N° 2297

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 29 mars 2000.
RAPPORT
FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
SUR LA TRANSPARENCE ET LA SECURITE SANITAIRE
DE LA FILIÈRE ALIMENTAIRE EN FRANCE

Président
MFélix LEYZOUR,
Rapporteur
MDaniel CHEVALLIER,
Députés.
--
AUDITIONS

TOME II

Volume 1
(1) La composition de cette Commission figure au verso de la présente page.

Agro-alimentaire.

Cette Commission est composée de : MM. Félix LEYZOUR, Président, M. André ANGOT, Mme Monique DENISE, Vice-présidents MM. Pierre CARASSUS et Jean-François MATTEI, Secrétaires, M. Daniel CHEVALLIER, Rapporteur ; MM. André ASCHIERI, Jean BARDET, Alain CALMAT, Patrice CARVALHO, Mme Laurence DUMONT, MM. Renaud DUTREIL, Jean-Pierre FOUCHER, Claude GATIGNOL, Jean GAUBERT, Hervé GAYMARD, Germain GENGENWIN, Michel GRÉGOIRE, Mme Odette GRZEGRZULKA, MM. François GUILLAUME, Pierre LELLOUCHE, Patrick LEMASLE, Jean MICHEL, Gilbert MITTERRAND, Joseph PARRENIN, Jacques PÉLISSARD, Mmes Annette PEULVAST-BERGEAL, Michèle RIVASI, MM. François SAUVADET et Jean-Luc WARSMANN.

Les présentes annexes reprennent l'intégralité des procès-verbaux des auditions auxquelles la commission d'enquête a procédé du 20 octobre 1999 au 3 février 2000

Ces procès-verbaux sont présentés dans l'ordre des différents cycles retenus par la commission d'enquête

Le sommaire détaillé des cycles figure en en-tête de chacun d'eux

Pages

TOME I :

Premier cycle : le bilan des travaux du Parlement sur la sécurité sanitaire des aliments au 20 octobre 1999 ............................................. 5

Deuxième cycle : le témoignage des responsables institutionnels............................................. 111

Troisième cycle : l'expertise des scientifiques...... 409
TOME II :
Quatrième cycle : l'analyse des acteurs de la filière alimentaire................................................
TOME III :
Cinquième cycle : l'environnement international .............................................................
Sixième cycle : le témoignage du gouvernement français....................................................

PREMIER CYCLE

LE BILAN DES TRAVAUX DU PARLEMENT SUR LA SECURITE SANITAIRE DES ALIMENTS

AU 20 OCTOBRE 1999

SOMMAIRE DU PREMIER CYCLE DES AUDITIONS

Pages

I. Le rapport n° 3291 du 15 janvier 1997 sur l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine et les dispositions de la loi n° 98.535 du 1er juillet 1998 portant renforcement de la veille sanitaire et du contrôle sanitaire des produits destinés à l'homme : exposés suivis d'un débat de M. le Professeur Jean-François MATTEI, Député, et de M. le Professeur Alain CALMAT, Député, ancien ministre (20 octobre 1999).................................... 9

II. Les dispositions relatives à la sécurité sanitaire des aliments incluses au sein de la loi n° 99.574 d'orientation agricole du 9 juillet 1999 : audition de M. Alain BERGER, Directeur du cabinet du ministre de l'Agriculture et de la pêche, et de Mme Claudine LEBON, Conseillère technique au cabinet du ministre
(26 octobre 1999).......................................................................... 46

III. Les travaux de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et les travaux du Sénat relatifs aux organismes génétiquement modifiés (O.G.M.) : exposés suivis d'un débat de M. Jean-Yves LE DEAUT, Député, et de M. le Docteur vétérinaire Jean BIZET, Sénateur
(26 octobre 1999).......................................................................... 61

IV. Forum sur le principe de précaution tel que ce principe résulte de la loi n° 95.101 du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l'environnement, dite loi " Barnier " et de l'article 200.1 du code rural, avec la participation de :

- Mme Geneviève VINEY, Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne,

- M. Pierre SARGOS, Conseiller à la Cour de Cassation,

- M. Jacques-Henri STAHL, Maître des requêtes au Conseil d'Etat (12 janvier 2000)

................................................................................................. 81

I.- Le rapport n° 3291 du 15 janvier 1997 sur l'épidémie
d'encéphalopathie spongiforme bovine
et les dispositions de la loi n° 98-535 du 1er juillet 1998
portant renforcement de la veille sanitaire
et du contrôle sanitaire des produits destinés à l'homme

Exposés suivis d'un débat de M. le Professeur Jean-François MATTEI, député
et de M. le Professeur Alain CALMAT, député, ancien ministre

(extrait du procès-verbal de la séance du 20 octobre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. le Président : Mes chers collègues, je vous rappelle que lors de notre séance inaugurale d'hier après-midi, au cours de laquelle vous m'avez fait l'honneur de me placer à votre présidence, nous avons décidé, sur proposition de notre rapporteur, M. Daniel Chevallier, d'organiser nos travaux en différents cycles.

J'en précise à nouveau les thèmes.

Le premier cycle devrait nous permettre de dresser un bilan des travaux et des réflexions du Parlement car celui-ci ne découvre pas ex abrupto le problème de la sécurité de la filière alimentaire avec la création de notre commission d'enquête ; même si celle-ci se doit d'en dresser le tableau le plus complet et le plus impartial qui soit.

Le second cycle nous permettra d'entendre les grands responsables des administrations et des institutions concernées et d'effectuer diverses missions auprès de ces administrations et institutions.

Le troisième nous conduira à procéder à l'audition des grands spécialistes de nos facultés, instituts et grandes écoles.

Le quatrième cycle prendra la forme de forums à l'occasion desquels notre commission pourra interroger toutes les parties prenantes de la filière et nous conduira à effectuer également certains déplacements au sein d'industries, de marchés d'intérêt national, etc.

Le cinquième nous conduira à situer le problème qui nous est posé au sein de son contexte européen et international.

Le sixième, enfin nous permettra de confronter nos premières conclusions par des entretiens avec plusieurs membres du Gouvernement.

Sans plus attendre, car le temps nous est compté, j'ouvre notre premier cycle consacré aux travaux du Parlement, qui donnera lieu aujourd'hui à deux exposés successifs de nos collègues MM. Les Professeurs Mattei et Calmat suivis d'un débat et, mardi prochain, à un exposé de M. le Directeur de cabinet de M. le Ministre de l'agriculture et de la pêche ainsi qu'à deux communications, l'une de notre collègue M. Jean-Yves Le Déault au nom de l'Office d'évaluation des choix scientifiques et technologiques et l'autre de M. le Docteur vétérinaire Bizet qui nous apportera le point de vue du Sénat.

Je précise que, conformément à la décision prise hier par le Bureau de notre commission, nos collègues députés et sénateurs qui viendront témoigner des travaux qu'ils ont conduit en leur qualité de parlementaire seront dispensés de la procédure du serment.

La parole est à M. le Professeur Jean-François Mattei, député, rapporteur de la mission d'information parlementaire commune sur l'ensemble des problèmes posés par le développement de l'épidémie d'encéphalopathie (E.S.B.).

M. le Professeur Jean-François MATTEI : M.  le Président, M. le Rapporteur, mes chers collègues, je vous remercie de la confiance que vous m'accordez en me demandant d'être le premier à m'exprimer ici, avec mon collègue et confrère Alain Calmat.

Vous m'avez demandé de m'exprimer au titre de mes fonctions passées de rapporteur de la mission dite " de la vache folle ".

C'est ce que je vais faire naturellement, mais si vous m'y autorisez, je prolongerai ce rapport par diverses observations.

Cette crise, comme le rapport qui a été élaboré à cette occasion, sont assez exemplaires de la façon dont les choses se présentent et je voudrais d'abord vous en rappeler l'histoire et les enjeux.

D'abord, une révélation brutale le 20 mars 1996 à la Chambre des communes : le ministre en charge du dossier explique que la mort de dix personnes, sous la forme de ce qu'on peut qualifier de nouvelle maladie humaine - variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob - est probablement liée à l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme des bovidés qui s'est déclarée avant 1989.

Ensuite, la gravité du sujet qui touche à l'alimentation et - notre commission d'enquête aura à se pencher sur cette dimension du problème - tout ce qui touche à l'alimentation touche à la fois à la vie et à la liberté. Il y a là une double symbolique et, lorsqu'on apprend brutalement qu'en mangeant de la viande on peut éventuellement contracter une maladie mortelle, vous imaginez le retentissement que cela peut avoir.

A cette première gravité s'en ajoute une autre : les conséquences économiques injustes pour toute une filière, car c'est toute une filière qui a été frappée, du début à la fin.

M. le rapporteur, lors de votre intervention dans l'hémicycle à l'occasion du débat qui a abouti à la création de notre commission, vous avez prononcé cette phrase, ou plutôt cet aphorisme " de la fourche à la fourchette " ; on pourrait dire " aussi bien de l'étable à la table ". Bref, toute la filière est touchée.

Troisième élément dont la gravité est de même importance : une maîtrise incertaine de la situation car on ne connaît pas bien le prion, ni la transmission de l'infection et l'évolution de la maladie s'avère imprévisible. La transmission s'avère inter-espèce, ce qui vient mettre à bas un tabou.

Enfin, la durée de l'incubation : vraisemblablement plusieurs dizaines d'années.

Lorsque la crise survient en 1996, à partir de contaminations antérieures à 1989, dit-on, ceux qui sont sains se mettent immédiatement dans la situation de malades potentiels, voire de morts potentiels.

Vous voyez donc que par sa brutalité et sa gravité il s'agit bien d'une crise, que deux conditions sont réunies pour que ce soit une crise car on ne fait pas naître une crise à partir de rien.

Il faut bien reconnaître que tout cela est apparu assez vite comme le résultat de dysfonctionnements invraisemblables.

D'abord, une recherche tardivement mobilisée. Le prion n'intéressait pas grand monde. Ce n'était pas un sujet qui permettait de glaner des subventions, des aides financières, des créations de postes au sein d'équipes de recherche. Bref, le prion était considéré comme quelque chose de secondaire. Je peux en témoigner en ma qualité de chercheur. Croyez-moi, le prion était laissé de côté. Et d'ailleurs, puisque les Anglais avaient " tiré les premiers ", ils n'avaient qu'à continuer de tirer la recherche dans ce domaine.

Deuxième dysfonctionnement, il faut bien le reconnaître - et même si je me hasarde sur des terres qui ne sont plus tout à fait les miennes mais c'est ce qui était ressorti du rapport - la filière bovine en France était fragile dans son organisation, dans sa structure, dans ses débouchés.

Enfin et surtout, des contrôles défaillants. En Grande-Bretagne, on a découvert a posteriori qu'on avait modifié les conditions de fabrication des farines animales sans que personne n'en ait été réellement informé : changement de température, changement de pression, etc.

On découvrait ainsi qu'on avait fait prévaloir des critères économiques de rentabilité et de productivité sur tout autre critère, notamment sanitaire et on voit bien là des dysfonctionnements extrêmement graves.

En France, il est apparu des dysfonctionnements qui n'étaient pas non plus légers.

Première question : qui contrôle quoi ?

Puisque vous avez le rapport, je vais simplement, et sans rentrer dans le détail, vous renvoyer aux tableaux des pages 93, 94 et 95 du tome I, qui retracent les données statistiques sur les farines importées que nous avons demandées aux administrations compétentes.

Tableaux extraits du rapport n° 3291 du 15 janvier 1997

de M. Jean-François MATTEI, rapporteur de la Mission d'information commune sur l'ensemble des problèmes posés par le développement

de l'épidémie d'encéphalopathie spongiforme bovine

Tableau n° 1

Première série statistique fournie par M. Yves Galland,
Ministre délégué aux finances et au commerce extérieur
sur les farines importées d'Irlande

1993

612 t

1994

4 326 t

1995

4 094 t

1996

3 436 t

Tableau n° 2

Deuxième série statistique fournie par M. Yves Galland

1987

11 000 t

1988

5 000 t

1989

27 000 t

1990

2 041 t

1991

0 t

1992

0 t

1993

1 782 t

Tableau n° 3

Chiffres fournis conjointement par le Directeur Général des Douanes
et le Directeur Général de la concurrence, de la consommation
et de la répression des fraudes

1986

1 584 t

1987

11 027 t

1988

5 725 t

1989

27 512 t

1990

2 041 t

1991

0 t

1992

0 t

1993

4 984 t

1994

20 274 t

Tableau n° 4

Chiffres fournis par M. Yves Montecot, Président du syndicat national des industriels de la nutrition animale sur les farines importées, sans précision sur la provenance

1989

1 500 t

1990

1 000 t

1991

20 t

1992

0 t

1993

600 t

1994

4 300 t

1995

4 100 t

Tableau n° 5

Chiffres fournis par le Directeur Général de l'alimentation sur les farines venant de toutes provenances

1986

9 500 t

1987

8 375 t

1988

10 280 t

1989

16 031 t

1990

1 801 t

1991

0 t

1992

0 t

1993

612 t

1994

4 237 t

1995

4 054 t

Or il est manifeste qu'à partir des informations données par les différentes parties prenantes, il est impossible de s'y retrouver. Sans faire un mauvais jeu de mots, " on nous a roulés dans la farine ".

Il est vrai que c'était une mission d'information, ce n'était pas une commission d'enquête et moi qui avais souhaité à l'époque une simple mission d'information afin de ne désigner aucun responsable a priori, j'ai regretté ce jour-là que nous n'ayons pas les pouvoirs d'une commission d'enquête car, en voyant ces chiffres, il est impossible de comprendre ce qui s'est passé.

Incohérence des chiffres et fraudes manifestes.

Quand vous regardez également le tableau de la page 97 qui a même conduit à l'époque la télévision belge à se déplacer, vous voyez que, tout d'un coup, les farines importées de Belgique passent de 4 766 tonnes en 1991 et 3 589 en 1992 à 12 768 en 1993, 16 094 en 1994, 18 292 en 1990...

Tableau des importations de farines et de poudres de viandes et d'abats impropres à la consommation humaine, cretons, après contrôle des déclarations d'échange de biens (DEB),
établis par la direction générale des douanes

         

 

 

 

 

Quantités en tonnes

 

1986

1987

1988

1989

1990

Royaume-Uni

9 510

8 375

10 280

16 031

1 801

Irlande

1 584

11 027

5 725

27 512

2 041

Allemagne

1 676

1 351

2 023

1 143

3 379

Belgique et Luxembourg

1 419

1 842

3 566

5 561

7 728

Pays-Bas

371

777

577

492

1 076

Danemark

22

Nr

Nr

1 419

12 514

Total Union européenne

17 640

27 848

27 472

61 138

31 886

Total tous pays

20 487

32 578

31 211

66 246

35 676

 

1991

1992

1993

1994

1995

Royaume-Uni

nr

Nr

0

390

1 077

Irlande

nr

Nr

4 984

20 274

34 616

Allemagne

804

348

756

237

1 096

Belgique et Luxembourg

4 766

3 589

12 768

16 094

18 292

Pays-Bas

792

427

680

4 695

3 474

Danemark

9 983

489

195

93

92

Total Union européenne

10 052

16 677

28 761

53 525

73 831

Total tous pays

22 534

21 649

31 261

56 530

76 685

 

1996
(3 mois)

Janv 93

Mars 96

 

 

 

Royaume-Uni

173

1 640

 

 

 

Irlande

5 977

65 850

 

 

 

Allemagne

334

2 422

 

 

 

Belgique et Luxembourg

4 393

51 546

 

 

 

Pays-Bas

1 987

10 835

 

 

 

Danemark

10

390

 

 

 

Total Union européenne

16 319

172 435

 

 

 

Total tous pays

17 588

182 063

 

 

 

NB. : - nr : non repris dans la publication annuelle de la douane, les importations originaires du pays considéré représentant moins de 9 KF sur l'année.

M. A partir de 1993, les quantités collectées dans le cadre des échanges intra-communautaires (DEB) ne concernent que les opérateurs réalisant plus de 700 KF d'introduction sur un an.

Il était clair qu'on avait là, sinon la preuve, tout au moins des indications suffisantes pour penser qu'un certain nombre de tonnes de farine était passé par la Belgique pour y trouver un nouvel étiquetage et une nouvelle virginité.

Il y avait donc eu des fraudes manifestes qu'une mission d'information n'était pas en mesure de prouver véritablement.

Quatrième dysfonctionnement : une réponse communautaire inadaptée, car aux prises avec les contradictions de la construction européenne.

Je ne veux pas enfoncer des portes ouvertes mais cette construction européenne s'est faite essentiellement sur des données économiques. On a construit un espace économique, un marché unique et quand le droit à la santé s'oppose au marché unique, le combat est inégal.

L'économie l'a emporté sur le sanitaire. On a méconnu totalement le droit à la santé, cela au profit de l'obsession du marché unique comme on a aussi fait prévaloir certains intérêts nationaux sur l'intérêt communautaire. A mon avis, l'Union européenne a fait preuve à ce moment-là d'une faiblesse coupable.

Enfin, au niveau communautaire, le troisième élément que je veux souligner, ce sont les rapports entre les avis scientifiques et les décisions politiques. Eh bien, l'articulation entre les deux a été totalement défaillante.

Vous pourrez relire dans leur intégralité des témoignages d'un certain nombre de personnalités de l'Union européenne à l'époque. Les politiques revendiquaient naturellement leurs décisions mais ajoutaient qu'elles ne pouvaient que s'appuyer sur des données scientifiques.

Or, nous nous sommes rendu compte que les comités scientifiques n'étaient pas de " purs " comités scientifiques mais des comités scientifico-politiques, car ils étaient composés des représentants des Etats membres et il y avait manifestement une sorte de mélange des genres entre la science et la politique. Les avis scientifiques ne pouvaient s'exprimer de façon indépendante.

Ce qui fait qu'au terme de cette première partie sur l'histoire et les enjeux d'une crise, il est apparu que le rapport devait s'intituler " de la vache folle à la vache émissaire " car s'il est vrai qu'il y avait bien la maladie de la vache folle, on voyait bien que, du fait de ces dysfonctionnements, de toutes ces erreurs graves, nous étions passés d'une crise économique et sanitaire à une crise de confiance qui finissait en crise morale. On s'apercevait bien qu'on avait confondu la fin et les moyens. On avait bien compris que les priorités et les valeurs affichées n'étaient probablement pas celles qui auraient dû être retenues. Cette vache s'est donc trouvée tout à coup chargée de tous les péchés de la construction européenne.

Dans une deuxième partie, je voudrais aborder la riposte qui fut conçue dans l'urgence et les réformes qui me semblent s'imposer pour l'avenir.

Sur le premier point, la maîtrise de la crise agricole, je serai très bref. Là encore, c'est un domaine qui n'est pas le mien et ce que j'ai pu en apprendre l'a été au moment de la rédaction du rapport. Je n'insisterai donc pas sur cet aspect " soutien de la filière ", avec des mesures sur les marchés et au profit des revenus des professionnels.

Néanmoins, je souhaite insister sur un point qui est celui de la maîtrise de la qualité, et notamment la transparence, qui fait partie du titre institutif de notre commission, et que je crois essentielle.

Derrière cette transparence, c'est le label, l'étiquetage, la traçabilité de la filière dans sa totalité. Et on s'est rendu compte, dans ce domaine plus que dans d'autres, que les consommateurs faisaient désormais partie intégrante du jeu - si vous me passez l'expression -, c'est-à-dire qu'ils s'imposaient comme des partenaires à part entière, et non comme des partenaires passifs. Ils voulaient savoir, être totalement informés pour choisir, et ils voulaient qu'on leur explique la réalité des enjeux.

C'est la raison pour laquelle je fais juste une première parenthèse sur les organismes génétiquement modifiés. Je crois avoir beaucoup travaillé ce dossier et je m'exprimerai, en tant que membre de la commission, au moment où nous auditionnerons les personnalités compétentes sur le sujet.

La crise des organismes génétiquement modifiés telle que nous la voyons pour le maïs, le soja, etc., relève davantage d'une " inacceptabilité sociale " quant aux processus qui ont conduit à imposer les OGM ou à les introduire, que sur leur dangerosité première.

Il y a donc là un facteur essentiel sur lequel je voudrais insister, c'est celui de l'inacceptabilité sociale dès lors qu'on ne tient pas compte de l'opinion de la société. Et pour que la société se forge une opinion, il faut l'informer, il faut qu'elle sache, il faut qu'elle soit associée.

Ce n'est pas facile, ce n'est pas évident, c'est parfois contradictoire, comme le diront certains industriels que j'ai déjà rencontrés dans le cadre d'un travail initié par le Conseil de l'Europe, parce que, entre la nécessité de garder certains secrets de fabrication et l'obligation d'étiquetage, il y a des contradictions, c'est vrai, mais il faudra qu'on résolve ces contradictions.

Après la maîtrise de la crise agricole et les aspects strictement économiques qui imposent la transparence, je voudrais parler de l'exigence sanitaire et profiter de cette occasion qui m'est donnée pour bien dire qu'il ne s'agit pas - et je vous demande de me croire - de tentatives de lobbies médicaux, paramédicaux ou autres afin de s'emparer de ce sujet et de le maîtriser. Ce n'est pas du tout le cas.

Mais le contexte dans lequel s'inscrivent ces préoccupations alimentaires, environnementales et sanitaires, couvre un nouveau concept de la santé qui est celui de sa globalité. Je crois que la santé s'est de plus en plus écartée de l'équation à laquelle nous étions habitués jusqu'à ces dernières années, c'est-à-dire santé = maladie = soins. Or ce n'est pas cela du tout.

La santé, c'est désormais la santé publique, la sécurité sanitaire, la prévention, l'information, l'éducation pour la santé.

Je vais prendre un seul exemple : la dioxine est provoquée par l'incinération des déchets ménagers qui entraîne une pollution atmosphérique : c'est donc l'environnement qui est en jeu dans un premier temps. Mais cette dioxine est ensuite récupérée par les végétaux qui sont mangés par les animaux, eux-mêmes source d'alimentation, et vous avez donc une préoccupation environnementale qui devient une préoccupation alimentaire et, naturellement, une préoccupation sanitaire.

Vous avez là, sur ce simple exemple schématique, la preuve qu'on ne peut pas séparer l'environnement, l'alimentation et la médecine pour ce qui concerne la sécurité sanitaire. Cela ne veut pas dire que ce problème parce qu'il est sanitaire doive être l'exclusive du monde médical, bien entendu. Toutes les professions concernées doivent apporter leurs compétences, à tous les niveaux.

Depuis, en France - mais je parlerai très peu du sujet puisque Alain Calmat a été le rapporteur devant l'Assemblée -, nous avons fait des progrès indubitables. On a créé l'Institut de veille sanitaire, l'Agence de sécurité sanitaire pour les produits de santé, ce qui constitue une avancée considérable.

On a quand même réussi à fusionner trois institutions qui, en 1992, s'avéraient impossibles à se fondre en une seule, ce qui montre bien l'évolution que nous avons parcourue depuis six ans.

En 1992, il n'était pas envisageable de fondre en un seul établissement de santé les établissements compétents pour le sang, le médicament et les greffes. On avait trois établissements séparés qui, en 1998, ont été réunis dans le cadre d'un mouvement qui s'est imposé de lui-même.

L'Agence de l'alimentation a fait récemment la preuve de son efficacité. J'ai la certitude que son intervention a été bénéfique. Il nous reste à obtenir les mêmes résultats des deux autres Agences mais je suis persuadé qu'elles sont, elles aussi, sur de bons rails.

J'ai cité la dioxine, j'ai aussi cité les organismes génétiquement modifiés car, là encore, c'est un problème qui est à la fois alimentaire, sanitaire et environnemental puisque les flux de gènes peuvent modifier la flore et l'environnement.

Je pense que nous avons désormais de nouveaux et de bons atouts. Un certain nombre de responsables en santé publique ont été récemment nommés. Je crois que ce sont des personnes de qualité et qu'on peut leur faire confiance, pour autant qu'elles disposent des structures sur lesquelles elles pourront s'appuyer et qu'on fonde vraiment comme un principe absolu qu'on ne peut jamais, dans aucune circonstance, être à la fois juge et partie. Cela me paraît tout à fait indispensable.

Il y a un point sur lequel je voudrais attirer votre attention, M. le Président, M. le Rapporteur, mesdames, messieurs les commissaires, c'est celui de l'expertise scientifique.

L'expertise scientifique ne doit pas être un vain mot. Il faut lui donner aujourd'hui toute sa crédibilité. Il faut lui donner les moyens qui lui sont nécessaires car vous voyez bien que les discussions entre la France et ses partenaires de l'Union européenne reposent sur des divergences d'expertise qui sont trop souvent entachées de considérations politiques. Il me semble bien que l'expertise française, qui cette fois-ci s'est donnée les moyens, est la bonne, et que les autres ne sont pas correctement fondées.

J'ajoute que nous avons des éléments pour être optimistes. On a annoncé la création d'une agence européenne sanitaire des aliments. Nous souhaiterions naturellement beaucoup plus, et je crois que nous pourrions oeuvrer en la matière afin que la compétence communautaire en matière de santé publique soit désormais reconnue.

Je voudrais ajouter un dernier point sur l'exigence sanitaire et terminer par des travaux récents du Conseil de l'Europe.

Concernant l'exigence sanitaire, notre mission d'information avait insisté sur la nécessaire gestion des crises. En effet, analyser a posteriori les éléments constitutifs d'une crise et trouver dans l'urgence des solutions que nécessite une crise constituent deux démarches différentes.

J'avais souhaité auditionner M. Lagadec expert des crises à l'Ecole Polytechnique et je me demande si notre commission ne pourrait pas l'entendre également.

M. Lagadec est, en effet, un spécialiste de la gestion des crises. A la page 159 du rapport, j'ai repris les propos de sa déposition par laquelle il explique parfaitement combien nous ne savons pas, aujourd'hui, répondre aux crises.

William Dab qui est aujourd'hui directeur de cabinet du Professeur Lucien Abenhaïm, lui-même Directeur général de la Santé, nous disait " qu'il fallait à chaque fois faire passer le bon message, ne pas laisser le doute dans les populations, donner chaque fois de bonnes informations ".

Et M. Lagadec disait très clairement qu'on pouvait prendre des mesures radicales allant jusqu'à l'évacuation générale, l'hospitalisation de toute une population, des analyses de sang généralisées etc., qu'une telle politique mettait à l'abri de toute critique, qu'elle apportait une popularité immédiate - celle qui s'attache à un responsable qui ne regarde pas à la dépense quand il s'agit de la sécurité - mais qu'en réalité cela revient généralement en boomerang car cela déstabilise toutes les informations qui peuvent être données par la suite. "

Je ne veux pas être plus long, mais je tiens à dire que dans ce rapport, et sur le mode de l'I.H.E.D.N., nous avions proposé un Institut de hautes études de gestion de crise, qui me paraît être une proposition extrêmement importante. Il faut que cette proposition mûrisse mais soyons certains que les politiques, les grands directeurs de nos administrations, les fonctionnaires agissant au plus près, quelquefois les grands responsables de l'information, personne dans ce pays n'est préparé à gérer une crise au regard de l'opinion publique.

C'est grave parce que, dans un monde où l'information s'impose et précède bien souvent le politique, la position et la prise de parole du politique peuvent apparaître comme étant " à la remorque " de l'information ce qui n'est pas concevable. Il y a donc de véritables stratégies de crise à imaginer et nous sommes, à cet égard, assez en retard.

Enfin, dernier point, je pense que cela fait partie de la responsabilité du politique que de permettre les mutations. Nous sommes dans un monde en mutation. Il faut donc s'y engager au-delà de toutes considérations que je qualifierai de secondaires.

En 1997, avec certains qui sont ici d'ailleurs, j'ai été désigné pour faire partie de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe et dans les mois qui ont suivi, j'ai été désigné président de la sous-commission Santé ce qui m'a permis de mettre immédiatement sur le métier un rapport sur la sécurité sanitaire des populations européennes.

Ce rapport a été doublé par un rapport à peu près équivalent sur la sécurité alimentaire, tout de suite après la crise de la dioxine.

Au mois de juin - je parle sous le contrôle de notre collègue Gilbert Mitterrand qui fait partie de cette délégation - nous avons voté à l'unanimité à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe une résolution sur la sécurité alimentaire s'étendant à la grande Europe.

Le 2 septembre, le rapport que j'ai remis à la commission - et qui vous sera distribué - sur la sécurité sanitaire des populations européennes a été voté à l'unanimité de la commission des questions sociales de la santé et de la famille, et viendra en discussion à l'assemblée plénière du mois de janvier.

Cela veut dire qu'au-delà de l'Union européenne, il serait peut-être utile que nous rencontrions les autorités du Conseil de l'Europe impliquées dans cette affaire.

Pourquoi ? Parce que ce que nous disons quand nous situons la France par rapport aux quinze pays de l'Union est tout aussi vrai lorsque nous abordons les quarante et un pays de la grande Europe. Car nous commerçons avec les pays de l'Est, nous commerçons et nous échangeons avec des pays qui ne sont pas nécessairement membres à part entière de l'Union européenne.

Et ce rapport, sur lequel je ne veux pas m'étendre mais sur lequel je suis prêt à répondre aux questions si vous en avez, insiste beaucoup sur un certain nombre de principes qui, au-delà de la charte de sécurité sanitaire que j'ai proposée, pourrait désormais être inscrit dans notre législation future, à savoir :

M. le principe de transparence démocratique,

M. le principe de globalité, et j'insiste pour dire que j'ai souhaité mettre le mot " sanitaire " dans le titre de notre commission d'enquête parce que les risques sanitaires doivent être gérés en intégrant toutes les sources et voies d'exposition, et il n'est pas logique de raisonner différemment selon les types de produits, les différentes voies d'exposition ou les milieux concernés,

M. le principe de rationalité,

M. le principe de prévention et de précaution : je n'insiste pas, cela viendra sûrement dans les auditions mais j'ai un certain nombre de choses à dire sur le principe de prévention et de précaution. Même si je sais que deux éminentes personnalités ont été chargées de réfléchir à ce sujet, je suis aussi expert auprès de l'OMS où nous avons travaillé sur ce sujet car le principe de précaution peut très rapidement devenir un principe d'immobilisme si le politique ne revient pas en charge de ses responsabilités,

M. le principe de l'efficience,

M. le principe de territorialisation car les dangers ne sont pas les mêmes en tous les points du territoire et qu'il faut naturellement en tenir compte,

M. le principe éthique sur lequel je n'insiste pas,

M. le principe de la pluralité de l'expertise qui me paraît essentiel ; quels que soient les sujets que nous abordons, nous avons besoin de différentes approches complémentaires, et non celle d'experts qui viennent toujours regarder les choses sous le même angle,

M. le principe de responsabilité ; à cet égard, je suis tout de même assez inquiet lorsque je lis que des experts scientifiques se prononcent pour la levée de l'embargo de la viande britannique - Au même titre que les politiques dont certains ont été jugés alors qu'ils n'avaient fait qu'entériner des décisions, je me demande si ces experts scientifiques ne devraient pas voir leur responsabilité engagée après qu'ils aient donné un avis qui s'avérerait déficient - Le principe de la responsabilité, y compris de l'expert scientifique, me paraît essentiel ;

M. enfin, le principe d'harmonisation car il faut naturellement une harmonisation internationale.

Pour terminer, je rappellerai que nous avions fait quelques propositions à la fin du rapport de la Mission d'information. Je dois vous dire, M. le président, Mesdames, Messieurs les commissaires, qu'en toute modestie, car ce rapport est d'abord l'oeuvre de la Mission, nous avons obtenu pratiquement tout ce que nous souhaitions.

Je passe sur la filière bovine, sur la santé animale car, à l'évidence, la plupart des mesures qui avaient été proposées ont été prises. Elles avaient même quelquefois anticipé nos conclusions.

Mais en termes de santé publique, nous avions demandé une cellule de veille et d'alerte, et nous avons désormais l'Institut de veille sanitaire.

Nous avions demandé une agence de sécurité sanitaire, nous avons aujourd'hui, même si ce n'est qu'une avancée incomplète, l'Agence de sécurité sanitaire des aliments.

Nous avions demandé un conseil de coordination, c'est ce qui se fait.

Nous avions demandé un Institut de hautes études de gestion de crise, cela nous ne l'avons pas eu.

En revanche, au niveau européen, les comités scientifiques vétérinaires qui dépendaient de la Direction générale de l'agriculture, ce qui était une anomalie, ont été rattachés à la Direction générale des consommateurs, qui concerne maintenant la Santé publique et les consommateurs et fondent désormais leur action sur leurs compétences propres - vétérinaire et scientifique - sans qu'il puisse y avoir désormais de confusion des genres.

Enfin, nous avions demandé la création d'une agence européenne de sécurité alimentaire : M. Romano Prodi vient de l'annoncer, prouvant que la nouvelle commission est résolue à poursuivre dans la voie du renforcement de la sécurité sanitaire. Je vous remercie.

M. le Président : Avez-vous des questions à poser, M. le rapporteur ?

M. le Rapporteur : Je constate d'abord que M. le professeur Mattei a fait un exposé particulièrement exhaustif et je l'en remercie personnellement.

Tous les points qu'il a évoqués et qui sont encore en suspens, comme il l'a indiqué dans sa conclusion, devront être abordés en profondeur par notre commission. J'en relève quelques-uns.

Ce qui m'a le plus intéressé, c'est ce concept d'inacceptabilité sociale. Nous avons là un énorme travail d'explication à l'intention de nos concitoyens sur les évolutions techniques et scientifiques en cours.

J'ai également noté un point important sur lequel j'avais commencé à réfléchir qui est celui de la responsabilité de tous ceux qui peuvent prendre ici ou là des décisions en direction de nos concitoyens qui ont une incidence sur la consommation de tel ou tel produit. Il faudra examiner comment cette responsabilité des scientifiques et des experts scientifiques pourrait être codifiée et faire des propositions.

M. le Président : Je donne maintenant la parole au professeur Alain Calmat, député, rapporteur de la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité alimentaire des produits destinés à l'homme.

M. le Professeur Alain CALMAT : M. le Président, M. le rapporteur, mes chers collègues, le président Leyzour m'a fait l'honneur de me demander de participer à cette réunion en ma qualité d'ancien rapporteur de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme.

Je crois que ce texte fondamental se situe au coeur des préoccupations de votre commission d'enquête.

Par ailleurs chargé par le président Le Garrec du suivi de l'application de cette loi, je serai particulièrement attentif aux résultats de vos travaux qui viendront nourrir ce suivi que j'ai déjà commencé depuis quelques mois.

Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire avec force à la tribune de l'Assemblée Nationale, il est vrai que le Parlement n'a pas attendu les récentes affaires concernant, par exemple, le poulet à la dioxine ou l'embargo sur les viandes britanniques pour s'occuper de la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme et plus particulièrement de son alimentation.

Il est vrai que la réflexion sur la sécurité sanitaire des aliments s'est considérablement accélérée lors de la crise de la vache folle et notre collègue, le professeur Mattei, vient de le dire avec force et talent.

Mais il faut bien dire que ce sont essentiellement nos collègues sénateurs qui, dès 1996, ont entrepris la tâche assez monumentale et difficile d'essayer de rassembler dans une grande loi l'ensemble des dispositifs concourant à la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme.

Il y a d'abord eu, dès cette date, création d'une mission d'information de la commission des affaires sociales du Sénat, présidée par le sénateur Charles Descours et dont le rapporteur a été le sénateur Claude Huriet.

Ce travail de fond, qui s'est étalé sur deux années, avait une triple ambition : dresser un constat des carences en matière de sécurité sanitaire des biens de santé et des produits alimentaires et de veille sanitaire, définir les missions qui doivent être assurées par l'État ainsi que le risque qui peut être accepté, proposer une organisation administrative nouvelle.

Concernant le premier point, la mission d'information sénatoriale a effectivement constaté que deux conditions principales de la sécurité sanitaire des produits alimentaires n'étaient pas réunies : tout d'abord, l'imperfection de la connaissance des risques liés à l'alimentation et, en second lieu, l'inadaptation des processus applicables à l'alimentation.

Pour ce qui est de la connaissance des risques liés à l'alimentation, elle était en effet très imparfaite. Cela remettait en cause la qualité de la veille sanitaire de l'époque et, à l'appui de cette argumentation, la mission insistait sur les retards, approximations et lacunes des recueils de données, cela à cause de l'insuffisance de développement du réseau national de santé et surtout de la dispersion et de la multiplicité des organismes recueillant les données.

Pour ce qui est des procédures applicables à l'alimentation, elles n'étaient effectivement pas satisfaisantes au regard des principes qui doivent guider toute politique sanitaire et nos collègues sénateurs citaient tout d'abord l'absence d'orientation systématique, en faveur de la protection de la santé de l'homme, de la réglementation applicable aux produits alimentaires.

En effet, la mission dénonçait la prise en compte souvent prépondérante de la santé de l'animal et soulignait celle, moindre, du rapport " bénéfice/risque " pour la santé humaine.

Le principe de précaution n'était pas toujours appliqué, la mission prenant l'exemple de l'avoparcine qui est un antibiotique utilisé chez les bovins dont on sait maintenant que son emploi pourrait avoir sélectionné des souches résistantes à la vancomycine, utilisée en médecine humaine dans le traitement des infections à staphylocoque.

Enfin, la mission dénonçait l'insuffisance de l'indépendance des contrôles.

Pour ce qui est des deuxième et troisième points, c'est-à-dire la définition des missions et l'organisation administrative nouvelle, ils ont été repris par dans la proposition de loi n° 329 qui a été adoptée par la commission des affaires sociales du Sénat dans sa séance du 4 juin 1997.

Il est inutile de vous dire, mes chers collègues, ce qui s'est passé à cette époque et combien la vie parlementaire a été bouleversée dans notre pays.

Le changement de majorité aurait pu renvoyer ce processus législatif aux calendes grecques et c'est tout le mérite du gouvernement de Lionel Jospin d'avoir su immédiatement prendre la mesure de l'enjeu que représentait la sécurité sanitaire, en particulier la sécurité des aliments.

C'est ainsi que, malgré une actualité totalement transformée où les crises relatives à la sécurité sanitaire n'étaient pas à leur acmé, la France a su - et spécialement le Parlement - continuer à s'occuper très concrètement de ces problèmes.

Il est vrai qu'à cette époque, une proposition de loi provenant du Sénat ne constituait pas forcément un document très attractif, et c'est ce qui explique peut-être un peu le relatif désintérêt que ce texte a rencontré au-delà du cercle des spécialistes dont je retrouve un certain nombre autour de cette table aujourd'hui.

En effet, au-delà du travail considérable réalisé par le Sénat, il s'est avéré que l'intervention de l'Assemblée Nationale a été déterminante et - permettez-moi de le dire - a permis de faire prendre conscience de l'enjeu tant les divergences étaient grandes concernant des points fondamentaux. Des divergences à la fois au sein de chaque Assemblée, où les clivages ne passaient pas, loin de là, par les interstices politiques classiques, également au sein des groupes parlementaires et au sein même du gouvernement car les positions des ministres de la Santé, de l'Agriculture et de la Consommation n'étaient pas toujours en harmonie.

C'est le mérite de l'Assemblée Nationale dans son ensemble d'avoir su faire des propositions qui ont permis d'établir un texte consensuel acceptable par les deux assemblées sans l'hostilité du gouvernement.

Je vais d'abord vous présenter assez rapidement les principaux points qui ont posé des problèmes. J'en prendrai trois, les plus importants :

- tout d'abord, le nombre de structures,

- ensuite, l'étendue du pouvoir de l'Agence de sécurité sanitaire des aliments,

- enfin le niveau de la coordination entre l'Institut de veille sanitaire et les deux agences.

Pour ce qui est du nombre de structures, lorsque le gouvernement de Lionel Jospin a décidé du processus parlementaire devant aboutir à une loi sur la sécurité sanitaire, le parti de la rapidité d'aboutir a été prédominant.

Le Gouvernement a donc décidé de reprendre la proposition de loi élaborée par la commission des affaires sociales du Sénat, encore qu'au sein du gouvernement il y avait deux écoles sur le nombre de structures, certains préconisant une seule Agence de sécurité sanitaire, à l'instar de la Food and Drug Administration. Américaine (même si on sait, que dans les faits, elle n'est pas toute seule), d'autres souhaitant deux agences séparées, l'une pour les produits de santé, l'autre pour les aliments.

Le Sénat ayant déjà tranché en faveur de deux agences, le gouvernement s'est rallié à cette position et l'Assemblée Nationale, bien que certains fussent également pour une seule agence (j'avoue en toute franchise que j'étais personnellement plutôt pour cette solution), a considéré qu'il fallait aboutir au plus vite sur la base des décisions du Sénat, en sachant que le débat n'était pas clos et que le problème se reposerait peut-être ultérieurement même si, pour l'instant, la solution retenue est satisfaisante.

Le deuxième problème qui s'est trouvé posé entre l'Assemblée Nationale et le Sénat, que l'on a retrouvé tout au long des navettes et jusqu'à la C.M.P., a été celui des pouvoirs de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments au sujet, pour l'essentiel, des contrôles et des pouvoirs de police.

Le Sénat était partisan de la possibilité pour l'Agence de déclencher des contrôles lorsqu'elle l'estime nécessaire, de contrôler la qualité et l'indépendance des contrôles de l'État lui-même et de saisir les corps d'inspection administrative. Il souhaitait ainsi élargir le champ des mesures réglementaires et de police sanitaire susceptibles de faire l'objet d'une consultation systématique du directeur général de l'Agence.

Le Sénat préconisait aussi le transfert immédiat par la loi de tous les laboratoires de référence à l'A.F.F.S.S.A.

Le compromis auquel a abouti la C.M.P. s'est fortement rapproché des positions de l'Assemblée Nationale, en précisant que les laboratoires publics chargés du contrôle de la sécurité sanitaire des aliments pourraient être mis à la disposition de l'Agence, en tant que de besoin, et dans des domaines traités par l'Agence.

C'était là un bon compromis qui permettait d'éviter un système de double commande dans le domaine des contrôles et de la police administrative en matière alimentaire, qui maintenait l'État dans son rôle tout en mettant ses moyens à la disposition de l'Agence dans certaines conditions.

On peut dire d'ailleurs que le souci du Sénat portait sur l'indépendance ou non de l'Agence et que la prise de position récente de l'Agence concernant l'embargo sur les viandes britanniques a dû les rassurer. Quant à nous, nous ne doutions pas de cette indépendance et de cette crédibilité que nous avons plaisir à saluer.

Le troisième point était celui de la coordination et de l'harmonisation entre les différentes structures. Dans le texte du Sénat, il manquait à l'évidence une structure de liaison et de coordination efficace entre l'Institut de veille sanitaire et les deux agences.

Il y avait bien un Conseil national mais qui ressemblait plutôt à une coquille vide. Et c'est sur l'initiative de l'Assemblée Nationale qu'a été créé un Comité national de sécurité sanitaire.

Vous me direz qu'il y a juste un mot de différence mais le problème n'est pas là. Le problème est surtout celui du contenu de ce Comité sanitaire, présidé par le ministre de la Santé, formé des directeurs généraux de l'Institut de veille sanitaire et des deux agences de sécurité sanitaire ainsi que des présidents des conseils scientifiques de ces agences, c'est-à-dire de personnes qui sont sur le terrain, qui travaillent et se rencontrent régulièrement, au moins une fois tous les trois mois et davantage si le besoin se fait sentir, et dans lequel les autres ministères sont présents.

En tout cas, je peux vous dire que dans le suivi que je fais actuellement, l'Institut de veille sanitaire, l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé et l'Agence de sécurité sanitaire des aliments sont bien en route (même ceux qui n'ont pas encore fait parler d'eux, comme l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé), sont structurés et commencent à bien travailler.

Il reste à m'occuper des travaux du Conseil national. Dans le suivi que je ferai de ses travaux, j'en tiendrai au courant l'Assemblée Nationale, et spécialement votre commission.

C'est ainsi, mes chers collègues, que grâce au travail de la commission des affaires sociales du Sénat, dont le rapporteur Claude Huriet a témoigné tout au long de ce travail difficile d'une vraie volonté d'aboutir, grâce au travail de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l'Assemblée Nationale, dont j'ai l'honneur d'être le rapporteur, et grâce au travail important de la commission de la production et des échanges, dont Daniel Chevallier est le rapporteur, nous avons pu, avec l'aide du gouvernement, élaborer un texte qui a été voté à l'unanimité des deux assemblées.

Je crois que nous pouvons nous féliciter de ce résultat obtenu dans un délai assez rapide.

Je ne vais pas vous détailler ce texte mais simplement faire quelques rappels.

Ce texte important comporte deux parties dont une est directement en rapport avec la sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme.

Je vais insister sur ses trois premiers titres.

Le titre premier est consacré à la veille et à l'alerte sanitaire. Il comporte cinq articles :

- L'article 1er est consacré à la création et aux missions du Comité national de la sécurité sanitaire, instance de coordination dont je viens de vous parler ;

- L'article 2 est consacré à l'Institut de veille sanitaire ; ses missions y sont définies et, à les lire, on mesure son importance dans la sécurité sanitaire de l'alimentation, en particulier dans le cadre de la surveillance et de l'observation permanente de l'état de santé de la population ; cet Institut de veille sanitaire est constitué essentiellement par le développement d'une instance existante qui est le réseau national de santé et du regroupement autour de lui d'un grand nombre de partenaires ; il y a huit antennes régionales et également des partenaires comme les services de l'État, les observatoires régionaux de la santé, les registres de morbidité, les organismes de protection sociale, les hôpitaux, les professionnels libéraux, etc. ; C'est un énorme réseau qui permet de tout centraliser à Saint-Maurice où se trouve l'Institut de veille sanitaire ;

- L'article 5 est important car il détermine les conditions dans lesquelles le Conseil supérieur de l'audiovisuel fixe les règles pour faire diffuser par voie hertzienne terrestre, aux heures de grande écoute, des messages d'alerte sanitaire émis par le ministère de la Santé ; cela veut dire que les informations arrivent maintenant directement sur les chaînes télévisées comme. On l'a vu pour la listériose, et comme on pourrait le voir pour n'importe quel autre problème de santé aigu lié à l'alimentation, les salmonelloses, le botulisme, etc. ;

Il est intéressant de voir qu'un article de la loi est assez contraignant en ce qui concerne les moyens de communication.

Voilà pour l'Institut de veille sanitaire.

En ce qui concerne le titre II, consacré à l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé, je ne vais pas trop insister puisque ce n'est pas réellement dans nos préoccupations aujourd'hui, qu'il ne comporte que trois articles, quoiqu'il y ait une disposition qui intéresse quand même les aliments, c'est ce qu'on appelle les alicaments, c'est à dire les aliments diététiques destinés à des fins médicales spéciales qui, du fait de leur composition, sont susceptibles de présenter un risque pour les personnes auxquelles ils ne sont pas destinés.

Excusez-moi d'avoir lu toute la phrase mais il nous a fallu plusieurs séances pour arriver à circonscrire réellement le problème, et je crois que le consensus a été finalement obtenu, en particulier avec les ministères de l'Agriculture et de la Consommation.

Le titre III est sans doute le plus important au regard de vos préoccupations puisqu'il est consacré à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments que traitent les articles 9 à 14.

Je n'insisterai pas sur l'organisation et le fonctionnement de l'Agence, qui sont traités dans la section 2 de l'article 9 : composition du Conseil d'administration, statut des agences, ressources de celles-ci.

Je soulignerai cependant qu'un des articles précise que pour l'exercice des contrôles exigeant une compétence vétérinaire, les inspecteurs diligentés par l'Agence doivent être titulaires du diplôme de vétérinaire et exercer les fonctions de vétérinaire inspecteur titulaire ou contractuel de l'État ou être titulaire du mandat sanitaire instauré par l'article 215.8 du Code rural.

Le problème du mandat sanitaire a été posé - je n'en suis pas un spécialiste - et peut-être que Daniel Chevallier pourrait y répondre mieux que moi ; mais nous avons décidé de garder cette disposition en attente d'une loi annoncée sur la qualité des aliments.

En revanche, la lecture des missions de l'Agence traitées dans la section I de l'article 9 est impressionnante puisque cet article détaille la nature de la contribution de l'Agence pour assurer la sécurité sanitaire dans le domaine de l'alimentation, depuis la production des matières premières jusqu'à la distribution au consommateur final, répondant ainsi à ce que disait tout à l'heure notre collègue Mattei, c'est-à-dire la prise en compte de la fourche à la fourchette ou de l'étable à la table.

Je vais plus loin et je dis qu'après la table et la fourchette il y a le tube digestif où, là, les problèmes deviennent plus importants encore.

L'article 9 rappelle le rôle des laboratoires des services de l'État, chargés du contrôle de la sécurité sanitaire des aliments, dont j'ai parlé tout à l'heure.

Enfin cet article traite du sujet extrêmement délicat qui a été l'objet de longs débats, surtout au Sénat d'ailleurs, que constituent les conditions dans lesquelles le C.N.E.V.A. est intégralement transféré à l'Agence.

Cet article 9 détaille enfin les missions de l'Agence, dans une succession de douze paragraphes dont l'un vient d'être particulièrement mis à profit avec le succès que l'on sait, et qui est ainsi rédigé : " L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments fournit au gouvernement l'expertise et l'appui scientifique et technique qui lui sont nécessaires, notamment pour l'élaboration et la mise en oeuvre des dispositions législatives et réglementaires, les règles communautaires et les accords internationaux relevant de son domaine de compétence. "

On retrouve cette même notion à l'article 11, relatif au Code rural, qui stipule que " l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments est consultée sur les projets de dispositions législatives ou réglementaires relatives à la lutte contre les maladies des animaux ou au contrôle des produits végétaux susceptibles d'être consommés par l'homme. "

Vous voyez bien que tout cela vient de servir, et avec quel éclat !

Le reste du texte n'est pas directement en rapport avec la sécurité sanitaire des aliments. Aussi, je m'arrêterai là si vous me le permettez, M. le président, en rappelant quand même que dans ce texte sont également traitées les prémices de l'Agence de sécurité sanitaire de l'environnement, ainsi qu'une réforme très importante de la transfusion sanguine.

Mais nous nous éloignons du sujet de cette commission d'enquête et je vais m'arrêter pour répondre éventuellement à vos questions.

M. le Président : M. le rapporteur, avez-vous des questions à poser au professeur Calmat ?

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir un instant sur l'intervention de notre collègue Mattei pour insister sur deux propositions qu'il a formulées, à savoir la rencontre avec les autorités du Conseil de l'Europe, pour que ce soit bien acté au niveau de notre charge de travail, et l'audition de M. Lagadec.

En ce qui concerne Alain Calmat, son exposé montre bien que nous ne partons pas de rien et qu'un travail important a déjà été fait dans l'approche de la sécurité alimentaire, sans compter les travaux complémentaires conduits par nos collègues Aschieri et Odette Grzegrzulka, et la possibilité de voir bientôt arriver un projet de loi sur le troisième volet auquel il a été fait allusion, c'est à dire l'Agence de sécurité sanitaire de l'environnement.

Je me permettrai d'insister sur un point. Alain Calmat a souligné à juste titre l'imperfection des connaissances et des risques liés à l'alimentation, et a insisté sur la lacune que constitue le recueil des données.

Je pense qu'il faudra que nous nous intéressions de très près à ces questions.

Il avait été envisagé à un moment donné de mettre en place une banque de données alimentaires, c'est-à-dire un suivi des aliments mis sur notre marché lesquels, comme Jean-François Mattei l'a dit tout à l'heure, proviennent désormais également de la grande Europe.

Dans ce domaine, l'étiquetage et la maîtrise de la connaissance de ces produits nous échappent. Il faudra peut-être envisager à un moment donné un suivi extrêmement rigoureux de ces produits.

Un important travail a été engagé par l'Assemblée suite au travail des sénateurs, et nous allons essayer de l'amplifier et de le compléter.

Je pense que nos deux spécialistes, Alain Calmat et Jean-François Mattei nous seront d'un grand secours et d'une grande utilité pour le suivi de cette affaire et les propositions à venir.

M. le Président : Nous allons pouvoir échanger, et poser des questions aux deux intervenants.

M. Germain GENGENWIN : L'Agence française de sécurité alimentaire contrôle-t-elle uniquement les aliments ou remonte-t-elle en amont, au niveau de la production de cette alimentation ? Nous devons savoir aussi ce que mange ce bovin que nous mangeons nous même, ce qui nous conduit à connaître des conditions de production de toute la filière de la viande. Nous savons très bien que dans la production d'aliments, du fait des prix offerts qui sont compressés à l'extrême, le producteur est souvent obligé d'avoir recours au moindre centime d'économies et c'est là d'où viennent les incidents car la marge du producteur est très souvent " conditionnée " par chaque centime qu'il peut " grignoter " sur le kilo d'aliment qu'il produit.

M. le Professeur Alain CALMAT : La loi est très explicite puisqu'elle précise que, dans ses missions, l'Agence française de sécurité des aliments évalue les risques sanitaires et nutritionnels que peuvent présenter les aliments destinés à l'homme ou aux animaux. Il y a donc les deux. Les aliments des animaux sont également dans ses prérogatives.

M. le Rapporteur : Vous touchez au problème de la traçabilité. Je pense qu'il faudra que nous fassions des propositions complémentaires à ce qui a été inscrit dans la loi. Certes, toute la filière est bien prise en compte mais je crois qu'il faudra apporter des précisions, en tout cas des moyens de surveillance complémentaires pour être sûr de la qualité de ce qui arrive dans l'assiette.

M. Gilbert MITTERRAND.- Je voudrais remercier le Professeur Mattei et Alain Calmat pour leurs deux exposés qui situent bien le paysage juridique et les outils qui existent, au moins en France, et qui sont récents ainsi que tout le travail qui se fait au niveau européen.

Nous avons cité le Conseil de l'Europe, dont on pense ce qu'on veut, mais qui fait beaucoup plus de travail qu'on ne croit et qui, au fait de l'actualité, traite cette question dès le mois de janvier prochain.

En France, nous avons maintenant les outils nécessaires, pas tous, peut-être pas dans toute leur ampleur mais en tout cas on a deux outils nouveaux depuis deux ans. Et pourtant, on n'a pas évité les difficultés durant ces deux années, peut-être parce qu'il a fallu le temps de les mettre en place.

Dans nos budgets annuels, sommes-nous bien convaincus que le niveau des moyens correspond aux missions de ces outils ?

Comment se fait-il qu'au niveau européen, alors que des prises de conscience se sont exprimées très fortement à travers les textes qu'on a cités, nous ayons encore des dialogues difficiles portant sur l'harmonisation européenne, alors que l'intérêt de l'Europe est d'être suffisamment soudée dans le cadre de la discussion mondiale qui se prépare ?

C'est la question que je poserai à nos amis.

A partir du moment où on a fait notre part d'effort en France, qu'on doit améliorer d'ailleurs, quelles sont les actions qu'il faudrait mener au niveau européen ? Sous quelle forme notre commission d'enquête peut-elle participer à cette prise de conscience de la nécessité d'avancer plus vite ? Quels sont les cibles à atteindre pour que tout cela soit satisfaisant ? On va dire les producteurs, mais c'est un peu anonyme. Qui, dans les filières sont responsables ? A quel niveau ? D'autant plus que les producteurs sont aussi des consommateurs, ils savent ce qu'ils produisent mais n'ont peut-être pas envie d'en manger.

Pour aller plus loin, sur le plan pénal ou celui du Code du travail, y a-t-il des pistes de recherches ? Par exemple, un salarié d'une entreprise participe à la production mais il est salarié du producteur. S'il se rend compte qu'on lui demande de faire des choses qui sont totalement interdites par la loi mais qu'il le fait parce qu'il a peur d'être licencié, faut-il alors imaginer un statut de salarié des entreprises alimentaires qui le protègent expressément, qui lui donne le droit de dénoncer de telles pratiques tout en étant à l'abri des rétorsions du chef d'entreprise ?

M. le Président : Nos amis peuvent peut-être réagir à ces premières questions.

M. le Professeur Alain CALMAT : Sur le plan des moyens financiers attribués aux agences, le chiffre dont je dispose pour l'année 1999 est de 295 millions pour l'Agence de sécurité sanitaire des aliments.

Pour le reste, je pense que le Professeur Mattei pourra vous répondre.

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Je remercie à mon tour Gilbert Mitterrand d'avoir posé ces questions parce que je crois qu'il est important, dans cette première séance qui est la nôtre, de bien partager les mêmes données et de constituer le socle de ce qui va ensuite nous amener à réfléchir sur des solutions éventuelles.

Tout d'abord, et je ne sais pas sous quelle forme nous pourrions l'aborder mais je suis prêt à en parler avec le rapporteur, nous aurions peut-être besoin d'entendre aussi un ou deux sociologues.

En effet, lorsque je vous ai parlé d'acceptabilité sociale tout à l'heure, il est clair que le contexte social dans lequel tout cela s'inscrit n'est pas sans intérêt.

En France, et d'une façon générale dans les pays développés, nous avons vécu sur une réalité qui est l'amélioration de la santé, l'amélioration de la qualité alimentaire, l'augmentation de la longévité de la vie, et nous avons donc vécu globalement dans l'idée que tout allait bien et mieux.

Mais on a méconnu l'exigence croissante de la qualité de plus en plus sévère du consommateur et parce qu'aujourd'hui on peut offrir à nos concitoyens trois mois de plus de vie tous les ans, si une menace apparaît qu'on aurait pu prévenir par ailleurs, cela ne nous est pas pardonné.

Autrement dit, il y a une exigence beaucoup plus grande et, alors qu'on pourrait se satisfaire de l'évolution globale de la santé humaine, il y a en parallèle une nouvelle exigence s'agissant de la sécurité alimentaire.

Il reste que, depuis quelques années en France, nous avons commencé à nous doter des outils nécessaires pour assurer cette sécurité.

Je pense d'ailleurs que la comparaison qui est faite avec la F.D.A. est une mauvaise comparaison, d'abord parce que la France ce n'est pas les États-Unis et que notre civilisation européenne, occidentale, ne se trouve pas en harmonie avec les critères présidant à la construction de la société américaine et que la F.D.A., qui représente une sorte de modèle sur le plan de la construction technique, n'a ni les critères de jugement, ni les conclusions qui nous conviennent.

Autrement dit, ce qu'il faut garder de la F.D.A., c'est un concept. Pour ma part, je souhaiterais à terme, mais je ne sais pas dans combien de temps, que nous complétions d'abord notre système de sécurité sanitaire par la troisième agence santé/environnement et qu'ensuite, globalement, elle se rapproche au sein d'une structure unique qui, à mon avis, s'imposera de toute façon sous dix ans.

Ayant dit cela pour la France, je ne suis pas critique ni polémique. Je pense que nous sommes dans un processus de construction. Il faut surtout se garder de relâcher notre effort, et cette commission d'enquête doit être un stimulant supplémentaire.

J'en viens maintenant au fond de la question de Gilbert Mitterrand sur le Conseil de l'Europe et l'Union européenne. Là encore, il faut faire un minimum d'histoire et restituer les enjeux récents.

L'Union européenne est la fille du marché commun, de l'union économique qui s'est construite, jusqu'à Amsterdam, sur des critères strictement économiques.

Quant au Conseil de l'Europe qui s'est occupé inversement de tout ce qui touchait aux droits de l'homme, au sens le plus large du terme, c'est-à-dire le droit à la culture, le droit à l'éducation, le droit à la santé, le droit au respect des minorités, etc., le Conseil de l'Europe s'est donc saisi des problèmes sanitaires.

Aujourd'hui, après le petit codicille dans le traité d'Amsterdam sur la santé, notamment la santé publique, l'Union européenne, bousculée par la crise de la vache folle et un certain nombre d'autres crises, se dote d'une certaine compétence sanitaire et on sent poindre une sorte de conflit de compétence et de territorialité sur ce domaine entre l'Union européenne et le Conseil de l'Europe.

Cela me conduit à bien préciser les choses, d'abord en regrettant beaucoup cette dualité. Il y a deux façons d'aborder les problèmes. Soit on le fait en termes de concurrence, soit on le fait en termes de complémentarité. Manifestement, nous ne pouvons pas gérer ces problèmes en termes de concurrence et il est normal que l'Union européenne se saisisse des problèmes de santé publique.

Alors, on en vient à s'interroger sur la place et le rôle du Conseil de l'Europe. Je pense que la France pourrait contribuer à redéfinir les tâches du Conseil de l'Europe. Pourquoi est-ce si important de le faire ? Parce qu'on ne va pas continuer à faire des doublons avec la Commission et le Parlement européen. Il me semble que le Conseil de l'Europe a, au contraire, un rôle majeur que je situerai dans deux directions : la première, c'est que le Conseil de l'Europe peut être un initiateur, une boîte à idées, mais c'est un peu péjoratif, en tout cas je veux dire que c'est lui qui pourrait être à la base d'initiatives, inciter et stimuler l'Union européenne. Il l'a d'ailleurs fait dans le domaine de la santé.

Mais surtout, le Conseil de l'Europe pourrait représenter cette structure intermédiaire, cette sorte de sas où peuvent siéger les pays qui souhaitent adhérer à l'Union européenne, y apprennent les principes mêmes de la démocratie, du respect de l'opinion publique, et les règles que l'Union européenne aurait fixées en termes éducatif, culturel, social et sanitaire.

Nous sommes aujourd'hui dans une période de transition. Je crois donc que le Conseil de l'Europe doit poursuivre ses efforts et aider l'Union européenne à mettre sur pied un certain nombre de structures.

Nous devrions à mon avis oeuvrer pour que se construise à l'Union européenne, sur le modèle français, un modèle de sécurité sanitaire avec l'Agence pour les produits sanitaires parce que, après tout, les médicaments circulent, ils n'ont pas de frontière, l'alimentation dont nous venons de parler et aussi l'environnement, avec une espèce d'agence européenne globale coiffant l'ensemble.

A mon avis, c'est vers cela qu'on doit avancer. Cela ne va pas se faire en un jour mais le Conseil de l'Europe et l'Union européenne doivent être en quelque sorte complémentaires l'un de l'autre. On doit sortir de cette concurrence malsaine et quelquefois un peu stérilisante.

M. le Président : Par rapport à ce que disait tout à l'heure M. Mitterrand, nous avons prévu d'entendre également les représentants des syndicats ouvriers qui travaillent dans l'agro-alimentaire, ce qui nous permettra peut-être d'avoir des réponses aux questions que vous avez posées.

Il serait peut-être intéressant, Professeur, que vous nous disiez comment vous sentez les choses dans les autres pays européens par rapport à ce que vous venez d'indiquer.

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Croyez bien que je suis un parlementaire convaincu de la nécessité du débat, quelquefois de la contradiction, et quelquefois de l'opposition ou de la proposition.

Mais je suis assez stupéfait d'observer que dans une assemblée parlementaire comme le Conseil de l'Europe, où se retrouvent exactement tous les clivages, des libéraux jusqu'à l'équivalent de ce qu'est le parti communiste en France en passant par toute la constellation de l'éventail politique, sur des grands problèmes comme ceux-là, les textes sont adoptés à l'unanimité.

C'est à l'unanimité qu'a été votée la recommandation sur la sécurité alimentaire et ces clivages qu'on pourrait imaginer ou cultiver entre des conceptions politiques différentes s'effacent.

Pour avoir discuté avec des commissaires de différents pays et de différentes tendances politiques, je peux vous dire que sur ces exigences-là, nous nous retrouvons sans clivages nationaux ni politiques.

C'est d'ailleurs la même chose au niveau de l'Organisation mondiale de la santé encore qu'avec les États-Unis, nous ayons de véritables conflits qui ne sont plus d'ailleurs des conflits politiques au sens habituel du terme mais des conflits culturels.

Nous n'avons pas la même approche du monde et c'est d'ailleurs pour cela que nous devons peser de tout notre poids, quelle que soit notre formation politique, encore une fois, pour ne pas céder devant les diktats de l'Organisation mondiale du commerce car nous avons une certaine vision de la société et que nous ne devons pas céder.

Mme Odette GRZEGRZULKA : Je remercie vraiment nos deux collègues de la richesse et de la masse des problèmes qu'ils ont évoqués, qui nous mettent immédiatement dans le vif du sujet et qui nous montrent l'ampleur de notre tâche.

Je voudrais faire quelques remarques, notamment par rapport à la loi sur la veille sanitaire qu'a évoqué notre collègue Calmat, et dire, comme nous sommes dans une assemblée parlementaire, que j'aimerais que cette mission suive de près tout ce que fait le gouvernement pour appliquer cette loi, qui n'est pas si bien appliquée que cela, et surtout pour mettre en place la fameuse Agence santé environnementale qui est inscrite dans la loi.

L'article 13, par exemple, dit clairement que six mois après la promulgation de la loi [cela aurait dû être le 31 décembre 1998] le gouvernement aurait dû remettre au Parlement un rapport sur la création d'une Agence santé/environnement. Dix-huit mois après, il n'y a toujours rien, sinon qu'au moment où nous travaillons se constitue, mais sous une forme embryonnaire, cette future Agence santé/environnement qui est quand même un outil majeur de la problématique de la sécurité alimentaire même si cet outil constitue un tabou complet.

Comme le professeur Mattei l'a bien noté, je crois que nous réussirons à faire avancer les choses que si tout se passe dans la plus grande transparence.

Pour l'instant, je trouve que la transparence au sein des activités gouvernementales, qui font l'objet d'immenses dysfonctionnements que tout le monde reconnaît, n'est pas très grande.

Je voudrais faire quelques suggestions en reprenant d'abord ce qu'a dit notre collègue Gilbert Mitterrand sur la protection du salarié qui contribuerait à faire davantage connaître la vérité. Il me semble que le problème est plus large. Ce problème se pose pour les salariés comme pour tous les fonctionnaires qui devraient théoriquement dire au procureur, au nom de l'article 40, ce qu'ils savent sur des manquements à l'application des normes de nombreuses industries, par exemple alimentaires, et quand vous interrogez les procureurs, ils vous disent que les fonctionnaires n'osent jamais appliquer l'article 40.

Cela se passe dans de nombreux instituts de recherche, et cela concerne donc aussi les chercheurs qui ont osé dire publiquement des choses gênantes pour les entreprises et qui ont été licenciés, même s'ils ont ensuite gagné les procès qu'ils ont entamés.

Je crois que la liberté et l'indépendance de tous ceux qui contribuent à la connaissance (les chercheurs, les salariés, les fonctionnaires) devraient faire l'objet de réflexion de la part de notre commission.

Le professeur Mattei a bien insisté aussi sur la nécessité d'une recherche d'une qualité et d'une quantité suffisante pour faire avancer cette connaissance.

Je suggérerais, si c'était possible, dans le programme de travail que nous a fait remettre notre Rapporteur, que nous auditionnions le ministre de la Recherche. En effet, la masse de documents et de travaux parlementaires qui ont été évoqués par nos deux collègues montre cette carence dramatique en épidémiologie, cette dévalorisation de la fonction de chercheur dans le domaine de l'hygiène alimentaire, qui rappelle celle du XIXe siècle parce qu'il ne semble pas du tout que ce soit une priorité pour le ministère de la Recherche alors que ce devrait être une discipline d'avenir.

M. le Président : Notre rapporteur va être obligé de nous quitter quelques instants mais il nous autorise à ne pas interrompre nos échanges fort intéressants.

Je voulais faire une observation sur ce que vous venez de dire. Le programme de travail proposé par notre Rapporteur n'a pas oublié la recherche, mais il s'agit d'abord de nous préoccuper de la recherche agronomique laquelle dépend du ministère de l'Agriculture.

Mme Odette GRZEGRZULKA : La connaissance des nuisances alimentaires doit pouvoir être faite également par les chercheurs qui dépendent du ministère de la Recherche et pas uniquement du ministère de l'Agriculture.

Il faut d'abord valoriser cette fonction qui ne l'est pas du tout. J'ai pu auditionner des experts qui disent d'abord qu'ils ne sont pas indépendants, ensuite que leur secteur n'est pas porteur pour l'avenir de leur carrière et qu'ils envisagent de l'abandonner.

M. le Président : Nous allons tenir compte de votre suggestion.

M. Jean GAUBERT : Monsieur le président, je voulais évoquer un sujet qui n'aura sans doute pas de réponse aujourd'hui mais qui, à mon avis, va être présent tout au long de nos débats.

J'écoutais avec beaucoup d'attention nos deux collègues, et je voudrais évoquer en particulier ce qu'a dit Alain Calmat et les suites données aux différentes lois que nous avons votées.

J'entends bien qu'il soit nécessaire que le contrôle appartienne aux missions régaliennes de l'État mais je voudrais qu'on n'oublie pas non plus que le conseil, qui doit être en amont du contrôle, peut être aussi de la compétence de l'État, et je pense en particulier à tout ce qui s'est passé dans la filière animale.

Vous savez bien que nous avons intégré dans l'A.F.F.S.S.A. les laboratoires du C.N.E.V.A. dont un certain nombre, et le président de notre commission le sait bien, ont été créés par des départements pour assurer ces missions de conseil indépendant en direction des éleveurs.

Petit à petit, si nous faisons glisser l'ensemble de ces services vers un contrôle stricto sensu, nous risquons d'avoir une carence au niveau du conseil, créneau qui sera vite occupé par les laboratoires privés qui intégreront les éleveurs dans leurs filières, parce qu'on ne pourra avoir le conseil du laboratoire privé si on n'est pas intégré.

On connaît déjà ce système qui commence à fonctionner dans la filière volaille, et on a bien vu que cela n'apportait rien de positif.

Je crois même qu'on peut aller beaucoup plus loin. L'exemple de la Bretagne le montre bien. Il y a eu pendant très longtemps un conflit entre les chercheurs du C.N.E.V.A. et les principaux organismes agro-alimentaires bretons, et ce conflit s'est terminé à peu près à l'époque de la vache folle quand on a compris qu'on aurait mieux fait d'écouter les chercheurs du C.N.E.V.A. qui sont sur le terrain plutôt que de les rejeter. On risque donc de retrouver ce système.

On risque aussi, et je crois ne pas exagérer, d'aller encore plus loin et de trouver une situation qui serait proche de celle que nous connaissons en matière de lutte contre le dopage dans les milieux sportifs où, à mesure que le contrôle s'accentue, les conseillers des contrôlés inventent les moyens d'échapper au contrôle.

J'étais au championnat du monde cycliste il y a quinze jours et j'ai entendu des choses tout à fait extraordinaires sur les capacités qu'on pouvait avoir d'échapper au contrôle aujourd'hui.

M. le Professeur Alain CALMAT : En Italie, sans doute.

M. Jean GAUBERT : Et même peut-être en France parce qu'en fait, on sait que l'imagination humaine n'a pas de limite.

Je ne veux pas insister là-dessus car nous aurons l'occasion d'en reparler, mais je crois qu'il ne faut pas trop vite considérer que le conseil à la filière devrait être complètement abandonné par l'État au profit de groupes privés qui en feraient certainement quelque chose de beaucoup plus dangereux que ce que nous connaissons aujourd'hui.

La deuxième question à propos de laquelle je souhaiterais qu'on me réponde, aujourd'hui ou plus tard, concerne la différence de nature qui existe entre les contrôles des différents pays.

Sans être un grand spécialiste, j'ai le sentiment, si je veux schématiser à l'extrême, qu'en France on contrôle plutôt près de la production, c'est-à-dire ce que nous expédions, et que dans beaucoup d'autres pays on contrôle plutôt près de la consommation, c'est-à-dire de ce qui se consomme, ce qui fait qu'en France nous avons ces problèmes de produits importés sur lesquels il n'y a eu aucun contrôle, et il n'y aura aucun contrôle, puisqu'en fait, nous partons du principe que nous avons plutôt contrôlé ce qui sortait de l'abattoir ou du centre de conditionnement.

Je voudrais qu'on se pose cette question parce que je crois qu'elle est de nature à faire progresser la compréhension du contrôle dans les milieux de la production. Je vais vous citer un exemple : lors d'une opération " illégale " faite par des agriculteurs dans mon département, on a découvert un camion de viande venant d'Espagne dans lequel seules les dernières palettes étaient congelées, c'est-à-dire que tout ce qui était à l'intérieur du camion n'était pas congelé et avait été transporté comme cela. Les services vétérinaires des Côtes d'Armor pourront vous le dire. Il n'y a pas à s'en étonner puisqu'en Espagne on sait que les abattoirs et la chaîne alimentaire qui leur fait suite n'ont pas les capacités suffisantes de congélation. Mais comment voulez-vous que les agriculteurs de ma région - qui essaient de bien travailler - adhèrent à la notion de contrôle s'ils constatent que la viande qui vient d'un autre pays, et qui est dangereuse pour les consommateurs, n'a pas fait l'objet de ce contrôle ? On me répond qu'en Espagne on contrôle à l'étalage. Effectivement, mais on ne contrôle pas ce qu'on a vendu en France.

Je pense que ce sont vraiment deux questions qu'il faudra avoir présente à l'esprit pendant nos travaux.

M. Germain GENGENWIN : En feuilletant le programme des auditions que nous a soumis le Rapporteur, je constate qu'il manque une catégorie. Mme Grzegrzulka a évoqué tout à l'heure le secteur de la recherche, et je voudrais dire qu'un autre secteur est également concerné par l'alimentation, c'est celui de la chimie, c'est-à-dire la production d'engrais, de pesticides et d'insecticides. Nous savons très bien que sans la chimie, le monde serait en famine. J'ai été moi-même dans cette branche et je suis effrayé des produits que j'ai vendus à ce moment-là. Mais il y a aujourd'hui une évolution considérable. Je propose donc que nous écoutions aussi cette branche pour savoir quel est son effort d'adaptation au niveau des produits phytosanitaires.

M. le Président : Vous aurez satisfaction, car nous l'avons prévu.

M. Joseph PARRENIN : Le professeur Mattei nous faisait part tout à l'heure de la différence d'approche culturelle entre la France et les Etats-Unis. Je suis d'accord avec lui sur la différence entre les États-Unis, la France et l'Europe, mais derrière le mot culturel se cachent d'autres appréciations et d'autres valeurs. La volonté américaine, nous la connaissons bien, c'est de vouloir dominer le monde dans le domaine alimentaire. Toute la mécanique mise en place avec les O.G.M. commence à inquiéter, y compris les pays en voie de développement.

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Nous sommes d'accord.

M. Joseph PARRENIN : Je voudrais insister assez fortement sur la nécessité de bien faire comprendre à l'ensemble de la filière agro-alimentaire que notre enquête aura une portée sur l'ensemble de l'alimentation consommée en France, y compris celle qui est importée.

Comment voulons-nous faire adhérer l'ensemble d'une filière, paysans, transformateurs et distributeurs, si nous n'avons pas les mêmes exigences par rapport aux produits importés ? Le but de cette commission d'enquête est d'arriver, en ce domaine, à des conclusions et des propositions claires, compte tenu des connaissances du moment. Car, on a parlé des aspects scientifiques et nous savons bien que la science ne cesse de faire progresser les techniques. Ce que nous savons aujourd'hui, c'est très bien, mais nous apprendrons encore des choses dans les années qui viennent.

J'en viens au problème de la traçabilité. J'étais avec le ministre de l'Agriculture il y a quelque temps en Argentine, où on nous a fait visiter un centre d'abattage avec des agriculteurs soi-disant regroupés qui avaient mis en place la traçabilité. Pourtant, dans aucune des exploitations agricoles que nous avons visitées, nous n'avons vu un animal identifié. Il faudra qu'on nous dise comment on peut faire de la traçabilité sans identification. Je crois que c'est un volet qu'il faudra aborder de façon pertinente, sinon nous allons être accusés par l'ensemble de la filière qui va nous dire que nous voulons imposer des règles sans regarder ce qui se passe ailleurs.

M. le Président : Il serait peut-être intéressant de prendre contact également avec la Direction générale des douanes.

M. André ASCHIERI : Je pense que les travaux de cette commission d'enquête commencent fort bien. Nous avons entendu deux exposés. Celui du professeur Mattei qui nous a rappelé un des graves problèmes de santé publique, celui de la vache folle, et celui d'Alain Calmat qui nous a présenté la solution que nous avons apportée et qui n'est pas si mauvaise que cela puisqu'elle a été efficace il y a quelques jours.

Dans le cadre de la mission que j'ai été amené à conduire sur le concept de santé/environnement, deux maîtres mots ont prévalu : indépendance et transparence. Si nous avons échoué dans de nombreux domaines au niveau de la santé publique et de l'alimentation, c'est certainement parce qu'il n'y avait pas d'indépendance et de transparence.

J'ai été choqué lorsque je suis allé à la Commission dite des experts à Bruxelles, car on m'avait dit : " vous savez, on s'aperçoit qu'on n'est pas efficace parce que nos experts ne sont pas indépendants. " Si bien qu'il a fallu, à Bruxelles, qu'ils récusent tous leurs experts, qu'ils refassent un appel d'offres à l'issue duquel ils n'ont repris que la moitié des experts qui étaient candidats parce que les autres étaient directement dépendants des pouvoirs de l'argent. C'est quand même assez grave !

Cela explique aussi peut-être que la France, grâce à la loi dont a parlé Alain Calmat, a pris une petite avance dans ce domaine car aujourd'hui, sur une crise majeure, et même si nous sommes un peu à l'index, nous avons raison. C'est certain. Nous avons nommé des experts indépendants et nous avons l'Agence de santé alimentaire.

Dans toutes les auditions, il me semble que les maîtres mots devront être ceux-ci : transparence et indépendance.

La transparence permettra aussi de redonner confiance aux gens. On leur a toujours dit des mensonges, on l'a vu dans d'autres domaines, et ils ont perdu totalement confiance. Lorsque cela se produit, les intéressés ont alors deux attitudes contradictoires : ou ils minimisent le danger, ce qui n'est pas bon, ou ils l'exagèrent avec l'appui des médias, ce qui n'est pas bon non plus. On ne connaît pas de juste milieu. On n'a jamais considéré les Français suffisamment majeurs pour prendre connaissance des problèmes et connaître la vérité, même si quelquefois elle n'est pas si simple que cela.

Cette commission me paraît donc essentielle parce que l'alimentation touche tout le monde et qu'elle peut, par le sérieux de ses travaux, redonner confiance à nos compatriotes.

Je voudrais simplement savoir comment l'Agence a été saisie pour arriver à cette solution et comment les experts ont été désignés, sachant que nous manquons terriblement d'experts en toxicologie, en épidémiologie et en écotoxicologie.

Malgré les moyens très insuffisants, pour l'instant, mais qui monteront forcément en puissance parce qu'on va s'apercevoir que ce que nous mettrons en place va être, avec l'Agence santé/environnement, fondamental pour le bien-être des Français. En tout cas, avec cette petite avance que nous prenons avec l'A.F.S.A., nous avons su faire preuve d'efficacité.

J'insiste bien là-dessus : nous manquons de moyens mais si nous essayons de rechercher la transparence et l'indépendance nous allons certainement faire un grand pas en avant.

M. le Président : Je voudrais soulever la question des farines animales. Nous savons très bien qu'elles ont été à l'origine de ce que nous avons connu avec l'E.S.B.

Il y en a de deux sortes aujourd'hui, les farines animales produites à partir de produits sains, sortant des abattoirs, et les farines qui proviennent des cadavres d'animaux.

En France, les farines qui proviennent des cadavres d'animaux ne vont plus à l'alimentation des animaux puisqu'elles sont totalement incinérées, même s'il en reste encore des stocks, et nous en savons quelque chose en Bretagne.

Les autres ne sont plus données aux bovins. Mais ce qui se fait chez nous ne se fait pas partout. Par exemple, j'aimerais bien savoir quels sont les pays d'Europe où on continue de donner des farines en provenance des cadavres d'animaux aux animaux eux-mêmes.

Aujourd'hui, nous ne produisons pas de viande provenant d'animaux qui ont assimilé ces farines mais nous en recevons venant d'ailleurs. Là-dessus, nous n'avons pas grande information, et c'est à mon avis une question qui mériterait également d'être approfondie.

M. André ANGOT : Je crois que la France est le seul pays européen qui a pris cette mesure d'interdiction. Quant à la Grande Bretagne, rien n'est simple.

Les britanniques utilisent les farines animales de cadavres.

En revanche, ils ont pris des mesures renforcées pour la fabrication de ces farines qui seraient susceptibles de détruire le prion mais on n'en est pas sûr.

Par contre, si l'utilisation des farines provenant des troupeaux qui ont été touchés par l'E.S.B. est, chez eux, interdite, ils ont d'énormes stocks de farine animale, de carcasses plus ou moins congelées, parce qu'il paraît qu'il y a des " frigos " qui tombent en panne provoquant de terribles ruissellements.

Puisqu'on parle de l'E.S.B., je vois que dans notre programme d'auditions, nous devons interroger le Professeur Dormont, qui est le spécialiste du prion en recherche fondamentale et j'aimerais bien que, lors de cette audition, nous puissions interroger également Mme Brugère-Picoux, qui est elle-même la spécialiste du prion au niveau épidémiologique et de ses incidences pratiques sur le terrain.

M. le Président : D'accord, nous enregistrons votre demande et nous verrons avec le rapporteur.

Sur ces questions, le professeur Mattei et le professeur Calmat souhaitent-ils réagir ?

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Je suis d'une façon générale en accord avec ce qui a été dit par les uns et les autres, à des nuances près, naturellement.

Lorsque vous parlez de conseil, vous avez raison. De mon point de vue, il faut simplement distinguer le conseil du contrôle. Il est normal qu'on puisse s'appuyer sur un conseil mis éventuellement à disposition par les services de l'État. C'est ce qui se passe en matière d'urbanisme et d'aménagement du territoire. Mais la première chose qui compte, en définitive, c'est le contrôle.

Pour faire la synthèse des deux maîtres mots énoncés par André Aschieri, un mot les résume, c'est l'évaluation.

A partir du moment où vous avez effectivement l'indépendance et la transparence, vous acceptez la responsabilité d'être évalué et donc de donner vos résultats et de les soumettre au contrôle.

Après, si vous vous êtes mal fait conseiller, c'est vous qui êtes responsable du choix de vos conseils. C'est mon opinion. Je n'élimine rien en amont mais il y a une chose qui va faire tomber le verdict, c'est l'évaluation au terme du contrôle.

A mon avis, le contrôle doit être totalement indépendant de l'État. Cela me paraît évident.

Quand on procède au contrôle par l'intermédiaire des agences, celles-ci ne sont inféodées à aucune administration. C'est la clef du système. Si vous avez des systèmes inféodés à l'État, vous subissez les dérives qui se sont passées à Bruxelles où vous avez des scientifiques investis d'une responsabilité politique et des structures porteuses d'une politique et qui défendent une politique.

Je ne crois pas que cela soit sain. Il faut donc que les contrôles s'élèvent au-dessus de cela.

Le conseil est un moyen. Si vous me permettez de faire une comparaison concernant les professions de santé, tout le monde est d'accord sur l'accréditation des structures, des services et sur l'évaluation par l'A.N.A.E.S.

Il est donc normal aujourd'hui, quand on est responsable d'un service, qu'il y ait à un moment donné une évaluation qui montre si ce service est conforme à ce qui est attendu ou s'il ne l'est pas. Le garant d'une évaluation objective, c'est à mon avis la totale indépendance.

Ensuite, sur les dix principes que je vous ai énoncés tout à l'heure, vous avez bien entendu l'harmonisation, parce que la mondialisation de l'économie doit s'accompagner d'une harmonisation internationale des règles de gestion, des normes de sécurité sanitaire pour éviter les distorsions, y compris les distorsions de concurrence. Car plus vous vous entourez de précautions et de systèmes parfois un peu contraignants, plus vous augmentez vos coûts de production. Il est donc vrai qu'il y a une distorsion de concurrence. Il faut que tout le monde joue selon les mêmes règles.

M. le Professeur Alain CALMAT : Je voudrais juste répondre à M. Aschieri sur la façon dont l'Agence a été saisie. Elle peut s'autosaisir, puisque c'est dans les textes, ou elle peut effectivement être consultée par le gouvernement. Je pense que, dans le cas d'espèce, c'est le ministère de l'Agriculture qui l'a fait.

Je voudrais ajouter que la souplesse du dispositif et sa réactivité rapide permettent d'avoir des expertises en temps réel.

Le problème qui s'est posé pour les viandes britanniques tient au fait que la Commission de Bruxelles s'est appuyée sur une expertise qui n'était pas mauvaise en soi mais qui datait de plusieurs mois.

Or, depuis, de réels progrès scientifiques ont abouti à ce que d'autres techniques d'investigation démontrent la présence de prions là où on ne pouvait le démontrer précédemment.

C'est là où nous sommes en avance par rapport à l'Europe, et c'est la raison pour laquelle il ne faut pas céder. Vous avez tout à fait raison. Je crois d'ailleurs que l'Europe a maintenant bien compris la nécessité de suivre les méthodes d'investigation françaises et conduira désormais ses expertises différemment.

Parfois, en matière scientifique, quelques mois représentent des siècles et il semblerait que les quelques mois qui ont été mis à profit par nos experts, et qui ont pu être mobilisés rapidement par l'Agence et, par conséquent, par le gouvernement, ont permis d'être en avance. Je crois que nous sommes réellement pionniers et il ne faut pas céder. Nous ne sommes pas Galilée mais si la terre est ronde, eh bien elle sera ronde, même si les responsables ne veulent pas qu'elle le soit. C'est très important et c'est là où il ne faut pas avoir de complexe ni de supériorité, ni d'infériorité.

Si vous me le permettez, je voudrais parler de ce qu'on a dit tout à l'heure de la culture alimentaire. D'année en année, je vois aux Etats-Unis de jeunes obèses, en particulier dans les milieux populaires. En définitive, il y a une transformation de la population américaine qui va aboutir à des problèmes de santé majeurs. Ce n'est pas un problème de sécurité sanitaire, de l'aliment proprement dit puisque l'aliment est sanitairement correct, mais c'est un comportement alimentaire.

Et ceci ne concerne pas que les États-Unis. En France, nous voyons la même chose. Je n'ai rien contre la viande du McDonald's, elle est bonne, et c'est vraisemblablement de la viande française. On connaît cela dans nos familles : j'ai moi-même des enfants en âge d'aller au McDonald's. C'est une question de culture.

Nous avons là une responsabilité d'ordre éducatif et cela dépasse très largement la sécurité sanitaire des aliments. L'objet de votre commission porte sur la sécurité sanitaire de la filière alimentaire, mais il n'y a pas que la qualité de l'aliment, il y a aussi le comportement alimentaire. Est-ce le rôle de l'État de faire de la pédagogie alimentaire ? Je ne sais pas. En tout cas, c'est au moins le rôle des médecins.

Ceci dit, je ne serais pas étonné que, dans vingt ans, il y ait des actions judiciaires contre le fast food. Bien sûr, le fait de manger du foie gras et de boire du bon vin tous les jours crée des problèmes du même ordre mais la dimension statistique n'est pas la même. Le risque de l'obésité par le fast-food est autrement plus grand que celui de l'obésité par l'excès de foie gras !

Mon propos dépasse un peu ce que vous m'avez demandé aujourd'hui mais j'en profite pour vous dire cela parce que je crois qu'il faut vraiment mettre en exergue le comportement alimentaire.

M. André ASCHIERI : Je n'ai pas très bien compris la dernière intervention de Jean-François Mattei à propos du contrôle. Celui-ci ne peut se faire que sur le terrain. Or seuls les services de l'État sont présents sur le terrain. Comment peut-on faire un contrôle et comment peut-on imaginer qu'une agence quelle qu'elle soit puisse avoir les moyens d'aller contrôler sur le terrain ? Je pense que les contrôles ne peuvent se faire sur le terrain que par les D.A.S.S., les D.R.I.R.E., la D.G.C.C.R.F., etc.

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Je n'exclue pas du tout cela naturellement. Quand je parle de l'expertise et du contrôle, ce n'est pas le contrôle de chaque entreprise, où nous ne pouvons pas nous passer des services de l'État qui d'ailleurs ont fait la preuve de leur efficacité dans la majorité des situations. Mais pour de nouveaux systèmes de fabrication de farines animales ou de tel type d'aliment, il est clair qu'on doit avoir des instances scientifiques parfaitement indépendantes pour dire si les procédés sont ou ne sont pas compatibles avec la sécurité sanitaire.

Sans doute me suis-je mal fait comprendre, pardonnez-moi. Il ne s'agit pas de se substituer aux services de l'État, naturellement, mais il s'agit, chaque fois qu'il y a une innovation, de vérifier si elle est compatible avec la notion de sécurité alimentaire.

Deuxième point, j'approuve totalement ce qu'a dit Alain Calmat sur le comportement alimentaire. Nous avons là un problème qui touche à la fois à l'alimentation, à la santé et à l'éducation. Même si c'est à la marge de nos préoccupations, peut-être faudra-t-il le souligner.

Dernier point, et c'est presque une boutade, vous devez avoir en mémoire que le directeur de l'A.F.F.S.S.A. a été l'auteur de " L'affolante affaire de la vache folle " - ouvrage assez remarquable car il est un des premiers à avoir sensibilisé l'opinion publique sur cette affaire -, et cela fait de lui un spécialiste particulièrement au fait de la question. Plus qu'un autre, il a été amené à réagir vite en ayant la culture et la compétence nécessaires pour intégrer très vite les choses.

M. le Président : Ces précisions ont été très intéressantes.

M. Joseph PARRENIN : Le professeur Mattei vient d'insister à nouveau sur l'aspect du contrôle.

Je partage tout à fait son point de vue d'un contrôle très marqué et très différencié de ce que peut être le conseil. Je pense que c'est un point sur lequel il faudra qu'on réfléchisse pour savoir comment ceci s'exerce véritablement tout au long de la filière. Nous disposons de l'Agence, au niveau supérieur, mais il y a aussi des contrôles au niveau plus local, et il peut y avoir un amalgame entre conseil et contrôle à certains moments, et je crois que ce n'est pas très sain.

Je voudrais dire à Alain Calmat que je ne suis pas ici pour défendre McDonald's mais il y a quelque chose de plus préoccupant encore une émission de télévision sur le sujet : le problème majeur qui a bien marqué aux États-Unis comme en Europe, c'est le comportement alimentaire du gamin qui mange devant la télévision. Cette émission montrait que c'était la télévision et le mode alimentaires réunis qui conduisaient à ces excès.

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Et les distributeurs sur les lieux de travail.

M. Jean MICHEL : Je me permettrai quelques simples observations par rapport aux propos qui ont été tenus tout à l'heure par notre collègue Mattei. Je suis parfaitement d'accord sur l'importance que revêt l'indépendance des experts mais j'ai une inquiétude par rapport aux derniers propos que vous avez tenus tout à l'heure : vous avez dit qu'il était indispensable que les experts ne soient pas les fonctionnaires de tel ou tel État. Or je me demande qu'elle peut être l'indépendance des experts européens choisis par appel d'offres et s'ils ne risquent pas de dépendre, à un certain moment et au niveau financier, de grands groupes privés qu'ils conseillent par ailleurs. Je ne sais pas qu'elle est la meilleure voie pour atteindre l'indépendance, d'un côté celle des chercheurs qui, en France, sont des fonctionnaires du CNRS, donc de l'État, ou de l'autre des experts qui peuvent être inféodés à des grands groupes privés.

Pour ce qui concerne le problème de conseil, je rejoins parfaitement vos propos. Vous parliez tout à l'heure du conseil en matière d'urbanisme. Dans le cadre d'un plan d'occupation des sols, quand le permis est délivré par la collectivité territoriale, dans 99 % des cas la collectivité choisit les services de l'État comme conseil, et les rémunère, et le même service est chargé du contrôle. Il y a une dichotomie sur laquelle il convient d'attirer l'attention. On ne peut pas être celui qui conseille et qui est rémunéré pour cela et celui qui est chargé du contrôle. C'est vrai pour tous les services de l'État.

Vous parliez également des services de l'État qui se rendent sur le terrain et qui remplissent bien leur mission. S'agissant de la sécurité sanitaire en France, notamment pour ce qui concerne la viande bovine, j'ai été amené moi-même à constater que 70 % ou 80 % de la viande mise sur le marché étaient hormonés, et cela continue aujourd'hui encore, notamment dans tous les grands lieux de production et d'engraissement. Quand un animal hormoné arrive à l'abattoir vivant, le vétérinaire ou les agents qui sont un peu spécialisés le voient tout de suite, mais on prend très peu de contrevenants et il y a très peu de contrôles. Au surplus les contrôles qui sont effectués dans les exploitations par les services vétérinaires sont, au terme d'une jurisprudence du Conseil d'Etat, nuls. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle, dans le cadre de la loi d'orientation agricole, on a donné la possibilité aux services d'intervenir directement dans les exploitations pour faire en sorte qu'on puisse s'apercevoir des dérives au niveau de l'alimentation et constater les animaux anabolisés. Sur ce point, il est indispensable que les services de l'État remplissent la mission qui est la leur.

Vous faisiez allusion tout à l'heure à un autre service de l'État, la D.R.I.R.E. J'ai un exemple que j'ai signalé au ministère de l'Environnement dont j'attends toujours la réponse un an et demi après : une entreprise de mon secteur crache de la fumée contenant de la laine de roche, et je fais le parallèle avec l'amiante ; parfois cela devient invivable. On prévient la D.R.I.R.E. qui elle-même prévient vingt-quatre heures à l'avance l'entreprise que l'inspecteur va passer et, la veille de l'inspection, les filtres sont changés. On s'aperçoit que par rapport au monde industriel et productif, que ce soit en matière agricole ou en matière industrielle, les services de l'État ne remplissent pas leur mission, et que les liaisons qui peuvent exister entre les représentants de ces grands services de l'État et le monde productif sont si fortes qu'elles les empêchent d'être neutres. En France, l'État n'a souvent plus cette attitude de neutralité dans la mesure où ses agents sont rémunérés par ceux qu'ils sont censés contrôler.

M. le Président : Nous aurons à entendre les services de l'État, dont on a beaucoup parlé.

M. Patrick LEMASLE : Quand je lis la page 3 de la note que M. le Rapporteur nous a communiquée ce matin, je remarque qu'au niveau de la sécurité vous situez en premier l'alimentation des animaux et l'obtention des dérivés animaux tels que farines et graisses. C'est bien sûr un point important, mais s'il faut évoquer le problème de la France et des pays de l'Europe, il faut aussi parler des pays de la grande Europe.

Le deuxième sujet évoqué est celui du génie génétique et vous avez raison d'en parler.

Le troisième point, ce sont les risques de forme de contamination au stade de la production. Et là aussi, tant en production animale que végétale, il faudrait faire une étude particulièrement précise. En effet, on parlait tout à l'heure de l'étable à la table et de la fourche à la fourchette, mais ce qui est important, ce sont aussi les conditions dans lesquelles sont produites les productions végétales et animales. Lorsqu'on voit l'utilisation d'herbicides, de pesticides et d'insecticides, avec parfois la non prise en compte des préconisations du fournisseur, on est en droit de s'interroger sur la qualité du produit qui est digéré, soit directement par l'homme, soit par l'animal. Pour reprendre ce qui a été dit tout à l'heure, l'utilisation complètement différente d'un producteur à l'autre de produits vétérinaires et pharmaceutiques peut jouer un rôle important au niveau économique mais également au niveau sanitaire. Je crois que c'est absolument incontournable.

On a tendance à se focaliser un peu plus sur le problème du prion parce que c'est un sujet pleinement d'actualité, et on a tout à fait raison de s'interroger sur les O.G.M., mais je crois que les enjeux qu'on peut avoir dans l'avenir, c'est l'utilisation banalisée de produits chimiques et pharmaceutiques de toute nature.

Dernier point, et c'est peut-être une interrogation que j'ai par rapport à la qualité des produits vis-à-vis du consommateur, on parlait des fast food tout à l'heure, mais on le voit également dans la grande mode des viennoiseries. Le consommateur est attiré par le produit, non pas par rapport au produit lui-même mais par rapport à des diffuseurs d'ambiance qui rappellent un produit ancien. La personne mange un croissant qui a une qualité complètement différente du croissant d'antan. On peut donc considérer qu'il y a une tromperie. De même, dans certains produits de l'industrie agro-alimentaire, des adjuvants restituent une couleur ou une faculté gustative d'un produit complètement différente du produit lui-même. Même si le produit est sain, on peut considérer qu'il y a une certaine tromperie par rapport au produit vendu. J'aimerais que nous nous interrogions également sur ces aspects.

M. Patrick LEMASLE : Tout à l'heure, nous avons parlé de la traçabilité, avec une remarque très importante relative à l'Argentine où on évoque la traçabilité à la sortie de l'abattoir et pas directement au niveau de l'élevage. Mais ne peut-on s'interroger aussi en France sur la qualité de la traçabilité ? La viande bovine française n'est-elle pas un moyen de rassurer le consommateur ? Notre commission d'enquête pourrait peut-être s'interroger sur la réelle pertinence et l'efficacité de la traçabilité. Est-ce vraiment un gage de sécurité ? Quand on se déplace et qu'on regarde ce qui se passe chez l'éleveur, dans les abattoirs et dans les circuits de distribution, on sait très bien qu'il y a fraude.

M. le Président : On ne réglera pas tout aujourd'hui mais le professeur Mattei et le professeur Calmat peuvent peut-être apporter encore quelques éléments de réponse.

M. le Professeur Alain CALMAT : Pour ma part, je n'ai rien de particulier à ajouter.

M. le Professeur Jean-François MATTEI : Je ne vais pas être très long mais je veux que nous soyons bien d'accord sur ce que j'ai voulu dire en termes de contrôle, de conseil, de services de l'État ou autres. Je renvoie le rapporteur, s'il me le permet, au paragraphe 34 de mon rapport au Conseil de l'Europe. Je lis simplement quelques lignes :

" Les considérations économiques, industrielles, sociales et politiques ne doivent pas interférer avec l'analyse des risques, même s'il est parfaitement légitime que ces facteurs soient pris en compte secondairement quand il s'agit de définir une politique de gestion des risques.

" De même, il n'est pas acceptable que soient confondues les fonctions de contrôleur et de contrôlé. Une indépendance doit être garantie à ce niveau. "

Enfin, au niveau de l'expertise, c'est le principe n° 8  " Pluralité de l'expertise - les connaissances scientifiques disponibles pour évaluer ou gérer les risques selon le principe de rationalité doivent être mobilisées par un processus d'expertise compétent, spécialisé et pluraliste. Il convient de s'assurer de toutes les opinions, de toutes les écoles de pensée, même si elles sont marginales. "

M. le Rapporteur : Cela augure bien des travaux futurs. J'ai bien pris en compte la densité des travaux qui nous attendent.

II.- Les dispositions relatives à la sécurité sanitaire des aliments
incluses au sein de la loi n°99-574 d'orientation agricole
du 9 juillet 1999

Audition de M. Alain BERGER,

Directeur du Cabinet du ministre de l'Agriculture et de la Pêche

et de Mme Claudine LEBON,

Conseillère technique au Cabinet du ministre de l'Agriculture et de la Pêche

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 26 octobre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Alain Berger et Mme Claudine Lebon sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Alain Berger et Mme Claudine Lebon prêtent serment.

M. le Président : La séance est ouverte.

Je voudrais faire le point du programme que nous avons adopté en commun lors de notre séance inaugurale.

Tous les responsables des administrations centrales sont d'ores et déjà convoqués aux dates et heures que nous avons fixées.

Le cycle des forums, qui débutera le mercredi 24 novembre, a vu son ordre logique quelque peu perturbé par la conférence de Seattle. L'audition des grandes associations représentatives des exploitations agricoles - la FNSEA, le CNJA, le MODEF, la Confédération paysanne, la Coordination rurale - est en conséquence repoussée au mercredi 8 décembre ; le rapporteur et moi-même nous employons à établir un programme qui respecte la cohérence initiale.

La séance d'aujourd'hui va nous permettre de faire le point sur les travaux du Parlement en matière de sécurité alimentaire.

A cet effet, je salue la présence de M. Alain Berger, Directeur du cabinet du ministre de l'Agriculture et de la Pêche, qui est accompagné de Mme Claudine Lebon, conseillère technique chargée de la sécurité alimentaire.

A l'issue de leur audition, nous entendrons deux de nos collègues, M. Jean-Yves Le Déault qui fera le point sur les réflexions de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, notamment en matière d'OGM, et le sénateur Bizet, qui nous apportera le témoignage de la Haute Assemblée.

Monsieur le Directeur de Cabinet, vous avez la parole.

M. Alain BERGER : Je me propose de vous présenter en quelques mots le dispositif national de sécurité alimentaire, qui a été rénové au cours des deux dernières années, et plus particulièrement les dispositions arrêtées dans le cadre de la loi d'orientation agricole.

En introduction, je souhaiterais exprimer le souci permanent du ministre de l'Agriculture et de la Pêche pour que le dispositif législatif et réglementaire et l'organisation des administrations et le service de contrôle soient systématiquement rénovés et renforcés en vue d'une meilleure efficacité. Le ministre manifeste une véritable préoccupation d'efficacité et de transparence. Il considère que l'inquiétude des consommateurs en matière de sécurité alimentaire est parfaitement légitime et que nous leur devons une véritable sécurité et une transparence réelle.

Au cours des dernières crises, nous avons eu la préoccupation de tenir très régulièrement le consommateur informé des décisions prises et de leur contenu, des résultats des évaluations, afin qu'il soit à même d'apprécier la qualité des produits qu'il consomme. C'est ce souci qui a conduit le Gouvernement au cours des dernières années à renforcer le dispositif législatif et réglementaire, à améliorer l'efficacité des administrations en charge des questions de sécurité sanitaire et à faire progresser la coordination des différents services concernés par le sujet.

Les dispositions prises, notamment celles contenues dans la loi d'orientation agricole, doivent être examinées et mises en parallèle avec la création récente de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments instituée par la loi du 1er juillet 1998 relative au renforcement de la veille sanitaire et du contrôle de sécurité sanitaire des produits destinés à l'homme. Les dispositions de la loi d'orientation sont complémentaires de l'institution de cette agence qui joue un rôle fondamental.

La loi d'orientation agricole du 9 juillet 1999 comporte, dans son titre IV, un important volet relatif à la maîtrise de la sécurité des produits alimentaires.

Le premier dispositif mis en place est celui de la biovigilance. Il confie aux agents chargés de la protection des végétaux des pouvoirs de contrôles renforcés sur les végétaux, pesticides et matières fertilisantes, composées ou issues d'organismes génétiquement modifiés, dans le cadre de la surveillance biologique du territoire. La mise en place de plans de surveillance des organismes génétiquement modifiés permettra à ces agents d'observer leurs effets, voire leurs incidences sur le milieu végétal et animal environnant et de prendre les mesures de police qui s'imposent.

Il est mis en place, dans le cadre de cette loi, un contrôle de l'utilisation des pesticides et non plus seulement celui de leur mise sur le marché. Les agents de la protection des végétaux auront des pouvoirs de contrôle et de police administrative pouvant aller jusqu'à la destruction des produits et des récoltes. Des mesures d'interdiction, de restriction ou de prescriptions particulières concernant la mise sur le marché ou l'utilisation des pesticides seront possibles. Enfin, le niveau des peines encourues pour un non-respect des dispositions de la loi est relevé.

Les contrôles des conditions sanitaires d'élevages sont également renforcés. Il est mis en place un registre d'élevage sur lequel sont recensées toutes les données sanitaires et zootechniques relatives aux animaux élevés. Cet outil sera utile aux services de contrôle pour prévenir l'entrée dans la chaîne alimentaire d'animaux infectés par des agents pathogènes pour l'homme ou dont la viande contient des teneurs anormales de résidus de médicaments ou d'additifs.

Les animaux de certaines espèces devront être accompagnés à l'abattoir d'une fiche sanitaire reprenant certaines informations du registre. Les animaux non identifiés ou les viandes issues de ces animaux seront saisis et détruits par les vétérinaires inspecteurs qui auront le pouvoir d'ordonner la destruction ou le traitement de la production de certains élevages lorsque la présence d'éléments pathogènes, telles les salmonelles, fera porter un risque aux produits issus de ces élevages.

L'utilisation des additifs et médicaments en élevage sera encadrée. Des mesures de police administrative sont instaurées. Elles peuvent aller jusqu'à la destruction des animaux en cas d'utilisation de substances prohibées et des peines d'amende ou d'emprisonnement sont prévues. L'agrément des établissements de la filière alimentation animale qui produisent ou utilisent des substances ou des produits sensibles, tels les additifs, est également prévu.

Pour la maîtrise de la qualité sanitaire des aliments, il est mis en place un dispositif d'épidémiosurveillance de la contamination des aliments par regroupement des données issues des contrôles officiels et des autocontrôles. Par ailleurs, la traçabilité des produits peut être imposée dans les filières où elle apparaît nécessaire. Les procédures de contrôle des denrées d'origine animale sont modernisées. Les agents de contrôle, vétérinaires-inspecteurs en particulier, se voient confier des pouvoirs de rappel des lots. Ils pourront ordonner, lorsqu'un établissement présente des risques, des mesures correctives telles que la réalisation de travaux, d'opérations de nettoyage, d'actions de formation de personnels et, en cas de nécessité, le préfet pourra ordonner la fermeture de l'établissement.

Le dispositif existant en matière de contrôle aux frontières et sur le territoire national des aliments d'origine animale produits dans d'autres États membres de la Communauté européenne ou importés de pays tiers est élargi aux produits destinés à l'alimentation animale. Le contrôle dans les postes d'inspection frontaliers, systématique pour les denrées d'origine animale, sera également imposé aux produits destinés à l'alimentation animale qui présentent des risques.

Ces dispositions législatives ont permis de mettre en _uvre certaines des recommandations issues du diagnostic des forces et faiblesses du dispositif national de sécurité alimentaire, réalisé en novembre 1997 à la demande du Cabinet du Premier ministre.

Voilà les différentes dispositions contenues dans la loi d'orientation agricole et qui permettent de renforcer notre dispositif.

L'organisation administrative qui sous-tend ce dispositif implique directement le ministère de l'Agriculture et de la Pêche et a été améliorée par des décisions récentes en matière d'organisation administrative.

Je rappelle que la réglementation alimentaire est élaborée par la Direction générale de l'alimentation au ministère de l'Agriculture et de la Pêche, mais également par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes au ministère de l'Économie, des Finances et de l'Industrie, et par la Direction générale de la santé au ministère de l'Emploi et de la Solidarité.

En général, les réglementations prises sur la base du code rural sont préparées par le ministère de l'Agriculture et de la Pêche. Celles prises sur la base du code de la consommation sont préparées par la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes. Celles prises sur la base du code de la santé publique sont préparées par la Direction générale de la santé. Ces textes sont, dans la plupart, des cas cosignés.

Le contrôle de la qualité sanitaire des aliments est le fait des services vétérinaires du ministère de l'Agriculture et de la Pêche, qui y consacrent de l'ordre de 4 000 agents et des directions départementales de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes du ministère de l'Économie, des finances et de l'Industrie qui y consacrent entre 1 000 et 1 500 agents.

L'action des services vétérinaires et celle de la répression des fraudes se recoupent pour partie. En effet, les services vétérinaires ont la capacité d'appliquer le code de la consommation et les agents de la DGCCRF peuvent constater des infractions aux dispositions du code rural. Pour autant, l'esprit des contrôles de ces services diffère : les services vétérinaires s'intéressent essentiellement à l'aptitude des produits à être consommés alors que la DGCCRF s'intéresse surtout à la loyauté de ces pratiques.

De leur côté, les agents de la protection des végétaux sont chargés de la lutte contre les organismes nuisibles aux végétaux, du contrôle de l'utilisation des produits antiparasitaires à usage agricole et du contrôle des organismes génétiquement modifiés.

L'action des agents du ministère de l'Agriculture et de la Pêche consiste essentiellement à surveiller les moyens de production et à vérifier la conformité des produits ou établissements aux exigences réglementaires dans l'objectif de veiller à la protection de la santé publique en agissant vite comme l'administration y est tenue. Pour ce faire, les agents des corps techniques spécialisés du ministère de l'Agriculture et de la Pêche possèdent d'importants pouvoirs de police administrative, dont la dévolution est légitimée par leur niveau de qualification. Je souhaiterais insister sur le fait que les contrôles des services vétérinaires débouchent souvent sur des mesures de police administrative, telles que les saisies - de l'ordre de 730 000 tonnes de denrées saisies au cours de 5 788 000 opérations en 1998, les suspensions ou retraits d'agréments vétérinaires ou les fermetures administratives d'établissements - 333 établissements ont été fermés en 1998.

L'action des services vétérinaires et de la protection des végétaux d'une part et celle des agents de la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes d'autre part, sont donc parfaitement complémentaires.

Le ministère de l'Agriculture a organisé une plus grande indépendance des services de réglementation et de contrôle au cours d'une récente réforme de l'administration centrale du ministère de l'Agriculture et de la Pêche, qui avait pour but de séparer la fonction d'animation économique de la filière, d'une part, de la fonction de réglementation et de contrôle, d'autre part.

Le décret du 2 juillet 1999 fixant l'organisation de l'administration centrale du ministère de l'Agriculture et de la Pêche a précisé plus particulièrement les missions de la Direction générale de l'alimentation. Elle est désormais consacrée à la santé, à la protection des animaux et végétaux et à la sécurité et à la qualité des aliments, sachant que la fonction d'animation économique de la filière a été transférée à la nouvelle Direction des politiques économiques et internationales, la DPEI.

La coopération entre services des différents ministères est résolument engagée pour une meilleure identification des responsabilités respectives et une optimisation des actions.

Au niveau central, des protocoles de coopération viennent d'être signés et des notes de service communes ont été élaborées, notamment un protocole de coopération entre la Direction générale de l'alimentation, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et la Direction générale de la santé a notamment été signé le 24 septembre 1999.

Au niveau déconcentré, des pôles de compétences sont créés sous l'autorité des préfets. Depuis 1995, les services départementaux de l'État ont été invités, à l'initiative et sous l'autorité des préfets, à développer une coopération interministérielle locale, notamment en matière de sécurité alimentaire en vue de conforter la sécurité des consommateurs tout en améliorant l'efficacité collective des administrations chargées de leur protection. Parmi les instruments préconisés, une trentaine de départements ont expérimenté la formule de pôles de compétences. Treize autres départements ont un projet en cours de mise en place.

L'autonomie des directeurs des services vétérinaires a également été précisée à l'égard du directeur départemental de l'agriculture et de la forêt en ce qui concerne les activités d'inspection et de contrôle pour lesquels il relève directement de l'autorité du préfet, conformément à une circulaire ministérielle en date du 1er octobre 1998.

La mise sous assurance qualité des services de contrôle s'accélère. Initiée en 1996, la mise en conformité des services vétérinaires départementaux et des services régionaux de la protection des végétaux, des directions régionales de l'agriculture et de la forêt avec la norme 45000-04 se poursuit. Elle fixe des critères généraux pour le fonctionnement de différents types d'organismes procédant à l'inspection. Cette mise sous assurance qualité sera menée à son terme en 2001.

Enfin, les moyens consacrés par le ministère de l'Agriculture et de la Pêche au contrôle de l'alimentation ont fortement progressé. Principal service de réglementation - la Direction générale de l'alimentation - et de contrôle de l'alimentation par les services vétérinaires et de la protection des végétaux, le ministère de l'Agriculture et de la Pêche a inscrit la sécurité des aliments au titre de ses priorités, notamment sur le plan budgétaire, depuis plusieurs années. Entre 1996 et 2000, les crédits de fonctionnement technique et d'intervention incluant les subventions à l'AFSA ont progressé de 31 %, passant de 487 millions de francs à 637 millions de francs. Les effectifs budgétaires des corps techniques des services vétérinaires sont passés de 2 901 emplois en 1990 à 3 438 emplois en 1999, soit une augmentation de 18,5 %.

Dernier élément : la transparence sur les résultats des contrôles est désormais plus complète. Les trois ministères communiquent régulièrement dès lors qu'une alerte justifie une information du consommateur. Cette communication se fait de plus en plus avec l'accord du professionnel, lorsque l'alerte touche la production d'une entreprise donnée. Dans le dispositif mis en place, j'insiste sur l'importance de l'implication des entreprises elles-mêmes et sur le sens des responsabilités des entreprises des filières agroalimentaires dans la mise en place des dispositifs. Notre souci est de bien expliquer à l'ensemble de nos concitoyens la nature des décisions prises et d'assurer une parfaite transparence de l'ensemble des résultats des contrôles pour parfaire, comme il se doit, la sécurité de nos concitoyens en matière alimentaire.

M. le Président : Merci, monsieur le directeur.

La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Vous avez procédé à une présentation exhaustive des nouvelles dispositions. Force est de constater que la loi d'orientation agricole s'est intéressée dans son titre IV aux aspects liés à la sécurité alimentaire.

Je reprendrai quelques points de votre exposé, notamment sur le processus de biovigilance.

Vous avez évoqué les mesures relatives à différentes substances, que ce soit les pesticides, les matières fertilisantes ou les OGM. D'une manière générale, tout au long de votre exposé, vous avez indiqué que les mesures s'inscrivaient dans le bon sens - ce que je crois aussi -, ce qui n'évitera pas, ici ou là, certains dérapages ou des crises un peu plus aiguës que celles nées de la gestion quotidienne. Je pense que l'on évitera d'autant plus les crises que l'on s'en tiendra à une application stricte des textes existants. Par exemple, s'agissant des OGM, des dispositions ont été prises visant à transcrire des directives européennes, portant notamment sur l'information de nos concitoyens. Vous avez utilisé un maître mot : transparence, information. Or, des textes ne sont pas appliqués dans toute leur rigueur, notamment s'agissant de l'information de nos concitoyens sur le développement d'expériences dans des champs ou des espaces portant sur des OGM. Nous avons beaucoup de mal à obtenir des informations sur le sujet, alors même que les directives européennes de 1992 font obligation d'informer nos concitoyens qui résident dans une commune qui est le siège d'activités expérimentales.

Il faut utiliser les textes en vigueur et les appliquer dans leur plénitude et avec le souci maximal de l'information.

En tant qu'élus, la question des matières fertilisantes est souvent posée. Elle porte sur l'utilisation des boues de stations d'épuration. Le sujet suscite des controverses. J'aimerais vous interroger sur les normes appliquées en la matière et sur les contrôles effectués lorsque ces matières fertilisantes sont utilisées.

Le recours à des pesticides doit être conforme aux normes européennes. Comment est contrôlé leur emploi par les agriculteurs ? Autrement dit, à quel niveau se situe le contrôle ? Dans les résidus ? Ou bien, y a-t-il un contrôle au moment même de l'utilisation des produits ? J'ai bien conscience, M. le Directeur, que j'aborde déjà des questions techniques qui vont au-delà de votre présentation générale, mais nous souhaiterions cerner au plus vite le processus de biovigilance auquel vous avez fait allusion.

En ce qui concerne l'organisation administrative, vous avez évoqué la fermeture de 333 établissements. De quel type d'établissements s'agit-il : d'exploitations agricoles, d'établissements de transformation, d'établissements de type abattoirs ?

Je ne peux que féliciter et encourager la démarche de mise en place de pôles de compétences. Au niveau des départements, la gestion d'ensemble des problèmes de sécurité alimentaire doit être fortement encouragée sous la responsabilité du préfet. J'espère que le système se généralisera, car vous avez indiqué que nous en étions à une phase expérimentale.

Je terminerai par une question un peu plus générale.

Au plan européen, la sécurité de la filière alimentaire peut être considérée comme exemplaire. Il n'en reste pas moins que subsiste vis-à-vis de nos concitoyens un souci d'information, auquel j'ai fait allusion. Et puis il faut encore compter avec des accidents puisque le risque zéro n'existe pas. Comment pourrait-on encore améliorer le système pour faire tendre l'asymptote vers zéro, c'est-à-dire diminuer au maximum les crises et les problèmes que l'on rencontre ici ou là et qui, malgré les mesures prises, suscitent grand émoi dans les populations ? Que conviendrait-il d'envisager : un renforcement des personnels et des laboratoires d'analyse ?

Enfin, vous avez également fait allusion au problème des frontières, autrement dit des produits importés. Le contrôle est-il suffisant ? N'y a-t-il pas des risques de contamination ? Avons-nous la capacité et les moyens de réaliser ces contrôles afin d'assurer une plus grande sécurité alimentaire de nos concitoyens ?

M. Alain BERGER : Je tenterai de répondre à certaines questions de M. le Rapporteur ; Claudine Lebon complétera, sachant que pour les questions plus précises, notamment en ce qui concerne les normes, les matières fertilisantes, voire les pesticides, nous ne serons peut-être pas suffisamment précis dans nos réponses, mais nous sommes bien entendu tout à fait disposés à vous communiquer dans la journée une note écrite pour parfaire les informations que nous pourrions vous apporter.

En ce qui concerne les OGM et l'information de nos concitoyens, vous avez posé la question de la transparence, notamment en ce qui concerne les différentes expérimentations menées. Avec le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement, nous nous sommes posé la question de la confrontation entre le droit tout à fait légitime de nos concitoyens à une totale transparence sur les expérimentations et le droit individuel des entreprises à pratiquer des expériences. Au cours des semaines passées, vous avez pu constater que des parcelles ont été saccagées du fait de la transparence, ce qui a porté atteinte à la liberté légitime d'une entreprise, bénéficiaire d'une autorisation d'expérimentation, à les pratiquer et à l'exploitant agricole, choisi pour ce faire, à pratiquer ces expérimentations sur ses propres parcelles.

Conjointement, le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'Environnement et le ministère de l'Agriculture et de la Pêche ont demandé une mission au Conseil d'État. Elle est en cours pour précisément examiner la confrontation entre le droit privé, le respect de la vie privée, et la mise en _uvre de brevets relatifs à des organismes génétiquement modifiés, et le droit tout à fait légitime de nos concitoyens à la totale transparence. Nous avons bien ce principe de totale transparence à l'esprit, mais, dans la mesure où il se trouve confronté à des questions relevant de mesures d'ordre public, ainsi que l'on a pu le constater, il convenait de faire examiner - je pense que le Conseil d'État était le plus à même pour procéder à cet examen - cette question dans des délais relativement courts pour que nous puissions, comme tel est notre objectif, assurer cette totale transparence.

Il n'est pas du tout dans l'intention du ministère de l'Agriculture et de la Pêche de réaliser ces expérimentations sur les OGM de façon cachée, occulte. Il est fondamental que la transparence soit totalement assurée, mais, bien sûr, sans porter atteinte aux intérêts privés engagés dans ces expérimentations.

Sur les matières fertilisantes et les pesticides, Claudine Lebon répondra.

Les fermetures d'établissements ne concernent pas des exploitations agricoles, mais, en général, de petits établissements de la transformation ou de la vente de produits de l'agroalimentaire. Sont également concernés quelques établissements de restauration.

A votre question plus générale sur le renforcement de notre dispositif, je répondrai que notre premier souci est d'être perfectionnistes. Nous partageons tout à fait votre sentiment : tendre vers le risque zéro sans négliger le fait que les produits alimentaires sont des produits vivants. Au cours d'activités anciennes au sein de l'Institut national des appellations d'origine, j'ai été sensibilisé au problème des fromages au lait cru. Si nous tuons les germes de ces produits vivants, nous leur faisons perdre, au passage, des caractéristiques gustatives, organoleptiques, voire, en les simplifiant, nous banalisons ces produits de terroir, en leur faisant perdre leur âme, leurs caractéristiques avec, par voie de conséquence, une influence directe sur le développement économique de certains de nos territoires.

Le souci est, bien sûr, de tendre vers le risque zéro, mais aussi, peut-être par le renforcement des travaux de recherche menés sur des produits vivants, d'éviter que ces produits ne meurent et avec eux les territoires qui les produisent. C'est une confrontation difficile, un vrai sujet de société. Il est fondamental que nous fassions vivre la panoplie des produits de terroirs. Nous souhaitons que la recherche se penche sur les produits au lait cru, sur les bons germes de ces fromages. Il ne faut pas toujours être habité par l'obsession du mauvais germe.

Je voulais donc insister sur ce point, sur ces territoires qui vivent de produits d'appellation d'origine contrôlée et qui doivent continuer à vivre de leurs produits.

Bien entendu, il faut être perfectionniste et avoir le souci d'une meilleure " responsabilisation ", que tout ne soit pas délégué exclusivement aux pouvoirs publics et que les entreprises aussi assument leurs responsabilités dans le dispositif, dans la filière de sécurité sanitaire, en renforçant des dispositifs internes de sécurité au sein des entreprises et des filières alimentaires. Il faut également organiser une meilleure coordination, j'ai insisté dans mon exposé sur la nécessité d'une très grande coordination des services de contrôle nationaux et surtout, ainsi que vous l'avez évoqué, M. le Rapporteur, d'une meilleure coordination au niveau européen.

Nous avons pu voir, notamment avec le dossier " farines animales " la forte hétérogénéité des mesures prises au sein de l'Europe. La nécessité d'homogénéisation est fondamentale. Nous ne pouvons pas vivre avec une libre circulation des produits et des dispositifs hétérogènes concernant la sécurité de ces produits entre les différents pays composant l'Union européenne. C'est un véritable souci du Gouvernement français. Pour l'exemple, un mémorandum a été déposé à Bruxelles par le Gouvernement sur les farines animales pour une meilleure coordination et une meilleure homogénéisation des dispositions. Il reste encore du travail à réaliser en ce domaine au plan européen.

Je me permets, si vous m'y autorisez, M. le Président, de passer la parole à Claudine Lebon pour traiter des matières fertilisantes et des pesticides.

Mme Claudine LEBON : Je serai volontairement brève, M. le Président, dans la mesure où je ne dispose pas ici de toutes les informations. Des normes sur les matières fertilisantes existent, notamment les limites s'appliquant aux métaux lourds, préoccupation majeure en matière d'épandage. Je me propose donc de vous faire parvenir une réponse détaillée dans l'après-midi.

En ce qui concerne les pesticides, la réglementation actuelle concerne essentiellement deux points.

D'une part, l'homologation du produit, l'autorisation de mise sur le marché avec la nécessité de présenter un dossier complet sur l'efficacité et la toxicité de ce produit. D'autre part, la présence des pesticides, au niveau de la chaîne alimentaire. Le caractère novateur de la loi d'orientation agricole consiste, pour les pesticides, à encadrer davantage les modalités d'utilisation de ces produits, à responsabiliser les utilisateurs et à offrir la possibilité aux pouvoirs publics de prendre des mesures restrictives d'emploi. Le détail des modalités sera fixé par le texte d'application qui doit être pris.

M. le Rapporteur : M. le Directeur, vous avez parlé du maintien des produits de terroir. Nous sommes tout à fait d'accord. Existe-t-il pour ces produits un cahier des charges a minima, autrement dit avez-vous édicté des normes biologiques pour vérifier ou contrôler la qualité de chaque produit ?

Quelle est la démarche entreprise par le ministère pour assurer une traçabilité de qualité maximale ? Comment envisagez-vous la mise en place de la traçabilité, à partir d'où et jusqu'où ?

M. Alain BERGER : Les contrôles portant sur les produits de terroir relèvent du système de contrôle général mis en place pour l'ensemble des produits de l'agroalimentaire. La question spécifique qui se pose est celle de leur plus grande fragilité. D'où cette pression pour renforcer leur capacité de résistance sans pour autant leur faire perdre leurs caractéristiques intrinsèques et organoleptiques. Telle est la difficulté que nous pouvons rencontrer, sachant que, je le maintiens, les difficultés doivent pouvoir être surmontées. En tout cas, les produits en question sont soumis aux règles générales qui concernent l'ensemble des produits de l'agroalimentaire.

Mme Claudine LEBON : Je perçois, M. le Rapporteur, deux volets dans votre question sur la traçabilité.

S'il s'agit des produits du terroir, soit on est confronté à une vente quasi directe aux consommateurs. Je pense en particulier aux produits fermiers, auquel cas le problème de la traçabilité, pour ainsi dire, ne se pose pas, puisque le producteur commercialise le résultat de la production qu'il élabore sur place. S'il s'agit de la production sous signe officiel de qualité - je pense aux produits sous label, sous IGP ou AOC - c'est dans le cadre du cahier des charges homologué qu'est prévu un ensemble de dispositions en matière de traçabilité pour qu'au bout du compte, le consommateur ait l'assurance de l'origine du produit ou du mode de production du produit.

Mme Odette GRZEGRZULKA : Je voudrais saluer le souci d'efficacité et de transparence du ministre de l'Agriculture et les décisions courageuses qu'il a prises récemment dans un contexte difficile. Je reste néanmoins quelque peu sur ma faim. Je vous poserai donc plusieurs questions.

Monsieur le Directeur, vous nous avez dit - et c'est déjà beaucoup - ce qui a été fait depuis le vote de la loi d'orientation agricole. J'aimerais savoir ce que vous envisagez concrètement pour l'an 2000 : quelle augmentation de moyens ? Quels textes réglementaires êtes-vous en instance de publier ? Quelle coopération interministérielle allez-vous renforcer ?

Un point m'intrigue : quelle place laissez-vous à la Justice ? On voit bien les systèmes de surveillance en cas d'alerte. Mais que se passe-t-il en cas d'infraction ?

Vous avez eu un mot qui m'a fait un petit peu peur. Vous avez indiqué que vous étiez pour la transparence " dans la limite des intérêts privés des exploitations ".

Or, ceux-ci ne sont pas souvent compatibles avec le souci de transparence de nos concitoyens. Une plus grande publicité autour des décisions prises par la D.G.C.C.R.F., par vous-même, vous paraît-elle envisageable ? Une plus grande publicité également autour des décisions constatant des infractions, ce qui rassurerait le consommateur, tant il est vrai que le plus angoissant est de lire que tel restaurant a été fermé, mais sans que ne soit cité le nom, que deux exploitations ont été sanctionnées sans les nommer. Ne jamais citer les noms, c'est ce qui fait " monter la pression ". Je conçois qu'il y ait l'intérêt des entreprises, mais il convient aussi de calmer les impatiences de nos concitoyens.

Y a-t-il, selon vous, des possibilités d'imaginer des actions de transparence en amont et non pas seulement dans un contexte d'alerte ? Pour l'heure, en cas de situation grave, on informe sur les actions que mènent les pouvoirs publics, mais je crois que nos concitoyens ignorent tout de ce que vous avez dit qui mériterait une plus grande publicité. Dans le cadre des protocoles que vous préparez, ne pourriez-vous envisager des mesures conjointes avec le ministère en charge de la Consommation pour rendre transparentes, dès le point A, toutes les démarches de traçabilité envisagées ?

Enfin, vous avez évoqué les pôles de compétences à l'échelon déconcentré. Je crois que c'est là un point principal, car la réalité est sur le terrain, non à Paris. Pouvez-vous nous dire dans quels départements ils sont mis en _uvre ? À ma connaissance, ce n'est pas le cas dans l'Aisne.

M. André ASCHIERI : Quelles sont les avancées permises par la création votée l'année dernière de l'A.F.S.S.A., et notamment l'intégration du C.N.E.V.A. ? Comment s'est-elle faite ? J'ai le sentiment qu'il s'agit là d'une véritable avancée. Les dernières décisions le prouvent.

Avant l'alimentation, il y a l'agriculture ; avant l'agriculture, il y a l'environnement. Ne manque-t-il pas précisément l'échelon de l'environnement, puisque nous savons que les produits agricoles dépendent beaucoup de l'environnement ? Nous avions proposé une tutelle du ministre de l'Environnement qui n'a pas été acceptée. Comment se présentent les liaisons avec l'environnement ?

M. Germain GENGENWIN : Je ferai trois observations.

Au niveau de la traçabilité, ne pensez-vous pas qu'il conviendrait de renforcer le pouvoir des professions ? Par exemple, une profession qui demanderait le label A.O.C. devrait véritablement avoir le pouvoir de contrôle. Je citerai nos vins d'Alsace. Le contrôle est suffisant. Mais il est d'autres produits pour lesquels il ne l'est pas.

Une action n'est-elle pas à entreprendre auprès des fabricants s'agissant du conditionnement des pesticides ? Les agriculteurs ont tout intérêt à utiliser la bonne dose. Un même produit a des effets différents selon la terre où il est introduit. La consistance du sol joue. Sur les boîtes, des indications devraient expliquer l'utilisation des produits et leur dosage.

Monsieur le Directeur, vous avez déclaré que le ministère avait procédé à la séparation de la fonction économique de celle de la réglementation. Peut-être est-ce une bonne chose au niveau du fonctionnement du ministère, mais ces deux aspects sont-ils séparables quand on sait que les accidents alimentaires, tels ceux connus récemment, sont précisément dus à des décisions économiques ? Les grandes surfaces qui négocient les prix d'un produit donné se retournent vers le producteur, qui se retourne vers son fabricant d'aliments et chaque centime au kilo d'aliment constitue très souvent la seule possibilité de marge bénéficiaire. Ne faut-il pas dès lors expliquer aux consommateurs qu'il existe des limites à la production alimentaire, qu'elle représente un coût et que si, demain, l'on impose le double de surface par poulet par exemple, un surcoût sera obligatoirement à prévoir ? Peut-être la séparation entre questions économiques et réglementation constitue-t-il un élément positif pour le ministère, mais dans la réalité ces deux facettes sont tout à fait inséparables.

M. Renaud DUTREIL : Monsieur Berger, vous avez déclaré que les dispositifs de sécurité alimentaire des États membres de l'Union étaient assez différents. J'imagine que vous entendez par là que leur fiabilité est différente. Pourriez-vous préciser les critères qui permettent d'apprécier ces différences et citer les pays où vous estimez que les dispositifs sont inférieurs à la moyenne européenne et ceux qui pourraient servir de modèle ou d'exemple en Europe ?

Enfin, en quoi le dispositif anglais est-il différent du nôtre et que peut-on en déduire sur la fiabilité des appréciations qu'il porte sur les produits ?

M. Alain BERGER : En ce qui concerne les renforcements des dispositifs, je voudrais rappeler que cinquante créations de postes de contrôle sont prévues dans le cadre du projet de loi de finances pour 2000.

S'agissant du renforcement de la coopération interministérielle, un protocole a été signé le 24 septembre 1999 ; il convient aujourd'hui de la faire vivre. Il prévoit la rédaction de notes de service communes, la programmation d'enquêtes conjointes. À titre d'exemple, deux notes de service conjointes, en date du 10 septembre 1999, organisent d'une part les contrôles en matière d'alimentation animale, d'autre part une enquête ponctuelle sur les graisses et huiles destinées à l'alimentation animale. L'objectif consiste bel et bien à faire vivre ce protocole de coopération sur le terrain.

Pour ce qui est de la coordination au niveau des départements, et ainsi que vous le soulignez, un certain nombre de départements sont déjà concernés par des pôles de compétences. Nous vous en communiquerons la liste dans la journée accompagnée du calendrier, dans la mesure où l'objectif est qu'à terme l'ensemble du territoire national en dispose.

Pour nos relations avec la Justice, l'ensemble des procès-verbaux est transmis à la Justice et fait l'objet d'instruction. Je partage votre sentiment, Mme la députée, sur le besoin d'une meilleure transparence. C'est là un souci du Gouvernement. Il faut faire parler de notre dispositif de sécurité alimentaire à destination de nos concitoyens, de son existence, des mesures de coordination prises, des décisions retenues et assurer une totale transparence. À ce propos, lorsqu'un procès-verbal a été établi, la transparence est assurée et le nom de l'entreprise diffusé lorsqu'il existe un risque direct pour la santé du consommateur. Dans la mesure où il faut procéder à des retraits de lots ou avertir le consommateur sur la nocivité d'un produit, il est fondamental d'assurer la transparence sur le nom de l'entreprise. La question est : faut-il assurer la publicité du nom de l'entreprise dans tous les cas ? Quand des décisions sont prises suite à des procès-verbaux pour améliorer le dispositif ou revenir à la norme convient-il systématiquement de montrer du doigt l'entreprise ? Si le produit n'est pas sur le marché, si le dysfonctionnement est réparé par l'entreprise elle-même, il est vrai que nous ne montrons pas systématiquement du doigt cette entreprise. Nous ne voulons pas porter atteinte à l'entreprise ni aux emplois qui y sont liés dès lors que la sécurité du consommateur est totalement assurée.

Je précise que l'examen auquel procède le Conseil d'Etat concerne exclusivement les expérimentations en matière d'organismes génétiquement modifiés. C'est là toute la confrontation entre un intérêt privé et la sécurité des aliments. A partir du moment où il y a atteinte à l'exercice de la liberté d'expérimentation, il nous faut bien examiner la confrontation entre intérêt privé et intérêt public de la sécurité alimentaire.

J'en viens à la question de M. Gengenwin sur les aspects économiques. Bien sûr, nous sommes tout à fait conscients de la confrontation entre les préoccupations de santé publique et les préoccupations économiques. C'est en cela que nous avons voulu séparer au niveau de l'organisation administrative la fonction de la direction générale de l'alimentation et faire en sorte qu'elle se concentre pour plus d'efficacité sur ses seules missions de contrôle, alors que la partie économique est transférée à la direction des politiques économiques internationales, ce qui ne signifie pas l'absence de toute coordination. Nous voulons que les filières agroalimentaires se responsabilisent totalement, que les opérateurs se responsabilisent individuellement sur ces missions de sécurité du consommateur.

Les pouvoirs publics sont pleinement conscients que tout ne peut pas exister dans les dispositifs de contrôle. Les pouvoirs publics ont une mission, mais si l'opérateur lui-même ne se responsabilise pas, n'exerce pas sa fonction de sécurisation des produits qu'il met sur le marché, le dispositif ne sera pas totalement fiable. Il est fondamental que les opérateurs soient impliqués et, lorsqu'il y a crise, notre souci est de responsabiliser individuellement les entreprises. Dès lors que le constat de nocivité d'un produit est avéré, nous voulons que l'entreprise prenne elle-même la décision de rappel de lots. Si elle n'y procède pas dans les délais les plus courts, nous prenons la décision administrative de rappel, mais tel n'est pas notre souhait. Nous incitons l'entreprise à prendre elle-même la décision pour qu'elle se responsabilise totalement dans le dispositif de sécurisation du consommateur. Nous considérons qu'il y a partie liée et responsabilité liée entre les pouvoirs publics et les opérateurs de la filière. C'est dans cet état d'esprit que nous voulons travailler avec les agents économiques qui constituent la filière.

Mme Claudine LEBON : Pour répondre à M. Aschieri sur le problème de l'environnement, je rappelle qu'il n'a pas été prévu que le ministère de l'Environnement partage la tutelle de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments. Il est vrai qu'au moment de sa création, le projet d'une autre agence existait, qui aurait pris davantage en compte les problèmes spécifiques liés à la protection de l'environnement. Pour autant, en matière de coordination, les choses se passent bien puisque le ministère de l'Environnement est représenté au conseil d'administration de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments. Au surplus, en tant que de besoin, le ministère de l'Environnement peut saisir l'Agence sur un problème particulier. J'en veux pour preuve le bon déroulement des opérations quand les préoccupations sont partagées. Lors de la gestion de la crise dioxine, nous avions associé le ministère chargé de l'Environnement à nos réflexions et Mme Voynet participait au Comité national de sécurité sanitaire très récemment encore afin de mettre en commun les expériences.

Pour les produits phytosanitaires, les pesticides, vous avez évoqué, monsieur Gengenwin, des précautions d'emploi en fonction de la qualité du sol. Une telle préoccupation doit être abordée au moment de l'expertise scientifique, préalable à l'autorisation de ce type de produits. Aujourd'hui, deux instances traitent du sujet : la Commission des toxiques pour ce qui est de l'efficacité du produit et pour son innocuité et une Commission qui relève du ministère de l'Environnement, laquelle aborde davantage la question de la protection de la nature et du respect de l'entomo-faune notamment. Il s'agit d'expertises scientifiques non figées et susceptibles d'évoluer et il y a là matière à faire passer des messages afin que les scientifiques s'en saisissent.

Sur la question de la fiabilité de certains dispositifs, notamment le contrôle de la fabrication de farines animales dans l'Union européenne, il faut souligner les différences qui caractérisent les contraintes de fabrication des farines animales. Les mesures de prévention au regard des maladies à prion varient. Deux Etats membres, le Royaume-Uni et le Portugal, ont interdit l'utilisation des farines animales dans l'alimentation des animaux compte tenu de la pression épidémiologique de la maladie - l'E.S.B. - qu'ils connaissent sur leur territoire.

D'autres pays - comme les Pays-Bas - appliquent la décision communautaire, laquelle prévoit de retirer un certain nombre de matériaux à risques de la chaîne alimentaire animale et humaine, tels la m_lle épinière, la cervelle et d'autres tissus susceptibles de contenir cet agent.

Enfin des pays considèrent, au motif qu'ils n'ont pas observé de cas d'E.S.B., que le risque " n'existe pas  " et qu'ils n'ont pas à prendre de mesures particulières de précaution, ni au regard des matériaux à risques spécifiés - ce qui est prévu par la réglementation communautaire - ni en retirant à titre de précaution les cadavres de la chaîne alimentaire - mesure prise en France en 1996.

L'Europe compte quatre cas de figure avec un niveau de protection variable en fonction de ces mesures.

Bien sûr, nous sommes tributaires des informations communiquées par les services sanitaires de ces États membres. Il est toujours difficile de prétendre que le programme d'épidémiosurveillance mis en place par tel ou tel État membre est plus performant ou moins performant que le nôtre. Tout ce que l'on peut dire c'est qu'à situation épidémiologique égale, à risque apparemment égal - par exemple le même type d'élevage, les mêmes pratiques en matière d'alimentation animale, le recours le cas échéant à des farines ponctuellement en élevage laitier, l'importation de farines animales en provenance du Royaume-Uni potentiellement contaminée à un moment donné ... - l'on devrait rencontrer également des cas d'E.S.B. Mais nous ne sommes pas en possession de certitudes. Il est donc difficile de dire que tel pays ne joue pas le jeu.

En ce qui concerne les mesures mises en place par le Royaume-Uni, qui fait l'objet d'un traitement spécial, compte tenu de la situation épidémiologique et face à la demande pressante des autorités britanniques de levée de l'embargo, le Royaume-Uni a fait l'objet de missions d'inspection par la Commission européenne, accompagnée de représentants d'États membres, dont les rapports donnent des signaux assez peu positifs au début, ce qui explique que, depuis novembre 1998, la Commission ait mis un certain temps à prendre sa décision. D'après les informations dont nous disposons, petit à petit, les " choses " se mettent en place. Nous sommes, là encore, dépendants de l'information qui nous revient des autorités britanniques et des experts de la Commission.

M. le Rapporteur : Pour reprendre l'expression communément utilisée " la filière de la fourche à la fourchette ", le ministère de l'Agriculture joue un rôle déterminant : c'est à ce niveau que les intrants sont connus. Quelle connaissance avons-nous de la quantité et de la qualité des intrants qui pénètrent sur une exploitation agricole ? Au niveau d'un élevage, certains produits arrivent, que l'on peut retrouver dans la viande ou dans d'autres types de production et qui ensuite cheminent tout au long de la filière alimentaire. Que sait-on de la quantité des produits utilisés par une exploitation agricole ? Quels sont les moyens de contrôle en amont pour connaître les quantités utilisées par rapport à un nombre de têtes d'animaux ou de surfaces cultivées ? Enfin, où en est-on des décrets d'application de la loi d'orientation agricole ?

M. Alain BERGER : Tout d'abord, nous n'avons pas une connaissance exhaustive sur le plan quantitatif de tous les intrants qui pénètrent sur une exploitation. Dans le cadre de la loi d'orientation agricole, nous avons cherché à avoir une très bonne connaissance des intrants que nous considérons à risque majeur. D'où la mise en place des registres d'élevage qui recensent l'ensemble des produits utilisés en matière de santé animale. C'est là une possibilité d'identification, mais il est vrai que pour les pesticides comme pour les différents produits susceptibles d'avoir un impact sur la santé publique et sur l'environnement, l'orientation générale, d'ailleurs contenue dans la loi, est de se diriger vers une agriculture plus raisonnée, autrement dit une meilleure maîtrise des intrants et des impacts sur le plan environnemental, de la sécurité, voire la remise en cause de certains modèles de développement trop productiviste, principe d'une agriculture raisonnée que contractualise le contrat territorial d'exploitation.

Il y a quelque temps, une mission a été confiée à M. Paillotin sur l'agriculture raisonnée. Elle permettra d'éclairer la notion et définira plus précisément l'usage maîtrisé des intrants, des pesticides, des fongicides, des insecticides, mais il est vrai que nous n'avons pas à l'heure actuelle une connaissance exhaustive de tous ces intrants sur le plan quantitatif.

Pour les textes d'application, la volonté de Jean Glavany, qui s'y est engagé devant le Parlement, est de faire en sorte que l'ensemble des décrets d'application soit pris dans les délais les plus courts. Je puis vous dire d'ores et déjà où nous en sommes des textes pris, de ceux engagés dans les processus interministériels, des textes déjà soumis au Conseil d'État. Nous allons établir une liste complète des textes d'application et de l'état de leur préparation, sachant que nombre d'entre eux ont été pris. Le dernier décret, sur le contrat territorial d'exploitation, est sorti il y a quelques jours.

M. le Président : Monsieur le Directeur, Madame, je vous remercie.

Les travaux
de l'Office parlementaire d'évaluation
des choix scientifiques et technologiques
et les travaux du Sénat
relatifs aux organismes génétiquement modifiés

Exposés suivis d'un débat de MM. Jean-Yves LE DÉAUT, député,

et de M. le docteur vétérinaire Jean BIZET, sénateur

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 26 octobre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

puis de Mme Monique DENISE, Vice-présidente

M. le Président : Je propose à M. Le Déaut et à M. Bizet de procéder à une audition commune. Après que chacun aura présenté un exposé liminaire, nous les interrogerons l'un et l'autre.

Monsieur Le Déaut, vous avez la parole.

M. Jean-Yves LE DÉAUT : Merci de m'avoir invité.

Avant de parler des organismes génétiquement modifiés, objet du rapport sur lequel j'ai travaillé dans le cadre de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques, je tenterai de faire le point sur les questions de sécurité alimentaire de manière générale et distinguerai les risques avérés des risques potentiels, c'est à dire non avérés. Puis j'aborderai le principe de précaution, terme grandement usité à l'heure actuelle.

Nous disposons aujourd'hui d'une nourriture abondante et de qualité. La France et l'Europe sont passés de la disette des temps de guerre à l'abondance avec une très grande rapidité. Tous les peuples d'Europe de l'Ouest mangent désormais largement à leur faim, ce qui est le résultat d'une fantastique mutation de l'agriculture, qui a été elle-même la conséquence de la politique agricole mise en place dans les années soixante. La politique agricole commune avait pour objectif explicite de rendre l'Europe autosuffisante pour des denrées que son climat lui permettait de cultiver. Pour que ce projet se mette en place, il a fallu que s'instaure une véritable révolution agricole avec un accroissement important de la productivité. Cela a nécessité une mécanisation intense de la production agricole et un recours très important aux produits de lutte contre les ennemis des cultures. A cet égard, il convient de rappeler les immenses pertes agricoles mondiales engendrées par les différents parasites. Sans aucun traitement, les pertes de blé sont de 52 %, celles de pomme de terre de 72 %. Même avec traitement, au niveau mondial - bien sûr, il existe des différences selon les régions - les pertes pour les céréales et le blé restent de 34 % et de 41 % pour la pomme de terre. Sans les pesticides et les autres produits de lutte contre les prédateurs, nous n'aurions pas réussi à atteindre aujourd'hui dans les pays développés l'autosuffisance alimentaire. Celle-ci n'est pas atteinte dans les pays en voie de développement. La montée de l'agrochimie s'explique ainsi, je crois, par le besoin de rentabilisation de l'agriculture, mais également par la nécessité de nourrir les populations importantes des pays développés.

Le coût de l'alimentation ensuite n'a cessé de décroître depuis la fin des années cinquante. Un accord général s'est formé pour admettre que les aliments consommés aujourd'hui dans un pays comme la France sont certainement beaucoup plus sûrs que ceux dont disposaient les générations précédentes. Tous les experts que l'Office a auditionnés le démontrent très clairement. L'augmentation de la longévité humaine est certainement due, au moins en partie, à l'amélioration qualitative et quantitative de notre alimentation. Il convient de rappeler que l'état naturel ne constitue pas, par lui-même, le danger, mais l'on mourrait autrefois de l'ergot de seigle si n'étaient pas traités un certain nombre de composés avant la fabrication du pain ; on mourrait du botulisme en ingérant des conserves ou de la patuline ou d'autres toxines fabriquées par des micro-organismes.

J'en viens à l'évolution de la nourriture.

Pendant des siècles, la nourriture a suivi un circuit extrêmement court. Les matières de base étaient produites par les agriculteurs, maillons centraux de la chaîne alimentaire. Ils parvenaient bruts aux consommateurs, soit directement, soit par l'intermédiaire d'un tout petit nombre de négociants. Depuis trois décennies à peine, en fait depuis la mise en place de la grande distribution, l'alimentation est devenue un marché de grande consommation. Elle s'est industrialisée et s'est constituée en filières de transformation de plus en plus complexes. C'est ainsi qu'elle est dorénavant constituée, en amont, de la fabrication des engrais, des produits phytosanitaires et des aliments du bétail et, en aval, de la transformation par des industries agroalimentaires de distribution à grande échelle. On voit d'ailleurs les grandes firmes internationales essayer de contrôler la totalité des filières. On peut considérer que les aliments sont aujourd'hui des produits quasi manufacturés. Le recours massif à ce type de produits a correspondu à un changement important du mode de vie : repas à domicile, développement du temps consacré aux loisirs, avec ce que Claude Fischler - qui est un bon économiste de l'agroalimentaire, que je vous invite à auditionner - appelle " la cuisine faite à l'usine ", " le régime fait à votre place dans le cadre de produits dits " allégés ". La boucle est ainsi bouclée.

Ce que l'on mange, personne ne le voit. Ce qu'on appelle " naturel " est de plus en plus éloigné du produit brut. L'industrie agroalimentaire confectionne ainsi des plats cuisinés avec des produits résultant de mélanges de nombreux composants de base, d'additifs, de conservateurs. Lorsque j'ai personnellement élaboré mon rapport sur les O.G.M., j'ai détecté le nombre de produits entrant dans un poisson surgelé : il y en avait quatorze.

Cette évolution est souvent perçue comme une " artificialisation " de la nourriture, symbolisée par la distance qui existe réellement entre l'agriculteur et le consommateur.

Cela fut tout d'abord vécu par nos concitoyens comme un progrès pour se transformer aujourd'hui comme des interrogations et des réticences à propos de tous les sujets relevant de la sécurité alimentaire - nous allons en parler avec M. Bizet, puisque nous avons fait, lui, au Sénat et moi-même à l'Assemblée, des rapports sur ce thème. On assiste donc à une montée des interrogations et des réticences, car cette industrialisation croissante des aliments trouve son fondement dans l'incertitude de leur origine et de leur identité. C'est pourquoi j'ai, avec certains de mes collègues, déposé des amendements sur la traçabilité qui sont aujourd'hui introduits dans la loi.

Une angoisse diffuse s'est progressivement installée. L'on était alors à la merci du moindre incident, comme il est inévitable qu'il en arrive toujours pour précipiter une situation de doute généralisé, voire de véritables peurs, rationnelles dans certains cas, irrationnelles dans d'autres.

La montée des réticences vis-à-vis de l'alimentation commence à être perceptible au début des années soixante avec le poulet aux hormones et le poulet aux farines de poisson, qui sentait effectivement le poisson et le consommateur s'est mis, déjà, à rechercher le poulet de ferme. On annonçait avec angoisse - c'était l'époque du spatial - l'arrivée de la pilule alimentaire qui satisferait tous les besoins nutritionnels, sans perte de temps, mais aussi sans plaisir.

Un certain nombre de crises se sont succédées depuis trente ans - et non pas seulement au cours des dernières années. D'abord, celle de l'huile de colza. Des craintes se sont exprimées, suivies de progrès agronomiques très rapides. Puis survint le veau aux hormones, toutes affaires qui, dans les années soixante dix, ébranlèrent déjà fortement les marchés de l'agroalimentaire.

Les enquêtes effectuées auprès des consommateurs révèlent que ceux-ci estiment moins bien manger aujourd'hui qu'hier, que ce soit en termes de santé ou de goût. Ce n'est pas forcément la réalité, mais telle est la perception des individus.

L'affaire de la " vache folle " en 1996 - nous fûmes réunis à ce sujet dans cette même salle - n'est donc probablement pas sans précédent, même si sa gravité et son ampleur marquent un tournant majeur dans la mesure où il faut bien admettre qu'elle est devenue la crise de référence des aliments industrialisés. On peut estimer aujourd'hui que la phase aiguë de cet événement est passée dans la mesure où la consommation de la viande qui s'est effondrée au plus fort de cette affaire a retrouvé des valeurs courantes. Mais la crise pourrait survenir à nouveau. Aujourd'hui, on dénombre très peu de cas de transmission à l'homme. Même si l'on estime possibles des franchissements de barrière d'espèce dans le cas du prion, on n'assiste pas - les experts le disent aujourd'hui - au démarrage d'une épidémie. L'épidémie ne concerne que les vaches avec 200 000 cas en Angleterre. Cela dit, des incertitudes subsistent depuis le refus d'importation des viandes anglaises et tant que des vaches continuent à mourir sans qu'apparemment, elles-mêmes aient consommé des farines traitées par les procédés incriminés. Incertitudes encore, parce que des vaches meurent aussi en France : entre l'Angleterre et la France, la seule différence réside dans le niveau d'incertitude puisqu'en France des vaches meurent également.

Doit-on, à un moment donné, admettre un risque dès lors qu'il est faible ?

Aujourd'hui, on admet le risque, parce qu'il y a très peu de décès. Je pense, comme beaucoup de scientifiques, que le franchissement de la barrière d'espèces se fait dans des conditions difficiles. Il n'empêche que si l'épidémie redémarrait, on pourrait connaître à nouveau des problèmes économiques.

L'incertitude demeure quant au véritable processus de transmission des prions et la " vache folle " est devenue une référence, un modèle qui, selon M. Fischler, est le " paradigmatique de la crise de la modernité alimentaire ".

La presse use d'ailleurs de termes identiques : après " la vache folle ", ce furent " le soja fou ", puis les O.G.M., puis le " poulet fou " avec la crise de la dioxine qui a touché des poulets d'élevage qui avaient ingéré des farines contaminées. Cela pose le problème de la composition de la nourriture animale qui n'est sans doute pas sans conséquence sur l'être humain, dernier maillon de la chaîne alimentaire.

D'autres affaires mettant en cause la salubrité des produits alimentaires sont intervenues récemment : fromages et saumon d'élevage contenant des salmonelles, bouteilles d'eau minérale Chanterelle contaminées par du chloréthylène suite à un accident, l'affaire Coca Cola où des fongicides utilisés pour le traitement des palettes auraient migré à travers le fond d'aluminium des boîtes de boisson - c'est en tout cas l'hypothèse émise -. Enfin, il faut évoquer la querelle récurrente sur les conséquences sur la santé humaine des hormones employées en Amérique du Nord pour hâter la croissance des bovins de boucherie et qui suscitent une véritable guerre transatlantique.

Toutes ces crises, accidentelles ou non, jettent une même suspicion sur l'ensemble de l'industrie agroalimentaire. La question implicite que se posent les consommateurs est dès lors de savoir si, en fait de progrès, la révolution agro-industrielle de ces dernières années n'a pas surtout produit des aliments à risques, avec pour conséquence un certain engouement pour les produits biologiques.

D'aucuns estiment que la course à la productivité, l'internationalisation des circuits d'alimentation et de distribution, le poids croissant des intérêts industriels, la production en quantité toujours plus importante et de moins en moins différenciée ont eu deux conséquences.

D'une part, si les risques sont objectivement bien moindres que par le passé -on ne meurt plus depuis longtemps de botulisme en France - quelques dysfonctionnements suffisent à créer une catastrophe sanitaire de grande ampleur. Sont alors affectés tout un cheptel et, à partir de là, des milliers de consommateurs potentiels dans plusieurs pays. Il s'agit donc de risques sériels qui pourraient devenir énormes du fait de la diffusion d'une même alimentation à de vastes concentrations démographiques.

D'autre part, les consommateurs sont privés d'informations, ce qui crée les conditions de crises de confiance à répétition.

Voilà pour le tableau général.

J'en viens maintenant à la vulnérabilité des aliments aux contaminations. A ce titre, il existe des risques avérés et des risques potentiels. Je passerai rapidement sur les premiers; des spécialistes viendront certainement vous en parler.

Les risques avérés sont, selon moi, de trois types : le risque chimique, le risque microbiologique et ceux que je classe dans les " autres " risques.

Le risque chimique tout d'abord.

De nombreux intrants sont utilisés comme facteurs de production : engrais, pesticides, médicaments vétérinaires, additifs dans l'alimentation animale.

Normalement, les plantes et les animaux possèdent des systèmes enzymatiques efficaces pour prendre en charge ces produits extérieurs - présents dans l'alimentation ou ajoutés dans l'alimentation - et les transformer. C'est dire que, théoriquement, nous portons en nous des systèmes qui métabolisent tout cela. En pratique, on peut effectivement trouver soit les molécules initiales, soit les molécules métaboliques. Le cas du prion ne devrait pas exister, car une protéine d'alimentation que l'on ingère est censée être digérée par l'ensemble de notre système d'abord stomacal, puis intestinal par différents types d'enzymes qui ont pour tâche de " couper " en morceaux les protéines et de nous rendre les unités de base qui serviront à notre alimentation, c'est-à-dire à fabriquer de nouveaux matériaux cellulaires. Or, on s'aperçoit que cela ne se passe pas exactement ainsi qu'un effort particulier de surveillance s'impose.

La substance chimique, quant à elle, n'est pas métabolisée et peut interagir avec ces métabolismes. Pour certaines espèces végétales, les substances toxiques naturelles existent, comme les glucosinates chez les crucifères, ou les mycotoxéines qui se développent en cas de mauvaises conditions de conservation, notamment avec des champignons. Ceux qui sont allés en Afrique connaissent bien l'aflatoxine de l'aspergelus Niger qui, notamment, lorsque l'on stocke des cacahuètes à l'extérieur, donne un champignon qui lui-même donnera une aflatoxine, dont plusieurs sortes existent et qui est responsable, de manière indéniable, du cancer primitif du foie puisqu'on a pu montrer que la carte du développement de l'aflatoxine et celle du développement du cancer primitif du foie coïncident.

Les enzymes s'additionnent donc aux intrants ainsi qu'aux substances produites par les traitements technologiques, voire ménagers, dus essentiellement à des processus d'oxydation : peroxydes, radicaux libres ou dégradation thermique, les aminétérocycliques, les acides gras modifiés, voire des réactions de nitrosation conduisant à la formation de nitrosamine et c'est ainsi qu'il y a vingt ou trente ans, un problème s'est posé avec les nitrosanimes dans les bières qui fut très rapidement réglé.

Deuxième type de risques, que, je pense, vous étudierez plus précisément avec des spécialistes : les risques microbiologiques. Ils constituent le problème majeur d'hygiène alimentaire, que ce soit dans l'agriculture classique et dans l'agroalimentaire classique ou même dans l'agriculture biologique. L'agriculture biologique aujourd'hui dispose d'un créneau, mais le jour où on découvrira que les conditions de sécurité alimentaire n'ont pas été suffisantes et que l'on assistera à des développements de champignons ou de bactéries pathogènes, les mêmes crises se produiront dans ces niches que constituent ces secteurs dits " protégés ". D'où la nécessité de surveiller avec les mêmes soins la totalité des filières de l'agroalimentaire.

Parmi les bactéries, dans les toxi-infections alimentaires caractérisées par des gastro-entérites, des diarrhées et des vomissements, les salmonelles, principalement du stéréotype enterdis, paraissent majoritairement impliquées. Une dizaine de milliers de cas de salmonelles se déclarent chaque année en France, ce qui en fait un événement d'une incidence assez élevée.

Les problèmes provoqués par cette bactérie transmise par la viande, les _ufs ou le lait induisent en revanche peu de risques réels de mortalité. Les conditions d'élevage défectueuses, mais aussi les mauvaises conditions de stockage, en particulier une interruption de la chaîne du froid, sont souvent la cause du développement de ces bactéries. Mais il en est d'autres, beaucoup plus dangereuses, notamment mises en cause dans les infections alimentaires : le clostridium perfringens, des staphylocoques aureus, avec, dans le cas de staphylocoques multirésistants, des toxi-infections alimentaires. Au cours des dernières années, les Etats-Unis ont connu plusieurs milliers de morts dues à ces toxi-infections générant ainsi une mortalité beaucoup plus importante que celle due à d'autres origines sur lesquelles ont davantage porté les phares de l'actualité. Je dis d'ailleurs souvent, que notre pays ne s'en sortira - ce sont là en tout cas des recommandations que je ferai - que si nous demandons à des sociologues, des médecins, des spécialistes de mettre en place une réelle échelle des risques dans notre pays, pour que le citoyen puisse tenter d'évaluer les risques réels lorsqu'un nouveau type de risque est médiatisé. Il convient également de développer l'épidémiologie dans notre pays et d'analyser le risque sur des fondements réels. Voyez l'affaire des leucémies à La Hague. Des groupes d'experts ont contesté les déclarations d'un premier expert portant sur un cas de leucémie dans le canton de Beaumont. Ce sont là des éléments primordiaux. On ne peut se prononcer sur ces sujets compliqués qu'à partir du moment où l'on obtient des résultats avérés.

Mais il faut citer également les eccericha-colis qui ont été source d'infections aux Etats-Unis de même que toutes les infections par Listeria monocytogenese, peu fréquentes mais qui entraînent une grave maladie : la listériose, pour laquelle le taux de mortalité chez certaines catégories de personnes peut atteindre 30 %, qui peut provoquer des encéphalites, des septicémies, des avortements. L'année 1992 a connu une centaine de cas graves en France, ce qui n'est pas rien.

Dernier point sur les risques avérés : ceux que je classe dans les autres risques. Il s'agit des risques liés aux matériaux d'emballage et à l'environnement. Vous avez auditionné M. Jean-François Mattei. Dans le cadre de l'Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques, M. Mattei a établi un rapport sur les liens existant entre la santé et l'environnement notamment chez l'enfant, dont une partie sur les risques alimentaires. Je vous laisserai, M. le Président, ce rapport de l'Office.

L'environnement pose aussi la question des radionucléïdes. La radioactivité est un sujet qui fait peur. Nous avons connu, ce qui pu paraître quelque peu amusant pour certains, le sanglier des Vosges ou les champignons des Vosges qui recelaient des taux de césium 137 élevés. Cela nécessite une vraie surveillance. Il est important qu'une réelle radioprotection soit mise en place en France. La Direction générale de la santé n'est pas parvenue jusqu'à présent à instaurer un système suffisamment efficace en matière de radioprotection, trop peu de personnes du ministère de la Santé suivent ces questions. C'est ce que nous disons dans d'autres enceintes. Certes, la radioactivité ne forme qu'une toute petite partie de votre mission, mais il est important de développer la radioprotection en créant une Agence de sûreté et de radioprotection en France.

