la décision de rendre les murs et de payer un loyer important. La banque a refusé. Elle ne nous a d'ailleurs apporté aucun soutien, mais ce n'est pas important dans le dossier car ce n'est pas elle qui est en cause.

M. le Rapporteur : Vous avez donc reçu deux coups de téléphone.

Mme Régine CHOUKROUN : Si quelqu'un avait acheté les murs pour un prix moindre que le nôtre quand nous avons pris le Palace, le loyer aurait été de 3 à 4 millions de francs, ce qui n'est pas à négliger. La personne qui entrait dans les lieux avait cette affaire pour zéro franc puisqu'il n'y avait plus de créanciers, tout était liquidé.

Aujourd'hui, le 24 juin, si quelqu'un achète cette affaire pour 4, 5 ou 6 millions de francs, ce qui va arriver est qu'il aura une affaire qui valait 50 millions de francs pour zéro franc. Quant à moi, je passe aux yeux de mes fournisseurs pour quelqu'un qui a mal géré ses affaires, qui leur doit de l'argent. Je me suis entendu dire par une personne que je mettais à la porte de mon club parce qu'elle s'était mal conduite : « vous feriez mieux de payer vos dettes ». Je considère qu'en dehors du tort financier énorme que j'ai subi puisque j'ai dû faire face à des dettes importantes étant donné que je mettais de l'argent dans une affaire à laquelle je croyais et j'avais raison, mon image de femme d'affaires, d'honnêteté a été mise à rude épreuve et j'ai plusieurs fois été insultée de cette manière.

Aujourd'hui, je demande qu'une enquête soit effectuée pour savoir pourquoi cette affaire a été jetée en pâture à la presse et aux gens. Quand j'ai revu le président - je l'ai revu deux fois depuis -, je lui ai demandé si je pouvais me présenter, n'étant pas actionnaire, pour reprendre le Palace, maintenant que ce lieu était complètement détruit et difficile à reprendre puisqu'il fallait y investir beaucoup d'argent. Il m'a répondu qu'il ne voyait pas ce qui pourrait m'en empêcher, qu'un schéma pourrait être imaginé pour remettre l'affaire à une personne ayant un savoir-faire, qu'il poserait la question au parquet. Je venais de lui dire que j'avais été obligée de vendre ma maison de Saint-Tropez qui avait été hypothéquée pour investir dans le Palace. Il m'a dit que c'était triste, ennuyeux...

M. le Rapporteur : Cette affaire vous a donc ruinée, de surcroît ; vous êtes ruinée et déshonorée.

Mme Régine CHOUKROUN : Aujourd'hui, les fournisseurs du Régine's sont très prudents et si par hasard nous avons cinq jours de retard, nous sommes harcelés. Le Régine's est donc revenu chez moi ; c'est une autre histoire, mais elle est très liée au Palace.

Je n'ai rien d'autre à dire.

M. le Rapporteur : Je reviens en arrière. Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez reçu deux coups de téléphone vous disant que cette affaire resterait entre les mains du tribunal ou des amis du tribunal. Voulez-vous nous donner des détails ?

Mme Régine CHOUKROUN : Je ne peux vous donner d'autres détails que ceux dont je viens de parler ; c'est la vérité, je le jure. Ces informations viennent de personnes proches du tribunal qui m'aiment beaucoup et m'ont dit que malheureusement c'était ainsi, c'était courant...

M. le Rapporteur : Voulez-vous nous dire ce qu'elles vous ont dit précisément ?

Mme Régine CHOUKROUN : Elles m'ont dit précisément que le bien resterait à quelqu'un du tribunal et qu'il serait donné à un ami proche de la personne qui le reprendrait, et c'est tout.

J'ai donc effectué une démarche très précise...

M. le Rapporteur : Qui vous a téléphoné ?

Mme Régine CHOUKROUN : Un de mes avocats, spécialiste de la fiscalité, qui n'est pas Maître Jean Veil et ne travaille pas sur ce dossier, m'a appelé un jour pour me dire : « comment cela se passe-t-il avec votre Palace ? ».

M. le Rapporteur : Etait-ce avant la décision de liquidation ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui. J'ai répondu que cela se passait bien, que nous avions un repreneur. Il m'a dit alors : « Régine, faites attention, j'ai appris, tout à fait incidemment, que M. Mattei gardait cette affaire pour lui ». Vous plaisantez lui ai-je répondu, cela me paraissait tellement énorme. Il a redit : « faites attention, je ne crois pas que cela se passe bien ».

M. le Rapporteur : Avant la liquidation ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui. J'ai appelé M. Borello pour lui faire part de cette conversation. Il n'y a pas accordé d'attention considérant que tout se présentait bien.

Vraiment, je dormais tranquille. Le jour où j'ai appris que la liquidation avait été confirmée, M. Borello m'a appelée aux Bahamas, pour me dire que c'était définitif. J'ai été vraiment très malade et je le suis toujours ; je suis très perturbée par ce qui est arrivé, de même que M. Borello qui a eu aussi beaucoup de problèmes. Ce n'est pas possible ; je suis décidée à ne pas me laisser faire.

M. le Rapporteur : Il s'agit du premier coup de téléphone, et le deuxième ?

Mme Régine CHOUKROUN : Il venait d'un cousin de mon mari travaillant en Espagne qui m'a dit : « mon cousin, Henri Paradis m'a dit qu'il aimerait vous parler ».Ce nom me disait quelque chose ; il m'a confirmé que je l'avais connu longtemps auparavant, qu'il avait été très souffrant et avait eu des problèmes avec les tribunaux de commerce.

Je me suis donc mise en rapport avec lui. Il m'a dit : « Régine, pour votre Palace cela me touche beaucoup ; le tribunal a des idées très précises sur ce point ».

Je lui ai demandé de s'expliquer. Il m'a répondu qu'il me rappellerait, ce qu'il a fait quelques jours après. Il m'a dit : « au tribunal on sait que M. Mattei veut garder ce bien pour lui et le donner à un de ses amis.

M. le Rapporteur : Comment s'appelle cet ami ?

Mme Régine CHOUKROUN : Yves Uzan.

M. le Rapporteur : Est-ce un prête-nom ?

Mme Régine CHOUKROUN : Non. Il a monté une affaire à Paris qui s'appelle le Bash ; il avait une énorme boîte à Miami, Amnesia ; elle a mal tourné.

Je présume que le schéma est le suivant : M. Uzan est très lié à M. Mattei ; ils ont fait beaucoup d'affaires ensemble.

M. le Rapporteur : En savez-vous un peu plus sur leurs liens ?

Mme Régine CHOUKROUN : Non, ils sont liés sur le plan amical : M. Mattei va chez lui à Fisher Island.

M. le Rapporteur : Où est-ce ?

Mme Régine CHOUKROUN : À Miami ; c'est un île très privilégiée où n'habitent que des personnes très riches, parce que les appartements y coûtent une fortune ; l'Amnesia était une énorme boîte ; je crois que l'idée était de donner le Palace à M. Uzan pour qu'il en fasse un Amnesia. D'ailleurs, il s'en était vanté auprès de quelques personnes.

M. le Rapporteur : M. Uzan ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui. Il avait dit qu'il allait refaire l'Amnesia, bien que le nom ne lui appartienne pas. Le monde de la nuit est assez fermé, les choses se savent très vite. Pour moi c'est clair, je suis prête à répéter ce que je viens de dire.

J'ai rencontré ce M. Uzan à Miami et il a dit à mon mari qu'il n'était mêlé en rien à l'affaire du Palace dont il ne voulait pas et que d'ailleurs il voulait se débarrasser de son Bash.

M. le Rapporteur : De qui parlez-vous là ? Est-ce de M. Uzan ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui, c'est ce qu'il a dit à mon mari, le jour de l'An, cette année. Il a demandé à me parler. Je lui ai répondu que je savais - ce n'est peut-être plus le cas maintenant puisqu'il s'est rendu compte qu'à Paris on ne peut pas ouvrir aussi facilement une telle boîte - quel était son plan.

Il m'a juré sur la tête de ses enfants que jamais il n'avait pensé à cette affaire. Ce à quoi j'ai répondu que je ne laisserais pas faire les choses de cette manière, que, quoiqu'il arrive, je me battrais et obtiendrais gain de cause.

Il a répété qu'il n'y était pour rien. Je lui ai dit qu'il se défendait beaucoup et nous en sommes restés là. Il a alors parlé d'organiser un dîner avec M. Mattei, une personne charmante, sympathique et ouverte selon lui. J'ai répondu que je ne l'appellerais pas pour convenir d'un dîner avec M. Mattei et que lorsque je le rencontrerais ce serait dans son bureau et en présence de mon avocat.

M. le Rapporteur : Avez-vous vu M. Mattei ?

Mme Régine CHOUKROUN : Je l'ai revu à deux reprises.

M. le Rapporteur : Que s'est-il passé ?

Mme Régine CHOUKROUN : Il a été très aimable. J'avais mis ma Légion d'Honneur. Bien que j'en sois très honorée, je la porte rarement, mais on m'avait dit qu'il était très sensible à ce type de démonstration. Je l'ai obtenue au titre de mon action dans le cadre de « SOS Drogue International ». Je l'ai donc portée bien en évidence, mais je ne crois pas qu'elle ait été un argument suffisant pour me faire respecter dans le cadre de cette affaire.

M. Mattei a été très, très aimable, nous nous sommes regardés dans les yeux, nous nous sommes serré la main. Il a dit quelque chose qui m'a beaucoup frappée : « dans le fond, Uzan cela ne l'intéresse plus ».

