N° 2607
ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 octobre 2000.
PROPOSITION DE RÉSOLUTION
tendant à la création d'une commission d'enquête sur les conséquences économiques, sociales, environnementales et sanitaires des essais nucléaires français.
(Renvoyée à la commission de la défense nationale et des forces armées, à défaut de constitution d'une commission spéciale dans les délais prévus par les articles 30 et 31 du Règlement.)
présentée

par Mmes Marie-HélÈne AUBERT, Chantal ROBIN-RODRIGO, MM.André ASCHIERI, Jean-Pierre BRARD, Yves COCHET, Jean-Claude LEFORT, NoËl MAMÈRE, Jean-Michel MARCHAND, Mme MichÈle RIVASI, MM. Aloyse WARHOUVER et Jean PONTIER,

Députés.

Déchets, pollution et nuisances.

EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,
Il y a cinq ans, le 13 juin 1995, le Président de la République française, M. Jacques Chirac, avait annoncé la reprise des essais nucléaires français dans le Pacifique Sud, mettant ainsi fin au moratoire décrété par le Président François Mitterrand en 1992. A l'issue de cette dernière série d'essais qui s'est achevée le 27 janvier 1996, il est fortement souhaitable qu'un travail d'évaluation de l'ensemble des conséquences des expérimentations nucléaires de la France soit entrepris. Il s'agit d'éclairer l'opinion publique sur les effets et conséquences des essais nucléaires atmosphériques et souterrains qui se sont déroulés de 1960 à 1996 au Sahara et en Polynésie française.

I. - Un travail d'évaluation incomplet

A plusieurs reprises, des parlementaires français ont demandé une transparence complète sur la politique nucléaire militaire de la France et ses conséquences afin de combler les lacunes laissées par les précédents rapports qui avaient un caractère trop partiel.
Il est vrai qu'une mission d'évaluation a été conduite en 1998 par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), sur la demande du gouvernement français. Néanmoins, cette étude est loin d'être " globale, exhaustive et indépendante " étant donné qu'elle ne se réfère que très partiellement aux essais atmosphériques (six pages en annexe sur un document de quelque deux mille pages). De plus, une grande partie des données ont été fournies à l'AIEA, par le ministère de la défense qui, de plus, n'avait pas répondu à toutes les requêtes souhaitées par l'AIEA. Un autre rapport, de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), dresse également un bilan rassurant, aux dires du ministère de la défense. Cependant, la présentation des conclusions de l'INSERM est incomplète, occultant des réserves exprimées par ses auteurs. Enfin, les deux rapports cités ont un défaut commun : ils ne sont pas disponibles en France, ce qui est en contradiction avec le " souci de transparence ", affiché par le ministère de la défense, lors d'une réponse à une question écrite de M. Emile Vernaudon, député de Polynésie française, publiée le 13 décembre 1999.
La question se pose de savoir pourquoi le gouvernement français ne souhaite pas ouvrir les archives. Le premier, et à notre connaissance le seul argument présenté, est l'évocation du " secret défense ". Or, le gouvernement peut, s'il le souhaite, déclassifier des documents intéressant la sûreté de l'Etat ou la défense nationale. Un exemple récent, la mission d'information sur le Rwanda, conduite par des députés, a démontré à la fois cette possibilité d'ouvrir les archives et l'exigence de transparence de la part de notre gouvernement. De plus, l'exemple des Etats-Unis affaiblit l'argument du " secret défense " : ces derniers ont déclassifié nombre de documents concernant leurs sites militaires les plus secrets, sans qu'apparemment, leur sécurité soit mise en péril.