J'en viens aux hydrocarbures, aux nitrates et aux métaux lourds.

Les métaux lourds sont un sujet dont on parlera peut-être au cours des prochaines années. L'Office mène actuellement une étude sur ce sujet, conduite par notre collègue, le sénateur Miquel. Cette étude vient de démarrer. On note, c'est vrai, une augmentation des concentrations de métaux lourds dans un certain type d'alimentation. On connaissait la question du saturnisme et du plomb dans l'eau ; d'autres types de questions surgissent maintenant. Il convient d'être vigilant sur ce point.

Voilà pour les risques avérés. Maintenant, les risques non avérés.

Vous entendez certaines personnes déclarer que l'aspartam est un produit dangereux. Or c'est un produit fortement utilisé dans l'alimentation comme substitut du sucre. Vous entendez aussi déclarer : " les amalgames dentaires c'est dangereux ! " et, s'agissant des O.G..M : " Les O.G.M. c'est dangereux ! ".

Pour l'instant, le risque n'est pas avéré.

Je vous fournirai mon rapport sur les organismes génétiquement modifiés. Aujourd'hui, on est capable de connaître des logiciels vivants. M. le Président, l'espèce humaine a considérablement évolué depuis l'algue bleue, il y a quatre milliards d'années. Vous-même, vous constituez une très bonne organisation de trois milliards d'informations séparées en 60 000 protéines qui, dans le temps, vont jouer leur rôle, qui sont responsables de 60 000 gènes, de 60 000 logiciels qui tous agissent à un moment donné. Or on a été capable de faire de la microchirurgie du gène, autrement dit de capter ces logiciels, de les transférer sur une autre espèce. On a donc fabriqué des usines du vivant et c'est ainsi qu'on a fait travailler des bactéries pour fabriquer de l'insuline. Cela n'a jamais posé de problèmes tant qu'il s'est agi de médicaments mais dès lors que l'on a transféré les gènes dans l'alimentation, s'est développée une forte inquiétude.

Y a-t-il aujourd'hui des risques qui seraient dus à la transformation d'organismes vivants ?

Aucun scientifique ne vous parlera du risque zéro. Or, le citoyen veut qu'on lui assure le risque zéro.

Les risques induits par les O.G.M. sont-ils importants sur le plan de la santé ? Tout le monde vous dira " non ". Néanmoins, la perception du risque est très forte chez le consommateur - il ne s'agit pas d'un risque réel, mais du risque tel qu'il est perçu.

Les O.G.M. présentent-ils, pour ce qui concerne les produits alimentaires, un intérêt en matière de santé ? C'est un point à étudier. Pour l'heure, il semble, parmi les produits fabriqués, que l'intérêt des O.G.M. en matière de santé soit faible. Des recherches sont toutefois conduites s'agissant de l'amélioration de la qualité nutritionnelle des produits.

Les risques en matière de santé sont maintenant de trois ordres :

Il existe premièrement, des risques de transferts de gènes de résistance à des antibiotiques. Pratiquement toutes les études réalisées à ce jour démontrent que ce risque est extrêmement faible comparé à ceux pris en consommant nous-mêmes des antibiotiques ou en introduisant des antibiotiques dans la ration alimentaire d'animaux, ce qui, selon moi, est bien pire, car ces antibiotiques présents dans la viande animale sont réinjectés dans notre organisme à un moment donné.

Deuxième type de risques : des produits toxiques peuvent-ils survenir d'une modification du métabolisme ? On ne peut jamais l'exclure. La commission des toxiques qui existe en France analyse la possibilité d'une émergence de produits toxiques, c'est-à-dire des métabolismes nouveaux fabriqués par des O.G.M.

Existe-t-il des risques allergiques ? Il en existe partout. Mais l'on en court davantage en consommant un produit nouveau qui vient d'Afrique ou d'Asie du sud-est et qui représente 5 000 ou 10 000 protéines nouvelles alors qu'il n'y en a qu'une dans un O.G.M. Il suffit de le tester pour le savoir. Si vous mettez un gène, c'est-à-dire le logiciel d'une protéine allergique  ce qui a été fait pour la noix du Brésil - dans du soja, vous obtiendrez un produit allergique. C'est ce que déclarent aujourd'hui les spécialistes d'allergies que l'Office a auditionnés. Ils recommandent de mettre en place une commission d'allergo-vigilance en France, car il est important de travailler sur ce sujet.

Je m'arrête là. Je pourrais évoquer les O.G.M. beaucoup plus longtemps, mais dans la mesure où mon collègue, M. Bizet, abordera le sujet, je préfère répondre à des questions sur ce thème.

Voilà, à titre d'introduction, rapidement brossé le tableau de la situation sur la sécurité alimentaire.

M. le Président : Merci, M. Le Déaut. J'ai tout à coup pris une dimension, mes collègues également, restée jusqu'ici insoupçonnée.

La parole est à M. Jean Bizet qui va nous présenter les travaux de la commission économique du Sénat.

M. Jean BIZET : Je voudrais, en préambule, avouer que j'ai toujours plaisir à me retrouver avec notre collègue Jean-Yves Le Déaut car, sur ce sujet des O.G.M., nous sommes totalement en phase.

Les travaux sur les O.G.M., que m'avait demandés la Commission des affaires économiques et du plan, ne correspondent peut-être pas entièrement à votre problématique qui a trait à la transparence et à la sécurité sanitaire de la filière alimentaire, du fait que l'on retrouve, au travers de ce rapport, une connotation très économique. Mais mon intervention viendra en complément des propos de Jean-Yves Le Déaut.

Nous sommes en présence, avec les organismes génétiquement modifiés, d'un véritable problème de société, car nous abordons ce XXIe siècle avec un certain nombre d'absences de repères. De plus, ce qui caractérise notre société actuelle sont nos rapports quasi culturels avec la nourriture, phénomène typique de la société française. Sur ce point, avant de basculer dans le XXIe siècle, nous avons quelques crispations, que j'appellerais passéistes, faisant référence non seulement au Xxe siècle, mais parfois même au XIXe. Dans la nourriture, on retrouve beaucoup de concepts et d'imaginaire.

Jean-Yves Le Déaut a parlé d'une " déstructuration de l'alimentation " aujourd'hui à notre disposition dans les linéaires de la grande distribution. Tout cela participe à cette " société d'inquiétude " qu'avait évoquée le sociologue Alain Touraine. Il faut reconnaître également que le consommateur français, depuis quelque temps, au travers de la crise de l'E.S.B., du sang contaminé, de l'hormone de croissance, est mis à rude épreuve. Les Français ont retranscrit cette inquiétude jusque dans leur assiette, qui s'avère être un des rares repères auxquels ils se rattachent.

Partant de là, l'un des points forts de ce rapport a été de démontrer le fossé qui existe et qui se creuse, chaque année davantage, entre les Etats-Unis et l'Europe sur ce sujet. Aux Etats-Unis, l'approche des biotechnologies et des organismes génétiquement modifiés est vécue comme une continuité de progrès scientifique, alors qu'en Europe, plus précisément en France, elle est considérée comme une rupture culturelle. C'est là, la véritable perception que l'on peut en avoir d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique : continuité de progrès scientifique, d'une part et rupture culturelle, d'autre part.

On a observé chez les industriels français et européens, a fortiori de la part des multinationales d'origine américaine, des erreurs de stratégie et un manque de compréhension de la perception que pouvaient en avoir les consommateurs, notamment européens. Ces industriels étaient principalement préoccupés par des considérations très rationnelles, à savoir des retours sur investissements excessivement lourds. Jusqu'à maintenant, les biotechnologies et les organismes génétiquement modifiés ont plutôt tenté de répondre à des problématiques de rendement et de respect de l'environnement, dans un premier temps, sans prise en compte de l'intérêt direct du consommateur.

Au-delà de la Conférence du consensus, très bien perçue et qui représente un premier pas très positif pour faire partager ces préoccupations par les Français, les consommateurs auront une meilleure approche de ce sujet, lorsque nous aborderons les O.G.M. de seconde génération, dont je peux lister quelques grandes lignes :

M. Amélioration de la conservation des produits. Par exemple, lorsque la fameuse tomate de Marmande pourra voyager au-delà de Marmande jusque dans le nord du Cotentin, les consommateurs regarderont les O.G.M. avec une attention toute différente.

M. Amélioration des qualités organoleptiques. Le décryptage du génome nous ouvre des perspectives incommensurables.

M. Amélioration et modification de la teneur en certains nutriments. Des firmes viennent de découvrir la molécule responsable de l'allergie dans le riz. De mémoire, 20 % des populations du sud-est asiatique sont allergiques au riz, qui est pratiquement leur aliment de base. Cette modification permettra ainsi à 100 % de ces populations de pouvoir consommer du riz.

M. Modification de la teneur en huile de certains aliments et du ratio huile saturée/insaturée. C'est une amélioration des risques cardio-vasculaires. Des aliments seront d'emblée beaucoup plus adaptés que les médicaments aux profils et aux risques médicaux que chacun d'entre nous peut présenter en fonction de son génome. Nous abordons la frontière avec ce que l'on appelle les " alicaments ".

M. Amélioration de la santé humaine et animale et de la préservation de l'environnement. On parle beaucoup de nitrates au travers de la filière porcine en Bretagne. Bien qu'étant de Normandie, tout juste de l'autre côté du Couesnon, ce problème nous interpelle également. Au-delà des nitrates et de l'azote, se profile tout ce qui concerne le phosphore. Avec les O.G.M., au travers de l'acide phytique, nous avons la possibilité de casser la chaîne du phosphore et l'assimilation du phosphore par les porcs. C'est là une amélioration de l'environnement et de l'assimilation de la nourriture de ces animaux. Il en va de même pour le maïs qui contribue à la nourriture des animaux à hauteur de 80 %, car le maïs sera directement enrichi en lysine et en méthionine, au lieu de supplémenter les animaux sur ces acides aminés indispensables. Quant à la santé humaine, notamment en ce qui concerne le Streptococcus mutans, responsable des caries dentaires, cela permettra, au travers des anticorps d'emblée incorporés dans les O.G.M., d'éviter que les enfants aient des caries.

Reste un dernier point, très peu connu, que j'évite absolument d'aborder devant des journalistes, car je ne voudrais pas fragiliser davantage la filière fromagère. Cette question est à mettre en parallèle avec le développement de l'E.S.B. et de micro-organismes génétiquement modifiés. Par exemple, on sait concrètement que Escherichia coli a dans son patrimoine génétique un logiciel qui code pour la fabrication de kimozine et participe ainsi au caillage du lait et à la fabrication du fromage. Nous sommes à cent lieues de la méthodologie qui était jusqu'à présent utilisée, consistant en un prélèvement de la présure dans la caillette de veau pour fabriquer le fromage. Toutefois, on sait que la transmission du prion n'est pas exclue en ligne directe de la mère au veau. Bien qu'il ne soit pas encore totalement prouvé, on estime que, le risque est sur ce point de 10 à 15 %.

Il ne fallait pas que l'on fasse courir un risque, d'abord aux consommateurs, mais également à la filière ; en effet par définition, les produits laitiers et fromagers ont une très bonne connotation aux yeux du consommateur : connotation de sécurité, de santé. Aujourd'hui et ce, depuis deux ans, chacun d'entre nous consomme en Europe des fromages, pour lesquels la kimozine est d'origine génétiquement modifiée, puisqu'elle est fabriquée à partir d'un Escherichia coli.

Je reviens à cette connotation économique de mon rapport. Les deux grandes problématiques que j'en dégage et qui ont trait aux négociations O.M.C., qui se dérouleront très prochainement à Seattle, sont la brevetabilité du vivant - principe qui m'inspire de réelles inquiétudes - et le principe de précaution.

S'agissant de la brevetabilité du vivant, si aujourd'hui seul 20 % du commerce international s'appuie sur des brevets ; la proportion sera, dans les années qui viennent, de 50 %. Or tout oppose l'Europe et notamment, la France, aux Etats-Unis par rapport à cette brevetabilité, sur laquelle notre perception est totalement différente. Par exemple, s'agissant de la brevetabilité du végétal, les variétés végétales en Europe n'étaient, par définition, pas considérées comme brevetables, alors qu'aux Etats-Unis, au travers de l'arrêt Chakrabarty de 1980, tout ce qui est fait " sous le soleil de la main de l'homme " est brevetable.

Le fossé qui sépare l'Europe des Etats-Unis sur ce point, est immense. A la non-brevetabilité des variétés végétales en Europe, s'oppose l'arrêt Chakrabarty aux Etats-Unis : c'est-à-dire l'existence d'un certificat d'obtention végétale permettant l'accès au patrimoine génétique pour enrichir la sélection végétale en Europe, et, aux Etats-Unis, le choix entre le P.V.P.C. (Plant variety protection certificate) et l'Utility Patent, qui est l'analogue du brevet et vers lequel les Américains s'orientent davantage.

Pour l'obtention d'un brevet en Europe, il convient de fournir une démonstration et une description très précise de l'utilité industrielle et de son application alors qu'aux Etats-Unis, le caractère d'utilité n'est pas indispensable.

L'accord du brevet va au premier déposant (" first to file ") en ce qui concerne l'Europe, alors, qu'aux Etats-Unis, c'est au premier inventeur (" first to invent ").

Il n'existe pas de délai de grâce. Tout dépôt de publications antérieures empêche l'accord d'un brevet en Europe, alors que vous avez un délai de grâce d'un an après une publication pour déposer un brevet aux Etats-Unis.

En Europe, la publication du dépôt du brevet doit intervenir dans les dix-huit mois qui suivent la démarche. Je vous laisse imaginer les problèmes de confidentialité que cela pose. En revanche, aux Etats-Unis, vous n'avez une publication du brevet que lors de la délivrance de celui-ci. La durée de procédure pour l'obtention d'un brevet, en Europe, est de quatre à cinq ans, alors qu'aux Etats-Unis, elle est de deux à trois ans. Quant au coût du dépôt d'un brevet sur l'ensemble du territoire européen, il est de 350 000 francs en Europe, alors qu'il est de 70 000 francs aux Etats-Unis. De plus, la revendication de la brevetabilité sur le végétal porte sur un seul gène en Europe, alors, qu'aux Etats-Unis, elle peut aller jusqu'à dix gènes.

Cela explique que, depuis une dizaine d'années, les Etats-Unis prévoyant le formidable intérêt que représenteraient les biotechnologies dans le domaine végétal et, par la suite, dans le domaine économique, ont déposé ce que l'on appelle des " brevets de concepts ", concrétisés dix ans plus tard par des brevets d'application conférant à un petit nombre de sociétés, des positions absolument dominantes.

Cette notion de brevetabilité du végétal et du vivant est fondamentale, surtout au regard de l'O.M.C. Depuis 1988, au travers des accords de Munich, s'opère une tentative d'harmonisation de chaque côté de l'Atlantique, mais il reste encore d'énormes progrès à faire.

En ce qui concerne le principe de précaution qui fera l'objet des négociations O.M.C., je reprends une définition que je considère la plus pertinente : c'est une décision éminemment politique qui doit s'exercer dans des conditions d'incertitude scientifique, entre le principe d'interdire un produit ou un procédé, tant que la science n'a pas prouvé son entière innocuité et le principe de ne pas interdire ce produit ou procédé tant que la science n'a pas démontré qu'il existe un risque réel. Il y a là un grand espace pour l'application du principe de précaution raisonné.

Les fondements juridiques du principe de précaution, dans le domaine environnemental, sont relativement bien connus. On fait référence à la déclaration de Rio de 1992, avec également, au travers du traité d'Amsterdam, une légère modification de l'article 130. Dans le domaine communautaire de la protection des consommateurs et de la santé, le traité ne mentionne pas explicitement le principe de précaution comme une base pour la législation communautaire, même si dans le droit international, au travers de l'accord espèces ( ?), on commence à y faire référence.

La Commission européenne réfléchit actuellement sur le principe de précaution et une directive devrait bientôt être édictée sur ce thème. L'approche fait état de six lignes directrices que je me permets de vous lister :

M. La mise en _uvre d'une approche fondée sur le principe de précaution devrait commencer par une évaluation de risques objective, identifiant à chaque étape, le degré d'incertitude scientifique.

2. Les diverses parties prenantes doivent être impliquées dans la plus grande transparence possible.

3. Les mesures fondées sur le principe de précaution doivent être proportionnées aux risques à limiter ou à supprimer.

4. La prise en compte d'une évaluation bénéfice/coût ou avantage/inconvénient doit être opérée.

5. Une responsabilité en matière de production des preuves scientifiques doit être établie.

6. Il faut faire preuve de prudence dans l'attente des résultats. Sans être la ligne la plus importante, c'est néanmoins celle que l'on doit mettre davantage en lumière, de façon que chacun en soit imprégné, notamment certaines associations que je ne nommerai pas et qui utilisent le principe de précaution à tort et à travers.

Nous arrivons à une définition plus fine de la notion dont la transcription devra être réalisée en droit français. Il faut également savoir que le Codex alimentarius, au travers de la définition de ses principes généraux, est saisi de la définition de ce principe de précaution. Nous avons auditionné, au Sénat, dans le cadre d'un autre rapport sur les industries alimentaires, dont je suis co-rapporteur, le professeur Louisot en charge de la rédaction des principes généraux du Codex alimentarius. Celui-ci nous a fait état de sa volonté de se borner à des critères uniquement scientifiques, alors qu'on le presse d'y inclure des analyses ou des perceptions non scientifiques, notamment de consommateurs.

Ainsi, au travers de la brevetabilité du vivant et du principe de précaution, le Codex alimentarius aura un rôle majeur à jouer dans les négociations O.M.C.

Mes recommandations, au travers de ce rapport, s'attachent à une obligation d'étiquetage. Si l'on se réfère à la directive " Novel Foods " de mai 1997 et à l'obligation faite à la France, dès le 2 février 1997, de procéder à un étiquetage, nous en sommes encore bien loin malheureusement, même si le 21 octobre courant - selon un article du Monde en date du 23 octobre - une avancée s'est réalisée sur ce point. La Commission est tombée d'accord, en effet, sur un seuil de détection de 1 %.

" Les Etats européens ont décidé, le jeudi 21 octobre, de rendre obligatoire l'étiquetage des produits alimentaires contenant 1 % d'O.G.M.. Cette décision s'accompagne d'un travail technique pour mettre au point une norme relative à la détection et à la quantification des O.G.M. "

Sur ce plan, l'Europe a enfin pris la mesure du problème. Mes recommandations étaient les suivantes :

1 Procéder à l'étiquetage.

2. Transcrire la loi sur la biovigilance, dans le cadre de la loi d'orientation agricole de 1999.

3. Mieux valoriser la recherche française et européenne en biotechnologies. Je rends hommage ici à M. le ministre de la Recherche et de l'Education nationale qui, au travers de Génoplante, a mis un accent très fort sur la nécessité de créer un pôle de recherche génomique végétale, avec des fonds publics et privés. Limagrain, Biogéma, Robio y jouent un rôle considérable. Outre ce rapprochement avec Génoplante, il faut noter un rapprochement franco-allemand avec le Max Plant Institute, copiant ce qui se fait aux Etats-Unis au travers de " Plant Genome Initiative " dans lequel le Congrès américain a engagé des fonds considérables pour le décryptage du génome du maïs.

Je me suis permis d'ajouter un quatrième point, non inscrit dans mon rapport. J'ai organisé, il y a quelques semaines, un colloque au Sénat avec Jacques Diouf de la F.A.O. Peut-être est-ce mon petit côté humaniste qui ressort ; il a toute son importance. Les dernières conclusions de la C.N.U.C.E.D. démontrent que les flux financiers entre l'hémisphère nord et l'hémisphère sud diminuent de façon inquiétante. Il faut avoir conscience que cette fracture territoriale forte entre les deux hémisphères est dangereuse non seulement en termes de rapports humains et d'éthique, mais aussi en termes scientifiques et économiques.

Au travers du décryptage du génome, nous découvrirons la richesse génétique phénoménale des pays en développement, de par leur biotope, que nous avons grand tort de piller. En effet, s'ils n'ont pas les moyens techniques de faire ce décryptage et ensuite de l'utiliser pour améliorer l'évolution de ces O.G.M. de " seconde génération ", je trouve dramatique que nous ne puissions, soit par le biais de la F.A.O. ou de diverses fondations, permettre des passerelles, pour mieux valoriser la richesse génétique de ces pays.

Il faut également garder à l'esprit le fait que nous cherchons tous, qu'il s'agisse des pays en développement ou développés, le développement durable. Les organismes génétiquement modifiés peuvent là répondre très correctement à cette problématique du développement durable. Sachez que, chaque année, par les pratiques agricoles non-convenables qui sont les nôtres ici ou là, nous perdons l'équivalent de quatorze millions de tonnes de céréales. C'est ce que nous avons inscrit dans la loi d'orientation agricole, pour tenter de corriger tout cela.

Ajoutons que, chaque année, naissent quatre-vingt-dix millions d'habitants sur cette planète. Nous avons fêté, il y a peu de temps, le six milliardième habitant de la terre. Les O.G.M. sont, à mon sens, l'une des réponses à cette problématique.

J'emprunterai la conclusion, à la fois à Bill Gates et à M. Harvey Failly, président de Monsanto ; ce n'est pas, à mes yeux, une provocation de les rapprocher. Bill Gates dit que " la bataille du XXIe siècle sera celle de l'intelligence " ; les O.G.M. peuvent prétendre s'inscrire dans cette démarche. La grande aventure de ce XXIe siècle sera également celle de la bioinformatique, c'est-à-dire de la conjonction de l'ordinateur et du chromosome. Seule l'informatique sera en mesure d'exploiter toutes les informations que les chercheurs obtiennent, que ce soit en Europe ou aux Etats-Unis, sur le décryptage du génome. C'est le grand pari de M. Harvey Failly. Je ne sais s'il le gagnera, mais, à mon avis, on ne pourra y échapper. La bioinformatique sera la grande aventure de ce XXIe siècle.

Mon approche des O.G.M. est peut-être quelque peu éloignée de la problématique de votre groupe de travail, mais c'est ainsi que la question a été abordée par la Commission des affaires économiques et du plan du Sénat.

M. le Président : Nous sommes au c_ur de nos préoccupations. La parole est à M. Daniel Chevallier, rapporteur.

M. le Rapporteur : Merci, M. le président. Je remercie nos deux collègues de s'être exprimés de façon aussi claire et aussi intéressante sur les sujets qui les concernent et qui nous concernent au premier chef, notamment pour les O.G.M.

Sans vouloir faire de différence entre les deux orateurs, j'aurai en premier lieu une série de questions à l'adresse de Jean-Yves Le Déaut. Il a fallu attendre l'intervention de M. Jean Bizet pour entendre évoquer la Conférence des citoyens, événement tout à fait important et intéressant qu'à mon avis, il faudra renouveler dans l'avenir, pour tenter d'aborder ces différents problèmes de société. J'aimerais que Jean-Yves Le Déaut nous donne le résumé des conclusions de la Conférence des citoyens relative aux O.G.M.

Je ferai une remarque, s'agissant de la surveillance de l'ensemble des filières, y compris biologique, notamment par rapport aux contaminations microbiologiques. Je voudrais souligner ce point de manière très accentuée, car nous avons le sentiment que la filière dite " biologique " est celle qui, par excellence, ne présente aucun danger montant. Il faut autant de précautions dans celle-ci, que dans les autres, notamment au niveau des transformations et, en particulier, celles faisant intervenir des micro-organismes.

En revanche, je n'ai rien entendu sur la technique dite d'" irradiation " des aliments, pour lutter contre cette contamination microbiologique. J'aurai aimé savoir si l'Office ou la commission des affaires économiques et du plan du Sénat a travaillé sur ce problème de l'irradiation des aliments qui provoque, chez certains de nos concitoyens, une réaction immédiate de rejet et qui, peut-être, n'a pas été suffisamment explicité. Encore faut-il cerner les tenants et aboutissants de cette technique.

S'agissant de l'étiquetage et du seuil de détection de 1 % évoqué par M. Bizet, je serai quelque peu provocateur : soit les O.G.M. sont dangereux et, il faut donc un seuil de 0 %, soit l'on tolère une certaine dangerosité et, alors pourquoi imposer ce seuil de 1 % ? Je ne connais pas les motivations ou l'explication scientifique ayant permis de fixer ce seuil.

S'agissant du principe de précaution que nous avons abordé, on pourrait l'appréhender sous un aspect purement scientifique, mais alors quelle serait la responsabilité des scientifiques en la matière ? Dans toute analyse d'un phénomène, quel qu'il soit, on se tourne vers des experts qui émettent un avis et nous garantissent, à nous élus, une non-dangerosité ou une dangerosité. Ensuite, nous nous rangeons à leur avis et nous prenons la décision. C'est ainsi que fonctionnent toutes les structures, notamment l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments. Cette démarche me paraît bonne. Mais, pour le principe de précaution, si l'on s'en remet exclusivement à un avis de scientifiques et d'experts, je pose la question de leur responsabilité.

S'agissant de la biodiversité et des O.G.M. vis-à-vis des pays en développement, la multiplication des échanges fait que nombre de produits traversent les frontières et arrivent en Europe. A cet égard, a été posée la question de la perméabilité pour le passage de ces produits et la qualité de ces échanges et donc, des contrôles.

Vous avez dit, M. Bizet, qu'il y avait peut-être avantage et intérêt à développer l'utilisation des O.G.M. par rapport au développement durable dans ces pays en développement, afin d'assurer une suffisance alimentaire. Je suis d'accord, si ce n'est qu'à l'heure actuelle, les O.G.M. de la " première génération " ne vont absolument pas en ce sens. La réaction de rejet, à laquelle il fallait immanquablement s'attendre, implique qu'un retard important devra être comblé pour l'utilisation éventuelle de ces O.G.M. dans la nourriture.

Dans le maintien de la biodiversité, pour ces pays, je pose la question de savoir si l'effort de recherche de nouvelles molécules a été suffisamment entrepris. Il me semble que l'on passe directement à l'étape qui consiste à essayer de trouver les modifications génétiques, qui permettront d'améliorer tel ou tel produit de consommation courante chez nous, sans que le travail de recherche des molécules intéressantes provenant de ces pays ait été véritablement accompli.

Je terminerai par les alicaments. L'Office parlementaire a-t-il engagé une réflexion sur ces aliments quelque peu particuliers, qui seraient bénéfiques pour la santé et qui pourraient rencontrer un certain engouement chez nos concitoyens, la teneur du discours étant " nourrissez-vous et vous serez en bonne santé " ? Il y a là un marché fantastique qui risque de s'ouvrir. Quels sont les certitudes en la matière ? En particulier, une réflexion peut-elle être engagée en ce domaine ?

(Mme Monique Denise, Vice-présidente, succède à M. Félix LEYZOUR, à la présidence de la commission)

Mme la Présidente : La parole est à M. Jean-Yves Le Déaut.

M. Jean-Yves LE DEAUT : Je n'ai pas évoqué la Conférence des citoyens, car je savais que vous aborderiez le sujet. Elle s'est déroulée ici, dans cette même salle, en juin 1998. Il ne s'agissait pas, sur un sujet aussi complexe que celui des O.G.M., sur lequel il n'y a pas eu de débat national, de substituer à la démocratie représentative du Parlement des " citoyens lambdas " et un " panel ", car cela n'aurait pas été compris. Toutefois, en parallèle des experts qui souvent donnent des avis opposés, pourquoi ne pas demander à un panel de citoyens de donner leur avis, sous réserve qu'ils se forment préalablement sur le sujet ?

Cette expérience fantastique, qui a débuté en février, a duré de quatre à cinq mois. Quatorze personnes ont été sélectionnées par un organisme de sondage et sont venues se former en plusieurs week-ends. Un comité de pilotage a veillé à ce que la formation initiale soit une formation scientifique dite " neutre ", et qu'ensuite, des avis divergents ou différents leur soient soumis sur ce sujet. Ils se sont ainsi approprié la question.

Dans la séance de restitution du mois de juin, qui a eu lieu ici pendant deux jours, ces citoyens, en présence de parlementaires, ont convoqué des experts et leur ont posé des questions. Enfin, ils ont rendu un avis que le rapporteur que j'étais prenait ou non en compte, en fonction de l'argumentation qu'ils développaient.

Ils ont préconisé ce que j'avais moi-même suggéré dans mon rapport. On constate donc une grande convergence de vue entre l'avis que j'ai rendu et celui de la Conférence des citoyens, avec une différence intéressante. Ils ont plus exploré que nous parlementaires ne l'avions fait, le thème de la responsabilité en cas de crise en matière d'O.G.M.

En quelque sorte, à l'inverse de la situation actuelle, il y a eu un avis qui n'exprimait pas un consensus, mais celui-ci était dans la rédaction. Il n'y a pas eu unanimité, pour demander le moratoire ou l'arrêt des O.G.M., au contraire des informations rapportées dans la presse. Certains ont demandé un moratoire et d'autres, une analyse au cas par cas. Pour ma part, j'ai préconisé une analyse au cas par cas, alors qu'aujourd'hui, du fait de procédures juridiques nombreuses, nous sommes totalement enlisés dans une sorte de moratoire, même si cela n'est pas dit.

Comme Jean Bizet, j'ai préconisé des seuils dans mon rapport. Aujourd'hui, avec 40 millions d'hectares d'O.G.M. cultivés dans le monde, la vraie fracture se situe entre les pays qui cultivent et ceux qui ne cultivent pas. En 1998, l'on comptait 20 millions d'hectares de cultures d'O.G.M. aux Etats-Unis et 20 millions dans le reste du monde, portant principalement sur le coton, le tabac, le soja, le maïs et le colza.

Des semences, nécessairement contaminées dans ces pays, seront reprises chez nous. On peut donc affirmer que l'on a " des traces d'O.G.M. ". D'ailleurs, sur le site Internet de Greenpeace, vous avez une " liste noire ", qui d'ailleurs, à mon avis, ne l'est pas, de produits susceptibles de contenir des O.G.M. et dont les fabricants ne s'opposent pas à la présence d'O.G.M., soumis ou non à l'étiquetage. Dans cette liste, vous retrouverez beaucoup de marques bien connues dans notre pays.

Ceux qui affirment qu'il n'y a aucune " trace d'O.G.M. " aujourd'hui, mentent. Par ailleurs, a priori, la question du seuil est déterminante, puisque, s'il y a le moindre danger avéré, il faut interdire totalement et l'importation et la consommation.

Or que je sache, comme les autorités de notre pays n'autorisent pas les importations d'un certain nombre d'espèces, si cela était dangereux, il me semble que les ministères de la Santé et de l'Agriculture seraient revenus sur des autorisations données depuis 1997 et 1998. Le seuil n'est pas un problème de sécurité alimentaire, mais de coexistence entre deux types de cultures : cultures O.G.M. et non-O.G.M.

Si le politique estime qu'il existe le moindre problème de sécurité, il ne faut pas prévoir de seuil, mais interdire le produit. Toutefois, comme il ne faut pas interdire de manière systématique, un seuil est nécessaire. J'avais préconisé un seuil de 2 %, mais 1 % paraît être un bon compromis. On peut préconiser deux types de seuils selon l'étiquetage " en l'absence d'O.G.M. " ou aucun étiquetage, c'est-à-dire qu'il peut y avoir des contaminations.

Nous avons déjà connu nombre d'affaires de contamination dans les produits biologiques, dont certaines sont devant les tribunaux, notamment celle d'un fabricant de soja biologique dans le Gers qui vendait son soja pour fabriquer du tofu en Allemagne. Les douanes allemandes ont vérifié son produit et ont trouvé une contamination très faible. Or aujourd'hui, nous avons des difficultés à faire du quantitatif, dans la mesure des O.G.M. et dans la mesure du contrôle par les amorces, techniques dites du P.C.R.

En conclusion, la Conférence des citoyens est tombée d'accord sur l'analyse au cas par cas. Elle n'était pas, avec raison, pour des techniques qui utilisaient, dans la sélection, des gènes de résistance aux antibiotiques. Elle était d'accord pour le moratoire sur un certain nombre d'espèces, s'il pouvait y avoir transfert de gènes dans l'environnement, notamment dans le cas du colza, totalement différent de celui du maïs. Avec celui-ci, aucun problème d'environnement ne se pose, puisqu'il n'y a pas de plantes sauvages en France qui ressemblent au maïs. Par contre, des crucifères sauvages ressemblent au colza. Un gène de résistance à un herbicide peut-il ou non se transférer au niveau d'une plante sauvage ? Il y avait là une question intéressante. De la Conférence des citoyens et de mon rapport, découlent nombre de points intéressants en termes économiques et juridiques. M. le rapporteur, je vous invite à vous référer à mon rapport qui contient in extenso les conclusions de la Conférence des citoyens.

Il est important de ne pas se focaliser sur les O.G.M., qui peuvent être un atout dans un certain nombre de techniques. Ma position serait donc de dire oui, mais avec prudence, en tenant compte du contexte international.

Il est évident, lorsque j'ai demandé la création d'une échelle des risques, que, dans bien d'autres domaines, certains risques avérés sont largement supérieurs à ceux des O.G.M., notamment dans le domaine des contaminations.

L'irradiation fait peur, mais on n'a jamais démontré de risques avérés en termes d'irradiation. Il vaut mieux une bonne irradiation de certains types d'aliments, notamment des aliments naturels, comme les différents aromates que l'on cueille et que l'on fait sécher, pour éviter le développement de champignons, de moisissures ou de micro-organismes. Il est préférable d'irradier certains aliments, plutôt que de les voir contaminés par le développement - je citais tout à l'heure l'Aspergilus niger avec l'aflatoxine de toxines fabriquées par des micro-organismes.

Je préférerais le terme d'" attitude de précaution " à celui de " principe de précaution " et discerner ce qui est prévention de ce qui est précaution. Quand le risque est avéré, il y a prévention.

Quand le risque n'est pas avéré ou qu'il est potentiel, il faut avoir une attitude de précaution. Je suis entièrement d'accord avec Jean Bizet pour dire que l'attitude de précaution ne consiste pas à tout paralyser, à un moment donné, dans l'attente de résultats.

Je reprends ce que je disais tout à l'heure sur l'E.S.B. Aujourd'hui, on constate encore trois mille nouveaux cas de vaches contaminées par an en Grande-Bretagne. Cela peut être un élément pour avoir une attitude de précaution. Mais cette année, environ trente vaches, c'est-à-dire cent fois moins, deviennent malades en France. On abat alors tout le troupeau. Mais si je prends le cas de ces vaches qui ont été détectées malades, est-ce un nombre insuffisant pour avoir une attitude de précaution ? A chaque fois, il faudra peser avec beaucoup de discernement nos décisions en fonction de l'avis d'un certain nombre d'experts ou d'agences qui font de la veille technologique. Un arrêt complet dans le développement des techniques signifie que rien n'avancera plus. Quand on n'obtient pas cela au niveau mondial et qu'un certain nombre de pays avancent sur des sujets, cela crée des déséquilibres économiques très forts.

Par ailleurs, en termes d'équilibre, peut-on admettre qu'il existe certains pays où les habitants meurent de faim, plutôt que d'introduire différentes techniques dans ces mêmes pays ?

Enfin, au regard des six milliards d'humains et des neuf milliards prévus en 2050, ne vaut-il mieux pas développer les productivités dans des pays où beaucoup de dégâts sont dus à des parasites ou à des maladies plutôt que de laisser neuf milliards d'hommes qui, si jamais on ne développe pas les productivités, élargiront les champs de culture, c'est-à-dire détruiront une partie de la biosphère, donc du patrimoine végétal de notre terre ?

Il convient de se poser toutes ces questions, sinon l'on n'arrive pas à anticiper ces différentes problématiques. La précaution consiste à avoir des expérimentations longues. Il faut dix années d'expérimentations, avant qu'un produit ne soit autorisé. Aujourd'hui, on parle de dizaines de plantes transgéniques dont seuls le maïs et le colza sont autorisés en France. J'ai indiqué dans mon rapport que ces plantes n'étaient pas les plus appropriées. J'ai demandé un moratoire sur le colza, car je suis contre la culture du colza en France, dans les conditions actuelles.

De ce fait, je ne peux être suspecté de laxisme. Toutefois, il ne faut non plus " jeter le bébé avec l'eau du bain ", car la nouvelle mode est de condamner les O.G.M. Ce ne sont pas, à mon sens, les plus grosses difficultés que l'on rencontrera dans le domaine de la sécurité alimentaire en France.

Le risque, en matière de biodiversité et d'O.G.M., ne vient pas de ces derniers, mais du fait de l'abandon d'un certain nombre de plantes ou d'espèces animales qui ne sont plus rentables. Dès lors, on subit une perte de notre patrimoine ou du patrimoine génétique dans un certain nombre d'espèces. La réelle perte de biodiversité viendra d'une coupe systématique des forêts sur des pans entiers de la planète, mais pas de la modification de quelques gènes. A titre intellectuel, c'est vrai que l'évolution s'est faite sur quatre milliards d'années, de l'algue bleue vers des organismes développés et qu'aujourd'hui on modifie des gènes dans tous les sens, c'est-à-dire en contradiction avec ce qui était l'axe évolutif, notamment des micro-organismes vers les eucaryotes, les organismes plus développés. Mais il ne me semble pas que ce développement modifiera globalement l'évolution. Le nombre de mutations naturelles chaque jour est bien supérieur à ce que l'homme peut faire, dans ce domaine des sciences de la vie.

Je citerai une phrase de François Jacob, prix Nobel français de médecine : " L'évolution, c'est la somme des réussites, parce que la trace des échecs a disparu. " Cela signifie que tout est possible dans la nature.

Quant aux alicaments, l'Office n'a malheureusement pas commencé à travailler sur ce sujet. C'est un point important, car il faut pouvoir non seulement renseigner le consommateur, mais éviter que cela donne lieu, dans quelques années, à du " pipeau " commercial sur ces sujets. Au regard des axes de recherche de Monsanto ou Dupont de Nemours, il est évident que ce sera sur des O.G.M. de " deuxième génération " que l'on vantera les qualités des produits transformés : " Si vous mangez ce type de produit, vous aurez des huiles qui vont améliorer votre système de santé, des microéléments ou des nutriments excellents pour la santé... " D'aliments qui, aujourd'hui, sont suspects, on passera aux aliments dits " miracle ". Mais il ne faut pas passer du diable à la vertu, c'est le risque en ce domaine. Une bonne idée serait d'effectuer un réel travail scientifique sur ce point.

Mme la Présidente : La parole est à M. Bizet.

M. Jean BIZET : Je voudrais revenir sur la Conférence du consensus. J'abondais tout à fait sur ses conclusions, sur la nécessité de parvenir, non pas à un moratoire, mais à une décision au cas par cas. Je souhaiterais qu'elle se décline maintenant au niveau régional, afin de rapprocher le consommateur de l'information, car cela est resté en quelque sorte au niveau parisien.

Approché récemment par un chargé de mission auprès du Conseil d'Etat qui souhaitait faire mieux percevoir les avantages et les acquis de ces biotechnologies par les consommateurs, je me suis appuyé sur le dernier rapport qui a été celui du Conseil économique et social de M. Le Fur, dont les conclusions sont d'ailleurs totalement identiques aux nôtres. Pourquoi ne serait-il pas envisageable de décliner l'information au niveau des comités économiques et sociaux des régions ? Quelles que soient nos sensibilités politiques, aujourd'hui le politique ne peut évoquer ce sujet sans être immédiatement taxé de partialité...

Il faudrait renvoyer l'information aux socioprofessionnels. Cela dépassionnerait le débat et permettrait de rapprocher l'information du consommateur. Voilà ce que je tenais à dire sur la Conférence du consensus, qui a été une " première " en France et qu'il conviendrait de garder en mémoire. Sur de grands sujets de société, il faudrait recommencer ce type de projet partagé, car aujourd'hui, les Français souhaitent être véritablement parties prenantes de nombreuses décisions, ce qui ne préjuge en rien du rôle du politique.

En ce qui concerne l'irradiation des aliments, je suis tout à fait d'accord. A l'heure actuelle, le consommateur ne sait pas que les pommes de terre et certains fruits sont irradiés. Il y a là un gros travail d'information à entreprendre car, un jour, on verra dans la grande presse apparaître des titres tels que : " Tel type d'aliment ou de produit agricole est irradié. On nous avait menti, on nous a encore menti. " Je ne sais pas si l'Office est saisi, mais il serait intéressant qu'il se repenche sur ces grands dossiers.

Quant aux seuils, j'ai évoqué 1 %, parce que 0 % est strictement impossible, compte tenu des échanges internationaux. Même les Anglais, qui pourtant aujourd'hui ont mis le balancier très loin, s'étaient positionnés sur 0,1 %. Quant aux industriels, ils imaginaient plutôt un seuil entre 2 et 5 %, M. Le Déaut pensait à 2 %. Une voix de consensus est donc apparue au niveau de la Commission européenne, le 21 octobre, sur 1 %. Nous verrons par la suite, car il existe un contentieux. Mais la démarche est tout à fait logique : soit il n'y a pas d'O.G.M., parce qu'il y a danger, soit on détermine un seuil. Celui-ci paraît être rationnel et être la voix du consensus.

S'agissant du principe de précaution, vous avez évoqué la responsabilité des industriels. C'est vrai que la frontière est excessivement difficile à déterminer. Jusqu'alors, on a utilisé le principe de précaution dans nombre de domaines et ce, à tort et à travers. Or pour avoir rencontré encore très récemment des industriels de l'agroalimentaire, je puis vous dire que leur approche est différente. Ils considèrent que, de plus en plus, le principe de précaution a été utilisé comme un principe de suspicion. Ils demandent, en l'occurrence, un principe de compensation. Par rapport à ce qui s'est passé pour une grande marque de boissons que vous connaissez tous, il ne me semble pas qu'ils se laisseront faire une seconde fois, au regard de ce principe de précaution. En effet, les résultats ont prouvé qu'il n'y avait rien dans la boisson proprement dite. Je sais qu'ils cherchent actuellement un moyen de faire valoir un principe de compensation.

Par définition, les six recommandations de la directive en cours d'élaboration que je vous ai exposées tout à l'heure me semblent mesurées. Pour jouer les provocateurs, je pense que si le principe de précaution avait existé quand M. Parmentier a ramené la pomme de terre, nous n'aurions jamais pu en manger, de même que pour le kiwi et la laitue. En effet, il y a, au travers de ces aliments, si on appliquait le principe de précaution, impossibilité de les consommer, parce qu'il existe quelques risques en raison de certaines toxines. Il faut malgré tout garder une certaine mesure.

On a reparlé des O.G.M. de " première génération ", en indiquant que les industriels et les multinationales se sont en quelque sorte trompés. Lors de discussions avec M. Harvey Failly, les responsables de Pionner ou d'AgrEvo, on notait un souci de retour sur investissements. Mais, c'est vrai, que la campagne de publicité de Monsanto d'il y a un an a reflété la perception américaine des choses ; elle était complètement démesurée et en opposition avec le sentiment que la population française pouvait en avoir. On n'oblige pas le consommateur en France, il faut que ce soit quelque chose de partagé.

Quant aux O.G.M. de " seconde génération ", ils ne seront bien perçus par le consommateur qu'à partir de l'amélioration de leurs qualités organoleptiques et de l'apport de certains nutriments.

Concernant les alicaments, il conviendrait que l'Office ou les assemblées se penchent sur ce sujet. La frontière entre les alicaments et les médicaments devra être très précise, de façon à éviter des informations trompeuses, mais il existe là une voie de développement énorme pour l'agro-alimentaire. Toutefois, il serait temps que le législateur travaille à bien délimiter les frontières entre les alicaments et les médicaments.

S'agissant du screening des molécules quant aux pays en voie de développement, nous en sommes tout au début. Si j'ai voulu vous alerter sur ce point, c'est qu'il est important, au travers des organismes de développement et de recherche que sont le C.I.R.A.D. ou l'I.N.R.A., de mettre en place une cellule qui chapeauterait l'ensemble de ces organismes de recherche et examinerait comment procéder à ces transferts de technologies vis-à-vis des pays en développement. En effet, nous avons à nous enrichir mutuellement, eux, de par leur biotope, nous de par nos connaissances, pour progresser dans ces O.G.M. de " seconde génération ". Il ne faut pas avoir une attitude de pillage systématique. La F.A.O. ou les fondations sont prêtes à s'investir dans ce domaine. Toutefois, sans faire d'anti-américanisme primaire, je me méfie énormément des fondations, dont les Américains sont très proches, je préfère m'en remettre à la F.A.O.

Mme la Présidente : Messieurs, je vous remercie. S'il n'y a pas d'autres questions, avec les remerciements de la commission, je lève la séance.

IV.- Forum sur le principe de précaution
tel que ce principe résulte de la loi n°95-101 du 2 février 1995
portant renforcement de la protection de l'environnement
dite loi " Barnier "
et de l'article 200.1 du code rural

- Avec la participation de :

- Mme Geneviève VINEY, Professeur à l'Université de Paris I Panthéon-Sorbonne ;

- M. Pierre SARGOS, Conseiller à la Cour de Cassation ;

- M. Jacques-Henri STAHL, Maître des Requêtes au Conseil d'Etat.

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 12 janvier 2000)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

Mme Viney et MM. Sargos et Stahl sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Viney et MM. Sargos et Stahl prêtent serment.

M. le Président : Nous abordons aujourd'hui le forum consacré, conformément aux v_ux de M. le Rapporteur, au principe de précaution.

M. Kourilsky, qui devait également participer à ce forum, s'étant fait excuser pour raisons de santé, je propose que Mme Viney, coauteur avec M. le Professeur Kourilsky, du rapport sur le principe de précaution qui vient d'être remis à M. le Premier ministre, nous présente les conclusions des deux auteurs, et qu'ensuite, les représentants de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat s'expriment.

Mme Geneviève VINEY : Je vous demande de bien vouloir excuser quelques hésitations dues au fait que je n'ai été avertie qu'hier soir que je devais présenter ce rapport dans son intégralité, y compris la partie prise en charge par M. Kourilsky.

Ce rapport commence par l'énoncé de certaines considérations générales qui nous sont apparues importantes pour bien comprendre le principe de précaution et pour saisir les raisons de son succès actuel.

Tout d'abord - point essentiel - le principe de précaution n'est pas, à notre avis, un principe d'abstention devant le risque, mais au contraire un principe de gestion active. Il doit inciter les décideurs à prendre les mesures nécessaires pour minimiser les risques et lever les doutes, mais il ne doit pas conduire systématiquement au moratoire et au gel des innovations.

Le deuxième point qui nous paraît également important, est le suivant. Etant donné que ce principe s'applique à un risque qui n'est pas parfaitement établi, défini et dont les conséquences ne sont pas scientifiquement élucidées, le principe de précaution doit conduire à la mise en place de procédures qui doivent être rigoureusement respectées. Nous pensons, en effet, que, lorsque la vérité d'une situation et la réalité d'un risque ne peuvent être établies, c'est la rigueur des procédures et des acteurs, impliqués dans leur élaboration et leur surveillance, qui devient la valeur dominante.

En troisième observation, nous estimons que si la précaution est aujourd'hui mise en avant, c'est non seulement, en raison de l'apparition de nouveaux risques, dont les conséquences ne sont pas immédiatement élucidées ou de nouveaux soupçons de risques, mais également en raison de certaines défaillances de la prévention. A cet égard, l'affaire du sang contaminé a eu certainement un rôle extrêmement important.

En outre, la précaution, telle qu'elle est conçue aujourd'hui, apparaît comme l'expression d'un désir accru de participation du public qui veut non seulement être informé, mais également être partie prenante en ce qui concerne les choix technologiques essentiels, par exemple, dans le domaine de l'énergie, mais aussi dans ceux de l'aménagement du territoire, de l'environnement, des politiques de santé, de sécurité, notamment dans le domaine alimentaire.

Enfin, dernière considération, le succès du principe de précaution est lié à une prise de conscience récente de la responsabilité de l'homme vis-à-vis des générations futures. Autrement dit, ce principe est très lié à l'idée de développement durable. Toutefois, nous avons constaté que l'impact du principe de précaution sur l'opinion publique est très inégal selon les pays.

C'est d'abord un concept qui est mis en avant seulement dans les pays riches et développés. Il n'est guère invoqué dans les pays en développement. En outre, il rencontre pour l'instant un succès beaucoup plus manifeste en Europe qu'aux Etats-Unis.

Après l'énoncé de ces considérations générales, nous avons divisé notre rapport en deux parties essentielles : 1) Mise en _uvre du principe de précaution dans la pratique ; 2) Définition de la fonction et de la portée juridiques du principe de précaution.

La première partie, consacrée à l'aspect opérationnel du principe de précaution, comporte quatre développements essentiels et un développement complémentaire, consacré aux O.G.M.

Dans le premier développement, nous avons cherché à définir le contenu pratique du principe de précaution, ce qui nous a conduits à énoncer un certain nombre de règles présentées sous la forme des dix commandements de la précaution :

M. Tout risque doit être défini, évalué et gradué.

2. L'analyse des risques doit comparer les différents scénarios d'action et d'inaction.

3. Toute analyse de risque doit comporter une analyse économique qui doit déboucher sur une étude coût/bénéfice, au sens large, préalable à la prise de décision.

4. Les structures d'évaluation des risques doivent être indépendantes, mais coordonnées.

5. Les décisions doivent autant que possible être révisables et les solutions adoptées réversibles et proportionnées.

6. Il faut sortir de l'incertitude, ce qui impose une obligation de recherche.

7. Les circuits de décision et les dispositifs sécuritaires doivent non seulement être appropriés, mais cohérents et efficaces.

8. Les circuits de décision et les dispositifs sécuritaires doivent être fiables.

9. Les évaluations, les décisions et leur suivi ainsi que les dispositifs qui y contribuent doivent être transparents, ce qui impose l'étiquetage et la traçabilité.

10. Le public doit être informé au mieux et son degré de participation ajusté par le pouvoir politique.

Le second développement propose un certain nombre de moyens pour mettre en _uvre ces objectifs. Le premier de ces moyens, sur lequel nous insistons davantage, est la réforme de l'expertise scientifique. Cette expertise doit être pluridisciplinaire et contradictoire, ce qui nous paraît très important. De plus, elle nécessite un certain nombre de réformes. Elle doit faire place aux opinions minoritaires et dissidentes, sous réserve que celles-ci soient présentées avec une rigueur méthodologique suffisante. Enfin et surtout, les moyens mis à la disposition de l'expertise doivent, selon nous, être considérablement renforcés.

Nous estimons, en effet, que l'expertise est actuellement très largement sous-dimensionnée en France et qu'il faut donc lui accorder des moyens très supérieurs. Il conviendrait notamment que l'institution scientifique s'investisse plus avant dans ce domaine, que l'expertise soit reconnue comme une discipline à part entière, que l'on crée des filières pour les carrières de ceux qui s'engagent dans cette voie et un système de publications.

A cet effet, nous proposons la création d'une agence d'expertise scientifique et technique qui pourrait constituer un outil de gestion et de coordination. Nous proposons également de favoriser l'indépendance des experts en contractualisant la situation d'expert et en lui assurant une rémunération convenable ainsi qu'une protection efficace contre les pressions dont il peut faire l'objet.

Il nous semble, par ailleurs, essentiel de séparer l'expertise scientifique de l'expertise économique et sociale. Nous estimons, en effet, que l'analyse du risque doit être menée dans deux cercles distincts, mais interactifs, c'est-à-dire s'interrogeant et s'influençant. Le premier cercle serait composé exclusivement de scientifiques qui émettraient un avis purement scientifique. Le deuxième cercle, composé d'économistes, de sociologues et de représentants du public, débattrait des conclusions des experts scientifiques et les réinterrogerait avant d'émettre son avis.

Enfin, l'expertise, notamment scientifique, doit être mise à la disposition des journalistes et du public. C'est pourquoi, nous proposons que l'agence d'expertise scientifique et technique assure cette communication.

A côté de l'expertise qui doit être développée, il conviendrait de repenser le système de la normalisation, tant au niveau national qu'international. Les normes devraient être souples et constamment adaptées au progrès des connaissances sur le risque. Le troisième moyen serait de développer, à tous les niveaux, une démarche d'assurance qualité, tant dans les administrations que dans les entreprises privées.

Le troisième développement est consacré aux structures administratives qui contrôlent les différents secteurs d'activités principalement concernés par l'application du principe de précaution, à savoir la santé, l'alimentation et l'environnement. La loi sur la veille sanitaire de 1998 a créé l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé et l'Institut de veille sanitaire dont les actions sont coordonnées. Cela permet une gestion complète du risque. Ces organismes possèdent également un pouvoir de police, puisque l'agence peut retirer les produits du marché, de sa propre autorité.

Nous avons constaté que cela a provoqué un progrès décisif dans le fonctionnement de la procédure d'alerte, procédure qui fonctionne bien. Aujourd'hui, nous avons des exemples de retraits rapides de produits qui ont causé des dommages. Dans le secteur de l'alimentation, le rôle de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments est de proposer des avis aux ministres. Le pouvoir de police reste entre les mains de l'administration, notamment la D.G.C.C.R.F.

L'Agence est soumise à une triple tutelle, facteur qui peut l'entraver dans certains cas. Cependant, comme cela a pu être constaté lors des dernières crises, que ce soit celle de l'E.S.B. ou celle des listerias, cette structure a obtenu des résultats importants ; en effet, si l'on compare les deux crises qui se sont succédées en matière de listériose, on peut constater que la crise récente a été beaucoup moins grave, car elle a occasionné beaucoup moins de victimes.

Un progrès décisif a, semble-t-il, été accompli grâce à la loi de 1998. Cependant, dans ce dispositif législatif, les industriels ne sont pas obligés de notifier les risques qu'ils constatent, élément contraire à la directive européenne de 1992. C'est donc un point sur lequel il faudrait ajuster le droit français au droit européen.

Il faudrait améliorer la traçabilité et étendre le rôle de la commission de sécurité des consommateurs aux produits alimentaires, alors qu'actuellement, elle n'est en charge que des produits industriels et renforcer les moyens dont dispose cette commission.

En ce qui concerne l'environnement, il y a pour l'instant une très grande dispersion des organismes et des structures ; nous appuyons donc le projet actuel de création d'une agence de santé environnement et d'un institut de veille environnementale.

Le quatrième développement de cette première partie est consacré à la transparence et aux rapports avec le public. Nous abordons cette question sous différents angles. D'abord, celui de la recherche. Il nous semble, en effet, que les projets de recherche devraient pouvoir être connus d'un public assez large et qu'une vulgarisation de très bonne qualité devrait être assurée, non seulement par les revues spécialisées, mais aussi par les journaux d'opinion et la télévision.

Vient ensuite la question de la transparence de l'expertise. Chaque expert devrait déclarer, annuellement, ses prises d'intérêts personnels, ses affiliations, y compris académiques, et ses compétences devraient être connues et déclarées. Toutes ces indications devraient figurer dans des registres qui pourraient être consultés par les personnes ayant à recourir à l'expertise.

En ce qui concerne la production et la distribution des biens matériels, la transparence passe par une bonne organisation de l'étiquetage et de la traçabilité. Les administrations et le monde politique devraient faire, selon nous, un effort de transparence, en généralisant la démarche d'assurance qualité, qui nous parait importante et en adoptant une organisation simple et compréhensible par les citoyens.

Nous proposons, en outre, d'améliorer la transparence du système médiatique, en organisant une " traçabilité et un étiquetage " des produits d'information. Ainsi les journalistes devraient indiquer leurs références scientifiques et documentaires, de manière à favoriser un réel débat.

Toujours dans le domaine de la transparence, l'agence d'expertise scientifique et technique devrait avoir une mission d'information du public et ouvrir des guichets d'information à destination des journalistes et des sites d'information à destination du public. Elle devrait également présenter au Parlement un rapport annuel de prévention et de précaution.

Il faudrait, par ailleurs, réfléchir aux moyens d'associer le public aux décisions les plus sensibles. Des expériences intéressantes - la Conférence des citoyens, la semaine de la science - ont été menées, mais demandent à être améliorées et éventuellement institutionnalisées ou, tout du moins, mieux définies.

Le Parlement doit être davantage associé à la politique de prévention et de précaution. Par conséquent, la discussion annuelle du rapport présenté par l'agence scientifique et technique pourrait en fournir l'occasion.

A ces quatre développements principaux de la première partie, s'ajoute un développement spécifique aux organismes génétiquement modifiés. Après un rappel historique des difficultés suscitées par le développement des biotechnologies en Europe et l'exposé des critiques formulées par les détracteurs des O.G.M., le rapport explique en quoi les dix commandements de la précaution n'ont pas été respectés en l'occurrence.

Pour sortir de l'imbroglio, nous proposons en conséquence de distinguer deux catégories d'organismes :

Les organismes obtenus sans apport génétique extérieur, qui ne présentent aucun danger pour l'environnement et la santé et devraient être soustraits à toute restriction.

Les organismes génétiquement modifiés obtenus grâce à un apport génétique extérieur, qui peuvent présenter des risques pour l'environnement, bien que cela ne soit pas encore démontré. Pour cette deuxième catégorie d'organismes, il conviendrait de reprendre l'expertise et de faire de ce problème d'environnement posé à propos des O.G.M., le modèle d'expertise contradictoire menée en deux cercles, comme nous l'avons exposé.

Dans la seconde partie du rapport, consacrée aux aspects juridiques, deux questions nous sont apparues particulièrement importantes :

-La valeur juridique du principe de précaution. S'agit-il d'une véritable règle de droit d'application directe ? Si oui, que faut-il inclure dans cette règle ? Quel est son contenu ?

2) Les conséquences judiciaires du principe de précaution, son incidence sur les litiges qui naissent à l'occasion des dommages apparus, après une décision concernant une activité que l'on pouvait raisonnablement considérer comme comportant un risque.

S'agissant de la valeur et de la portée juridique du principe de précaution, nous avons constaté une incertitude. Les textes, qui font allusion à ce principe sont nombreux, mais aucun ne le présente comme une règle d'application directe. Tous le traitent comme une simple source d'inspiration pour le législateur ou pour le pouvoir exécutif. C'est le cas même de la loi Barnier de 1995 qui, pourtant, lui donne un certain relief, puisqu'elle le présente comme l'un des principes généraux du droit de l'environnement.

En revanche, les interprètes ont tendance à accentuer la valeur normative du principe de précaution. En effet, ils proposent souvent de le traiter comme un standard de jugement, c'est-à-dire une règle souple mise à la disposition du juge. Celui-ci pourrait s'en servir, même sans le support de textes spécifiques, pour apprécier le bien-fondé de l'attitude des décideurs privés ou publics, confrontés à des risques potentiels qu'ils ont à gérer.

Les tribunaux, pour leur part, n'ont pas une attitude uniforme face à ce problème. Les juridictions internationales, en particulier la Cour de justice internationale et les organes de règlement des différends de l'Organisation mondiale du commerce, ne reconnaissent pas une valeur juridique propre à ce principe de précaution. En revanche, les juridictions nationales - en particulier le Conseil d'Etat - et les juridictions européennes - la Cour de justice et le tribunal de première instance - lui ont nettement reconnu cette valeur dans plusieurs affaires importantes.

Ces constatations nous ont donc conduits à la conviction que le principe de précaution, puisqu'il tend à devenir une règle de droit que la justice utilise pour apprécier la conduite des décideurs, doit être défini de façon précise par le législateur lui-même. Nous pensons, en effet, que laisser aux juges le soin de décider, au cas par cas, si le principe de précaution a été respecté, sans lui donner de guide législatif pour porter cette appréciation, est un facteur d'insécurité qui n'est actuellement que très partiellement écarté par la loi Barnier. Celle-ci ne concerne en effet que l'environnement et non la santé, l'alimentation et la sécurité et sa définition du principe de précaution reste très évasive.

Nous proposons donc d'insérer, dans la loi, une définition plus précise du principe de précaution, définition d'ailleurs très largement inspirée par le document émanant de la Commission des Communautés européennes qui a réfléchi à ce problème et publié, en 1998, une description des lignes directrices pour l'application du principe de précaution.

Quant aux conséquences judiciaires du principe, qui font l'objet du dernier point de notre rapport, elles se sont manifestées jusqu'à présent, dans le contentieux de la légalité des actes administratifs, mais beaucoup moins dans celui de la responsabilité.

Dans le contentieux de la légalité, il est frappant de constater que le Conseil d'Etat et la Cour de justice des Communautés n'exercent qu'un contrôle, en principe, assez léger sur le fond de la décision, puisque c'est un contrôle de l'erreur manifeste, mais un contrôle beaucoup plus strict sur le respect des procédures. Ceci a été observé lors de l'affaire du maïs transgénique, le Conseil d'Etat ayant admis la suspension de l'arrêté d'inscription de certaines variétés de ce maïs au registre des plantes cultivées en France, pour une erreur de procédure a priori assez minime.

Cela correspond bien à l'idée qui domine notre rapport, à savoir qu'en situation d'incertitude sur le risque, il convient d'aménager des procédures bien précises, permettant un examen aussi complet que possible du risque, afin d'amener l'incertitude au niveau minimal, étant admis que l'on ne peut jamais éliminer complètement toute espèce de risque.

En ce qui concerne les responsabilités, le principe de précaution n'a quasiment jamais été utilisé jusqu'ici, pour fonder une décision judiciaire admettant ou rejetant cette responsabilité. On peut cependant imaginer qu'il exercera, dans l'avenir, une certaine influence en ce domaine.

S'agissant de la responsabilité pénale, évidemment la plus redoutée, nous avons constaté que les risques d'un accroissement des mises en cause individuelles sont moins importants qu'on ne le croit généralement.

Il n'existe pas en effet d'incrimination spécifique du défaut de précaution et il y a peu de chance qu'un tel délit existe un jour. L'incrimination d'homicide et de blessures involontaires exige la preuve d'un dommage et d'un lien de causalité directe, ce qui constitue une barrière efficace contre une condamnation fondée sur un risque qui serait purement hypothétique. La mise en danger d'autrui est soumise à des conditions particulières. Elle requiert notamment la preuve d'une violation manifestement délibérée d'une obligation de sécurité et de prudence.

Par conséquent, si l'on s'en tient à la définition des infractions elles-mêmes, le risque d'une pénalisation excessive ne semble pas considérable. En revanche, le phénomène le plus inquiétant est la tendance actuelle des victimes et des parquets à privilégier la voie pénale, chaque fois qu'elle est ouverte, par rapport à la voie civile et à interpréter très largement la notion d'imprudence pénale, pour favoriser l'indemnisation des victimes, la faute civile étant pour l'instant assimilée à la faute pénale d'imprudence.

Afin d'éviter les dangers d'une pénalisation excessive, qui pourrait amener les décideurs à adopter des positions frileuses, nous proposons certaines réformes et notamment, de clarifier la définition de la faute pénale d'imprudence et de négligence, en la distinguant clairement de la faute civile, sans faire toutefois de différence entre la faute du décideur privé et celle du décideur public.

En effet, sur le terrain de la précaution, les décideurs publics doivent être particulièrement vigilants. S'il est naturel de faire prendre en charge, par la collectivité publique, les conséquences civiles des imprudences commises et de faire jouer le principe de la responsabilité pénale des personnes morales contre les collectivités publiques, comme le prévoit le nouveau code pénal de 1992, en revanche, il n'y a aucune raison de donner de l'imprudence et de la négligence pénale, une définition différente, lorsqu'elle est commise dans l'exercice d'une fonction publique ou d'une activité privée. D'ailleurs, nous estimons que, si l'on instituait une telle différence, ce serait une atteinte au principe d'égalité qui exposerait la loi à la censure du Conseil constitutionnel.

Il nous paraît nécessaire et suffisant d'énoncer clairement, dans la loi, qu'il n'y a pas de faute pénale d'imprudence ou de négligence lorsque le risque qu'il est reproché aux décideurs de n'avoir pas pris en compte, ne pouvait être connu par lui au moment de sa prise de décision. Cette faute devrait être totalement distincte et indépendante de la faute civile, nécessaire pour justifier l'indemnisation des victimes.

En ce qui concerne les responsabilités civiles et administratives à but indemnitaire, si le principe de précaution n'a pas eu, pour l'instant, d'influence réelle, c'est parce que, depuis environ un siècle, la théorie du risque a permis d'élargir les possibilités d'indemnisation des victimes en intégrant les apports essentiels de ce principe. Cela inclut notamment la nécessité d'alléger la charge de la preuve au profit des personnes exposées au risque ainsi que l'impossibilité, pour l'auteur de la décision, de se prévaloir de l'incertitude scientifique comme d'une cause de justification pour les dommages causés par sa décision.

Par conséquent, il nous semble nécessaire de maintenir cette orientation, voire d'accentuer, dans les domaines des atteintes à la santé, à la sécurité et à l'environnement, les applications de la théorie du risque qui permettent d'indemniser les victimes, sans avoir à démontrer une faute et un lien de causalité entre cette faute et le dommage. En revanche, la définition de la faute pourrait évoluer, quand celle-ci reste une condition de la responsabilité civile ou administrative.

En effet, le contrôle des activités à risques amènera nécessairement à mettre en exergue une notion élargie de la faute, ce que l'on pourrait appeler la " faute de précaution ", qui doit englober la non-prise en compte de risques potentiels, le non-respect de procédures imposées, le défaut de recherche, lorsque le risque n'est pas encore établi mais soupçonné.

On peut imaginer également que le principe de précaution provoque un accroissement des responsabilités de l'administration pour rupture de l'égalité devant les charges publiques, dès lors que les mesures de précaution, même lorsqu'elles sont justifiées, peuvent porter des atteintes graves aux intérêts des entreprises.

Nos propositions, sur le plan législatif, concernent les points suivants. Tout d'abord, il convient d'organiser une réglementation plus précise et plus complète des obligations d'information et de suivi pesant sur les professionnels. Ceux-ci devraient être tenus d'informer non seulement les consommateurs, comme ils le sont déjà aujourd'hui, mais également les pouvoirs publics, de tous les risques graves pour la santé, la sécurité humaine et l'environnement lorsqu'ils sont en mesure de découvrir ces risques, à l'occasion de l'exercice de leur profession. Cette réglementation de l'information devrait définir plus précisément les limites du secret industriel et du secret professionnel.

Une seconde proposition concerne la mise en place de procédures de négociation entre l'administration et les entreprises, afin de faciliter la commercialisation de certains produits utiles pour l'intérêt général, lorsqu'il existe un soupçon de risque qui paralyse cette commercialisation et lorsque celle-ci est utile, voire indispensable, pour respecter notamment des impératifs de santé publique.

Nous souhaitons également que soient davantage responsabilisés ceux qui influencent les décideurs, parmi lesquels :

M. Les journalistes en charge de la diffusion de l'information scientifique, qui devraient être soumis à des règles déontologiques assez précises.

M. Les scientifiques, notamment les experts, dont le devoir d'objectivité devrait être rappelé, voire sanctionné sur le plan disciplinaire.

Nous formulons certaines propositions concernant le droit international et notamment, l'introduction, dans les textes qui régissent le fonctionnement de l'O.M.C., d'un dispositif définissant la place que les membres reconnaissent à la protection de la santé, de la sécurité humaine et de l'environnement dans les échanges commerciaux entre Etats. Nous proposons une sorte de charte mondiale du commerce international qui comporterait différents principes tels que le droit, pour chaque membre, de s'opposer à l'entrée sur son territoire de produits interdits sur le territoire de l'Etat exportateur, l'interdiction du territoire aux produits ne respectant pas les règles d'étiquetage et de traçabilité édictées par l'Etat importateur et un certain nombre d'autres prescriptions de cette nature.

Nous proposons une révision de certaines procédures de normalisation internationale, notamment celle du Codex alimentarius, pour faire respecter davantage l'impératif de précaution. Nous recommandons, par ailleurs, de corriger les carences de l'expertise internationale, notamment en créant un organisme d'expertise internationale et en réformant le statut des experts internationaux, afin de garantir l'indépendance de ces experts vis-à-vis des autorités nationales qu'ils ont, parfois, l'impression de représenter.

Il nous paraît enfin nécessaire d'organiser, pour les situations de crise internationale, un système particulier d'alerte et de gestion de ces crises, avec différentes prescriptions concernant notamment les modèles d'audit internationaux. En effet, dans la majorité des cas, ces audits ne sont pas réalisés de la même manière, selon les pays, rendant ainsi les comparaisons difficiles.

Nous concluons que le principe de précaution doit être manié avec prudence et que, si tel est le cas, il peut favoriser une plus grande sécurité. C'est à l'autorité réglementaire qu'il incombe de l'aménager de façon nuancée et au juge de l'interpréter avec suffisamment de modération, pour qu'il ne devienne pas un obstacle à toute innovation, ce qui serait désastreux.

Le rapport comporte par ailleurs quatre annexes :

M. Une annexe historique présentant l'apparition de ce principe.

M. Une annexe consacrée à l'affaire du maïs transgénique, rédigée par Mme Christine Noiville et M. Pierre-Henri Gouyon.

M. Une annexe sur l'affaire de la " vache folle ", rédigée par Mme Marie-Angèle Hermite et M. Dominique Dormont.

M. Une annexe sur le cas du sang contaminé confronté au principe de précaution, par M. Setbon.

M. le Président : La parole est maintenant à M. Sargos.

M. Pierre SARGOS : A titre préliminaire, je voudrais souligner que mon intervention ne saurait exprimer la position de la Cour de Cassation qui, par essence, est une institution collégiale. Je suis présent avec l'accord du Premier Président de la Cour de Cassation, mais l'opinion que j'exprimerai n'est que celle d'un membre de la Cour de Cassation.

Je ferai une approche judiciaire du principe de précaution, avec une vision essentiellement pragmatique, en distinguant deux points essentiels :

M. Un aspect curatif, découlant de l'essence même de la notion de responsabilité civile. Il s'agit, selon une expression de Mme Thibierge dans une récente chronique de la Revue trimestrielle de droit civil, de la réparation et de la remise en état de la situation de la victime, après un dommage. Cet aspect curatif classique de la responsabilité civile peut s'appréhender au travers de la notion de principe de précaution, envisagée comme une norme générale de comportement qui doit s'imposer, dès lors qu'une activité quelconque est de nature à causer un dommage.

M. Un aspect préventif. Plus novateur et prospectif, il rejoint essentiellement la nécessité de prendre des mesures préventives, non pas après la réalisation de dommages, mais avant.

C'est là l'aspect novateur de la notion de principe de précaution, telle qu'elle est exprimée notamment en droit positif, par l'article L.200.1 du code rural, issu de la loi Barnier, et qui lie étroitement la notion de précaution et celle de prévention. Il s'agit, en l'absence de certitudes, mais compte tenu des connaissances scientifiques et techniques, de faire en sorte que ne soient pas retardées les mesures nécessaires, effectives et proportionnées, pour prévenir un risque de dommage.

S'agissant de la précaution et de la responsabilité, on observe que la loi Barnier, dans son article L.200.1 du code rural pris à la lettre, a très peu à voir avec l'ensemble de la responsabilité civile. Certes, la santé est visée dans le premier paragraphe de cet article, mais au sens de santé publique.

Cela dit, cette notion de précaution et de prévention, dans sa dimension classique de norme de comportement, imprègne la doctrine judiciaire et ce, depuis très longtemps. Je la ferai même remonter au XVIIe siècle, l'une des bases du code civil ayant été l'ouvrage de Domat, " Les lois civiles dans leur ordre naturel", publié à la fin du XVIIe siècle et dont la Cour de cassation possède une édition de 1766.

On y trouve notamment cette règle : " Ceux qui, pouvant empêcher un dommage que quelque devoir les engageait à prévenir y auront manqué, pourront y être tenus selon les circonstances." Sont donc déjà liées ces deux notions de précaution et de prévention, comme dans le texte issu de la loi Barnier.

Une autre disposition de Domat est la suivante : " Il faut mettre au nombre des dommages causés par des fautes, ceux qui arrivent par l'ignorance des choses que l'on doit savoir." La jurisprudence a appliqué cette norme, notamment lors d'une affaire, oubliée aujourd'hui, mais qui fut dramatique en son temps, dans les années 50. Il s'agit de la célèbre affaire de l'empoisonnement par la farine contaminée à Pont-Saint-Esprit, qui avait soit causé la mort, soit gravement handicapé des dizaines de personnes.

Dans l'après-guerre, c'est certainement l'un des plus grands sinistres en matière de produits alimentaires. La Cour de Cassation, première chambre civile, a rendu un arrêt, le 16 janvier 1965, paru au bulletin n° 52, traitant de la responsabilité du boulanger et de l'Union de la meunerie qui avait fourni ces fameuses farines contaminées. Le principe selon lequel " est responsable celui qui, par sa profession, ne peut ignorer le vice", a été retenu, alors que, dans la réalité, les personnes concernées n'avaient que très peu de moyens, voire aucun, de le connaître.

La rigueur jurisprudentielle a donc été constante. En particulier, on peut évoquer l'arrêt Casanova du 11 novembre 1891, qui dit, à propos de la dispense légale d'établir des barrières, que ces " dispositions n'avaient ni pour objet, ni pour effet, de l'affranchir - le responsable de ces structures - des précautions à prendre pour prévenir les conséquences fâcheuses qui pouvaient, à un moment ou à un autre, résulter de cette dispense elle-même."

D'autres décisions vont en ce sens, y compris des décisions beaucoup plus récentes de la Cour de Cassation, dans les années 80, qui retiennent ce concept de précaution, parfois associé à la notion de prévention, pour asseoir l'appréciation d'un comportement estimé fautif.

Cette approche judiciaire est encore confortée par les dispositions récentes, qui ont une incidence en matière de responsabilité, issues de façon large de la notion de principe de précaution, au sens classique, c'est-à-dire en cas de manquement aux normes de comportement. On citera ainsi la fameuse directive de juillet 1985 des Communautés est transposée, avec quelque retard, par les pouvoirs publics français dans la loi du 19 mai 1998. Toutefois, la Cour de Cassation, dans des arrêts rendus en mars et avril 1998 et, plus récemment, en janvier 1999, a interprété nos textes de droit interne à la lumière de la directive. De ce fait, le professionnel qui met en circulation un produit, avant même la loi de 1998, en est responsable de plein droit, dès lors que les produits ne répondent pas à la sécurité que l'on peut légitimement attendre, notion purement objective.

Je serais tenté de me séparer d'un aspect de la présentation de Mme Viney qui, par ailleurs, a fait une analyse très brillante, précise et claire de la problématique. Au regard de ce recours classique, par la doctrine judiciaire, au concept de précaution et prévention en tant que norme de comportement, est-il réellement nécessaire de modifier quelque texte que ce soit ?

En fait, la définition donnée par la loi Barnier n'est pas si malheureuse. Elle est certes un peu timide sur la fin de l'énoncé du principe qui dit " visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles de l'environnement (...) ", cette notion d'irréversibilité étant sans doute trop rigoureuse. Dans son principe, le lien entre précaution et prévention me paraît intégré dans l'approche judiciaire du principe de précaution, sans qu'il soit vraiment nécessaire d'apporter des modifications à des normes.

Cela dit, sur un point particulier, il est vrai que l'assimilation de la faute civile et pénale, qui résulte d'un arrêt de 1912 de la Cour de Cassation jamais remis en question, mérite sans doute d'être revue. Je ne peux, bien entendu, prétendre exprimer une opinion quelconque de la Cour de Cassation sur ce point, mais il me semble qu'une approche favorable à un renversement de cette jurisprudence est possible.

En revanche, sur le deuxième terrain, c'est-à-dire l'aspect prospectif du principe de précaution, on retrouve effectivement, dans l'esprit des textes internationaux et de la loi Barnier, le devoir de prévention face à l'incertitude, au regard des connaissances scientifiques et techniques, qui doit avoir un impact positif sur la prise de mesures destinées à empêcher les dommages. Sur ce point, au niveau de l'intervention judiciaire, il me semble qu'il existe des lacunes. Certes, sur le terrain de l'intérêt général, qui est le terrain d'élection des pouvoirs publics, celui qui consiste à assurer la sécurité et la salubrité publique, la loi Lalumière du 21 juillet 1983 a été intégrée aux articles L-221 et suivants du code de la consommation selon lequel " les produits et les services doivent, dans des conditions normales d'utilisation et dans d'autres conditions, raisonnablement prévisibles par les professionnels, présenter la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre et ne pas porter atteinte à la sécurité des personnes. "

Cette notion a été transposée sur le terrain de la responsabilité par la loi du 19 mai 1998, issue de la directive. Par le recours à cette disposition des articles L-221 et suivants du code de la consommation, les pouvoirs publics ont les moyens d'intervenir pour permettre d'assurer, avant la lettre, le respect du principe de précaution, dès lors qu'il est raisonnablement prévisible que certains dommages incertains peuvent se produire.

En revanche, il n'y a pas ce que j'appellerais une " procédure judiciaire de prévention ", formulation également contenue dans le code de la consommation. On retrouve par exemple, dans les articles L-115-8 et suivants du code de la consommation, secteur qui n'a que peu à voir avec le thème qui vous préoccupe, la protection des appellations d'origine. Il y a, en matière d'appellations d'origine, d'une part, une procédure administrative de prévention et, d'autre part, une procédure judiciaire de prévention.

Le seul texte que pourrait appliquer le juge judiciaire, dans la dimension prospective du principe de précaution, serait une disposition connue du nouveau code de procédure civile. En matière de référés, en effet, l'article 809 de ce code donne aux juges, même en cas de contestation sérieuse, la possibilité d'ordonner des mesures conservatoires ou les mesures de remise en état qui s'imposent, pour prévenir un dommage imminent.

Il s'agit du référé devant le tribunal de grande instance. Il existe des dispositions similaires pour les référés devant le tribunal de commerce ou les tribunaux d'instance. Toutefois, ce texte, par principe, implique l'urgence, c'est-à-dire un dommage imminent. Or, en matière de principe de précaution qui est le devoir de prévoir l'incertain raisonnablement prévisible, ce dommage n'est pas imminent, mais peut survenir dans dix, voire vingt ans, ou à la deuxième génération. Cela s'est d'ailleurs produit avec certains médicaments comme le Distylbène, dont les effets nocifs n'affectaient que la deuxième génération, et non pas les femmes qui avaient absorbé le produit.

Il faudrait vraisemblablement introduire, dans le code civil ou le code de procédure civile, une disposition permettant au juge judiciaire de prendre des mesures qui s'imposent pour prévenir un dommage, fût-il non imminent. Mais ceci renvoie à une difficulté, qui est de savoir qui pourra exercer ces actions. La situation d'une personne, qui pourra justifier qu'elle peut être touchée par les conséquences d'un acte et qui demande que le juge judiciaire prenne une mesure d'interdiction particulière, pour éviter un dommage qui pourrait survenir, mais qui ne doit pas être purement éventuel, sera limitée. Toutefois si on ouvre, de façon générale, une telle action, on risque d'avoir des débordements extravagants, avec des effets pervers qui pourraient conduire à bloquer toute innovation et, paradoxalement, à faire courir des risques par un excès de précaution.

En ce domaine, l'action pourrait éventuellement être ouverte à des associations spécialement autorisées, mais avec un agrément spécial, tel qu'un système d'agrément inspiré des articles L-411-1 et suivants du code de la consommation, de façon à éviter des dérives excessives.

On peut ainsi se demander, par exemple, si l'on peut ouvrir à tout un chacun la faculté de traduire un médecin devant le juge des référés pour, par exemple, lui interdire de pratiquer des vaccinations, sous prétexte qu'il y a un danger potentiel. Il faudrait sûrement bien définir le cadre des interventions judiciaires.

Tels sont les principaux éléments d'une réflexion que j'ai voulu limiter à un aspect pragmatique et à une approche judiciaire. En conclusion, il me semble qu'il n'est pas nécessaire d'envisager une réforme législative pour la mise en cause de la responsabilité, dans le cas où seraient établis un ou des manquements au principe de précaution. En revanche, sur le terrain prospectif, il faudrait sans doute aménager une possibilité raisonnable et rationnelle d'intervention judiciaire.

M. le Président : Merci, M. Sargos. La parole est maintenant à M. Stahl.

M. Jacques-Henri STAHL : Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les députés, je voudrais tenter de vous montrer quelle est, aujourd'hui, la place du principe de précaution dans la jurisprudence administrative française. Devant les juridictions administratives, l'on constate que les justiciables invoquent le principe de précaution depuis deux ou trois ans.

Cette invocation n'est pas générale, mais elle touche de nombreux contentieux différents et elle est le plus souvent le fait d'associations de défense de l'environnement et parfois - point plus nouveau et récent - le fait de l'administration elle-même qui vient défendre ses décisions au nom du principe de précaution.

Le principe est généralement invoqué sous sa traduction législative française, c'est-à-dire l'article L-200.1 du code rural, introduit dans ce code par la loi Barnier de 1995. C'est relativement compréhensible, dès lors que la déclaration de Rio n'est certainement pas directement invocable dans l'ordre juridique interne et que l'article 130-R du traité de Rome, introduit dans ce traité par le traité de Maastricht, vise les actes des instances communautaires et non ceux des instances nationales, qui sont justiciables de la juridiction administrative française.

A ce jour, la jurisprudence administrative n'a pas tranché toutes les questions qui se posent quant à l'application du principe de précaution et, qui plus est, les implications juridiques du principe de précaution demeurent une question très controversée, à l'intérieur même de la juridiction administrative. La jurisprudence n'a pas apporté de réponses complètes à ces questions. On peut noter, à cet égard, que très rares sont les décisions contentieuses qui mentionnent explicitement le principe de précaution. Il ne doit y en avoir, en réalité, que deux ou trois.

L'une d'elles est célèbre, c'est la décision ayant ordonné le sursis à exécution de l'autorisation de commercialiser le maïs transgénique de la société Novartis, mais cela reste une décision provisoire. Un petit nombre de décisions font explicitement référence au principe de précaution. En revanche, un peu plus nombreuses sont les décisions qui font référence aux précautions qui s'imposent dans tel ou tel domaine, en matière de santé publique ou de défense de l'environnement.

Cette forme de précaution de langage traduit une certaine circonspection de la jurisprudence administrative vis-à-vis du principe énoncé à l'article L 200.1 dont la traduction et les contours demeurent encore aujourd'hui assez flous.

Je voudrais maintenant aborder trois points :

M. Les cas de figure dans lesquels le juge administratif est appelé à rencontrer le principe de précaution.

2) Des exemples de contentieux du Conseil d'Etat dans lesquels l'idée de précaution est présente.

3) Les enseignements que l'on peut d'ores et déjà tirer de ces quelques décisions contentieuses.

A ce jour, le principe de précaution n'a joué dans aucun contentieux indemnitaire de responsabilité administrative. Il n'a pas été invoqué et aucune décision du Conseil d'Etat ne s'est prononcée dans un cadre de contentieux de responsabilité. Sans doute parce que l'introduction du principe, dans le droit interne, est trop récente pour pouvoir véritablement donner lieu encore à des prises de position dans des contentieux indemnitaires.

Je rejoindrai assez volontiers les propos tenus précédemment. J'imagine encore mal aujourd'hui quelles conséquences le principe de précaution pourrait avoir dans le contentieux de la responsabilité. Il me semble, comme à Mme Viney, qu'il n'y a aucune raison de penser, a priori, que l'introduction de l'idée de précaution pourrait remettre en cause les régimes de responsabilité pour risques ou les régimes de responsabilité sans faute. Il faudrait néanmoins veiller à ce que cette introduction du principe de précaution ne conduise pas à une telle évolution.

Dans le domaine des contentieux de responsabilité pour faute, peut-être l'idée de précaution pourrait-elle approfondir quelque peu le principe de responsabilité des autorités administratives, mais je ne crois pas que cela conduirait là encore, à un bouleversement des régimes de responsabilité pour faute. En tout état de cause, à ce jour, il n'y a aucune prise de position de la jurisprudence dans des contentieux de responsabilité.

En revanche, dans des contentieux de légalité, le juge administratif a été saisi de cette question. C'est en sa qualité de juge de l'excès de pouvoir des décisions administratives que le juge administratif a été appelé à se prononcer sur la légalité de décisions prises par l'administration et qui interfèrent avec le principe de précaution.

Plusieurs types de décisions administratives peuvent être concernés par ce principe. Il y a d'abord les mesures de police sanitaire ou de police de la consommation, telles que les interdictions de vente au public ou de mise sur le marché, la suspension ou l'interdiction de certaines importations ou encore la destruction de stocks de produits. Ces mesures de police sanitaire ou de police de la consommation peuvent faire l'objet de contentieux de légalité devant la juridiction administrative.

On peut également évoquer des décisions d'autorisation, prévues par certaines législations spéciales. L'exemple qui vient à l'esprit concerne l'autorisation d'expérimentation ou de mise sur le marché de variétés génétiquement modifiées, dont la décision sur le maïs transgénique est une illustration. Cela peut concerner également des décisions d'autorisation de mises sur le marché ou d'expérimentations de produits pharmaceutiques ou phytosanitaires, tous produits faisant l'objet d'une législation et d'une réglementation très strictes prévoyant l'intervention d'autorisations administratives.

On peut encore évoquer des décisions de divers ordres, telles que des déclarations d'utilité publique pour l'institution de servitudes relatives aux lignes électriques aériennes - exemple dans lequel on a vu apparaître des contestations au nom du principe de précaution - ou relatives aux protections des périmètres de captage d'eau ou à la protection des espèces végétales.

Ces différentes décisions administratives peuvent, sans doute, au regard du principe de précaution, être regroupées en deux grandes catégories :

M. Les décisions permissives qui accordent des autorisations ou permettent la réalisation d'opérations. Pour ces décisions, l'invocation du principe de précaution conduirait éventuellement à reprocher une insuffisance de précaution.

M. Les décisions restrictives, qui refusent des autorisations, interdisent ou imposent des suggestions et, pour lesquelles les personnes concernées pourraient éventuellement reprocher un excès de précaution.

Ces considérations générales étant énoncées, quels exemples peut-on donner aujourd'hui de contentieux jugés par le Conseil d'Etat ? S'agissant des décisions permissives d'autorisations administratives, le seul véritable exemple est celui de la suspension de la mise sur le marché du maïs génétiquement modifié de la société Novartis. Par une décision du 25 septembre 1998 reposant sur l'autorisation de mise sur le marché, le Conseil d'Etat a ordonné le sursis à exécution de la décision inscrivant au catalogue des plantes cultivées le maïs B.T. produit par la société Novartis. Ce sursis à exécution était fondé sur la combinaison de deux moyens, l'un relatif au déroulement régulier de la procédure d'autorisation, l'autre consistant en une invocation du principe de précaution. Les deux moyens étaient liés dans la décision du Conseil d'Etat. Ultérieurement, le Conseil d'Etat a renvoyé à la Cour de justice des Communautés, le soin de faire le partage entre ce qui relève de la compétence des instances communautaires, dans ces procédures d'autorisation de mise sur le marché et ce qui relève des instances nationales.

Les textes sur lesquels l'on se fonde - les lois de transposition française et la directive de 1992 relative à la dissémination des organismes génétiquement modifiés - font, en effet, apparaître un partage de compétence subtil et complexe entre ce qui relève de la compétence des instances communautaires et ce qui relève de la compétence des autorités nationales. Il y avait, dans ce dossier, une difficulté sérieuse d'interprétation de la directive et de la marge de man_uvre que celle-ci laisse aux autorités nationales.

C'est pourquoi, le Conseil d'Etat a renvoyé la question d'interprétation du droit communautaire à la Cour de justice des Communautés en décembre 1998. A ce jour, la Cour de justice n'a pas rendu son arrêt. L'avocat général, devant la Cour de justice, a rendu ses conclusions à la fin du mois de novembre 1999 et l'arrêt est attendu dans un avenir proche.

En dehors de cette affaire du maïs génétiquement modifié de la société Novartis, il n'y a, à ce jour, aucune autre décision véritablement significative du Conseil d'Etat touchant à des décisions permissives.

S'agissant maintenant des mesures restrictives ou des interdictions, on trouve là davantage d'exemples. On peut citer, en premier lieu, deux décisions, l'une du 21 avril 1997 - " Mme Barbier " - et l'autre du 24 février 1999 - " Société Pronat " - qui sont en rapport avec la maladie de la " vache folle ". Les deux décisions ont admis la légalité, compte tenu des précautions qui s'imposent en matière de santé publique, d'une part, d'une suspension de la mise sur le marché d'une spécialité contenant du collagène bovin, d'autre part, d'un décret qui avait interdit l'emploi de tissus d'origine bovine.

Dans les deux cas, le juge administratif s'en est tenu à un contrôle restreint, limité à la censure d'une erreur manifeste d'appréciation et il a validé les décisions administratives restrictives en mentionnant, sinon le principe de précaution, du moins l'idée de précaution.

Deux décisions plus récentes, rendues le 29 décembre 1999, peuvent être également mentionnées. La première s'appelle " Société Rustica Prograins et Société Bayer ". Cette décision est relative à un insecticide, le gaucho, fabriqué par la société Bayer et destiné notamment, par imprégnation, à rendre les plants de tournesol résistants à certaines agressions d'insectes. Les apiculteurs ont fait valoir que cet insecticide serait à l'origine de la mort de nombreuses abeilles. Après avoir, dans un premier temps, suspendu la mise sur le marché de l'insecticide dans trois départements en 1998, le ministre de l'Agriculture a suspendu, en janvier 1999, pour l'ensemble du territoire national, cet insecticide, pour ce qui concerne les plants de tournesol. Et, en décembre 1999, le Conseil d'Etat a admis la légalité de cette mesure restrictive et considéré qu'elle n'était pas entachée d'une erreur manifeste d'appréciation, là encore, compte tenu des précautions qui s'imposent en matière de protection de l'environnement.

La seconde décision en date du 29 décembre 1999, qui s'appelle " Syndicat national du commerce extérieur des produits congelés et surgelés ", concerne une décision administrative prise le 6 avril 1999 qui suspendait la mise sur le marché de poissons originaires du lac Victoria en Afrique, laquelle décision avait également ordonné la destruction des stocks. Cette mesure concernait une espèce de poissons, la perche du Nil, pêchée dans le lac Victoria. Trois cents tonnes de ce produit étaient en cours de commercialisation en France, lorsque la décision administrative a été prise, sachant que le lac Victoria était contaminé par des rejets de pesticides et que de nombreuses intoxications alimentaires, liées à la consommation de ces poissons, avaient été relevées en Afrique.

Le Conseil d'Etat a remarqué que la traçabilité des différents lots n'était pas garantie et il a jugé que la mesure générale de retrait et de destruction des stocks n'était pas excessive, eu égard aux mesures de précaution qui s'imposent en matière de santé publique. Ce sont les exemples les plus significatifs de décisions qui intègrent l'idée de précaution.

Quels enseignements peut-on tirer de ces différentes décisions ? Il est certainement trop tôt pour le faire. La jurisprudence, très clairement, cherche ses marques vis-à-vis du principe de précaution et elle n'est certainement pas stabilisée sur ce point. On peut noter, d'ailleurs, qu'aucune décision véritablement significative n'a été rendue par les formations de jugement les plus élevées du Conseil d'Etat. La décision déjà mentionnée du 25 septembre 1998, relative à la suspension de l'autorisation du maïs génétiquement modifié a certes été rendue par la section du contentieux, formation élevée au sein du Conseil d'Etat. Mais elle n'est qu'une décision de sursis à exécution, donc provisoire et non investie de l'autorité de la chose jugée.

Les autres décisions concernent autant d'affaires d'espèce et ont été rendues par les formations habituelles de jugement du Conseil d'Etat. Cela dit, deux grands enseignements peuvent, à ce stade, être tirés de l'application par le juge administratif de l'idée de précaution. Le premier conduit à penser que le principe de précaution conserve, à ce jour, un statut ambigu dans la jurisprudence administrative. Le Conseil d'Etat ne l'a pas véritablement consacré comme étant un principe juridique applicable par lui-même.

Cette réticence s'explique par deux raisons. La première est une raison proprement juridique, liée à la rédaction de l'article L 200.1 du code rural, dont le juge administratif fait application. La rédaction de cet article mentionne que le principe de précaution s'applique dans le cadre des lois qui en définissent la portée. Il y a donc, dans l'article même dont on est appelé à faire application, une mention qui laisse entendre que le principe de précaution, soit ne s'appliquerait pas directement, soit, en tout cas, ne s'appliquerait pas de façon autonome, indépendamment des législations spéciales plus précises qui viennent poser les règles de procédure ou des règles d'autorisation concernant tel ou tel produit.

La rédaction de l'article L 200.1 est une des raisons qui explique les réticences du Conseil d'Etat à considérer le principe comme étant applicable directement par lui-même. Quant à la seconde raison, elle réside dans les incertitudes qui demeurent quant à la portée concrète du principe et la traduction juridique que l'on peut lui donner. A cet égard, on peut noter qu'aucune décision du Conseil d'Etat n'est, pour l'instant, entrée trop avant dans une discussion précise sur les termes de l'article L 200.1 du code rural, de savoir s'il y a un dommage grave et irréversible à l'environnement ou si le coût des mesures est économiquement acceptable. Il y a une certaine distance vis-à-vis de la rédaction précise de l'article L 200.1.

S'agissant du deuxième élément du statut ambigu qu'aurait le principe dans la jurisprudence administrative, il ressort des décisions intervenues, que le principe de précaution ne fait pas, pour l'instant, l'objet d'une application autonome. Il est clair qu'il ne permet pas à l'administration, de justifier toute décision ou de s'affranchir des règles de procédure ou de fond qui gouvernent son intervention. On peut en trouver un exemple avec la décision relative au gaucho. Dans cette affaire, au contentieux, l'administration de l'Agriculture se défendait en invoquant le principe de précaution et en indiquant que sa décision était forcément légale, puisqu'elle était inspirée par ce principe. Dans la vision du ministre, la thèse était quasi absolue, indépendamment même des autres règles qui pouvaient encadrer l'intervention de l'administration de l'Agriculture.

Sur ce point, la position du Conseil d'Etat est très claire. L'administration n'a aucune possibilité de se prévaloir du principe de précaution, de s'affranchir des autres règles de procédure ou des règles de fond qui gouvernent ses interventions. Si la décision, retirant l'autorisation de mise sur le marché du gaucho pendant une période déterminée, a été jugée légale, ce n'est pas uniquement au nom du principe de précaution, mais parce que, d'abord et avant tout, des textes permettaient à l'administration de l'Agriculture de retirer, provisoirement ou définitivement, une autorisation délivrée, lorsqu'il y avait un doute quant à l'innocuité du produit. C'est bien, parce que des règles de procédure permettaient l'intervention d'une décision de retrait que cette décision pouvait être jugée légale.

Une autre illustration de ce que le principe de précaution ne peut sans doute recevoir de traduction ou d'application autonome déconnectée des autres règles de droit est la position du juge administratif. Actuellement, lorsqu'il se réfère à la précaution, il le fait toujours en liaison avec d'autres textes qui régissent les procédures administratives. Dans le cadre de la décision de sursis sur le maïs génétiquement modifié, le principe de précaution est relevé, mais en parallèle avec une règle de procédure qui peut-être n'aurait pas été respectée par l'autorité administrative. On retrouve donc bien là un lien entre la règle de procédure édictée par une législation spéciale précise et le principe de précaution.

L'autre exemple concerne les décisions sur le collagène bovin. Le Conseil d'Etat relève les précautions qui s'imposent en matière de santé publique et admet que la mesure de retrait, fondée sur des textes différents, n'est pas entachée d'erreur manifeste, au regard de l'exigence de précaution. Même s'il n'y a pas d'invocation autonome du principe de précaution, le lien est fait avec les règles de droit spéciales, plus précises, qui régissent telle ou telle action de l'administration.

Ces deux points témoignent ainsi d'une certaine distance de la jurisprudence administrative vis-à-vis du principe de précaution. Néanmoins, il faut constater que la jurisprudence fait une place certaine à l'idée de précaution, dans le contentieux de la légalité. Toutes les décisions évoquées et qui font référence aux précautions qui s'imposent en telle ou telle matière, sont des décisions contentieuses qui, en réalité, viennent conforter la légalité de décisions administratives qui, sans l'idée de précaution, serait probablement quelque peu fragile.

Dans l'exemple du gaucho, la décision administrative d'interdire, sur l'ensemble du territoire national, l'utilisation de cet insecticide, eu égard aux éléments scientifiques interrogatifs qui figuraient au dossier, en dehors de l'idée de précaution, aurait été illégale. En effet, elle imposait aux producteurs, des sujétions trop importantes par rapport aux éléments véritablement avérés et figurant au dossier. Cependant l'exigence de précaution venait conforter ici une mesure qui a peut-être été excessive par rapport à ce qui était strictement nécessaire, mais eu égard à l'idée de précaution, ce petit excès de l'administration a été jugé par le Conseil d'Etat comme n'étant pas entaché d'erreur manifeste d'appréciation.

L'autre série d'enseignements, résultant de la pratique du principe de précaution par les juridictions administratives, est que l'invocation du principe pose aux juges des difficultés concrètes ou de contrôle de la légalité des décisions administratives. Ces difficultés concrètes tiennent d'abord à l'appréciation des risques. Il est particulièrement délicat de déterminer, en amont, a priori et ex ante, si telle ou telle opération est susceptible de présenter des risques plausibles ou appréciables. Souvent les expertises font défaut et rares sont les cas dans lesquels les expertises sont unanimes. Apprécier la crédibilité des hypothèses de chacune de ces expertises est, pour le juge, une démarche très délicate et ce, d'autant que les appréciations reposent très souvent sur des débats d'une grande technicité scientifique. A cet égard, le juge ne se sent pas bien armé pour arbitrer de tels débats, dès lors qu'il ne peut souvent, concrètement, avoir recours à une expertise scientifique particulièrement assurée sur les questions en débat. Il est difficile d'avoir des éléments tangibles et suffisamment fiables pour fonder une appréciation, ces questions étant marquées d'une grande incertitude.

Ces difficultés d'appréciation des risques et de mesure du débat scientifique se traduisent, pour l'instant, par une très grande retenue de la part du juge administratif qui s'en tient, comme le fait la Cour de justice des Communautés européennes pour les décisions des instances communautaires, à un contrôle restreint, léger et limité aux erreurs manifestes qui auraient pu être commises par l'administration. C'est la démarche suivie par le Conseil d'Etat jusqu'à présent, chaque fois qu'il a dû prendre partie sur des appréciations scientifiques ou sur l'appréciation des risques. Il ne s'est écarté qu'une seule fois de ce contrôle restreint, limité à l'erreur manifeste d'appréciation, lors de l'affaire des perches du lac Victoria, dans laquelle il a exercé un contrôle de proportionnalité de l'adéquation de la décision administrative qui avait été prise.

On peut toutefois relever, dans cette affaire, qu'en réalité, il n'y avait pas de doute sur le danger des produits et sur le fait que les poissons contaminés étaient dangereux pour la santé. La seule incertitude portait sur la possibilité d'identifier les lots contaminés et d'établir leur traçabilité. Cela explique sans doute le contrôle de proportionnalité exercé par le Conseil d'Etat, qui, encore une fois, ne visait pas à arbitrer des débats scientifiques difficiles, mais à s'assurer que l'administration, une fois le danger identifié, avait pris des mesures n'excédant pas celles nécessaires à la protection de la santé publique.

Ce sont les quelques éléments que j'étais en mesure de vous livrer sur les prises de position du juge administratif, au regard du principe de précaution. La jurisprudence n'en est qu'à ses débuts et elle tâtonne très largement. Le juge, comme toutes les autorités publiques confrontées à cette question, veut se garder d'un double risque : manquer à l'exigence de précaution et paralyser, sans raison véritablement étayée, le progrès des activités humaines.

M. le Président : Je vous remercie pour vos interventions.

M. le Rapporteur : Madame, messieurs, je vous remercie pour l'ensemble des précisions que vous avez apportées. Cette commission d'enquête a très souvent entendu évoquer le principe de précaution.

Il est important pour nous de recueillir les meilleures informations sur ce thème. D'ailleurs, le Gouvernement a cru bon de vous charger, Mme Viney, avec M. Kourilsky, d'une mission pour cerner le principe de précaution.

Sauf erreur de ma part, ce principe apparaît au sommet de Rio, en 1992. Du fait du caractère international de ce sommet, d'autres pays se sont-ils depuis " emparés " du principe de précaution et ont-ils légiféré en la matière ? J'ai retenu une des phrases de Mme Viney indiquant que le principe de précaution était un luxe que seuls pouvaient se permettre certains pays.

Dans l'application de ce principe, vous êtes, Mme Viney, restée prudente, en proposant que l'application du principe de précaution se fasse avec une grande mesure. Trancher entre peu de précaution et trop de précaution peut être dévolu à des experts. M. Sargos a fait allusion aux vaccinations et aux contestations dont elles font l'objet. Vis-à-vis de tout problème scientifique posé, les experts sont amenés à formuler des opinions scientifiques. Qui doit définir, en définitive, si l'on prend suffisamment ou trop de précautions par rapport à un problème posé ?

En outre, faudrait-il actuellement légiférer, pour définir, de manière encore plus rigoureuse, le contenu du principe ? Dans cette hypothèse, ne sommes-nous pas déjà en France en retard d'une bataille, puisque le principe de précaution, qui devrait avoir un caractère universel, fait l'objet de réflexions au plan européen ?

De notre déplacement à la Commission européenne, je retiens qu'il est absolument indispensable, qu'au plan national, nous fassions avancer la réflexion et que nous soyons des contributeurs et des participants actifs à la mise en place d'un principe de précaution au plan européen. C'est bien l'objet du travail que vous avez accompli et, modestement, le nôtre au sein de notre commission d'enquête.

Devons-nous, au niveau de l'Assemblée nationale, faire l'effort de légiférer en la matière, pour avancer dans ce domaine compliqué ?

Ma dernière remarque porte sur les conséquences judiciaires et la situation d'incertitude par rapport au risque. Au vu des affaires passées - le sang contaminé - et présentes - le prion avec la " vache folle " -, les décisions sont prises en fonction des connaissances scientifiques du moment présent. Par conséquent, les jugements ou les appréciations sont souvent portés cinq ou dix ans plus tard, avec des connaissances qui ont fortement évolué.

Spécialistes de ces problèmes judiciaires, comment estimez-vous pouvoir rendre compatibles ces évolutions très rapides de la connaissance scientifique avec des situations que nous avons à apprécier à un moment très précis, selon des connaissances relativement restreintes ?

M. Jean-François MATTEI : Je voudrais, Madame, Messieurs, après vous avoir remercié pour la qualité de vos propos, vous faire part d'une réflexion générale. Ne pensez-vous pas que le débat actuel sur le principe de précaution est en fait la traduction d'un désarroi de notre société devant des situations nouvelles ? Je pose cette question, parce qu'il me semble qu'il existe une très grande confusion dans les termes que l'on retrouve dans vos propos.

Confusion des concepts car, malgré vos précautions, vous avez, à différentes reprises, fait le va et vient entre prévention et précaution, pouvant même susciter ainsi, malgré vos efforts, la confusion. En principe, la précaution s'adresse à des situations de risques dont la cause n'est pas connue et la prévention à des situations pour lesquelles les risques sont avérés. La différence entre ces termes n'apparaît pas toujours dans les discussions.

Confusion des rôles, bien apparue au travers de vos propos, entre les politiques, d'une part, les experts, de l'autre, sans oublier les spécialistes du droit qui sont là pour entériner et faire progresser les règles organisant notre société. Très souvent, les politiques s'appuient sur les scientifiques, alors même que les responsabilités ne sont pas clairement définies corrélativement.

Il est difficile, pour les politiques qui sont responsables, de prendre une décision s'appuyant sur des avis d'experts, lesquels n'ont pas de responsabilité de ce fait.

Cela m'amène à une seconde considération. Aujourd'hui, toute la discussion sur le principe de précaution concerne la définition de procédures de décisions politiques. Comment, aujourd'hui, prendre des décisions politiques, étant entendu que la prise de risques est cosubstantielle à la responsabilité politique, car s'il n'y avait pas de risque, il n'y aurait pas de décision à prendre. Face à cette difficulté, nous cherchons à définir plus une procédure de décision politique qu'un concept philosophique.

Enfin, tous les exemples cités tournent autour de préoccupations liées à la santé. Ce domaine semble, aujourd'hui, envahir le champ de l'action politique, que ce soit le champ de l'agriculture, de l'alimentation et de la consommation ou le champ environnemental. Par conséquent, estimez-vous que les procédures actuelles de décisions politiques donnent suffisamment de place à l'expertise sanitaire et que l'équilibre actuel ne doit pas être profondément bouleversé, au regard de ces situations nouvelles ?

M. Pierre LELLOUCHE : Je partage l'avis du professeur Mattei sur l'aspect très confus de ce principe que les uns et les autres agitent comme une espèce de mantra devant nous protéger contre des risques difficilement calculables. Je suis très perplexe devant l'exploitation politique de ce terme mal défini et les risques de judiciarisation excessive, dans des conditions où le juge lui-même a énormément de difficultés à faire la vérité sur une science elle-même évolutive. Bref, nous sommes dans un domaine très complexe et sensible, puisque touchant à la sécurité physique des citoyens des nations développées.

Mes questions seront pratiques, à la limite du droit et de la politique. La première sera la suivante : à vos yeux, le principe de précaution doit-il s'appliquer à l'évaluation du risque ou à la gestion du risque, voire aux deux ? Autrement dit, dans l'analyse de l'état de la science, à un moment donné, ceux qui prennent la décision doivent-ils faire usage de ce principe et comment ? S'agit-il, au contraire, d'imposer ce principe uniquement à ceux qui prennent la décision, décideurs administratifs ou politiques ? Ou encore de l'étendre à ces deux éléments et comment ?

Cela me semble un point capital. J'ai cru comprendre hier, lors de nos discussions à la Commission de Bruxelles, que celle-ci ne retiendrait que le deuxième aspect.

Je serais plutôt tenté de penser que la précaution devrait s'appliquer aux deux, étant donné qu'il n'existe pas de vérité scientifique absolue. J'aimerais connaître votre sentiment sur ce point.

La deuxième question qui me pose problème et que je trouve fort peu traitée dans le rapport remis au Premier ministre, est " qui décide quoi ? " entre les autorités nationales et les autorités européennes. En effet, aux pages 132 et 133 de votre rapport qui portent sur l'attitude des organisations internationales, vous mentionnez l'O.M.C., mais pas l'Europe. Je partage tout à fait vos propos sur l'O.M.C., à savoir :

Le dispositif devrait permettre une conception raisonnable du principe de précaution. Il devrait reconnaître à chaque membre la faculté de définir librement le niveau de sécurité qui lui convient, même si ce niveau dépasse celui qui résulte de l'application des standards internationaux. (...) Chaque membre devrait être autorisé à suspendre l'importation d'un produit en cas d'apparition d'un risque ou d'une hypothèse sérieuse de risque qui n'était pas connu au moment de la décision initiale (...). ".

Vous comprendrez que je cite sciemment ce point. J'ai soulevé cette question, à plusieurs reprises, y compris devant le commissaire chargé de la santé, en lui demandant pourquoi la Commission de Bruxelles poursuit la France, alors même qu'elle avait soulevé le principe de précaution sur la base d'évaluations scientifiques de nos experts. Le commissaire m'a rétorqué avec vigueur, que la France n'avait jamais soulevé le principe de précaution, que les experts européens sont unanimes et enfin, que c'est la Commission qui prend la décision et que la France est en contradiction avec elle.

Autrement dit, toute cette discussion, quoique fort intéressante sur la jurisprudence de la Cour de Cassation, sur nos textes de droit du XVIIe siècle ou sur les décisions du Conseil d'Etat de 1999, est totalement hors propos au regard du discours de Bruxelles. Les autorités bruxelloises revendiquent l'exclusivité de l'expertise. D'ailleurs, une autorité d'expertise, dont la mise en place devrait être annoncée aujourd'hui même, organisera en réseau la science européenne et aura le monopole du savoir.

Par ailleurs, les autorisations de mise sur le marché et les autorisations de faire ou de ne pas faire sont, en réalité - nous dit-on à la Commission - prises par celle-ci et non par les Etats, quel que soit le principe de subsidiarité, les Parlements nationaux étant totalement court-circuités.

Je suis revenu de ce voyage très choqué, par ce que j'ai entendu car cela est complètement contraire à l'idée que je me fais de la construction européenne, du principe de subsidiarité et de la responsabilité des Etats. J'aimerais que vous approfondissiez, dans vos analyses juridiques, les compétences respectives qui doivent être celles des autorités nationales et européennes.

Supposons une version française du principe de précaution, différente de celle de la Commission européenne, que nous proposerions dans notre rapport et qui soit votée ensuite par l'Assemblée nationale. Dès lors que cette version serait différente de l'interprétation qu'en font la Commission européenne et la Cour de justice européenne, notre travail n'aurait rigoureusement aucune valeur.

Nous sommes là au c_ur d'un vrai sujet politique et juridique. Je serai très intéressé de connaître l'impression du professeur que vous êtes, Madame, mais aussi des représentants des juridictions.

M. le Président : Je vous laisse le soin, Mme Viney, de traiter, la première, les questions soulevées par la commission.

Mme Geneviève VINEY : J'ai une lourde tâche, parce que toutes les questions posées sont très importantes et intéressantes et appelleraient quantité de développements.

S'agissant de l'intérêt des autres Etats vis-à-vis du principe de précaution, on peut affirmer, qu'en Europe, le principe de précaution a un grand impact. En Angleterre, notamment, s'est déroulé un procès très important à propos de l'installation de lignes à haute tension, certaines personnes ayant craint que ces lignes ne provoquent des leucémies. Les juridictions anglaises ont, d'ailleurs, en l'espèce évoqué l'application du principe de précaution, en signalant justement qu'il ne s'agit que d'un principe qui doit inspirer l'action politique, mais non pas d'un principe d'application directe.

A l'extérieur de l'Europe, le principe de précaution a généralement un impact moindre, même si le degré d'intérêt diffère d'un pays à l'autre. Le Canada, par exemple, porte beaucoup plus de considération au principe de précaution que les Etats-Unis où, toutefois, des associations de consommateurs commencent à lancer des actions sur ce thème. Tout cela évolue très vite. Le constat actuel est qu'il s'agit là d'une sorte de slogan mis en avant par différents acteurs sociaux et qui a une résonance de plus en plus grande dans l'opinion publique.

Monsieur le Rapporteur et Monsieur le Professeur Mattei ont posé la question de savoir, qui dans l'application de ce principe, prend la décision. Est-ce l'expert, le juge, l'homme politique ?

La décision politique ne doit pas être remise en cause. C'est le politique qui décidera, mais avec l'aide de l'expert. C'est pourquoi, il est primordial, si le principe de précaution prend de plus en plus d'importance, que l'expertise soit de plus en plus fiable, documentée et contradictoire. Elle doit faire face à toutes les opinions, être mise à la disposition du public, afin que celui-ci puisse juger entre les experts. Cela donne beaucoup d'importance au rôle de l'expert, sans pour autant que l'homme politique, que le décideur, soit privé de son pouvoir de décision. C'est ce qui fait la grande difficulté de la mise en _uvre de ce principe.

Faut-il légiférer pour définir le principe de précaution ? J'avais très nettement pris position, dans le rapport, pour une définition assez stricte. Au cours des auditions que nous avons eues, nous avons senti un grand désarroi des décideurs, tant publics que privés. Ils nous disaient que le principe de précaution était une belle idée, mais ils voulaient savoir à quoi cela les engageait. Dire que le juge prendra la décision dans chaque cas ne les satisfait pas, car celui-ci n'est pas un technicien et il est lui-même confronté à de grandes difficultés d'appréciation.

Par ailleurs, le juge aura à décider, après coup. Là se pose le problème extrêmement délicat de l'état des connaissances scientifiques. C'est une chose que nous avons observée dans toutes les affaires qui se sont déroulées.

C'est pourquoi légiférer, pour préciser la portée du principe de précaution, aurait l'avantage de donner des balises aux juges et aux décideurs politiques. Ce serait une manière, tant pour ceux qui décident que pour ceux qui ont à juger la décision, de savoir si l'on se situe dans le spectre qui correspond au principe de précaution. Même si une définition en soi ne peut résoudre ces problèmes, cela peut permettre de rassurer et de mettre des frontières qui seront utiles. Cela contribuera à la judiciarisation de ce principe, à faire qu'il soit plus ferme, avec un contenu plus précis, que ce ne soit plus la poignée de sable qui nous glisse entre les doigts.

S'agissant des conséquences judiciaires et de cette question d'appréciation des connaissances scientifiques, c'est là encore une question d'expertise. Nous concluons d'ailleurs, dans notre rapport, que l'expertise a un double rôle :

M. Elle est à la base de la décision prise. Cette expertise pré-décisionnelle permet de faire ressortir l'état des connaissances scientifiques à un moment précis.

M. L'expertise que le juge aura lui-même souvent ordonnée devra être confrontée à celle qui a été à l'origine de la décision.

Il est donc très important de renforcer et d'organiser le rôle de l'expertise, à ce double moment de la prise de décision et du jugement éventuel.

Monsieur le Professeur Mattei a fait état du grand désarroi de l'opinion devant des affaires très graves qui explique le succès du principe de précaution. Il est tout à fait évident que ce principe répond essentiellement à un état d'inquiétude et de désarroi. C'est cela qui en a fait le succès en France à la suite de l'affaire du sang contaminé.

Vous dites qu'il y a confusion entre les concepts de prévention et de précaution. Théoriquement, il y a effectivement une distinction entre prévention et précaution. La précaution concerne le risque qui n'est pas encore totalement établi, tandis que la prévention concerne le risque établi. Cependant, il convient d'observer que la loi Barnier lie entièrement le principe de précaution et d'action préventive. Si, sur le plan conceptuel, il y a une véritable distinction, sur le plan des mesures pratiques à prendre, cela reste très proche. La précaution et la prévention mettent en _uvre des techniques tout à fait voisines. Pourtant, la notion de révisabilité ou de réversibilité est cosubstantielle à la précaution alors qu'elle ne concerne pas la prévention.

Quant au reste, on peut dire que les mesures à prendre sont commandées par les mêmes impératifs, qu'il s'agisse de prévention ou de précaution. Il ne me semble pas nécessaire de faire trop de différence entre ces deux aspects que l'on aurait avantage à lier.

Je suis tout à fait d'accord, lorsque vous dites que la décision politique est au centre du problème. Le principe de précaution doit entourer la décision politique. Par ailleurs, quand vous dites que le principe de précaution est surtout invoqué dans le domaine de la santé, c'est tout à fait juste. Aujourd'hui, on le pense en termes de santé, beaucoup plus qu'en termes d'environnement. Il n'en demeure pas moins que, pour le moment, ce principe est affirmé en droit de l'environnement, mais pas encore en tant que règle de droit dans le domaine de la santé, même si cela est provisoire.

Il est vrai que les problèmes de santé ont pris une place importante ; l'expertise est devenue une fonction essentielle qui doit néanmoins être laissée à sa place, car ce n'est pas à l'expert de prendre la décision. Il est toutefois évident que le juge et le décideur politique ont à se référer à des expertises.

Monsieur Lellouche, vous avez abordé plusieurs problèmes très importants. Vous dites que ce principe est confus, imprécis, qu'il est la source d'une exploitation politique aussi bien que de grandes difficultés pour le juge. Il est évident que tout le monde s'empare de ce principe, du fait de son imprécision et du flou artistique qui l'entoure. On peut lui faire dire tout et n'importe quoi. C'est pourquoi j'insiste sur le fait que le Parlement doit poser des balises qui seront nécessairement un peu imprécises, mais qui orienteront tout de même l'utilisation de ce principe.

Ce principe s'applique-t-il à l'évaluation des risques ou à leur gestion, voire aux deux ? Il me semble difficile de dissocier les phases d'évaluation et de gestion. Théoriquement, cela est possible, mais en réalité, l'un des objectifs du principe de précaution est de rechercher la connaissance, en situation d'incertitude. L'obligation de développer l'expertise et la recherche, est une question d'évaluation, car c'est la recherche qui permettra d'évaluer. Je suis tentée de situer l'évaluation dans le cadre du principe de précaution et de faire de l'obligation de recherche un pilier essentiel de ce principe. Quand on a un doute sur un produit quelconque, il convient de l'élucider. C'est pourquoi l'évaluation est concernée, me semble-t-il, autant que la gestion.

La dernière question est plus délicate, on ne peut la résoudre : qui décide entre la France et l'Europe en matière de précaution ? J'ai souvent été frappée par le fait que, lorsque l'on cherche à faire évoluer la législation française, on nous oppose le fait que l'Europe s'en est déjà saisie ou va s'en saisir incessamment. Le bon réflexe serait plutôt le suivant : lorsque les autorités nationales pensent qu'un problème est important, elles doivent le traiter, pour ensuite avoir une voix forte au moment des discussions avec l'Europe. Si la France a une conception rigoureuse et logique du principe de précaution, elle sera en bien meilleure position pour la faire accepter par les autorités européennes.

M. Pierre LELLOUCHE : Je voudrais reformuler ma question sur le plan juridique. Le principe de libre circulation et du marché intérieur prévu à l'article 95 du Traité, impose-t-il la compétence exclusive de la Commission et des experts européens ou bien, au titre du principe de subsidiarité, nous, République Française, avons-nous le droit de définir précisément le principe de précaution et de le gérer ? C'est la question juridique que je voudrais vous poser et à laquelle, hier, j'ai entendu une réponse qui m'a " fait froid dans le dos ". Je ne fais justement pas partie de ceux qui se défaussent sur l'Europe pour traiter des questions hautement nationales et qui touchent à la sécurité des Français.

Mme Geneviève VINEY : Vous me posez une question quelque peu embarrassante, parce que je ne connais pas, de façon précise, le contenu de l'article 95. C'est une question de partage des compétences entre l'Europe et les autorités nationales. Je serais tentée de penser que, si l'article 95 doit être interprété comme dépossédant les autorités nationales de leurs compétences en matière de précaution, il conviendrait de réformer l'article 95 et de prévoir une clause de sauvegarde pour les problèmes mettant en cause la santé et la sécurité des populations.

C'est un point sur lequel, si le traité ne l'a pas fait ou si les textes actuels ne le permettent pas, il faudrait réformer les textes. Ce qui est proposé pour les membres, dans le cadre de l'O.M.C., doit être admis dans le cadre européen, pour les Etats souverains.

M. Pierre SARGOS : Je réagirai assez brièvement, car Mme Viney a répondu à l'ensemble des questions.

Sur la question de savoir s'il faut une définition plus rigoureuse du principe de précaution, j'ai déjà exprimé une opinion assez négative à ce sujet. Par essence, cette notion de principe de précaution, tant dans sa dimension classique de normes générales de comportement que, dans sa dimension prospective destinée à prévenir un risque incertain, est rebelle à toute définition rigoureuse.

Il me semble, qu'actuellement, on a peur de ce qui faisait la force et l'art du code civil, c'est-à-dire des formules brèves, qui permettent de tout couvrir. Oserait-on aujourd'hui écrire : " Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. " C'est bref, mais on y retrouve toutes les notions nécessaires à la mise en _uvre de la responsabilité délictuelle.

Compte tenu des diverses situations auxquelles le principe de précaution peut s'appliquer, n'y a-t-il pas une irréductibilité intrinsèque à vouloir prétendre le réduire à une définition, comme cela a été trop souvent le cas dans nombre de domaines, notamment en droit de la consommation ? J'ai quand même un doute sérieux sur ce point.

Je voudrais citer une définition parue dans un supplément du journal Le Monde, à la fin du mois de novembre, intitulé " 21 questions au XXIe siècle ". Ce supplément abordait des thèmes, entre autres le climat, la théologie et le risque biologique en matière de santé. L'auteur d'une de ces participations citait le professeur Jean Rostand : " Il faut protéger l'inconnu pour des raisons inconnues. "

C'est une boutade, mais comment définir l'inconnu, l'incertain ? Peut-être l'essence de la définition est-elle en fait contenue dans la loi Barnier, à l'article 200.1 du code rural : " Le principe de précaution, compte tenu de l'absence de certitudes, a pour finalité de prévenir un risque de dommages. ". Nous sommes dans une notion peu précise de comportement qui devrait reposer sur un bon sens général, peut-être difficile à partager, mais qui existe. Il me semble difficile d'aller plus loin.

Je voudrais répondre aux propos tenus par le Professeur Mattei. Je connais les controverses qui existent sur la distinction qu'il faudrait faire entre le principe de précaution et la notion de prévention. J'avoue que ceci me laisse totalement perplexe. C'est une opinion personnelle, mais il me semble que précaution et prévention sont intimement liées. C'est l'envers et le revers de la même médaille.

Quand la loi Barnier énonce que le principe de précaution a pour finalité de prévenir un risque, c'est bien parce que les deux notions sont liées. Vouloir faire des distinctions sur ce point me paraît très discutable. Toutefois, j'émettrai une réserve, car je n'ai pas eu le privilège de lire le rapport, puisqu'il n'est pas encore public. Peut-être contient-il de très bons arguments pour aller dans le sens d'une définition. Cependant, au regard de l'intervention judiciaire, dans son aspect curatif, il ne me paraît pas nécessaire d'introduire des tentatives de définition plus rigoureuses et plus vastes, qui seront d'ailleurs aussi incertaines, que la notion de principe de précaution telle qu'elle ressort de l'article 200.1 du code rural.

S'agissant de l'aspect public et notamment, du droit communautaire, le juge judiciaire n'a pas à apprécier la portée des décisions politiques, ou la façon dont les politiques appliquent, dans leurs décisions, le principe de précaution. La règle de la séparation des pouvoirs implique, nécessairement et rigoureusement, qu'il n'appartient pas au juge judiciaire de connaître ce domaine. C'est le Conseil d'Etat, juridiction administrative, qui est le juge de cet aspect de la légalité. Nous ne pouvons connaître que les aspects, de réparation et de prévention dans la dimension évoquée.

S'agissant du droit communautaire, la question ne s'est pas posée. Le principe - c'est un truisme - est que, bien évidemment, les règles du droit communautaire prévalent sur le droit interne. Traditionnellement, la Cour de Cassation, lorsqu'une directive a été prise et même si elle n'est encore pas transposée, interprète le droit interne au regard de la norme communautaire.

Cela étant, si un conflit survenait entre la norme interne et la norme communautaire, on devrait raisonnablement maintenir une appréciation rigoureuse, dès lors qu'il ne serait pas manifestement établi que la finalité de santé publique, sur laquelle serait fondée une norme interne plus rigoureuse, a pour objet d'écarter, de façon abusive et anormale, une règle communautaire en portant atteinte notamment au principe de libre-circulation.

Quant à l'évaluation du principe de précaution, du risque ou de sa gestion, je serai tenté de rejoindre l'avis de Mme Viney. Peut-on vraiment faire une séparation radicale ? Il y a certes l'aspect technique du principe. J'ai, sous les yeux, un article, récemment paru dans un numéro du Dalloz, intitulé " Le principe de précaution : nouveau principe fondamental régissant les rapports entre le droit et la science. ". L'évaluation se fait en regard d'un aspect technique et scientifique, puis la gestion est politique, mais les deux interventions doivent irriguer tant l'évaluation du risque que sa gestion, me semble-t-il.

Je voudrais rappeler que, dans le droit de la responsabilité médicale, l'une des normes de base de l'appréciation des responsabilités est de savoir si le médecin a soigné ou non conformément aux données acquises de la science. S'agissant de ces dernières, nous sommes passés de certitudes ou de non-remises en cause, dans les années 70 et 80, à une discussion, de plus en plus vive, de ce qu'est une donnée acquise de la science.

Chacun émettant des opinions différentes, il est difficile au juge de trancher. Il le fait sur la base des rapports d'experts, mais c'est l'office même du juge, qu'il soit administratif ou judiciaire, d'être obligé de finalement trancher entre des opinions différentes avec tous les risques et insuffisances que cela peut comporter. Quelle autre solution envisager ?

M. Jacques-Henri STAHL : Je m'en tiendrai à quelques très brèves observations. Celui qui décide est celui qui détient l'autorité politique, éclairée plus ou moins parfaitement par le ou les experts qui ont pu être valablement consultés sur le sujet. On peut constater que l'autorité politique se démarque, dans un certain nombre de cas, des avis rendus par les experts.

Je reprends l'exemple du gaucho. L'autorité politique a pris une mesure différente, en l'occurrence plus sévère, de celle préconisée par les instances consultatives.

Sur cette question de savoir qui décide, se greffe la question soulevée par M. Lellouche, qui est de déterminer quelle autorité politique nationale ou communautaire a ce pouvoir. Il convient de souligner que l'imbrication des procédures et des responsabilités, entre l'échelon national et l'échelon communautaire, est une des plus grandes difficultés juridiques que l'on va rencontrer dans la décennie qui vient. Nous l'avons constaté à propos des prises de position divergentes sur l'embargo imposé aux produits britanniques.

C'est exactement le cas de figure auquel le Conseil d'Etat a dû faire face dans l'affaire du maïs génétiquement modifié, non pas en vertu du principe de libre-circulation, mais des directives communautaires. Celles-ci régissent les autorisations de mise sur le marché d'un certain nombre de produits, autorisations ayant une vocation communautaire. Il existe une imbrication souvent très complexe et très peu lisible entre ce qui relève de la responsabilité de l'Etat membre et ce qui relève de la responsabilité de l'instance communautaire.

Les systèmes diffèrent d'ailleurs d'une directive à l'autre, mais schématiquement, le système retenu le plus couramment est le suivant. Se tiennent, à l'échelon national, les prémices de l'instruction des dossiers avec, parfois, la possibilité de bloquer un dossier. Ensuite, la décision elle-même appartient le plus souvent, en vertu des directives, à l'instance communautaire laquelle sera la seule à même de prendre une décision positive d'autorisation valant pour l'ensemble des pays de la Communauté.

Raffinement supplémentaire, parfois le dossier revient devant l'autorité nationale, à charge pour elle d'entériner la décision prise à l'échelon communautaire. C'est précisément le cas de figure qui a été posé dans l'affaire du maïs génétiquement modifié.

De ces imbrications de décisions, il ressort une difficulté de lire les procédures et les systèmes et d'identifier les responsabilités. Le juge national, qui juge de la légalité de sa décision nationale, a toujours un doute sur la validité des expertises qui ont pu être faites ailleurs et dans une instance communautaire.

Je ne suis pas exagérément optimiste quant aux positions que la Cour de justice des Communautés pourrait être appelée à prendre si elle devait trancher entre la version communautaire des choses et la version nationale.

Faut-il légiférer ? Sur cette question, je resterai assez prudent ; je rejoins l'avis formulé par M. Sargos. Il ne me semble pas que l'on gagnerait beaucoup à préciser, par une disposition législative générale, le contenu du principe de précaution. C'est une notion générale de comportement qui, d'une certaine façon, dans sa généralité, se suffit à elle-même et il est difficile de concevoir comment préciser les choses. A cet égard, la rédaction de la loi Barnier est déjà précise et donne des pistes.

Je crois davantage à l'intervention du législateur, domaine par domaine, procédure par procédure, chaque fois qu'il s'agit de régir telle procédure d'autorisation pour un produit donné. Le législateur fixe le cadre de ces procédures, en intégrant l'idée de précaution y compris dans des descriptions très précises et contraignantes pour l'administration, en imposant à celle-ci le recours à l'expertise, la modulation des décisions, la possibilité de revenir sur des décisions accordées, le fait de prendre des décisions provisoires, révisables en fonction de l'évolution de la science.

Cela encadrera le pouvoir et l'action de l'administration, et facilitera véritablement le travail du juge qui aura tendance à vérifier que, très précisément, l'administration a bien respecté toutes les obligations de procédure, de consultation, de recours à l'expertise que le législateur lui a imparti. Il me semble que l'intervention du législateur est davantage une piste à suivre, plutôt que la rénovation ou le toilettage un peu général de l'article sur le principe de précaution.

Enfin, au regard de l'expérience juridictionnelle acquise ces dernières années sur le principe de précaution, la plus grande difficulté se situe au niveau de l'appréhension de l'expertise scientifique. Sur ce point, je rejoins totalement les conclusions du rapport de M. Kourilsky et de Mme Viney. Le principe de précaution doit apporter des modifications importantes.

Tant pour le juge que pour l'autorité politique en amont qui, elle, prend la décision, la difficulté réside dans la prise d'une décision dans l'incertitude, par définition. Le fait même de parler de principe montre que l'on est dans l'incertitude. On soupçonne peut-être quelque chose, mais sans aucune certitude à l'appui. Il est très difficile de se déterminer dans cet état d'incertitude.

Très souvent, les expertises fournies sont insuffisantes pour se prononcer valablement, en connaissance de cause. La démarche souhaitable, à cet égard, consiste à renforcer l'expertise, à la rendre plus crédible, sérieuse, indépendante, et à permettre aux autorités publiques d'adapter leur comportement et leurs décisions.

Il ne faut pas être dans des systèmes de tout ou rien, mais dans des systèmes révisables. Peut-être faut-il accorder une autorisation, à titre provisoire, en menant des études complémentaires en parallèle et, au vu de leurs résultats, réviser la décision ou, au contraire, la confirmer. Il faut être dans une démarche politique, active, dynamique consistant à rechercher le plus d'expertises possibles, à faire diligenter les expertises au fur et à mesure et à en tirer ensuite, progressivement, les conséquences en adaptant les termes de la procédure administrative.

M. le Président : Au travers de toutes les auditions que nous avons tenues et toutes les investigations que nous avons faites, il semble qu'aujourd'hui on tombe relativement d'accord sur le fait qu'il faille bien distinguer évaluation et gestion du risque.

Par rapport au principe de précaution qui concerne principalement la gestion du risque, j'avais apprécié la formule que vous avez introduite dans le préambule de votre rapport, à savoir que, dans le doute, il ne faut pas s'abstenir, mais prendre un certain nombre de mesures qui permettent de prévenir. Vous dites que prévention et précaution sont deux facettes de la prudence. La formule permet aux non-scientifiques de bien appréhender toutes ces nuances.

Il était intéressant d'avoir votre opinion sur le fait de savoir si le concept de principe de précaution devait également inspirer l'évaluation des risques. Votre réponse a été équilibrée et, personnellement, je la trouve tout à fait intéressante, parce qu'il est toujours nécessaire de pousser plus avant la recherche.

Nous avons senti hier, à Bruxelles, que cette question n'est pas neutre. Il y aura débat, tant au plan national qu'européen, sur le principe de précaution, puisque la Commission européenne devrait rendre public son " Livre blanc ", et dans une quinzaine de jours, déposer un document sur la manière dont elle interprète le principe de précaution.

Il serait intéressant que vous puissiez nous dire comment nous allons nous inscrire dans ce débat. Nous avons senti hier que la Commission considère que le principe de précaution concerne la gestion et non l'évaluation du risque. Dans le débat concret que nous avons sur la levée de l'embargo, nombre de questions sont en jeu. Nous sommes une commission d'enquête, ce n'est donc pas à nous de trancher, mais nous avons essayé de repérer la manière dont les choses étaient abordées ici et là.

M. le Rapporteur : Au niveau du Tribunal des Conflits, avez-vous, sur le principe de précaution, senti une divergence d'appréciation très forte entre le Conseil d'Etat et la Cour de Cassation ?

M. Pierre SARGOS : Je ne siège plus au Tribunal des Conflits depuis 1997, mais dans mon souvenir, aucune affaire n'est venue devant le Tribunal posant, d'une façon quelconque, ce concept, quelle que soit la façon dont on envisage la notion de principe de précaution. J'imagine mal, d'ailleurs, qu'il y ait une réelle divergence d'appréciation.

En effet, au niveau de la légalité, il ne fait pas l'ombre d'un doute que c'est un contentieux rigoureusement administratif. Au niveau de l'appréciation des responsabilités, après dommages réalisés, il peut éventuellement y avoir des divergences, sur le fond. Lorsque les deux ordres ont le même type de responsabilité à apprécier, il peut se produire des divergences. Fort heureusement, le plus souvent, il y a de très grands rapprochements. Sur le plan des compétences, je ne pense pas en tout cas qu'il puisse y avoir des divergences d'appréciation.

M. Jacques-Henri STAHL : Comme M. Sargos, je pense qu'il n'y a pas de difficultés en termes de compétences entre les deux ordres de juridiction. Si les positions ou les approches peuvent être quelque peu différentes entre le Conseil d'Etat et la Cour de Cassation sur ces questions de précaution, c'est en raison de la nature très différente des contentieux respectifs.

La juridiction administrative a déjà pris position sur ces questions, du simple fait qu'elle juge de la légalité des décisions administratives, qui vient très vite après les décisions. En revanche, dans le contentieux de la responsabilité, la Cour de Cassation - pas plus que le Conseil d'Etat - n'a pris de position, tout simplement parce qu'il faut attendre longtemps avant que les questions se posent et qu'elles soient tranchées par les juridictions suprêmes. Je ne crois pas qu'il y ait de divergences d'approche entre les deux ordres de juridiction sur ces questions.

M. le Président : Nous vous remercions de votre contribution et de votre apport au travail effectué par la commission d'enquête. Vos exposés ainsi que vos réponses seront à verser au dossier de la commission d'enquête et seront d'un grand intérêt.

DEUXIEME CYCLE

LE TEMOIGNAGE DES RESPONSABLES INSTITUTIONNELS

SOMMAIRE DU DEUXIEME CYCLE DES AUDITIONS

Pages

I. L'évolution des technologies : audition de Mme Marion GUILLOU, Directrice générale de l'alimentation au ministère de l'Agriculture et de la pêche, et de M. Paul VIALLE, Directeur général de l'Institut national de la recherche agronomique (I.N.R.A.) (27 octobre 1999)........................................................................................... 115

II. Les incidences de l'évolution des technologies sur les méthodes et les capacités de production : audition de M. Rémi TOUSSAIN, Directeur de la Direction des politiques économiques et des échanges, et de M. Christian DUBREUIL, Directeur de la Direction des exploitations, de la politique sociale et de l'emploi au ministère de l'Agriculture et de la pêche (27 octobre 1999) ........................................................................... 141

III. Les incidences de l'évolution des technologies sur l'environnement :

- audition de M. Philippe VESSERON, Directeur de la prévention, des pollutions et des risques au ministère de l'Aménagement du territoire et de l'environnement (10 novembre 1999)................................................................ 163

- audition de M. Pierre ROUSSEL, Directeur de l'eau au même ministère (10 novembre 1999) ................................................................................... 173

- audition de Mme Marie-Odile GUTH, Directrice de la nature et des paysages au même ministère (10 novembre 1999)................................................. 188

M. L'évolution des habitudes alimentaires :

- audition de M. Robert ROCHEFORT, Directeur du Centre de Recherche pour l'Etude et l'Observation des Conditions de vie (C.R.E.D.O.C.) et de M. Jean-Luc VOLATIER, Directeur du département prospective de la consommation
(2 novembre 1999)..................................................................................... 198

- audition de M. Michel GLAUDE, Directeur des statistiques démographiques et sociales à l'I.N.S.E.E. et de M. Daniel VERGER, Chef de l'unité des méthodes statistiques (2 novembre 1999).......................................................... 216

- audition de M. Claude FISCHLER, Directeur de la recherche au C.N.R.S. (2 novembre 1999)..................................................................................... 228

V. Les Directions générales de l'administration centrale compétentes dans le domaine de la sécurité alimentaire :

M. La Direction générale de l'alimentation au ministère de l'Agriculture et de la pêche :

- audition de M. Bernard VALLAT, Directeur général adjoint de la Direction générale de l'alimentation (3 novembre 1999)......................................... 241

- audition de Mme Catherine BOUVIER, Présidente du Syndicat national des vétérinaires inspecteurs de l'administration (22 décembre 1999)................. 255

2. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes : audition de M. Jérôme GALLOT, Directeur général (3 novembre 1999)....................................................................................... 273

3. La Direction générale des douanes et des droits indirects : audition de M. François AUVIGNE, Directeur général (3 novembre 1999)................................ 289

4. La Direction générale de la santé au ministère de l'Emploi et de la solidarité :

- audition de M. le Professeur Lucien ABENHAIM, Directeur général (9 novembre 1999)..................................................................................... 299

- audition de M. le Docteur Yves COQUIN, Sous-directeur de la veille sanitaire (6 janvier 2000).............................................................................. 309

VI. Les Directions départementales compétentes dans le domaine de la sécurité alimentaire : entretien, le 9 décembre 1999 à SAINT-BRIEUC, autour de M. le Préfet des Côtes d'Armor, avec la participation de :

- M. Jacques BARTHELEMY, Préfet des Côtes d'Armor,

- M. Laurent DUCAMIN, Directeur départemental des affaires maritimes,

- M. Loïc GOUELLO, Directeur des services vétérinaires,

- M. Yves SIMERAY, Directeur départemental des affaires sanitaires et sociales,

- Mme Colette VACQUIE, Directrice régionale des douanes de Bretagne,

- M. Pierre VILLENEUVE, Directeur départemental adjoint de l'agriculture et de la forêt,

- M. Maurice VIOGEAT, Directeur départemental de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.................................. 324

M. Les Agences sanitaires :

1. L'Institut de veille sanitaire : audition de M. Jacques DRUCKER, Directeur général de l'Institut (9 novembre 1999)................................................ 343

2. L'Agence française pour la sécurité sanitaire des aliments (A.F.S.S.A.) :

- audition de M. Martin HIRSCH, Directeur général de l'agence (9 novembre 1999) ................................................................................... 356

- présentation des Laboratoires de l'Agence (6 janvier 2000) à MAISONS-ALFORT................................................................................. 368

- entretien, autour de M. Martin HIRSCH, avec divers experts (6 janvier 2000) à MAISONS-ALFORT.......................................................... 380

VIII. La gestion des crises : audition de M. Patrick LAGADEC, Directeur du laboratoire d'économétrie à l'Ecole Polytechnique (16 novembre 1999)................................... 395

I.- L'évolution des technologies

Audition de Mme Marion GUILLOU,

Directrice générale de l'alimentation
au ministère de l'Agriculture et de la pêche,

et de M. Paul VIALLE,
Directeur général de l'Institut National de la Recherche Agronomique

(extrait du procès-verbal de la séance du 27 octobre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

Mme Marion Guillou et M. Paul Vialle sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Marion Guillou et M. Paul Vialle prêtent serment.

M. le Président : M. le Rapporteur a souhaité que nous commencions les auditions des représentants des grandes administrations et des grands instituts par la présentation, par deux de nos plus éminents experts, des évolutions technologiques passées comme futures. C'est la raison pour laquelle nous avons le plaisir d'accueillir ce matin Mme Marion Guillou, directrice générale de l'alimentation au ministère de l'Agriculture et de la pêche, et M. Paul Vialle, Directeur général de l'Institut national de la recherche agronomique - I.N.R.A.

M. le Président : Monsieur Vialle, vous avez la parole.

M. Paul VIALLE : Merci, M. le président. Je tiens tout d'abord à vous dire que, sachant que nous étions deux à intervenir, Mme Guillou et moi-même nous sommes efforcés, pour éviter au maximum les redites, de séparer, de manière tout à fait arbitraire, nos domaines d'intervention. Aussi, bien que l'I.N.R.A. couvre des secteurs allant de la production à la transformation, je m'arrêterai, si vous en êtes d'accord, à la production pour permettre à Mme Guillou d'enchaîner sur la suite des opérations. Toutefois, il est bien évident qu'au moment des questions, je serai prêt, dans la mesure où cela me sera possible, à répondre sur un domaine plus large que celui de mon intervention.

Je voudrais centrer cette dernière sur quelques points : rappeler que la notion de risque est ancienne, pour ne pas dire éternelle, car ce serait faire injure à l'avenir ; voir en quoi elle est nouvelle et quels sont les éléments qui modifient le paysage ; analyser un certain nombre de risques " nouveaux " et évoquer les parades, en m'efforçant d'illustrer mon propos par des exemples pour ne pas sombrer dans un débat trop théorique.

Concernant les risques anciens, je me référerai d'abord aux animaux. Le risque sanitaire lié à l'animal est un risque connu de tous temps. Citons le porc et tous les interdits religieux qui s'y rattachent, probablement, au départ, pour cause de parasitisme ; les problèmes de brucellose, anciennement appelée fièvre de Malte, zoonose bien connue, transmissible à l'homme et qui est liée aux caprins, et, pour citer un autre type de pathologie, les affections dues aux coquillages.

Je voudrais aussi évoquer un exemple tiré de la fin du XIXème siècle. Dans les environs de grandes villes américaines on trouvait, bien sûr, des élevages de vaches pour assurer l'alimentation de ces agglomérations en lait et de bons auteurs citent le traitement infligé à ces animaux : on faisait relever les vaches agonisantes atteintes de tuberculose pour les traire une dernière fois et en tirer un lait de qualité infâme, ce qui laisse à penser quel pouvait alors être l'état sanitaire des populations...

Les risques anciens étaient donc extrêmement importants. Je crois que le dernier exemple qui ne devait d'ailleurs pas se limiter à l'Amérique du Nord, suffit à le démontrer.

Toujours dans le registre des risques anciens, j'aborderai ensuite le chapitre des végétaux. Dans ce domaine, on retrouve soit le même type de risques, soit des peurs.

En 1761, soit vingt ans avant Parmentier, au Parlement de Limoges, Turgot, alors surintendant, a essayé de faire abolir un édit qui interdisait la culture de la pomme de terre. Pourquoi cette culture était-elle interdite en Limousin ? Parce que la pomme de terre est une solanacée, très proche d'une plante indigène, la morelle noire, qui entrait dans la composition de la plupart des breuvages dont se servaient les empoisonneuses. L'édit du Parlement de Limoges interdisait donc la culture de la pomme de terre, probablement en raison de cette parenté botanique, mais sous le prétexte que la pomme de terre donnait la lèpre, ce qui montre l'ampleur des peurs irraisonnées.

A propos des végétaux, je ne peux pas ne pas évoquer le mal des ardents et l'ergot de seigle, bien connu. En 997, à Limoges toujours, se sont déclarées de grandes épidémies, du type de celles qui ont frappé le Poitou durant tout le second millénaire ou la ville de Pont-Saint-Esprit, beaucoup plus près de nous, dans les années cinquante. Elles étaient dues à l'ergot de seigle, dont la cause - un champignon - n'a été identifiée que tardivement dans l'histoire.

Les carences végétales ont été également cause de maladies telles que le scorbut. La vigne, elle-même, n'a pas été exempte de risques puisque, suite au phylloxéra, les hybrides producteurs directs, ont fait l'objet d'arrachages obligatoires dans les années soixante, du fait que l'on observait des atteintes graves à la santé des personnes, notamment des problèmes neurologiques.

Les exemples sont multiples et chacun d'entre nous peut penser aux potagers des hôpitaux et à la manière dont la matière organique pouvait y être apportée, notamment pour la culture des salades, ce qui ne peut que faire frémir...

Les risques anciens concernaient aussi les questions d'environnement. Je citerai un exemple que je crois frappant : aux Xème et XIème siècles, à l'époque des essarts, des abergements ou des artigues, selon l'appellation locale, c'est-à-dire des déboisements, on a dû déboiser, en France, par le fer et par le feu, pour permettre les cultures, 13 millions d'hectares de forêts sur les 26 millions d'hectares que comptait le pays à l'époque. C'est, je pense, la plus grande atteinte écologique qu'ait jamais subie notre pays, d'où la destruction et certainement la disparition d'espèces nombreuses et l'érosion : huit siècles plus tard, le mont Aigoual a été reboisé pour éviter l'envasement du port de Bordeaux...

La non-préservation de l'environnement pouvait également avoir des répercussions sur la santé. Ainsi, en ce qui concerne l'eau, le simple terme de verdunisation appliqué à l'eau potable, soit la stérilisation par chloration remonte au début du XXème siècle ce qui prouve que le remède n'existait pas auparavant et donc que le mal existait, lui, à plein. Le plomb romain a causé le saturnisme et il n'est pas jusqu'aux espèces nouvelles qui n'aient pas créé de peurs : j'ai parlé de la pomme de terre mais certaines espèces comme les maïs hybrides, par exemple, ont été à l'origine, dans la première moitié de ce siècle, aux Etats-Unis, des mêmes réticences que celles que suscitent actuellement les organismes génétiquement modifiés, au point qu'un certain nombre d'églises locales ont arraché les champs d'essai des maïs hybrides, au motif qu'il ne convenait pas que l'homme modifie, par de nouvelles technologies, ce que le créateur avait voulu dans sa grande sagesse. On peut discerner une certaine parenté avec d'autres idéaux actuels : il suffit de remplacer le terme " créateur " par celui de " nature " et on observera, à peu près, les mêmes comportements.

Vous voyez donc que les risques qui ont pour origine les animaux ou les végétaux sont anciens. Depuis longtemps, les problèmes, liés à la préservation de l'environnement constituent une menace sérieuse. L'origine du mal n'étant pas connue, on peut penser que les risques pris et leurs conséquences ont été considérables et sans commune mesure avec ceux que l'on peut constater aujourd'hui. L'homme a toujours vécu avec l'angoisse d'une nourriture empoisonnée.

Quelles sont les nouveautés ?

Je crois d'abord, que les évolutions s'accélèrent. Quelque trois millénaires avant notre ère, le blé qui est arrivé en Languedoc venant d'Asie mineure, au rythme calme du néolithique, a dû mettre 1 500 ans pour arriver au seuil du Poitou et traverser la France. Au XVIIIème siècle, le maïs a tout de même mis 150 ans pour venir du Pays Basque jusqu'à Béziers. Le blé noir, qui est arrivé à la fin du XVème siècle en Bretagne, a dû mettre environ 200 ans pour parvenir en Ariège. On mesure la lenteur d'un rythme qui permettait à chacun de voir ce qui se passait dans le village voisin, s'habituer à la nouveauté et maîtriser sa peur devant l'inconnu.

Au début de ce siècle, l'évolution variétale est beaucoup plus rapide. Par exemple, le blé dont on a cherché à raccourcir les pailles et qui mesurait un peu plus d'un mètre de hauteur dans sa variété Vilmorin 1923, n'atteignait plus que 80 centimètres en 1946 dans sa variété Desprez qui, en France s'appelle Capelle et à peine plus de 50 centimètres dans la variété Pernelle en 1983, ce qui revient à dire qu'il aura fallu soixante ans pour réduire la taille du blé : l'amélioration variétale est lente. Parallèlement, le poids du grain est passé de 35 % de la totalité du pied de blé à 50 %, autrement dit, ce qu'on a perdu en tige, on l'a gagné en grain, ce qui était bien l'objectif de l'évolution.

Aujourd'hui, le gène de nanisme a été découvert dans des plantes sauvages, des plantes modèles. Certains chercheurs considèrent, qu'en trois ans, ils pourront l'intégrer dans une variété cultivable. On observe donc une évolution considérable du pas de temps, dont une des conséquences peut être le manque de temps pour mettre en _uvre des tests " naturels " ! En outre, même si ceux-ci se révélaient possibles, la psychologie des hommes est telle qu'ils n'y croiraient pas ! On peut donc dire que les O.G.M. végétaux sont le signe non seulement d'une accélération temporelle extraordinaire mais observer aussi, qu'ils avancent " masqués ". Autant une plante importée de l'autre bout du monde peut être distinguée d'une plante indigène par son aspect, autant cela est impossible dans le cas d'un O.G.M. qui a exactement le même aspect, rien ne le distinguant de la plante d'origine, ce qui peut faire croître la peur qu'il fait naître.

Dans les nouveautés, outre l'accélération temporelle, nous devons également citer l'accélération des rendements dont je dirai quelques mots, dans la mesure où elle conditionne beaucoup de choses.

Je citerai quelques chiffres pour réaliser des comparaisons : une culture sur brûlis, qui est le type de culture le plus fruste, a un rendement d'environ dix quintaux par actif et par an ; la culture attelée sans jachère, telle qu'elle était pratiquée au milieu du XIXème siècle dans les pays d'Occident, produisait cinquante quintaux. Nous avons donc un rapport de 1 à 5, qui devait être de 1 à 2,5 un siècle plus tôt avec les jachères et un attelage léger ; ce rapport est passé de 1 à 10 au début du XXème siècle, pour passer aujourd'hui de 1 à 500 quand on compare le type de culture pratiquée par les populations les plus défavorisées avec ce qui se fait de mieux dans les plaines du Bassin parisien, où un actif parvient à récolter 5 000 quintaux par an.

On observe le même processus en matière laitière, puisqu'une vache au début de ce siècle devait donner 2 500 kilos de lait par an et qu'un vacher pouvait traire lui-même douze vaches, alors que, maintenant, une vache productive donne 10 000 kilos de lait par an et qu'une seule personne, avec les appareils de traite automatique, peut traire environ 200 bêtes, ce qui donne un rapport de 1 à soixante.

Cette ouverture de l'éventail des rendements suscite de nombreuses évolutions. Elle entraîne une concentration de la production, donc une distance de plus en plus grande entre celui qui produit et celui qui consomme. Cela suppose des pratiques agricoles complètement transformées, avec des supplémentations animales, des concentrés, des rations particulières : jamais une vache du début du siècle n'aurait été physiquement capable d'absorber la qualité de nourriture qui est nécessaire à celle de la fin de ce siècle pour produire 10 000 kilos de lait. La génétique a modifié l'animal parallèlement à l'ouverture des possibilités qui pouvaient être offertes sur le plan technologique.

On observe un phénomène comparable avec l'utilisation d'engrais en matière végétale : depuis la synthèse de l'ammonium par des chimistes allemands dans les années vingt, la consommation d'engrais dans le monde a dû être multipliée par des facteurs gigantesques. Avant cette découverte, le seul engrais était animal - je pense notamment au guano importé du Pérou. L'utilisation de ces produits a engendré de nouveaux problèmes, tout particulièrement la pollution des nappes phréatiques.

Ces nouvelles pratiques ont entraîné l'application de mesures phytosanitaires, ce qui m'amène à une autre remarque : il y a de cela quelques années, la coutume était de faire une rotation de culture - rotation de colza, par exemple - tous les cinq ou six ans, sur la même parcelle, de manière à éviter les pullulations d'insectes parasites, tels les charançons ou les pucerons, alors qu'aujourd'hui, grâce aux produits phytosanitaires, on parvient à faire une rotation tous les deux ou trois ans. Ce faisant, cependant, on accroît la pression des ravageurs, en facilitant leur alimentation. Le système, par conséquent, est cumulatif, dans la mesure où le produit phytosanitaire, s'il permet de faire des cultures plus fréquentes de la même espèce sur la même parcelle, augmente, par là-même, la pression des ravageurs et par conséquent la nécessité d'avoir recours à ces produits.

Les pratiques se sont modifiées, l'objectif étant d'accroître les rendements. Cela m'amène à dire quelques mots sur l'alimentation animale. Traditionnellement et tout récemment encore, le porc était un animal qui se contentait de glands ou de châtaignes, donc un animal sauvage. On a commencé à le nourrir, au fur et à mesure qu'il se rapprochait des habitations, de déchets ménagers, voire des sérums des laiteries, puis d'autres produits plus ou moins acceptables frôlant le recyclage qui faisaient peser un risque de plus en plus lourd sur la filière.

En outre, cette croissance des rendements a imposé une obligation de rentabilité qui condamne le moindre écart et justifie, par voie de conséquence, l'emploi toujours plus fréquent par le producteur, à titre de " précaution " - si j'emploie des guillemets, c'est parce que cela est ressenti par le consommateur comme l'inverse d'une précaution - d'intrants destinés à écarter tout risque sanitaire, tout risque de déficience en engrais azotés et autres risques de ce type, en reportant les risques sur l'environnement ou sur le consommateur.

Le dernier point lié à ces nouveautés consiste probablement en une non-familiarisation du consommateur avec le produit, la distance géographique se doublant d'une distance culturelle. J'ai été frappé, dans mes fonctions précédentes de directeur de grande école, à l'occasion d'un circuit de visites où l'on expliquait ce qu'était une lactation, de constater que si des parents expliquaient à leurs enfants que la vache ne pouvait donner du lait qu'après avoir eu un veau, c'était pour eux une découverte toute récente -on le sentait à l'excitation dont ils faisaient preuve dans leur propos...

Tout cela nous amène donc aux nouveaux risques qui sont faciles à cataloguer.

Concernant les risques en matière végétale, j'ai parlé des engrais, donc des pollutions, des produits phytosanitaires, donc des risques environnementaux, mais aussi des risques de résidus dans les produits. J'en veux pour exemple le cas d'une zone de production de carottes intensive. Un industriel fabricant des petits pots pour bébés - c'est la seule incursion que je m'autoriserai dans ce domaine - a exigé des producteurs qu'ils n'utilisent plus de traitements nématicides - pour tuer les nématodes du sol - de façon à éviter tout risque de résidus.

On est passé dès lors, pour réduire le risque de résidus, d'un rythme de rotation de la culture des carottes une année sur deux qui concentrait toute la production sur une zone, à un rythme d'une année sur sept. Pour la même production, la surface cultivée est nécessairement beaucoup plus grande, ce qui impose, compte tenu des conditions pédologiques et climatiques, la délocalisation géographique d'une partie de la production dans d'autres régions, voire d'autres pays. Autrement dit, une exigence portant sur un élément infime du processus de production peut entraîner de très lourdes conséquences.

Au nombre des risques nouveaux, on compte également ceux liés aux variétés et à la nécessité d'obtenir de plus en plus rapidement des variétés de plus en plus performantes, grâce à des technologies d'amélioration des plantes qui ont pu aller et qui peuvent aller jusqu'au greffage d'un gène qu'on appelle O.G.M., comportant des risques liés au pas de temps, ou à l'utilisation de boues qui constituent un autre risque pour le végétal.

Je ne crois pas que ces évolutions aient donné lieu à des risques nouveaux, par comparaison à ceux que j'avais indiqués au début de mon intervention. J'estime que les risques sont de nature quelque peu différente, mais qu'ils ne constituent finalement pas de réelles nouveautés.

Pour ce qui a trait aux risques au niveau animal, que constate-t-on ? La nourriture a évolué, ce qui renvoie au problème des filières de recyclage que j'ai déjà évoqué. On peut également rencontrer des problèmes liés à l'utilisation des antibiotiques. Pour éviter telle ou telle maladie à un animal, est-il préférable de lui administrer des doses légères et régulières d'antibiotiques avec des risques d'antibiorésistance, ou de ne pas lui en donner quitte, en cas d'épizootie, toujours possible, à lui en injecter une forte dose, comme cela se fait dans certains pays du nord de l'Europe ? Le risque doit être évalué à chaque fois ! Enfin, certains risques sont liés aux traitements sanitaires qui se révèlent toujours plus nécessaires, au fur et à mesure que s'accroissent les élevages et la mutabilité des agents pathogènes.

S'agissant de l'environnement, je ne reviendrai pas sur les O.G.M. ou sur les problèmes de sol. Je me contenterai, avant de conclure, de reprendre l'exemple très récent du papillon monarque, dont vous avez pu prendre connaissance dans la presse.

De quoi s'agit-il ? Au début de ce siècle, des chercheurs japonais et allemands ont découvert le Bacillus thuringiensis, agent pathogène de certains lépidoptères prédateurs de cultures. Cet agent pathogène a été étudié. Dans les années soixante, il a été clairement mis en évidence qu'il s'agissait d'un agent pathogène naturel de certains lépidoptères. Des brevets ont été déposés par l'Institut Pasteur et par l'I.N.R.A. et le Bacillus thuringiensis, dit B.T., est devenu un insecticide biologique dont l'usage est admis en agriculture biologique.

On connaît parfaitement son mode d'action : il faut que le B.T. soit hydrolysé et qu'il trouve les bons récepteurs dans l'appareil digestif de l'animal qui l'ingère. Si le B.T. est simplement en contact avec l'animal, il n'est pas hydrolysé et son effet est nul. De même, si on le fait absorber à un animal qui n'a pas les bons récepteurs moléculaires, il n'a aucun effet. On connaît donc parfaitement le processus de toxicité. Il se trouve que seuls certains lépidoptères y sont sensibles, ce qui en fait un agent extraordinairement fin.

Ce produit par génie génétique a été introduit dans le maïs B.T. Vous avez pu voir qu'une expérience a été conduite aux États-Unis où l'on a fait absorber du maïs B.T. par un papillon qui, habituellement, ne vit pas sur le maïs et qui n'a donc pas l'occasion d'en absorber. On a découvert - et je vous rappelle qu'il y a environ 6 000 espèces de papillons en France - que cette espèce est sensible au B.T., d'où le problème évoqué dans la presse...

Pourquoi cet exemple ? Parce que tout autre insecticide aurait tué tous les papillons et bien d'autres animaux. Le B.T. en a tué certains -l'expérience n'avait jusqu'alors pas été faite sur ce papillon. Cela signifie que les débats auxquels cette expérimentation a donné lieu ne révélaient pas à mon sens un réel problème. En revanche, ils ont soulevé une problématique qui tient au fait que l'ensemble des pratiques agricoles -et on pourrait étendre la chose à l'élevage - provoque, avec les insecticides ou d'autres méthodes, un certain nombre de dégâts sur l'environnement qu'on n'a jamais étudiés en tant que tels. Nulle part en France, ni ailleurs dans le monde, on n'a étudié quelles étaient les zones où des insectes étaient susceptibles de disparaître et où il fallait donc peut-être éviter certaines pratiques agricoles. Cette nouvelle problématique soulève donc des questions que l'on aurait dû examiner avant, ce qui n'a pas été fait. Voilà ce que je voulais indiquer concernant le risque environnemental.

Je ne m'étendrai pas sur les parades possibles - cahiers des charges, dispositifs analytiques, traçabilité - me réservant de répondre aux questions qui me seront posées sur ce point.

En conclusion, je dirai que les risques sont anciens. Ils avaient probablement des conséquences extrêmement importantes dans les siècles précédents mais les préoccupations environnementales sont probablement supérieures aujourd'hui à ce qu'elles étaient auparavant. J'ajouterai que la sensibilité de chacun d'entre nous aux nouvelles atteintes est telle, que le seuil d'interrogation a beaucoup diminué. Aussi, les problèmes nouveaux que l'on peut actuellement rencontrer ne sont-ils vraisemblablement que la réapparition, sous une nouvelle forme et par de nouvelles pratiques, d'inquiétudes ou de problèmes anciens. Cela obligera à coup sûr à modifier des pratiques de cultures ou d'élevage qui ont été orientées par des soucis quantitatifs et des diminutions de coût et de prix de revient sans doute excessifs. Il nous faudra, de même qu'en matière de sécurité automobile, nous avons dû réduire les vitesses autorisées, " faire marche arrière " pour arriver à un peu plus de raison...

Voilà, M. le Président, ce que je pouvais indiquer, en sachant que face à un sujet aussi vaste, je suis certainement extraordinairement lacunaire. Les questions me permettront de répondre à telle ou telle interrogation des membres de la commission.