M. le Rapporteur : Donc il savait que M. Uzan avait été intéressé.

Mme Régine CHOUKROUN : Bien sûr. Je lui ai dit que peut-être M. Uzan serait intéressé ; je lui ai expliqué que je n'avais plus d'argent et qu'il fallait que je récupère les 4,5 millions de francs que j'avais mis dans cette affaire. Il m'a répondu : « non M. Uzan veut se débarrasser de son Bash » (ce que m'avait dit M. Uzan quelques mois avant). Il a ajouté que j'avais un avocat qui me représentait très bien, qu'il saurait très bien préparer ma requête de gré à gré ; ce que j'ai demandé, en faisant ressortir tout le tort qui m'avait été fait. Le prix de 4 millions de francs a été prononcé.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

Mme Régine CHOUKROUN : Les lieux sont dans un état lamentable maintenant. Je présume qu'il a des renseignements par des liquidateurs qui, paraît-il, se plaignent que cela leur coûte beaucoup d'argent à présent.

M. le Rapporteur : M. Mattei a évoqué le prix de 4 millions de francs.

Mme Régine CHOUKROUN : Cinq jours après, dans la presse il était indiqué que le Palace était mis à prix 4 millions de francs.

Pour une personne qui n'était pas au courant de l'affaire, qui ne savait pas comment elle se présentait, qui allait demander si on pouvait me le donner de gré à gré, je trouve qu'il avait beaucoup d'informations... En outre, il m'annonçait dans les couloirs que je devais être contente de quelque chose que je ne savais pas formellement, c'est beaucoup...

M. le Rapporteur : Votre avocat était-il présent à cet entretien ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui.

M. le Rapporteur : Maître Veil était bien là ?

Mme Régine CHOUKROUN : Maître Lagarde.

M. le Rapporteur : Tout à l'heure vous avez évoqué un de vos amis avocat, fiscaliste.

Mme Régine CHOUKROUN : Il est très proche de moi et m'a dit : « faites attention à ce qui se passe dans votre affaire du Palace car, incidemment j'ai appris que vous alliez le perdre, la personne qui le veut est M. Mattei ».

M. le Rapporteur : Accepteriez-vous de donner son nom à la commission d'enquête ?

Mme Régine CHOUKROUN : Je ne peux pas le donner car il s'agit vraiment d'un coup de fil amical.

M. le Rapporteur : Vous ne voulez pas le mettre en difficulté.

Mme Régine CHOUKROUN : Non, je ne peux le mettre en difficulté.

M. le Rapporteur : Serait-ce terrible pour lui ?

Mme Régine CHOUKROUN : Oui, ce serait très grave.

M. le Rapporteur : Oui, car on pourrait lui demander d'où il tenait ses sources.

Mme Régine CHOUKROUN : C'est une personne très efficace, très droite. Elle n'a pas tenu de propos en l'air.

M. le Rapporteur : Quant à M. Paradis dont vous avez prononcé le nom, c'est le cousin de votre mari.

Mme Régine CHOUKROUN : Non, c'était un cousin plus éloigné de mon mari. Chez les Marocains les familles sont très grandes.

M. le Rapporteur : Il s'agit bien de M. Henri Paradis.

Mme Régine CHOUKROUN : Oui. Je ne voudrais pas lui coller plus de torts qu'il n'en a eu...

M. le Rapporteur : Il vous en a parlé avant.

Mme Régine CHOUKROUN : J'ai fait une enquête, je voulais savoir, je suis quelqu'un d'assez acharné, je n'ai jamais abandonné l'idée que cette affaire était totalement anormale et j'irai jusqu'au bout. J'ai le dos au mur, je suis sortie de beaucoup de problèmes dans ma jeunesse et je n'ai pas de raison d'accepter une condamnation après quarante ans de carrière honorable alors que l'on ne peut rien me reprocher. Je n'accepte pas cette décision.

M. le Rapporteur : Au nom de la commission, je vous remercie, Madame, de votre courage. Je voudrai vous adresser la sympathie des parlementaires qui travaillent à rénover les institutions. Je veux vous dire que le législateur comprend une partie de vos larmes intérieures et vous remercie encore de la grande dignité avec laquelle vous avez déposé.

Audition de M. Jean-Louis CHEVALIER,

ancien juge au tribunal de commerce de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 15 juin 1998)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. Chevalier est introduit.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. Chevalier prête serment.

M. le Rapporteur : Tout va bien, au tribunal de commerce de Paris ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je suis déconnecté du tribunal, je n'y suis plus.

M. le Rapporteur : Quand l'avez-vous quitté ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Le 31 décembre 1997. Et à mon avis, cela marchait bien au tribunal, tant que j'y étais, en tout cas.

J'ai lu les différentes critiques faites sur les juges consulaires. Il est évident que dans toute communauté d'hommes, il y a une bande de « pourris » ou « ripoux » - même dans la gendarmerie, par exemple.

M. le Rapporteur : Y en a-t-il au tribunal de commerce ? Avez-vous fait le ménage ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : À ma connaissance, un certain ménage avait tout de même été fait fin 1995 par le président entrant, M. Mattei.

M. le Rapporteur : Il est donc l'auteur d'un grand ménage.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Disons qu'il a procédé à un ménage.

M. le Rapporteur : Vous y avez pris les fonctions de délégué général. Pouvez-vous nous dire un mot de ces fonctions ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Il s'agissait quasiment d'assurer le fonctionnement du tribunal, ce qu'aurait dû faire le vice-président. Or celui-ci avait horreur des relations avec les gens et restait enfermé dans son bureau. Le délégué général s'intéresse principalement aux référés, mais en fait, j'avais tous pouvoirs, de par une ordonnance.

M. le Rapporteur : Que signifie « avoir tous pouvoirs », dans un tribunal de commerce comme celui de Paris ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Cela ne concerne que la « cuisine interne », la vie interne du tribunal, bien sûr.

M. le Rapporteur : La composition des chambres, également ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui ; par exemple, c'est moi qui ai proposé au président le roulement du tableau des chambres pour 1996.

M. le Rapporteur : Et l'organisation de l'administration de la justice, les délais de délibérés, tout cela était sous votre contrôle ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui et non. Lorsqu'il y avait des rappels à l'ordre, je veux dire lorsque des justiciables faisaient une réclamation ou même lorsque des avocats réclamaient parce qu'ils n'étaient pas satisfaits de l'audience de juges rapporteurs, j'intervenais pour tenter de mettre de l'huile dans les rouages.

Mon travail consistait à faire en sorte que les choses fonctionnent normalement, et dans la transparence la plus totale. Mais je n'ai presque jamais eu à proposer de remontrance - il n'y a pas de sanctions - contre l'un ou l'autre.

M. le Rapporteur : Il y en a eu beaucoup ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non, pas particulièrement.

M. le Rapporteur : Donc, cela allait plutôt bien.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je pense que cela allait bien.

M. le Rapporteur : C'est dire que vous pensez que la justice est rendue dans un délai satisfaisant, que les décisions donnent en général satisfaction.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je ne sais pas si elles donnent satisfaction. Tout ce que je peux dire, c'est que malgré tout, on faisait en sorte que les affaires soient réglées le plus rapidement possible. Et je pense avoir eu un certain effet dans ce domaine en préconisant de liens importants avec le parquet. À moins qu'il ne dise le contraire, j'avais en tout cas l'impression, pour ma part, d'entretenir de très bonnes relations avec les substituts. J'estimais en effet que nous devions avoir un contact permanent avec eux, ce que j'ai toujours fait.

M. le Rapporteur : Considérez-vous que le parquet était en mesure, par vos soins et ceux des juges qui assurent le fonctionnement du tribunal, d'exercer sa mission de contrôle de l'ordre public et économique ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Pendant près de quatre ans, j'ai été aux procédures collectives. J'ai donc connu différents substituts, et j'ai toujours entretenu avec le parquet, quel qu'il ait été, de très bonnes relations. Mon principe était le suivant : lorsqu'une affaire présentait une certaine importance, il s'agissait d'en discuter avec le parquet avant que cela vienne en chambre du conseil, de façon à que l'on étudie comment poser les questions. Cela ne signifie pas que nous étions d'accord ; une discussion pouvait s'établir même en chambre du conseil, sans que nous ayons nécessairement des positions identiques.

M. le Rapporteur : Vous avez siégé pendant quatorze ans. Vous avez donc connu toutes les fonctions, sans doute, au tribunal de commerce.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui.

M. le Rapporteur : Vous avez présidé toutes les chambres, vous avez exercé tous les mandats.

M. Jean-Louis CHEVALIER : J'ai présidé une chambre de procédures collectives, et j'ai présidé une chambre de contentieux. J'ai donc vu les deux aspects du problème.

M. le Rapporteur : Quelle est votre analyse, aujourd'hui, sur le fonctionnement des procédures collectives à Paris, en interne ? Comment estimez-vous que vos collègues travaillent, pas seulement dans leurs relations avec le parquet, mais sur le plan décisionnel ? Pouvez-vous faire un diagnostic général de la mission de vos collègues juges, aujourd'hui, et de la façon dont ils l'accomplissent ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Cela va peut-être vous étonner, mais je pense qu'avec leurs moyens humains, ils font bien leur travail. Des erreurs peuvent être faites, certes, mais ils font bien leur travail.

M. le Rapporteur : Comment appréciez-vous le rapport avec les mandataires, qu'ils soient administrateurs ou liquidateurs ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : C'est pareil. Les administrateurs comme les mandataires peuvent être de qualité différente Il suffit de ne pas nommer ceux dont vous n'êtes pas satisfait.

M. le Rapporteur : Ce qui pose le problème de l'indépendance des mandataires. Eux-mêmes disent ne pas être indépendants à l'égard du tribunal parce que lorsqu'ils commencent à déplaire, on ne leur donne plus d'affaires.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Mais encore faut-il savoir pourquoi ils déplaisent.

