N° 811
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 31 mars 1998.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

tendant à créer une commission d'enquête relative aux exigences pécuniaires, aux relations financières internationales, à la situation patrimoniale et fiscale des sectes.
(Renvoyée à la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles30 et 31 du Règlement.)

présentée

par MM. Jean-Pierre BRARD, François ASENSI, Gilbert BIESSY, Claude BILLARD, Bernard BIRSINGER, Alain BOCQUET, Patrick BRAOUEZEC, Jacques BRUNHES, Patrice CARVALHO, Alain CLARY, Christian CUVILLIEZ, René DUTIN, Daniel FEURTET, MmeJacqueline FRAYSSE, MM.André GÉRIN, Pierre GOLDBERG, Maxime GREMETZ, Georges HAGE, Guy HERMIER, Robert HUE, MmesMuguette JACQUAINT, Janine JAMBU, MM.André LAJOINIE, Jean-Claude LEFORT, Patrick LEROY, Félix LEYZOUR, François LIBERTI, Patrick MALAVIEILLE, Roger MEÏ, Ernest MOUTOUSSAMY, Bernard OUTIN, Daniel PAUL, Jean-Claude SANDRIER, Jean TARDITO, Michel VAXÈS et Jean VILA (1),

Députés.

(1) Constituant le groupe communiste et apparentés.
Droits de l'homme et libertés publiques.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
La puissance financière des sectes est un fait de notoriété publique dont les éléments concrets sont pourtant encore fort mal connus.
Il convient à cet égard de rappeler le passage de son rapport en date du 22 décembre 1995 que la commission d'enquête parlementaire avait consacré à cette question :
c) Une puissance financière.
Il est indéniable qu'un certain nombre de sectes disposent de moyens financiers particulièrement importants.
Lafayette Ron Hubbard, fondateur de la scientologie, avait d'ailleurs proclamé, non sans cynisme, dans son discours de Newark: "si l'on veut vraiment devenir millionnaire, le meilleur moyen consiste à fonder sa propre religion".
Ce fait est patent, reconnu par la plupart des dirigeants des sectes auditionnés par la commission, même s'ils se sont montrés très évasifs sur les budgets exacts de leurs associations. Une appréciation de ceux-ci demeure donc largement le fait de ceux qui s'opposent aux sectes, et encourt donc le risque d'être jugée surévaluée.
Cela étant, si les sectes estiment que les informations qui cir culent ne sont pas conformes à la réalité, il ne tient qu'à elles de faire preuve de la plus grande transparence dans la présentation de leurs moyens financiers, ce qui est très loin d'être le cas. Elles auraient dès lors mauvaise grâce à se plaindre - ce qu'elles ne manquent pourtant pas de faire - de l'absence d'objectivité des jugements portés sur leur assise financière.
L'ouvrage collectif du Centre Roger Ikor "Les sectes, état d'urgence" comporte de nombreux renseignements permettant de prendre conscience du véritable empire financier constitué par certaines associations.
Les cas de la secte Moon ou de la Scientologie sont trop connus pour être ici rappelés.
Le CCMM estime, concernant la Médiation transcendentale, que le droit à l'initiation est fixé au quart du salaire mensuel, que le prix d'un cours de Sidhi s'élève à 40000F.
La même source avance, pour le mouvement raëlien, une cotisation de 3% des revenus annuels nets pour l'admission au mouvement français, de 7% pour l'adhésion au mouvement international et de 10% pour l'appartenance au gouvernement mondial géniocrate.
La puissance financière de la Soka Gakkaï se déduit, selon la même source, des récents investissements immobiliers de la secte (domaine des Forges à Trets, château des Roches à Bièvres).
L'importance des sommes en jeu explique la stratégie de nombreuses associations, qui choisissent de s'implanter dans des pays dotés d'une législation fiscale "tolérante": ainsi en va-t-il des Etats-Unis (où le premier amendement à la Constitution est interprété dans un sens extrêmement libéral), de nombreux Etats d'Amérique du Sud ou des pays européens anciennement communistes.
Les dirigeants des sectes auditionnés par la commission n'ont en général pas nié cette puissance financière, allant même, non sans humour ou sans cynisme, jusqu'à affirmer que leurs associations ne représentent pas des religions prônant la pauvreté comme vertu.
Ils ont fait en général valoir :
- que leurs ressources proviennent des contributions volontaires versées par les fidèles en contrepartie de certains services (religieux ou non), de la vente de publications et de dons financiers émanant de particuliers ;
- que leurs comptes sont approuvés par des cabinets d'experts-comptables dont la réputation n'est plus à faire ;
- qu'ils sont en règle avec l'administration fiscale, ayant le plus souvent accepté les redressements imposés par l'administration.