M. le Président : Merci, M. le Directeur. La parole est à Mme Guillou.

Mme Marion GUILLOU : Nous étions convenus avec Paul Vialle de faire des exposés complémentaires et de styles différents. Je me propose donc de vous parler de l'industrie alimentaire et de l'aval de la filière.

Contrairement à l'amont agricole, l'aval de la filière a rarement été conduit par les techniques et c'est pourquoi je préfère commencer par évoquer les facteurs d'évolution de l'aval de la filière.

L'amont agricole a été souvent, ainsi que le disait Paul Vialle, conditionné par telle ou telle découverte ou tel ou tel progrès du machinisme. Dans le secteur alimentaire, même si certaines techniques ont révolutionné les délais de conservation ou les possibilités de transport, c'est davantage la demande qui a entraîné la modification du secteur. Je voudrais donc vous communiquer, d'abord quelques données chiffrées concernant ce secteur puis quelques tendances qui me paraissent dominantes.

Le secteur alimentaire constitue le premier secteur industriel français par son chiffre d'affaires. Je pense que les industriels que vous aurez l'occasion de recevoir à l'occasion de l'une de vos tables rondes vous diront toute l'importance de leur activité.

Ce qui est sans doute plus significatif, c'est qu'il transforme 70 % de la production agricole. Cela signifie que l'essentiel de la production agricole passe désormais par un acte de transformation.

Autre grande caractéristique de ce secteur, la part des exportations, qui représente 21 % de son chiffre d'affaires.

Il faut mentionner également, parmi les facteurs d'évolution ayant conduit au développement de la transformation, l'urbanisation de la société et le fait que la campagne ait besoin de moins de main d'_uvre ou que la ville en ait plus besoin. On assiste à une concentration de la population et donc, à un allongement des circuits de transformation et de distribution.

Les industries alimentaires, du fait des évolutions de ces dernières années, représentent, en France, un secteur peu concentré : 92 % des 4 200 entreprises françaises qui le composent comptent moins de 200 salariés. Je pense que vous travaillerez souvent, au cours de votre enquête, sur des comparaisons avec d'autres pays, ce qui vous amènera à constater que cette situation est particulière à la France, puisque la Grande-Bretagne, par exemple, ainsi que d'autres pays voisins européens, comptent une proportion bien inférieure de PME. C'est là une caractéristique assez française du secteur alimentaire.

En parallèle, si on étudie l'évolution de ses clients, c'est-à-dire de l'aval, on observe une très forte concentration de la distribution alimentaire. Je ne citerai que deux chiffres : en 1988, hypermarchés et supermarchés se partageaient 48 % des achats alimentaires en France contre plus de 60 % en 1996, soit huit ans plus tard. Ces chiffres traduisent un mouvement extrêmement rapide de concentration des modes de distribution alimentaire.

Cela a évidemment des conséquences importantes et j'en citerai une parmi d'autres : une pression sur les prix efficace puisque, lorsque nous étudions l'évolution des prix à la consommation, de janvier 1994 à mars 1998, nous constatons que les prix des produits alimentaires évoluent moins vite que l'ensemble des autres prix, l'un des facteurs explicatifs - il en existe certainement d'autres, mais je ne m'appesantirai pas sur ce point -étant certainement cette pression sur les prix due à la concentration du secteur aval.

Les premiers paramètres à retenir sont donc les suivants : l'urbanisation, l'allongement des circuits et la concentration des modes de distribution face à un secteur industriel qui demeure assez peu concentré.

Il en est un autre qui, à mon avis, a son importance si l'on veut comprendre le secteur français : l'importance des échanges. Contrairement à l'image qu'on a de la France à l'étranger - et je crois que c'est particulièrement important au moment où l'on parle d'Organisation mondiale du commerce et de négociations internationales - la France échange beaucoup en matière alimentaire.

Evidemment, nous exportons beaucoup - ainsi que je vous le disais, 21 % du secteur sont consacrés à l'exportation - mais nous importons également beaucoup. Les importations croissent assez vite, alors que la consommation est presque stable comparée aux échanges et que la production augmente.

Cette mondialisation des échanges qui s'opère dans le secteur alimentaire a des conséquences tant sur la qualité et la garantie que nous devons apporter sur les produits exportés, que sur la densité des contrôles que nous devons exercer aux postes d'inspection frontaliers pour vérifier le niveau sanitaire des produits importés.

Ce sont là les premières tendances liées à l'urbanisation de la société. J'en arrive au second grand facteur d'évolution que sont les modifications des exigences des consommateurs et des modes de consommation. Je me contenterai de l'illustrer par quelques chiffres sans en parler longuement, puisque l'une de vos séances de la semaine prochaine sera consacrée à des exposés fort complets de représentants de l'I.N.S.E.E. et du C.R.E.D.O.C., ainsi que de M. Fishler, sociologue. Je me limiterai donc à vous livrer quelques indications sur les sentiments des Français, tels qu'ils ressortent des sondages.

Un sondage de 1999, effectué par la SOFRES, demandait : " A vos yeux, la qualité des produits alimentaires, c'est avant tout :

M. la garantie qu'ils sont sans risques pour la santé ;

M. le respect des normes d'hygiène au cours de la fabrication et du transport ;

M. le goût des aliments ;

M. la qualité nutritionnelle ;

M. la faible teneur en produits chimiques ?"

La moitié des personnes interrogées ont choisi la première solution, 38 % la deuxième, 34 % la troisième (on retrouve là une caractéristique assez française) 25 % la quatrième et 25 % la cinquième.

Il est toujours intéressant, lorsque l'on parle d'une filière, de savoir à quoi s'attendent finalement les personnes pour lesquelles elle travaille.

Toujours en 1999, à la question : " De manière générale estimez-vous que la qualité des produits alimentaires est aujourd'hui :

M. très bonne ;

M. plutôt bonne ;

M. plutôt mauvaise ;

M. très mauvaise ? "

Les personnes interrogées ont répondu à 80 % " très bonne " ou " plutôt bonne ".

Compte tenu de ce que l'on entend et de ce que l'on peut lire dans la presse, il est utile de savoir que 80 % des personnes interrogées au hasard pensent que la qualité des produits alimentaires est " très bonne " ou " plutôt bonne " !

Lors d'un sondage C.S.A., en date de mai 1998, à la question " Ces derniers temps, quand vous pensez à la qualité de la nourriture et à ce que vous avez dans votre assiette, avez-vous :

M. tout à fait confiance ;

M. assez confiance ;

M. peu confiance ;

M. pas du tout confiance ? "

54 % des personnes ont répondu qu'elles avaient " tout à fait confiance " ou " assez confiance ".

Enfin, à une autre question qui, nous, représentants des services publics, nous intéresse tout spécialement et qui est la suivante : " Estimez-vous que les contrôles effectués sur les produits alimentaires sur les lieux de fabrication ou de vente sont :

M. très bien faits ;

M. assez bien faits ;

M. assez mal faits ;

M. très mal faits ? ".

Ce sont à nouveau 80 % des personnes interrogées qui, en février 1999, ont estimé que les contrôles sont " très bien faits " ou " assez bien faits ".

Je ne vous ai pas communiqué ces quelques chiffres pour faire de l'autosatisfaction, mais pour vous montrer qu'il y a une attente énorme du consommateur qui se déclare, pour l'instant - il faut toujours dater les sondages que l'on mentionne - assez satisfait de la qualité, assez rassuré par les contrôles mais qui est extrêmement demandeur de sécurité, puisque vous avez vu que les deux priorités du consommateur en matière de qualité avaient trait à la sécurité offerte par les aliments.

Nous avons donc assisté à une modification des exigences du consommateur - je pense que sur les mêmes sondages, il y a dix ans, nous n'aurions absolument pas obtenu les mêmes réponses - ainsi que des modes de consommation, donc des facteurs de risques objectifs, puisque l'élément marquant de ces dernières années est bien l'importance croissante de la restauration hors foyer.

Quand je parle de la croissance de la restauration hors foyer, il me semble important de noter que cette croissance est encore plus forte pour les personnes fragiles, puisque le nombre de repas distribués en hôpitaux ou en résidences pour personnes âgées a quasiment doublé entre 1981 et 1997.

S'agissant de cette évolution globale des repas servis, que ce soit dans les cantines, en entreprises ou en établissements captifs - aux malades en long ou moyen séjour - il est particulièrement important de noter qu'entre les hôpitaux et résidences du troisième âge, ce sont globalement 1,5 milliard de repas qui sont servis, contre 790 millions seulement, en 1981. Cette croissance formidable du nombre de repas servis à une population plus fragile et concentrée que la moyenne, s'accompagne, naturellement, d'un niveau de risque plus élevé.

A ces premières séries de facteurs, je me permettrai d'en ajouter une autre qui répond à un choix tout à fait personnel et que j'appellerai : " la responsabilisation des opérateurs ".

Cette dernière est, en droit, effective, puisque la loi que vous avez adoptée, en 1998, sur la responsabilité du fait des produits défectueux, pour les produits de toute la filière, établit ce que l'on appelle " la responsabilité sans faute ". Cela revient à dire qu'il n'est pas nécessaire de prouver la culpabilité pour établir la responsabilité : de fait, le professionnel est, par définition, responsable de la mise en circulation des produits qu'il met sur le marché. Dès que le produit n'a pas le niveau de sécurité auquel on peut légitimement s'attendre, il est condamnable.

J'en arrive aux changements techniques. Dès 1982, le rapport Joulin proposait de développer l'effort national de recherche dans trois directions : accroître les connaissances sur la nutrition humaine, mettre l'accent sur la recherche et l'expertise en toxicologie alimentaire et créer des pôles de recherches en génie industriel. En conséquence, une série de programmes incitatifs conduits par le ministère de l'Agriculture et de la pêche et le ministère de la Recherche, se sont déroulés sur les dix dernières années, entre 1986 et 1997, sur les thèmes qui avaient été mis en avant par le rapport Joulin, puis réajustés au fur et à mesure.

En 1999, nous avons fait le point avec ce que l'on appelle le " groupement d'intérêt scientifique sur l'agroalimentaire ". Celui-ci a retenu cinq domaines prioritaires :

- une alimentation équilibrée( et non pas un aliment équilibré) ;

- la sécurité des aliments ;

- la maîtrise des arômes, des saveurs et des textures ;

- l'optimisation de la chaîne de production, notamment pour favoriser les procédés respectueux de l'environnement ;

- la prise en compte des composantes culturelles, sociales et économiques de la consommation.

C'est sur ces diverses orientations que le programme de recherche, actuellement géré par les mêmes ministères et qui s'appelle " Alimentation, qualité et sécurité " travaille avec la recherche publique et les industriels.

Concernant les progrès des sciences et des techniques, je vais tenter de vous livrer simplement quelques dates et techniques particulièrement importantes, même si je ne suis pas remontée au néolithique comme Paul Vialle, mais seulement à l'après-guerre.

Les années 1945-1955 ont été marquées par l'explosion urbaine des pays détruits par la deuxième guerre mondiale, qui avaient besoin d'importer beaucoup d'aliments. Cette situation a généré des progrès dans le domaine de la conservation des aliments, dont je donnerai quelques exemples : les jus d'orange concentrés, le café soluble, les barèmes de stérilisation améliorée et l'abaissement de la teneur en eau pour permettre de stocker et de conserver les denrées. Ce sont là des innovations qui datent des années cinquante.

Les années 1965 à 1985 ont vu les techniques d'analyse progresser. En réalité, on a fait de la technique pour faire de la technique : on a travaillé sur la composition des aliments et sur les propriétés des molécules, ce qui a conduit au début du génie industriel avec, d'ailleurs, peu de conséquences assez notables pour mériter d'être encore citées aujourd'hui.

Les années 1975 à 1995 ont été des années durant lesquelles les recherches en nutrition ont été assez poussées aux Etats-Unis. Vous vous souvenez certainement des édulcorants, des produits allégés, des substituts de matières grasses qui n'ont pas connu le même succès dans nos pays.

Aujourd'hui, en revanche, l'on étudie beaucoup les effets positifs de l'alimentation, notamment ceux des repas globalement équilibrés. La biotechnologie se développe dans le domaine des enzymes et en vue d'une meilleure connaissance des fermentations, dans le but de mettre au point des méthodes d'analyses rapides, notamment vis-à-vis des micro-organismes. Depuis les années quatre-vingt dix, les sciences humaines et sociales sont mobilisées pour comprendre la demande des consommateurs.

Les années quatre-vingt-dix sont ainsi les années de la sécurité et de l'hygiène alimentaires, avec la mise en place dans les entreprises de méthodes de contrôle et de maîtrise des risques, en bon français H.A.C.C.P. - Hasard analysis and critical control point - donc l'analyse des points critiques en vue de leur maîtrise. Cela revient à dire que les entreprises essaient d'identifier les points où des risques peuvent apparaître et de voir comment elles peuvent les tenir sous contrôle.

Je citerai encore l'apparition des démarches qualité en entreprises, des démarches de microbiologie prédictive et donc de la connaissance de la croissance microbienne, avec cette caractéristique assez méditerranéenne que constitue la gestion des travaux sur les bons micro-organismes - ce que l'on a appelé le " concept du bon vivant " - pour déterminer comment, par la compétition entre micro-organismes positifs et micro-organismes négatifs, on peut arriver à garder un produit sain, même s'il est bactériologiquement extrêmement riche.

Pour les années à venir, vous me permettrez de faire un pronostic et de penser que les travaux qui portent sur la traçabilité des produits, le recyclage des emballages et l'élimination des déchets ou encore l'allongement de la durée de conservation des aliments tout en conservant leurs caractéristiques organoleptiques, connaîtront d'importants développements.

J'allais vous parler d'innovations, mais il me semble préférable, vu le temps limité, d'en venir directement à la conclusion sur les techniques.

Après avoir cherché en priorité, dans les années soixante, à améliorer la productivité et à adapter les produits à la demande, les industriels se sont intéressés à la sécurité et à l'environnement. La thématique " ultrapropre " lancée dans les années quatre-vingt-dix permet d'adapter le process au plus près du produit et elle devrait être suivie, ce qui est symptomatique, d'un nouvel intérêt pour l'environnement. La technique ne se suffit plus à elle-même : elle doit inclure la composante culturelle de l'aliment et s'intégrer à une approche globale de la qualité et de la sécurité.

J'aurais également souhaité vous entretenir - mais nous pourrons sans doute évoquer ce point à l'occasion des questions - des changements d'organisation du travail qui ont été induits par la priorité accordée à la qualité en entreprise. A ce sujet, je vous propose de commenter rapidement trois dernières illustrations pour vous prouver l'importance des démarches des entreprises, du fait qu'elles sont considérées comme responsables de leur qualité tant par le droit que par les techniques.

Vous noterez ainsi, qu'en 1997, 509 entreprises françaises ont mis en place des démarches d'assurance-qualité et obtenu une certification, contre un millier aujourd'hui. On mesure ainsi la vitesse de progression de ces démarches, qui fait de la France le premier pays en nombre d'entreprises certifiées en matière d'assurance-qualité. Par la même occasion, je tiens à rappeler que l'administration est, elle aussi, en train de mettre en place ce même type de démarches. J'aurais également pu citer, en parallèle, les laboratoires qui, peut à peu, se font accréditer, c'est-à-dire qui font reconnaître, par un organisme tiers externe, la qualité des procédures mises en place.

Ce que je vous ai décrit a pour conséquence la prise en charge, par les opérateurs, d'un premier niveau d'assurance de la qualité, l'administration intervenant de plus en plus à un second niveau pour veiller à la sécurité du dispositif mis en _uvre par ceux-ci.

Parlons maintenant du suivi de la filière agricole et alimentaire puisque, ainsi que le soulignait Paul Vialle, le découpage de l'amont et de l'aval n'a aucun sens en matière de sécurité. Si vous trouvez un résidu de phytosanitaire dans une biscotte, il vient bien du traitement aux champs, si vous trouvez des produits de traitement médicamenteux dans des produits carnés, ils viennent également de l'amont.

Je vous rappelle que les intrants font l'objet de procédures explicites d'autorisation - c'est-à-dire que tout ce qui n'est pas autorisé est, par principe, interdit - ce qui implique l'obtention d'une autorisation pour les médicaments vétérinaires, pour les produits phytosanitaires. Depuis peu puisque c'est la loi d'orientation agricole qui l'a introduit en droit français, en plus de ces autorisations, l'utilisation des produits par exemple phytosanitaires va pouvoir être elle aussi réglementée

Mme Michèle RIVASI : C'est nouveau !

Mme Marion GUILLOU : Oui, c'est tout nouveau !

De même, la L.O.A. institue un agrément de certains établissements de fabrication d'aliments pour les animaux.

Après le suivi des intrants, l'étape suivante est celle de la production agricole avec la lutte contre les maladies des animaux, le contrôle des conditions d'élevage, le contrôle de la bonne utilisation des médicaments vétérinaires et la non-utilisation des substances interdites.

A cet égard, je voulais signaler que la loi d'orientation agricole a créé deux outils de suivi au niveau de l'exploitation agricole - cela répond à l'une de vos interrogations, M. le Rapporteur, puisque vous vous êtes inquiété de savoir comment vérifier ce qui rentre dans les exploitations agricoles. Il s'agit, d'une part, du livret d'élevage où seront consignés, tous les traitements subis par les animaux, ce qui permettra de contrôler l'historique de la bête et de suivre chaque animal, ou chaque groupe d'animaux, au moyen de ce que l'on appelle " une fiche sanitaire " jusqu'à l'abattoir ; d'autre part, de la possibilité de contrôle de l'utilisation des produits phytosanitaires en exploitation, alors qu'auparavant, nous autorisions explicitement le produit, nous contrôlions les limites maximales de résidus sur l'aliment, mais il nous manquait cet échelon relatif à la bonne utilisation du produit.

La troisième étape est celle du bien-être des animaux lors du transport, de l'agrément des transporteurs et du contrôle des moyens de transport.

Ensuite, au niveau de la transformation, un contrôle de premier niveau par l'opérateur est désormais obligatoire et systématique. Vous savez, en effet, qu'il y a, depuis 1993, obligation générale au niveau de toute l'Union européenne d'autocontrôle de la fabrication par les industriels. Il revient donc aux services publics d'accorder l'agrément aux établissements, de procéder à des inspections permanentes des abattoirs et d'assurer des contrôles réguliers - ils peuvent être de l'ordre de quatre à cinq par an, tout dépendant du type de produit fabriqué dans l'établissement - des établissements ainsi que des produits (par sondages), afin de veiller sur le contrôle de premier niveau mis en place par l'opérateur.

On en arrive ainsi au niveau du transport et du stockage avec l'agrément des moyens de transport et des entrepôts, le contrôle des engins et de la chaîne du froid. Un effort particulier est, par ailleurs consenti pour ce que l'on appelle " la restauration collective ". En effet, le fait qu'un nombre croissant de personnes et notamment de personnes plus fragiles que la moyenne de la population consomment dans ces lieux de restauration collective, exige un agrément pour certains établissements, un contrôle régulier des établissements, des produits. Enfin, le contrôle de la distribution et de la restauration commerciale, lesquels sont effectués de manière plus statistique par nos services, mais surtout en collaboration avec la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

La Direction générale de l'alimentation est une petite structure à Paris, qui pilote techniquement " les services régionaux de la protection des végétaux " des directions régionales de l'agriculture et de la forêt et donc le nouveau système de biovigilance des organismes génétiquement modifiés ainsi que les services vétérinaires départementaux.

Je terminerai en indiquant que les contrôles sont particulièrement nombreux en entreprise et sur les lieux de restauration collective - encore une fois, j'insiste beaucoup sur cette dernière étant donné la fragilité des populations qu'elle concerne - et que les contrôles à l'importation se multiplient. Si l'on met d'ailleurs cette dernière donnée en parallèle avec la courbe croissante du nombre des importations, il est facile de comprendre que cette activité est de plus en plus prenante.

M. le Président : Je vous remercie, madame. Nous allons passer aux questions qui s'adresseront aussi bien à vous qu'à M. Vialle.

Mme Monique DENISE : J'habite une région frontalière avec la Belgique et puis observer que des camions transportant notamment des moutons en provenance des Pays-Bas, entrent en France sans être soumis au moindre contrôle. On peut avoir confirmation de ce fait auprès des services douaniers.

Vous avez par ailleurs parlé de " laboratoires accrédités ". Ces laboratoires accrédités jouent certes un rôle important mais leur nombre reste tout à fait insuffisant.

Très récemment, la crise de la dioxine a révélé qu'un seul laboratoire français était en mesure d'effectuer des analyses très précises en sorte que les producteurs qui ont été soupçonnés de fabriquer des produits dioxinés - je pense aux poulets, bien sûr, ainsi qu'aux _ufs - ont dû arrêter leur production pendant plus d'un mois dans l'attente des résultats de ces laboratoires accrédités.

Je pense qu'il serait souhaitable d'augmenter le nombre de tels laboratoires en France.

Mme Marion GUILLOU : Il faudrait d'abord s'entendre sur les mots. Les produits provenant de pays européens ne sont plus considérés comme des importations. Quand je vous parlais d'importations et des produits que nous contrôlions dans les postes d'inspection frontaliers, je faisais référence à tout ce qui vient des pays tiers.

En fait, la règle européenne prévoit que le pays responsable du contrôle est celui dans lequel les denrées sont importées : si une denrée vient du Brésil, par exemple, pour arriver aux Pays-Bas, il revient à ces derniers d'effectuer les contrôles à l'importation. Ensuite, le principe est celui de la confiance entre les Etats membres, ce qui signifie que le produit arrivé aux Pays-Bas n'est pas recontrôlé lorsqu'il circule en Europe. Quand je vous parle des contrôles en postes d'inspection frontaliers ou que je cite des chiffres qui s'y rapportent, je me réfère aux importations des pays tiers avec lesquels les échanges sont très importants. Cela explique que les contrôles se comptent en dizaines de milliers, puisqu'il y a un contrôle systématique des produits animaux, un contrôle, là encore créé par la loi d'orientation agricole, d'une partie de l'alimentation des animaux qui peut être considérée comme à risques, et un contrôle pour les organismes de quarantaine qui vise donc à détecter les parasites des végétaux.

Je parle là des pays tiers, mais lorsqu'il s'agit d'échanges à l'intérieur de l'Europe, par exemple dans le cadre d'échanges d'animaux avec les Pays-Bas, nous appliquons un système qui déclare les échanges, lot par lot, des animaux qui circulent. Je peux vous dire que, durant la crise de la dioxine, nous y avons largement eu recours puisque nous avons fréquemment consulté ce système pour repérer tous les envois en provenance de Belgique durant la période à risques et pour détruire ceux qui étaient susceptibles d'avoir été contaminés.

Votre deuxième question a trait au nombre des laboratoires accrédités. De fait, ce nombre varie selon le type des analyses. Pour les analyses microbiologiques, par exemple, ils sont nombreux à être accrédités. Il est vrai que les analyses relatives à la dioxine sont extrêmement difficiles à réaliser : comme vous le savez, il s'agit de rechercher des picogrammes, donc des millionièmes de millionièmes de gramme, ce qui est un ordre de grandeur très difficile ne serait-ce qu'à comprendre. Ceux d'entre vous qui ont eu l'occasion de pratiquer ce genre de recherches savent à quel point elles doivent être sensibles, d'où la rareté des laboratoires en mesure de les réaliser et le coût de l'analyse. Je vous rappelle que la gestion de cette crise a coûté cher notamment au service public, du fait du coût de chacune des analyses (environ 5 000 francs). Comme elle est très compliquée à réaliser et qu'elle suppose d'extraire et de purifier en plusieurs étapes, cette analyse est, en outre, longue.

Nous conduisons des plans de surveillance sur la dioxine, en ce qui concerne l'alimentation, depuis 1995 ce qui a conduit, chaque année, à analyser des dizaines, voire des centaines d'échantillons.

Je tiens, néanmoins, à vous rappeler que, très vite, au cours de la crise, l'équivalence entre les analyses des P.C.B. et de la dioxine a été établie et que fort heureusement, nous disposions de plus de dix laboratoires susceptibles d'analyser les P.C.B., ce qui permettait d'obtenir des résultats dans un temps beaucoup plus restreint -deux jours - et pour un coût bien moindre - 1 500 francs au lieu de 5 000 francs. Les recherches sont ainsi devenues beaucoup plus opérationnelles à partir du moment où l'A.F.S.S.A. nous a précisé que nous détecterions les mêmes types de risques en ayant recours aux analyses P.C.B.

Depuis, nous avons décidé de créer, à Nantes, un laboratoire d'analyse de dioxines qui est en cours d'installation et qui travaillera pour la Direction générale de l'alimentation. La D.G.C.C.R.F. procède de la même façon et constituera son propre laboratoire qui sera en mesure d'effectuer des analyses sur la dioxine.

M. le Président : La parole est à M. Gaubert.

M. Jean GAUBERT : Toujours sur le même sujet, je vous poserai la question suivante : peut-on dire que le type et la fiabilité des contrôles sont identiques dans tous les pays européens ?

Vous nous avez dit que les rapports étaient fondés sur la confiance, mais on peut nourrir des doutes quant aux niveaux de contrôle qui existent dans tel ou tel pays européen. Nous avons en effet reçu des informations, voire des affirmations, sur certains pays moins rigoureux que le nôtre. A cet égard, j'ai cité, lors d'une précédente réunion de notre commission, le cas, bien connu de vos services vétérinaires, d'un camion frigorifique arrivé dans ma région et dont seule la dernière partie avait été congelée avant le départ... Ce camion provenait bien d'un pays européen puisqu'en l'espèce, il arrivait d'Espagne. La question qui se pose aujourd'hui à nous est donc de savoir si nous avons raison de nous faire mutuellement confiance à l'échelle européenne.

Je voudrais également vous demander d'aller un peu plus loin concernant un terme que vous avez employé. J'ai cru comprendre que c'était au sujet de l'alimentation que vous avez évoqué la question du " recyclage ".

Or, le problème que nous venons de vivre est précisément lié à cette pratique. Nous savons bien que dans les abattoirs, pour des raisons d'économie, on a recyclé. N'a-t-on pas trop recyclé eu égard aux risques et, même si dans un certain nombre de cas, le recyclage ne présente pas de risques, ne recycle-t-on pas trop, eu égard à la compréhension de nos concitoyens par rapport à ce type de pratiques, ou, pour le moins, par rapport à la nature du produit initial recyclé ? C'est le problème des farines de viande, mais c'est aussi celui des accusations qui pèsent quant à l'utilisation de boues pour alimenter le bétail. On pourrait être presque sûr de l'absence de risques, que l'on ne pourrait pas, pour autant, assurer que la chose serait encore acceptable aujourd'hui.

Il est vrai, comme l'a dit M. Vialle, que depuis le début du siècle et jusqu'à une époque relativement récente que je situerais au début des années soixante, le cochon était la meilleure machine à recycler dont on disposait dans nos campagnes, puisqu'il recyclait même les déchets des écoles, des cantines et autres structures. C'est, je crois, à partir de cette idée que le cochon pouvait tout recycler que sont apparus dans son alimentation, et par extension dans les autres, puisque les usines étaient souvent habilitées à produire non seulement l'alimentation des porcs mais aussi celle du bétail et de la volaille, des produits inhabituels et que nous en sommes arrivés à la situation que nous connaissons aujourd'hui.

Mme Marion GUILLOU : Pour ce qui a trait à la fiabilité des contrôles européens, il est clair que nous ne pouvons pas considérer que tout marchera bien en Europe aussi longtemps que ne seront pas achevés au moins deux types de travaux.

La première étape est de parvenir à l'harmonisation réglementaire dont vous savez qu'elle est très complète, mais encore inachevée. Nous n'avons pas encore obtenu de l'Europe que l'utilisation de cadavres soit interdite dans la fabrication des aliments pour animaux, alors qu'elle l'est en France et dans d'autres pays européens. Il nous reste donc encore à faire un effort d'harmonisation, même si 95 % des règles sont déjà harmonisées.

Dans un second temps, nous devons nous assurer que les règles sont mises en _uvre de la même manière et avec la même sévérité dans les différents Etats membres de l'Union européenne.

C'est là une tâche qui ne nous incombe évidemment pas, puisqu'elle relève de la Commission et, plus particulièrement, de l'Office alimentaire et vétérinaire installé à Dublin. Ce dernier disposait, il y a quelques années, de fort peu de moyens, mais ses subventions ont été considérablement augmentées ces deux dernières années et il emploie actuellement environ plus de cent personnes.

Je puis vous dire en tous cas, s'agissant de la France, que la supervision par l'Office alimentaire et vétérinaire européen est extrêmement active. Si vous le souhaitez, je vous communiquerai la liste des missions que nous avons reçues l'année dernière mais je peux, d'ores et déjà, vous dire que le nombre de fois où des équipes européennes viennent s'enquérir de la façon dont nous appliquons telle ou telle réglementation est assez impressionnant. Cela donne des rapports parfois un peu surprenants comme celui relatif à l'emploi des boues, dans la mesure où le problème avait été détecté par des contrôleurs français, alors qu'on a l'impression, à la lecture du rapport communautaire, qu'il a été dénoncé par des personnes de la dernière heure arrivées en sauveurs... Il faut bien noter que le problème avait été détecté par les contrôleurs de la D.G.C.C.R.F.

Néanmoins, la plupart du temps il s'agit bien d'un travail de fond effectué dans le but de vérifier comment les réglementations sont appliquées par les différents Etats de l'Union européenne.

M. le Président : Pourrions-nous avoir les résultats des missions que vous auriez pu conduire dans les autres pays ?

Mme Marion GUILLOU : Ce n'est pas nous qui les conduisons mais l'Office alimentaire et vétérinaire, dans la mesure où nous n'avons pas de pouvoir de contrôle sur les autres Etats membres... Tous les résultats d'inspection se trouvent sur Internet, mais je peux vous communiquer la liste des missions qui ont été conduites en France ou de celles que nous avons reçues, par exemple l'année dernière, car la liste est assez longue ainsi que, ce qui peut être intéressant, la liste des rapports publiés sur Internet depuis un an. L'ensemble vous donnera une bonne image de l'activité de supervision de cette entité européenne.

Vous avez abordé la question du recyclage qui est un sujet tout à fait fondamental. Mais quand j'ai prononcé ce terme, je faisais allusion au recyclage vis-à-vis de l'environnement. Lorsque j'ai parlé de la question de l'eau, c'est parce que, selon moi, les directions dans lesquelles nous devrons nous engager et travailler dans les années à venir sont les suivantes : celle de l'emballage, en nous posant la question des matériaux et du devenir des matériaux ; celle de l'eau, car les industries alimentaires étant grosses consommatrices d'eau, il nous faudra trouver comment, pour que cette eau ne soit pas gaspillée, ni trop chargée microbiologiquement, la recycler à l'intérieur de l'entreprise ; et celle de l'air qui est également une matière première importante, que ce soit pour sécher ou pour assurer des conditions hygiéniques satisfaisantes.

Cela étant dit, la question que vous abordez est tout à fait fondamentale, mais je préfère laisser à mon collègue le soin d'y répondre.

M. Paul VIALLE : Concernant le recyclage qui consiste à réutiliser des produits sur l'ensemble de la chaîne alimentaire, à propos de la question de la dioxine, je voudrais préciser un point relatif à la quantité à identifier que Mme Guillou a qualifié d'extraordinairement faible. Si vous multipliez la quantité maximale autorisée par adulte, par kilo de poids vif - sachant que le poids moyen d'un adulte est d'environ 70 kilogrammes -  par 365 jours dans l'année et par 60 millions de Français, vous obtenez, à un ou deux grammes près, cinq grammes à détecter pour toute la France en un an ! Il s'agit donc d'un chiffre extraordinairement faible et encore faut-il qu'il soit bien réparti dans la population et que ces cinq grammes ne soient pas absorbés par un dixième des personnes...

Cet ordre de grandeur, qui est très faible, prouve que nous pouvons perdre notre temps à essayer d'identifier des milliers de molécules à des quantités infimes. Par conséquent, en matière de recherche, la priorité consiste maintenant à focaliser davantage notre action sur les zones un peu troubles - chacun les a en tête - pour voir quel pourrait être le péril susceptible de surgir dans les années à venir et essayer d'identifier le risque avant plutôt qu'après, sans quoi on peut perdre tout son argent en milliers de mesures à des doses infimes et ne rien trouver avant la catastrophe.

Il s'agit vraiment d'un problème grave !

Pour pallier cette situation, l'I.N.R.A., qui emploie environ 10 000 personnes, consacre 9 % de ses forces à améliorer la nutrition, à répondre aux attentes des consommateurs et à contribuer à améliorer leur santé. Il s'intéresse donc à l'axe situé tout à fait en aval après la production et la transformation et qui est celui du consommateur, de sa nutrition et de sa santé. Nous avons prévu d'augmenter cet effort de 40 % en quatre ans par redéploiements internes. Il nous semble en effet que c'est à partir d'enquêtes épidémiologiques, de dispositifs analytiques, de bases de données qu'il faut faire porter l'effort, ainsi que sur les régimes des populations saines et des populations fragiles.

Mme Michèle RIVASI : Je vous remercie pour votre exposé qui essayait de prendre du recul par rapport à l'évolution de la société mais j'aurai plusieurs questions à vous poser concernant les chapitres que vous avez évoqués.

Vous dites de l'urbanisation qu'elle a provoqué un allongement des circuits de distribution des produits. Cela pose un problème quant à la qualité même des produits.

Je suis originaire d'une région où l'on cultive énormément de fruits. A une époque, la distribution aux consommateurs était très rapide. A l'heure actuelle, par l'intermédiaire des grandes surfaces, les produits doivent passer par Paris avant de redescendre dans notre département. J'estime qu'il faudrait avancer pour réduire les circuits de distribution et faire en sorte que, dès lors qu'un fruit est arrivé à maturité, le consommateur puisse directement en bénéficier. Cela éviterait toute perte en qualité du fruit qui tient au fait que les agriculteurs récoltent des produits verts pour ensuite les envoyer à la grande distribution et aux structures de conservation.

Je me demande qui ensuite définit les critères de la qualité. A une certaine époque en effet, on ne mesurait que quelques types d'éléments mais, au fur et à mesure que survenaient les problèmes, on en a mesuré toujours plus : on commence à mesurer les insecticides, les pesticides et bientôt la dioxine.

Cela m'amène à revenir sur votre intervention, car la dioxine pose plusieurs problèmes : non seulement on manque de laboratoires, mais, en plus, les normes sont mal adaptées. En effet, on détermine un nombre de picogrammes par jour et par kilo. Or, on ne déterminera un excès chez une personne que si elle a consommé tant de kilos du produit incriminé par jour... Ces normes sont mal adaptées aux denrées alimentaires. Il faudrait que l'on détermine un nombre de picogrammes par produit alimentaire, ce qui constituerait une meilleure garantie. Quand on fixe les doses par individu, par kilo et par poids, il est très difficile d'exercer efficacement un contrôle !

S'agissant toujours de la dioxine, vous vous demandez : " pourquoi tout focaliser là-dessus ? ". Nous devons quand même noter qu'un certain nombre de problèmes se sont posés avec les incinérateurs. Il a fallu qu'un laboratoire indépendant fasse des mesures en matière de lait et de viande et qu'il les fasse analyser en Allemagne, pour que l'on s'aperçoive qu'il y avait des problèmes de dioxine à proximité des incinérateurs...

Il s'agit là quand même d'un problème grave qui a conduit à l'abaissement des normes de rejet de dioxine par les incinérateurs !

Pour ce qui est des contrôles, vous nous dites que l'autocontrôle est la règle, dont il est vrai qu'elle touche l'ensemble des entreprises françaises, que ce soit dans l'alimentaire ou dans d'autres secteurs...

J'aimerais que vous nous indiquiez combien d'entreprises sont réellement contrôlées et quels sont les moyens financiers dont vous disposez pour pouvoir vérifier si le contrôle effectué par l'entreprise est bien conforme à la réalité. En effet, vous savez pertinemment que, si certains chefs d'entreprise sont respectueux des règles, d'autres le sont beaucoup moins et que le contrôle exploitant demande encore à être vérifié. Manquez-vous de moyens pour le faire ? Si tel est le cas, c'est l'occasion ou jamais de les demander...

Les contrôles effectués par vos inspecteurs sont-ils suffisants ? S'ils ne le sont pas, combien faudrait-il prévoir d'inspecteurs supplémentaires pour qu'ils le deviennent ?

Par ailleurs, il me semble que l'on introduit des pratiques sans se doter forcément des moyens de mesures nécessaires. Je citerai un exemple : concernant les O.G.M., on dit que le consommateur doit être informé des aliments en contenant. Mais de quels moyens en laboratoires dispose-t-on pour contrôler effectivement si les aliments contiennent ou non des O.G.M. ? Vous savez pertinemment que nous n'en avons pas !

Vous avez évoqué l'allongement de la durée de conservation. Vous savez qu'une pratique s'est fortement développée : celle des aliments irradiés. Personnellement, j'ai mené une étude sur le sujet pour la Communauté européenne. Je me suis aperçue que le consommateur n'est informé que si l'aliment est entièrement irradié. Mais si un aliment irradié entre dans la composition d'une préparation, vous n'êtes pas tenu de le faire figurer, en sorte que le consommateur consomme des produits sans même savoir qu'ils sont irradiés.

Ce problème me conduit à vous poser une autre question : connaissez-vous exactement la qualité des produits irradiés que le consommateur est en droit de la connaître, d'autant que l'irradiation entraîne une perte de la teneur en vitamines des produits ? Je souligne en outre qu'il n'y a pratiquement pas de laboratoires en mesure de contrôler qu'un aliment est irradié. On introduit ainsi des pratiques alimentaires sans avoir les moyens de les mesurer.

Il est une dernière question qui me pose un grave problème : celle des parasites. J'ignore si vous êtes compétents pour me répondre, mais je redoute un scandale -ainsi que vous l'indiquiez très justement, il est préférable d'avoir connaissance du problème en amont que de l'apprendre après - car il existe dans ma région un parasite, la sharka. Elle est en train de se propager de façon incroyable dans les arbres et notamment dans les pêchers et les abricotiers. Or, pour l'instant, personne n'en parle : on recommande en catimini aux agriculteurs de détruire leurs arbres en assurant qu'ils vont être indemnisés. Ces derniers ont commencé à suivre le conseil, mais comme ils ne reçoivent pas un sou, ils finissent par laisser les choses en l'état et, depuis deux ans, ce parasite se développe à une vitesse folle.

Vous savez que, si jamais les pays européens apprennent l'existence de ce virus, ils procéderont à un blocage total de nos exportations de fruits, parce qu'il s'agit d'un virus qui se développe de façon incroyable...

J'aimerais que, sur ce point, on adopte une attitude politique correcte, c'est-à-dire que l'on opère carrément un vide sanitaire autour des exploitations, que l'on informe les gens avant qu'ils n'aient vent de l'affaire par un canal extérieur comme cela a été le cas avec le recyclage des boues. Pourquoi la chose a-t-elle fait scandale ? Parce que l'information est venue de l'extérieur, alors que si on avait averti les gens et qu'on leur avait dit ce que l'on avait fait et que cela ait pu être contrôlé, on aurait eu des traces... Je crains que, pour ce parasite, il ne se produise le même phénomène ! Si on apprend par un canal extérieur qu'un parasite pose problème dans les régions d'arbres fruitiers, cela donnera une très mauvaise image de marque à l'agriculture française !

Mme Marion GUILLOU : C'est une intervention extrêmement riche à laquelle je vais tenter d'apporter des éléments de réponse quitte, si vous le voulez, à ce que nous en reparlions par la suite car le dernier sujet, la lutte contre la sharka exigerait une plus longue discussion, puisqu'il touche tout un pan de l'activité des services de la protection des végétaux.

Comment choisit-on les priorités en matière de sécurité ? On met en place ce que l'on appelle " des plans de surveillance ", dont toute une partie est établie au niveau communautaire : nous avons une liste des plans de surveillance qui sont élaborés au niveau européen et nous y ajoutons, en fonction des priorités ou des risques potentiels que nous percevons au niveau national, des plans de surveillance nationaux. Cela nous fournit une image globale de la contamination en cadmium des abats, de la contamination des résidus d'anabolisants ou de l'usage des substances interdites par exemple. On sait donc à peu près ce qui se passe globalement, ce qui nous permet, ensuite, d'étudier, point par point, les cas qui posent problème.

Comment ces priorités sont-elles déterminées ? Désormais, nos services avec évidemment, l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, ont l'intention de pratiquer une veille beaucoup plus systématique que par le passé, de façon à déterminer les thématiques sur lesquelles il conviendrait, outre ce que nous faisons déjà, accentuer les efforts.

Vous parliez des normes de dioxine et sur ce point, je voudrais vous signaler que nous avons débuté la surveillance de dioxine dans l'alimentation, en France, en 1995. Si ma mémoire est bonne, en 1997, nous avons travaillé avec le ministère de l'Environnement. Le niveau global de contamination en dioxine est, en France, assez faible, puisqu'il est à peu près équivalent au niveau allemand, soit deux picogrammes. Il ne s'agit pas là d'une mesure par homme mais par gramme produit, notamment pour ceux où l'on peut craindre une contamination en raison de présence de matières grasses, puisque c'est là que trouve la dioxine.

En 1997, nous nous sommes dit que notre problème était celui des " points noirs ", donc vraisemblablement des endroits de France où la pollution était plus importante qu'ailleurs. Le ministère de l'Environnement a donc établi une liste des ces " points noirs " et nous avons demandé aux services vétérinaires concernés d'y conduire des campagnes d'analyse. C'est ce qui nous a permis de publier certains résultats - je suis désolée de le dire, mais nous les avons obtenus et publiés avant le C.R.I.R.A.D., même si nos publications intéressent moins le public, et même de retirer du marché les laits dépassant 5 picogrammes par gramme de matière grasse avant le communiqué du C.R.I.R.A.D. de l'année dernière.

Nous avions donc travaillé, en 1997, sur ces cas, essentiellement dans le Nord-Pas-de-Calais. Deux zones nous ont amenés à établir ce que l'on appelle " des plans d'amélioration " qui passent, dans un premier temps, par une interdiction immédiate de la commercialisation du lait et, dans un second temps, par une méthode d'assainissement du troupeau avec renouvellement et apport de fourrages extérieurs.

Il y a ainsi eu tout un plan de remise à niveau des exploitations autour de ces " points noirs ". Evidemment, ces mesures ne valent que si ledit point noir arrête de " cracher ", sans quoi le travail n'a pas de fin !

Les résultats qui ont été connus en 1998 donc, concernaient des zones situées autour de " points noirs ", d'où leur caractère extrêmement défavorable. Mais il convient de savoir que, par ailleurs, nous avons procédé à la mesure, sur ce que l'on appelle " un panier de la ménagère ", du niveau de contamination en dioxine. L'année dernière, nous avons réalisé une étude franco-allemande précisément pour comparer nos pratiques.

A votre question qui tend à savoir comment nous vérifions que les gens se comportent correctement avec les autocontrôles, je répondrai qu'en général, comme c'est le cas sur la route, les gens respectent les règles mais qu'il arrive, effectivement, que certains ne les respectent pas. Comment procédons-nous ? Par des sondages et l'analyse de risque. Pour certaines entreprises, les services vétérinaires départementaux sont un peu plus attentifs que pour les autres. Il existe effectivement une analyse de risque, tout comme il y en a eu une avant le contrôle de l'identification des bovins, qui est en partie statistique et en partie ciblée.

Pour les entreprises, il en va de même ! Dans une entreprise laitière moyenne, nous effectuons par exemple quatre à cinq contrôles que l'on dit "officiels " par an, qui s'ajoutent aux contrôles de l'entreprise et qui permettent de vérifier les autocontrôles.

Il arrive que surviennent des déviations totales : l'affaire de l'Epoisses, l'année dernière, n'était pas autre chose ! Pour préserver le secret de l'instruction, je me limiterai à vous dire que des résultats d'autocontrôles positifs semblent avoir été dissimulés. D'où une disposition de la loi d'orientation agricole qui obligera les laboratoires, pour les micro-organismes pouvant présenter un risque pour la santé publique, à nous communiquer les résultats d'analyse " positifs ".

A la responsabilité de l'industriel s'ajoutera celle du laboratoire, ce qui constitue une double sécurité, à supposer qu'il y ait un industriel pour cacher ce genre de chose, ou pire, pour cacher le problème et mettre le produit sur le marché.

Mme Michèle RIVASI : Ce que vous dites est très important, parce que cela signifie qu'il faut ôter toute confidentialité à la personne qui commandite la mesure ce qui, pour nous, sera un bien.

Mme Marion GUILLOU : Oui. C'est pourquoi la mesure a été prise au niveau législatif, puisque, dans la mesure où il s'agissait effectivement d'une relation contractuelle entre une personne privée et un laboratoire, ce dernier pouvait hésiter à nous communiquer les résultats des analyses. C'est maintenant la loi, qui, pour un certain nombre de microorganismes présentant des risques pour la santé publique, contraindra les laboratoires à nous transmettre les analyses faisant état d'un risque pour l'homme. Cette liste d'analyses sera limitative mais bien précise, et comportera notamment les listerias. C'est une mesure nouvelle !

A votre question visant à savoir si les moyens sont suffisants, je vous répondrai évidemment qu'ils ne le sont jamais ! Chaque année, nous discutons avec le ministère du Budget auquel nous faisons part de nos demandes, mais le résultat n'est jamais au niveau souhaité. De fait, nos crédits ont augmenté depuis plusieurs années et nous sommes maintenant mieux traités dans les budgets puisque, tous les ans, nous obtenons quelques créations de postes - en 1999, nous avons obtenu 45 créations de postes pour la biovigilance et 50 créations de postes pour les circuits haut risque et bas risque qui correspondent aux vérifications des services vétérinaires. En l'an 2 000, nous devrions bénéficier de 50 créations de postes pour le contrôle global de l'équarrissage, dont 25 dans les services vétérinaires.

Parallèlement, les moyens financiers enregistrent, chaque année également, une augmentation évaluée entre 10 et 30 % selon les lignes des crédits d'intervention destinés à la sécurité des aliments.

M. le Président : Je crois avoir entendu que des jugements sont intervenus au pénal, pourriez-vous nous en communiquer les résultats ?

Mme Marion GUILLOU : Nous avons déjà demandé à la brigade d'enquête, parce que c'est un sujet que nous suivons de très près, le nombre de cas en instruction, par exemple pour l'usage des hormones. Mais si vous souhaitez une information très large, cela exigera un gros travail de la part de nos services qui devront s'informer auprès des tribunaux. Je peux néanmoins vous donner quelques informations concernant les hormones, déjà synthétisées.

Pour les autres questions - O.G.M., laboratoires, produits irradiés, ingrédients, sharka - je vous propose de vous communiquer une note par écrit.

M. le Président : Vous pouvez nous envoyer des informations écrites sur ces sujets.

M. Paul VIALLE : Sur les problèmes d'O.G.M. et de sharka, je ne répondrai pas puisque vous venez de dire que vous vous contenteriez d'une réponse écrite.

En revanche, sur la définition des critères de qualité, il convient de distinguer plusieurs niveaux : un niveau réglementaire qui détermine ce qui est autorisé et ce qui ne l'est pas et des niveaux volontaires qui peuvent être l'agriculture biologique, le forum de l'agriculture raisonnée, le F.A.R.E., ou des cahiers des charges de distributeurs, type " lait de montagne " de telle grande enseigne de distribution. Il y a donc plusieurs niveaux de critères de qualité dont certains sont pertinents mais dont certains autres, notamment en matière de cahier des charges de distributeurs, sont problématiques, quant à leur pertinence et à leur lisibilité par les consommateurs.

Toujours concernant ces critères de qualité, vous me permettrez d'insister sur un point particulier : toute qualité qui va au-delà des normes obligatoires, qu'il s'agisse d'une qualité appliquée aux résidus ou plus encore d'une qualité organoleptique, a un prix. Je suis très frappé de constater que, dans d'autres pays, les comportements des consommateurs et donc des acheteurs ou acheteuses puisqu'il s'agit fréquemment des ménagères, diffèrent et orientent fortement tout le système. Au Japon, par exemple, la ménagère choisit toujours le produit de meilleure qualité, quel qu'en soit le prix, avec la conséquence que le coût de l'alimentation est de quelques points plus cher qu'en France, mais que la qualité des produits -on le voit notamment pour les poissons - est tout à fait exceptionnelle. Le consommateur joue donc un grand rôle en la matière et pour l'illustrer en France, je ne citerai qu'un exemple : il y a quelques années, une directrice de recherches de l'I.N.R.A. qui se trouvait à Avignon a mis au point une variété de fraises, la garriguette, qui est d'une grande qualité gustative et organoleptique. Ce fruit a mis dix ou quinze ans avant d'être commercialisé, parce qu'étant un peu plus fragile, il voyageait mal et nécessitait d'être transporté par des camions aux suspensions performantes. C'est aujourd'hui le cas et cela explique que le prix de ce produit soit un peu supérieur, le consommateur acceptant un tel prix.

C'est la preuve que, dans bien des cas, c'est le consommateur qui définit, par son pouvoir d'acceptabilité ce qui, ensuite, sera produit par l'ensemble de la filière.

M. le Président : La parole est à M. Sauvadet.

M. François SAUVADET : J'ai écouté avec beaucoup d'attention ce que vous venez de dire, notamment concernant les limites de l'autocontrôle et la nécessité de faire en sorte que les laboratoires communiquent les résultats d'analyse, dès lors que l'on a détecté un problème : je crois qu'une des conditions essentielles de la transparence consiste d'abord en une information préalable, aussi bien en matière d'autocontrôles que de contrôles officiels.

Pour autant, une interrogation demeure concernant l'expression du contrôle, dès lors qu'un problème a été décelé. Je m'explique : l'administration territoriale, dans sa mission de contrôle, applique le principe de précaution. C'est un grand principe auquel il convient de donner un caractère réglementaire, pour faire en sorte qu'il ne permette pas d'aller au-delà, notamment pour des produits tels que ceux au lait cru sur lesquels une attention plus particulière est portée et qui correspond d'ailleurs à une qualité gustative du produit. On s'aperçoit, en effet, qu'il peut survenir une difficulté, une fois que le problème a été décelé et réglé au regard de la norme et qui tient au fait que l'on décèle toujours des présences, par exemple, de listerias.

Quelle est la garantie juridique que l'on pourrait apporter à l'administration territoriale dans le respect du principe de précaution qui s'impose à chacun ?

Il semblerait qu'il y ait, ici ou là - c'est du moins ce que l'on m'a rapporté - des jurisprudences qui, au nom du principe de précaution, avant le retour du produit sur le marché, diffèrent des précédentes. Je voulais savoir si vous en avez été informée et si cela correspond à une réalité objective car cela pose un vrai problème.

Mme Marion GUILLOU : Je ne sais pas si j'ai bien compris toute la portée de la question, mais je vais m'efforcer d'y répondre.

Pour les listerias dans les produits laitiers, la réglementation est simple : une directive de 1992 précise qu'il faut " zéro listeria dans cinq fois cinq grammes à la production ". C'est la seule base réglementaire ferme ! Par ailleurs, la pratique française, suite à un avis du Conseil supérieur d'hygiène publique de France, tolère cent listerias par gramme à la distribution. Pour résumer, on considère donc que le produit doit présenter zéro listeria dans cinq fois cinq grammes à la production - ce qui veut dire que ce n'est pas un zéro absolu et qu'il peut, par la suite, y avoir des croissances de listerias en fonction de la chaîne du froid - et une tolérance de cent listerias par gramme à la distribution.

C'est la règle : j'ignore comment vous entendez que les services de contrôle appliquent le principe de précaution, mais c'est la règle ! Quant à la production, si des produits ne sont pas à zéro, ils ne doivent pas être mis sur le marché ! Je peux vous dire que chaque semaine, de nombreuses usines détruisent, ou plus généralement envoient à la fonte, des produits au lait cru.

Il existe, ensuite, un protocole de conduite interministériel, en cas de présence anormale de listerias, qui interdit évidemment la commercialisation du produit : soit il est déjà dans le circuit commercial et on retire tous les produits en liaison avec tous les professionnels eux-mêmes, soit il est déjà chez le consommateur, auquel cas nous procédons à une information systématique, puisque la listeria est dangereuse pour certaines populations. Nous tentons désormais de pousser l'opérateur à fournir lui-même l'information, mais quand il est défaillant, ce qui a été le cas pour une marque de charcuterie, la semaine dernière, les pouvoirs publics prennent le relais.

Une fois la listeria repérée dans l'usine, on réalise des prélèvements, appelés " écouvillonages ", pour essayer d'en déterminer l'origine et de savoir si elle est dans l'ambiance de l'usine, sur les murs, ou dans la matière première. On contrôle ensuite systématiquement les lots que l'on n'a pas le droit de commercialiser avant un contrôle négatif - c'est ce qui s'appelle " la mise sous contrôle renforcé " de l'usine - et, si on n'en n'explique pas l'origine, on ferme l'usine momentanément pour une désinfection généralisée.

Disons que le protocole d'action est normalement assez clair pour un service de terrain ! Néanmoins, vous savez que nous discutons du problème au niveau communautaire, puisque la listeria ne se trouve pas uniquement dans les fromages au lait cru. Il convient donc de disposer de normes listeria, non pas seulement pour les produits laitiers, mais aussi pour les poissons fumés, les fruits et légumes, les charcuteries, la viande hachée et tout ce qui peut contenir des listerias. Un travail est donc conduit dans ce sens au niveau communautaire et nous avons nous-mêmes interrogé l'A.F.S.S.A. pour savoir quel comportement adopter vis-à-vis de ce risque. C'est peut-être ce qui explique votre allusion aux attitudes de précaution, puisqu'il n'y a pas encore de règles communautaires et que nous coordonnons nos pratiques avec les services déconcentrés lorsque le problème se présente.

M. le Rapporteur : Sans reprendre tout ce qui a été dit, je poserai une question par rapport à la mondialisation des échanges. Je m'interroge sur la connaissance que l'on peut avoir de tous les produits qui rentrent sur notre territoire. Un de nos services permet-il à tout moment de savoir ce qui entre, tant en produits bruts qu'élaborés ? Un suivi de tout ce qui pénètre sur le territoire est-il assuré et où peut-on se procurer ces informations ?

Mme Marion GUILLOU : Comme je vous le disais rapidement, les postes d'inspection frontaliers exercent un contrôle des denrées animales et d'origine animale. Un contrôle des organismes de quarantaine est également exercé dans les postes d'inspection frontaliers phytosanitaires. On y vérifie donc que les végétaux qui entrent ne présentent pas de parasites nouveaux qui pourraient poser problème. Depuis la loi d'orientation agricole, nous avons, en outre, à mettre en place le contrôle en postes d'inspection frontaliers, des aliments pour animaux dont on pense qu'ils pourraient comporter un risque. En la matière, nous avons des chiffres et dans nos bilans annuels nous indiquons, soit le tonnage, soit le nombre d'actes de contrôle effectués. Si vous souhaitez des données plus précises, elles sont, évidemment, à votre disposition.

M. le Rapporteur : Du point de vue de l'éventuelle variabilité ou de l'évolution de certains produits déjà élaborés qui touchent à l'alimentation, j'ai entendu parler d'une banque de données alimentaires. Avez-vous, dans vos services, un lieu précis où l'on peut suivre " à la trace " ou " à la lettre " l'évolution de tel ou tel produit déjà manufacturé et destiné à l'alimentation ?

Mme Marion GUILLOU : Tout dépend si l'on parle uniquement d'importations ou de manière plus globale. Nous suivons les importations, donc nous les contrôlons. On peut ainsi vous dire, quels types de denrées présentent des risques : très régulièrement, nous avons des problèmes avec les produits de la mer importés. Ce sont ceux que nous suivons avec le plus d'attention, car ils posent souvent des problèmes sanitaires.

En matière d'outils d'observation, la France dispose d'un observatoire des consommations alimentaires, mais il s'intéresse à tout ce qui est mangé et non plus seulement importé en France. Il nous permet d'établir - puisque Mme Rivasi posait à juste titre la question tout à l'heure - un lien entre la personne et le produit de manière à déterminer le profil moyen de consommation des Français ainsi que les attitudes extrêmes et à en déduire la limite admissible, produit par produit, en sachant ce qui globalement acceptable pour l'homme.

Je citerai également le C.I.Q.U.A.L. qui est une banque de données complémentaires. Il décrit la composition d'un aliment, car s'il est bon de savoir que vous mangez de la choucroute, par exemple, encore faut-il savoir quels en sont les composants alimentaires. Le C.I.Q.U.A.L. décrit ces composants alimentaires pour parvenir, ensuite, à voir ce qui est acceptable dans chaque produit comme type de contaminant indésirable au vu de ce qui est globalement supportable. Le C.I.Q.U.A.L., qui était physiquement installé rue Claude Bernard, fait partie de ces outils d'expertise dont la France dispose et a été intégré à l'A.F.S.S.A. lors de sa création.

En utilisant ces deux organismes, vous pouvez normalement savoir la teneur de ce que vous mangez en glucides, en lipides, en protides comme en sel ou en sucre.

M. Paul VIALLE : Vous m'autoriserez à ajouter une dernière précision sur ce qu'indique Mme Guillou : il est clair que les informations des observatoires de la consommation et des banques de données sur la qualité des aliments dans la durée, croisées avec des enquêtes épidémiologiques, par exemple sur l'obésité ou tel ou tel type de maladie liée à la nutrition, sont totalement indispensables à la recherche si l'on veut pouvoir tirer, sur le long terme, des conclusions relatives aux évolutions et au rôle de la consommation. Ce sont des outils qui, comme toute base de données, sont un peu coûteux, mais qui doivent être maintenus essentiellement sur une longue période.

M. le Président : Nous n'avons certainement pas épuisé tout le sujet, mais nous comptons sur les documents que vous nous adresserez, étant entendu que le rapporteur pourra compléter nos investigations par des questions écrites.

Il me reste à vous remercier de votre contribution.

II. - Les incidences de l'évolution des technologies
sur les méthodes et les capacités de production

Audition conjointe de M. Rémi TOUSSAIN,
Directeur de la Direction des politiques économiques et des échanges,

et de M. Christian DUBREUIL,
Directeur de la Direction des exploitations de la politique sociale et de l'emploi du ministère de l'Agriculture et de la pêche

(extrait du procès-verbal de la séance du 27 octobre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

MM. Rémi Toussain et Christian Dubreuil sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Rémi Toussain et Christian Dubreuil prêtent serment.

M. Rémi TOUSSAIN : Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, nous nous proposons de partager notre temps de parole. Pour ce qui me concerne, j'ai pris le parti de vous présenter à très grands traits ce qu'a pu être l'évolution économique de la production agricole et agro-alimentaire au cours des dernières décennies et de vous décrire très schématiquement comment s'est effectué le passage d'une préoccupation fondée sur le seul souci d'approvisionnement, à celui de sécurité sanitaire des aliments.

M. Christian Dubreuil, quant à lui, vous entretiendra plus particulièrement de l'évolution des structures d'exploitation dans ce contexte et du rôle qu'elles peuvent jouer par rapport au sujet qui vous préoccupe.

A très grands traits, on doit rappeler qu'à la fin de la deuxième guerre mondiale, la France est en situation de pénurie alimentaire : l'agriculture française est déficitaire pour quasiment tous les produits agricoles de base et ne produit, par exemple, que les deux tiers de ses besoins en blé alors qu'elle mobilise encore 35 % de l'emploi national. Les exploitations sont alors de petite taille et le niveau de vie des agriculteurs est très faible par rapport au reste de l'économie.

A cette époque il est assez naturel que les objectifs aient été les suivants :

M. réduire la dépendance alimentaire du pays ;

M. encourager une partie du personnel agricole à se tourner vers un secteur industriel et tertiaire qui, lui, était très déficitaire en main d'_uvre ;

M. permettre aux agriculteurs de se moderniser sur des structures d'exploitation mieux adaptées.

Deux événements marquent le début de " la politique agricole " moderne.

Premièrement, le traité de Rome qui, en 1957, définit les objectifs de la politique agricole commune :

M. garantir la sécurité alimentaire,

M. augmenter la productivité,

M. assurer un niveau de vie équilibré aux agriculteurs,

M. stabiliser les marchés et fournir aux consommateurs des aliments à un prix raisonnable.

Deuxièmement, un événement national, celui-là : les lois d'orientation agricoles des années soixante et soixante-deux qui vont fournir le cadre structurel à une importante modernisation de notre agriculture.

Ces lois portaient sur un ensemble de dispositions allant de la politique des structures à l'agrandissement des exploitations en passant par des politiques d'installation, des politiques d'aides à l'investissement en vue de la modernisation de l'outil de production, une politique de l'organisation économique des agriculteurs qui leur permettait, surtout à l'époque, de regrouper l'offre et de l'organiser, sans oublier, d'une part la formation initiale permanente et continue des jeunes et des adultes, d'autre part et enfin, l'appui technique confié ultérieurement aux Chambres d'agriculture avec ce que l'on appelle " le développement agricole ".

Ces systèmes de garantie et de soutien de prix au niveau européen et ces lois nationales ont été un formidable stimulant pour l'agriculture de l'Europe de l'Ouest : c'est une évidence. J'ajouterai que ces soutiens, souvent décriés aujourd'hui étaient, d'une manière générale, très légitimes dans la mesure où l'on avait affaire à une activité soumise à une très forte fluctuation de l'offre et à une volatilité des prix d'une année sur l`autre.

Les progrès ont été spectaculaires puisque la production française a doublé entre 1945 et 1974 bien que les superficies cultivées aient diminué de 10 % durant cette même période. La productivité par actif a triplé en trente ans : dans les années soixante, un travailleur agricole exploitait 10 hectares de surface agricole utile-  la S.A.U. - alors que cette superficie avait triplé dans les années soixante-dix.

Plus spécifiquement, en matière de production végétale, les améliorations apportées par la motorisation, la mécanisation des principales tâches agricoles, le formidable progrès de la chimie agricole à travers les engrais et les produits phytosanitaires, la sélection génétique qui est environ pour moitié dans les gains de rendement de l'agriculture, sont autant d'éléments qui ont été décisifs.

Pour ne prendre que l'exemple du blé, la production à l'hectare a quadruplé durant les quarante dernières années - avec près de 4% d'augmentation annuelle de rendement sur quarante ans, en moyenne, et presque 2 % au cours des vingt dernières années - puisqu'elle atteint maintenant une moyenne annuelle de 70 quintaux à l'hectare.

En ce qui concerne la production animale, qui entre au moins autant dans le champ d'investigation de votre Commission d'enquête, les troupeaux se sont agrandis, spécialisés et, jusqu'au début des années quatre-vingt-dix, intensifiés. Ce qui est notable, c'est que les élevages ont tissé des relations techniques et économiques de plus en plus étroites, d'une part avec les entreprises d'amont, en matière de génétique animale, d'aliments du bétail ou de services divers et d'autre part avec les entreprises d'aval, coopératives ou privées, en matière de collecte, de transformation et de commercialisation des produits ce qui permet de dire que le développement de la production animale a donné naissance à de véritables filières de production dont certaines pour le porc, la volaille et le veau connaissent aujourd'hui un très fort degré d'intégration amont-aval.

Le mode d'alimentation a, pendant le même temps, beaucoup évolué avec une augmentation nette de la part des fourrages cultivés et de l'alimentation concentrée. Je signalerai simplement que pour la ration type, qui est importante par rapport à votre préoccupation, l'alimentation concentrée est composée presque pour moitié de céréales - 25 % de tourteau de soja, importé essentiellement, et 9% de graines oléoprotéagineuses - et qu'elle ne contient que 3 % de farines animales.

Au total, sur ces cinquante dernières années, les quantités de lait ont doublé, la quantité de viande a augmenté de cent pour cent et celle des _ufs et volailles de 160 %. Cette augmentation des volumes s'est accompagnée d'une baisse relative des prix qui, en valeur réelle, ont été divisés par deux depuis 1960 : on verra que c'était un élément important de la formidable modernisation du secteur de l'aval et de l'agro-industrie qui a connu un décollage parallèle, conséquence des formidables gains de productivité agricole, non seulement en disponibilités de volumes mais aussi, comme je le disais il y a un instant, en termes de coûts de production.

Depuis le début des années quatre-vingt, la valeur ajoutée des industries agro-alimentaires dépasse celui de l'agriculture puisqu'elle représente 230 milliards de francs contre 180 milliards de francs pour l'agriculture. Je crois que l'importance de ce secteur mérite d'être souligné : générateur de 400 000 emplois, il a toujours été créateur net d'emplois, y compris dans les années récentes, ce qui est d'autant plus important qu'il s'agit souvent d'emplois en zone rurale ou de dépression d'emplois. Le chiffre d'affaires des industries agro-alimentaires représente près de 20% de celui de la totalité du secteur industriel ce qui permet de dire qu'elles sont tout à fait essentielles du point de vue industriel. Près de la moitié de ce chiffre d'affaires provient de la transformation des productions animales -lait et viande - une autre part importante provenant, naturellement, des boissons, secteur qui est, par ailleurs, très diversifié.

On enregistre un succès également, au cours de ces mêmes décennies, en termes de balance commerciale et de capacités exportatrices de la France, puis de l'Europe. Je voudrais simplement rappeler qu'au début des années quatre-vingt, pour la plupart des produits, l'Europe a largement dépassé son seuil d'approvisionnement puisque, pour les céréales, à la fin de la décennie quatre-vingt elle atteignait 120 % de taux d'auto-approvisionnement, à peu près le même pourcentage pour les sucres et qu'elle dégageait, pour les viandes, un léger excédent même s'il dépendait quelque peu des cycles de production.

La balance commerciale française qui avait été longtemps déficitaire a connu, à partir des années soixante-dix, et de manière structurelle, un bilan positif qui ne s'est jamais démenti depuis et le solde excédentaire se situe aux environs de 50 milliards de francs, en moyenne, depuis une dizaine d'années. Nos exportations couvrent 130 % de nos importations agro-alimentaires, étant entendu que la France est, désormais, après les États-Unis, le deuxième exportateur mondial de produits agricoles. Il est à noter cependant que la destination des produits français reste pour l'essentiel, le marché intra-européen pour environ les trois quarts de sa valeur.

Je passe sur les principaux secteurs d'exportation, tenant à votre disposition les statistiques plus précises que vous pourriez souhaiter, pour noter simplement que ces succès de la P.A.C. se sont progressivement heurtés à un certain nombre de difficultés au début des années quatre-vingt qui ont été, en raison même du développement des productions, une accumulation des stocks d'intervention. Je rappelle qu'au début des années quatre-vingt, on avait (d'ailleurs plutôt dans des pays autres que la France) des stocks de blé, de poudre de beurre et de viande bovine et des soutiens publics des marchés dont le coût budgétaire était croissant - près de 40 % du budget européen était consacrés sous formes directes ou indirectes au soutien des excédents - et enfin des tensions que l'on voyait naître et qui se sont beaucoup développées depuis sur les marchés internationaux entre les différents pays exportateurs.

Cette situation a conduit l'Europe à engager un certain nombre de réformes successives des organisations de marché qui avaient pour but affiché de retrouver l'équilibre, de maîtriser les coûts budgétaires sans, pour autant, perdre sa place sur les marchés internationaux, ni son droit, voire son devoir, que je crois être légitime, de participer à la sécurité alimentaire mondiale.

Ces réformes ont pris des formes diverses, souvent complexes, selon les produits : pour le lait on a eu recours à une forme de maîtrise de la production avec l'encadrement des quotas mis en place en 1984, alors que pour le secteur des céréales, la formule a essentiellement consisté à reprendre chaque année, par des moyens divers, les gains de productivité auxquels je faisais référence précédemment par des baisses de prix ou des taxes diverses avant que ne soit introduite la jachère, élément de maîtrise de la production.

A partir des années quatre-vingt-dix, ces mêmes contraintes de marché, de budget, et l'évolution des négociations internationales au G.A.T.T. ont pesé de plus en plus. Le cycle de l'Uruguay Round qui a consisté, pour la première fois, à faire rentrer l'agriculture - avec des exceptions - dans des règles internationales de libéralisation des échanges a alors amené l'Union, en 1992, à procéder à une réforme assez radicale dans son mode de soutien des productions céréalières. Cette dernière a consisté fondamentalement à baisser les prix de soutien et à mettre en place des aides à l'hectare sur des bases forfaitaires pour compenser cette dégradation des prix. C'est là une formule assez nouvelle dans les formes d'intervention européenne qui amène à transférer partiellement vers le contribuable le soutien dont bénéficie le consommateur.

Cette logique a donné des résultats, notamment en matière céréalière, tout à fait importants. On pense souvent à ses effets en matière d'exportations mais je crois qu'il faut beaucoup plus souligner le fait que cette baisse de prix a permis de reconquérir, dans l'alimentation animale, des parts de marché qui avaient été perdues au profit de produits de substitution : pour donner des ordres de grandeur, il faut compter une trentaine de millions de tonnes depuis le début des années quatre-vingt-dix sur une consommation intérieure de 170 millions de tonnes et une production totale de 200 millions de tonnes. Tout cela prouve la force de ce mouvement de reconquête.

En 1999, dans une certaine mesure, ce dispositif a été étendu à d'autres secteurs et en particulier à la viande bovine.

Les instruments de maîtrise de la production sont maintenus : jachère, quotas laitiers, droits à prime dans le secteur de l'élevage.

Parallèlement à ces réformes des organisations de marchés, l'évolution au niveau européen s'est également caractérisée par la reconnaissance d'objectifs concernant les services non marchands, l'entretien du territoire, l'environnement, le développement des règles concernant le bien-être des animaux ainsi que, bien sûr, les objectifs de sécurité alimentaire, tout cela étant désormais soutenu grâce aux mesures de développement rural qui constitue ce que l'on appelle maintenant " le deuxième pilier de la politique agricole commune ".

Ces différentes réformes ont peu à peu tendu à répondre à l'évolution des attentes de la société que la loi d'orientation qui vient d'être promulguée reconnaît puisque, à côté des fonctions économiques, les fonctions sociales et environnementales de l'agriculture sont désormais pleinement admises ce qui - et j'en terminerai là - lance à l'agriculture de nouveaux défis, liés aux attentes de consommateur et cela à deux titres.

Le premier est celui de la sécurité de l'alimentation qui est au c_ur de votre préoccupation.

Le second résulte d'une attention que l'on sent croître, en tout cas dans nos régions, chez une partie des consommateurs qui ont complètement perdu l'idée qu'il y avait un risque en termes de sécurité alimentaire, pour tout ce qui entoure le produit et notamment les modes de production. Sans parler des appellations d'origine ou des signes de qualité qui existent depuis longtemps, on voit se profiler un besoin de reconnaissance de l'agriculture biologique, voire de l'agriculture raisonnée.

À cet égard, d'un point de vue économique, je crois essentiel pour l'agriculture d'accompagner ce mouvement afin d'éviter que le cahier des charges et la valeur ajoutée qui peut y être liée soient complètement captés par l'aval : c'est une question qui est au c_ur des débats avec la grande distribution. Je considère que les conditions essentielles de cette maîtrise sont une bonne organisation des producteurs et une démarche de filière susceptibles d'assurer, de l'amont à l'aval, la traçabilité, le respect et la valorisation du cahier des charges, de manière à faire en sorte que, dans toute la mesure du possible, une partie de la valeur ajoutée puisse être maintenue au niveau de l'amont.

Je crois que cette exigence rejoint celle qui doit prévaloir en matière de sécurité alimentaire et que les pouvoirs publics doivent, dans cette affaire, tout en maintenant et en améliorant les grands mécanismes d'intervention, la défense de nos intérêts sur le plan communautaire et international, accompagner et consolider ce mouvement d'organisation des filières.

M. le Président : La parole est maintenant à M. Dubreuil.

M. Christian DUBREUIL : Comme M. Toussain, je ne suis pas directement concerné par la gestion de la sécurité alimentaire en France puisque, pour ma part, je m'intéresse surtout à la gestion des exploitations agricoles ou parfois des entreprises agricoles - le sujet relatif à cet acteur micro-économique est souvent discuté - et aux agriculteurs et salariés agricoles que sont les hommes et les femmes qui travaillent sur ces exploitations ou les dirigent.

Il est clair que ni l'entité micro-économique qu'est l'exploitation agricole, acteur de la filière dont vous examinez la transparence et la sécurité, ni l'emploi n'ont été privilégiés par les politiques agricoles. Par conséquent, l'exercice auquel j'ai imaginé de me livrer devant vous consiste à m'interroger sur la sécurité de la filière à travers le rôle de l'un de ses acteurs qui est l'exploitant agricole ou l'exploitation agricole et cela sans paraphraser les objectifs de la loi d'orientation agricole, d'autant que vous-même, M. le Président avec M. Gengenwin ou Sauvadet y avez consacré beaucoup de temps et que c'est vous qui avez élaboré la loi que nous sommes chargés d'appliquer.

Comme l'a indique Rémi Toussain - et je serai très bref sur ce sujet - la bataille de la production de l'après-guerre que notre pays a gagnée, a notamment entraîné des soutiens proportionnels aux facteurs de production. Les soutiens à l'agriculture ont souvent visé des hectares ou des unités de gros bétail mais pas tellement l'exploitation agricole et l'agriculteur a quelque peu disparu derrière ce soutien accordé à des facteurs de production.

La seconde bataille que la France a également gagnée, celle de l'exportation, lancée dans les années soixante-dix, n'a pas davantage mis en exergue le rôle des exploitants agricoles comme membres de cette filière et il faudra attendre la loi d'orientation agricole pour voir placer sur un pied d'égalité, au moins au niveau du concept, les quatre fonctions de l'agriculture productrice de biens, créatrice d'emplois, préservatrice et régénératrice de l'environnement, et actrice importante du maillage du territoire.

La situation des agriculteurs est marquée par un phénomène connu de tous, la chute du nombre des exploitations agricoles depuis la seconde guerre mondiale - elles sont passées de 1,8 million en 1955, à 680 000 actuellement - qui est régulière et prend un caractère inexorable. Cette baisse a été longtemps perçue comme une preuve de modernité, et je rappelle pour mémoire, que la volonté d'un acteur clé de cette histoire, Michel Debatisse, était d'encourager ce mouvement. Cette chute qui a été interprétée simultanément et plus encore actuellement comme une perte d'identité, une perte de poids de l'agriculture, ne sera réellement considérée comme un problème politique qu'au début des années quatre-vingt.

En effet, les politiques agricoles visent plutôt la maximisation du revenu qui passe par une réduction rapide du nombre d'agriculteurs. Pour prendre une période, récente entre 1989 et 1998, le nombre d'unités de travail agricole qui concernent à la fois les exploitants agricoles et les salariés d'exploitation - je sais M. le Président que vous êtes sensible à cette problématique des salariés agricoles - a diminué de 27% ; le nombre d'exploitants a accusé une baisse de 33 % tandis que les effectifs de salariés d'exploitation sont restés à peu près stables.

Parallèlement, le revenu agricole global en termes réels par unité de travail non salarié, a progressé de manière totalement symétrique : plus 31 %, soit 3 % par an.

La croissance du revenu n'est pas condamnable en soi comme le disait l'un de nos interlocuteurs. Il est bien certain qu'il ne faut pas empêcher les agriculteurs de devenir riches, ni aucun d'entre nous d'ailleurs...

M. le Président : Si on pouvait déjà les empêcher d'être pauvres...(Rires.)

M. Christian DUBREUIL : Vous voyez à quels débats je fais allusion sur cette thématique !

On constate toutefois que les politiques agricoles ont été destructrices d'emplois et que l'emploi a constitué la variable d'ajustement de l'évolution de l'agriculture.

Effectivement, M. le Président, mesdames et messieurs, le paradoxe c'est que le revenu de l'agriculture baisse, le revenu de la " ferme France " baisse alors que celui des agriculteurs, traduit à travers le revenu brut d'exploitation, augmente, en tout cas dans les deux grandes périodes favorables au revenu agricole : de 1960 à 1973 et depuis 1980.

Il faut dire que, face à cela, la France a mis en _uvre une politique d'installation des jeunes qu'elle a initiée en Europe. En novembre 1995, le Premier ministre, Alain Juppé a signé avec Mme Lambert, alors présidente du C.N.J.A., une charte nationale pour l'installation des jeunes en agriculture qui, je vous le rappelle, fixe à 12 000 par an l'objectif des installations aidées.

Cette politique d'installation coexiste avec une autre politique qui, elle, est une politique massive de préretraite qui conduit à réduire le nombre des agriculteurs puisque, de 1992 à 1997, elle en a fait partir 60 000. Le fait que l'effectif des cédants ait été multiplié par deux pendant quatre ans explique que les deux tiers des deux millions d'hectares libérés soient allés à l'agrandissement des exploitations.

Je signale au passage que ces mesures ont coûté 7 milliards de francs et qu'elles génèrent encore dans le budget du ministère de l'Agriculture et de la pêche que vous allez examiner le 17 novembre prochain, une dépense passive de un milliard de francs.

La coexistence de ces deux politiques affaiblit le rôle de cet acteur économique qu'est l'exploitation agricole.

Très rapidement, avant d'en venir à la mobilisation possible de l'outil qu'est le C.T.E. que vous avez souhaité créer, je voudrais parler d'un élément du contexte de la politique de l'installation à l'heure actuelle et de l'évolution prévisible que l'on peut anticiper. Les départs d'agriculteurs vont se stabiliser à hauteur de 15 000 par an pendant quinze ans - ce qui montre au passage qu'il n'est pas forcément utile d'accélérer cette problématique de départs par une nouvelle mesure de préretraite - ce qui va créer des opportunités puisqu'il est plus facile de mettre 12 000 installations aidées face à 15 000 départs que 12 000 installations aidées face à 50 000 départs comme c'était le cas il y a quelques années... Il n'empêche que l'offre d'exploitations et de terres va se raréfier. Le nombre d'installations aidées régresse par rapport à cet objectif de 12 000 : 9 000 en 1997, 8 000 en 1998 et probablement 7 000 cette année du fait de cette transition démographique que j'ai décrite. Cette situation prouve qu'il faut repenser les modèles d'installation qui ont été conçus.

Le vivier de l'installation agricole n'est désormais plus celui des filles et des fils d'agriculteurs. Il naît 6 000 enfants dans les familles d'agriculteurs ce qui montre bien que les futurs exploitants agricoles ne vont plus seulement, ou plus majoritairement, se recruter parmi les familles agricoles. Il faudra donc chercher de futurs installés parmi les jeunes hors le cadre familial, hors du monde agricole, mais souvent formés par l'enseignement agricole, qui feront un détour professionnel ou s'installeront progressivement.

Nous avons donc à la fois une opportunité et un risque mais il est certain que la tendance actuelle reste à une décroissance qui va passer à 1,4 % par an ce qui signifie qu'à l'échéance de cinquante ans, nous nous trouverons probablement dans la situation, que les uns et les autres s'accordent à vouloir combattre, où sur la même surface agricole utile, nous aurons 250 000 exploitants agricoles. Cette évolution conduit à se dire - et cela concerne directement la sécurité sanitaire et de la qualité des aliments - qu'il est utile de remettre l'agriculteur au c_ur de la politique agricole à travers une politique contractuelle portant sur l'ensemble du système d'exploitation. Un telle politique repose sur celui qui peut prendre des engagements et s'y tenir : l'exploitant agricole qui est un maillon de la chaîne de la qualité et de la sécurité des aliments. Elle fait de lui un acteur et pour lui donner l'autonomie nécessaire, vise à ce que les soutiens dont il dispose deviennent cohérents et convergents.

J'en arrive aux outils qui peuvent être mobilisés dans ce sens au plan européen et au plan national.

Au plan européen, nous entamons la mise en _uvre de ce deuxième pilier de la P.A.C., cité par Rémi Toussain, et financé, renforcé sous F.E.O.G.A. garantie visant à mettre en cohérence les mesures. On peut se dire que, pour mener cette politique ambitieuse, les contraintes des accords de Berlin en termes de financement, vont poser des problèmes pour développer ce deuxième pilier. En effet, les questions qui n'ont pas été totalement traitées à Berlin, notamment celle du plafonnement et de la dégressivité des aides directes aux côtés de la modulation des aides, vont probablement se reposer dans la période 2 000 - 2 006, d'ailleurs en articulation avec les discussions de Seattle qui vont sans doute nous amener à privilégier des aides un peu plus découplées des aides à la production.

Ce deuxième pilier vise donc à répondre à des préoccupations de qualité : qualité des produits, qualité de l'alimentation, qualité des agriculteurs avec la contrainte de financement que l'on connaît et qui est issue des accords de Berlin.

L'outil national qui va se mettre en place et qui peut être mobilisé dans l'objectif qui est le nôtre sur la sécurité de la filière alimentaire et sa qualité, c'est le contrat territorial d'exploitation comme outil de politique agricole.

Par rapport à ces préoccupations, il présente l'avantage de permettre de contractualiser sur la base d'un projet global de l'exploitant : on sort, du moins partiellement, de la situation où des aides dispersées et non coordonnées s'adressaient à une partie de l'activité agricole ce qui permet de nous conformer aux objectifs collectifs auxquels nous sommes confrontés pour ce qui concerne la filière alimentaire qu'ils soient territoriaux, sectoriels ou de filière.

A travers ce que l'on appelle " les C.T.E. types " dans le jargon qui résulte de l'élaboration de la loi, on pourra, compte tenu de l'aspect collectif du C.T.E., réincorporer des objectifs de ce type. On rejoint là, le souhait exprimé par le législateur national, de lier ce que le décret appelle " la partie économique et relative à l'emploi " et la partie environnementale et territoriale.

La France va probablement enfin pouvoir mener une politique agro-environnementale ce qui, jusqu'alors, n'était pas vraiment le cas : on a connu une politique agro-environnementale depuis 1992 qui s'est traduite par environ 300 opérations locales et qui concernait un million d'hectares mais qui n'était probablement pas à la hauteur des enjeux d'un pays comme le nôtre.

Enfin, on va pourvoir s'adresser au même public qu'il s'agisse d'agriculteurs désireux de se moderniser ou désireux de respecter l'environnement.

Jusqu'à présent ils ne constituaient pas le même public : il est très clair que les 6 000 bénéficiaires - qui sont aussi en décroissance de 15 % par an - des demandes d'aides d'amélioration matérielle qui sont l'outil d'aide à la modernisation, étaient les agriculteurs que l`on va appeler pour aller vite " modernistes " qui étaient soucieux d'investir et de se développer alors que d'autres agriculteurs étaient davantage concernés par les aides agro-environnementales.

Le C.T.E. nous donne peut-être l'occasion de faire en sorte que les agriculteurs " modernistes " qui font avancer l'agriculture productive prennent des engagements sur l'aspect environnemental et que, de la même manière, les agriculteurs installés dans des lieux imposant des contraintes environnementales soient concernés par le développement d'une filière. Le C.T.E. va nous permettre de dire aux éleveurs du Marais poitevin que nous allons les aider pour qu'ils ne retournent pas les prairies humides pour y planter du maïs qui aurait nécessité une irrigation supplémentaire mais qu'ils doivent s'organiser pour valoriser, en tant que filière bovine, leur production " Marais poitevin " et inversement, pour les agriculteurs d'Ille-et-Vilaine -département très volontaire dans la démarche C.T.E. - qu'ils se préoccupent de la gestion de l'eau. On pourra donc avoir une cohérence des soutiens.

Le C.T.E., dans l'ambition qui est la sienne, - et c'est pourquoi j'en parle dans notre problématique de ce matin - devrait concerner, selon le Premier ministre, 50 000 exploitants agricoles à la fin de l'année 2 000 et 100 000 à la fin de la législature. On voit donc bien que, par rapport à la préoccupation de qualité et de sécurité de la filière alimentaire, il va falloir utiliser cet outil.

J'achèverai mon propos en soulignant qu'en effet, l`un des problèmes qui se posent à l'agriculture, c'est d'accroître la valeur ajoutée des exploitations agricoles. En effet, les aides directes représentent 25 % du revenu agricole moyen et je crois qu'elles n'ont pas vocation à s'accroître car cela ne semble possible, ni au plan européen, ni au plan national.

J'ai la conviction qu'une partie de l'accroissement de cette valeur ajoutée que souhaitent les agriculteurs et les organisations professionnelles agricoles, correspond au transfert d'une part croissante de l'activité de transformation agro-alimentaire sur les exploitations agricoles de manière à ce que l'agriculture puisse recapter de la valeur ajoutée, un peu à l'exemple d'un domaine que M. Sauvadet connaît bien, et qui est celui des exploitations viticoles ou d'une partie des exploitations laitières. Les agriculteurs voudraient que l'agriculture augmente leur part de valorisation dans chaque filière dans la mesure où les autres domaines d'expansion de la valeur ajoutée sont incertains : la vente à la " société " des services publics reconnus par la loi d'orientation agricole et qui vont probablement devenir marchands, ou plus marchands qu'ils ne l'étaient, présentent une incertitude compte tenu du caractère arbitraire de la valeur que la société va leur donner. Il n'est donc pas certain que ce soit dans ce domaine que les agriculteurs pourront créer de la valeur ajoutée.

Je conclurai en disant que, dans cette perspective, l'agriculture pourrait passer - et c'est l'un des fondements de la loi - de nouveaux contrats avec la société : un contrat de responsabilité - je prends des engagements, l'Etat national et européen m'aide et je réalise ces engagements -, un contrat de qualité des pratiques agricoles qui vont être notamment reprises dans le C.T.E., et un contrat de qualité des productions qui doivent, comme l'a dit M. Toussain, être de plus en plus ancrées dans des terroirs et des filières de qualité.

Je pense que l'intégration de ces contraintes et de ces objectifs à chaque entreprise agricole, accompagnée par la collectivité, peut permettre de contribuer à ce que l'exploitant agricole soit un acteur de la filière alimentaire dans le sens de la qualité des produits et de la sécurité de cette filière.

Je vous prie de m'excuser d'avoir été un peu long pour brosser cette fresque mais nous avions mission tous les deux de vous donner un éclairage d'ensemble puisque nous ne sommes pas directement en charge de la sécurité sanitaire même si je le fus partiellement en qualité de directeur adjoint de l'Agence du médicament de 1993 à 1998. Le terme de sécurité sanitaire est un beau terme qui formait le titre du livre que mon directeur de l'époque, Didier Tabuteau a écrit avant que le Gouvernement ne décide de créer cette agence, puis d'autres, qui font maintenant partie de notre paysage politico-administratif. Je vous remercie.

M. le Président : A notre tour, nous vous remercions l'un et l'autre puisqu'en moins de quarante minutes vous avez fait le tour des questions même si nous attendons encore de vous quelques précisions

Pour commencer, je vais donner la parole au rapporteur qui, depuis ce matin, n'a pas tellement eu l'occasion de s'exprimer.

M. le Rapporteur : Il est très bien M. le Président de varier l'ordre des intervenants ! Je voudrais également remercier MM. Toussain et Dubreuil pour leurs exposés très synthétiques sur lesquels j'aurai une question à poser à chacun conformément à un partage des tâches parfaitement égalitaire.

La première question s'adresse à M. Toussain et concerne les exportations de produits agricoles : est-ce que vous avez été confronté à des refus d'importer des produits français de la part de pays étrangers au motif que leurs normes étaient différentes, ensuite à des problèmes du type de celui que nous connaissons aujourd'hui, d'une manière sans doute plus exacerbée, avec la Grande-Bretagne ?

La seconde question qui s'adresse plus directement à M. Dubreuil est la suivante : au niveau des contrats territoriaux d'exploitation et de la sécurité alimentaire, on conçoit à peu près le processus qui exigera l'établissement d'un cahier des charges avec le souci que vous avez tous les deux exprimé que la valeur ajoutée soit bien " empochée " - passez-moi l'expression - en amont, par l'agriculteur, la solution que vous avez préconisée consistant à privilégier la transformation sur place. Il est bien évident qu'il ne suffit pas de produire, il faut aussi transformer puisque la valeur ajoutée vient essentiellement de la transformation. Le problème qui se pose est donc de savoir si, en matière de sécurité de la filière alimentaire, la multiplication de ces transformations sur place ne va compliquer la surveillance qui est nécessaire pour avoir une filière alimentaire de bonne qualité.

M. Rémi TOUSSAIN : Je pense que votre question vise à savoir si, à la suite d'incidents survenus quelque part en Europe, nous nous étions heurtés à des difficultés en termes d'exportation. La réponse est oui : nous nous sommes heurtés à des difficultés considérables ! Pour prendre des exemples extrêmement récents, je citerai l'affaire des boues d'épuration, l'affaire de l'usage du sang dans certains vins qui nous ont amenés à déployer une activité diplomatique à peu près sur tous les marchés pour expliquer, convaincre et rassurer.

Il y a, dans ce secteur, une répercussion extrêmement importante de tout incident sur la confiance des acheteurs. Même si, pour ne pas faire preuve d'un excès de naïveté, on sait qu'il y a dans ce réflexe, un élément de protectionnisme, il existe aussi, je crois, dans le monde occidental, une " sur-réaction " par rapport à ces problèmes ce qui entraîne une grande fragilité des secteurs de production et des secteurs de transformation par rapport à tout incident et cela sur le plan purement économique. J'aurais dû insister sur ce point d'entrée de jeu.

Avant d'entrer en séance je disais qu'au fond, si le consommateur réagissait en matière de transport aérien de la même manière qu'il réagit dans le domaine alimentaire, on devrait assister pendant des mois à une désertion de ce mode de transport après un accident aérien. Tout incident d'ordre alimentaire est, en effet, suivi, pendant deux ou trois mois, d'une chute de consommation sur l'ensemble d'un secteur - cela a été le cas à la suite de l'affaire de la dioxine pour les volailles ou les produits laitiers - qui est extrêmement forte. Je voulais faire cette comparaison qui a ses limites mais qui est éclairante.

Sur le dernier point, je ne pense pas que nous ayons voulu dire que la solution était systématiquement la transformation sur place mais plutôt qu'elle passait, d'une manière beaucoup plus générale, par une responsabilité de la filière autour d'un cahier des charges qui soit respecté par chacun et dans lequel chacun a sa part de responsabilité. Cela vaut pour l'amont de l'agriculture comme pour la relation entre l`amont et la transformation ou la grande distribution. Il se peut que, dans certains cas, compte tenu de la nature des produits, la transformation sur place soit une bonne garantie. On a d'ailleurs observé une relocalisation de la transformation en fromages vers les zones de production laitière mais je ne pense pas que cela ait une vertu universelle.

M. le Rapporteur : Mais l'augmentation de la valeur ajoutée se fait quasiment autour de la transformation puisque c'est celui qui la réalise qui bénéficie du maximum de valeur ajoutée ?

M. Rémi TOUSSAIN : Cette préoccupation de la valeur ajoutée a trouvé sa réponse à travers la formidable réussite des appellations d'origine où les producteurs ont clairement défini les règles de production liées à un terroir et, par conséquent, ancrées dans un territoire ce qui leur a donné un rapport avec l'aval de la filière - sauf le cas particulier du vin d'Amboise qui est commercialisé à 80 % maintenant par une grande chaîne de distribution - qui permettait de garder une valeur ajoutée en amont, ce qui était essentiel. Je trouve que ce qui se passe aujourd'hui avec l'agriculture dite " raisonnée " mérite d'être considéré à temps - ce qui commence d'ailleurs à être le cas - à la fois par la production agricole et probablement par les pouvoirs publics pour éviter que l'on utilise, notamment dans les grandes chaînes de distribution, des termes mal définis relatifs à une valorisation à l'issue de laquelle l'agriculture ne verrait pas reconnaître ses intérêts.

M. le Président : La parole est à M. Dubreuil

M. Christian DUBREUIL : Je m'interrogeais devant vous sur cette problématique de la perte de valeur ajoutée de " la ferme France " et, au sein de la production agricole, du transfert de la valeur ajoutée vers l'amont ou vers l'aval. Or, pour les évolutions de l'agriculture, si on regarde les secteurs où on peut obtenir le plus de valeur ajoutée, on constate que sur les productions de base, la baisse des prix est corrélée aux accroissements linéaires de la productivité, souvent de 2% par an, ce qui ne rend pas les choses évidentes et que, concernant les productions exportatrices qui correspondent à une vocation de la France et qui constituent un atout tout à fait considérable, les pays qui représentent des marchés solvables ont des systèmes de production assez comparables aux nôtres ce qui permet d'atteindre une forme d'équilibre

Comme je l'ai indiqué, l'une des pistes de la loi d'orientation agricole, qui est une piste pour l'avenir, repose sur les services non marchands rendus par l'agriculture à l'ensemble de la collectivité. Ils vont d'abord être reconnus et ensuite, à terme, j'imagine, rémunérés. Ils le seront en partie par les C.T.E. mais, ensuite, sans doute plus globalement. Une forte incertitude pèse toutefois sur le fait de savoir quelle rémunération la collectivité acceptera de verser aux agriculteurs dans ce rôle qui sera le leur de préserver et d'entretenir les paysages, de garantir la qualité de l'eau, de l'air ou de contribuer à cette garantie.

Donc, l'un des éléments de la création de valeur ajoutée, comme l'a indiqué Rémi Toussain, me semble, devoir être recherché dans une production de qualité beaucoup plus développée à travers les signes officiels de qualité. Cela suppose d'entreprendre des démarches comme celle dont a bénéficié la filière Comté ou la production du Beaufort qui a été ressuscitée et développée ou comme ce mouvement d'extension des appellations contrôlées et de tous les autres signes de qualité afin de permettre à l'agriculteur d'assurer la qualité sur la base d'engagements et de cahiers des charges dont il est préférable, soit dit au passage, qu'ils soient élaborés par l'agriculteur plutôt que par la grande distribution. Il faut aussi d'ailleurs que l'agriculteur, à terme - et c'est un autre chantier - prenne en charge, la certification des exploitations selon des référentiels précis et définis, eux aussi, par le monde agricole plutôt que selon des référentiels généraux qui n'ont pas beaucoup de sens.

M. Christian DUBREUIL: C'est sur la base du respect de ces engagements, de ces cahiers des charges et dans des exploitations qualifiées, que les agriculteurs, encouragés notamment par cet outil qu'est le C.T.E. -qu'il faudra peut-être développer ou compléter par d'autres - à travers l'aide aux investissements matériels et immatériels qu'il va consentir au titre de leurs projets, pourront valoriser leur production de manière plus importante.

Il faut dire que nous disposons peut-être là du moyen d'entrer dans un cercle vertueux, avec une agriculture soucieuse de qualité et qui parvient à la valoriser.

Le dernier maillon de la chaîne, ce sont les consommateurs. Or, les consommateurs cherchent collectivement la baisse des prix, mais l'éducation du consommateur impose de lui dire que, s'il veut un jambon à plus bas prix ce sera un produit industriel fabriqué en Bretagne car c'est la grande qualité des producteurs bretons que de pouvoir offrir ce type de produits aux familles modestes, et que, s'il veut un produit de qualité supérieure, il devra le payer plus cher.

C'est là un des grands paradoxes exprimés souvent par M. Guyau : il faut que le consommateur, lui aussi, en tant que maillon de la chaîne accepte de payer plus cher cette qualité supérieure. Il l'a admis en partie pour l'agriculture biologique - mais c'est un sujet un peu particulier - et il reste à le lui faire admettre également pour le reste. Je pense donc que l'articulation de tout cela, l'encouragement à des productions de qualité qui permettrait à l'agriculteur de créer plus de valeur ajoutée sur son exploitation et de reprendre un peu de la valeur ajoutée partagée dans la chaîne peut être une piste. Cela supposera toutefois - et c'est j'imagine l'un des effets des travaux que vous conduisez - de dire que la filière alimentaire en France est tout de même de grande qualité, qu'elle doit être améliorée mais que le consommateur final doit aussi être prêt à payer de manière diverse des productions de qualité différente.

M. le Président : La parole est à M. Gengenwin.

M. Germain GENGENWIN : Monsieur le Président, compte tenu de l'heure, je serai très synthétique. Je voulais demander à M. Toussain, à propos de la sécurité alimentaire, ce qu'il en était de notre responsabilité européenne au niveau mondial. Nous savons très bien que c'est aussi un facteur de paix dans le monde.

Monsieur Dubreuil, vous avez semblé regretter l'époque de Michel Debatisse quand il y avait des départs massifs des exploitations agricoles ; pour en revenir à l'actualité et à la charte installation qui prévoit 12 000 installations aidées, j'aimerais savoir combien d'agriculteurs sont aujourd'hui en voie de s'installer.

Par ailleurs, vous dites - ce sont des constatations - que les départs vont se stabiliser autour de 15 000 par an mais en face de combien d'installations ? Allons-nous assister à une concentration encore plus forte ? Le grand souci est donc le nombre d'installations qui vont pouvoir se réaliser en regard du nombre des départs qui interviendront.

Vous avez brossé un tableau parfait du C.T.E. et de ce qu'il doit devenir au niveau de l'exploitation mais une exploitation ainsi définie nécessite des moyens : vous savez parfaitement que l'agriculteur doit d'abord vivre et, si nous prenons l'exemple de l'agriculture biologique, force est de nous demander en toute sincérité combien d'exploitations biologiques pourraient vivre sans les subventions de l'Etat, de la région, et d'autres.

M. le Président : Je crois que nous pouvons, évidemment, poser encore un certain nombre de questions à nos deux interlocuteurs mais ce problème de l'installation mériterait encore un long débat ! Si le coup de projecteur sur l'évolution de l'agriculture que vous avez donné était important pour montrer les défis auxquels nous sommes confrontés aujourd'hui, il me semble qu'il faudrait surtout essayer de voir comment les problèmes sanitaires se trouvent posés aujourd'hui et comment l'exploitant pourrait contribuer à améliorer les choses.

Les questions de M. Gengenwin étaient un peu plus larges mais il faut répondre à toutes les questions.

M. Christian DUBREUIL : Pour ce qui a trait à la politique de l'installation, je ne fais pas partie de ceux qui souhaitent injurier la passé puisque, comme nous l'avons rappelé, je crois, les uns et les autres, ce qui a été demandé à l'agriculture par la société à différents moments, a été satisfait : l'agriculture a relevé les défis qui lui ont été lancés. On a demandé à l'agriculture après la guerre, de réaliser l'autosuffisance au niveau national, elle y est parvenue ; dans les années soixante-dix, on lui a demandé de contribuer à ce que la France soit une grande puissance exportatrice agricole, elle l'a fait !

La question, c'est que manifestement, les attentes sont différentes aujourd'hui et je pense que l'agriculture est en capacité de les saisir. Si j'ai évoqué Michel Debatisse, c'est parce qu'il fait partie de ces grands leaders agricoles qui ont prévu les évolutions du monde agricole et ce que je rappelais de ses propos qui sont cités dans le livre d'Henri Mendras, c'est que la réduction du nombre d'agriculteurs était considérée, à l'époque, comme un facteur de modernité ; ce qui est logique si l'on considère qu'en 1892, il y avait 4 millions d'exploitations agricoles de moins de 5 hectares qui, au fil du temps, étaient condamnées à devenir non viables.

Il n'en reste pas moins qu'actuellement le départ des exploitations s'est accéléré jusqu'à dépasser les 3 % par an. Or, une agriculture sans agriculteurs - situation qui était décrite hier comme un cauchemar -produisant sur une surface agricole utile à peu près maintenue en France, notamment dans les régions les plus productives, cesserait de faire des agriculteurs des acteurs, non seulement dans la filière mais aussi, probablement, dans la collectivité.

Pour répondre plus précisément à M. Gengenwin, je dirai que l'objectif de 12 000 installations aidées est maintenu : c'est peut-être l'un des charmes de notre démocratie apaisée qu'un ministre ne considère pas ce qu'a écrit l'un de ses prédécesseurs comme non valable ! Donc, la charte de l'installation reste l'objectif.

Les installations en agriculture constituent un thème un peu compliqué dans la mesure où l'on connaît, soit les installations aidées, soit les immatriculations à la Mutualité sociale agricole. Il y a 13 000 immatriculations nouvelles à la M.S.A. mais l'immatriculation M.S.A. est un peu plus large que l'agriculture au sens strict puisqu'elle intègre des éléments connexes. Le c_ur de ce que l'on connaît correspond donc aux installations aidées dont je ne vous ai pas caché qu'elles étaient sur une pente décroissante d'environ 10 % par an ce qui interpelle le législateur, comme le Gouvernement, comme les organisations professionnelles agricoles.

Face à cette situation, nous disposons d'un outil très utile avec la dotation aux jeunes agriculteurs. Il s'agit d'un outil assez extraordinaire puisque, dix ans après l'installation aidée, on constate 95 % des exploitants agricoles qui exercent toujours leur activité ce qui est une réussite dont le ministre de l'emploi et de la solidarité rêverait pour ce qui concerne les politiques de l'emploi : pour avoir longtemps travaillé au ministère des Affaires sociales, je sais que l'on avait coutume de dire que si une mesure pour l'emploi était bonne on devait, cinq années plus tard, enregistrer 50 % de maintien dans l'emploi contre 30 % si elle était mauvaise.

En conséquence, on peut dire que la réussite de cet outil a été bonne même s'il n'est sans doute plus le seul. Il faut probablement envisager de travailler à ce sujet, avec ce public de candidats à l'installation en agriculture qui sont nombreux à avoir effectué un détour professionnel ou à avoir adopté des parcours d'installation progressifs à partir du salariat ou de la pluriactivité.

S'agissant du C.T.E., je pense que c'est un outil assez bien conçu. Ma situation de fonctionnaire m'évite de me poser trop de questions puisque mes collègues et moi sommes là pour mettre en _uvre la loi d'orientation agricole : nous saurons plus tard, dans deux ou trois ans, si cet outil va être efficace, si les agriculteurs vont significativement se porter volontaires.

Je pense qu'il présente l'intérêt, d'une part, de globaliser les soutiens, et d'autre part d'être non négligeable financièrement puisqu'il est envisagé de lui consacrer 2 milliards de francs en l'an 2000 et 3 milliards de francs en 2001, avec des effets de modulation, avec des soutiens sur cinq ans de 150 000 F, en moyenne. Dans le volet socio-économique, notamment, une personne qui aura un projet visant à accroître la valeur ajoutée pourra bénéficier d'un C.T.E. plafonné à 50 000 F mais aussi d'un plan d'aide à la modernisation qui offrira des prêts bonifiés à hauteur de 100 000 F, des crédits modulés venant des offices sous contractualisation C.T.E. et, enfin, si elle le souhaite, des contributions des collectivités locales.

Je constate, notamment en Alsace, dans votre région M. Gengenwin, surtout dans le Haut-Rhin mais également dans le Bas-Rhin, que des projets importants sous C.T.E. ont vu le jour, que ce soit dans la viticulture ou dans le cadre des mesures agro-environnementales comme c'est le cas dans les hautes chaumes du Haut-Rhin.

Je crois que l'on s'accorde tous à dire que le C.T.E. n'est pas la pierre philosophale, ni la solution de tous les problèmes mais simplement un outil supplémentaire, je crois plutôt bien construit, qui va agréger davantage de soutiens, qui a vocation à croître dans le cadre du développement rural mais dont j'ai rappelé aussi qu'il poserait un problème de financement au plan européen mais qui peut être mobilisé aussi dans cette optique de qualité qui constitue votre préoccupation.

M. Rémi TOUSSAIN : J'apporterai juste un commentaire ou une réponse mais très brève !

Sur le problème de la sécurité alimentaire, j'ai dit mais trop rapidement et cela mérite d'être réaffirmé, que l'Europe a une vocation agricole qui doit l'amener à participer durablement à la sécurité alimentaire mondiale : c'est clair, et se laisser prendre à travers les négociations internationales à un piège qui conduirait à renoncer à ce devoir, ou, pour le moins, à cette vocation, serait déraisonnable.

En effet à quoi assiste-t-on ? Les pays qui sont en mesure de soutenir leur agriculture, notamment les Etats-Unis - mais également d'autres pays - le font. Après, des discussions sont engagées sur les moyens employés mais ils soutiennent leur agriculture. Or, on ne doit pas passer d'un conflit entre pays capables de soutenir leur agriculture et, par le biais de ces soutiens, en conflit visant à gagner la prééminence sur les marchés mondiaux.

En outre, certains pays produisent un ou deux produits pour lesquels ils ont effectivement les coûts de production les plus bas : c'est le cas de la Nouvelle-Zélande pour le lait, de l'Argentine pour la viande. Pour autant, ces pays-là ne sont aucunement en mesure d'assurer la totalité de l'approvisionnement mondial. Donc, parler dans le premier cas de figure, des prix mondiaux n'a aucun sens - c'est un marché d'excédents qui est très marginal par rapport à la totalité de la production et des échanges. De même faire référence au pays qui a les coûts de production et les prix les plus bas pour un produit, n'aurait aucun sens si ce pays est incapable d'assurer les besoins mondiaux ! Je voulais réagir à votre propos et me montrer clair sur ce point.

Maintenant, sur les signes de qualité, le mot " qualité " recouvre, je crois, des notions assez diverses. Il me semble qu'une démarche de type " agribio " " appellation " ou autre, qui devrait être durablement soutenue par des aides, aurait fait faillite.

M. Germain GENGENWIN : Et les gens sont malheureux !

M. Rémi TOUSSAIN : Les gens sont malheureux, oui car c'est, à mon avis, une aventure aujourd'hui complètement déraisonnable. Le Beaufort actuellement réussit merveilleusement et sans aucun soutien. En revanche, les soutiens de la collectivité doivent apparaître durant la période de transition, à travers l'outil C.T.E. ou d'autres démarches de ce type, et j'estime au bout d'un moment, si la démarche est authentique et si elle est reconnue par le consommateur, elle doit s'affranchir de toute aide.

Le mot qualité doit, à mon sens, être compris de manière encore plus large car évidemment les signes de qualité ne peuvent occuper qu'une partie du marché qui n'est pas majoritaire faute de quoi l'abondance de signes de qualité tuera les signes de qualité...

Prenons l'exemple des céréales : aujourd'hui, nous observons une dérive de notre production vers des céréales qui sont essentiellement fourragères, ce qui doit être dénoncé assez nettement car cela revient à dire que nous perdons des marchés au motif que la qualité que nous produisons est insuffisamment adaptée à la demande. C'est ainsi que, pour ne prendre qu'un exemple, l'Allemagne nous a " damé le pion " en Italie.

M. le Président : La parole est à M. Gaubert.

M. Jean GAUBERT : Je vais, quant à moi, vous faire part d'une interrogation très forte qui n'appellera sans doute pas de réponse par rapport à la notion de traçabilité. J'ai, en effet, le sentiment que dans un certain nombre de types d'agricultures la traçabilité va imposer des contraintes très fortes. C'est d'ailleurs déjà le cas en matière d'élevage mais cela se vérifiera également de plus en plus pour les productions végétales. A partir du moment où elle va s'imposer, nous risquons à nouveau de favoriser une concentration des exploitations dans la mesure où seuls certains agriculteurs seront capables de s'adapter à ces fortes contraintes et parfois d'investir dans le matériel nécessaire : je pense en particulier aux productions végétales et à un distributeur d'engrais qui va doser juste le produit nécessaire quand il faut où il le faut et à un épandeur de produits phytosanitaires qui, lui aussi, est onéreux. Si on envisage la question sous l'angle de l'élevage - puisque nous évoquions tout à l'heure avec Marion Guillou le caractère obligatoire de la traçabilité lors de l'emploi d'antibiotiques ou de produits - on ne peut pas ignorer que c'est plutôt dans les grands élevages que l'on est à même de mettre en place cette traçabilité puisqu'elle nécessite un ordinateur et un terminal qu'il va falloir transporter en permanence dans sa poche. Avec de telles obligations, ne risque-t-on pas, encore davantage, de concentrer alors que l'on tient le discours inverse ? C'est une question qui est, pour moi, très forte.

Nous avons évoqué tout à l'heure le nombre d'installations et je crois - mais c'est un point de vue - que les difficultés sont bien connues et qu'elles tiennent d'abord à la pyramide des âges qui est telle que ce n'est pas tant les mesures que l'on met en place qui font partir les gens - sauf les préretraites - que le fait que les gens arrivent à un âge où ils n'ont plus envie de travailler estimant qu'il n'est pas scandaleux de cesser son activité à soixante ans, voire à cinquante-six ans, quand on a commencé à s'y consacrer à quatorze ans. Cela nous ramène à mentionner un autre paramètre, lié à ce que je disais précédemment, à savoir l'augmentation importante du capital d'exploitation qui fait qu'il est de plus en plus difficile pour un jeune de reprendre une exploitation agricole, fut-il le propre fils du propriétaire surtout lorsqu'il est issu d'une famille qui, sans être forcément nombreuse, peut être multiple...

En effet, quand il y a trois ou quatre enfants dans une famille et que l'un doit reprendre les parts de tous les autres, les choses deviennent très difficiles et je crois que l'on n'a pas fait la révolution culturelle qui serait nécessaire en France en considérant que l'exploitation est d'abord une nécessité pour l'exploitant alors qu'elle est considérée par les autres enfants comme un capital à réinvestir ailleurs ! C'est là un débat que nous avons eu à plusieurs reprises, qui n'est jamais réglé et qui, je crois, continue à nous pousser vers ces systèmes de concentration auxquels je ne vois pas d'issue quand je regarde autour de moi.

Bien évidemment, certains font des efforts d'installation progressive mais cela nécessite aussi des efforts financiers : quand il s'agit de les consentir pour un fils c'est déjà difficile mais quand il s'agit de les consentir pour quelqu'un avec qui on n'a pas de liens de parenté ce n'est pas même toujours compris dans la famille.

M. le Président : La parole est à M. Sauvadet.

M. François SAUVADET : Je voudrais commencer par remercier MM. Toussain et Dubreuil de leurs exposés tant il est vrai que les problèmes sanitaires ou de sécurité alimentaire ont une dimension économique, qu'ils sont donc un enjeu économique ce que nous avons bien mesuré au travers des deux exposés.

Sur l'organisation de la filière, vous avez parlé de l'aval et je voudrais savoir un peu quel est votre sentiment sur un point. En effet, si nous avons beaucoup parlé de l'intérêt pour la production de se diriger vers la certification et l'organisation, du succès de certaines filières d'A.O.C., c'est après que les choses se compliquent, ce jusqu'à la distribution. Pour ma part, je serais très partisan d'une réflexion sur ce sujet puisque vous avez vu que, in fine, le consommateur doit avoir une garantie de sécurité. Or, cette garantie, se trouve captée par un certain nombre de partenaires, notamment de la distribution, qui s'engagent de plus en plus, après les marques elles-mêmes : vous vous souvenez de ce grand débat qui s'est instauré du fait que les industries alimentaires prétendaient que la meilleure garantie de sécurité pour le consommateur n'était finalement ni l'origine, ni les conditions de production mais la marque qu'elles-mêmes apposaient et leur présence sur les marchés, y compris internationaux.

Aujourd'hui nous nous trouvons confrontés à un autre problème sur lequel j'aimerais recueillir votre sentiment, dans la mesure où ce ne sont même plus les grandes marques qui souhaiteraient apparaître comme étant une garantie de sécurité alimentaire mais, au-delà, les distributeurs... Puisque vous parliez de l'aval, vous me permettrez donc de dire qu'il y a un enjeu majeur et je souhaiterais savoir quels sont les secteurs qui, à l'heure actuelle, vous semblent plutôt bien organisés et comment on va appréhender cette nouvelle période pour organiser les filières et éviter précisément que ce ne soit l'aval qui, dans sa phase de " contact direct " avec le consommateur, notamment à travers les nouveaux réseaux de distribution, capte en quelque sorte cette vertu de sécurité. Sans citer tous les contrats passés avec le consommateur - je pense notamment à Leclerc - je dirai qu'ils appellent une vraie réflexion de nos filières au travers de l'enjeu sanitaire qui est un enjeu économique puisqu'il correspond à une attente de plus en plus forte et à une exigence de nos compatriotes.

Telle est l'observation que je voulais faire en vous demandant quels étaient les secteurs actuellement les plus vulnérables et comment on compte, au-delà du C.T.E. sur lequel je ne reviendrai pas, s'organiser dans les filières les plus fragiles et les plus sensibles à ces problèmes de sécurité alimentaire pour que ce soit l'ensemble de la filière qui apporte la garantie de sécurité au consommateur à travers une reconnaissance du producteur et notamment dans sa valorisation économique puisque vous y avez fait allusion.

M. le Président : Avant que vous ne répondiez aux deux intervenants, je vais compléter cette série d'interrogations par une autre qui m'est venue à l'esprit en vous écoutant, tout à l'heure, parler des gens qui vont consommer et acheter à des coûts différents.

Je crois que ce qui est important c'est que l'on soit sûr qu'il n'y ait pas de produits dangereux parmi ceux que l'on achètera à prix peut-être moindre. C'est là un point qui, à mon avis, est extrêmement important et je crois qu'il serait criminel que celui qui doit acheter son poulet moins cher, au motif qu'il a été élevé en batterie, consomme un aliment dangereux. La qualité, c'est à la fois l'intérêt du producteur et celui du consommateur car, quand un problème surgit, le consommateur peut évidemment acheter un autre produit mais le producteur est le dernier barreau de l'échelle et c'est lui qui passe à la trappe...

Je pense que la " non-dangerosité " est quelque chose de tout à fait essentiel ! Je conçois, personnellement, assez bien que l'on puisse, demain, trouver sur le marché un poulet plus rapide à cuire que tel ou tel autre produit, mais uniquement s'il assure une parfaite sécurité...

M. Rémi TOUSSAIN : Ces trois questions-commentaires renvoient chacune à des sujets très lourds et je n'aurai pas d'autre prétention que de vous soumettre une première réaction et vous apporter quelques éléments de réponse.

Je crois avant tout, M. le Président, pour répondre tout de suite à votre commentaire, qu'on emploie de manière beaucoup trop générale le terme " qualité ".

Il recouvre d'abord la sécurité des aliments qui est une obligation de puissance publique. Elle implique une responsabilité de la chaîne de production et je crois que le producteur se trouve dans une situation qui mériterait, pour lui-même, d'être clarifiée -Marion Guillou serait beaucoup plus à même que moi de répondre sur ce point - car il peut être victime, ainsi que vous l'avez indiqué, de circonstances contre lesquelles il ne peut mais, que ce soit sur sa propre exploitation à travers la fourniture, en amont, d'un produit défectueux ou que ce soit encore plus indirectement - et l'affaire de la dioxine en est l'exemple le plus caractéristique - ou que ce soit des exploitations qui n'ont absolument rien à voir avec le fait générateur de la panique du consommateur.

Il recouvre ensuite une notion de qualité ou, en d'autres termes, de mention valorisante qui relève d'une autre dynamique.

Dans les deux cas, et c'est ce que j'ai essayé de dire mais trop brièvement tout à l'heure - les choses se rejoignent en termes d'organisation de l'amont jusqu'à l'aval dans une chaîne de responsabilité à travers le cahier des charges.

En ce qui concerne " la captation " à l'aval par la grande distribution, c'est vraiment une question - là encore je l'ai esquissée tout à l'heure - qui se trouve, aujourd'hui, au c_ur des enjeux. J'aurais tendance à dire, et cela ne correspond pas à une pirouette de ma part mais à ce que je crois profondément, que toutes les filières de production, de produits frais mais également toutes les industries du secteur alimentaire, à l'exception peut-être de quelques grands groupes tels que Unilever et autres, se trouvent confrontées à ce problème qui est au centre des différentes tables rondes qui ont été mises en place avec la production et l'aval.

Prenons l'exemple de l'agriculture raisonnée : aujourd'hui, on ne sait pas ce que cela veut dire : la définition est en cours au niveau communautaire ; le Gouvernement a demandé à M. Paillotin, l'ancien président de l'I.N.R.A. d'y réfléchir car cette notion recouvre une dimension technique mais aussi économique. Aujourd'hui, le consommateur achète du vent car nul ne sait ce qu'est l'agriculture raisonnée. Je crois que, comme cela a été le cas pour l'agriculture biologique, il y a quelques années, il faut passer d'une phase de valorisation incertaine par quelques grandes marques qui s'approprient quelque chose qui, à un moment donné, est valorisant, à une démarche beaucoup plus authentique dans laquelle je crois que l'agriculture et les pouvoirs publics doivent jouer leur rôle.

Si on affiche que des carottes sont ramassées à la main il faut pouvoir vérifier que c'est bien le cas : c'est une mention claire à comprendre et, en théorie, facile à contrôler...

M. le Président : Il y a de mauvaises carottes ramassées à la main et de bonnes carottes ramassées à la machine...

M. Rémi TOUSSAIN : Bien sûr, mais je veux dire par là que si des grandes surfaces apposent cette mention sur le produit, dès lors que le ramassage est bien effectué à la main, il n'y a pas tromperie. En revanche, on ne sait pas aujourd'hui ce qu'est l'agriculture raisonnée et je crois qu'un effort de normalisation et de définition s'impose pour éviter de tromper l'acheteur et je crois que l'agriculture a son rôle à jouer dans cette affaire !

Il existe bien sûr des filières qui sont encore plus fragiles en raison de leur faible degré d'organisation - je pense aux fruits et légumes, par exemple, ainsi qu'aux produits frais - mais je crois que c'est un phénomène beaucoup plus général qui renvoie aux relations entre la grande distribution et son amont.

De la traçabilité, je dirai qu'elle est, naturellement, un élément de coût supplémentaire mais que, dès lors qu'elle est nécessaire pour apporter la sécurité, elle est incontournable ! S'il y a des formes d'intervention publique au titre de la traçabilité, au moins elles ne pourront pas donner lieu à critiques au niveau international puisque ce sera au titre d'une contrainte supplémentaire qui donne droit à compensation...

Je pense aussi qu'il appartient aux filières de s'organiser. Je reprends l'exemple des céréales : le fait de mettre en place, pour la première fois, une grille volontaire de qualité mais qui donne des indications sur les besoins du marché aux producteurs, l'équipement de silos en unités de tri qui permet que d'éventuels efforts de tri au niveau de la production soient répercutés en aval, sont autant d'éléments de traçabilité pris en charge par la collectivité dans lesquels chacun, y compris le petit producteur, pourrait probablement se retrouver.

M. Christian DUBREUIL : Je voulais préciser, en écho à l'intervention de M. Gaubert sur les contraintes supplémentaires liées à la traçabilité, que c'est un phénomène dont nous sommes tous conscients. Effectivement cette question fait partie des éléments qui vont à rebours. Même si les agriculteurs sont de plus en plus jeunes puisqu'il y a maintenant autant d'agriculteurs de trente ans que de soixante, même s'ils ont été bien formés comme chefs d'exploitation, voire comme chefs d'entreprise, par l`enseignement agricole, même s'ils ont la capacité à absorber cette notion dans le cadre du pilotage de leur exploitation, il est certain qu'elle rajoute en complexité, en charges supplémentaires !

A propos de la seconde piste que vous avez explorée, celle de la prise en compte du capital d'exploitation, je dirai qu'il est indéniable que l'exploitation agricole présente des caractéristiques particulières ! Beaucoup partagent ce sentiment de frustration, exprimé sur tous les bancs, pour ce qui concerne la question de la fiscalité agricole qui a été traitée partiellement, mais partiellement seulement, par la loi d'orientation agricole. C'est l'un des sujets sur lequel travaillent, à la demande du Premier ministre, Béatrice Marre pour la partie fiscale et Jérôme Cahuzac pour la partie sociale mais il convient, me semble-t-il, à prendre en compte du foncier de manière différente au plan fiscal et au plan de l'assiette des cotisations sociales.

Je sais bien, en tant que gestionnaire du régime social agricole et ayant été, à neuf heures trente, auditionné par votre collègue M. de Courson, rapporteur du B.A.P.S.A., toute la difficulté qui tient au fait que, vu l'évolution démographique, c'est le budget de l'Etat qui contribue à la protection sociale agricole mais une meilleure prise en compte, une meilleure déduction du foncier dans l'assiette des cotisations sociales est assez logique et pourrait contribuer à aider les agriculteurs.

Enfin, je dirai que je partage, avec d'autres, votre sentiment sur le fait qu'un certain nombre d'exploitations atteignent des tailles qui les rendent quasiment intransmissibles : c'est un vrai sujet et on ne peut que se réjouir d'avoir conservé une capacité d'innovation lorsqu'a été exposée au Premier ministre la situation de cet exploitant agricole de l'Aisne qui, possédant 1 700 hectares, envisageait de racheter une société d'origine belge qui possédait 2 000 hectares dans les Ardennes. Nous sommes tous satisfaits de considérer que cette situation a indigné tout le monde et d'avoir pu rappeler, en l'occurrence, que, puisque la loi que vous avez votée, le 9 juillet, sur une partie du contrôle des structures est d'applicabilité directe, un tel agrandissement devait s'y soumettre. On voit bien cependant à travers cet exemple qu'il y a un vrai problème qui est relatif à la transmission des exploitations agricoles et au capital qu'elles représentent.

Ainsi que l'a dit M. Gaubert, ce sont des interrogations que nous formulons tous ensemble et sur lesquels on pourrait d'ailleurs peut-être mobiliser certains outils dont celui que constituent les S.A.F.E.R. pour effectivement atteindre les objectifs que nous poursuivons tous.

M. le Président : J'aurai une dernière question : le C.T.E. peut probablement intervenir par rapport à l'acte de produire. En effet, on peut apporter des améliorations par la formation ou une meilleure connaissance des choses. Il peut s'avérer utile, par exemple, d'étudier l'utilisation des déjections animales en fonction de la composition du sol et des capacités d'absorption des plantes, ou d'apprendre que l'hygiène dans l'élevage peut dépendre d'une aération plus efficace : ce sont là des solutions qui dépendent de l'agriculteur. Mais bien souvent cependant les choses ne dépendent pas de lui : c'est le cas de ce qui entre dans l'alimentation animale, puisque, quelles que soient ses qualités, il n'a pas la possibilité de détecter si les farines qu'il utilise contiennent ou non du prion ou des boues. En conséquence, c'est souvent en dehors de l'acte même de produire que se trouve la source des dangers qui aujourd'hui posent problème à la société et qui font de l'agriculteur la première victime des événements. Je ne sais pas si ma vision est juste...

M. Rémi TOUSSAIN : Absolument et je pense d'ailleurs qu'on peut l'étendre à l'ensemble des acteurs. Les entreprises d'aliments du bétail qui ont importé des matières premières belges ont elles-mêmes été dans cette situation. En réalité, votre question renvoie à la notion de sécurité de l'ensemble de la chaîne car il est vrai que l'agriculteur utilise des matières premières sur lesquelles il est supposé avoir des garanties ce qui n'est pas toujours le cas. La réutilisation de nos propres céréales depuis quelques années dans les proportions que j'indiquais tout à l'heure est un facteur favorable !

M. le Président : Tout le problème pour nous est de trouver ces dysfonctionnements qui existent dans la chaîne : c'est là l'objet de nos travaux auxquels nous vous remercions d'avoir collaboré.

III.- Les incidences de l'évolution des technologies
sur l'environnement

Audition de M. Philippe VESSERON,
Directeur de la prévention des pollutions et des risques
au ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 10 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Philippe Vesseron est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Philippe Vesseron prête serment.

M. Philippe VESSERON : Ma responsabilité réside, comme l'indique le titre de ma direction, dans la prévention des pollutions et des risques. Je vais donc essayer de vous apporter ma réflexion sur les sujets qui sont de ma compétence comme ils seront de celle de votre commission.

J'ai, en conséquence, identifié trois thèmes.

Il s'agit tout d'abord de la prévention des pollutions industrielles et agricoles. J'ai en effet, sous l'autorité de Mme Voynet, la responsabilité de la prévention des pollutions dans les usines, les élevages industriels, les abattoirs, les équarrissages, les usines d'incinération d'ordures ménagères, tous sujets qui vous intéressent directement ou indirectement ; directement car on voit bien que les mesures d'hygiène à l'intérieur d'un abattoir et les mesures de prévention des pollutions d'un abattoir sont des problèmes assez connexes ; indirectement, et je pense en particulier au fait qu'une partie importante des pollutions vers les aliments transite par l'atmosphère sous la forme d'un certain nombre de polluants qui retombent sur les cultures. Le transfert par la voie atmosphérique est l'une des questions dont je fais une de mes priorités, qu'il s'agisse des émissions émanant des usines qui fondent du plomb, des fumées des incinérateurs d'ordures ménagères et de la dioxine dont on parle beaucoup.

Le second problème est la mise sur le marché des substances dangereuses, de produits chimiques et c'est ainsi, de manière assez similaire, qu'il faudra que nous parlions des O.G.M. ! Dans tous les cas, ce sont des substances ou des produits qui n'existaient pas antérieurement, sur lesquels des procédures d'évaluation et d'appréciation, avant la mise sur le marché, ont été introduites notamment depuis dix ans, tant au niveau national que communautaire. Le problème des produits chimiques est à mon avis un des grands enjeux sur lequel l'Union européenne, et notamment notre pays, doit se mobiliser beaucoup plus qu'elle ne l'a fait jusqu'à présent.

Le troisième thème est celui des sites et des sols pollués. L'utilisation agricole d'un site pollué pour une production destinée à l'alimentation humaine ou animale est l'un des problèmes que j'ai aussi à traiter. Même si le nombre des cas réellement préoccupants n'est pas extrêmement important, il existe néanmoins des sites comme celui de l'usine de plomb du Pas-de-Calais, ou l'usine de Salsigne, qui constituent des problèmes qu'on ne peut certainement pas négliger.

L'action que nous essayons de mener doit répondre à quatre principes.

1°) Il faut que, dans tous ces domaines, nous ayons des réglementations claires, bien articulées, conçues de plus en plus à l'échelon européen ; des règles du jeu qui prennent en compte correctement, de manière équilibrée, les avantages et les inconvénients des différentes décisions possibles en considérant à la fois ce qui est bien connu comme ce qui relève encore des incertitudes. Cette nécessité de règles du jeu claires me paraît fondamentale et doit être plus explicite que par le passé s'agissant notamment de l'impact écologique, économique, social et sanitaire de toute décision.

2°) Il faut que les règles soient appliquées. Il n'y a rien de plus dangereux, voire de plus malhonnête, que des règles non appliquées car cela peut induire aussi bien des conséquences matérielles très concrètes que des conséquences morales : ainsi de la perte de confiance de l'opinion qui peut s'avérer redoutable. Or pour qu'une règle du jeu soit correctement appliquée, il faut que nous le voulions tous. Il faut que je dispose, à mon niveau, d'une inspection de bonne qualité, compétente, suffisamment tenace. C'est le travail que je confie notamment aux D.R.I.R.E. et aux services vétérinaires. Le contrôle de l'application, sur le terrain, de la réglementation des installations classées relève en effet, pour ce qui concerne les abattoirs ou les élevages industriels, des services vétérinaires. Cela pose des problèmes d'effectifs, de management, de pilotage de Paris jusqu'au terrain.

3°) Comment prendre des décisions dans les domaines où il existe des incertitudes fortes ? Comment doit-on s'organiser pour que la décision soit aussi rationnelle que possible ? Il me paraît, à ce sujet, important que notre pays se dote de capacités d'évaluation dans les domaines où elles sont actuellement insuffisantes. Toute capacité d'évaluation réside dans des équipes pluridisciplinaires dont le métier est de faire de l'expertise, capables de produire des rapports analysant les avantages et les inconvénients des différentes options possibles et il faut toujours que ce type d'équipes conjugue une capacité d'expertise et une capacité de recherche.

Pour que ces capacités d'évaluation soient utilisées correctement, il faut éviter la confusion des rôles où les mêmes acteurs remplissent celui d'expert et celui de décideur ; la confusion entre ceux qui sont chargés de l'évaluation d'un risque et ceux qui sont chargés de sa gestion même s'il doit exister un dialogue entre les deux.

La fonction d'évaluation doit distinguer quant à elle différents niveaux. Elle doit reposer d'abord sur des équipes qui produisent des analyses destinées à être soumises ultérieurement à des commissions lesquelles examinent la qualité des premiers travaux. Les conclusions définitives des experts doivent être, quant à elles, suffisamment ouvertes pour ne pas lier le décideur.

4°) La traçabilité est désormais un élément fondamental de la qualité. Dans bon nombre de domaines - ainsi du management des affaires industrielles et des affaires publiques - on a vu se développer au cours des dernières années toute une réflexion sur la qualité. Qu'est-ce que la qualité d'une production industrielle ? D'un système de régulation ? L'une des règles essentielles qui en est résulté est que le cheminement d'un produit, les motivations d'une décision, doivent être conservées par écrit pour être traçables. On n'a pas fini d'en tirer les conséquences. Ce n'est pas uniquement un problème qui concerne l'information du consommateur mais qui concerne aussi la qualité des décisions, la capacité collective à gérer les écarts entre l'objectif et la réalité le jour où surgit un problème.

L'une de mes responsabilités est d'appliquer cette problématique générale à un certain nombre de domaines, aux problèmes liés à la dioxine et à l'incinération des ordures ménagères, au problème de sites pollués, de manière plus marginale au problème des farines animales avec la résorption des stocks de farines accumulés et les problèmes très actuels des boues des usines de traitement des sous-produits animaux. Il en est de même du problème du pyralène, substance qui a été très utilisée dans notre pays jusqu'à la fin des années 80, dont l'élimination n'est programmée que pour la fin de la décennie prochaine et qui a été à l'origine, en Belgique, de la contamination de produits animaux par la dioxine.

M. le Président : Je vous remercie. La parole et à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Je vais reprendre les thèmes que vous avez abordés. Lorsque vous avez parlé des pollutions industrielles et agricoles, vous avez fait état d'une voie de contamination qui vous inquiète plus qu'une autre, la voie du transfert atmosphérique. On aurait pu penser que c'était celle qui était la moins nocive par rapport à tout ce qui pouvait être contaminant notamment l'eau ou le rejet de déchets. C'est un point important et cela fait le lien avec ma deuxième remarque qui est relative aux substances chimiques. Quelles sont pour vous les substances chimiques les plus dangereuses et qui sont véhiculées par l'atmosphère ?

Vous avez ensuite fait référence à la dioxine et au pyralène. Y a-t-il d'autres substances chimiques qui pourraient être concernées ? Vous avez parlé de même des sites pollués. Nous savons tous que leur dépollution est faite grâce aux végétaux mais il s'agit ensuite de savoir ce que l'on fait de cette production végétale qui peut aboutir à contaminer la chaîne alimentaire. Quelles sont donc les techniques envisageables pour éviter cette contamination ?

Vous avez fait, pour votre part, une allusion discrète à l'utilisation des O.G.M.  Je faisais tout à l'heure la remarque à Mme Guth lors de son audition que nous avons actuellement tous les outils pour arriver à un contrôle de leur utilisation. Vous avez indiqué qu'il était nécessaire d'appliquer les règles. Nous disposons de la Commission du génie biomoléculaire. Des directives européennes relatives à l'information des citoyens concernant les sites expérimentaux où sont produits des O.G.M. existent. Or, tout cela ne fonctionne pas. Le citoyen réclame toujours plus d'information et a du mal à l'obtenir. Que faut-il donc faire pour que toutes ces règles puissent connaître un début d'application et qu'il soit ainsi répondu aux interrogations de nos concitoyens ?

Pour ce qui concerne nos capacités d'évaluation, je ne vous ai pas entendu parler du principe de précaution sur lequel je souhaiterais avoir votre sentiment.

M. Philippe VESSERON : Quand je dis que le transfert par voie atmosphérique est un problème qui mérite plus d'attention qu'on lui en accorde actuellement, cela surprend, mais c'est pourtant ma conviction et mon expérience qui me conduisent à l'affirmer. En général, ce sont des transferts involontaires de produits polluants. Il ne s'agit pas du rejet de produits chimiques mais de fumées, émises par exemple par une fonderie de métaux lourds, ou une émission de cadmium comme le cas mis en évidence à Marseille à la fin de l'été.

C'est le genre de question qui mérite plus de vigilance. C'est l'une de mes priorités actuelles à la fois parce que les retombées peuvent être ingérées via les produits alimentaires ou directement, notamment par les enfants.

La dioxine est un bon exemple de produit qui n'est pas une substance chimique au sens des réglementations nationale et européenne. Ce n'est qu'une impureté qui se produit dans différents types de processus de combustion ou de réaction chimique et qui, dispersée inconsidérément, se trouve ingérée par les animaux puis transférée par les graisses vers l'alimentation humaine ; encore que ce problème soit soluble.

S'agissant des substances chimiques, la règle fixée par le droit communautaire comme par le droit national consiste en une évaluation toxicologique et écotoxicologique des produits nouveaux mis sur le marché. En ordre de grandeur, ce sont quelques dizaines de substances par an. Mais il y a 100 000 produits chimiques que nous utilisons et qui datent d'il y a très longtemps. Dans certains cas, il n'y a pas eu d'évaluation toxicologique et écotoxicologique avant la mise sur le marché. Au 1er janvier prochain, nous allons supprimer le plomb tétra-éthyl dont j'ai cherché à savoir quelles avaient été les évaluations préalables à l'introduction de ce produit. J'ai eu du mal à les trouver.

Mon travail consiste à poursuivre le montage d'un système d'évaluation et de décision sur les substances chimiques nouvelles ainsi qu'à faire du " rattrapage ". Nous analysons globalement 1 800 substances au niveau européen que nous commercialisons à plus de 1 000 tonnes par an. C'est dire que le champ d'action est très important.

Pour moi, l'une des priorités est de bien structurer, dans ce domaine, la fonction d'expertise qui mobilise surtout l'Institut national de l'environnement industriel et des risques, et l'Institut national de recherche et de sécurité. Ce sont les deux acteurs essentiels pour l'évaluation des produits chimiques. Ils doivent présenter des rapports devant une commission, préalablement aux décisions. On a bien ici les trois niveaux dont je parlais : des experts qui recueillent des connaissances et font une analyse critique des dossiers, une commission qui s'assure que la démonstration produite par l'industriel comme son évaluation par l'I.N.E.R.I.S. et l'I.N.R.S. est de bonne qualité, et les pouvoirs publics qui approuvent ou n'approuvent pas.

M. le Rapporteur : Comment faites-vous le choix des substances qui entrent dans la série " rattrapage " ?

M. Philippe VESSERON : En fonction des possibilités budgétaires.

M. le Rapporteur : Je parle du choix au plan technique.

M. Philippe VESSERON : La contrainte première résulte essentiellement des moyens financiers que je peux consacrer au problème. Ensuite, il s'agit de savoir comment nous répartissons les substances entre les pays européens en fonction des compétences disponibles sur tel ou tel sujet dans les différents pays.

M. le Rapporteur : Ce " rattrapage " se fait donc au niveau européen ?

M. Philippe VESSERON : Complètement. C'est l'un des domaines où la construction européenne marche bien même s'il serait dangereux que nous nous contentions de regarder ce qui se fait en Allemagne, en Grande-Bretagne ou aux Pays-Bas, pour prendre trois pays particulièrement compétents dans le domaine de l'évaluation toxicologique et écotoxicologique des produits chimiques. Nous avons, en effet, besoin de disposer en France d'équipes compétentes qui sachent bien opérer le transfert de connaissances à partir de ce qui est fait dans les autres pays, c'est-à-dire qu'elles-mêmes effectuent une part importante du travail et créent des liens avec leurs homologues des autres pays.

S'agissant des sols pollués, il faut donner des ordres de grandeur. Le nombre des sites sur lesquels il y a eu une activité humaine, depuis le début du siècle, susceptible d'avoir laissé derrière elle un sol pollué peut être estimé entre 400 000 et 500 000 dans notre pays. Ces sites sont très variables. Dans l'immense majorité des cas, la seule question posée est de ne pas y faire n'importe quoi. Il ne faut surtout pas croire qu'il y ait partout des dangers importants mais il est souhaitable que nous n'entreprenions pas une quelconque action - que ce soit l'utilisation du sol à des fins agricoles ou la construction d'une école maternelle - sans réflexion préalable, sauf à risquer des difficultés sérieuses. Qu'autour d'une usine qui, depuis un siècle, dépose quelque 500 ou 1 000 P.P.M. de plomb dans la terre, on plante des arbres, cela ne me dérange pas. En revanche, il serait très regrettable que, sur de tels terrains, on trouve des productions destinées à l'alimentation humaine ou animale. Les techniques de dépollution sont elles-mêmes de nature assez variée. On pense à l'extraction et au transfert des terres polluées vers une usine d'incinération ou une décharge de déchets industriels. Mais dans certains cas, on accélérera le processus biologique de dégradation de pollutions organiques en fixant ces pollutions pour qu'elles se dégradent, en quelques dizaines d'années, sur le site en prenant toutefois toutes les garanties pour qu'elles n'aillent pas migrer, par exemple, vers un puits d'alimentation en eau potable.

M. le Rapporteur : Vous avez fait allusion à des sites sur lesquels on plante des arbres. Prenons l'exemple des arbres fruitiers. Pouvez-vous nous certifier aujourd'hui que sur la totalité des sites considérés comme pollués, il n'y a pas de production qui aboutisse dans la filière alimentaire ?

M. Philippe VESSERON : Les usines de plomb du Nord Pas-de-Calais ou l'usine de Salsigne sont des exemples à propos desquels il a fallu prendre des mesures de restriction et d'interdiction de certains types de cultures.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres exemples ?

M. Philippe VESSERON : Une quinzaine d'usines, en France, me posent des problèmes de ce type pour ce qui concerne le plomb.

M. le Rapporteur : Avec interdiction de production végétale à côté ?

M. Philippe VESSERON : Oui.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous communiquer la liste des usines concernées par le plomb ?

M. Philippe VESSERON : Oui, quoiqu'il n'y ait pas d'interdiction générale de cultiver autour de toutes ces usines. Par exemple, un cas qui a été très cité par les médias, c'est celui d'une usine de recyclage de batteries, dans les Ardennes. L'une des premières mesures prises a été l'interdiction de cultiver des légumes autour. Quand je parlais des arbres tout à l'heure, il y a d'autres arbres que les arbres fruitiers.

Un mot sur l'information : il est clair que l'information doit être aussi transparente que possible, notamment sur toutes les questions où la santé est en jeu. S'agissant des O.G.M., il ne faut pas toutefois que l'information conduise immédiatement au saccage des parcelles autorisées. Aussi la Directrice générale de l'alimentation et moi-même avons demandé à un conseiller d'Etat de nous éclairer pour voir comment gérer ce conflit de priorités. Il faut à la fois que l'information soit transparente, accessible à tous mais qu'il n'y ait pas non plus une utilisation pernicieuse de ladite information.

Je n'ai pas utilisé les termes de principe de précaution, mais j'ai fait état d'une série de principes un peu théoriques sur la façon de structurer les processus de décision. C'est, me semble-t-il, conforme au principe de précaution. Dans mon esprit, le principe de précaution consiste à organiser un système de décision applicable à des situations où il y a à la fois risque et incertitude mais nullement à ne pas décider.

Mme Michèle RIVASI : Vous dites qu'il faut faire respecter les règles du jeu et que la réglementation doit être conforme aux problèmes posés : je vous suis tout à fait. Néanmoins j'ai un problème à vous poser, que vous connaissez, sur lequel je n'ai pas entendu formuler de votre part une règle du jeu vraiment précise. Quelle est votre position quand une décharge d'ordures ménagères ne dispose pas d'un système susceptible de récupérer les eaux de lixiviation et n'est donc pas conforme au décret de 1997 qui a redéfini les critères d'une décharge d'ordures ménagères ? Comment informez-vous vos D.R.I.R.E. pour obliger le propriétaire privé à faire les travaux nécessaires pour que cette décharge soit conforme à la réglementation ? Pouvez-vous fermer cette décharge ?

Comment se fait-il que dans des décharges d'ordures ménagères, vous acceptiez des déchets très faiblement radioactifs ? Il me semble que le décret dit qu'il ne peut y avoir de déchets radioactifs dans les décharges d'ordures ménagères. Comment se fait-il que vos services l'acceptent ? Comment se fait-il que les D.R.I.R.E. donnent leur feu vert ? En êtes-vous toujours au décret de 1966 qui dit qu'en dessous des 100 000 Becquerels par kilo, il ne s'agit plus d'un déchet radioactif ? Bref ! Il y a ici deux questions. En quoi faites-vous respecter les règles du jeu ? Quelle réglementation appliquez-vous ?

Concernant la transposition de la Directive européenne qui doit se faire en février 2000, quelle est votre position sur les seuils de libération qui vont toucher les I.C.P.E. ? Avez-vous participé aux groupes de travail et avez-vous pris une décision précise ?

M. le Président : Vous observez que les questions, ici, sont directes et qu'il faut essayer d'y apporter également les réponses les plus satisfaisantes.

M. Philippe VESSERON : Que les règles soient appliquées, c'est fondamental et ce n'est pas beaucoup plus simple avec un exploitant public qu'avec un exploitant privé. Il faut déployer tous les moyens de la conviction.

L'une des possibilités que permet la loi est de fermer une décharge ou une installation. Alors que M. Pierre Roussel finissait de s'exprimer devant vous, je rappelais aux deux responsables qui m'accompagnent qu'il y a quelques années, j'avais dû fermer des abattoirs par décret en conseil d'Etat. Quand une installation pose des problèmes d'environnement ou présente des risques excessifs, elle doit être fermée et la procédure est prévue par la loi. Le Gouvernement l'a utilisée il n'y a pas longtemps à l'encontre d'un silo de céréales.

Il reste que l'arme la plus courante est ce qu'on appelle la consignation qui consiste à imposer à l'exploitant, public ou privé, d'une installation en infraction, de verser au Trésor une somme correspondant au coût de la mise en conformité. Dans les incinérateurs d'ordures ménagères, certaines consignations ont représenté quelques dizaines de millions de francs. Bien entendu, cet argent est rendu lorsque les travaux de mise en conformité sont faits. C'est un instrument moderne pour faire appliquer la réglementation.

En ce qui concerne les décharges d'ordures ménagères, il y a eu une période où l'on disait qu'il n'y aurait plus de décharges, qu'on ne mettrait plus en décharge, disait-on, que les résidus d'incinération. Différentes initiatives, dont notamment des demandes émanant de l'Assemblée nationale, ont conduit à revoir cette position. A l'heure actuelle, nous fonctionnons avec l'idée qu'il y aura durablement des décharges d'ordures ménagères après tri de ce qui est valorisable et qu'elles doivent donc respecter des règles précises, d'où les normes de septembre 1997. Ces normes me valent un certain nombre d'inimitiés, notamment une disposition qui prévoit l'éloignement entre les casiers où se fait la mise en décharge et les propriétés du voisinage. Il va de soi que quand on fait des normes de ce type, on distingue complètement le cas des installations nouvelles des installations existantes. C'est le seul moyen d'avoir des normes suffisamment contraignantes pour l'avenir. Autrement, on passe son temps à établir des normes qui décrivent la situation existante et qui la pérennisent. Oui, ces normes s'appliquent entièrement aux installations nouvelles, certaines sont appliquées rétroactivement aux décharges existantes, mais pas toutes.

En ce qui concerne le problème radioactif, vous connaissez le sujet mieux que moi, Mme Rivasi. La Directive de mai 1996 doit être transposée avant mai 2000. Oui, ma Direction participe aux réunions pour y aboutir. Je milite beaucoup pour que le délai fixé par la Directive de 1996 soit respecté. Sur un tel sujet, il serait très ennuyeux que nous ne respections pas les délais de transposition même s'il m'arrive, dans certains cas, de ne pas être en mesure de transposer un texte européen en temps opportun.

Sur la thématique du seuil de libération, je renvoie à ce que je disais tout à l'heure sur la traçabilité. Il me paraît très important que celui qui produit des déchets ait une réflexion préalable sur leur destination et leur devenir. A chaque fois que c'est possible, je cherche à éviter une banalisation qui, de plus, donne au citoyen l'impression que celui qui décide peut faire n'importe quoi.

Mme Michèle RIVASI : Donc vous êtes contre ? Vous le dites officiellement ?

M. Philippe VESSERON : Dans les débats sur la transposition, je fais tout ce que je peux pour éviter l'utilisation de celle-ci, ce qui ne me paraît pas être une bonne approche de la gestion des déchets.

M. le Président : Vous nous avez indiqué que votre direction s'occupait également des farines animales. Peut-on actuellement accélérer la disparition des stocks de farines ? J'en parle en connaissance de cause puisqu'il y en a dans mon département.

Si cette accélération est possible, peut-on augmenter la capacité d'incinération en amendant les conventions passées avec un certain nombre de cimenteries ? Peut-on également utiliser des centrales thermiques pour pousser les choses un peu plus loin et aller plus vite ? C'est une question que nous avons posée à l'ambassadeur de Grande-Bretagne qui est venu devant nous. Il nous a dit qu'on incinérait les farines animales dans son pays. Il va d'ailleurs nous faire une note là-dessus. J'aimerais avoir votre sentiment sur ce problème qui se pose d'une manière un peu lancinante dans mon département.

M. Philippe VESSERON : Qui est le maître d'ouvrage de l'opération ? Est-ce ma collègue Directrice générale de l'alimentation ou le Préfet du département ? Il faut être très clair pour savoir qui passe le contrat avec la cimenterie et qui doit veiller à la bonne exécution du contrat. Nous avons constaté, le ministère de l'Agriculture et nous-mêmes, que ceci ne marchait pas d'une manière parfaite, notamment dans les Côtes d'Armor.

M. le Président : Si vous permettez, je nuancerai un peu votre propos. Peut-être est-ce parce que nous n'avons pas de centrale d'incinération et ce n'est pas le Préfet qui peut trouver dans l'ensemble de la France les usines qui vont incinérer nos farines. Il faut que ce soit géré au niveau des différents ministères, et les conventions sont passées entre le ministère et les cimenteries.

M. Philippe VESSERON : L'appel d'offres a été fait par la Direction générale de l'alimentation qui finance l'opération. Mon problème est d'identifier qui est effectivement chargé du suivi de l'application de ces contrats. Est-ce au niveau du Préfet de département ou au niveau de mes collègues de la rue de Varenne ?

M. le Président : Vous n'avez pas la réponse aujourd'hui ?

M. Philippe VESSERON : Nous avons demandé conjointement, Mme Guillou et moi-même, à un contrôleur général des services vétérinaires, M. Réveillon, de nous faire un point précis sur les mécanismes de management à suivre notamment dans votre département. Nous n'avons pas encore le rapport. L'une des réponses est que, vraisemblablement, la capacité contractée avec les cimentiers, de mémoire, doit être de 190 000 tonnes par an, le stock existant étant de l'ordre de 100 000 tonnes. Si ces deux chiffres sont bien confirmés, cela nous garantit que le problème sera terminé à la fin du premier semestre de l'année prochaine. Je tiens beaucoup à ce que l'on me confirme par écrit ces deux chiffres et que le mécanisme de pilotage soit en place.

L'incinération est faite essentiellement dans des cimenteries, plus une ou deux usines d'incinération d'ordures ménagères. Il y a quelques capacités supplémentaires utilisables au niveau des cimenteries. Le Préfet des Côtes d'Armor nous a écrit en suggérant que nous regardions également du côté d'Electricité de France, ce qui avait déjà été examiné dans le passé mais qui avait suscité quelques difficultés internes entre EDF et ses organisations syndicales. La piste n'est pas fermée, mais c'est plutôt en mobilisant des cimenteries supplémentaires qu'en mobilisant des installations EDF que nous réglerons le problème. En tout état de cause, dès que nous aurons le rapport de M. Réveillon, Mme Guillou et moi-même lui donnerons suite.

M. le Président : Une dernière question. Selon vous, puisque vous avez une longue expérience de toutes ces questions, dans la chaîne alimentaire, quels sont les maillons au niveau desquels apparaissent aujourd'hui les risques les plus importants et au niveau desquels on a pu constater des dysfonctionnements ? Notre rôle est d'essayer de repérer les dysfonctionnements et de voir comment y remédier. Nous avons le sentiment qu'il existe quand même aujourd'hui un nombre important de structures qui font sûrement du bon travail mais n'y a-t-il pas une juxtaposition de structures qui ne vont pas toujours dans le même sens, ce qui nous préoccupe ?

M. Philippe VESSERON : Je ferai deux réponses : l'une en terme d'organisation, l'autre en terme de priorité technique.

Pour ce qui concerne l'organisation, nous avons vraiment besoin que, pour toute évaluation, il y ait systématiquement une équipe d'experts qui procède à l'analyse critique du dossier, puis une commission qui se penche sur le sujet ; alors qu'à l'heure actuelle, on a simplement une commission et un rapporteur qui propose un avis. La qualité de l'appréciation qui peut être portée n'est pas la même dans les deux cas. L'une des priorités est donc de disposer d'équipes de recherche et d'expertise pertinentes. Cela veut dire clairement que notre pays devra augmenter les moyens financiers et humains qu'il met à la disposition de l'I.N.R.S. ou de l'I.N.E.R.I.S., pour prendre les exemples que je citais tout à l'heure. L'expertise, en effet, cela se fabrique au préalable et pas seulement le jour où l'on a une crise à gérer.

Pour ce qui est de la priorité technique, ce qui m'inquiète c'est le problème des produits chimiques, des substances chimiques mises sur le marché, nouvelles ou existantes. Bien entendu, les effets toxicologiques les plus évidents ont été regardés mais l'exposition de nos concitoyens à un certain nombre de produits chimiques tant à leur domicile que dans leur profession, ou dans le cadre de leur alimentation, est l'un des problèmes les plus préoccupants à propos desquels il conviendra d'être beaucoup plus vigilants que nous ne le sommes actuellement.

Le Premier ministre a annoncé la création d'une agence santé/environnement. Beaucoup de questions se posent : quel champ ? Quel contenu ? Quelle structure ? Pour moi, les problèmes de produits chimiques font partie des grandes priorités. Cela pose une question compliquée : quelle évolution pour l'I.N.E.R.I.S. et l'I.N.R.S. ? L'I.N.R.S. est une institution paritaire, financée notamment par la Caisse d'assurance maladie et qui doit son existence et sa fonctionnalité au fait qu'elle est soutenue par les partenaires sociaux. Ce ne sont pas des sujets que l'on règle en rédigeant à la hâte un projet de décret.

M. le Rapporteur : Verriez-vous l'agence santé/environnement organisée à partir de l'I.N.E.R.I.S. et de l'I.N.R.S., comme on l'a fait pour l'A.F.S.S.A. à partir du C.N.E.V.A. ?

M. Philippe VESSERON : C'est une solution qui aurait beaucoup d'avantages : réunir les deux entités dans leur totalité. Il peut y en avoir d'autres : quand on a fait l'agence de recherche sur le S.I.D.A., on n'a pas pris telle équipe de l'I.N.S.E.R.M., de l'Institut Pasteur, ou d'ailleurs.

Je suis assez persuadé que, sur la thématique santé/environnement, des fonctions actuellement assurées par l'I.N.R.S. et l'I.N.E.R.I.S., devront être amplifiées et sont au c_ur du problème. Réunir de manière plus ou moins forte les deux organismes, améliorer la coordination ou la mise en commun, tout cela me paraît être une piste de réflexion intéressante. Il faut que les deux entités actuelles, quelles que soient les évolutions de structures, travaillent beaucoup entre elles. Mais il est un point sur lequel j'appelle l'attention de l'exécutif comme du législatif : tout ceci impliquera que, collectivement, nous mettions plus de moyens sur ces sujets, sinon il y aura beaucoup de déboires.

M. le Président : S'il n'y a pas d'autres questions, je vous remercie.

Audition de M. Pierre ROUSSEL,
Directeur de l'Eau
au ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 10 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Pierre Roussel est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Pierre Roussel prête serment.

M. Pierre ROUSSEL : Je tâcherai de faire un exposé relativement bref. La mission qui vous est confiée concerne notamment l'étude des " incidences d'épandage des boues de stations d'épuration sur les terres agricoles ". Cet épandage est précisément dans le champ de la direction de l'Eau pour ce qui concerne les boues de stations d'épuration urbaines. Par contre, les boues de stations d'épuration industrielles sont le champ de compétences de Philippe Vesseron qui me succédera à cette table ; la réglementation prise, début 1998, par le Gouvernement, concernant les stations d'épuration urbaines.

Il est à noter que les termes d'eau potable ne figurent pas explicitement dans votre mission mais, bien entendu, on boit de l'eau potable, et par conséquent, nous pouvons en parler.

M. le Président : Et on l'utilise dans toute la chaîne agroalimentaire.

M. Pierre ROUSSEL : Absolument.

Sur les boues de stations d'épuration urbaines, il faut rappeler certains ordres de grandeur. L'assainissement urbain produit actuellement 800 000 tonnes par an de matières sèches. Sur ces boues, 60 % font l'objet d'épandage agricole ; 20 à 25 % vont en décharge, et la loi sur les déchets rendra cette pratique irrégulière d'ici peu ; 15 à 25 % sont incinérés.

Les 60 % qui sont épandus sur des champs représentent 2 % de la totalité de déchets épandus sur des terres agricoles. 2 % de ces déchets proviennent de stations d'épuration urbaines, 3 % de stations d'épuration industrielles, 95 % de déchets agricoles, principalement d'effluents d'élevage.

Il convient de préciser en outre quelques éléments d'ordre économique et notamment l'incidence sur le prix de l'eau des différentes filières de traitement. L'épandage, tel qu'il est organisé par le décret de fin 1997 et par l'arrêté de janvier 1998, a une incidence de quelques dizaines de centimes, entre 10 et 20 centimes, sur le prix du mètre cube d'eau acquitté par le consommateur. Le traitement industriel peut coûter jusqu'à dix fois plus cher.

M. Patrick LEMASLE : C'est l'incinération ?

M. Pierre ROUSSEL : Oui. Si on va vers le " tout incinération ", on est face à un impact de l'ordre de 1,50 franc à 2 francs par mètre cube, c'est-à-dire une augmentation de 10 % du prix moyen de l'eau potable en France.

Il est à noter que ceci est très inégalement réparti puisque, pour les stations de très grande dimension qui produisent beaucoup de boues, on peut songer à un traitement industriel de proximité. Pour des stations d'épuration rurales, on ne peut pas mettre un four à côté de chaque station d'épuration et le coût du séchage puis du transport auront, dans ces cas là, une incidence plus forte sur le prix de l'eau payée par l'usager.

La filière épandage, au-delà de son impact en terme de quantité, a aussi des avantages économiques certains.

Jusqu'à 1997, la réglementation applicable en la matière était complexe et diffuse. Elle n'était pas unifiée. On trouvait des normes qui étaient partiellement applicables, des directives européennes différentes. Du coup, la filière épandage était effectivement assez mal contrôlée. Nous avons donc travaillé - cela a pris deux ans de discussion avec les différents acteurs, les élus, les professions agricoles - à une amélioration de la filière d'épandage agricole permettant de la professionnaliser et de la fiabiliser sans la faire disparaître. Il aurait été parfaitement possible d'exiger simplement que les teneurs admissibles en contaminants soient négligeables : il n'existait plus une seule boue épandable en France et le problème était théoriquement réglé à ceci près qu'il fallait reconvertir les 800 000 tonnes de matières sèches qui n'étaient plus répandues.

Comment avons-nous travaillé et dans quel esprit cette réglementation a-t-elle été conçue ?

Premièrement, nous avons tenu à préciser qui était responsable. Il est clair que les textes font porter la responsabilité sur le producteur de boue. Il est responsable de la filière, de son suivi, de la production elle-même, de l'épandage et du suivi de cet épandage.

Deuxièmement, nous avons cherché à encadrer et à organiser cette filière par des études préalables obligatoires, quelle que soit la quantité des boues mises en jeu. Pour les stations de plus de 2 000 équivalents habitants, un programme prévisionnel annuel d'épandage, un bilan annuel, et une auto-surveillance de la part du producteur de boue sont obligatoires. Un contrôle est effectué par l'Etat, sous la responsabilité des préfets, avec obligation de soumettre à déclaration les boues produites par les stations d'épuration de plus de 200 équivalent habitants. Enfin il y a autorisation préalable, au titre de la loi sur l'eau, pour les stations d'épuration de plus de 50 000 équivalent habitants. En outre, le Préfet reçoit tous les programmes prévisionnels annuels, les bilans, et il est chargé de valider l'auto-surveillance. Il peut faire appel, pour mettre en place un dispositif de suivi, à tout organisme qu'il juge bon et donc totalement indépendant, si nécessaire, des différents acteurs.

Qu'exige-t-on d'une boue épandable ?

Nous avons globalement divisé par deux les teneurs limites prévues dans la norme applicable précédemment et, pour le cadmium, en 2004, cette teneur sera divisée par quatre.

En outre, nous avons aussi limité les flux possibles de boues apportées sur le même terrain au cours du temps de façon à ne pas dépasser un flux global qui est globalement six à sept fois plus sévère maintenant qu'il ne l'était dans la directive européenne précédente de 1986.

Nous avons introduit des teneurs et des flux limites pour les principaux micropolluants organiques et pour les polluants organiques persistants, à l'issue des travaux menés par le Conseil supérieur de l'hygiène publique de France.

De même, nous avons travaillé sur la maîtrise des micro-organismes afin de réduire de manière significative le pouvoir fermentescible et le risque sanitaire des boues. Seules les boues provenant d'ouvrages de moins de 2 000 équivalent habitants peuvent être épandues, non traitées, sous réserve qu'elles soient immédiatement enfouies.

Ensuite nous avons imposé la traçabilité des opérations. Ainsi, les producteurs doivent tenir à jour des registres permettant de connaître avec précision la destination, à la parcelle près, de chaque lot de boue épandue et les mélanges de boues sont interdits afin d'en connaître l'origine en cas de problème.

Enfin, une réglementation sur le stockage des boues avant leur épandage est prévue dans le cadre de la loi sur l'eau et celles-ci ne doivent pas retenir les lixiviats générés pendant l'entreposage.

Voici ce que disent schématiquement les textes, sachant que les boues ont été définies comme des déchets, ceci pour une raison fondamentale : dès lors que le règlement européen sur les transports transfrontaliers de déchets est applicable, les obligations de traçabilité s'appliquent aussi aux boues étrangères et permettent de limiter l'importation de boues, notamment d'origine allemande.

Depuis, des controverses sont nées. On a vu tout d'abord des conserveurs de légumes, puis d'autres industriels de l'agro-alimentaire, refuser d'acheter des légumes cultivés sur des champs où l'on a épandu des boues depuis moins de dix ans. On a entendu des agriculteurs dire : nous avons besoin de vendre des produits irréprochables, par conséquent, nous donnons comme consigne à nos adhérents de ne pas accepter d'épandage de boues.

On a vu se développer ces reproches à d'autres productions, avec parfois une difficulté à discerner les intérêts commerciaux d'intérêts environnementaux, voire protectionnistes. Par exemple, on a vu un minotier allemand refuser d'acheter du blé français sous prétexte qu'il avait poussé sur un champ sur lequel on avait épandu des boues, en oubliant de signaler que c'étaient des boues allemandes ! Il y a un moment où les critiques se retournent contre leurs auteurs !