M. le Rapporteur : Quel est votre point de vue ? Pourquoi déplaisent-ils ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Parce que certains ne font pas ou font mal leur travail.

M. le Rapporteur : Donc le tribunal les sanctionne en ne leur donnant plus d'affaires.

M. Jean-Louis CHEVALIER : À ma connaissance, on n'a jamais arrêté de donner des dossiers. Mais il est certain que certains administrateurs ne sont pas aptes à traiter des dossiers tels que Royal-Monceau ou Pallas-Stern-Comipar par exemple. À mon avis, il faut que le juge connaisse bien les administrateurs afin de choisir l'administrateur ad hoc pour l'affaire concernée.

M. le Rapporteur : Il est apparu, dans nos investigations, qu'un certain nombre de mandataires accumulaient les mandats de façon considérable, au détriment des autres, qui semblaient avoir peu d'occasions de travailler.

M. Jean-Louis CHEVALIER : « Accumuler », ce n'est tout de même pas exact.

M. le Rapporteur : L'accumulation se mesure aux revenus.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Évidemment ! Mais des gens m'ont dit aujourd'hui même, au tribunal, préférer certains administrateurs dont ils me donnaient les noms, et avec lesquels j'étais d'accord, estimant que s'ils doivent avoir besoin d'administrateurs ou même de conseils en dehors de toute procédure et de toute affaire judiciaire, ils vaut mieux aller voir un tel plutôt qu'untel. Il s'agit de personnes connues pour leurs compétences, et vous ne pouvez donner n'importe quoi à n'importe qui.

M. le Rapporteur : Des mandataires se sont plaints, par exemple, qu'un jour après avoir fait appel d'une décision du tribunal, ils ont commencé à voir leurs relations avec ledit tribunal se dégrader. Comme si le tribunal n'acceptait pas qu'on fasse appel de ses décisions.

M. Jean-Louis CHEVALIER : On m'a rapporté la même chose, mais cela s'est passé alors que je n'étais plus en fonctions.

M. le Rapporteur : Mais cela vous paraît donc de l'ordre du possible.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je ne sais pas.

M. le Rapporteur : Vous êtes bien prudent, M. Chevalier. Cette prudence risque de vous nuire.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Pourquoi ?

M. le Rapporteur : Parce que c'est ce qu'il y a de pire, dans la situation qui est la vôtre.

Venons-en à l'affaire Royal-Monceau, dans laquelle vous avez été juge-commissaire. Vous avez été dans la formation qui a ouvert la procédure, et vous vous êtes nommé juge-commissaire. Est-ce habituel ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Tout à fait. Sans être systématique, cela peut se faire.

M. le Rapporteur : Pourquoi vous nommez-vous juge-commissaire, ce qui suppose de suivre la procédure et de prendre des décisions importantes ? Vous êtes dans une formation collégiale, et vous vous nommez juge-commissaire.

M. Jean-Louis CHEVALIER : D'abord, vous examinez la compétence des juges qui vous entourent. Et puis, malgré tout, il faut bien reconnaître qu'il y a des affaires intéressantes, sur le plan du droit, et d'autres qui ne le sont pas.

Je ne connaissais pas du tout l'affaire en question. La première année où j'ai fonctionné avec le président, j'étais quasiment tout le temps dans son bureau, ce qui fait que je savais quand il y avait des affaires de ce genre. Or nous avons reçu le chef du pool bancaire, avec le président, qui avait dit qu'il ne fallait pour rien au monde un plan de continuation. Et si j'ai pris ce dossier, c'est peut-être parce que le président m'a demandé de le prendre ; c'est possible, mais je ne l'affirme pas.

M. le Rapporteur : Parce que vous êtes en relation de confiance avec le président.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Absolument. Il faut en tout cas prendre la mesure de la satisfaction juridique. J'étais délégué aux référés. Lorsqu'il y avait des référés-cabinet intéressants, je les prenais, sans que cela ait aucune incidence. Il y a eu le cas Delarue-Elkabbach, par exemple : il y a un côté « marrant », dans l'affaire, et la décision à prendre n'est pas difficile, puisqu'il y a manque de respect du contrat. Joue donc l'intérêt que l'on porte à avoir une belle affaire.

M. le Rapporteur : Vous vous nommez juge-commissaire. Il ne vous paraît pas embarrassant que le tribunal qui ouvre la procédure, le redressement judiciaire, le 5 avril 1996, vous désigne, alors que vous présidez la formation collégiale, en qualité de juge-commissaire ? Suite à quoi, d'ailleurs, on ne vous revoit plus, dans le dossier.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Si, je suis resté juge-commissaire jusqu'au jugement.

M. le Rapporteur : Jusqu'en juillet 1997.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui. J'ai siégé le jour où cela est passé en chambre du conseil. Le principe est le suivant : trois juges entendent, en leurs observations, le juge-commissaire. Je n'ai donc pas participé au délibéré, bien sûr.

M. le Rapporteur : Vous avez donc fait valoir vos observations à la date du 5 juillet 1997, date du délibéré, c'est-à-dire quinze mois après l'ouverture, le jugement étant du 1er août.

Qu'avez-vous à nous dire sur cette splendide affaire ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : J'ai dit ce que je pensais de cette affaire en chambre du conseil, à savoir que j'étais opposé au plan de continuation. Je ne me suis d'ailleurs pas singularisé en cela, puisque je n'étais pas le seul à le dire.

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons y étiez-vous opposé ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : J'y étais opposé parce qu'on ne connaissait rien sur... Kempinski - ou un nom de ce genre -, parce qu'on ne savait pas ce qu'il était. En fait, ayant l'habitude de rechercher du renseignement en tant qu'ancien officier de gendarmerie, je me suis documenté. Or la situation de Kempinski n'était pas suffisamment brillante pour venir en aide à Aïdi. Par ailleurs, j'ai demandé des explications sur cette fameuse société de Bahreïn,  ...

M. le Rapporteur : ACDT, dirigée par M. René Chami, qui a racheté des créances, en effet.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Voilà, ACDT. Je demandais des explications. Parce que ce Chami ou Chamir en question était avocat, je crois. Il y avait donc une incompatibilité entre le fait que cet avocat soit dirigeant de cette société de Bahreïn et, en même temps, administrateur dans les sociétés d'Aïdi. Je voulais des explications, savoir ce qu'était cette société.

M. le Rapporteur : Avez-vous obtenu ces explications, sur Kempinski et sur ACDT ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non.

Par ailleurs, au cours de l'audience de la chambre du conseil où le tribunal doit prendre sa décision, Aïdi a fait valoir qu'il avait gagné de l'argent avec sa société en Hollande ou en Belgique - je ne me souviens plus. Je lui ai alors dit que si tel était le cas, il n'avait qu'à en ramener.

M. le Rapporteur : Quelle société ? Elle ne figurait pas dans le périmètre ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non.

M. le Rapporteur : Il y avait donc des sociétés in bonis qui ne figuraient pas dans le périmètre de redressement.

M. Jean-Louis CHEVALIER : C'étaient des sociétés étrangères. Elles n'avaient rien à voir.

M. le Rapporteur : Mais elles étaient contrôlées, dans le capital, par les sociétés qui figuraient dans le redressement.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non ! Par Aïdi ! Je ne me souviens plus du nom de cette société de Belgique ; ou de Hollande. Et lorsqu'il a dit qu'il avait gagné de l'argent ici et là, j'ai demandé des explications, mais personne n'a été capable de me les donner.

Toujours est-il que cela faisait trois raisons pour que je donne un avis défavorable au plan de continuation.

M. le Rapporteur : Vous avez participé à la définition du périmètre du redressement judiciaire, je crois.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Vraisemblablement.

M. le Rapporteur : Le choix d'ouvrir la procédure de redressement judiciaire sur telle ou telle société est un choix important, puisqu'il conditionne le champ des contraintes qui, ensuite, pèseront sur les créanciers et sur le débiteur. Selon vous, en tant que juge-commissaire, pour quelle raison n'y a-t-il pas eu de confusion des patrimoines ordonnée à ce stade de la procédure, y compris avec l'ensemble du patrimoine personnel d'Aïdi ? Quand quelqu'un laisse plus de 2 milliards de passif et prétend redresser la situation, cela ne vous paraît-il pas être le minimum que de l'exiger du débiteur, ne serait-ce que pour assurer la crédibilité de la suite des événements judiciaires ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Si j'ai bonne mémoire - mais je parle là sous toute réserve -, je n'ai pas proposé la confusion des patrimoines - la décision relevant, elle, d'un jugement - en raison de l'article 93-3 de la loi du 25 janvier 1985.

M. le Rapporteur : Mais cela intervient à la fin.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non, c'est sorti à la fin, mais le problème existait avant. Je me disais qu'on risquait de mettre en avant le 93-3, car je n'étais pas d'accord avec le président Mattei sur l'étendue du 93-3. En effet, j'avais organisé une réunion avec les deux mandataires,  ...

M. le Rapporteur : Maîtres Pierrel et Meille.

M. Jean-Louis CHEVALIER : et de Thore, ainsi que Mme Houlette, pour examiner ce que l'on pouvait inclure dans le périmètre du 93-3, car cela change beaucoup les choses. Et si j'ai bonne mémoire, nous étions convenus de délimiter ce qui ressortait du 93-3 à 200 ou 250 millions.

M. le Rapporteur : C'était l'analyse de Maître Meille, qui avait fait un arbitrage...

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non, nous avions arrêté cela suite à cette réunion, d'un commun accord entre nous tous.