II. - La transparence : un objectif soutenu par plusieurs intérêts

En février 1999, le colloque " Les essais nucléaires français en Polynésie : exigence de vérité et propositions pour l'avenir ", qui s'est tenu dans les locaux de l'Assemblée nationale, a rassemblé plus de deux cent cinquante participants, démontrant ainsi l'intérêt que nos concitoyens portent à ce sujet. Mais également, au sein de l'Assemblée nationale, des voix se sont explicitement élevées contre tout refus de transparence. M. Christian Bataille, député du Nord, s'est exprimé ainsi, dans un rapport d'information de décembre 1997 : " Les impératifs de la défense nationale ont conduit à porter des atteintes parfois graves à l'environnement et peut-être même à la santé humaine. Il ne serait que temps d'en faire le constat le plus honnêtement possible, d'en tirer les conséquences et d'y porter remède quand cela est encore possible.  "
Mais la transparence, comme expression de l'intérêt général et signe du bon fonctionnement d'une démocratie moderne, n'est pas une fin en soi : elle s'impose par au moins trois motivations.
Premièrement, la discussion autour des essais nucléaires est avant tout imprégnée par une énorme incertitude, due l'accès difficile aux rapports et aux conditions d'élaboration de ces différents rapports. Dans l'intérêt scientifique, il faut insister sur la demande d'ouverture des archives. Car la science vit de la discussion sur la base de données qui sont accessibles à tout membre de la communauté scientifique. A tout étudiant en premier cycle universitaire, on apprend que le fondement de tout travail scientifique est la vérification, et plus encore, la réfutation d'une hypothèse ou d'une théorie. Or, tant que l'accès à toutes les informations et données est refusé, le dialogue avec la communauté scientifique restera interrompu.
Deuxièmement, il faut rappeler le principe de précaution en matière de l'environnement, de santé et de sécurité alimentaire. Toute opération de surveillance des atolls, de la santé des gens qui habitent et travaillent à proximité de ces atolls, ne peut se faire que si on connaît l'état actuel de la situation, que si on connaît le déroulement des événements qui se sont produits sur les sites d'essais depuis les années 60. Le travail des médecins, des géologues, mais aussi de l'administration chargée du respect du principe de précaution, sera énormément facilité si l'impact des essais nucléaires sur la population et l'environnement est connu. Les auteurs de l'étude de l'INSERM soulignent eux-mêmes l'importance de nouvelles études approfondies au sujet de l'incidence des cancers de la thyroïde chez les femmes ou des effets des essais atmosphériques sur les personnes qui étaient enfants à ce moment (1966-1974). En particulier en Polynésie, une politique de transparence paraît indispensable, dans la mesure où la culture polynésienne associe étroitement l'homme à la terre, à une terre qui est mise en péril par les essais nucléaires. Porter atteinte à la terre, c'est attenter à la vie même des Polynésiens.
C'est, troisièmement, avant tout dans l'intérêt des populations concernées que nous avons l'obligation morale de faire toute la lumière sur les effets des essais nucléaires. Aux yeux des Polynésiens, le fait que le gouvernement des Etats-Unis ait reconnu ses responsabilités vis-à-vis des habitants de l'atoll de Bikini, rend peu crédible que les essais français n'aient eu aucune influence sur l'environnement et la santé des habitants de leur région. L'enquête sociologique réalisée auprès des anciens travailleurs polynésiens des sites nucléaires et publiée sous le titre " Moruroa et nous ", dénote une perte de crédibilité des autorités de l'Etat qui ont toujours repoussé leurs interrogations sur les conséquences réelles des essais nucléaires. Notamment, des organisations non gouvernementales et des Eglises en Polynésie française et en Europe ont demandé à plusieurs reprises au gouvernement français d'ouvrir les archives militaires relatives aux essais et de permettre à des chercheurs indépendants de procéder à d'autres études. Elles attendent toujours satisfaction. De plus, les autorités françaises n'ont nullement sollicité l'avis des Polynésiens pour faire le bilan après l'arrêt définitif des essais. C'est ce qu'a rappelé l'évêque de Polynésie, Mgr Jabez L. Bryce, lors du colloque à l'Assemblée nationale : " Les essais nucléaires français font peut-être partie de l'Histoire pour les militaires et le gouvernement français. Mais pour nous, dans le Pacifique, c'est un souci permanent de savoir s'il est vrai que les essais n'ont pas eu d'effets néfastes sur la santé de notre peuple.  "