Pour essayer de nous en sortir, nous avons constitué avec le ministère de l'Agriculture, depuis février 1998, un comité national sur les épandages des boues de stations d'épuration urbaines qui associe notamment les élus, les producteurs de boues, les consommateurs, le monde agricole, les industriels de l'agroalimentaire, les associations de protection de la nature, la Fédération nationale de la propriété agricole et rurale. L'idée était de réaliser la synthèse des connaissances scientifiques existant sur le sujet, de voir les pistes susceptibles de déboucher sur des améliorations, et de savoir si l'on pouvait mettre au point un accord national sur la filière ; enfin, analyser les pratiques de nos voisins confrontés au même sujet.

Ce travail a donné lieu notamment à une étude confiée au cabinet Arthur Andersen dont j'ai ici le rapport simplifié. Je pourrai vous le laisser si vous le désirez, sinon je pourrai vous adresser le rapport complet.

M. le Rapporteur : Nous commencerons par le rapport simplifié.

M. Pierre ROUSSEL : je voudrais en tirer deux ou trois extraits. En matière de métaux lourds épandus sur les champs, si on prend le cadmium, 89 % de ce qui est épandu proviennent des engrais. Si on prend le plomb, 97 % proviennent des retombées atmosphériques générées par les transports et l'industrie. Si on prend le zinc, 69 % proviennent des effluents d'élevages, 15 % des composts urbains, et 14 % des boues. Si on prend le cuivre, 92 % proviennent des produits phytosanitaires. On s'aperçoit qu'en termes de contamination, les boues sont extraordinairement marginales, sauf pour le zinc. C'est notamment le cas à Paris, parce qu'il y a beaucoup de toits en zinc, et quand il pleut, on en retrouve dans les stations d'épuration.

Ensuite, la majorité des pays européens ont eu des débats du même ordre et ont validé ou sont en train de valider la filière épandage. Moyennant quoi le débat se circonscrit essentiellement autour de garanties financières au cas où, plus tard, on constaterait que sur un champ qui a reçu des boues, les cultures deviendraient impropres à la vente. Par conséquent, le monde agricole, très sensibilisé depuis la vache folle au risque potentiel, demande qu'un fonds financier soit créé pour apporter cette garantie.

Le problème ne réside pas dans le montant du fonds. Les calculs montrent qu'avec 10 à 20 millions de francs par an, on arriverait à s'en sortir, cette somme étant parfaitement négligeable par rapport au chiffre d'affaires de la filière " assainissement " qui se chiffre en milliards. Ce n'est pas un problème financier mais une question de principe.

Est-ce que l'on va vers la création d'un fonds ou est-ce que, dispositif qui a la préférence des élus notamment, on va vers un dispositif d'assurance ?

Les sociétés d'assurances ont fait des propositions qui ont fait beaucoup avancer les choses par rapport au dispositif existant pour couvrir ce type de risque. Ils ont accepté de couvrir ce qu'ils appellent le risque de développement, c'est-à-dire le risque qui peut se présenter un jour mais qui n'est que potentiel à la date d'aujourd'hui. Ils ont mis sur la table des propositions de contrats. Cela pose quelques problèmes aux Fédérations agricoles car celui qui a fait les propositions les plus avancées est le GROUPAMA, autrement dit un groupe en relation avec le monde agricole.

La police d'assurance serait acquittée par les producteurs de boues, sachant que ceux qui seraient indemnisés seraient les exploitants agricoles. Cette proposition a été examinée de près, durant l'été dernier, notamment par les organisations professionnelles agricoles qui reconnaissent qu'elle n'est pas mauvaise, mais qui la critiquent sur deux points.

Le premier est la durée de la garantie que les sociétés d'assurance veulent limiter à dix ans, arguant du fait qu'au-delà, il y a trop d'incertitudes et que les seuls contrats qui couvrent plus de dix ans sont ceux qui concernent le risque nucléaire. On en est loin. Le deuxième est le plafonnement éventuel des indemnisations. Va-t-on être amené à créer un fonds complémentaire destiné à couvrir ce qui n'est pas couvert par les assurances ? Je ne connais pas la réponse. Il n'y a pas d'orientation gouvernementale sur le sujet.

Il y a aussi une position ferme des représentants de la propriété agricole et rurale qui s'appuie sur le fait qu'indemniser l'agriculteur qui n'aura pas pu vendre sa récolte ne couvre pas le risque de voir diminuer la valeur patrimoniale du fonds et que, par conséquent, il n'y a pas de raison que le propriétaire ne soit pas également dédommagé.

L'une des solutions proposées par la F.N.P.A. sur ce sujet serait de soumettre à accord préalable du propriétaire l'épandage éventuel de boues par le fermier, ce qui pose un problème vis-à-vis du statut du fermage qui ne prévoit pas un tel dispositif. Il y a là un blocage entre le monde des propriétaires et évidemment le monde des fermiers. Nous sommes globalement quasiment prêts à conclure cet accord, sous réserve qu'on arrive à convaincre les propriétaires ?

Il est à noter que la filière avale, c'est à dire les consommateurs, les industries agroalimentaires, les distributeurs, est prête à nous suivre sur cette voie.

Nous continuons à lire des prises de position de certaines chambres d'agriculture demandant à leurs adhérents de ne pas épandre de boues. Il est vrai que sur ce sujet, ils se mettent dans une position un peu ambiguë car d'autres chambres d'agriculture ont développé en leur sein des services d'assistance au placement de boues pour épandage agricole. Parmi les cent chambres d'agriculture de France, on trouve des positions assez divergentes qui traduisent bien la sensibilité et la difficulté de traiter ce problème.

Voilà ce que l'on peut dire sur les boues. Quant à l'eau potable, nous pourrions y revenir au moment du débat, sinon je risque de vous faire un exposé trop long.

M. le Président : Y a-t-il eu des études précises réalisées sur la qualité des végétaux cultivés sur des terres recevant des boues et sur la qualité des produits d'élevages provenant d'animaux qui ont pâturé et qui ont été nourris avec des produits cultivés sur ces terres ?

M. Pierre ROUSSEL : A ma connaissance, il a été fait un recensement des incidents que l'on a pu rencontrer et susceptibles de mettre en cause des boues, aussi bien en France qu'en Europe. On n'a trouvé aucun cas qui soit flagrant. On a évoqué la mort d'une jument, en 1991, dans des conditions qui sont en fait inconnues, dans le département de la Manche. On évoque le cas d'un enfant qui aurait eu des troubles de santé de faible gravité après avoir joué non sur un champ qui aurait reçu des boues mais sur le tas de boues lui-même.

Il y a eu des cas de mauvaises herbes qui auraient poussé dans des champs parce que des graines auraient été contenues dans ces boues et auraient germé ailleurs. Mais ce n'est pas dramatique. Pour le reste, on n'a constaté, à ma connaissance, aucun incident depuis vingt ans.

Je n'évoque pas ici le problème des eaux d'épandage d'Achères. C'est un problème fondamentalement différent, puisqu'il ne s'agissait pas de l'épandage de boues qui n'étaient pas sous contrôle, mais d'eaux brutes n'ayant subi aucun traitement et déversées au même endroit, pendant cent ans.

M. le Rapporteur : Y a-t-il actuellement des programmes de recherche visant à suivre le cheminement des contaminants ? Il doit y avoir, par rapport à une composition type, des fluctuations importantes en fonction des spécificités régionales et une typologie de chaque station. On doit pouvoir suivre le cheminement de toutes les molécules contaminantes. Quel est l'organisme qui peut nous renseigner sur le cheminement des produits toxiques au niveau de la chaîne biologique, et donc de la chaîne alimentaire ? Est-ce que les boues de stations d'épuration sont utilisables par l'agriculture biologique ?

Vous avez indiqué que 15 % de ces boues étaient incinérés. De même l'ambassadeur de Grande-Bretagne en France nous a confirmé que dans son pays on incinérait les farines animales et qu'on récupérait ainsi de l'énergie. Est-ce envisageable pour toutes les boues de stations d'épuration dès lors qu'elles seraient, au préalable séchées afin de diminuer le coût et le prix de revient du traitement ?

Lorsque des parcelles de terrains reçoivent des boues de stations d'épuration, est-ce qu'il n'y a pas à un moment donné un degré de saturation par rapport à la nature du sol ? Ne faut-il pas envisager une sorte de rotation de l'épandage ?

Qui contrôle les incidences au niveau de la nature des sols ? Vous avez dit qu'il existait une auto-surveillance effectuée par les producteurs de boues. Qui peut avoir accès aux résultats et aux analyses de cette auto-surveillance ? Comment peut-on y avoir accès ?

M. le Président : Voilà une série de questions particulièrement dense.

M. Pierre ROUSSEL : Le cheminement des contaminants, qui s'en occupe ? Deux organismes : le C.E.M.A.G.R.E.F. et l'I.N.R.A. Pour les boues, c'est principalement le C.E.M.A.G.R.E.F. de Rennes, mais les chiffres que je vous ai donnés tout à l'heure sur la présence de métaux lourds ont pour origine l'I.N.R.A.

Ceci dit, ce n'est pas là qu'on va trouver les problèmes les plus compliqués car c'est essentiellement de la matière organique et le contenu des boues n'est pas très complexe. Nous allons nous attaquer au même type de sujet avec les molécules phytosanitaires qui posent des problèmes scientifiques plus difficiles parce qu'on ne connaît pas nécessairement bien le cycle de dégradation des molécules phytosanitaires. Elles sont épandues à des doses parfois infiniment plus faibles, quelques centaines de grammes à l'hectare, et on ne sait pas très bien comment cela se passe dans le sol et comment elles se décomposent et émigrent avant d'atteindre le milieu aquatique.

M. le Rapporteur : Y a-t-il un programme prévu ?

M. Pierre ROUSSEL : Hier, j'ai passé la matinée avec le Directeur général du C.E.M.A.G.R.E.F. afin de voir si on pourrait conduire un programme d'études sur le sujet. Il se trouve que vous avez adopté en première lecture, lundi dernier, le budget du ministère de l'Environnement dans lequel on trouve un compte spécial du Trésor destiné à financer la politique de l'eau où se trouve inscrite une ligne relative à la prévention des pollutions diffuses. Nous avons donc les moyens de lancer un vrai programme d'études sur le sujet.

Boues et agriculture biologique ? J'avoue que je ne connais pas assez les règles de l'agriculture biologique pour savoir si on a le droit de mettre des boues sur les champs où se développe l'agriculture biologique.

Mme Michèle RIVASI : Ils n'ont pas le droit.

M. Pierre ROUSSEL : Ceci dit, je ne pense pas que cela pose un vrai problème car les surfaces nécessaires à l'épandage de boues représentent 1 % de la surface agricole utile totale. Il n'y a aucun risque de conflit entre l'agriculture biologique et l'épandage de boues. On prévoit certes que la production de boues, en France, va augmenter, mais quand il aura augmenté de 50 à 75 % par rapport à la situation actuelle, on aura absorbé la totalité de l'assainissement urbain de la France. Nous avons une marge considérable.

L'incinération ? Oui, sous réserve qu'il faut avoir auparavant séché suffisamment les boues pour qu'elles deviennent autocombustibles. Or, au départ, une boue, telle qu'elle sort d'une station d'épuration, a un pouvoir calorifique négatif. On doit consommer plus d'énergie pour la sécher qu'elle n'en dégagera après en la brûlant. La filière sera toujours perdante.

Qui a accès au résultat de auto-surveillance ? Le Préfet ; le Conseil d'hygiène départemental, très certainement.

M. le Président : Est-ce que ces boues séchées peuvent être incinérées dans des centrales d'incinération des ordures ménagères ou dans des centrales thermiques ?

M. Pierre ROUSSEL : C'est tout à fait faisable dans des usines d'incinération d'ordures ménagères. Simplement, il faut qu'elles soient séchées puis transportées à la centrale, et le bilan énergétique est négatif.

M. Patrick LEMASLE : En ce qui concerne les boues de stations d'épuration, deux systèmes vont être rapidement autorisés puisque les décharges vont être supprimées en 2002. Vous évoquez l'incinération comme étant une filière qui recueille 15 à 20 % des boues, mais êtes-vous certain que l'incinération ne produit pas des pollutions atmosphériques avec des retombées ? Quel est votre point de vue ?

Pour ce qui concerne l'épandage : au niveau de la qualité des boues, vous faites état de contrôles avec un coût d'épandage relativement faible par rapport à l'incinération. Mais si l'on voulait faire des analyses sérieuses des boues épandues, il faudrait pratiquement en réaliser lors de chaque épandage. En effet, on peut très bien avoir quelqu'un qui déverse un flacon de détergent, ou des médicaments qui se retrouvent dans les stations d'épuration.

Le problème est que l'on manque sérieusement d'analyses. Le coût d'analyse en métaux lourds est extrêmement élevé. Si on multiplie le nombre de contrôles, ne pensez-vous pas que nous allons nous retrouver avec un coût d'épandage très élevé ?

Ma troisième question concerne l'eau. On voit dans des zones où l'on autorise des épandages des pollutions des nappes phréatiques qui rendent nécessaires de traiter l'eau avant qu'elle soit distribuée sous forme d'eau potable. Trouvez-vous satisfaisant que ce soit la personne qui prend l'eau à son robinet qui paye de façon indirecte le coût de l'épandage des boues ?

Ma quatrième question concerne précisément l'eau potable. Est-ce qu'actuellement, en France, nous avons eau potable satisfaisante ? Quelle évolution imagine-t-on pour ce qui la concerne pour les années qui viennent ?

Mme Michèle RIVASI : Concernant l'épandage des boues, dans ma circonscription, nous avons eu un groupe de travail entre les agriculteurs et les chambres d'agriculture pour essayer d'établir une typologie. On doit pouvoir faire en effet une typologie des boues en fonction des villages et des villes où l'on a souvent des industriels qui se servent de stations d'épuration pour rejeter leurs effluents. Ne peut-on disposer d'une réglementation plus draconienne qui oblige les industriels à avoir leurs propres stations d'épuration ?

Je vous citerai deux exemples récents. Celui de la station d'épuration de Toulon où la Marine Nationale rejetait des effluents radioactifs, et celui de la F.B.F.C., à Rouman(?) où un site de combustibles nucléaires rejetait des effluents de même nature. Je vous parle de radioactivité mais dans le " chimique ", c'est exactement la même chose.

Pour ce qui concerne le suivi et le contrôle, c'est effectivement le Préfet, mais il serait souhaitable d'instaurer des contrôles réalisés par un organisme indépendant afin de vérifier les concentrations en métaux lourds. Où peut-on trouver les documents officiels qui dressent le bilan de ce qu'on peut trouver dans les boues de stations d'épuration ? On parle des métaux lourds, mais qu'y a-t-il d'autre ?

M. Patrick LEMASLE : Le problème, en effet, est que l'on ne trouve que ce qu'on cherche.

Mme Michèle RIVASI : Où en sommes-nous ? Quels sont les produits, les traceurs qu'il faut prendre en compte ? Que sait-on exactement du transfert entre les boues et les plantes ? Que sait-on du pouvoir de lixiviation de ces boues et de ce qu'on va retrouver au niveau des nappes ?

La prévention à l'égard de l'épandage des boues conduit certains acheteurs à imposer désormais un cahier des charges aux agriculteurs par lequel ils s'engagent à ne pas utiliser des boues de stations d'épuration. Pour l'agriculture biologique, c'est nettement interdit. Cela va même plus loin : quand les agriculteurs veulent faire de l'agriculture biologique, ils doivent attendre trois ans si jamais ils ont répandu des boues de stations d'épuration.

M. Pierre ROUSSEL : Incinération et retombées éventuelles par la voie atmosphérique, la réponse est oui. Si vous faites brûler quelque chose, vous obtenez des fumées ou des sous-produits qui se retrouvent dans l'eau. Vous n'éliminez pas la pollution, vous la déplacez.

Epandage et contrôle, coût de ces contrôles et nombre d'analyses ! Le problème est que le risque nul a un coût infini. Jusqu'où doit-on aller ?

M. le Président : Est-ce qu'il existe ?

M. Pierre ROUSSEL : Si vous avez infiniment d'argent, vous pouvez peut-être l'annuler.

M. Patrick LEMASLE : Pas dans l'état actuel des connaissances.

M. Pierre ROUSSEL : Doit-on faire analyser systématiquement par une commune toutes les boues à chaque fois qu'elles sont emportées ? Il y a là un rapport coût/risque très élevé. C'est un peu la même chose pour ce qui concerne l'eau potable. On en consomme tous les jours. La réglementation, c'est-à-dire le décret de 1989 qui définit l'eau potable et les contrôles qui doivent être effectués, fixe la fréquence et la qualité de ces contrôles. Ce n'est pas tous les jours et à chaque fois que vous tournez le robinet, mais selon une périodicité qui est relative à la taille de la ville. Or, le risque pour la santé publique est sans doute plus grand du fait de la consommation d'eau potable que du fait de l'épandage de boues qui stagneront pendant un certain temps avant que ne pousse du maïs destiné à l'alimentation des cochons.

Il y a un équilibre à trouver. On doit faire des analyses, des contrôles, et on doit les conserver au cas où il y aurait un problème un jour, mais de là à dire qu'il faut systématiquement tout analyser, c'est vouloir bloquer tout le dispositif.

Contamination des nappes ! La réponse est évidente, vous avez raison. Une de nos préoccupations premières est d'essayer de préserver la qualité de la ressource que constituent les eaux souterraines. C'est l'une de nos difficultés. On évoque beaucoup les nitrates en la matière parce que c'est emblématique, facile à doser, et que cela se trouve partout. Ce n'est pas nécessairement, sur le plan de la santé publique, ce qui cause le plus de problèmes. Vous savez qu'il existe un ouvrage, " Les nitrates et l'homme, le mythe de leur toxicité ", paru il y a trois ans sous la signature d'un médecin de Caen. En fait, cet ouvrage rédigé par un médecin qui était pédiatre a été publié par son fils qui, lui est, je crois, rhumatologue ! Il dit ouvertement que les nitrates ne sont pas nocifs pour la santé humaine, loin de là.

M. Patrick LEMASLE : Cela dépend des doses.

Mme Michèle RIVASI : En ce domaine, je me méfie des médecins.

M. Pierre ROUSSEL : Ce discours a été repris par un autre médecin, le Docteur Apfelbaum. Nous avons provoqué, au Conseil supérieur d'hygiène publique de France, un débat autour de ce livre. Les conclusions des membres ont été infiniment plus nuancées. Leur conclusion est que la réglementation actuelle est fondée et qu'il faut surtout la maintenir. Elle est pleinement conforme au principe de précaution.

S'agissant de la contamination des nappes, nous cherchons bien entendu à la prévenir face notamment au problème émergent des produits phytosanitaires. Si vous interrogez la société anonyme de gestion des eaux de Paris, qui est la société d'économie mixte qui fournit l'eau des parisiens et qui exploite les différents champs captants du côté de Fontainebleau et de Dreux, elle vous dira qu'à l'égard de la réglementation en matière de pesticides, elle est en permanence à la limite et joue, pour y satisfaire, de mélanges d'une bonne demi-douzaine d'eaux d'origines différentes Si l'on constate qu'une source subit une poussée de produits pesticides, elle est mise hors circuit en attendant que le phénomène se résorbe, et on utilise l'eau d'une autre source, ce qui rend nécessaire une surveillance permanente.

Il existe une étude de l'Institut français de l'environnement sur la contamination des nappes par les produits phytosanitaires. Elle montre qu'un pourcentage très significatif, de l'ordre de 80 %, des nappes françaises contiennent actuellement une teneur non négligeable des produits phytosanitaires. 60 % de l'eau potable de France est d'origine souterraine. Cela veut dire qu'on fait de l'eau potable avec des nappes déjà atteintes par des polluants divers. Or on ne se sait pas dépolluer une nappe en place. Pour prendre l'exemple de la nappe d'Alsace, les terrils des mines de potasse infiltrent du sel dans la nappe. Ce sel s'écoule dans le sens de la nappe qui coule du Sud au Nord. Les langues salées progressent et atteignent les environs de Colmar. Elles ont parcouru, depuis l'ouverture des mines, quarante kilomètres. On ne sait pas les arrêter.

Il faudra des siècles pour réussir à régénérer cette qualité grâce à un écoulement complet du sel stocké au-dessus du bassin d'Alsace.

On joue donc sur du très long terme. On ne peut pas facilement retourner en arrière et dire : on va rétablir demain la qualité des nappes phréatiques pour en faire de l'eau potable. Tout ce qu'on peut faire est d'essayer de la préserver, d'où l'intérêt de veiller à ce que l'on met au-dessus pour ne pas aggraver la situation. On ne peut plus grand-chose pour le stock qui est déjà souillé. On sait que si on arrêtait aujourd'hui tout apport de nitrates, la teneur en nitrate des eaux souterraines continuerait quand même d'augmenter pendant des années à cause de l'inertie du phénomène. Un article est paru à ce sujet sous le timbre de l'I.N.R.A. dans un numéro de la Recherche.

Néanmoins, on ne pourra pas se passer, à court terme, d'un certain nombre de traitements. Comment remonter à l'origine pour savoir d'où vient tel contaminant ? Cela coûte très cher quand on en arrive à des solutions comme celle mise en _uvre à Méry-sur-Oise c'est à dire la nanofiltration : c'est un filtre à mailles très fines qui arrête toutes les molécules qui font plus de 10-9 mètres soit un millionième de millimètre. Cela a coûté un milliard de francs, sans compter le coût de l'électricité nécessaire à son fonctionnement.

Mme Michèle RIVASI : Il faut reminéraliser l'eau après.

M. Pierre ROUSSEL : Nous n'avons hélas pas le choix, sauf à essayer d'optimiser les sources utilisées pour faire de l'eau potable. Il y a 40 000 forages d'eau potable en France. Comment surveiller et protéger 40 000 forages dont la majorité est détenue par de toutes petites collectivités qui n'ont pas les moyens techniques et financiers d'une vraie gestion ?

Qualité de l'eau potable ! 15 000 collectivités locales ou E.P.C.I. distribuent de l'eau potable, dont à peu près 4 000 syndicats intercommunaux, 11 000 communes isolées. 50 % des services publics d'eau potable en France distribuent de l'eau à moins de 500 personnes. Je ne dis pas 500 abonnés, mais bien 500 personnes. Or si je n'ai pas d'inquiétude sur la qualité sanitaire de l'eau distribuée à Paris ou en proche banlieue, parce que les sociétés qui la distribuent comme le syndicat des eaux d'Ile-de-France ont les moyens techniques et matériels ; en revanche pour la petite commune rurale où c'est le maire qui fait tout, il existe une grande fragilité.

Nous disposons d'une eau qui est globalement sans grand risque, mais il est vrai, et ceci est publié tous les ans dans les revues consuméristes, qu'un certain nombre de millions de Français sont au moins une fois dans l'année desservis par une eau qui ne répond pas aux critères qui définissent ce qu'est une eau potable. C'est souvent lié à cet extrême émiettement de beaucoup de ces petits services communaux. On peut dire beaucoup de mal des grands distributeurs français, mais il y a au moins quelque chose qu'on ne peut pas dire, c'est qu'ils font mal leur métier. Ce sont des gens techniquement compétents et on peut se fier à la qualité du travail qu'ils fournissent.

Si on avait le temps, nous pourrions parler aussi des périmètres de protection de captages.

Typologie des boues et raccordements des industries ! La législation a déjà tout prévu. Tout raccordement domestique est obligatoire, dès lors que le réseau existe. Tout raccordement d'un industriel ou d'un artisan est soumis à l'accord préalable du maire. Les maires ont les pouvoirs requis. Des conventions de déversement définissent la qualité des effluents. Les agences de l'eau sont toutes d'accord pour payer le prétraitement nécessaire à l'usine avant raccordement.

Sur le suivi et le contrôle, le Préfet a le pouvoir de faire appel à un organisme indépendant.

M. le Président : Nous avons noté qu'il y a davantage de captages d'eau que de communes en France : 40 000 captages contre 36 000 communes.

Je voudrais demander à nos collègues d'être le plus bref possible dans leurs questions.

M. André ASCHIERI : Nous parlions de la nature des plantes qui pourraient bénéficier de ces eaux de station d'épuration. Il y a une différence essentielle entre arroser un arbre fruitier et du cresson. J'ai connu un accident mortel avec le cresson.

Quel conseil donneriez-vous aux élus qui vont construire des stations d'épuration aujourd'hui ? Quelle est la tendance : est-ce qu'on s'oriente davantage vers de l'épandage des boues ou vers de l'incinération ? Faut-il investir beaucoup, à la sortie de la station d'épuration, pour un compactage des boues ou pour un dessèchement des boues ou allons-nous au contraire dans le sens de l'épandage ?

Mme Odette GRZEGRZULKA : S'agissant du transport des boues, vous nous avez parlé du stockage, puis de l'épandage. Entre les deux, quelle est la réglementation et les contrôles du transport, notamment transfrontalier ?

S'agissant des eaux potables, vous nous avez dit que 60 % étaient souterraines. Je suis un peu inquiète de l'incidence des décharges sur les nappes phréatiques.

M. André ANGOT : Je voudrais tout d'abord apporter un témoignage à propos de l'incinération des boues de stations d'épuration. Dans mon canton, il y a une station qui incinère les déchets de la région de Quimper et qui dispose également d'une unité de déshydratation des boues afin d'incinérer une partie des boues de la ville de Quimper. Cela pose d'énormes problèmes techniques parce que ce tunnel de déshydratation ne fonctionne que dans la mesure où les boues sont au même taux d'humidité. Or d'une journée à l'autre, ou d'un transport à l'autre, l'humidité des boues est très variable. Par ailleurs, l'incinération pose des problèmes techniques très importants. Une fois qu'elles sont desséchées, ces boues ont un pouvoir calorifique très au-dessus du pouvoir calorifique moyen des ordures ménagères, et cela ralentit beaucoup le cycle de traitement d'incinération de ces ordures. Il est très difficile d'incinérer en même temps des boues de stations d'épuration et des ordures ménagères.

Ma deuxième intervention portera sur les risques de propagation du prion par la voie de l'épandage des boues. J'ai lu en effet, il y a quelques temps, - on a beaucoup évoqué cela en Grande-Bretagne - que les boues de stations d'épuration pouvaient être porteuses de prions, en particulier parce que dans tous les petits bourgs, il y a des boucheries qui traitent des viandes animales qui peuvent être porteuses de prions. Il y a également un certain nombre de personnes qui, atteintes de la maladie de Kreutzfeld-Jakob, peuvent mettre à l'égout des produits biologiques porteurs de prions. Il serait donc possible que ces prions, qui se retrouvent dans des stations d'épuration, soient épandus sur les champs, puis consommés par des insectes qui eux-mêmes sont consommés par les herbivores. L'une des causes principales de transmission du prion aux herbivores, en particulier pour la tremblante du mouton, pourrait très bien venir des boues de stations d'épuration. Avez-vous des informations sur ce sujet ?

M. Germain GENGENWIN : Tout d'abord je souhaiterais une petite précision : vous nous avez dit 60 % pour l'épandage, puis 2 % sur les terrains agricoles.

S'agissant des stations d'épuration, vous rejetez trop facilement la responsabilité sur les maires alors que vous savez bien que ce sont les techniciens de l'équipement qui nous font les plans. Est-ce qu'il ne coûterait pas moins cher d'avoir un contrôle en amont ? Dans telle commune, une petite entreprise utilise tels produits. Ne vaudrait-il pas mieux les transporter les effluents dans une autre station mieux équipée afin d'être certain que les boues que l'on retrouve dans telle ou telle station soient véritablement conformes à leur utilisation éventuelle ?

Par ailleurs, avons-nous une analyse et un contrôle sur les produits ménagers ?.

Autre aspect : quelle est la capacité d'absorption des sols ? Nous touchons là à un phénomène important dont les techniciens de l'environnement, les techniciens conseillers agricoles ne parlent plus. Il y a un phénomène de minéralisation du sol. Il n'y a plus d'apport de fumier de ferme, plus d'ensemencement de la vie microbienne de ce sol. Il y a un tassement beaucoup plus lourd des sols en raison de la lourdeur des machines. N'y a-t-il pas matière à recherche ?

M. Jean GAUBERT : Par rapport à la situation particulière d'une région que je que connais bien, qui est la Bretagne, vous avez dit qu'au niveau de la France, l'épandage des boues n'était pas le problème principal puisque cela touche 2 % des terres agricoles. Il n'empêche qu'il existe des micro-régions où la compétition est beaucoup plus forte et qu'en particulier, en Bretagne, la compétition est très forte entre l'épandage des lisiers d'origine agricole, l'épandage des boues des usines de l'agroalimentaire liées à la production agricole et l'épandage des boues urbaines.

Ne serait-il pas envisageable, compte tenu du coût de traitement des boues, de faire une opération que j'appellerai à tiroirs, d'inciter les collectivités locales à financer les stations de traitement des lisiers pour les agriculteurs en échange de la libération des terres ? Pour le moment, ce n'est pas ou peu possible. Dans tous les cas, les taux de subventions plafonnés mis en place pour d'autres raisons interdisent ce genre d'opération qui serait à mon avis bénéfique pour la collectivité.

C'est le maire de Loudéac qui se pose cette question : je finance trois ou quatre stations d'épuration chez les éleveurs, cela me coûte 3 ou 4 millions de francs. Mais en échange, ils me libèrent quelques centaines d'hectares de terres qui règlent les problèmes d'épandage des boues de ma station d'épuration.

M. Joseph PARRENIN : Je voudrais faire une ou deux observations concernant les grandes entreprises de traitement des eaux qui, selon vous, feraient leur travail correctement. Je suis maire d'une commune et je puis vous dire que ce n'est pas vraiment ce que je vis avec la C.G.E. Ils ont entre autres la responsabilité de l'épandage, mais quand j'ai vu comment cela se passait, j'ai repris cette responsabilité en régie parce que je ne pouvais pas compter sur eux. Dans le district du pays de Montbéliard, pour remédier à des problèmes de stockage, ils stockaient directement sur les prés sans aucune précaution. Je mets donc beaucoup de bémol par rapport à ce que vous avez dit.

Ce qui me préoccupe, c'est l'exercice de la responsabilité. J'ai essayé de regarder les différents contrats d'affermage : c'est le fouillis, il n'y a pas de règles. Suivant qu'on est dans une ville ou dans une autre, ce n'est pas le même responsable. Cela mériterait une étude attentive. Je pense en tout cas qu'il vaut mieux que ce soient les maires qui aient la responsabilité de l'épandage et qui la gèrent avec les agriculteurs. Je pense que nous serons capables de mieux suivre ce dossier.

M. Pierre ROUSSEL : Va-t-on vers l'épandage ou vers l'incinération ? Mon but est de sauver l'épandage parce que sinon, on risque de mettre les maires devant des situations économiques ingérables. Sur la minimisation du coût de transport, je peux vous envoyer l'étude réalisée par Arthur Andersen pour l'A.D.E.M.E. sur le coût comparatif des différentes filières.

Transport des boues et contrôles ! A partir du moment où les boues sont des déchets, elles se transportent aussi comme des déchets. On doit savoir d'où elles viennent, comment elles sont transportées, et où elles vont. La traçabilité inclut le transport.

Boues en décharges et eaux souterraines, quelle infiltration possible ? J'ai dit que 20 à 25 % des boues allaient actuellement en décharges. On se retrouve face à la réglementation applicable aux décharges et à leur étanchéité. Ce sont des installations classées. M. Vesseron pourra vous dire comment on garantit l'étanchéité d'une décharge.

Usines d'incinération ! Le problème du P.C.I. est davantage un problème technique dont est responsable l'exploitant de l'incinération qui gère les mélanges.

Sur les boues et les prions, je n'ai rien à dire. Je vieux bien admettre que les Anglais voient des prions partout et que cela les préoccupe. Je sais que les Anglais travaillent beaucoup plus sur un traceur totalement inoffensif mais je n'ai pas d'information de cette nature sur les prions.

Données sur l'épandage ! 60 % des boues produites sont épandues sur des terres agricoles. Elles représentent, pour ce qui concerne les boues urbaines, 2 % de la totalité des déchets épandus sur des champs en France. Les boues industrielles représentent à peu près le même volume, 2 à 3 %, et le reste, ce sont principalement des effluents d'élevages et des déchets agricoles en totalité.

Cela pose un vrai problème. Si on interdit l'épandage des boues pour des raisons sanitaires, est-ce qu'on interdit aussi l'épandage des effluents d'élevages ? Nous avons vu que l'on trouvait des métaux lourds dans les lisiers de porcs. J'attends qu'on me démontre qu'il n'y a pas le moindre antibiotique dans un effluent d'élevage.

Nous sommes condamnés à trouver un accord, y compris avec la production agricole mais si, sous la pression des consommateurs ou des autorités sanitaires, nous sommes amenés à interdire et à rendre obligatoire le traitement des effluents d'élevages, qui peut me dire quel avenir il voit aux éleveurs ?

Les maires doivent fournir une autorisation préalable pour tout raccordement d'une industrie. Les industries sont souvent des installations classées. Par conséquent, ce qui est autorisé à en sortir comme sous-produit est soumis à autorisation et figure dans l'arrêté d'autorisation d'installation classée. On peut parfaitement aider les industriels, les artisans, à mettre en place, soit des systèmes de ramassage, soit des systèmes de traitement à la sortie de leur atelier afin de ne rejeter à l'égout que ce qui ne posera pas de problème à la station.

S'agissant du contrôle sur les produits ménagers, à ma connaissance, il n'y a par contre vraiment rien.

Capacité d'absorption des sols ! C'est la raison pour laquelle il est prévu une étude préalable à l'épandage ainsi qu'un programme qui prévoit la rotation afin d'éviter ce risque de saturation.

Compétition entre les surfaces épandables, les élevages, et les industries agro-alimentaires ! C'est un vrai sujet. On ne forcera jamais un agriculteur à accepter des boues sur ses champs. Ceci dit, est-ce que l'on ne transporte pas les lisiers pour les répandre sur des surfaces qui n'appartiennent pas à l'exploitant ? Le problème du traitement de lisiers, c'est que cela marche pour l'azote mais non pour le phosphore. Nous sommes alors face au coproduit du traitement du lisier qui est un facteur d'eutrophisation non négligeable. Ceci dit, les Agences de l'eau contribuent aussi à aider les constructions de station de traitement de lisiers dans les endroits où le problème est le plus aigu.

Sur la qualité de travail des grands groupes distributeurs, je parlais de la qualité de l'eau potable. Je n'ai pas forcément parlé de la vérification de ce qu'ils faisaient, et notamment de la qualité des contrats, où on trouve tout et son contraire. Depuis la décentralisation, il ne peut plus exister de contrat type d'application obligatoire car il n'y a plus de tutelle de l'Etat sur les collectivités locales. Il existe des contrats modèles préparés et approuvés par le ministère de l'Intérieur qui ne sont pas d'application obligatoire. Je vous rejoins totalement, il faut être extrêmement vigilant sur ce que le maire imposera à son prestataire de services.

Si vous le permettez, je m'en tiendrai là. Je vous enverrai toute la documentation possible.

M. le Président : Merci pour votre performance. Vous avez en sept minutes répondu à six questions. C'est presque un record.

Audition de Mme Marie-Odile GUTH,
Directrice de la Nature et des Paysages
au ministère de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 10 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

Mme Marie-Odile Guth est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Marie-Odile Guth prête serment.

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui Mme Marie-Odile Guth, Directrice de la nature et des paysages au ministère de l'Aménagement du territoire et de l'environnement.

Madame Guth, je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous passerons au " jeu " des questions et des réponses.

Mme Marie-Odile GUTH : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie tout d'abord de votre invitation.

La Direction de la nature et des paysages est, en effet, intéressée par les sujets que vous traitez et, même si le champ de ses compétences est à la marge de celui de votre commission d'enquête, il est important que je puisse faire valoir le point de vue de ma direction lequel n'est pas négligeable dans la mesure où celle-ci est chargée d'assurer la vigilance à l'égard de la diversité biologique, de veiller à la gestion et à la protection des écosystèmes - terrestre et marin - c'est à dire aux relations du biotope avec les organismes animaux et végétaux. La conservation de la diversité biologique entraîne pour l'Etat des obligations nées de la Convention de Rio signée en 1982 tandis que divers instruments communautaires nous servent d'appui pour mener des politiques de protection et de gestion de cette diversité sur notre territoire.

Je citerai deux exemples.

Le premier, relativement bien connu, concerne la directive " Habitat " et la mise en place du réseau de sites communautaires dit " Natura 2000 ". C'est ainsi que les 1 029 sites transmis à la Commission depuis le mois de juillet dernier - avec, il faut le reconnaître, un certain retard et certaines insuffisances - vont être dotés de documents d'objectifs parmi lesquels la conservation de cette diversité biologique est l'objectif majeur. C'est sur la base de contrats entre les propriétaires et les utilisateurs des territoires et des sites concernés - que ce soit l'Etat, les collectivités locales ou les propriétaires privés - que les objectifs visés au titre de la gestion des espaces naturels vont être poursuivis.

Le second exemple est tiré de la convention de Ramsar - signée en Iran en 1982 et ratifiée par la France en 1992 -, sur la base de laquelle nous gérons, dans le cadre de la communauté internationale, les zones humides, biotopes bien particuliers à l'intérieur desquels la préservation de la diversité biologique est fondamentale.

Mais je ne vous ferai pas un panégyrique de l'ensemble des conventions internationales et des instruments communautaires qui nous aident à assurer la conservation de cette diversité biologique !

Nous sommes donc très attentifs à tout ce qui permet de contrôler une dissémination susceptible de polluer la diversité biologique et les espaces naturels. Les propos que vous tiendront tout à l'heure mes collègues, le Directeur de l'eau et celui de la prévention des pollutions et des risques, vous démontreront que nous travaillons en commun pour faire en sorte que nos domaines respectifs soient l'objet d'interactions concordantes.

Pour entrer davantage dans le domaine du concret, je vous parlerai du sujet spécifique que constituent les organismes génétiquement modifiés et de leur relation avec la nature.

Vous savez tous que le recours à la technique des O.G.M. est envisagé pour certaines plantes destinées à être cultivées sur de grandes étendues : le maïs ou le colza. Cette technique contribue à procurer un ou plusieurs caractères particuliers à la plante concernée, que ce soit la tolérance à un herbicide non sélectif ou la résistance à certains insectes. Aujourd'hui, en France, la mise en culture d'O.G.M. doit faire l'objet d'une autorisation préalable. Les demandes sont instruites sur la base de rapports, puis d'expérimentations réalisées en milieu confiné avant, que la culture ne soit autorisée à l'air libre. Cette procédure étant directement suivie par mes collègues, je ne m'y étendrai pas, afin de privilégier le fond du débat.

Dans un premier temps, notre principale préoccupation a concerné les risques éventuels pour la santé humaine, au cas où la modification d'un gène eût entraîné une toxicité directe. Puis, est apparue la nécessité de prendre en compte les risques liés à la dissémination des gènes dans le milieu naturel. Je rappellerai que les flux de gènes entre populations végétales par hybridations successives, que l'on nomme " l'introgression ", constituent en eux-mêmes un phénomène parfaitement naturel. Dans la plupart des cas, on peut effectivement observer, qu'au sein des populations naturelles - végétales en particulier - l'introgression est fréquente, mais qu'elle est instable. Le gène qui passe d'une plante à une autre disparaît, dans la plupart des cas, au bout de quelques générations, sauf s'il procure à la plante un réel avantage en termes d'adaptation à son milieu naturel. La résistance à un herbicide non sélectif ou à un insecte prédateur est, bien sûr, un avantage considérable pour une plante sauvage et la dissémination, à son profit, d'un tel gène pourrait présenter un caractère irréversible. Mais, visiblement, cette parfaite adaptation n'est pas fréquente à l'état naturel.

Le recours aux O.G.M., par contre, risque de la rendre plus fréquente et de contribuer à la modification des milieux naturels. Si, en Amérique du Nord, la dissémination de gènes manipulés risque d'avoir peu de conséquences parce que les principales plantes cultivées n'ont pas d'apparentées à l'état sauvage - à l'exception de quelques-unes comme le tournesol ou les cucurbitacées - ce qui rend l'introgression impossible, en revanche, en Europe, les plantes sauvages apparentées aux plantes cultivées sont nombreuses, à l'exception du maïs qui est, lui, sans apparenté. Par contre, le colza appartient à un groupe de plantes pour lesquelles l'introgression est fréquente.

Ce risque particulier d'introgressions - qui pourraient être irréversibles - a justifié qu'en France la seule autorisation qui ait été délivrée ait concerné le maïs pour lequel ce risque n'existe pas. Tel est le sujet que je souhaitais aborder en préalable, étant maintenant, M. le Président, à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le Président : Mme Guth, je vous remercie pour la brièveté exemplaire de votre exposé.

M. le Rapporteur : Madame la Directrice, vous avez brossé un très rapide tableau des mesures prises dans le cadre de la conservation de la diversité biologique. En effet, il existe des conservatoires botaniques qui rassemblent et protègent les espèces végétales - je citerai celui de Gap que je connais bien. Mais existe-t-il une réelle volonté de mettre en place, en France les moyens nécessaires à la conservation de cette biodiversité ? Cette volonté existe-t-elle au niveau européen ?

En ce qui concerne la préservation de la diversité biologique, tout le monde est d'accord pour conduire une action forte, afin de préserver notre patrimoine. Cependant, elle ne doit pas être menée au détriment des nécessités de notre existence quotidienne. J'ai été rapporteur de la mission relative à la présence du loup en France, et je pense qu'entre deux maux, il convient de choisir le moindre - la présence de l'un ne doit pas détruire la biodiversité existante, notamment en zone d'alpage.

Ce qui est important, c'est d'avoir une stratégie bien définie.

Or, s'agissant des O.G.M. qui ont concerné l'essentiel de votre propos - et plus encore les précautions qu'il convient de prendre à leur égard - je constate que vous avez précisé qu'il n'existe pas à l'état sauvage de plante apparentée au maïs en Europe. Cependant, le maïs génétiquement modifié présente d'autres risques du fait, notamment, de la présence de gènes résistants à l'ampicilline ou à d'autres produits de ce type.

Mme Marie-Odile GUTH : Votre remarque relative à notre réseau de conservatoires botaniques nationaux rentre tout à fait dans le cadre de nos préoccupations. Ce réseau constitue, en effet, une structure privilégiée qui permet d'assurer, sur le territoire français, la conservation des espèces végétales, cultivées ou sauvages. Le laboratoire de Gap travaille, en effet, sur la fleur alpine et sur des collections de rosiers. Je puis également vous citer les conservatoires de Brest, de Bailleul, de Nancy, de Port-Cros, ce dernier travaillant de façon privilégiée sur les espèces végétales de type méditerranéen. Nous venons de créer le conservatoire des Pyrénées ainsi que celui du Bassin parisien au Muséum national d'histoire naturelle de même que celui du Massif-Central et nous sommes en train de créer actuellement celui des Antilles, en Martinique.

Ce réseau de conservatoires botaniques, que nous soutenons chaque année par nos financements, dont la qualité est reconnue au niveau européen fait qu'on nous l'envie. En dix ans de travail, nous avons su mettre au point divers ouvrages scientifiques de qualité sur la protection des espèces végétales, en particulier les livres rouges des espèces menacées, véritables bibles de la diversité végétale française. Ces espèces ont leurs territoires d'expérimentation, leurs champs, leurs étendues. Il suffit de venir voir les collections variétales de figuiers, d'oliviers, de cactus, de palmiers, de rosiers, de pommiers. Le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'environnement a donc bien pour objectif de préserver les espèces anciennes et d'être capable de pérenniser, en France, la variété de la biologie végétale.

Il s'agit d'une politique très fortement soutenue par le ministère, puisque nous créons chaque année quelques postes supplémentaires, afin de permettre à des scientifiques, travaillant en liaison avec les collectivités territoriales, d'assurer cette conservation de la diversité biologique. Il s'agit d'un point très positif dans la politique menée par ma direction. L'action européenne est tout aussi intéressante dans la mesure où l'action de la France est reconnue dans le cadre de différents réseaux et de différentes conventions internationales. Je pense notamment à Planta Europa. Par ailleurs, la France participe, en très haut lieu, à toutes les discussions internationales et communautaires et nos partenaires sont régulièrement informés des actions que mène la France sur le plan biologique.

Vous parliez tout à l'heure du danger qu'il y avait à protéger une espèce au détriment d'une autre et vous faisiez allusion au retour du loup sur le territoire français. La politique menée d'un commun accord par le ministère de l'agriculture et celui de l'environnement vise à ne porter aucun préjudice à l'un comme à l'autre. Le pastolarisme est une activité économique fondamentale pour nos espaces montagnards, mais le loup contribue également à la diversité biologique, puisqu'il est au sommet de l'écosystème. Il s'agit d'un prédateur, le seul autre prédateur susceptible de lui porter atteinte est l'homme. Il a aussi son rôle à jouer dans l'équilibre de la faune sauvage. Cet équilibre est difficile à gérer, mais nous nous y employons maintenant depuis de nombreuses années ; nous essayons de ne pas protéger une espèce au détriment d'une activité économique qui n'est pas négligeable.

Quant au rapport O.G.M./loup, il n'y a pas de problème dans l'immédiat et je pense que le loup saura faire la part des choses tout seul ! Enfin, soyez assurés que nous veillons au respect du principe de précaution par rapport aux O.G.M.

M. André ASCHIERI : Madame la directrice, l'alimentation concerne aussi les produits de la mer et je suis l'élu d'un département qui réunit tous les handicaps : non seulement le loup mais aussi la taxifolia ! Ma question concerne donc cette plante maritime qui est en train de changer complètement la biodiversité de la Méditerranée. Les pêcheurs s'inquiètent de voir cette algue envahir peu à peu la Méditerranée, puisqu'à partir de quelques mètres carrés au pied du rocher de Monaco, elle s'étend maintenant sur plus de 5 000 hectares. Or tout le monde semble dire que l'on ne pourra plus l'éradiquer. Quels moyens particuliers sont mis en place pour lutter contre cet envahissement et quel est votre avis sur son évolution ?

M. André ANGOT : Madame la directrice, ma question concerne les O.G.M. Vous avez dit qu'il n'existait pas, en Europe, de plantes apparentées au maïs. Cependant, d'autres inconvénients concernant les O.G.M. existent, tels que la culture d'une variété de maïs qui produit de l'insecticide. On a effectivement suspecté, aux Etats-Unis, certaines variétés de maïs de produire des insecticides dans le pollen et de provoquer ainsi la disparition de variétés de papillons et d'autres insectes. Ne pensez-vous pas qu'à multiplier la culture de ces plantes génétiquement modifiées productrices d'insecticide, l'on risque de supprimer certaines variétés d'insectes, telles que les abeilles, les papillons ou d'autres espèces encore ? Ce problème est si sérieusement posé aux Etats-Unis que, dans certains cas, les Américains revoient leur jugement en matière d'O.G.M.

M. Patrick LEMASLE : Madame la directrice, je souhaiterais tout simplement connaître votre position, en tant que citoyenne, sur les O.G.M. Jugez-vous, par exemple, qu'il y a plus d'avantage à cultiver ainsi le maïs, alors que nos agriculteurs ne rencontrent aucune difficulté à en produire et que la France est même excédentaire en ce domaine ? Par ailleurs, quels sont les inconvénients qu'il y a à cultiver, comme c'est le cas à l'heure actuelle, les variétés hybrides avec des traitements insecticides et pesticides importants ?

Mme Marie-Odile GUTH : Nous avons constaté la présence de la taxifolia voilà maintenant plus de dix ans, mais nous ne connaissions pas, à cette époque, ses propriétés invasives. Le ministère de l'Environnement s'était alors engagé, en liaison avec l'Académie des sciences, dans une série de recherches scientifiques pour connaître un peu mieux cette espèce et évaluer ses réelles capacités d'expansion. Dix ans après, nous devons constater que les difficultés sont certaines. Nous disposons, certes, de quelques moyens potentiels pour lutter contre elle, mais une éradication totale nous semble quasiment impossible puisque, vous le disiez, l'observatoire mis en place a constaté la présence de cette algue, en Méditerranée, sur 4 000 à 5 000 hectares.

Je préside actuellement - à la demande du secrétariat général à la mer et de M. de la Roncière - un comité interministériel sur la caulerpa taxifolia. Tous les ministères y sont représentés. Il s'agit d'une structure de nature administrative, mais qui a l'avantage de réunir tous ceux qui sont concernés et qui a élaboré un plan d'action en trois volets.

Le premier vise à poursuivre les recherches scientifiques. Un scientifique reconnu les dirige et nous avons élargi le champ d'études en faisant appel, par exemple, à des scientifiques bretons qui travaillent à Brest sur un autre milieu marin, afin de comparer les capacités de cette espèce à certaines autres.

Le deuxième volet concerne les travaux de l'observatoire. C'est ainsi que nous allons procéder à l'élaboration d'une cartographie de l'extension de l'algue, afin de mieux la maîtriser et d'intervenir au moment opportun. Nous avons ajouté à cet observatoire un volet socio-économique, pensant que les professionnels de la mer et les plaisanciers pouvaient être intéressés par la connaissance de cette algue.

Enfin le troisième volet porte sur la communication et l'information. Vous aviez, dans le cadre d'une proposition de loi, formulé des propositions qui correspondent tout à fait aux intentions du comité interministériel. Il est important que les pêcheurs prennent conscience du fait que, lorsqu'ils pratiquent leur activité professionnelle, ils sont eux aussi facteur de dissémination en déplaçant cette algue avec leurs filets ; de même que les plaisanciers, en allant de port en port, la propagent également. Depuis maintenant deux ans, nous menons, avec les préfets maritimes, une campagne d'information et de communication. Celle-ci, il faut le reconnaître, est inégalement suivie, car il n'est pas très populaire, ni très favorable au tourisme, de lancer l'été une campagne " accusant " les touristes d'être des disséminateurs potentiels. Malgré cela, des affichages systématiques sont réalisés en liaison avec les réseaux professionnels de la pêche et de la plaisance, ainsi qu'avec les clubs de plongée qui sont tout à fait conscients que cette algue peut jouer un rôle non négligeable sur la diversité biologique sous-marine.

Le traitement de cette algue peut se faire par trois moyens : mécanique, chimique et biologique. Le moyen mécanique, l'arrachage, est le plus fiable. Le plongeur découpe l'algue dans la matte à l'aide de son couteau, la met dans un sac plastique, la remonte et la brûle. Il s'agit donc d'un long travail, conduit par des professionnels, qui ne peut pas se faire à plus de 30 mètres de profondeur et qui coûte environ 300 francs le mètre carré ; et pourtant, il existe des secteurs où l'on ne sait plus par où commencer !

Le ministère de l'Aménagement du territoire et de l'environnement travaille sur les espaces dont il assure la gestion, c'est-à-dire les espaces protégés : réserves naturelles et parcs nationaux. Nous avons assuré une veille biologique de cette espèce au parc national de Port-Cros et nous procédons à l'arrachage systématique des petites parcelles de taxifolia qui y sont implantées. Nous pouvons donc vous assurer que nous intervenons sur tous les espaces publics dont l'Etat assure directement la protection et, si nous ne le faisions pas, nous pourrions être critiqués. Mais le faire à une plus grande échelle est quasiment hors de proportion avec nos moyens, ni même toujours maîtrisable. Nous avons également mis en place une veille depuis cet été avec l'I.F.R.E.M.E.R. autour de Port-Cros qui montre qu'a priori nous avons éradiqué cette algue autour de l'île. En revanche, intervenir sur le domaine public maritime, dont la compétence incombe au ministère du Transport et du logement, est un peu plus délicat. Nous discutons actuellement, dans le cadre du comité interministériel, des compétences de chaque ministère et nous en sommes au stade des études juridiques.

Le second moyen d'intervention est d'ordre chimique. Je ne suis pas sûre qu'en utilisant cette méthode, nous ne jouions pas aux apprentis sorciers. Par ailleurs, le coût est également très important.

Enfin, le troisième moyen est d'ordre biologique. Les scientifiques compétents en ce domaine ont affirmé qu'il existait des limaces qui appréciaient beaucoup la taxifolia. Des expériences ont été réalisées avec des limaces autochtones - dont la population pourrait être renforcée - et des populations allogènes, mais on s'est aperçu que ces limaces " brouteuses " n'appréciaient guère cette algue ou la disséminaient et qu'il convenait d'orienter différemment les recherches.

Voilà où nous en sommes. Il est bon de vouloir faire face à une espèce invasive, mais ce n'est pas toujours aussi simple que l'on veut bien le dire. Le comité interministériel, qui s'est réuni quatre fois, comprend les représentants des ministères qui acceptent de travailler, de coopérer, ce qui, à l'origine, n'était pas si simple, tant les différents ministères ne sont pas toujours très coopératifs. L'Espagne et l'Italie, actuellement, procèdent comme nous.

M. André ASCHIERI : Le constat est donc le suivant : l'homme est responsable de l'introduction de cette algue ; il n'est pas capable de s'en débarrasser ; il ne reste donc plus qu'à espérer que la nature reprenne le dessus !

Mme Marie-Odile GUTH : Il peut effectivement y avoir des phases de latence que l'on méconnaît. L'algue peut, se stabiliser, régresser ou reprendre sa progression ; ce sont des phénomènes que l'on ne connaît pas et que l'on ne maîtrise pas. Pour le reste, c'est une algue qui est belle, fluorescente, qui vient de Monaco. Elle a été étudiée et clonée pour être mise dans les aquariums.

En ce qui concerne les inconvénients liés à la mise en place de maïs producteur d'insecticide, M. Angot, je suis comme vous, attentive - et inquiète - aux capacités qu'auraient certaines espèces de maïs à produire en quantités non négligeables des insecticides qui pourraient nuire à tout l'entomofaune, ce qui serait très grave. Nous sommes totalement responsables de toutes les espèces naturelles, qui sont d'ailleurs aussi protégées que le loup ou l'ours, car les insectes jouent un rôle fondamental dans la diversité biologique et la diversité biologique animale commence par les insectes. Nous sommes donc très attentifs. Si nous apprenions que des productions de maïs pouvaient nuire à la diversité biologique, il y aurait une levée de boucliers et nous veillerions à ce qu'il n'y ait pas d'implantation de ces espèces en France. Ce serait dramatique, dévastateur. Il y a suffisamment d'espèces invasives que l'on ne peut pas maîtriser ; si celle-là peut l'être, il est de notre devoir de l'arrêter.

Monsieur Lemasle, à titre personnel, j'avoue être très sceptique quant aux productions d'organismes génétiquement modifiés. Si je suis directrice de la nature et des paysages, ce n'est pas tout à fait par hasard. Il s'agit d'une étape dans ma vie professionnelle ; je suis géographe de formation, et j'ai consacré vingt cinq ans à la diversité biologique, aux sites, à la nature et aux paysages que je respecte dans leur valeur intrinsèque. Toute modification me trouble beaucoup. L'homme joue un peu trop souvent à l'apprenti sorcier, et je me suis aperçue que la nature reprenait toujours ses droits.

M. le Président : Il faut commander à la nature en lui obéissant !

Mme Marie-Odile GUTH : Absolument, M. le président ! Il existe de nombreux éléments que nous ne maîtrisons pas - le temps, l'atmosphère, les risques - et nous devons vivre en harmonie avec la nature. Sans être une intégriste de la nature, je souhaite que l'homme puisse vivre en harmonie avec elle, dans leurs évolutions respectives. Si nous mettons en place des espaces naturels protégés, c'est pour contribuer à maintenir, au profit des générations futures, ces espaces et ces espèces. Je suis intimement persuadée que trop perturber ces espaces et ces espèces ne peut être que nuisible. Tous les exemples autour de nous montrent qu'il n'y a pas de salut, si l'homme traite la nature par le mépris. Au niveau planétaire, les pays développés ont le devoir d'aider ceux qui n'ont pas les moyens de préserver leurs ressources et de ne pas les exploiter à leur place. Nous ne cessons de le dire dans toutes les réunions internationales sur l'air, la pollution atmosphérique ou l'eau.

La responsabilité de l'homme, du citoyen et du politique est fondamentale. Mon sentiment personnel me conduit davantage vers le respect de la nature et une méfiance naturelle à l'égard des O.G.M. J'y vois de gros inconvénients. Comme je vous le disais tout à l'heure, je serai très attentive à toutes les répercussions qui pourront se produire dans les domaines dont j'ai la protection et la gestion. Pour ma part, cela fait bien longtemps que je n'ai pas acheté de boîtes de maïs !

Mme Michèle RIVASI : S'agissant de la taxifolia, je voudrais vous rappeler que cette proposition de loi visait à " responsabiliser " les collectivités territoriales. Nous devons en effet responsabiliser les élus locaux en leur donnant les moyens financiers de pratiquer l'arrachage de l'algue.

Par ailleurs, rappelons-nous que nous avons autorisé l'introduction du maïs, alors que nous proclamions un moratoire sur le reste ! Je me pose la question de savoir comment l'on peut contrôler les laboratoires fabriquant les semences ! En outre, de nombreuses expérimentations sont effectuées dans les champs. Des études sont-elles réalisées afin de déterminer leurs conséquences sur les champs voisins ?

Mme Laurence DUMONT : Ma question est relative au problème de l'ensablement des baies, qui est une évolution naturelle. Il existe un énorme projet de rétablissement du caractère maritime du Mont Saint-Michel qui se chiffre en centaines de millions de francs. Les scientifiques s'accordent à dire que cela ne sera pas définitif et que, dans cinquante ans, la baie sera certainement de nouveau ensablée. Mais je voudrais vous parler tout particulièrement de la baie des Vey, petite baie ensablée dans laquelle il existe une importante production d'huîtres. Les conséquences de l'ensablement sont importantes, puisque les parcs à huîtres ont dû être remontés mais que les huîtres, qui baignent maintenant dans une eau trop douce, ont tendance à disparaître. Savez-vous si ce phénomène existe dans d'autres baies françaises ?

M. Patrick LEMASLE : Madame la directrice, je suis satisfait de votre réponse, s'agissant des O.G.M., mais j'aimerais connaître votre sentiment sur les pratiques culturales anciennes - qui étaient plutôt bonnes - et les pratiques actuelles : quels sont les avantages des pratiques anciennes et que peut apporter la culture des O.G.M. ? Pensez-vous réellement que l'utilisation en grande quantité des herbicides, des insecticides et des pesticides n'ait aucune incidence sur la nature ?

Mme Marie-Odile GUTH : Madame Rivasi, je profiterai de votre remarque concernant la taxifolia pour élargir la notion de responsabilité aux pêcheurs professionnels. D'autant que le ministère de la Pêche, que j'ai consulté sur ce sujet, m'a affirmé que, pour l'instant, aucune entreprise de pêche n'avait suspendu son activité, du fait de la présence de la taxifolia. Les pêcheurs sont simplement gênés par l'état de leurs filets qu'il leur faut nettoyer après chaque pêche ; peut-être pourrait-on leur payer un deuxième jeu de filets afin de leur laisser le temps de nettoyer et de faire sécher le premier ! Les solutions peuvent être aussi simples que cela et nous pourrions peut-être intervenir en liaison avec l'agence de l'eau R.M.C., Rhône-Méditerranée-Corse.

Quant aux collectivités locales, elles sont aussi demanderesses d'aides, notamment techniques ; j'ai eu de bons contacts avec des collectivités et certains directeurs de port sont prêts à agir, s'ils sont aidés. Mais pour l'instant, nous ne disposons pas de fonds mobilisables. Notre ministère n'est intervenu - seul - qu'au titre de diverses recherches et les autres ministères ne sont guère prêts à créer une ligne budgétaire. Une mobilisation interministérielle serait donc souhaitable. Pour l'instant, je n'ai pas beaucoup de succès, ce qui ne vous étonnera pas.

Comment responsabiliser les élus ? Si l'Etat leur apporte une aide potentielle, ils seront satisfaits, mais celle-ci doit être partagée par l'ensemble des ministères. Cependant, je suis persuadée que si l'Etat fait un geste, les collectivités apporteront leur quote-part. Dès que l'on aura un peu avancé sur le terrain technique, il conviendra de mettre sur pied des systèmes de cofinancement, afin d'intervenir de façon spécifique dans des secteurs où la taxifolia ne pourra pas se développer. Telle est la stratégie que j'essaie de développer pour le premier trimestre de l'an 2000.

En ce qui concerne le contrôle des laboratoires et des expérimentations en champs, vous devriez consulter des structures telles que l'I.N.R.A. qui sont chargées de ces expérimentations et qui pourraient vous apporter des réponses très précises. En termes de conséquences sur d'autres espaces naturels proches, je crois que, dans les protocoles de recherche menés par ces organismes, une évaluation préalable des risques potentiels de l'implantation de ces espèces sur les espaces environnants est nécessaire -allant jusqu'à quelques kilomètres à la ronde -, car le risque de dissémination est très important. Si nous arrivions à imposer aux protocoles de recherche la réalisation de telles évaluations, on se donnerait les moyens de maîtriser un peu mieux le phénomène.

M. le Rapporteur : Tous les outils existent : la commission de génie biomoléculaire indique les précautions à prendre, les directives européennes transcrites en droit français en 1992 imposent l'information du citoyen. Or visiblement, cela ne marche pas : des parcelles sont mises en culture à l'insu des habitants, les déclarations en mairie n'existent pas, l'information publique n'a pas lieu. Il y a un grave problème : nous disposons des outils et cela ne marche pas !

Mme Marie-Odile GUTH : En matière culturale, le ministère de l'Agriculture est directement concerné ; il lui appartient d'exercer un contrôle sur les cultures pratiquées. Cela concerne également les organisations socioprofessionnelles, les chambres d'agriculture. La profession agricole devrait pouvoir être en mesure de répondre à toutes ces questions.

S'agissant de l'ensablement de la baie du Mont Saint-Michel et du projet auquel ma direction participe avec le ministère de l'Equipement et le ministère de la Culture, il s'agit d'un sujet que nous connaissons bien, qui va effectivement s'étaler sur plusieurs années et coûter beaucoup d'argent.

En ce qui concerne votre question très précise sur la baie des Vey et de la production d'huîtres qui se ressent de cet ensablement, je ne connais pas personnellement le phénomène dans la mesure où la production d'huîtres concerne le ministère de l'Agriculture et de la pêche. Je n'ai pas connaissance de phénomène similaire dans d'autres baies, mais je pense que les territoires à forte capacité conchylicole et ostréicole, tels que la Bretagne ou la Charente-Maritime, devraient pouvoir apporter des réponses à vos questions. D'autres conséquences peuvent apparaître, telles que la montée des eaux marines due à l'effet de serre et au réchauffement des calottes glaciaires. Ce type de problème mériterait effectivement que la question soit posée au ministère de l'Agriculture.

Monsieur Lemasle, il ne faut pas que l'on revienne au temps passé ; l'homme doit vivre avec son temps et les moyens modernes, même si un équilibre doit être trouvé. On peut trouver des avantages à certaines pratiques culturales plus respectueuses des cycles végétaux, du substrat, des conditions atmosphériques et du mode cultural lui-même, des outils utilisés, de la pratique elle-même. Je serais plutôt favorable au maintien de ce type de pratiques, car elles ont l'avantage de ne pas trop utiliser de produits nocifs. Mais cela ne peut-il pas se faire autrement que dans le cadre de superficies limitées car ces méthodes exigent aussi plus de travail et de mobilisation de la part du producteur ? Par rapport à la conscience citoyenne, regardez l'engouement qu'a le public pour les produits biologiques, les produits sains, mieux traités et pour la qualité et la sécurité alimentaires ! Il convient d'être attentif à ce type de préoccupation du citoyen, étant entendu que, pour l'instant, nous ne mesurons peut-être pas assez les conséquences en matière génétique que le recours à de nouvelles méthodes culturales peut avoir sur l'homme et sa santé.

Nous devons être très vigilants, et les pratiques culturales sont nécessairement les premières étapes auxquelles il convient d'être attentifs. Je me souviens d'avoir discuté avec des amis agriculteurs qui me disaient que le chef d'exploitation, qui possédait de grandes étendues de blé dans la Meuse, avait essayé de traiter certaines de ses étendues de façon biologique - voilà déjà une quinzaine d'années. Mais ses voisins agriculteurs, qui eux traitaient à outrance, renvoyaient tous les insectes " ravageurs " chez lui ! Il ne pouvait donc pas, tout seul, inverser le système cultural.

La profession agricole est responsable de la qualité de la coopération entre les siens. A partir du moment où il existe une volonté chez certains agriculteurs de traiter de façon plus respectueuse certains espaces afin de fournir une alimentation de qualité, c'est à la profession de faire en sorte qu'il y ait une harmonisation des pratiques.

M. Germain GENGENWIN : Madame la directrice, il ne faut pas accuser les agriculteurs et imaginer qu'ils mettent des tonnes d'engrais et des pesticides à tort et à travers ! Il existe, heureusement, une excellente technicité de la profession agricole laquelle sait mesurer ses besoins en produits chimiques non seulement en prix de revient mais également en fonction de la préservation de l'environnement. La chimie, quant à elle, a énormément évolué ces dernières années et les pesticides et herbicides ne sont plus aussi nocifs. Quant au problème des fermes et des exploitations biologiques, nous aimerions savoir combien d'entre elles sont véritablement viables. En effet, je constate que dans ma région, ce type d'exploitation rend les gens malheureux et il faut cesser de les rendre malheureux en leur imposant une agriculture qui n'est pas économiquement viable ! Les seuls qui réussissent sont portés à bout de bras par les collectivités locales ; les autres sont endettés jusqu'au cou.

Mme Marie-Odile GUTH : Monsieur Gengenwin, j'ai longtemps habité en Alsace, et j'ai vu les traitements des champs de maïs, l'endiguement de l'Ill. J'ai vu, au pied de ma petite maison, les traitements, le sulfatage de vignes. Je ne me permettrai pas d'accuser les agriculteurs, car je connais, comme vous, des agriculteurs qui, s'ils en avaient les moyens, seraient tentés de ne pas mettre autant de pesticides et d'engrais sur leurs productions. Cependant, je ne suis pas tout à fait d'accord avec vous lorsque vous dites que les agriculteurs qui exploitent des fermes biologiques sont des gens malheureux. J'en connais beaucoup qui en vivent bien. Je connais beaucoup de viticulteurs qui font du vin issu de l'agriculture biologique et qui en vivent bien.

M. Germain GENGENWIN : C'est différent pour la viticulture.

Mme Marie-Odile GUTH : C'est différent, mais c'est aussi une forme d'agriculture et, si l'on peut prouver que du vin issu de l'agriculture biologique est économiquement viable, on fera un pas en avant, car cela voudra dire que les autres systèmes de production pourraient aussi en tirer des conséquences et des leçons. Que certains agriculteurs, en dehors des viticulteurs, rencontrent des difficultés, c'est-à-dire les producteurs de céréales ou d'agrumes, j'en suis convaincue. Cela dit, il s'agit d'un créneau qui mérite d'être étudié, car le consommateur joue un rôle moteur dans l'économie : il achète ou il n'achète pas. Or si le produit est satisfaisant, le consommateur achète dès lors qu'il le connaît. Il existe maintenant, à Paris, des marchés Bio et différentes écoles d'agricultures qui donnent la part belle à cette agriculture. Il s'agit donc d'une piste que nous devons étudier et que nous n'avons pas le droit de laisser de côté.

M. le Président : Madame Guth, je vous remercie.

IV.- L'évolution des habitudes alimentaires

Audition de M.M. Robert ROCHEFORT
et Jean-Luc VOLATIER,
respectivement Directeur et Directeur du département
prospective de la consommation
au Centre de recherche pour l'étude
et l'observation des conditions de vie (C.R.E.D.O.C.)

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 2 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Robert ROCHEFORT : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, vous avez souhaité nous entendre sur l'évolution des habitudes alimentaires. Je vous présenterai tout d'abord trois éléments qui me paraissent caractéristiques de l'évolution à court et long terme des pratiques alimentaires des Français.

Jean-Luc Volatier, directeur du département prospective de la consommation, qui organise, exploite et interprète les enquêtes de consommation alimentaire réalisées par le C.R.E.D.O.C. donnera ensuite des éléments statistiques plus approfondis.

Quels sont ces trois éléments majeurs ? Le premier, vous le connaissez tous ; la presse le rappelle à chaque occasion, mais il est fondamental de le répéter. Si nous observons la société de consommation dans laquelle nous évoluons depuis près d'un demi-siècle (depuis la fin de la seconde guerre mondiale), nous constatons qu'en 1950, près de 50 % du budget des ménages étaient consacrés à l'alimentation. A l'époque, sur 100 francs de revenus, 50 francs y étaient consacrés.

Aujourd'hui, le pouvoir d'achat du consommateur français moyen est à peu près 4 fois supérieur à celui de 1950, hors inflation, ce qui signifie que, si l'on ne tient pas compte des inégalités existantes, nous sommes collectivement et en moyenne 4 fois plus riches que nous ne l'étions en 1950.

Le budget de l'alimentation ne représente plus aujourd'hui que 17 % du budget des consommateurs. Cela signifie que, depuis la fin des années 60, non seulement, la part de l'alimentation dans le budget des ménages ne cesse de baisser, mais, qu'en plus, le montant absolu du budget de la consommation est pratiquement constant.

Tous les gains de pouvoir d'achat des ménages depuis trente ans ont pu être consacrés à d'autres fonctions de consommation que l'alimentation, en particulier au logement. Il y a là une évolution considérable.

Le deuxième point concernant l'évolution des habitudes alimentaires est d'ordre plus qualitatif, mais il est tout aussi important d'en saisir la signification. Au début, l'alimentation avait une fonction simple, de nourriture. Ceux qui souffraient de pénurie avaient " faim dans leur ventre ". Aujourd'hui, mis à part la proportion non négligeable et socialement très préoccupante des personnes en situation de grande pauvreté, l'alimentation est abondante et elle n'est plus uniquement destinée à se nourrir ; on observe ainsi une complexification croissante des fonctions liées à l'alimentation.

Les cinq principales fonctions sont les suivantes.

Il faut d'abord mentionner la fonction essentielle de l'alimentation qui est de nourriture ; elle joue un rôle très important lors de l'achat des produits dans un hypermarché : l'argument prioritaire est de se nourrir soi-même ou de nourrir sa famille.

La deuxième fonction de l'alimentation qui s'est développée au cours des décennies écoulées est celle du gain de temps. D'où le développement de toutes les stratégies de préparation des aliments.

A titre d'anecdote, certains ont sans doute vu cette publicité représentant une cuillère et sa légende : " cet ustensile n'est plus utile aujourd'hui ", qui visait à promouvoir le yaourt à boire.

L'argument sociologique sous-jacent à cette innovation technologique est que l'absorption du yaourt sous forme de boisson permet de faire autre chose en même temps : on évolue ainsi d'une fonction d'alimentation, où l'on prend le temps de se nourrir, vers une fonction d'alimentation où l'on met le temps à profit pour faire autre chose (téléphoner, par exemple).

Ainsi, aux Etats-Unis, les gens petit-déjeunent ou déjeunent de sandwiches ou de boissons rapides en voiture dans les bouchons. La fonction gain de temps liée à l'alimentation est désormais très forte.

Une troisième fonction, objectivée et amplifiée récemment, est celle de convivialité et de sociabilité liée à l'alimentation. Dans les pratiques alimentaires de week-end, cette fonction de convivialité et de sociabilité revient, parce que, sans doute, celle de gain de temps s'applique davantage en semaine, pendant le travail et durant le cycle infernal des tâches domestiques, professionnelles et des temps de transports.

La fonction de plaisir, de convivialité, de sociabilité fait que les pratiques de restauration (les grandes chaînes de restauration en bénéficient plus que les petits restaurants de quartier) jouent encore un rôle très important. Il y a quelques décennies, on parlait d'aliments fonctionnels à base de pilules permettant de gagner un maximum de temps, en supprimant toute fonction de convivialité et de sociabilité ; cette " utopie " prospective ne s'est, heureusement, pas réalisée.

La quatrième fonction de l'alimentation, la fonction culturelle, s'est développée de façon spectaculaire au cours des années écoulées. Elle possède deux registres : à la fois une fonction historique de redécouverte du patrimoine - ce que l'on pourrait appeler le terroir - et une fonction géographique liée au développement considérable des pratiques alimentaires en provenance de l'étranger. Les industriels du secteur agroalimentaire appellent cela l'" exotisme " ; pour ma part, je préfère le terme d'" ethnicisme ". Il s'agit très souvent d'un désir authentique de " communier " symboliquement avec des peuples lointains en adoptant leur nourriture.

Pour prendre des exemples de communication publicitaire, révélateurs de cette diversité des fonctions, on ne vend plus aujourd'hui un riz rond ou long, mais un riz Basmati ; on vend moins un café générique, même s'il est pur Arabica, qu'un café de telle ou telle origine géographique précise.

Cette fonction culturelle est très intéressante, dans la mesure où elle entrecroise l'ethnicisme des uns et le terroir des autres. Quand nous exportons des produits alimentaires franco-français aux Etats-Unis, nous exportons du terroir, mais, pour les Américains qui les consomment, il s'agit d'ethnicisme.

Une dernière fonction s'est développée plus encore que les autres, qui est celle de santé. L'innovation est très forte dans le secteur des produits de l'agroalimentaire incorporant cette notion de santé. Lorsque les deux géants de l'agroalimentaire, Nestlé et Danone, ont commercialisé leurs innovations (LC 1 et Actimel), le message implicite qu'ils ont délivré en termes de santé - sachant qu'ils n'ont pas le droit de le revendiquer - concernait le renforcement des défenses immunitaires de l'organisme. Dans " les années sida ", dire que la consommation du yaourt renforce les défenses immunitaires de l'organisme constitue une communication très forte.

Cette notion de santé est incontestablement l'une des fonctions essentielles de l'alimentation. On peut même dire que pas un seul producteur de produits alimentaires - qu'il soit paysan, ingénieur agroalimentaire, PME ou multinationale de l'agroalimentaire - ne peut se dispenser de démontrer que les produits qu'il propose non seulement n'ont pas de prescriptions négatives pour la santé, mais, qu'en outre, ils incorporent des prescriptions positives.

Ces cinq fonctions complexifient et donnent lieu à des comportements divers de la part des consommateurs. Pour caricaturer, le matin, on petit-déjeune " santé " ; à midi, on déjeune " gain de temps ", et le soir, on dîne " convivialité ".

Il ne s'agit pas d'un " zapping ", mais d'une façon, pour le consommateur, de se promener dans un univers d'une grande complexité, du fait de l'interpénétration des différentes fonctions de la consommation alimentaire.

Le troisième point concerne le passé récent et porte sur les crises alimentaires. Dans nos enquêtes les plus récentes sur le sujet, 63 % des Français considèrent que des risques alimentaires existent. La progression est forte, puisque cette proportion est de 15 % plus élevée qu'il y a deux ans. Un quart des Français considère d'ailleurs que ces risques sont importants.

Vous nous avez interrogés sur les habitudes alimentaires. Il est frappant d'étudier les pratiques de nos concitoyens face à cette situation de crise alimentaire. Leur façon de réagir obéit à ce que j'appelle une " logique floue ", par opposition à une " logique cartésienne ".

Contrairement à ce que la presse indique parfois, les crises alimentaires n'ont pas donné lieu à une psychose chez les consommateurs, psychose qui serait plutôt le fait des producteurs. Le fabricant d'un fromage pris dans la tourmente d'une crise alimentaire et qui voit ses ventes s'effondrer peut entrer dans une telle logique, mais ce n'est pas le cas pour le consommateur. A la limite, la psychose a pu apparaître lors de la crise de " la vache folle ", mais ne s'est pas manifestée lors des crises alimentaires successives - les fromages, les volailles récemment, le Coca Cola.

On peut néanmoins parler de " logique floue ". Dans le cas de l'affaire de " la vache folle ", la consommation de viande bovine a chuté immédiatement de 30 %. Et d'après les résultats de nos enquêtes, seuls 5 % des consommateurs ont totalement arrêté de manger de la viande bovine.

Les 25 % de baisse complémentaires sont à répartir entre les gens qui sont restés consommateurs ; autrement dit, la plupart des consommateurs ont décidé de réduire leur consommation de viande bovine et non de l'arrêter. On aurait pu penser qu'un comportement cartésien aurait conduit soit à ne plus manger du tout de viande bovine, par peur, soit à continuer à en manger tout autant, en l'absence de toute crainte.

Or, ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. La plupart de nos compatriotes ont réduit leur consommation, afin d'éviter partiellement le risque sans le supprimer. Il s'agit d'une logique d'adaptation, d'une " logique floue " dans les formulations de comportement. Ce phénomène a également pu être observé dans les crises qui ont suivi.

Lorsque les projecteurs sont braqués sur un produit particulier sur lequel un doute existe, la consommation du produit impliqué diminue ainsi plus du fait de la réduction de la fréquence des consommations, que d'un rejet systématique du produit incriminé.

Quelque temps plus tard, les pratiques redeviennent à peu près identiques à ce qu'elles étaient auparavant, une prime étant toutefois donnée à la qualité. Les sorties de crise se traduisent ainsi toujours par des effets de qualité, dans les filières qui s'organisent ou se labellisent, chez les consommateurs, qui optent pour des produits de meilleure qualité. C'est ensuite un autre produit qui est concerné. L'exemple de la volaille est très intéressant, dans la mesure où celle-ci a été bénéficiaire de la crise de " la vache folle ", une partie de la consommation de viande bovine s'étant reportée sur celle de volaille.

Il s'agit là d'une logique de comportement en situation d'incertitude partielle et d'adaptation selon des logiques floues. Pour les consommateurs, cet élément de complexité va de pair avec l'exigence d'une information, qui soit la plus complète possible.

Voilà les trois éléments majeurs que je souhaitais souligner : la place de l'alimentation dans notre budget, la complexification et la diversification des fonctions de l'alimentation et le comportement de " logique floue ", rarement mis en évidence qui se manifeste face aux crises alimentaires récentes.

Il est très intéressant d'observer à quel point les sociétés humaines sont adaptables. Ce phénomène n'est évidemment pas nouveau, mais il présente un intérêt renouvelé dans le contexte actuel des crises alimentaires.

M. Jean-Luc Volatier va maintenant vous présenter quelques éléments plus ciblés résultant de nos enquêtes sur les habitudes alimentaires.

M. Jean-Luc VOLATIER : Un des problèmes majeurs posé par la sécurité sanitaire de l'alimentation vient de sa diversification et sa complexification. Le degré de transformation de l'alimentation n'a cessé de croître depuis vingt ou trente ans dans un secteur qui est, par ailleurs, de plus en plus dominé par la grande distribution et par la multiplication des références représentant des centaines de milliers de produits proposées à la consommation par l'industrie agroalimentaire. Pour le consommateur, il y a là un élément qui rend plus difficiles la recherche et l'établissement de repères fiables.

Le développement des diverses gammes de produits - surgelés, quatrième et cinquième gammes - augmente encore cette prolifération des références alimentaires. Les enquêtes effectuées auprès des consommateurs font clairement apparaître une certaine méconnaissance des produits, de leurs modes de transformation ainsi que des pratiques agricoles existant en amont. Souvent, les consommateurs recherchent plus d'informations, même aujourd'hui, alors qu'ont été prises de nombreuses initiatives allant dans le sens d'une meilleure traçabilité au sein des filières alimentaires.

Cette méconnaissance et ce malaise résultant de la complexification de l'alimentation, sont aussi liés aux pratiques alimentaires à domicile des consommateurs qui sont de moins en moins impliqués dans leur alimentation au quotidien.

Quelques chiffres indiquent que ce phénomène est progressif, mais peu réversible. Nos enquêtes sur le comportement alimentaire des Français ont porté sur un échantillon de 1 500 ménages représentatifs de la population nationale.

La durée moyenne de préparation d'un repas en semaine est passée de 42 minutes en 1988 à 36 minutes en 1997. Le week-end, ce temps passe de 60 à 44 minutes sur la même période. Cela montre qu'il ne s'agit pas d'un arbitrage entre le temps contraint et le temps libre, mais bien d'un arbitrage entre l'alimentation et les nombreuses autres sollicitations auxquelles sont confrontés les consommateurs, notamment les loisirs ou la télévision.

Nos compatriotes connaissent de moins en moins bien le mode de préparation des aliments. Même s'il y a maintien d'une certaine connaissance des recettes alimentaires traditionnelles, la tendance d'ensemble est à un affaiblissement de la culture alimentaire.

Il s'ensuit dès lors un trouble dans une culture alimentaire qui reste relativement forte. Un décalage anxiogène commence à apparaître, puisque le rôle de garantie qui était assuré par le petit commerce spécialisé s'affaiblit, la grande distribution prenant de plus en plus d'importance. Les produits industrialisés deviennent par ailleurs de plus en plus courants.

On peut penser que cette tendance va se poursuivre : aujourd'hui, il apparaît que 80 % de l'alimentation proviennent de produits transformés. Après avoir refait des calculs en se fondant sur les panels Secodip, nous obtenons 50 % de produits transformés, si nous excluons les produits faiblement transformés, comme les poulets en pack par exemple. Ce phénomène peut inquiéter les consommateurs qui peuvent avoir le sentiment d'être au milieu du gué, dans une période de transition.

Ce malaise peut être expliqué à travers un exemple que j'ai choisi dans une enquête récente portant sur la gestion par les consommateurs de leurs réfrigérateurs. Quoi de plus banal que le réfrigérateur qui existe dans les foyers depuis très longtemps ? Or quand on approfondit la question de l'usage et de la perception de l'usage du réfrigérateur sous l'angle du risque alimentaire, on s'aperçoit que la majorité des consommateurs ignore - et donc ne contrôlent pas - la température de stockage des aliments dans leur réfrigérateur.

Dans cette enquête sur la consommation alimentaire individuelle effectuée en 1999, 60 % des consommateurs déclarent ne pas savoir quelle est la température idéale de leur réfrigérateur, 66 % d'entre eux indiquant qu'ils ne contrôlent jamais la température de celui-ci.

Le fait de savoir si leur réfrigérateur est " bien géré " ne préoccupe pas nos concitoyens. Nous procédons actuellement à des mesures de température des réfrigérateurs pour vérifier objectivement ces températures avec l'aide de la D.G.A.L. et du C.E.M.A.G.R.E.F. et l'on s'aperçoit précisément que, dans certains cas, les réfrigérateurs sont " mal gérés ". Une batterie de questions sur les fréquences de nettoyage indique clairement qu'une bonne partie de la population ignore en outre qu'il faut désinfecter son réfrigérateur assez régulièrement.

Cette situation de prise en charge par l'industrie et par la grande distribution du secteur agroalimentaire et le désinvestissement des consommateurs, peuvent donc créer un malaise et donner lieu à une plus forte perception du risque alimentaire.

Une deuxième tendance, assez angoissante pour certains, concerne le décalage qui peut s'accroître entre, d'une part, une alimentation fortement qualitative, fondée sur des signes de qualité officiels ou de marques nationales - labels rouges, labels régionaux, produits A.O.C., agriculture biologique - et, d'autre part, le développement de produits à bas prix, des " premiers prix " ou des " maxi-discount ".

D'une part, les attentes sont importantes en termes de signes de qualité et de développement d'une offre qualitative. Notre enquête sur la consommation alimentaire individuelle, que j'ai citée précédemment, révèle ainsi que les produits issus de l'agriculture biologique représentent 1 % de l'ensemble de l'alimentation des Français, et qu'ils sont donc en progression. Par ailleurs, les produits " premiers prix " concernent parfois d'autres populations, mais éventuellement les mêmes que celles qui recourent à une alimentation de qualité.

Il y a une claire contradiction entre ces deux évolutions qui révèlent, d'une part, un accroissement des attentes en matière de qualité, d'autre part, un développement des productions standards, lié à des contraintes de prix et de revenus. Cette contradiction constitue un enjeu important en termes de sécurité alimentaire et de santé publique. Il faut assurer la sécurité de l'ensemble des produits standards et non exclusivement des produits sous signes de qualité. Voilà pour la deuxième tension qui peut exister dans l'alimentation des Français.

Une troisième tension, très médiatisée à travers le débat sur la " mal-bouffe ", révèle à la fois des pratiques alimentaires relativement structurées et liées aux traditions et, d'autres pratiques structurées différemment ou moins structurées avec le " snacking ".

Cette année, l'enquête sur les consommations alimentaires individuelles a porté sur 3 000 individus à partir d'une méthodologie équivalente à celle d'une enquête réalisée en 1994. L'ensemble des produits alimentaires consommés par les Français y est mesuré par des carnets de consommation de sept jours. La population adulte étudiée concerne les personnes âgées de quinze ans et plus.

On s'aperçoit que, sur les cinq dernières années, les principales évolutions de la consommation alimentaire concernent les produits transformés et les produits pratiques à consommer. Il y a une très forte augmentation du groupe des plats composés, pour lesquels l'effet de nomenclature joue certainement, la consommation y passant de 79 grammes à 167 grammes par jour.

Cet effet de nomenclature est aussi lié à une évolution des pratiques et de l'offre alimentaire. Dans ces plats composés, figurent des produits de terroir comme la choucroute ou de quatrième gamme (produits très transformés), ou des produits relevant plus du " snacking ", comme les crêpes préparées surgelées, les croque-monsieurs et autres produits pratiques à consommer.

On constate également une augmentation de la consommation journalière de pâtisseries et viennoiseries, qui passe de 38 à 65 grammes, des pizzas, quiches et sandwiches qui passe de 23 à 37 grammes. Certains éléments montrent clairement un développement du " snacking ", constaté également à travers d'autres questions posées lors de ces enquêtes sur les pratiques alimentaires des jeunes. Ce phénomène concerne d'ailleurs apparemment plus les jeunes que les générations plus âgées, qui restent souvent attachées à leurs pratiques traditionnelles et conservent une culture alimentaire.

Enfin, on observe que l'alimentation des Français s'internationalise. Là aussi, de nouveaux produits apparaissent. Ils peuvent donner lieu à une certaine angoisse. Robert Rochefort a parlé des produits " ethniques ", on parle aussi des produits " anglo-saxons ".

Cette évolution est parfois rapide, notamment pour les sodas comme le montre une de nos enquêtes qui relève chez les enfants une consommation moyenne relativement importante de 200 ml de cola / soda / jus de fruits par jour, les situations étant bien entendu différenciées au sein de la population.

Par ailleurs, la consommation de produits provenant d'autres horizons se développe, ce qui entraîne une complexification et une mixité croissantes des régimes alimentaires des Français.

A cet égard, on n'observe pas d'uniformisation des habitudes alimentaires au plan mondial ; ce sont plus des influences réciproques qui conduisent à la complexité des régimes alimentaires que l'on observe désormais dans chaque pays.

En France, nous n'avons pas d'éléments permettant de conclure à une uniformisation de l'alimentation. En revanche, on constate sa complexification en raison du développement de la consommation de produits en provenance de l'étranger ou appartenant plus ou moins à la culture étrangère, même si ces produits sont fabriqués en France.

Un dernier critère peut expliquer une sensibilité forte au risque. Nous connaissons de mieux en mieux les liens existant entre santé et alimentation. Les consommateurs sont de plus en plus sensibles à la dimension santé de l'alimentation, du fait de leur meilleure connaissance de ce domaine.

Dans nos enquêtes, nous nous apercevons que la perception des risques nutritionnels est souvent très forte par rapport à la perception d'autres formes de risques.

Par exemple, dans l'enquête sur la consommation alimentaire individuelle, à la question ouverte : " Selon vous, quels sont les risques majeurs liés à l'alimentation ? ", les personnes proposent diverses réponses qui sont ensuite recodifiées dans des groupes. Le premier groupe cité est le groupe " prise de poids " en général et " risques liés à l'obésité ". Les risques liés aux contaminants (dioxine) arrivent en deuxième position, à égalité avec les risques cardio-vasculaires, le cholestérol ou d'autres problèmes de santé.

Cette dimension très forte de la perception des risques alimentaires joue également sur l'image globale des produits.

Quant à la hiérarchisation des produits alimentaires qui présentent le plus de risques pour la santé, les deux dimensions " risque de type contamination " et " risque de type nutritionnel " sont mélangées, les matières grasses étant citées en premier et les viandes étant citées en second avec les conséquences de la crise de " la vache folle " et des autres crises qui se sont produites dans ce domaine.

Les produits de type O.G.M. sont cités en troisième position. La restauration rapide, la " mal-bouffe américaine " se trouve en quatrième position. L'alcool n'arrive qu'après, tout comme les aliments sucrés et les autres produits.

Il y a donc mélange des deux types de risques de la part du consommateur, et la perception du risque nutritionnel - l'image globale de l'aliment, savoir s'il est bon ou pas pour la santé - est très importante. On revient sur la notion floue et globale de ces risques.

Ces cinq éléments - accroissement du degré de transformation des produits, perte de pratiques culinaires élaborées, méconnaissance croissante des produits, demandes d'informations en amont liées au développement de produits de très grande qualité et de produits de qualité standard - font apparaître une tension entre, d'une part, le maintien d'un attachement très fort à une culture alimentaire et aux repas traditionnels dans certaines couches de la société et d'autre part, le développement de pratiques de " snacking ", l'internationalisation de l'alimentation et enfin l'irruption de produits radicalement nouveaux comme les O.G.M.

Il ressort des enquêtes que le rejet des O.G.M. est fortement lié au fait que, pour beaucoup de consommateurs, ces produits sont trop nouveaux et n'ont pas été validés sur une période suffisamment longue. Certains éléments évoluent très rapidement au niveau de l'offre, provoquant des rejets de la part des consommateurs surpris de ces changements.

Enfin, une meilleure connaissance des liens entre santé et alimentation et l'amélioration des connaissances nutritionnelles permettant au consommateur d'être plus attentif que jamais à la sécurité alimentaire resteront présentes, à mon sens, dans les années qui viennent. A priori, on note peu de signes de risque d'inversion de tendance en la matière.

M. le Président : Je vous remercie. La parole est au rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le directeur, comment le travail du C.R.E.D.O.C. est-il mené, et comment s'articule-t-il avec celui de l'I.N.S.E.E. (Institut national de la statistique et des études économiques) ?

D'autre part, pour expliquer la notion de " logique floue ", vous déclarez que, lors de la crise de l'E.S.B., il y a eu réduction, mais pas arrêt de la consommation de viande bovine. Avez-vous une idée du poids spécifique joué par le prix dans ce comportement ?

In fine, le consommateur accepte-t-il un certain risque en fonction du prix qu'il a à payer ou pas ?

Concernant la fonction de santé de l'alimentation, un nouveau terme est apparu, celui d'alicament, aliment ayant éventuellement une action sur la santé. Quelle est votre analyse de ce concept qui se développe assez fortement aux Etats-Unis ? Certaines prémices nous autorisent-elles à penser que demain, ces produits seront à disposition des consommateurs ?

Par ailleurs, les différents risques indiqués par M. Volatier me font penser au problème de la traçabilité. Vous déclarez que la chaîne du froid aboutit au réfrigérateur et que des événements assez mal maîtrisés peuvent s'y produire. Comment peut-on établir une traçabilité suffisante depuis la production jusqu'à l'assiette ?

Vous avez parlé d'une enquête portant sur la gestion domestique des réfrigérateurs. L'information du consommateur est-elle suffisante pour lui permettre de bien gérer la chaîne du froid en totalité ?

Enfin, vous avez fait allusion à plusieurs enquêtes et études. Pourrions-nous avoir accès à cet ensemble de travaux ?

M. Robert ROCHEFORT : Nous travaillons en entente avec l'I.N.S.E.E., ne serait-ce que parce que nous avons été créés par le Commissariat au plan et par l'I.N.S.E.E. De droit, le directeur général de l'I.N.S.E.E. est notre deuxième vice-président, et dans les tutelles du C.R.E.D.O.C. figure l'I.N.S.E.E.

Pour schématiser, l'I.N.S.E.E. travaille sur des données plutôt agrégées et sur des variations en fonction de critères sociologiques traditionnels du type " catégories sociales ". Il s'intéresse peu aux données psychologiques. De même, l'I.N.S.E.E. descend peu dans des catégories extrêmement fines, jusqu'à identifier des produits précis, voire des marques précises.

Le C.R.E.D.O.C. travaille davantage selon des approches psychologiques et socio-psychologiques qui sont donc plus qualitatives. Il travaille plus finement en descendant jusqu'au niveau du produit, voire jusqu'à la marque précise du produit, tandis que des organismes privés d'études statistiques sur l'alimentation, comme S.E.C.O.D.I.P., ne travaillent que sur les suivis de lignes de produits, marque par marque, pour les industriels.

Depuis dix ans, les travaux du C.R.E.D.O.C. dans le domaine de la consommation alimentaire ont surtout été effectués à la demande de la D.G.C.C.R.F., de la D.G.A.L. et de la direction générale de la santé.

Cela dit, depuis la création de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (A.F.S.S.A.), nous sommes en situation d'incertitude ; nous ne savons pas si nous poursuivons ces travaux ou s'ils seront intégrés au sein de l'A.F.S.S.A. C'est d'ailleurs pour moi, en ma qualité de directeur général, une réelle préoccupation que je tenais à signaler.

La " logique floue " correspond de plus en plus à nos comportements quotidiens. D'une façon générale, nous abandonnons de plus en plus une logique plus cartésienne et organisée de nos comportements. La façon dont nous ingurgitons les informations dispensées par les médias, la façon dont nous les traitons, et dont elles modifient nos comportements, obéissent clairement à une logique floue.

Selon la logique floue, il ne s'agit plus de dire qu'il y a une vérité absolue A, et que non-A est donc une non-vérité absolue, mais que A peut être vrai à 60 % et que non-A peut être vrai à 40 %. Implicitement, nous fonctionnons ainsi.

Vous avez parlé du prix dans cette logique floue. On peut dire que la marque du produit est un élément qui fabrique du prix. Les produits de marque sont généralement plus chers que les produits de distributeur. Au niveau du consommateur français, la marque est considérée comme le premier signe de qualité. En termes statistiques, l'identification à la marque est aussi forte que l'ensemble des facteurs objectifs de signes de qualité que sont les référencements de type A.O.C. ou label rouge. Le consommateur identifie la marque à un signe de qualité. Quand il accepte de payer le prix de la marque, cela signifie qu'il croit à quelque chose qui est lié à la qualité.

Dans le cas français, peut-être plus fortement que chez nos voisins européens, le fait que le produit soit marqué, correctement référencé et donne lieu à beaucoup de publicité par le producteur et le grand distributeur, est aussi un signe de qualité aux yeux du consommateur, qui a le sentiment que toute la filière, y compris la distribution, s'engage.

Cela étant dit, il existe un arbitrage par rapport au prix. Dans ce domaine, de multiples positionnements sont possibles. Les produits très technologiques qui s'approchent de l'alicament sur lequel je reviendrai - par exemple les yaourts dont on prétend qu'ils renforcent les défenses immunitaires de l'organisme - sont les plus chers du marché et donc plus chers que les yaourts traditionnels au lait cru relevant plus de la notion de terroir ou du plaisir de consommation.

Il va de soi que, quand on croit à une possibilité de bienfait sur la santé, on est prêt à payer plus cher, si on en a les moyens économiques. Si l'on n'y croit pas, le produit paraît très cher. Il existe donc une forte corrélation entre effets de catégories socioprofessionnelles et effets de revenus, bien que l'on constate aussi des éléments d'arbitrage liés aux logiques générationnelles.

Par exemple, le fait de consommer plus de protéines issues des laitages, qui coûtent beaucoup moins cher, plutôt que des protéines issues de la viande qui coûtent plus cher, est un phénomène qui semble fortement lié aux logiques générationnelles. Les jeunes générations optent plus facilement pour des arbitrages en faveur des laitages qui coûtent moins cher, ce qui peut leur permettre d'acheter des produits de meilleure qualité.

S'agissant du prix, pour schématiser, si l'on examine deux grands arguments tels que la santé et l'écologie, les consommateurs déclarent qu'ils ne sont pas prêts à payer plus cher pour l'écologie. Ils attendent des produits favorables à l'écologie, mais à niveau de prix identique. En revanche, s'agissant de la santé, ils seraient prêts à payer plus cher si l'impact des produits sur cette dernière était avéré.

Dans nos enquêtes, il est frappant de constater que la préoccupation en termes de santé par rapport à l'alimentation est aussi forte chez les jeunes que dans les autres groupes de population.

En revanche, dans leur passage à l'acte, ils sont probablement beaucoup plus inconstants et la notion de prix intervient dans leurs arbitrages. Ils ne sont pas contre le fait que la santé a un prix, mais peuvent ne pas opter, à court terme, pour ce produit santé s'il est trop cher.

Concernant la prescription santé des alicaments, les réflexions menées sur la filière de l'alimentation en sont arrivées à une conclusion qui leur est favorable depuis quatre à cinq ans, à condition qu'il s'agisse plus d'aliments que de médicaments, ce que l'on ne pensait pas il y a dix ans. L'idée que l'aliment s'ouvre à une composante médicamentée me semble être une tendance très forte, mais, qu'on doive s'éloigner dès lors de l'aliment, apparaît aujourd'hui inacceptable.

Si l'alicament s'apparente à un produit difficile à manger et que son goût n'est plus très performant, il n'aura pas de succès. Si l'on ne combine pas plaisir et bienfait pour la santé, le produit connaîtra un échec. Il n'y a pas d'alternative possible ; l'incorporation d'un aspect médicamenteux ne peut pas cacher le caractère alimentaire du produit.

De ce point de vue, il convient également de distinguer les produits " plus " par rapport aux produits " moins ", c'est-à-dire les produits dans lesquels il y a adjonction d'autres éléments - je pense au lait pour lequel la tendance consiste à rajouter des complexes vitaminés. Si cette adjonction est perçue comme n'étant pas l'aliment et gâchant le principe de plaisir qui accompagne la prise de l'aliment, je crois que ce produit n'est pas destiné à une grande perspective. Si l'on modifie le produit en rejet par rapport à son caractère d'aliment - par exemple les produits allégés, où un certain nombre de produits sont apparus, à tort parfois, contraires à l'idée de plaisir - ce produit n'a pas d'avenir sur le marché. Je pense notamment aux compotes de fruits sans sucre ajouté. A priori, elles peuvent être acceptables au goût tout en présentant une moindre surcharge sucrée, mais elles n'ont pas réussi leur percée en France.

Il reste des produits avec moins de sucre ajouté, mais pas sans aucune adjonction de sucre. En France, ces produits ont sans doute été perçus comme des produits ingrats, amers, et à la composante plaisir insuffisante.

La notion de plaisir de consommer l'aliment doit incontestablement demeurer pour que la tendance santé et l'alicament aient un avenir.

M. Jean-Luc VOLATIER : Pour compléter les réponses aux questions posées, il me semble qu'il existe un manque d'information assez important chez les consommateurs. En tout cas, la demande d'information est très forte en matière de traçabilité, mais aussi vis-à-vis des pratiques alimentaires.

Sur la gestion, par exemple, des réfrigérateurs, une demande très forte apparaît dans toutes nos études. Objectivement, tous les indicateurs de risques nutritionnels ou de risques en matière de santé montrent qu'il ne s'agit pas d'un fantasme, mais d'un manque réel de connaissances des risques liés aux pratiques alimentaires.

Le C.R.E.D.O.C. mène deux grands types d'études. D'une part, des études publiques : il s'agit par exemple de " l'enquête de consommation alimentaire individuelle ". Cette enquête a pour vocation d'aider les pouvoirs publics à évaluer les expositions au risque alimentaire. Pour évaluer le risque lié à la dioxine, en dehors des crises ponctuelles belges et autres, il faut utiliser des données de consommation alimentaire individuelle. En juin dernier, ce type de données a été utilisé pour que le " groupe contaminants " de l'A.F.S.S.A. puisse faire une évaluation d'exposition aux dioxines. Ces données sont d'intérêt public et sont utilisées pour les expositions.

Concernant les aspects plutôt psycho-sociologiques, d'autres enquêtes sont menées sur le comportement alimentaire des Français. Ces enquêtes sont peu diffusées parce que financées par des contractants qui souhaitent préserver la confidentialité des données pendant un certain temps.

Nous pourrions vous communiquer des éléments plus détaillés des résultats de l'étude I.N.C.A.

Des éléments plus détaillés figurent dans l'enquête E.N.C.A. qui est une enquête multi-financeurs.

Concernant le comportement alimentaire de type psycho-sociologique, le C.R.E.D.O.C. publie une synthèse de quatre pages sur l'enquête. D'autre part, nous intervenons dans des revues ou à l'Institut français de la nutrition.

M. Pierre CARASSUS : Vous avez évoqué une baisse de 30 % de la consommation de viande bovine résultant de la crise de " la vache folle ". Si j'ai bien compris, vous avez expliqué cela par un réflexe de la part du consommateur qui pouvait penser qu'en consommant moins, il prenait moins de risques. Ne s'agissait-il pas surtout d'une recherche de produits mieux référencés, plus labellisés, offrant plus de garanties ?

Par ailleurs, pourriez-vous nous donner une indication sur les craintes observées vis-à-vis des pesticides, notamment à l'égard des fruits et légumes ?

Concernant la question des réfrigérateurs, je suis préoccupé par le fait que le consommateur n'ait pas beaucoup de marges de man_uvre. Son réfrigérateur est à une température générale de quelques degrés. J'ignore si certains produits mentionnent des températures différenciées pour leur conservation. Des indications de température de conservation pour les produits emballés sous vide existent souvent, mais de façon générale, existe-t-il vraiment des risques liés à un non-respect de ces indications ?

M. Germain GENGENWIN : Ma question sera très brève. A quel stade d'une enquête alertez-vous l'opinion publique ? Lorsque la trace d'un produit quelconque est découverte, qu'il s'agisse de dioxine ou autre, la livrez-vous à l'opinion publique par l'intermédiaire des médias, seulement quand il y a danger et que l'on arrive à un seuil critique ?

M. François GUILLAUME : Je ferai tout d'abord une observation : il ne me semble pas convenable que des représentants d'organismes officiels utilisent le terme de " mal-bouffe ", même s'il est très médiatisé. Ce terme est faux, et chacun sait ici qu'il porte un préjudice considérable à l'image même des produits alimentaires français et de la gastronomie française.

Pour en revenir aux questions, a-t-on mené une enquête sur les congélateurs qui présentent, à mon avis, encore plus de risques que les réfrigérateurs ? Des produits très vieux sont consommés malgré certains incidents électriques qui peuvent provoquer une décongélation suivie d'une recongélation.

Deuxièmement, a-t-on mené une enquête pour connaître la proportion des Français dont l'alimentation est à peu près équilibrée, en tenant compte des diverses consommations de la journée ?

Enfin, pour les conclusions que nous serons amenés à tirer, est-il possible de prévoir une information dans le cadre de l'enseignement, y compris primaire peut-être, sur les recommandations applicables an matière de consommation ?

M. Gilbert MITTERRAND : Puisque l'on parle de la chaîne du froid et des éventuelles ruptures qui peuvent provoquer une altération des aliments, existe-t-il des moyens techniques, technologiques, de type encre marqueur indélébile pour signaler une température trop élevée ou trop basse quel que soit le niveau de cette chaîne du froid dans le transport, dans la chaîne de fabrication et au cours des étapes suivantes ?

Je sais que le procédé existe. Pourquoi n'a-t-il pas encore trouvé application ? Par défaut législatif ou en raison de difficultés de le faire admettre à l'ensemble de la chaîne (producteurs, fabricants, distributeurs) ? Une initiative en ce sens est-elle souhaitée ou souhaitable ?

M. le Président : Pour terminer cette série de questions, que faudrait-il, selon vous, ajouter au code de la consommation, afin d'améliorer la traçabilité ?

M. Robert ROCHEFORT : Beaucoup de vos questions sortent incontestablement du champ de compétences de l'organisme que je dirige. Nous n'avons pas de compétences nutritionnistes, nous n'avons pas non plus de mission consistant à alerter l'opinion publique sur un produit précis ; nous sommes un centre d'étude sociologique et économique destiné à observer les pratiques existantes et nous n'avons pas à porter de jugement de valeur sur ces pratiques.

Nous avons utilisé un terme qui vous a choqués. Pour nous il est mis entre guillemets. Notre postulat est de considérer que ce que font les gens est respectable. Nous avons à essayer de le mesurer, à le mettre en perspective et à essayer de le comprendre. Voilà la définition de notre rôle.

Il n'empêche que sur des sujets simples, comme l'usage des réfrigérateurs ou des congélateurs, on pourrait concevoir que nous intervenions par des communications, mais nous n'irions certainement pas au-delà.

S'agissant des congélateurs, nous n'avons pas fait d'étude précise, mais nous avons récemment essayé de mesurer le temps s'écoulant entre le moment où le consommateur achète les produits et celui où il les place au congélateur, tout en sachant que nous ne sommes pas compétents pour savoir si les temps que nous avons mesurés posent ou non des problèmes. Nous confions l'information à des experts qui jugent ensuite si cela peut ou non poser problème.

Concernant la question du réfrigérateur, elle est plus simple. Nos études montrent que les Français n'ont pas conscience que l'état d'un réfrigérateur peut avoir des conséquences en termes de santé publique. La proportion de ceux qui nettoient l'intérieur du réfrigérateur avec un produit javellisé est infime, alors qu'il faudrait le faire tous les trois mois.

Les réglages de température existent dans la plupart des modèles de réfrigérateurs. Nous n'avons pas donné de chiffre en raison de quelques incertitudes de fiabilité, mais nous avons mené une enquête - que d'autres collègues poursuivent actuellement - en confiant des thermomètres à placer dans leur réfrigérateur à un groupe de consommateurs, en leur demandant de regarder ce qui se passait.

Nous pensons qu'environ 10 % des personnes ont un réfrigérateur qui fonctionne à plus de 10 degrés. Ce réfrigérateur doit être changé parce qu'ancien ou bien il est mal réglé.

J'ai entendu parler du marquage indélébile de l'emballage alimentaire. Nous pourrions effectivement le tester auprès des consommateurs si cette innovation les intéressait.

En tout cas, dans une enquête récente que nous avons réalisée, en réponse à la question de savoir quelles innovations en matière agroalimentaire les consommateurs souhaitent aujourd'hui, j'ai été surpris de constater qu'ils souhaitent des innovations relevant plutôt de la sécurité alimentaire que du gain de temps. Or les industriels restent plus sur un registre d'innovation en matière de gain de temps plutôt que d'amélioration de la qualité sanitaire des produits. Il s'agit peut-être d'un effet de décalage.

En deux ans, la progression de l'indicateur de risque a été de 15 %. C'est énorme ! Au C.R.E.D.O.C., dans d'autres systèmes d'enquêtes, nous disposons de " batteries d'inquiétudes " recensant le risque de guerre, celui d'incident en centrale nucléaire, la peur du chômage, la peur de l'agression et nous mesurons tous les six mois les indices d'inquiétude de la population française. A partir de cette année, nous avons décidé d'y intégrer les risques alimentaires alors que nous ne le faisions jamais jusqu'à présent.

Dernier point sur lequel je peux répondre. Lors de la crise de la viande bovine, nous savions déjà qu'il existait des changements lents mais très significatifs de comportements alimentaires, avec une baisse tendancielle mais certaine des pratiques de consommation de viande bovine. La crise a accéléré cette baisse même si la consommation est remontée par la suite.

Vous pensez que les consommateurs cherchaient des produits mieux garantis. Je crois qu'entrait en jeu l'idée d'un évitement partiel et temporaire d'un produit. Compte tenu de l'hyper-choix qui caractérise aujourd'hui les produits alimentaires, il n'y a plus de produit obligatoire. Tous les produits ont des substituts possibles.

Par conséquent, le consommateur, pour des raisons de goût ou de prix, mais aussi de crise, peut très bien modifier ces équilibres, et l'ensemble des choix qui lui sont proposés lui permet de le faire aisément, quitte à y revenir ensuite.

C'est pourquoi les logiques de réactivité sont extraordinairement fortes. Cet ensemble de facteurs est en quelque sorte lié à l'évitement, de la même façon que lors des campagnes de sécurité routière très spectaculaires, qui peuvent amener à être raisonnable pendant quelque temps, sans l'être complètement en fonction des circonstances. On constate le même type de comportement en matière alimentaire.

M. Jean-Luc VOLATIER : Le C.R.E.D.O.C. est un outil statistique destiné à des experts ; il n'a pas pour fonction de porter des jugements, par exemple quant à savoir si l'alimentation des Français est équilibrée ou pas. En revanche, nous fournissons des données aux experts dans le cadre précis de leurs études sur l'alimentation équilibrée.

Un livre sur les apports nutritionnels conseillés est en cours de rédaction à l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (A.F.S.S.A.), nous y avons beaucoup contribué au travers des typologies alimentaires et des bilans nutritionnels de la population. Mais nous n'avons pas à porter de jugement. Les experts émettent leurs jugements en comité à partir des données que nous leur fournissons. Il s'agit du même principe concernant les réfrigérateurs : nous observons des comportements qui sont ensuite évalués par les experts.

S'agissant de la perception du risque " pesticides ", elle est assez faible dans la population comparée à celle d'autres risques. Je l'interprète comme un effet de l'image positive globale des fruits et légumes et de l'univers végétal, au plan nutritionnel et en termes de sécurité alimentaire.

Les risques liés à des produits animaux sont plus souvent perçus par les consommateurs lorsque l'image globale des produits animaux et surtout des produits carnés est défavorable, notamment en matière de risques sanitaires et nutritionnels.

Par ailleurs, j'ai utilisé le terme de " mal-bouffe " entre guillemets pour mieux expliciter les raisons de l'apparition de cette thématique. Je ne porte pas de jugement pour savoir si elle est justifiée ou pas. Le constat de contradictions très fortes au sein de la population entre, d'une part, une alimentation qui, en France, est globalement très structurée et où beaucoup de gens s'investissent dans une culture alimentaire très forte, et d'autre part, le développement d'une alimentation différente avec le développement du " snacking " chez les jeunes, crée la perception d'un décalage entre ces pratiques. Il s'agit de la perception de certains consommateurs.

M. Germain GENGENWIN : Quelle est l'instance chargée d'alerter l'opinion publique, et à quel stade, en cas de découverte d'un problème ?

M. Jean-Luc VOLATIER : Ce sont les groupes d'experts qui évaluent le risque. L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (A.F.S.S.A.) a été créée dans ce but. Auparavant, les groupes d'experts du Conseil supérieur d'hygiène publique de France jouaient ce rôle de la même manière.

Par exemple, dans le cadre de l'étude sur l'exposition aux dioxines, une question nous est posée à laquelle il faut réagir en deux ou trois jours pour évaluer l'exposition d'une certaine partie de la population. Cela suppose que nous ayons quand même travaillé depuis un an pour savoir que telle question sera posée, comme ce fut le cas pour la dioxine. Le groupe d'experts nous pose la question ; ensuite, il se réunit. Par exemple, le groupe contaminants de l'A.F.S.S.A. s'est réuni et a évalué, à partir des nos données, si un risque existait ou pas.

M. Germain GENGENWIN : Dans l'opinion publique, l'affaire Coca Cola a quand même eu un retentissement considérable. Ce groupe a mené une incroyable campagne d'information auprès du public. Je n'ai pas de larmes à verser pour Coca Cola, mais la crise observée demain, qui peut atteindre le pain ou le blé, est tout à fait symptomatique.

M. Robert ROCHEFORT : L'affaire Coca Cola est un exemplaire de ce que la traçabilité implique, non seulement pour le produit lui-même, mais aussi pour son emballage et pour l'emballage de l'emballage. Cela montre bien que l'une des questions fondamentales de la traçabilité est le principe de circularité qui fait que l'on ne peut jamais dire que l'on a atteint la limite " zéro risque " de fabrication du produit. Cela pose un vrai problème.

Pour vous expliquer comment nous fonctionnons, l'un des problèmes fondamentaux en termes de sécurité alimentaire n'est pas l'exposition moyenne des populations, mais les expositions concentrées des groupes à risques. S'il y a un problème sur un aliment, savoir quelle est la quantité moyenne consommée n'a aucun intérêt. On peut considérer qu'on est en-dessous des niveaux de risque.

Notre travail a essentiellement consisté à mener des enquêtes statistiques très fines permettant d'obtenir ce que notre jargon qualifie de " niveaux de dispersion ". Si un jour un problème se pose pour la viande chevaline, il est clair que le niveau moyen de consommation de viande chevaline n'a aucun sens, puisque l'on sait que fort peu de gens en consomment, mais que ceux qui en consomment en mangent beaucoup.

Dès lors qu'il y a suspicion, il s'agit de repérer sur quel type de produit il peut y avoir difficulté, d'isoler les groupes à risques, d'étudier leur niveau de consommation et de voir s'il y a, non pas des niveaux aberrants de consommation - c'est la même chose pour les abats - mais de repérer les risques. Un travail statistique est alors indispensable, conjointement au travail des experts, sur les produits eux-mêmes.

Ensuite, ce travail est transmis à des commissions d'experts qui prennent des décisions sur ces questions. Nous n'alertons jamais, nous ne faisons jamais de publications qui consistent à dire qu'il y a un risque sur tel ou tel produit. Nous ne publions que sur des hypothèses comme les temps de préparation du repas, ou l'attirance pour le terroir ou pour les produits ethniques. Ce sont des registres très sociologiques.

Concernant l'exemple du réfrigérateur, même si l'on peut se demander si une intervention dans ce domaine ne relève pas plutôt de la mission de l'I.N.S.E.E., on pourrait néanmoins peut-être faire quelque chose.

M. le Président :  Avant de passer la parole au rapporteur, je souhaiterais que vous essayiez de répondre sur la question de la traçabilité. Selon vous, que faudrait-il ajouter au code de la consommation pour améliorer encore les choses dans ce domaine ? Pour autant que cela soit de votre ressort.

M. Robert ROCHEFORT : Ce n'est pas de notre ressort. Vous m'incitez à une réflexion personnelle. C'est la même chose pour les O.G.M. Signaler qu'un organisme est génétiquement modifié ou pas est très intéressant, mais si le consommateur ne sait pas s'il est dangereux ou pas d'en consommer, quel est l'intérêt de lui signaler que ça l'est ?

Evidemment, ne rien lui dire est pire encore parce qu'il aura le sentiment qu'on lui cache quelque chose. Mais considérer que le fait de lui signaler le risque réglerait le problème et ne dissocier que deux catégories de consommateurs - ceux qui ont une aversion au risque et qui n'en prendront pas et ceux qui n'ont pas d'aversion au risque et qui en prendront - me paraît démagogique.

Renvoyer des éléments d'information au consommateur pour qu'il se débrouille parce qu'il dispose de toutes les informations avec les codes de traçabilité sur les étiquetages, les éléments d'information sur la présence d'organismes génétiquement modifiés, tout cela est très intéressant, mais comment peut-il en faire la synthèse et comment peut-il réellement se déterminer ? A partir de quel type d'informations ?

Je vous pose la question à vous parlementaires : en procédant ainsi, n'est-ce pas quelque part laisser aux médias la responsabilité ? C'est en fonction de la façon dont les médias diront ou non, qu'il y a danger sur tel ou tel type de produit que les consommateurs modifieront leur position. Il y a là un renvoi de balle qui me paraît difficile à accepter.

Dans nos enquêtes, à la question de savoir quels sont les interlocuteurs qui pourraient avoir un rôle très fort à jouer et qui ne l'ont pas aujourd'hui, les consommateurs invoquent les organisations de consommateurs en qui ils auraient confiance.

Je sais que tout cela est ambigu car les Français ont, à l'égard des organisations de consommateurs, un comportement proche de celui qui existe à l'égard du SAMU : quand tout va bien, on ne sait pas qu'elles existent, mais quand quelque chose va mal, on est content de les appeler pour qu'elles tiennent lieu d'ambulance.

Faut-il réfléchir à de nouvelles possibilités de certification ? C'est peut-être une piste.

En tout cas, je crois beaucoup à la traçabilité comme élément de " police " à l'intérieur des filières. Je ne suis pas convaincu qu'utiliser l'argument et le brandir de façon systématique et rhétorique par rapport au besoin final du consommateur soit un élément suffisant.

M. le Rapporteur : Très brièvement pour conclure cet échange intéressant, je voudrais revenir sur un aspect de votre intervention. Vous avez déclaré que le C.R.E.D.O.C. était saisi par divers organismes pour réaliser des études. Il nous paraît intéressant de connaître ce type de documents et d'avoir en notre possession les éléments qui nous permettent d'apprécier à la fois les études commandées par tel groupe pour connaître l'évolution de tel ou tel produit ou les études demandées par l'administration.

M. Robert ROCHEFORT : Nous pouvons vous faire parvenir tout cela dans les prochains jours.

Audition de MM.  Michel GLAUDE et Daniel VERGER,
respectivement Directeur des statistiques démographiques et sociales
et Chef de l'unité des méthodes statistiques
à l'I.N.S.E.E.

(extrait du procès-verbal de la séance du 2 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

MM. Michel Glaude et Daniel Verger sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM Michel Glaude et Daniel Verger prêtent serment.

M. Michel GLAUDE : MM. Rochefort et Volatier du C.R.E.D.O.C., que vous venez d'entendre, sont plus à même de ressentir les mouvements émergents relatifs à la consommation. L'I.N.S.E.E. a, quant à elle, une démarche plus classique ; les bases de données et les analyses conduites par notre organisme sont davantage centrées sur des données de fond et sur les tendances lourdes. C'est dans cet esprit que nous allons vous présenter nos analyses sur l'évolution du domaine alimentaire.

Auparavant, je voudrais rappeler les facteurs déterminants du processus de consommation, les " grands classiques " qui composent le paysage français.

Puis, nous verrons en détail l'alimentation, en examinant les différents types de produits au travers d'une grille qui nous permettra d'analyser le comportement du consommateur et les résultats de ses arbitrages qui se traduisent en termes d'évolution des volumes, en fonction de l'évolution du prix. Nous verrons aussi comment les produits en déclin et les produits nouveaux se situent dans cette grille d'analyse.

Dans une troisième partie, je reviendrai de manière plus spécifique sur les facteurs émergents : le souci d'hygiène et de santé, les raisons pour lesquelles les produits des industries agroalimentaires ont pris une telle importance.

Enfin, je présenterai une étude menée en 1997 sur la perception et les comportements des français vis à vis des nouveaux risques sanitaires qui intéresse directement votre commission.

M. En général, il est possible d'analyser la consommation de manière détaillée à partir des séries de la comptabilité nationale. Nous avons la chance, en effet, de disposer d'un bon système de comptabilité nationale qui, sur une période de quarante ans par exemple, permet de recenser l'évolution de la consommation des produits d'une manière relativement détaillée. Plus de 400 produits sont ainsi suivis année par année dont une centaine dans l'alimentaire et c'est ainsi que nous possédons des renseignements assez précis sur le sucre, les vins A.O.C., la viande de b_uf à braiser, etc. et notamment l'évolution des dépenses des ménages par rapport à ces produits.

La comptabilité nationale décompose ces évolutions en volume, en termes de prix et de volumes, ce qui permet de distinguer ce qui relève d'une augmentation ou d'une diminution des prix de ce qui relève d'une consommation plus ou moins forte des ménages en volume. Je laisserai à la commission un document qui présente, produit par produit, pour les années 60 à 90, en prix et volumes, l'évolution de la consommation de divers produits comme les eaux minérales, les légumes frais, les fruits tropicaux, les _ufs, la viande de b_uf, d'autres encore.

L'analyse montre que parmi les facteurs les plus déterminants de l'évolution de la consommation des ménages, le premier est la composition démographique du foyer car c'est celui qui détermine en priorité les quantités consommées. Une famille nombreuse dépense plus dans le domaine alimentaire qu'une personne seule. Il faut considérer également les économies d'échelle : une famille nombreuse de " n " membres dépensera moins pour composer son repas que la personne seule pour composer " n " repas.

Le second facteur est celui du lieu d'habitation. On ne consomme pas de la même manière à la ville ou à la campagne, les données étant différentes pour ce qui concerne l'approvisionnement, les habitudes alimentaires ou le temps disponible.

Le troisième facteur est celui du niveau de vie : la consommation des biens de luxe s'accroît avec le niveau de vie, mais il est clair que ce critère joue moins dans le domaine de l'alimentation quoique que cela dépende des cas.

Les facteurs de type culturel jouent moins en première approximation.

Nous pouvons reprendre maintenant ces divers éléments, en commençant par l'élévation du niveau de vie.

Malgré tout ce qui est dit ou ce qui est perçu, les ménages français connaissent en réalité sur une longue période une élévation continue de leur niveau de vie. Les dépenses de consommation augmentent ainsi de 1 % en moyenne, par an et par tête avec des variations conjoncturelles voire en partie structurelles : depuis la crise de l'emploi, il y a 20 ans, l'augmentation du niveau de vie a été moins forte que durant la période des " Trente Glorieuses " mais elle s'est poursuivie avec des variations conjoncturelles, il est vrai importantes, que vous connaissez bien. C'est ainsi qu'actuellement, la consommation des ménages contribue au dynamisme de l'économie française.

On parle beaucoup - et à juste titre -  des sans-abri mais les conditions de confort des logements des ménages, pour ce qui concerne leur surface moyenne et leurs équipements, sont en constante augmentation. C'est aussi le cas des taux de départ en vacances. La crise n'est pas si sensible que cela si l'on prend comme perspective le moyen terme. En outre, les inégalités de revenus et de consommation n'augmentent pas considérablement ; elles ont baissé fortement au cours des années 70 pour se stabiliser aujourd'hui. Il n'y a pas d'explosion des inégalités des revenus, ni des patrimoines, contrairement à ce que certains journaux ont pu écrire récemment.

On ne peut nier qu'une frange est très durement touchée, celle des " sans domicile fixe ", celle touchée par la précarité de l'emploi, mais la moyenne des Français connaît une augmentation continue de son niveau de vie.

Au plan démographique, on observe d'abord une croissance continue d'un trimestre par an de la durée de vie des Français, et d'une vie que caractérisent la bonne santé et l'absence d'incapacité. On note aussi une plus grande fragilité des unions qui se traduit par un plus grand nombre de divorces et de recompositions familiales. Davantage de familles monoparentales composent ainsi un paysage familial devenu plus complexe. On note de même l'apparition de certains retards : retards des départs de chez les parents et de l'accession à la vie active en raison des difficultés observées sur le marché du travail. Enfin, le niveau moyen d'éducation et de qualification des Français s'élève et c'est un des facteurs positifs de l'évolution du marché de l'emploi.

Le lieu d'habitation constitue le troisième facteur. La périurbanisation se généralise de plus en plus. Les villes " mangent " les campagnes par le jeu du phénomène de la rente urbaine. Les ménages peu fortunés vont habiter dans le périurbain. Le rural, par ailleurs, n'est plus synonyme d'agricole et beaucoup d'ouvriers et de personnes âgées y habitent désormais. Les centres commerciaux, les hypermarchés se développent enfin de façon importante.

Je rappelle que les hypermarchés assurent les deux tiers des ventes alimentaires, 45 % du commerce de détail, et qu'ils contribuent pour beaucoup à la baisse des prix grâce à l'augmentation de la productivité qu'ils induisent.

Le développement de l'automobile accompagne la périurbanisation. Les trajets s'allongent quoique le temps que les Français passent dans les transports - surtout automobiles - ne s'accroisse pas. Sur une longue période, la vitesse de déplacement des Français augmente beaucoup en particulier dans l'urbain et le périurbain grâce à des équipements adaptés tels que les rocades.

Pour ce qui concerne la sociabilité, la vie de quartier diminue et se réduit à une peau de chagrin. La télévision occupe le centre des foyers. D'une certaine façon, les courses au supermarché sont devenues une source de loisirs. C'est davantage un plaisir qu'une tâche pour la famille d'aller faire ses courses au centre commercial.

La croissance de l'activité féminine constitue un autre facteur du mode de consommation. Celle-ci est continue sur toute la période et se poursuit. La mère de famille a moins de temps disponible pour préparer les repas, ce qui influe d'une manière importante sur la consommation alimentaire.

Enfin, la communication, les dépenses de publicité augmentent elles aussi assez fortement. Nous sommes dans une société plus médiatisée, où le marketing joue beaucoup. Nous verrons comment ce dernier réinterprète les mouvements d'opinion, y compris les mouvements de défiance vis-à-vis de produits qui posent problème en termes de qualité ou d'éventuels risques sanitaires.

2. Passons maintenant à l'évolution de la consommation alimentaire. Il est clair que le domaine alimentaire est en baisse relative. L'alimentation représentait 22,5 % du budget des ménages dans les années 80. Elle ne correspond plus qu'à 19 % en 1995 et un peu moins maintenant ; évolution qui doit être mis en rapport avec les autres postes de la consommation qui sont en croissance. La santé, les loisirs - non pas à l'extérieur, mais à l'intérieur du foyer -, les équipements audiovisuels, sont des domaines en croissance très forte sur le long terme. Les dépenses liées à l'automobile croissent aussi, alors que l'habillement décroît. L'alimentation ne croît que légèrement en volume et, par rapport à la moyenne de la consommation, elle subit une baisse relative puisqu'elle croît deux fois moins rapidement que l'ensemble de la consommation. Cela correspond à une saturation des besoins alimentaires mais, derrière ce diagnostic général, une analyse détaillée montre que des produits sont davantage consommés tandis d'autres disparaissent du marché.

En règle générale, il y a saturation parce que les besoins alimentaires qui correspondent à de besoins de survie sont - sauf peut-être pour une frange très faible de la population -  satisfaits en France. De plus, le travail manuel étant moins important, il y a moins besoin de calories.

Désormais, il faut plutôt avoir un corps fin, musclé, sportif, alors qu'il y a quelques temps, en particulier dans les milieux les plus populaires ou les plus ruraux, présenter un certain embonpoint était le signe d'une bonne santé. C'est dans ce cadre général que l'alimentation évolue. Nous verrons que les pauvres n'ont pas un problème de budget alimentaire mais de déséquilibre alimentaire. L'obésité qui reste plutôt la marque des classes populaires, doit s'analyser en termes de déséquilibre alimentaire plutôt qu'en termes d'insuffisance alimentaire.

Derrière cette saturation globale, se dessinent des dynamiques très différentes selon les produits et les filières de production. Les produits issus directement de l'agriculture déclinent, tandis que les produits de l'agroalimentaire s'envolent.

De quelle grille d'analyse devons-nous disposer pour examiner cette évolution ? Tout simplement de la grille d'analyse traditionnelle d'évolution des prix et des volumes. Les produits sont classés sur une longue période, selon que leurs prix relatifs croissent ou diminuent. Si le prix relatif d'un produit diminue, c'est le signe d'une bonne stratégie de l'offre qui a visé à ce que les consommateurs en achètent davantage. S'il augmente, cela restreint la diffusion commerciale du produit. L'analyse détaillée par produit permet de détecter si l'évolution des dépenses des ménages est liée à un effet prix ou à un effet volume.

Dans un article paru dans la revue " Economie et Statistique " au début de l'automne 1999, Daniel Verger et Nicolas Herpin*, qui travaillent tous deux à l'I.N.S.E.E., ont classé dans une grille cent produits alimentaires dont l'évolution de la consommation a été analysée sur le long terme par rapport à l'augmentation de leurs prix et de leurs volumes.

Les produits en pleine expansion voient leurs volumes croître et leurs prix décroître. L'offre y génère des gains de productivité et diminue les prix et cette diminution des prix conduit les ménages à augmenter leurs achats.

Ces produits en expansion sont représentatifs de la consommation de masse en termes alimentaires. Au parangon de ces produits se trouvent les boisons non alcoolisées élaborées, les jus de fruits et de légumes, les vins A.O.C. et V.D.Q.S., les aliments diététiques, les aliments pour bébés, la charcuterie, les conserves de viande, les conserves de poisson surgelé et fumé, les biscuits, les biscottes et les pâtisseries industrielles, les yaourts, les fromages blancs, les produits laitiers frais et les condiments et les sauces préparées. Il s'agit là des produits les plus dynamiques dont le prix relatif décroît régulièrement par rapport à la moyenne des prix et dont les volumes explosent. Par exemple, sur une vingtaine d'années, les volumes de boissons non alcoolisées ont été multipliés par cinq.

A l'autre extrémité, les prix croissent et les volumes diminuent. Les ménages ne se tournant plus vers ces produits, il y a moins de demande, moins de productivité et les prix croissent. Ces produits subissent une spirale négative. Dans cette catégorie, il y a les fruits frais non tropicaux, les fécules, les légumes frais, le sucre, le cidre, le tabac.

Mais on peut aussi avoir des stratégies de production qui, considérant une demande moins forte, visent à se repositionner sur un marché de qualité avec un prix élevé. Le chiffre d'affaires qui provenait auparavant de l'effet volume se fait par le prix. L'exemple de la pomme de terre est très clair ; cette dernière étant moins consommée, il y a eu repositionnement des producteurs sur des pommes de terre de qualité telle que la belle de Fontenay ou la Noirmoutier. Face à la baisse de consommation due à des tendances lourdes, la stratégie des producteurs a été de se repositionner sur des prix élevés pour conserver leur chiffre d'affaires.

Deux autres cas sont intéressants.

D'abord, les prix croissent et les volumes croissent. On peut se dire que si les prix avaient décru, les volumes auraient alors encore plus fortement augmenté et considérer que la demande a été moins forte parce qu'elle a été limitée par la croissance des prix. C'est le cas des plats cuisinés et des crèmes glacées ainsi que des dépenses de restaurant.

A l'inverse, figurent les produits dont les prix et les volumes diminuent. La chute des prix n'a pas réussi dans ce cas à enrayer la chute des volumes. Ce sont des produits désuets dont la consommation reste soutenue uniquement par le fait que les prix diminuent. Le consommateur qui est sensible à cet arbitrage par le prix, en achète quand même. Il s'agit là de produits de base comme le beurre, la farine, les _ufs, les pâtes, les entremets, les desserts, tout ce qui est trop riche en sucre. Les consommateurs n'en veulent plus, mais les prix, en diminuant, maintiennent des volumes qui chuteraient davantage encore. Il en est de même pour le lait concentré, les viandes de consommation courante, la viande de cheval, la triperie, le porc, les vins doux dont les prix et les volumes diminuent.

Cette matrice qui croise l'évolution des prix relatifs et des volumes relatifs nous permet de dresser un premier schéma et d'entrevoir des produits dont la consommation s'envole grâce à une baisse des prix, des produits dont la consommation croît malgré des prix croissants, des produits dont les prix croissent avec des volumes qui diminuent - ce qui conduit à une diminution du chiffre d'affaires sauf stratégie de repositionnement - et enfin des produits dont les volumes et les prix diminuent conjointement.

M. Nous allons reconsidérer à partir de cette matrice les facteurs émergents qui nous semblent déterminants dans le domaine de la consommation alimentaire.

Pour l'alimentation, ce qui compte beaucoup, c'est l'arbitrage budget/temps. L'alimentation s'insère dans un processus de production domestique. Les taux d'activité féminine augmentent de façon continue sur la période. Les temps disponibles diminuent.

L'I.N.S.E.E. vient de rendre publics les résultats d'une enquête sur les budgets/temps dans laquelle on voit bien que les ménages consacrent de moins en moins de temps à la préparation des plats cuisinés et plus de temps aux courses qui présentent un aspect ludique.

Les produits en expansion seront ceux dont le temps de préparation sera le plus faible car nous ne devons pas nous leurrer : les services domestiques n'augmentent pas structurellement. La mère de famille ne peut pas avoir d'aide extérieure. 5 % seulement des ménages français ont recours à une femme de ménage et seulement un ménage sur mille a un employé de maison à temps plein. La mère de famille doit assurer les tâches domestiques ce qui explique la baisse de la consommation des légumes frais, des produits naturels, dont le temps de préparation est très long.

Le second facteur, très important, est la variété. Les industries agroalimentaires ont su jouer sur ce facteur en segmentant de plus en plus la gamme de leurs produits. Je citais les crèmes glacées dont on peut apprécier la diversité des parfums. Dans la gamme des produits qui ont vieilli comme les entremets, les laits concentrés, apparaissent de nouvelles gammes de produits parrainés par des chefs cuisiniers. La gamme des plats préparés et surgelés explose. C'est le cas également des produits laitiers frais, de la pâtisserie industrielle, des sauces et condiments qui répond à la variété des goûts.

Le troisième facteur résulte de la conscience de risques alimentaires qui sont de plus en plus perçus dans l'opinion, quoique - la discussion sera intéressante - il nous semble que la chaîne du froid favorise plutôt l'industrie agroalimentaire par rapport à l'artisanat traditionnel.

L'industrie agroalimentaire - même si elle présente des " ratés " -assure un niveau de risques plus faible que l'artisanat traditionnel. C'est l'un des succès, pour partie, des produits de l'agroalimentaire. Le fast-food respecte les règles d'hygiène. Les contrôles y sont sévères et fréquents. S'agissant du goût, les clients de fast-food n'ont peut-être pas de bonne surprise, mais surtout, ils n'ont pas de mauvaise surprise. Ils ont une garantie d'hygiène et de qualité qui nous semble être l'un des vecteurs de la demande des ménages.

Le quatrième facteur est, en effet ce souci d'hygiène, de santé et de mise en forme. Il est clair que la qualité est préférée à la quantité. L'arbitrage est évident entre les vins ordinaires et autres boissons alcoolisées dont les volumes chutent au bénéfice des vins A.O.C. ou V.D.Q.S.. Le même choix en faveur de la qualité est opéré en faveur des jus de fruit, des eaux minérales. On consomme moins de sucre, moins de viande rouge.

S'agissant de la viande rouge, la crise de la " vache folle " n'a fait qu'accentuer une tendance profonde, longue. La nourriture carnée diminue et s'accompagne d'un repositionnement entre les viandes à griller dont la consommation est très liée au revenu et les viandes à braiser et à bouillir dont la consommation diminue fortement. Par rapport au souci d'hygiène et de santé, on consomme moins de viande, moins de sucre, plus de végétaux.

Le cinquième facteur c'est l'essor des portions individuelles et des préparations rapides. De plus en plus de personnes vivent seules. Les rythmes familiaux sont davantage déstructurés. Les enfants rentrent de l'école quand la mère est encore au travail. Ils ont accès direct au réfrigérateur et se servent des mets déjà préparés. Les fours à micro-ondes, dont 54 % des ménages sont équipés, sont sans cesse plus utilisés. Une plus grande flexibilité de la gestion des repas est aussi favorisée par un recours aux portions individuelles qu'a su exploiter l'offre de l'industrie agroalimentaire.

Voilà les cinq grands facteurs qui permettent de comprendre cette grille prix/volumes que je vous ai présentée précédemment.

J'ajoute une précision sur l'alimentation des pauvres : elle n'est pas moins copieuse mais elle est moins diversifiée. En gros, elle repose sur des calories de moindre coût. Les riches peuvent se payer les calories chères ; les pauvres des calories moins chères : moins de fromages, moins de viandes à griller, moins de desserts, moins de produits à grignoter entre les repas. L'alimentation des ménages populaires reste centrée sur un repas de midi assez bien structuré et un petit déjeuner consistant. L'alimentation des ménages plus aisés consiste en un repas de midi plus allégé pris au cours de l'activité professionnelle et un repas du soir plus important qui peut présenter un aspect ludique tel une sortie au restaurant ou une rencontre entre amis.

M. Le dernier sujet que je voulais vous présenter porte sur la perception et les comportements des Français par rapport aux nouveaux risques sanitaires. Nous avons fait une enquête juste après l'épisode de la " vache folle ", en juin 1997. Nous avons demandé à 2 000 ménages s'ils avaient réagi et quelle était leur réaction par rapport à quatre grands risques : la crise de la " vache folle ", la présence d'amiante dans les locaux professionnels - risque fortement perçu par les ménages -, la qualité de l'eau du robinet et la pollution résultant de l'utilisation de leur voiture à la place des transports en commun.

Il en ressort que les deux tiers des ménages sont très ou assez préoccupés par l'ensemble des quatre risques pour eux-mêmes ou pour leur famille. Un quart des ménages est très préoccupé par l'ensemble de ces risques ; un tiers des ménages se sent moins en sécurité qu'il y a quelques années par rapport à ces risques. Les actifs avec enfants sont très sensibles à ces risques à dominante urbaine ; les ménages d'agriculteurs y sont, par contre, très faiblement sensibles.

L'analyse, risque par risque, montre qu'un ménage sur dix déclare avoir temporairement arrêté de manger du b_uf suite à la crise de la " vache folle " de mars 1996. Trois ménages sur dix ont déclaré avoir diminué leur consommation mais seulement 3 % des agriculteurs ont arrêté temporairement d'acheter de la viande car étant plus proches de la production, ils avaient peut-être une autre perception du risque.

Six ménages sur dix sont préoccupés par l'amiante mais non les agriculteurs qui ne vivent pas dans des locaux professionnels floconnés par l'amiante. C'est d'ailleurs aussi le cas des personnes âgées.

Quatre ménages sur dix ne boivent pas d'eau du robinet. Les plus sensibles sont les ménages du nord et de l'ouest de la France où l'eau est la plus contaminée. Dans l'ouest, cinq ménages sur dix n'en boivent pas.

Pour ce qui concerne les voitures et la pollution, la sensibilité est forte, mais l'impact sur le comportements est faible. Seulement 8 % disent avoir renoncé pendant une période assez longue à l'usage de la voiture du fait de la pollution et 9 % disent y avoir renoncé occasionnellement.

La crise de la " vache folle " a entraîné en 1996 une diminution de la consommation de b_uf de près de 8 %, de veau de près de 3 %, d'abats de 16 %. Il n'y a pas eu en revanche d'évolution marquée pour la consommation de porc et de mouton et la consommation de volaille a progressé de 4 % , celle de cheval a augmenté de 12 %. Les tendances longues se sont ensuite rétablies, se traduisant par une baisse régulière de la consommation de viandes.

Au plan international, la crise de la " vache folle " a eu un plus grand retentissement en 1996 au Royaume Uni et en Allemagne où la baisse a atteint 15 %, un peu plus en Espagne et au Portugal qu'en France et en Italie, et moins dans l'Europe du nord.

Je vous communiquerai les résultats de l'enquête que nous avions faite sur la perception des risques alimentaires en 1997 suite à la crise de la " vache folle ". Cette enquête a été publiée dans notre ouvrage annuel " France portrait social ". Dans l'édition 1997/98, nous avons publié cet encadré sur la perception par les Français des risques sanitaires. Les chiffres que je vous ai commentés en sont issus.

M. François GUILLAUME : Comment expliquez-vous la progression des sandwicheries au détriment des " fast food " qui ont fait, et continuent de faire fureur ? La restauration collective, dont vous n'avez pas parlé, entraîne-t-elle une évolution générale ou a-t-elle son évolution propre dans la qualité des produits consommés ?

M. Daniel VERGER : Nous n'avons pas de données précises sur l'évolution des sandwicheries et des " fast food " qui tirent parti de leur impression de rapidité et de sécurité. Souvent, on considère que la sécurité baisse ; en réalité, par rapport " au café du coin ", la sécurité est certainement plus contrôlée dans les sandwicheries et dans les " fast food ". Il faut considérer également l'aspect aujourd'hui moins culturellement connoté des " fast food " au point que des versions plus françaises des " fast food " pourraient se développer, mais nous en sommes seulement aux prémices et l'appareil statistique ne peut pas encore le mesurer. Les tendances explicatives développées dans nos articles peuvent s'appliquer à ce type de situation pour faire des prévisions.

M. Michel GLAUDE : S'agissant de la restauration collective, nous n'avons pas beaucoup de sources. Dans la comptabilité nationale figurent deux lignes : une ligne " cantines " et une ligne " cafés-restaurants " laquelle comprend aussi tout ce qui relève du tourisme. L'interprétation n'en est que plus difficile. La ligne " cantines ", elle, croît continuellement. Quand on regarde l'évolution prix/volumes, la croissance de cette ligne s'interprète plutôt par l'augmentation des prix relatifs, par rapport au prix des autres produits, que par la croissance des volumes. Le problème est que nous n'avons pas d'enquête récente. Il faudra attendre l'enquête de l'an 2000 sur les budgets des familles dans laquelle nous poserons la question de savoir où les gens mangent à midi.

M. Daniel VERGER : C'est la composante " travail " qui provoque l'augmentation ou la baisse des prix. La baisse relative des prix concerne les produits industriels ; elle est le fruit des économies d'échelle. Par contre, on observe une augmentation des prix relatifs pour tous les produits dans lesquels le contenu en travail est important, comme la restauration collective.

M. François GUILLAUME : Retrouve-t-on la même évolution dans la nature des produits consommés tant dans la restauration collective que dans la consommation individuelle ?

M. Daniel VERGER : Nous ne le savons pas. La comptabilité nationale ne fait pas la distinction. Et les enquêtes ne font pas état des menus servis dans les cantines.

M. Michel GLAUDE : A l'I.N.S.E.E., nous n'avons pas beaucoup d'informations sur les menus, ni sur les achats des cantines. Nous observons plutôt le consommateur que les producteurs de service.

M. Félix LEYZOUR : Ce sont des informations qui doivent pouvoir être retrouvées au niveau de la direction générale de l'alimentation.

M. Germain GENGENWIN : Je voudrais rebondir sur votre affirmation selon laquelle quatre ménages sur dix ne boivent pas l'eau du robinet. C'est effrayant. Est-ce ciblé sur Paris ? Ne conduit-on pas trop facilement l'opinion publique à penser qu'il y a éventuellement des risques ou des traces de nitrates ? A partir de quand d'ailleurs ces nitrates sont-ils vraiment nocifs pour la santé ?

M. Michel GLAUDE : A titre anecdotique, j'ai passé le week-end dans une famille d'agriculteurs qui cultive de la vigne. Qu'y a-t-on servi ? D'abord, du vin de la propriété et, à côté, de l'eau minérale mais je pense qu'il s'agit moins d'une préoccupation touchant à la sécurité qu'une affaire de goût.

M. Germain GENGENWIN : C'est la bonne explication.

M. Michel GLAUDE : En ville, l'eau du robinet n'a pas le même goût que l'eau minérale. Il est évident qu'elle a un goût plus javellisé.

M. Daniel VERGER :  Les préoccupations ayant trait à la santé marquent un incroyable essor. Les publicités mettent en avant l'effet bénéfique de l'eau sur l'organisme. Cela rejoint le souci d'un corps qui reste svelte et en bonne santé.

Concernant l'eau, nous n'avons pas d'indications sur les croissances respectives des consommations d'eau plate et gazeuse. Les chercheurs étrangers sont surpris de voir la proportion importante de gens qui prennent de l'eau minérale en France. En Belgique, alors que les problèmes sont les mêmes que dans les départements du Nord de la France, le recours à l'eau minérale est beaucoup plus faible.

M. Félix LEYZOUR : L'eau est-elle moins bonne en France ou bien les producteurs font-ils mieux leur travail ?

M. François GUILLAUME : Il y a plus de sources d'eau minérale en France que nulle part ailleurs.

M. Daniel VERGER : Il y a, dans ce secteur, un marketing de l'offre qui est très pugnace et qui va à la rencontre d'une demande en matière de santé. C'est l'une des évolutions les plus fortes.

M. Daniel CHEVALLIER : Vous avez fait une présentation assez exhaustive de la série d'enquêtes que vous avez menées dans l'alimentation. Avez-vous conduit des enquêtes ou des études sur l'application des nouvelles normes ? Comment sont-elles perçues par les consommateurs comme par les fabricants ? Les normes évoluant, cette évolution est-elle vécue comme une contrainte ou comme une nécessité par rapport à un besoin exprimé par les consommateurs ?

M. Michel GLAUDE : Non, nous n'avons pas mené d'études sur les nouvelles normes mais les contraintes portent plutôt sur les producteurs. Les consommateurs ne les subiraient que si elles se traduisaient par une augmentation des prix. La question à poser au consommateur est la suivante : quel prix est-il prêt à payer pour une certaine qualité, une certaine sécurité ?

Il existe des enquêtes sur ce que l'on appelle la " disponibilité à payer ". Ces enquêtes expérimentales ne sont pas dans le champ de compétences de l'I.N.S.E.E.

M. Daniel CHEVALLIER : Qui les conduit ?

M. Michel GLAUDE : Ce sont des laboratoires de recherche économique qui étudient les arbitrages du consommateur et font ces expérimentations. Ils essaient de savoir jusqu'à quel point les gens seraient prêts à payer l'introduction d'un nouveau composant dans un produit.

La disponibilité à payer ne se pose pas dans l'absolu mais en termes de préférence relative : c'est de l'économie expérimentale.

M. Daniel VERGER : Nous avons fait une expérience sur le comportement d'aversion au risque. Nous avons cherché à expliquer l'accumulation patrimoniale différente des ménages en fonction de leur aversion pour le risque et de leur préférence pour le présent ou pour un horizon très lointain.

Dans cette enquête, nous avions cherché à balayer l'ensemble des comportements ; nous avions posé diverses questions sur le prix à payer pour les produits écologiques. Laisser la planète en bon état aux générations futures traduit le choix d'un horizon très long. Une majorité des gens était prête à faire un certain sacrifice ; une minorité était prête à faire un sacrifice de l'ordre de 10 % du prix en supplément. On retrouvait, dans cette étude qui n'a aucun caractère statistique, une opposition des mondes agricole et non agricole, avec une très faible propension à payer pour les produits non polluants en milieu agricole et de plus en plus forte au fur et à mesure que l'on se rapprochait du milieu urbain.

Nous avons donc quelques expériences dans le domaine de l'économie expérimentale, mais notre processus d'interrogation sur l'ensemble de la population rend difficile ce type de recherche.

M. Félix LEYZOUR :  Dans quels domaines les consommateurs situent-ils les dysfonctionnements dans la chaîne alimentaire ? Est-ce au niveau de l'alimentation animale ou de la transformation des produits ?

M. Michel GLAUDE : Je ne peux pas vous répondre car nous n'avons pas enquêté dans ce domaine qui est plutôt celui de l'Observatoire de Consommation Alimentaire. Nous présentons, quant à nous, les grandes structures, les évolutions de long terme et les tendances lourdes.

Pour vous répondre, il faudrait un questionnement spécifique que nous n'avons pas dans nos enquêtes.

M. Daniel VERGER : La viande connaissait une décroissance structurelle qui avait commencé bien avant la crise de la " vache folle . L'aspect médiatique a rencontré un terrain favorable qui a amené spontanément les consommateurs à se détourner d'une alimentation trop carnée pour des raisons de santé, pour des raisons de sensibilité de l'homme vis-à-vis de l'animal. En maroquinerie, on trouve d'ailleurs la même désaffection pour la peau de l'animal et pour sa fourrure.

M. François GUILLAUME : Plus simplement, il y a la comparaison des prix entre la viande blanche et la viande rouge.

M. Daniel VERGER : Une fois la question de prix relatifs prise en compte, il reste que plus l'animal apparaît évolué, moins on a envie de le faire souffrir. Nous retrouvons le végétalisme. Nous notons désormais l'existence d'un certain pourcentage de gens qui se déclarent végétariens, ce qui était impensable il y a seulement quinze ans.

M. Félix LEYZOUR : S'agissant des viandes rouges, du b_uf en particulier, le fait que les gens aient appris que des animaux herbivores étaient nourris aussi avec des farines provenant de cadavres d'animaux a-t-il été un élément qui a joué dans la perception que l'opinion a eu du problème ?

M. Michel GLAUDE : La question serait intéressante à poser mais elle n'est pas de la compétence de l'I.N.S.E.E.

M. François GUILLAUME : C'est surtout lié à des campagnes médiatiques. Cela a commencé il y a longtemps avec les colorants alimentaires. Quand les journaux écrivaient que tel ou tel colorant pouvait être dangereux, on voyait les ménagères se promener avec une liste de colorants pour éliminer les produits qui en contenaient. Après, on a vu arriver la " vache folle ", la dioxine.

M. Michel GLAUDE : Notre perception est celle d'un mécanisme assez complexe : d'abord, certains risques apparaissent au grand jour ; ensuite, les gens ont peur ; enfin, c'est réinterprété, retraduit par les médias puis le marketing qui propose alors d'autres produits. Nous sommes dans une société d'information où il y a toujours une réinterprétation, une offre nouvelle qui se repositionne à la suite d'un choc. Ce mécanisme me paraît important.

M. Daniel VERGER : La conjoncture entraîne des retours et des détours de la consommation à court terme, mais absolument pas une inflexion durable. Passé la crise de la " vache folle ", la tendance reprend. Il y a des épiphénomènes qui peuvent être dramatiques pour les producteurs du produit concerné pendant quelques mois, mais cela n'infléchit pas les mouvements structurels.

L'intérêt des études est de regarder, avec une perspective de vingt ans, les mouvements de fonds une fois extraits ces phénomènes de réactions ou d'hyper-réactions conjoncturelles. Un drame comme celui de Perrier aux Etats-Unis n'infléchit pas la croissance des eaux minérales. Pour la viande de b_uf, la décroissance de la consommation s'est temporairement accélérée puis a repris ensuite sa dérive structurelle. Il y a là un phénomène long. La crise n'a fait que prospérer sur un terrain fertile.

M. François GUILLAUME : C'est inquiétant pour notre commission d'enquête, car cela voudrait dire clairement que tous les problèmes qualitatifs, au sens de la sécurité alimentaire, n'influent pas sur la consommation sauf les accidents que vous évoquiez à l'instant.

M. Michel GLAUDE : C'est plus compliqué que cela. Une des cinq grandes tendances concerne bien la santé. Il y a un fond - celui de la santé, du risque, de la qualité - qui reste très présent et sur lequel prospère l'offre.

M. François GUILLAUME : Les gens craignent mais n'en tirent pas les conséquences.

M. Félix LEYZOUR : Il ne faut pas que nous arrivions à la conclusion avant d'avoir procédé à notre enquête.

M. Daniel CHEVALLIER : Quelles que soient les tendances enregistrées, elles aboutissent à un constat : la baisse de la consommation de produits carnés. Comme l'apport protéinique, glucidique est indispensable, la demande doit être satisfaite de façon différente d'où l'émergence de nouvelles pratiques alimentaires auxquelles se joint le souci de la qualité et d'un moindre risque sanitaire. C'est bien le but de notre commission d'enquête.

M. Félix LEYZOUR : C'est l'objet même de tout notre travail. Il n'y a plus de questions. Je vous remercie de votre participation.

Audition de M. Claude FISCHLER,
Directeur de recherches au C.N.R.S.

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 2 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Claude Fischler est introduit dans la salle.

M. Le président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Fischler prête serment.

M. Claude FISCHLER : Je commencerai par indiquer que, ce qui est pour moi essentiel, c'est la perception par le public des problèmes des filières alimentaires. Dans cette perspective, il s'agit moins pour moi d'évaluer le risque que d'analyser sa perception par le public, perception dont je voudrai vous présenter brièvement les dimensions pertinentes.

Il y a quelques années, un chercheur américain a soumis une liste de dangers et de risques à des échantillons différents, d'un côté, des membres du grand public, en l'occurrence, la League of Women-Voters* (association d'électrices américaines), un groupe d'étudiants, des membres d'un club sportif et, de l'autre côté, des experts en évaluation des risques, autrement dit des gens du métier, du domaine des assurances ou de la recherche scientifique. Il leur a soumis une liste de risques qu'il leur a demandé de classer par ordre décroissant de danger.

D'importantes divergences se sont exprimées entre les membres de l'association féminine et les experts sur la question de l'énergie nucléaire. Pour le grand public, le premier risque était le risque nucléaire, alors que celui-ci ne venait qu'en vingtième position pour les experts. L'usage abusif des rayons X en médecine apparaissait comme un risque sérieux pour les experts, qui le classaient au septième rang, alors qu'il était à peine mentionné par le grand public qui le mettait en vingt-deuxième position.

Ces résultats peuvent constituer pour nous une bonne base de départ. Nous avons essayé d'explorer les facteurs qui peuvent expliquer ces divergences.

Ces facteurs sont de plusieurs ordres. Il y a d'abord des facteurs qui tiennent à la configuration du risque lui-même ; le politique aura intuitivement conscience de ces dimensions. Les collègues américains, dont j'ai essayé de compiler et de poursuivre le travail appellent cela des " facteurs d'indignation ". Il y a des dimensions dans le risque qui favorisent une mobilisation ou une perception plus aiguë par le public du risque et du danger.

Il s'agit, par exemple, du caractère imposé ou volontaire du risque. Si l'on vous impose un risque, quelle qu'en soit l'importance en termes probabilistes, ce n'est pas la même chose que si vous décidiez délibérément de le courir vous-même. L'expérience d'une chose aussi dangereuse que la conduite automobile l'illustre parfaitement. Toutes les enquêtes de la prévention routière montrent que le risque est attribué aux autres et jamais à soi-même. On ne sera jamais indigné de courir un risque colossal qui est associé, par exemple, à la pratique du ski, parce qu'on en a décidé ainsi. En revanche, les gens qui ont la phobie des transports aériens ont l'impression de n'avoir aucune initiative ; ils pensent que la direction du véhicule leur échappe, qu'ils sont comme une allumette dans une boîte que l'on secoue. Cette dimension d'autonomie du sujet est essentielle.

A cela s'ajoute la question de savoir si le risque présente un profit quelconque pour quelqu'un, pour celui qui le subit ou pour quelqu'un d'autre. Pour les O.G.M., dont nous avons étudié la perception par les consommateurs français il y a un an et demi, nous avons observé en particulier que personne ne comprenait très bien quel profit l'on pouvait en tirer ; le consommateur ne voyait ainsi aucun bénéfice pour lui-même. Et d'ailleurs, dans la propagande de Monsanto et consorts, il était toujours question du Tiers-Monde, de la faim dans le monde ou de nobles objectifs, mais jamais de bénéfices directs pour les consommateurs occidentaux. Dans la configuration de risques présentés par les O.G.M., le risque donc est imposé, il ne bénéficie pas au citoyen.

J'ajouterai une troisième dimension : la dimension de maîtrise du risque, une fois qu'on a conscience de le courir. Si l'on annonçait un risque de toxicité associé à l'eau du robinet, il serait très difficile de se protéger en évitant d'utiliser cette eau, car on en a toujours besoin. La maîtrise du risque s'avère, en ce cas, impossible.

En revanche, au début de la crise de " la vache folle ", il a été annoncé que seuls les tissus neurologiques présentaient un danger, qu'il suffisait d'éviter les abats. Dans un premier temps, les personnes que nous interrogions disaient qu'il ne fallait pas manger d'abats et que, d'ailleurs, elles n'en mangeraient plus. D'autres, plus maximalistes, évitaient la viande de b_uf, en général. On avait l'impression que l'on pouvait, par des décisions assez simples, se protéger contre le risque.

La deuxième phase a été celle de la " prolifération du risque ". L'on a découvert alors qu'une foule de sous-produits du b_uf étaient utilisés dans toutes sortes d'applications industrielles alimentaires ou non alimentaires, depuis le fil chirurgical jusqu'à la gélatine dans les bonbons. La perception du public a changé alors complètement, car la maîtrise semblait impossible.

Je passe sur les autres dimensions que nous avons analysées. Une catastrophe naturelle n'est pas assimilable à une catastrophe technique, encore que l'on ait tendance à chercher des boucs émissaires. Quand une technique inconnue est en cause, le risque est perçu comme plus aigu, que lorsqu'une technique plus familière est utilisée.

On peut établir une grille à partir de là et examiner les différents risques qui nous ont été présentés, en grande partie d'ailleurs, par les médias.

Là encore, vous êtes au moins aussi conscients que moi, du fait que la dimension médiatique est très différente, très indépendante de la dimension réelle dans l'opinion. Les médias ont deux thématiques sur ces sujets. La première est celle du scandale, figure de rhétorique médiatique.

Le comble du scandale est l'affaire du Château Giscours à Bordeaux, il y a un an. On annonce qu'un grand cru classé de Bordeaux est condamné pour des pratiques illégales. Il s'agissait en fait d'utilisation de caséine, tout à fait légale. Cette situation de scandale est typique ; c'est le télescopage du noble et de l'ignoble. On est dans le comble du noble et les pratiques sont le comble de l'ignoble. Un an plus tard, il y a toujours des poursuites pour infraction à la loi sur les appellations d'origine contrôlées, mais cela concerne uniquement le second vin de Château Giscours.

Les médias ont été très sensibles à cette thématique. La tâche des " news magazines " est d'élargir le débat, de prendre de la distance et d'ouvrir des angles problématiques. L'hebdomadaire Marianne a titré au bout de quinze jours : " Y a-t-il encore du raisin dans le vin français ?". C'était peut-être disproportionné par rapport aux faits avérés, à savoir l'inversion de deux cuves. On avait inversé du Haut Médoc et du Margaux. Il semble que le Margaux était de moins bonne qualité que le Haut Médoc. En l'occurrence, c'était de bonne pratique, malheureusement condamnée par la loi.

M. Gilbert MITTERRAND : En Corse, l'on était parvenu à faire du vin sans raisins.

M. Claude FISCHLER : En termes de rhétorique médiatique, ce n'était pas dans ce cas une situation de scandale considérable. On n'a pas l'impression qu'en Corse, ce soit le sommet de l'aristocratie _nologique qui se compromette dans des pratiques scandaleuses.

Je voudrais vous mettre en garde contre la seconde figure. Je me rends compte que, moi-même, j'en suis victime d'une certaine façon. Quand les médias ont bien exploité la figure rhétorique du scandale et que cela s'est un peu tassé, ils ont une seconde possibilité qu'ils ne se privent d'ailleurs pas d'exploiter en matière de sécurité alimentaire, à savoir la grande peur : celle de l'an 2000, la panique, l'irrationalité du consommateur.

Je suis sollicité en tant que sociologue. J'expliquerai brièvement les dimensions que l'on peut appeler irrationnelles dans notre façon de voir l'alimentation et les problèmes qui y sont liés. C'est l'une des grandes idées à retenir.

Estimer irrationnels les comportements des consommateurs, des citoyens, quand on annonce, par exemple, que 40 millions de canettes de Coca Cola sont retirées de la vente me paraît pour le moins exagéré. J'entends à la radio, que l'on retire 40 millions de canettes, suite à X cas de malaises ; je ne vois pas ce qu'il y a d'irrationnel à m'abstenir de consommer du Coca Cola pendant quelques jours, en attendant d'être mieux informé ou à me tourner vers la marque concurrente ! Tout cela est de bonne gestion.

Dans la crise de " la vache folle ", on a parlé de panique, quand la consommation a baissé, puis on a dit qu'il fallait relativiser la panique, car la consommation n'avait baissé que de 6 %, alors qu'en Grèce, elle avait baissé de 40 %.

Disraeli disait qu'il y avait trois sortes de mensonges : " Les mensonges, les mensonges éhontés et la statistique. " Il s'agit d'une illustration parfaite : l'illusion statistique. Si la consommation de b_uf diminue de 40 % en Grèce, ce n'est pas plus important que si la consommation de b_uf en France baisse de 6 %. Et ce, pour une raison simple : nous disons en France que " nous gagnons notre bifteck. " Cela signifie que le b_uf est au centre de notre alimentation. De nombreux compatriotes pensent qu'ils n'ont pas mangé, s'ils n'ont pas mangé de viande à un repas. C'est le c_ur même de notre alimentation qui est touché. Qualitativement et quantitativement, le taux de 6 % est considérable.