M. le Rapporteur : 250 millions sur 2,5 milliards de passif.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Ce sont les avocats de Aïdi qui prétendaient qu'environ environ 1 milliard relevait du 93-3. Mais en tout état de cause, le 93-3 ne concernait pas l'ensemble du passif.

M. le Rapporteur : Vous avez donc considéré, tous ensemble, juge-commissaire, mandataires et parquet, que le périmètre de l'application de l'article 93-3 se limitait à 250 millions.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Et non à 1 milliard comme le prétendaient les avocats et Aïdi lui-même.

À la suite de cela, je suis tout de même allé en rendre compte au président Mattei. En effet, la qualification de 93-3, c'est le tribunal qui la détermine. Or il n'y a aucune jurisprudence dans ce domaine.

M. le Rapporteur : C'est vrai. Cela aurait donc pu être l'occasion d'un débat juridique novateur, lequel n'a pas eu lieu.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Et lorsque j'ai indiqué à Mattei ce que nous proposions, il a refusé, indiquant qu'il fallait tout comprendre, soit 1 milliard au titre du 93-3.

M. le Rapporteur : Il a donc donné raison à Aïdi.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui.

M. le Rapporteur : Pour quelle raison, à votre avis ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je n'en sais rien.

M. le Rapporteur : Le président décide donc que ce sera 1 milliard. Et vous vous êtes alors exécuté, parce que telle est la tradition au tribunal de commerce -  le président a toujours raison ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Pas du tout, c'est d'ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles il ne m'a pas gardé : parce que je ne suis pas béni-oui-oui.

Pour ma part, je ne voulais pas que l'on fasse un patrimoine commun parce qu'alors, on s'empêchait d'avoir un plan de cession, compte tenu de ce que pesait le 93-3.

M. le Rapporteur : Mais puisqu'il n'y avait pas de jurisprudence, on ne pouvait pas mesurer ce que pouvait être le champ d'application du 93-3 !

M. Jean-Louis CHEVALIER : Mais nous sommes là pour étudier les textes et déterminer la façon dont on veut les appliquer, puisqu'on n'a aucune référence.

M. le Rapporteur : Et en quoi la confusion des patrimoines pouvait-elle avoir une incidence sur l'application de l'article 93-3 ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Chaque entité de Aïdi pouvait être vendue séparément, mais pas avec un patrimoine commun.

En réalité, je suis parti avec l'idée préconçue qu'il était impossible d'accepter un plan de continuation avec un tel dirigeant. C'était certes tendancieux, mais je cherchais les arguments susceptibles de favoriser ma thèse.

M. le Rapporteur : Pourquoi la société Interhotels n'a-t-elle pas été incluse dans le périmètre de redressement ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Alors là !

M. le Rapporteur : C'est une question importante.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui, je sais.

M. le Rapporteur : Le rapport du parquet indique qu'Interhotels était dirigé par Aïdi.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je ne crois pas que ce soit vrai.

M. le Rapporteur : Le dirigeant n'était autre que M. Pier Silly, lequel était le dirigeant d'une des filiales figurant dans le périmètre.

M. Jean-Louis CHEVALIER : C'est possible. Si j'ai bonne mémoire, Interhotels était présenté comme un prestataire de services au profit des hôtels d'Aïdi.

M. le Rapporteur : Et servait de pompe à finances, de pompe à honoraires, faisant migrer une grande partie du bénéfice dans une société, bien évidemment florissante, qui n'a jamais été incluse dans le périmètre du redressement. Pourquoi ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je crois me souvenir que nous n'avons pas trouvé le lien pouvant exister entre les affaires d'Aïdi, pour lesquelles il s'est déclaré président de droit ou président de fait, et Interhotels. Rien ne nous a permis de dire qu'Interhotels faisait partie de l'ensemble du système.

M. le Rapporteur : Mais les avez-vous cherchés, ces liens ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Croyez bien que j'ai cherché autant que j'ai pu.

M. le Rapporteur : En êtes-vous sûr ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je ne dis pas que j'y suis parvenu.

M. le Rapporteur : Ayant bien examiné le dossier, je ne vois pas qu'une expertise ait été commandée sur le capital d'Interhotels, par exemple.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Comment voulez-vous entrer dans une procédure vis-à-vis d'une société, si on admet qu'elle n'a rien à voir avec le reste de ce qui est en redressement judiciaire ? Comment voulez-vous pouvoir vous introduire dans la vie d'une société in bonis ?

M. le Rapporteur : Vous avez déjà un dirigeant de la même société, dans votre procédure.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Mais il y a des dirigeants qui sont dans des sociétés différentes n'ayant pas de liens entre elles.

M. le Rapporteur : Certes.

Aïdi dit qu'il fait des déficits en France, mais des bénéfices en Belgique et en Hollande. Et le tribunal dit Amen ! Qu'est-ce qui vous empêchait d'étendre la procédure à Interhotels ? À aucun moment ce fait n'apparaît comme ayant été envisagé. Pourquoi ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : J'ai dû considérer qu'Interhotels faisait partie du périmètre extérieur de la procédure, sans voir comment rattacher les deux choses. Car croyez bien que si j'avais pu...

M. le Rapporteur : Pourtant, Interhotels a joué un rôle très important dans l'entrelacs des relations financières ou, plutôt, pour reprendre l'expression du parquet, dans le « fatras » de sociétés qui étaient unies entre elles par des relations et des courants financiers qui n'ont jamais été explorés par la procédure. Comment se fait-il qu'on n'ait jamais commis un expert pour éclaircir les relations entre Interhotels et l'ensemble des sociétés, pour mesurer le coût que représentait le prélèvement d'Interhotels sur l'ensemble des sociétés de M. Aïdi, sachant que la clientèle était essentiellement constituée par les chaînes syriennes, dont l'État est propriétaire, et les hôtels de M. Aïdi ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : En toute honnêteté, je vous ai fait la réponse que je pense être la réalité. Peut-être ai-je manqué de curiosité...

M. le Rapporteur : C'est un point essentiel. En tout cas, apparemment, l'administrateur judiciaire, Maître Meille, ne s'est pas senti soutenu par le tribunal pour aller rechercher dans cette voie.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Ce n'est pas à moi qu'il en a parlé.

M. le Rapporteur : Cela fait tout de même peu de curiosité, pour un tribunal. On ne s'intéresse pas à une société florissante, qui pompe des honoraires, contribuant ainsi à creuser le passif des autres sociétés. Le tribunal de commerce était en droit de connaître la véritable et exacte nature des relations unissant Interhotels et toutes les sociétés en redressement. Or, pas de curiosité.

Puis arrive à la barre, deux jours avant la décision, ce fameux groupe Kempinski, lequel n'a pas fait d'offre.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non, il a fait une lettre de soutien, produite par les avocats d'Aïdi.

M. le Rapporteur : De soutien à qui ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je ne m'en souviens plus.

M. le Rapporteur : Si le juge-commissaire que vous avez été oublie tout au sujet d'une affaire aussi importante, aussi « intéressante », comment voulez-vous que je vous interroge ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je n'ai pas tout oublié, mais vous me posez là des questions de détail !

M. le Rapporteur : Qui sont de portée considérable.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je suis d'accord avec vous que le problème Interhotels est considérable.

M. le Rapporteur : Et cela pour une raison simple : c'est que Kempinski a passé un accord avec Interhotels et pas du tout avec les sociétés figurant dans le périmètre. Et comme par hasard, on ne s'intéresse pas à Interhotels, pas plus qu'à Kempinski. Et on s'appuie sur ces éléments contractuels pour dire : il faut continuer. Tout cela avec 2 milliards de passif et une spoliation des créanciers à la clé, et alors que des offres concurrentes permettaient d'assurer le désintéressement des créanciers dans de meilleures conditions, la pérennité de l'entreprise et, dans des conditions exactement identiques, le maintien de l'emploi.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Vous parlez du plan de cession. Oui, c'est ce que j'avais demandé à l'audience.

M. le Rapporteur : Quel est votre sentiment : pourquoi le tribunal a-t-il pris une pareille décision, contre votre avis ? Une décision aussi contestable, tant en droit que sur le plan économique et financier !

M. Jean-Louis CHEVALIER : Trois magistrats ont délibéré, et ont estimé devoir prendre cette décision !

M. le Rapporteur : C'est un ordre du président Mattei ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je n'en sais rien du tout. Depuis début 1997, on ne se parlait plus. D'ailleurs, par la suite, j'ai pensé que j'avais vraiment tort, car il y a eu confirmation en appel, tout de même, de la part de magistrats de la cour d'appel, des magistrats professionnels.

M. le Rapporteur : C'est là une autre affaire. Je le répète, comment une telle décision est-elle possible dans un tribunal de commerce français ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Le tribunal a pris sa décision. Je n'étais pas d'accord. C'est tout. D'autant que les juges qui ont siégé ne peuvent absolument pas être soupçonnés de magouille ou de quoi que ce soit.

M. le Rapporteur : A contrario, il y en a que l'on pourrait soupçonner de magouille, donc.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non, pas du tout, je n'en vois pas.

M. le Rapporteur : On peut tellement peu les soupçonner, ces trois juges, M. Piot, M. Bourgerie, et M. Allarousse, qu'ils ne connaissaient rien au dossier. M. Allarousse était votre suppléant. Il ne suivait pas l'affaire avec vous ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non. Mais Piot et Allarousse connaissaient le dossier.

M. le Rapporteur : Vous en avez parlé avec eux, avant ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non ! Le reproche que l'on pourrait faire, c'est que les créanciers étaient en majorité banquiers, et que l'affaire a été jugée par un banquier. Ce qui ne veut pas dire qu'il y ait eu collusion entre le juge banquier d'une part et les banquiers d'autre part. Mais il y a un état d'esprit un peu particulier, qui ne correspond pas toujours à la réalité.