Certains dirigeants vont même jusqu'à reconnaître les liens particuliers les unissant à des entreprises. Dans la contribution écrite déposée devant la commission par l'Eglise de scientologie de Paris, on peut ainsi lire : "De plus, comme tout citoyen, certains scientologues travaillent dans le monde des affaires et à ce titre dirigent des entreprises privées. Il leur arrive de soutenir l'Eglise par des dons financiers mais ceci n'est en aucun cas une obligation. C'est à la discrétion de la personne.
"Enfin, il existe une structure appelée WISE qui regroupe des entreprises ayant décidé d'employer la technologie de management de M.Hubbard et ont pour but de créer un monde des affaires où règne une plus grande éthique."
Quant aux anciens adeptes dont la commission a auditionné un certain nombre, il ressort de leurs témoignages :
- que le montant des contributions excède largement les services rendus... et les moyens des adeptes, souvent amenés à verser une grande part de leurs revenus aux sectes, voire à s'endetter dans des proportions difficilement imaginables ;
- que le caractère volontaire de ces contributions peut souvent être sujet à caution, tant l'état de dépendance des donateurs à l'égard de la secte conduit à s'interroger sur la permanence de leur libre arbitre ;
- que le mode de vie des dirigeants laisse présumer que l'intérêt bien compris de ceux-ci semble parfois primer les buts religieux officiellement déclarés de leur association.
Une telle situation ne laisse pas d'inquiéter : en effet, les associations affectent d'importants moyens au prosélytisme et mettent de surcroît en place des structures juridiques leur permettant d'accroître les moyens dont elles pourraient bénéficier.
C'est en effet en se fondant sur une interprétation stricte du caractère cultuel des associations constituées par les divers mouvements religieux ou philosophiques que le Conseil d'Etat a jusqu'à maintenant refusé à certaines d'entre elles le bénéfice de la possibilité de recevoir des dons et legs.
L'arrêt Association fraternité des serviteurs du Monde nouveau (CE, 21/01/1983) confirme ainsi la légalité d'un décret du Premier ministre, rejetant le recours administratif de l'association contre un arrêté préfectoral lui refusant l'autorisation de percevoir un legs en considérant que "admettant même que l'association (...) ait aussi pour objet l'exercice d'un culte, il ressort des pièces du dossier qu'elle se consacre depuis sa création à l'édition et à la diffusion de publications doctrinales : qu'ainsi (...) elle n'a pas exclusivement un tel objet, que dès lors elle n'est pas fondée à soutenir que c'est à tort que le décret attaqué à confirmé la décision préfectorale lui refusant l'autorisation de recevoir un legs".
Dans un cas de la même espèce (Association cultuelle de l'église apostolique arménienne de Paris, CE, 29/10/1990), le Conseil d'Etat, sans même mettre en avant l'existence d'une activité commerciale, confirme le rejet de la requête de l'association : "Considérant qu'aux termes de l'article 2 de ses statuts... l'association cultuelle de l'église apostolique arménienne de Paris a notamment pour but de "promouvoir la vie spirituelle, éducative, sociale et culturelle de la communauté arménienne"; que l'association requérante ne peut, dès lors, être regardée comme ayant exclusivement pour objet l'exercice d'un culte..."
C'est pour l'ensemble de ces raisons qu'un certain nombre d'asso ciations ont choisi de distinguer au sein de leurs activités plusieurs pôles, en séparant notamment de leurs activités exclusivement cultuelles, exercées au sein d'associations cultuelles, leurs activités commerciales (édition, librairie) effectuées au sein de sociétés à responsabilité limitée.
Une telle évolution, au demeurant parfaitement légale, ne peut toutefois manquer d'inquiéter, la plupart des associations affichant clairement (et on ne peut, d'un seul point de vue juridique, le leur reprocher) leur volonté d'affecter à l'expansion de leur mouvement une large part de leurs moyens financiers : tous les dirigeants des sectes entendus par la commission ont affirmé la vocation de leur association à se développer et à répandre leurs croyances par le prosélytisme.
L'importance des moyens dont disposent un certain nombre d'asso ciations sectaires, dont témoigne notamment le luxe des documents présentant leurs activités qui ont été remis aux membres de la commission, vient incontestablement renforcer le pouvoir d'attraction des sectes et augmenter l'efficacité des techniques de recrutement utilisées.
Dans ce même rapport, la commission relevait aussi une pratique assez fréquente de la fraude fiscale :