En revanche, une baisse de 40 % de la consommation de b_uf dans un pays qui n'en mange pas ou très peu, n'est pas très importante. On peut facilement remplacer le b_uf par ce que l'on a l'habitude de consommer, du mouton ou autre chose. Ces statistiques sont complètement trompeuses.

Il y a aussi un rapport coût-bénéfice rationnel chez le consommateur : j'évite de consommer quelque chose qui m'est présenté comme dangereux, même si la probabilité du risque est infinitésimale. Je fais quand même un calcul implicite extrêmement rationnel. Je m'abstiens de consommer de l'huile de colza, dans laquelle on m'a dit, qu'il y avait de l'acide érucique qui pouvait provoquer des troubles cardiologiques. Qu'est-ce que cela me coûte de renoncer à l'huile de colza, puisque cela ne fait pas partie de mon répertoire alimentaire ? Je ne me prive pas, et en échange, je me protège contre certains problèmes.

Nous avons affaire là à des calculs aussi bien irrationnels que rationnels qui ne sont pas aussi simples que les médias veulent nous le dire.

Pour finir sur ce point, je voudrais évoquer deux idées. Les principaux changements dans les pratiques alimentaires des Français tiennent au fait que des filières se sont installées. Une transformation croissante des aliments s'est produite depuis quelques décennies et l'apparition de la grande distribution remonte au début des années 70. L'industrialisation de l'alimentation est postérieure à la seconde guerre mondiale. Elle entraîne des conséquences considérables sur la perception par nos compatriotes de l'alimentation.

Pour caricaturer, " il y a jadis et aujourd'hui ". Jadis, on pouvait avoir une connaissance presque intime des produits alimentaires que l'on consommait, parce qu'une très grande partie de ces produits poussait au pied de nos habitations. Les viandes venaient elles aussi d'un écosystème presque immédiat. De plus en plus, nous sommes dans un système où une distance croissante, existe entre le stade de la production et celui de la consommation.

Je dis toujours que les produits alimentaires transformés par l'industrie sont devenus des " objets comestibles non identifiés ". Ils sont packagés, conditionnés, marketés, publicisés et nous ignorons tout de leur origine, des process subis, des transformations. Cela ressort des questionnaires et des réunions de groupes. D'où un changement radical dans notre rapport à ces aliments et un besoin frénétique d'avoir plus d'informations.

Mais il s'agit d'un besoin jamais satisfait, car il est probablement difficile à satisfaire. " Nous ne savons pas ce nous mangeons " est la phrase que j'entends le plus souvent dans les enquêtes. Je vous demande de réfléchir sur le sens de cette phrase qu'il faut prendre au sens littéral.

Pourquoi est-il si important de savoir ce que l'on mange ? J'aborde le caractère que j'avais annoncé " irrationnel " de l'alimentation. Nous savons de manière expérimentale - c'est un fait scientifique avéré - qu'il y a une part de pensée magique dans notre rapport au monde et à l'alimentation en particulier.

La pensée magique consiste en deux choses : en premier lieu, la pensée de la contagion. Si je touche quelque chose, il passera en moi-même quelque chose de pollué, de souillé. Il faudra des rites pour s'en débarrasser. Il y a aussi l'idée que l'image égale l'objet. Je prends une photo et je la soumets à des sorts.

Vous pouvez vous demander ce que cela a à voir avec un pays développé au XXIème siècle. La réponse est que nous avons des preuves expérimentales que tout le monde fonctionne de cette manière. Si je vous demande de déchirer la photo de vos enfants, vous ne pourrez pas le faire de gaieté de c_ur, même si vous possédez les négatifs ou un double. En revanche, les politiques savent mieux que personne que, dans les manifestations populaires, on a l'habitude de pendre ou de brûler l'image de certaines personnes en effigie, et que l'on n'a pas beaucoup de mal à mettre des moustaches sur la représentation de quelqu'un que l'on n'aime pas. Ce sont là des manifestations de pensée magique.

Dans le domaine de l'alimentation, nous avons des preuves expérimentales que l'ensemble de la population - ce n'est nullement une question d'arriération ou d'irrationalité - possède cette croyance très profondément ancrée que, si nous mangeons quelque chose, cela va nous transformer de l'intérieur et que nous allons devenir analogues à ce que nous mangeons.

La publicité fonctionne en matière alimentaire beaucoup sur ce modèle-là. L'eau d'Evian vous donne, par exemple, ce que la montagne lui a donné. La " barre Lion " de Nestlé fait apparaître un lion à l'image ; quand j'arrive au bureau et, que je suis très en forme, on me demande " si j'ai mangé du lion ". Le langage transmet cette histoire.

Pardonnez-moi de parler de choses apparemment aussi lointaines des questions graves, politiques et économiques qui vous préoccupent, mais c'est fondamental dans la perception de nos contemporains. Si on me dit toujours que l'on ne sait pas ce que l'on mange, c'est clairement parce que, si " je suis ce que je mange " et que " je ne sais plus ce que je mange ", je ne sais plus qui je suis.

Une inquiétude très profonde s'associe à tout cela, j'en vois la preuve constante dans toutes les enquêtes. C'est un phénomène sans doute universel, qui chez nous - pays à forte tradition culinaire et gastronomique - prend une dimension tout à fait particulière.

D'autres travaux que je serai ravi de vous communiquer, montrent que nous n'appréhendons pas l'alimentaire de la même façon que nos voisins. Nous sommes plutôt moins angoissés que les autres. Nous avons plutôt moins de préoccupations dans nos choix alimentaires, directement dictées par les considérations de santé. Nous considérons l'alimentation en termes de plaisir, de convivialité, de sociabilité, alors que nos voisins du nord de l'Europe, anglo-saxons, américains, exercent leurs choix alimentaires avec des préoccupations essentiellement sanitaires que l'on ne voit pas apparaître ici.

Cette particularité doit impérativement être prise en compte. Il ne faudrait pas jeter le bébé avec l'eau du bain et, par souci de sécurité ou de se rassurer, entrer excessivement dans des logiques qui nous mèneraient à certaines pratiques ou à certaines attitudes couramment observées en Grande-Bretagne ou aux Etats-Unis où se manifeste une sorte d'obsession quant aux sources de contamination bactérienne.

Les préoccupations varient selon les pays. Les Américains sont beaucoup plus soucieux que nous des sources de contamination bactérienne. Leur vision du corps est celle d'une sorte de citadelle assiégée par des ennemis extérieurs et, pour eux, il faut protéger toutes les ouvertures contre les assauts bactériens. Pour des raisons historiques, nous avons une vision qui est plus l'héritage de la médecine hippocratique avec l'équilibre interne, les tempéraments, les humeurs. Il est d'ailleurs fascinant de voir que les effets de divergences historiques de trois ou quatre cents ans se font sentir aujourd'hui dans notre rapport à la santé et à l'alimentation.

Nous tenons ici à la dimension plaisir et sociabilité de l'alimentation. Ceci n'est d'ailleurs pas remis profondément en cause par les événements récents. Les Français sont généralement attachés à la notion de qualité qui est pour eux quasiment synonyme de sécurité. Après " la vache folle ", ils se sont tournés vers les signes de qualité, contrairement à beaucoup de leurs voisins européens.

M. le Président : Nous avons été très intéressés par votre exposé. Des questions complémentaires permettront encore d'éclairer les sujets qui nous préoccupent.

M. Gilbert MITTERRAND : J'essayais de résumer tout ce qui a été dit ce matin par vous-même et par d'autres intervenants. Je ne parle pas de ce qui est resté stable dans le pays avec son mode d'alimentation venant du potager, mais des mutations qui ont touché d'autres pans de la société française.

Il est certain que, lorsqu'on mange, cela ressort plus d'une nécessité dont le mode est imposé. On est pressé, on se déplace beaucoup, on va plus facilement au restaurant, le convivial familial a changé. C'est notre mode de vie qui a engendré toutes ces évolutions. Par conséquent, on devrait faire davantage confiance à ce que l'on mange, puisqu'on le contrôle moins. Or ce n'est pas ce sentiment-là qui ressort. A vous entendre, on subit la qualité de la nourriture ; on ne la contrôle pas.

Deuxièmement, on a l'idée que cette restauration qui s'est adaptée à notre nouveau mode de vie recherche plus le profit économique que le bien-être de la personne alimentée. Il y a cette double contrainte, d'un côté, de manger ce qui se présente et, de l'autre côté, de bien comprendre que tout cela se passe dans un système économique où le souci du profit l'emporte sur celui du bien-être des uns et des autres.

Finalement, ces deux rencontres ne font-elles pas que l'on subit et que l'on accepte ? Pour ne plus subir et accepter en même temps, sociologiquement, quels sont les signes forts ? D'où peuvent-ils venir ? En quoi ont-ils des chances d'atteindre leur cible ? A part les médias qui, comme vous l'avez dit tout à l'heure, ne procèdent qu'au travers des scandales.

Je suis parlementaire de la région libournaise et je sais que l'on peut frauder de façon extraordinaire, mais que ce ne sont pas les grands A.O.C. qui font cela.

Nous aurons des propositions, des suggestions à faire. Dans le contexte économique et sociologique que vous connaissez, comment ces suggestions ont-elles une chance d'être entendues ? Par une loi ? Mais il y en a tellement. A moins qu'elle ne porte en elle un message plus fort que son contenu.

M. Claude FISCHLER : Votre exemple sur la restauration est tout à fait juste. Nous sommes conscients qu'il ne s'agit pas que de la restauration. La restauration hors domicile est moins importante en France que dans les pays voisins.

Le C.R.E.D.O.C. nous livre ce chiffre étonnant : 60 % des Français mangent encore chez eux à midi. En revanche, les produits alimentaires transformés par l'industrie concernent tout le monde. Ils sont disponibles dans la grande distribution. C'est à ce niveau-là que nous avons une conscience partagée.

D'un côté, nous utilisons les produits transformés par l'industrie, dans lesquels nous trouvons des bénéfices de prix, de commodité d'emploi et même de sécurité pour certains d'entre nous.

Mais, dans le même temps, si nous pensons avoir gagné une chose, nous en avons perdu une autre. Ce quelque chose, c'est le goût, la qualité jubilatoire de l'alimentation quotidienne, autrement dit une dimension de sociabilité. On n'a plus le temps, on ne prend plus le temps d'être ensemble.

Le sentiment que l'on ne peut rien faire contre cela s'impose dans les esprits. La phrase qui revient le plus souvent est : " On n'arrête pas le progrès ". Il est intéressant de voir à quel point la signification du mot " progrès " a pu évoluer. Avant, il s'agissait surtout d'émerveillement ; maintenant, l'on éprouve plutôt de la résignation, en tout cas pour l'alimentation. Je ne dis pas que j'obtiendrais les mêmes résultats à propos des nouvelles technologies de l'information.

L'impression dominante est celle d'une conscience partagée, contradictoire, un peu positive, un peu négative, avec du tiraillement. Dans les périodes calmes, on se réconcilie plus ou moins avec ces produits alimentaires transformés par l'industrie. Au moindre déclic, histoire de colorant ou de " vache folle ", c'est la crise, l'explosion ; l'inquiétude réelle se redéclenche, en attendant que les choses se calment à nouveau.

Si l'on comprend bien ce phénomène et que, par ailleurs, on a en tête tout ce que j'ai essayé de dire sur la perception, sur le caractère magique de notre façon de penser les choses et sur cette identité liée profondément à l'alimentation, les positions à prendre sont aisées à définir.

Il me semble que tout le problème consiste à ré-identifier les aliments dans la tête du consommateur. Il faut retrouver comment les produits alimentaires que nous consommons sont arrivés là, ce qu'ils ont subi, de façon à pouvoir se rassurer soi-même sur les effets que leur consommation aura sur notre identité, sur celle de nos proches.

Que faire à ce sujet ? Au plan législatif, je vous laisserai tirer les conclusions de ce que je dis, car je ne suis pas habitué à raisonner en termes réglementaires ou législatifs. Il y a des choses qui existent déjà, notamment un attirail extraordinaire d'artefacts destinés à aider le consommateur à identifier ses aliments, il y a la marque qui est une façon pour lui de mettre un sceau sur le produit, associé à un nom, qui lui-même a une image. On sait ce que l'on achète ou on croit le savoir, quand on achète une marque.

On sait expérimentalement que la puissance de la marque est extraordinaire. Si je donne à déguster en aveugle du Coca Cola ou du Pepsi Cola, 60 % des gens préfèrent le Pepsi Cola. Si je leur dis la marque, la préférence s'inverse. Chez Pepsi, on dit toujours que, pour faire fortune très rapidement, il faudrait vendre du Pepsi dans une bouteille de Coca et, pour se ruiner, vendre du Coca dans une bouteille de Pepsi. La marque est un instrument d'une puissance extraordinaire comme les placebos en médecine.

Deuxièmement, il y a les labels, les signes de qualité. Les Français leur font confiance. Pourquoi ? Dans la perception de l'aliment par les Français, en opposition à leurs voisins, il y a une dimension holistique globale, qui peut s'exprimer ainsi : " Si c'est bon, cela ne peut pas vraiment faire de mal ". Il ne s'agit pas en ce cas de toxicité ; quand, après 50 ans, on sait que l'on a du cholestérol, on dit le contraire : tout ce qui est bon me fait du mal.

Quand on interroge les Français pour savoir comment ils choisissent leur viande, ils répondent que la viande doit être belle, tendre et goûteuse et que, pour avoir de la bonne viande, il faut aussi choisir un bon boucher et établir des liens très intimes avec lui. Les Français se tournent vers les signes de qualité, y compris, quand ils ont des problèmes de sécurité ; cela a d'ailleurs été caractéristique pour " la vache folle ".

Les Français sont persuadés que qualité, sécurité, goût, plaisir, relèvent du même combat ; ce n'est pas du tout ce que pensent les Scandinaves ou les Américains.

Nous abordons là les aspects législatifs ou réglementaires. Aux Etats-Unis, il y a un an, la F.D.A. (Food and Drug Administration) nous a présenté l'arsenal de son étiquetage. On se rend compte que, derrière cela, il y a une utopie politique, différente de la nôtre, qu'il faut analyser. Aux Etats-Unis, l'étiquetage de la F.D.A. impose de faire figurer tous les ingrédients dans des conditions extrêmement strictes : l'ordre, le type...

Ensuite, il y a une autre recommandation qui est la R.D.A. (Recommanded daily allowance) : quel pourcentage des apports conseillés représente chacun des ingrédients en question dans votre alimentation ?

En troisième lieu, la communication du US.D.A., (US Department of Agriculture), le ministère de l'Agriculture américain, porte sur la pyramide nutritionnelle. Il s'agit des directives et des conseils nutritionnels à l'usage du peuple américain. En bas de la pyramide, il y a les choses qu'il faut consommer plusieurs fois par jour et, en haut de la pyramide, ce qu'il faut consommer rarement. En bas, il y a les féculents, les légumes et les fruits frais ; en haut, la viande, le sucre et les matières grasses.

Représentons-nous le consommateur américain. Il va aller dans son supermarché, prendre un produit ; il va regarder les ingrédients, les pourcentages des apports nutritionnels conseillés. Il va rapporter tout cela au " nutritional guidance ". De plus, il possède sans doute un ordinateur qui compilera tous ces éléments.

Le rôle de l'Etat face à des citoyens qui sont des individus libres et égaux en droits, est de fournir une information vraie et rationnelle, fondée en science, car seule la science peut fournir la vérité et la raison. Donc, on va fournir au consommateur toute cette information et lui dire de faire ses calculs et de se composer une alimentation rationnelle et équilibrée.

Cela repose sur des prémices qui sont fausses : manger résulterait d'une somme de décisions individuelles quotidiennes qui sont prises rationnellement. Vous savez comme moi que ce n'est pas ainsi que cela fonctionne. Si l'on mange ce que l'on mange, ce n'est pas parce qu'on a fait peser, calculer, c'est parce qu'on appartient à une culture qui fait qu'on mange à telle heure, que le repas est fait de tels ingrédients, que l'on mange dans tel endroit et non dans un autre. C'est ainsi que l'on a appris, que l'on fait.

Comme dans le langage, se nourrir a une grammaire. Quand je parle ma langue, je ne pense pas à chaque instant où sont le sujet, le verbe et le complément. Je le fais. Quand je mange, c'est identique : j'applique des règles sociales et culturelles dont je n'ai conscience que lorsqu'elles sont transgressées. Les Américains ont une attitude de dénégation complète par rapport à cela. Les Français ont au contraire cette culture de la " bouffe " en eux et cela gouverne beaucoup leurs attitudes.

Par conséquent, face aux problèmes que vous soulevez, je pense que la meilleure stratégie consiste à ré-identifier les produits autant que possible : les signes de qualité, les marques, l'étiquetage informatif. Quand on demande aux gens s'ils souhaitent avoir des informations, ils répondent qu'ils en veulent toujours, mais qu'ils ne les lisent jamais, à l'exception des femmes qui sont toujours plus angoissées que les hommes. Il y a une différence radicale dans la perception du risque entre les hommes et les femmes. Les femmes ont une perception aiguë des risques, les hommes étant beaucoup plus tranquilles, en matière d'alimentation.

M. Gilbert MITTERRAND : Ils font peut-être confiance aux femmes !

M. Claude FISCHLER : L'étiquetage informatif n'est donc pas tellement " conforme " du point de vue français. Même les labels comme le " bio " rencontrent une adhésion relative, quand s'y associent la qualité et l'appétence. Le " bio " de jadis était peu appétant. C'était bon pour des gens dyspeptiques. Aujourd'hui, sa présentation s'est améliorée ; et avec les nouvelles préoccupations de qualité, il se vend beaucoup mieux.

Je pense qu'il faut aller au fond des choses. La seule manière d'aider à régler ce problème de crédibilité des aliments est d'assumer les changements dans le mode de production agroalimentaire. Il faut incontestablement que les citoyens et les consommateurs aient de plus en plus conscience du fait que le mode de production que nous avons connu pendant quelques décennies est remis en cause par les opérateurs, par les politiques et même par tout le monde, qu'un vaste processus de changement est en cause, qu'il y a un débat et qu'on va peut-être revenir sur certaines pratiques. C'est la seule solution de fond que l'on puisse envisager, si elle est praticable.

M. Gilbert MITTERRAND : Même si, par des obligations de quelque ordre qu'elles soient, on apportait des réponses en matière de garantie, de sécurité, de traçabilité, d'étiquetage, de label, d'origine contrôlée dans un circuit de grande distribution, diriez-vous que sociologiquement, les Français restent des sceptiques ? Feraient-ils vraiment confiance ?

M. Claude FISCHLER : En France, les mesures auxquelles vous faites allusion pourraient sans doute améliorer la perception des usagers, mais elles seraient incapables de régler le problème, si par ailleurs, les consommateurs n'avaient pas la conviction qu'il y a des changements réels et profonds dans le mode de production agroalimentaire.

M. le Président : Vous avez parlé du comportement des Anglo-Saxons et de leur souci d'éviter les contagions bactériennes. Cela n'est-il pas contradictoire, s'agissant du " b_uf aux hormones " ou de l'E.S.B., avec le fait qu'ils semblent en retrait par rapport à nos préoccupations sur ces questions ?

M. Claude FISCHLER : On me pose souvent la question. La réponse est simple. Il n'est pas vrai qu'ils ne se préoccupent pas du contenu de leur alimentation. Pour les O.G.M., les enquêtes dont il a été fait état ont été commanditées et exécutées par Monsanto. J'ai assisté à une présentation de résultats par Monsanto à la F.D.A. (Food and Drug Administration), où l'on nous expliquait que les consommateurs américains n'étaient pas inquiets des O.G.M. Il y a des questions induites ou inductives et des résultats peuvent être analysés et présentés d'une manière ou d'une autre.

Quand nous avons fait une enquête sur la perception des O.G.M. par les Français, si Monsanto avait communiqué les résultats que nous avons obtenus, il aurait probablement dit la même chose des Français. Que trouvions-nous ? Nous trouvions que les Français ne savaient pas ce qu'étaient les O.G.M. Donc, ils ne s'en préoccupaient guère. Ils ne savaient pas ce qu'étaient les O.G.M., car ils ne faisaient pas la différence entre ce qui est manipulé génétiquement et ce qui est produit par les méthodes classiques de sélection. Pour eux, c'était plus ou moins la même chose que les aubergines blanches ou les courgettes courbées. On observait une certaine incompréhension du phénomène.

Axel Kahn a démissionné de sa présidence de la commission du génie génétique, entre autres suite à une réunion en présence de la presse où il s'était agacé, du fait qu'ayant présenté aux médias l'état des connaissances en matière d'O.G.M., les journalistes lui disaient : " Que voulez-vous que l'on dise dans les journaux à ce sujet ? Il n'y a rien à dire ! ".

Tant qu'une crise n'a pas éclaté, il n'y a rien à dire. Si l'on n'est pas dans la figure du scandale ou de la grande peur, il n'y a pas grand-chose à dire pour les médias. Pour le public, on ne sait pas de quoi il s'agit. Si on renvoie à des processus sur lesquels il existe déjà une perception établie - comme le progrès que l'on n'arrête pas - on peut très bien dire, si on présente les résultats de façon tendancieuse, qu'il n'y a pas d'inquiétude particulière dans l'opinion. Tant que ce n'est pas déclaré, actuel, présent, ce n'est pas vraiment un problème.

Finalement, les Américains se sont réveillés ces derniers temps. Il y a eu des renversements considérables en deux mois. Les filières sans O.G.M. surgissent partout. Les organisations de consommateurs aux Etats-Unis sont beaucoup plus sensibles qu'on ne l'a dit en matière de viande aux hormones.

Il y a deux restrictions : la première est qu'ils sont habitués depuis plus longtemps que nous à une alimentation transformée par l'industrie. Il y a chez eux une familiarité plus grande avec les produits transformés. On se rend compte que certains processus - que j'ai évoqués pour la France - sont très importants. Il s'agit de l'attachement aux marques. Coca Cola par exemple a un contenu extraordinairement affectif. Quand Coca Cola a voulu changer la composition de son produit, il y a eu une véritable révolte des consommateurs. Même les Américains sont sensibles à une forme de continuité ou de tradition, y compris dans le contexte industriel.

La seconde restriction concerne ce que je vous disais à propos des germes, des microbes et des contaminations bactériennes. Certains éléments culturels spécifiques font que les Américains, comme les Anglais, sont beaucoup plus inquiets que nous des contaminations bactériennes. Cette particularité culturelle ne concerne pas seulement la population en général, mais les scientifiques eux-mêmes. On le constate très bien lors des débats sur les fromages au lait cru à l'échelon européen.

Les experts anglais n'imaginent pas qu'on puisse vendre dans la grande distribution des fromages au lait cru fermenté et ils n'arrivent pas davantage à imaginer qu'on puisse vendre des plats préparés sous vide à relativement basse température. Ce qui est vendu en France au rayon frais sous atmosphère contrôlée et cuisson sous vide à basse température paraît très risqué aux Anglo-Saxons et aux Scandinaves. Les différences culturelles existent.

M. le Président : Il y aurait donc une différence de perception entre Latins et gens d'Europe du Nord.

M. Claude FISCHLER : C'est clair. Je peux vous montrer les résultats d'une enquête qui le confirment. A titre d'exemple, nous avons fait récemment des réunions de groupes de consommateurs sur la viande en France, en Italie, en Grande-Bretagne et en Finlande.

Entre les groupes français et italien, il y avait des points communs considérables : l'attachement à la qualité, la stratégie de reconnaissance de la qualité : il faut un bon boucher et être très copain avec lui. Leur principale préoccupation était la qualité. Pour les Anglais, le groupe a essentiellement discuté de deux choses : faut-il ou non être végétarien ? Deuxièmement, si on est végétarien, comment fait-on pour se nourrir, quand on va sur le continent ?

Quant aux Finlandais, l'animatrice nous a dit qu'elle avait passé un moment épouvantable. Pendant trois heures, elle a essayé de les faire parler de la viande comme aliment. Tout ce qu'elle a réussi à obtenir s'est résumé à une discussion sur la question de savoir s'il était bien de tuer les animaux ou non et si cela faisait une différence de les tuer à la chasse ou à l'abattoir. Il s'agissait de questions uniquement éthiques.

Cela reflète des points de vue culturels radicalement différents. En Angleterre, il y a entre 8 et 12 % de végétariens de diverses obédiences. Chez nous, ils sont tellement rares que l'on ne parvient pas à les compter. Tout cela est ancré dans des traditions, elles-mêmes pour beaucoup liées à la religion. Le végétarisme anglais commence au 18ème siècle avec une fraction progressiste libérale du clergé anglican. A partir du moment où vous avez 8 à 12 % de végétariens sur un marché, cela devient intéressant pour l'industrie. On rentre dans un cycle d'entretien ou d'accentuation du phénomène. Pour l'instant, on n'a rien de tout cela en France et je ne vois pas que cela s'annonce.

M. le Président : Vous avez fait référence à certaines enquêtes. Pourrait-on disposer de ces enquêtes, M. le directeur ?

M. Claude FISCHLER : Je serais ravi de vous faire passer les tirés-à-part. Il s'agit d'une enquête comparative sur quatre échantillons : des Français, des Américains, des Japonais et des Belges néerlandophones. Elle n'a été publiée qu'en anglais dans une revue scientifique.

M. le Président : Nous en avons ainsi terminé pour ce matin. Nous avions auparavant reçu les représentants du C.R.E.D.O.C. et de l'I.N.S.E.E. Votre éclairage était très intéressant et je vous en remercie.

V.- Les Directions générales de l'administration centrale
compétentes dans le domaine de la sécurité alimentaire

M. La Direction générale de l'alimentation

Audition de M. Bernard VALLAT,
directeur général adjoint de la direction générale de l'alimentation
au ministère de l'Agriculture et de la Pêche,

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 3 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Bernard Vallat est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Bernard Vallat prête serment.

M. Bernard VALLAT : Monsieur le Président, par convention, le champ de mon intervention portera sur la réglementation de l'alimentation, depuis l'élaboration du produit jusqu'à sa mise sur le marché. Mon exposé couvrira ainsi l'amont et l'aval et portera également sur les contrôles et les modalités d'intervention des contrôleurs.

En ce qui concerne les aliments, je distinguerai ceux d'origine animale de ceux d'origine végétale, notre administration étant responsable du contrôle des aliments d'origine animale de l'amont à l'aval, alors qu'en ce qui concerne les végétaux elle est beaucoup plus ciblée sur l'amont.

Je commencerai par le cadre international de la réglementation alimentaire en indiquant en premier lieu les contraintes qui dépassent le cadre communautaire, les accords les plus pertinents étant ceux de Marrakech signés en 1994 et qui ont instauré l'Organisation Mondiale du Commerce et notamment à l'intérieur de cette organisation la disposition des règlements des différends entre les parties.

Hormis celui qui a porté création d'une organisation du règlement des litiges, deux accords nous intéressent plus particulièrement.

Il s'agit d'abord de l'accord sanitaire et phytosanitaire dit accord S.P.S. qui précise les règles auxquelles les parties signataires s'astreignent mutuellement pour élaborer des règlements sanitaires pouvant instaurer des barrières relatives aux échanges d'animaux et de produits alimentaires.

Le second est l'accord T.B.T. qui fixe des règles techniques, par exemple l'étiquetage des produits alimentaires et la composition des produits.

Toutes ces dispositions réglementaires si elles n'étaient pas codifiées au niveau international, pourraient en effet conduire à des barrières injustifiées entre les parties à l'accord et, si elles ne sont pas respectées, peuvent conduire à ce qu'un Etat ou un groupe d'Etats demande un arbitrage dans le cadre de ces dispositions relatives au règlement de ces différends.

Ces accords s'appuient sur un certain nombre de normes internationales fixées à l'intérieur d'un organisme ad hoc et ces normes pèsent très lourd dans l'ensemble des législations et des réglementations communautaires et internationales à finalité sanitaire.

C'est ainsi que les normes relatives aux échanges d'animaux vivants qui visent à éviter l'introduction de maladies animales dans un Etat qui en est préservé sont fixées par l'Organisation internationale des épizooties dont le siège est à Paris et qui regroupe cent cinquante deux pays membres.

En ce qui concerne la sécurité des aliments stricto sensu, les normes internationales sont discutées dans le cadre du Codex alimentarius, dont le secrétariat de la commission est assuré par la F.A.O. et l'O.M.S. Les travaux ont lieu dans le cadre de différents comités spécialisés qui font remonter leurs propositions à cette commission.

En ce qui concerne la santé des végétaux, il existe une convention internationale relative à leur protection.

Au niveau communautaire, la réglementation alimentaire découle d'abord des dispositions des traités de Rome, de Maastricht et d'Amsterdam. Ces dispositions s'expriment sous la forme de règlements, de directives et de décisions. Je rappelle que les décisions qui règlent notre vie quotidienne s'élaborent dans le cadre de comités eux-mêmes placés sous l'autorité de la Commission, les décisions étant adoptées en Conseil des ministres.

S'agissant de l'activité réglementaire de la Communauté, nous disposons à ce jour de plus de quatre vingt dix règlements ou directives relatifs à la sécurité alimentaire et de six cent vingt textes d'application uniquement pour les denrées d'origine animale ; et je n'évoquerai pas le nombre des textes abrogés depuis que la Commission fonctionne car il se fixe vraisemblablement par milliers.

Le rôle du Parlement européen s'est affirmé de plus en plus et toutes les décisions relatives à la santé publique sont maintenant prises sous la forme de codécisions associant le Parlement et le Conseil sur proposition de la Commission. Cette évolution a été particulièrement nette depuis un an.

En ce qui concerne la Commission, les différentes crises alimentaires ont conduit à une profonde évolution de ses services.

Au départ la D.G. 6, celle de l'agriculture, était chargée de la législation vétérinaire et phytosanitaire. Cependant, à la suite de la crise de la vache folle, l'ex D.G. 24 qui s'occupe des consommateurs a récupéré la partie amont de la réglementation ainsi que le secrétariat des différents comités scientifiques concernant cette partie. A l'occasion de la toute récente réforme instaurée par M. Prodi, c'est même la législation vétérinaire et phytosanitaire qui est allée à la nouvelle direction générale " santé et consommation ".

Quant aux contrôles, ils sont exécutés par l'Office Alimentaire et Vétérinaire localisé à Dublin mais relié à la direction santé et consommation. A la suite de la séparation entre la partie " évaluation des risques " et la partie " contrôle " qui a été confiée, après 1996, à la D.G. 24, la législation s'est trouvée être de la compétence de la direction santé et consommation, mais cette situation est transitoire et une discussion est en cours aujourd'hui qui porte sur la création d'une agence.

Il convient de rappeler à ce stade que l'Union européenne, dans les réglementations qu'elle élabore, est obligée d'intégrer systématiquement les normes internationales de l'O.M.C. De ce fait, il devient de plus en plus improbable qu'une législation communautaire, voire nationale, s'élabore sans une référence extrêmement stricte à ces normes, d'où la nécessité d'assurer une présence et une influence des experts français dans ces organisations.

De même, convient-il de noter que la réglementation alimentaire communautaire s'est construite sur la base d'un compromis entre les Etats membres, mais ces compromis n'étant pas toujours compatibles avec les normes mondiales devront se conformer peu à peu aux accords de l'O.M.C.

C'est ainsi que l'une des particularités des normes internationales est d'instaurer une séparation entre la fonction d'évaluation des risques et la fonction de gestion des risques.

Il est important à ce sujet de rappeler ce qu'est l'analyse des risques qui est un processus qui comporte une composante dite d'évaluation fondée sur la différence entre le danger que constitue tout agent biologique, physique ou chimique qui peut avoir théoriquement un effet négatif sur la santé et le risque qui est constitué par l'expression réelle de ce danger.

Je rappelle que l'évaluation comporte quatre phases :

- l'identification du danger que constitue par exemple un agent pathogène présent dans un aliment,

- la caractérisation du danger, c'est-à-dire son évaluation quantitative et qualitative qui renvoie à la notion de dose,

- l'évaluation de l'exposition qui est le calcul de l'ingestion possible de l'agent pathogène, calcul qui vous donne la dose journalière susceptible d'être ingérée,

- enfin la caractérisation du risque qui se traduit par la probabilité de la fréquence et de la gravité de l'effet de l'agent pathogène.

En ce qui concerne la gestion des risques, qui doit être séparée de leur évaluation, il s'agit d'un processus qui consiste à mettre en balance les différentes politiques possibles et de choisir les mesures de prévention et de contrôle appropriées. Grosso modo, l'évaluation des risques est du ressort des scientifiques tandis que la gestion est du ressort des responsables politiques.

L'analyse des risques comporte enfin un dernier élément qui est la façon de communiquer avec l'opinion publique.

A ce sujet, une nouvelle notion s'impose qui est celle de la transparence, tant en ce qui concerne l'évaluation que la gestion du risque même si ce concept de transparence peut conduire à un certain nombre d'effets indésirables, par exemple des inquiétudes injustifiées de la part des populations qui modifient cette gestion.

La transparence peut aussi conduire un pays qui pratique cette politique à subir des rétorsions économiques de la part de ses clients ou bien à subir la concurrence exacerbée de pays tiers.

Un autre principe émerge de plus en plus qui est le principe de précaution, afin de prendre des mesures en toute certitude en attendant des précisions qui seront fournies ultérieurement par les scientifiques. Le principe de précaution découle directement du concept de sécurité juridique des décideurs qui prennent des mesures après avoir toutes les certitudes scientifiques et qui pourraient être poursuivis pour ne pas avoir pris le maximum de précautions ; d'où la nécessité de codifier ce principe et d'introduire le concept de proportionnalité entre la mesure prise et la nature d'un risque qui reste hypothétique.

Un autre concept occupe beaucoup les législateurs et les organisations internationales : c'est celui de la prise en compte des aspirations légitimes des consommateurs.

Je vous ai indiqué que l'accord S.P.S. précisait que toute barrière imposée par un Etat à l'introduction d'animaux ou d'autres produits sur son territoire devait être justifiée par des arguments scientifiques pertinents. Or il arrive au consommateur de ne pas tenir compte de ces dispositions scientifiques.

Ce concept d'aspiration légitime du consommateur est contraire aux dispositions de l'accord S.P.S. Les organisations internationales normatives commencent toutefois à le prendre en compte dans le cadre du Codex alimentarius et à intégrer cette notion dans les règles du commerce mondial. Bien entendu, les aspirations légitimes des consommateurs peuvent être détournées de leur réalité par certains pays qui prennent prétexte d'une aspiration légitime pour l'ériger en barrière et introduire dans les échanges mondiaux des distorsions déloyales.

J'en viens maintenant au cadre national de la réglementation alimentaire.

Vous avez déjà entendu M. le Directeur de cabinet du ministre de l'Agriculture. Aussi je me contenterai de citer les trois codes qui constituent le cadre général de notre action :

- le code rural qui porte sur les animaux et les produits agricoles,

- le code de la consommation qui porte sur tous les produits consommés et qui va bien au-delà des seuls produits alimentaires,

- le code de la santé qui, en ce qui nous concerne, joue un rôle dans le domaine des médicaments destinés aux animaux et dans le contrôle de ces médicaments.

Enfin, je m'attarderai sur l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, c'est-à-dire l'A.F.S.S.A., qui comporte sous sa tutelle l'Agence nationale du médicament vétérinaire. L'A.F.S.S.A. est chargée de l'évaluation des risques. Pour la mener à bien, elle peut être saisie par le gouvernement, par les associations de consommateurs, voire s'autosaisir. Elle est consultée sur les projets de réglementation élaborés par l'administration et les avis qu'elle prononce sur ces projets sont publics. L'A.F.S.S.A. est également consultée pour donner un avis scientifique ou technique lorsque le gouvernement veut établir des plans de contrôle ou de surveillance nationaux.

L'A.F.S.S.A. est destinataire de toute information relative à la santé publique. Elle peut recommander au gouvernement d'effectuer des contrôles sur les corps de contrôles eux-mêmes.

Enfin, bénéficiant des laboratoires de l'ancien C.N.E.V.A., l'A.F.S.S.A. continue d'être chargée d'apporter au gouvernement un appui technique sur la conception de toute action qu'il mène pour combattre les maladies ou instaurer des mesures de prévention. C'est ainsi que l'A.F.S.S.A. reste chargée de la tutelle des principaux laboratoires de référence français qui fixent les méthodes d'analyse utilisées pour tout ce qui concerne la santé des animaux et la salubrité des produits alimentaires.

Je dirai également quelques mots sur les nouvelles dispositions de la loi d'orientation agricole :

- le dispositif national de biovigilance qui est un réseau d'agents sous la tutelle de la D.G.A.L. chargé de la surveillance biologique du territoire au regard des produits végétaux génétiquement modifiés,

- le renforcement des pouvoirs de l'administration sur le contrôle de l'utilisation des pesticides,

- les nouveaux pouvoirs de contrôle des élevages qui donnent la possibilité à l'administration d'intervenir pour contrôler en particulier les additifs et notamment certains facteurs de croissance,

- les nouveaux pouvoirs en ce qui concerne l'alimentation animale puisque, dorénavant, les établissements producteurs devront être agréés par l'administration sur la base de prescriptions réglementaires qui sont en cours d'élaboration,

- les nouvelles dispositions relatives à l'épidémio-surveillance de la contamination des aliments, puisque la loi instaure un réseau national d'épidémio-surveillance des aliments et des moyens juridiques contraignants pour tout détenteur d'informations, en particulier des laboratoires privés qui auront dorénavant l'obligation de faire remonter l'information,

- les pouvoirs supplémentaires accordés aux vétérinaires-inspecteurs au regard des établissements agro-industriels qu'ils pourront fermer sans avoir à en référer à leur hiérarchie,

- les nouveaux pouvoirs sur le rappel des lots suspects sans avoir à prouver immédiatement la nature du risque,

- les pouvoirs supplémentaires relatifs aux contrôles aux frontières, en particulier sur toutes les matières premières et les aliments pour les animaux,

- les nouvelles dispositions relatives à l'interdiction de livrer à la consommation certains animaux, les bovins en particulier qui ne seraient pas identifiés.

S'agissant des structures chargées d'appliquer la réglementation alimentaire, j'insisterai bien sûr sur le rôle de la D.G.A.L.

Le ministère de l'Agriculture a décidé en effet de réformer cette administration pour la rendre plus efficace et c'est ainsi que la D.G.A.L., qui avant cette réforme, était chargée d'appuyer les industries agroalimentaires, s'est trouvée déchargée de cette mission au profit d'actions relatives à la santé des animaux, à celle des végétaux, à la salubrité des aliments et au contrôle de la politique de qualité dont notamment l'agriculture biologique ainsi que les labels.

La D.G.A.L., qui est chargée d'élaborer les dispositions réglementaires qui découlent de la partie correspondante du code rural, est associée également à l'élaboration des dispositions réglementaires du code de la consommation, du code de la santé et de celles relatives aux installations classées.

Il faut convenir que la D.G.A.L. a un rôle quelque peu atypique dans ses relations avec les services déconcentrés puisque son rôle constant est d'être un donneur d'ordres techniques (qui transitent certes par les préfets) dont le volume et la nature sont d'un type très particulier.

Les services vétérinaires disposent d'une direction par département. Par contre, la protection des végétaux est traitée au niveau régional.

Ces services départementaux et régionaux ont, en premier lieu, des activités d'ordre judiciaire et c'est ainsi que 1 697 procès-verbaux ont été remis aux Procureurs de la République en 1998.

Le nombre de ses agents s'élève à 4 030 dont environ 1 000 vétérinaires-inspecteurs et 300 agents de la protection des végétaux, ces fonctionnaires étant appuyés dans leur action par un réseau de neuf mille vétérinaires privés conventionnés avec l'Etat qui leur attribue un mandat sanitaire, lequel fixe leurs devoirs et leurs obligations. Sur ce total de neuf mille, six mille exercent en milieu rural.

Quant aux moyens financiers, la D.G.A.L. a bénéficié en 1998 de 637 millions de francs mais cette somme comprend la dotation de l'A.F.S.S.A.

Je vous livrerai quelques chiffres pour vous donner une indication sur nos activités :

- 5,7 millions de saisies d'aliments suspects ont été effectués correspondant à 730 000 tonnes de denrées qui ont été détruites,

- 333 établissements agro-industriels qui ne respectaient pas les prescriptions réglementaires ont été fermés.

Des démarches sont en cours pour généraliser l'efficacité et la transparence : il s'agit de la mise sous assurance-qualité codifiée par une norme européenne qui fait obligation de recourir à des procédures écrites pour témoigner de l'action conduite, la transparence de cette action étant assurée par un audit externe. Actuellement, une trentaine de départements sont sous assurance-qualité et la totalité devrait l'être d'ici 2001.

Enfin, pour les affaires dépassant la compétence territoriale d'un département, nous nous appuyons sur une brigade vétérinaire et sanitaire qui a compétence sur l'ensemble du territoire national et qui dispose de liens privilégiés avec les forces de l'ordre pour apporter son appui technique en cas de fraudes de grande ampleur. Son action concerne principalement les fraudes portant sur les hormones et autres facteurs de croissance. Cette brigade comporte environ une quinzaine de spécialistes.

Il existe bien sûr en permanence des problèmes d'articulation avec les administrations chargées du même sujet.

Aussi, je voudrais dire quelques mots sur la répartition des tâches avec la D.G.C.C.R.F. et la Direction générale de la santé.

Le contrôle de la qualité sanitaire des éléments est le fait de tous les services vétérinaires, mais aussi des directions départementales de la D.G.C.C.R.F. qui consacre, dans le secteur de l'alimentation, entre 1 000 et 1 500 agents, chiffre à comparer aux 4 000 de la D.G.A.L.

Quant aux directions départementales de l'action sanitaire et sociale, elles interviennent essentiellement pour le contrôle de l'eau et le suivi des toxi-infections alimentaires.

Il est vrai que l'action des services vétérinaires et celle de la répression des fraudes se recoupent en partie car les services vétérinaires appliquent eux aussi le code de la consommation comme les agents de la D.G.C.C.R.F. de même qu'un agent de cette direction peut, de son côté, constater des infractions au code rural. Il y a donc une synergie permanente entre ces deux administrations.

Mais pour autant, l'esprit des contrôles de ces services diffère. Les services vétérinaires s'intéressent essentiellement à l'aptitude des produits à être consommés en essayant de déceler les maladies animales transmissibles à l'homme, les problèmes d'hygiène, de résidus, de contaminants, tandis que la D.G.C.C.R.F. s'intéresse surtout à la loyauté des pratiques telles que composition conforme des produits, ajout de substances, utilisation de traitements autorisés, étiquetage, etc.

De leur côté, les agents de la protection des végétaux sont chargés de la lutte contre les organismes ennemis des végétaux, du contrôle de l'utilisation des produits antiparasitaires à usage agricole et du contrôle des organismes génétiquement modifiés.

Les agents de la D.G.C.C.R.F. disposent de pouvoirs de police judiciaire puisqu'ils sont chargés de constater les infractions au code de la consommation et d'en rechercher les auteurs dans le respect des libertés individuelles. Toutefois, ils ne disposent pas de pouvoirs de police administrative, hors les cas de flagrant délit ou de denrées manifestement corrompues.

Il a été quelquefois indiqué que l'action de ces différents services pouvait conduire à des redondances et que certaines entreprises avaient eu à se plaindre de contrôles multiples qui n'étaient pas justifiés ; mais dans le domaine de la sécurité alimentaire, la redondance constitue un facteur de sécurité supplémentaire.

On peut considérer toutefois qu'en certaines occasions, ces critiques ont été justifiées, ce qui a rendu nécessaire une formalisation des relations entre les différentes administrations par le biais de protocoles qui portent également sur les alertes sanitaires et conduisent à des notes de service communes.

Enfin, il faut mentionner le décret de 1992 portant sur l'instauration de pôles de compétences et c'est ainsi qu'actuellement une trentaine de départements en bénéficient et un projet de décret, en cours de discussion, pourrait conduire à autoriser les préfets à donner une délégation " interservice " à un fonctionnaire d'une des administrations en charge de la sécurité des aliments.

Toute politique de contrôle résulte de croisement ou d'une adéquation entre les moyens dont elle dispose et les priorités qu'elle détermine en fonction des risques auxquels elle doit faire face.

Ces risques sont de plusieurs ordres :

- les risques sanitaires avérés ; nous disposons maintenant de l'A.F.S.S.A. qui indique ces risques,

- les risques économiques qui proviennent des clients de la France qui demandent un certain nombre de contrôles sur nos exportations,

- les risques contentieux résultant des obligations que nous impose la communauté dans le domaine des contrôles.

Les contrôles portent sur la production, les matières premières, l'hygiène... Je rappelle qu'il existe en France 337 000 élevages bovins et les contrôles portent aussi sur la transformation des produits alimentaires, sur l'hygiène des établissements, sur la formation des personnels, sur les process utilisés, la conduite des analyses, les transports, le respect de la chaîne du froid, l'entreposage, l'hygiène des magasins, l'identification des marchandises, la distribution, la restauration collective et commerciale, les installations classées également puisque nos services déconcentrés doivent appliquer les dispositions du ministère de l'Environnement relatives aux 21 000 installations qui ont fait l'objet d'un arrêté préfectoral.

Ces contrôles résultent de deux types d'obligations : des obligations de moyens, qui portent sur les locaux, les matériels, la qualification des personnels, mais ces obligations sont peu propices à l'innovation. C'est pourquoi on a introduit, depuis 1994, la notion d'obligation de résultat définie par des cahiers des charges et qui font l'objet d'autocontrôles effectués par les professionnels eux-mêmes.

La réglementation actuelle a atteint ainsi un équilibre entre les obligations de moyens qui portent sur toute la chaîne alimentaire - mais aussi des obligations de résultats - alliant la sécurité à la qualité et laissés à l'initiative des professionnels.

L'originalité de notre réglementation, qui allie obligations de moyens et obligations de résultats, qui nous est spécifique, permet ainsi à notre pays d'échapper au phénomène de mondialisation de l'alimentation et de continuer à pouvoir assurer pour partie une valeur ajoutée importante liée à la qualité des aliments. Ceci implique de disposer d'une administration susceptible de conduire des contrôles qui sont de plusieurs types :

M. les contrôles de routine qui portent sur les établissements agréés, assujettis à un cahier de charges et qui ont droit à une estampille communautaire qui est portée sur leurs produits,

M. l'inspection permanente des 345 abattoirs, les contrôles par sondages ciblés dans le cadre de plans nationaux de contrôle portant sur des produits à risques choisis par échantillonnage,

M. les contrôles aléatoires afin de détecter la présence éventuelle d'un microbe ou d'un produit chimique et de contrer ainsi les micro-organismes, les contaminants, tels que métaux dangereux, molécules de médicaments, molécules de facteurs de croissance, radionucléiques, dioxine...

M. les opérations de contrôle saisonnières conduites en été de telle sorte que les aliments fournis aux 50 millions de touristes présentent une particulière sécurité.

Je rappellerai que, depuis le 23 février 1998, la France a subi 19 missions d'inspection communautaire dont vous recevrez la liste comme vous recevrez celle des contrôles qui ont été conduits dans les pays tiers qui fournissent des denrées alimentaires à l'Europe. J'insisterai à cette occasion sur les distorsions entre les normes qui existent en Europe et celles, nettement inférieures, imposées aux pays tiers, ce qui pose un problème très sérieux qui n'est pas résolu.

J'aurais souhaité également vous entretenir de l'action de la D.G.A.L. en faveur des exportations françaises et comparer en ce domaine les forces et les faiblesses de notre pays par rapport à certains de nos concurrents.

C'est ainsi que j'ai fait une étude sur les Etats-Unis qui met en lumière les très grandes faiblesses de ce pays dans le domaine des contrôles et qui insiste sur les données erronées qui circulent sur la Food and drug administration et indiquer qu'aux Etats-Unis plus de six administrations sont en charge de la sécurité des aliments sans qu'elle soit coordonnée.

Je voudrais enfin conclure sur la difficulté de la position française à l'intérieur de la communauté et aussi à l'intérieur de certaines organisations internationales puisque les pays du groupe de Cairns qui cherchent à imposer au niveau mondial ce qu'ils s'imposent à eux-mêmes, c'est-à-dire des mesures de dénaturation des produits, veulent introduire des laits non thermisés pour éviter tout risque microbiologique, l'ionisation, la décontamination des viandes par chlorination à la sortie des abattoirs, etc.

M. le Président : Vu la longueur de votre exposé, nous serons peut-être obligés de vous poser quelques questions écrites car nous n'aurons pas le temps de le faire oralement ce matin.

M. François GUILLAUME : Monsieur le Président, avant que vous n'interveniez, je réfléchissais à l'organisation de notre travail.

Des interventions de ce type sont certes intéressantes mais ont un caractère si descriptif que nous pourrions en prendre sans doute connaissance par la distribution d'un document écrit qui réserverait davantage de temps pour aborder des questions plus concrètes.

Je voudrais notamment demander à M. le directeur où en est la conservation sous forme de congélation.

La congélation en Grande-Bretagne est de - 12°, dans les autres pays européens de - 18°. Un alignement est-il intervenu depuis ?

La directive actuelle concernant un chocolat avec introduction possible de matières grasses végétales, risque de nous entraîner dans une situation où chacun pourra faire ce qu'il veut, dans des limites invérifiables puisque ce degré de matières grasses végétales ne peut être contrôlé. La France prendra-t-elle une position unique, visant à maintenir le système actuel, ou chaque opérateur pourra-t-il éventuellement procéder à la fabrication de son choix ?

Concernant les abattoirs américains, chacun sait ici que nous agréons des abattoirs américains tant pour la viande de cheval que pour les viandes bovines. On importe donc de la viande de cheval, essentiellement des abats, produits encore plus fragiles que la viande elle-même. Or pour avoir visité quelques abattoirs américains, je suis persuadé que jamais des abattoirs de ce type ne seraient agréés en France. Pourtant, ils l'ont été par nos vétérinaires, pour des raisons où la politique extérieure est entrée en jeu, j'imagine. Cela pose problème et le problème des hormones est, à mon sens, beaucoup moins grave que celui de la qualité sanitaire des abats importés, compte tenu des conditions d'abattage.

J'aurai une question sur les farines d'équarrissage, dont il existe deux types :

M. La farine d'équarrissage provenant des déchets des abattoirs, qui est toujours fabriquée et que l'on peut introduire dans l'aliment du bétail.

La farine d'équarrissage qui est le produit des animaux morts, ramassés dans les campagnes.

Désormais conformément à une disposition datant de 1995 ou 1996, ces farines sont stockées et doivent être détruites. Il y en a des stocks énormes en Bretagne. Où en est-on actuellement de leur destruction ?

Par ailleurs, nous sommes, avec la Grande-Bretagne, les seuls en Europe à interdire l'utilisation des farines d'équarrissage issues des produits d'animaux morts. Cela signifie que, peu ou prou, nos fabricants d'aliments pour bétail peuvent importer des farines d'équarrissage en provenance des autres pays d'Europe et de l'extérieur de l'Union européenne. Comment peut-on mettre fin à une telle situation paradoxale ?

M. Bernard VALLAT : En ce qui concerne les farines, la réglementation nationale interdit, depuis 1990, l'incorporation de farines animales dans l'alimentation des ruminants. Par conséquent, l'autorisation d'utilisation de farines animales ne porte que sur les porcs, les volailles et les poissons.

L'incorporation de cadavres d'animaux dans des farines destinées à l'alimentation animale est totalement interdite en France. Au Royaume-Uni, c'est légèrement différent puisqu'on y parle d'interdiction des farines pour les animaux de ferme. Leur interprétation pourrait faire penser qu'ils les donnent aux animaux de compagnie. On n'a jamais su s'ils assimilaient les poissons aux animaux de ferme. Il existe un doute sur les mesures britanniques.

La France a cherché, depuis 1996, à faire " communautariser " sa mesure relative aux cadavres. Un argument supplémentaire, utilisé récemment, est que les excréments sont interdits dans l'alimentation animale au niveau communautaire. Vous savez qu'il y a eu des fraudes, en France, et qu'elles ont été détectées et combattues.

En ce qui concerne la difficulté pour l'administration de gérer les stocks de farines animales générées par les mesures législatives et réglementaires ayant interdit les cadavres et les saisies sanitaires d'abattoirs dans l'alimentation animale, le problème est de créer un service public chargé de la collecte, de la transformation et de l'incinération de ces types de produits qui portent sur 400 000 tonnes. Cela a été réglé par une taxe portant sur les produits carnés, dont le produit est d'environ 600 millions de francs.

Le problème reste de trouver des structures d'accueil volontaires et capables ensuite d'incinérer les produits. Les délais nécessaires au lancement des appels d'offres et à la passation des marchés ont conduit, par exemple en cas d'appels d'offres infructueux dans certaines régions, à remanier le dispositif. Ceci explique, dans ce contexte, les excédents dont le stockage a pu poser des problèmes aux riverains, mais c'est en cours de résolution. Nous estimons que s'il n'y a aucune autre nouvelle mesure rendant non valorisables certains déchets - ce qui n'est pas impossible dans le contexte actuel - ces stocks pourraient être résorbés à la fin de l'année 2000.

M. François GUILLAUME : Je n'ai pas vraiment eu de réponses à mes questions.

M. Bernard VALLAT : Je continue sur les abattoirs.

M. François GUILLAUME : Ma question ne porte pas uniquement sur les farines, mais également sur l'importation des farines d'équarrissage en provenance d'Allemagne ou de pays n'ayant pas mis en place les mêmes systèmes que nous, c'est-à-dire l'élimination...

M. Bernard VALLAT : Je vous réponds. Excusez-moi d'avoir omis cette partie de la question.

Nous disposons d'un texte national, l'arrêté du 16 septembre 1996, basé sur le code de la consommation et qui doit être reconduit annuellement. Il est en cours de reconduction et impose que l'introduction de tout produit contenant des matériaux à risques spécifiés au regard de la B.S.E., est interdite sur le territoire français. Autrement dit, les Allemands, s'ils veulent nous vendre des farines de viande ayant incorporé des éléments interdits en France, ne le peuvent pas. Ils ne peuvent exporter des farines de viande qu'avec un certificat sanitaire attestant de l'engagement de l'autorité nationale allemande à respecter le texte français.

M. François GUILLAUME : C'est un sujet important. Or, votre réponse est une réponse administrative, mais en aucun cas économique ou sanitaire : en Allemagne, comme auparavant en France, on fait, pour la farine de viande, la confusion entre farine provenant de la collecte des déchets d'abattoir et la farine provenant des animaux morts collectés dans les fermes.

Par conséquent, si l'on veut vraiment aller au bout de la logique, il faut interdire toute importation de farines de viande, qu'elle vienne de l'extérieur de l'Union européenne ou de pays de l'Union européenne. Vous venez même d'indiquer que du côté des Britanniques, on n'était pas certain de la façon dont ils procédaient.

M. Bernard VALLAT : Les Britanniques sont toujours sous embargo pour tous les produits animaux. L'autorité allemande produit une attestation, à l'occasion de chaque importation de farines de viande, très limitée puisque le marché français regorge actuellement de farines animales à bas risques. Si ce produit allemand provenait des cadavres, cela voudrait dire qu'il serait introduit illégalement en France, avec toutes les conséquences que cela implique pour l'importateur.

M. le Rapporteur : Vous avez fait allusion à diverses mesures et à diverses normes qui régissent notre secteur alimentaire et qui s'appuient sur le code rural, le code de la consommation, le code de la santé. On vient de me remettre un travail imposant qui tente de rassembler l'ensemble des décrets et des textes relatifs à la sécurité alimentaire. J'avoue être surpris par leur nombre. L'idée d'un code de l'alimentation peut-elle être éventuellement envisagée ?

Par ailleurs, j'ai été intéressé, voire rassuré, par l'évocation des quelque 1 700 procès-verbaux qui ont été dressés mais cela révèle-t-il un système de contrôle efficace, ou un nombre excessif d'infractions ? Ce nombre de délits relativement impressionnant préjuge-t-il de cette présence active sur le terrain ou signifie-t-il que notre filière doit encore s'améliorer pour rassurer les consommateurs ?

Je réitérerai par écrit ma question sur la situation de la réglementation française vis-à-vis de la réglementation européenne. Où en sommes-nous actuellement ? J'ai cru comprendre que des ajustements sont nécessaires. Ensuite, vous avez évoqué deux points fondamentaux pour notre commission : la transparence et le principe de précaution.

Sur le principe de précaution, vous avez dit avoir commencé à réfléchir et à essayer d'avancer dans la codification de ce principe. Vous avez parlé de proportionnalité. La commission serait très intéressée de savoir où vous en êtes au niveau de cette graduation.

Enfin, vous avez répondu en partie sur la collaboration nécessaire entre la D.G.A.L. et la D.G.C.C.R.F., qui se traduit par la mise en place de pôles de compétences dont j'espère que ce sera une réalité tangible sur le terrain, en fonction des situations de crise. En effet, il ne suffit pas d'organiser, il faut ensuite que tout cela fonctionne. En particulier, l'intérêt pour le consommateur est la rapidité de réaction et la mise en place de cellules de crise et de communication à laquelle vous avez fait allusion.

Lors des crises précédentes, le sentiment a prévalu d'actions tous azimuts, et d'une lutte d'influence entre les différents ministères. Si tout cela pouvait s'estomper au profit d'une plus grande efficacité et si nous avancions dans une voie d'une plus grande efficacité, nous aurions fait un pas important. S'agissant de ces pôles de compétences, est-ce actuellement une réalité concrète sur le terrain et seraient-ils capables de réagir de manière efficace en cas de crise ?

Je vous transmettrai par écrit, mes autres questions.

M. le Président : Exercice difficile, M. Vallat, mais essayez de concentrer les réponses à ces questions, en vous réservant la possibilité de faire des réponses écrites.

M. Bernard VALLAT : Bien entendu, nous fournirons les réponses écrites aux questions de M. Guillaume auxquelles je n'ai pas répondu, telles que celles sur le chocolat, la congélation et les abattoirs américains, sachant que c'est l'Office Alimentaire et Vétérinaire de Dublin qui les inspecte et que les marges de man_uvre nationales ne sont pas toujours aisées pour combattre d'éventuelles imperfections.

En ce qui concerne l'éventualité de disposer, un jour, d'un code de l'alimentation, M. le Rapporteur, c'est un rêve que nous partageons. Cela constituerait, pour les citoyens comme pour l'administration, un outil qui améliorerait un paysage réglementaire quelque peu dispersé, du moins pour ceux chargés d'appliquer le droit de l'alimentation. Ce serait un outil de travail efficace au regard de la dispersion des textes que nous connaissons. C'est un très vaste chantier auquel tous, dans l'administration, nous pourrions adhérer, si la volonté s'en manifeste.

En ce qui concerne les quelque 1 600 procédures judiciaires, cela peut relever de plusieurs facteurs : tout d'abord, de l'amélioration de l'efficacité du dispositif de contrôle en place et des moyens supplémentaires dont nous avons disposé depuis quelques années.

Cela peut également résulter de l'inflation réglementaire récente qui, depuis trois ans, s'est accélérée face à la pression générale des consommateurs. Mais je voudrais relativiser ce nombre. Si l'on considère le chiffre de 1 600 procès-verbaux par rapport aux cent départements et aux 4 000 contrôleurs, cela ne nous apparaît pas inquiétant ou révélateur d'un paysage national où la fraude serait monnaie courante.

En ce qui concerne le décalage entre les réglementations européenne et nationale, on peut souligner globalement que la France a tendance, face aux crises, à réagir plus vite que les institutions européennes et que les autres Etats membres. La France utilise davantage le principe de précaution conformément à une base légale que l'on appelle les clauses de sauvegarde. Ces dernières doivent être limitées dans le temps et l'Etat membre qui les prend doit les justifier.

S'agissant de la codification du principe de précaution, le Premier ministre a confié, à cet effet, une mission à M. Kourilsky, assisté de Mme Viney, pour lui remettre un rapport dans les jours qui viennent. Ce rapport devra intégrer, entre autres, tous les aspects juridiques de la question, y compris les contraintes internationales qui pèsent sur ce concept.

Quant aux pôles de compétences, de nombreuses initiatives départementales ont conduit à mieux coordonner les trois administrations en charge du problème de l'alimentation. Cela s'est traduit par des dispositifs assez variables d'un département à l'autre, avec des réunions obligatoires entre les trois services, chaque directeur concerné étant responsable à son tour du dispositif mis en place sous l'autorité du préfet.

Jusqu'à maintenant, ce qui a limité l'efficacité de ces pôles de compétences tenait à l'impossibilité pour le préfet de déléguer expressément ses pouvoirs à l'un de ses directeurs quant aux décisions relevant de la prévention du risque alimentaire. Le projet de décret en discussion prévoit la possibilité, pour le préfet de donner une délégation interservices à l'un des trois fonctionnaires concernés. Ceci, à notre avis, permettrait une grande avancée dans le fonctionnement départemental de ces pôles de compétences.

M. le Président : Les autres questions vous seront adressées par écrit. Vous pourrez également compléter les réponses déjà données sur des points plus précis. Peut-être sera-t-il nécessaire de prévoir l'audition de M. Kourilsky, en charge du principe de précaution. Je vous remercie.

Audition de Mme Catherine BOUVIER,
Présidente du Syndicat National des Vétérinaires
Inspecteurs de l'Administration

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 22 décembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

Mme Bouvier est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Bouvier prête serment.

M. le Président : Je vous donne la parole, pour nous présenter l'organisation syndicale que vous représentez, nous exposer les problèmes que vous rencontrez, après quoi nous aurons, les uns et les autres, l'occasion de vous poser des questions, afin d'avancer dans la recherche de la vérité sur tous ces sujets.

Mme Catherine BOUVIER : Le syndicat national des vétérinaires inspecteurs de l'administration que je préside est représentatif des vétérinaires inspecteurs avec un taux d'adhésions dépassant 47 % des vétérinaires inspecteurs fonctionnaires ou contractuels qui exercent de façon exclusive ou principale pour le compte de l'Etat. La représentativité de notre syndicat à la commission administrative paritaire des vétérinaires inspecteurs titulaires est de 82,4 %.

Il m'a semblé nécessaire de commencer cet exposé par un historique de l'inspection sanitaire et qualitative des denrées d'origine animale, pour que la légitimité du rôle des vétérinaires inspecteurs dans la sécurité sanitaire des aliments apparaisse plus évidente.

L'organisation et les missions des services vétérinaires français ont dû s'adapter aux exigences modernes de la transformation et de la distribution des denrées animales ou d'origine animale.

Avant 1967, seuls les problèmes relatifs à la santé animale étaient pris en charge par l'Etat. Chaque préfecture comportait un service départemental des épizooties, dirigé par un vétérinaire départemental dépendant du ministère de l'Agriculture et qui avait en charge l'éradication et la prophylaxie des maladies réputées légalement contagieuses.

C'est à l'initiative de ce service que les laboratoires vétérinaires départementaux ont été créés.

En ce qui concerne le contrôle de salubrité des produits alimentaires, seul celui des produits carnés et laitiers était assuré par des services municipaux, chaque maire étant responsable de la sécurité des habitants de sa commune.

Les contrôles étaient opérés sur les lieux de distribution qui étaient très proches des zones de production ; en l'absence de capacités frigorifiques, le transport des denrées périssables était en effet pratiquement inexistant. Les grandes agglomérations cependant, et notamment Paris, recevaient des produits alimentaires frais, contrôlés à l'arrivée par des services très vigilants du fait de l'ignorance dans laquelle ils se trouvaient des conditions de production.

Il faut noter, qu'à l'exception des conserves et des champignons dont l'identification était indispensable pour éviter les confusions et écarter les variétés toxiques, le contrôle des produits végétaux n'était pas prévu. En effet, les produits végétaux étaient alors peu élaborés - les produits de quatrième gamme n'existaient pas - et l'on estimait que leur altération physique était suffisamment visible, pour que le consommateur les écarte de lui-même, lorsque c'était nécessaire.

Ces services municipaux qui étaient parfois de taille très réduite et dont la direction était confiée à un vétérinaire assisté de préposés, assuraient le contrôle des animaux et des viandes à l'abattoir, l'inspection des produits alimentaires sur les marchés, dans les magasins et, si elles existaient, dans les entreprises de transformation.

Dans les grandes villes, le service vétérinaire municipal coexistait avec un bureau municipal d'hygiène ; les missions et la prise en charge de l'ensemble du secteur des produits animaux étaient réparties entre ces deux organismes. Le service vétérinaire municipal évaluait, d'une part, les conditions d'hygiène entourant la préparation, sur la base d'un règlement sanitaire départemental assez sommaire, d'autre part, la qualité intrinsèque des denrées.

Le service d'Etat de la répression des fraudes, présent sur tout le territoire, effectuait un contrôle normatif de composition des produits et sanctionnait la présence de produits falsifiés.

Leur formation disposait les vétérinaires à procéder à l'inspection des denrées d'origine animale. Depuis très longtemps, en effet, les élèves des écoles vétérinaires bénéficiaient d'un enseignement leur permettant de déterminer si une viande était propre ou impropre à la consommation, en fonction de l'état de santé de l'animal, de l'aspect de la carcasse et de ses abats, ou encore des lésions observées. Très rapidement, du fait des besoins existants en matière de santé publique, cette formation avait été complétée par un enseignement en microbiologie des aliments, en technologie de la transformation et s'était étendue à la connaissance de l'ensemble des produits d'origine animale, transformés ou non.

Toutefois, une telle organisation, forcément hétérogène, n'était plus acceptable, dès lors que les transports frigorifiques permettaient un allongement considérable des circuits commerciaux, que les échanges avec les pays de la future Union européenne devenaient la règle et que la production agroalimentaire française se développait vigoureusement.

Il apparaissait en outre clairement, s'agissant de la construction européenne, que les Etats étaient responsables de la sécurité sanitaire de ces produits, tant sur leur territoire qu'à l'exportation. Il était donc nécessaire de prévoir une harmonisation des modalités de fonctionnement des services vétérinaires.

En 1967, a été mis en place un service vétérinaire d'hygiène alimentaire, service d'Etat, regroupant l'ensemble des services vétérinaires municipaux, ce regroupement ayant été décidé dès 1965.

Le ministère de l'Agriculture a été, après de nombreux débats, désigné comme ministère d'accueil de ce service ; il est apparu en effet utile de réunir dans un même ministère les fonctionnaires chargés de l'hygiène alimentaire et ceux chargés de la santé animale, aussi bien en administration centrale que dans les services extérieurs.

Une telle formule permettait, en effet, d'agir dans les élevages, dès lors que certaines pathologies animales étaient mises en évidence lors de l'inspection des denrées - c'est par exemple le cas des détections de salmonelles - et, de la même façon, de préconiser, dès l'exploitation agricole, des traitements spécifiques des produits pour éliminer tout risque potentiel.

Les modalités de l'inspection ont évolué alors de façon considérable.

Cette inspection est fondée sur les principes d'un contrôle harmonisé et approfondi dès la première transformation agroalimentaire, puis tout au long de la filière - entreprise, transport, jusqu'à la distribution, magasins de vente, restauration - et également sur la mise en place d'un système d'agrément des établissements.

Sur la base des avis et des recommandations des laboratoires nationaux de référence, la direction des services vétérinaires du ministère de l'Agriculture, devenue ensuite direction de la qualité puis direction générale de l'alimentation, a élaboré un corpus considérable de textes réglementaires fixant les conditions d'hygiène, de préparation et de manipulation des produits alimentaires, depuis leur production et tout au long de la filière alimentaire, ainsi que les critères microbiologiques et physico-chimiques à respecter.

Ces laboratoires nationaux de référence deviendront ensuite le Centre national d'études vétérinaires et alimentaires ou C.N.E.V.A., qui constitue aujourd'hui un élément essentiel de l'A.F.S.S.A.

Au cours des années suivantes, un travail considérable a été effectué dans l'ensemble des services qui a abouti à la quasi-éradication des grandes maladies animales et à une amélioration sensible de la qualité sanitaire des produits alimentaires d'origine animale ainsi que des conditions de leur préparation.

En 1984, le décret précisant les attributions et l'organisation des directions départementales de l'agriculture et de la forêt, d'une rédaction ambiguë, plaçait les services vétérinaires au sein de ces directions, mais confirmait que le directeur des services vétérinaires était placé sous l'autorité directe du préfet pour l'essentiel de ses missions.

Dès 1985, le Syndicat des vétérinaires inspecteurs s'est élevé contre une organisation des services extérieurs du ministère de l'Agriculture visant, notamment pour les aspects administratifs et financiers, à mettre les services vétérinaires sous l'autorité du Directeur départemental de l'agriculture et de la forêt, chargé du développement de la production agricole et agroalimentaire.

En 1996, il est apparu qu'une maladie considérée comme purement animale pourrait être à l'origine de nouvelles pathologies humaines : la crise de l'encéphalopathie spongiforme bovine sensibilise l'ensemble de la société civile aux problèmes de sécurité sanitaire des aliments.

Certains médias stigmatisent l'organisation des services déconcentrés du ministère de l'Agriculture et estiment que des services de contrôle, tels que les services vétérinaires ne doivent pas être placés dans des services chargés de promouvoir la production.

En 1998, une circulaire du ministère de l'Agriculture aux préfets prend en compte ces remarques et assure l'indépendance du fonctionnement des services vétérinaires vis-à-vis des directeurs départementaux de l'agriculture et de la forêt.

J'en arrive maintenant à la situation actuelle.

Les vétérinaires inspecteurs sont des docteurs vétérinaires issus d'une des quatre écoles nationales vétérinaires - Alfort, Lyon, Nantes et Toulouse - entrés dans l'administration sur concours et qui, après une formation complémentaire d'un an dans une école d'application, l'école nationale des services vétérinaires qui leur dispense également une formation juridique administrative et " managériale ", sont affectés dans les services de l'Etat.

Le nombre total de fonctionnaires dans le corps des vétérinaires inspecteurs est de 776 répartis selon les affectations suivantes :

M. 558 vétérinaires inspecteurs exercent au ministère de l'Agriculture et de la pêche, dont 482 à la Direction générale de l'alimentation ou dans ses services " concentrés " - 412 travaillent en services vétérinaires, 62 à la Direction générale de l'alimentation et 8 contrôleurs généraux sont chargés de missions permanentes d'inspection interrégionale ;

M. 133 vétérinaires inspecteurs sont mis à disposition ou détachés dans d'autres administrations de la fonction publique d'Etat, dont les ministères chargés de la Santé, de l'Environnement, de l'Economie et des finances, des Affaires étrangères ou dans des établissements publics dont l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments ;

M. 85 vétérinaires inspecteurs occupent des fonctions dans diverses structures départementales - laboratoires vétérinaires départementaux - nationales, telles que la Fédération nationale des groupements de défense sanitaire - ou encore internationales, comme la Commission ou l'Organisation mondiale de la santé.

Enfin, il convient de souligner que 525 vétérinaires inspecteurs contractuels, dont 272 recrutés à plus d'un mi-temps, accomplissent des missions pour le compte de l'Etat au sein des services vétérinaires.

Les vétérinaires inspecteurs affectés à la Direction générale de l'alimentation ou dans les services vétérinaires ont des missions spécifiques en matière de sécurité sanitaire de la filière agroalimentaire.

Dans les départements, les directeurs des services vétérinaires sont chargés, sous l'autorité des préfets, d'organiser le contrôle de l'application des textes législatifs et réglementaires dans leurs domaines de compétence et de mettre en _uvre les instructions émanant des administrations centrales du ministère de l'Agriculture et de la pêche, dont essentiellement la Direction générale de l'alimentation, ainsi que du ministère chargé de l'Environnement, notamment en ce qui concerne l'inspection des installations classées.

Les directeurs des services vétérinaires dirigent des services constitués de personnels, titulaires ou contractuels, administratifs et techniques, dont des vétérinaires inspecteurs, des ingénieurs des travaux agricoles, des techniciens ayant une spécialité vétérinaire et des préposés sanitaires. L'ensemble des personnels des corps techniques affectés dans les services vétérinaires correspond à 3700 agents.

Les techniciens des services vétérinaires reçoivent un enseignement spécifique à l'Institut de formation du ministère de l'Agriculture.

Les textes réglementaires relevant de la compétence des services vétérinaires sont ceux relatifs :

M. à la lutte contre les épizooties et les maladies animales transmissibles à l'homme ;

M. à la qualité sanitaire des élevages et à l'identification des animaux;

M. au bien-être et à la protection des animaux contre les mauvais traitements ;

M. aux conditions de production des aliments pour animaux ;

M. à l'hygiène générale de la production, de la transformation, de l'entreposage, du transport et de la distribution des denrées alimentaires destinées à la consommation humaine ;

M. à la pharmacie vétérinaire ;

M. à la surveillance des contaminants et des résidus dans les aliments et à la prévention des contaminations biologiques et physico-chimiques des denrées ;

M. enfin, au contrôle des animaux et des produits d'origine animale importés.

Ils bénéficient pour l'ensemble de ces actions de l'appui des laboratoires vétérinaires départementaux.

Les vétérinaires inspecteurs en poste à la Direction générale de l'alimentation du ministère de l'Agriculture et de la pêche assurent la préparation de la législation et de la réglementation tant nationale que communautaire ainsi que le suivi, le contrôle et l'évaluation de leur application sur l'ensemble des thèmes que je viens de citer.

Pour l'ensemble de leurs travaux, ils agissent en collaboration étroite avec l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes et avec la Direction générale de la santé.

Les missions des services vétérinaires donnent lieu à la délivrance de certificats officiels pour les animaux vivants et les produits qui en sont issus, à l'attribution d'agréments et de marques de salubrité, ainsi qu'au retrait des produits impropres à la consommation.

En conclusion, je dirai que les exigences en matière de sécurité sanitaire des aliments ne portent plus seulement sur les dangers immédiats, mais aussi sur les risques à long terme. Or les techniques analytiques de routine appliquées aux produits finis peuvent être lourdes et contraignantes et ne permettent pas toujours de mettre en évidence ces risques.

Plus que jamais, la prévention exige donc un contrôle le plus en amont possible dès l'exploitation agricole - pratiques agricoles ou d'élevage mises en _uvre, alimentation animale et autres sujets - et une surveillance tout au long de la filière agroalimentaire.

Le contrôle de " l'étable à la table " ne trouve sa parfaite efficacité que lorsqu'un système de traçabilité des animaux et des produits qui en sont issus est mis en place.

Or jusqu'en 1999, le dispositif législatif et réglementaire ne permettait pas d'effectuer le contrôle des pratiques d'élevage pouvant avoir une incidence sur la sécurité sanitaire des denrées d'origine animale. La récente loi d'orientation agricole permet désormais de renforcer le dispositif en ce sens.

Pour ce faire, l'unicité des services vétérinaires apparaît comme un réel avantage.

Les filières animales sont encore extrêmement morcelées et il est important que les services qui sont concernés d'une manière ou d'une autre par ce thème de la sécurité sanitaire des aliments travaillent en parfaite coordination. On peut se réjouir aujourd'hui que les difficultés rencontrées au printemps dernier soient aplanies.

Toutefois, les charges nouvelles du contrôle de l'identification des animaux et de l'alimentation animale devraient être accompagnées de moyens supplémentaires suffisants.

Enfin, la transparence du contrôle, tout comme celle de la filière alimentaire, passe par l'achèvement de la mise sous assurance qualité des services d'inspection. Cette mise sous assurance qualité dont l'expérimentation a été entreprise par un certain nombre de services vétérinaires départementaux est actuellement en cours de généralisation.

M. le Président : Je vous remercie, madame, de cette intéressante présentation de l'ensemble des services.

Je vous propose de passer maintenant aux questions et, pour ce faire, je vais commencer par donner la parole à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Il était intéressant de suivre l'évolution de cette fonction de contrôle en matière de sécurité sanitaire et j'aimerais vous poser immédiatement la question suivante : comment envisagez-vous l'avenir en matière de sécurité de la filière alimentaire étant donné la construction européenne et les contraintes qui s'imposent à nous ?

En d'autres termes, comment cette organisation que vous venez de décrire et qui est, somme toute, franco-française, peut-elle s'intégrer dans le cadre plus général de la construction européenne et quelles sont les relations que vous entretenez avec vos homologues des autres pays européens ?

En outre, les vétérinaires lorsqu'on les rencontre, donnent un peu le sentiment d'être spécialistes de tout ce qui touche aux problèmes liés à l'animal, mais pour ceux qui touchent aux produits végétaux, ils souffrent d'un certain manque : pouvez-vous nous confirmer cette impression ? Pensez-vous que la sécurité qu'ils assurent pour les produits animaux est garantie dans les mêmes conditions pour les produits végétaux et leur transformation ?

Mme Catherine BOUVIER : En ce qui concerne la construction européenne, il est vrai que mon exposé était un peu franco-français, mais en fait, depuis 1964, il existe une étroite collaboration entre les services vétérinaires français et les services de l'Union européenne d'une part et ceux des autres pays d'autre part.

Ce qui a été jugé le plus adéquat en matière de sécurité alimentaire, était de parvenir en Europe à une harmonisation des réglementations nationales. Cette dernière s'est faite au départ sur la base des textes existant dans les différents pays mais, il est certain que la France était déjà très avancée pour sa réglementation nationale, lorsque les débats ont démarré à Bruxelles en vue de l'élaboration d'une réglementation communautaire.

Il est également vrai que la démarche culturelle du vétérinaire est un peu la même dans tous les pays de l'Europe, ou du moins de l'Europe latine.

M. le Rapporteur : Le niveau de formation des vétérinaires est-il à peu près comparable dans les différents pays ?

Mme Catherine BOUVIER : Tous les pays ne disposent pas nécessairement d'une formation débutant par un concours d'entrée très rigoureux. On peut avoir, par exemple, comme c'est le cas en Belgique, une formation qui se déroule suivant les critères appliqués à l'université avec une sélection conduisant à l'élimination progressive des personnes qui ne poursuivent pas correctement leur cursus.

Il existe effectivement une harmonisation des formations, à l'exception des spécialisations qui peuvent intervenir en fin de cursus scolaire ainsi que du niveau des connaissances que l'on peut exiger d'un vétérinaire, dans l'ensemble de l'Europe. Des contrôles communautaires sont effectués en la matière par une équipe communautaire qui se rend dans les écoles et fait les observations nécessaires à une éventuelle remise en ordre. Je crois qu'elle vient de procéder ainsi récemment dans un ou deux pays...

La France est effectivement plutôt bien placée, mais ses écoles vétérinaires ne sont pas toujours exemptes de reproches et certaines remarques ont été faites à l'occasion des contrôles. Quoi qu'il en soit, il reste vrai, puisqu'il y a une libre circulation des vétérinaires en Europe, que leur formation est harmonisée.

Pour ce qui a trait à la sécurité sanitaire des produits végétaux, comme je vous le disais, aussi longtemps que l'on avait affaire à des choux, à des pommes ou à des carottes, on estimait que l'on n'avait pas besoin d'une inspection. Aujourd'hui, les choses sont très différentes, d'abord parce que nous avons des produits très élaborés en matière de végétaux - quatrième et cinquième gammes - ensuite parce que les exigences du consommateur portent également sur les traitements phytosanitaires, par exemple.

La sécurité de ces derniers est assurée par certains services, notamment lorsqu'il s'agit de la protection des végétaux, mais je pense que les services vétérinaires disposent d'une formation et d'une connaissance de l'entreprise de transformation suffisantes pour pouvoir assurer le contrôle en matière d'hygiène des préparations et traitements de produits élaborés.

M. le Président : La parole est à M. Aschiéri.

M. André ASCHIERI : J'aimerais avoir votre sentiment sur les changements qui sont intervenus notamment sur la nouvelle agence A.F.S.S.A. et sur l'intégration du C.N.E.V.A. dans l'A.F.S.S.A. qui a fait l'objet de longues discussions entre le Sénat et l'Assemblée nationale. Autrement dit, estimez-vous qu'il y a une amélioration significative au niveau national et comment la vivez-vous au niveau départemental, où, souvent la coordination entre les différents services - je pense notamment à la coordination entre la D.G.C.C.R.F., la D.D.A.S.S. et les services vétérinaires - est, en cas de crise, soumise à la décision du préfet ?

J'ai, en effet, eu le sentiment au cours d'une mission que j'ai conduite en ce domaine que la coordination, si elle était assez bonne sur le terrain, ne l'était pas toujours autant au niveau national...

Enfin - et c'est une question un peu plus complexe mais vous l'avez abordée aussi - les véritables tâches des services vétérinaires et des différents organismes étaient d'assurer une sécurité en matière bactériologique, alors qu'aujourd'hui, nous voyons apparaître de nouveaux paramètres avec les pesticides, la dioxine, les métaux lourds et les autres produits chimiques issus notamment des boues d'épuration. Dans ce contexte, avez-vous le sentiment que nous sommes bien armés contre ces risques, qui sont des bombes à retardement susceptibles d'engendrer des maladies d'ici dix ou vingt ans ?

En effet, si naguère, on savait que tel microbe donnait telle maladie, aujourd'hui, on ignore ce qui va se passer tout en soupçonnant que ces produits auront sans doute une influence importante sur la santé. Il semble que, du fait du manque d'écotoxicologues et d'épidémiologistes, qui a été d'ailleurs souligné au cours de précédentes auditions, nous soyons démunis par rapport à cette nouvelle crise de santé publique qui commence à nous atteindre et qui peut encore avoir des conséquences dans le temps.

M. le Président : La parole est à M. Gengenwin.

M. Germain GENGENWIN : Pensez-vous, Madame, que, par rapport à la crise de l'E.S.B., la population était assez avertie ? N'y a-t-il pas eu, sans vouloir minimiser la portée de l'affaire, un grand effet d'affolement ? Quels sont, par ailleurs, la durée d'incubation de cette maladie et ses risques ?

Au niveau européen - M. le Rapporteur a déjà évoqué cet aspect des choses - au cours de nombreuses auditions auxquelles nous avons assisté, l'on a évoqué la nécessité d'une harmonisation. Je vous pose donc la question suivante : vos services vétérinaires ont-ils des contacts avec leurs homologues européens, pour travailler effectivement à des propositions d'harmonisation européenne ? Je constate que tout le monde parle de cette harmonisation, mais que personne ne semble s'en occuper et, si elle ne relève pas de votre niveau, j'ignore d'où elle peut venir...

M. le Président : Je voudrais compléter ces questions en vous demandant quelles seraient les propositions de votre syndicat en matière de traçabilité. C'est une question qui revient pratiquement au cours de toutes les auditions et je serais curieux de savoir ce que vous préconisez dans ce domaine.

Mme Catherine BOUVIER : Pour les relations avec l'A.F.S.S.A. et la façon dont nous avons réagi à la modification du statut du C.N.E.V.A., je peux dire que nous avons bien vécu ce changement, dans la mesure où nous disions, nous, syndicat des vétérinaires inspecteurs, depuis très longtemps, qu'il fallait absolument qu'une agence chargée de l'évaluation - nous avions même ajouté du contrôle, mais nous avons pris conscience que cela n'était pas réalisable - voie le jour.

En revanche, nous avons plus mal admis les événements médiatiques qui sont intervenus au moment de la création de l'A.F.S.S.A., car nous avons senti - et c'est une difficulté qui perdure - une espèce de défiance.

Nos relations avec le C.N.E.V.A. étaient extrêmement étroites et amicales puisque, si un problème ou un doute se posait sur le terrain, il suffisait de passer un coup de fil aux spécialistes du C.N.E.V.A., alors que je dois dire qu'aujourd'hui, il y a une certaine réticence : on ne téléphone pas directement à l'A.F.S.S.A., par crainte de voir un petit doute sur le terrain exploser dans la presse !

Je crois que les choses se modifient actuellement : nous avons rencontré à plusieurs reprises M. Hirsch qui est venu à notre congrès des vétérinaires inspecteurs et nous retrouvons avec nos amis, avec nos collègues du C.N.E.V.A., des relations de collaboration qui devraient redevenir aussi étroites que par le passé.

Pour ce qui a trait aux relations entre les différents services, sur le terrain comme au ministère, elles sont affaire d'hommes et de femmes. Ce qui est important, c'est que le préfet soit bien sensibilisé au fait que la sécurité des aliments est un problème de société, sur lequel la société civile souhaite avoir des garanties. Le problème naît toujours du fait que l'un des services travaille en " cavalier seul " ou a tendance à s'approprier des résultats obtenus collectivement. Pour le reste, surtout lorsque l'autorité du préfet est bien réelle, les choses " marchent " bien.

Au ministère, actuellement, je dirais que le problème ne se pose pas au plus haut niveau mais au niveau intermédiaire, au niveau des services administratifs... En fait, je crois que les choses ne peuvent aller maintenant qu'en s'améliorant...

S'agissant des problèmes de résidus, vous disiez que, jusqu'à présent, nous nous étions essentiellement occupés de bactériologie : ce n'est pas tout à fait exact, en ce sens que depuis très longtemps, au moins vingt ans, ont été mis en place des plans de contrôles ciblés et de surveillance de l'état général du territoire pour un certain nombre de résidus de médicaments vétérinaires, de métaux lourds, d'anabolisants. Tout cela a été mis en place également à partir d'un texte communautaire qui prévoit par Etat, et en fonction des tonnages, le nombre de contrôles qui doivent être effectués sur les différents types de résidus. Les résultats de ces contrôles sont communiqués tous les ans à la Communauté économique européenne.

Tout le problème consiste à savoir si ces contrôles sont assez nombreux ! Il est vrai qu'un pays comme la France produit beaucoup de denrées alimentaires... J'ai quitté récemment les services vétérinaires et je ne saurais vous dire si nous sommes en parfaite adéquation avec les exigences de l'Union européenne.

Pour les plans de surveillance, les contrôles sont effectués de façon aléatoire, par tirage au sort sur l'ensemble du territoire pour un produit donné, sur une espèce donnée, tandis que pour les plans de contrôle ciblés, la suspicion étant plus précise, ils portent davantage sur tel ou tel animal à tel âge, à tel niveau, mais ils sont également exécutés très régulièrement. Tous ces plans sont établis à partir d'un programme qui donne lieu à débat dans le cadre de l'Union européenne.

M. André ASCHIERI : Vous avez indiqué que vous auriez souhaité, qu'en plus d'une mission d'évaluation, l'A.F.S.S.A. assume une mission de contrôle.

Ne pensez-vous pas que les dysfonctionnements observés jusqu'à présent sont dus précisément à un mélange des rôles et qu'il est peut-être aujourd'hui nécessaire certes que l'A.F.S.S.A. soit totalement indépendante dans son évaluation mais aussi que la gestion relève du pouvoir politique et que les contrôles soient plus le fait des services de l'Etat sur le terrain que de l'A.F.S.S.A. elle-même ?

Je considère que l'évaluation, la gestion et les contrôles doivent être menés de façon séparée pour permettre d'avancer.

Mme Catherine BOUVIER : Tout à fait ! C'est l'explication qui nous a été donnée et qui, d'ailleurs, a été reprise au plan européen, puisqu'aujourd'hui l'Europe qui, dans un premier temps envisageait d'avoir une agence globale, prévoit bien maintenant de séparer contrôle et évaluation. Simplement, au départ, il nous semblait que l'agence aurait pu tout faire, en regroupant les services puisque nous avions même pensé qu'il fallait intégrer les laboratoires départementaux dans ce type de structures. Nous avions donc l'idée de créer un ensemble " sécurité des aliments ", mais nous avons très bien compris tout l'intérêt qu'il y a - et on le voit aujourd'hui - à disposer d'une évaluation indépendante.

M. le Président : Ce qui veut dire parfois que le débat politique est intéressant, pour éclairer certains problèmes que nous pouvons rencontrer les uns et les autres dans tel ou tel secteur...

Mme Catherine BOUVIER : Absolument !

M. le Président : Il me semble que vous n'avez pas pris en compte les questions de M. Gengenwin.

Mme Catherine BOUVIER : En matière d'encéphalopathie spongiforme bovine, il me semble que vous en savez autant que moi ! N'étant pas scientifique de l'A.F.S.S.A., je reçois les informations comme vous le faites vous-mêmes des médias.

Aujourd'hui, l'on ne sait pas, c'est finalement l'avenir qui le dira, si l'on s'est trompé dans la manière de gérer la crise. Ce qui nous a quand même un peu choqués, c'est l'exploitation médiatique qui en a été faite : on a affirmé que, pour des raisons de profit, on aurait dissimulé des choses alors qu'il s'agissait plus simplement d'une maladie difficile à cerner, dont il n'était pas évident qu'elle soit transmissible à l'homme. Aujourd'hui encore, les voies de transmission de la maladie ne sont pas encore parfaitement élucidées. On ne sait pas encore aujourd'hui, si seul le prion suffit à la déclencher, ni même s'il ne s'agit pas d'une maladie qui existait déjà sur l'ensemble du territoire et dont certaines pratiques en matière d'alimentation, notamment au niveau du traitement des farines, ont pu favoriser la multiplication.

Ce sont là autant de données que l'on a du mal à percevoir ; je suis incapable dès lors de vous dire si la population a été suffisamment informée.

En revanche, en ce qui concerne l'harmonisation européenne, je peux dire qu'elle s'est faite il y a longtemps dans le domaine vétérinaire ; la première directive sur les conditions d'hygiène dans les abattoirs remonte ainsi à 1964. Ensuite, tout un corpus de directives a été établi à partir des textes qui existaient dans les différents pays. La France d'ailleurs a souvent été citée en exemple pour sa réglementation, dans la mesure où beaucoup d'autres pays disposaient de réglementations, un peu comme le règlement sanitaire départemental, selon les Länder ou les provinces, mais pas, comme nous, d'un ensemble cohérent de textes réglementaires.

Pour vous dire à quel point l'harmonisation européenne est complète, il me suffit de vous préciser que la dernière directive, à ma connaissance, a été élégamment baptisée entre nous " la directive balai ", parce qu'elle achevait les spécifications en matière d'hygiène des produits d'origine animale.

M. Germain GENGENWIN : Vous dites que les services vétérinaires travaillent depuis longtemps ensemble, mais je crains que le résultat ne soit négatif : ce sont quand même les services vétérinaires qui devraient, dans la clarté, dire ce qu'il faut faire ! L'épisode de l'E.S.B. n'est-il pas le meilleur exemple d'un manque de coordination des services vétérinaires ou de santé concernés ?

A mon sens, c'est là le meilleur exemple de l'absence d'une réglementation claire au niveau de l'Europe.

Mme Catherine BOUVIER : En ce qui concerne la coordination, vous savez que les directives communautaires sont élaborées par la Commission puis discutées en Conseil avec des vétérinaires de l'ensemble des pays de la Communauté européenne : je parle des textes communautaires relatifs à l'hygiène, la santé animale et surtout la transformation des produits alimentaires.

Je ne comprends pas très bien votre question, car pendant longtemps, a prévalu, au contraire, en Europe, une parfaite coordination, puisqu'on n'a pas eu la possibilité d'interdire l'introduction, dans les pays de l'Union européenne, de produits qui ne semblaient pas présenter un danger pour l'homme. Pendant longtemps, tous les pays de l'Union se sont pliés à cette exigence européenne et ce n'est finalement qu'en 1995, que la France a déclaré qu'elle refusait de recevoir ces produits.

Il y a eu en réalité une importante concertation, jusqu'au jour où a été mise en évidence l'inquiétude des Britanniques et le fait que l'Europe était finalement plus généreuse avec les produits britanniques, que ne l'était la Grande-Bretagne elle-même.

M. Germain GENGENWIN : L'Allemagne n'a pas, non plus, accepté de viandes anglaises pendant longtemps, mais elle n'a pas connu le même scandale politique que nous. Les Allemands ont décidé, une fois pour toutes, de refuser ces produits !

Je précise une nouvelle fois ma question : comment les Britanniques ont-ils pu traiter de la façon que nous connaissons les farines de viande, alors même qu'ils connaissaient ou auraient dû connaître les risques exposés ?

M. le Président : Vous me permettrez d'ajouter une observation qui se rapporte à la question de notre collègue : je crois qu'il est un peu excessif de parler aujourd'hui de " scandale politique " ; je crois que tel aurait été le cas, si nous avions levé l'embargo mais il me semble que les choses sont actuellement en train de s'apaiser...

M. Germain GENGENWIN : Je reconnais que la formule n'est pas bonne !

M. le Président : Je crois que la position prise par le gouvernement français est juste et il semble, d'après les éléments d'information qui nous parviennent ces derniers temps sur les problèmes liés à l'E.S.B., que nous avons eu raison d'adopter cette position.

M. Germain GENGENWIN : La formule n'était pas heureuse, je vous en donne acte mais on peut parler de " pression ".

M. le Président : La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Je voulais vous interroger sur votre indépendance. Vous êtes présidente d'un syndicat : avez-vous eu à connaître de problèmes rencontrés par des vétérinaires dans l'exercice de leurs fonctions, ou de cas de vétérinaires, à qui l'administration aurait demandé pour le moins " d'adapter " leurs analyses ou leurs constats ?

M. le Président : Voilà une question directe, mais nous sommes là sans agressivité, mais aussi également sans complaisance, pour poser des questions et débusquer les problèmes s'il en existe.

Mme Catherine BOUVIER : Je n'ai pas eu connaissance de cas, où l'on aurait demandé à un fonctionnaire d'adapter son constat. J'ai eu connaissance de dossiers qui, une fois le constat dressé, échappaient à la personne. Je veux dire par là que nous avons eu, par exemple, des cas de vétérinaires qui avaient dressé des procès-verbaux et qui, l'affaire ayant été portée devant les tribunaux et estimant que la justice n'avait pas été suffisamment sévère, ont poursuivi leur action à l'encontre des personnes qu'ils avaient déjà verbalisées mais qui paraissaient suffisamment fortes pour que l'administration incite le vétérinaire inspecteur à quitter le département...

M. le Président : Je vous ai interrogée sur les recommandations de votre syndicat en matière de traçabilité, mais je vais laisser M. Angot vous poser une question.

M. André ANGOT : Il ne s'agit pas à proprement parler d'une question mais d'un complément d'information. Vous nous avez présenté les différents personnels travaillant dans les différents services en tant que vétérinaires-fonctionnaires faisant partie de l'administration française ; je crois qu'il est bon de rappeler, pour avoir une information complète, qu'il existe, en dehors des vétérinaires de l'administration, des milliers de vétérinaires titulaires d'un mandat sanitaire qui, d'une part exercent sous le contrôle des vétérinaires de l'administration, dans de nombreux abattoirs et industries agroalimentaires et qui, d'autre part sont, sur le terrain, un relais dans la lutte contre les différentes zoonoses, c'est-à-dire les maladies qui peuvent se transmettre de l'animal à l'homme, ainsi que contre toutes les maladies contagieuses des animaux.

Il est nécessaire de préciser ce point, faute de quoi les chiffres que vous nous avez indiqués pourraient faire croire que le territoire peut ne pas être suffisamment surveillé en raison du faible nombre de vétérinaires de l'administration.

Mme Catherine BOUVIER : Si je n'ai pas souligné ce point, c'est parce qu'il rentre précisément dans l'aspect " traçabilité ". Il faut également établir une nuance entre le vétérinaire sanitaire qui, effectivement, apporte un appui en matière de lutte contre les maladies animales et le vétérinaire qui est contractuel et qui effectue pour le compte de l'Etat un certain nombre de contrôles, soit à temps partiel, soit à temps plein. J'ai cité le nombre de ceux qui sont employés d'un mi-temps à un temps complet, mais je n'ai pas cité ceux qui font effectivement, pour le compte de l'Etat, quelques actions de contrôle, notamment dans des entreprises isolées et qui accomplissent effectivement un travail indispensable.

En ce qui concerne la profession vétérinaire et le travail des vétérinaires sanitaires, il faut rappeler qu'ils sont parvenus par leur action à pratiquement éliminer de grandes maladies, telles que la brucellose, la tuberculose et surtout la fièvre aphteuse. Pour ce faire, dans leur clientèle, ils n'hésitaient pas à signaler parfois des cas qui auraient pu être dissimulés. C'est grâce à un esprit qui vient de l'école, au fait qu'ils ont une culture centrée sur l'épidémiologie et la santé publique, qu'ils y sont parvenus. Je peux citer un exemple simple qui peut paraître un peu ridicule : supposez que l'un de vos animaux favoris contracte la tuberculose, le vétérinaire vous contraindra à l'euthanasier et refusera de le traiter, ce qui serait facile, simplement pour réserver à l'usage de l'homme les traitements et éviter de créer des résistances. Vous imaginez à quel point certains cas peuvent être difficiles et en prophylaxie des animaux, je dois dire que les vétérinaires ont accompli un travail tout à fait considérable !

Il arrive que les différents groupes de vétérinaires aient des oppositions entre eux, mais on constate que, d'une façon générale, c'est ce travail de terrain - c'est un travail, qui, vous savez, n'est pas facile - qui porte ses fruits. Je vais revenir à mon rôle syndical pour vous dire que le travail de vétérinaire est dur physiquement et matériellement et, lorsque je vois mon collègue du Cantal qui a été amené, l'autre jour, à abattre 150 animaux pour cause d'E.S.B., je peux vous assurer que c'est un travail remarquable, d'autant que les conditions climatiques étaient difficiles : c'est là un travail éprouvant, qui demande une grande organisation et une grande capacité de persuasion, notamment vis-à-vis des personnels qui sont, bien entendu réquisitionnés et des transporteurs.

M. le Président : Je vais donner la parole à Mme Peulvast-Bergeal, mais j'aimerais aussi que l'on revienne à vos propositions concernant la traçabilité.

Mme Annette PEULVAST-BERGEAL : Vous avez tout à l'heure donné des chiffres et parlé à différentes reprises de contrôles. Etant donné le niveau d'exigence de nos concitoyens dans le domaine qui nous préoccupe, j'aimerais avoir votre sentiment sur le nombre de contrôles que vous jugez nécessaire et savoir si vous pensez être assez nombreux pour les effectuer et pour organiser un véritable maillage de l'ensemble du territoire.

Par ailleurs, concernant les anabolisants auxquels vous avez fait allusion, une polémique s'est développée à l'occasion des fêtes de Noël entre de grands chefs français et certains éleveurs. J'aimerais connaître votre avis sur cette question.

Mme Catherine BOUVIER : Sommes-nous suffisamment nombreux pour réaliser un véritable maillage ? Oui, mais tout le problème est celui de la taille des mailles. Il est certain qu'aujourd'hui, on nous demande de plus en plus de choses, sans que l'accroissement du personnel et des moyens se fasse à la mesure de ce qui est demandé : il faut bien dire que, lorsque nous sommes frappés de plein fouet par des affaires telles que celles de la dioxine ou de la listeria, comme cela a été le cas l'année dernière, nous sommes moins disponibles pour d'autres actions.

On peut dire que, globalement, nos performances sont réelles mais que notre pays et nos concitoyens sont en droit d'exiger beaucoup.

La question est celle aussi de l'efficacité des contrôles ; les vétérinaires et les techniciens sont nombreux dans les abattoirs, où leur présence est obligatoire, mais il est souhaitable aussi que les contrôles soient effectués plus en amont.

Une réflexion est engagée sur ce point ; la sécurité à l'abattoir serait accrue, du fait que des contrôles auraient été opérés en amont de façon plus systématique. Les animaux qui arrivent aujourd'hui à l'abattage sont en général en bon état physique ; ce n'est plus comme autrefois, quand on abattait les animaux, parce qu'ils étaient en mauvaise santé. Le contrôle des registres d'élevage devrait, d'ailleurs, permettre de garantir, avec le même nombre de personnes, une plus grande sécurité au stade de l'abattoir. On souffre d'un manque de personnel particulièrement aigu, aujourd'hui où il faut mettre en place une identification pérenne généralisée et suivre l'alimentation du bétail ; mais, la profession sait conduire aussi une réflexion visant à une meilleure efficacité.

En matière de traçabilité, je vous donnerai un exemple. Il y a quinze ans, quand j'essayais d'expliquer à des transformateurs tout l'intérêt qu'ils auraient à savoir où allait leur marchandise, en l'occurrence des conserves, ils me répondaient : " Comment voulez-vous que je sache où vont toutes mes boîtes ? "

Aujourd'hui, ce conseil que je donne à un industriel ne lui paraît plus ridicule, car il sait que c'est une nécessité. Cette connaissance passe d'abord par la mise en place, le plus tôt possible d'une identification de l'animal et ensuite, par la réalisation à tous les niveaux, de contrôles documentaires, de numéros d'agréments et de possibilités de vérification. Je pense, qu'il existe un certain nombre de dispositifs informatiques qui, aujourd'hui, devraient faciliter les choses et les rendre plus accessibles.

Aujourd'hui, un certain nombre de cahiers des charges sur la traçabilité sont rédigés par les professionnels. Nous avons quant à nous tenté de développer une telle démarche pour l'aspect hygiénique avec des contrôles documentaires essentiellement.

Mme Annette PEULVAST-BERGEAL : Je voudrais rappeler que j'avais également posé une question concernant les anabolisants sur lesquels je souhaitais avoir l'avis de Mme Bouvier.

M. le Président : Pendant que nous parlons des anabolisants, je voudrais rappeler qu'il nous est quand même arrivé d'entendre dire qu'il y a parfois des dysfonctionnements, voire un peu de fraude, au niveau de l'utilisation d'hormones, y compris en France et j'aimerais avoir votre point de vue sur ce point.

Mme Catherine BOUVIER : Certainement ! Les anabolisants sont apparus comme un produit magique pendant un certain temps. Il y a donc, sans aucun doute, eu, en matière d'anabolisants, un nombre de fraudes non négligeable. Ces fraudes ont beaucoup diminué du fait des contrôles exercés, mais également parce que, depuis quelques années, la réflexion a considérablement évolué et que le producteur s'est, d'une certaine façon, réapproprié son produit, alors que, pendant des années, il avait été le prestataire de services d'un certain nombre de groupes. Aujourd'hui, on voit bien que les éleveurs se refusent à fournir des " saletés " aux consommateurs.

J'ai quitté les services vétérinaires depuis quelque temps, mais serais étonnée que l'on ne dépiste pas régulièrement des hormones chez les animaux. Je pense néanmoins, que, réellement, l'attitude des éleveurs est actuellement nettement plus volontariste par rapport à la qualité.

M. le Rapporteur : Il est un aspect que nous avons déjà évoqué dans le débat, ce matin, à savoir celui des relations avec les membres des autres services et notamment, les agents de la D.G.C.C.R.F.

Comment se fait-il que, dans un dossier tel que celui des boues des stations d'épuration incorporées dans les farines animales, dossier qui a été révélé par les agents de la D.G.C.C.R.F., il y ait eu absence de prises de position et de constats des services vétérinaires ?

Mme Catherine BOUVIER : Je ne sais pas bien dans quel département l'affaire a éclaté, mais je reconnais qu'il y a eu une lacune manifeste des services vétérinaires.

J'ignore s'il existait un texte qui interdisait de telles pratiques, mais elles auraient de toute façon dû frapper la personne qui a effectué le contrôle. Cette dernière ne les a pas vues : cela arrive !

Je ne pense pas que l'on puisse dire qu'elle ait fermé les yeux, parce qu'il n'y a pas de raison à cela, mais il est certain qu'il nous arrive à tous de passer à côté d'un certain nombre de réalités, de faire une inspection rapidement ou même de nous intéresser essentiellement au point particulier que nous sommes venus contrôler et d'oublier d'effectuer d'autres vérifications. Jusqu'à maintenant, nous n'étions d'ailleurs pas chargés d'exercer le contrôle de l'aliment du bétail, mais de vérifier les conditions d'introduction de médicaments dans les aliments. Tout ce qui relevait de la composition n'était pas réellement de notre ressort. Dès lors que cela le devenait - puisque c'est le cas aujourd'hui - il se peut qu'un certain nombre de choses aient échappé à un agent.

M. le Président : Existe-t-il, madame, des relations entre les vétérinaires et le corps médical dans les départements ?

Mme Catherine BOUVIER : Je répondrai, M. le président, qu'il en existe. Un département est trop petit, pour que ne se nouent pas des relations entre les différents corps de métiers.

En ce qui concerne les contacts administratifs, ils se développent notamment au moment de toute toxi-infection alimentaire collective, puisque l'enquête est conduite conjointement. On pourrait citer un certain nombre d'exemples de contacts noués même de façon informelle : j'ai le souvenir d'un médecin qui était venu voir le directeur du laboratoire, en disant qu'il avait constaté un développement extraordinaire dans la population d'une salmonelle particulière, pour savoir si elle était retrouvée dans les produits alimentaires. C'est grâce à cette action conjuguée que nous avons pu cerner un problème qui devenait très grave et que nous n'avions pas perçu. Il existe donc des relations avec les laboratoires des salmonelloses, avec les laboratoires de l'eau et avec les médecins.

Il est vrai que les relations n'ont pas été bonnes à un moment donné. Pourquoi ? Parce qu'il existe une difficulté tenant au fait que les vétérinaires inspecteurs ont prêté serment et qu'il leur est interdit de révéler ce qu'ils ont pu constater au cours de leurs missions. Cette obligation ne s'applique pas dans les relations avec nos supérieurs. On a souvent déclaré que les services vétérinaires avaient refusé d'informer la presse mais nous avons prêté serment...

Il serait intéressant d'indiquer comment on peut concilier les choses...

M. le Président : Sur quoi porte le serment ?

Mme Catherine BOUVIER : Le serment m'engage à ne rien révéler de ce que j'aurais pu voir ou constater dans l'exercice de mes inspections.

M. le Président : Et à qui rendez-vous compte ?

Mme Catherine BOUVIER : A mon supérieur !

Le vétérinaire inspecteur de base rend compte au directeur des services vétérinaires qui en réfère au préfet. Il y a un moment où nous nous sentons mal, du fait de cette prestation de serment et la réticence que l'on rencontre parfois chez les vétérinaires tient surtout à leur manière de gérer cette obligation de confidentialité.

Bien entendu, on comprend que le fait de dire que Salmonella entheritidis (?) est un problème et qu'actuellement elle pose des problèmes dans les élevages de volailles ne revient pas à divulguer sa mission, mais préciser à l'extérieur les constatations faites dans une entreprise donnée est impossible !

M. le Rapporteur : Seul le préfet le sait ?

Mme Catherine BOUVIER : Et le directeur des services vétérinaires. Aux autres services nous pouvons dire à la rigueur que nous avons constaté de graves dysfonctionnements, mais il y a un moment difficile.

M. le Rapporteur : J'aurai une question qui rejoint celle que j'ai posée précédemment et qui est relative aux conséquences que peut avoir un constat sur le terrain. Vous nous dites que, par rapport au serment que vous avez prononcé, vous informez votre supérieur qui informe lui-même le préfet mais donc - et c'est un peu le sens de ma question précédente - à ce moment-là " l'affaire " pourrait être étouffée ? Un constat d'une certaine importance par rapport à la sécurité sanitaire et alimentaire, pour des raisons que le préfet appréciera et qui sont certainement respectables, peut-il être " stoppé " à ce niveau ?

Mme Catherine BOUVIER : Oui et quel que soit le ministère dans lequel on se trouve. C'est vrai qu'il est toujours possible à un supérieur hiérarchique d'étouffer une information !

M. le Rapporteur : Dans cette commission, nous avons évoqué la possibilité pour certains salariés dans les entreprises d'informer les responsables que vous êtes de certaines pratiques ou dysfonctionnements, c'est-à-dire de leur donner la possibilité sans être poursuivis ou inquiétés par ailleurs, de mettre le doigt sur certaines pratiques ou méthodes qui pourraient être dangereuses pour la filière alimentaire. On tente donc de donner des moyens d'information les plus sérieux et, à votre niveau, un système fonctionne pour verrouiller, cadenasser, qui fait qu'en bout de course vos constatations seront " filtrées " par l'autorité supérieure qui est le préfet...

Mme Catherine BOUVIER : Bien entendu, il y a une certaine façon d'agir qui permet d'éviter cela : rédiger et transmettre un rapport, en insistant bien sur les risques n'est aujourd'hui jamais sans effet. On peut aussi informer son contrôleur général et avoir son appui : on a la chance d'avoir, d'un côté le préfet et, de l'autre, le contrôleur général, ce qui permet de passer par plusieurs voies, mais il n'en demeure pas moins vrai que l'on ne peut pas diffuser l'information à l'extérieur.

M. le Président : Merci, madame, de votre contribution à ce débat qui était je crois fort intéressant pour tous.

2. La Direction générale de la concurrence,
de la consommation et de la répression des fraudes

Audition de M. Jérôme GALLOT, directeur général de la concurrence,
de la consommation et de la répression des fraudes,
au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 3 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Jérôme Gallot est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jérôme Gallot prête serment.

M. le Président : Monsieur, je vous salue au nom de la commission.

M. Jérôme GALLOT : Je rappellerai d'abord que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes - c'est-à-dire la D.G..C.C.R.F. - est une direction du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie qui a été créée en 1985 par la fusion de deux structures :

- la direction générale de la concurrence et de la consommation, qui était rattachée au ministère de l'Economie,

- et la direction de la consommation et de la répression des fraudes, elle-même créée en 1983 et héritière du service de la répression des fraudes, service très ancien du ministère de l'Agriculture.

En effet, la grande loi fondatrice de la sécurité alimentaire en France date de 1905.

Le service de la répression des fraudes a été créé quelques années plus tard. Il existe certaines divergences quant à la date exacte de sa création, qui se situe entre 1908 ou 1909 et 1917 ou 1918, preuve que ce service a connu plusieurs moutures successives.

Il est important de faire ce rappel car il explique, deux cultures différentes : une culture " concurrence " et une culture " fraude ".

La mission de la direction dépasse, bien sûr, de très loin la seule sécurité alimentaire même si cette sécurité fait évidemment partie des objectifs principaux que les ministres m'ont fixés, mais nous avons, en matière de sécurité, une obligation générale sur l'ensemble des produits - services et produits industriels.

Par ailleurs, certaines de nos attributions dépassent de beaucoup la seule sécurité : l'instauration de la concurrence là où il n'y en a pas, le maintien de la concurrence là où elle existe, le contrôle français des concentrations, le contrôle des marchés publics, la participation aux commissions d'ouverture de plis, le respect du droit de la consommation dans son ensemble. Telles sont les missions assurées par la direction générale.

Au total, celle-ci comporte un peu plus de 4 050 agents, dont 460 à l'administration centrale, 340 dans les huit laboratoires qui procèdent à des analyses et sont répartis sur le territoire, et 3 300 environ affectés dans les directions départementales ou régionales.

Il est difficile de dire précisément combien d'agents s'occupent de sécurité alimentaire sur l'ensemble de cet effectif mais je dirai que 30 à 40 % des effectifs traitent de cette sécurité pour un budget qui, pour le total de la direction, est de 1,150 milliard de francs.

Je vous ai, M. le Président, transmis un certain nombre de documents dont l'un est important à mon avis. Il s'agit d'une note de service sur la gestion des crises de septembre 1998, en conséquence établie avant la multiplicité des crises et alertes que nous avons connues en 1999 et diffusée dans l'ensemble de mes directions et dans le reste du ministère, voire chez un certain nombre de professionnels. Il expose très précisément les responsabilités et les pouvoirs juridiques qui sont les nôtres.

Sans paraphraser ce document, je voudrais rappeler notre rôle en matière alimentaire.

La loi du 1er août 1905, qui fonde les compétences de la direction, a été reprise dans le code de la consommation et permet de réprimer toutes les formes de tromperie, notamment sur la nature, l'espèce, l'origine, les qualités substantielles, la composition des marchandises. Elle permet également en cas de risques inhérents à l'utilisation d'un produit.

Nous nous situons, dans le domaine du code de la consommation, sur le terrain pénal. L'activité du service consiste à faire des enquêtes qui peuvent déboucher sur des procès-verbaux qui font eux-mêmes l'objet d'une transmission au parquet lequel est maître de l'opportunité des poursuites.

Le délit de tromperie est passible d'amendes pouvant aller jusqu'à 250 000 francs et deux ans d'emprisonnement. Ces peines sont doublées si le délit a eu pour conséquence de rendre l'utilisation du produit dangereuse pour la santé de l'homme ou de l'animal.

L'article 214-1 du code de la consommation permet de réglementer, par décret en conseil d'Etat, la fabrication, l'importation, la vente, la définition et les caractéristiques des produits. Une centaine de décrets ont été publiés sur ce fondement juridique : c'est véritablement le c_ur du dispositif français de réglementation des aliments et, au-delà, de la protection sanitaire.

Nous mettons en _uvre un autre texte qui date de 1983 codifié aux articles
L221-1 à L-221-9 du code de la consommation qui permettent au ministre de suspendre, pour une durée maximale d'un an reconductible, la commercialisation des produits qui présentent un danger grave et immédiat : ces articles ont été utilisés récemment dans le secteur alimentaire pour interdire les matériaux à risques au regard de l'E.S.B.

Globalement, nos pouvoirs juridiques sont la consignation des produits. Nous l'avons fait récemment pour des pulpes d'agrumes originaires du Brésil contenant de la dioxine. Nous pouvons procéder à des saisies comme nous l'avons fait récemment pour des lits pour enfants qui étaient dangereux et qui n'avaient pas été retirés spontanément de la vente par le fabricant. Nous pouvons procéder également à des mises en garde et prononcer des injonctions soit par arrêtés ministériels, soit par arrêtés préfectoraux.

Sur la mise en _uvre de nos responsabilités, il est fondamental de rappeler que notre champ de compétences concerne à la fois la qualité et la sécurité. Pour votre commission, ce distinguo me paraît très important. En effet, il semble que les médias font, de temps à autre, des amalgames entre les deux. On aboutit alors à des alertes sans aucun fondement. Tout le monde sait que l'on peut frauder en ajoutant de l'eau au lait - ce que l'on appelle le mouillage -, en ajoutant du sucre dans le vin. On peut chercher à vendre du fromage comme étant pur chèvre alors que c'est un mélange de lait de chèvre et de lait de vache. Il est fondamental de voir qu'une partie substantielle des contrôles de la D.G.C.C.R.F. concerne cet aspect de fraude, de tromperie, qui n'a pas forcément d'incidence sur la sécurité mais qui est constitutif de concurrence déloyale. Certes la qualité du produit, dans ces cas de figure, est en cause, mais non pas la santé ou la sécurité du consommateur.

Je reviens quelques secondes sur les enquêtes que nous menons, qui sont de trois grands types :

M. D'abord les enquêtes ponctuelles. Elles sont menées soit à l'initiative du service dans le cadre de ses interventions quotidiennes, soit sur plainte d'un consommateur ou d'un concurrent, soit lorsque nous sommes déjà allés dans une entreprise et que les interventions antérieures n'ont pas donné des résultats satisfaisants.

2) Ensuite les enquêtes permanentes : elles sont programmées sur le long terme et sont reconduites d'année en année. On les appelle aussi " plans de surveillance ". Nous en avons, par exemple, dans le domaine de la teneur en nitrate des salades ou de la listériose. C'est un programme précis et diffusé à l'ensemble des directions départementales. Un certain nombre de résultats de ces enquêtes sont transmis à la commission de l'Union européenne qui émet des suggestions de programmes de travail conjoints aux différents Etats membres.

Depuis peu, le résultat de ces enquêtes est également transmis à l'A.F.S.S.A. Avant même que nous ayons mis en place le protocole d'accord entre les ministères des Finances, de la Santé, de l'Agriculture et l'A.F.S.S.A. - ce qui a été fait courant septembre - je lui ai transmis dès le 1er juillet la totalité des résultats de nos enquêtes.

3) Enfin, les enquêtes dites trimestrielles. Elles sont soit menées sur suggestion des directions départementales et font alors l'objet d'une certaine extension au-delà du département d'origine, soit parce qu'elles sont liées à un problème d'actualité, soit parce qu'elles font l'objet d'une particulière attention de l'administration centrale.

Telle est notre typologie : des enquêtes purement locales qui font le quotidien des services, des programmes de surveillance lourds sur une base pluriannuelle ou annuelle, des enquêtes trimestrielles permettant de " coller " à la réalité des problèmes qui surviennent au milieu d'une année.

Ces enquêtes ont plusieurs mérites. Elles permettent de détecter des fraudes, de donner une image exacte de la sécurité alimentaire dont bénéficie notre pays dans le domaine alimentaire et de mesurer les progrès réalisés, à cet effet, dans les entreprises. Elles permettent enfin de réfléchir aux adaptations législatives ou réglementaires nécessaires. De ce point de vue, nous n'avons pas attendu d'être contraint par Bruxelles pour prendre telle ou telle disposition législative. Notre pays, me semble-t-il, a une tradition d'antériorité et d'anticipation en matière de réglementation alimentaire et nous avons souvent des dispositions plus contraignantes que celles d'autres d'Etats membres.

Je vous en donne quelques exemples. L'ensemble de la législation européenne sur les appellations d'origine et sur les indications géographiques est inspiré de l'exemple français. Les produits issus de l'agriculture biologique sont plus strictement réglementés en France qu'ils ne le sont dans d'autres Etats membres. Je pourrais également mentionner la problématique des compléments alimentaires, sur lesquels nous avons une réglementation qui existe depuis le 14 octobre 1997. Nous n'avons pas à rougir de notre réglementation sur ces sujets.

Il existait néanmoins une faiblesse dans le dispositif français qui résultait du caractère inadéquat de nos méthodes d'évaluation des risques et de nos capacités d'expertise, ainsi que l'affaire de la vache folle l'avait bien démontré. Il existait des comités scientifiques compétents, multiples et indépendants. Cela allait de la C.E.D.A.P. sur l'évaluation d'un certain nombre d'alimentations particulières - la diététique par exemple -à la C.I.A.A. - c'est à dire à la Commission interministérielle pour l'alimentation animale -, le Conseil supérieur d'hygiène publique, etc.

Ce dispositif constitué de comités travaillant de façon " éclatée " comportait quatre lacunes :

1 ) Son manque de visibilité et de lisibilité : qui connaissait ces commissions en dehors des experts qui les composaient et des demandeurs ?

2 ) Une suspicion, probablement non fondée, relative à l'indépendance de ces commissions, simplement parce que les ministères - soit ma direction, soit la direction générale de l'alimentation, soit le ministère de la Santé -  en assuraient le secrétariat.

3 ) Aucune transparence. Les avis n'étaient pas diffusables de plein droit. Les entreprises concernées par certaines décisions comprenaient mal les raisons de certains refus de communication et les fondements de tel ou tel avis.

4 ) Une lenteur importante dans le traitement de ces expertises.

La loi du 1er juillet 1998 a remédié à ces insatisfactions et à ces insuffisances. La création de l'A.F.S.S.A. est une bonne réponse à ces quatre lacunes.

Par ailleurs, persistaient certaines faiblesses tenant à l'insuffisante coordination des contrôles. Je pourrais vous donner des exemples montrant combien, dans le passé, il y a eu une coordination insuffisante. Le Premier ministre a très clairement opté pour le maintien, dans le cadre de ministères différents, des services de contrôle existants, dont ceux de la D.G.C.C.R.F. Mais il est dès lors absolument indispensable de travailler de manière complémentaire.

Depuis 1989/1990, un certain nombre d'instructions avaient déjà été données, au sein des ministères. Je peux vous affirmer que nous travaillons avec Mme Guillou, directrice générale de l'alimentation, de manière très coordonnée. Le Premier ministre nous a demandé de signer un protocole d'accord entre la D.G.A.L., la D.G.S. et la D.G.C.C.R.F., ce que nous avons fait au mois de septembre. Cela aurait dû se faire d'ailleurs dès le mois de mai, avant même les crises récentes, mais suite au départ du directeur général de la santé, qui a ralenti le processus, nous avons souhaité attendre son successeur.

Nous avons, depuis deux ans ou deux ans et demi, beaucoup travaillé entre les administrations concernées. Au plan local, des pôles de compétences se mettent en place. Au plan national, les trois directeurs généraux se rencontrent périodiquement et il ne se passe pas de semaines sans que nous nous parlions longuement au téléphone sur le dispositif de gestion de crise, ou sur telle crise ou tel aspect réglementaire. Il y a, me semble-t-il, de par la volonté des intéressés et de par une forme de contractualisation clairement mise en place, une volonté des responsables de faire prévaloir l'intérêt général sur les intérêts particuliers des différents départements ministériels.

Je vous ai transmis les protocoles d'accord susmentionnés, signés entre les administrations, ma direction et l'Agence des produits de santé, et les trois directions et l'A.F.S.S.A. Je crois pouvoir dire qu'il y a une volonté majoritaire de coopérer. Certes on retrouve toujours des petites minorités qui cultivent l'esprit de chapelle mais je crois sincèrement que ce courant de pensée est minoritaire et en décroissance par rapport à la volonté de coopération entre les départements ministériels.

J'ai également évoqué le dispositif interne à ma direction générale sur la gestion de crise. Je ne dis pas que tout est parfait. La note de service de septembre 1998 a été utilisée à l'occasion de l'affaire de la dioxine. Nous aurions peut-être pu faire mieux mais il y a eu une grande réactivité des services de contrôle sur le terrain à partir de la fin du mois de mai 1999. Il en a été de même dans l'affaire " Coca Cola ". Quant à la révélation du problème des boues de stations d'épuration, il ne faut pas oublier qu'elle a son origine dans un ou des contrôles opérés par ma direction nationale d'enquêtes.

Nous jouons donc aujourd'hui le rôle que nous devons jouer en matière de sécurité alimentaire. Pour améliorer encore le dispositif, j'entrevois des améliorations interministérielles, ministérielles ainsi qu'au niveau de ma direction.

Au niveau interministériel, il reste un problème qui n'est pas encore convenablement traité : celui relatif aux questions d'environnement et leur articulation avec la sécurité sanitaire. On voit dans le cas des rejets dans l'atmosphère, des résidus dans les fleuves ou les rivières - je citerai par exemple l'affaire des mines de Salsigne - ou pour ce qui concerne la potabilité des eaux. Il existe des problèmes de frontières. Par exemple, la commission du génie du biomoléculaire, qui examine les dossiers relatifs aux O.G.M., n'a pas été intégrée à l'A.F.S.S.A., alors que l'A.F.S.S.A. avait vocation à regrouper l'ensemble des dispositifs d'expertise existants, car il y a des questions qui sont à la fois sanitaires et environnementales. Une partie du champ n'est pas encore tout à fait couverte.

Le Premier ministre a annoncé la création d'une future agence, suite au rapport de M. le député Aschiéri et de Mme la députée Grzegrzulka. C'est une bonne chose mais il faudra alors impérativement traiter le problème des frontières entre les différentes agences. Faudrait-il une agence unique ? Cette question peut être posée, mais il est difficile d'y répondre, car l'on voit bien que, dans le domaine des produits de santé, l'A.F.S.S.A. a aujourd'hui non seulement des responsabilités qui vont au-delà de la seule évaluation des risques mais aussi de gestion des risques. Cette dichotomie évaluation/gestion du risque est mise en _uvre inégalement entre l'A.F.S.S.A. et l'Agence des produits de Santé. Si on globalise toutes les agences, existantes ou futures, comment régler la problématique " gestion et évaluation du risque " ? C'est, à mon avis, une question centrale.

La deuxième possibilité d'amélioration, au plan interministériel, concerne nos relations avec Bruxelles. Nous sommes tous convaincus que la dimension européenne est un aspect fondamental de la sécurité sanitaire des aliments. Pourtant nous recevons des dizaines de messages d'alerte provenant de Bruxelles qui ne sont ni triés, ni hiérarchisés, voire des alertes qualifiées de " non-alertes ". Il existe un très gros travail d'évaluation, de recensement, de hiérarchisation des alertes que nous recevons. Il serait de bon ton de travailler sur un système de filtres et d'analyses préalables, car il ne faut pas non plus alimenter les grandes peurs de l'an 2000 par des informations parfois excessives et qui ne font pas l'objet d'évaluations préalables.

Tout un travail est à mener entre l'administration communautaire et l'ensemble des administrations nationales, quant à la hiérarchisation et à la définition des alertes. Nous avons un bureau à l'administration centrale qui est l'interlocuteur du réseau d'alerte communautaire. En France, par rapport à Bruxelles, nous avons en fait deux points d'entrée pour ce qui concerne la sécurité alimentaire : la D.G.A.L. et l'un des bureaux de mon administration centrale, le bureau de la sécurité créé lors de la réforme conduite par mes soins en février 1998. Ce bureau constitue le point d'entrée du réseau d'alerte communautaire dans la D.G.C.C.R.F., voire au sein de l'ensemble du ministère des Finances.

Telles sont les quelques pistes que je peux dégager au plan international et interministériel. Au plan du ministère des Finances, nous travaillons actuellement avec mon collègue, le directeur général des douanes, sur l'extension du protocole d'accord que nous avons signé ensemble sur l'E.S.B.. Nous travaillons à un système d'informations réciproques, qui aurait un caractère automatique entre les deux directions. Nous réfléchissons au fait que la direction générale des douanes pourrait réutiliser les pouvoirs qu'elle tient du code de la consommation. En effet, le ministère des Finances, en 1993 ou 1994, a eu à connaître des effets du rapport Lefranc qui visait à créer une séparation nette des deux directions, l'une face à l'autre : la D.G.C.C.R.F. et les douanes. Une sorte de ligne de partage a ainsi été tracée entre les deux directions, la direction des douanes ne devant plus s'occuper de la mise en _uvre du code de la consommation. Nous pensons que l'efficacité collective fait que les douanes peuvent utiliser à nouveau le code de la consommation comme le font mes services. On passerait ainsi d'un système à deux donjons qui se font face à un système d'administrations qui coopèrent au sein du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie. Cela me paraît être le minimum qu'au sein d'un même ministère, nous travaillions plus et mieux ensemble.

C'est ce que nous avons fait lors de l'affaire de la dioxine. Un comité de pilotage a été mis en place au sein du ministère des Finances, à la demande du ministre, comité que je présidais et qui comprenait des représentants des douanes, de ma direction, de la direction de l'information et de la communication et, le cas échéant, de la D.R.E.E. pour les aspects internationaux. Il y a là aussi volonté, au sein du ministère, de travailler de manière beaucoup plus horizontale et homogène.

Enfin, dans ma propre direction, quelles sont les pistes sur lesquelles nous travaillons ? C'est, tout d'abord la rapidité accrue de transmission des instructions de l'administration centrale vers les services déconcentrés. Nous sommes perfectibles. Dans l'affaire de la dioxine, nous avons traité par téléphone, et pratiquement en temps réel, avec les zones qui présentaient les plus hauts risques, c'est à dire le département d'Eure-et-Loir avec l'entreprise Alimex, et les zones frontalières Nord-Pas-de-Calais. Quant aux autres départements, cela a pris quelques jours avant qu'ils ne disposent de la totalité des instructions. Nous pouvons donc améliorer la réactivité interne de mon administration.

Nous pouvons également limiter les délais de transmission et d'acheminement des analyses entre les directions départementales et les laboratoires. Trop souvent, la direction départementale fait son métier c'est à dire qu'elle prélève puis transmet son prélèvement via la Sernam ou Chronopost, sans se préoccuper de la suite. Le laboratoire attend et ne voit rien venir. Nous allons donc travailler à ce maillon faible de la chaîne qui se situe entre la fin du travail de la direction départementale et le début du travail du laboratoire. Les analyses prennent trop de temps et nous devons améliorer cela.

Nous travaillons à l'amélioration des méthodes de détection et d'analyse de nos laboratoires. Par exemple, à Strasbourg, nous travaillons sur les méthodes de détection des O.G.M. et, à Bordeaux, sur le moyen de faire cesser le monopole qui prévaut pour les analyses de la dioxine. Aujourd'hui, un laboratoire privé à Lyon, le CARSO, a le monopole des analyses de dioxine et c'est ainsi que, lors de la crise, il a fallu parfois attendre quinze jours ou trois semaines, voire un mois, pour obtenir les résultats des analyses des prélèvements. Nous étudions donc comment accroître le nombre des laboratoires agréés, y compris à l'étranger. Mais faire expertiser des prélèvements dans un laboratoire agréé à l'étranger nécessite une évolution de la définition de l'agrément. Les laboratoires publics doivent, en particulier sur des sujets sanitaires d'actualité, se doter de leurs propres méthodes d'analyse et de travail.

Nous travaillons enfin, pour ce qui concerne l'administration centrale, à ce que j'appelle un pôle tripartite compétent pour l'ensemble des crises, pôle qui figurait déjà dans ma note de service de septembre 1998 mais qu'il faut mettre en place.

Il existe, en effet, trois pôles. Le premier, c'est le bureau de la sécurité qui est notre interlocuteur avec Bruxelles. Le second fait la relation avec les services déconcentrés. Le troisième, celui qui joue le rôle d'expert au fond, c'est le bureau qui a la compétence sectorielle. Ce peut être le bureau de l'alimentation animale, le bureau de la sécurité des jouets ou de tout autre bureau.

Je n'ai pas évoqué des problèmes d'actualité tels que l'E.S.B. ou les O.G.M., mais je répondrai à vos questions sur ces thèmes, si vous en avez.

Je voudrais, avant d'achever, vous dire ma conviction qui est double. Tout d'abord, nous ne sommes plus à l'époque où il faut opposer l'intérêt des entreprises à celui des consommateurs. Il y a évidemment toujours des fraudeurs, des gens qui essaient de se situer en marge de la réglementation, mais fondamentalement aujourd'hui, la grande majorité des entreprises en France ont compris qu'il leur fallait prendre en compte l'intérêt des consommateurs pour la traçabilité, que l'information était pour elles un argument de marketing, un argument de différenciation positive.

Je ne partage pas la philosophie qui consiste à opposer le consommateur à l'entreprise. En France, il y a une gestion d'ensemble des partenaires économiques, y compris des associations de consommateurs, autour de la problématique de la sécurité alimentaire, de la transparence et de l'information. Il me semble que tous les bons professionnels l'ont compris. Nous essayons de travailler en ce sens et de faire en sorte que les entreprises intériorisent les risques, se dotent d'outils de gestion de crise et passent d'une gestion de méfiance ou de confrontation avec l'administration à une gestion partenariale, partagée et anticipée. Lorsque qu'il y a crise, si l'entreprise a de bonnes relations avec l'administration, qu'elle sait anticiper, cela se passe toujours mieux que si l'entreprise a une attitude de défiance et d'opposition.

Ma seconde conviction, c'est que je crois, en mon âme et conscience, que la sécurité alimentaire des Français est bien assurée. L'arbre ne doit pas cacher la forêt. La médiatisation récente de nombreuses affaires de sécurité et de qualité alimentaires ne signifie pas que les contrôles ont été défaillants. Au contraire, nos contrôles ont permis de constater des risques sanitaires - la listeria - dans un certain nombre de secteurs, des dysfonctionnements sur le Coca Cola et le problème des boues des stations d'épuration. Ils ont également constaté des infractions consistant à utiliser du sang séché dans le traitement de certains vins, quoique ce dernier sujet ne concerne ni la santé, ni la sécurité des aliments mais reste quand même le fruit d'une action quotidienne des services de contrôle.

J'aimerais pouvoir vous convaincre que nous faisons notre travail et que les rapports successifs de Bruxelles, parfois très critiques sur la façon dont sont exercés les contrôles, sont de mon point de vue quelque peu étonnants, notamment le rapport sur les boues des stations d'épuration. Il est étrange de lire, dans ce rapport, que l'administration n'a pas fait son travail. Peut-être les services vétérinaires auraient-ils pu mettre le doigt sur tel ou tel dysfonctionnement, quelques années en amont, mais c'est bien l'administration française, dans son ensemble, qui a révélé le problème.

Il est étrange également de lire, dans ces rapports, qu'aucun échange ne se fait entre nous. Au contraire, j'ai même produit, en réponse aux rapports communautaires, une lettre concernant les boues de stations d'épuration que j'ai écrite à mon homologue, Mme Guillou, au mois de décembre 1998, ce bien avant que tout ceci ne se retrouve dans Le Canard enchaîné.

Nos concitoyens pensent à 80 % que la qualité sanitaire de l'alimentation est meilleure que par le passé. Ils ont raison, me semble-t-il, de penser que cette alimentation est bien contrôlée en France.

M. le Président : Monsieur le directeur général, je vous remercie. Nous passons aux questions. La parole est à M. Daniel Chevallier, rapporteur.

M. le Rapporteur : Je vous poserai trois questions, M. le directeur.

Votre administration pourrait-elle nous fournir une étude comparative portant sur les contrôles effectués par les Quinze sur leur territoire ce qui nous permettrait de comparer la stratégie ou les normes françaises à celles des autres pays ?

Lorsque les contrôles sont effectués par la direction générale de l'alimentation, ils le sont sous la responsabilité d'un vétérinaire. Pour votre administration, quelle est la compétence technique des contrôleurs qui agissent sur le terrain ?

Ma troisième question me permet d'aborder un dossier d'actualité, celui de l'E.S.B. Des tests sont mis en place pour détecter la présence de prions. Quel est le délai d'appropriation par vos services de ces nouvelles technologies qui permettent d'améliorer la prévention ?

Dernier point, enfin, vous avez évoqué les rapports de votre administration avec les grandes entreprises qui ont intérêt à disposer d'une image de qualité, ce que l'on comprend parfaitement. Mais qu'en est-il des fabrications plus artisanales ? La loi d'orientation agricole vise à développer des labels. On voit sur les marchés se multiplier des productions plus locales. Comment les contrôlez-vous ?

M. Jérôme GALLOT : Sur le premier point, je ne suis pas sûr que l'on dispose d'une telle étude, mais je ferai de mon mieux pour collationner des données et voir également, du côté de la DG24 à Bruxelles, si nous pouvons obtenir des informations comparatives.

De certaines études que nous avons précédemment conduites, il résulte une très grande hétérogénéité des dispositifs de contrôle des différents Etats membres. Par exemple, je ne crois pas qu'il existe l'équivalent de notre D.G.C.C.R.F., avec des missions aussi horizontales et aussi vastes. Certains Etats contrôlent les fraudes de façon très décentralisée : ainsi de l'Allemagne où les contrôles sont de la compétence des Landers. Pour d'autres Etats, c'est le ministère de la Justice qui exerce la responsabilité la plus importante ; pour d'autres encore, c'est le ministère de l'Agriculture et lui seul mais nous rencontrons des difficultés pour obtenir une étude comparative précise, mais je ferai de mon mieux pour répondre à votre demande.

S'agissant des compétences techniques, les inspecteurs et les contrôleurs - qui appartiennent respectivement aux catégories A et B et forment l'essentiel des 2 500 enquêteurs qui sont sur le terrain, ont un profil soit scientifique, soit juridico-économique. Nous avons, en effet, deux modalités de recrutement : scientifique et juridico-économique. De ce point de vue, comme dans le reste de la fonction publique, nous notons une tendance à la surqualification. Il n'est pas rare que des candidats diplômés à Bac + 5 ou 6, voire 7, réussissent les concours de catégorie B. Par conséquent, cela pose un certain nombre de problèmes d'autant qu'il n'y a pas véritablement de hiérarchie entre l'enquêteur et le contrôleur en début de carrière, mais ensuite les rémunérations varient sensiblement. Toutefois si cette surqualification génère des difficultés en termes de gestion des personnels, par contre, par rapport aux problèmes auxquels ils ont à faire face, celle-ci est en harmonie avec les besoins des enquêtes qui nécessitent une très grande technicité.

Vis-à-vis des services vétérinaires et dans de cadre de la complémentarité que j'évoquais tout à l'heure - si l'on veut synthétiser - les services vétérinaires travaillent en amont et exercent une sorte de droit de suite. Quant à nous, nous sommes en aval, c'est-à-dire que nous examinons les problèmes en nous mettant à la place du consommateur, soucieux de la loyauté de l'information qu'on lui donne et de la véracité de l'étiquetage. Mais pour bien exercer ces responsabilités, nous devons être en mesure de vérifier les indications portées sur les étiquettes et les allégations. C'est ainsi que, descendant un peu plus vers l'amont, nous mettons en _uvre la traçabilité.

Il y a donc, à un moment ou à un autre, un point de recoupement. C'est sur ces points de recoupement que nous devons travailler en bonne intelligence avec les services vétérinaires. On peut affirmer que c'est le cas dans les trois quarts des départements.

Je terminerai sur les compétences techniques qui sont effectivement très exigeantes. Je suis moi-même impressionné, et je pense que le député Aschiéri l'avait été également lors de notre visite au laboratoire de Marseille, par la compétence technique, notamment des scientifiques du laboratoire de la Direction. Certains d'entre eux sont beaucoup plus que des contrôleurs. Ils mettent au point des techniques d'analyses et se situent au meilleur niveau des plus grands experts scientifiques.

Les délais d'appropriation des nouveautés, des apports technologiques ou des innovations sont, quant à elles, très variables. Nous sommes en permanence reliés aux processus scientifiques, d'une part grâce à nos laboratoires - ainsi de notre laboratoire de Strasbourg sur les O.G.M. qui perfectionne les méthodes de détection -, d'autre part grâce à nos relations avec la communauté scientifique au sein du comité scientifique ou des groupes de travail de l'A.F.S.S.A. dont je suis membre du conseil d'administration. C'est ainsi qu'il ne s'écoule pas de semaine, depuis la mise en place opérationnelle de l'A.F.S.S.A., sans que nous ayons des contacts avec elle. Nous essayons, en outre, de pratiquer par vulgarisation et notes d'information auprès de nos services déconcentrés afin qu'ils ne soient pas tenus à l'écart des connaissances acquises. Nous essayons donc d'être réactifs. Sans pouvoir donner un délai précis, nous essayons d'être proches du processus scientifique, bien que je ne sois pas moi-même un scientifique, qu'il y en ait peu dans mon état-major, ce au bénéfice du terrain, des directions régionale et dans les laboratoires où les scientifiques sont plus nombreux.

M. le Rapporteur : Cela nécessite une validation sur le plan européen.

M. Jérôme GALLOT : Absolument. Ce que je dis pour l'A.F.S.S.A. vaut pour les scientifiques communautaires. Il y a un processus interactif entre l'A.F.S.S.A. et les scientifiques communautaires. Par exemple, sur l'E.S.B., il est clair que nous suivons d'aussi près les délibérations de l'A.F.S.S.A. et celles du comité scientifique directeur.

M. le Président : Lesquels sont les meilleurs experts ?

M. Jérôme GALLOT : C'est tout le problème de l'évaluation et de la gestion du risque. Cela ne me choque pas que des scientifiques puissent émettre des opinions contraires sur des problèmes sur lesquels il n'y a aucune connaissance définitive. Ensuite, les scientifiques peuvent être plus ou moins marqués par tel ou tel aspect du problème. Je ne suis pas étonné des différences d'appréciation entre scientifiques.

Toutefois au niveau du comité européen, ce groupe de travail est présidé par un Français, M. Pascal. Celui-ci, bien qu'étant président du comité scientifique de l'A.F.S.S.A., n'est pas membre du comité d'experts qui s'est prononcé sur le problème de l'E.S.B. L'analyse de l'A.F.S.S.A. ne s'est pas faite pas au niveau du comité scientifique mais d'un comité ad hoc, le comité Dormont.

Il est essentiel que des échanges aient lieu et que soit créée, peut-être sur le modèle de l'A.F.S.S.A., une instance communautaire qui devra avoir des relais ou des équivalents dans les Etats membres pour éviter, dans la mesure du possible, les prises de position hétérogènes que l'on a connues récemment.

En ce qui concerne la relation avec les entreprises, les grandes entreprises ne sont pas les seules à se doter d'outils de gestion de crise et à être de plus en plus sensibilisées tant aux bienfaits des guides de bonnes pratiques qu'à la faculté d'anticiper les crises et d'en conduire la gestion. Nous avons, dans ma direction générale, la direction du contrôle en entreprises, qui date d'il y a plusieurs années et qui nous permet d'aller visiter régulièrement les entreprises pour vérifier leurs processus d'hygiène, de qualité et de traçabilité mais sans avoir à l'esprit de pratiquer uniquement des contrôles répressifs.

Je suis très attaché, au contraire, à ce que cette direction, sans oublier sa mission répressive, soit apte également à jouer du triptyque information/prévention/dissuasion. C'est vrai qu'il y a des fraudeurs et qu'il faut sanctionner, surtout s'ils ont déjà été avertis au préalable. Mais nous procédons beaucoup par voie de rappel à la réglementation en cas de fautes bénignes. Par contre lorsque la santé ou la sécurité sont en jeu, nous ne procédons plus par voie de rappel à la réglementation mais nous sanctionnons comme peuvent le faire les gendarmes tant il est vrai que la peur du gendarme marche aussi dans le domaine alimentaire. Bref, nous jouons à la fois, selon les cas, un rôle du dissuadeur et de pédagogue et un rôle répressif dans les entreprises que nous allons inspecter.

Pour évoquer un cas récent, celui des eaux de source Chantereine, qui n'est pas une entreprise considérable, les choses ne se sont pas bien passées parce que cette entreprise n'avait pas la culture de l'ouverture et de l'anticipation et notre intervention, à la suite des mauvaises odeurs que dégageait cette eau de source, s'est certainement traduite par une pénalisation de l'entreprise. J'en ai conscience, mais cette entreprise avait le culte du secret et n'a pas voulu répondre à nos questions. Aussi bien, nous faisons aussi de la pédagogie et je donne instruction à mes services déconcentrés d'aller vers les petites entreprises et de leur expliquer comment passer d'une culture du secret ou de la méfiance à une culture de l'ouverture. Il est vrai que cela se fait plus facilement chez Danone que chez les P.M.E.

Ceci étant, nous travaillons avec les fédérations professionnelles représentatives des P.M.E. afin d'accélérer la mise en place des codes de bonne conduite. Toutes les réglementations ne sont élaborées qu'en écoute et en relation avec les milieux économiques. On ne peut dire que deux mondes s'ignorent et ne se parlent pas : le monde de l'administration et celui de l'entreprise. Précisément, mon administration est une passerelle entre ces deux mondes même si je ne veux pas non plus être idyllique et nier l'existence de problèmes.

Beaucoup de P.M.E. ressentent encore notre intervention comme uniquement répressive. Cette culture participative que je vous décris aujourd'hui n'est pas partagée par tous et je dois reconnaître que, lorsque vous êtes sur le terrain en train de contrôler, il est parfois difficile de mettre en _uvre ce que je viens de vous exposer. S'il y a infraction, il faut sévir.

M. André ANGOT : Je voudrais revenir sur la coordination entre vos services et les services vétérinaires. Vous avez évoqué le problème en citant une amélioration des rapports entre les différents services. Cela me semblait nécessaire car beaucoup de chefs d'entreprises agroalimentaires, sur le terrain, se plaignent de la petite guerre entre les services. Ils sont témoins d'avis incohérents entre les services de la D.G.C.C.R.F. et les services vétérinaires, si ce n'est parfois la guerre ouverte entre les services.

Un exemple en a été donné, il y a très peu de temps, avec l'affaire du camembert Lepetit qui a été déclaré atteint de listériose. Dans les journaux, il a été largement écrit que c'était le résultat de la guerre des services. Ce sont vos services qui ont révélé un taux de listériose supérieur à la normale alors que les services vétérinaires procédaient à des analyses qui ont démontré que l'entreprise était dans les normes. Bref les dégâts subis par l'entreprise viennent d'une lutte entre les services et relèvent plus particulièrement de la responsabilité du vôtre. Cela montre bien qu'il faut améliorer impérativement l'harmonisation entre les services.

Par ailleurs, vous pourrez éventuellement répondre à cette question par écrit, quels sont les services de l'administration française qui sont compétents et qui se préoccupent des risques potentiels de l'épandage des boues de stations d'épuration sur les terres agricoles pour la filière alimentaire ?

M. Jean GAUBERT : Monsieur le directeur, vous avez évoqué l'historique de votre administration, en particulier les deux piliers que sont l'ex-service de la concurrence et l'ex-service de la consommation et de la répression des fraudes. N'avez-vous pas le sentiment - en tout cas, c'est le nôtre sur le terrain à certains moments - qu'encore aujourd'hui, c'est plutôt le service de la concurrence qui prime sur celui de la répression des fraudes, notamment sur celui de la consommation ?

En effet, dans un certain nombre d'appels d'offres, nous, élus, incluons différentes clauses de sécurité, qu'elles soient alimentaires ou au niveau de la bonne finition des travaux. J'élargis le propos, car j'ai moins d'expérience dans les appels d'offres en matière alimentaire. Ce sont vos agents qui plutôt considèrent que nous voulons faire des entraves à la concurrence. Dans le domaine de la sécurité sanitaire des produits liés à la consommation, nous aurons de nouveaux conflits si vos agents continuent de fonctionner ainsi.

M. André ASCHIERI : J'aurai deux questions et une remarque. Vous avez indiqué qu'il était absolument nécessaire de créer une agence que l'on appellera santé et environnement. Je suis tout à fait d'accord, c'est la conclusion de notre rapport.

Mais nous avions pensé, dès le début en commission des affaires sociales, qu'il fallait absolument qu'une seule agence regroupe les trois : médicaments, alimentation et environnement. Vous venez de mettre le doigt sur la difficulté qu'il y aura à travailler ensemble. Avez-vous une idée sur la manière dont nous pourrions organiser le rapport, qui sera le plus serré possible, entre l'A.F.S.S.A. et l'agence santé/environnement ?

Par ailleurs, si nous créons une telle agence, ce qui devrait être fait dès le printemps prochain - laquelle n'a pas d'équivalent en Europe - ne faudrait-il pas que cela se fasse aussi en Europe ? Enfin, simple remarque, vous avez fait état du travail de la D.G.C.C.R.F. sur le terrain. J'ai pu visiter des laboratoires compétents qui m'ont impressionné par leur travail, mais le plus impressionnant est encore l'enthousiasme et la rigueur de leur directeur.

M. Gilbert MITTERRAND : Je reviendrai sur un point particulier de votre intervention qui soulignait l'origine de vos contrôles. Soit le service s'auto-saisit, soit le contrôle découle d'une plainte d'un consommateur ou d'un concurrent. Je souhaiterais, sur ce point, un petit éclairage. Quand vous vous auto-saisissez, quelles sont les modalités de l'intervention dans l'entreprise ? Est-ce annoncé ? A-t-on le temps d'organiser l'absence de preuves que vous pourriez découvrir ?

Par ailleurs, le consommateur ou le concurrent qui vous alerte et qui porte plainte auprès de vous est-il contraint à une forme précise de cette plainte ou la délation suffit-elle ? Auquel cas, comment faites-vous le tri dans toutes ces délations ? Un observateur privilégié dans les entreprises sait très bien le travail qu'on lui demande de faire, qu'il peut imaginer être complètement contraire à la législation, voire à l'intérêt de la santé publique, est le salarié.

Vous avez connu des cas où le salarié ne peut malheureusement pas vraiment tout dire parce qu'il craint pour son emploi. A l'avenir, faut-il penser à un statut de salarié protégé dans le cadre de la lutte pour la santé publique ?

M. le Président : Vous avez évoqué le contrôle des matériaux à risques. Comment faites-vous pour contrôler la traçabilité, par exemple, de la viande bovine utilisée en restauration collective ?

M. Jérôme GALLOT : Monsieur Angot, puisque nous sommes entre nous et que je dois dire la vérité, je dirai effectivement que je ne suis ni très satisfait, ni très fier de ce qui s'est passé dans l'affaire des camemberts Lepetit.

J'ajouterai au préalable, car il faut donner un début d'explication à des choses qui n'apparaissent pas forcément très rationnelles, qu'il peut y avoir des divergences d'appréciation dans les contrôles, notamment de listeria, simplement parce que les services vétérinaires font du contrôle à la production, directement dans les entreprises, tandis que nos services font du contrôle à la distribution. Concrètement, nous allons chez les distributeurs -petits, moyens ou gros - effectuer des prélèvements et des analyses sur ce que l'on trouve dans les rayons. Il est arrivé, et cette affaire en est l'illustration, que des taux de listeria soient en dessous des seuils admissibles, lorsque contrôlés par les services vétérinaires à la production, alors que nous-mêmes avons trouvé des taux supérieurs lors du contrôle à la distribution.

Ce n'est d'ailleurs pas totalement absurde. La listeria étant un micro-organisme vivant, il est tout à fait possible, lors du transport, alors que s'écoule un certain délai depuis le moment de la production, que des bactéries et des germes aient progressé. Cette affaire était effectivement très limite. Cette gestion a été tripartite : Santé, Agriculture et D.G.C.C.R.F.

Il me semble que, pour l'avenir, le droit commun serait d'avoir une expertise et une contre-expertise. Il ne faut pas s'engager à la légère, nous devons être en mesure - on retrouve là le problème des délais d'analyse de nos laboratoires - d'avoir une expertise et une contre-expertise afin qu'il n'y ait aucun préjudice excessif, mais simplement l'application, au sein du principe de précaution, de la proportionnalité.

D'ailleurs, le code rural qui détermine le principe de précaution fait bien une liaison entre le principe de précaution et des éléments de proportionnalité de la riposte, par rapport aux risques avérés.

S'agissant de l'épandage des boues, il est certain que ce n'est pas une responsabilité des services de la D.G.C.C.R.F. Ces préoccupations relèvent plus du ministère de l'Environnement et de ses services locaux. Mais cela fait partie des sujets très difficiles. Je sais qu'il y a une hétérogénéité de pratiques entre les différents départements.

En ce qui concerne la concurrence et la répression des fraudes, M. le député, vous avez probablement raison sur le fait que vont, dans les commissions d'appels d'offres sur le terrain, des agents spécialisés en matière de marchés publics, qui sont entre un et quatre selon les départements. A l'intérieur de mes directions départementales, nous créons un pôle concurrence/marchés publics car on voit bien qu'il existe un lien entre les deux.

Il est vrai qu'existent des gens ayant des cultures différentes. On m'a déjà signalé certains cas où tel ou tel perfectionnement de sécurité avait pu être analysé comme étant un élément limitant la concurrence dans le domaine des marchés publics. Les services y sont sensibilisés. J'essaie de faire en sorte qu'ils se parlent. Des cellules qualité/sécurité, concurrence/marchés publics fonctionnent, mais avec un encadrement unique, des réunions de service, des notes de service qui circulent et qui, je l'espère, sont lues par les uns et les autres. Il y a donc un problème, mais auquel nous essayons de remédier.

Monsieur le député Aschiéri, en ce qui concerne l'agence santé-environnement, le problème est bien de savoir comment faire la part entre l'évaluation et la gestion des risques. Si on crée une agence unique, il faudra que coexistent des départements différents. On peut avoir une structure unique, mais obligatoirement avec des spécialisations.

C'est principalement un problème d'organisation, mais aussi symbolique car se manifesteront des réticences à la création d'une agence unique. Mais avec une bonne volonté organisationnelle, on devrait pouvoir résoudre ce problème de culture et de modalités d'intervention différentes aujourd'hui entre l'A.F.S.S.A. et l'A.F.S.A.P.S.

Quant à une agence européenne, M. Prodi a annoncé, devant le Parlement européen, qu'il était partisan de la mise en place d'une agence européenne de la sécurité. Il parlait certes, à ce stade, de sécurité alimentaire, mais il est probable que le mouvement se produira et qu'une tendance sera donnée par la France qui, encore une fois, est plutôt un moteur et en avance sur ces sujets par rapport aux autres pays de l'Union.

M. Gilbert MITTERRAND : Sur ce dernier point, je voudrais que soit dit ici, afin que cela soit répercuté au niveau des instances européennes, qu'il n'y a pas que la seule Union européenne qui n'est composée que de quinze membres. Le Conseil de l'Europe, qui comprend 41 membres, traite également de ce type de questions. De plus, les aliments qui viennent de l'Europe de l'Est nous intéressent aussi. La réflexion que vous venez de faire ne peut se situer uniquement au niveau des Quinze.

M. Jérôme GALLOT : Absolument.

Monsieur le député Mitterrand, vous avez émis une idée que j'entends pour la première fois. Je la trouve tout à fait séduisante intellectuellement. Ensuite, se pose le problème de savoir s'il faut multiplier le nombre de salariés protégés dans une entreprise. Il y a parfois des salariés qui viennent nous alerter. Ce sont souvent des anciens salariés, plus que des salariés qui sont toujours dans l'entreprise. C'est un sujet de réflexion.

Par rapport à votre première question, nous menons des enquêtes d'initiative. Les plaintes nous arrivent soit des consommateurs eux-mêmes, soit des associations de consommateurs, soit des entreprises. Il est très important de savoir que nous n'avons pas suffisamment de personnel pour traiter les plaintes purement civiles de consommateurs.

Nous traitons, dans notre service, les plaintes qui soit sont révélatrices d'une pratique généralisée, soit ont des conséquences pénales, telles que les plaintes qui concernent les garagistes, les réparateurs automobiles, les trucages sur les compteurs, les trucages à la sécurité des véhicules. Il existe tout un marché de la vente et de la revente de véhicules d'occasion. Ces plaintes sont instruites dans mes services car il y a derrière la possibilité de déposer une plainte auprès du parquet.

Si, en revanche, un consommateur arrive dans nos services en disant " voilà la facture Auchan, ils m'ont compté deux fois le steak haché ", chose qui arrive fréquemment, nous le renvoyons au service consommateurs d'Auchan afin de régler à l'amiable cette affaire avec eux. Si l'affaire ne se règle pas à l'amiable, le consommateur peut faire appel à des associations de consommateurs et engager une procédure au civil. Nous ne nous substituons pas aux consommateurs et à leurs associations dans le traitement purement civil des plaintes car, franchement, nous ne pourrions pas tout traiter.

Nous nous centrons sur les plaintes ayant des conséquences pénales ou mettant en évidence des comportements qui peuvent avoir une très grande ampleur. Nous sommes fidèles à notre idée de couvrir au mieux les pratiques sur le marché.

Monsieur le président, concernant votre question sur la traçabilité de la viande dans les cantines scolaires, comme c'est un sujet très important sur lequel nous travaillons actuellement, je propose de vous envoyer personnellement, dans les jours qui viennent, une note de réflexion vous indiquant l'état de la législation et les problèmes que nous rencontrons. Par exemple, nous sommes en cours de discussion avec Bruxelles - c'est aussi un problème de sortie de l'embargo - sur la mise en _uvre de l'étiquetage des viandes bovines.

La France demande que cet étiquetage soit applicable dès le 1er janvier 2000, comme la commission s'y était engagée. La commission souhaite maintenant décaler en 2001, voire au-delà, car nombre d'Etats membres ne sont pas d'accord avec l'étiquetage obligatoire en janvier 2000. Même si nous arrivons à cet étiquetage obligatoire, il ne vaudra pas pour la restauration collective. Je me propose de vous faire part par écrit d'un certain nombre de sujets dans les jours qui viennent.

M. le Président : Merci, M. le directeur. Nous comptons sur les compléments de réponses que vous nous adresserez.

M. La Direction générale des douanes et des droits indirects

Audition de M. François AUVIGNE,
directeur général des douanes et droits indirects
au ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 3 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. François Auvigne est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. François Auvigne prête serment.

M. François AUVIGNE : Monsieur le président, je me limiterai à quelques séries d'observations liminaires.

J'évoquerai tout d'abord le cadre général de gestion des crises pour les administrations, en particulier l'administration des douanes, puis le cadre d'action général pour la sécurité alimentaire et enfin, de manière plus concrète, les interventions de l'administration des douanes.

L'industrialisation du secteur agroalimentaire a conduit à une division accrue du travail que traduit très bien le terme de " chaîne alimentaire ". Cette évolution est allée de pair avec une très forte internationalisation, la mise en place de la politique agricole commune, puis du grand marché européen. Aujourd'hui, les échanges internationaux et intra-communautaires de produits représentent une part très substantielle de ce qui est consommé en France.

En 1998, la France a exporté vers la Communauté et le reste du monde 239 milliards de francs de produits agroalimentaires ; elle en a importé pour 181 milliards de francs, ce qui représente respectivement 64,7 millions et 33,1 millions de tonnes. L'internationalisation des échanges a eu, pour l'activité de nos services, des effets très tangibles. J'en prendrai pour seul exemple le principal point de passage entre la Belgique et la France, celui de Reckem dans le Nord-Pas-de-Calais, où passe un camion toutes les trente secondes. Je ne peux vous dire quelle est la part des produits alimentaires dans ces camions, mais elle est significative. Cela vous donne un exemple de ce que sont les contraintes qui pèsent sur nos services de contrôle ainsi que sur ceux d'autres administrations.

Les alertes et les crises sanitaires continuent de marquer la production alimentaire. Ce sont des crises d'ampleur très variable, mais qui présentent cette difficulté, pour les administrations, d'être par définition incertaines dans leurs conséquences à long terme et d'introduire, en Europe, une forme de méfiance à l'égard de la production alimentaire. Inévitables dans un monde ouvert, car il n'y a pas de risque zéro, elles impliquent une capacité de réaction qui doit tenir compte de leur caractère, par définition, incertain et imprévisible.

Je souhaiterais, à ce stade, faire une distinction sémantique entre la crise et l'alerte.

La crise résulte d'une contamination de la chaîne alimentaire, grave dans son ampleur ou dans sa dangerosité, d'origine physique, biologique ou chimique. Quelques cas sont répertoriés par an : l'E.S.B. et la dioxine dans les aliments en provenance de Belgique en juin dernier nous en ont fourni des exemples.

L'alerte, en revanche, est un phénomène plus fréquent. C'est une contamination de moindre ampleur, mais surtout un risque de contamination. Le Comité national de la sécurité sanitaire, placé auprès du ministre de la Santé et au sein duquel siège l'administration des douanes, estime qu'il y aurait eu environ deux cents alertes et crises en 1999. Ces alertes ne touchent pas seulement des produits alimentaires, elles peuvent aussi concerner des produits industriels sur lesquels l'administration des douanes est d'ailleurs également amenée à intervenir.

La tâche des administrations est d'agir pour que la chaîne alimentaire revienne " à la normale ". Il s'agit donc d'identifier la source de la contamination et, surtout, d'empêcher la circulation des produits contaminés et leur insertion dans la chaîne alimentaire.

Je voudrais également évoquer rapidement le cadre général, notamment juridique, de l'action des administrations, ce qui permettra d'évoquer les spécificités de l'intervention de l'administration des douanes et des droits indirects.

Le souci de sécurité alimentaire guide l'action administrative. En effet, les administrations cherchent, de plus en plus, à s'inspirer du principe de précaution qui signifie que, tant que le doute subsiste quant à l'innocuité d'un produit, celui-ci ne doit pas être commercialisé ou importé. L'application de ce principe suppose, en premier lieu, une évaluation du risque. Ce rôle est essentiellement assuré par l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, de création récente, qui peut procéder aux auditions des administrations concernées. C'est ainsi que la douane a récemment été consultée, avec d'autres, sur le dispositif de contrôle des produits bovins britanniques, autorisés à transiter sur notre territoire.

Le principe de précaution suppose, en second lieu, une gestion du risque qui est le rôle principal des administrations chargées du contrôle. Elle repose sur plusieurs règles fondamentales.

Premièrement, la santé des consommateurs prime sur toutes les autres considérations.