M. le Rapporteur : Pourquoi M. Mattei a-t-il voulu siéger dans cette affaire ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je ne sais s'il a voulu siéger.

M. Piot m'avait même demandé de ne pas aller à l'audience.

M. le Rapporteur : Pourquoi ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je n'en sais rien. Je reçois un jour un coup de téléphone, et Piot me dit qu'il serait préférable que je ne siège pas à la chambre du conseil, parce qu'on connaissait mes sentiments vis-à-vis d'Aïdi, et de laisser mon suppléant y aller.

M. le Rapporteur : Parce que vous étiez opposé au plan de continuation.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Peut-être.

M. le Rapporteur : Et votre suppléant devait assumer les charges de juge-commissaire. Pourquoi avez-vous refusé ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Parce que je pensais que j'avais des choses à dire.

M. le Rapporteur : On voulait donc vous faire taire, d'une certaine façon.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Je n'ai pas dit cela.

M. le Rapporteur : Mais vous l'avez pensé très fort.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Mais je l'ai pensé très fort.

M. le Rapporteur : Et on n'a pas réussi à vous faire taire.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non.

M. le Rapporteur : En revanche, on a réussi à vous faire taire devant moi, car vous ne dites absolument rien !

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non ! Si je vous dis que je ne me souviens pas de tel ou tel point du dossier, c'est que c'est vrai. Si j'avais le dossier devant moi, que vous me posiez des questions précises sur tel ou tel point et que je puisse vous répondre, je le ferais. Je n'ai absolument rien à cacher !

M. le Rapporteur : Donc le président Piot vous demande de ne pas venir siéger, de vous faire remplacer par votre suppléant, M. Allarousse. Et on le retrouve dans le tribunal.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Cela n'avait pas d'importance.

M. le Rapporteur : Finalement, cette chambre « spéciale » des vacations était bien constituée sur mesure pour Aïdi.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non, je ne dis pas cela.

M. le Rapporteur : Vous voulez que je vous dise pourquoi ? Vous venez de me le dire ! Vous m'expliquez que le président Piot, qui connaissait vos sentiments vis-à-vis d'Aïdi, vous prie de laisser la place à Allarousse. Vous refusez. Que fait alors le président Piot ? Il met tout simplement Allarousse dans son délibéré ! Cela fait déjà au moins deux juges sur trois dont on connaît les sentiments au sujet d'Aïdi.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Mais non !

M. le Rapporteur : Est-il normal, à votre sens, que l'on constitue des chambres spéciales ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Pourquoi la qualifiez-vous de « spéciale » ?

M. le Rapporteur : Parce que ce n'était pas la chambre des procédures collectives.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Oui, peut-être ; oui.

M. le Rapporteur : C'est habituel ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Non. En général, ce sont les chambres de procédures collectives qui jugent les procédures collectives.

M. le Rapporteur : Qui a pris la décision de composer une chambre spécialement pour M. Aïdi ?

M. Jean-Louis CHEVALIER : Depuis le 1er janvier 1997, j'étais tenu à l'écart de tout.

M. le Rapporteur : En fait, vous savez tout, mais ne voulez rien dire.

Je vous demande la chose suivante, étant donné votre amnésie : retournez au tribunal dans les quarante-huit heures et consultez le dossier Royal-Monceau, avant que je ne vous réinterroge dans deux jours au tribunal.

M. Jean-Louis CHEVALIER : Comme vous voulez. Je vous ai dit sincèrement ce que je pense, mais si vous voulez me faire parler des problèmes d'homme à homme que j'ai pu avoir avec M. Mattei, c'est tout à fait autre chose, qui n'a rien à voir avec le fonctionnement du tribunal.

M. le Rapporteur : Je ne m'intéresse qu'aux problèmes liés au fonctionnement du tribunal de commerce.

Audition de M. William DESAZARS de MONTGAILHARD,

ancien juge au tribunal de commerce de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du 15 juin 1998)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. Desazars de Mongailhard est introduit.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, M. Desazars de Mongailhard prête serment.

M. le Rapporteur : Savez-vous pourquoi la commission vous a convoqué ?

M. William DESAZARS de MONTGAILHARD : Je pense qu'ayant été juge de tribunal de commerce et ayant démissionné, vous devez vous poser des questions à ce sujet.

M. le Rapporteur : Pourquoi avez-vous démissionné ?

M. William DESAZARS de MONTGAILHARD : J'ai démissionné parce que j'ai des activités qui m'appellent fréquemment à l'étranger, lesquelles ne sont pas compatibles avec la fonction du juge au tribunal.

Le recrutement du juge au tribunal se fait par amitié, par contacts, etc. Or deux de mes amis m'avaient dit que c'était un travail très enrichissant, qu'on ne travaillait pas beaucoup, qu'il y avait des cas intéressants, et donc qu'on y apprenait des choses nouvelles et s'y faisait des amis. C'est d'ailleurs tout à fait vrai, je m'y suis fait de très bons amis, et j'ai trouvé l'ambiance assez sympathique. Mais ce que l'on m'avait décrit en termes de charge de travail, à savoir une journée par semaine, n'était pas vrai.

Si l'on veut bien faire son travail, il y faut deux journées, et en cas de dossiers importants, il faut aussi y passer le week-end. Or cela n'est pas compatible avec mes activités, lesquelles m'appellent souvent, de façon non prévisible, à l'étranger.

Lorsque j'y étais encore, je m'étais organisé d'une façon un peu originale et d'ailleurs critiquée au tribunal. En effet, j'avais demandé l'autorisation au président du tribunal, qui me l'avait accordée, que ma secrétaire soit présente à toutes les audiences ; elle les prenait en sténo, je la rémunérais d'ailleurs à titre personnel, pour cela. Je travaillais donc au magnétophone, ce qui faisait que, par rapport à mes collègues, dans les deux heures qui suivaient mes auditions, j'avais à peu près fait 70 % des jugements. Après, il y avait la rédaction des attendus et des conclusions. C'était pratique, c'était moderne, mais pas tout à fait dans les habitudes du tribunal.

Et puis, les cas qui m'étaient soumis étant de plus en plus importants et longs avec l'ancienneté, ma charge de travail a augmenté, ce qui fait que j'ai estimé que je ne pouvais plus faire un travail sérieux : je n'avais jamais déposé un dossier en retard, et j'ai pensé que j'allais commencer à faire du mauvais travail. Je suis donc parti.

Il est vrai que cela correspondait à un moment où circulaient certaines rumeurs, certains bruits, certaines critiques, qui étaient désagréables, surtout quand on fait ce travail bénévolement.

M. le Rapporteur : Dans votre lettre de démission, adressée à M. Mattei en date du 8 juillet 1997, vous indiquez : « Pour des raisons qui me sont personnelles et fort regrettables, je ne serai pas présent au tribunal à la rentrée de septembre. Je ne demande aucun congé, et je te demande d'accepter ma démission. Je suis tout à fait désolé d'être obligé de prendre cette décision, et je te prie de croire, etc. ». Au moment de votre prise de décision, avez-vous rencontré Mme Houlette, du parquet de Paris ?

M. William DESAZARS de MONTGAILHARD : Oui, elle a demandé à me voir.

M. le Rapporteur : Vous avez eu une conversation avec elle ?

M. William DESAZARS de MONTGAILHARD : J'ai eu une conversation avec elle dans son bureau. C'était la deuxième. J'en avais eu une un an et demi auparavant, pour une histoire de contravention.

M. le Rapporteur : Mme Houlette laisse entendre que vous avez évoqué des faits de corruption concernant le dossier Royal-Monceau, à cette occasion. Est-ce exact ?

M. William DESAZARS de MONTGAILHARD : Il est exact que nous avons parlé de bruits qui couraient autour de cette affaire au tribunal.

Je lui ai dit que j'avais aussi entendu, dans mon entreprise, des bruits, des allégations de corruption. Elle m'a demandé pourquoi je partais, et je lui ai indiqué comme cause principale ce que j'ai dit précédemment. Je lui ai dit que je regrettais ces bruits, que c'était préjudiciable à la position de juge, dommageable à leur réputation.

Je lui ai aussi indiqué, comme à M. Mattei, dans son bureau, quand je partais, que je trouvais les juges quasiment irréprochables, et que j'estimais qu'il était dommage que nous soyons obligés, pour toutes les affaires de dépôt de bilan, de cessation d'activité, de donner des autorisations aux administrateurs sans avoir le temps de vérifier le bien-fondé de leurs demandes d'autorisation, dans la mesure où elles sont non seulement multiples mais surtout immédiates.

Je me souviens aussi avoir dit que je trouvais curieux que certains juges aient, avant l'âge de la retraite, la possibilité de passer trois ou quatre jours de suite au tribunal. J'avais dit à Mattei d'y regarder de plus près, parce que cela semblait curieux. Cela dit, je n'ai les preuves de rien du tout. Je trouve cela curieux, c'est tout.

M. le Rapporteur : Vous parliez d'allégations de faits de corruption, et de l'intérêt du tribunal et de votre entreprise. À l'époque, vous étiez déjà vice-président marketing de Deloitte et Touche ?

M. William DESAZARS de MONTGAILHARD : Tout à fait. Mais je n'ai aucun accès aux dossiers chez Deloitte ; aucunement. Je m'occupe uniquement du développement commercial, c'est-à-dire de contacter des dirigeants, de leur expliquer ce qu'est Deloitte et Touche, de leur présenter le bon outil, c'est-à-dire l'homme idoine, soit en marketing, soit en matière juridique, soit en comptabilité, soit en informatique, et c'est tout. C'est tout mon métier.