"La Cour de cassation a, par exemple, confirmé dans un arrêt du 25 juin 1990 (Blanchard Henri et autres) l'arrêt de la Cour d'appel de Paris du 26 janvier 1988, condamnant le président de l'Association pour l'unification du christianisme mondial (AUCM), qui est la branche française de la secte Moon, pour fraude fiscale. Cet arrêt montre notamment que cet organisme a, sous le couvert d'une association à but religieux, réalisé d'importants bénéfices non déclarés:
"(...) Attendu que Henri Blanchard a été renvoyé devant le tribunal correctionnel pour avoir soustrait frauduleusement l'AUCM dont il était le président à l'établissement et au paiement de l'impôt sur les sociétés, et pour avoir sciemment omis de passer ou de faire passer dans les documents tenant lieu de livre-joumal et de livre d'inventaire tout ou partie des écritures ;
"Attendu que (...) les juges énoncent que l'AUCM n'a que les apparences d'une association et qu'elle exerce, par la mise en vente d'un journal, une activité lui procurant des bénéfices dont une partie importante, non portée en recettes, a servi, par l'intermédiaire de prête-noms, à des acquisitions mobilières ou immobilières occultes, dont, pour certaines, l'affectation n'a pu être précisée; (...)."
Ont également été convaincues de fraude fiscale, entre autres, l'Association internationale pour la conscience de Krishna (AICK) (cf. notamment l'arrêt du 19 octobre 1989 de la cour d'appel de Bourges, n°461/89) et l'Eglise de scientologie (cf. notamment l'arrêt du 3 février 1995 de la Cour d'appel de Paris, n°7). Là aussi, ces organismes avaient réalisé de substantiels bénéfices commerciaux par le biais d'associations à but soi-disant désintéressé.
Par ailleurs, l'arrêt du 3 février 1995 de la Cour d'appel de Paris a établi que l'Eglise de scientologie présentait un passif de l'ordre de 41millions de francs et l'a mise en redressement judiciaire. En outre, le tribunal de commerce de Paris a prononcé, le 30 novembre 1995, la mise en liquidation judiciaire de l'Eglise de scientologie de Paris, pour des impayés à l'administration fiscale et à l'URSSAF d'un montant de 48millions de francs.
Le rapport annuel 1997 de l'Observatoire interministériel sur les sectes apporte sur le sujet des finances de ces groupes les quelques éléments complémentaires suivants :
"Généralement constituées sous forme d'associations de ce type (de la loi de 1901), les sectes en tant que telles ne font pas l'objet d'une identification particulière et leurs dossiers fiscaux ne se différencient pas de ceux des organismes similaires.
" L'administration fiscale dispose de moyens propres pour contrôler les activités des associations, par le biais de vérifications fiscales visant à s'assurer du bien-fondé du régime fiscal dont ces associations se réclament. S'agissant des associations répertoriées dans le rapport parlementaire sur les sectes en France, le contrôle de la réalité du caractère supposé non lucratif des associations nécessite pour l'administration la mise en _uvre de procédures lourdes eu égard aux dispositifs de fonctionnement et de financement internes souvent opaques mis volontairement en place par les dirigeants de ces associations, pour protéger celles-ci. La difficultés pour l'administration est de rassembler des éléments sérieux, ayant force de preuve, étant précisé que celle-ci est à la charge de l'administration.
" En dépit de ces contraintes procédurales et de l'opacité des dispositifs organisée par les dirigeants de ces associations, la direction générale des impôts a réussi à démontrer, à plusieurs reprises, l'usage abusif du statut fiscal privilégié réservé aux organismes à but non lucratif. Ainsi, plusieurs associations importantes répertoriées comme sectes ont été assujetties aux impôts commerciaux.
" Cette recherche de l'efficacité dans le contrôle des associations s'inscrit dans le processus général des nouvelles orientations de lutte contre la fraude fiscale. Celles-ci se caractérisent par un renforcement des moyens consacrés à la recherche et au contrôle des contribuables présentant un risque fiscal particulier, notamment les structures juridiques utilisées comme écran. Les moyens de lutte ont été sensiblement améliorés, notamment par une meilleure coordination des actions de terrain menées par les services de recherche avec d'autres administrations, la recherche des structures écrans et des montages sophistiqués, l'accentuation du recours aux outils juridiques en matière d'échanges internationaux et notamment l'assistance administrative ainsi que par la mobilisation de l'ensemble des administrations financières (la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) et la comptabilité publique.
" - La réaction des associations sectaires face à l'action de l'administration fiscale :
" Celles-ci, en effet, se sont organisées face à l'action du secrétariat d'Etat au budget.