Deuxièmement, la rapidité est un critère essentiel dans un contexte de crise, qu'il s'agisse de la rapidité de circulation de l'information ou de la rapidité de déploiement du dispositif.

Troisièmement, la coordination de l'action des administrations nationales et communautaires est capitale pour assurer une couverture la plus large possible du territoire et de la chaîne alimentaire.

Quatrièmement, la traçabilité est un élément essentiel pour pouvoir identifier précisément la localisation des produits, leur origine et leur destination.

Cinquièmement, le principe de proportionnalité est mis en _uvre, ce qui signifie que la mobilisation sera d'autant plus intense que la crise est grave.

Enfin, des sanctions efficaces et dissuasives sont le complément nécessaire de toute activité de contrôle.

Le principe de précaution implique aussi une information des citoyens sur les risques. De ce point de vue, les administrations doivent être en mesure de formuler en permanence des propositions aux autorités politiques pour améliorer la transparence et les méthodes de diffusion des messages d'alerte et des communiqués.

Dans quel cadre juridique se situe notre action ? En l'absence d'harmonisation communautaire en ces matières, la France a mis en place depuis 1964 un dispositif de protection sanitaire qui lui est propre. Ces dispositions restent applicables aux produits non-européens, pour lesquels les réglementations nationales ne sont pas encore harmonisées.

Depuis 1993, le principe de libre circulation des marchandises communautaires est assorti, en matière sanitaire, de mesures de sauvegarde prévues par les directives communautaires 89/662 et 90/425 relatives aux contrôles vétérinaires applicables dans les échanges intra-communautaires. Ces directives autorisent les Etats membres à prendre des mesures nationales pour suspendre ou restreindre la circulation de produits jugés dangereux pour la consommation humaine ou animale.

J'en viens maintenant plus spécifiquement au cadre juridique douanier, ce qui permettra ensuite d'expliquer, de manière plus concrète, comment nous utilisons les pouvoirs qui nous sont reconnus.

Le droit communautaire et les règles découlant plus particulièrement du grand marché ont conduit à supprimer les contrôles systématiques aux frontières entre les Etats membres et à reporter ces contrôles aux frontières extérieures de l'Union. C'est donc la différence entre ce qui est communautaire et ce qui ne l'est pas qui a des conséquences significatives sur l'applicabilité de notre code des douanes.

Ce code s'applique directement en ce qui concerne les produits en provenance de pays tiers. Il offre des pouvoirs qui sont adaptés à la nature des contrôles des flux transfrontaliers : le droit de visite des marchandises, des moyens de transport et des personnes (art. 60), le droit d'injonction d'arrêt aux conducteurs et d'immobilisation des moyens de transport (art. 61), le droit de communication des certificats sanitaires et de tout document commercial (art. 65), le droit de saisie (art. 323-2) ou de consignation (art. 322 bis). Le code des douanes prévoit, en outre, un régime de sanctions spécifiques relativement lourdes, comme on le verra plus loin.

En ce qui concerne les produits communautaires, le code des douanes demeure applicable pour certaines marchandises soumises à des restrictions de circulation. Cela vaut en particulier pour des marchandises qui font l'objet de prohibitions, tels que les stupéfiants et les contrefaçons ou de restrictions, tels que les produits sanguins et les radioéléments artificiels (art. 38-4 du code des douanes).

S'agissant des animaux vivants et des produits carnés accompagnés d'un document vétérinaire obligatoire, le code rural, notamment les articles 275-6 et 275-7, permet une application des pouvoirs reconnus par le code des douanes. Les agents des douanes peuvent ainsi effectuer un contrôle documentaire et vérifier, par une inspection visuelle, la concordance entre les documents et les marchandises. Ces contrôles sont effectués dans les conditions prévues aux articles que j'ai cités, en évoquant les flux extra-communautaires.

Des contrôles des produits alimentaires sont également possibles sur le marché national.

Pour les produits végétaux considérés comme des organismes nuisibles, l'article 363-1 B, institué par la loi d'orientation agricole du 9 juillet 1999, et l'article 364 du code rural habilitent les agents des douanes à effectuer un contrôle documentaire et à vérifier, par une inspection visuelle, la concordance entre les documents et les marchandises. Ces contrôles sont, là encore, effectués dans les conditions prévues aux articles 60, 61, 63 ter, 65 et 322 bis précités du code des douanes.

Pour les autres produits, en cas de danger grave et immédiat pour la sécurité et la santé des consommateurs, il est fait application du code de la consommation. Il convient toutefois de relever que ce code offre des moyens de contrôle plus restreints que le code des douanes ; ainsi, les contrôles ne peuvent-ils être opérés que de jour, aux termes de son article L-215-3.

Afin d'optimiser l'utilisation des pouvoirs des douanes dans les échanges intra-communautaires, un article 38-5 pourrait être utilement inséré dans le code des douanes qui permettrait d'appliquer ce code de manière temporaire pour les produits soumis à restriction de circulation ou à des prohibitions sanitaires, dont la liste serait fixée par arrêté. Un tel projet avait été adopté par l'Assemblée nationale, le 20 février 1997, dans le cadre du projet de loi relatif à la qualité sanitaire des denrées.

De même, les contrôles seraient facilités si, en période de crise, un document d'accompagnement attestant la nature, la provenance et la destination de ladite marchandise pouvait être exigé pour les produits directement concernés. Une telle mesure a d'ailleurs été prévue dans un arrêté récent pour les produits bovins britanniques en transit. Une disposition plus générale est à l'étude avec les services de la Commission européenne.

Dans ce cadre juridique, quel est le rôle effectif de la douane ?

Il consiste à s'opposer à l'entrée sur le territoire et à la circulation des produits contaminés. De ce point de vue, la douane est l'un des pivots du dispositif de contrôle. Elle cherche à utiliser ses talents traditionnels pour animer ce dispositif, avec des méthodes et des moyens adaptés aux questions sanitaires et en coopération avec d'autres administrations nationales, communautaires ou étrangères.

Auparavant, je voudrais rappeler en quelques mots l'organisation générale de l'administration des douanes.

Celle-ci se compose de 20 000 agents, 10 000 en uniforme assurant des services de surveillance et 10 000 en civil participant notamment aux contrôles des opérations commerciales. Ces agents sont répartis en quarante directions régionales, avec une capacité de couverture de ce que l'on appelle " l'espace temps ", plus prosaïquement une capacité de tenir des permanences et des contrôles nuit et jour. Ce sont ces pouvoirs particuliers et cette organisation spécifique que nous sommes amenés à mettre au service de la gestion de crises sanitaires, en liaison avec d'autres administrations nationales.

Quels sont les dispositifs de contrôle mis en place ?

La réglementation communautaire ou nationale conduit à prévoir tout ou partie des mesures suivantes concernant les produits importés ou introduits sur le territoire.

D'abord, la réglementation sanitaire et phytosanitaire impose des normes aux produits importés.

Une prohibition ensuite peut être instaurée. Celle-ci peut être générale ; c'est le cas, par exemple, pour les bovins suisses frappés par l'E.S.B., les produits porcins néerlandais frappés, jusqu'à la fin de 1998, par la peste porcine ou les bovins britanniques. Cette prohibition peut être sélective et porter sur certains produits ; le régime de contrôle des produits carnés belges a ainsi connu des fluctuations. Elle peut aussi porter sur certaines zones géographiques ; dans le cas de l'E.S.B., le régime est différent pour les produits en provenance de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord.

Dans certains cas, le passage obligatoire par un point d'entrée limitativement désigné est organisé, point d'entrée où sont accomplis les contrôles douaniers et sanitaires. C'est, par exemple, le cas des pistaches d'Iran. Pour les produits britanniques dont la France a autorisé le transit, le passage par un bureau de douane, au choix du transporteur, est obligatoire, à l'entrée et à la sortie du territoire national.

Ces dispositifs de contrôle prévoient l'exigence d'un contrôle sanitaire spécifique dans le pays d'origine : c'est le cas des chevaux ou des champignons originaires de certains pays de l'Est. Des documents spécifiques, notamment des certificats vétérinaires ou sanitaires, sont exigés, le cas échéant, sous une forme normalisée par la Commission : ainsi dans le cadre de la crise de la dioxine.

Une différence majeure existe, cependant, entre les produits communautaires et les produits provenant des pays tiers. En effet, le marché intérieur, depuis 1993, ne permet pas des contrôles systématiques aux frontières et ne rend pas obligatoire la production d'un document indiquant la nature de la marchandise. C'est pourquoi, nous avons proposé à la Commission certaines dispositions propres à combler certaines insuffisances.

Comment s'effectuent très concrètement nos contrôles ?

Il existe trois types de contrôles : des contrôles immédiats, des contrôles à la circulation et des contrôles a posteriori. On se retrouve donc dans le cadre général des contrôles douaniers, mais le cas spécifique des produits alimentaires mérite que l'on s'y attarde.

La sécurité alimentaire mobilise quotidiennement 3 000 douaniers chargés du dédouanement des produits tiers. A l'occasion de ces formalités - ces mêmes formalités qui ont été abolies en 1993 pour les produits communautaires - les douaniers s'assurent notamment de l'origine des marchandises déclarées et de l'accomplissement des contrôles sanitaires opérés. Le service peut plus particulièrement se consacrer à des prohibitions de droit commun qui frappent certains produits ayant des incidences sur la sécurité alimentaire. Ce sont ainsi environ trois millions d'articles, tous produits confondus, qui sont pris en charge à l'importation chaque année, essentiellement par un système informatique qui signale si des formalités spécifiques, notamment sanitaires, doivent être accomplies.

Pour les produits communautaires, les formalités préalables au dédouanement ont été remplacées par le dépôt d'une déclaration d'échanges de biens. Cette dernière est un document que doivent remplir, chaque mois, les entreprises et qui récapitule l'ensemble des opérations de livraisons et d'acquisitions communautaires auxquelles elles ont procédé.

Que les produits soient ou non d'origine communautaire, il n'est pas possible de contrôler tous les véhicules, mais de mettre en place un système de contrôle qui soit efficace, dissuasif et qui permette des contrôles a posteriori. De ce fait, les contrôles reposent tous sur une analyse de risque et sur le ciblage.

Le ciblage consiste à focaliser les contrôles sur des moyens de transport qui, en raison de leur origine, de leur provenance, de leur itinéraire ou de leurs caractéristiques propres sont les plus susceptibles de transporter des marchandises litigieuses. C'est la théorisation du " flair des douaniers ", si j'ose dire. Cela se traduit, par exemple, dans la nécessité de cibler davantage les camions frigorifiques dans le cas de crises touchant des produits carnés.

Ces éléments étant précisés, je voudrais maintenant rappeler le triple niveau de contrôle qui est le fait des services douaniers :

D'abord, des contrôles immédiats sont opérés aux frontières avec des pays tiers, notamment au moment des opérations de dédouanement. Ces contrôles conduisent, très souvent, à demander des analyses à nos laboratoires. C'est ainsi que les laboratoires des douanes procèdent, chaque année, à environ 12 000 analyses de produits agroalimentaires. Bien que les règles du marché intérieur ne prévoient pas de contrôles douaniers systématiques aux frontières entre Etats membres, de tels contrôles sont mis en place en cas de crise, notamment lorsqu'un embargo a été décidé.

Ensuite, des contrôles peuvent être faits sur tout véhicule circulant sur le territoire, c'est-à-dire en retrait des points frontaliers. C'est ainsi que 800 000 contrôles ont été menés depuis mars 1996, début de la crise de l'E.S.B., en vue de s'assurer du respect de l'embargo sur le b_uf britannique.

Enfin, des contrôles a posteriori, sur documents, sont menés dans les entreprises, en vue de s'assurer que des produits interdits n'ont pas été introduits. Il peut s'agir de contrôles des déclarations d'échanges de biens que j'ai mentionnées tout à l'heure pour les produits communautaires. Ils sont menés par les directions régionales ou par la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières : la D.N.R.E.D.

Environ 10 000 agents des douanes peuvent être mobilisés pour des contrôles relatifs à ces produits, dont environ 1 750 aux frontières Nord et Est où s'effectuent la majeure partie des importations.

Ces contrôles sont régies par des procédures précises.

Lorsqu'une marchandise communautaire litigieuse est découverte par un service de la douane, elle est consignée dans l'attente de l'avis des services vétérinaires ou des services locaux de la D.G.C.C.R.F. Cette consignation peut être, après dix jours, prolongée après saisine du procureur de la République, pour une durée totale de 21 jours. C'est ainsi que, dans le cadre de l'E.S.B., 213 consignations ont donné lieu à 64 dénonciations au procureur de la République, sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale.

Si la marchandise est prohibée, elle peut être réexportée, mais également détruite selon les cas et la nature de la marchandise, sur décision des services sanitaires ou de l'autorité préfectorale.

Pour les marchandises originaires des pays tiers, introduites sur le territoire en fraude, des sanctions douanières peuvent être infligées, sur la base de l'article 414 du code des douanes, la peine pouvant aller jusqu'à trois ans de prison et une amende à hauteur de deux fois l'objet de la fraude.

Pour tous les produits, en cas d'infractions réprimées par le code de la consommation, le code rural ou le code pénal, des sanctions peuvent être infligées.

Tel est le cadre général de l'intervention de nos services. J'ajouterai un dernier point, probablement le plus important : ces actions n'ont de sens qu'en coopération avec les autres services. La douane n'est évidemment pas le seul service en charge de la sécurité alimentaire ; d'autres services ont, par définition, un champ conceptuel ou pratique beaucoup plus étendu, notamment la D.G.A.L. ou la D.G.C.C.R.F.

Nous avons cherché et apprenons, à l'occasion de chaque crise, à mieux nous mobiliser et mieux coopérer. Un véritable réseau de veille et d'alerte est en train de se structurer. La crise de la dioxine a permis, notamment avec un groupe de pilotage quotidien au sein du ministère de l'Economie d'échanger des informations sur les contrôles et prendre des décisions, de préfigurer ce qui est probablement nécessaire pour gérer des crises significatives.

Nous avons, de la même manière, établi un protocole d'accord en février 1998 avec la D.G.C.C.R.F. à l'occasion de la crise de l'E.S.B. Cela nous permet d'échanger des informations sous forme de fiches de liaison sur les fraudes décelées lors des contrôles et de réaliser diverses opérations conjointes.

Cette coopération doit également être relayée au niveau local, notamment avec la D.G.A.L. et la D.G.C.C.R.F. La France est probablement mieux située que d'autres pays en la matière. L'O.A.V. (Office alimentaire et vétérinaire de la Communauté) nous en a donné acte, ce qui donne du sens aux pouvoirs de la douane.

Pour résumer mon propos, nous disposons d'agents en nombre significatif. Nous sommes présents, de jour comme de nuit. Nous disposons de moyens juridiques. En revanche, nous ne sommes pas, par définition, des experts des questions sanitaires et nous n'avons pas une vision aussi précise du marché intérieur que peut l'avoir la D.G.C.C.R.F. Mais c'est de cette coopération sans cesse accrue que peut venir, à mon sens, une amélioration de l'action des administrations en matière de sécurité sanitaire.

M. le Président : Je vous remercie, M. le directeur général. Quelques questions vont vous être posées par les commissaires, en particulier par le rapporteur.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé de laboratoires à la disposition du service des douanes. Comment leurs travaux sont-ils coordonnés avec ceux des laboratoires de la D.G.C.C.R.F. ou de la direction de la santé ? Participent-ils, lorsqu'ils sont créés, aux pôles de compétences au niveau départemental, où l'on note une tentative de coordination entre les différents services ?

Enfin, question peut-être la plus importante parce que la plus actuelle, dans les circonstances présentes, à partir des moyens matériels dont vous disposez, pouvez-vous garantir et affirmer qu'il n'y a pas de viande bovine anglaise sur le continent ?

M. François AUVIGNE : S'agissant du premier point, nous disposons d'un réseau propre de laboratoires. Ces laboratoires, qui regroupent, de mémoire, deux cents agents, ont des spécialités par pôle. Le laboratoire du Havre, par exemple, est spécialisé dans les produits pétroliers. Ils travaillent en liaison étroite, liaison que les ministres souhaitent encore plus étroite, avec les services de la concurrence et de la répression des fraudes. Il existe déjà un certain nombre d'instances de coordination entre les laboratoires des fraudes et ceux des douanes. En outre, vont être construits à Oullins, près de Lyon, en 2002, et à Pessac, près de Bordeaux, en 2004, des laboratoires communs aux douanes et à la D.G.C.C.R.F.

Le ministère des Finances dispose d'un réseau de laboratoires important, mais qui ne peut répondre à tous les besoins d'analyses. C'est la raison pour laquelle il nous faut entrer dans la logique de pôles de compétences qui dépassent, sans esprit de chapelle, le cadre strict de telle ou telle direction du ministère. Cette coopération entre les laboratoires, en termes de méthodes d'analyses, doit également s'étendre à l'échelon européen. Ainsi, le programme d'action " Douanes 2000 " a prévu une coopération accrue entre les services des laboratoires des douanes en Europe.

Cependant, au-delà du ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, on observe dans un certain nombre de cas, qu'il nous faut faire preuve d'humilité parce qu'on ne dispose pas forcément, au sein de l'administration, des capacités d'analyses adaptées à tel ou tel produit et qu'il faut avoir le réflexe de faire appel à d'autres laboratoires. Un exemple me vient à l'esprit, mais il ne concerne pas un produit sanitaire. Nous avons eu, au mois d'août, des alertes concernant les " lunettes à éclipse ". Par définition, c'était une crise très passagère. Nous avons dû procéder à des analyses des lunettes en cause en recourant aux services du Laboratoire national d'essais, après avoir fait le constat que ni les laboratoires des douanes, ni ceux de la D.G.C.C.R.F. ne disposaient de techniques suffisamment fiables ou rapides à mettre en _uvre.

S'agissant des pôles de compétences, leur organisation revient aux préfets, mais il n'existe, pour l'instant, que deux cas significatifs en la matière. La douane peut, bien entendu, participer à ces pôles lorsqu'ils se mettent en place.

Enfin, pour répondre à votre dernière question, il m'est impossible de vous apporter la garantie absolue qu'il n'y a pas de b_uf britannique sur le continent, mais je dois pouvoir garantir que nous mettons en _uvre tous les moyens de ciblage et de contrôle dans l'instant et a posteriori pour que ce genre d'occurrence ne se produise pas. J'ai cité les chiffres du nombre de camions passant à Reckem. Nous devons avoir la certitude de disposer des moyens les plus réalistes et les plus adaptés à l'ampleur de la crise. C'est en matière sanitaire, le but que nous devons avoir, les uns et les autres.

M. le Président : Merci.

M. La Direction générale de la santé

Audition du Professeur Lucien ABENHAIM,

Directeur Général de la Santé au ministère de l'Emploi et de la Solidarité

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 9 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

Le Professeur Lucien Abenhaïm est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le professeur Lucien Abenhaïm prête serment.

M. Lucien ABENHAIM : Je vais commencer par vous faire une présentation générale du mode d'organisation de la sécurité alimentaire en France et en Europe.

La sécurité alimentaire doit être distinguée de la question des risques nutritionnels en général. Dans la terminologie que je vais employer dans cet exposé, la sécurité alimentaire concerne la présence dans les aliments de contaminants de nature microbiologique, chimique, voire radiochimique.

Les contaminants de nature microbiologique sont essentiellement des bactéries, comme par exemple la listeria dont il est souvent question : j'ai signé moi-même hier soir un communiqué de presse concernant le retrait de munsters contaminés par des listeria. Mais il y a, nous le savons aujourd'hui, d'autres types de contaminants biologiques, tels que le prion, responsable de l'encéphalopathie spongiforme bovine, qui a des effets infectieux bien qu'il ne soit pas un micro-organisme et qu'il ne possède pas de code génétique lui permettant de se reproduire.

Quant aux contaminants de nature chimique, je vous rappelle les événements de la fin de l'été : la France fut concernée par la crise du poulet belge atteint par un contaminant chimique.

Enfin, des cas de contaminations radiochimiques comme la présence de césium dans des champignons nous posent régulièrement des problèmes.

Le terme de sécurité alimentaire employé ici portera sur ces contaminants. Il reste, bien sûr, que l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments a également dans sa mission, et M. Martin Hirsch vous l'exposera tout à l'heure, de s'intéresser aux risques nutritionnels, tels que ceux associés à l'obésité, à l'hyper cholestérolémie, qui sont tout aussi importants que ceux concernant la sécurité alimentaire. Bien sûr, il y a des liens entre la sécurité alimentaire et les risques nutritionnels ; je les évoquerai également.

L'origine des contaminants qui menacent la sécurité alimentaire peut être diverse. Certains sont d'origine naturelle : par exemple, des plantes peuvent contenir de l'arsenic si elles ont été cultivées dans des terrains à forte teneur naturelle d'arsenic. Mais ce qui nous préoccupe le plus souvent, c'est la contamination résultant des activités humaines, comme dans le cas déjà cité de la contamination des poulets belges par la dioxine, ou dans celui de la maladie de la vache folle où le public a découvert que les animaux étaient nourris avec des sous-produits de viandes d'équarrissage. Dans ces deux cas, la contamination est passée par l'alimentation des animaux pour se retrouver, en bout de chaîne, dans notre alimentation.

Dans d'autres cas, la contamination peut être accidentelle ou fortuite : c'est ce qui avait été envisagé pour le Coca Cola, l'été dernier, sans que finalement on parvienne à une certitude.

Un autre type de contaminations est, lui aussi, assez fréquent : c'est celui qui survient quand les aliments sont cultivés sur des terrains eux-mêmes pollués ou contaminés, par exemple, par des métaux lourds. On doit associer à cette question un autre type de problèmes telle la présence d'antibiotiques dans les viandes consommées.

Il y a enfin un dernier problème de sécurité sanitaire, et non le moindre : celui des aliments que l'on soupçonne d'être dangereux par nature, sans qu'il y ait une contamination : je me réfère ici bien entendu aux organismes génétiquement modifiés.

L'éventail des risques alimentaires est très large, si on les classifie en fonction des agents contaminants.

Il est une autre façon de classifier les risques alimentaires : en fonction du degré de preuve de la dangerosité des problèmes auxquels on a affaire. Il faut d'ailleurs établir une distinction entre la notion de danger et celle de risque. La notion de danger, dans la théorie de l'évaluation des risques, définit l'existence de preuves de la nocivité ou de la toxicité des éléments dont on parle. Le risque se mesure par rapport à la probabilité d'événements indésirables - maladies - une fois que l'on a été exposé. Pour la plupart des observateurs, il ne fait aucun doute, lorsqu'on parle de micro-organismes - listerias, salmonelles et autres bactéries - que nous disposons aujourd'hui des moyens d'établir, avec un degré de preuve très élevé, que ces contaminants sont dangereux pour l'espèce humaine. Par contre, pour certains des autres contaminants dont j'ai parlé tout à l'heure, la preuve de la dangerosité pour l'homme n'est pas formellement établie et on ne dispose pas des données épidémiologiques qui permettraient une démonstration. Naturellement, c'est d'autant plus le cas lorsqu'on a affaire à des éléments nouveaux : ainsi, dans le cas des OGM, leur introduction est trop récente pour qu'une dangerosité puisse être établie.

Le troisième élément de classification à prendre en compte est la nature des expositions humaines. Certains facteurs de risque concernent de petites populations. Dans d'autres cas, au contraire, l'exposition au risque concerne des populations importantes. La contamination des aliments par des micro-organismes n'est pas nouvelle, mais, pendant très longtemps, le nombre de consommateurs qui pouvait être exposé à un facteur de risque était très limité. Depuis quelque temps, nous observons des situations épidémiologiques où de vastes populations sont exposées à des facteurs de risque et d'une façon soudaine : ceci est évidemment lié à la nature même de l'exposition qui est nouvelle, à l'égard de laquelle nous ne sommes pas préparés. Pour prendre un exemple : on a vu apparaître il y a quelques années une bactérie alors inconnue, l'Escherichia coli - O 157 H7 -, dont on a découvert quelle contaminait la viande. La découverte a été faite aux États-Unis suite à une épidémie née de viande contaminée et distribuée par les chaînes de fast food.

Ce phénomène d'exposition de fortes populations constitue l'occasion, pour des bactéries qui ne se seraient peut-être jamais développées de façon épidémique, d'émerger alors qu'elles existaient sans doute depuis longtemps. Ce sont de nouveaux modes d'exposition qui leur ont permis de s'exprimer sur le mode épidémique. On peut procéder à une analyse semblable à propos du prion qui a d'abord été repéré en Papouasie - Nouvelle Guinée lors de maladies qui résultaient de rites funéraires où la famille ingérait le cerveau du défunt. Dans une telle situation, il n'y avait évidemment pas de risque épidémique. Le jour où a été recréée une situation de contamination analogue à l'échelle de plusieurs centaines de milliers de bovins anglais à qui on a fait consommer des farines d'os et des farines animales avec des tissus nerveux, on a établi les conditions d'une vaste épidémie d'un type entièrement nouveau. Quand on parle de sécurité alimentaire, il faut prendre en compte la soudaineté de la survenue des problèmes et l'importance des populations qui vont y être exposées en peu de temps.

L'apparition de nouveaux risques constitue une autre caractéristique de la situation actuelle. On a, dans les dernières années, introduit dans la chaîne alimentaire des pratiques tout à fait nouvelles : O.G.M., anabolisants de synthèse... qui exposent des populations nombreuses à des facteurs de risque dont nous ne connaissons pas les effets. Cela crée une probabilité de dangers qui se conjugue avec la conscience aiguë que porte la population à tout ce qui pourrait menacer sa santé. C'est une situation nouvelle en matière d'épidémiologie.

Examinons maintenant les méthodes d'approche dont nous disposons actuellement en matière de sécurité sanitaire. Comment la prise en charge de ces problèmes de sécurité sanitaire s'effectue-t-elle aujourd'hui ?

Elle comporte un certain nombre d'étapes auxquelles correspondent des activités spécifiques.

La première est, bien entendu, l'évaluation du risque. La seconde est réglementaire : c'est l'établissement de normes. La troisième relève du contrôle du respect de ces normes. La quatrième est constituée par des actes de police administrative et judiciaire. Vient enfin l'évaluation de l'efficacité de l'ensemble de ce processus par l'épidémiologie, c'est-à-dire par la surveillance des problèmes de santé dans l'ensemble des populations, dont les résultats peuvent être intégrés dans une nouvelle phase d'évaluation des risques, et la boucle est ainsi bouclée.

L'évaluation des risques dans le domaine alimentaire pose des problèmes différents, comme je l'ai noté plus haut, selon que l'on se trouve en présence de facteurs dont les risques sont avérés, tels les facteurs microbiologiques, ou de facteurs de risque dont le caractère dangereux pour l'homme n'est pas établi de façon définitive comme c'est le cas pour de nombreux contaminants chimiques : ainsi, ce n'est que très récemment que la dioxine a été classée définitivement comme cancérigène pour l'homme, même si cela fait des dizaines d'années qu'on la soupçonnait de l'être. Il faut bien comprendre que le degré de preuve associé à la notion d'évaluation du risque ouvre un large éventail de possibilités. En l'absence de données épidémiologiques chez l'homme, on s'en réfère à des expérimentations sur l'animal dont les résultats ne sont pas toujours faciles à extrapoler, ce qui pose des problèmes quand on doit décider de leur validité par rapport à l'homme.

Pour l'évaluation des risques alimentaires, nous disposons aujourd'hui en France d'un dispositif composé de deux organismes : l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments et l'Institut de veille sanitaire. L'Institut de veille sanitaire est axé sur l'homme : on étudie les maladies dont peuvent souffrir des populations et éventuellement, on essaie de les rapporter à des expositions alimentaires, mais également environnementales ou comportementales. L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, pour sa part, est axée sur les aliments : on y évalue les dangers et les risques associés à la consommation de certains aliments. L'évaluation est donc ici d'un autre niveau, puisque l'évaluation ne se fait pas en étudiant des populations exposées, mais en tenant compte des connaissances scientifiques et des données disponibles.

La deuxième étape est celle de la réglementation qui établit les niveaux, les seuils d'exposition acceptables pour l'homme. En France, le Conseil supérieur de l'hygiène publique joue toujours un rôle dans ce domaine, mais la question de la réglementation est essentiellement traitée au niveau européen. Ce n'est pas sans inconvénients dans la mesure où les règles ne recouvrent pas l'ensemble du champ et où on sera de plus en plus souvent amené à procéder à des évaluations relatives à des situations de risque locales pour lesquelles les réglementations européennes qui s'appliquent à des situations d'exposition générales risquent de se révéler insuffisantes.

Le contrôle, troisième étape du processus, repose sur deux types d'activités : celles mises en _uvre par les industries agroalimentaires qui effectuent des contrôles de processus, et, au niveau supérieur, les activités de contrôle de différents organismes publics qui effectuent des inspections et vérifient que les règlements, les normes, les seuils d'exposition sont bien respectés. En cas de non-respect des normes, ou de fraudes, des activités de police conduisent au retrait volontaire ou forcé des aliments fautifs. Au bout de la chaîne, la surveillance est organisée par l'Institut de veille sanitaire : il a une activité d'alerte et peut être amené à découvrir des toxi-infections alimentaires ou d'autres maladies qui n'auraient pas été repérées par l'ensemble du processus.

Après cet exposé général, je suis prêt à répondre à vos questions.

M. le Rapporteur : Vous avez fait mention, Docteur, du problème dont on a parlé ce matin à la radio : à savoir la présence de listeria sur des munsters. Pouvez-vous nous décrire comment, précisément, les choses se sont passées ? Comment la contamination a été découverte, et quel a été le cheminement de cette affaire ? Même si elle est localisée, elle peut nous fournir un bon exemple de la façon dont les choses se passent en pratique.

M. Lucien ABENHAIM : Je ne peux pas vous en parler très longuement : le papier que je vous ai dit avoir signé hier n'était qu'un communiqué de presse. Un autre communiqué avait par ailleurs été publié par l'entreprise concernée qui est adhérente à un service de communication fondé conjointement par un certain nombre d'industriels. C'est, dans ce cas, l'entreprise elle-même qui a découvert la présence de listeria au cours de ses propres contrôles et qui a décidé de retirer les lots suspects dans la zone concernée. Il s'agit là d'une situation que l'on rencontre assez fréquemment, en l'occurrence, la troisième depuis ma prise de fonction, il y a deux mois. Toutefois, l'une de ces affaires avait été détectée à la suite d'une toxi-infection alimentaire, alors que dans le cas du munster, aucune intoxication n'a été encore signalée.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué la possibilité que le développement de certaines pratiques alimentaires permette la révélation et l'expression de bactéries telle que, je crois, l'Escherichia coli. C'est dire, comme on s'en doutait, que notre environnement compte des bactéries qui n'attendent que de pouvoir se révéler.

Il est une question sur laquelle je veux vous demander votre avis de médecin : ne court-on pas ce type de risque en cas d'utilisation généralisée des O.G.M. ? Bien sûr, les O.G.M. peuvent présenter une dangerosité par eux-mêmes, mais pensez-vous qu'ils puissent, par ailleurs, favoriser la révélation et l'expression de bactéries nocives jusqu'à présent au repos ? Enfin, une dernière question relative au prion. Si j'ai bien compris, le prion est une protéine qui s'exprime suite au traitement de carcasses animales. Connaît-on des exemples de prion ayant une origine végétale ? Connaît-on les conditions d'apparition du prion : est-il latent au niveau de la cellule ? Faut-il un traitement, par exemple thermique, pour provoquer sa libération ?

M. Lucien ABENHAIM : Vous me posez là des questions qui sortent un peu de mon domaine de compétence. Il n'est pas certain que, sur ces points, mon opinion, en tant que Directeur général de la Santé, soit plus importante que celle des scientifiques. Je ne suis un spécialiste ni des OGM ni des prions : vous aurez l'occasion, j'imagine, de rencontrer M. Dormont, spécialiste des prions, M. Axel Kahn ou d'autres encore, spécialistes des O.G.M. Néanmoins, ces deux questions ont un rapport avec mon domaine de compétence à la Direction générale de la santé.

Vous avez demandé si les O.G.M. pourraient réveiller des bactéries au repos. La question est d'importance, car elle renvoie à la grande question de savoir si nos interventions peuvent entraîner des perturbations écologiques aux conséquences néfastes. Je ne crois pas qu'il existe pour l'heure de réponse scientifique précise à votre question. Mais il est important, dès lors qu'on se pose des problèmes de sécurité sanitaire, de savoir que toute intervention aujourd'hui sur le processus peut avoir des conséquences écologiques et, plus tard, épidémiologiques. Ce qui est important dans la question des OGM, alors que nous sommes dans une période de forte incertitude, c'est d'établir des critères de décision. D'aucuns diront : " Mais comment décider en période d'incertitude ? ". A quoi il faut répondre que la question des décisions à prendre ne se pose que dans des situations d'incertitude. Quand il y a certitude, il n'y a plus rien à décider. Aujourd'hui, nous sommes dans une période de très forte incertitude et nos critères de décision doivent être d'autant plus stricts, d'autant plus clairs. Ils sont non seulement de santé publique, mais aussi des critères politiques.

Sur les prions, vous m'avez posé des questions précises. Aujourd'hui, les prions sont exclusivement associés à des expositions animales. Vous avez fait allusion à la question des conditions d'apparition, en parlant d'un traitement thermique : en réalité, un traitement thermique à température élevée de 134° les fait disparaître. Ce qui est actuellement établi en matière de conditions d'exposition, c'est la consommation de tissus nerveux et de tissus lymphatiques où se concentrent les prions à des doses infectantes. On a constaté des contaminations par greffes de tissus - cornées -, probablement aussi par le contact d'instruments non stérilisés.

Mme Laurence DUMONT : Ma question complète celle de M. le Rapporteur sur les munsters contaminés. Pour reprendre vos classifications, la norme sur la listeria est, je pense, européenne. Dès lors comment se conjuguent la norme et le danger lié à la présence de listeria, classifié comme fort ?

Par ailleurs, vous avez indiqué que vous aviez vérifié le communiqué de presse. Je voudrais savoir qui, concrètement, le signe et connaître les conséquences de ce communiqué. On a entendu dire à la radio qu'il ne fallait pas consommer ces produits. L'entreprise elle-même a rappelé les lots qui étaient en vente dans les grandes surfaces. Mais se préoccupe-t-on dans un tel cas de figure de faire revenir les produits qui ont été achetés par les particuliers ?

M. Lucien ABENHAIM : Ce cas est intéressant, car ici le danger est établi : nul doute que la listeria est pathogène pour l'homme et même d'une pathogénicité élevée. Pour se poser la question du risque, c'est-à-dire connaître la probabilité de contamination de la population, il est besoin de connaître deux facteurs : le nombre de personnes exposées et la population exposée. On peut la poser dans le cas du munster contaminé par la listeria, mais on peut aussi la poser d'une façon plus générale en se demandant quelle est en France la probabilité d'avoir une maladie grave ou mortelle associée à la contamination de fromages au lait cru. Dans les deux cas, le résultat du calcul ne sera pas le même. Dans le premier, il est clair qu'une exposition à ces fromages contaminés représenterait une probabilité de risque très élevée de développer une maladie, probabilité tout à fait inacceptable et qui exige que l'on intervienne. Dans le second cas, la probabilité est beaucoup plus faible, même si elle est loin d'être nulle. Il y a donc un problème de gestion des risques qui doit tenir compte de critères divers qui ne sont pas tous de santé publique.

Nous distinguons bien ici le danger et le risque.

Il semble que, dans le cas des fromages, la société française accepte des niveaux de risque beaucoup plus élevés que pour d'autres problèmes de sécurité alimentaire où le danger est plus faible et moins bien établi. Une étude récente réalisée par le Center for Disease Control montre que les États-Unis enregistrent chaque année 350 000 hospitalisations pour toxi-infections alimentaires, entraînant 1 500 morts, ce qui, rapporté à la France, représenterait 50 000 hospitalisations annuelles pour toxi-infections alimentaires. Il est possible que l'alimentation française soit très différente de l'alimentation américaine et que l'on ne puisse pas réaliser une telle extrapolation. Quoi qu'il en soit, le risque d'une toxi-infection alimentaire en général est important en termes de santé publique. On n'est pas ici dans un cas de risque imaginaire, de peur totalement irraisonnée.

M. le Président : Les États-Unis ont fait un décompte précis de leurs hospitalisations pour toxi-infections alimentaires. Pour ce qui concerne la France, outre cette extrapolation par simple règle de trois dont vous avez parlé, existe-t-il chez nous des décomptes qui permettent de connaître le nombre de personnes effectivement hospitalisées pour ce motif ?

M. Lucien ABENHAIM : Notre Institut de veille sanitaire est très jeune, puisqu'il a été créé par la loi du 1er juillet 1998. Il fait suite au Réseau national de santé publique né il y a quatre ou cinq ans. Alors que le Centre américain a cinquante ans. Nous sommes en retard sur les Américains ; en revanche, nous sommes en avance sur le reste de l'Europe. La question a été posée à cet Institut d'entreprendre une étude similaire et M. Drucker, son directeur, a accepté : nous aurons donc d'ici un an ou deux des résultats fondés sur une étude statistique. Nous avons tout de même des indicateurs qui nous permettent de savoir que nous sommes loin d'être exempts de ce problème.

Sur le communiqué de presse, il m'en a été montré une première version hier soir peu avant mon départ du Ministère et je vais devoir aujourd'hui y revenir. Vous me demandez qui signe. Selon l'importance du problème, ce peut être tout représentant de l'État, à l'échelon local, la D.D.A.S.S., ou le Préfet, à l'échelon national, le Directeur général de la santé ou le Secrétaire d'État à la santé voire le Ministre des affaires sociales. En règle générale, les communiqués de presse qui arrivent à la Direction générale de la santé sont toujours vérifiés par le cabinet du Secrétariat d'État à la santé. Dans le cas qui nous occupe, il y a eu deux communiqués de presse : l'un de l'entreprise, l'autre de la Direction générale de la santé.

Pour ce qui concerne le retrait des lots contaminés, on peut être conduit à des interventions qui nous mènent jusque chez les particuliers. Dans le cas présent, nous allons d'abord vérifier les mesures décidées par l'entreprise. Cela dépend du type de toxi-infection auquel on a affaire. Quand l'infection est peu grave, on se contente de communiqués de presse et d'informer la population. Si l'on est confronté à des probabilités de toxi-infection plus graves ou plus importantes, ce qui dépend à la fois du type de bactérie concerné et de son degré de concentration, on peut être amené à mettre sur pied de véritables campagnes de recherche des produits contaminés.

M. Germain GENGENWIN : D'abord, une question d'ordre pratique. Sur le terrain, quels sont vos relais : les services vétérinaires ou la D.D.A.S.S. ?

Ensuite, vous avez parlé des soupçons qui pèsent sur les O.G.M. Il serait important qu'on puisse être fixé sur la réalité de leur nocivité. Je pense particulièrement au maïs. Je ne peux pas admettre que les Américains laissent se répandre des cultures d'O.G.M. sans prendre un maximum de précautions. J'ai posé la question au Prix Nobel Jean-Marie Lehn ; il était formel : il achèterait en premier des produits étiquetés O.G.M. ! Peut-on en rester à des soupçons, alors que les O.G.M. pourraient nous faire économiser ces milliers de tonnes d'insecticides qu'on envoie dans la nature ? Ne faut-il pas en tenir compte ? Un maraîcher me disait : " Une cliente qui trouve un puceron dans une de mes salades me fait un scandale, mais elle ne me demande jamais si deux jours plus tôt, j'ai traité cette salade ! ".

M. Lucien ABENHAIM : Nos relais sur le terrain sont les D.D.A.S.S. Les services vétérinaires sont plutôt les relais de la Direction générale de l'alimentation. Je rappelle que cette Direction intervient au niveau de la réglementation et du contrôle dans la chaîne alimentaire, en excluant les produits eux-mêmes qui sont de la compétence de la Direction générale de la consommation et de la répression des fraudes, D.G.C.C.R.F. Nous tenons des réunions régulières de travail entre nos trois directions. Un protocole d'accord a été signé très récemment entre nous qui avons conjointement la tutelle de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments, l'A.F.S.S.A.

Quant aux soupçons portant sur les O.G.M., vous avez évoqué un certain nombre de critères qui doivent nous aider à réfléchir sur ce sujet. Il est sans doute inadmissible de rester au niveau des soupçons, mais il est aussi absolument impossible de sortir de l'ère du soupçon, et il nous faut bien l'accepter. De nouveaux produits sont mis sur le marché, nous avons une exposition de populations très importante ; la science n'est pas capable, à court terme, de fournir une réponse sur la dangerosité d'un produit. Pour avoir été épidémiologiste et avoir fait de la pharmaco-épidémiologie pendant de nombreuses années, j'ai été amené à plusieurs reprises à intervenir sur des produits pharmaceutiques qui avaient fait l'objet d'évaluations extrêmement serrées avant leur mise sur le marché mais qui, une fois utilisés à très grande échelle, se sont révélés dangereux. On ne peut pas évaluer totalement la toxicité de tel ou tel produit et, chaque année, on retire du marché un nombre non négligeable de produits pharmaceutiques qui avaient pourtant été évalués très sérieusement avant leur mise sur le marché. Cela dit, on ne peut pas en rester aux soupçons, on ne peut en faire le seul élément de la décision. On peut sortir de la spirale infernale du soupçon à l'aide de procédures. Vous nous avez fourni quelques éléments quand vous avez parlé des insecticides. Je citerai un exemple en dehors des O.G.M. : celui du sang britannique pour la transfusion sanguine. Le Canada et les États-Unis ont décidé d'exclure du don du sang tous leurs citoyens ayant passé plus de six mois en Angleterre entre 1980 et 1996. Notons qu'on n'a jamais démontré que la transfusion sanguine était un moyen de transmission des affections à prions. Il n'y a donc aucun moyen de calculer rigoureusement un risque. Comment ont-ils donc fixé ce délai de six mois ? Ils l'ont fait en calculant que se passer des donneurs ayant demeuré six mois ou plus en Angleterre ne leur ferait perdre que 3 % des dons de sang, ce qu'ils ont considéré comme un taux de perte acceptable. C'est ainsi qu'ils ont géré le risque tout en n'ayant aucune donnée sur ce risque, en retenant un critère extérieur au problème.

Dans le cas des O.G.M., il est clair qu'on ne peut avoir que des critères extérieurs, puisque nous n'avons pas aujourd'hui les moyens de connaître l'étendue du risque pour la population actuelle ou pour les générations futures. C'est donc un critère extérieur qui a été appliqué quand Bruxelles a décidé de limiter à 1 % la quantité d'O.G.M. dans un produit pour rendre obligatoire son étiquetage comme O.G.M. Dès lors, la perception du consommateur joue un rôle fondamental. On informe la population de la présence d'O.G.M., tout comme on l'informe de la présence d'additifs alimentaires, de colorants, d'agents conservateurs... Et on laisse à la charge des producteurs d'O.G.M. de faire admettre à la population que le risque n'est pas plus grand que celui des autres additifs, voire qu'il présente des aspects positifs. Pour reprendre votre exemple, on a plus de preuves de la nocivité de certains insecticides que de celle des O.G.M. Dans la gestion de ce type de risques, ce dont la population a besoin aujourd'hui, c'est d'être informée, sans nier les risques alors que nous n'avons pas les moyens de prouver qu'ils sont inexistants : on l'informe de la présence de tel ou tel produit et on la laisse choisir sa ligne de conduite.

M. André ANGOT : Les O.G.M. évoqués peuvent se passer d'insecticides, parce qu'ils produisent génétiquement des insecticides. Le problème est donc de savoir si, en consommant la plante modifiée, on ne consomme pas en même temps l'insecticide qu'elle a produit.

Vous avez également parlé des modes de transmission des prions, par exemple les greffes. Il faut souligner que si on compte en France un seul cas de variante de Creutzfeld-Jacob dû à l'E.S.B., la principale cause de contamination a été l'hormone de croissance. Par ailleurs, on a beaucoup parlé, en Angleterre comme en France, d'une diffusion du prion par les insectes présents dans les pâtures, en particulier pour la tremblante du mouton. On a également évoqué la présence de prions dans les boues des stations d'épuration. En cas d'épandage de ces boues sur les pâturages, ne doit-on pas craindre une contamination des insectes et par eux de l'ensemble des ruminants qui consomment cette herbe ?

M. Lucien ABENHAIM : À propos des insecticides, votre question est intéressante, parce qu'elle montre comment on peut débattre de ces questions même en l'absence de preuves. Vous avez déplacé le problème à un niveau de comparaison qui est intéressant. En dressant la liste de tous ces critères, on doit parvenir à un débat ouvert, raisonné et transparent. J'aurais dû parler tout à l'heure des contaminations à prions par les hormones de croissance, puisqu'elles entrent dans la catégorie des contaminations par les tissus nerveux. Quant au problème des insectes comme vecteurs du prion, il faut savoir que l'avis récent de l'A.F.S.S.A. pour la non-levée de l'embargo sur les viandes britanniques s'est appuyé sur l'hypothèse, fondée sur une évaluation des données disponibles, qu'une troisième voie de contamination existerait. La première voie par les farines animales et la seconde par transmission maternelle ont été convenablement combattues par les mesures liées à l'embargo. Mais le Comité Dormont, au vu des données britanniques, a éprouvé des doutes relatifs à une troisième voie de contamination qui pourrait, entre autres, être celle que vous évoquez. Auquel cas, l'épidémie ne pourrait être considérée comme entièrement contrôlée par les mesures actuellement appliquées. Nous allons donc devoir continuer à être très attentifs, et pas seulement en Grande-Bretagne. Chez nous aussi, on continue à utiliser des farines animales pour les porcins et l'aviculture et nous ne sommes pas à l'abri de la troisième voie de contamination si elle existe. Mais il faut gérer ces problèmes sur des critères autres que des hypothèses biologiques, car on peut avancer toutes sortes d'hypothèses biologiques, même les plus terrifiantes. Les critères de décisions doivent se situer au plus près des probabilités de risques pour l'homme.

M. le Président : Merci de votre participation.

Audition de M. Yves COQUIN,
sous-directeur de la veille sanitaire à la Direction générale de la santé

(extrait du procès-verbal du Jeudi 6 janvier 2000)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

Monsieur le Président Félix LEYZOUR et M. le Rapporteur Daniel CHEVALLIER se rendent au bureau du Docteur COQUIN, à la Direction générale de la santé, où ils sont accueillis.

M. le Président rappelle au Docteur COQUIN que les dispositions législatives relatives aux commission d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le Docteur COQUIN prête serment.

Dr Yves COQUIN : Monsieur le président, je ne me déroberai pas au serment. Vous m'interrogez sur des faits objectivement prouvés, établis, mais aussi sur des opinions ou des jugements. Or ces jugements peuvent ne pas forcément refléter la "vérité". Celle-ci correspond à ce que nous pensons, à ce que nous avons vécu. Si je suis catégorique sur certaines de mes opinions, je ne prétends pas que ce soit toute la vérité et rien que la vérité. A cette nuance près, je suis prêt à vous dire que je m'engage à vous dire la vérité pleine et entière.

M. le Président : C'est une procédure qui vaut pour tout le monde. La parole est à notre rapporteur, M. Chevallier.

M. le Rapporteur : J'aimerais que vous nous parliez du mode de fonctionnement de la veille sanitaire sous tous ses aspects et, notamment, des "bureaux" mis en place pour l'observation de la santé, des maladies transmissibles, des différents risques, de l'alimentation et de l'eau.

Dr Yves COQUIN : Je voudrais que vous ne vous abusiez pas sur ce terme de " veille sanitaire ", qui a été choisi pour cette sous-direction à la fin de 1992, lors de la réorganisation de la direction générale de la santé, alors que le concept de " sécurité sanitaire " venait d'émerger dans le cadre des travaux préparatoires de la loi sur la transfusion sanguine.

L'analyse du contenu d'une activité de veille conduit à penser qu'il s'agit d'une activité d'observation systématique dans un domaine industriel, scientifique ou technique, permettant d'identifier le plus tôt possible tout élément nouveau susceptible, soit de bouleverser, de modifier ou d'infléchir une stratégie industrielle ou de recherche, soit d'apporter à une administration des éléments d'information nécessitant la prise de décisions nouvelles.

J'ai pris mes fonctions le 3 janvier 1993 à la direction générale de la santé, donc dans un contexte de réorganisation. J'ai pris alors en charge une sous-direction qui existait précédemment, la sous-direction de la prévention générale et de l'environnement, qui est ainsi devenue la sous-direction de la veille sanitaire. La part d'activité de " veille " à proprement parler ne représente pas plus de 10 % de l'activité de cette sous-direction.

L'activité de veille nécessite, en effet, une organisation particulière à laquelle on consacre des moyens spécifiques. Or les moyens et les missions par ailleurs dévolus à cette sous-direction font qu'elle est plus orientée vers l'évaluation, la gestion et la prévention des risques, c'est-à-dire vers des activités de mise en sécurité sanitaire plutôt que vers des activités de veille sanitaire.

C'est d'ailleurs d'un constat de ce type qu'est née la création de l'Institut de veille sanitaire. Ce constat ne s'applique pas seulement à la sous-direction de la veille sanitaire ; il concerne aussi d'autres services de la direction générale de la santé.

Dans la prochaine réorganisation, la sous-direction de la veille sanitaire sera scindée en deux, car elle était devenue monstrueuse en termes de poids. Cependant, elle avait - et elle a toujours, à mes yeux, - l'avantage majeur de se consacrer entièrement à ce que j'appellerai les " risques extrinsèques " auxquels l'être humain est exposé.

On oppose ces risques " extrinsèques " aux risques " intrinsèques " inclus dans notre génome, qui nous exposent au vieillissement, à un certain nombre de maladies, maladies métaboliques, générales et probablement aussi au cancer. A côté de cela, notre environnement général, qu'il s'agisse de l'environnement au sens écologique du terme, de notre environnement professionnel, ou de notre habitat, nous expose à grand nombre de risques qui se sont accumulés au fil des décennies, voire des siècles. Quand on découvre les conséquences de ces risques " extrinsèques ", on est amené, au cas par cas, à prendre un certain nombre de mesures, pour les prévenir ou pour les combattre. Risques intrinsèques et extrinsèques sont par ailleurs modulés par des facteurs comportementaux (tabac, régime alimentaire, ...)

Notre sous-direction consacre ses travaux à l'évaluation, à la prévention et à la gestion des risques extrinsèques à l'homme. Ce que nous faisons s'apparente ainsi plus à la prise de mesures destinées à assurer la sécurité sanitaire, qu'à conduire de la veille sanitaire à proprement parler.

Vous avez pu avoir l'impression que le rôle d'évaluation des risques est mis entre parenthèses ; c'est parce que, si nous prenons une part très active dans la gestion du risque et dans les mesures de prévention, l'évaluation des risques nous est dictée en fait par les circonstances auxquelles nous sommes confrontés. Nous n'y procédons pas nous-mêmes, elle est confiée en fait à des instances scientifiques consultatives. Je dirais qu'elles étaient, avant la lettre, indépendantes. La sous-direction de la veille sanitaire est divisée en bureaux correspondant à de grandes catégories de risques. Cette expertise était dévolue auparavant au conseil supérieur d'hygiène publique de France qui comporte plusieurs sections, dont la commission de toxico-vigilance compétente pour les substances toxiques. "Etait dévolue" car la création des agences a entraîné des modifications.

Pour évoquer son organisation, cette sous-direction était - je parle déjà au passé - divisée en quatre bureaux en 1992-1993, auquel s'est adjoint un cinquième bureau. Le premier bureau (V.S.1.) avait une organisation transversale touchant à l'observation de la santé et au système d'alerte. Le bureau V.S.2. concerne les maladies transmissibles, car les agents infectieux font bien partie des risques extrinsèques. Il y a des liens évidents entre certains d'entre eux et des modifications environnementales importantes. Le bureau V.S.3. est un bureau un peu " chimérique " regroupant tout ce qui a trait à l'évaluation, à la gestion et à la prévention des risques liés aux substances chimiques, à l'habitat et à l'alimentation. Le bureau V.S.4. est relativement plus homogène, car il s'occupe des eaux et le bureau V.S.5., créé au milieu de l'année 1995, est consacré à la radioprotection.

Voilà ce que je peux vous dire à la fois sur la portée de l'intitulé de la sous-direction, sur ses missions, sur la façon dont nous fonctionnions jusqu'à présent pour ce qui est de l'évaluation du risque et sur sa composition.

La création des agences a introduit un certain nombre de modifications dans le fonctionnement et l'organisation de cette sous-direction. En juin 1992, un arrêté a créé le groupement d'intérêt public (G.I.P.) dénommé réseau national de santé publique. Ce G.I.P. a été créé dans un double objectif :

M. le premier était de rassembler, regrouper et animer les diverses sources de données épidémiologiques, concernant les maladies transmissibles et les facteurs environnementaux.

M. le deuxième était de développer l'épidémiologie d'intervention, l'épidémiologie de terrain et, en particulier, de permettre, face à des situations qui impliquaient des enquêtes immédiates et éventuellement une réaction rapide des pouvoirs publics, de coordonner les investigations (auxquelles participent bien entendu les services déconcentrés du ministère de la Santé, les médecins inspecteurs et les ingénieurs du génie sanitaire) quand le phénomène débordait les limites de l'unité administrative que représente le département.

L'expérience de l'épidémie de listeria en 1992 l'a bien démontré, la coordination en matière d'enquête est particulièrement difficile à conduire. Elle peut difficilement être conduite depuis le ministère comme c'était le cas lors de cette épidémie; elle doit être conduite avec des personnes susceptibles de se déplacer sur le terrain et de faire la navette entre divers endroits du territoire. Le réseau national de santé publique a amplement assuré, à notre satisfaction sans réserve, cette fonction de coordination quand il y avait des enquêtes de nature épidémiologique à mener sur le terrain. Le réseau national de santé publique a travaillé avec nous en parfaite intelligence.

Pendant toute la période qui s'est écoulée jusqu'à présent, nous nous sommes efforcés d'avoir avec lui des liens périodiques. Un comité de liaison se réunissait tous les quinze jours pour faire le point sur les opérations en cours, sur les problèmes à venir et régler des différends. Une montée en charge considérable a permis de faire surgir et d'analyser un nombre sans cesse plus important de situations nouvelles pour lesquelles nous avons dû trouver des réponses adaptées.

Pour nous, la principale conséquence de la création du réseau national de santé publique a été double : d'une part, elle a permis de disposer d'un outil de recherche épidémiologique appliquée et, d'autre part, elle a fait monter en charge de façon considérable la fonction de gestionnaire de risque, plus particulièrement de la sous-direction, mais de manière générale de la direction générale de la santé.

Après la loi du 1er juillet 1998, l'agence française de sécurité sanitaire des aliments (A.F.S.S.A.) a été créée au printemps 1999. Cette agence a eu pour conséquences de regrouper dans le domaine de l'alimentation des instances d'expertise éparses et réparties auprès de trois directions de trois ministères différents : l'Agriculture, la Consommation et la Santé pour des raisons historiques de partage de compétences. Ce regroupement de l'expertise a été bénéfique à mes yeux et nous le souhaitions.

Il est encore trop tôt pour dresser un bilan. Il ne s'agit pas de juger ce qu'a apporté l'agence française de sécurité sanitaire des aliments. Les événements de l'été et de l'automne 1999, l'affaire du poulet belge à la dioxine, du Coca Cola, de la "vache folle" ont bien montré l'utilité d'avoir un lieu où l'expertise était regroupée et était, en quelque sorte, distincte du lieu où s'effectuait la gestion et où se prenaient les décisions d'ordre administratif et politique.

Cela dit, il est encore trop tôt pour dire comment on travaille réellement avec l'A.F.S.S.A., dans la mesure où celle-ci s'appuie sur des commissions qui continuent à exister et que nous continuons à gérer sur le plan administratif et du secrétariat. Je m'en suis entretenu avec l'A.F.S.S.A. et je pense que l'agence pourra bientôt reprendre à son compte le secrétariat de la section de l'alimentation et de la nutrition. Pour l'eau, cela est plus compliqué et ne se fera que plus tardivement.

Un protocole a été élaboré et signé entre les trois directeurs de l'administration centrale et le directeur général de l'A.F.S.S.A., qui règle les diverses modalités de coordination, coopération et articulation de l'agence et des trois directions d'administration centrale. A l'instar de ce que j'avais fait pour le réseau national de santé publique, nous avons mis en place avec l'Agriculture et la D.G.C.C.R.F. un comité de liaison dont la troisième réunion a eu lieu mardi après-midi à la D.G.C.C.R.F.

Tant en ce qui concerne les saisines, la façon dont elles sont décidées, soit de façon tripartite, soit de façon conjointe entre deux des trois directions, soit par l'une des directions pour des questions relevant de sa compétence stricte, qu'en ce qui concerne les échanges d'informations et le traitement des urgences, j'estime que le mode de fonctionnement de l'A.F.S.S.A. et son mode d'articulation avec la D.G.S. sont tout à fait satisfaisants. Il est clair que l'on n'en est qu'à un stade de fonctionnement préliminaire. En particulier, l'agence est en train de réorganiser ses groupes d'experts. Il faudra voir comment se fait ce fonctionnement quand les groupes d'experts se seront substitués aux anciennes instances existantes. C'est vrai qu'aujourd'hui encore, chaque administration a encore des liens plus privilégiés avec chacune des instances qu'elle avait comme instrument d'expertise jusqu'à présent.

Voilà le " balayage " que je peux faire sur le mode de fonctionnement de la sous-direction, sur ses missions et ses relations avec les agences. Nous travaillons bien sûr avec d'autres agences, mais c'est mineur pour la sous-direction en termes d'activité par rapport à l'Institut de veille sanitaire et à l'A.F.S.S.A.

M. le Président : Nous avons abordé ces questions avec l'A.F.S.S.A. où nous étions ce matin. Du point de vue de la relation avec l'A.F.S.S.A. et du travail en commun, y a-t-il des problèmes particuliers ?

Dr Yves COQUIN : Les agences sont en passe d'introduire un bouleversement de l'organisation de l'Etat. Sans vous dire qu'à mon sens, on est allé trop loin, je pense qu'il y a peut-être un risque à aller trop loin dans ce domaine. Dans l'état actuel des choses, les agences qui ont été créées, à savoir l'agence du médicament élargie en A.F.S.A.P.S., l'O.P.R.I., l'établissement français du sang, et l'A.F.S.S.A. sont des agences qui se justifiaient totalement. Les relations que nous avons avec ces agences sont normales. Certains membres des structures existantes sont obligés de faire leur deuil d'un mode de fonctionnement et d'une organisation ancienne à laquelle ils étaient habitués. Je pense que l'on ne peut pas toujours avoir le regard tourné vers le passé et que, dès lors que ces agences existent, il faut les faire fonctionner. Il est dans l'intérêt de tout le monde que ces agences fonctionnent bien et que l'articulation entre elles et les directions de l'administration centrale se passent le mieux possible. Les relations avec les personnes de l'agence française de sécurité sanitaire des aliments sont bonnes, voire excellentes.

M. le Rapporteur : Cela ne tient-il pas aux personnes ?

Dr Yves COQUIN : Cela tient certainement aux personnes, parce qu'il n'y a pas de relations interstructurales qui ne passent pas par des individus. Si certains individus veulent pervertir certaines relations, introduire de la suspicion, camoufler des informations, on peut très facilement aller à l'échec. Je témoigne qu'aujourd'hui, les relations existant entre l'A.F.S.S.A. et la direction générale de la santé sont bonnes, voire excellentes. Si on ne comprend pas quelque chose, on se téléphone. Il m'arrive d'appeler son directeur général ; j'ai des relations très cordiales avec Mme Eloi*. M. Ambroise Martin, directeur de la structure réservée à l'évaluation de la sécurité sanitaire et nutritionnelle, était membre du Conseil supérieur avec lequel nous avons des relations très confiantes. Quant à son directeur adjoint, Marie-Hélène Loulergue, c'est un pharmacien inspecteur qui a travaillé avec moi quand j'étais à la direction de la pharmacie dont j'apprécie beaucoup la rigueur et nous cogérons ensemble la section de l'eau du Conseil supérieur.

Autant dans le domaine de l'alimentation, la création de l'A.F.S.S.A. a conduit à un regroupement des instances d'expertises qui étaient éclatées, autant dans le domaine de l'eau, l'instance d'expertise qui était la section des eaux du conseil supérieur se trouve coupée en deux entre les compétences A.F.S.S.A. plus tournées vers l'eau au sens produit de consommation alors que la DGS garde des compétences dans la protection des ressources et dans l'évaluation d'un certain nombre de dispositifs d'assainissement et autres. Cette cogestion se fait sans aucun problème ni chaos. Il n'y a aucune fausse note dans le domaine de l'eau. Pourtant, je le craignais.

M. le Rapporteur : Vous nous dites que la création ou la mise en place de ces agences " dépouillent " l'administration centrale de certaines prérogatives. Je vous signale qu'un projet existe sur la mise en place d'une agence de sécurité sanitaire environnementale. A chaque fois, - cela s'est vu au niveau de la commission d'enquête -, on a rajouté un volet sanitaire. Je lisais des rapports faits au Parlement européen où figurait toute une démarche concernant le volet sanitaire. Qui dit volet sanitaire dit direction générale de la santé, c'est-à-dire tout un secteur qui vous préoccupe. Or, on arrive actuellement à cette mise en place de diverses structures qui se substituent à votre action.

M. le Président : Vous disiez que la création d'agences pouvait poser problème à l'Etat. J'aimerais que vous nous précisiez ce point.

Dr Yves COQUIN : Je n'ai pas dit que la création des agences avait abouti à " dépouiller " l'administration. La seule chose que j'aie dite, c'est qu'il y avait dans les structures existantes des personnes obligées de faire leur deuil d'un certain type de fonctionnement.

Si je parle de l'expérience privilégiée que j'ai vécue ici depuis 1993 au cours de ces sept années pleines, je peux dire que la création des agences s'est traduite pour nous par une augmentation considérable de notre charge de travail. C'est une idée d'une grande naïveté que de dire que la création des agences a enlevé à l'administration des responsabilités. Vous avez employé le terme de "prérogatives" que je n'aime pas ; je préfère celui de "responsabilités". Effectivement, dans les textes qui régissent notre action, nous sommes censés accomplir des missions parfois totalement disproportionnées par rapport aux moyens humains qui sont derrière. Je ne parle pas de prérogatives, mais de missions, de charges et de responsabilités.

Il est vrai que, jusqu'à présent, nous avions la responsabilité de conduire à la fois l'évaluation du risque et en même temps de proposer les schémas de solution pour la gestion et la prévention des risques. Malgré une histoire lourde à porter, je voudrais écarter pour la direction générale de la santé cette affirmation que l'expertise ait été inféodée à l'administration et aux décideurs. Pendant les sept années où j'ai exercé mes fonctions de sous-directeur de la sous-direction de la veille sanitaire, j'ai fait en sorte, d'autant plus scrupuleusement que j'ai moi-même été anciennement expert, que l'expertise du Conseil supérieur soit strictement indépendante et qu'il n'y ait en particulier aucune interférence entre le " politique "et le fonctionnement de cette expertise.

Il est évident que j'étais là pour recevoir de la part des cabinets des instructions pour que tel sujet soit examiné prioritairement ou que l'on aboutisse dans des délais les plus rapprochés à la proposition de solutions qui dépendaient d'une expertise pour telle ou telle situation.

M. le Rapporteur : Les interventions ministérielles ne portaient que sur des délais ?

Dr Yves COQUIN : Les interventions ministérielles portaient soit sur des questions à soulever, soit sur des délais. Je redis avec beaucoup de force que l'expertise du conseil supérieur était indépendante. A une nuance près ! Jusqu'à une date récente, le Conseil supérieur, comportait des représentants des administrations dotés de voix délibérative. Il est possible que par le passé, l'administration ait pu peser d'un poids "anormal".

D'autre part, les rapports du conseil supérieur et ses avis ne pouvaient jusqu'à une date récente, être rendus publics, qu'après accord de l'administration. J'ai obtenu sans difficulté qu'avec le décret de mars 1997 qui refonde et modifie le Conseil supérieur, l'administration ne siège plus à titre délibératif et que les avis du Conseil soient systématiquement publiés. Là aussi, je me porte garant qu'il n'y a jamais eu de censure vis à vis de la publication des avis du conseil. Il n'empêche que, même en soulignant l'évolution souhaitable et nécessaire opérée en 1997, je maintiens que le conseil supérieur était une instance indépendante. C'est clair et sans ambiguïté.

Pour revenir à votre question, je suis arrivé avec la mission de faire vivre le réseau national de santé publique dans l'interface avec ma sous-direction. Maladies transmissibles et environnement étaient dans la même sous-direction de la veille sanitaire. Nous étions l'interlocuteur privilégié au niveau central du réseau national de santé publique. L'articulation était simple.

D'une façon générale, je pense que l'évolution est inéluctable. Je ne suis pour rien dans l'idée de création d'un réseau national de santé publique. C'est ce qui me permet de dire a posteriori que je la juge excellente. J'ai rapidement perçu ce que cela pouvait apporter de façon confiante et il n'y a pas de raison que cela ne se passe pas bien, parce que l'histoire nous propulse. Nous avons cependant vécu un blocage et j'ai été obligé de gérer une crise ponctuelle au sein d'un des bureaux de la sous-direction.

M. le Rapporteur : De quel type de crise parlez-vous ?

Cette crise a été le fait de personnes qui ont mal vécu cela dans leur vie personnelle et qui ont changé d'affectation. C'est le rôle des structures d'encadrement de gérer ce genre de problème. Je ne veux pas que ce phénomène de perception individuelle soit monté en épingle. Pour moi, il existe une agence. La création de ces agences et de cette agence en particulier était amplement justifiée. Cette agence existant, il est hors de question que cela ne fonctionne pas. Il faut voir les choses comme cela.

Vous m'avez posé une question sur ce que j'entends par : "Cela peut poser des problèmes ". Je pense que l'on donne à ces structures d'expertise des moyens humains considérables qui n'avaient pas été donnés aux structures administratives censées faire ce travail auparavant. J'ai souvent dit que la sous-direction de la veille sanitaire s'occupait de l'évaluation - elle s'en occupe encore en partie - de la gestion et de la prévention de tous les risques extrinsèques qui représentent un domaine gigantesque : cela va des tétines de biberon aux rayonnements ionisants, en passant par les agents transmissibles, les problèmes liés à l'eau, la pollution atmosphérique, avec 40 agents de catégorie A dans une structure, alors qu'une agence comme celle du médicament disposait de 700 personnes et que l'élargissement de l'agence du médicament en A.F.S.A.P.S. s'est accompagné d'une centaine de postes supplémentaires.

Il est donc vrai qu'il y a une disproportion très importante entre les moyens conférés - à juste titre - à l'évaluation scientifique dans des domaines ponctuels et les moyens qui étaient et qui sont toujours, très étroitement mesurés aux structures d'administration qui étaient obligées de faire ce travail et qui seront obligées aujourd'hui de faire un travail de gestion de risque plus approfondi et plus lourd, dans lequel on sera amené à engager individuellement notre responsabilité juridique personnelle, en matière de gestion des risques.

M. le Rapporteur : Ce que vous dites n'est pas vrai : concernant l'A.F.S.S.A. notamment qui a été créée à partir de structures existantes, il n'y a pas eu de moyens supplémentaires. C'est une mise en place d'agence qui n'a pratiquement rien coûté.

Dr Yves COQUIN :  Je vous engage à vous pencher sur les demandes budgétaires de l'A.F.S.S.A. et le nombre de postes supplémentaires qui ont été créés. C'est certes sans commune mesure avec l'agence du médicament, mais au sein de cette sous-direction de la veille sanitaire, j'ai trois personnes - pas même 3 équivalents temps pleins - en tout et pour tout à mettre sur l'évaluation et la gestion des risques en matière d'alimentation ! Voyez la hauteur des effectifs de la division des risques sanitaires et nutritionnels. Même si cela ne se compte pas en centaines, cela n'a aucune commune mesure : tout le monde s'accorde à dire aujourd'hui, qu'à brève échéance, cette division devra comporter une cinquantaine de personnes. Entre 3 personnes, qui ne font pas 3 équivalents temps pleins, à la direction générale de la santé et une cinquantaine de personnes à l'A.F.S.S.A., vous voyez qu'il y a une différence d'échelle de l'ordre de 10.

J'ai dit que les moyens importants mis dans l'évaluation étaient amplement justifiés. Il est évident - et c'est la sonnette d'alarme que je tire - que les moyens mis dans l'évaluation permettra de la développer considérablement. On va sortir de plus en plus de situations, de phénomènes, d'études, qu'il va falloir suivre en matière de gestion. Or, il est plus confortable de faire de l'évaluation de risque que de faire de la gestion du risque. La gestion des risques nécessite de s'engager, en expliquant ce que les gens vont être amenés à supporter en termes de niveau de risque.

M. le Président : Si l'on avait donné les mêmes moyens aux structures existantes, aurait-on eu besoin de créer ces agences ?

Dr Yves COQUIN : Vous vous attendez à ce que je réponde non ! Je réponds oui, les agences apportent un autre élément. Elles sont dégagées d'un certain nombre de contingences. La séparation est propice à une expertise mieux organisée, qui se déroule mieux, qui est plus sereine, où les experts se reconnaissent mieux.

L'écueil est, qu'en multipliant les agences, d'une part, on risque de déstabiliser les structures amenées à porter la décision. Il n'est pas simple de s'articuler sur des agences, surtout quand on va se trouver confronté avec des agences communes à plusieurs ministères comme l'A.F.S.S.A. D'autre part, cela repose le problème des missions des diverses structures et du parallèle entre le rôle et les missions d'une agence, qui est un établissement public, et le rôle d'une direction d'administration centrale.

M. le Président : Les agences font une expertise et donnent un avis. Le pouvoir politique ensuite est amené à gérer le risque. Pour prendre sa décision de gestion du risque, il est amené à s'appuyer sur les structures existantes dans ces services. Comment voyez-vous ce fonctionnement ?

Dr Yves COQUIN : Je le vois dans ce que je vis, c'est-à-dire de façon un peu naturelle. C'est vrai que nous avions une expérience d'évaluation du risque et que le fait de l'avoir transposée dans une autre structure a changé notre fonctionnement. Dans notre fonctionnement précédent, nous avions le souci de nous interroger sur l'avis et l'expertise, sur les suites à donner, sur les propositions au politique, sur les mesures à prendre : une simple mesure d'information ? De quel type ? Ciblée comment ? Qui ne peut pas être unique. Est-ce une mesure réglementaire, une recommandation aux professionnels, une interdiction de produit ? Mesure réglementaire qui ne portait pas forcément toujours sur le code de la santé publique.

C'est d'ailleurs l'une des difficultés du fonctionnement de cette sous-direction. Evaluant un risque généré par un grand nombre de facteurs dépendant d'autres ministères que le nôtre, il est évident qu'à un moment donné, les résultats d'expertise nous conduisaient à dire qu'il fallait modifier telle réglementation existante qui dépendait des ministères de l'Agriculture, de la Consommation, de l'Industrie...

La difficulté viendra plus du développement de la fonction gestion du risque. Nous nous y sommes préparés, car nous avons eu pendant ces sept années une montée en charge progressive. Nous avons vu ce que cela représentait. D'autres administrations y sont peut-être moins préparées.

Concernant l'agence santé-environnement, je reste volontairement réservé en raison des discussions en cours et je ne suis pas habilité à en parler, étant donné que rien n'est décidé. Cela étant posé, schématiquement, on peut imaginer deux cas de figure : agence environnement ou agence sanitaire environnementale. Si j'ai bien compris le Premier ministre, le mot sanitaire était associé à environnement. Si l'on crée une agence sanitaire environnementale, celle-ci va s'occuper de risques pour l'homme, contenus dans l'environnement. Cette agence va forcément interférer avec d'autres structures, au ministère de l'Industrie ou d'autres structures, d'autres ministères qui sont moins préparés que nous à cette fonction de gestion du risque, la création des agences d'expertise du risque mettant plus sur la sellette le gestionnaire du risque.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé de la gestion du risque. Or, il y a une administration puissante, nombreuse, forte qui prétend gérer le risque : la direction générale de l'alimentation. Il y a d'une part l'A.F.S.S.A., d'autre part la direction générale de l'alimentation. Comment vous situez-vous dans les structures ministérielles entre ces deux entités qui apparaissent comme étant envahissantes par rapport à la petite structure que vous représentez ?

Dr Yves COQUIN : Envahissantes, non ! Je me suis posé la question suivante quand je suis arrivé. Compte tenu du fait que, dans des textes antérieurs, le ministère avait abandonné des prérogatives pour fixer un certain nombre de règles dans le domaine alimentaire, j'ai pensé qu'il fallait abandonner l'alimentation au ministère de l'Agriculture et que la direction générale de l'alimentation devait gérer à elle seule tout l'aliment. J'ai dit cela pour trois raisons :

1. C'est elle qui maîtrise l'ensemble de la réglementation concernant la production ;

2. Il faut que l'Etat fonctionne de façon claire pour les administrés. S'il y a une direction générale de l'alimentation, elle est là pour gérer l'alimentation sous toutes ses formes et dans toutes ses conséquences.

3. J'ai très vite compris que dans l'organisation du ministère de la Santé, nous avons une irresponsabilité juridique, c'est vrai non seulement pour le domaine de l'alimentation, mais aussi pour de nombreux autres domaines. Dans les textes, nous ne sommes pas responsables de tel ou tel aspect, mais dès qu'il y a un problème, nous avons une responsabilité morale de fait. Personnellement, je vis mal cet état schizoïde qui consiste à nous rendre responsable moralement, alors que nous n'avons pas les moyens d'action.

Ces dernières années, beaucoup de travail a été fait pour conduire ces trois administrations à se parler davantage, à élaborer des solutions en commun et à échanger des informations. Des progrès notables ont été réalisés, mais il y a encore beaucoup à faire. Je pense que l'A.F.S.S.A. permettra d'en faire une bonne partie.

Puis, il fallait bien fonctionner avec des attributions. Le code de la santé publique, le code rural et les textes réglementaires de l'alimentation prévoient dans certains cas la consultation obligatoire du Conseil supérieur de l'hygiène publique.

Le schéma qui avait été imaginé au fil des années était, à mon sens, le suivant : le ministère de la Santé a une responsabilité dans l'élaboration de l'expertise touchant à l'alimentation, dans la mesure où cette expertise rentre dans un circuit identifié et obligatoire. Par exemple, il s'agit de l'utilisation d'une nouvelle substance comme auxiliaire de technologie, la fixation d'une limite résiduelle de produit chimique, la définition d'une norme. C'était le rôle du conseil supérieur de l'hygiène publique de France et je pense que le fait de l'avoir placé à la santé le rendait vraiment indépendant. Puis, il y a la production, ce que l'agriculture appelle, improprement à mon sens, "de la fourche à la fourchette", que j'appellerais "de la fourche à la distribution" ou "du sol à la distribution", où la responsabilité du ministère de l'Agriculture, me paraît exclusive.

A partir du moment où un produit, quel que soit son degré de finition, entre dans le circuit de distribution, ce qui explique en particulier que ce ministère puisse remonter plus en amont - et ses indentations, ses recouvrements de compétence sont nécessaires en termes de sécurité - j'estimais que le code de la consommation était bon et que la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes était compétente.

Indépendamment des questions qui pouvaient nous être posées par ces administrations et que l'on soumettait au conseil, la plupart du temps, nous reprenions une compétence dans la surveillance épidémiologique. La surveillance épidémiologique est la surveillance des conséquences. Si un problème survient dans la production que les contrôles de qualité ne permettent pas de détecter, il risque de se retrouver dans la population et il faut alors un système de surveillance.

C'est l'un des sujets, la sécurité alimentaire, que l'on avait demandé au réseau national de santé publique de développer en priorité quand celui-ci a été créé. Nous avons eu, en particulier en matière de listeriose, des discussions, des évolutions très intéressantes et positives, mais cela s'est appliqué aussi aux questions alimentaires. Cela nécessite un système de surveillance très sensible.

Il est évident que, dans le domaine géré par l'alimentation et dans celui qui est géré par la concurrence, - vous avez raison de dire que l'alimentation comme la concurrence font de la gestion de risque -, la fonction de contrôle est un éclairage indispensable pour la gestion du risque. La fonction de contrôle permet d'avoir des informations essentielles.

Pour avoir une vision claire des pratiques en matière de risque lié à l'encéphalopathie spongiforme bovine, nous avons eu beaucoup de difficultés. Nous ne possédons pas beaucoup de connaissances en matière d'élevage, de contrôle des animaux, de procédure dans les abattoirs, des usines d'équarrissage et autres, du fait que nous n'y sommes pas, que nous ne vivons pas en symbiose avec la DGAL ni la DGCCRF et que ces directions ne peuvent pas nous transmettre toutes les informations. Nous sommes donc mal à l'aise pour donner des avis.

M. le Président : Fonctionnez-vous parallèlement ou avez-vous des instances de concertation et de rencontre entre les diverses structures ?

Dr Yves COQUIN : Il y a forcément une part de travail parallèle. En même temps, nous nous sommes efforcés - et les affaires de l'E.S.B. et de listeriose y ont contribué - de nous rapprocher, d'avoir des réunions périodiques au cours desquelles nous pouvions discuter de certains sujets, de mesures réglementaires,...

Quand je suis arrivé, les trois directeurs généraux avaient pris l'habitude, avant 1993, de se réunir périodiquement entre eux seuls ; ces réunions étaient théoriquement destinées à aplanir les difficultés créées par les services. Il est normal que les services n'y assistent pas. Nous avons des échos de ce qui s'est dit au cours de ces réunions. Parallèlement, nous pouvons nous réunir sur demande à propos de certains sujets.

Cet après-midi, par exemple, le bureau des maladies transmissibles a été mis à contribution pour une épidémie de listeria qui touche cinq à six personnes. Une cellule de crise est donc activée à la demande pour tous les problèmes infectieux d'origine alimentaire à laquelle participent la D.G.S., la D.G.A.L., la D.G.C.C.R.F. et l'institut de veille sanitaire. D'autre part, nous nous efforçons de nous réunir pour préparer les réunions des trois directeurs généraux. De plus, il y a les comités de liaison avec l'A.F.S.S.A. qui nous obligent à nous réunir et à mettre sur la table certaines choses.

M. le Rapporteur : Qui a déclenché l'alerte dans le cas particulier auquel vous faites allusion ?

Dr Yves COQUIN : Dans le cas précis de cette épidémie de listériose, ce sont manifestement les cas humains qui ont donné l'alerte.

M. le Rapporteur : Ce sont les médecins ?

Dr Yves COQUIN :  Non. C'est le centre national de référence. La listériose est une maladie qui n'a pas de caractéristiques telles qu'elle soit tout de suite diagnostiquée dans les quarante-huit heures. Cela se traduit par de la fièvre, des troubles généraux, éventuellement par des troubles neurologiques ; on fait une ponction lombaire dans certains cas car la forme neuro-méningée est la plus fréquemment rencontrée. Le germe est identifié au bout de quelques jours et le médecin déclare, mais surtout, la souche est envoyée au centre national de référence.

Les listerias sont une population très disparate dans laquelle il y a des souches de caractéristiques et virulences différentes. Ce qui compte, ce n'est pas l'identification d'un cas dans un quelconque département ; ce qui compte, c'est de dire que l'on voit émerger un phénomène particulier, car c'est la même souche qui n'est pas une souche banale que l'on rencontre dans divers départements. Comme c'est une souche qui n'a pas été isolée depuis deux ans ni jamais isolée à raison de trois isolements dans le même mois, l'alerte est donnée. On va voir les observations cliniques qui correspondent à ces cas, mais qui remontent parfois à plusieurs semaines auparavant ; on interroge les gens et on fait des enquêtes alimentaires et des enquêtes cas témoins. On arrive à faire sortir assez souvent un produit, mais je ne veux pas que vous imaginiez que c'est toujours le cas pour la listériose.

Il y a des souches de listeria relativement banales. Tous les mois, il se produit une dizaine d'isolements pour ce genre de souche. Cela ne permet pas forcément de discerner un point commun et une origine commune à ces souches. En matière de listériose, on a essayé d'améliorer cela, en particulier cette notion de seuil de déclenchement d'alerte. Il a fallu trois cas pour déclencher cette alerte. Le temps que l'alerte conduise à l'enquête et aux investigations complémentaires, on a découvert un cas antérieur qu'on a pu rattacher à ces trois cas. Depuis, sont survenus deux nouveaux cas. On se trouve donc à six cas aujourd'hui.

C'est pourquoi, nous avons beaucoup insisté sur la nécessité que les données de l'autocontrôle puissent être passées au crible par les services vétérinaires. Il nous paraît logique que ce soit au niveau de la production que l'alerte soit donnée, tout en sachant que l'on est dans le cadre d'un risque biologique et, qu'il est très difficile de dire que c'est "zéro listeria" obligatoirement dans tous les cas de figure. "Zéro listeria" n'a jamais qu'une valeur statistique.

M. le Rapporteur : Mais la réglementation n'indique-t-elle pas "zéro listeria" ?

Dr Yves COQUIN : Cela dépend de la nature du produit. C'est oui pour les produits laitiers, si j'ai bien compris, car je m'aventure dans un domaine qui n'est pas mon domaine réglementaire de compétence. En ce qui concerne les viandes, il y a une tolérance. C'est une des raisons de la polémique que j'ai regrettée concernant l'affaire de l'époisses. Des discussions avaient lieu avec la direction générale de l'alimentation ; elles étaient assez ouvertes et étaient en train d'aboutir.

D'autre part, on ne peut suspecter la direction générale de l'alimentation de ne pas avoir pris en compte ce souci, puisque dans la loi d'orientation agricole, il a été introduit une disposition qui permet à l'administration d'être informée des autocontrôles et de se les faire communiquer. Cela me paraît être une chose fondamentale.

Quand il y a des cas humains, l'alerte ne peut être donnée que par le biais de la centralisation par le centre national de référence. A partir de là, une enquête est conduite auprès des cas observés ; la direction générale de l'alimentation s'efforce de voir dans les souches dont elle a connaissance ce qui pourrait éventuellement être recoupé avec les cas humains. Tantôt, l'alerte est donnée par les services vétérinaires. J'ai tendance à dire que, dans ces cas, l'alerte reste intra-administrative. Les choses se résolvent par des mesures administratives, comme des mesures de consignation de lots, de fermeture administrative, de désinfection ou autres.

Mais, à partir du moment où le filet des contrôles des services vétérinaires qui ne peut pas être un filet absolu est dépassé et que observe des cas humains, il est évident que les choses apparaissent au grand jour, que les services vétérinaires ont souvent le sentiment d'être pris en défaut, et je les comprends. Cela risque toujours de dégénérer en crise médiatique.

M. le Président : Vous parlez du mode de fonctionnement des services centraux de l'Etat. Vous avez aussi vos services déconcentrés dans les départements. Comment fonctionnent-ils verticalement avec vous et comment fonctionnent-ils horizontalement avec les autres services déconcentrés de l'Etat sur des problèmes d'alerte et de mise en route de tel ou tel examen d'une situation ?

Dr Yves COQUIN : Nos services déconcentrés, les D.D.A.S.S. - la situation n'est pas tout à fait la même pour les directions départementales de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes - sont placés sous la responsabilité directe des préfets.

Les D.D.A.S.S. ont des missions inscrites à l'intérieur du périmètre des missions de notre ministère. Deux types de services enquêtent dans ces cas. L'inspection de la santé enquête en première ligne, quand il y a des cas de toxi-infection alimentaire ou des cas humains de listeria. Le rôle de l'inspection est de prendre des contacts avec le médecin déclarant, en particulier pour des vérifications si la déclaration n'est pas complète, de transmettre les informations à l'Institut de veille sanitaire et éventuellement de procéder à des enquêtes de terrain. Elle peut être aidée en interne par les services santé environnement qui ont des missions et un engagement plus orientés vers l'eau et vers les risques chimiques, en général.

Elles peuvent travailler avec les services vétérinaires départementaux. C'est ce qui se passe en cas de toxi-infection alimentaire collective caractérisée, la plupart du temps. Cela va même dans certains cas un peu trop loin dans la mesure où j'ai appris que certaines D.D.A.S.S. laissaient aux services vétérinaires la responsabilité de l'enquête. Cela me paraît excessif, car il n'est pas dans les missions des services vétérinaires de faire les enquêtes autour des cas humains en cas de toxi-infection alimentaire collective. Cela n'est pas très répandu, mais cela existe dans certains cas, en particulier dans les D.D.A.S.S. où il n'y a pas de médecin-inspecteur.

Les relations avec l'inspection des services vétérinaires sont très variables. Même si les services santé-environnement des DDASSsont parfois sollicités en matière de restauration collective, l'essentiel du travail est fait par l'inspection des services vétérinaires. Tout dépend du niveau de culture commune. Y a-t-il eu des crises qu'ils ont eu à gérer en commun ? Auquel cas, l'existence d'une crise dans un département fait beaucoup pour rapprocher les services, en particulier pour stimuler la vigilance du préfet sur ce thème rapprochement des services.

M. le Rapporteur : Est-ce le pôle de compétences que vous nous décrivez ?

Dr Yves COQUIN : Oui. Il est vrai que l'on va être de plus en plus amené à fonctionner sur le terrain en termes de pôles de compétences. Cela a deux avantages :

M. offrir un guichet unique pour l'usager permettant d'identifier facilement la personne ou l'endroit où s'adresser ;

M. mettre les compétences différentes dans des administrations différentes en synergie.

Il y a aussi des limites, celles des moyens humains. A force de réorganiser en pôles de compétences, on finira par avoir des structures qui seront là pour répondre à un problème ponctuel. Certaines missions de sécurité sanitaire nécessitent des travaux de longue haleine, plus transversaux qui ne s'attachent pas simplement à l'aspect produit alimentaire mais à l'environnement général et qui risquent d'être négligés, parce que les individus sur le terrain ne sont pas multipliables à l'infini.

M. le Rapporteur : Vous avez utilisé le terme de "guichet unique."" Dans une crise, c'est le préfet qui est responsable de la gestion de la crise alimentaire, de multiples choses. Il faut donc que quelqu'un soit responsable à sa place. Or vous avez les services vétérinaires, vos propres services, les services de la concurrence et de la répression des fraudes. Il faut un chef. Quel est à votre avis le service extérieur qui devrait être responsable du pôle de compétences ?

Dr Yves COQUIN : Cela ne dépend pas de l'administration, mais des hommes. Si j'étais préfet, je désignerais l'individu qui me paraît avoir le savoir-faire, la rigueur nécessaire pour m'inspirer confiance.

M. le Rapporteur : Le meilleur !

Dr Yves COQUIN : Pas forcément le meilleur, mais celui que je considérerais comme étant le plus apte. Cela dit, le préfet a la responsabilité de veiller à ce que dans ces structures qui jouent le rôle de guichet unique, il y ait vraiment une fusion des cultures administratives et que ce ne soit pas une culture administrative qui l'emporte sur une autre.

M. le Président : Avec la création des agences, on est amené à avoir aujourd'hui des personnes qui donnent des avis d'experts. Comment voyez-vous le choix des experts, la désignation d'un expert ? Question difficile peut-être ?

Dr Yves COQUIN : Oui, la question est difficile. D'abord parce qu'il faut une idée du "vivier" d'experts. Ensuite, parce qu'il faut aussi savoir que certains sont désormais réticents à participer à une expertise dans des structures publiques. Aujourd'hui, la responsabilité d'expert ne se pose pas, pas encore. Inéluctablement, elle se posera. Je pense qu'il ne faut pas s'appuyer sur des experts individuels, mais sur des commissions d'experts. Le fait d'avoir une vision collective pour les experts rend moins aiguë l'expertise, mais la sécurise en même temps.

M. le Président : Elle est plus objective.

Dr Yves COQUIN : Dès lors que l'expertise est collective, elle est l'expression du plus grand dénominateur commun.

Il faudrait peut-être procéder comme cela a été fait par l'A.F.S.S.A., c'est-à-dire qu'il faut faire les appels d'offres les plus larges possibles dans les communautés scientifiques concernées. Ensuite, il faut sélectionner les personnes sur leur curriculum vitae ; si elles ont envoyé une candidature, c'est parce qu'elles sont intéressées et, a priori, motivées.

Le premier écueil à mon sens est qu'il ne faut pas écarter trop de gens a priori. Certes, il y a des fantaisistes ou des personnes qui veulent absolument se pousser dans un circuit d'expertise ; il faut les repérer à temps et les écarter.

Cela dit, il faut garder un "vivier" d'experts assez large. Ensuite, il convient d'éviter les excès de cooptation des experts ou de certains leaders de l'expertise entre eux. Il faut surtout, à mon sens, une expertise la plus pluridisciplinaire possible, c'est-à-dire qu'il ne faut pas plusieurs spécialistes d'une même question : il faut des épidémiologistes, des spécialistes de santé publique, des métrologues, des analystes, des pharmaciens, des vétérinaires, des toxicologues.

M. le Président : Susceptibles de s'interpeller les uns les autres.

Dr Yves COQUIN : Exactement ! Susceptibles d'avoir des expériences différentes, qui enrichissent le débat. Dans le processus d'expertise, il y a deux choses dangereuses : l'expert a tendance à retourner à son " dada " et à ses propres domaines qu'il connaît bien. Or on ne demande pas forcément à un expert de donner un avis dans son domaine de compétence le plus pointu, mais d'utiliser un outil intellectuel et une expérience à la résolution d'une question donnée qui peut dépasser son domaine de compétence stricto sensu, mais pour laquelle l'éclairage de son expérience et de son domaine de compétences sont essentiels.

Second élément : il faut éviter de laisser les experts seuls avec une question. Il doit y avoir un dialogue entre les gens qui ont recours aux experts et les experts eux-mêmes. C'est là la difficulté : que ce dialogue ne soit pas une façon de dire où l'on souhaite que les experts aboutissent. Une expertise nécessite de poser des questions aux experts. Inversement, chemin faisant, les experts auront besoin de savoir en vertu de quelle réglementation, quelles sont les garanties données par les contrôles, quelle est la situation épidémiologique de ceci, pourquoi on a été amené à s'intéresser à cela, quelle est la nature des outils métrologiques, c'est ainsi que s'élabore une expertise satisfaisante.

M. le Rapporteur : Quel est le personnel du bureau de l'alimentation par rapport à la D.G.A.L. qui compte 360 personnes en administration centrale ?

Dr Yves COQUIN : Dans le bureau V.S.3., j'ai aujourd'hui trois personnes - j'en ai eu quatre un court moment - qui s'occupent de l'alimentation et qui ne sont pas à temps plein : un ingénieur de génie sanitaire, fraîchement émoulu de l'école et arrivé il y a un an, tout à fait opérationnel mais qui nécessite d'être accompagné et soutenu ; un médecin inspecteur de santé publique de très grande qualité ; et une personne ayant des diplômes de nature scientifique, mise à disposition par le ministère des Armées, intermédiaire entre un cadre B et un cadre A, qui a en charge certaines questions. Voilà les trois personnes auxquelles je peux avoir recours pour suivre les problèmes alimentaires.

Dans tout ce qui est comité de liaison, réunion de concertation, j'interviens personnellement. Pour tout ce qui touche aux agents transmissibles dans l'alimentation, c'est le bureau des agents transmissibles qui est chargé de suivre les dossiers (il y consacre un tiers temps de pharmacien contractuel).

M. le Rapporteur : La même disproportion existe au niveau du Bureau de l'eau et de la Direction de l'eau du ministère de l'Environnement, je suppose.

Dr Yves COQUIN : Oui, en outre, le Bureau de l'eau est malheureusement affecté par une épidémie d'heureux événements à venir et de mutations et traverse une passe temporairement difficile.

M. le Président : Nous vous remercions.

VI.- Les Directions départementales compétentes
dans le domaine de la sécurité alimentaire :
entretiens autour de M. le Préfet des Côtes d'Armor

Avec :

M. Jacques BARTHÉLÉMY, Préfet des Côtes d'Armor ;

M. Laurent DUCAMIN, Directeur département des affaires maritimes ;

M. Loïc GOUELLO, Directeur des services vétérinaires ;

M. Yves SIMERAY, Directeur départemental des affaires sanitaires et sociales ;

M. Pierre VILLENEUVE, Adjoint au Directeur départemental
de l'agriculture et de la forêt ;

Mme Colette VACQUIE, Directrice régionale des douanes de Bretagne ;

M. Maurice VIOGEAT, Directeur départemental de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes.

(extrait du procès-verbal de la séance du Jeudi 9 décembre 1999
à Saint-Brieuc)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

MM. Jacques Barthélémy, Laurent Ducamin, Loïc Gouello, Yves Simeray, Pierre Villeneuve, Mme Colette VACQUIE et M. Maurice Viogeat sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Jacques Barthélémy, Laurent Ducamin, Loïc Gouello, Yves Simeray, Pierre Villeneuve, Mme Colette VACQUIE et M. Maurice Viogeat prêtent serment.

M. le Président : En accord avec M. le Préfet Jacques Barthélémy, je donne d'abord la parole à M. Gouello, Directeur des services vétérinaires.

M. Loïc GOUELLO : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, le département des Côtes d'Armor est, depuis plusieurs années, le premier département agricole en production finale.

Les Côtes d'Armor étant le premier département pour la production porcine et le troisième pour les productions laitière et de volailles, la sécurité alimentaire apparaît pour nous comme une véritable priorité.

A côté des organisations professionnelles agricoles, l'Etat lui-même a développé dans notre département ses structures depuis longtemps. La Direction des services vétérinaires y dispose de moyens matériels et humains significatifs et nous devons féliciter à cet égard les différents acteurs publics, Conseil Général ou Etat, qui nous ont permis de suivre l'évolution très rapide qu'a connue notre département depuis trente ans.

C'est dans les Côtes d'Armor qu'a été observé le premier cas d'E.S.B. en France en 1991. Nous n'avons pas été surpris alors, car en 1990, nous avions déjà mis notre réseau en place et disposions des structures administratives ainsi que des textes réglementaires ou financiers, nous permettant de faire face à cette situation. Les Côtes d'Armor ont détecté 15 cas dans 14 foyers depuis février 1991. Nous avons acquis une réelle expérience de ces opérations, dont nous pouvons faire profiter le reste de la France. En 1996, les projecteurs se sont braqués sur notre département au moment où l'affaire de l'E.S.B. a rebondi.

Pour assurer la sécurité alimentaire, les services vétérinaires disposent d'outils législatifs et réglementaires appelés à se développer avec l'entrée en vigueur de la loi d'orientation agricole. Nous disposons de moyens humains réels, nos vétérinaires sanitaires, nos services ainsi que des sous-traitants tels que les laboratoires agréés. Nous disposons d'indicateurs d'alerte qui nous permettent d'intervenir à tout moment, dès le stade de la production.

La Direction des services vétérinaires des Côtes d'Armor regroupe 174 agents, 50 personnes travaillant au siège à Ploufragan, et 124 étant réparties dans le département, en particulier dans les grosses unités de production. Nous sommes présents tout au long de la chaîne alimentaire, les unités de production, les abattoirs, les unités de transformation, les entrepôts frigorifiques, les transports, la restauration sociale et collective ; notre présence est discontinue tout au long de la chaîne, mais permanente au début de cette chaîne, là où l'on considère que les risques sont les plus importants, autrement dit dans les abattoirs et les grandes unités.

Quand on sait que la Bretagne possède les abattoirs les plus importants - qui dépassent 100 000 tonnes - et les plus grosses unités de découpe et de transformation, on comprend que l'analyse des risques qui avait été faite il y a quelques dizaines années était judicieuse. Les carcasses et les viandes qui sortent de nos abattoirs sont régulièrement vérifiées puisque les services vétérinaires y sont présents en permanence. Ceci nous pose d'ailleurs des problèmes d'organisation en particulier au moment des fêtes, quand les abattoirs de dindes par exemple, décident de tourner en 3 x 8.

Notre rôle étant de contrôler, j'aime à dire que nous contrôlons au sens anglais du terme control, c'est-à-dire que nous avons une bonne connaissance des élevages, des abattoirs, des unités de production grâce à une informatisation très poussée que le ministère est en train de mettre en réseau.

Notre second rôle est de maîtrise. Par notre présence, notre connaissance des outils, nos visites inopinées, nous avons une bonne maîtrise puisque nous avons une bonne " remontée de l'information " par les vétérinaires, par les laboratoires et par les unités de contrôle, ce qui nous permet à tout moment d'arrêter une production ou d'effectuer des rappels. Là encore, la loi d'orientation agricole va nous donner encore plus de pouvoirs.

Notre rôle s'intensifie d'ailleurs avec les activités de vérification qui nous permettent d'enclencher de très nombreuses visites inopinées. Nous effectuons actuellement un contrôle sur 500 élevages, en relation avec la Direction départementale de l'agriculture. Nous en profitons pour opérer des contrôles sanitaires, de protection animale ou de pharmacie vétérinaire. Nous venons d'ailleurs de reconduire ce programme qui prévoit le contrôle de 500 élevages au premier trimestre de l'an 2000.

Nous menons de plus en plus de campagnes de contrôle, que ce soit en élevages, en plans de surveillance ou en abattoirs. Ce rôle de vérification dans le cadre du contrôle prend de plus en plus d'importance, et nous sommes nous-mêmes, en tant que " super contrôleurs ", " super contrôlés ". Par vous-mêmes aujourd'hui, mais aussi par les contrôleurs interrégionaux, ou les inspecteurs communautaires qui viennent régulièrement dans notre département, ou même par des inspecteurs de pays tiers, comme les Américains ou les Canadiens qui ont fait dans notre département une visite très approfondie des outils d'abattage.

L'ensemble de ces " super contrôles " entraîne une forme d'autorégulation, dans laquelle tout le monde " contrôle tout le monde ". Sous l'égide du ministère de l'Agriculture, nous avons mis en place récemment une politique d'assurance qualité. Nous constituons le seul service de l'Etat engagé assez loin dans cette politique, puisque nous nous engageons conformément à la norme européenne EN 45 004 qui régit les services d'inspection. Aujourd'hui, 65 départements sont concernés par cette procédure. Le ministre de l'Agriculture a d'ailleurs indiqué qu'il s'agissait là d'une priorité et même d'une obligation, retenant l'échéance 2001 pour tous les services vétérinaires. Des audits internes sont également prévus puisque nous visons la certification.

Aujourd'hui, à l'image de ces entreprises que nous avons incitées à mettre en place la H.A.C.C.P., nous acceptons les disciplines d'une assurance qualité qui nous permet de parfaire notre organisation, de consigner par écrit l'ensemble de nos procédures et de nos instructions, nos définitions de fonctions, nos fiches de postes et de conférer une plus grande fiabilité aux garanties que l'Etat met sur un produit par l'estampille communautaire, mais aussi pour la certification. Tout cela nous permet d'apporter les preuves de ce que nous avançons.

Nous avons déjà fixé des procédures dans plusieurs domaines. Pour l'équarrissage, les visites en élevages et d'inspection, nous disposons désormais d'une procédure qui nous permet de mobiliser les rapports d'inspection et de les envoyer aux éleveurs ou aux personnes visitées. Quand nous avons des " supra contrôles ", nous sommes en mesure de démontrer que nous avons réalisé nos inspections suivant des méthodes préétablies. Cela permet aux décideurs de prendre leurs décisions en connaissance de cause, car ils observent que les inspections se sont déroulées selon des méthodes codifiées et que l'on peut retrouver les traces de nos visites.

M. le Président : Nous continuons le tour de table. Je passe la parole à M. Villeneuve.

M. Pierre VILLENEUVE : Je voudrais préciser la place de l'agriculture dans le département des Côtes d'Armor qui est le premier en France pour les productions animales et même pour la production agricole d'ensemble. Du fait de la production de champagne, le département de la Marne a une production agricole supérieure en valeur. Mais, sur les 10 dernières années, ce sont les Côtes d'Armor qui ont été en tête pour la production agricole finale.

Les productions animales qui sont assez diversifiées représentent 90 % de la production agricole de notre département, cependant que les productions légumières demeurent limitées en valeur. Le département des Côtes d'Armor occupe la troisième position en France pour la production laitière, mais ce sont surtout les productions porcine et avicole qui sont particulièrement développées. Cela s'explique par la volonté exprimée dans les années 60 de maintenir le plus grand nombre de personnes possible dans notre département. Afin de maintenir une population d'agriculteurs importante dans les Côtes d'Armor, il était nécessaire de développer des productions agricoles non liées au sol. C'est ainsi qu'ont été développées dans les années 60-70 des productions très importantes de porcs et de volailles.

Or, il est clair qu'à partir du moment où la concentration des élevages est forte dans un département, les risques sanitaires y sont beaucoup plus importants. Les responsables qui ont mis en place toutes ces structures dans les années 60-70 ont donc pensé à créer des outils et des organisations spécifiques permettant d'identifier les cheptels. Notre département a été ainsi l'un des premiers à disposer d'un programme fiable d'identification du cheptel bovin et ce dès 1978.

M. Gouello n'a pas parlé de la Fédération des groupements de défense sanitaire ainsi que des organismes professionnels liés à la Direction des services vétérinaires. Le département des Côtes d'Armor a connu sur ce point des personnes de très haute valeur. A la Direction départementale de l'agriculture, nous nous sommes plus attachés à ce qui relevait de l'identification du cheptel et de la traçabilité. En ce qui concerne l'identification, la D.D.A. et la D.S.V. travaillent de concert et ont mis en place un plan d'action conjoint (P.A.C.), au niveau des contrôles puisque la D.D.A. est chargée de l'application de la politique agricole commune pour les primes animales, lesquelles sont liées au mécanisme de l'identification.

Avec la D.S.V., nous vérifions la fiabilité du système d'identification du cheptel pour l'ensemble de la chaîne de l'élevage. Nous vérifions les documents d'accompagnement des animaux et les fichiers pour déterminer si tout est conforme. Cela se fait sous la responsabilité de l'établissement départemental de l'élevage, puisque la loi sur l'élevage de 1966 qui a créé ces établissements leur a donné pour mission l'identification des cheptels et tout ce qui concernait la politique de l'élevage dans le département, sous le contrôle du préfet.

Dans les Côtes d'Armor, l'établissement départemental de l'élevage constitue un service de la chambre d'agriculture parmi d'autres. Il a toujours été dirigé par des ingénieurs de très grande qualité, qui ont su mettre en place des structures vraiment performantes pour traiter l'ensemble des problèmes de l'élevage, qu'il soit bovin ou porcin.

Il y a deux périodes, celle qui précède  l'E.S.B. et celle qui vient après. Cette maladie a été pour nous l'occasion de vérifier que tous nos processus fonctionnaient correctement et d'améliorer notre système d'identification des bovins. Nous nous sommes d'ailleurs aperçus à cette occasion que nous ne connaissions pas toujours l'origine de l'animal, de la mère en particulier. Ce point a été rectifié très rapidement car il est important de connaître le cheptel naisseur ; mais, tout cela a été amélioré depuis 1996.

Je pense que le système d'identification qui existe aujourd'hui dans les Côtes d'Armor est satisfaisant.

La démarche de traçabilité concerne aussi les activités d'amont et d'aval. La fabrication d'aliments pour le bétail est un secteur d'activité important dans notre département qui est aussi le premier département producteur d'animaux. Toutes les démarches d'assurance qualité ont été mises en place dans l'ensemble des unités de fabrication d'aliments pour le bétail par des ingénieurs qualité, et la traçabilité y est assurée.

Pour le moment, je ne sais pas encore où l'on en est dans les usines d'aliments pour retrouver la traçabilité des matières premières. Des améliorations restent sans doute à apporter dans ce domaine. Nous avons néanmoins une bonne connaissance de tous les processus de fabrication dans ces usines puisque c'est notre unité d'ingénierie publique qui les a construites pour la plupart. Depuis l'apparition de l'E.S.B. en 1996, nous avons cherché à améliorer la traçabilité du système, de manière à éviter toute contamination croisée au niveau des usines.

M. le Président : Monsieur le préfet, sur les activités respectives de la D.S.V. etde la D.D.A., il serait intéressant que vous puissiez nous confier vos préoccupations en votre qualité de responsable des services déconcentrés de l'Etat dans le département.

M. Jacques BARTHÉLÉMY : Monsieur le président, madame et messieurs les députés, tous les services qui participent de près ou de loin à la sécurité alimentaire dans ce département sont représentés ici ce matin.

Incontestablement, le département des Côtes d'Armor réalise la plus forte valeur ajoutée agricole ; un nombre substantiel d'actifs - 42 000 -travaillent par ailleurs dans la filière agroalimentaire, 12 000 dans les industries agroalimentaires et 30 000 dans les élevages. Si l'on y ajoute les secteurs d'amont et d'aval, cela correspond à 22 % de la population active du département ; c'est dire l'importance considérable qu'y ont l'agriculture et l'agroalimentaire.

De ce fait, j'ai parfois le sentiment que nous sommes insuffisamment armés en personnels et en matériels pour exercer un contrôle significatif de cet ensemble. C'est l'histoire de Gulliver et Lilliput, mettant face à face un énorme secteur agricole et l'administration de l'Etat qui a besoin de toutes ses forces pour répondre à l'exigence de la sécurité alimentaire.

Nous accomplissons nos tâches le mieux possible. Comme le directeur des services vétérinaires vous l'a dit, un certain nombre d'élevages font l'objet de vérifications, mais nos effectifs ne nous permettent d'effectuer que 150 contrôles par an dans un certain nombre d'élevages, ce qui ne paraît pas suffisant pour un département qui compte 3 800 producteurs de porcs.

Peut-on dire pour autant que la sécurité alimentaire n'est pas assurée ? Je n'en suis pas certain.

La sécurité alimentaire constitue une exigence du consommateur, d'autant plus forte que nous avons vécu une succession de crises, E.S.B., poulet à la dioxine ou encore révélations sur l'utilisation de farines animales.

A mon sens, la sécurité alimentaire doit se manifester au stade de la fabrication des aliments pour le bétail, dans la conduite des élevages, et enfin, dans le processus de transformation.

Cela signifie qu'il faut pouvoir apporter la preuve, dans l'état actuel de la science et à toutes les étapes de la chaîne de production, de l'inocuité des produits et matières entrant dans les préparations d'aliments pour bétail, ainsi que l'absence de problème au stade de l'abattage des animaux.

Cela renvoie à la réglementation des farines animales intervenue en 1998 où l'on a interdit l'introduction de telles farines issues du " haut risque " dans les aliments destinés à un certain nombre d'animaux, notamment aux ruminants. On continue à utiliser des farines animales pour d'autres catégories d'animaux comme les poissons. Si l'on interdisait complètement le recours aux farines animales, l'on rencontrerait des problèmes de gestion des stocks. Je ne veux pas dire qu'il faut y renoncer, mais nous devons penser d'abord à la question des stocks. Au travers l'exemple de Plouisy, vous percevrez non pas la difficulté que l'on éprouve à gérer les stocks, mais les volumes à gérer. Il faut dire que nous ne sommes pas armés, pour les détruire, par incinération dans des délais rapides.

Le problème de l'introduction de médicaments - M. Gouello serait plus à même que moi d'en parler - dans ces grands élevages intensifs qui comprennent parfois de grandes porcheries est le deuxième à se poser. La fédération des groupements de défense sanitaire, la F.G.D.S., a mené depuis 20 ans un travail remarquable d'éradication de certaines maladies qui frappaient les élevages. Aujourd'hui, notre département figure parmi les moins atteints par des maladies du type de la peste porcine ou de la peste aviaire, même si des efforts restent encore à accomplir.

Des médicaments sont donc administrés aux animaux, afin de prévenir la survenance de ces maladies. Cela dit, il faut s'interroger sur la quantité adéquate de médicaments à donner aux animaux.

Un autre point qui concerne la qualité et paraît moins lié à la sécurité alimentaire est le bien-être animal. Je veux faire allusion au débat sur les directives européennes en cours d'élaboration relatives aux poules pondeuses en cages ou aux porcs enfermés dans de petites cases. L'exigence du bien-être animal a un coût économique élevé et ne peut être satisfaite en France sans l'être totalement en Europe et dans les pays concurrents. Le bien-être animal a des répercussions sur la qualité des produits. Tous les amateurs vous diront qu'il vaut mieux que le porc arrive en bon état psychologique à l'abattage au lieu d'être stressé, pour des raisons tenant à la qualité de la viande.

Toutefois, outre à cette exigence de qualité, il faut satisfaire aussi à l'exigence de traçabilité des produits. Il est nécessaire désormais de savoir d'où vient l'animal, où il va et comment on va le retrouver dans l'assiette. On le suit de " l'étable à la table "  - comme disent les vétérinaires - ou de la " fourche à la fourchette " - comme disent les agriculteurs. Pour les porcins comme pour les bovins, on est en mesure aujourd'hui de déterminer de quel élevage de porcs ou de quelle " bande " provient le jambon X que vous achetez chez votre charcutier, mais on n'est pas encore en mesure de préciser de quel porc précis provient ce jambon.

Les exigences de certification portent sur l'origine de la viande -c'est là tout le débat sur la viande anglaise -, mais aussi sur l'endroit où l'animal a été élevé et sur les conditions dans lesquelles la viande a été abattue et transformée. Se pose aussi le contrôle des unités de fabrication et de transformation de ces viandes, d'où la présence nécessaire de vétérinaires inspecteurs ou de vétérinaires sous mandat sanitaire dans les abattoirs.

Enfin, toujours pour parler de sécurité alimentaire, après les considérations liées à la qualité et à la traçabilité de produits, vient le débat le plus délicat pour notre département, qui est celui de la réduction des intrants nitratés et des pesticides dans le sol ou dans les productions végétales. Comme nous sommes un département essentiellement d'élevage, les animaux produisent des déjections qu'il faut traiter. Certaines sont éliminées par des stations de traitement, mais la plupart des déjections sont épandues et la charge azotée est donc importante. On appelle cela les excédents structurels dans certains cantons du département.

C'est une question importante pour l'avenir et on le constate bien dans la forte opposition qui existe entre, d'une part, le monde des consommateurs et des associations de défense de l'environnement et, d'autre part celui des producteurs. Ceux-ci affirment, à partir d'arguments économiques, qu'ils souhaitent produire sans avoir trop de charges environnementales ou de réglementation afin de rester compétitifs vis-à-vis du reste de l'Europe et du monde, puisque d'ailleurs leurs productions, à l'exception du lait et des _ufs, ne sont pas encadrées par l'Union européenne. Le consommateur le comprend bien mais veut dans le même temps que l'on réduise le taux des nitrates dans l'eau des rivières et celui des pesticides. Cette réduction progressive des intrants nitratés et des pesticides doit résulter d'une application stricte de la réglementation et d'un travail de persuasion des agriculteurs dans les bassins versants et pour la mise en _uvre des cahiers de fertilisation.

Si elle constitue une exigence du consommateur, la sécurité alimentaire ne s'est pas encore traduite dans des réalités administratives claires. Vous avez devant vous six services qui contribuent de près ou de loin à cette sécurité alimentaire : l'un pour la santé publique, l'autre pour la mer, le troisième pour les importations et exportations, la quatrième pour les contrôles d'eau, et les deux derniers pour les contrôles en terme d'hygiène alimentaire et d'installations classées. Nous avons donc une structure administrative éparpillée qui ne contribue pas beaucoup à la sécurité alimentaire. Chaque service accomplit correctement sa mission, mais doit le faire de plus en plus en coordination.

C'est pourquoi je pense qu'il serait nécessaire de prévoir, dans le projet territorial que l'Etat nous demande de mettre en place, un pôle de compétences sécurité alimentaire, animé par le préfet, et regroupant les six services et éventuellement un ou deux autres services de contrôle tel que la gendarmerie. Ceci permettrait un échange d'informations satisfaisant entre les services. Une importation faite dans des conditions non réglementaires qui serait relevée lors d'un contrôle des douanes sur la route doit être signalée par exemple directement aux services vétérinaires. Ainsi j'ai fait personnellement procéder à des contrôles conjoints par plusieurs services afin de vérifier des camions important de la viande anglaise.

Nous avons là un champ de progrès possible. Je sais bien que les cultures des services sont différentes, mais il y a en définitive trois grandes masses : les services relevant du ministère des Finances, les services relevant de celui de l'Agriculture et enfin les services relevant du ministère de la Santé. Ces trois grands ministères devraient coopérer, bien mieux qu'ils ne le font actuellement. J'observe qu'un protocole a été conclu à la fin de 1996, entre la D.G.A.L. et la D.G.C.C.R.F. et la D.G.S., renouvelé en 1999; nous devons maintenant décliner ce protocole national dans les différents départements et structurer de manière efficace des pôles de compétences.

On pourrait même aller - c'est encore sans doute prématuré - vers des regroupements de services plus nets. Je rêverais d'une direction départementale de la sécurité alimentaire. En termes d'affichage, cette direction qui regrouperait essentiellement la D.S.V. , la direction de la concurrence et de la consommation, et le service environnement de la D.D.A.S.S., pourrait constituer une amélioration de ce que nous envisageons de faire en matière de pôles de compétences.

Il faudrait que les ministères en soient d'accord ; l'expérience a été tentée il y a quelques années et elle a échoué. On ne peut pas se dispenser d'une réflexion, même s'il faut se donner le temps et ne pas violer les consciences ou les structures prématurément. La constitution de pôles de compétences est en tout cas nécessaire car la visibilité de l'action administrative en la matière me parait encore insuffisante. La qualité des hommes n'est évidemment pas en cause et du reste on ne nomme pas des débutants à la tête des services que j'ai mentionnés. Mais il est devenu nécessaire de mettre plus de lisibilité dans l'action de l'Etat en matière de sécurité alimentaire, car c'est la préservation de la santé publique qui est en cause.

Voilà ce que je voulais vous dire rapidement, M. le président, madame et messieurs les députés, sur ces différents services qui accomplissent un travail considérable et tentent de coordonner leurs actions. Je pense profondément que la sécurité alimentaire doit devenir une exigence plus grande aujourd'hui où l'agriculture bretonne traverse une crise structurelle et où son " modèle " suscite parfois des interrogations. Le " modèle breton " offre une grande capacité de réaction et a permis de réaliser de grandes performances, mais il se heurte à une double contrainte, tenant, d'une part, à la préservation de l'environnement, d'autre part à la concurrence internationale.

L'agriculture bretonne, en tout cas certaines de ses productions, devra faire face à la nécessité de se réadapter progressivement. Les agriculteurs le savent au fond d'eux-mêmes. Ils maîtrisent les contraintes de la productivité mais doivent aussi satisfaire à des exigences de qualité et de protection de l'environnement. Ayant visité de nombreux abattoirs, des unités de transformation ou élevage, je sais qu'ils sont tenus dans des conditions sanitaires remarquables. Je pense qu'en plus du travail de fond qui a été évoqué, il est nécessaire d'améliorer l'image des productions bretonnes.

Il y a certainement des progrès à faire en matière de sécurité sanitaire, mais je tiens à dire que le département des Côtes d'Armor ne part pas de rien en la matière et qu'il a su se doter de normes très strictes, qui sont parmi les meilleures de France.

M. le Rapporteur : Monsieur le préfet, avez-vous mis en place dans votre département un pôle de compétence ?

M. Jacques BARTHÉLÉMY :.Il se constitue actuellement progressivement.

M. le Rapporteur :.Votre suggestion de créer une direction départementale de la sécurité alimentaire correspond à une idée que pourrait également retenir la commission d'enquête.

Je souhaiterais interroger le directeur des services vétérinaires notamment sur les abattoirs. Nous poursuivons actuellement notre programme d'auditions à l'Assemblée nationale. M. Leyzour nous a proposé d'étudier la réalité du terrain dans les Côtes d'Armor, ce que nous faisons aujourd'hui bien volontiers.

Je souhaiterais savoir si tous les abattoirs des Côtes d'Armor sont agréés par rapport aux normes européennes. Dans mon département des Hautes-Alpes, il subsiste quelques petits abattoirs qui sont isolés et qui ne répondent pas aux normes ; leur préservation paraît indispensable.

Par ailleurs, je souhaiterais savoir quelle fiabilité l'on peut accorder aux autocontrôles auxquels procèdent les exploitations agricoles.

Vous nous avez indiqué ensuite qu'un travail a été réalisé par la fédération départementale du groupement de défense sanitaire. Celle-ci dispose-t-elle de vétérinaires rémunérés par elle et si tel est le cas, comment ce système s'articule-t-il avec l'existence de vétérinaires inspecteurs ?

Vous nous avez dit que des inspecteurs communautaires et même extra-communautaires, notamment américains ou canadiens avaient effectué des visites. S'agissait-il de visites de courtoisie et non de contrôles ?

M. Loïc GOUELLO : Non, ce ne sont pas des visites de courtoisie.

M. le Rapporteur : La réciprocité existe-t-elle ? Des vétérinaires inspecteurs réalisent-ils des contrôles aux Etats-Unis, en Europe ou ailleurs ? (signe d'assentiment de M. Gouello)

La traçabilité ensuite est une notion essentielle qui va de la fabrication d'aliments pour le bétail jusqu'aux activités de transformation. Mais, pouvez-vous suivre véritablement la chaîne dans sa totalité ? Je vais faire sur ce point un amalgame entre les organismes génétiquement modifiés, les antibiotiques et les hormones : lorsqu'un aliment est donné au bétail, vous assurez-vous que cet aliment venant de l'étranger, pas forcément d'Europe, répond aux qualités exigées en matière d'O.G.M. ou de produits chimiques, car cela pourrait avoir des conséquences sur la qualité du produit alimentaire issu du traitement des viandes ?

Autrement dit, tout produit qui entre dans la communauté européenne est considéré comme ayant obtenu les certifications nécessaires. On nous a précisé au cours de nos auditions qu'il existait certaines perméabilités, notamment dans certains ports des Pays-Bas. Existe-t-il au niveau des exploitations agricoles de nouveaux contrôles ? Quelles garanties peut-on ensuite apporter sur la qualité ? Vous savez qu'au niveau de la filière alimentaire, le risque est d'avoir des effets de concentration quand on passe de l'aliment à l'animal.

M. le Président : Vous avez indiqué que les contrôles sont effectués par des contrôleurs de l'Etat, des contrôleurs européens et des scientifiques. Je souhaiterais savoir à quel titre des Canadiens ou des Américains viennent faire des contrôles chez nous.

Par ailleurs, a-t-on une connaissance précise de la traçabilité des produits qui entrent dans la nourriture servie en restauration collective et scolaire ?

M. le Rapporteur : L'influence du conseil départemental de l'hygiène est-elle significative sur les décisions d'autorisations prises par le préfet ?

M. Loïc GOUELLO : Je suis fortement concerné par toutes ces questions. Le conseil départemental d'hygiène des Côtes d'Armor est une structure très importante qui se réunit deux fois par mois. Ce conseil se consacre surtout aux questions de protection de l'environnement. Je voudrais à mon tour poser une question : dans la sécurité alimentaire, ne faut-il pas inclure la qualité alimentaire et, pour cette dernière, retenir le rôle des services vétérinaires ?

Notre mission concerne pour l'essentiel la qualité alimentaire. Notre slogan est : " un aliment sain produit sans souffrance et sans nuisance ". Nous contribuons au maintien de la santé publique. Le conseil départemental de l'hygiène s'occupe de l'aspect " sans nuisance " et M. le préfet a parlé de l'aspect " sans souffrance ". Tous ces éléments entrent dans la qualité du produit telle qu'elle est perçue par le consommateur. Il ne faudrait pas limiter la sécurité alimentaire à sa seule salubrité.

Tous les abattoirs bénéficient ici d'un agrément communautaire, même les plus petits qui faisaient moins de 600 tonnes et qui pouvaient s'affranchir du logo communautaire, nous les avons incités à s'intégrer au système européen. Ceux qui ne respectent pas les règlements communautaires sont fermés à notre initiative par M. le préfet.

Vous avez parlé de la Fédération des groupements de défense sanitaire. Il y a 20 ou 30 ans, l'Etat a favorisé un regroupement des éleveurs permettant de gérer les grandes prophylaxies. C'est vrai qu'ici, la fédération de ce département a accompli un travail important ; elle a organisé, fédéré les éleveurs, apporté des aides complémentaires et du conseil technique. Il est vrai que cela s'est fait également avec des vétérinaires sanitaires qui sont spécialement mandatés par l'Etat et qui sont sous notre autorité.

Aujourd'hui, l'Etat a plutôt tendance à transférer l'organisation de prophylaxies à des organismes à vocation sanitaire, obligés de répondre à des règles précises, telles l'EN 45004. Une organisation nationale appelée l'A.C.E.R.S.A. réglemente les techniques d'inspection.

On se décide aujourd'hui à transférer une partie de nos contrôles avec des normes bien précises et avec un " super contrôle " qui sera réalisé par l'Etat selon des processus d'audit extrêmement précis pouvant faire perdre le logo " certifié " à l'organisme chargé de cette inspection.

Nous avons considéré que le risque était le plus important au niveau de la production ; c'est donc sur ce point que nous portons notre effort. Nous sommes présents en permanence. Là aussi, nous revoyons nos méthodes d'inspection car on ne peut pas inspecter très rapidement une carcasse de bovin comme on le fait pour une carcasse de porc, " qui va à l'horizontale dans les virages " car elle circule à 750 km/h et qui ne laisse que quelques secondes pour l'inspection. Il faut se doter d'autres moyens : la connaissance de l'élevage, une fiche sanitaire de l'ante mortem. Nous devons adapter nos techniques d'inspection aux méthodes modernes d'élevage et d'abattage.

M. le Président : Je salue l'arrivée de M. Angot, collègue finistérien, vice-président de notre commission, et vétérinaire.

M. Loïc GOUELLO : Comme l'a dit M. le préfet, il est illusoire de vouloir être présents dans tous les élevages, dans toutes les entreprises d'alimentation animale et de voir tous les camions qui circulent. Nous devons bien plutôt responsabiliser les éleveurs. C'est ce que nous constatons avec l'identification qui relève maintenant de leur responsabilité. Concernant l'identification, nous pratiquons une technique d'analyse du risque. Nous visitons 10 % des élevages chaque année. A cette occasion, nous retirons tous les documents. On est alors dans une autre technique avec une autre analyse de risque. Nous visitons prioritairement des personnes qui ne sont pas qualifiées ou qui nous ont posé des problèmes.

Aujourd'hui, nous concentrons nos moyens sur de grosses unités d'abattage et de transformation qui appartiennent par exemple à Leclerc et qui vont distribuer chaque jour dans les 500 centres Leclerc de France. Je mobilise en ce cas 25 personnes en permanence, car un seul problème sanitaire ici se répercuterait sur tout le pays.

De la même façon et puisqu'il faut répartir les moyens disponibles, nous sommes présents dans les transports au travers de contrôles routiers une fois par semaine ; en revanche, en restauration, on ne peut espérer être présents dans tous les restaurants commerciaux du département. Là aussi, nous appliquons une technique d'analyse de risque : nous ne sommes présents qu'une fois ou deux fois par an dans les restaurants commerciaux.

En revanche, dans la restauration sociale, collective scolaire ou autre, en fonction du nombre de repas servis, en fonction des visites précédentes, nous adaptons nos rythmes de visites aux risques et à nos moyens. Les cantines scolaires mobilisent 10 personnes à temps complet dans le département. Celles-ci visitent en moyenne 4 fois par an la restauration sociale, ce chiffre pouvant aller jusqu'à 10 lorsqu'on est en présence d'un établissement à risque ou se limiter à 3 dans le cas où l'établissement est de très bonne qualité.

M. le Rapporteur : Avez-vous des exemples de sanctions administratives ou judiciaires qui ont été prises ?

M. Loïc GOUELLO : Quand il y a fermeture d'un établissement de restauration, nous déclenchons une visite commune avec les services des fraudes et la D.D.A.S.S. Cela peut aller jusqu'à la fermeture de l'établissement.

M. Maurice VIOGEAT : Nous intervenons aussi sur tous ces sujets, souvent en liaison avec les services vétérinaires. Pour répondre à M. le préfet, nous avons une structure nationale. Pour toutes les questions que vous avez posées et notamment les contrôles à l'importation des produits destinés à l'alimentation animale, nous disposons d'une brigade nationale, la D.N.E.R.F., chargée de contrôler toutes les arrivées dans les ports. Pour la Bretagne, les agents sont basés dans le Morbihan ; ils viennent contrôler les arrivées qui peuvent avoir lieu dans le département des Côtes d'Armor.

Nous sommes aussi organisés en réseaux, réseau alimentation animale et réseau abattoirs. Nous faisons des enquêtes ciblées sur un programme de plans de surveillance au niveau national et régional, ce qui ne cadre pas toujours avec une structure départementale. 90 % de mes ordres d'action proviennent de l'administration centrale ou d'autres origines. 10 % des ordres sont d'origine départementale.

M. le Rapporteur : Les proportions sont-elles les mêmes pour vous, M. Gouello, par rapport à l'administration centrale ?

M. Loïc GOUELLO : Nous recevons aussi des directives centrales ; il existe certes une brigade nationale qui mène des enquêtes pour l'ensemble de la France, mais nous disposons quant à nous d'une certaine autonomie.

M. le Président : Qui déclenche ces enquêtes à un moment donné ?

M. Maurice VIOGEAT : Les sources d'information peuvent venir de Bruxelles. Nous travaillons en effet beaucoup avec la communauté européenne, un réseau d'alerte nous communiquant un certain nombre d'informations. Nous sommes informés également par les syndicats professionnels et au travers des plaintes des consommateurs. Ce type d'information est centralisé à Paris ou arrive au siège d'une direction qui peut soit agir immédiatement s'il s'agit d'un problème local, soit avertir l'administration centrale qui essaie alors de répartir les contrôles.

Contrairement au service vétérinaire qui dispose de 174 agents, nous n'avons que 27 agents dans les Côtes d'Armor. Ceux-ci s'occupent de concurrence, de protection des consommateurs, de qualité et de sécurité des produits. Nos moyens d'action ne sont pas comparables. Quand nous allons dans une grande surface, nous pouvons contrôler l'ensemble de l'activité. Nous ne sommes pas obligés de nous borner à ne regarder que la qualité et la sécurité des produits ; nous pouvons regarder aussi les délais de paiement ; nous vérifions que les publicités faites sur ces produits ne sont pas mensongères.

Notre action est donc horizontale. Il est difficile dans ces conditions de rentrer dans des schémas départementaux. Ou alors, il faudra découper notre action en tranches.

Mme Monique DENISE : C'est la première fois que nous rencontrons une organisation départementale. Jusqu'ici, nous étions à Paris où nous avons eu comme interlocuteurs les organisations nationales. Avez-vous, ici, à la D.D.G.C.R.F., la latitude de décider d'un contrôle ? Est-ce M. le préfet qui vous donne l'autorisation ou faut-il que vous en référiez à Paris ?

M. Maurice VIOGEAT : Non. Comme des données pénales peuvent intervenir, nous pouvons décider au niveau local. Nous sommes un des services qui fait le plus de contentieux dans ce domaine, y compris en ce qui concerne la sécurité alimentaire. En 1998, nous avons dressé 24 procès-verbaux concernant la sécurité alimentaire au sens strict. 30 procès-verbaux concernaient l'étiquetage informatif, dans les entreprises aussi bien qu'en grandes surfaces. 17 procès-verbaux concernaient l'hygiène des produits.

M. le Rapporteur : L'hygiène alimentaire n'est-elle pas de la compétence de la Direction des services vétérinaires ?

M. Maurice VIOGEAT : Nous avons une compétence commune dans ce secteur.

M. Jacques BARTHÉLÉMY : Le fait qu'il existe des instructions de la D.G.C.C.R.F. ne peut empêcher l'existence d'un travail départemental. Le rôle de cette administration centrale est peut-être de donner des orientations générales, mais ensuite de laisser ensuite le soin à ses chefs de service de les adapter au niveau local.

Cela n'est pas contradictoire avec ce que vient de dire le directeur qui préciset que ses services ont une vocation transversale et qu'ils peuvent voir une entreprise sous tous ses aspects. Mais en même temps, nous sommes dans une structure très " verticalisée " : il faut laisser au directeur départemental la possibilité d'agir aux côtés du préfet et des autres services et de prononcer des sanctions y compris dans le domaine alimentaire.

Ce qu'évoque M. Viogeat concerne le contrôle des restaurants qui peut être fait par la Direction des services vétérinaires à la suite de la plainte déposée par un consommateur auprès de la D.G.C.C.R.F.

Un intervenant : Le problème est que le contrôleur ne pourra pas regarder la carte des vins....

M. le Président : Pourquoi ne peut-on pas contrôler la carte des vins ?

M. Loïc GOUELLO : Pour l'instant, la D.S.V. n'a pas la compétence pour contrôler la carte des vins. Une spécialité de l'ancienne répression des fraudes était précisément le contrôle des vins, mais il serait nécessaire d'assurer une formation des agents enquêteurs. En France,. Une brigade nationale s'occupe actuellement du contrôle des vins, envoie des instructions et nous aide à contrôler ce type de produit.

M. le Rapporteur : Est-on en présence d'un problème de compétence et de formation des agents ou d'un problème de textes ?

M. Loïc GOUELLO : Des deux !

Mme Colette VACQUIE : Au départ, il s'agit d'un problème de textes.

M. le Rapporteur : Mais vous êtes habilités à utiliser le code de la consommation.

M. Loïc GOUELLO : Oui. Les denrées animales ou d'origine animales sont les seules que nous contrôlons. Il nous arrive de contrôler des produits végétaux dans certaines unités de transformation quand ceux-ci sont liés -ce que l'on appelle la deuxième ou troisième gamme - avec des denrées animales. Mais s'il n'y a pas de denrées animales, nous n'effectuons pas de contrôle car cela ne relève pas de notre domaine de compétence.

Lorsqu'on est en présence d'un fait grave pouvant conduire à la fermeture d'un restaurant à la suite d'une de nos visites, nous conduisons une visite commune avec la D.D.A.S.S.

M. le Président : J'aimerais que Mme Colette VACQUIE qui est la directrice régionale des douanes de Bretagne nous dise quels sont les problèmes qu'elle y rencontre, sachant que cette région connaît un transit important des produits alimentaires. J'ai senti votre réaction sur certaines réflexions que vous aviez sans doute des éléments à nous communiquer.

Mme Colette VACQUIE : La position de l'administration des douanes est sans doute un peu particulière. Nous avons une compétence de contrôle, mais pas la compétence technique qui relève de la direction des services vétérinaires ou de la répression des fraudes. Notre rôle est réduit depuis 1993 en principe à tout ce qui est marchandises originaires ou à destination des pays hors communauté européenne. Mais, nous avons ressenti dès 1993 la nécessité de suivre certains produits dans les échanges entre Etats membres.

La crise de la " vache folle " a montré que, même dans les échanges intracommunautaires, il était nécessaire, au moment de l'arrivée des produits sur notre territoire, de prendre certaines précautions et de procéder à certains contrôles. On nous demande parfois de faire des contrôles dans les échanges entre les Etats membres, car il faut reconnaître qu'au cours de ces dernières années, de nombreux produits communautaires ont posé problème au niveau sanitaire. Nous avons connu la " vache folle " avec la Grande-Bretagne, la peste porcine avec l'Espagne et l'Allemagne, la dioxine. Dans ce contexte, nous sommes appelés à suivre dans les échanges intracommunautaires les produits soumis à restrictions de circulation ou prohibés ".

Lorsqu'un produit à l'importation s'avère sanitairement dangereux, la douane a la possibilité d'intervenir. Elle a des contacts étroits avec les services vétérinaires, comme avec la D.G.C.C.R.F. ou avec les affaires maritimes. Il peut arriver que ces services nous signalent un produit méritant d'être surveillé à l'arrivée.

Peut-être pensiez-vous à ce que nous évoquions dans le texte que nous vous avons adressé : la D.G.C.C.R.F. nous avait informés que du sarrasin risquait de contenir des produits chimiques. Quand des importations de sarrasin ont eu lieu, nous avons prélevé des échantillons pour être certains qu'il n'y avait que du sarrasin sans pesticide.

La signalisation d'un produit ou d'une entreprise peut attirer notre attention à l'occasion d'une importation ou d'une exportation. Autrement il nous appartient de vérifier la présence du certificat sanitaire et son applicabilité.

Au niveau national, nous avons aussi des messages d'alerte. Pour les importations ou les exportations, un système informatisé nous indique très précisément quels documents nous devons exiger pour tel produit ou telle marchandise, notamment les certificats sanitaires. La marchandise n'est ainsi libérée que si le certificat sanitaire est joint. L'informatique nous simplifie le contrôle documentaire car nous savons quels documents sont à vérifier.

Pour les échanges intracommunautaires, des messages d'alerte nous parviennent. Nous avons ainsi toujours la liste des produits qu'il faudra surveiller. Au niveau départemental, notre direction générale nous désigne parfois les entreprises à contrôler ; sinon notre service d'enquête étudie pour tous les produits qui arrivent dans le département ou qui en partent, les entreprises connues.

Nous disposons de statistiques aussi bien au niveau des échanges extracommunautaires qu'intracommunautaires nous permettant de déterminer qui est censé avoir reçu ces produits. Nous allons pouvoir faire une analyse par produit, par pays d'origine et par entreprise. A partir de ces données, nous déclencherons des contrôles au plan local.

M. le Président : Y a-t-il des produits hors communautaires qui peuvent, à certains moments, être considérés comme communautaires ?

Mme Colette VACQUIE : Ils le deviennent automatiquement, dès lors qu'ils ont été dédouanés en dehors de la France ; ils sont " communautarisés ". Dès qu'ils sont dédouanés, ils sont en règle puisqu'ils ont passé l'inspection normalement dans le premier pays d'entrée dans la communauté européenne.

M. le Président : N'y a-t-il pas quelques dysfonctionnements à ce niveau ? Nous sommes là pour repérer les dysfonctionnements qui peuvent intervenir dans toute la chaîne.

Mme Colette VACQUIE : Pour les échanges intracommunautaires, la douane n'est en principe pas compétente. Mais, en cas d'embargo ou de surveillance, nous déclenchons des contrôles ciblés en matière de transports. Par exemple, pour les bovins, nous ciblons les camions en provenance de Grande-Bretagne ou de pays voisins. Ces marchandises doivent être accompagnées d'un certificat vétérinaire. S'ils ne le sont pas ou si le certificat est inapplicable, le code rural nous autorise à consigner le véhicule. Nous faisons alors appel aux services de la D.S.V.

M. André ANGOT : Les fabricants régionaux d'aliments pour le bétail importent-ils des farines de viande d'Allemagne, de Belgique ou de pays intracommunautaires qui n'ont pas la même législation que la France pour l'utilisation des cadavres dans les farines ?

M. le Président : Viennent-elles par les ports et quelles sont les relations entre vous et les affaires maritimes ?

Mme Colette VACQUIE : Pour les farines animales, il faut d'abord voir si nous avons eu des déclarations d'échanges de biens. Nous regardons si un fabricant local fait venir des farines animales d'Allemagne. Si nous voulons cibler un contrôle sur ce point, nous allons appeler ces déclarations et demander au bureau du département d'aller au siège de l'entreprise vérifier si la marchandise est bien celle reçue.

Toutefois, ces déclarations d'échanges de biens n'ont qu'un caractère statistique. Nous avons simplement le droit d'aller vérifier dans les écritures de l'entreprise s'il s'agit bien des marchandises déclarées sur les documents joints. Ainsi, il nous arrive de demander à l'entreprise destinataire si elle avait les certificats sanitaires correspondants, mais celle-ci peut nous répondre qu'elle n'a pas l'obligation de nous les communiquer.

En revanche, si le service a l'impression qu'il s'agit d'un produit qui fait l'objet d'un embargo, qui est prohibé à l'importation, il prévient immédiatement la D.S.V. ou la D.D.C.C.R.F. Si nous sommes certains qu'il s'agit d'un produit prohibé, nous faisons une dénonciation au parquet. En effet, il s'agit alors d'un délit de droit commun. Mais la déclaration d'échanges de biens arrive après. La marchandise est déjà entrée sur le territoire.

Pour prendre l'exemple de ce qui s'est passé lors de la crise de la " vache folle ", nous avons fait beaucoup de contrôles et nous nous sommes parfois aperçus qu'il s'agissait d'une simple erreur dans la déclaration de l'entreprise. D'où l'importance de vérifier que ce qui est déclaré par l'entreprise est exact. Nous avons augmenté le nombre de contrôles des déclarations d'échanges de biens. Si nous relevons une simple erreur statistique pour la connaissance des flux, c'est moins grave qu'une fausse déclaration. En effet, nous pouvons être amenés à constater infraction consistant à indiquer un autre produit que celui qui est prohibé. Nous essayons de prévoir la nature de ces glissements potentiels. Si nous observons un délit, nous ne sommes pas habilités à le constater, mais s'agissant d'une infraction de droit commun, nous la signalons à la CCRF et nous informons le Parquet.

M. le Président : J'aimerais également entendre M. Ducamin pour les affaires maritimes et le directeur des affaires sanitaires et sociales sur le problème des farines animales.

M. Loïc GOUELLO : Les frontières de l'Europe ont été ouvertes en 1993. On est donc dans un marché unique et il n'existe plus de contrôles douaniers aux frontières au sein de la communauté européenne. Ceci suppose une relative harmonie des systèmes de contrôle européens. C'est ainsi qu'a été mis en place l'Office alimentaire et vétérinaire de contrôle qui vérifie que chaque pays dispose d'un système de contrôle adéquat.

Depuis plusieurs années, les inspecteurs communautaires viennent non seulement vérifier que les outils sont agréés au regard des règles communautaires, mais aussi que les services d'inspection français accomplissent leur travail selon les directives communautaires. Ceci permet de constater la cohérence du système européen. Pour avoir la certitude que ces inspecteurs communautaires sont bien européens, il nous arrive souvent de les accompagner pour les surveiller. Cela nous permet d'ailleurs de connaître le fonctionnement des inspections dans les autres pays. J'ai observé par exemple le système espagnol de l'E.S.B ; ils n'y a, à mon avis, aucune chance de trouver des cas d'E.S.B. avec le système mis en place dans ce pays.

Pourquoi y a-t-il des inspecteurs des U.S.A. et du Canada ? Nous échangeons des produits en Europe où existe la règle de la libre circulation. Nous disposons de certaines informations en ce qui concerne les animaux vivants du fait de l'existence d'un système informatique européen. Quand des animaux vivants vont d'un point de la communauté européenne à un autre, l'unité locale vétérinaire de destination doit être informée par télématique. En cas de contrôle routier, si l'on remarque que l'information n'a pas été transmise, la communauté européenne est immédiatement prévenue.

En revanche, les autres produits comme les farines circulent librement une fois qu'ils sont communautaires. Il faut alors mettre en place des contrôles à destination. Nous recevons des consignes de Paris, mais les contrôles sont réalisés de manière non discriminatoire afin de ne pas être considérés comme anti-européens.

Il est évident que tous les produits circulant dans la communauté ne font pas l'objet d'un contrôle. En cas d'alerte, étant donné que nous sommes présents dans les unités de transformation et dans les abattoirs, nous vérifions effectivement tel produit en provenance de tel pays mais il serait illusoire de dire que nous contrôlons tout. Si nous observons une anomalie, nous pouvons faire appel aux services vétérinaires ou à la CCRF.

Quand les pays tiers veulent faire entrer un produit dans la communauté européenne, ils doivent se soumettre au même système d'organisation et d'inspection que celle-ci et ces produits ne peuvent entrer que par des postes d'inspection frontaliers, les P.I.F. Il en existe un à Saint-Malo, un autre à Brest. Les inspecteurs sont sous l'autorité directe du ministre et ils sont soumis à des directives européennes. Un lot ne peut franchir le territoire du P.I.F. s'il n'a pas été dédouané et s'il n'a pas subi une visite d'inspection méthodique, avec un contrôle physique ou des analyses de l'eau.

L'office alimentaire de contrôle doit inspecter ces P.I.F., pour déterminer si tous utilisent la même méthode. Il est possible qu'un certain nombre de P.I.F. soient moins rigoureux que d'autres, ce qui serait dangereux pour la communauté européenne, parce que le produit sortirait " communautarisé " du poste d'inspection frontalier et qu'il bénéficierait ainsi de l'application de la règle de la libre circulation.

Pourquoi recevons-nous des visites d'experts de pays tiers ? La raison en est que, lorsque nous voulons exporter des produits vers ces pays, nous devons appliquer leurs lois. Quand nous voulons exporter vers les Etats-Unis et le Canada, nous appliquons leurs lois. Nous n'avons pas la possibilité de négocier avec eux puisqu'ils sont soumis à la loi communautaire. Quand ils veulent nous gêner sur leurs exportations, comme cela s'est produit avec les Etats-Unis quand les inspecteurs communautaires ont refusé un certain nombre d'agréments d'abattoirs canadiens et américains, ils sont venus en France et, par mesure de rétorsion, ont enlevé les agréments U.S. pour ceux qui exportaient vers les Etats-Unis.

M. Loïc GOUELLO : Depuis les accords de Marrakech, l'O.M.C. a inclus les accords S.P.S., (sanitaires et phytosanitaires) ; la France est à ce titre en commerce avec l'Iran. Je vais d'ailleurs demain personnellement à Téhéran pour tenter de mettre au point un certificat d'exportation vers ce pays.

Mme Colette VACQUIE : Je voudrais faire une rectification : les produits doivent passer par l'inspection vétérinaire en frontière, mais ils peuvent très bien venir se faire dédouaner chez nous, ce qui nous donne une seconde occasion de contrôle. On peut voir, par exemple : " service dédouanement " : Saint-Brieuc ; service vétérinaire ayant fait le contrôle : " Rotterdam ". Les produits viennent en transit dans ces cas et on les retrouve à l'arrivée.

M. le Président : Comment cela se passe-t-il dans nos ports départementaux où il n'existe pas de Poste d'inspection frontaliers ?

M. Laurent DUCAMIN : Malheureusement, M. le président, les affaires maritimes n'ont pas en charge le contrôle des cargaisons. Notre mission porte sur les coquillages et nous n'avons pas d'intervention possible sur des produits autres que les coquillages destinés à la consommation humaine.

M. le Président : Qui contrôle les cargaisons de céréales ou de produits destinés à l'agroalimentaire arrivant au port du Léguer* ou à Tréguier ?

M. Maurice VIOGEAT :. Nous disposons de 8 laboratoires spécialisés en France : les épices et les poissons sont traités à Marseille, la recherche d'O.G.M. est faite à Strasbourg, cependant que l'alimentation animale et les protéines dépendent du laboratoire de Rennes. Je fais remarquer que tous les produits importés font l'objet de prélèvements et que nous vérifions le produit lui-même.

M. Yves SIMERAY : L'article L 17 du code de la santé publique donne au préfet des pouvoirs d'urgence en cas d'épidémie. Le code de la santé publique autorise d'ailleurs différents types d'intervention des différentes administrations. Le ministère de la Santé doit déterminer le vecteur par rapport aux pathologies humaines. Il doit établir si les mesures prises ont des conséquences sur la santé humaine. Les échelons départemental et national restent sur ce point un peu faibles. C'est d'ailleurs pour cela que l'institut de veille sanitaire ainsi qu'une cellule interrégionale d'épidémiologie ont été créés ; ils s'assurent qu'il n'y a pas d'incidence sur la vie humaine, aprèsla détection d'un problème. Mais il ne s'agit pas là d'une mesure d'urgence.

Au plan local, nous fonctionnons en réseau. Nos services comportent 6 000 professionnels de santé, 1 350 médecins en laboratoires qui nous font des signalements. S'il existe une problématique de toxi-infection alimentaire, nous alertons l'institut de veille sanitaire et le préfet si des mesures d'urgence doivent être prises. Un système de réseau Sentinelle existe dans notre département ; il s'agit d'un système empirique, peu formalisé au plan des procédures, qui inspire chaque année une dizaine d'enquêtes de toxi-infection alimentaire. La D.D.A.S.S. est très investie sur un autre produit alimentaire fondamental : l'eau. Nous opérons 5 000 prélèvements d'eau destinée à l'alimentation. Il existe un lien important avec l'agriculture quoi que l'on en dise, du fait de l'utilisation de pesticides, voire d'antibiotiques pour les animaux. Nous sommes en train de travailler dans le cadre de la conférence interrégionale sur les liens avec la santé humaine, ce qui nous paraît très important.

La D.D.A.S.S. emploie 96 agents, la santé alimentaire représentant 2 postes équivalents temps plein.

M. le Rapporteur : Vous avez fait état de l'élimination de la plupart des maladies contagieuses. Vous mentionnez toutefois que le cheptel n'est pas à l'abri d'une maladie exotique. Quels sont les risques existants en la matière ?

M. Loïc GOUELLO : La maladie exotique peut être définie comme " une maladie qui n'existe pas sur le territoire français ". On peut penser à la fièvre aphteuse, à la peste porcine ou à la peste aviaire. Le risque pour un département fortement producteur réside dans le fait qu'une maladie peut s'y répandre très rapidement. Il est nécessaire de disposer des réseaux d'alerte capables d'intervenir dans un délai de quelques heures. Il existe des plans de lutte contre la peste porcine et la fièvre aphteuse. Notre réseau de surveillance comporte 254 vétérinaires sanitaires que nous rétribuons et qui nous signalent toute suspicion clinique. Voilà ce que nous nommons maladie exotique. Celle-c i peut venir de très loin et être inconnue. La " vache folle " par exemple était inconnue. On entend donc par maladie exotique une maladie non indigène.

La réglementation de l'alimentation animale a fait l'objet d'aménagements dans la loi d'orientation agricole. Nous sommes désormais compétents en la matière, alors que nous n'avions à connaître jusqu'à maintenant que de l'aspect " aliment médicamenteux ". Le service de la répression des fraudes contrôlait le secteur de l'alimentation animale. Nous allons le contrôler avec eux. Nous disposons d'ores et déjà d'ordres de service pour contrôler cette alimentation animale ainsi que les intrants. Il est indispensable d'aller observer dans les entreprises d'où vient la matière protéinique et de vérifier la traçabilité des produits. A l'heure actuelle, ceci ne se fait pas au quotidien.

Les farines animales peuvent traverser les frontières et s'échanger à travers l'Europe. Il existe des contraintes importantes, du fait qu'elles doivent être accompagnées d'un certificat. Elles doivent en outre avoir été normalement produites dans les mêmes conditions qu'en France, les matières à hauts risques étant exclues. Lorsqu'on observe un camion de farines, il est très difficile d'avoir une vision précise et l'on doit donc faire confiance au certificat qui accompagne le produit.

M. le Président : Je voudrais vous remercier, M. le préfet, messieurs, d'avoir apporté toutes ces informations à la commission d'enquête. Après avoir rencontré les directions nationales des services que vous représentez, nous avons pu observer ainsi, sur le terrain, l'action quotidienne des services déconcentrés de l'Etat.

VII.- Les Agences sanitaires

1. L'Institut de veille sanitaire

Audition de M. Jacques DRUCKER,
directeur général de l'institut national de veille alimentaire

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 9 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Jacques Drucker est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jacques Drucker prête serment.

M. le Président : Monsieur le directeur général, c'est avec plaisir que la commission vous accueille afin que vous l'éclairiez sur ce que fut le réseau national de santé qui est devenu récemment l'Institut de veille sanitaire.

M. Jacques DRUCKER : Merci Monsieur le Président.

Je me propose effectivement de vous rappeler quelles sont les missions, l'organisation et les actions de l'Institut de veille sanitaire qui est un établissement public qui a été créé par la loi du 1er juillet 1998 et mis en place de façon opérationnelle en mars 1999.

Cet organisme reprend et développe les missions qui étaient auparavant celles du réseau national de santé publique.

La mission générale de l'Institut de veille sanitaire est, comme vous le savez, une mission de surveillance de l'état de santé de la population française s'étendant à tous les champs de la santé publique, ce conformément à une double finalité, la première étant de détecter toute menace pour la santé publique et d'alerter les pouvoirs publics afin de prendre des mesures pour les maîtriser le plus rapidement possible, et la deuxième étant la mise à niveau et l'actualisation des connaissances sur l'état de santé de la population.

L'Institut de veille sanitaire est aujourd'hui situé au sein de l'hôpital national de Saint-Maurice près de Paris. Il comporte une centaine de personnes, pour la plupart des médecins épidémiologistes, et s'appuie, pour exercer ses missions, sur tout un réseau de partenaires, qu'il s'agisse de grandes institutions comme l'Inserm, les universités, les établissements hospitaliers ou avec l'ensemble des réseaux des professionnels de la santé qui, chacun à son niveau, contribue aux missions de veille sanitaire.

Dans le domaine de la sécurité sanitaire des aliments, le réseau national de santé publique - maintenant l'Institut de veille sanitaire - s'est surtout centré sur la surveillance épidémiologique des risques infectieux d'origine alimentaire. Le réseau national de santé publique avait des missions qui étaient, à l'époque, limitées aux maladies infectieuses ainsi qu'aux problèmes de santé liés à l'environnement. C'est donc surtout dans le cadre de ces missions liées aux maladies infectieuses que s'est tourné le réseau de santé publique puis l'Institut de veille sanitaire dans le domaine de l'alimentation.

Quelle action l'Institut de veille sanitaire conduit-il pour exercer une surveillance épidémiologique des risques sanitaires liés à l'alimentation qui sont des risques sanitaires essentiellement infectieux ?

L'Institut de veille sanitaire anime et coordonne ce qu'on pourrait appeler deux types de réseaux d'alerte.

Le premier, qui est le plus exhaustif, est le réseau de surveillance des maladies dites à déclaration obligatoire. Vous savez sans doute que, dans la liste actuelle des maladies à déclaration obligatoire, figurent un certain nombre de maladies qui sont d'origine alimentaire comme, par exemple, la fièvre typhoïde, la listériose, le botulisme, et vous savez sans doute que tout phénomène épidémique d'origine alimentaire, ce qu'on appelle par exemple les toxi-infections alimentaires collectives, sont à déclaration obligatoire.

C'est un premier réseau sur lequel s'appuie l'Institut de veille sanitaire pour détecter d'éventuels phénomènes épidémiques d'origine alimentaire et donc conduire à un certain nombre d'investigations pour essayer d'en expliquer l'origine et les modes de transmission.

Et puis nous appuyons aussi notre action sur un deuxième type de réseaux d'alerte qui sont des réseaux plus spécialisés. Ce sont, par exemple, les réseaux de laboratoires de bactériologie, en particulier les réseaux qui sont animés par ce qu'on appelle les centres nationaux de référence qui sont des laboratoires d'expertise en microbiologie. Beaucoup d'entre eux sont à l'Institut Pasteur. Nous travaillons en particulier sur les Listerias en étroite collaboration avec le Centre national de référence, situé à l'Institut Pasteur, qui collecte un certain nombre d'informations sur des souches de Listeria issues de prélèvements qui lui sont transmis par des laboratoires hospitaliers ou privés, et qui, par l'analyse de ces souches, est capable de nous alerter sur l'émergence d'une nouvelle souche ou sur le regroupement d'un certain nombre de cas de Listeria liés à la même souche, qui peuvent faire suspecter l'émergence d'une épidémie.

Nous travaillons également avec un autre centre de référence qui est le Centre national de référence sur les salmonelles, également situé à l'Institut Pasteur, et qui exerce à peu près la même mission que celle du centre de référence sur les Listeria, c'est-à-dire la collecte et le recueil des souches de salmonelles, l'identification ou le repérage des épidémies.

Nous avons par ailleurs développé des réseaux cliniques plus spécialisés. Par exemple, nous avons mis en place, il y a quatre ans, un réseau hospitalier pédiatrique grâce à une collaboration avec des néphrologues pédiatres pour surveiller une maladie infectieuse d'origine alimentaire qu'on appelle le syndrome hémolytique et urémique, qui est en fait une maladie infectieuse due à un agent pathogène qu'on appelle l'Escherichia coli producteur de vérotoxine qui est susceptible de donner, non pas des maladies fréquentes, mais des maladies graves, et nous surveillons cette pathologie d'origine alimentaire au travers d'un réseau hospitalier de pédiatres.

Comment se fait le circuit d'alerte au quotidien au travers des réseaux que je viens de décrire ?

Il faut considérer deux situations.

Ou bien il s'agit d'une alerte épidémique d'origine alimentaire locale ; c'est le cas, par exemple, d'une toxi-infection alimentaire collective dans une école ou dans une collectivité de personnes âgées. Dans ce cas, l'alerte et la réponse à cette alerte se font au niveau de la direction départementale d'action sanitaire et sociale, la D.D.A.S. ; ou de la Direction des Services Vétérinaires, la D.S.V.

Notre Institut de veille sanitaire dans cette situation n'intervient qu'à la demande de ces organismes et cette intervention s'étend du conseil méthologique portant sur la façon de conduire une enquête à l'occasion de ce type d'épidémie, jusqu'à l'envoi sur le terrain d'un épidémiologiste chevronné pour appuyer l'action de la D.D.A.S.S. ou des services vétérinaires dans leur investigation épidémiologique. C'est notre mode opératoire le plus fréquent en ce qui concerne les toxi-infections alimentaires collectives qui sont habituellement localisées.

Ou bien il s'agit d'une alerte régionale ou nationale ; c'est le cas, par exemple d'une épidémie de listériose sur laquelle nous sommes intervenus à plusieurs reprises. Dans ce cas, l'Institut de veille sanitaire, en concertation avec la Direction générale de la santé, est saisi et a la charge de conduire les investigations liées à cette alerte régionale ou nationale.

Coordonner, ceci veut dire, bien sûr, de continuer de s'appuyer sur la collaboration des services déconcentrés des ministères concernés, dans les départements qui sont concernés par l'épidémie ; ceci veut dire aussi de coordonner les investigations épidémiologiques de façon à orienter les investigations des enquêteurs, notamment des services vétérinaires, sur un aliment suspect ou une chaîne de production alimentaire suspecte, et d'obtenir aussi rapidement que possible des éléments d'information au profit des décideurs pour qu'ils prennent des mesures permettant la maîtrise de cette épidémie.

Voilà donc les deux situations dans lesquelles l'Institut de veille sanitaire se situe et intervient, soit dans le cadre d'une alerte locale, soit dans le cadre d'une alerte plus large.

L'Institut de veille sanitaire a aussi la charge de produire, avec une périodicité régulière - habituellement annuelle - une synthèse épidémiologique nationale sur la morbidité liée à un certain nombre de pathologies, en particulier dans le domaine des maladies d'origine alimentaire, et de faire une synthèse nationale de la situation épidémiologique, de son évolution et de ses caractéristiques vis-à-vis des maladies qui sont, soit à déclaration obligatoire, soit surveillées par l'Institut de veille sanitaire.

Enfin, dernier élément, l'Institut de veille sanitaire fait partie d'un réseau européen de surveillance épidémiologique des maladies transmissibles au sein duquel existe un réseau de surveillance de certaines maladies d'origine alimentaire comme les infections à salmonelle ou les infections que j'ai cité tout à l'heure. Ce réseau de surveillance européen est coordonné par nos collègues anglais du Communicable Diseases Surveillance Center de Londres et nous sommes l'une des institutions, partenaires de ce réseau qui implique l'ensemble des quinze pays de l'Union européenne.

Je peux maintenant répondre plus précisément à vos questions.

M. le Président : Je vous remercie. Je crois que plus l'introduction est rapide et plus il y a le temps par la suite pour les questions qui viennent compléter les aspects qui ont déjà été abordés.

M. le Rapporteur: Monsieur le directeur, vous avez terminé en parlant des réseaux européens d'alerte. J'aimerais connaître le détail du fonctionnement de ces réseaux. Est-ce à dire, par exemple, que vous êtes alerté en temps réel lorsque des menaces se manifestent dans un des pays européens ? A ce moment-là, comment jouent vos rapports avec les services douaniers, ceux de la D.G.C.C.R.F. ou de la Direction générale de la santé ? Comment tout cela s'organise pour éviter éventuellement qu'un produit puisse porter atteinte à la santé et ne pénètre sur le territoire ? Avez-vous eu des exemples de ce type et, si oui, pouvez-vous nous indiquer comment cela se passe effectivement ?

Deuxièmement, en terme d'épidémiologie, si j'ai bien noté, vous éditez tous les ans une publication sur l'état épidémiologique de notre pays. Pourrait-on avoir communication d'une synthèse sur les années antérieures et vos analyses sur ces documents ?

M. Jacques DRUCKER : Concernant votre première question sur les réseaux d'alerte européens, nous sommes nous-mêmes impliqués dans des réseaux d'alerte épidémiologique, c'est-à-dire que le réseau de surveillance des infections d'origine alimentaire liées aux salmonelles dont je vous ai parlé tout à l'heure, et qui est coordonné par les Anglais, collecte des informations émanant des différents pays européens et nous transmettons régulièrement, par exemple, des informations sur les maladies liées aux salmonelles que nous avons identifiées, sur les phénomènes épidémiques. Ces informations sont analysées et rediffusées par le Centre de coordination de Londres à l'ensemble des pays de l'Union européenne et nous recevons nous-mêmes des informations rapides, en temps réel. Par exemple, si une épidémie d'infection à salmonelle a été détectée au Danemark, liée à un produit au lait cru, l'information épidémiologique est transmise à Londres qui la répercute à l'ensemble des quinze institutions européennes, dont l'Institut de veille sanitaire. Nous ne disposons nous-mêmes à ce moment-là que d'une information épidémiologique, c'est-à-dire qu'en cas d'épidémie au Danemark, si les premiers éléments d'investigation semblent suspecter tel aliment ou tel type de produit, nous transmettons cette information à la Direction générale de la santé.

Notre rôle, une fois que nous disposons de cette information et que nous en avons, bien sûr, informé la Direction générale de la santé, est d'activer nos réseaux nationaux d'alerte, en particulier le Centre national de référence sur les salmonelles, pour savoir si, sur le territoire français, a éventuellement été repéré la même souche et s'il y a une augmentation de la fréquence de son identification afin de savoir si l'épidémie qui concerne le Danemark est déjà en train de se diffuser dans notre pays.

L'alerte de ce réseau européen a ce double objectif, d'une part, de permettre aux autres pays européens d'activer leur propre réseau pour vérifier que la situation épidémique dans un pays n'existe pas également dans notre pays et, d'autre part, de permettre aux épidémiologistes, en l'occurrence à l'Institut de veille sanitaire en France, d'alerter rapidement les pouvoirs publics sur l'existence d'une suspicion d'épidémie liée à un produit qui est potentiellement diffusé et distribué dans l'ensemble de la Communauté européenne.

M. le Rapporteur : Est-ce vous qui appréciez le degré de dangerosité de la situation ?

M. Jacques DRUCKER : Non. Nous transmettons systématiquement l'information à la Direction générale de la santé et nous activons nos propres réseaux d'alerte de façon systématique. Lorsque le centre de Londres, qui est la base de données européenne, sur les infections entériques, transmet une information de ce type aux autres pays de la communauté européenne, c'est parce qu'il y a habituellement déjà eu un premier élément d'investigation et d'enquête qui montre, premièrement, qu'il y a bien un phénomène épidémique dans un pays et, deuxièmement, que le produit suspect est un produit qui est à diffusion européenne et qui a donc potentiellement pu aussi être distribué et consommé dans d'autres pays européens. C'est la procédure.