M. le Rapporteur : Je vous remercie.

Audition de Mme Leïla BELHASSEN,

mandataire judiciaire à la liquidation des entreprises

(extrait du procès-verbal de la séance du 15 juin 1998)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

Mme Belhassen est introduite.

M. le Rapporteur lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation de M. le Rapporteur, Mme Belhassen prête serment.

M. le Rapporteur : Cher Maître, je suis tombé par hasard sur une société anonyme intitulée Hoche dont vous êtes le liquidateur. Vous avez été nommée mandataire-liquidateur de la société en nom collectif Hoche, dans une liquidation provoquée à la demande de la société Moët et Chandon, qui était créditrice. Vous avez fait au juge commis, M. Bloch, le 19 août 1997, un rapport sur l'état de cette société. Pouvez-vous décrire à la commission d'enquête l'état de cette société au début de 1996, c'est-à-dire avant l'assignation de Moët et Chandon ?

Mme Leïla BELHASSEN : Avant, je ne connais pas un certain nombre de choses. Les découvertes que j'ai faites l'ont été après la liquidation judiciaire de la société, par mes propres investigations dont les moyens sont, vous le savez, assez limités.

En premier lieu, j'ai découvert un certain nombre de liens, que je ne pouvais m'expliquer de prime abord, avec la société Royal-Monceau. J'ai alors commencé à obtenir des bribes de renseignements.

M. le Rapporteur : Quand avez-vous été nommée mandataire-liquidateur ?

Mme Leïla BELHASSEN : Le 29 janvier 1998. La date de cessation des paiements a été fixée par le tribunal au 6 mai 1997.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu à connaître de cette affaire dans le cadre de la procédure de redressement de toutes les sociétés rattachables au groupe Royal-Monceau ?

Mme Leïla BELHASSEN : Absolument pas.

M. le Rapporteur : Cette société fait l'objet d'une procédure indépendante ?

Mme Leïla BELHASSEN : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons ?

Mme Leïla BELHASSEN : Tout simplement parce qu'un créancier, Moët et Chandon, a obtenu d'un tribunal une décision du 25 juin 1996 condamnant la société Hoche au paiement d'une somme d'argent.

M. le Rapporteur : Ils n'avaient pas obtenu le recouvrement de cette créance ?

Mme Leïla BELHASSEN : Ils n'avaient pas obtenu le recouvrement. Ils ont donc agi donc dans le cadre d'une procédure tout à fait normale et ont assigné leur débiteur en redressement ou en liquidation judiciaire.

À ce moment-là, le tribunal me désigne comme enquêteur au côté du juge commis, auquel je rends un rapport.

M. le Rapporteur : Le rapport que j'ai sous les yeux ?

Mme Leïla BELHASSEN : C'est ce rapport que vous avez sous les yeux. Je commence alors à avoir certains éléments.

Premièrement, le dirigeant légal me dit qu'il n'a jamais géré cette société, qu'il a, à la demande d'une personne, accepté la gérance, qu'il ne peut me remettre aucun élément. Par contre, il me fournit quelques petites indications quand je lui pose des questions. Il me dit notamment qu'il a été salarié du Royal-Monceau, qu'il a été « recruté » au bistrot d'en face par un M. el Saada, que je retrouve comme principal porteur de parts de ce groupe de sociétés, qui sont en fait des SNC.

M. le Rapporteur : Avez-vous pu obtenir la comptabilité du gérant de droit ?

Mme Leïla BELHASSEN : Non. Il m'a indiqué qu'il ne l'avait pas, qu'il ne l'avait jamais eue.

Par contre, après la liquidation judiciaire...

M. le Rapporteur : Quand a-t-elle été décidé ?

Mme Leïla BELHASSEN : Le 29 janvier 1998.

Je rends un rapport disant qu'il y a état de cessation des paiements, puisqu'une créance demeure impayée. C'est ce qui motive le tribunal à prononcer la liquidation judiciaire. Le dirigeant qui se présente à ce stade de l'enquête et, d'ailleurs, les associés de ces sociétés, n'ont pas estimé nécessaire de payer le passif, très peu important, ce qui aurait pu mettre fin à la procédure.

Puisqu'il n'y avait pas de possibilité et même pas d'intention de présenter un plan quelconque, la liquidation judiciaire est prononcée le 29 janvier 1998. Je suis désignée comme liquidateur de la société.

Je convoque alors un M. Gagnard, qui est le comptable...

M. le Rapporteur : Le commissaire aux comptes.

Mme Leïla BELHASSEN : ... le commissaire aux comptes de...

M. le Rapporteur : ... la société anonyme Hoche.

Mme Leïla BELHASSEN : ... de la société anonyme Hoche, qui me fournit un certain nombre de renseignements, mais qui n'a manifestement pas trop envie de s'étendre. Il me communique des bilans. Lorsque je lui pose une question à laquelle je tenais particulièrement, il me répond assez évasivement, mais je comprends qu'il y a tout de même un problème.

Dans les bilans qu'il me remet, apparaît une somme d'argent extrêmement importante, qui est provisionnée très rapidement. Je ne comprends très bien pourquoi elle est provisionnée aussi rapidement, puisque, à ma connaissance, il s'agit d'une créance. Une créance doit être recouvrée. Ce qui prend du temps et je commence à me poser un certain nombre de questions.

Plusieurs faits anecdotiques me confortent dans l'idée que je dois chercher dans cette direction. Le dirigeant légal reconfirme devant moi qu'il ne connaît rien à cette affaire, mais il se fait tout de même accompagner par un avocat. Celui-ci se présente à moi en disant qu'il est, certes, avocat, mais qu'il n'est pas là en tant qu'avocat mais en tant qu'ami de ce monsieur qui représente légalement la société. Cela dit, le dirigeant légal a tout de même démissionné depuis juillet 1997.

M. le Rapporteur : Par lettre ?

Mme Leïla BELHASSEN : Par lettre et, d'ailleurs, la mention figure au registre du commerce. Il est quand même représenté. Ultérieurement, il fait appel. Il se fait représenter par le même avocat. Je ne sais plus très bien s'il a vraiment démissionné.

M. le Rapporteur : Vous faites un rapport d'enquête. Nous découvrons que la société anonyme Hoche appartenait au groupe Royal-Monceau, qui l'a cédée à des associés étrangers en mars 1996, c'est-à-dire un mois avant l'ouverture de la procédure collective devant le tribunal de commerce de Paris pour l'ensemble des sociétés concernées par le Royal-Monceau. Il était tout à fait clair qu'avant mars 1996, l'ensemble des dirigeants de la société anonyme Hoche appartenaient, et la commission d'enquête l'a établi, au groupe Royal-Monceau.

Mme Leïla BELHASSEN : J'ai fait les mêmes recherches sur Minitel et j'ai abouti aux mêmes conclusions.

M. le Rapporteur : M. Bachayani est le dirigeant de sociétés rattachées, de façon capitalistique, financière, économique et même juridique, au groupe dirigé par M. Aïdi.

Par ailleurs, il semble, selon votre rapport, que la société Hoche disposait d'un certain nombre d'actifs, lesquels ont été restitués au Comptoir des entrepreneurs qui avait financé un certain nombre de prêts pour l'achat et la transformation de ces actifs immobiliers. La société Hoche - vous ne pouvez peut-être pas le savoir - apparaît dans un des rapports de Maître Meille dans l'affaire du Royal-Monceau. C'est le seul moment où la société anonyme Hoche apparaît. On s'aperçoit que les actifs ayant été restitués au Comptoir des entrepreneurs, cela valait abandon de créances, et tout cela dans le courant de l'année 1995.

Je lis dans votre rapport: « C'est dans ces conditions que la société Hoche céda en 1995 l'immeuble non transformé pour un montant de 160 millions de francs. Depuis, la société ne semble pas avoir eu d'activité. En effet, aucun chiffre d'affaires n'est mentionné dans le compte de résultat de l'exercice 1996. Au terme de l'entretien téléphonique que j'ai eu avec M. Gagnard, comptable de la société, ce dernier m'a précisé que la société Hoche avait avancé à une société dénommée FIDI-BVI la somme de 148 259 777 francs, qui devait servir à la transformation de l'immeuble. »

Pouvez-vous nous expliquer cette curiosité comptable d'une société qui n'a pas d'activité, pas de chiffre d'affaires et qui avance la somme de 148 millions de francs destinée à la transformation d'immeubles restitués au Comptoir des entrepreneurs ?

Mme Leïla BELHASSEN : Je ne peux pas l'expliquer.

M. le Rapporteur : M. Gagnard vous a-t-il expliqué cela au téléphone ?

Mme Leïla BELHASSEN : La restitution des actifs, absolument pas. Je l'apprends. Ce qui est mentionné dans le rapport est un résumé des déclarations que j'ai pu recueillir tant de M. Gagnard que du dirigeant. Je ne fais que répéter ce qu'on m'a dit, mais je ne me l'explique pas.

M. le Rapporteur : Pourquoi transfère-t-on 148 millions de francs pour provisionner immédiatement après 135 millions de francs. Cela signifie que l'avance d'un montant de 148 millions de francs qui avait été consentie est considérée, quelques mois après, comme perdue. En vérité, sur le plan comptable, au lieu d'un prêt, c'est un don.

Mme Leïla BELHASSEN : C'est effectivement une hypothèse que l'on peut avancer.

Pour vous dire les choses tout à fait simplement, cela m'a intriguée. C'est la raison pour laquelle j'ai tenté d'obtenir un peu plus d'éléments. Je ne comprends pas comment on peut provisionner aussi rapidement un montant, de surcroît aussi important.