" Certaines sectes ont utilisé les procédures collectives, notamment la procédure de redressement judiciaire, et ont pu ainsi bénéficier de la remise des pénalités d'assiette et de recouvrement. Une fois en redressement, elles ont acquitté les droits simples restant exigibles pour demander au juge-commissaire de renoncer à prononcer la liquidation judiciaire. Or, certains tribunaux ont prononcé la liquidation judiciaire de ces associations. Celle-ci n'a pas empêché la constitution ultérieure d'une autre association.
" En outre, afin de faire échec au recouvrement, les sectes emploient les méthodes classiques d'organisation d'insolvabilité (meubles sans valeur, changement fréquent de comptes bancaires, location des immeubles-sièges des associations).
" Certaines sectes ont pu procéder à la réorganisation de leurs activités en scindant en entités juridiques autonomes, l'activité cultuelle et les activités reconnues lucratives. Ce fractionnement de structure pourrait permettre aux associations cultuelles de bénéficier du régime de faveur réservé aux associations de la loi du 9 décembre 1905.
" Il est à l'origine du contentieux de la taxe foncière sur les immeubles porté devant la juridiction administrative par certaines de ces associations.
" - Les mesures spécifiques mises en _uvre par l'administration fiscale :
" Le secrétariat d'Etat au budget s'est organisé pour lutter contre les dérives fiscales constatées des associations à caractère sectaire (fraudes et évasions fiscales).
" Au plan législatif : en proposant, à l'occasion de la loi de finances actuellement devant le Parlement, d'instituer une amende fiscale à l'encontre de personnes ou organismes délivrant abusivement des attestations ouvrant droit à un avantage fiscal. Cette amende serait égale à 25% des sommes mentionnées sur les documents remis aux donateurs et serait recouvrée selon les mêmes procédures que l'impôt sur le revenu. De plus, les dirigeants de droit ou de fait des organismes ayant délivré abusivement les attestations seraient tenus solidairement au paiement de ces amendes sous réserve de la démonstration de leur mauvaise foi.
" Au plan organisationnel : l'information relative à la question sectaire a été centralisée. Une structure nationale collecte et centralise tous les renseignements et les dirige, le cas échéant, vers les services compétents.
" Les actions de sensibilisation : en outre, a été mise en _uvre, sous l'impulsion de l'observatoire, une sensibilisation des agents du contrôle et de la recherche au phénomène sectaire et au fonctionnement des sectes. L'information dispensée aux agents et particulièrement aux vérificateurs et agents des structures de recherches est destinée à accroître la vigilance des acteurs du contrôle fiscal et à améliorer la recherche des renseignements et leur échange."
S'agissant, en outre, des relations financières internationales, un événement survenu devant le tribunal de commerce de Paris en novembre 1995 dans une affaire impliquant l'association Eglise de scientologie donne une idée de l'ampleur et de la nature de ces relations. En effet, se voyant sur le point d'être mise en liquidation suite au non-paiement des dettes fiscales et à l'URSSAF, la Scientologie a proposé au tribunal d'apurer son passif au moyen d'un chèque de 48millions de francs émis par le trust "Scientology international reserve trust". Constatant le caractère très douteux de la légalité de ce transfert de fonds au regard des règles douanières, le tribunal a refusé le règlement proposé et prononcé la mise en liquidation.
Ces quelques éléments d'analyse et la présentation des premières mesures prises font apparaître les lacunes graves de nos connaissances sur les finances des sectes et sur les infractions qui y sont liées.
C'est pourquoi, afin de permettre une connaissance aussi large et précise que possible des éléments de la puissance financière des organisations sectaires, en particulier celles recensées dans le rapport parlementaire du 22 décembre 1995 et de leurs filiales ou émanations, nous vous demandons, Mesdames et Messieurs, d'adopter la proposition de résolution suivante.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION
Article unique

Il est créé, en application des articles 140 et suivants du règlement, une commission d'enquête de vingt-cinq membres sur les exigences pécuniaires des sectes envers leurs membres, leurs relations financières internationales, leur situation patrimoniale et fiscale ainsi que sur les éventuelles réponses qu'elles appellent de la part des pouvoirs publics.

_________

N°811. - Proposition de résolution de M. Jean-Pierre Brard et plusieurs de ses collègues, tendant à créer une commission d'enquête relative aux exigences pécuniaires, aux relations financières internationales, à la situation patrimoniale et fiscale des sectes (renvoyée à la commission des lois)


© Assemblée nationale