A partir de là, nous transmettons et nous tentons d'évaluer si le risque épidémiologique est réel ou non en France ; nous activons systématiquement les réseaux d'alerte pour le vérifier ; en particulier en ce qui concerne les salmonelles, nous nous retournons surtout vers le Centre national de référence et nous en informons la Direction générale de la santé.

M. le Président : Dans le même ordre d'idée, vous venez de parler de Londres mais j'ai cru comprendre qu'il y avait également à Dublin un centre de contrôle à vocation européenne. Comment les deux fonctionnent-ils ?

M. Jacques DRUCKER : A Londres il s'agit d'un centre de coordination d'un réseau d'épidémiologie purement humain, c'est-à-dire de collecte des données, soit sur des souches de bactéries, soit sur des cas de maladies détectées chez l'homme. A Dublin, qui est un centre que je connais moins bien, l'information est davantage axée sur le repérage de données et d'informations sur des isolements bactériens, soit dans les produits alimentaires, soit dans la chaîne de production alimentaire. Le centre de Londres par rapport à Dublin se préoccupe exclusivement de l'analyse épidémiologique des souches ou des cas humains.

Vous m'aviez posé une deuxième question sur les synthèses épidémiologiques que nous sommes amenés à faire. Les synthèses épidémiologiques que nous avons faites se situaient jusqu'à présent dans le domaine de compétence du réseau de santé publique puisque l'Institut de veille sanitaire a été mis en place de façon opérationnelle cette année seulement. Et nous diffusons donc essentiellement, depuis trois ans, une synthèse épidémiologique sur les maladies infectieuse. A titre d'exemple, je vous ai amené un de ces documents. C'est ce qu'on appelle le bulletin épidémiologique annuel que nous diffusons chaque année et qui fait la synthèse des données épidémiologiques recueillies au travers des systèmes de surveillance coordonnés par le réseau de santé publique devenu maintenant l'Institut de veille sanitaire. Vous verrez notamment, dans le document, l'analyse concernant les toxi-infections alimentaires collectives, la listériose, les infections à salmonelle, la fièvre typhoïde... bref, toutes les maladies infectieuses d'origine alimentaire qui sont sous surveillance.

M. le Rapporteur : On perçoit des différences d'organisation assez notoires entre les différents pays européens. Une structure telle que l'A.F.S.S.A. n'existe pas encore en Grande-Bretagne. La réflexion est engagée en Belgique, etc.

Il semblerait toutefois, pour ce qui concerne la veille sanitaire, qu'un réseau européen existe déjà et qu'il fonctionne bien.

M. Jacques DRUCKER : C'est bien organisé au niveau de la surveillance des maladies transmissibles mais il y a encore peu de choses pour les autres aspects de la veille sanitaire, qu'il s'agisse, par exemple, de santé et d'environnement, de maladies d'origine professionnelle, de maladies chroniques, etc.

M. le Rapporteur : Mais c'est de votre compétence ?

M. Jacques DRUCKER : Oui, c'est maintenant de la compétence de l'Institut de veille sanitaire mais le seul réseau européen qui soit actuellement bien structuré est celui qui concerne l'épidémiologie des maladies transmissibles.

Ce réseau fonctionne bien mais il faut quand même savoir que les systèmes de surveillance des pays européens n'ont pas le même degré de performance. La France, les Pays-Bas, le Royaume-Uni, les pays scandinaves sont quand même nettement plus avancés que les autres pays européens s'agissant de la surveillance des maladies transmissibles, ce qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Certains pays comme la Grèce, l'Espagne, l'Italie, l'Allemagne, par exemple, notifient rarement des infections à Listeria. Or on a du mal à croire que la Listeria s'arrête aux frontières. Cette hétérogénéité dans la fréquence de notification de ce type d'infections vient du fait que les systèmes de surveillance en place dans les différents pays sont assez hétérogènes et n'ont pas la même performance.

Mais l'objectif de ce réseau européen de surveillance des maladies transmissibles est aussi d'amener l'ensemble des pays à travailler d'abord avec des méthodes identiques, à avoir des définitions de maladies identiques, et de conduire ces différents systèmes à un niveau de performance identique de façon à pouvoir faire des comparaisons entre les pays sur l'efficacité de la prévention ou du contrôle de ces maladies transmissibles et surtout d'avoir un système d'alerte homogène, que l'alerte survienne en Grèce, en Allemagne, aux Pays-Bas, en France ou au Danemark.

Mais on peut dire que ce réseau de surveillance des maladies transmissibles est maintenant globalement en marche et fonctionne assez bien pour ce qui concerne les aspects épidémiologiques.

M. Alain CALMAT : Je voudrais passer tout à fait à autre chose et savoir comment est structurée la veille sanitaire en ce qui concerne l'obésité, quels sont les rapports avec l'A.F.S.S.A., par exemple pour ce qui concerne un éventuel partenariat sur les risques nutritionnels des aliments.

M. Jacques DRUCKER : L'épidémiologie nutritionnelle est effectivement un des nouveaux chantiers que l'Institut de veille sanitaire est en train d'ouvrir puisque, encore une fois, le réseau national de santé publique n'avait pas de compétence dans ce domaine jusqu'à cette année ou à la fin de l'année dernière. Nous sommes donc en train de mettre en place des partenariats et des collaborations pour constituer une unité de surveillance épidémiologique nutritionnelle en partenariat bien sûr, d'une part avec l'A.F.S.S.A. et, d'autre part, avec une unité du Conservatoire national des arts et métiers, qui dispose depuis quelques années, au sein de l'Institut des sciences et des techniques de la nutrition et de l'alimentation, d'une équipe d'épidémiologistes spécialisés en nutrition avec lesquels nous sommes en train d'élaborer une convention de partenariat formalisée pour mettre en place cette dimension de l'épidémiologie liée à la nutrition et à l'alimentation qui est un autre sujet que celui de la protection sanitaire.

Parmi les priorités que nous avons identifiées, il s'agit d'essayer de mettre en place, en tout cas de renforcer la connaissance épidémiologique de l'obésité, mais aussi du diabète et des insuffisances vitaminiques et d'essayer aussi de mettre en place - et c'est là où la collaboration avec l'A.F.S.S.A. semble la plus naturelle - des outils qui permettent d'avoir une bonne connaissance des habitudes alimentaires des Français puisque l'épidémiologie nutritionnelle ne consiste pas simplement à surveiller les pathologies, voire la mortalité liée à des aspects nutritionnels, mais à avoir, très en amont, une bonne connaissance des caractéristiques et des déterminants de ces pathologies, et de leur évolution dans le temps, de façon à mieux apprécier et à mieux évaluer l'impact que peuvent avoir les politiques et les stratégies de prévention dans ce domaine.

C'est donc un chantier qui s'ouvre à l'Institut de veille sanitaire. Il est encore embryonnaire mais il a été identifié comme une des priorités de son programme qui va notamment démarrer sur l'exercice 2000.

M. André ASCHIERI : L'Institut de veille sanitaire est une excellente chose mais on manque quand même encore aujourd'hui de données épidémiologiques en France, on a du mal à rassembler toutes ces données alors qu'on aurait peut-être évité certains problèmes si on les avait mieux connues. C'est peut-être un v_u pieux mais ne serait-il pas possible d'utiliser, avec beaucoup de précautions, la carte santé pour connaître les maladies qui se développent dans tel ou tel secteur géographique, de manière à établir une carte de la France qui indiquerait les maladies émergentes ce qu'on ne connaît pas toujours ? Ce n'est pas facile parce qu'il y a le respect de la confidentialité, mais il me semble qu'on aurait quand même, grâce à l'informatique, un instrument extraordinaire qui nous permettrait vraiment de connaître exactement la santé du pays.

Ne pensez-vous pas, en outre, qu'à l'Institut de veille sanitaire il faudrait ajouter un institut de veille environnementale ? Parce que la " veille sanitaire " constate les maladies alors que la veille environnementale, qui est en amont, peut contribuer à les prévenir.

M. Jacques DRUCKER : Je voudrais nuancer votre première remarque concernant le manque de données épidémiologiques en France. On observe assez souvent que c'est moins un manque de données épidémiologiques qu'un défaut de valorisation de ces données épidémiologiques. Les données épidémiologiques qui sont produites, par exemple au travers du système hospitalier, sont très largement sous utilisées, sous-exploitées. Les données épidémiologiques qui sont produites, par exemple par les registres de morbidité dans le domaine du cancer, etc., sont assez souvent remarquablement exploitées à des fins de recherche mais pas nécessairement très utiles, utilisables ou valorisées à des fins d'aide à la décision dans les politiques de santé publique. Il est vrai que le travail de l'Institut de veille sanitaire est, dans un premier temps, de repérer ces sources d'information et de les valoriser.

S'agissant de la carte santé, vous avez parfaitement raison. On est quand même assez frustré de ne pas disposer des données épidémiologiques qui sont générées notamment par le système de santé libéral, par les médecins généralistes du secteur libéral et les spécialistes du secteur libéral. Il est vrai que ce chantier est assez compliqué et on fonde vraiment de grands espoirs, avec l'arrivée des technologies de l'information, l'informatisation des cabinets médicaux, le développement du réseau santé social, en tout cas au sein de l'Institut de veille sanitaire. On espère que la dimension épidémiologique de l'utilisation de ces avant-scènes ne sera pas oubliée parce qu'on pourrait craindre effectivement que ces systèmes se mettent en place - ce qui est, en soi, tout à fait louable et judicieux - dans une perspective d'évaluation économique du système de santé mais qui se limiterait à ce seul aspect, oubliant une suffisante valorisation des retombées épidémiologiques.

On y est très attentif, notamment dans un certain nombre de groupes de travail au sein du ministère de la Santé s'agissant du développement du réseau de santé sociale, des potentialités qu'offrent les perspectives de recueil épidémiologique, notamment pour ce qui concerne la morbidité dont l'ampleur n'apparaît pas réellement du fait que les seules sources d'information proviennent des hôpitaux.

Pour ce qui concerne l'Institut de veille environnemental, je pense que vous avez parfaitement raison. La surveillance épidémiologique qui se limiterait au recueil d'informations et à l'analyse des pathologies, voire des décès, est très largement insuffisante dans certains domaines. Pour les risques sanitaires notamment, qui sont différés, c'est-à-dire qui sont liés à des expositions, à des faibles doses de pollution par exemple, et dont les effets ne se manifestent qu'au bout de dix, vingt, trente ou quarante ans, on ne peut pas se contenter, en terme de veille sanitaire, d'un dispositif qui ne recueillerait que l'information sur la morbidité ; il faut donc disposer aussi de systèmes d'information très en amont, soit sur les comportements lorsque les déterminants de la morbidité et de la mortalité concernent des facteurs de risques comportementaux (les habitudes alimentaires par exemple), soit sur les expositions environnementales et sur l'état de l'environnement et les facteurs de risques qui lui sont liés.

Vous avez parfaitement raison de dire qu'un institut de veille environnementale, qui permettrait de disposer de bonnes informations sur l'état de l'environnement, de mettre ces informations en perspective et de les confronter avec ce qu'on sait des risques sanitaires - en particulier un risque qui ne serait pas observable en temps réel mais qui serait différé - serait une structure tout à fait complémentaire et qui pourrait travailler en synergie avec une structure comme l'Institut de veille sanitaire.

M. Alain CALMAT : A ce propos, il me semblait, dans le texte que nous avons voté, que l'Institut de veille sanitaire avait pour mission de veiller à l'ensemble des pathologies et des étiologies. Les étiologies environnementales existent, bien entendu. Je pense qu'on avait justement évité de sectoriser les pathologies et que la pathologie environnementale était vraiment de la compétence de l'Institut de veille sanitaire, c'est-à-dire, en d'autres termes, que l'Institut de veille sanitaire " veillait " sur l'ensemble de la santé, quelles que soient les origines des maladies. Les moyens ne sont peut-être pas actuellement suffisamment développés pour le faire mais je pense qu'il doit quand même y avoir suffisamment de ressources, dans le texte, pour pouvoir éviter de créer un nouvel institut. On peut peut-être songer à créer une section spécifique à l'intérieur de l'Institut, mais à condition qu'elle soit bien à l'intérieur parce que la santé est une et indivisible. Il n'y a pas des problèmes de santé dus à l'environnement, dus à la bactériologie, dus à la génétique, etc. C'est La Santé et les problèmes environnementaux sont complètement du domaine de la veille sanitaire. On a déjà eu ce débat très largement lors de la discussion du texte et il ne me semble pas utile d'y revenir.

Je voudrais par ailleurs savoir si des structures, par exemple sur les radiations ionisantes, etc., font partie de l'Institut de veille sanitaire.

M. le Président : Je voudrais compléter cette question. Vous publiez des statistiques en tant qu'institut de veille. Le ministère de la Santé en publie aussi. Quel est le rapport entre ces différentes publications ? Comment se recoupent-elles ?

M. Jacques DRUCKER : Je vais répondre à votre dernière question et revenir à la question importante de l'homogénéité de la veille sanitaire.

Ce que nous publions, ce sont des données épidémiologiques. C'est un peu différent des statistiques sanitaires. Les observatoires régionaux de santé ou le ministère de la Santé publient des statistiques sur la démographie médicale, les statistiques d'activité du système de santé, etc. Ce sont des statistiques sanitaires qui ne relèvent pas du champ de compétence de la veille sanitaire. Nous complétons les informations que le ministère de la Santé peut diffuser et publier en assurant pour notre part la diffusion des données épidémiologiques que nous recueillons.

Je crois qu'il faut distinguer tout ce qui est statistiques sanitaires au sens de l'information sur le fonctionnement du dispositif de santé, et ce qui relève des statistiques d'activité médicale, des données épidémiologiques qui concernent la fréquence, la distribution, les caractéristiques épidémiologiques des pathologies ou de la mortalité.

Pour en revenir à la remarque de M. Calmat (ou alors je n'avais pas bien compris la remarque de M. Aschieri), il est clair que l'Institut de veille sanitaire a une vocation unique en Europe - et c'est une de ses grandes forces - de couvrir l'ensemble du champ de la santé publique, c'est-à-dire tous les problèmes de santé ou les conséquences sur la santé de divers phénomènes, que les déterminants de ces problèmes de santé soient d'origine environnementale, génétique, comportementale, infectieuse, etc. Je crois que c'est assez clair.

Ceci étant dit, la mission et la spécificité de l'Institut de veille sanitaire résidant avant tout dans la surveillance épidémiologique. Il est bien évident que l'Institut de veille sanitaire ne sera jamais doté de laboratoires permettant de mesurer les concentrations de produits chimiques dans l'environnement. Je prends un exemple concret pour bien fixer les idées : nous avons développé depuis deux ans un système de surveillance des effets de la pollution atmosphérique sur la santé qui est un programme qui concerne neuf grandes agglomérations françaises dont l'agglomération parisienne, et qui est un programme en partenariat entre l'Institut de veille sanitaire et un certain nombre d'autres structures qui _uvrent dans le domaine de la métrologie, par exemple Airparif qui mesure les concentrations de polluants dans l'atmosphère parisienne, et nous accédons à ces données pour pouvoir les confronter aux données de morbidité ou de mortalité. Nous faisons la synthèse de tout cela et nous produisons une connaissance sur la relation entre ces polluants atmosphériques et la santé.

Mais je ne pense pas que ce soit la vocation de l'Institut de veille sanitaire que d'intégrer en son sein les structures de mesures environnementales. Je pense que ce à quoi pensait M. Aschiéri c'était à une structure qui recueille des données sur l'état de l'environnement ainsi qu'un certain nombre d'informations sur les expositions et les polluants environnementaux. Je dirais que c'est une dimension qui est complémentaire de l'Institut de veille sanitaire.

M. André ASCHIERI : Pour éclairer la question, de la même manière qu'il y a aujourd'hui une agence de sécurité sanitaire des aliments et un institut de veille sanitaire qui informe à la fois celle des aliments et celle de la santé, il nous semble que, dans le domaine conjoint santé/environnement, il manque quand même cet institut ayant cette culture un peu différente parce que, quand vous surveillez la santé des gens, vous n'êtes pas chargé de surveiller la pollution atmosphérique, de surveiller la dioxine autour d'un incinérateur ou des sols pollués et orphelins. Intégrez-vous l'I.F.E.N. par exemple ? Vous ne pouvez pas tout faire. Il y a bien un certain nombre d'informations que vous ne pouvez pas recueillir et ce n'est pas la vocation de l'Institut de veille sanitaire de les recueillir toutes.

M. Jacques DRUCKER : C'est aussi le sens du comité national de sécurité sanitaire qui trouve sa source dans la nécessité d'assurer des articulations entre ces agences de façon à ce qu'il y ait une bonne complémentarité, une bonne synergie et que la contribution de chacun soit à la fois complémentaire et intégrée de façon à avoir une vision synthétique sur les problèmes de santé liés à un certain nombre de risques.

M. le Président : Comment suivez-vous la restauration collective qui ne cesse de se développer avec la restauration scolaire, les hôpitaux, les maisons pour personnes âgées, les restaurants administratifs, les restaurants d'entreprises ? Et quand il y a des problèmes, de quel ordre sont-ils et à quel stade apparaissent-ils ? Est-ce au niveau des produits en amont, par manque de traçabilité, ou bien est-ce dû à la rupture de la chaîne du froid ? Est-ce au niveau de la préparation des aliments ?

M. Jacques DRUCKER : Les informations que recueille l'Institut de veille sanitaire sur ce sujet sont limitées à l'analyse des problèmes des toxi-infections alimentaires collectives. Pour vous donner un ordre de grandeur, en 1998, nous avons identifié environ 500 foyers de toxi-infections qui représentent à peu près 8 000 ou 10 000 cas touchés par ce type d'infection.

Il faut savoir que ce phénomène est très largement sous-estimé puisque le système de notification est loin d'être exhaustif. Nos estimations nous conduisent à penser qu'il y a environ une toxi-infection alimentaire collective sur dix qui est notifiée par le jeu du système de déclaration obligatoire. Quand on analyse ces épisodes, ces foyers infectieux, ces foyers épidémiques, qui sont notifiés à l'Institut de veille sanitaire, on s'aperçoit que 60 % de ces toxi-infections alimentaires collectives sont liées à la restauration collective et, notamment au sein de ces 60 %, un quart de ces épisodes infectieux surviennent dans la restauration scolaire.

Il faut effectivement être prudent dans l'interprétation de ces chiffres parce qu'on sait très bien que cette notification obligatoire, bien qu'obligatoire, n'est pas exhaustive et qu'on a davantage tendance à notifier les épisodes épidémiques qui surviennent dans l'enceinte d'une collectivité que ceux qui surviennent dans la restauration traditionnelle ou sont d'origine familiale, mais la restauration collective représente quand même la part la plus importante de ce qui est notifié.

Il s'agit la plupart du temps - et quand je dis la plupart du temps, il faudrait se référer très exactement au document que je vous ai remis sur l'analyse des facteurs - d'un produit qui est contaminé. C'est le premier facteur de risque. Le deuxième résulte d'un défaut ou un dysfonctionnement, soit dans la conservation, soit dans la préparation de ces aliments.

En tout cas, parmi les toxi-infections alimentaires collectives qui sont portées à notre connaissance et qui ont fait l'objet d'une enquête, le premier de ces facteurs de risque est quand même un produit contaminé au départ, davantage qu'un dysfonctionnement dans la préparation ou dans la conservation.

Vous aurez dans ce document des informations un peu plus précises sur ce que je viens d'évoquer.

M. le Président : On nous parle surtout des armées mais on ne nous parle pas des écoles dans le document.

M. Jacques DRUCKER : Si, vous avez un chapitre qui s'appelle les toxi-infections alimentaires collectives. Il y a un chapitre qui traite justement de la part respective entre la restauration collective par rapport à la restauration familiale et la restauration scolaire.

M. le Rapporteur : Une question ponctuelle : dans le cadre de réseaux de surveillance des maladies, la déclaration du saturnisme a été rendue obligatoire. Les informations sont-elles remontées facilement jusqu'à vous ou avez-vous dû les susciter ?

M. Jacques DRUCKER : Le saturnisme vient d'être rajouté à la liste des maladies à déclaration obligatoire. Pour l'instant, le système est en train de se rôder, de se mettre en place. Nous n'avons donc pas de recul suffisant pour l'analyser.

J'ajoute quand même un élément un peu préoccupant : que ce soit pour le saturnisme ou pour l'ensemble des notifications obligatoires, je vous rappelle qu'à la suite d'un mouvement social des médecins inspecteurs de santé publique qui dure maintenant depuis un an, nous n'avons pas de remontées nationales de ces informations, c'est-à-dire que les dernières analyses que nous avons faites sur la déclaration obligatoire datent de 1998 mais nous n'avons pas pu les analyser pour ce qui concerne 1999. Ces informations sont collectées, elles sont pour l'instant gardées et stockées au niveau des départements. On ne les a donc pas analysées.

En ce qui concerne le saturnisme, d'une part on n'a pas le recul nécessaire et, d'autre part, on a pas pu encore vraiment avoir une première analyse de l'ensemble du problème à cause de ce dysfonctionnement. C'est un système qui est en train de se mettre en place.

M. le Rapporteur : On nous a parlé de la mise en place, au niveau des départements de pôles de compétence pour la surveillance et la réponse immédiate à des problèmes mettant en jeu la sécurité alimentaire qui devrait concerner la D.G.C.C.R.F., la Direction Générale de la Santé... bref, tous les acteurs. Lorsqu'un pôle de compétence existe, quel est le rôle de l'Institut de veille sanitaire ?

M. Jacques DRUCKER : Comme je l'ai dit tout à l'heure, en ce qui concerne les alertes locales au niveau d'un département, nous n'intervenons qu'à la demande du préfet par l'intermédiaire du D.D.A.S.S. Nous n'avons donc pas de pouvoir d'intervention direct. Là où ces pôles de compétence se mettent en place, et lorsque nous avons été saisis pour appuyer les investigations épidémiologiques à l'occasion, par exemple, d'un phénomène épidémique, on s'aperçoit que l'utilisation, l'appropriation des informations qui sont produites au cours de l'enquête épidémiologique se font dans de meilleures conditions, c'est-à-dire que la circulation des informations se fait de façon plus rapide et plus complète.

Nous intervenons nous-mêmes aux côtés de la D.D.A.S.S. pour produire des données épidémiologiques afin de mieux étayer et de mieux orienter les décisions.

M. L'Agence française pour la sécurité
sanitaire des aliments

Audition de M. Martin HIRSCH
Directeur général de l'Agence française de sécurité des aliments

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 9 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Martin Hirsch est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Martin Hirsch prête serment.

M. Martin HIRSCH : Dans un propos liminaire, je présenterai le fonctionnement de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments sept mois après sa création, puis je vous livrerai quelques réflexions générales sur la problématique de la sécurité sanitaire.

Je ne reviendrai que brièvement sur les missions de l'Agence qui sont définies par la loi du 1er juillet 1998, l'organisation de l'Agence ayant été, quant à elle, précisée par le décret du 26 mars 1999.

Je voudrais souligner toutefois quelques points qui caractérisent le nouveau dispositif.

En premier lieu, la loi confie une mission large à l'A.F.S.S.A., puisque celle-ci a compétence pour l'ensemble des aliments, qu'il s'agisse des produits animaux, des végétaux ou des eaux d'alimentation, ainsi que pour l'ensemble de la chaîne alimentaire depuis les matières premières jusqu'à la consommation finale. Or, nous avons pu constater, encore récemment, qu'une bonne maîtrise des risques nécessite la prise en compte de tous les maillons de la chaîne alimentaire. Ces derniers peuvent en effet constituer autant de points de vulnérabilité, depuis l'amont, avec les matières premières entrant dans la composition des aliments pour animaux, jusqu'à l'aval, avec les conditions de conservation et de consommation des aliments.

En deuxième lieu, la mission de l'A.F.S.S.A. ne concerne que l'évaluation du risque : l'Agence n'a aucun pouvoir de police sanitaire, excepté dans le domaine du médicament vétérinaire. En revanche - et il est important de le souligner - de très étroites articulations sont prévues entre évaluation et gestion du risque ; elles trouvent leur traduction dans les dispositions de la loi qui concernent la transmission à l'Agence des résultats des enquêtes et des contrôles, sa consultation sur les plans de surveillance et de contrôle ainsi que sa consultation sur les textes réglementaires.

En troisième lieu, l'Agence présente cette originalité d'exercer des missions classiques d'évaluation mais aussi des activités de laboratoire : recherche, expertise, appui technique. Les laboratoires de l'A.F.S.S.A. sont, pour l'essentiel, les anciens laboratoires du C.N.E.V.A., auxquels est venu s'ajouter le laboratoire d'hydrologie qui dépendait du ministère de la Santé. L'Agence détient ainsi un atout important au travers de ces compétences et du fait qu'elle peut mener des travaux appliqués qui lui permettent de disposer de données du terrain et d'autres relatives aux pathologies émergentes.

En quatrième lieu, la loi et le décret précités contiennent plusieurs dispositions garantissant l'indépendance des travaux menés par l'Agence, la publicité de ses avis, le caractère systématique de la consultation de l'Agence sur les textes réglementaires et sa capacité d'auto-saisine.

Depuis le 1er avril, s'est ouverte une période transitoire au cours de laquelle l'Agence exerce le secrétariat d'instances consultatives préexistantes qui étaient jusqu'à présent rattachées, soit au ministère des Finances, soit au ministère de la Santé. Cette période transitoire prendra fin, lorsqu'auront été mis en place les comités d'experts spécialisés qui se substitueront à ces instances.

Des travaux sont en cours sur ce sujet important. D'une part, des réflexions sont menées avec le conseil scientifique de l'Agence sur la question de la configuration des futures commissions, à la lumière des bilans qui ont pu être faits de leur fonctionnement précédent (problèmes des doublons, de l'équilibre entre disciplines, de l'indépendance des commissions qui doit être garantie par leur composition). D'autre part, un appel à candidatures a d'ores et déjà été lancé à destination d'experts externes afin que ceux-ci siègent dans ces commissions ou qu'ils soient rapporteurs auprès d'elles.

Il paraît souhaitable que ces commissions soient mises en place au printemps 2000.

Entre temps, et afin de mener les travaux de l'Agence, il est fait appel aux instances existantes, à leurs nombreux groupes de travail ou à des comités créés au cours des derniers mois. C'est ainsi qu'ont été mis en place un comité spécialisé sur l'évaluation des risques liés à l'alimentation animale ou un comité particulier pour répondre à une saisine des pouvoirs publics sur l'évaluation des risques liés aux Listeria dans l'ensemble des produits alimentaires.

Un comité placé auprès de l'Agence et dont la composition est identique à celle du comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles a été, de la même façon, créé.

Parallèlement aux travaux qui concernent les instances d'expertise externe, l'organisation interne de l'Agence a été définie ; elle regroupe quatre directions scientifiques : deux directions coordonnent l'action des laboratoires dans le domaine de la santé animale et dans celui de l'hygiène des aliments ; deux autres directions sont, elles, en charge des travaux d'évaluation : l'Agence nationale du médicament vétérinaire et la direction de l'évaluation des risques nutritionnels et sanitaires.

L'Agence comptait une cinquantaine d'emplois nouveaux en 1999 ; ceux-ci seront intégralement pourvus d'ici à la fin de l'année, même si l'Agence n'aura eu que trois trimestres d'existence. La plupart de ces emplois sont des emplois de scientifiques siégeant au sein des structures d'évaluation ; un tiers des emplois correspondent à des fonctions générales ou administratives.

Il convient d'indiquer que, compte tenu des créations d'emplois proposées pour l'année prochaine, l'effectif de l'Agence devrait atteindre 820 personnes à la fin de l'an 2000, ce chiffre incluant des personnels qui étaient mis à disposition du C.N.E.V.A. par plusieurs ministères et par des collectivités locales et qui demeurent à disposition de l'A.F.S.S.A.

Au sein de la direction de l'évaluation, différentes unités ont d'ores et déjà été mises en place. Elles concernent les risques physico-chimiques, les risques biologiques, les risques nutritionnels, l'épidémiologie et l'analyse du risque et l'appui à l'expertise.

Précisons également que des liens avec les autres agences sont d'ores et déjà établis, allant au-delà des rencontres bimensuelles qui s'effectuent sous la présidence de la secrétaire d'Etat à la santé ou des rencontres trimestrielles intervenant dans le cadre du comité de sécurité sanitaire. Des travaux communs sont ainsi en cours.

De la même façon, un protocole a été élaboré et signé entre les trois directions générales qui assurent la tutelle de l'Agence et l'Agence elle-même ; ce document précise le rôle de cette dernière, notamment en matière de transmission d'informations et d'avis.

Quelques données permettent de rendre compte de l'activité de l'Agence au cours de ses premiers mois d'existence :

M. environ 70 avis ont été rendus au titre des instances dont l'Agence assure le secrétariat ;

M. une quinzaine d'avis environ ont été rendus ensuite à l'occasion de saisines particulières, notamment celles concernant la crise de la dioxine, l'affaire " Coca Cola " ou encore le problème de l'E.S.B. ;

M. les laboratoires ont, quant à eux, une activité soutenue, soit par la production d'articles scientifiques, soit au travers de leurs activités de référence au nombre desquelles figurent en particulier la participation ou l'animation de réseaux de surveillance ;

M. dans le cadre des relations permanentes avec les autorités de tutelle, des appuis ont pu être apportés sur tel ou tel point, soit à la demande de ces autorités, soit pour formuler par notes des recommandations ou apporter un éclairage sur un problème particulier ;

M. des séminaires ont été organisés dont l'un portait sur l'évaluation des risques liés aux nouvelles technologies de la reproduction animale.

Si vous le permettez, je compléterai ce propos introductif par quelques considérations sur les risques alimentaires. Nous sommes nous-mêmes souvent confrontés aux questions suivantes :

M. n'y a-t-il pas un décalage entre la réalité et la perception du risque ?

M. peut-on dire que le risque est mieux maîtrisé aujourd'hui ou, au contraire, constate-t-on une plus grande insécurité sanitaire ?

Il me semble important de distinguer trois catégories de risques liés à l'alimentation.

La première catégorie est constituée de risques aigus liés à des causes classiques, connues et relativement bien répertoriées, que ces risques soient d'origine infectieuse ou toxicologique. Ils sont mieux maîtrisés qu'auparavant, grâce aux progrès généraux de l'hygiène, au renforcement continu des normes et de la réglementation, grâce aussi aux actions menées par les professionnels, aux contrôles conduits par les pouvoirs publics et aux progrès des technologies. Un certain nombre de risques - je pense aux risques infectieux - sont, par la conjonction de ces différents facteurs, mieux maîtrisés aujourd'hui qu'auparavant. Cela ne signifie pas qu'il faille relâcher nos efforts ; bien au contraire, il faut toujours pouvoir les détecter et les éviter. On sait quelles catastrophes peuvent provoquer les épidémies de certains germes. On peut penser, par exemple, à certaines souches E Coli 0 157 qui ont sévi récemment dans un autre pays.

Il est essentiel de pouvoir mieux évaluer quantitativement ces différents risques. C'est tout l'enjeu du travail que nous menons avec l'Institut de veille sanitaire. Vous avez pu constater que les Américains publient assez régulièrement des données relatives à la mortalité et à la morbidité alimentaire. Nous devons, en France, nous améliorer dans ce domaine si nous voulons suivre de près ces évolutions et apprécier les effets de la politique menée, ou intervenir lorsqu'un phénomène anormal apparaît, qui peut signer le début d'une épidémie. Une attention particulière doit être également portée aux importations de pays n'ayant pas les mêmes exigences sanitaires que nous.

Les risques potentiels émergents constituent une deuxième catégorie de risques. Ils sont a priori peu probables mais, s'ils se réalisent, ils peuvent se diffuser largement. Ils concernent les enjeux de l'évaluation des organismes génétiquement modifiés, des problèmes d'antibiorésistance mais également les enjeux liés à des risques toxiques, à de faibles doses ou à d'éventuels effets de long terme. Ces risques sont d'autant plus redoutables qu'ils sont difficiles à détecter et que leurs effets peuvent n'être observables qu'à un stade où l'exposition de la population a été large ou ancienne. On peut rappeler qu'outre les problèmes infectieux ou toxicologiques, il faut également prendre en compte les allergies alimentaires.

La troisième catégorie concerne les risques nutritionnels. Cette préoccupation est importante quand on sait que, d'après des enquêtes récentes, un quart des enfants ont des problèmes de sur-poids et, pour un sur dix, dans des conditions pouvant conduire à l'obésité ; en outre, au cours des vingt dernières années, la prévalence de l'obésité a été multipliée par quatre chez l'enfant.

Il est délicat de porter un jugement univoque sur chacune de ces catégories. Néanmoins, il paraît possible de considérer que :

M. la première catégorie de risque semble de mieux en mieux maîtrisée, mais elle reste mal mesurée ; nous ne sommes pas à l'abri d'épisodes épidémiques importants ;

M. la deuxième catégorie correspond à la question de la vulnérabilité de l'alimentation des pays industrialisés, ce qui montre l'importance des évaluations a priori ;

M. la troisième catégorie de risques doit être absolument prise en compte face à des tendances qui peuvent être actuellement considérées comme préoccupantes en termes de santé publique.

Voilà, M. le Président, mesdames et messieurs, mes observations générales.

M. le Président : Je vous remercie de la brièveté de votre introduction, ce qui laisse du temps pour que les membres de la commission puissent vous interroger.

M. Pierre LELLOUCHE : A ce stade, je souhaite poser deux questions assez simples. En premier lieu, quelles sont les modalités de fonctionnement et d'intervention de l'A.F.S.S.A. ? Prenons un exemple concret : lorsque l'Agence est alertée de l'existence d'un cas d'E.S.B. en France, comment intervient-elle ? Deuxième exemple : si un nouveau produit est introduit dans la chaîne alimentaire, à quel stade l'Agence intervient-elle ?

Ma seconde question rejoint davantage l'actualité. Dans l'affaire de l'embargo du b_uf britannique, deux avis très divergents se sont récemment opposés. D'une part, l'avis du comité d'experts qui, je crois, se réunit au sein de votre agence et appelait les autorités à la prudence s'agissant des importations. J'aimerais que vous développiez ce point devant nous. D'autre part, le comité scientifique directeur de la Commission est arrivé à une opinion totalement contraire.

Pourquoi ces différences ? Comment les expliquez-vous ? Je ne vous demande pas d'entrer dans des problèmes de polémiques ou de choix politiques qui relèvent de notre responsabilité. Je voudrais avoir votre point de vue de technicien afin de comprendre comment des scientifiques peuvent parvenir à des conclusions aussi radicalement différentes sur le même thème.

J'aurai probablement tout à l'heure, M. le Président, d'autres points à soulever mais ces deux questions sont les plus pressantes.

M. le Président : Je souhaite aller dans le prolongement des questions qui ont été posées par M. Lellouche, en particulier de la dernière. Nous avons cru comprendre que des spécialistes du prion étaient présents au sein du comité d'experts de l'Agence, alors que de telles personnalités étaient absentes du comité d'experts européens qui s'est prononcé également sur la question du prion. Pourriez-vous nous apporter quelques éclaircissements sur ce point ?

M. Martin HIRSCH : Je vais m'y efforcer en précisant que je ne suis pas un technicien au sens qu'on donne au mot" expert ". Je n'aborderai pas les questions purement scientifiques que le professeur Dormont par exemple pourra développer avec incommensurablement plus de compétence que moi-même.

Analysons la question du mode de fonctionnement de l'A.F.S.S.A., à la fois sur les problèmes de suspicion d'épidémie animale ou humaine, et sur ceux créés par les produits nouveaux.

Il faut bien comprendre que l'Agence, en tant que structure d'évaluation scientifique, n'a pas été définie comme un instrument intervenant directement dans la gestion du risque et des alertes au cas par cas, dès lors qu'elle n'a pas de fonction de police sanitaire ; elle n'a pas été conçue comme un maillon ajoutant à la complexité d'une chaîne de responsabilités qui a été bien définie et qui relève des trois ministères. L'Agence a été conçue afin de donner des signaux d'alarme, de produire des études et une évaluation, et de contribuer à rassembler les informations utiles à la sécurité sanitaire.

Très concrètement, l'Agence intervient à différents niveaux. Je prendrai l'exemple de l'E.S.B. que vous avez cité.

En premier lieu, le laboratoire de référence de l'Agence établit les diagnostics des cas bovins : lorsqu'un cas est suspecté, les tissus sont envoyés au laboratoire qui a partir des différents prélèvements établit le diagnostic.

Le deuxième niveau d'intervention consiste, pour toutes ces maladies animales, à coordonner les réseaux d'épidémio-surveillance qui reposent sur les services vétérinaires mais qui permettent d'établir des statistiques mensuelles, et des traitements à partir de ces statistiques, sur les cas de tremblante chez les ovins et d'encéphalopathie spongiforme bovine.

Le troisième niveau d'intervention concerne les avis et les recommandations qui peuvent être formulés à partir du recours à des experts qui peuvent appartenir à l'Agence ou lui être extérieurs. Pour ce faire, la France s'est dotée d'un comité compétent dans le domaine des encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles, communément appelé " Comité Dormont ". Dès lors qu'il est désormais juridiquement obligatoire de consulter l'Agence sur un certain nombre de textes qui ont trait à cette question, nous avons reconstitué un groupe de travail rattaché à l'Agence, dont la composition est identique à celle du comité interministériel. Ce dernier aura toujours à se prononcer sur les risques non alimentaires puisqu'il a une compétence extrêmement large. Cela concerne les risques liés à un certain nombre de questions, comme les pratiques dans les hôpitaux, la transfusion sanguine, ou les projets de recherche.

Voilà pour notre intervention dans ce domaine pour lequel nous sommes dotés de laboratoires de référence. Nous sommes impliqués directement par nos propres équipes et animons des réseaux ; il convient de distinguer ce qui se passe à la paillasse ou dans les laboratoires de ce qui se passe dans les structures d'évaluation.

M. Pierre LELLOUCHE : Autrement dit, l'Agence n'est pas chargée de la veille sanitaire. Elle intervient dans un deuxième temps, une fois que tel produit lui a été signalé ou que telle contamination s'est produite en France.

Ma question est alors la suivante : quel est l'organisme chargé de la veille sanitaire dans notre pays ?

M. Martin HIRSCH : La veille sanitaire repose sur plusieurs instruments et plusieurs types de procédures. L'Institut de veille sanitaire est en charge de la surveillance épidémiologique humaine. Il est donc le destinataire des déclarations obligatoires et mène des enquêtes épidémiologiques, souvent en liaison avec d'autres organismes comme l'Inserm.

Selon la loi du 1er juillet 1998, il s'agit clairement de l'organisme qui est en charge de l'épidémiologie humaine.

Concernant la veille sanitaire relative aux " produits " dans le domaine de l'alimentation, un certain nombre de données remontent à travers des réseaux de surveillance. Ceux-ci peuvent être établis dans différentes instances. Un certain nombre d'entre eux sont centrés à l'A.F.S.S.A. et d'autres dans d'autres organismes.

Prenons un exemple : jusqu'à l'intervention de l'A.F.S.S.A., la pharmacovigilance était centralisée à l'Ecole nationale vétérinaire de Lyon. Un nouveau dispositif de pharmacovigilance est aujourd'hui mis en place autour de l'ANAV, avec les écoles vétérinaires. Mais il est d'autres domaines dans lesquels la surveillance peut être centrée sur tel ou tel laboratoire ou organisme.

Le travail que nous menons consiste à mobiliser l'information issue de l'épidémiologie humaine, de l'épidémiologie animale et des données résultant des travaux de contrôle, d'où l'importance des instances, spécialisées ou générales, dans lesquelles les informations sont recoupées. Par exemple, des procédures formalisées de travaux sur les germes qu'on trouve dans l'alimentation, permettent de faire remonter l'information sur les germes isolés dans les aliments ou les germes isolés par les médecins sur des cas humains. L'intervention de différents centres de référence permet de déceler une épidémie, d'identifier le nombre de cas, de vérifier si les souches sont identiques ou différentes, etc.

A votre question, je réponds donc qu'il y a effectivement plusieurs intervenants. La veille sanitaire est une responsabilité partagée avec des procédures établies pour que les informations circulent et qu'elles soient échangées.

M. le Président : Pouvez-vous revenir sur les questions relatives au prion que M. Lellouche vous a posées et que j'ai complétées... ?

M. Martin HIRSCH : Concernant le prion, et la question particulière de la levée de l'embargo, la question de l'E.S.B. est, bien entendu, suivie d'extrêmement près, à la fois par ce comité d'experts présidé par Dominique Dormont et par les équipes qui travaillent à l'Agence.

Dans ce cadre, nous avons été conduits, au cours des derniers mois, à travailler sur l'adaptation des mesures prises et à l'évolution des connaissances. Nous devons en particulier être particulièrement attentifs à l'arrivée à la fois de nouvelles méthodes de diagnostic et à celle de nouvelles données confirmant ou infirmant les données précédentes sur la distribution de l'infectuosité dans les tissus, sur l'évolution de l'épidémiologie, sur les raisons qui peuvent expliquer l'intervention des cas appelés " cas NAIF ", celui des animaux nés après l'interdiction des farines animales dans différents pays. Nous savons en particulier que cela concerne le Royaume-Uni, la Suisse et la France.

Dans ce cadre, nous avions déjà émis un certain nombre de recommandations avant que n'intervienne la décision de la Commission européenne du 23 juillet 1999 fixant au 1er août la levée de l'embargo. Pour traduire cette décision de la Commission européenne, un texte réglementaire devait être pris, qui, aux termes de la loi du 1er juillet 1998, devait être soumis à l'Agence.

Lorsque nous en avons été saisis, nous avons soumis ce texte à ce comité d'experts qui, depuis trois ans, suit de près ces sujets et qui comporte une trentaine de membres ayant tous des compétences médicales, épidémiologiques, scientifiques fondamentales, ou vétérinaires. Il s'agit donc d'un comité multidisciplinaire composé de personnalités spécialisées sur ce sujet.

Ce comité a travaillé pendant une durée de trois semaines à un mois avant de rendre un avis qui permettait d'éclairer le Gouvernement sur la question posée à l'Agence. Le comité a ainsi précisé qu'en fonction des évolutions les plus récentes des sciences et de l'épidémiologie, en fonction aussi des perspectives ouvertes par les nouvelles méthodes de diagnostic, le risque ne pouvait pas être totalement maîtrisé.

Le comité Dormont avait estimé qu'il ne pouvait pas exclure l'existence d'une troisième voie de transmission à côté de la voie alimentaire et de la transmission verticale. Voilà les conditions dans lesquelles cet avis a été rendu.

Puis, l'avis de l'Agence et les documents sur lesquels elle s'est fondée ont été transmis aux instances européennes. Des discussions ont été menées dans le groupe ad hoc créé au sein de l'instance européenne, dans lequel se retrouvent un certain nombre de spécialistes du sujet ainsi que des scientifiques un peu plus généralistes, puis la question a été examinée par le comité scientifique directeur à partir de questions formulées par la Commission européenne et le comité scientifique directeur. Celui-ci avait d'ailleurs été déjà consulté sur les mesures britanniques, puisqu'il a été étroitement associé à l'élaboration de ce schéma appelé D.B.E.S., schéma d'exportation basé sur la date de naissance.

Le président du comité scientifique directeur, M. Gérard Pascal, préside également le conseil scientifique de l'Agence. Il n'est pas, en revanche, membre du " comité Dormont " que j'évoquais précédemment.

Nous avons eu l'occasion, la semaine dernière, de retrouver Dominique Dormont, lui-même membre du conseil scientifique de l'Agence, ainsi que d'autres membres du groupe, sur la question des E.S.B. Nous avons pu discuter avec les premiers intéressés de ce qui pouvait expliquer les divergences constatées entre avis. Je ne suis d'ailleurs pas sûr que les deux présidents des groupes, que vous recevrez, aient la même opinion sur l'existence et l'ampleur de ces divergences. Il semble que celles-ci pourraient porter sur la nature même des questions.

M. le Président : M. l'Ambassadeur du Royaume-Uni, que nous avons reçu, nous a déclaré très diplomatiquement, que les réponses n'étaient pas concordantes, parce que les questions n'étaient pas tout à fait les mêmes.

M. Martin HIRSCH : Je crois effectivement qu'on a demandé au comité scientifique directeur, s'il avait des éléments pour revenir sur l'avis qu'il avait donné quelques mois auparavant et selon lequel le schéma britannique était satisfaisant. Tel que le " comité Dormont " a pu se prononcer, la question se traduisait en fait de la manière suivante : estimez-vous certain que, dans les conditions actuelles, les consommateurs ne seront pas soumis à un risque supplémentaire ? Le comité d'experts a déclaré sans ambiguïté qu'un certain nombre d'incertitudes existaient, qu'elles pourraient probablement être levées dans les mois qui viennent, et que, si en revanche elles étaient confirmées, elles appelleraient un renforcement des mesures mises en _uvre.

Pour ces raisons, je pense que les divergences ont porté sur l'appréciation ou sur les suites données à un certain nombre de faits.

Pour simplifier, la position exprimée par les scientifiques français consiste à dire qu'aujourd'hui, un certain nombre d'incertitudes fortes existent et que nous pourrons disposer d'éléments permettant de les confirmer ou de les infirmer dans les prochains mois, pour savoir en particulier si l'inflexion des données épidémiologiques est réelle.

La tendance récente reflète un accident ou un phénomène inquiétant ? Je crois que personne ne nie le fait que le nombre de cas animaux ne décroit plus dans la même ampleur qu'au cours des années précédentes. Il sera donc important de le vérifier sur une année consolidée.

Au regard des chiffres actuellement publiés, qui seront certes retraités et retravaillés, on s'aperçoit qu'il y a une certaine similarité entre les chiffres publiés sur les neuf premiers mois de l'année 1999 et ceux qui ont été publiés sur les neuf premiers mois de l'année 1998 au Royaume-Uni. C'est un premier élément d'appréciation.

Par ailleurs, les nouveaux outils de diagnostic - dont on sait que ce ne sont pas des outils de diagnostic parfaits permettant de tester un à un les bovins - permettent d'avoir une appréciation sur la prévalence générale, plus précise qu'aujourd'hui, de la maladie dans les différents pays qui les utilisent et qui ont conduit les Suisses à doubler leur taux de prévalence au cours des derniers mois.

Le raisonnement proposé par les scientifiques français est le suivant : on pourra répondre à un certain nombre d'incertitudes dans les prochains mois et il ne nous semble pas qu'on puisse dire, dans l'intervalle, que le risque soit totalement maîtrisé, dans des conditions qui ont évolué par rapport à celles qui étaient disponibles au moment où la décision de principe de lever l'embargo a été prise.

M. André ASCHIERI : Dans le droit fil de ce qui vient d'être dit, je souhaite poser la question suivante à M. le Directeur : ne s'aperçoit-on pas déjà que des carences existent au niveau de l'Europe, qui pourraient être comblées par une Agence de sécurité sanitaire européenne - ce qu'avait proposé le Premier ministre - ce qui permettrait d'harmoniser nos décisions, aujourd'hui tout à fait divergentes ? Ne s'agit-il donc pas aussi d'un problème de structures ? Cette agence serait composée de techniciens et d'experts totalement indépendants, ce qui, d'après ce que j'avais compris, n'est pas tout à fait le cas aujourd'hui.

Par ailleurs, nous constatons que cette fameuse agence sur la sécurité alimentaire est efficace, et que nous avons bien fait d'y travailler au sein de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. Mais ne faudrait-il pas également, pour tenir compte de l'environnement en amont de l'alimentation, une troisième agence ? Après quelques mois de travail, n'avez-vous pas l'impression qu'une telle agence de sécurité sanitaire environnementale serait utile, puisqu'elle permettrait, dès l'amont du secteur de l'alimentation, de pouvoir mieux cerner les problèmes de santé de la population ?

M. le Professeur Alain CALMAT : Je souhaiterais avoir une précision : l'avis a-t-il été rendu par l'A.F.S.S.A. elle-même ou par le comité de sécurité sanitaire ? S'il a été émis par l'A.F.S.S.A. et le " comité Dormont " se pose le problème de l'appui de l'ensemble des structures qui conditionnent l'avis, c'est-à-dire à la fois les comités scientifiques de l'A.F.S.S.A., ceux de l'Agence de sécurité sanitaire des produits de santé, ainsi que les directeurs de l'ensemble des structures concernées. Je pense que si cet avis avait été rendu par le comité de sécurité sanitaire, il aurait peut-être eu beaucoup plus de poids, en particulier vis-à-vis de la Commission européenne. Cela est-il prévu ? L'A.F.S.S.A. et le " comité Dormont ", ont-ils suffisamment de poids pour contrebalancer le comité d'experts européens ? Le comité sanitaire n'aurait-il pas été une meilleure instance pour élaborer cet avis ?

M. Pierre LELLOUCHE : Je souhaite vous poser une question qui se situe à la limite du juridique et du politique : l'avis de l'A.F.S.S.A., aux termes de notre loi interne, s'impose-t-il au Gouvernement ou est-il simplement consultatif ?

M. Martin HIRSCH : Il est simplement consultatif.

M. Pierre LELLOUCHE : L'avis du comité scientifique directeur européen est-il lui aussi consultatif ?

M. Martin HIRSCH : Tout à fait.

M. le Rapporteur : L'A.F.S.S.A. existe et tout le monde s'en félicite. Néanmoins, j'ai l'impression qu'un problème de communication existe : cette structure fait défaut dans d'autres pays. L'ambassadeur de Grande-Bretagne nous a indiqué qu'une structure identique devrait être créée en Grande-Bretagne à la mi-2000. Il y aura peut-être, à ce moment-là, un niveau de discussion qui pourra être intéressant. Qui décide, cela étant, lorsque des règles européennes - qui normalement s'imposent à tous - sont appliquées, mais qu'un désaccord existe sur une appréciation portée par l'A.F.S.S.A. en la matière ? Ce sont visiblement les règles européennes qui s'imposent.

J'en reviens ainsi à un principe dont je pense qu'il faudra qu'il soit établi au plan européen, il s'agit du fameux principe de précaution. Savez-vous si une démarche identique a été adoptée, sur le plan européen, parallèlement au travail que nous menons sur ce thème au plan national ?

M. Martin HIRSCH : Ces questions sont difficiles. S'agissant du principe de précaution, je ne voudrais pas trahir la pensée du professeur Dormont qui vous confirmera peut-être mes propos. Interrogé lui-même pour savoir si une divergence existait effectivement dans l'application du principe de précaution, il a eu cette phrase : le principe de précaution s'applique lorsque le risque n'est pas avéré. Or, je considère que nous sommes ici dans le domaine du risque avéré. Il n'y a donc pas, à mon sens, de débat sur le risque de précaution sur ce sujet.

Avant de répondre sur l'intérêt d'un travail avec d'autres instances de pays européens ou au niveau européen, je voudrais apporter deux précisions.

Tout d'abord, je ne dispose pas d'éléments me permettant de suspecter - et je ne le ferai pas - l'indépendance des instances scientifiques européennes.

Ensuite, nous sommes dans un cas particulier dans la mesure où nous intervenons, non pas en amont, mais en aval : la décision de principe de levée de l'embargo a été prise, dans ce cas de figure, en 1998 ; la date de fixation de levée de l'embargo, pour lequel les États membres avaient donné compétence à la Commission, a été prise en juillet 1999 et fixée au 1er août. L'A.F.S.S.A. est donc intervenue comme prévu par la loi.

Pour répondre au Pr Calmat, je précise qu'aux termes de la loi du 1er juillet 1998, l'A.F.S.S.A. doit être consultée par le gouvernement en matière d'importation et d'exportation de denrées alimentaires. Je crois par conséquent que les divergences et les difficultés qui sont apparues et qui ne relèvent pas de mon domaine de compétences ou de celui de l'Agence, sont atypiques par rapport à des sujets sur lesquels nous avons pu intervenir en amont.

Je ferai pour l'illustrer une parenthèse : parmi les sujets sur lesquels nous pouvons intervenir en amont, on peut citer l'exemple des dioxines sur lesquelles l'Agence a été consultée pendant la crise, alors qu'une réflexion était menée au niveau européen sur la fixation de différents seuils d'exclusion. Le Gouvernement français a ainsi pu se rendre à Bruxelles muni des avis scientifiques de l'Agence recommandant que le seuil soit appliqué à tel nombre de pictogrammes pour tel type de produit. Cela s'est d'ailleurs traduit, dans la plupart des cas, si ce n'est dans la totalité, par le fait que les seuils retenus au niveau européen sont ceux proposés par le Gouvernement français, eux-mêmes correspondant aux seuils recommandés par les experts qui ont été consultés à six reprises par l'A.F.S.S.A. en la matière.

Nous étions là dans un cas de figure où le phasage des différentes interventions était plus facile et permettait effectivement de mettre en lumière des divergences en amont, sur lesquelles des arbitrages ont pu être faits ou des explications apportées, contrairement au cas actuel qui est tout à fait particulier par rapport à l'ordre habituel des choses.

Il est intéressant de voir que la Belgique s'est également posé la question de la création d'une Agence de sécurité alimentaire à la suite de la crise de la dioxine. La Grande-Bretagne y réfléchit depuis trois ans. A ma connaissance, ces pays n'ont pas réussi à résoudre un certain nombre de problèmes concernant le positionnement de l'agence par rapport aux ministères qui peuvent intervenir dans ce domaine.

Au niveau européen, l'apport que constituerait l'existence d'une agence de sécurité alimentaire est évident. Je pense qu'elle ne déposséderait pas de leurs compétences les différentes instances scientifiques nationales puisque des décisions de police sanitaire devront toujours être prises à ce niveau. L'instance décisionnelle doit pouvoir s'appuyer sur une expertise qu'elle peut solliciter à sa convenance et organiser dans des conditions d'indépendance qui lui conviennent. Il est probable, par ailleurs, que si une agence européenne voyait le jour, elle s'appuierait sur les différentes instances d'évaluation nationales existantes.

Je crois qu'un certain nombre de principes sont importants à cet égard. Par exemple, les instances scientifiques doivent pouvoir s'auto-saisir ; il faut définir leur niveau de responsabilité qui dépend de la nature des questions qui leur sont posées et il faut éviter enfin tout télescopage entre des instances qui ont des compositions différentes et hétérogènes.

Ces principes sont extrêmement importants, comme on le constate actuellement en France. Ils expliquent peut-être aussi un certain nombre de divergences dans la mesure où le fonctionnement des différents groupes spécialisés, en voie d'être réformé au niveau européen, le sera à la lumière des difficultés rencontrées, l'idée de réforme ayant été lancée bien avant cet épisode-là.

M. Le Président : Dans l'ensemble de la chaîne alimentaire telle qu'elle se présente aujourd'hui, quels sont, selon vous, les maillons sur lesquels il faut porter plus particulièrement notre attention pour détecter les dysfonctionnements qui peuvent apparaître à un moment donné et provoquer évidemment des risques ?

M. Martin HIRSCH : Il s'agit, bien entendu, d'une question particulièrement difficile et que nous nous posons quotidiennement.

M. le Président : Notre rôle est, ici, de poser des questions difficiles.

M. Martin HIRSCH : Une réponse immédiate ne peut être apportée à une question difficile. Pour identifier ces maillons, il faut effectivement avoir une vision de l'ensemble de la chaîne, avoir bien en tête qu'un problème situé en amont peut avoir des répercussions en aval très considérables et donc avoir en permanence la possibilité de stopper un processus lorsqu'une démarche pourrait s'avérer dangereuse. D'où l'importance capitale de toutes les procédures de traçabilité et d'évaluation a priori, de la remontée des données issues des contrôles qui constituent autant de signaux d'alerte, etc.

Je crois qu'une méthode générale doit être effectivement appliquée. Nous nous y efforçons pour veiller à ce que le risque évitable soit traqué.

Dans ce cadre, nous sommes conduits à travailler sous différents angles. Nous devons considérer tout d'abord l'ensemble du point de vue de la vulnérabilité, comme cela est le cas actuellement pour l'alimentation animale : il peut y avoir des catégories de risques différents concernant l'alimentation animale, (infectieux, toxiques). Il est, à certains moments, nécessaire de mener une évaluation d'ensemble puis il faut s'arrêter, regarder, mettre un comité multidisciplinaire au travail et lui laisser le temps (six mois, un an) pour disposer d'une évaluation globale permettant ensuite de fonder les décisions. Eventuellement, il convient alors de proposer la remise en cause de certaines pratiques ou réglementations qui paraîtraient inadaptées.

Un deuxième élément peut être pris en compte : le travail mené verticalement et les évaluations périodiques conduites dans telle ou telle filière ; les enseignements qui en sont tirés peuvent alors être applicables aux autres filières.

Troisièmement, les procédures d'évaluation a priori des ingrédients, des additifs, des médicaments vétérinaires doivent être faites selon des critères d'évaluation scientifique extrêmement rigoureux, assimilables à certains qui existent pour d'autres produits de santé puisqu'un certain nombre d'additifs sont soumis à une procédure similaire à la procédure d'autorisation de mise sur le marché. Ces critères rigoureux sont donc importants.

Le quatrième élément est essentiel. Il s'agit de la circulation de l'information entre les données issues du terrain et les données scientifiques. C'est un des éléments les plus fondamentaux de la loi du 1er juillet 1998 : les deux exercices (un exercice dans lequel on fait de l'expertise scientifique théorique et l'autre dans lequel on travaille sur le terrain) ne doivent pas être séparés mais se nourrir réciproquement.

Pour en revenir au cas précédent, la question qui a été posée au comité européen a été la suivante : si l'ensemble des règlements sont scrupuleusement respectés, considérez-vous qu'il n'y ait pas plus de risques ? Selon le choix français, un organisme doit être en mesure, lorsqu'il donne des avis aux pouvoirs publics, non seulement de faire une expertise scientifique fondamentale, mais également de savoir s'il y a ou non des difficultés dans le respect de telle ou telle disposition et de pouvoir proposer, à la lumière des dysfonctionnements constatés, d'adapter ou de renforcer telle disposition. Cette articulation est un des éléments les plus fondamentaux dans le domaine de la sécurité alimentaire.

M. le Président : Je précise à M. le Directeur qu'il sera soumis à un ensemble de questions écrites auxquelles il voudra bien répondre.

M. Martin HIRSCH : Tout à fait volontiers.

Présentation des laboratoires de l'A.F.S.S.A. (Maisons-Alfort)

(procès-verbal du Jeudi 6 janvier 2000)

M. le Président Félix LEYZOUR et M. le Rapporteur Daniel CHEVALLIER se rendent à Maisons-Alfort auprès de l'A.F.S.S.A. afin de se faire présenter ses laboratoires, sous la conduite de son Directeur général, M. Martin Hirsch, et de Mmes Janin et Lahellec.

Compte tenu des circonstances, M. le Président ne fait pas procéder à la prestation de serment.

M. Martin HIRSCH : Pour l'encéphalopathie spongiforme bovine (E.S.B.), nous disposons d'un laboratoire spécialisé dans la recherche sur cette maladie et chargé de la confirmation des diagnostics de cas de " vache folle ". Un laboratoire de référence, situé à la Pitié-Salpétrière, est chargé quant à lui de tous les cas de confirmations de nouvelles variantes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme. C'est une activité sur laquelle nous avons donc un certain savoir-faire.

Par ailleurs, il existe un comité d'experts, présidé par Dominique Dormont, auquel participaient des scientifiques du C.N.E.V.A. Ce comité a été créé au début de la crise en 1996, pour étudier les différents aspects des encéphalopathies spongiformes subaiguës, tant dans le cadre médical - comment stériliser les instruments pour éviter la transmission, quelles sont les mesures à prendre en matière de transfusion sanguine - qu'au niveau des animaux et des produits alimentaires.

Dès lors qu'a été adoptée la loi prévoyant la saisine de l'agence par le gouvernement pour les questions de sécurité sanitaire, nous avons érigé ce comité en groupe de travail au sein de l'agence. La composition du comité a été maintenue à l'identique, car, en trois ans, il avait tout à fait apporté la preuve de sa compétence.

Ainsi, après la saisine, nous avons consulté ce comité d'experts qui, pendant un mois, a analysé, avec l'aide de rapporteurs, des publications scientifiques, des rapports français, européens et internationaux, puis s'est réuni, à plusieurs reprises, pour rendre des avis. Certaines questions ayant un caractère scientifique marqué ont donc été confiés à ce comité. Quant aux aspects moins scientifiques portant sur l'efficacité des mesures d'étiquetage, des contrôles, les services de l'agence ont examiné, en relation avec l'administration, les dispositifs de contrôle mis en place, au niveau européen, anglais et français, afin de voir s'ils étaient appropriés par rapport aux objectifs poursuivis.

C'est à partir de la synthèse de ces deux éléments que nous avons rendu les deux grands avis sur l'embargo. Un troisième avis a été rendu sur les conditions dans lesquelles, sous embargo, était autorisé le transit des camions transportant de la viande pour les pays qui voulaient consommer de la viande britannique.

M. le Rapporteur : Disposez-vous dans vos laboratoires d'un catalogue complet des possibilités de contamination, tant en métaux lourds qu'en toxines ou est-il encore possible de découvrir des contaminants ou des toxines dangereuses qui pourraient apparaître dans certains aliments ?

Mme JANIN : Régulièrement, de nouveaux problèmes apparaissent, soit parce que nous n'avions pas envisagé la contamination par la voie alimentaire dans le cas de certaines toxines, soit à la suite d'une éventuelle contamination accidentelle, telle que l'affaire de la dioxine, qui sans résulter d'une malveillance, était due à une négligence grave. Dès lors qu'on part sur ce genre d'accident, on peut effectivement avoir à faire face à ce type de situation, qui heureusement, se produit rarement.

Quant à la contamination par la voie alimentaire, par des métaux ou autres produits, nous travaillons actuellement, par exemple, sur l'aluminium. Les médecins, sur des problèmes de pathologie humaine, se sont périodiquement interrogés sur le rôle de ce métal dans la maladie d'Alzheimer. Par ailleurs, on se pose aussi des questions sur l'utilisation de certains produits, tels que les supplémentations en vitamines ou les édulcorants. Pour ces derniers, on s'est aperçu que les personnes âgées en faisaient une consommation qui dépasse les prévisions. Dès lors, on s'interroge sur les risques encourus à consommer ces produits. Les habitudes alimentaires disproportionnées sont toujours à risques.

Laboratoire des polluants organiques et pesticides (responsable : M. Bordet)

M. BORDET : Certains polychlorobiphényls (PCB) font partie des contaminants organochlorés de l'environnement. On les retrouve dans toutes les denrées alimentaires qui contiennent de la matière grasse, telles que le lait et les viandes.

M. Martin HIRSCH : L'agence, en matière de contrôle, intervient à deux niveaux. Tout d'abord, la loi prévoit sa consultation, lorsque les ministères décident de plans de surveillance. Dans notre avis, sollicité quant à l'intérêt de mettre en _uvre tel plan de contrôle ou de surveillance, nous indiquons la démarche à suivre et s'il convient d'aller plutôt chercher sur tel aliment avec telle méthode d'échantillonnage. Nos laboratoires interviennent par ailleurs en qualité de laboratoires de références, sur la réalisation de certains plans de contrôle qui nécessitent des méthodes d'analyse en laboratoire.

M. le Rapporteur : Où se prend la décision de la méthode ?

M. BORDET : Nous nous référons à une réglementation européenne. Il existe une liste depesticides, comprenant des organochlorés, des organophosphorés, des carbamates, que nous avons étudiés un par un. Ces molécules ayant des propriétés différentes, cela entraîne des méthodes d'analyse différentes. Il existe une méthode par famille de produit, car on ne peut tout faire avec la même méthode.

Après les carbamates, nous aurons pratiquement fait le tour de toutes les molécules. Il en restera encore deux ou trois plus difficiles parce que très polaires, c'est-à-dire solubles dans l'eau. Plus la molécule est soluble dans l'eau, plus il est difficile de l'extraire. Il convient déjà de les retrouver dans l'environnement, car elles restent dans les compartiments aquatiques et sont beaucoup moins fixées par les organismes vivants. De plus, ces molécules étant beaucoup plus métabolisables, elles sont moins sujettes à des problèmes de santé publique.

M. Martin HIRSCH : Qu'en est-il du pétrole ?

M. BORDET : Le pétrole ne fait pas partie, pour l'instant, des projets en cours, même si nous disposons d'un outil analytique pour le pétrole. Certains laboratoires départementaux font déjà partie des plans de contrôle. S'agissant des hydrocarbures polyaromatiques, les laboratoires notamment de Valence, de Vannes, de Nantes et de la Roche-sur-Yon vont être activés sur les problèmes actuels liés à la " marée noire ".

Nous avons donc récupéré des échantillons de pétrole, de celui embarqué sur l'Erika et de celui récupéré sur les plages, lesquels ont été envoyés aux laboratoires. Un échantillon a été envoyé par exemple hier à l'I.F.P. et d'autres le seront aux différents laboratoires qui feront partie de notre réseau.

M. le Président : Des études seront-elles menées et par qui, sur les conséquences de la " marée noire " sur les crustacés et les poissons, autrement dit sur l'aspect alimentaire de ce drame ?

M. BORDET : Le problème des hydrocarbures aromatiques est plutôt connu des laboratoires qui s'occupent d'environnement, en particulier le laboratoire de Bordeaux, qui est un laboratoire du C.N.R.S. Toutefois, la D.G.A.L. s'en occupe également, puisqu'elle a lancé des plans de contrôle sur les coquillages et les poissons. Pour l'instant, seuls deux laboratoires travaillent sur ce sujet.

M. Martin HIRSCH : Avant-hier, nous avons été saisis sur ces questions de risques et de méthodes d'analyse. Nous avons réuni, d'une part, les commissions d'experts qui dépendent de l'agence et qui sont spécialisées dans l'évaluation des risques toxiques en général, d'autre part, des représentants de notre laboratoire, de celui de Bordeaux, de l'I.F.R.E.M.E.R., et nous avons auditionné des responsables de Total et de l'Institut du pétrole.

M. le Rapporteur : Est-ce à votre initiative ?

M. Martin HIRSCH : Nous sommes, en premier lieu, saisis par la D.G.A.L. et par la D.G.C.C.R.F. et ensuite, le travail est réparti. Quelques unités se sont consacrées aux problèmes d'analyse et d'évaluation des risques, en associant les différents laboratoires et scientifiques concernés, afin de répondre le plus rapidement possible aux différentes questions.

M. le Rapporteur : Cela fonctionne quand même d'une manière cohérente, c'est-à-dire qu'un ministère ou deux pose le problème puis vous saisit directement.

M. Martin HIRSCH : Tout à fait, cela est prévu par la loi. Nous avons à notre disposition les laboratoires de Maisons-Alfort ainsi que les cercles d'experts qui préexistaient et qui ont été rattachés à l'agence au moment de sa création, ou que l'on crée au fur et à mesure. S'agissant des experts, nous avons lancé un appel à candidatures dans les laboratoires, les universités, les organismes de recherche, afin de faire savoir que nous recomposons des comités d'experts. Ensuite, avec le conseil scientifique de l'agence et, en fonction d'un certain nombre de critères très simples, nous retiendrons des experts appelés à siéger dans les commissions, ou à rapporter auprès de celles-ci.

M. le Rapporteur : Dans quels produits recherchez-vous actuellement les carbamates ?

M. BORDET : Pour l'instant, nous ne les recherchons dans aucun produit. Nous en sommes à la mise au point d'une méthode qui sera orientée vers les produits laitiers. Cela fait suite à la directive européenne n° 96-23 qui impose aux différents Etats membres de présenter, annuellement, un certain nombre de résultats d'analyse, en fonction du quota de production, sur différents contaminants, dont les carbamates. Nous devons disposer des méthodes pour pouvoir réaliser ces plans de contrôle.

Mme JANIN : En principe, on ne retrouve pas ces produits, car ils sont biodégradables, à la différence des produits chlorés. Mais il convient cependant de faire des analyses et de vérifier que ces produits ne restent pas dans l'environnement, donc ne passent pas dans la chaîne alimentaire. Cela pourrait venir d'une mauvaise utilisation, d'un temps d'attente trop court, du moins sur les fruits et les légumes, et dans ce cas, des doses de produits seraient relativement toxiques. Nous devons savoir doser des molécules dont on ne trouvera aucun cas de présence. En revanche, nous retrouvons encore des chlorés dans des produits importés, comme ce fut le cas, il y a deux ou trois ans, avec des lapins chinois, qui avaient consommé des végétaux traités avec des pesticides organochlorés.

M. BORDET : Parmi les produits organochlorés, on retrouve principalement le lindane, produit totalement interdit en France en 1997. Toutefois, il faut compter une année pour écouler les stocks et, du fait qu'il est très rémanent, un bruit de fond environnemental persistera encore pendant un certain nombre d'années, d'autant qu'il est toujours utilisé dans certains pays, notamment en Asie et en Afrique. Comme on importe des produits qui en contiennent, inévitablement on le retrouve.

M. le Rapporteur : Les contrôles de ces produits importés se font au niveau européen. Toutefois, avez-vous l'occasion de procéder à ce type de contrôles ?

M. BORDET : Nous faisons des contrôles de confirmation de cas positifs. En général, nous sommes d'accord avec le laboratoire qui a fait l'analyse.

Mme JANIN : On peut avoir des produits dans lesquels on retrouve quelques résidus de pesticides. On le confirmera et si jamais, sur un département, on trouve des résultats quelque peu anormaux, on peut éventuellement lancer une enquête, afin de confirmer ou non une contamination accidentelle ou voulue. C'est un processus difficile à faire passer dans la presse, car cela ne signifie pas que l'on est dans une situation dangereuse, mais que, pour nous, on dépasse un peu les valeurs habituelles.

Nous sommes conseillers techniques du plan de surveillance de la D.G.A.L. à laquelle il appartient de prendre la décision de gestion. Si, comme dans l'exemple de l'exportation de lapins, on trouve une quantité importante de produits interdits, il y a arrêt de l'importation, saisie et destruction des lots. Si cela intervient dans le cadre d'un plan de surveillance, on indique, dans la note de service, les échelles d'alerte, la première alerte étant la confirmation en laboratoire. Si les résultats sont confirmés, mais restent relativement modestes, on prévient le laboratoire et les résultats sont portés à ceux du plan de surveillance.

Si les résultats confirmés sont significatifs, on en informe directement les responsables du bureau de la direction générale de l'alimentation en charge des pesticides. Ce sont eux qui prendront alors les mesures pour éventuellement aller reprélever, dans l'élevage ou dans la zone, d'autres échantillons que l'on analysera, pour s'assurer que ce n'est pas une simple erreur d'analyse.

M. le Rapporteur : Quand intervient l'information à Bruxelles ?

Mme JANIN : L'information à Bruxelles est globale. Nous adressons aux instances européennes les résultats de 280 ou 300 échantillons.

M. Martin HIRSCH : En revanche, à l'occasion de ces travaux, il peut y avoir des résultats de routine où l'on rend des taux de conformité ainsi que des signaux d'alerte nécessitant une action spécifique. Par exemple, nous avons trouvé, il y a quelques mois, un résultat positif de tuberculose chez les ovins, situation rarissime mais qui peut poser problème. Dans une telle situation, nous alertons, en indiquant que tel problème se pose, ce qui a pour effet de déclencher une enquête et des prélèvements.

M. le Président : L'échantillon est-il prélevé sur un même animal ?

Mme JANIN : Sur un seul animal. Il y a une traçabilité, c'est-à-dire que normalement, on doit remonter à l'élevage.

M. le Président : Collaborez-vous aux plans de surveillance de la D.G.C.C.R.F. ?

M. Martin HIRSCH : La D.G.C.C.R.F. travaille plutôt avec ses propres laboratoires.

Mme JANIN : Nous travaillons plutôt sur les enquêtes. Nous renouvelons les plans de surveillance pratiquement tous les ans ou tous les deux ans. Nous en avons un sur les poissons, les produits laitiers, les viandes, les volailles et les gibiers

Unité Toxines microbiennes (aflatoxine, ochratoxine) (responsable : Mme Dragacci)

Mme JANIN : Cette pièce est commune à deux services, les pesticides et les aflatoxines et mycotoxines. Dans le cadre de l'assurance qualité, nous sommes obligés de hiérarchiser les pièces pour les contaminations. Les échantillons bruts sont validés dans des pièces différentes des étalons et des solutions concentrées, de manière à apporter la preuve que l'on ne contamine pas nous-mêmes nos échantillons. Souvent, dans le domaine de la chimie, nous faisons des plans de contrôle qui montrent que tout va bien, ce qui est très difficile à expliquer aux journalistes. Puis, d'un seul coup, il y a une alerte et cela devient très médiatique.

Mme DRAGACCI : Dans ce laboratoire, nous travaillons sur des toxines de moisissures depuis 25 ans, notamment sur l'aflatoxine M1. Quand la vache ingère des tourteaux d'arachide contaminés par des moisissures, elle ingère de l'aflatoxine B1 qu'elle métabolise et qu'elle excrète dans le lait sous forme d'aflatoxine M1. Ces toxines, extrêmement stables et résistantes, sont cancérigènes, notamment du foie. La réglementation est très stricte, en particulier, en ce qui concerne les aliments et les laits pour bébés.

S'agissant du seuil de détection, depuis le début des recherches, nous l'avons baissé d'un facteur 106, en appliquant plusieurs méthodes. D'une part, pour le lait, nous avons mis des étapes d'affinité, c'est-à-dire travaillé avec des anticorps spécifiques de l'aflatoxine qui permettent de sortir l'aflatoxine du lait. Ensuite, après l'avoir purifiée par différents solvants organiques, nous faisons des identifications H.P.L.C., c'est-à-dire de la chromatographie liquide.

Nous travaillons également sur l'ochratoxine sur laquelle un plan de surveillance est reconduit chaque année, depuis deux ans. Des plans de surveillance sont également conduits sur les abats, notamment de porcs. Nous avons pensé que, dans des pays d'Europe centrale notamment, des maladies rénales seraient dues à l'ingestion de toxines de moisissures provenant d'abats de porcs, qui auraient consommé des produits contaminés.

Pour l'aflatoxine, nous avons pratiquement résolu le problème, en contrôlant les tourteaux et l'alimentation du bétail. Par ailleurs, une réglementation très stricte est appliquée et il existe également des méthodes de détoxification.

Quant à l'ochratoxine, apparue plus récemment, il en existe toute une série, notamment la patuline avec les pommes. Ce sont des molécules sur lesquelles nous avons régulièrement des interrogations. Le plan de surveillance, mené sur l'ochratoxine, a été rassurant. Une méthode de dosage de l'ochratoxine a été mise au point ici, toujours par H.P.L.C. Lorsque cette méthode a été rodée, elle a été décentralisée dans des laboratoires départementaux. Nous avons pu faire cette enquête qui a porté sur mille échantillons dans un premier temps. Actuellement, le plan est reconduit sur plusieurs centaines d'échantillons, afin d'accumuler un certain nombre de données, car nous n'en avions aucune.

Les mycotoxines sont très dépendantes des conditions climatiques. S'il fait chaud et humide ou si des étés très secs sont suivis par des automnes pluvieux, avec des problèmes de stockage, on peut voir apparaître une production importante de mycotoxines. Il est important de rester vigilant, car, pendant dix ans, on peut ne connaître aucun problème, puis une année, voir apparaître des mycotoxines.

Mme JANIN : Nous surveillons de près les tourteaux venant d'Afrique. Par ailleurs, après une année climatiquement particulière aux Etats-Unis, de l'aflatoxine M1 a été détectée dans le lait.

Mme DRAGACCI : Nous avons vu monter le taux d'aflatoxine dans le lait, alors qu'il y avait déjà un filtre au niveau de l'importation des produits. En effet, la contamination est très hétérogène. Des bateaux entiers arrivent avec du maïs pour les animaux et, du fait que la contamination est hétérogène, on peut très bien analyser un grand nombre d'échantillons, sans pour autant tomber sur la partie contaminée. C'est un gros problème. En fait, lorsque l'on a détecté l'aflatoxine dans le lait, le premier filtre était passé. Grâce au deuxième filtre, nous avons pu remonter au maïs et en arrêter l'importation.

M. le Rapporteur : Cela avait-il passé le premier filtre parce que l'analyse n'avait pas été faite ?

Mme DRAGACCI : Non, les analyses sont faites, mais quand des bateaux de 100 000 tonnes de grains de maïs arrivent, les moisissures sont présentes à des endroits différents de la cargaison. Par ailleurs, plus on est au fond du bateau, plus on trouve des conditions particulières, notamment d'échauffement. C'est un problème mécanique. Les moisissures sont dans des conditions anormales, et c'est là, qu'elles se mettent à produire ce type de molécules. Elles peuvent se trouver groupées à un endroit de la cargaison qui n'aurait pas été échantillonné.

Nous avons des plans d'échantillonnage, mais, pour avoir un plan le plus sûr possible, il nous faudrait analyser tellement d'échantillons sur une cargaison de 100 000 tonnes que cela devient irréaliste, voire impossible. Les plans que nous appliquons sont donc des compromis. Les analyses ont été faites, mais sans tomber sur le point contaminé.

M. le Rapporteur : Le professeur Narbonne disait que les produits alimentaires sont considérés comme des produits industriels et qu'on peut aussi bien mettre du verre pilé dans un cargo et ensuite, du blé, du maïs...

Mme JANIN : En principe, il existe pour les transports de denrées alimentaires, notamment les camions, des conditions de propreté du camion lui-même et des procédures de nettoyage. Dans ce laboratoire, nous faisons le même type de travail sur les toxines marines.

Unité des zoonoses bactériennes (responsable : M. Garin-Bastuti)

M. GARIN-BASTUTI : Dans ce laboratoire, nous ne travaillons pas sur des virus mais sur des bactéries. Nous traitons essentiellement deux grandes entités : la tuberculose animale, transmissible à l'homme, et la brucellose, plus connue chez l'homme sous le nom de fièvre de Malte. Ces deux maladies, qui existent encore en France, sont en voie d'éradication, notamment chez les bovins. On retrouve encore quelques cas de brucellose, chez les chèvres et les moutons, notamment dans les Alpes du Sud et dans le sud du Massif central, avec quelques cas de transmissions à l'homme.

En France, nous sommes descendus en dessous d'une centaine de cas humains par an, essentiellement des cas professionnels : quelques cas en laboratoire, mais essentiellement des vétérinaires, éleveurs et ouvriers d'abattoir. La partie correspondant à des maladies importées, principalement contractée dans le bassin méditerranéen et le Proche-Orient, est de plus en plus importante. Cela prouve que nos sauvegardes nationales sont efficaces.

Nous travaillons sur une autre entité importante : le charbon bactéridien, également connu sous le nom d'anthrax. Cette bactérie est largement étudiée dans les laboratoires de recherche militaire, notamment certaines régions du Proche-Orient, pour son utilisation éventuelle comme arme bactériologique. Cette maladie existe en France de manière sporadique, essentiellement chez les bovins. Nous travaillons sur les quelques foyers que nous avons encore en France.

Une autre pathologie traitée est la chlamydiose aviaire, transmissible à l'homme à partir des perroquets et des perruches importés essentiellement. Cette maladie, contractée par les propriétaires de ces animaux, souvent en zone urbaine, est encore une maladie relativement redoutable chez l'homme.

M. Martin HIRSCH : Le C.N.E.V.A travaillait sur des maladies qui posent des problèmes à l'homme ou aux animaux, sans pour autant poser des problèmes de sécurité alimentaire. Nous maintenons cette activité, qui n'existe pas ailleurs. Nous en connaissons d'autres exemples avec un laboratoire consacré entièrement aux problèmes de rage.

M. GARIN-BASTUTI : La chlamydiose aviaire, redoutable quand elle est hébergée par les psittacidés (perroquets et perruches), peut éventuellement être portée par les pigeons voyageurs, voire les pigeons parisiens. Ces derniers sont en partie infectés par cette maladie, qui s'avère cependant moins redoutable dans ces espèces. La chlamydiose aviaire peut se transmettre également à des volailles élevées de manière industrielle.

Ceci étant, pour l'instant, elle n'est pas considérée comme transmissible par la voie alimentaire. Par contre, elle pourrait l'être dans des ambiances d'élevage industriel de volailles, si elle venait à apparaître dans ces élevages. Les élevages de volailles, de ce point de vue, font l'objet d'une surveillance régulière.

Les zoonoses sur lesquelles nous travaillons sont transmissibles tant par voie aérienne que par voie alimentaire, notamment les produits laitiers susceptibles de conserver ces agents bactériens sur des périodes relativement longues. Dans le cas de la brucellose, on connaît des conservations de plusieurs mois à plusieurs années dans des fromages fermiers ou des yaourts. C'est aussi une zoonose alimentaire tout à fait importante. En France, elle est devenue beaucoup plus rare, grâce à la mise en place d'un certain nombre de mesures de sauvegarde. Toutefois, dans le bassin méditerranéen, la transmission de la brucellose se fait essentiellement par les produits laitiers crus et les fromages.

La tularémie est une affection endémique sur les lièvres en France, avec des voies de transmissions diverses, alimentaires et non alimentaires. La première population victime est celle des chasseurs, avec transmission par voie alimentaire, s'il y a consommation de lièvres atteints de cette maladie et si certaines précautions en termes culinaires ne sont pas prises auparavant.

Parmi les autres espèces sauvages, celle qui nous préoccupe actuellement est le sanglier. Nous avons pu démontrer ici que le sanglier est très largement infecté de brucellose. Environ 20 à 30 % des sangliers sont positifs et, sur des échantillonnages aléatoires, nous avons pu repérer jusqu'à 10 % de souches isolées sur les rares sangliers tués à la chasse. Le sanglier nous pose problème, car il contamine des élevages de plein air de porcs qui, eux, sont consommés par la suite, avec un risque pour l'homme. Il s'agit apparemment d'une souche peu pathogène pour l'homme, mais qui peut potentiellement l'être.

Actuellement, nous sommes entièrement démunis, car il n'existe aucune réglementation. Des textes sont en cours d'élaboration, au ministère de l'Agriculture, sur ce sujet, pour que l'on puisse, comme pour les espèces bovine et caprine, avoir un plan national de surveillance et de contrôle dans ce type de cheptel. Dans certaines régions, on a noté jusqu'à 500 % d'augmentation des effectifs de sangliers en dix ans..

Nos collègues italiens ont également identifié la tuberculose sur des sangliers, y compris la tuberculose à germes humains. Nous menons actuellement des enquêtes sur les populations de sangliers dans les Alpes, afin de vérifier l'absence de cette tuberculose en zone frontalière, puisque les Italiens ont isolé cette souche de l'autre côté. Cette maladie présente des risques de transmission à l'homme tout à fait importants, notamment lors de l'ouverture de carcasses de sangliers.

L'essentiel des zoonoses sur lesquelles nous travaillons ne présentent plus des risques alimentaires premiers, mais peuvent néanmoins le devenir, notamment lorsque ces maladies sont contractées par de nouvelles espèces animales. Notre travail est essentiellement un travail de laboratoire de référence. En effet, en tuberculose et brucellose, nous sommes à la fois laboratoire national et international de référence pour l'Office international des épizooties et pour la F.A.O. Nous avons, en gros, deux secteurs de travail : la bactériologie proprement dire et l'immunologie.

Dans le secteur de la bactériologie, nous travaillons sur ces agents pathogènes dans une zone protégée dite P3, puisqu'il existe un gros risque de contamination pour le manipulateur. Jusqu'à la mise en _uvre de moyens de prévention dans le laboratoire, pratiquement tous nos personnels ont contracté certaines maladies, en particulier la brucellose. C'est vous dire la dangerosité de cette maladie, transmissible par voie aérienne.

Quant au secteur de l'immunologie, nous procédons à des dosages d'anticorps ou des dosages de l'immunité cellulaire chez les animaux. En tant que laboratoire de référence, nous suivons l'épidémiologie des souches en France et, éventuellement, à l'étranger, si nous sommes sollicités en ce sens. En matière d'immunologie, nous apportons surtout un soutien technique aux 90 laboratoires qui effectuent la surveillance régulière de ces maladies sur le terrain.

Nous sommes ici dans la zone immunologie conventionnelle. Toutes nos activités d'immunologie sont accréditées par le comité français d'accréditation, selon des référentiels A.F.N.O.R. et nos activités de bactériologie le seront d'ici deux ou trois mois, car nous avons un audit d'accréditation de ces activités d'ici là.

Les techniques d'immunologie utilisées sont tout à fait classiques et couvrent pratiquement tout l'éventail des techniques immunologiques (agglutination, précipitation...). Ces activités immunologiques sont les activités de base du diagnostic des maladies animales sur le territoire national. Ce sont celles qu'emploient en partie les laboratoires départementaux, que nous contrôlons par des essais inter-laboratoires réguliers.

Nous rentrons également dans le dispositif de contrôle en ce sens que tous les réactifs, concernant notamment les deux grandes maladies réglementées que sont la tuberculose et la brucellose, sont systématiquement contrôlés ici. Nous n'avons aucun réactif biologique, dans le domaine de ces maladies, qui ne soit délivré sur le marché, sans avoir au préalable été contrôlé ici. De même que chacun des vaccins, puisque nous vaccinons très largement encore les populations ovines et caprines dans le sud de la France, est ici contrôlé pour sa qualité.

Nous avons terminé, fin septembre, un programme européen qui a réuni dix laboratoires, puisqu'en France, nous connaissons un grave problème de réactions sérologiques non spécifiques. Actuellement, la plupart des tests que nous utilisons sont positifs par excès, notamment dans les populations bovines, c'est-à-dire que l'essentiel des tests positifs que nous trouvons sont des faux positifs.

Cela pose d'énormes problèmes à l'administration sanitaire sur le terrain. Chaque fois qu'une réaction est détectée, il nécessite une enquête dans les élevages sur la possibilité d'existence de la maladie. Parfois, le blocage des élevages se fait sur plusieurs mois. En effet, lorsque ces élevages sont suspects d'être atteints de brucellose, les animaux ne peuvent être commercialisés. Ce qui a gravement posé problème est que ces réactions non spécifiques ont surtout touché les grosses zones d'élevage de bovins type charolais et limousin. Les ventes d'animaux, notamment à l'exportation, de type broutards, sont bloquées.

S'agissant de l'importation, du fait que la France importe très peu de bovins sur pied, nous rencontrons très peu de difficultés de ce type, mais il y a un risque potentiel. C'est pourquoi la Commission a accepté de financer ce projet qui a réuni les laboratoires britanniques, belges, hollandais et français sur ce sujet. Y ont également été associés l'Inra, l'école vétérinaire de Maisons-Alfort et les laboratoires de référence des autres pays.

Sans avoir entièrement résolu le problème, nous avons toutefois pu mettre au point des stratégies d'utilisation des tests qui permettent aux directions des services vétérinaires, en l'espace de quelques semaines, de très vite statuer sur l'existence ou non d'un foyer. Cela leur permet donc de travailler dans de meilleures conditions. En effet, dans des départements comme la Saône-et-Loire, environ 10 % des troupeaux étaient concernés par ce problème. Bloquer 10 % des élevages de Charolais dans une zone est totalement impossible au point de vue économique, tout en sachant qu'il y a un risque de zoonose et qu'on ne peut autoriser ces élevages à commercialiser leurs produits, sans avoir la certitude qu'il ne s'agit pas de la maladie.

En règle générale, tous les animaux infectés sont éliminés, sauf si l'on fait la preuve qu'il ne s'agit pas de brucellose. Néanmoins, les troupeaux sont bloqués et isolés tant que leur sérologie n'est pas redevenue normale, mais on ne les élimine plus systématiquement. Il n'est pas imaginable d'éliminer tous les animaux positifs, sachant que plus de 99,99 % d'entre eux sont parfaitement sains. Ils sont mis sous surveillance, mais ne sont plus éliminés, sauf dans les zones à risques. Il existe encore des foyers de brucellose dans le Massif central et, dans ces zones, tout animal positif est éliminé très rapidement parce que le risque est là plus important.

M. le Rapporteur : Vous dites que le test était non spécifique...

M. GARIN-BASTUTI : Absolument. Il est devenu non spécifique dans les années 90, en raison d'un microbe, présent dans l'herbe des pâtures, qui se répand dans l'environnement et qui induit des réactions positives chez les animaux. Il suffit aux bovins de consommer de l'herbe contaminée. On ne peut rien faire pour éliminer cet agent d'environnement très banal qui induit, chez certains de ces animaux, des réactions séropositives. C'est tout à fait connu en médecine humaine.

Nous hébergeons, les uns et les autres, plus ou moins cet agent dans notre intestin, et il est possible que l'on fasse des sérologies positives. Cependant, en médecine humaine, on ne fait de sérologie de brucellose, qu'en présence d'un tableau clinique évocateur, alors que les animaux sont systématiquement prélevés, chaque année, pour un suivi et une surveillance sérologiques. Quand 10 % des animaux, dans un département, sont touchés par des réactions positives, cela vous donne la mesure du problème. C'est pourquoi le C.N.E.V.A. à l'époque, puis l'A.F.S.S.A., ont travaillé sur ce sujet pour avoir une meilleure maîtrise des foyers réels.

M. le Président : Sur les dernières années, quelle est l'évolution des sérologies non spécifiques ?

M. GARIN-BASTUTI : C'est très variable selon les régions et les années. C'est un germe de l'environnement et, en fonction des évolutions climatiques, il y a une prévalence plus ou moins importante de ce germe dans l'environnement et plus ou moins de bovins touchés. Dans certains départements, le problème, majeur une année, l'est beaucoup moins l'année suivante, puis l'année d'après, il redevient important. Il concerne l'ensemble du territoire national. Aucune région n'est exempte de ce problème. Nous avons un gros avantage au niveau des régions laitières, car les bovins laitiers sont suivis sur le lait et ce phénomène, qui touche l'immunologie du sang, n'atteint pas l'immunologie du lait. Comme c'est un agent transmissible à l'homme, nous avons mené toutes les enquêtes nécessaires au démarrage de ce projet.

Mme THOREL : Au niveau de la tuberculose, nous avons une action concertée avec plus d'une trentaine de laboratoires européens. Notre objectif est de confronter les techniques utilisées et de les standardiser au niveau des mycobactéries en général. Les mycobactéries sont l'agent de la tuberculose bovine, de la tuberculose aviaire, ainsi que de la para-tuberculose qui est une entérite de l'animal. A ce niveau, il est important d'échanger avec les laboratoires qui travaillent sur ce sujet.

Nous avons eu une première réunion en juin dernier. Nous essayons de comparer les techniques utilisées par les uns et les autres, afin d'obtenir les mêmes résultats et d'avoir une idée de la prévalence de ces maladies dans les différents pays, mais il est encore assez difficile de faire un bilan.

En effet, les pays de l'Europe du Nord sont indemnes de tuberculose, hormis l'Irlande, alors que ceux du Sud (l'Espagne et l'Italie) ne le sont pas. La France connaît une situation intermédiaire.

M. le Rapporteur : Les laboratoires sont-ils principalement situés là où il n'y a pas de tuberculose ?

Mme THOREL : Pas nécessairement. Il en existe beaucoup en Espagne et en Italie. Toutefois, le " risque zéro " n'existant pas, il convient de toujours rester attentif au moindre cas de tuberculose qui peut, éventuellement, resurgir par l'intermédiaire d'importations ou d'exportations.

M. GARIN-BASTUTI : Certaines maladies, telle que la fièvre Q, émergent grâce ou à cause des laboratoires. C'est une maladie que l'on retrouve chez les ovins, les caprins et les bovins. En raison de l'émergence de nombreux cas humains, une équipe de l'hôpital de La Timone à Marseille a commencé à travailler sur ce sujet. L'AFSSA travaille désormais ce problème chez les animaux, en liaison avec cette équipe.

Dans le cas de cette maladie, on ne sait pas si l'on est en présence de l'émergence d'un nouveau problème ou de la révélation d'un problème préexistant. D'où l'intérêt de travailler très en amont sur ces sujets.

M. le Président : Quelle est la tendance des maladies qui évoluent le plus dangereusement aujourd'hui ?

M. GARIN-BASTUTI : On ne peut répondre simplement à cette question, parce qu'il y a plusieurs voies d'entrée. Des préoccupations peuvent émerger de diverses façons : par exemple dans le cadre des plans de surveillance ou de contrôles faits sur les importations. Ensuite, certains sujets de préoccupation tiennent à des maladies que l'on considère comme éteintes, mais dont on sait par expérience que, si elles se rallument et que la surveillance est lâche, elles peuvent avoir des conséquences considérables.

Dans les premiers signaux d'émergence de maladies nouvelles, il y a la fièvre Q pour laquelle nous allons mettre en place un plan de surveillance. Une autre maladie émergente très préoccupante est l'E.S.B. Par ailleurs, il y a toutes ces maladies classiques et dont on sait qu'elles peuvent connaître une flambée.

Dans les domaines, non plus de maladies infectieuses, mais de problèmes toxiques, tels que les aflatoxines ou d'autres contaminants, on s'aperçoit, à l'aide des plans de surveillance, qu'ils sont maintenus dans des limites qui ne posent pas de problèmes de santé humaine.

Sur l'année 1997, à partir de toutes les sources d'information disponibles, nous avons fait un recensement des cas de maladies infectieuses - des plus bénignes aux plus graves - chez l'homme et qui sont liées à des problèmes alimentaires. Il est très intéressant de voir l'échelle des risques, tels qu'ils sont mesurés actuellement, tout en tenant compte de l'imperfection des instruments de mesure, puisqu'en matière d'infections alimentaires, les instruments de mesure chez l'homme sont certainement moins bons que pour d'autres maladies infectieuses.

M. le Rapporteur : Pourrait-on disposer de ce document ? (Oui.)

Fin de la visite des laboratoires de l'A.F.S.S.A. à onze heures.

Entretien à l'issue de la présentation des Laboratoires de l'A.F.S.S.A.
avec divers experts

(extrait du procès-verbal du Jeudi 6 janvier 2000)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

L'entretien s'étant présenté sous une forme informelle, à l'issue de la présentation des Laboratoires de l'A.F.S.S.A., M. le Président n'a pas fait procéder à la prestation de serment.

M. le Rapporteur : Y a-t-il complémentarité et partage clair au niveau des travaux de recherche et d'analyse ? Comment cela s'articule-t-il par rapport aux laboratoires de la D.G.C.C.R.F. ? Ceux-ci sont-ils tout à fait autonomes ou bien pouvez-vous en disposer ?

M. Martin HIRSCH : C'est très distinct. La D.G.C.C.R.F. dispose de sept laboratoires d'Etat, regroupant environ sept ou huit cents personnes, qui ont également des spécialisations.

Mme LAHELLEC : Ils s'intéressent plus au monde végétal que nous.

M. le Rapporteur : Pourquoi dites-vous que ces spécialisations se recoupent avec les vôtres ?

Mme LAHELLEC : Certaines sont absolument propres, ce sont celles du domaine du monde végétal.

Dans celui du monde animal, certains domaines y sont traités en parallèle, avec des prélèvements effectués à différents stades. La D.G.C.C.R.F. s'intéresse essentiellement, à ma connaissance, aux contrôles des points de vente. De temps à autre, des recoupements se font avec des plans de surveillance provenant de prélèvements effectués au niveau industriel.

Hier, j'ai reçu la visite de M. Olivier Pierre, du service des fraudes de Paris. Il m'a indiqué qu'il serait très heureux que l'on puisse compiler tous les plans de surveillance. Si cela n'a pas été fait antérieurement, c'était par manque de temps. Le service des fraudes de Paris entretient de très bonnes relations avec la direction générale de l'alimentation, avec laquelle il collabore pour la rédaction de textes en commun.

M. le Rapporteur : Certains événements récents nous l'ont montré. Il y aurait parfois eu un soupçon de concurrence entre ces organismes, tel que cela est vécu sur le terrain. A cet égard, je reprendrai l'exemple des moisissures qui n'avait pas été identifiées au niveau de la cargaison de maïs. Ces toxines ayant échappé à la première analyse, on les retrouve dans le lait, lors de la deuxième analyse. Eventuellement, si cet écran est également franchi, la D.G.C.C.R.F. pourrait retrouver ces toxines dans un produit plus élaboré. Auquel cas elle peut très bien dire que l'A.F.S.S.A. ou une autre entité n'a pas fait son travail, que c'est la D.G.C.C.R.F. qui a trouvé la contamination in fine.

Notre sentiment est que, sur certains problèmes, il existe une sorte de concurrence entre la D.G.C.C.R.F. et d'autres organismes pour être les premiers à mettre le doigt sur un point particulier. Ce climat existe-t-il toujours ? Quel type d'harmonisation possible voyez-vous ?

Mme LAHELLEC : Ma perception n'est peut-être pas celle de tous. Parfois, certains points sont " montés en épingle ", pour faire apparaître des concurrences qui, du moins à l'échelon " technique ", n'existent pas dans les administrations. M. Olivier Pierre est en relations très fréquentes avec nous et il n'y a aucun problème à ce sujet.

M. Martin HIRSCH : Certaines répartitions de compétence entre laboratoires sont liées aux répartitions de compétence qui existent entre les administrations centrales elles-mêmes. On retrouve ce que l'on disait sur l'amont et l'aval, s'agissant des interventions de la D.G.A.L. par rapport à celles de la D.G.C.C.R.F. Il peut y avoir quelques émulations ou chevauchements, comme il peut y avoir des trous.

Prenons l'exemple de la dioxine. Quand la crise de la dioxine survient, il n'existe en France, qu'un seul laboratoire agréé, un laboratoire privé embouteillé très rapidement. La dioxine n'était pas un problème émergent au printemps, puisqu'il y avait déjà eu des plans de surveillance lancés pour un certain nombre de raisons, en particulier de possibles contaminations environnementales autour des déchetteries. Par conséquent, il peut y avoir des manques dans l'appareil de contrôle de l'Etat, pour disposer des bonnes méthodes ou des bonnes capacités de traitement d'un problème émergent.

Dans le nouveau dispositif, certains éléments nouveaux rendent possible une plus grande harmonisation des moyens, par une meilleure information et répartition du travail et un meilleur repérage des "trous" éventuels. La façon dont nous devons être consultés en amont, sur les plans de surveillance et de contrôle, permet ainsi aux trois ministères, en mesure de lancer ces plans, d'avoir la garantie d'être informés et de se fonder sur une même expertise scientifique, en vue d'évaluer la pertinence et l'intérêt dudit plan. Dans la connaissance des activités des laboratoires, cela permet également de pouvoir mieux spécialiser les uns et les autres.

Un certain nombre de nouveautés, contenues dans la loi, permettront de résoudre en partie les difficultés inhérentes que l'on retrouve au sein d'un organisme ou entre plusieurs organismes.

M. Jacques BOISSEAU : S'agissant du domaine du médicament vétérinaire dont je suis en charge au sein de l'A.F.S.S.A., on peut réellement parler de collaboration, car l'agence est un centre de référence agréé par la répression des fraudes pour le contrôle de la qualité des médicaments vétérinaires. Par ailleurs, il y a complémentarité, car la répression des fraudes s'attache davantage au contrôle des additifs ou des aliments médicamenteux. Il n'y a aucun chevauchement d'activités en ce domaine.

(Arrivée de M. le professeur Ambroise Martin, directeur de l'évaluation des risques.)

M. le Président : Comment sélectionnez-vous les experts ?

M. Ambroise MARTIN : Nous venons d'y consacrer la matinée avec Gérard Pascal, président du conseil scientifique.

Nous avons lancé un appel à candidatures national, diffusé par le maximum de moyens possibles, tels que le Journal officiel, des courriers adressés aux instituts de recherche, aux grandes écoles, aux universités, aux sociétés savantes. Par ailleurs, un courrier personnalisé a été adressé à tous les experts actuels des comités existants, les priant de diffuser cet appel à candidatures auprès de leurs collaborateurs.

A ce jour, nous avons reçu sept cents réponses, les trois quarts d'entre elles provenant du secteur public et un quart du secteur privé ; dans l'appel à candidatures, aucun critère de sélection d'origine n'avait de fait été posé. Ont très peu répondu à l'appel, l'I.N.S.E.R.M., le C.N.R.S., les organismes de recherche, à l'exception de l'I.N.R.A. En revanche, une bonne proportion de réponses nous a été adressée par les universités et les écoles professionnelles, notamment agroalimentaires.

Nous venons de définir la procédure qui sera mise en _uvre et qui se déroulera en trois phases ; la première consistera en un tri effectué essentiellement en interne, par des personnels de l'agence, sous contrôle externe. La proposition faite est la suivante : chaque candidature sera notée, de manière indépendante, sur un certain nombre de critères qui seront publiés, avec une fiche de notation faisant intervenir la formation initiale, l'activité professionnelle, l'expérience de l'expertise, l'expérience scientifique dans différents domaines, les publications, les rapports.

Cette première évaluation aboutira à une note accompagnée d'un certain nombre de commentaires sur la notoriété, la disponibilité, la potentialité pour les plus jeunes qui seront de fait moins bien notés sur l'expérience de l'expertise accompagnée également de commentaires plus subjectifs.

L'examen du dossier de candidature donnera lieu à trois notations indépendantes dont la synthèse sera la base de travail du deuxième niveau, lequel associe les membres du conseil scientifique et des personnalités extérieures. A partir d'une liste, par exemple de soixante-dix personnes retenues au premier niveau dans le domaine de la nutrition humaine, le deuxième niveau en retiendra trente en vue de participer à des comités.

Parmi ces trente candidats, vingt seront des scientifiques confirmés et une dizaine des candidats jeunes qui paraissent posséder des potentialités et qu'il convient former. Ce processus sera parfaitement transparent. Dès lors que l'ensemble des critères et des procédures sera finalisé, il sera publié et validé par le conseil scientifique. Il est tout à fait envisagé de pouvoir communiquer la fiche de synthèse aux candidats non retenus.

M. le Rapporteur : Le risque de votre sélection est de n'avoir pratiquement que des préretraités.

M. Ambroise MARTIN : Pas nécessairement. Mais, l'expertise, en France, n'attire pas les jeunes.

M. le Président : Dans les autres pays, est-ce le contraire ?

M. Ambroise MARTIN : Sans avoir approfondi ce sujet, il me semble que les autres pays rencontrent moins de problèmes et que l'expertise y est davantage prise en considération. Cela repose sur un ensemble de petits détails matériels, tels que le fait d'accepter de financer des déplacements d'un jeune en formation, accompagnant un senior à l'étranger. En France, on n'envoie que le senior qui doit se débrouiller pour trouver son financement.

Cela peut être aussi lié à la manière dont l'expertise est prise en considération dans le plan de carrière. En France, c'est un argument tout à fait défavorable, car cela n'est inscrit dans aucun statut. A l'exception de l'I.N.R.A. qui a fait un effort particulier en ce domaine, les autres organismes de recherche et les universités considèrent comme dévalorisant de faire de l'expertise.

De ce fait, il nous semble que la mise en place d'un appel à candidatures, d'une sélection, reposant sur des critères transparents plus d'autres éléments tels que la démarche qualité dans le domaine de l'expertise, valorise cette dernière. Tant que l'expertise ne sera pas inscrite statutairement dans les missions d'un enseignant-chercheur ou d'un chercheur, elle restera un élément dévalorisant dans le plan de carrière.

M. Martin HIRSCH : Trois séries de conditions seraient en mesure d'attirer des scientifiques vers l'expertise :

M. Que l'expertise ne soit pas un frein à leur carrière.

2) Que l'activité d'expertise ne leur coûte pas trop cher, qu'ils puissent travailler dans de bonnes conditions et se voir rembourser leurs frais de déplacement. Un expert a pour but de mener cette activité à titre bénévole, mais souvent des " bricolages " nécessaires font que non seulement cela leur prend du temps, mais également leur pose de gros problèmes financiers.

3) Qu'ils aient l'impression que l'expertise a réellement une utilité.

Dans les premiers mois de l'existence de l'agence, nous avons constaté que les experts se mobilisaient, y compris dans des conditions de grande urgence. Le fait que le fonctionnement de l'agence conduise, sur des problèmes ancrés dans la réalité sur lesquels les experts sont consultés, à des avis rendus publics et suivis d'une action rapide sont des éléments extrêmement mobilisateurs.

La rationalisation du système d'expertise et de son utilisation est également fondamentale. Je le constate, lors des discussions que l'on peut avoir avec les différents experts, au vu de leurs réactions vis-à-vis de l'ancien système, dans lequel ils ne discernaient pas toujours l'articulation - ce qui était bien pire que les problèmes de laboratoires- entre telle commission dépendant de tel ministère ou de telle autre. Le fait d'avoir maintenant une architecture claire et de savoir comment est branchée l'expertise sur la décision est mobilisateur pour toutes les futures générations d'experts.

M. le Rapporteur : Vous placez-vous toujours dans une expertise quasi bénévole ?

M. Martin HIRSCH : Non, pas entièrement bénévole, car la loi prévoit de pouvoir les indemniser sous forme de vacations. Nous y travaillons, en liaison avec les experts, car certains revendiquent de vouloir exercer cette activité et siéger dans des commissions sans aucune rémunération. Toutefois, s'agissant des experts qui préparent les rapports, on étudie une possibilité d'indemnités sous forme de vacations. En revanche, le fait de siéger dans les commissions reste un acte bénévole. Cependant, des problèmes de toute nature peuvent se poser. Par exemple, un président d'un des groupes de travail m'avait indiqué être tout à fait disposé à s'investir comme président d'un groupe de travail, en échange d'une partie de décharge soit d'enseignement, soit de recherche.

M. le Rapporteur : Veillez-vous à un point particulier : notamment les liens existant entre un enseignant-chercheur ou un directeur de laboratoire et des firmes privées, pouvant être elles-mêmes sujettes à expertise ?

M. Martin HIRSCH : Tout à fait. Des déclarations d'intérêts seront systématiquement requises, dans le cadre de la nouvelle loi. Cette loi prévoit, dès lors que l'on crée de nouvelles commissions, de soumettre les experts à une déclaration d'intérêts qui soit rendue publique et dans laquelle doit être " renseignée " toute une série de rubriques d'ordre personnel, familial et professionnel.

On demande à l'intéressé si lui ou sa famille possède des actions ou perçoit directement une rémunération, si son laboratoire reçoit des crédits de tel ou tel industriel. Ces données sont rendues publiques. Il convient de faire en sorte que les experts n'aient pas, individuellement ou par leur appartenance à un organisme , de conflits d'intérêts - car il existe toujours des experts ou des laboratoires financés, même marginalement, par des contrats privés. Il faut des règles de déontologie très strictes pour empêcher qu'un expert ne donne un avis sur un dossier sur lequel il a un intérêt, direct ou indirect.

M. le Président : Une fois devenu expert, combien de temps le reste-t-on ? Est-ce un engagement à vie ?

M. Ambroise MARTIN : Non. Cette situation préexistait car l'expertise était basée sur le bénévolat, avec un vivier de jeunes quasi inexistant. Il est vrai que des experts " professionnels " - préretraités, voire post-retraités - faisaient cela à vie. Toutefois, dès lors que l'on met en place une démarche qualité, il y aura automatiquement une évaluation du travail des experts et ceux qui ne rempliront pas le contrat attendu, ne seront pas appelés à être renouvelés. L'arrêté de nomination étant fait pour trois ans, la durée de vie est donc limitée par les textes.

M. le Rapporteur : Qui procédera à l'évaluation des experts ?

M. Ambroise MARTIN : Pour l'heure, cela reste à mettre en place. Nous en sommes au début de ce type de procédure. Cette évaluation sera basée sur la qualité des rapports, puis elle fera l'objet d'un examen collectif. Dans d'autres instances, il existe des comités d'évaluation, des comités scientifiques spécialisés pour des chercheurs. Pourquoi n'y en aurait-il pas pour l'expertise ?

M. le Rapporteur : Avez-vous le sentiment de disposer de tous les textes nécessaires pour la mise en _uvre de cette démarche ?

M. Ambroise MARTIN : Il y a un vide total en ce domaine. La mise en place, dans l'expertise, d'une démarche qualité reste volontaire. Même s'il est exigé que le niveau d'expertise soit le meilleur possible, la connotation actuelle de " démarche qualité " sous-entend d'autres éléments qui ne sont imposés par aucun texte. Aucun texte n'impose l'évaluation des experts, mais cela découle de cette volonté d'expertise.

M. Martin HIRSCH : Les éléments du statut de l'expert sont très lacunaires. Il y a eu quelques progrès récents, permettant parfois l'indemnisation, mais il serait utile que des textes prévoient la possibilité de décharges de travail. Lorsqu'on étudie le rapport sur le principe de précaution, dans lequel sont abordées la question du statut de l'expertise - ce à juste titre, car c'est un élément fondamental, qu'il s'agisse de l'indépendance ou de la disponibilité des experts - il ne paraît pas évident qu'une des solutions envisagées soit très réaliste, je veux dire la création d'une agence centralisant l'expertise pour le compte des autres agences. En revanche, une meilleure définition des éléments du statut de l'expert peut être un élément protecteur pour l'employeur de cet expert comme pour ce dernier lui-même.

M. le Président : Quelles sont les raisons qu'invoquent les chercheurs, dans un certain nombre d'organismes, pour ne pas se tourner vers l'expertise ? Sont-elles uniquement d'ordre matériel ou bien s'agit-il d'une attitude de principe ?

M. Ambroise MARTIN : Toutes sortes de raisons sont invoquées . Certains ne s'intéressent qu'à des domaines très précis, à la connaissance pour la connaissance ou, au contraire, au plaisir de bâtir une belle expérience. Le service de la collectivité, par le biais de l'expertise, ne les attire pas. D'autres sont intéressés par la science, mais pour faire une carrière et se faire reconnaître comme le grand spécialiste de tel ou tel domaine. Ils veulent progresser, devenir chargés de recherche, directeurs, directeurs de classe exceptionnelle et ne veulent pas faire de l'expertise car, jusqu'à maintenant, l'expertise a toujours été considérée comme nuisant au déroulement d'une carrière.

D'autres seraient prêts à tenter l'expérience, estimant que leur recherche doit être au service de la collectivité, mais après quelques années, ils arrêtent, car ils s'aperçoivent que leurs collègues, qui ont choisi une autre démarche, progressent plus vite dans leur carrière. De plus, cela leur coûte de l'argent. Les raisons peuvent être variables selon les individus.

M. Martin HIRSCH : De plus, tout chercheur n'est pas un expert en puissance. La même situation existe dans l'enseignement où des chercheurs moyens sont de très bons pédagogues et l'inverse. Certains chercheurs pourraient très mal évaluer les risques.

M. Ambroise MARTIN : C'est un autre métier.

M. le Rapporteur : En quoi l'expertise peut-elle être dévalorisante dans une carrière ?

M. Ambroise MARTIN : La valeur des chercheurs est appréciée uniquement à partir de leurs publications au niveau international, sans que soient réellement pris en compte d'autres travaux. De la même façon, les professeurs d'université, lors des nominations, ne sont pas jugés sur leurs qualités pédagogiques, mais sur leurs publications intervenues dans des revues internationales. Actuellement, nous n'avons aucun moyen de valoriser l'expertise d'un chercheur et, dans les instances d'évaluation, on estime que ceux qui font de l'expertise le font, parce " qu'ils ne peuvent faire autre chose " et que " ce sont des mauvais... "

M. Martin HIRSCH : C'est un cercle vicieux car, quand le vivier est faible, les mêmes personnes sont appelées à siéger dans plusieurs commissions. De ce fait, on se retrouve en permanence en présence des mêmes experts.

M. le Président : Dans l'esprit du public, le fait de dire que les experts se sont prononcés signifie " les meilleurs se sont prononcés. "

M. Martin HIRSCH : Tout à fait. Dans le cas de l'A.F.S.S.A., c'est vrai. (Rires.)

M. le Président : L'état d'esprit des scientifiques, sur cette question du statut de l'expert, semble diamétralement opposé à celui du public.

M. Jacques BOISSEAU : Il me semble que la réponse apportée par M. Martin concerne ceux qui ont un projet de carrière. Les chefs de service, qui ont " leur carrière derrière eux ", n'ont plus ces préoccupations. Ils ont acquis une expérience et peuvent se consacrer à l'expertise, car leur laboratoire fonctionne avec l'aide de collaborateurs. Dans les commissions touchant au domaine canin, on retrouve toujours des professeurs de chaire vétérinaire qui sont en mesure de dégager du temps.

Passer du temps à faire de l'expertise, ici ou ailleurs, les valorise, car ils apprécient cette activité qui ne les pénalise pas pour leur carrière.

M. le Président : Quand un avis est donné, il n'est pas celui d'un seul expert, mais il résulte d'une confrontation de points de vue.

M. Martin HIRSCH : Pour les plus chevronnés, il n'est plus question de pénalisation de carrière, mais d'un choix entre l'expertise publique peu ou pas rémunératrice et l'expertise privée très rémunératrice. Un expert membre d'un comité d'experts public sera recherché par telle industrie, parce que précisément, il siège dans telle ou telle commission. D'où l'importance cardinale des critères déontologiques et de l'indépendance pour assurer les propositions des comités.

M. le Président : De combien de personnes était composé, par exemple, le comité des experts sur l'E.S.B. ?

M. SAVEY : Ce comité comportait initialement vingt-quatre personnes, auxquelles se sont ajoutées six ou sept personnes. C'était un comité un peu particulier, en ce sens qu'il était centré sur un objet très précis et qu'il avait été composé dans des circonstances inhabituelles. Ont été ainsi rassemblées sur une base pluridisciplinaire et pluriprofessionnelle, l'ensemble des personnes disponibles, peu nombreuses à l'époque.

Pour des raisons purement conjoncturelles, les règles classiques, intervenant lors de la création d'un comité, se sont trouvées contournées. Il faut, selon moi, souligner un autre élément ; la qualité d'une expertise réside dans la qualité des experts individuels, mais elle résulte aussi du caractère collégial.

La qualité fondamentale d'une expertise découle en fait d'un travail collégial et suppose un appui sur des dossiers préparés et des sources d'information solides. Elle suppose aussi que l'on dispose de temps.

M. le Président : Un chercheur de haut niveau, qui participe à un comité d'experts, ne doit pas avoir le sentiment de perdre son temps ; il doit avoir l'impression que cette activité lui apporte des pistes nouvelles pour son propre travail de recherche.

M. SAVEY : Tout à fait. A mon sens, c'est l'un des intérêts de la collégialité. Dans ce type de collectivité, qui comprend entre vingt et trente personnes, de nombreux échanges se font sur des problématiques purement scientifiques, mais il se crée également des sortes d'" allers et retours " entre nos diverses problématiques. C'est un élément très enrichissant et certainement un moyen d'attirer des experts.

M. Martin HIRSCH : Un autre élément apparaît tout à fait essentiel, pour que l'expertise soit produite dans de bonnes conditions. Les experts, qui siègent dans des comités, y passent beaucoup de leur temps, parfois plus que dans leur université ou leur laboratoire. Il faut donc, pour les assister, que des services scientifiques puissent travailler en continu, approfondir et préparer leurs dossiers, fournir des données, échanger avec eux, faire le lien avec d'autres structures.

C'est ce qui nous a été demandé pour les scientifiques que nous recrutons. Ainsi, pendant les années qu'ils consacreront ici, ils passeront plus de temps à cette partie de l'expertise et cela évitera une discontinuité. C'est ce que l'on attend d'une structure comme la nôtre, dont l'expérience, dans le domaine du médicament vétérinaire comme du médicament humain, a déjà été vécue dans les relations entre les structures d'évaluation de scientifiques internes et de comités externes. C'est aussi une condition de l'indépendance, puisque ces experts ne dépendent que de l'établissement public, qui est lui-même dépendant de l'Etat.

M. Jacques BOISSEAU : Vous avez évoqué le cas des experts qui peuvent être, pour partie, experts dans une commission nationale et, pour partie, experts privés ; je voudrais rappeler, qu'en Angleterre, l'on avait constaté il y a quelques années que, dans l'équivalent de notre commission des A.M.M., les trois quarts des experts extérieurs étaient consultants de l'industrie du médicament vétérinaire. Cela a contribué à accélérer singulièrement les déclarations de non-conflit d'intérêts.

Par ailleurs, pour aller dans le sens des propos de M. Savey en matière de collégialité - cela rejoint votre interrogation sur les critères de sélection des experts - je pense que pour que la collégialité s'exprime il est difficilement envisageable que ne se dégagent pas des solutions de consensus. J'ai à l'esprit les désaccords récents entre l'Union européenne et la France : comment, à partir des mêmes données, a-t-on pu avoir des avis divergents ?

M. le Président : Nous avons reçu M. l'Ambassadeur du Royaume-Uni en France auquel nous avons posé cette question. M. l'Ambassadeur nous a fait remarquer que les questions posées n'étaient pas les mêmes.

M. Jacques BOISSEAU : Cela est sans doute vrai, mais, dès lors que les données en cause sont les mêmes, on peut tout de même s'attendre, indépendamment de la nature des questions, à ce que les conclusions soient les mêmes. Pour que des experts puissent faire vivre cette collégialité, cela suppose une certaine écoute et une certaine hauteur de vue au-delà de son domaine de compétence.

En effet, l'expert scientifique a tendance à connaître très bien son domaine, et à ne pas voir d'autre vérité, hormis la sienne. Pour avoir une petite expérience de pilotage de ces comités d'experts, je peux dire que le président a beaucoup de soucis quand il essaie de vouloir bâtir un consensus au sein d'un groupe, s'il a affaire à des personnes qui ne veulent rien entendre. A l'opposé, il faut aussi respecter la diversité des opinions.

Il est très difficile de trouver un bon équilibre entre la nécessité de garantir la diversité naturelle des opinions et de mettre au point un avis solide.

M. le Rapporteur : Dans un comité d'experts, comment sont prises les décisions si l'on souhaite rechercher l'unanimité ?

M. SAVEY : Il a été admis, dès la mise en place du comité, que toutes les opinions devaient s'exprimer. Face à une question donnée, il y a une phase d'instruction, sous forme de " tour de table ", où chacun peut exprimer un avis. Ensuite, un échange a lieu et l'on parvient, en général, à dégager une majorité, voire un consensus. Il est clair aussi que, si des opinions minoritaires fortes s'expriment, celles-ci sont mentionnées dans l'avis final du comité.

Toutefois, cette situation peut revêtir deux aspects. Il peut y exister des accords fondamentaux souvent fondés d'ailleurs sur des bases scientifiques quasi dogmatiques. Avec le temps et la collégialité, deux denrées très précieuses pour un comité d'experts, ceux-ci peuvent en outre échanger, s'exprimer et, dans la plupart des cas, arriver à un consensus véritablement construit et non pas à un consensus minimum, dénominateur commun et mou qui est très souvent la plus mauvaise façon d'éclairer une décision.

L'une des caractéristiques d'un bon comité d'experts est le fait que l'on y entre avec ses opinions et que l'on en ressort au terme d'un vrai débat intellectuel, avec l'opinion du comité.

Cela suppose, puisque l'on parlait du statut de ces experts, qu'à côté de leur compétence scientifique, ceux-ci aient également un minimum de qualités que je qualifierais d'" humaines ", qui sont des capacités d'écoute et d'échange.

M. le Président : Quand les experts formulent un avis, au fond leur souci ne doit pas être uniquement d'émettre un avis, mais aussi de rendre celui-ci compréhensible par ceux qui auront à gérer le risque, autrement dit par les politiques.

M. Jacques BOISSEAU : Vous venez de définir le rôle du directeur général et de ses collaborateurs.

M. Martin HIRSCH : Le travail de l'Agence consiste à exprimer les données de la saisine en termes scientifiques. Quand on nous transmet un projet de décret ou d'arrêté, avant de le remettre entre les mains d'un spécialiste de la biochimie structurale, nous devons " en extraire " les questions scientifiques.

M. le Rapporteur : Cette question est d'importance. Il y a non seulement la compréhension par les politiques, mais aussi par les médias. Quand on constate, à partir d'un même avis, les interprétations diverses qu'en font les médias, on est parfois surpris. Les avis d'experts peuvent diverger, comme c'est le cas sur la " vache folle " entre les experts français et européens. Mais, ensuite, l'interprétation de ces avis peut varier selon le sérieux des journalistes qui font ou non le travail d'investigation nécessaire.

M. Martin HIRSCH : Vous avez tout à fait raison, c'est un critère de qualité fondamental. On ne peut éviter des lectures tronquées ou malveillantes, mais au moins, il faut pouvoir rendre des avis non ambigus.

M. le Président : Quand vous formulez l'avis final, qui n'est toujours qu'un avis, vous le donnez tout de même dans une certaine optique. Sentez-vous déjà alors quelle sera la décision du pouvoir politique ? Même si vous tentez d'être totalement objectifs, il faut faire la part des données subjectives.

M. Jacques BOISSEAU : Un expert n'est pas un bon expert, s'il ne connaît pas l'environnement dans lequel le problème se pose. Il peut être tenté effectivement d'aller dans l'autre sens.

M. Martin HIRSCH : Deux cas de figure peuvent se présenter. Dans le premier cas, on sait, par la nature des questions posées, que les éléments de réponse scientifiques seront déterminants. En effet, quand on demande un avis sur des questions techniques, on sait que celui qui pose des questions s'estime pratiquement avoir compétence liée. Une décision politique sera prise, essentiellement en fonction de considérations scientifiques.

Dans le deuxième cas de figure, se posent des questions plus générales. Nous essayons de faire en sorte que, sur la partie scientifique qui nous est soumise, on ne puisse mettre en cause la crédibilité et la validité des démarches suivies. Jusqu'à présent, nous n'avons pas été confrontés à la difficulté.

M. le Président : Nous réfléchissons, comme vous l'avez sûrement fait vous-même, sur le principe de précaution. A la différence du " dans le doute abstiens-toi ", ce principe s'exprimerait ainsi : " dans le doute, voici la démarche à suivre ".

M. Martin HIRSCH : L'abstention peut être elle-même très imprudente, parce que trop précautionneuse. Il est rare que le fait de ne rien faire ne pose pas en soi des problèmes, voire qu'il ne soit pas facteur de risques.

Le principe de précaution consiste souvent, dans nos domaines, à ne pas faire le pari que tout se passera bien, si les hypothèses défavorables ne se réalisent pas. L'application de ce principe suppose d'avoir intégré, avant la décision, le fait qu'il existe des hypothèses défavorables. Celles-ci ne peuvent être toujours décrites, strictement démontrées et quantifiées à un moment donné, mais il convient de les prendre en compte. Tout se passera bien, dans les deux cas, soit parce qu'elles ne se réaliseront pas, soit l'inverse.

M. le Président : Le bogue de l'an 2000 relevait un peu de ce type de démarche. Tout s'est bien passé, parce qu'il n'y a pas eu de problème réel, ou bien parce que le nécessaire a été fait.

M. Martin HIRSCH : Il doit y avoir un peu des deux. L'embargo sur le b_uf britannique est, à mes yeux, une très belle application du principe de précaution. Les experts ne pouvaient affirmer qu'ils avaient la preuve démontrée, publiée dans un article scientifique irréfutable qu'une hypothèse défavorable se produirait, se traduisant par tant de contaminations, par tels tissus infectieux, de tels bovins et avec tant de morts. En revanche, vous ne pouvez considérer avoir la preuve inverse. Au contraire, il existe beaucoup d'éléments plausibles pour faire entendre que...

M. SAVEY : De plus, une petite révolution conceptuelle a eu lieu. S'agissant du principe de précaution, depuis quelque temps en France, y compris dans notre système législatif, on voit comment cela s'articule en termes de décisions. Le vrai problème auquel les experts scientifiques sont confrontés, est qu'en fait, dans ces avis, le principe de précaution a été appliqué à l'évaluation. On se heurte à un problème quasiment culturel. Un certain nombre de scientifiques, plutôt d'obédience anglo-saxonne, estiment que l'évaluation scientifique doit se limiter à ce qui est formellement démontré. Aller au-delà serait sortir du domaine de l'expertise scientifique.

Cette façon de faire, certainement très française ou latine, même si la dichotomie n'est pas aussi simple, suppose d'aller au-delà des connaissances des scientifiques, étayées par des publications déjà parues ou à paraître, mais sans s'égarer. C'est là un exercice relativement difficile. On se situe aux frontières de la connaissance. Il est certain que l'expertise et l'évaluation supposent aussi de ne pas refuser les obstacles.

M. le Président : Il peut y avoir d'autres éléments que la connaissance scientifique qui viennent influencer la décision.

M. SAVEY : C'est ce que Jacques Boisseau sous-entendait. Mais là aussi, il existe d'autres limites sur lesquelles nous sommes tous très précautionneux : l'évaluation scientifique s'effectue dans un contexte donné, que l'on ne peut pas ignorer.

M. Martin HIRSCH : Par ailleurs, l'important est de savoir qui parle et de quel point de vue il se place. On a demandé à l'agence française de se placer sur le terrain de la connaissance scientifique, de la santé publique et de la sécurité sanitaire. Ce n'est pas un lieu où l'on fait la synthèse des problèmes de nature politique, économique, industrielle ou sociale. L'une des règles cardinales de la sécurité sanitaire, instaurée dans différents domaines, est de bien montrer de quel point de vue on se place. Ainsi les choix sont-ils effectués en connaissance de cause.

M. le Président : Prenons l'exemple des experts américains et des experts français, face au problème des fromages au lait cru. Au-delà des données scientifiques et de leur interprétation, une approche culturelle des problèmes viendra nécessairement influer sur la décision.

M. le Rapporteur : L'analyse scientifique restera la même.

M. le Président : Oui, mais les données culturelles pèsent sur les décisions.

M. Martin HIRSCH : Dans certains domaines, on peut distinguer l'évaluation des risques et l'évaluation des bénéfices. C'est le cas dans le secteur des médicaments. Pour un médicament donné, avec les mêmes méthodes et la même rigueur, on dénombrera les décès liés aux effets secondaires et les vies sauvées par l'effet de ce médicament. En comparant les deux résultats, il est très facile de dire si le rapport est positif ou négatif.

Dans le domaine de l'aliment, que définissons-nous comme bénéfice ? Pour un Américain et pour un Français, les données seront très différentes. Le recours au principe de précaution est également utile sur ce plan, car c'est une manière de savoir si le risque vaut la peine d'être couru.

M. Jacques BOISSEAU : Pour revenir sur le problème des fromages au lait cru, il convient de ne pas perdre de vue l'enceinte dans laquelle ce problème est abordé. Jusqu'à maintenant, on a parlé de l'A.F.S.S.A. avec ses comités d'experts. Mais le problème des fromages au lait cru est abordé dans le cadre du Codex alimentarius. Le comité du Codex alimentarius sur l'hygiène alimentaire est tout sauf un comité scientifique. Ce sont des délégations nationales constituées de représentants des ministères. On discute peut-être un peu de science, mais d'autres éléments sont, et de loin, plus importants. On ne peut dire que l'on se livre à un débat scientifique au sein du Codex alimentarius, parce qu'il existe, en arrière pensée, des normes qui sont les références dans le commerce international.

Mme LAHELLEC : Je suis tout à fait d'accord, mais on met quand même toujours en avant les arguments scientifiques. C'est cela, le problème !

M. Jacques BOISSEAU : Le Codex n'est pas une enceinte scientifique et les personnes qui y siègent ne sont pas des scientifiques.

M. SAVEY : C'est là une ambiguïté du mot " expert ". On peut, en effet, être expert scientifique stricto sensu ou expert dans un domaine donné, à des titres divers. Par exemple, dans les services de contrôle, certains sont des experts sous différents aspects, mais ne sont pas comparables aux experts scientifiques qui siégeront dans les commissions. Ce terme d'" expert " est parfois ambigu, surtout si les experts siègent dans des enceintes où l'on débat de questions dépassant le champ strictement scientifique.

M. Jacques BOISSEAU : Sur le principe de précaution, je suis d'accord avec M. Savey, bien que l'opposition facile entre l'approche anglo-saxonne et latine mérite d'être nuancée. Il ne faut pas oublier que nous découvrons actuellement comment bien gérer ce principe de précaution. En fait, il me semble que le principe de précaution est plutôt lié aux gestionnaires, mais pour ne pas séparer, par une cloison étanche, l'appréciation du risque et la gestion, les différents acteurs doivent travailler ensemble.

Un rapport d'évaluation, issu d'un comité d'experts, doit laisser la place au doute, car rien n'est tout blanc ou tout noir. Dès lors qu'un rapport - qu'on appelle un avis - fait bien ressortir l'opinion, mais avec les incertitudes du moment et que le gestionnaire est bien éclairé des incertitudes, il peut parfaitement gérer le principe de précaution en se reposant sur cet avis.

Peut-être, pour l'instant, l'A.F.S.S.A. anticipe-t-elle un peu, car nous sommes dans une période d'apprentissage. Nos administrations ne sont peut-être pas prêtes à bien gérer le principe de précaution, mais finalement, on voit que c'est là un pont entre l'appréciation du risque et sa gestion, avec toutefois un problème de communication.

En effet, les journalistes, qui auront accès à des avis honnêtes faisant la part des choses - est-ce une mauvaise lecture ou une lecture biaisée - diront que l'A.F.S.S.A. émet tel avis, avec toutefois tel ou tel doute. Le doute existe toujours.

M. Martin HIRSCH : Le fait d'avoir confiance dans la façon dont a été générée l'expertise permet de faire accepter les doutes. Si l'avis sur lequel on se fonde est un avis généré par des experts dont on ne met pas en doute la qualité scientifique, l'honnêteté intellectuelle, l'indépendance, la collégialité et le fait qu'ils se sont fondés uniquement sur des considérations scientifiques et de santé publique, la décision prise sera acceptée.

Quand une commission indépendante de cette nature indique que, sur tel toxique sur lequel tout le monde s'inquiète, les risques sont nuls ou faibles - dioxines ou autres - vous pouvez effectivement assumer et expliquer le fait de ne pas satisfaire au fantasme du " risque zéro ".

M. le Rapporteur : Le terme d'" expert " pose problème. Dans le quotidien, ce terme est mal compris. Une réévaluation de ce terme d'" expert " sera à faire.

M. le Rapporteur : Les laboratoires du C.N.E.V.A. ont-ils tous été mis à disposition de l'A.F.S.S.A. ?

M. Martin HIRSCH : Non, pas mis à disposition, mais intégrés.

M. le Rapporteur : En revanche, tous les laboratoires de la D.G.C.C.R.F. ont été totalement laissés à la disposition de cette direction. Pour quelles raisons ? La logique n'eût-elle pas voulu que l'on intégrât tout le monde ?

M. Martin HIRSCH : Pas forcément. La logique fait qu'un établissement public, à savoir le C.N.E.V.A., était lui-même une entité. Le choix fait, perçu comme tel par le Parlement et souhaité par les personnels, a été de ne pas casser une cohérence d'ensemble. Le C.N.E.V.A., dans son ensemble, a été intégré, bien qu'il ait certaines activités qui ne soient pas du domaine de la sécurité alimentaire. Les autres sont dispersés. Il n'y a aucun établissement public de même nature.

La D.G.C.C.R.F. dispose de sept laboratoires. L'ensemble de l'AFSSA comprend donc le C.N.E.V.A., plus par le décret, l'intégration du laboratoire d'hydrologie, qui dépendent de la direction générale de la santé, et certainement, dans les mois qui viennent, on discutera de problèmes de convention et d'échanges d'informations avec des laboratoires extérieurs comme les laboratoires des fraudes.

Mais, ainsi que nous l'observons dans les premiers mois de fonctionnement, nous avons pratiquement autant de besoins et de relations de travail avec les laboratoires des fraudes qu'avec des laboratoires du C.N.R.S. ou de telle faculté. L'agence n'a pas vocation à être l'entité qui rassemble tous les laboratoires travaillant, de près ou de loin, sur la sécurité alimentaire. En revanche, elle peut disposer d'une force de laboratoires suffisante pour pouvoir elle-même travailler, s'appuyer, développer un savoir-faire permanent sur des domaines-clés.

M. le Président : A l'origine, dans le débat, l'A.F.S.S.A. devait être une structure un peu plus légère qu'elle n'est, puis il y a eu cette crainte des personnels qui travaillaient dans différents laboratoires, de se trouver démantelés. C'est là que nous avons eu cette vision qui donne satisfaction, me semble-t-il.

M. Martin HIRSCH : Pour l'instant, nous avons de quoi faire. Je ne sais si cela donne satisfaction, mais à l'intérieur, le personnel a été très impliqué dans la genèse et a défendu un projet dans lequel le C.N.E.V.A., dans son ensemble, l'intégrait. Il y avait au sein du C.N.E.V.A., une volonté de jouer le jeu de l'A.F.S.S.A...

M. le Président : ... Et de préserver l'unité de ce qui existait, comme outil, tout en le faisant évoluer. Je vous remercie.

La séance est levée à douze heures quinze.

VIII.- La gestion des crises

Audition de M. Patrick LAGADEC,
Directeur du laboratoire d'économétrie de l'Ecole Polytechnique

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 16 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

P.V. non modifié

M. Patrick Lagadec est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Patrick Lagadec prête serment.

M. le Président : J'ai le plaisir d'accueillir M. Lagadec, directeur de recherche du laboratoire d'économétrie de l'Ecole polytechnique.

Je vous donne la parole pour un exposé, après lequel nous vous poserons quelques questions.

M. Patrick LAGADEC : Mon champ de travail est la connaissance et la préparation à l'action sur les grandes discontinuités que l'on connaît. Je ne suis pas un expert spécifique des problèmes d'alimentation. Lorsque vous m'avez invité, je me suis demandé ce qu'il me paraissait important de vous dire. Malheureusement, j'ai peu à dire sur la filière alimentaire. Je me propose donc de tracer quelques mises en perspective.

Si j'avais deux idées à retenir des travaux que j'ai pu effectuer depuis vingt ans sur les problèmes de crise, je retiendrais deux interventions. La première est celle de lord Robens en 1970 qui, après quelques accidents qui sortaient de l'ordinaire, fut chargé d'une réflexion sur le risque industriel en Grande-Bretagne. Il avait rendu un rapport, très remarqué à l'époque, dans lequel il disait notamment : " Il faut aujourd'hui reconsidérer la façon dont les risques sont approchés et gérés dans la mesure précisément où ces risques ont changé de nature et d'ampleur. " Il invitait non pas à continuer dans une ligne qu'il appelait la méthode " bottin ", qui consistait à rajouter des règlements à des règlements, mais à prendre du recul et à réfléchir aux risques contemporains.

La seconde fut l'intervention de M. Rugel Haus, nommé directeur de l'Agence de protection américaine de l'environnement, qui disait, en 1984 : " Lorsque je pris la direction de l'E.P.A., ma première priorité fut le rétablissement de la confiance du public envers l'agence. "

Pour moi, il y a donc deux exigences complémentaires : ne pas être en retard d'une guerre, c'est ce que disait lord Robens, et ne pas perdre la confiance du public, surtout sur des sujets complexes et instables.

Lors d'une intervention devant la mission d'information portant sur l'E.S.B., j'avais souligné deux points : l'intérêt de lancer un retour d'expérience sur la conduite stratégique de cette crise de l'E.S.B. au niveau européen, dans une perspective d'apprentissage de l'ensemble des partenaires et la nécessité d'un travail effectif d'apprentissage à haut niveau, pour mieux préparer nos institutions à faire face à ces crises, à ces situations de discontinuité. Je signerai cela aujourd'hui encore.

Dans le but de stimuler notre réflexion, je propose de vous livrer tout d'abord une photographie des difficultés à affronter sur ces grands champs de discontinuité et éventuellement, ensuite, d'essayer de définir la façon de se mettre en condition de réussite.

Pour ce qui est de photographier les difficultés, je vois un théâtre d'opérations en mutation aujourd'hui sur ces problèmes de sécurité. Nous avons connu l'âge des installations isolées et à risque relativement circonscrit. Ensuite, quand j'ai commencé mes travaux dans les années 70-80, ce fut l'âge des ensembles industriels, qui pouvaient représenter le risque à l'extérieur des enceintes, que j'avais appelé " risque technologique majeur ", l'idée étant que les risques changeaient désormais de classe et de nature. Plus étendus que par le passé, ils étaient marqués par l'incertitude, des phénomènes génériques beaucoup plus importants et touchaient potentiellement de larges populations. A partir du moment où le risque sortait de l'enceinte industrielle, l'extérieur était légitimement en droit d'avoir de l'information et d'avoir son mot à dire dans les choix, ce qui modifiait considérablement l'approche du risque qui, de technique seul, devenait non seulement technique, mais également politique et économique.

Aujourd'hui, nous sommes parvenus à un troisième âge, celui des grands réseaux vitaux enchevêtrés. Les risques associés nous obligent encore à revoir nos catégories, nos approches, nos pratiques, nos apprentissages collectifs. A maints égards, nous nous trouvons devant un mur de complexités : des inconnues résistant à l'expertise ; un nombre d'acteurs tout à fait impressionnant ; des problèmes de communication et d'information qui sortent largement de ce que l'on a appris à faire depuis dix ans en matière de communication, soit avant, soit pendant les situations de crise ; et surtout, la perte de références essentielles, de guides que l'on avait appris à considérer comme robustes et définitifs comme, par exemple, les problèmes de barrières d'espèces, autant d'hypothèses tenues jusqu'à présent, dans maints domaines, pour définitivement assurées. Le diagnostic scientifique n'est plus assuré dans le temps de la décision. Nous n'avons plus de jeu d'acteurs à peu près organisé. Nous n'avons plus d'information publique relativement aisée à comprendre et à satisfaire.

Ce qui est complexe, c'est, qu'à chaque âge du risque et de la sécurité, nous cumulons les problèmes, c'est-à-dire que nous n'enlevons pas les problèmes de l'âge précédent. Lorsque l'on passe du niveau des activités isolées - que j'appelle le niveau un - à celui des activités en grappe puis, aujourd'hui, à celui des grands réseaux, nous cumulons l'ensemble des problèmes. Si l'on n'est pas armé pour répondre aux problèmes d'hier, nous aurons encore plus de difficultés pour résoudre ceux de demain.

Je vois deux exigences en matière de prévention et en matière de gestion des situations complexes, que j'appelle de crise.

En matière de prévention, pour les installations isolées, on connaît bien le processus. C'est tout ce que l'on a su faire jusqu'aux années 70 : un monde de sécurité qui est un monde de règles administratives observées par les techniciens, un monde de codes de bonne conduite à appliquer par les industriels ou les responsables des ensembles techniques ; des inspections internes et administratives visant à s'assurer que les normes sont bien respectées. Le référant est donné, il s'agit de l'appliquer.

Pour les ensembles industriels de niveau deux, l'univers de la sécurité est celui du risque combiné, d'effet domino externe et d'effet aval important. Il ne s'agit plus seulement de s'assurer que les règles sont bien observées, mais que les acteurs principaux ont bien développé une culture de sûreté, c'est-à-dire non pas seulement des check-lists de réponse, mais aussi des capacités de questionnement sur les problèmes de sûreté qui pourraient se poser, à commencer par ceux qui ne sont pas évidents.

Pour le niveau trois, celui des grands réseaux aujourd'hui, la réflexion sur la sécurité doit encore se complexifier. Il faut s'assurer que la politique de sécurité est bien au c_ur des préoccupations de l'institution en question, que les plus hauts responsables stratégiques sont directement impliqués dans les efforts engagés, que les questionnements et anticipations portent bien sur les grandes options et architectures des systèmes - comme, par exemple, la séparation entre acteurs en charge de la promotion d'un secteur économique et acteurs en charge du contrôle de la sécurité -, que les modes de fonctionnement spécifiques et collectifs sont bien adaptés aux défis en jeu et, enfin, que les outils de référant, notamment scientifique, sont également appropriés.

En matière de gestion de crise, nous avons la même mutation.

Nous avons été accoutumés au problème de l'urgence, pour lequel il fallait des capacités de réponse, et cela suffisait.

Dans les années 80, on a été plongé dans des univers de crise avec des problèmes multipliés, des incertitudes, un nombre d'intervenants important, des problèmes de communication publique et l'on a découvert qu'il était impossible de faire face à ces crises sans préparation effective de l'ensemble des intervenants, à commencer par les plus hauts niveaux.

Pour le stade actuel, que j'appelle " stade des ruptures ", il faut des exigences encore plus fortes, alors même que le contexte est très instable. Si l'on révèle la moindre faiblesse, très rapidement le risque nul est exigé. Les incertitudes sont bien plus fortes que dans un passé très récent. Alors que tout le monde fonctionne en temps réel et que l'on va exiger des décisions dans l'heure, la science va réclamer, puisque les problèmes sont de plus en plus complexes, des délais de plus en plus longs, tout en faisant savoir que ses références les plus ancrées ne tiennent plus, comme celle de la barrière des espèces. Le nombre d'acteurs concernés connaît l'hyperbole, c'est-à-dire que l'on passe immédiatement au niveau européen et, très rapidement, au niveau mondial. Bref, en quelques années, nous sommes passés de l'urgence à la crise et, très rapidement, aujourd'hui nous passons du monde de la crise à celui des ruptures, autrement plus complexe.

Face à ce tableau, comment se mettre en condition de réussite, puisqu'il s'agit de se demander comment rendre plus robustes nos ensembles économiques, humains et politiques ?

En matière de prévention des risques, je n'ai pas les réponses, mais je me demande si l'on ne pourrait pas trouver des éléments de réflexion dans ce qui a été fait dans les années 70-80 pour réinventer un système de sécurité dans le domaine industriel, lorsqu'il a fallu affronter les conséquences de Bhopal ou de Mexico.

Qu'avait-on découvert alors ? Voici quelques lignes de réflexion : la nécessité d'une identification beaucoup plus nette de la fonction de sécurité clairement séparée, y compris d'un point de vue institutionnel, de la fonction de production, valorisée, alors que jusque-là elle ne l'était pas ; le développement d'outils spécifiques pour l'analyse globale des problèmes de risque, en dépassant les approches cloisonnées des différentes sciences les unes à côté des autres ; l'introduction de démarches novatrices - je pense aux études de risque de grands ensembles industriels, aux audits par des tiers experts ou même à ce grand groupe industriel que j'avais vu utiliser les services de deux groupes d'experts concurrents, l'un européen, l'autre américain, pour leur faire dresser, en concurrence, un rapport de sécurité et, évidemment, aucun ne voulait jouer sa réputation sur un défaut d'analyse de sécurité ; cela a donné des résultats assez stimulants pour l'organisme en question.

Concernant ce renouvellement de l'approche sécurité dans les années 70, nous avons eu également la reprise de ces efforts nationaux, je pense notamment en Angleterre et en France à l'échelon européen. Des efforts systématiques d'information ont été découverts comme devant être tout à fait nécessaires. Et nous avons également assisté à la très intéressante mise en place d'institutions nouvelles ; je pense à ce qui a été fait dans les S3PI, qui sont des lieux de discussions, de réunion et d'information des différents acteurs du risque dans les grands bassins de risque, lieux ouverts naturellement aux producteurs du risque et aux contrôleurs, mais également aux élus, aux associations et aux journalistes, afin de développer une capacité de discussion, d'anticipation, de questionnement sur ces risques puisque, désormais, ils sautaient la barrière industrielle.

Aujourd'hui, les problèmes sont encore plus complexes, situés dans des environnements bien plus instables et ouverts. Il faudra faire un effort pour inventer des capacités et des réponses institutionnelles, puisque le prolongement du passé ne suffira probablement pas. De nombreuses innovations sont apparues depuis trois ans en la matière. La question demeure probablement au niveau européen de savoir ce que l'on peut inventer pour faire face à ces exigences nouvelles de sécurité. Cela pour la prévention.

En matière de " prévention - gestion de crise ", un certain nombre de pistes d'action pourraient être considérées.

Je pense premièrement, surtout au niveau européen, à une analyse préalable associant les acteurs concernés, aux échelons appropriés, des potentiels de risques de déstabilisation ainsi que des préparations collectives, en anticipation à ces situations de crise.

Par exemple, quand on prend une décision d'embargo, il y a quelques chances pour que, dans les années qui suivent, il y ait une levée de l'embargo. Il y a quelques chances pour que, le jour de la levée de l'embargo, se posent des difficultés de toutes natures. Cela doit donc être anticipé, dès l'instant où la décision est prise. Qu'y a-t-il comme mobilisation, comme interrogation, comme préparation ?

La deuxième exigence me paraît être le retour d'expérience systématique après tout épisode de crise, et même pendant la crise, parce que démontrer un intérêt pour une analyse immédiate des problèmes de décision, d'information, d'expertise, de rapports entre tous les acteurs pendant une crise peut être une clé nécessaire au pilotage de cette même crise, lorsque l'essentiel ne sera pas seulement la réponse immédiate, mais la démonstration par les responsables qu'ils ont en main le souci d'une maîtrise, au moins autant qu'ils le peuvent, de l'ensemble de ces problèmes complexes.

Troisièmement, il me semble important de développer des simulations au niveau approprié, au niveau européen, pour ne pas apprendre uniquement par l'expérience, qui est de plus en plus coûteuse aujourd'hui. La question se pose donc de savoir si, pour ces sujets, comme cela se fait dans telle entreprise ou tel service public, on peut imaginer, au niveau international et aux plus hauts niveaux, des simulations avant la découverte des affaires en direct, une fois que l'on est dedans.

Le dernier point est probablement un travail d'expertise et de recherche sur les conduites de décision dans ce nouvel environnement. Quels sont les nouveaux casse-tête sur lesquels nous risquons de buter ? Quelles logiques ont été appliquées dans tel ou tel cas ? Que pourrait-on imaginer comme nouvelle logique ?

Donc, par exemple, il s'agirait de s'intéresser à la question de la " vache folle ", pas seulement pour savoir ce qu'est un prion et quelle en est la connaissance scientifique, mais pour savoir comment réagissent des grandes institutions organisées, des décideurs, comment peut-on forger des logiques de décisions nouvelles sur des problèmes aussi complexes.

Nous en avons des exemples dans le monde. Après la grande destruction du réseau électrique québécois en 1998, le gouvernement québécois a lancé une immense réflexion de commission d'enquête qui a donné des fruits fort intéressants. Le président des Etats-Unis a également lancé une commission d'enquête sur le thème des " infrastructures critiques aujourd'hui - les réseaux vitaux - et leurs risques associés ".

Au niveau européen, nous aurions une nouvelle donne à lancer au niveau de la compréhension et de la préparation de l'ensemble des acteurs à ce genre de situation, sachant que ce que nous avons vécu pour la " vache folle " et pour la dioxine me semble être des alertes majeures, montrant que nos systèmes mériteraient globalement un peu d'innovation. Certes, c'est compliqué, mais justement, parce que c'est compliqué et que ce sera long, autant commencer rapidement, en se donnant quelques moyens pour apprivoiser ce domaine, dans lequel il n'existe pas de réponses simples.

M. le Rapporteur : Pour analyser les situations de crise, vous indiquez qu'il serait nécessaire de procéder à des simulations. On le comprend bien, lorsqu'il s'agit des réseaux auxquels vous avez fait allusion, comme dans les missions d'enquêtes engagées aux Etats-Unis et au Canada, mais l'agroalimentaire est un domaine plus délicat à traiter.

Je vois mal comment simuler aujourd'hui des situations de crise telles que celles que nous vivons actuellement, de l'E.S.B. ou de la dioxine. On touche là à la fois à des réalités concrètes, mais aussi au psychologique. Avez-vous des propositions particulières à formuler sur le sujet ?

En ce qui concerne la prévention des risques, la difficulté que l'on a d'appréhender le système dans sa globalité pose problème. Pour prendre l'exemple particulier des organismes génétiquement modifiés, je constate que l'on en parle souvent, mais que l'on a du mal à imaginer la présence de l'O.G.M., sa diffusion et ses conséquences, sur l'écosystème en général. Il manque actuellement, sur le plan expérimental, une démarche qui consisterait à appréhender la globalité de l'effet de l'O.G.M. ou, en tout cas, de cette diffusion dans l'environnement et l'écosystème.

Pour aller dans votre sens, je pense qu'effectivement, il faudrait parvenir, dans la démarche de prévention des risques, à avoir des systèmes beaucoup plus globaux, en tout cas généraux.

Enfin, la gestion des crises et leur prévention sont à mettre en parallèle avec la confiance que l'on inspire au niveau du public. Pour créer un réel climat de confiance, il faut, à mon sens, une diffusion régulière de l'information. Pour donner un exemple banal, lorsque l'on parle de radioactivité, on vous parle à la télévision de becquerels, mais le téléspectateur de base ne connaît pas la valeur de la radioactivité naturelle ambiante. On peut alors " lui faire avaler " n'importe quoi ; on peut l'affoler ou le sécuriser par rapport à des chiffres sur lesquels il n'a lui-même pas de référence ou de valeur repère.

Cette confiance du public passe donc par un dialogue permanent concernant ces données, qu'il s'agisse de domaines comme la radioactivité ou la présence de polluants, dioxine ou autres composés chimiques. Je ne sais pas quelle serait la meilleure méthode à utiliser mais, à la limite, comme on diffuse un bulletin météorologique, on devrait pouvoir donner quelques valeurs de base de référence, de temps en temps, pour fixer un cadre de référence à nos concitoyens, qui leur permettrait en cas de crise, d'apprécier le niveau effectif de la crise.

M. Patrick LAGADEC : Les simulations sont des techniques nouvelles. Il faut donc les expérimenter. Elles s'appliquent à des affaires complexes. Je n'ai pas de mode d'emploi tout fait, mais, je verrai bien sur une affaire comme celle de la " vache folle " " réunies deux équipes de dix personnes, composées chacune de trois à quatre nationalités, de trois ou quatre types d'acteurs différents - un responsable administratif, un producteur, un expert, un journaliste, un responsable d'association. L'on pourrait fabriquer par chacun des groupes un scénario complexe susceptible de se produire le jour où l'on déciderait, par exemple, de lever un embargo. On les ferait jouer là-dessus, pour immédiatement voir les problèmes qu'ils ressentent. Peut-être même pourrions-nous leur demander les erreurs à éviter dès les premiers jours du problème en question, ce qu'il faudrait anticiper comme questionnement des uns et des autres, et, pour anticiper sur votre troisième question, ils pourraient voir quel type d'information serait utile à donner immédiatement.

L'expérience montre que, lorsque l'on met des gens en questionnement collectif et non en réponse individuelle, chacun pour son organisation, la richesse de la réaction est sans commune mesure avec une petite réaction défensive, une fois qu'il est trop tard.

Nous avons beaucoup à inventer sur des pédagogies positives en la matière.

J'étais, il y a dix jours avec des Suédois qui travaillaient sur les problèmes de l'E.S.B. en Europe. Il y a des personnes qui s'en occupent, qui y réfléchissent, faisons-les travailler ensemble. La simulation peut être un puissant outil.

J'avais oublié tout à l'heure, dans la description de l'équipe de simulation, tel responsable politique qui aurait à prendre la décision. Il serait utile qu'il ne vienne pas seulement prendre connaissance des conclusions de la simulation, mais qu'il en soit un acteur direct.

Il y a donc moyen d'inventer des voies pertinentes autres que le seul plan d'urgence développé dans chacun des ministères de chacun des pays en question.

La prévention des risques relève moins de mon domaine d'expertise. Mais il me semble nécessaire de solliciter chacun des acteurs concernés non pas sur ses assurances, mais sur les questions qu'il se pose. C'est une nouvelle culture pour les risques : donnez-moi vos questions et nous pourrons réfléchir ensemble, et non : donnez-moi vos certitudes et vous me rassurerez. Pas du tout. C'est la qualité de votre questionnement qui va me rassurer et non la fermeté de vos propos.

Concernant la confiance de la population, il y a des mondes à explorer. Dire aux gens : " Lisez mon papier et vous serez rassurés. ", c'est une logique que l'on rencontre si souvent ! Dire aux gens : " Ne bougez pas : les cars militaires vont arriver, vous allez être transportés. " Puis, après, on entend le boulanger du coin qui dit que " c'était bien qu'il y ait eu des cars " mais que ", de toute façon, il aurait pris sa voiture ".

On ne peut pas développer la confiance, surtout s'il y a eu fiasco en termes de communication pendant des années et que l'on part déjà dans une logique d'expiation, plutôt que dans une logique d'information sur terrain vierge. On ne peut pas rassurer sans distribution du pouvoir. C'est ce que l'on a appris en logique d'intervention d'urgence dans des pays comme le Canada ou les Etats-Unis, où " confiance " veut dire, en gros, que " l'on est ensemble pour partager le pouvoir ".

Quand on fait un exercice, je ne cesse de répéter aux responsables d'arrêter de dire : " Nous allons faire un exercice. Ne bougez pas, vous allez recevoir les ordres de la préfecture. " On ne peut plus faire d'exercice. On ne va pas voir une directrice d'école en lui demandant : que serait-il utile que nous fassions ensemble en cas de problème dans la zone ? Nous allons essayer de travailler avec vous pour que vous retiriez quelque chose. Après, cette personne participera à la fabrication des éléments d'information et sera partie prenante d'une information qui lui semblera pertinente.

La logique que nous avons, surtout dans nos pays, consiste à dire : " Taisez-vous quand je dialogue ! Je vais vous donner des éléments et si vous suivez tout cela, vous avez peut-être une chance de vous en sortir, mais je suis tellement effrayé, que je ne peux vous dire autre chose. " Avant même d'avoir commencé, on a déjà perdu. A la limite, c'est heureux, parce que les gens ont l'intuition, qu'avec de pareilles logiques, ils ont intérêt à compter sur eux-mêmes.

L'information appelle le document. Ce sera l'attitude de partage de responsabilité et de partage d'activité. Il ne s'agit plus de dire : " Taisez-vous, je vais vous dire ce que vous devez faire " mais : " Qu'est-ce que je leur donne à faire ? " Ce n'est pas une logique technique, c'est un changement culturel profond.

Mme Michèle RIVASI : Pour aller dans votre sens, à propos de la confiance, il me semble qu'il faudrait introduire le concept de risque acceptable avec un partage des pouvoirs.

Monsieur Chevallier parlait de la radioactivité, secteur que je connais bien. Si cette question a été mal perçue, c'est qu'il ne suffit pas de donner des unités pour comprendre. Il faut peut-être faire mesurer ce que, dans une société industrielle, l'on est capable d'accepter. Quel nombre de décès par dose de radioactivité s'échappant d'une installation sommes-nous en mesure d'accepter ? C'est cela le risque acceptable.

On le retrouve. Il ne s'agit pas d'un risque nul, ce sont tant de maladies ou tant de décès par dose, qui peuvent être " acceptés ", sinon la société ne peut pas fonctionner.

Le deuxième aspect à évoquer lorsqu'on parle de la confiance, c'est la nécessité de règles du jeu préalables. C'est important, car, sans règles, les gens ont l'impression, en cas de crise, que sont redéfinies les règles ou que celles-ci sont établies sur des rapports de force, parce qu'elles n'ont pas été édictées avant.

Le troisième aspect est celui des sanctions. Vous indiquiez que nous avons en France un mode de fonctionnement qui tend à infantiliser les gens. Lorsque des erreurs sont commises, ce sont toujours les mêmes qui restent. C'est terrible parce que la confiance recule. Sans confiance, en cas de crise, on arrive à des paniques. Plus personne ne croit en personne, ce qui est très difficilement gérable. A partir du moment où il y a des erreurs, il faut que les gens soient sanctionnés.

J'ai été très surprise à Tokai-mura au Japon, de voir le directeur de la centrale s'agenouiller en demandant pardon. Je vois bien un responsable du C.E.A. ou d'une centrale en France, demander pardon ainsi ! Cela nous a énormément surpris, mais c'est un type de sanction. En France, pour les sanctions, nous ne sommes pas très bons, ce qui fait que l'on n'a pas une grande confiance dans nos institutions. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

M. Patrick LAGADEC : Vous avez évidemment raison en ce qui concerne le risque acceptable. Ce qui gêne, c'est que le mot est piégé. Il a été utilisé pendant des années sur le thème : " Le risque devrait être acceptable, puisque que, mathématiquement, je vous le dis. Si vous n'acceptez pas, c'est que vous êtes irrationnel. " Cela a tellement été utilisé comme risque vendu donc accepté, que je me méfie beaucoup. De toute façon, un risque doit être discuté, et dans un processus permanent. Si je n'ouvre pas cette discussion, je n'aurai jamais de risque " mathématiquement acceptable ", cela n'a pas de sens. Il faut qu'il soit socialement et politiquement discuté une fois qu'il est construit par tous.

Autrement, nous ne nous sortirons pas des risques de l'avenir. Nous irons d'expiation en expiation. La marge politique sera de plus en plus faible.

Quant aux règles du jeu, il est absolument nécessaire qu'elles soient discutées avant et pendant, sinon il est clair que la règle du jeu culturelle inscrite est une règle du jeu de type hiérarchique, centralisée, command and control, comme l'on dit en Amérique du Nord, c'est-à-dire qui consiste à laisser le pouvoir à ceux dont on croit qu'ils fonctionnent sur un mode adjudantesque, qui n'ont plus du tout d'ailleurs eux-mêmes cette logique de décision. Quand des états-majors sont inquiets, pour ne pas dire paniqués, ce qui ressort sera une logique de règle du jeu particulièrement fermée, redoutable, qui, je pense, donne vingt quatre heures au pouvoir politique. Si on laisse ce genre de règles du jeu se développer, c'est extrêmement dangereux.

Il faut savoir que, culturellement, nous sommes plutôt " branchés " là-dessus que sur autre chose.

Au Québec, le gouvernement ne dit pas aux citoyens qu'il leur donne l'ordre de sortir des zones, mais le Premier ministre intervient en disant : " Si vous avez de la parenté dans les zones touchées, invitez-les. Insistez un peu parce qu'ils ne vont pas vouloir. " Il garde les forces de police pour les cas vraiment impossibles, où il y a une ribambelle de gamins dans une maison qui est à - 5°et que l'on invite fortement les gens à quitter. Mais il s'agit de quelques interventions ponctuelles. Globalement, le discours est que l'on est là ensemble pour gérer une situation ; les règles du jeu sont ouvertes et discutées et on continue à les discuter, sans créer de bunker dans lequel je continue à définir des règles du jeu de plus en plus resserrées, qui pourraient conduire à ordonner de ne pas aller chercher ses enfants à l'école à 16 heures parce que, peut-être nous les confinerons à 22 heures. Je vous laisse imaginer ce qu'un tel discours peut signifier pour des gens.

La sanction ? Certes. Pour compléter, il me paraît important, puisque nous allons vivre dans un monde de crises et de ruptures, que la sélection des gens qui sont en charge de piloter ces situations extraordinairement complexes soit faite en fonction de leur capacité à travailler sur des situations de discontinuité et non sur leur capacité à avoir traité des situations calmes.