M. le Rapporteur : M. Gagnard vous a-t-il fourni des précisions sur la société FIDI-BVI, qui a bénéficié de l'avance ?

Mme Leïla BELHASSEN : Non. Au cours du premier rendez-vous que j'ai eu avec le dirigeant, en sa présence - il a consenti à venir, parce que je l'avais convoqué -, il m'a simplement dit qu'il s'agissait d'une société se trouvant dans les îles Tortues.

M. le Rapporteur : Par ailleurs, vous avez écrit au parquet, le 9 février 1998. Vous répétez ce qui est dans le rapport qui a été confié au juge consulaire: « Il apparaît, des bilans en ma possession, notamment de l'exercice 1995, qu'une somme de 148 millions de francs apparaît comme avance, intégralement provisionnée en 1996. L'expert comptable m'a indiqué sans plus de précisions que cette somme avait été prêtée à une société FIDI ». Vous nous précisez que le comptable vous a indiqué que cette société se trouvait dans les îles Tortues ?

Mme Leïla BELHASSEN : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Il me l'a également confirmé cet après-midi. Il m'a indiqué qu'en qualité de commissaire aux comptes, il avait vu la pièce comptable faisant apparaître l'adresse de cette société dans les îles Tortues, dans les Caraïbes.

Quelle explication pouvez-vous donner sur le fait qu'on fasse sortir 148 millions de francs sous forme de prêt destinés à la transformation de l'immeuble - ce qu'il m'a également confirmé -, pour immédiatement le provisionner, comme si les travaux n'avaient pas lieu ? Si vous prêtez de l'argent pour transformer un immeuble, dont vous n'êtes d'ailleurs plus propriétaire, ce qui est une curieuse particularité, vous le prêtez à une société chargée de faire les travaux. Donc, quelle idée d'aller dans les îles Tortues ?

Mme Leïla BELHASSEN : Tout cela est logique.

M. le Rapporteur : Qu'en pensez-vous ?

Mme Leïla BELHASSEN : Vous me demandez d'interpréter.

M. le Rapporteur : C'est une interprétation libre.

Mme Leïla BELHASSEN : J'ai pensé tout simplement qu'il s'agissait de fuite de capitaux.

M. le Rapporteur : Cette thèse devra être vérifiée. La commission d'enquête n'est pas là pour cela, la justice pénale est mieux qualifiée et mieux outillée que nous. Dans la mesure où vous avez écrit au parquet et où une enquête préliminaire est en cours, tout cela pourrait être vérifié dans une cadre différent de celui de la commission d'enquête.

Mais c'est très intéressant, car nous sommes dans le courant de l'année 1995-début 1996, à un moment où les sociétés du Royal-Monceau font l'objet d'un mandat ad hoc et d'une négociation entre les créanciers et l'ensemble des sociétés débitrices. Or à aucun moment, la société débitrice Hoche ne figure dans le périmètre du redressement judiciaire. On comprend pourquoi. S'il avait fallu qu'elle le fût, on se serait aperçu de la disparition d'un actif considérable: 148 millions de francs représentent presque la moitié du chiffre d'affaires annuel de l'ensemble des sociétés du groupe Royal-Monceau. Qu'en pensez-vous ?

Mme Leïla BELHASSEN : Mon interprétation, et ce n'est qu'une interprétation, rejoint la vôtre.

M. le Rapporteur : Je vous en remercie.

J'ai téléphoné au comptable, qui m'a confirmé l'ensemble de ces éléments.

Avez-vous constaté dans ce dossier d'autres anomalies postérieures ?

Mme Leïla BELHASSEN : Oui, une. Alors qu'on ne se précipitait pas pour régler cette petite créance qui se limite à une somme inférieure à 500 000 francs, qui était la cause de la liquidation, on fait aujourd'hui appel par l'intermédiaire d'un dirigeant qui a démissionné et dont je ne sais s'il a vraiment la qualité pour le faire. Et, apparemment, on manifeste une intention très ferme de payer.

Par ailleurs, on m'a approchée pour savoir quelles étaient mes intentions dans ce dossier, pour savoir de quelle manière j'allais réagir. La personne qui m'a contactée est un ancien juge au tribunal de commerce.

M. le Rapporteur : Est-il venu vous voir ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il m'a demandé...

M. le Rapporteur : Est-il venu vous voir ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il m'a invitée à déjeuner.

M. le Rapporteur : Dans quel restaurant ?

Mme Leïla BELHASSEN : Au Ritz.

M. le Rapporteur : Un ancien juge au tribunal de commerce vous invite au Ritz !

Mme Leïla BELHASSEN : Oui.

M. le Rapporteur : Vous a-t-il vraiment invitée ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il m'a vraiment invitée.

M. le Rapporteur : Vous souvenez-vous de la date ?

Mme Leïla BELHASSEN : Le 2 février 1998.

M. le Rapporteur : Juste avant que vous n'écriviez au parquet.

Mme Leïla BELHASSEN : Tout à fait.

M. le Rapporteur : Quel est le nom de ce juge ?

Mme Leïla BELHASSEN : M.Z.

M. le Rapporteur : Que vous a-t-il dit ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il m'a dit qu'on l'avait contacté. Il m'a laissé entendre que c'était une personnalité importante des Émirats arabes.

M. le Rapporteur : Du Moyen-Orient. Qui jurerait de son origine ?

Mme Leïla BELHASSEN : Du Moyen Orient. Il ne m'a pas précisé de nom, mais dans la mesure où j'avais, dans mon dossier, une personnalité du Moyen-Orient, j'ai fait la relation, peut-être hâtive, avec la personne, M. el Saada...

M. le Rapporteur : Il ne vous l'a pas dit ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il ne m'a pas dit de nom.

M. le Rapporteur : À quel titre intervenait-il ?

Mme Leïla BELHASSEN : D'après ce que j'ai compris, il intervenait en tant que sachant, puisque quelqu'un lui avait demandé de quelle manière on pouvait sortir des liens d'une procédure collective. En sa qualité d'ancien juge au tribunal, il devait forcément avoir les renseignements adéquats.

M. le Rapporteur : Cette procédure collective était accidentelle et il fallait mobiliser tout ce qu'il était possible dans un tribunal de commerce pour en sortir ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il le semble.

M. le Rapporteur : Que vous a-t-il dit pour vous convaincre ?

Mme Leïla BELHASSEN : Qu'à partir du moment où le passif serait payé, en ma qualité de représentant des créanciers, je n'aurai plus aucun intérêt pour agir de quelque manière que ce soit.

M. le Rapporteur : Connaissiez-vous le juge Z ?

Mme Leïla BELHASSEN : Oui, puisqu'il avait été juge durant de nombreuses années, il avait été juge-commissaire dans plusieurs affaires. Tout mandataire...

M. le Rapporteur : A-t-il été président de chambre ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il a été président de chambre et président de la chambre des sanctions.

M. le Rapporteur : C'est tout ce qu'il vous a dit pendant tout ce repas ?

Mme Leïla BELHASSEN : D'essentiel, oui. Le reste n'était que considérations sans véritable importance.

M. le Rapporteur : Lui paraissait-il important que vous suiviez son avis ?

Mme Leïla BELHASSEN : C'est la première fois que je me fais inviter par un juge. Je l'ai accepté parce qu'il n'était plus juge. Il ne m'a invitée que pour cela. Je n'ai aucune importance particulière à ses yeux. Il voulait savoir ce que j'allais faire de ce dossier.

M. le Rapporteur : Vous a-t-il recontactée depuis ?

Mme Leïla BELHASSEN : Non.

M. le Rapporteur : Votre attention a-t-elle été alertée d'une autre façon sur les anomalies du dossier Royal-Monceau en général, au tribunal de commerce de Paris ?

Mme Leïla BELHASSEN : Non, je ne connais absolument pas le dossier Royal-Monceau. Mais tout le monde a parlé, à un moment donné, du Royal-Monceau et on a entendu des bruits de couloir.

M. le Rapporteur : Cela n'a aucune valeur. Vous n'étiez pas concernée par le Royal-Monceau.

Mme Leïla BELHASSEN : Absolument pas.

M. le Rapporteur : Est-il usuel que d'anciens juges interviennent ?

Mme Leïla BELHASSEN : Non, mais cela arrive parfois.

M. le Rapporteur : En vertu de quoi et pour quelles raisons ? Comment fonctionne le tribunal de commerce de Paris ?

Mme Leïla BELHASSEN : Ils considèrent détenir un pouvoir économique, qu'ils ont d'ailleurs réellement, sur les mandataires de justice, dans la mesure où, d'un bout à l'autre de la « chaîne », ils distribuent les dossiers, à la « tête du client », et ils signent les ordonnances de rémunération. Ils peuvent tout à fait distribuer les dossiers comme ils veulent. À une certaine époque, ils se permettaient également de demander aux mandataires de justice de ramener leurs honoraires à des montants qu'ils estimaient, eux, adéquats, contrairement au décret sur le tarif.

M. le Rapporteur : Cela n'est peut-être pas toujours injustifié.

Mme Leïla BELHASSEN : C'est injustifié...

M. le Rapporteur : Sur le plan juridique, mais peut-être pas toujours sur le plan économique.

Mme Leïla BELHASSEN : ... car c'est toujours en contrepartie.

M. le Rapporteur : En contrepartie de quoi ?

Mme Leïla BELHASSEN : D'abord, c'est toujours en contrepartie de quelque chose.

M. le Rapporteur : De quoi, par exemple ?

Mme Leïla BELHASSEN : En contrepartie de quelque chose qu'ils demandaient. S'il y avait une résistance, ils agissaient ainsi. Je peux en parler, puisque cela m'est arrivé.

M. le Rapporteur : Quelle contrepartie ?

Mme Leïla BELHASSEN : Vendre ou ne pas vendre des actifs de telle ou telle façon, au enchères ou pas.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous cela ! Est-ce à dire que l'on choisit le gré à gré plutôt que les enchères publiques ?