III. - Les thèmes à examiner

L'ensemble de ces motivations pour la transparence attendue laisse apparaître une liste de thèmes qui seront à étudier dans le cadre de la commission d'enquête.
Il s'agit d'explorer la contamination des atolls et des lagons par l'uranium ou d'autres éléments radioactifs. Des études ont démontré que, contrairement aux conclusions du rapport de l'AIEA, il est impossible de banaliser la contamination de l'atoll de Moruroa, compte tenu des risques associés à l'incorporation de particules chaudes, par inhalation ou ingestion. Par respect pour les Polynésiens, concernés au premier chef, le système de surveillance radiologique mis en place depuis quelques mois par le Département de suivi des expérimentations nucléaires doit pouvoir intégrer des personnels locaux, prévoir une association des autorités de Polynésie française et publier régulièrement ses résultats.
En outre, une évaluation des risques émanant des déchets radioactifs accumulés dans les sous-sols des atolls est indispensable. Un rapport d'information de M. Christian Bataille, député du Nord, consacré à la gestion des déchets nucléaires militaires de haute activité, a été adopté en décembre 1997 par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques. Néanmoins, la commission d'enquête aura la tâche d'examiner les effets du dépôt de substances radioactives, en vue d'un éventuel classement des atolls de Moruroa et Fangataufa comme " installations nucléaires de base " (INB), ce qui entraînerait l'obligation de surveillance continue des atolls.
En troisième lieu, il est souhaitable que le voile sur l'impact des essais atmosphériques soit levé. Il est largement connu que, lors des essais aériens, plusieurs incidents avaient eu lieu contaminant les environs habités des sites nucléaires. Malheureusement, les archives de la Direction des centres d'expérimentations nucléaires (DIRCEN) ont été reclassifiés en décembre 1997 sur ordre du ministère de la défense. D'autre part, il suffit de rappeler que, dans le mandat des autorités françaises pour l'étude de l'AIEA, toute évaluation rétrospective des doses de rayonnements attribuables aux essais atmosphériques au-dessus des atolls était exclue. Ainsi existe-t-il seulement un résumé d'une étude du Comité scientifique des Nations unies pour l'étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), qui a été établie sur la base d'informations fournies par les autorités militaires françaises. Il est évident que, vu ces références circulaires en provenance d'une source d'information unique, une évaluation indépendante de l'impact des essais atmosphériques sur l'environnement comme sur la santé des populations est nécessaire.
En conséquence, des études épidémiologiques devront être poursuivies, notamment auprès des personnels polynésiens et métropolitains - civils comme militaires - qui ont travaillé sur les sites d'essais et doivent être considérés comme des " groupes à risques ". Pour avoir une crédibilité acceptable, ces études devront être réalisées par des équipes scientifiques indépendantes des organismes qui ont été partie prenante des essais. Une enquête sociologique réalisée en 1996 auprès de plus de sept cents anciens travailleurs polynésiens sur les sites nucléaires révèle que seulement 49% d'entre eux ont eu un examen médical à l'issue de leur séjour sur les sites. Il semblerait donc justifié de faire réaliser un bilan de santé à tous ces personnels qui le souhaiteraient. Le recueil des données sanitaires ainsi obtenu pourrait constituer la base d'études épidémiologiques ultérieures et contribuer à une meilleure compréhension des conséquences sanitaires des expérimentations nucléaires.
L'implantation du centre d'expérimentations nucléaires en Polynésie française a également eu un impact économique, social et culturel considérable sur les populations de ces archipels dont pratiquement toutes les familles comptent un ancien travailleur des sites nucléaires. Cet aspect doit également être pris en compte pour l'évaluation globale des essais nucléaires français que certains auteurs ont comparé au choc déstructurant provoqué par le premier contact des insulaires avec la civilisation européenne à la fin du xviiie siècle.
En dernier lieu, en matière de stabilité géologique des atolls, il faut continuer et approfondir les études déjà entamées. Le rapport de l'AIEA a rappelé que les tirs avaient altéré la stabilité des atolls de Moruroa et de Fangataufa et créé en plusieurs lieux des risques de prochains effondrements. Les conséquences de telles éventualités à moyen et à long terme restent à évaluer, ce qui est indispensable dans un esprit de précaution. Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) a indiqué que la France poursuivrait, pendant au moins une dizaine d'années, un programme de surveillance radiologique et géomécanique, tant à l'aide d'instruments de mesures automatiques que de missions sur place. Il reste à savoir quels sont les éventuels résultats de ce programme de surveillance mis en place depuis quelques mois et comment des personnels polynésiens peuvent être associés à ce programme. La tâche de la Commission d'enquête consistera à faciliter ces études et à faire connaître leurs résultats à un plus grand public.
Dans un véritable souci de transparence, nous demandons l'ouverture des archives sur les essais nucléaires de la France et l'instauration d'un débat public sur cette partie de la politique française qui a été largement contestée par d'autres gouvernements et par des organisations non gouvernementales, ceci non seulement pendant la dernière série d'essais. De plus, nombreux sont nos compatriotes polynésiens à exiger la vérité sur les expérimentations nucléaires faites chez eux sans véritable respect de la démocratie.
La commission d'enquête dont nous proposons la création devra avoir accès aux archives, auditionner les différents acteurs militaires, civils, politiques, métropolitains, polynésiens des expérimentations nucléaires, interroger des experts et des personnalités indépendantes. Cette commission, conduite par l'Assemblée nationale, est la mieux placée pour informer, indépendamment, la représentation nationale et le peuple français sur un sujet qui mérite toute notre attention.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION

Article unique

Conformément aux articles 140 et suivants du Règlement de l'Assemblée nationale, il est constitué une commission d'enquête de vingt-cinq membres sur les conséquences économiques, sociales, environnementales et sanitaires des essais nucléaires français.
2607 - Proposition de résolution de Mme Marie-Hélène Aubert tendant à la création d'une commission d'enquête sur les conséquences économiques, sociales, environnementales et sanitaires des essais nucléaires français (commission de la défense).


© Assemblée nationale