Mme Leïla BELHASSEN : Par exemple.

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons ?

Mme Leïla BELHASSEN : Parce que je suppose que l'on a intérêt à orienter une vente vers tel type de procédure.

M. le Rapporteur : Un jour, avez-vous refusé ?

Mme Leïla BELHASSEN : Absolument.

M. le Rapporteur : Donc, il y a eu des mesures de rétorsion contre vous.

Mme Leïla BELHASSEN : Oui.

M. le Rapporteur : Votre chiffre d'affaires s'en est-il ressenti ?

Mme Leïla BELHASSEN : Oui.

M. le Rapporteur : Qu'aviez-vous refusé de faire ?

Mme Leïla BELHASSEN : D'autres fois, c'était dans le cadre de plans. En tant que mandataire de justice et représentant des créanciers, je dois donner un avis sur les conditions d'adoption d'un plan. Dans le cadre d'un plan de cession, j'avais estimé que celle-ci ne devait pas être réalisée dans le cadre d'un redressement judiciaire, mais dans le cadre liquidatif. De plus, nous avions affaire à des voyous. Le juge-commissaire, à l'époque, vice-président du tribunal, m'a fait savoir que dans la mesure où j'avais donné un avis négatif, qui avait d'ailleurs été suivi par le parquet, je ne recevrai plus de dossiers.

M. le Rapporteur : Qui était ce juge-commissaire ?

Mme Leïla BELHASSEN : M. Serré.

Mme Leïla BELHASSEN : Ces affaires ont fait l'objet d'un écrit de ma part au parquet, que j'étais allée voir, début 1995. Il ne s'est rien passé. J'ai écrit également à mon président de compagnie, sans le moindre résultat. Tout le monde connaît ces pratiques.

Pour qu'une étude de mandataire de justice puisse vivre, en tout cas, à Paris, il faut se compromettre, c'est-à-dire accepter un certain nombre de diktats. Il est évident que je parle de dérives, ce n'est pas le cas général, mais c'est arrivé avec des personnes bien particulières. Tout le monde connaît ces faits, mais on n'en parle pas, par crainte des mesures de rétorsion.

M. le Rapporteur : Vous brisez ici, en quelque sorte, une loi du silence au sein de votre profession ?

Mme Leïla BELHASSEN : Pas ici seulement. Je vous ai dit que j'en ai déjà parlé.

M. le Rapporteur : En 1995, il y a déjà trois ans.

Mme Leïla BELHASSEN : Non seulement cela a été sans résultat, mais j'en ai subi quelques conséquences. Donc, je continue.

M. le Rapporteur : Voulez-vous nous montrer ces lettres ?

Mme Leïla BELHASSEN : Ce sont des copies que je vous remets. Il y a, par exemple, une lettre datée de janvier 1995, écrite au parquet, puis adressée de nouveau par fax au parquet.

La baisse de la rémunération n'est jamais justifiée lorsqu'il y a des contreparties.

M. le Rapporteur : Dans l'affaire Garage Parking Box, affaire Littoral varois, le juge-commissaire a demandé de ramener vos émoluments à une somme plus modérée. Quelle contrepartie avait-on exigé de vous ?

En résumé, vous nous dites que les juges-commissaires n'ont pas une politique systématique de diminution des honoraires des mandataires, mais qu'ils utilisent les facultés de la loi pour contraindre les mandataires à obéir à certains de leurs désirs qu'ils ne peuvent pas eux-mêmes exprimer dans le cadre de la légalité.

Mme Leïla BELHASSEN : Certains le font. En l'occurrence, ma lettre est peu explicite, parce que j'avais rencontré cette personne précédemment pour lui expliquer tout cela. Je ne voulais pas entrer dans trop de détails pour ne pas me trouver dans une position difficile. Mais dans l'affaire que vous évoquez, j'avais pris la précaution d'écrire au juge pour reproduire tout ce qui s'était passé.

C'était très simple. Il m'avait appelé, dans une affaire, pour me dire qu'il ne fallait pas vendre aux enchères, mais qu'il fallait vendre à l'amiable. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas le faire. Cinq minutes plus tard, il m'a rappelé pour me dire que dans telle affaire, je devais réduire mes prétentions. Certes, c'est moi qui établis un lien entre les deux, mais ce n'est pas la première fois que cela se produit. Je lui ai écrit, il ne m'a jamais répondu.

M. le Rapporteur : C'est une lettre au juge-commissaire Thomas, du tribunal de commerce de Paris.

Mme Leïla BELHASSEN : Oui, je suis attachée à Paris.

M. le Rapporteur : Dans l'affaire Littoral varois, au travers votre lettre, le juge-commissaire donne l'impression de vous demander de privilégier tel acquéreur dans le cadre d'une vente de gré à gré plutôt qu'une vente aux enchères publiques qui mettrait en concurrence plusieurs acquéreurs. Est-ce exact ?

Mme Leïla BELHASSEN : C'est exact, dans un contexte particulier.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres éléments à faire valoir devant la commission d'enquête ?

Mme Leïla BELHASSEN : En ce qui concerne M. Serré, je ne fais que dire, dans une autre lettre, que suite à notre entretien, je consens à réduire mes honoraires. Vous trouvez l'explication dans une autre lettre. C'est une pièce jointe à une lettre au parquet. J'ai relancé le parquet en envoyant l'ensemble des documents par fax. J'ai même écrit à mon président de compagnie, qui connaît parfaitement ces problèmes. Tout le monde s'en fiche.

M. le Rapporteur : Je lis la lettre que vous avez adressée à votre président de compagnie : « Nous faisons l'objet de certaines pressions, depuis plusieurs mois. Depuis de nombreux mois, j'ai tenté de réagir à ces influences qui se manifestent dans la distribution des dossiers. On m'a signifié officieusement, à la suite d'une opposition de ma part à un plan de cession, que je ne recevrais plus de dossier. Un autre, plus récent, peut être porté à votre connaissance. Un juge-commissaire retient toutes mes rémunérations, sous le prétexte que je refuse de désigner comme commissaire-priseur M. Néret-Minet, systématiquement imposé par ce juge, qui m'a indiqué ne pas connaître le pacte de confiance, qui d'ailleurs ne lui a pas été remis. »

Qu'est-ce que ce « pacte de confiance »?

Mme Leïla BELHASSEN : C'est une espèce d'accord sur un certain nombre de diligences entre ma compagnie et le tribunal. En réalité, il n'a jamais été suivi.

M. le Rapporteur : Est-il exact que ce juge-commissaire, M. Chassais, cherche à imposer des commissaires-priseurs dans les dossiers ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il cherche à imposer celui-là.

M. le Rapporteur : Pour quelle raison ?

Mme Leïla BELHASSEN : Je l'ignore. Je ne lui ai pas posé la question. J'ai refusé de le faire.

M. le Rapporteur : Vous concluez: « J'ai donc fait part au parquet de la préoccupation que j'avais de mon indépendance professionnelle, que je considérais compromise, et de mon désir de ne pas me trouver en situation de compromission, si j'étais désormais obligée de prendre en considération la situation économique de mon étude avant de prendre toute décision d'ordre professionnel. »

On ne vous a jamais répondu ?

Mme Leïla BELHASSEN : Mon président m'a convoquée pour m'indiquer que ce ne sont pas des choses qui se disent et qu'il allait voir avec le parquet pour qu'il n'y ait pas d'enquête. Effectivement, il ne s'est jamais rien passé.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres curiosités du tribunal de commerce de Paris à soumettre à l'appréciation de la commission d'enquête parlementaire ? Nous venons de recevoir un président qui nous a dit que tout allait bien au tribunal de commerce de Paris.

Mme Leïla BELHASSEN : Ce type de comportement était très fréquent dans les années 1993 et 1994, un peu en 1995, beaucoup moins maintenant, il est vrai, sauf des interventions d'anciens juges.

Un autre, M. Le Clech', m'a mise en cause gravement. Dans le cadre de la cession d'une affaire, il s'est déplacé, m'a présenté une offre pour le compte d'un de ses clients. Cette personne n'a pas obtenu le fonds de commerce, une péniche-boîte de nuit, parce qu'elle n'était pas la mieux disante. Malgré cela, la personne en question a considéré que j'avais favorisé quelqu'un d'autre, et son conseil, ancien juge au tribunal de commerce, l'a appuyée ?

M. le Rapporteur : Pourquoi, son conseil ? Voulez-vous dire que les juges deviennent, en quelque sorte, des avocats ?

Mme Leïla BELHASSEN : Du fait de ses anciennes fonctions, il a dû promettre à quelqu'un, moyennant finances, qu'il obtiendrait l'acquisition du fonds de commerce.

M. le Rapporteur : Finalement, c'est l'influence qui compte, au tribunal de commerce de Paris ?

Mme Leïla BELHASSEN : Il ne faut pas trop généraliser, mais cela arrive, et beaucoup plus fréquemment qu'on ne le pense.

M. le Rapporteur : Les décisions ne sont donc pas prises en fonction de critères économiques, juridiques rationnels, elles sont prises en fonction d'intérêts relationnels qui n'apparaissent pas ?

Mme Leïla BELHASSEN : Elles sont tout de même prises, la plupart du temps, en fonction de critères économiques, trop peu en fonction de critères juridiques. Le juge du commerce n'est pas un juge du droit, il ne dit pas le droit. Il ne sait pas le dire. Mais elles sont parfois prises en fonction d'opportunités qui n'ont rien à voir avec le droit.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres déclarations à faire à la commission d'enquête ?

Mme Leïla BELHASSEN : Non.

M. le Rapporteur : Merci, madame.



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