Ces personnes s'étant entraînées au cours de ces simulations, placées en présence d'une situation exceptionnelle, auraient une approche plus positive et auraient des réponses plus précises que celle du type : " Je n'y pouvais rien puisque c'était exceptionnel. " On ne vit plus que dans des situations exceptionnelles, sur tous les terrains. Si l'on ne s'est pas aujourd'hui préparé à ces situations exceptionnelles, on ne devrait pas avoir une priorité considérable pour occuper des postes de responsabilités, pour traiter de problèmes exceptionnels.

M. le Président : Dans la situation dans laquelle nous nous trouvons face au problème créé par l'embargo et à la demande de levée de l'embargo, que peut-on imaginer donner comme information au public ?

M. Patrick LAGADEC : J'essaierai pour commencer de passer un temps sur les grandes erreurs à éviter. En général, cela déblaie bien le terrain. Quand on fait de la communication publique, on va commencer par ce qui n'est pas forcément le plus pertinent, mais qui soulage le plus les organisations qui communiquent. Il faudrait donc passer un temps assez important à définir ce que l'on ne fera pas, parce que ce ne serait pas forcément particulièrement pertinent.

Il existe un problème européen. La seule logique qui restabiliserait le domaine serait qu'il y ait une réflexion européenne, exprimée probablement non par l'agriculture mais par la santé publique, puisque c'est ce qui inquiète les gens. Certes, si j'étais agriculteur, je serais inquiet. Mais le problème de la crise tel qu'il est vécu par l'opinion publique aujourd'hui est vraiment un problème de santé publique. Il faudrait donc une parole de santé publique de niveau européen, reconnaissant probablement tout ce qui reste comme incertitudes sur le dossier : " On peut se tromper. " Donc, quelle logique faut-il adopter ?

Il faudrait aussi inscrire cela dans une pédagogie à long terme. Ce n'est que le premier grand dossier, avec celui du sang contaminé, du XXIè siècle, sur lequel on ne sait pas, on n'a pas de diagnostic, c'est compliqué et on peut se tromper lourdement. La question est donc de se demander comment l'on fait, collectivement, pour affronter ce genre de problème. Il faut donc lier toute information et toute décision à un engagement immédiat de réflexion sur ce que l'on va apprendre de la situation. Il s'agit de montrer, non pas que l'on a une solution sur le cas parce que tout le monde sait très bien qu'on ne l'a pas, mais de montrer que l'on a une maîtrise de ce que l'on fait, assortie du questionnement pertinent qui l'accompagne. C'est cette démarche de partage des incertitudes, tout en montrant bien que l'on est responsable quand on prend des décisions, partage à un niveau ouvert de l'ensemble des acteurs, qui permettrait de retisser quelques ensembles de confiance.

C'est un peu compliqué, mais c'est ce que j'entends lorsque je parle d'analyse décisionnelle au plus haut niveau en Europe. Il ne peut plus rien y avoir de simple. On ne peut plus dire qu'en fermant tout, c'est résolu ou qu'en ouvrant tout, cela ira mieux. Le tout ou rien n'est plus possible. Donc, comment inventer ensemble sur une situation instable ? Ce sera le problème pour toutes les grandes décisions qui seront prises maintenant.

Si, demain, nous avons un problème sur Internet, le temps de trouver où est le problème et qui peut encore potentiellement intervenir dessus, nous aurons le même genre de problème. Personne ne pourra faire une description définitive du système.

M. le Président : Dans les réflexions que vous avez été amené à conduire, par rapport à la chaîne alimentaire, quel serait selon vous le maillon auquel il faudrait porter la plus grande attention, celui qui montrerait le plus de dysfonctionnements aujourd'hui ?

M. Patrick LAGADEC : Un des deux points les plus complexes sur lesquels nous aurions à réfléchir me paraît être la conduite des affaires au niveau politique le plus élevé. Comment faire pour conduire des affaires sujettes à des cristallisations instantanées, à un niveau global ?

Je m'étais intéressé à la question lors d'un séminaire de deux jours à Québec. A mon avis, il faut agir au niveau européen.

La deuxième difficulté, mais qui serait une nécessité - je sais que le sujet est très piégé - serait de réfléchir de la même manière avec l'univers médiatique, pour savoir quel type de questions on peut développer dans cet univers et comment relayer un terrain aussi sensible, dans lequel peuvent se poser énormément de problèmes de représentation ou de fausse représentation, dans lequel faire son travail d'information se révèle d'une forte complexité. Quand je parlais de simulation tout à l'heure, je disais à dessein qu'il serait intéressant d'avoir des journalistes non pas pour venir expliquer comment bâtir l'information, mais pour exposer les questions qu'eux aussi, en tant que journalistes, se posent. Ces problèmes se posent au niveau mondial. Pour la démocratie, il est important que, côté information, on se pose aussi des questions en rapport avec la difficulté des problèmes posés.

Ce sont les deux maillons qui me sembleraient d'urgence absolue de solliciter.

M. Gilbert MITTERRAND : Dans cette chaîne agroalimentaire, où est la place du consommateur en tant que consommateur, et non en tant que citoyen que l'on avertit ou auquel on fait partager la décision ? Le consommateur, dans son comportement de consommateur, a-t-il un rôle à jouer ? De quel ordre, en terme d'importance par rapport aux autres acteurs ?

M. Patrick LAGADEC : C'est un acteur important dans la mesure où il est organisé.

Comment font les consommateurs ? Sur l'amiante, c'est assez simple : il existe une étude épidémiologique. Les consommateurs en prennent les résultats et agissent. Si personne ne les écoute, ils lancent ce qu'il faut comme action.

Les consommateurs vont se retrouver face à la question de savoir comment piloter leur défense sur un terrain qui échappe de plus en plus à une analyse simple. Ils doivent se demander comment faire si, comme beaucoup d'associations, ils perdent leur puissance parce qu'ils ne sont plus suivis. Eux aussi peuvent avoir des problèmes de crédibilité.

Comment faire pour conduire sur le long terme une responsabilité collective, sociale, qui est celle d'une association de consommateurs ? Comment le faire au niveau européen puis, encore, au niveau mondial ? Là aussi, il y a du travail à faire. Le consommateur est un acteur tout à fait spécifique. Quand j'ai parlé d'associations au sein des groupes de simulation, évidemment, à mon sens, il s'agissait de gens issus de ce milieu, qui seraient utiles parce qu'ils se posent souvent les bonnes questions.

Et accessoirement, ils pourraient rappeler, dans certains cas faciles, qu'ils existent bien et qu'il y a des règles à observer.

M. Gilbert MITTERRAND : On pourrait imaginer aussi la place du consommateur comme étant le dernier maillon de la chaîne où l'on n'a rien su régler avant : les scientifiques ne savent pas, ou plutôt ils savent qu'il y a un problème, mais n'arrivent pas à décider si c'en est un vrai ou un faux ; le politique se trouve devant une situation à gérer où lui-même est privé de toute expertise. Donc, il gère soit selon le principe de précaution, soit des intérêts majeurs ou autres. Et, finalement, puisque personne ne fait rien, tout le monde se retourne vers le consommateur pour lui dire que c'est à lui de choisir : " Vous êtes informé, décidez ce que vous voulez. "

Cela vous paraît-il être une formule ?

M. Patrick LAGADEC : Cela fait partie des pathologies normales du système. Et si le consommateur dit qu'en fin de compte, il ne voit pas très bien, c'est la porte ouverte à une secte. On peut aller ainsi, par glissements successifs, quand plus personne ne prend en charge la situation, vers le dernier qui, ramassant le pouvoir dont personne ne veut, voit une opportunité fantastique pour faire sa publicité. Tout est ouvert.

La question est de savoir si l'on est capable, collectivement, d'agir avec différents acteurs, qui ont un peu plus de légitimité à intervenir que l'acteur qui est là uniquement pour faire son marketing. Peut-on s'organiser pour que la situation ne dégénère pas en une cascade de fuites successives ? Sinon, on a tout gagné, le fiasco est total ! Et pas seulement sur ce cas, mais sur tous ceux qui suivront.

M. le Président : Nous vous remercions. Nous avons été très intéressés par votre contribution à notre travail.

TROISIEME CYCLE

L'EXPERTISE DES SCIENTIFIQUES

SOMMAIRE DU TROISIEME CYCLE DES AUDITIONS

Pages

1. Les expertises sur l'encéphalopathie spongiforme bovine :

- audition de M. le Professeur Dominique DORMONT, Chef du service de neurovirologie du Commissariat à l'énergie atomique et de Mme la Professeur Jeanne BRUGERE-PICOUX, Professeur de pathologie du bétail à l'Ecole nationale vétérinaire de MAISONS-ALFORT (est jointe à cette audition, celle de M. le Professeur Vincent CARLIER sur la listériose) (17 novembre 1999) ...................................... 413

M. voir également l'audition de M. le Professeur Gérard PASCAL et de Son Excellence Sir Michaël JAY, Ambassadeur du Royaume-Uni en France (cinquième cycle - l'environnement international - Tome III)

II. Les expertises sur la listériose :

M. audition de M. le Professeur Vincent CARLIER, Professeur d'hygiène des viandes à l'Ecole nationale vétérinaire de MAISONS-ALFORT (voir audition des Professeurs DORMONT et BRUGERE-PICOUX,

- audition de M. le Professeur Jean-Pierre FLANDROIS, Professeur de microbiologie à la Faculté de médecine de LYON (23 novembre 1999)..................... 440

III. L'expertise sur les dioxines :

- audition de M. le Professeur Jean-François NARBONNE, Professeur de toxicologie à l'Université de Bordeaux I (17 novembre1999) ............................... 454

IV. L'expertise sur les hormones :

- audition de M. le Professeur François ANDRE, Professeur à l'Ecole nationale vétérinaire de NANTES (17 novembre 1999).................................................. 470

V. L'expertise sur les organismes génétiquement modifiés :

- audition de M. le Professeur Marc FELLOUS, Directeur à l'Institut Pasteur, Président de la commission du génie biomoléculaire
(23 novembre 1999) ............................................................................... 482

M. Les expertises sur les problèmes nutritionnels :

- audition de M. le Professeur Pierre LOUISOT, Professeur à la Faculté de Médecine de LYON-Sud, Président du conseil d'administration de l'I.N.S.E.R.M., Président du comité des principes généraux du Codex alimentarius
(16 novembre 1999)............................................................................... 494

- audition de M. le Professeur Gérard PASCAL, Directeur scientifique du département nutrition et sécurité alimentaire de l'I.N.R.A., Président du comité scientifique directeur européen, Président du comité scientifique de l'A.F.S.S.A.
(16 novembre 1999)............................................................................... 512

N.B. : L'audition de M. le Professeur Pierre LE NEINDRE, Directeur à l'I.N.R.A., membre du comité scientifique européen de la protection animale, figure au sein du quatrième cycle L'analyse des acteurs de la filière alimentaire et vient en appui des témoignages des éleveurs.

M. Les expertises sur l'encéphalopathie spongiforme bovine

Audition de M. le Professeur Dominique DORMONT,
Chef du service de neurovirologie du Commissariat à l'Energie Atomique,
de Mme la Professeur Jeanne BRUGÈRE-PICOUX,

Professeur de pathologie du bétail à l'Ecole Nationale Vétérinaire de Maisons-Alfort
et de M. le Professeur Vincent CARLIER,
Professeur d'hygiène des viandes à l'Ecole Nationale Vétérinaire de Maisons-Alfort

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 17 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Dominique Dormont, Mme Jeanne Brugère-Picoux et M. Vincent Carlier sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Dominique Dormont, Mme Jeanne Brugère-Picoux et M. Vincent Carlier prêtent serment.

M. le Président : Nous avons le plaisir d'accueillir M. Dominique Dormont, chef du service de neurovirologie du Commissariat à l'énergie atomique, président du comité d'expertise français sur les encéphalopathies spongiformes transmissibles et membre du comité scientifique européen ad hoc, Mme Jeanne Brugère-Picoux, professeur de pathologie du bétail à l'Ecole nationale vétérinaire de Maisons-Alfort, spécialiste des prions -qui a été, comme M. Dormont auditionnée par la mission d'information sur l'E.S.B. - et qui est accompagnée de M. Vincent Carlier lui-même professeur d'hygiène des viandes à l'Ecole nationale vétérinaire de Maisons-Alfort.

Je vous signale également que cette audition se déroule en présence de la presse écrite et audiovisuelle puisque nous avons le plaisir d'avoir parmi nous, depuis ce matin, une équipe de T.F. 1. Je crois, Mme et MM. Les Professeurs que, du fait de votre notoriété, vous avez l'expérience de ce genre d'exercice : nous vous laissons donc toute liberté quant à la durée de votre exposé en vous précisant néanmoins que nous souhaitons disposer d'un laps de temps suffisant pour permettre aux membres de la commission de vous soumettre quelques questions.

La parole est à M. Dormont.

M. Dominique DORMONT : Si vous en êtes d'accord, je vous propose de définir en quelques minutes le cadre général avant de céder la parole à Mme Brugère-Picoux et à M. Carlier qui ont une compétence supérieure à la mienne dans le domaine qui vous occupe aujourd'hui.

Je commencerai - et je m'en excuse par avance - par rappeler un certain nombre de données qui peuvent apparaître évidentes mais qui visent à définir clairement le niveau des risques ainsi que quelques principes simples susceptibles d'être proposés pour gérer les risques dans le domaine de la pathologie infectieuse.

Nous pouvons définir trois classes de risques.

La première correspond au risque qui est démontré épidémiologiquement et qui est conforté par l'expérience : c'est le cas, par exemple, de l'hépatite C dont on sait qu'elle est une maladie transmissible à l'homme, pour laquelle on connaît un agent infectieux que, de surcroît, on sait dépister. Il n'y a donc plus une seule zone d'ombre pour ce qui concerne le risque lié à l'hépatite C.

La deuxième classe s'applique aux situations où la démonstration de la transmissibilité à l'homme n'est pas prouvée épidémiologiquement mais pour lesquelles il existe des indicateurs expérimentaux forts qui laissent penser que cette transmission est possible. Dans ce cas particulier, vous n'avez aucun élément clinique, vous n'avez pas d'individu malade mais des éléments de laboratoire, de recherche, qui indiquent que cette possibilité est à prendre en compte.

La troisième classe concerne une catégorie de risques où il n'y a ni indicateurs cliniques, ni indicateurs de laboratoire scientifiquement valides et cohérents, c'est-à-dire reproductibles, provenant des recherches d'un laboratoire, qui permettent de penser qu'une maladie est transmissible à l'homme.

De même que j'ai pris avec l'hépatite C des exemples dans la pathologie humaine pour la première catégorie, je pourrais citer, par exemple, pour la troisième catégorie, une maladie neurodégénérative qu'est la maladie d'Alzheimer qui, dans l'état actuel des connaissances - il faut faire preuve de prudence - n'est pas une maladie contagieuse, ni transmissible et pour laquelle tous les essais de transmission expérimentale ont, pour le moment, échoué. Cela revient à dire que nous n'avons pas d'indicateurs biologiques qui nous fassent penser qu'il s'agisse d'une maladie infectieuse.

Les maladies dites " à prions " se situaient dans la deuxième catégorie avant 1996, puisqu'on savait que ses agents infectieux pouvaient franchir la barrière d'espèces, c'est à dire passer d'une espèce à une autre, que la voie orale était une voie contaminante alors qu'avant cette date nous ne disposions d'aucun indicateur épidémiologique susceptible de nous faire penser que l'homme pouvait être exposé et développer une maladie après son exposition à un agent animal.

En conséquence, la classe de risques dans laquelle on pouvait situer ces maladies avant 1996 était cette classe intermédiaire pour laquelle il y avait des indicateurs expérimentaux mais pas d'indicateurs cliniques et épidémiologiques ; mais, ainsi que vous le savez, les choses ont changé depuis !

Quels sont maintenant les principes simples sur lesquels on peut proposer de fonder une gestion, tout au moins au plan scientifique, du risque que présente une maladie transmissible à l'homme au travers de l'utilisation d'un produit biologique ?

Disons que c'est quelque chose qui relève plutôt du bon sens que d'une science de haut niveau, puisqu'il s'agit de contrôler les sources, de contrôler les procédés de fabrication et de contrôler le produit final. Ces contrôles doivent être d'autant plus stricts qu'il existe des incertitudes majeures sur les modes de transmission et sur la nature même des agents infectieux qui sont à l'origine de la maladie considérée.

Je pense que Mme Brugère-Picoux et M. Carlier vont vous parler du contrôle des sources mais cela suppose, à l'évidence d'éviter d'introduire dans la chaîne alimentaire les animaux qui présentent cette pathologie ou qui incubent cette pathologie. A ce propos, je me permets de rappeler, ce que vous savez tous, que la maladie bovine s'incube en moyenne durant cinq ans chez l'animal ce qui pose aujourd'hui un problème en termes de nombre d'animaux infectés dans un cheptel donné.

Le deuxième niveau de surveillance concerne la procédé de préparation du produit biologique utilisé. Qu'il ait une visée alimentaire ou thérapeutique, il faut s'assurer de son schéma de préparation industrielle. Dans le cas qui vous occupe, ce schéma de préparation de l'aliment destiné aux animaux, inclut une étape inactivante, au moins partiellement, des agents infectieux connus. Ces étapes doivent être validées au plan scientifique, c'est-à-dire que l'on doit vérifier scientifiquement, sur la base d'une étude conduite avec des paramètres tout à fait précis et de bonnes pratiques de laboratoire, que l'étape considérée a bien cette capacité d'inactivation.

Vous savez qu'actuellement la législation d'inspiration européenne impose un procédé de fabrication de farines de viande qui consiste à chauffer à 133 °C sous trois bars pendant vingt minutes. On sait que ce procédé a une certaine efficacité mais on sait aussi qu'il n'a pas une efficacité totale et qu'en particulier, vis-à-vis de l'agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine, il laisse persister un certain niveau d'infection lorsque ce dernier est particulièrement élevé dans la matière première ce qui montre bien la nécessité de la pluralité des verrous qu'il faut instaurer dans la chaîne alimentaire.

Il ne faut pas se contenter d'appliquer un procédé industriel ou un procédé physico-chimique réputé être inactivant sans contrôler les sources car on s'expose à un risque. Il est bien connu en microbiologie qu'il n'y a pas vraiment de procédés qui soient en mesure d'inactiver totalement un agent infectieux et qu'il en reste toujours une petite partie ce qui prouve bien, encore une fois, l'intérêt d'avoir des verrous partout où cela s'avère possible.

Le troisième niveau de contrôle est celui du produit final.

Malheureusement, nous n'avons pas aujourd'hui de méthode suffisamment sensible pour détecter la présence de l'agent de l'E.S.B. dans un produit fini et c'est donc là un verrou dont nous ne disposons pas, ce qui renforce la nécessité d'avoir recours aux deux autres dont nous disposons, à savoir d'une part, le contrôle des sources en ne faisant rentrer dans la chaîne animale et humaine que ce qui est reconnu apte à la consommation humaine avec tous les outils du moment - cela suppose, dès qu'un outil apparaît de savoir réviser tous les chiffres à l'aide de ce nouvel outil pour avoir une appréhension précise de l'épidémie considérée - d'autre part, le contrôle des procédés de fabrication en les améliorant et en vérifiant qu'ils sont bien en adéquation avec la problématique posée, c'est-à-dire qu'ils inactivent bien l'agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine.

M. le Président : Merci, M. Dormont. La parole est maintenant à Mme Brugère-Picoux.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Monsieur le président, mesdames et messieurs, je vais surtout m'attacher à retracer la chronologie des problèmes rencontrés avec l'encéphalopathie spongiforme bovine en commençant par souligner qu'il faut agir successivement au niveau du sol, au niveau de l'aliment, au niveau de l'animal et enfin au niveau du consommateur.

Nous avons tenté de traiter de manière beaucoup plus générale le sujet de la sécurité des aliments avec le Professeur Vincent Carlier. Nous avons d'ailleurs préparé pour votre commission un document conjoint, même si j'ai choisi, naturellement, de traiter la question de l'encéphalopathie spongiforme bovine, laissant au Professeur Carlier le soin de vous parler de la listériose.

En ce qui concerne le risque que représente le sol dans le domaine de l'encéphalopathie spongiforme bovine, je dirai que ce risque a été évoqué, essentiellement en France - bien avant qu'il ne le soit en Grande-Bretagne - en 1991, à la suite d'une étude réalisée à Washington quand Paul Brown, après avoir enfoui dans son jardin un pot de fleurs contenant un peu de cerveau de hamster contaminé, a retrouvé trois ans après un agent infectieux. Cette découverte avait amené les responsables qui, au niveau du ministère de l'agriculture, s'occupent des supports de culture à vérifier s'il n'existait pas un risque de contamination par l'environnement.

Ceci étant, je me rappelle avoir été étonnée de voir les responsables s'inquiéter du risque lié aux farines animales françaises déposées sur le sol tandis qu'à la même période on importait des veaux anglais âgés de moins de six mois dont on ne saisissait pas les abats alors qu'on pouvait déjà craindre que ces abats constituassent un risque puisqu'il était démontré que, chez le mouton de moins de six mois, certains tissus lymphoïdes pouvaient s'avérer infectants.

L'argument avancé à l'époque émanait d'une publication américaine qui faisait état d'une infectiosité des tissus lymphoïdes à quatre mois quoiqu'on sache maintenant qu'elle peut se manifester dès l'âge d'un mois. Ce paradoxe était donc déjà très intéressant à souligner : en France, on ne s'occupait pas des veaux, on s'occupait des supports de culture !

Pour ce qui concerne le sol, la législation est intervenue en 1992 et, pour ce qui a trait à l'alimentation animale, je crois qu'il importe vraiment de souligner qu'il y a eu, quand même, un excès de langage quand on a développé cette notion de " vaches carnivores " qui s'est répandue à la suite de l'introduction des farines animales dont il faut préciser qu'elles ne répondent nullement à une pratique contre-nature, que leur utilisation repose sur le principe selon lequel les farines animales et leur apport protéique visent essentiellement à fournir des apports azotés pour les micro-organismes du rumen à savoir les bactéries qui donnent des protéines végétales et les protozoaires qui donnent des protéines animales. En fait, la vache peut digérer ces protéines, dont une partie certes peut passer directement dans l'intestin mais qui sont essentiellement des protéines microbiennes. Il faut donc considérer que la qualité des protéines qui étaient distribuées aux ruminants avaient si peu d'importance au point qu'on leur donnait même de l'azote non protéique, voire en 1970, des fientes de volailles qui représentaient un apport protéique peu onéreux...

Le problème tient au fait qu'en ramassant des fientes de volailles, on ramassait aussi des cadavres qui peuvent occasionner des cas de botulisme. Les Américains continuent à utiliser des fientes de volailles alors qu'en France elles ne sont plus utilisées que sous forme d'engrais ce qui explique que le botulisme subsiste quand il y a un épandage de fientes de volailles à côté d'une pâture où les ruminants présentent alors les symptômes de cette maladie.

L'intérêt des farines n'est donc plus un sujet de discussion mais il convient de souligner néanmoins que, si ces dernières sont interdites aux ruminants pour cause d'E.S.B., elles sont encore distribuées aux porcs et aux volailles et si nous savons que ces animaux ne sont pas sensibles, par la voie orale, à l'agent de l'E.S.B., le porc l'y est néanmoins par la voie intracérébrale.

On doit également se poser la question du risque que présentent les sujets nés après l'interdiction des farines que j'avais dénommés les cas " NAIF " (pour "Nés Après l'Interdiction des Farines Animales) dont nous n'avons aucune explication sinon celle d'une contamination accidentelle, voire d'une contamination frauduleuse. Cette question a conduit le Comité français que préside le docteur Dormont, dès juin 1998, à souligner l'importance que représentait la garantie d'origine des farines distribuées aux porcs et aux volailles pour éviter une contamination mais on ne peut que répéter que cette garantie d'origine n'est exigée qu'en France ce qui implique pour nous d'éliminer tout ce qui est cadavre et saisie d'abattoirs, solution qui coûte relativement cher mais qui nous assure d'avoir des produits sains.

Il est vrai qu'il est difficile, actuellement, après ce qui a été publié dans certains journaux, de parler de " farines propres " quand il apparaît que certains de nos industriels utilisent de façon déloyale des résidus interdits... encore qu'il faille considérer cette péripétie comme accidentelle...

Il convient aussi de préciser que notre théorie de " farines propres " nous a donné raison - ainsi que le soulignait le docteur Dormont -puisqu'il a été démontré, lors d'un congrès aux Etats-Unis auquel j'assistais, que soumis à une température de 138 C pendant une heure l'agent bovin n'était pas inactivé - ce qui prouve bien que la méthode préconisée par les Allemands qui sont les plus farouches partisans de l'inactivation des prions grâce à un chauffage pendant vingt minutes à 133 C, est fausse car on diminue leur effet mais on ne les inactive pas...

Il faut également savoir que l'industrie de l'alimentation animale a pu se prévaloir d'une certaine transparence par rapport à l'alimentation humaine suite à l'obligation d'étiquetage puisque l'aliment du bétail est obligatoirement vendu avec mention de sa composition mais cette règle de l'étiquetage, qui paraissait garantir l'innocuité de l'aliment destiné aux animaux de rente, s'est avérée, nous l'avons vu, complètement inopérante dans l'affaire de l'E.S.B. mais je n'analyserai pas plus avant les raisons qui ont conduit certains responsables à maintenir des importations de farines alors que les Britanniques en interdisaient la consommation sur leur propre territoire...

Rappelons aussi que l'utilisation de tel ou tel ingrédient dans l'alimentation animale est soumise à la consultation d'une commission scientifique ad hoc et que la crise de l'E.S.B. impose, aussi longtemps que l'usage des farines sera maintenu pour l'alimentation des animaux, une discipline stricte afin d'éviter tout risque de contamination accidentelle, voire frauduleuse...

Personnellement, je crois qu'il est important de maintenir l'utilisation des farines pour les espèces hors sol - porcs et volailles - car si tel n'était pas le cas, nous serions soumis à la pression américaine au travers des tourteaux de soja qui ont une qualité protéique nettement moins intéressante et qui, surtout, sont les vecteurs d'autres problèmes tels que les mycotoxines, les antithyroïdiens, les phyto-oestrogènes ce qui reviendrait à remplacer un problème par un autre !

Il est donc important de mettre l'accent sur le fait que les farines sont bonnes mais éviter, en même temps, que les industriels ne commettent pas les erreurs que j'ai mentionnées précédemment.

Pour ce qui est de l'animal lui-même, je dirai qu'à son niveau, c'est en 1987, lors des premières publications parues dans le Veterinary Record - je vous renvoie au document que vous avez sous les yeux - qu'ont eu lieu les annonces des premiers cas d'E.S.B. lesquels ont été considérés alors comme une curiosité scientifique : c'est ainsi que lorsque j'ai donné, en 1988, un article à La Dépêche vétérinaire, il a été refusé au motif qu'il traitait d'une simple curiosité !

On a fini cependant par prendre conscience de l'importance de l'affaire comme en témoignent l'avis qui a été publié dans le Bulletin de la Société vétérinaire pratique de France ainsi que l'avis transmis au ministère de l'Agriculture par l'Académie vétérinaire de France sur l'existence du problème de l'E.S.B. et la présence d'une zoonose potentielle qui imposait la prudence.

Sans relire ces avis que je vous laisse le soin de découvrir, je crois qu'il est très important de signaler que la crise, qui a fait suite à l'annonce le 10 mai 1990 de l'atteinte par la maladie d'un chat anglais, prouvait qu'il y avait eu franchissement de la barrière d'espèces puisqu'aucun chat n'avait jamais été atteint naturellement par une encéphalopathie spongiforme. Cette crise dont vous conservez peut-être le souvenir a entraîné un mini-embargo et j'avais, à l'époque, été appelée par un des membres du cabinet du ministre de l'agriculture en tant que représentante du Directeur général de l'I.N.R.A. puisque j'appartenais à l'un des seuls laboratoires de cet Institut qui travaillaient sur les encéphalopathies...

J'avais alors remis un article, originellement destiné à la revue Science et Vie que j'avais retiré au motif que son rédacteur en chef voulait y inclure des encarts attaquant certaines industries. Cet article, bien que largement diffusé, n'a donc jamais été publié mais je vous invite à le lire pour découvrir ce que l'on pouvait écrire, en 1990, sur le sujet ; pour rappeler ce que l'on disait déjà du risque potentiel de l'agent bovin pour l'homme, que l'on avait affaire à une nouvelle maladie, qu'il fallait appeler à la prudence concernant tout ce qui pouvait alors être importé de Grande-Bretagne.

Malheureusement, les Britanniques ont réussi à convaincre que la viande bovine était " safe " comme ils l'ont si bien dit et finalement l'embargo a très vite été levé.

On peut surtout noter un point, si l'on étudie l'épidémiologie de l'E.S.B. au Royaume-Uni ou en Europe - et je vous renvoie aux schémas que je viens de mettre à votre disposition - : c'est toujours après un délai de cinq ans que l'on constate l'efficacité ou l'inefficacité des mesures prises, durée qui correspond en effet à la période moyenne d'incubation de cette maladie bovine.

On enregistre, à partir de 1993, une diminution du nombre de cas puisqu'en 1988 on a interdit les farines... On observe également qu'en France, le fait peut-être d'avoir décidé d'abattre tout troupeau dès lors qu'une seule bête était infectée, a ramené à zéro le nombre de cas en 1992 alors qu'il y en avait cinq en 1991. En 1993, un seul cas a été déclaré et très peu en 1994...

C'est d'ailleurs sans doute parce que l'on a trop rassuré les éleveurs, en disant que les cas étaient rares, que l'on a enregistré, cinq ans plus tard, une seconde vague de N.A.I.F. qui fait que nous avons maintenant vingt cinq cas au 15 novembre 1999 alors qu'il n'y en avait que dix huit un an auparavant. Cette augmentation peut expliquer des contaminations accidentelles, voire frauduleuses, avec des farines destinées aux porcs et aux volailles qui sont susceptibles d'être d'origine britannique. N'oublions pas, non plus, qu'il était parfaitement possible en 1992/1993 - du fait de l'absence de déclaration des cas - de recycler nos propres bovins infectés, c'est-à-dire de créer des farines provenant de bovins français non déclarées.

On peut comparer la situation avec celle de la Suisse dont les cas forment une très belle courbe en cloche qui laisse à penser qu'à priori tous leurs cas ont bien été déclarés.

On peut noter la sensibilisation de certains pays européens qui ont eu tendance à déclarer davantage de cas en 1996 parce que leurs éleveurs ont pris conscience qu'il y avait réellement un risque pour l'homme.

Puisque la question de la levée éventuelle de l'embargo des viandes britanniques est d'actualité, on peut se demander si en Grande-Bretagne tous les cas sont déclarés dans la mesure où l'on sait qu'un éleveur anglais ne déclarera pas forcément le cas d'un bovin âgé de plus de trente mois puisqu'aucun bovin âgé de plus de trente mois ne rentre plus en principe dans la chaîne alimentaire, d'où l'intérêt d'appliquer également les tests existants sur de telles bêtes.

Pourquoi insister sur l'importance des tests ? Là encore, les Suisses sont un excellent exemple dans la mesure où, à partir du 3 mars de cette année, ils ont renforcé leur système d'épidémiosurveillance et élargi en fait la recherche en considérant a priori comme suspects les animaux trouvés morts, les animaux abattus d'urgence et en effectuant, de surcroît, un sondage à l'abattoir sur quelques animaux. C'est ainsi que, sur 15 000 animaux environ, entre le 3 mars et le 9 novembre de cette année, nos voisins ont recensé vingt deux cas dont quinze sur des sujets trouvés morts, cinq qui avaient du être abattus d'urgence et deux qui avaient été présentés comme sains à l'abattoir. Ces vingt deux cas sont à comparer aux dix neuf qui ont été détectés par le système de suspicion clinique. Ce nouveau système de détection devrait être pratiqué en France, au Royaume-Uni ou dans tout autre pays souhaitant une épidémiosurveillance sérieuse de l'encéphalopathie spongiforme bovine.

On peut aussi remarquer que la démarche suisse a permis de détecter dix neuf cas entre le 1er janvier et le 9 novembre 1999, alors qu'il y avait eu une décroissance en 1998 où n'avaient été observés que quatorze cas, ce qui laisse à penser, soit que la seule application du test a, peut-être, contribué à limiter un phénomène antérieur de sous-déclaration, soit, tout simplement que le nombre des cas a été plus important qu'en 1998.

De l'étude des classes d'âge des animaux incriminés tant en Suisse qu'en France - dans les deux figures ils apparaissent sous des couleurs différentes selon qu'il s'agit d'animaux nés avant ou après l'interdiction des farines - il ressort que les Suisses enregistrent une augmentation très régulière à partir de l'interdiction des farines en 1990 et cela jusqu'en 1995. Pourquoi ? Du fait de cette incubation de cinq ans qui fait figure de véritable juge de paix ! On constate que subsistent ensuite une dizaine de cas N.A.I.F. par an qui montrent qu'il existe une contamination, soit d'origine maternelle, soit du fait de l'existence d'un réservoir qu'il reste à mettre en évidence.

En France, on constate que le schéma est différent, que cette différence peut résulter sans doute d'erreurs de recensement, mais que ces erreurs ne peuvent toutes expliquer le nombre des animaux contaminés et nés en 1988 et 1989 alors qu'il y a peu de sujets atteints en 1992 et 1993. En effet, si nous nous reportons à la durée d'incubation de cinq ans et à la figure 5 qui fait apparaître que ce sont surtout des animaux de cinq ans qui sont atteints, nous ne pouvons que nous interroger sur cette situation contradictoire.

La sous-déclaration pendant cette période semble donc évidente à moins que le réseau d'épidémiosurveillance se soit révélé insuffisant car il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une maladie très difficile à diagnostiquer. Dans la mesure où les premiers signes cliniques ne sont discernés que par les éleveurs et si un éleveur connaît bien la maladie - c'est surtout le cas des éleveurs britanniques - celui-ci peut parfaitement envoyer à l'abattoir un animal atteint sans que l'inspection vétérinaire ne la détecte. J'en ai l'habitude avec la tremblante du mouton puisque, travaillant sur cette maladie et en connaissant bien les signes cliniques, j'ai remarqué que, lorsqu'un éleveur m'envoyait des moutons, ce n'était très souvent qu'après une ou deux semaines que je détectais les symptômes. Vous mesurez donc tout l'intérêt de l'application d'un test pour éviter cette sous-déclaration...

La question est de savoir si, actuellement, on doit considérer comme un délinquant en puissance tout éleveur qui envoie à l'abattoir un animal suspect d'E.S.B. Il est très difficile d'y répondre parce que l'on ignore en fait où se situe le risque compte tenu des mesures de précaution prises depuis 1996 ; que malheureusement, en 1999, nous nous situons à un moment charnière puisque nous n'avons pas encore la possibilité de dire si les mesures ont été suffisantes même si elles sont particulièrement drastiques, qu'il s'agisse de la Grande-Bretagne ou de la France.

C'est pourquoi il apparaît tout à fait logique pour un scientifique de dire qu'à partir du moment où la Grande-Bretagne a, en un jour, un nombre de cas d'E.S.B. équivalent à celui que nous avons en une année, il est parfaitement légitime d'attendre 2001, c'est-à-dire la durée de cinq ans qui nous sépare des premières mesures sévères... N'oublions pas que l'Académie nationale de médecine avait réclamé ce délai dès février 1999.

Je crois donc qu'il est très important de souligner que nous devons encore attendre dès lors que, malheureusement, nous ne disposons que d'incertitudes. Certes on reproche beaucoup aux scientifiques de n'avoir que des incertitudes, mais on remarquera l'accord qui existe chez tous ceux qui connaissent bien les maladies à prions J'en donnerai un seul exemple : il suffit de lire l'interview accordée au journal Libération, le 1er novembre, par l'un des deux ou trois spécialistes des maladies à prions qui assistaient à la réunion qui s'est tenue le 25 octobre à Bruxelles, pour constater que son avis coïncide parfaitement avec celui émis par l'Académie nationale de médecine sans qu'il y ait jamais eu la moindre concertation. Tous s'accordent à dire qu'il convient d'attendre 2001.

Je crois que l'avis donné par le Comité scientifique directeur européen -  je parle à titre personnel - tient au fait qu'il n'y avait aucun spécialiste des maladies à prions, que les deux scientifiques français étaient des toxicologues - spécialité sans rapport avec les maladies à prions - que ce comité a dû répondre à des questions dont aucune, à un seul moment, n'a évoqué un nouveau variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Ce qui est important c'est qu'en notre âme et conscience, nous disions que nous ne savons pas ce qui va se passer. Si vous regardez le nombre de cas de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, vous constaterez que quarante neuf cas sont actuellement répertoriés dont quarante sept chez les Britanniques - le dernier cas de l'année 1998 n'a été déclaré que récemment ce qui prouve qu'il y a un délai entre la confirmation de la maladie et la mort de la personne atteinte par ce nouveau variant -, que nous en comptabilisons sept au 2 novembre 1999 contre six à la même date, en 1998, alors que les résultats des examens ont montré qu'il y avait eu, en réalité, dix-sept cas durant l'année 1998.

Il est donc très important de dire que l'on ignore quelle est la durée d'incubation, la dose infectante, la part jouée par une prédisposition génétique. A titre d'exemple, je vous ai communiqué également un schéma concernant le Kuru, maladie mortelle également liée à une contamination par la voie orale dans le cadre d'un endocannibalisme rituel qui démontre que les premiers cas étaient tous des cas méthionine-méthionine sur le codon 129, cette prédisposition génétique à une courte durée d'incubation étant retrouvée dans les quarante-neuf cas d'encéphalopathies actuellement déclarés.

On peut donc se poser la question de savoir combien il y en aura, à quel moment on arrivera aux cas valine-valine et surtout aux cas hétérozygotes. Une chose est sûre, c'est qu'il y en aura longtemps, que les spécialistes qui nous font part de leur incertitude nous assurent qu'il s'agira d'un nombre variant de deux à six chiffres ce qui appelle à une salutaire prudence. Le schéma que je vous ai communiqué sur le Kuru prouve que les cas perdureront aussi longtemps que nous n'aurons pas les Val-Val sur le codon 129 dans les cas de nouveaux variants dont il faut espérer qu'on les reconnaîtra car les aspects cliniques pourront être différents comme les hétérozygotes. Dans la maladie de Creutzfeldt-Jakob iatrogène, cette durée d'incubation est plus importante avec les hétérozygotes ce qui montrerait finalement que l'hétérozygotie protège et l'on observe aussi des hétérozygotes qui ont incubé le Kuru durant plus de quarante années. En conséquence, selon la dose infectante, le fait d'être hétérozygote pourrait être un facteur plutôt favorable puisqu'il laisserait espérer une incubation qui dépasserait l'espérance de vie.

Je vous ai ainsi fait part de toutes mes incertitudes. J'en ai certainement oubliées dans la mesure où je n'ai pas lu mes notes mais vous pourrez vous référer au document que nous avons tenu à vous communiquer dans la mesure où nous estimons que l'affaire est très sensible.

Je voudrais quand même ajouter, puisque nous déposons en présence de très nombreux journalistes, qu'un grand quotidien du soir a annoncé à plusieurs reprises des nouvelles erronées ce qui, sur un tel sujet, est particulièrement dramatique ! Cela m'a touchée d'autant plus qu'en juin 1998, ce journal annonçait à sa " une " que l'agent bovin était passé chez le mouton, qui est ma spécialité, et alors que la tremblante du mouton est bien plus ancienne que l'E.S.B. Or, il faut bien savoir que cette annonce a été à l'origine d'une crise entre les ministères français et britanniques. Naturellement, nous avons dit rapidement que c'était une erreur. Le ministère de l'Agriculture britannique a adressé une lettre au journal que ce dernier a publiée, en persistant dans ses dires, et rappelant même, le 20 avril dernier, cet article de 1998 comme s'il n'avait jamais commis d'erreur ce qui m'a conduite à adresser à son rédacteur en chef un courrier qui ne m'a pas valu une réponse de la part du journaliste concerné. Or il est important de savoir que la transparence, qui est l'un des thèmes de votre commission, tient aussi aux médias même si le cas que je cite est, il est vrai, particulier parce que, en règle générale, j'ai plus souvent rencontré des journalistes qui voulaient informer et non alarmer.

M. le Président : Je vous remercie. La parole est à M. Carlier.

M. Vincent CARLIER : Je voudrais, pour ma part, revenir sur les autres dangers présentés par les aliments en reliant mon propos à celui de Mme Brugère-Picoux, puisque mon exposé concernera un autre exemple de maladie nerveuse, celui de la listériose et de la contamination des aliments par la listeria monocytogènes qui fait aujourd'hui également très souvent la une de l'actualité. Vous trouverez à ce sujet, dans les documents qui vous ont été distribués, un schéma à partir duquel je vais m'efforcer de tirer quelques conclusions.

Le problème de la listeria monocytogènes est un problème récent puisque nous en avons entendu parler pour la première fois dans les années 1980. Les bactéries, bien entendu, existent depuis que le monde est monde mais les accidents qui surviennent chez le consommateur et que l'on relie à la consommation d'un aliment ne remontent qu'à cette date. C'est ainsi que, lorsque j'étais étudiant à l'école vétérinaire, la listeria monocytogènes était une bactérie avec laquelle on " s'amusait " dans les laboratoires et qui était considérée comme nullement pathogène pour l'homme.

Or, à partir de 1980, on a établi les premières relations entre la listeria et certains décès. La décennie 1989/1989 a été marquée par un célèbre épisode qui a affecté un produit laitier : le vacherin Mont d'Or. Puis, en 1992, la France a connu une dramatique contamination qui a fait deux cents quatre vingt malades et quatre vingt morts où des produits à base de viande ont été incriminés. En 1993, ce fut le tour des rillettes. En 1994/1995 on a observé de nouveaux épisodes qui, eux, ont été passés sous silence et, depuis 1996, les listeria, touchent de nouveau plutôt des produits d'origine laitière quoiqu'on puisse dire que toutes les filières d'origine animale sont sensibles et vulnérables au problème que pose la listeria monocytogènes.

Sur le schéma qui vous a été remis, je me suis efforcé de résumer ce problème de façon très simplifiée. La listeria est un germe qui vit sur les végétaux en décomposition et que l'on retrouve sur les animaux. Son cycle est un cycle végétal/environnement/animal qui est ainsi bouclé. Le problème de la listériose tient au fait que cette bactérie est " potentialisée " par la pratique des ensilages qui, lorsqu'ils sont mal préparés, lorsque la barre de coupe du maïs ou de l'herbe est un peu trop basse, conduit à ramasser les taupinières, certains gibiers qui, broyés avec l'herbe, font des poches de putréfaction où se multiplient des listeria monocytogènes qui peuvent atteindre des taux dramatiquement élevés, de l'ordre de 10 à cent millions de germes, qui dépassent largement, voire submergent totalement les défenses immunitaires d'un animal.

Ces animaux, soit vont tomber malades et seront faciles à dépister, soit vont devenir des porteurs sains, auquel cas ils contamineront le reste de la filière notamment les produits qui en sont issus, les viandes ou les produits laitiers. Ces animaux vont jouer un rôle dans le cycle de " potentialisation " dans la mesure où ils pourront même sélectionner des souches pathogènes qu'on retrouvera ensuite chez l'homme. L'environnement lui-même sélectionnera quelques souches qui iront contaminer directement les denrées alimentaires.

On se retrouve donc dans cette situation où le niveau général de notre alimentation s'améliore - au plan de l'hygiène - de façon spectaculaire, où l'alimentation est toujours plus sure et plus saine mais laisse le terrain libre à des bactéries qui sont des bactéries un peu originales et qui vont prendre la place des flores habituelles, banales, lesquelles étaient responsables hier de la dégradation des produits alimentaires de sorte qu'aujourd'hui, si vous me permettez cette formule, le produit est dangereux, du fait de ces bactéries émergeantes, avant qu'il ne soit avarié, à l'inverse du processus d'il y a vingt ans qui supprimait tout risque pour le consommateur puisqu'un produit dégradé par les flores classiques n'était pas consommé.

Les listerias se sont donc implantées dans les produits alimentaires et y persistent. L'importance de la contamination est extrêmement disparate - on évoque des chiffres qui vont en France, selon les filières alimentaires de 5 à 50 % ; 5 % étant un minimum considéré comme ce que l'on peut faire de mieux, 50 % s'appliquant à certains produits, notamment les produits à base de viande puisque les viandes hachées et les chairs à saucisse sont très fréquemment contaminées par des souches de Listeria monocytogénèse mais heureusement le taux est le plus souvent tellement faible que l'on peut dire que le consommateur est relativement protégé.

Dans quelques produits alimentaires, en revanche, la contamination atteint, du fait de la technologie employée, des niveaux extrêmement élevés : c'est le cas des fromages à pâte molle, au lait cru et à croûtes lavées. Tout le monde connaît les problèmes du Livarot, du Pont-l'Evêque, du Munster ou des Epoisses dont la contamination de départ peut se développer jusqu'à des niveaux qui peuvent devenir dangereux pour le consommateur.

Or ces denrées vont être ingérées par un consommateur qui est de plus en plus sensible. On parle beaucoup des fameux " groupes à risques " que constituent, non seulement les très jeunes enfants qui mangent peu, il est vrai, de fromages au lait cru mais aussi les personnes âgées, les individus immuno-déprimés - et cela quelles que soient la nature et la cause de l'immunodépression - et les personnes atteintes d'une maladie chronique de type diabète ou d'une intoxication chronique. Ce sont là autant de sujets qui sont très sensibles à de faibles doses d'agents infectieux et on considère aujourd'hui qu'ils représentent - c'est le chiffre le plus optimiste - 20 % de la population, voire - c'est le chiffre le plus alarmiste - 35 % ce qui signifie que ce n'est pas un problème marginal et que toutes les mesures prises sont susceptibles d'intéresser de façon effective l'ensemble de la population.

Ces denrées vont être aussi ingérées par un consommateur que caractérise son ignorance dans la mesure où la listeria monocytogènes est un germe qui s'inscrit dans ce que l'on appelle aujourd'hui " la pathologie du réfrigérateur " qui tient au fait que, de nos jours, tous les ménages sont équipés de ces magnifiques machines qui sont le plus souvent des " oubliettes de denrées alimentaires. On y place un produit et on l'oublie. Or, quand on oublie un produit au froid, les bactéries adaptées au froid telles que les listeria monocytogènes en profitent pour se multiplier et atteindre des taux qui peuvent se révéler dangereux. Très souvent lorsque l'on fait des enquêtes épidémiologiques à la suite d'épisodes de listériose, on découvre que la listeria provient d'un produit qui a été longtemps conservé par le consommateur.

Voici donc pourquoi la Listeria monocytogénèse devient un danger majeur de notre alimentation même si je précise - certains d'entre vous sont peut-être médecins et je pense qu'ils ne me contrediront pas - que l'on peut actuellement beaucoup mieux diagnostiquer la listériose chez le consommateur grâce à l'amélioration spectaculaire des méthodes d'investigation que sont le scanner et l'I.R.M. qui n'existaient pas il y a quelques années et qui permettent aujourd'hui de poser un diagnostic de façon très claire.

Sur la droite du schéma qui vous a été remis, vous trouverez en caractères verts une récapitulation des problèmes qui me paraissent les plus aigus ou les plus importants à mettre en lumière. Les pratiques agricoles sont un problème de fond et je n'y reviendrai pas. Le dépistage des animaux malades ou d'un environnement contaminé pose un problème général qui est celui de la capacité d'intervention des laboratoires : les laboratoires jouent aujourd'hui un rôle fondamental dans la lutte contre les listerias et j'aurais bien voulu partager l'optimisme ou le caractère catégorique du professeur André quand il a dit que la France disposait d'un réseau de laboratoires performant car si le fait est exact pour les résidus chimiques et les hormones, en matière de microbiologie des aliments, la capacité des laboratoires est, pour le moins, perfectible. Aujourd'hui, en effet, il comporte des trous béants, tout simplement, parce que la qualification des laboratoires reste encore à établir, que l'on considère que le laboratoire n'est en fait qu'un fournisseur de bulletins et que le papier remis aux entreprises est à lui seul une sécurité. Peu importe ce qui est inscrit dessus, l'essentiel est, pour l'entreprise, de détenir un bulletin qui rejoint ensuite un tas et qu'on l'exploite très rarement.

Aujourd'hui, on impose aux entreprises de mettre en place des méthodes d'assurance de la sécurité dont le fameux H.A.C.C.P dont vous a parlé Jean-François Narbonne ce matin. Oui, mais qui va le valider et comment ? Excusez-moi, mais, à titre personnel et malgré mes connaissances en microbiologie des aliments, j'aurais bien du mal à valider une méthode d'assurance sécurité et, véritablement, je me pose des questions concernant la validation du plan H.A.C.C.P.

Quant aux dates de péremption, j'attire votre attention sur le fait qu'elles sont mises sur le produit sous la seule responsabilité du conditionneur. Or comment les choses se passent-elles en pratique ? Quelques opérateurs sérieux valident, c'est-à-dire qu'ils font appel à un laboratoire mais la plupart du temps s'instaurent soit une espèce de chantage soit une entente entre la distribution et la production...

M. François GUILLAUME : Non, non !

M. le Président : On posera des questions par la suite !

M. Vincent CARLIER : Ma description est peut-être un peu excessive mais il y a quand même pas mal d'opérateurs qui fixent leur date limite de consommation en allant voir ce que fait le concurrent et en ajoutant deux jours de plus... Peut-être suis-je excessif mais c'est, à mon avis, une pratique courante et qui fait peser sur le consommateur un danger réel : les dates limites de consommation ne sont pas validées.

En ce qui concerne les critères microbiologiques, la France a été un pays pionnier en ce domaine puisque l'arrêté ministériel date du 21 décembre 1979, ce qui fait qu'il a vingt ans. Il a rendu des services éminents à la sécurité des aliments en France. Aujourd'hui, il a, je pense, atteint ses limites et je considère qu'il serait grand temps que les opérateurs des filières et les pouvoirs publics disposent de vrais critères microbiologiques. Quand je parle de " vrais critères microbiologiques ", je fais référence à un ensemble de données qui sont liées les unes aux autres. Un critère, c'est une valeur chiffrée, une méthode d'analyse, un lieu d'application et des actions correctives en cas de dépassement.

Tout cela n'est pas encore passé dans les faits. Un arrêté de 1994, dans le domaine du lait et des produits laitiers, va dans le bon sens mais il reste qu'on manque aujourd'hui de critères microbiologiques puisque, lorsque l'on trouve un agent pathogène dans une denrée alimentaire on ignore, en pratique quoi faire, tant vis-à-vis du lot que de la sécurité du consommateur final. Sans revenir sur ce qu'a dit Mme Brugère-Picoux, je crois que la nécessité d'éduquer et d'informer le consommateur est indispensable. Ce sera ma conclusion.

M. le Président : Merci pour cet exposé. Puisque nous disposons d'un peu de temps, nous allons passer aux questions et, pour ce faire, je passe la parole à M. le rapporteur.

M. le Rapporteur : Madame, messieurs, merci de votre participation et de vos exposés.

J'aurais d'abord deux questions à poser à M. Dormont. Vous avez, monsieur, parlé du contrôle sur le produit final en mettant l'accent sur sa difficulté : est-ce que cette difficulté tient à la sensibilité du test pour détecter le prion éventuel ou à d'autres raisons ? J'aimerais aussi savoir s'il existe des formes de prions d'origine végétale.

Madame Brugère-Picoux a indiqué, par ailleurs, qu'il existait des farines qui pouvaient être " propres " selon le terme que j'ai retenu, ce qui nécessite des contrôles dont je serais curieux de savoir comment ils sont effectués. En outre, il a été dit que des farines animales pouvaient encore être données aux porcs et volailles : est-ce aussi le cas pour les poissons ?

Vous avez mentionné la première alerte à l'E.S.B. en 1990. Comment les réseaux ont-ils alors été alertés et quel a été le cheminement de cette prise de conscience ? Le principe de précaution, tel qu'on l'a entendu évoquer ici dans cette commission - et nous savons qu'il y a actuellement une réflexion engagée au niveau des plus grands spécialistes - et tel qu'il est actuellement appliqué - conforte-t-il ou non la position française dans l'affaire de l'embargo des viandes britanniques ? Quelle est votre position sur ce dossier qui oppose actuellement la France et la Grande-Bretagne ?

Enfin, les dates de péremption auxquelles faisait allusion. M. Carlier pose une question fondamentale pour le consommateur : serait-il possible d'en savoir un peu plus quant à la garantie scientifique que peut avoir le consommateur par rapport aux dates qui sont affichées sur les produits mis à sa disposition ?

M. Dominique DORMONT : Je vais mal me comporter en commençant par répondre à une question qui ne m'a pas été posée (rires) et rebondir sur l'une des questions adressées à Mme Brugère-Picoux concernant l'embargo.

Sur ce point, je voudrais signaler un élément qui me paraît important : la part scientifique dans une décision politique ou administrative représente un certain pourcentage du problème posé. En d'autres termes, il n'est pas bon que les scientifiques interviennent à cent pour cent dans une décision administrative ou politique. Il n'est donc pas bon de présenter une décision politique ou administrative comme l'unique résultat d'une consultation de scientifiques et c'est là quelque chose qu'il convient d'expliquer par tous les moyens possibles aux citoyens car c'est la seule façon qu'ils perçoivent comment les décisions se prennent.

De la même manière, vous, élus, devez éviter de présenter vos décisions comme des résultantes d'avis uniquement scientifiques : votre travail est multifactoriel puisque vous avez à prendre en considération des questions économiques, des questions sociologiques, vos propres questions politiques et des avis scientifiques, le poids respectif de ces avis étant, bien sûr, fonction de votre appréciation.

C'est là une remarque générale et n'attendez donc pas des scientifiques qu'ils vous donnent une réponse politique à un problème politique !

M. le Président : Le débat sur la création de l'A.F.S.S.A. a été conduit dans cet esprit !

M. Dominique DORMONT : Tout à fait mais, là encore, je suis désolé de faire une petite digression, mais il ne faut pas résumer l'A.F.S.S.A. à un comité d'experts scientifiques : c'est bien autre chose et les avis de l'A.F.S.S.A. intègrent les avis des experts scientifiques mais ne sont pas faits de l'unique substance des expertises scientifiques...

J'en reviens aux questions précises que vous m'avez posées : existe-t-il des prions chez les végétaux ? A ce jour nous n'en connaissons pas ! Aucun phénomène de type prion, au sens mammifère du terme, n'a été décrit chez les végétaux. En revanche, il existe, dans les organismes unicellulaires très primitifs tels que la levure, des phénomènes de type prion mais qui impliquent d'autres protéines que celles qui nous occupent aujourd'hui et qui semblent se propager selon des mécanismes qui sont équivalents à ceux des prions du mammifère. Par conséquent si cela existe dans des micro-organismes très anciens tels que la levure et chez les mammifères, bien que l'on n'en ait pas mis en évidence chez les végétaux, la probabilité que le prion existe chez les végétaux n'est pas nulle pour autant. Reste à savoir si ce phénomène de type prion, que l'on pourrait mettre en évidence chez tel ou tel organisme végétal, serait pathogène pour l'homme : c'est une autre question...

Vous avez parlé aussi de la méthode de dépistage de ces agents infectieux et vous avez demandé pourquoi on ne pourrait pas mettre en place le troisième verrou que j'évoquais tout à l'heure dans le contrôle de la chaîne alimentaire. Pour une raison très simple : nous ne savons pas ce qu'est un prion ! Il convient de bien rappeler que le prion n'est qu'une hypothèse : c'est une hypothèse très élégante qui répond à la quasi-totalité des connaissances scientifiques du moment mais la démonstration scientifique du prion n'est pas apportée et je pense qu'il sera difficile de le faire. C'est l'hypothèse la plus probable et c'est une hypothèse extrêmement séduisante qui, encore une fois, rend compte de beaucoup de choses mais n'explique pas toute la problématique de ces maladies : cela reste une hypothèse. Donc, non seulement on n'a pas démontré la validité du concept mais, de surcroît, on n'a pas démontré que ce concept était applicable aux maladies dont nous nous occupons aujourd'hui.

Cela veut dire qu'on a une maladie infectieuse qui touche l'animal et l'homme pour laquelle on ne connaît pas l'agent infectieux. C'est un point important qui doit être rappelé et constituer l'un des facteurs de prise de décision en matière de santé publique. On ne doit pas considérer que nous connaissons les agents infectieux de ces maladies, aujourd'hui !

M. le Rapporteur : Cela pourrait ne pas être le prion ?

M. Dominique DORMONT : Cela pourrait, en toute théorie, ne pas être le prion. Si vous me demandez un avis purement scientifique, je vous répondrai que l'hypothèse du prion est hautement probable et qui si ce n'est pas le prion c'est quelque chose qui lui est associé. Cela vous explique la première difficulté qu'il y a à mettre en place un test sur les produits finis.

De plus, selon l'état actuel des connaissances, le seul marqueur spécifique de la maladie que nous connaissons c'est cette protéine anormale du prion. Les meilleurs tests dont on dispose dans les laboratoires de recherche ne permettent qu'une détection aux alentours de 1 000 à 10 000 unités infectieuses par gramme de matière. Cela signifie qu'un résultat négatif laisse persister une incertitude de 1 000 à 10 000 unités infectieuses qui, dans le domaine de maladies à prions, constituent des doses létales, c'est-à-dire des doses qui tuent 100 % des animaux.

L'incertitude tient à ce que l'on ne connaît pas l'agent infectieux. Les meilleurs tests que l'on pourrait appliquer dans un laboratoire de recherche - et il y a loin entre le laboratoire de recherche et la pratique courante - ne permettraient de détecter aujourd'hui qu'aux environs de 1 000 à 10 000 unités infectieuses, largement au-delà des limites de sécurité d'un aliment au sens large du terme.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : S'agissant des maladies animales, vous avez, dans le document qui vous a été distribué, un chapitre sur les cas atypiques. Dans la tremblante du mouton, on savait depuis longtemps que parfois, on pouvait avoir des lésions de spongiose sans en avoir observé les signes cliniques, et inversement, avoir des signes cliniques pas toujours associés à des lésions de spongiose.

Il a même été signalé, notamment aux Etats-Unis, des cas de tremblante sans suspicion clinique, ni confirmation histologique, mais en revanche avec transmission à la souris. Peut-être s'agissait-il d'animaux en cours d'incubation, mais cela vous démontre la difficulté de diagnostic de ces affections et l'existence de cas difficiles à déceler en raison de l'absence de protéines détectables. Nous l'avons observé lors d'une expérimentation faite dans le laboratoire du docteur Dormont et dans le cas de certaines affections humaines pour lesquelles il semble difficile de mettre en évidence cette protéine du prion.

S'agissant du contrôle des denrées à hauts risques, il existe une séparation des circuits. On ne fait entrer, dans la composition des farines animales françaises, que les parties restantes dite du cinquième quartier, c'est-à-dire celui qui est considéré comme bon pour la consommation humaine. Tout le reste - saisies d'abattoir et cadavres - est éliminé. On retrouve ces parties, qui constituent des produits à hauts risques, dans un circuit parallèle. Il n'y a, en fait, aucun croisement des circuits. Ces produits ne se retrouveront pas dans les mêmes usines, ce qui peut également être considéré comme une garantie.

Ces farines animales sont également destinées aux poissons. Je trouve amusant de ne jamais entendre mentionner ni les lapins, ni les chevaux pour lesquels on utilise également ces farines.

La mini-crise de 1990 en France a constitué une alerte importante. Suite à cette sensibilisation, les farines ont été interdites en 1990 et la maladie bovine soumise à déclaration obligatoire. Pour le congrès vétérinaire de septembre ou octobre 1990, j'avais préparé en urgence une vidéo cassette, qui a servi de cassette officielle, qui montrait les signes cliniques de l'E.S.B. J'y avais même fait figurer mes moutons pour montrer que cela ressemblait beaucoup à la tremblante.

Cette vidéo cassette a été utilisée pour sensibiliser les vétérinaires sur le terrain, voire les éleveurs lors de réunions, et leur permettre d'établir le diagnostic de cette maladie en observant de visu les signes cliniques. Celui qui n'a pas vu les signes cliniques n'est pas capable de faire le diagnostic. La première étape, dans un bon réseau d'épidémio-surveillance, est de montrer des signes cliniques de la maladie, puisque ce n'est que sur ces signes cliniques que la détection se fait de manière précoce. Cette alerte de 1990 a engendré l'instauration d'un système d'épidémio-surveillance en France.

Je reprendrai les arguments du docteur Dormont quant au principe de précaution. Un avis scientifique ne doit pas être appliqué à 100 % par un responsable politique, sinon les scientifiques ont vraiment l'impression de servir de " parapluie ". Si les scientifiques indiquent que c'est prématuré, c'est parce qu'ils ont beaucoup d'incertitudes. Un scientifique peut dire qu'il ne sait pas, attitude qui est toujours difficile à faire admettre aux responsables politiques. Souvent, le responsable politique suivra de préférence les conseils du scientifique péremptoire, de celui qui sait tout et qui, malheureusement parfois, se trompe.

Les mesures demandées aux Britanniques, dans le cadre du principe de précaution, sont drastiques. Le seul risque qui subsiste est celui de la fraude. Comme il est absolument impossible de contrôler cette fraude, vous comprendrez pourquoi nous sommes réservés sur l'importation des viandes anglaises.

M. Vincent CARLIER : Concernant les dates de péremption, je voudrais apporter quelques précisions. Il existe actuellement des protocoles de validation de ces dates figurant sur les emballages, protocoles élaborés au sein de l'A.F.N.O.R., l'association française de normalisation, ou par des fédérations professionnelles, notamment la Fédération française de l'industrie charcutière. Toutefois ces protocoles ne sont pas encore rentrés dans nos habitudes.

Une récente circulaire de la direction générale de l'alimentation vient d'ailleurs le rappeler. Elle enjoint les services vétérinaires sur le terrain à demander aux professionnels d'avoir recours à ces protocoles de validation, afin de vérifier que les dates portées sur les emballages correspondent bien à une réalité scientifique.

M. le Rapporteur : Quand vous dites que ces protocoles ne sont encore pas rentrés dans nos habitudes, cela signifie-t-il qu'il n'existe aucune sanction ?

M. Vincent CARLIER : Si, il y a eu une sanction, dans le sens où tous les professionnels, depuis 1993 voire avant, ont une obligation générale de sécurité qui résulte du code de la consommation. La sanction est donc possible. Toutefois, le moyen technique que constitue le laboratoire qui ouvrira ou étayera cette sanction n'est pas encore définie, c'est-à-dire le protocole qui tiendra compte, ainsi que le stipule la loi, des conditions normales d'utilisation ou d'autres conditions raisonnablement prévisibles.

M. le Président : Nous avons encore d'autres questions.

M. François GUILLAUME : Monsieur Carlier tolérera qu'avec une certaine vigueur, je proteste contre la déclaration qu'il a faite tout à l'heure sur les dates de péremption. Je ne parle que du domaine de l'industrie laitière que je connais bien, ayant été président d'une société qui faisait un million de chiffre d'affaires et qui produisait beaucoup de lait U.H.T. et de yaourts. Les dates de péremption du lait U.H.T., qui étaient initialement à six mois de la production, ont en fait été ramenées à trois mois.

Après trois mois, si les lots ne sont pas vendus, ils sont parfois proposés à des banques alimentaires. Celles-ci font venir les services vétérinaires chargés de l'inspection des produits, pour certifier si, entre les trois et six mois, les produits sont toujours bons pour la consommation ou non. La règle générale est que s'ils ne le sont pas, ils sont alors détruits. Cependant, il est toujours possible comme partout qu'il y ait des exceptions et des fautes commises.

Je poserai quelques questions, notamment à Mme Brugère-Picoux, en ce qui concerne le risque de transmissibilité à l'homme. Vous avez fait observer qu'il y avait peut-être une augmentation de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en Grande-Bretagne. Toutefois, compte tenu du nombre des animaux qui ont été abattus, on peut s'interroger sur le risque d'une croissance exponentielle de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. S'il y a augmentation, est-elle liée à l'E.S.B. ou à d'autres phénomènes ? En effet, dans le cadre des trois classes de risques évoquées par le professeur Dormont, ne peut-on faire une comparaison entre la progression de la maladie d'Alzheimer et celle de la maladie de Creutzfeldt-Jakob pour déterminer si elle est réellement liée à la maladie de la vache folle sinon plutôt à l'allongement de la durée de la vie qui favorise certaines maladies, notamment de ce type ?

Les premières observations cliniques, dans le cas de la maladie de la vache folle, ressemblent fort étrangement à un certain nombre de tétanie. N'y a-t-il pas risque de confusion ?

On a évoqué les farines animales mais guère les farines de poissons dont on sait qu'il existe de plus en plus d'élevages. Peuvent-elles engendrer les mêmes risques et les mêmes dangers ?

M. André ANGOT : Il a été évoqué, pendant un certain temps, la possibilité de transmission de l'agent responsable des maladies dégénératives nerveuses par les boues de stations d'épuration. Dans la plupart des villes, les stations d'épuration urbaine sont reliées à des petits abattoirs ou des ateliers de traitement des bovins. Ces stations récupèrent les eaux sales de ces entreprises ainsi que celles des boucheries. J'ai lu quelques articles où on évoquait, en Ecosse ou en Grande-Bretagne, la possibilité de transmission sur les pâtures de ces agents pathogènes à des insectes, qui eux-mêmes étaient consommés par des ruminants qui venaient brouter l'herbe de ces pâtures. Avez-vous des informations à ce sujet ?

Par ailleurs, on a beaucoup parlé de l'E.S.B. à partir des années 80, en Grande-Bretagne. Pensez-vous que cette maladie est apparue dans les années là ou bien qu'elle existait depuis très longtemps, sans que l'on en établisse le diagnostic ? Les quelques cas détectés en France pourraient-ils n'être que la simple rémanence d'une maladie qui existait depuis longtemps, sans que l'on dispose des moyens de la diagnostiquer à l'époque ?

M. Jean GAUBERT : Je m'interroge moi aussi sur la " modernité " de cette maladie qui, parce que découverte dans les années 80, n'aurait existé que depuis ces années-là.

Mon collègue François Guillaume évoquait les tétanies. Je me souviens, dans l'élevage de mes parents, d'avoir vu une vache malade dont on disait qu'elle avait la méningite. Lorsque je vois les images à la télévision, les symptômes me paraissent identiques. Pensez-vous que c'est une maladie " moderne " ou bien que les précisions scientifiques actuelles nous permettent d'identifier ce qui auparavant pouvait ne pas soulever d'inquiétudes dans nos élevages familiaux ?

Le professeur Carlier a évoqué le problème de la contamination par les ensilages. Peut-on considérer que ce sont tous les ensilages ou biens que les ensilages d'herbes sont plus dangereux que les ensilages de maïs ? Dans les ensilages de maïs, on ne ramasse pas, en général, les cadavres puisque la méthode n'est pas la même. Toutefois, au niveau de la fermentation des ensilages, d'autres problèmes ne peuvent-ils pas se poser ?

Par ailleurs, je n'ai pas parfaitement compris la réponse du professeur Dormont quant à l'impossibilité de procéder à des tests sur le produit fini. Cela signifierait qu'une partie des mesures demandées par le gouvernement français aux Anglais, à savoir des tests sur l'ensemble des lots, est une demande impossible à satisfaire.

Mme Laurence DUMONT : J'aurais deux questions qui ne sont pas scientifiques, mais plutôt institutionnelles ou administratives, mais sur lesquelles j'aimerais avoir votre avis d'experts scientifiques.

Monsieur Dormont, vous disiez qu'il ne fallait pas tout attendre des scientifiques, et vous, Mme Brugère-Picoux, que cela pourrait conduire à vous faire porter la responsabilité de la décision. Toutefois, le problème rencontré lors de la levée sur l'embargo sur le b_uf découle quand même de l'incohérence qui est apparue entre les appréciations des scientifiques de Bruxelles qui n'étaient pas des spécialistes du prion et ceux de Paris qui l'étaient.

Pour résoudre ce problème, serait-il souhaitable d'avoir une agence européenne du type de l'agence française, et en supposant qu'elle se mette en place, qu'en serait-il de la coexistence de l'agence européenne et de l'agence française ? Seriez-vous favorables à une agence européenne qui se substituerait aux agences nationales ?

Ma deuxième question porte sur le sort des animaux atteints. En France, lorsqu'un animal est atteint, tout le troupeau est abattu, ce qui n'est pas le cas en Grande-Bretagne. Dans les conditions récemment posées par les Français, il est demandé la mise à l'écart du troupeau dans lequel on trouve un animal atteint. Mais vous faisiez état tout à l'heure, Madame, de problèmes de fraude. Pourquoi n'a-t-on demandé à l'Angleterre que la mise à l'écart du troupeau et non pas son abattage ?

M. Claude GATIGNOL : Je voudrais solliciter l'avis de nos trois intervenants sur le point suivant qui concerne la santé des consommateurs : si les produits n'ont pas été tous été contrôlés à la source et se sont trouvés engagés dans la chaîne de transformation, existe-t-il une méthode qui permettrait de faire disparaître les agents pathogènes au stade du produit fini ? Par exemple, quelle validité reconnaissez-vous à l'ionisation, sachant que le prion n'est toutefois pas sensible au rayonnement gamma ?

Par ailleurs, s'agissant des habitudes du consommateur français qui apprécie certaines variétés de viandes pas toujours très cuites, y a-t-il un risque de contamination plus élevé ? Peut-on affirmer que certaines parties d'une carcasse peuvent être exclues et d'autres pas ? Ainsi qu'en est-il des cervelles qu'on conseillait souvent aux mères de famille de donner, par exemple, aux jeunes enfants ?

M. le Président : A la lecture des cartes qui nous ont été distribuées, on s'aperçoit que, dans certains départements, davantage de cas d'E.S.B. ont été comptabilisés. Ont-ils été comptabilisés en plus grand nombre en raison d'un système de détection plus performant dans certains départements que dans d'autres ? Par ailleurs, le rôle des vétérinaires de terrain, rarement évoqué, est très important car ils sont détenteurs d'un mandat sanitaire. Que penser de leur rôle ? De plus, si l'on devait considérer que le système de détection est identique sur tout le territoire, peut-être a-t-on assisté, dans certaines régions, à une arrivée plus massive de farines contaminées. Est-ce du domaine du possible ?

M. Dominique DORMONT : Madame Dumont, votre première question relative au sort de l'A.F.S.S.A., dès lors que l'on créerait une agence européenne de sécurité alimentaire, relève plus de la gestion que de la science, au sens strict du terme. Cela sort totalement du rôle des scientifiques. Si la décision de la France est de contribuer à créer une agence européenne, c'est à ceux qui la gouvernent d'obtenir, à l'échelon européen, une adhésion de nos partenaires à une structure qui réponde aux mêmes besoins que ceux qui ont conduit à la mise en place de l'A.F.S.S.A.

Par ailleurs, vous soulignez, à juste titre, que des comités d'experts peuvent avoir des avis différents sur un même sujet. En effet, il faut admettre que des comités d'experts peuvent avoir des avis différents sur certains sujets. Une dépêche de presse est récemment parue indiquant qu'un comité britannique avait émis un avis radicalement opposé à celui du comité scientifique directeur de l'Union européenne concernant l'importation de b_uf aux hormones en provenance des Etats-Unis.

Dès lors que les niveaux d'incertitude diminuent, la probabilité d'avis opposés ou différents entre comités d'experts augmente. Lorsqu'un certain niveau d'incertitude est atteint, les gens jugent selon leur culture : culture des pathologies infectieuses, médicale, toxicologiste, culture latine ou nordique, culture de la preuve ou de la présomption... Les avis rendus seront le fruit de cet ensemble. Cela vous explique les divergences qui peuvent parfois surgir au sein de comités qui, par ailleurs, sont composés de gens honnêtes, indépendants et respectables.

S'agissant des tests, il convient de faire la différence entre un test applicable au contrôle d'un produit alimentaire et un test en tant qu'outil de recherche épidémiologique, qui sont deux choses extrêmement différentes. Dans le premier cas, vous devez être en mesure de détecter la plus petite quantité possible d'agents infectieux pour valider le produit que vous souhaitez mettre sur le marché et faire consommer à nos concitoyens. Dans le second cas, le test, dans l'état technologique du moment, est utilisé pour faire avancer les connaissances. Par conséquent, ne confondons pas un hypothétique test que l'on puisse mettre aujourd'hui en place, en aval d'une chaîne de production industrielle, avec la recommandation, faite par le comité interministériel et reprise par le ministre de l'Agriculture, de proposer l'utilisation d'un test rustique, encore en développement et peu sensible, permettant d'avancer dans les connaissances épidémiologiques.

Je ferai un petit rappel. Lorsqu'un individu est exposé à ces agents infectieux par voie orale, en premier lieu, l'agent traverse la muqueuse digestive et va se répliquer dans le système immunitaire associé au tube digestif, c'est-à-dire les plaques de Peyer chez l'homme et l'animal. A partir de ce site primaire de multiplication de l'agent, grâce à des mécanismes que nous ne connaissons pas aujourd'hui, l'agent va être transporté dans les formations du système immunitaire qui sont à distance du site d'exposition : les ganglions lymphatiques, associés au tube digestif, et en dehors du tube digestif.

Ceci va durer pendant la moitié, voire les deux tiers, de la période d'incubation asymptomatique, c'est-à-dire deux ans et demi à trois ans et demi chez la vache. Ensuite, en utilisant les petits filets nerveux qui innervent les ganglions lymphatiques, l'agent va rentrer dans le système nerveux périphérique et, à l'aide des nerfs, remonter vers la moelle épinière, puis utiliser les grandes voies de transmission de l'influx nerveux que sont les cordons postérieurs de la moelle épinière, pour remonter vers le système nerveux central.

Ceci vous indique deux choses. Pendant la majeure partie de la période d'incubation d'une maladie à prions, le prion se trouve en dehors du système nerveux central. Ce n'est qu'au cours de la deuxième partie, selon les modèles, les espèces, etc. qu'il remonte dans le système nerveux central. Par ailleurs, le prion ne semble pas avoir d'effets pathogènes dans le système immunitaire qui supporte sans dommage la multiplication de l'agent infectieux, ce que ne supporte pas du tout, pour sa part, le système nerveux central. Plus le titre de réplication sera élevé, plus la multiplication de l'agent sera élevée, plus les dégâts seront importants.

Pour supporter la multiplication du prion, il faut exprimer, à la surface de ces cellules, la protéine dite du prion, la protéine normale. Or il se trouve que, malheureusement, les neurones ont cinquante fois plus de protéine du prion normale que les autres cellules de l'organisme. Ceci vous explique qu'elles sont particulièrement susceptibles aux prions. Comme la protéine du prion devenue anormale s'accumule dans le neurone, cette accumulation va conduire à la mort du neurone. Comme nous sommes incapables de renouveler notre stock de neurones, cela vous explique pourquoi ce sont des maladies neuro-dégénératives, lentes et mortelles.

Les titres infectieux obtenus dans le système nerveux central sont de l'ordre, chez le bovin, de 107 par gramme, c'est-à-dire qu'avec un gramme de tissu bovin, vous tuez dix millions de vaches en bonne santé. Ces titres varient selon la zone à laquelle vous vous adressez. Dans certaines zones telles que le cortex, il n'y a pratiquement pas d'infectiosité, alors qu'elle est très importante dans la base du cerveau et le haut du tronc cérébral.

Les tests en tant qu'outils de recherche, dont nous disposons aujourd'hui, nous permettent de dépister 103 ou 104 unités infectieuses. Avec le schéma de physiopathologie que je vous ai décrit, nous pourrions, en appliquant ces tests au système nerveux, établir le diagnostic lors des six à huit derniers mois de la période d'incubation. Toutefois il est absolument impossible de valider le fait qu'un animal soit dénué de toute infectiosité.

Ceci me permet de faire la liaison avec l'une des questions posées : les parties de l'organisme les plus dangereuses à la consommation. C'est en premier lieu le système nerveux central, suivi du système immunitaire. Par conséquent, dès lors que le système nerveux central et le système immunitaire sont éliminés, on sécurise le produit proposé aux consommateurs. Enfin, rappelons que, dans l'état actuel des connaissances, aucune infectiosité associée au bifteck n'a pu être montrée, dès lors que l'on a éliminé le système nerveux et le système immunitaire.

Je reviens à la question médicale concernant l'augmentation du nombre de cas global de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en Grande-Bretagne. Arguer que cette augmentation découle peut-être d'un meilleur diagnostic de cette maladie ainsi que d'un allongement de la vie qui ouvre la voie au développement de maladies liées au vieillissement, telles que la maladie d'Alzheimer, est dans l'absolu un raisonnement tout à fait cohérent. Néanmoins, il n'est pas applicable à la maladie de Creutzfeldt-Jakob puisque ce nouveau variant de cette maladie touche des gens jeunes, âgés de moins de quarante ans.

Par le passé, nous ne connaissions pas cette catégorie de patients, qui sort tout à fait de l'épure habituelle de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Toutes les études rétrospectives qui ont pu être menées depuis, avec l'aide de nos collègues neuropathologistes, ont montré qu'elle n'existait pas. Certains scientifiques, notamment le professeur Jean-Jacques Hauw à la Pitié-Salpétrière, possèdent des collections de cerveaux de gens jeunes, morts de démences inexpliquées. Après les avoir réexaminés en utilisant les techniques modernes, ils ont parfaitement démontré que cette forme de maladie de Creutzfeldt-Jakob est une maladie nouvelle apparue en Grande-Bretagne. Par conséquent, si cette remarque est parfaitement justifiée sur un plan général, elle n'est pas applicable au cas qui nous occupe aujourd'hui.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Je peux vous donner un complément d'information en termes de pathologie comparée. Seuls des Britanniques sont atteints - cinquante à ce jour - et seuls des chats anglais ont été atteints - quatre vingt cinq officiellement, mais vraisemblablement plus car ce chiffre est cité depuis déjà un certain temps. Trois autres cas seulement ont été relevés au Liechtenstein, en Irlande du Nord et en Norvège. Il est important de souligner que c'est en Angleterre que l'on a connu la principale pression infectieuse avec 180 000 bovins atteints et on sait, depuis octobre 1997, que c'est le même agent chez le bovin comme chez le chat et chez l'homme.

S'agissant de la question portant sur l'aspect clinique de la maladie, vous avez parfaitement raison. Quand les Britanniques, vers 1989-1990, confondaient l'E.S.B. avec la listériose, leur confusion démontrait qu'ils se contentaient de travailler dans des laboratoires et qu'ils n'avaient pas " les pieds dans leurs bottes ". Je leur ai dit qu'ils se trompaient et que cela ressemblait beaucoup aux maladies métaboliques, en particulier à la tétanie d'herbage, la seule différence étant que la tétanie d'herbage, hormis ses formes succiniques, tue vite. C'est plutôt la mort au pré, le matin après une nuit froide. Vous avez également la crise de tétanie accompagnée de convulsions, à la suite d'un stress, mais on ne peut se tromper car c'est vraiment impressionnant. En fait, l'E.S.B. peut seulement être confondue avec les formes sub-cliniques de la tétanie d'herbage. Les Anglais ont d'ailleurs montré, par la suite, qu'ils se trompaient souvent dans leurs critères de diagnostic, notamment avec la tétanie d'herbage et l'acétose nerveuse.

S'agissant des farines de poissons, on peut s'interroger sur un recyclage, mais il n'y a pas d'E.S.S.T. chez les poissons. Il convient surtout d'être sûr de la garantie d'origine des farines.

Concernant les boues d'épuration, sujet sur lequel j'ai dû me pencher à la fois dans le cadre du comité " prions " et à l'Académie de médecine, le recyclage des boues est plus un problème lié davantage au risque fécal qu'au risque prion. Il est vrai qu'il y a eu, en Grande-Bretagne, un foyer identifié auprès d'une usine d'équarrissage. Toutefois, il s'avère qu'il n'existe aucune relation de cause à effet entre les deux ou trois cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob qui se sont déclarés en Grande-Bretagne à proximité d'une usine d'équarrissage et cette usine.

Cette sensibilisation aux boues d'épuration a ouvert la voie à un travail de recherche qui a conduit à des décisions : ainsi, l'épandage des boues issues d'équarrissage, que l'on doit considérer comme étant à risques, ne peut se faire n'importe où. Vous retrouverez, dans le document que je vous ai distribué, un chapitre sur les boues d'épuration. En général, ce sont surtout des déchets de boues industrielles, même si l'on considère toujours que l'agriculteur est en cause. En fait, ce sont surtout les citadins qui envoient leurs déchets vers les campagnes. Or, il me semble absolument contradictoire de considérer, d'un côté, que les boues d'épandage puissent être recyclées dans les prairies alors que, dans l'agriculture biologique, elles ne sont absolument pas autorisées. Il y a là une contradiction flagrante à laquelle il faudrait réfléchir et c'est pourquoi cette affaire des boues d'épandage reviendra à l'ordre du jour.

En ce qui concerne la théorie de l'E.S.B. comme maladie sporadique, j'y souscris totalement. Une publication française de 1893 décrit même parfaitement un cas de tremblante observée chez un b_uf en Haute-Garonne. En 1990, quand les Anglais émettaient l'idée d'un agent proche de la tremblante, la suspicion portant sur un agent bovin spécifique était déjà prédominante parmi nombre de scientifiques. En effet, la tremblante n'avait jamais été considérée comme pathogène pour l'homme.

Personnellement, c'est mon opinion, il me semblerait que nous soyons face au recyclage d'un agent bovin du fait même de l'apparition si soudaine de cette maladie issue d'une souche qui semble unique car c'est cette même souche qui a été retrouvée chez les Suisses par le biais d'une contamination par les farines diffusées dans toute l'Europe.

Les vétérinaires vous le diraient également. Ils ont souvent pensé, en examinant une vache malade, qu'elle devait être atteinte de ceci ou de cela. Or on n'extrait jamais le cerveau d'une vache morte, étant donné le coût du diagnostic histologique et la difficulté de prélèvement du cerveau afin de confirmer un diagnostic qui ne sert plus à rien, puisque la vache est morte et bien morte et que la maladie était, jusqu'il y a peu, sporadique. C'est, en effet, une maladie rare qui a été amplifiée par les farines anglaises, qui va certainement diminuer, mais qui restera à l'état endémique. Il nous faudra vivre avec, maintenant qu'on la connaît. Il faut garder cela en mémoire, ne serait-ce que pour la sauvegarde du consommateur.

Concernant les ensilages, on évoque la listériose, mais maintenant la récolte des fourrages se fait sous balles plastiques, lesquelles favorisent également le risque de listériose. Il faut faire très attention à la conservation de ce type de fourrage.

Je ne reviendrai pas sur la question de la cohérence des scientifiques à laquelle le docteur Dormont a parfaitement répondu. C'est en effet aux hommes politiques de savoir s'il faut une agence européenne ou non. En tout cas, il serait intéressant de savoir si, dans chaque pays, il existe des comités scientifiques spécialisés. Ainsi nous ne serions pas face à la situation actuelle où l'on considère que les scientifiques ne sont pas d'un même avis, ce qui est faux. Leurs avis sont simplement différents. Ce sont nos incertitudes qui nous ont amenés à avoir des opinions différentes. Mais il est vrai qu'un scientifique qui n'est pas spécialisé dans les maladies à prions ne pourra pas, sur ce dossier, avoir ni incertitudes, ni certitudes.

S'agissant du traitement des cohortes d'animaux au sein desquelles certains sujets auraient été atteints en Grande-Bretagne, je ne sais pas ce qui sera décidé, si le troupeau sera abattu ou mis à l'écart mais en cas de mise à l'écart, je ne vois pas ce qui adviendra du troupeau.

Les méthodes de dépistage et de stérilisation, évoquées par M. Gatignol, sont actuellement inexistantes. L'agent bovin résiste à 138 degrés pendant une heure. C'est pourquoi la garantie d'origine est essentielle. On ne peut utiliser les produits comme l'eau de Javel pure. Il suffit de songer aux problèmes que les hôpitaux rencontrent dans le domaine de la désinfection. En fait, on nuit davantage à la qualité du matériel par l'utilisation des méthodes de désinfection recommandées qu'à obtenir une désinfection qui soit valable. Il faut retenir en priorité la prévention plutôt que l'inactivation.

S'agissant des tissus infectants, vous en trouverez la liste dans le document qui vous est remis. Il convient de garder en mémoire que les tissus lymphoïdes, en début d'évolution de la maladie, sont plus dangereux que les tissus nerveux. Dès 1990, en parlant des veaux anglais, qui ne faisaient l'objet que d'une ligne dans les revues type Que choisir ou 60 millions de consommateurs, je disais " préférer manger du cerveau d'un veau plutôt qu'un ris de veau et que tant que je ne saurais pas avec certitude si le ris de veau que je consomme est anglais ou français, j'arrêterai d'en manger ". Depuis l'embargo, j'ai recommencé.

On peut toujours s'interroger sur un risque de contamination accidentelle avec la viande anglaise. Certes, la viande elle-même n'est pas dangereuse, mais la contamination accidentelle à l'abattoir ne peut être exclue. Par ailleurs, la pratique du jonc, qui présente certains avantages dans de petits abattoirs parce qu'elle tranquillise les animaux au moment de l'abattage et évite ainsi tout coup de pied intempestif au moment de la mort, peut permettre une embolisation des prions qui peuvent passer la barrière pulmonaire et se retrouver dans le système sanguin, puis dans les muscles. Ce risque, qui vient d'être publié dans la revue Veterinary Record, montre qu'il est impossible d'évaluer tous les dangers et que le risque zéro n'existe pas. La pratique du jonc est interdite en France, mais elle est encore utilisée au Royaume-Uni.

M. le Président : Qu'est-ce que la pratique du jonc ?

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Après avoir assommé l'animal, on passe un jonc dans le cerveau pour le décérébrer. Survient une paralysie et l'animal n'a plus aucune de ces réactions nerveuses qui peuvent blesser le personnel de l'abattoir.

L'absence de déclaration de cas dans des régions où, a priori, se trouvent des élevages de vaches laitières, pose un problème. S'agit-il d'une moindre utilisation de farines ou d'un effet vétérinaire coordinateur ? Il me semble que l'application des tests permettrait de vérifier les différentes hypothèses. Par exemple, on ne relève qu'un seul cas dans le Morbihan, alors que les usines les plus suspectes étaient situées dans ce département. On peut se poser des questions, mais je n'ai aucune réponse à apporter.

L'exemple suisse montre bien que lorsqu'on applique des tests, on observe une augmentation du nombre de cas. Le consommateur doit en être informé en raison des réactions qui peuvent s'ensuivre. C'est de cela qu'il faut se préoccuper car le consommateur dira à tort que ce produit est dangereux alors qu'au contraire le système de surveillance de l'épidémie de l'E.S.B. aura été renforcé. Toutefois, il ne faut pas omettre les conséquences économiques que cela peut engendrer. Nous avons garanti un bon système d'épidémio-surveillance et l'abattage du troupeau entier lors de la détection d'un animal atteint. Cependant, si davantage de cas sont détectés en raison du renforcement du test, cette augmentation risque de faire perdre des marchés. Il faut aussi envisager les conséquences négatives de l'application des tests. Néanmoins, le problème de santé publique reste prioritaire.

M. Vincent CARLIER : Je rends justice à M. Guillaume, car effectivement, j'ai peut-être été trop schématique dans mon exposé. L'industrie laitière a toujours été en avance au sein de l'industrie agroalimentaire française. Le secteur du lait U.H.T. et des yaourts, vingt ans avant les autres, a établi des dates qui ont une signification. Lorsque j'évoquais le problème des dates, j'avais en tête ces produits alimentaires tranchés, sous vide, sous emballage, que l'on trouve maintenant, de façon très courante, dans les supermarchés. Pour ces produits, les dates de péremption affichées n'apportent pas la garantie qui serait nécessaire.

En ce qui concerne les méthodes d'assainissement, l'ionisation des denrées alimentaires a fait ses preuves. Hormis sur le prion sur lequel elle s'avère totalement inefficace, cette méthode l'est remarquablement pour les autres dangers, notamment microbiens. Les Etats-Unis l'utilisent et seraient même prêts à recommander un traitement par ionisation lors du conditionnement final. On conditionne la denrée de façon à ne plus pouvoir la recontaminer et puis, on la traite par ionisation de façon à faire diminuer globalement le taux de contamination. D'un point de vue technologique et toxicologique, les problèmes sont très bien connus. En revanche, un autre problème demeure : c'est celui de la perception qu'en a le consommateur qui n'est pas prêt à accepter cette méthode. Si on joue la transparence, on se doit de porter ce traitement à sa connaissance, et si on le porte à sa connaissance, il ne mangera plus de produits ionisés. Aujourd'hui, l'ail, l'oignon, les pommes de terre et les épices sont fréquemment assainis par ionisation. Cependant, par une sorte d'artifice réglementaire, il n'est pas toujours nécessaire de l'indiquer sur le conditionnement. C'est pourquoi aujourd'hui, même s'il y a vente de denrées ionisées, elle n'est pas portée à la connaissance du consommateur qui toujours fera une assimilation négative entre radioactivité et ionisation.

M. le Rapporteur : A l'issue de cette audition, je retiens que demeurent encore un certain nombre d'incertitudes par rapport à l'épidémie et au concept de l'E.S.B. Pensez-vous que la situation actuelle puisse s'assimiler à celle d'il y a une quinzaine d'années qui vit l'apparition du Sida ? Sommes-nous dans une situation identique sur le plan épidémiologique et quant à la difficulté à trouver des solutions ?

M. Dominique DORMONT : C'est une question très difficile. Si vous faites allusion à l'attitude des citoyens et des scientifiques face à une maladie nouvelle, c'est-à-dire la véracité et l'importance ou non de cette maladie, on retrouve le même type de comportement, même si l'histoire récente a fait progresser l'appréhension des problèmes de santé publique.

Cependant, je vous rappellerai que l'hypothèse de la transmission de la maladie à l'homme s'est traduite au niveau réglementaire pour ce qui concerne les médicaments dès 1991 puisque dès cette date, au nom d'un risque potentiel de la transmission de la maladie bovine à l'homme, ont été interdits un certain nombre de médicaments. La communauté scientifique, dans sa globalité, perçoit toujours les maladies émergentes quelque peu de la même manière. Toutefois, dans ce cas précis, les acteurs de santé publique humaine ont probablement eu une attitude différente que celle qu'ils ont eue en 1981/82.

Je sens toutefois le sous-entendu de votre question, c'est-à-dire les 36 millions d'individus séropositifs par le V.I.H. dans le monde, avec des situations catastrophiques dans des pays comme l'Inde, le Sud-est asiatique et l'Afrique du Sud : sommes-nous à la veille d'une épidémie de cette ampleur pour ce qui concerne les prions ? Mme Brugère rappelait tout à l'heure la difficulté de toute prévision, ce pour plusieurs raisons : l'absence de connaissances de l'agent infectieux, de connaissances globales des mécanismes de transmission réels, non expérimentaux, et de tests simples, non évasifs, pouvant être appliqués pour diagnostiquer les personnes infectées.

Dès 1984, dans le cadre du dépistage du Sida, dont le virus avait été identifié en 1983, grâce en particulier à des scientifiques comme Jacques Leibovitch à Garches, on disposait de tests de détection des anticorps lorsqu'ils étaient présents en grande quantité chez un certain nombre de sujets à risques. On disposait donc de tous les outils, même rustiques à l'époque, pour commencer à faire des sondages dans des populations à risques et prévoir, déjà à l'époque, la progression extrêmement importante du nombre de cas.

Nous sommes incapables de le faire aujourd'hui pour les maladies à prions. Leur longue incubation, qui peut dépasser quarante ans chez l'homme, est un obstacle à toute modélisation. Néanmoins, il ne faut pas faire de catastrophisme inconsidéré. La contagiosité des prions est faible. Jusqu'à maintenant, la contagiosité interhumaine n'existe qu'au travers d'actes médicaux ou chirurgicaux ayant impliqué le système nerveux central, c'est-à-dire des interventions neurochirurgicales, ophtalmologiques ou O.R.L., ou encore l'utilisation de médicaments comme l'hormone de croissance qui, jusqu'en 1985, était préparée à partir d'hypophyses prélevées sur les cadavres dans les morgues. Par conséquent, tous les accidents répertoriés de contamination par l'agent de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont liés, chez l'homme, à l'inoculation directe de produits dérivés du système nerveux central.

S'il est possible de le généraliser à cet agent bovin passé chez l'homme, c'est rassurant. Si on donne à la fois les incertitudes et quelques petits points relativement rassurants, il ne faut pas oublier celui-là. Je ne pense pas que nous sommes à la veille d'une épidémie qui toucherait dans dix ans 36 millions d'individus infectés par les prions. Mais je revendique le droit à l'erreur.

Vous évoquiez l'ionisation tout à l'heure, elle n'a absolument aucun effet car il faut plus de 42 000 grays pour diminuer de 30 % l'infectiosité.

Mme Jeanne BRUGÈRE-PICOUX : Je donnerai, pour ma part, le point de vue du vétérinaire. Dès 1989, on a vu augmenter, de façon effrayante, le nombre des bovins infectés. A l'époque, personne ne connaissait la tremblante et les vétérinaires travaillaient très peu sur ce sujet. Lorsqu'on m'interrogeait sur la nature de mes travaux, je répondais que je travaillais sur un sujet qui allait être comme le Sida et qui - sans même penser aux problèmes rencontrés avec le chat en mai 1990 - représentait un réel danger pour l'homme. J'évoquais des zoonoses potentielles. Rappelons que ce sont des vétérinaires français qui ont montré la transmissibilité de la maladie dans les années 30, à l'école vétérinaire de Toulouse, que c'est un vétérinaire américain qui a signalé à Gajdusek que, dans le kuru, les lésions ressemblaient à la tremblante et qu'il lui fallait transmettre cette maladie à des singes pour vérifier sa transmissibilité.

Ce n'est qu'à partir des années 60, avec cette expérience chez le singe que l'on a commencé à parler de maladies transmissibles d'une espèce animale à l'espèce humaine ce qui me permet de souligner que les vétérinaires sont parfois responsables de systèmes d'alerte pour la médecine humaine.

M. le Président : Je vous remercie.

II. Les expertises sur la listériose

1°) Audition de M. le Professeur Vincent CARLIER
(voir audition de M. le Professeur Dominique DORMONT et de
Mme la Professeur BRUGERE-PICOUX)

2°) Audition de M. Jean-Pierre FLANDROIS
Professeur de microbiologie à la faculté de médecine de Lyon

(extrait du procès-verbal de la séance du 23 novembre 1999)

Présidence de Mme Laurence DUMONT

M. Jean-Pierre Flandrois est introduit.

Mme la Présidente lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation de Mme la Présidente, M. Jean-Pierre Flandrois prête serment.

Mme la Présidente : M. Jean-Pierre Flandrois, vous êtes Professeur de microbiologie à la faculté de Médecine de Lyon, spécialiste de microbiologie prévisionnelle, notamment des Listeria.

Je propose de vous donner la parole immédiatement.

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Je suis effectivement médecin et professeur de microbiologie depuis 1979 ; j'assume mon deuxième mandat de président de la Société française de microbiologie. Je suis aussi membre du Conseil supérieur de la recherche et de la technologie et je dirige actuellement une équipe de recherche consacrée à la " Dynamique des populations bactériennes " qui étudie les populations bactériennes à risques, telles que les Listeria monocytogenes, Escherichia coli, O157 H7, , etc. Je préside enfin la commission de l'Agence française de sécurité sanitaire des Bacillus cereus aliments relative aux Listeria monocytogenes et aux risques qu'elles représentent.

Je souhaiterais précisément vous entretenir du fonctionnement de cette commission ainsi que des problèmes d'éthique que soulève l'expertise scientifique et enfin de la microbiologie prévisionnelle.

Je commencerai par l'éthique du scientifique qui reste mal définie en France. On connaît l'éthique scientifique, par exemple l'interdiction de manipuler l'embryon, en référence à des règlements et à des lois. On connaît peu en revanche l'éthique du scientifique, l'ensemble des " bonnes pratiques " qu'il utilise dans ses rapports avec la société. A deux reprises, j'ai essayé d'appeler l'attention du Ministre de la recherche par l'envoi de notes établies par le Conseil supérieur de la recherche et de la technologie et relatives à ce problème. Je suis, à titre d'exemple, expert auprès de l'A.F.S.S.A. au titre des Listeria. Pour autant, je n'en suis pas le régulateur. Je fournis les options possibles, les interprétations scientifiques, les limites de nos connaissances mais, en aucun cas, je ne peux apparaître comme le régulateur qui est le rôle de l'autorité politique. Or, très souvent, le scientifique essaie de s'arroger une parcelle de ce rôle et outrepasse sa mission ; attitude qui est d'ailleurs amplifiée par la réaction du corps social et par celle des médias qui interprètent telle décision comme étant une décision scientifique alors qu'il s'agit en réalité d'une décision politique, le scientifique n'étant que l'expert.

Les membres de la commission " Listeria " de l'A.F.S.S.A. ont essayé d'adopter une pratique qui évite cet écueil. Nous avons, en particulier, signé la charte d'éthique scientifique de la Société française de microbiologie qui nous impose une transparence totale ; nous avons décidé que les travaux de la commission " Listeria " seraient publiés sur Internet, avec une possibilité d'interactivité du public, ce qui pose d'ailleurs de réels problèmes car il nous faut donner toute assurance sur la " traçabilité " de nos informations, préciser pour chacune d'où elle provient et quelle valeur intrinsèque on lui attribue. C'est ainsi que la commission a adopté une graduation qui distingue les écrits considérés comme sûrs parce qu'ils ont été publiés, ceux qui le sont moins qu'on appelle " la littérature grise " qui provient de rapports, enfin des éléments vraisemblables, scientifiquement intéressants, mais qui n'ont pas encore reçu l'autorité qui s'attache à une publication. Ceci va de pair avec la nécessité de la " preuve " qui implique que tous les documents annexes soient versés au dossier détenu par la commission d'où un système de fonctionnement très complexe qui s'appuie massivement sur l'électronique. Si votre commission d'enquête souhaite des renseignements sur notre fonctionnement et sur l'avancement de nos travaux, je pourrai bien entendu lui communiquer l'adresse confidentielle du site réservé aux membres de la commission " Listeria " de l'A.F.S.S.A.

Je voudrais évoquer maintenant ce qui est ma spécialité c'est à dire la microbiologie prévisionnelle.

Il faut concevoir la microbiologie prévisionnelle comme une alternative à des essais en vraie grandeur. De même que l'on ne fait plus exploser des armes nucléaires grâce à l'utilisation de la simulation numérique, de même a-t-on pensé, il y a quelques années, qu'il était envisageable d'utiliser cette technique pour simuler la croissance des bactéries dans leur environnement, spécialement dans leur environnement alimentaire. Nos grands partenaires commerciaux, États-Unis ou Grande-Bretagne, ont investi massivement dans cette discipline qui constitue, en effet, une arme de la guerre commerciale, qui est moins coûteuse que les méthodes traditionnelles et qui permet d'interdire d'importer un produit en faisant valoir qu'il n'est pas conforme aux normes en vigueur ; à charge pour le pays exportateur de prouver à l'aide de la même arme qu'il dispose de toutes les garanties scientifiques pour exporter. On travaille sur ces techniques depuis les années 90. La France y a investi de 10 à 12 millions de francs tandis que les britanniques y consacraient, quant à eux, 10 à 12 millions de livres. Nous sommes donc très en retard (financièrement parlant).

L'outil de microbiologie prévisionnelle dont la France s'est doté s'est développé à la fois dans mon laboratoire et chez Danone sans qui n'auraient existé ni les moyens techniques nécessaires, ni même la volonté de mener à bien cette opération.

Quatre pays disposent actuellement d'outils de microbiologie prévisionnelle : la Grande-Bretagne, les États-Unis, les Pays-Bas et la France et c'est ainsi que nous avons été en première ligne, en 1995, pour traiter un problème étroitement lié à la question des Listeria. Fallait-il suivre la proposition des Anglais, fondée sur des arguments de microbiologie prévisionnelle, visant à changer la température des réfrigérateurs industriels en la faisant passer de 4 à 8° ce qui devait permettre de réaliser d'importantes économies d'énergie mais aussi d'interdire aux exportateurs d'utiliser des circuits de distribution longs ? Or il faut savoir que les Anglais ont recours à des circuits de distribution courts qui s'adaptent à une température plus élevée des réfrigérateurs tandis que la France a, en revanche, des circuits de distribution longs qui rendent nécessaire une réfrigération plus importante. Ce fut la première bataille par systèmes de microbiologie prévisionnelle et d'équations mathématiques interposées au terme de laquelle que nous avons évité l'élévation de la température des réfrigérateurs industriels !

Une autre branche de la microbiologie prévisionnelle s'attache à l'analyse des risques. Il ne s'agit plus ici d'une population bactérienne dont on fait une simulation numérique mais d'une population humaine dont on simule l'ingestion de bactéries censées croître dans toutes sortes d'aliments qui ont été consommés. On obtient ainsi un nombre donné de malades et de morts éventuels, expériences qui, bien entendu, seraient impossibles si elles étaient réalisées en vraie grandeur ; mais c'est là aussi une arme économique et commerciale puisque c'est en simulant ce risque que nous avons pu démontrer qu'il y aurait cinq cents morts supplémentaires par Listeria en France si on augmentait la température des réfrigérateurs industriels !

Enfin, il ne faut pas oublier que la microbiologie prévisionnelle est aussi un outil d'étude et de prévision des catastrophes éventuelles.

M. le Rapporteur : J'ai été, comme mes collègues, très intéressé par la technique de simulation et les travaux que vous conduisez et voudrais vous poser trois questions.

Vous êtes un expert de l'A.F.S.S.A. mais les travaux que vous avez conduits vous ont amené à signer des contrats et à collaborer avec de grandes entreprises telles que Danone. Je me pose alors la question de l'indépendance de vos expertises. Peut-on être un expert indépendant lorsque les travaux de recherche que l'on mène sont " sponsorisés ", financés par des entreprises  ?

Ma deuxième question, plus technique, portera sur la chaîne alimentaire. Vous avez pris l'exemple des réfrigérateurs et des infections par Listeria. Je souhaiterais que vous nous donniez quelques informations complémentaires sur les dangers que représente le réfrigérateur car ce n'est pas la première fois que nous en entendons parler dans le cadre de cette commission. Une surveillance de la chaîne alimentaire existe, qui va de la production jusqu'à la consommation et qu'il faut certainement améliorer encore. Or il est précisément difficile d'agir sur ce maillon qui relève du consommateur qui échappe, lui, à tout contrôle. Dans le cas de la Listeria, que peut-on faire sur ce point faible de la chaîne alimentaire ?

Ma dernière question sera celle-ci : comment arrivez-vous à intégrer la totalité de la chaîne - production, conditions de transport, transformation - dans la simulation numérique de la microbiologie prévisionnelle ? Vous utilisez certainement un modèle mathématique complexe. Comment celui-ci peut-il évoluer en fonction des mesures prises au plan national ou européen ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Ma position vis-à-vis de mes " sponsors " est parfaitement explicite et conforme à la charte d'éthique dont j'ai été le principal promoteur. Elle précise que le chercheur doit être libre de refuser de respecter certains types de secrets si l'importance de l'enjeu le légitime. L'exemple des Listerias, comme celui d'autres bactéries pathogènes, est significatif. Nous avons obtenu de Danone, dès le départ, que toutes les informations concernant les bactéries, d'intérêt médical ou épidémiologique - Listeria, Escherichia coli, O157 H7, Bacillus cereus, Salmonella -, soient du domaine public. Nous avons même, alors que nous étions liés par un contrat de type industriel, répondu aux demandes des pouvoirs publics pour faire des simulations. Autrement dit, Danone a admis que tout ce qui mettait en jeu la santé des consommateurs passe avant ses propres intérêts. En revanche, nous avons maintenu secrets les travaux sur les " flores industrielles " utilisées dans la fabrication des aliments. Les méthodes de calcul ont été par ailleurs mis à la disposition des pouvoirs publics, en l'occurrence du C.N.E.V.A. ; mais il est vrai qu'un problème s'est posé récemment puisque l'un de mes élèves, qui est actuellement responsable chez Danone du dispositif de microbiologie prévisionnelle, était en passe de quitter cette entreprise et pouvait être récupéré par une " puissance étrangère " posant ainsi concrètement le problème de la liberté de circulation des scientifiques. J'ai donc insisté fortement pour qu'il se dirige sur un poste situé en France, car nous aurions risqué de perdre l'une de nos armes dans la compétition économique.

Pour ce qui concerne les problèmes de température des réfrigérateurs, la Listeria monocytogènes est une bactérie très particulière qui se développe à basse température. En laboratoire et de façon répétée -c'est un fait scientifiquement avéré - sa croissance se poursuit en dessous de 0°, mes propres recherches ayant conduit à un plancher de - 2,5° ; ensuite le milieu de culture se congèle et il est vraisemblable que si nous avions utilisé un agent d'anticongélation, nous aurions obtenu une croissance à une température inférieure encore. Selon la littérature scientifique, la température minimale de croissance se situerait entre -3° et -1°. Par contre, les autres bactéries, comme les Escherichia coli, s'arrêtent de croître dès que l'on descend en dessous des 10°.

M. Pierre LELLOUCHE : Si elles s'arrêtent de croître, c'est dire qu'elles ne meurent pas ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Non. Encore que. . . ! Lorsqu'une bactérie passe brutalement d'une température de 37  à 10 , environ 99 % de la population meurent. C'est le phénomène du stress thermique. Mais des bactéries subsistent.

La Listeria pousse, quant à elle, aussi bien à très basse température qu'à une température élevée puisqu'elle se développe jusqu'à 39° voire 41° mais à des vitesses plus basses qu'à 35° C. Ce phénomène est dû à une relation entre sa physiologie et la température qu'on ne trouve que chez elle et qui nous oblige à utiliser un modèle mathématique spécifique. Cette bactérie trouve donc un milieu favorable dès que la température de conservation se situe entre 4 et 10°. L'une des méthodes classiques d'isolement de la Listeria est de porter les bouillons de culture à 4° et d'attendre quelques semaines. Dans les cas de circuits longs de distribution ou d'aliments dont le délai de péremption est très long, on constate une croissance de Listeria à cette température.

La troisième question concerne les modèles. Il faut distinguer ici les modèles primaires et secondaires. Le modèle primaire représente la croissance de la bactérie. Il est relativement simple et on peut l'assimiler à une croissance exponentielle, à ceci près que la bactérie ne commence pas à pousser immédiatement dans le milieu de culture. Il existe, en effet, un délai entre l'inoculation et le début de la croissance : c'est le temps de latence. Le modèle décrit donc à la fois le temps de latence et celui de la croissance. Ensuite, il nous faut " piloter " les relations entre la bactérie et son environnement. A ce titre, plusieurs éléments jouent un rôle particulièrement important : en premier lieu la température mais aussi le ph, l'acidité ou l'alcalinité du milieu - en dessous de ph 5 et au-dessus de ph 8,5 - la Listeria ne pousse pas bien et, entre les deux, on a un modèle mathématique particulier qui tient compte de la concentration en sel, de la concentration en eau - le développement est faible dans un milieu sec - et enfin du degré d'oxygénation. Tous ces facteurs sont ensuite introduits dans les modèles secondaires qui doivent tous utiliser des systèmes dynamiques. Quand, par exemple, je simule la température dans un tank de lait au moment de la traite, je dois tenir compte de la température du lait à la sortie du pis de la vache, puis du temps de refroidissement dans le tank. Puis arrive la deuxième traite, qui réchauffe le tout, qui se refroidit de nouveau. . . D'où une alternance de chaud et de froid. C'est ce qui s'est produit lors de l'épidémie de 1994 qui était due à des rillettes : les personnes qui ont sorti de multiples fois les rillettes de leur réfrigérateur ont été plus malades que celles qui les ont mangées en une seule fois ! Nous disposons d'outils permettant de prendre en compte ces alternances dans le modèle.

Voilà ce qu'est la microbiologie prévisionnelle.

Nous commettons certes des erreurs, mais celles-ci sont du même niveau que les erreurs faites par les dénombrements bactériens en laboratoire. On peut considérer ainsi qu'une erreur de 10 % sur un délai de conservation de trois à six mois n'aboutit pas à un si mauvais résultat. Tel est le degré de précision qu'obtient la microbiologie prévisionnelle en moyenne mais, dans certains cas, cette méthode ne marche pas du tout et l'un de nos problèmes est d'identifier ces cas.

Quant aux modèles intégrant l'aspect social, autrement dit la consommation, la probabilité de manger des produits contaminés et celle de contracter la maladie sous-jacente, ils sont beaucoup plus compliqués et font appel à des techniques de tirages réitérés au hasard, ce que l'on appelle " les méthodes de Monte-Carlo ".

M. le Rapporteur : Est-il envisageable de fournir, au consommateur d'un produit, un protocole d'utilisation, une " méthode " de consommation quand ce produit sort de la chaîne du froid commerciale et qu'il arrive dans le réfrigérateur ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : On peut envisager toutes sortes de protocoles. L'essentiel est que ceux-ci soient respectés. On peut exiger ainsi d'un industriel - parce que c'est sa responsabilité - qu'il adopte un protocole strict de maintien de la chaîne du froid, mais on ne pourra pas maîtriser les pratiques du grand public : l'étiquetage existe, mais il n'est pas toujours compris ni respecté. L'une des missions secondaires que s'est précisément fixé la commission " Listeria " est d'obtenir du grand public un " retour d'information " sur le sujet ; il ne sert à rien de faire de grands modèles mathématiques de consommation et d'analyses de risques si les consommateurs ne respectent pas strictement les règles de sécurité. Nous allons donc essayer de savoir d'abord s'ils sont bien informés, si l'information est bien comprise - il semble d'ailleurs que non, si l'on en croit des conversations de marchés, de voisinage -, si elle est vraiment vécue par les sujets " à risques ", tels que les immuno-déprimés ou les femmes enceintes. Ces sujets à risques doivent recevoir et suivre des consignes extrêmement strictes ce qui entraîne des désagréments. Raison de plus pour avoir des renseignements sur la façon dont ces consignes sont suivies.

M. Pierre LELLOUCHE : Vous avez indiqué que la Listeria se développe idéalement à une température de 4 à 6°.

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Pas idéalement ! Elle peut continuer à se développer jusqu'à ce niveau de température, mais son optimal thermique se situe aux alentours de 35°. On étudie le développement de la Listeria à 4-6°, parce que c'est la température normale de conservation dans la chaîne du froid.

M. Pierre LELLOUCHE : Et non pas parce que c'est la température idéale pour le développement de la bactérie ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Absolument pas.

M. Pierre LELLOUCHE : Si j'ai bien compris, il y a trois stades d'intervention : la mise au point d'un nouveau produit par un industriel, puis sa distribution via la chaîne du froid et enfin, le stade du consommateur. Tels sont bien les trois moments où il conviendrait d'intervenir efficacement ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : J'en rajouterai un autre qui concerne la matière première.

M. Pierre LELLOUCHE : Qui figure dans la mise au point du produit.

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Il faudrait en outre distinguer la mise au point du produit de sa fabrication. Dans la mise au point, on peut essayer d'optimiser la destruction des Listeria par les méthodes de destruction habituelles, la chaleur ou l'acidité par exemple, alors que les méthodes de fabrication d'un produit comme un fromage à pâte molle sont fixées de façon immémoriale et il n'est pas question de les changer.

M. Pierre LELLOUCHE : A supposer qu'existent ces trois ou quatre stades d'intervention, je voudrais comprendre qui intervient et comment. Vous avez évoqué des techniques de simulation. Je suis d'autant plus intéressé par ce thème que j'ai beaucoup travaillé sur les questions de simulation nucléaire. Les questions de simulation mises à part, qui contrôle quoi aujourd'hui ? Lorsqu'un nouveau produit est mis sur le marché, pouvez vous nous rappeler les mesures de contrôle qui sont effectuées afin d'assurer la protection des consommateurs ?

Deuxième question : quel est l'impact des méthodes de simulation microbiologiques sur chacun des stades d'intervention dont j'ai parlé ? Et quel est le degré de fiabilité des tests ?

Troisième question : quelle somme la République investit-elle dans ce domaine de recherche par comparaison avec les trois autres pays qui se sont dotés de méthodes d'investigation de même nature ?

Quatrième question : vous avez évoqué tout à l'heure les conséquences de ces recherches en matière de guerre économique. Pourriez-vous développer cet aspect des choses alors que se déroulent actuellement les négociations de Seattle ? Pensez-vous que cet instrument de mesure, de prévision et de simulation pourrait être intégré dans un accord international sur la sécurité sanitaire ?

M. François GUILLAUME : Avez-vous étudié les conséquences sur le plan bactériologique des différents degrés de congélation retenus par les pays européens ? Ainsi la Grande-Bretagne considère que la température de -12° pour les produits congelés est suffisante alors que les autres pays européens ont retenu celle de - 18°.

Deuxièmement : êtes-vous parfois amené, vous ou d'autres, à juger de la valeur d'un argument publicitaire fondé sur des qualités bactériologiques supposées ? Je pense à l'exemple des produits laitiers contenant des Bifidus qui favorisent, paraît-il, le développement de la flore intestinale et du transit intestinal. Certains fabricants utilisent des Bifidus d'origine animale, d'autres des Bifidus d'origine humaine. Or, il semble que la différence dans l'effet produit soit importante.

Troisièmement : en ce qui concerne les Listerias, vous avez indiqué que les contaminations ne résultaient pas exclusivement de la production ou de la transformation industrielle mais que la responsabilité en incombait parfois aux consommateurs eux-mêmes. Ne pensez-vous pas aussi que certains fromages présentent un risque particulièrement élevé pour certains publics et que, au lieu de mettre en place de multiples règlements, il serait plus utile de conseiller à ces publics fragiles d'éviter de les consommer ? Enfin, dans un souci de transparence, ne serait-il pas utile de rétablir la vérité sur les fromages au lait cru ? Si la production en est faite dans de bonnes conditions, ceux-ci ne présentent pas plus de dangers - et peut-être d'ailleurs moins - que les fromages au lait stérilisé, la stérilisation laissant le champ libre à toutes sortes de bactéries alors que, dans un lait cru, une lutte biologique permanente s'établit entre bonnes et mauvaises bactéries ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Qui fait quoi dans les contrôles ? Je dois préciser que je ne suis pas un spécialiste des contrôles. L'industriel doit réaliser des contrôles de routine visant à montrer la conformité de son produit fini à une norme - lorsque celle-ci existe - ce qui est de plus en plus le cas pour un grand nombre de bactéries. Citons ensuite les contrôles institutionnels de la D.G.C.C.R.F. ou des services vétérinaires départementaux qui peuvent être des contrôles réguliers ou répondre à un plan ponctuel destiné à étudier un phénomène particulier, dans le cas d'une épidémie par exemple. Ces contrôles sont opérés selon une méthodologie parfaitement fixée aux niveaux international et national. Il existe des normes, dont une norme A.F.N.O.R., qui reprend une norme européenne.

M. Pierre LELLOUCHE : Du fait de vos travaux, intervenez-vous dans la définition des normes ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : C'est l'un des objectifs de la microbiologie prévisionnelle et de l'analyse du risque que de donner des informations permettant de fixer des normes.

M. Pierre LELLOUCHE : Ce n'est donc pas le cas pour l'instant ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : C'est le cas de la commission Listeria de l'A.F.S.S.A. qui a précisément reçu cette mission. Nous avons aussi fourni des informations sur d'autres risques bactériologiques. Mais les normes en question datent de 1992, époque où la microbiologie prévisionnelle et l'analyse de risque étaient balbutiantes.

M. Pierre LELLOUCHE : C'est dire que les normes datent " d'avant votre existence ", si j'ose dire.

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Oui. Pour autant, cela ne veut pas dire que ces normes ne soient pas bonnes. C'est une des questions auxquelles la commission " Listeria " de l'A.F.S.S.A. devra répondre très prochainement. Le pré-rapport devrait être achevé courant décembre et notre rapport définitif devrait être rendu fin février.

Mme la Présidente : Une fois votre rapport rendu, les normes seront-elles modifiées à partir de ses conclusions ou bien ce rapport n'a-t-il qu'un caractère consultatif ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : L'A.F.S.S.A. donne un avis scientifique. La régulation, entendue au sens large, ne relève pas de sa compétence.

Mme la Présidente : La norme concernant la Listeria est-elle nationale ou européenne ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Pour la Listeria, la norme est nationale. Les normes dans les autres pays sont parfois identiques, parfois différentes. Au Danemark, elles sont proches des normes françaises, aux Etats-Unis, en revanche, elles sont très différentes. La F.A.O. a récemment, pour des aliments à base de poissons, émis des recommandations très proches de la norme française.

Je voudrais ajouter un point important. J'ai indiqué que des méthodes normalisées permettaient de détecter et de compter les bactéries. Ces méthodes normalisées voient les bactéries à travers leur propre prisme. Peut-être y a-t-il plus de bactéries, mais la méthode est la méthode ! On sait que la présence de certaines bactéries contaminantes naturelles empêche la méthode normalisée de détecter les Listerias. Cela explique que si un fromage contient une multitude de bactéries de diverses natures, en particulier une autre Listeria - la Listeria innocua, qui n'est nullement pathogène - on ne distingue pas la Listeria monocytogènes alors que cette Listeria peut provoquer des maladies. Il est donc fallacieux, à mon sens, de croire à un caractère protecteur de la flore que pourrait avoir le lait cru mais nous n'avons pas actuellement de certitudes scientifiques à ce sujet.

J'en viens à l'impact des méthodes de simulation à chaque stade. Dans la phase de mise au point d'un nouvel aliment, la méthode de la microbiologie prévisionnelle abaisse fortement les coûts car, connaissant les conditions physico-chimiques du nouvel aliment, il est possible de prévoir sa durée de conservation, de faire varier légèrement les divers paramètres -ph, sucre... - et de rester dès lors dans une zone normale. On peut simuler l'utilisation de bactéries industrielles pour parvenir à ce résultat. Au stade de la conception, c'est ainsi un outil essentiel pour abaisser les coûts et le risque. Au stade de la pré-commercialisation ensuite, il est possible, par exemple, de poser la question de savoir s'il est concevable d'expédier par camion un produit en Finlande malgré l'importance de la variation thermique. Nous pouvons ainsi assurer les autorités du pays importateur que les conditions de transport n'induiront pas de développement de bactéries pathogènes au-dessus de la norme. Et, là encore, on obtient une baisse des coûts.

Signalons les simulations rétrogrades. Un accident de fabrication est intervenu. Un tonnage de produit a été contaminé. On veut connaître la contamination initiale. Dans ce cas, la simulation fonctionne à rebours et, à partir du résultat, on peut retrouver la situation de départ et déterminer si une erreur majeure est survenue lors de la manipulation ou de la réception, par exemple.

Quel est ensuite le montant des crédits investis en France par rapport aux autres pays ? Les simulations des Pays-Bas en sont encore au stade expérimental, celui qui était le nôtre il y a cinq ans. En Angleterre, l'équipe qui était notre concurrente comptait vingt-cinq techniciennes, trois cadres et un budget très important, alors que notre équipe comportait un scientifique, un doctorant, une technicienne et à peu près l'équivalent chez Danone.

Quant à la possibilité d'intégrer cet instrument aux accords internationaux, cela est déjà le cas. Le Codex alimentarius insiste sur l'intégration de l'analyse de risque dans les régulations de chaque pays ou dans les règlements internationaux et il faut s'attendre à ce que cette intégration devienne effective. C'est pourquoi j'ai insisté sur cette simulation qui ne doit pas être considérée comme un simple divertissement de laboratoire.

Concernant les conséquences de la congélation, la différence entre -12 et -18° correspond à celle entre cycle court et cycle long. Un circuit de distribution court peut s'accommoder de -12°, ce qui ne joue pas sur les bactéries mais sur la qualité organoleptique du produit. A -18°, les produits se conservent plus longtemps, les circuits peuvent être plus longs  et la qualité organoleptique se dégrade moins rapidement. Mais, pour les bactéries, il n'y a aucune différence.

S'agissant de l'argument publicitaire, vous avez parlé des Bifidus. J'avais demandé à la Société française de microbiologie de réagir à ce sujet et un article a été publié dans le bulletin de cette société, livrant l'analyse des microbiologistes sur ces nouvelles bactéries. Selon eux, ce procédé ne présentait pas d'intérêt scientifique particulier et rien n'a changé depuis lors. Mais quand on analyse un article scientifique, il faut savoir qui a financé la recherche. Le débat sur le caractère dangereux ou non des lignes électriques en est la preuve. J'ai réalisé une étude sur ce sujet, alors que j'étais membre d'une commission " santé et environnement ", et je me suis aperçu que les résultats des études antérieures étaient fonction de ceux qui les avaient financées. C'est pourquoi je dis que l'éthique du scientifique doit être parfaitement connue et avalisée par tous. J'ai même proposé qu'elle soit intégrée dans le statut du scientifique.

La consommation de certains fromages étant plus risquée que d'autres, faut-il recommander aux consommateurs à risques de les éviter ? C'est une pratique qui existe déjà. Les recommandations du ministère de la Santé sont explicites : les sujets à risques, dont il existe d'ailleurs une définition, se voient conseiller d'éviter de consommer une liste de produits. Pour la Listeria, ces sujets sont les femmes enceintes, les personnes âgées de plus de 50 ans et surtout de plus de 70 ans, les sujets immuno-déprimés ou porteurs d'un cancer et même les diabétiques. Il faut, ceci étant, déterminer si ces recommandations sont appliquées. L'on abaisse tout simplement la teneur en Listeria des fromages en enlevant leur croûte ! Quant à rétablir la vérité sur les fromages au lait cru, j'ai déjà répondu. Quelques 10 % des fromages à pâte molle sont contaminés par les Listerias, dont 5 % au-delà de la dose admise. C'est ce qu'affirmait la D.G.C.C.R.F. il y a trois ans et cela ne s'est pas amélioré depuis.

Mme la Présidente : Nous allons continuer à nous rassurer en vous posant d'autres questions !

Mme Odette GRZEGRZULKA : Monsieur le Professeur, vous avez évoqué l'indépendance de l'expert, la volonté de Danone de rendre public tout ce qui concerne la santé humaine au détriment du secret industriel qu'il détient du fait des recherches qu'il finance...

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Il s'agit de ce qui concerne les bactéries responsables de maladies transmissibles, non de la santé dans son ensemble.

Mme Odette GRZEGRZULKA : Vous avez également indiqué que vous avez travaillé avec d'autres industriels. Pouvez-vous nous affirmer ici, ce matin, que vous n'avez jamais été l'objet de pressions de la part de ces autres industriels pour vous empêcher de révéler leurs secrets ? N'avez-vous pas le sentiment d'être obligé de dominer une sorte de schizophrénie lorsque vous êtes à la fois expert de l'A.F.S.S.A. et détenteur de secrets industriels  ?

M. Germain GENGENWIN : Je voudrais revenir au frigidaire du consommateur. Quand vous parlez de Listeria, quel est le réfrigérateur qui est vraiment aux normes ? On règle une fois pour toutes sa température, quels que soient les produits qu'on y dépose. Y a-t-il vraiment danger à ce que des Listerias s'y développent et se transmettent à d'autres produits alimentaires que les fromages ? J'avoue être moins inquiet pour ce qui concerne les stades de la chaîne alimentaire qui relèvent de la fabrication ou de la distribution puisqu'un cas récent nous a montré qu'un lot de munsters contaminés avait été immédiatement détecté et retiré du marché.

M. André ANGOT : Un certain nombre d'équipes, en particulier à l'A.D.R.I.A. de Quimper ou chez Danone, travaillent sur la microbiologie prévisionnelle, autrement dit sur l'évolution de la flore bactérienne d'un produit entre sa fabrication et sa distribution. Pensez-vous que c'est là une méthode infaillible vers laquelle il faudra se diriger de plus en plus ?

Mme la Présidente : J'ai moi-même quelques questions à vous poser. L'une renvoie aux contrôles. Un sondage a été publié hier dans Le Monde sur le label de qualité ou de sécurité que les consommateurs souhaiteraient et qui les rassurerait, spécialement en matière de Listeria. Une telle proposition est-elle réaliste ?

Deuxièmement : concernant la simulation numérique, vous nous avez expliqué qu'elle apportait une preuve suffisante, mais cette preuve " numérique " est-elle acceptée par les pays qui ne disposent pas de cette méthode ?

Pour ce qui est des réfrigérateurs, on se demande pourquoi ils ne comportent pas systématiquement un thermomètre intégré !

Enfin, vous faisiez état dans votre exposé liminaire de l'adresse du site de travail de la commission. Malgré son caractère confidentiel, il constituerait une source particulièrement intéressante pour notre rapporteur. Vous n'enfreindriez aucun secret puisque le rapporteur dispose, de par les dispositions de l'ordonnance de 1958, de tous pouvoirs d'investigation !

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Je le lui transmettrai.

Parlons de l'indépendance de l'expert. D'un point de vue éthique, je vous rappelle une fois encore que j'ai travaillé avec Danone...

Mme Odette GRZEGRZULKA : Et les autres ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : ... que je travaille maintenant avec Bio Mérieux sur la mise au point de nouvelles méthodes de détection de Listeria monocytogenes. L'expert, quand il est interrogé ou quand il siège dans une commission, doit indiquer clairement avec qui il travaille et quelles sont les limites de sa liberté. Je vous ai indiqué les limites de ma liberté ; je ne peux pas faire plus. Il existe des informations que je ne puis livrer parce qu'elles relèvent du secret industriel mais c'est une situation tout à fait commune. J'ajoute que, quand j'ai à passer un contrat - la loi sur l'innovation qui va bientôt entrer en vigueur nous permettra de lier d'autres types de relations et nous soumettra à d'autres systèmes de régulation -, le problème majeur est de savoir quel sera ma plus ou moins grande faculté à publier. Or j'ai toujours insisté pour qu'aucune publication ne soit retardée. Si l'industriel refuse, je ne conclue pas le contrat. Il est difficile de faire plus. J'ai lancé la réflexion éthique au sein de la Société française de microbiologie il y a cinq ans et nous avons fait accepter et signer la charte d'éthique à ses 3 000 membres. Je l'ai introduite dès que j'ai pu dans l'école doctorale dont je suis le directeur à Lyon et je dispense un enseignement d'éthique du scientifique aux premières années de D.E.A. J'ai poursuivi cette réflexion au sein de la commission " Listeria ". Nous admettons parfaitement au sein de cette commission qu'un de nos collègues refuse de dévoiler certains faits et nous acceptons de rechercher le renseignement par d'autres voies.

Passons aux réfrigérateurs : ils ne sont jamais aux normes et ils sont toujours sales ! Il faudrait les nettoyer à l'eau de Javel au moins une fois par mois et vérifier la température qui ne devrait pas dépasser 12°. Autant dire que les réfrigérateurs domestiques sont rarement corrects. Si vous emmagasinez des produits contenant des Listeria, ils contaminent le réfrigérateur qui contamine les autres aliments. Cela se passe à l'identique au niveau industriel et c'est ce qui s'est produit lors de l'affaire de la langue de porc en gelée. Des Listeria étaient contenues dans la langue en gelée d'un producteur. Dans la mesure où cette langue était débitée, elle a contaminé tous les étals et des maladies se sont déclarées chez des personnes qui n'avaient jamais consommé de langue de porc en gelée. La Listeria pousse à 4°, mais elle pousse beaucoup plus vite à 12° et encore plus vite à 20° !

Le retrait du marché des lots de fromages contaminés, évoqué par M. Gengenwin, a été une bonne chose. Dans le rapport de notre commission, il apparaîtra explicitement que pratiquement toutes les épidémies qui se sont déclarées en France ces dernières années sont dues à des " erreurs d'interprétation " - et ma formulation est bienveillante ! - des contrôles effectués, soit par le fabricant, soit par la puissance publique. Systématiquement, les responsables savaient que des Listerias avaient déjà contaminé une fabrication antérieure.

Mme la Présidente : Vous parlez d'erreur d'interprétation ; ne s'agit-il pas plutôt de malhonnêteté des fabricants ou de complicité des administrations chargées des contrôles ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : A mon avis, les contrôles sont réalisés de façon honnête mais ils ne sont pas toujours interprétés convenablement. Quant à dire si les gens ont été de bonne foi, s'ils ont été négligents, s'ils ont agi sciemment, il n'incombe pas au scientifique de le déterminer, mais à la justice. Nous avons trouvé au moins deux cas où les intéressés ont agi sciemment, la maladie ne s'étant déclarée qu'au bout d'un an dans l'un des cas.

M. le Rapporteur : S'agissait-il d'autocontrôles ou de contrôles publics ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Il s'agissait d'autocontrôles, mais une fois au moins l'administration était au courant !

Mme la Présidente : Quelles ont été les suites judiciaires dans ces deux cas ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Il n'y en a pas eu dans l'un et il y en a eu dans l'autre.

M. Pierre LELLOUCHE : Pouvons-nous savoir de quels cas il s'agit et pourquoi il n'y a pas eu de poursuites judiciaires dans le premier cas ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Dans le premier cas, il s'agissait d'un fromage à pâte molle - je vous donnerai les noms plus tard, car je n'en dispose pas dans mes notes - dont on a pu constater que les contrôles étaient positifs depuis longtemps. Parmi les élevages qui fournissait le lait à la fromagerie, l'un était contaminant car il comprenait une vache dont tout le monde savait qu'elle était infectée.

M. Pierre LELLOUCHE : Et cela a duré un an !

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Les autocontrôles le montraient et la situation, en effet, a duré un an.

Le deuxième cas concerne l'avant-dernière affaire d'époisses - je retrouverai le nom de la fromagerie qui se situe en Côte d'Or. Une plainte a été déposée par les familles.

Deux affaires d'époisses ont eu lieu en effet. Celle dont je viens de parler concernait une fromagerie qui n'était pas aux normes, qui avait été mise sous surveillance mais n'avait pas été fermée ce qui a entraîné une épidémie. L'autre concerne la Fromagerie Bertaut qui était aux normes, manifestait beaucoup de vigilance et n'avait aucune raison d'avoir des Listerias. Elle a néanmoins été touchée et a dû interrompre sa fabrication. Mais ce cas particulier n'a pas entraîné d'épidémie.

Mme la Présidente : Dans le premier cas, celui de la Côte d'Or, s'agissait-il d'autocontrôles ou de contrôles administratifs ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Je vous fournirai des réponses écrites aussi précises que les informations dont je dispose le permettront.

M. Pierre LELLOUCHE : Vous avez déclaré que " tout le monde " était au courant, c'est-à-dire l'industriel, les services administratifs concernés ? Cela paraît choquant.

Mme la Présidente : Vous avez indiqué que cela figurerait dans le rapport de l'A.F.S.S.A. 

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Le nom de la fromagerie ne sera probablement pas cité.

Mme la Présidente : Nous ne pouvons pas attendre le rapport de l'A.F.S.S.A. qui ne paraîtra qu'au début de l'année prochaine.

M. le Rapporteur : Ce qui est important, M. le Professeur, c'est, à la faveur des exemples qui nous intéressent beaucoup sur l'autocontrôle et les contrôles administratifs, de souligner les dysfonctionnements pour que la commission d'enquête puisse formuler des propositions afin d'éviter ce genre de dérapages. Il est donc fondamental de savoir comment tout cela s'est passé.

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Je vais donc vous transmettre le document, qui n'est encore qu'un document de travail, puisque des vérifications restent à faire. Selon ce document, " la fromagerie collectait du lait de trois producteurs différents faisant l'objet d'analyses mensuelles de lait du troupeau. La contamination du lait provenant d'un producteur, identifiée en janvier 1997, s'est prolongée jusqu'en juin 1997. La vache infectée avait été identifiée par un dépistage individuel sur le lait du troupeau concerné, sans mesures directes et en particulier sans écartement du lait de ce producteur dans la fabrication du fromage. Plusieurs contrôles officiels et autocontrôles réalisés sur les fromages en février et mars 1997 avaient montré que la production était contaminée depuis janvier 97 ". Mais il convient de préciser qu'il n'est pas interdit d'avoir une production contaminée dès lors que la contamination reste inférieure aux normes !

Mme la Présidente : Dans quel département ce cas se situait-il ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Il s'agissait d'une fromagerie fabriquant du Livarot et du Pont-l'Evêque. Tout le monde était concerné !

Je réponds aux dernières questions.

Quelle réglementation est-elle appliquée lorsque des lots de fromage sont retirés du marché ? Cette démarche a été normalisée en 1992 et permet de savoir quand il faut retirer les produits du marché, les mettre sous surveillance, etc.

La microbiologie prévisionnelle est-elle une méthode infaillible ? J'ai déjà répondu à cette question : elle ne l'est pas. Comme toute méthode scientifique, elle a son taux d'erreurs, mais elle est très concurrentielle par rapport à des méthodes beaucoup plus lentes et plus coûteuses.

Le sondage du Monde : le label qualité, est-ce réaliste ? En tant que scientifique, je ne suis pas d'accord avec la question car le sondage ne précise pas s'il s'agit de santé publique ou de qualité gustative. Chaque fois que l'on pose la question, même à des scientifiques, il faut se méfier des questions à double sens. Des produits sans bactéries répondent au souci de santé publique mais les consommateurs s'apercevront vite qu'ils ont moins de goût !

Mme la Présidente : Les scientifiques peuvent s'engager éventuellement sur le degré de qualité mais, en ce qui concerne la sécurité, j'imagine qu'il est difficile d'imaginer que vous puissiez apposer un label sécurité à 100 %.

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Si ! Sur un produit qui a été autoclavé ! Mais il ne répondra plus à la qualité gustative qu'attend le consommateur. Vous aurez compris que les Listeria sont très nombreuses, il y en a partout... et on en meurt ! Environ 400 cas sont dénombrés par an, avec une mortalité de 15 à 40 % en cas d'épidémies. Mais c'est une maladie rare, dont on sait d'où elle vient et comment on la contracte. Investir dans la prévention est donc utile. Des Listerias, il y en a partout : dans le sol, dans les plantes. Deux à cinq pour cent des animaux de boucherie en sont porteurs ; après la découpe, le taux passe de 15 à 30 %. L'amplification est due à l'acte industriel. Il en va de même pour le fromage. On arrive à maîtriser la contamination au niveau du producteur, on sait faire des élevages bovins sans Listeria, mais il ne faut pas qu'il y ait une seule transgression !

M. le Rapporteur : Le test de dépistage de Listeria est-il compliqué ?

M. Jean-Pierre FLANDROIS : Non, mais il est très long : cela dure plus de quarante huit heures.

Dernière question : l'acceptabilité de la preuve par simulation numérique par les pays qui ne sont pas dotés d'une telle méthode ? Nous avons eu à aborder ce problème au sein de la Commission SCOOP au niveau européen : les pays scandinaves utilisaient la méthode anglaise, les pays du sud de l'Europe n'avaient pas de méthode particulière. Mais dans les pays européens, le degré d'acceptabilité est très fort parmi les experts. Il faudrait voir ce qu'il en serait avec les pays en voie de développement.

Enfin, c'est vrai, les réfrigérateurs devraient être équipés d'un thermomètre enregistreur. Revenant du supermarché, on dépose tous ses achats dans le réfrigérateur. La température monte alors durant une longue période et c'est précisément à ce moment qu'on y met le fromage !

Mme la Présidente : Je vous remercie.

III.- L'expertise sur les dioxines

Audition de M. le Professeur Jean-François NARBONNE
Professeur de toxicologie à l'Université de Bordeaux I

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 17 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Jean-François Narbonne est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-François Narbonne prête serment.

M. le Président : Mes chers collègues, la séance est ouverte.

J'ai le plaisir d'accueillir M. Jean-François Narbonne, professeur de toxicologie à l'Université de Bordeaux I, Président du Groupe de travail " Contaminants " du Conseil supérieur d'hygiène publique de France et spécialiste des dioxines.

Nous allons procéder à votre audition. Vous pouvez, si vous le souhaitez, nous faire un bref exposé, après quoi, nous vous poserons des questions.

M. Jean-François NARBONNE : Je puis vous brosser un historique de la crise de la dioxine, mais je puis aussi vous donner une idée de la façon d'évaluer et de gérer les risques liés aux contaminations chimiques, puisque le sujet que vous m'avez proposé porte sur la contamination de la chaîne animale, en particulier par les animaux d'élevage et la gestion des risques chimiques liés à l'aliment qui est un sujet particulièrement d'actualité.

En effet, nous nous trouvons dans une période critique. Ce que l'on appelait " sécurité sanitaire " des aliments était essentiellement lié aux effets à court terme de problèmes microbiologiques. Quand on parlait de la qualité d'un aliment, il s'agissait essentiellement de ses qualités microbiologiques. Il existe une relation directe entre l'ingestion d'un aliment avarié et la maladie qui se développe très rapidement chez la personne atteinte.

Les maladies liées à l'alimentation étant essentiellement en relation avec la qualité microbiologique des aliments, l'industrie agroalimentaire a réalisé des progrès fantastiques pour assurer cette qualité. Depuis les années soixante-dix, la façon de la gérer a été notamment développée par la N.A.S.A. aux Etats-Unis, parce qu'il n'était pas question que les cosmonautes soient malades à bord des navettes ! Par la suite, de très importants programmes ont été mis en _uvre : ainsi, alors que j'étais chargé de mission au ministère de la Recherche en 1986, j'ai participé au lancement du programme " Aliments 2000, aliments demain ". Nous avons développé les usines ultra-propres, les contrôles qualité, ainsi que la méthode H.A.C.C.P. liée à la microbiologie, grâce à l'action de Jean-Pierre Jouve, professeur de microbiologie à l'Ecole vétérinaire de Nantes, qui a été à l'origine de l'introduction en France de ces protocoles et de ces concepts.

Ce très gros travail accompli par la France a débouché sur des normes européennes. Aujourd'hui, on pénètre dans une usine alimentaire avec les mêmes précautions que dans une usine nucléaire, harnachés de gants, de blouses, des chapeaux, des surbottes ! A l'heure actuelle, on a à peu près réglé le problème microbiologique. Même le petit producteur de fromage de chèvre respecte la " marche en avant ", avec le contrôle qualité et l'application des normes européennes.

On sait d'ailleurs combien les PME ont eu du mal à s'adapter et les importantes subventions publiques qui lui ont été nécessaires. On a peut-être même été trop loin ! On pense ainsi que les problèmes actuels de listeria sont sans doute liés au fait que, ayant éliminé la majorité de la flore microbienne des aliments, on a laissé le champ libre aux germes les plus résistants, dont la listeria est le plus pathogène. Aujourd'hui, on peut dire que notre industrie agroalimentaire est d'une sûreté extraordinaire ; les maladies en rapport avec la qualité microbiologique des aliments ont fortement diminué et présentent un caractère quasi résiduel, sauf cas de crises, d'accidents ou de fraudes. Nous n'avons jamais eu des aliments aussi sûrs du point de vue de la qualité microbiologique.

Cette question une fois réglée, restent les problèmes de la chimie. Or les problèmes relatifs à la sécurité chimique des aliments sont beaucoup plus compliqués et les responsabilités d'une autre nature. Dans le cas de la sécurité microbiologique, la responsabilité des agents terminaux de la chaîne alimentaire est seule en jeu. Le céréaliculteur ne peut être rendu responsable de la qualité microbiologique d'un biscuit, mais uniquement le fabricant ou le distributeur. Or, dans les années cinquante, on a demandé à l'agriculture de produire le plus possible, avec des rendements sans cesse accrus et des prix à la baisse. Ce qu'on appelle " la crise de la dioxine " - en fait la crise du pyralène - résulte de la pression exercée par la distribution, qui ne fait qu'exprimer la demande de la société de faire baisser le prix des produits alimentaires. Or, la recherche du moindre coût, dans le domaine de l'alimentation, s'opère la plupart du temps au détriment de la qualité. Et c'est ainsi que nous sommes passés à des problèmes d'origine chimique.

L'harmonisation européenne des normes chimiques prévaut pourtant, à laquelle je participe d'ailleurs activement en tant qu'expert, au Conseil de l'Europe et ailleurs, où sont en jeu d'importants intérêts économiques. A l'heure actuelle, nous débattons avec nos collègues allemands, qui ont une approche quelque peu différente étant plutôt préoccupés par une approche simplement chimique que par une approche de santé publique.

Ces problèmes chimiques se posent, eux, plutôt à l'amont, au niveau de la production. La contamination a lieu aux stades initiaux de la chaîne alimentaire. Par exemple, un blé contaminé par du cadmium, du fait de la hausse des taux de cadmium dans les sols qui résulte de l'épandage annuel de fertilisants, peut aboutir à vendre du pain qui recèle une forte dose de cadmium.

Quand on recherche des matières premières à bas prix, on s'expose à introduire, par exemple dans la chaîne alimentaire, des farines de poissons de la Baltique, mer dont on sait qu'elle est fortement polluée par des dioxines qui proviennent des effluents de papeterie qui y sont rejetés depuis de longues années. Ou encore, quand on a pollué les sols d'une zone industrielle avec du plomb ou du cadmium, on retrouve ces métaux dans les reins et les foies des animaux élevés à proximité. Souvenez-vous des chevaux de Pologne élevés en Silésie dans des zones extrêmement contaminées par des métaux lourds.

C'est le reflet exact de l'état de détérioration de notre environnement, qu'il soit marin, aquatique ou terrestre. Ainsi, quand on recherche l'origine de la présence de contaminants chimiques dans un aliment, on remontera au sol où il a été produit, voire à l'eau qui aura servi à arroser la parcelle. C'est pourquoi nous réfléchissons à l'heure actuelle à des normes applicables aux sols, à une certification du sol parce qu'il nous semble indispensable d'identifier la zone de production dans la traçabilité des produits.

Ainsi que le montre une affaire récente, il peut même arriver que des kaolins, des argiles ou des bentonites utilisées comme additifs alimentaires ou comme plâtres stomacaux comportent de fortes teneurs en dioxine, très vraisemblablement d'origine naturelle et non industrielle.

Dès lors que l'on aborde les problèmes chimiques, ce ne sont plus les maillons terminaux de la chaîne alimentaire qui sont en cause, mais les maillons initiaux : celui qui a produit le blé ou le lait. C'est encore plus complexe dans le cas des chaînes animales, puisqu'il faut rajouter des maillons intermédiaires : l'animal consomme aussi des aliments fabriqués à partir de matières premières de provenances diverses dont on est quasiment incapable de préciser l'origine.

C'est encore là un effet de la formidable pression à la baisse des coûts exercée par les grands distributeurs. Un poulet à dix francs le kilo, comme nous le vante Leclerc, c'est scandaleux, ce devrait être interdit ! Parfois, l'économie faite sur le coût des protéines, dans le cas de la production de viande de poulet, constituera l'essentiel de la marge bénéficiaire de l'éleveur : ce sera parfois le centime qu'il aura économisé sur le kilo de protéines ou de matières grasses. Rien d'étonnant alors à ce que l'on recoure à des tourteaux avariés venant du Brésil dans un cargo dont on ignore tout des conditions sanitaires. Rien d'étonnant quand on fabrique des poulets à dix francs le kilo que l'on introduise un cargo de Rotterdam dont personne ne veut, voire que l'on utilise, ainsi que ce fut le cas en Belgique, de l'huile de vidange de moteur comme substrat de matières grasses dans l'alimentation animale. L'huile de vidange n'étant pas, bien entendu, autorisée dans l'alimentation animale, on va s'exposer à subir les conséquences de toutes sortes d'actions mafieuses, aux traitements illicites par les hormones de croissance qui ne sont que trop courants en France - un fort pourcentage du cheptel est traité ainsi - à l'heure même où nous affrontons les Etats-Unis sur l'importation de leurs viandes bovines hormonées. Une trop forte pression sur les producteurs ne peut éviter de tels phénomènes.

Je rappelle encore le cas de contamination à la dioxine survenu il y a deux ans suite à l'incorporation à des aliments du bétail de pulpes d'agrumes brésiliens qui étaient des résidus de pression servant à faire des jus qui avaient été séchés dans des conditions déplorables et utilisés comme source de protéines.

En somme, face à une forte pression à la baisse des prix, on doit s'attendre à de telles dérives. Je suis professeur à Bordeaux à l'Institut de sciences techniques des aliments, où nous formons des ingénieurs agroalimentaires, en particulier des ingénieurs " qualité sécurité " depuis 1986. C'est pourquoi je me sens autorisé à émettre une opinion. Je ne comprends pas pourquoi l'on n'a pas interdit la publicité sur les prix des aliments qui sont des produits de santé. On ne fait pas la publicité pour un médicament : " Venez acheter votre aspirine chez moi, elle est moins chère ! " La publicité sur les prix devrait être interdite pour les aliments, qui sont des produits de santé. La seule publicité autorisée devrait être celle-ci : " Venez chez moi, mon poulet est meilleur que celui du voisin ! " La loi contrôle la publicité comparative sur des produits de bien moindre importance. On n'a pas le droit de proclamer qu'une Renault serait moins bien qu'une Peugeot ou qu'une Ford alors que la publicité sur les prix des produits alimentaires est autorisée. Le consommateur est en mesure de comparer les prix d'un supermarché à l'autre, mais faire des prix d'appel est une atteinte à la sécurité, à la santé publique. On devrait être mis en examen pour des actes à ce point criminels !

Actuellement, on applique l'H.A.C.C.P. à la chimie : on recherche l'origine d'une contamination, l'origine des différents contaminants chimiques présents dans l'environnement. On " remonte " quand on le peut. J'ai été parfois consulté par de grandes firmes d'aliments du bétail qui étaient elles-mêmes dans l'impossibilité pratique de retrouver l'origine des matières premières achetées puisqu'elles passent par des acheteurs qui acquièrent ces matières au plus bas sur les marchés mondiaux. Elles rencontrent donc de gros problèmes de traçabilité. Elles sont dans l'incapacité de savoir si le cargo ayant transporté leurs tourteaux avait un revêtement intérieur compatible avec le contact alimentaire - dans la mesure où ces matières premières ne sont pas réglementairement considérées comme des aliments, mais comme des produits industriels. On peut, c'est un exemple, transporter du blé dans un camion qui a contenu du verre pilé ! Il m'a été indiqué qu'en la matière, prévalaient des règlements particuliers du ministère des transports et qu'aucun contrôle n'était effectué par le ministère de l'Agriculture. Ces matières premières sont considérées comme des produits industriels et ne sont pas liées à des réglementations spécifiques, en particulier de compatibilité ou de séquence de transport. Il y a donc beaucoup à faire en ce domaine.

Je ne comprends pas que l'aliment soit considéré comme un produit industriel ; l'aliment n'est pas un produit industriel, c'est - je le répète - un produit de santé et ceci est extrêmement important. Il est paradoxal que le budget de consommation alimentaire des ménages diminue de 2 ou 3 % tous les dix ans, alors que, dans le même temps, celui de leurs dépenses de santé augmente sans cesse. Par ailleurs, on constate que les aliments deviennent si peu intéressants sur le plan nutritionnel que l'on développe des compléments alimentaires et que les industries agroalimentaires mettent sur le marché des " alicaments " ou les aliments fonctionnels très chers, censés protéger contre les maladies, cardio-vasculaires notamment, alors qu'une alimentation de bonne qualité protège fort bien des maladies cardio-vasculaires ! Un bon verre de Bordeaux par exemple !

Il est vrai que l'on a du mal à définir la qualité d'un aliment dès lors que l'on ne connaît pas ses composants, ce qui permet de le décrire. Pendant très longtemps, on a limité l'aliment aux nutriments. C'est ce qui nous oppose aux Américains. Dans cette perspective, un aliment est un ensemble de protéines, de lipides et de glucides. Dès lors que nous avions notre quantité de protéines, de lipides et de glucides, nous étions contents. Telle est la démarche américaine : un macdo c'est la même chose qu'un steack de charolais ou un fromage immangeable la même chose qu'un fromage labellisé, tout simplement parce que tous renferment des protéines, des lipides et des glucides : ce que l'on appelle " l'équivalent ".

Or, pour nous, ce n'est pas la même chose. Un aliment est un ensemble de composés et récemment, nous avons découvert d'autres composants : les vitamines, bien sûr, mais aussi des polyphénols, des tanins et bien d'autres éléments qui servent à fonder nos critères analytiques d'un aliment, qui ne sont pas forcément pris en compte, tels que l'équilibre de tous les pigments. En termes de santé, les composés qui entrent en jeu, ce ne sont pas seulement les protéines, les lipides et les glucides et il ne suffit pas d'assurer une ration calorique par jour. D'ailleurs, il fut un temps où l'on ne parlait pas de glucides ou de lipides mais de calories/jour. Rappelez-vous le futurisme des années cinquante : en l'an 2000, nous devions tous manger des pilules ! Or, nous en sommes loin.

J'y reviens encore : on ne peut pas résoudre les problèmes des personnes qui n'ont pas les moyens de s'acheter des aliments en mettant la pression sur le prix des produits alimentaires. Sur le plan économique, c'est scandaleux ; d'un côté, on subventionne l'agriculture pour pratiquer les prix les plus bas, en arguant du fait qu'il faut que tout le monde ait à manger et, de l'autre cette pression ne bénéficie pas aux plus démunis. Si des personnes n'ont pas les moyens financiers de s'acheter à manger, ce n'est pas en mettant la pression sur l'agriculture que l'on va régler le problème : aidons-les à accéder à la nourriture, mais certainement pas en faisant pression sur le producteur pour obtenir de bas prix. Le système est en train de basculer complètement.

Au Conseil de l'hygiène publique en France, nous nous efforçons de fixer des limites aux produits chimiques. Nous l'avons fait pour la dioxine : c'est moi-même qui ai proposé les 5 pictogrammes/gramme, et j'ai dû le faire par l'intermédiaire du Conseil de l'Europe, parce que je me heurtais en France à une forte obstruction des lobbies industriels qui ont réussi à bloquer cette mesure pendant cinq ans, allant même jusqu'à faire présenter à l'Académie des sciences un rapport affirmant que la dioxine ne présentait aucun danger pour la santé publique ! Pendant ce temps, tous les autres pays d'Europe géraient leur problème de dioxine - et cela dès 1990.

Il est heureux aujourd'hui que l'A.F.S.S.A. permette enfin de donner la parole aux experts. Avant sa création, les rapports du Conseil de l'hygiène publique en France finissaient souvent dans un tiroir, tout comme ce fut le cas pour les rapports de nos collègues du C.N.R.S. et du Comité de Villejuif chargés du problème de l'amiante et qui annonçaient l'apparition de mésotheliomes, statistiques à l'appui. Cela n'a pas plu à certains. On a demandé à l'Académie de médecine de trouver un vague pneumologue pour expliquer que l'amiante n'avait jamais rien fait à personne. L'expertise en France n'était pas organisée, alors qu'elle était engagée dans la guerre économique. On le voit avec les Américains, au niveau du commerce mondial. Cela concerne les normes et les limites qui s'appliquent au commerce international car il n'est plus question de s'abriter derrière des frontières nationales.

A propos des experts, j'exprime mon inquiétude sur la diminution continue de leur nombre. Créer une agence de sécurité sanitaire chargée d'une expertise publique est une bonne chose, mais il faut savoir que, au Conseil supérieur de l'hygiène publique en France, on est obligé de faire entrer des experts industriels, les seuls à pouvoir encore parler de ces problèmes. Il ne reste plus en France que cinq laboratoires de toxicologie alimentaire. Le mien vient d'être fermé, car si vous dites faire de la toxicologie alimentaire en France, on ferme votre laboratoire ! En France, seuls comptent la biotechnologie, le biomoléculaire ! Trouvez des laboratoires de toxicologie alimentaire sérieux à l'I.N.R.A. ! Vous n'en trouverez pas, pas plus qu'un laboratoire travaillant sur les risques des O.G.M. pour l'homme. Il n'y en a pas un ! Je suis le seul expert français à travailler au niveau européen dans les groupes qui se préoccupent des risques que les O.G.M. peuvent présenter pour l'homme, sans même parler des risques pour l'environnement. Et encore n'est-ce pas là ma spécialité, puisque je suis biochimiste et non biologiste moléculaire !

Nombreuses sont les personnes à avoir fait des rapports : M. Louisot et moi-même en 1986. Il n'en reste pas moins qu'on ferme mon laboratoire alors que je suis le dernier expert compétent sur la dioxine. Ma thèse portait sur les P.C.B., je publie encore dans des revues, je travaille avec des Américains. J'ai été consulté par le gouvernement belge au moment de la crise de la dioxine et si la crise de la dioxine a été convenablement traitée à l'A.F.S.S.A., c'est pour beaucoup parce que j'étais là. Mais on ferme mon laboratoire...

J'ai dû me battre avec les Allemands qui voulaient nous imposer des contraintes excessives qui ne correspondaient à aucune exigence de santé publique, en posant des limites de détection ridicule dès lors qu'il s'agissant de dioxine ! Le Gouvernement et le ministère de l'Environnement se sont défendus. Mme Dominique Voynet a dû convoquer les préfets pour leur demander de faire respecter la loi.

Il est quand même extraordinaire que l'on soit obligé de convoquer les préfets pour qu'ils fassent respecter la loi !

En fermant les installations non conformes, l'on a ainsi, en trois ans, réduit des deux tiers les émissions de dioxine en France. Alors que la dose tolérable de dioxine pour l'homme est de 1 à 4 pictogrammes par kilo et par jour, on estime qu'aujourd'hui en France que la moyenne de la population se situe à 1,3 - cela en appliquant tout simplement la loi. La directive européenne date de 1989, sa traduction dans les textes français de 1991. Et pourtant il reste encore en 1999 des installations non conformes, sans compter les trop fréquentes dérogations consenties par l'administration, par exemple en faveur des porcheries de Bretagne.

On se demande parfois si les administrations sont là pour faire appliquer la loi ou pour donner des dérogations ! Tout est cas particulier et donne lieu à dérogation ! On est obligé de se battre contre les administrations, les délégations à l'agriculture, contre la D.R.I.R.E., pour éviter les dérogations alors qu'il suffirait d'appliquer la loi pour régler les problèmes.

Le changement intervenu depuis les accords du G.A.T.T. en 1994 est essentiel, puisqu'ils ont donné la responsabilité de l'innocuité des produits aux producteurs eux-mêmes. C'est une révolution. A Verkest, on a vu le producteur de matières premières partir avec les menottes aux poignets. Jusqu'alors personne, dans le monde agricole, n'imaginait pouvoir être poursuivi ou incarcéré pour des pratiques non conformes.

Dans le cadre des échanges mondiaux, il revient à chacun d'être responsable de ce qu'il fait. C'est le sens de la directive européenne, relative à la méthode H.A.C.C.P., qui définit la responsabilité de l'innocuité des produits mis sur le marché.

Quant au degré de culpabilité, le risque zéro n'existant pas, le producteur sera jugé sur l'efficacité du système et la méthodologie qu'il aura mis en place pour assurer l'innocuité du produit. Cela revient à demander au producteur de recourir à une méthode de type H.A.C.C.P. visant à l'identification des dangers, à la maîtrise de tous les points critiques, à la certification, à la traçabilité, à l'accréditation des sources, etc. Si le producteur a mis tous ces instruments en place, il ne sera pas déclaré coupable au cas où surviendrait un incident.

Nous sommes souvent sollicités par les professionnels qui demandent conseil à propos de ces nouvelles exigences ; nous leur faisons comprendre qu'il est préférable de payer plus cher des matières premières dont la qualité est garantie plutôt que d'acheter au rabais n'importe où dans le monde. Ainsi peut-il être avantageux d'acheter chez un producteur proche dont on connaît les précautions qu'il prend à l'encontre des métaux lourds ou de la dioxine, dont on pourra payer plus cher les matières premières mais dont on sait que l'on n'aura pas à les contrôler.

En revanche, si on achète à bas prix n'importe où, il faudra que l'entreprise contrôle elle-même l'ensemble de ses matières premières pour y rechercher les métaux lourds, les hydrocarbures aromatiques polycycliques, les mycotoxines... et elle se ruinera tant en frais de laboratoires que par les énormes investissements qui lui seront nécessaires. La seule façon de ne pas payer des analyses est d'acheter là où vous avez la certitude qu'il n'y aura pas de problème. Si je suis au fait des taux de pesticides dans la nappe phréatique qui me sert à arroser mon jardin, des taux de métaux lourds du sol sur lequel je travaille, si je suis en conformité sur l'ensemble des éléments de la chaîne, à l'arrivée, il n'y a nul besoin de procéder à des dosages, puisque tout a été certifié au départ.

La mise en place d'approvisionnements en matières premières certifiées progresse rapidement, mais, je le répète, elle se heurte à la pression inconsidérée qui s'exerce sur les prix des produits alimentaires. Nous disposons des ingénieurs compétents : j'en forme moi-même cinquante tous les ans et d'autres centres de formation existent dans le pays, tel l'E.S.B.A.N.A. à Dijon. C'est l'assurance que les choses peuvent aller vite mais il faut arrêter la pression sur les prix. Il nous faut aussi trouver des experts performants au niveau européen, où je me sens bien seul !

La plupart des collègues de mon laboratoire ont été réorientés vers la nutrition, dont on dit qu'elle pose les problèmes de santé publique plus importants encore. De fait, on trouve dans les hôpitaux davantage de personnes souffrant de diabète ou d'obésité qu'intoxiqués à la dioxine ou aux métaux lourds. Il est vrai qu'en termes de santé publique et parce qu'ils sont mesurables, les problèmes nutritionnels sont plus visibles que les autres, mais ce n'est pas sur ce terrain que se joue la guerre économique.

Il est indispensable de maintenir des laboratoires. En 1986, j'en avais identifié cinq. Nous les avons soutenus. Cinq postes de professeurs ont été créés en toxicologie alimentaire. Nous siégeons tous au Conseil d'hygiène, nous sommes tous directeurs de groupes de travail. Ce sont des personnes qui se sacrifient bénévolement pour la communauté. Malheureusement, personne ne soutient plus ces laboratoires : dès que j'ai quitté le ministère, on a tout fait rebasculer sur la biologie moléculaire, le clonage et les problèmes de génétique.

J'ajoute enfin que le problème se pose de la même façon en microbiologie : la plupart des laboratoires de microbiologie ont été transformés en laboratoires de bio-technologie. Ainsi, lorsque j'ai voulu en 1986 intégrer des chercheurs français dans les programmes européens sur les usines ultra-propres, j'ai eu beaucoup de mal à trouver des laboratoires français de niveau européen. Il n'y en avait plus ! Ils faisaient tous de la biotechnologie.

M. le Président : Je vous remercie.

La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le Professeur, merci de ce point de vue scientifique qui a le mérite de la clarté et qui est prononcé sur le ton très offensif du chercheur confronté aux problèmes de terrain.

M. Jean-François NARBONNE : Je suis un peu méridional !

M. le Rapporteur : Je ne suis pas loin de partager votre opinion sur la priorité donnée de façon sans doute exagérée à la recherche en bio-technologie par rapport à d'autres secteurs qui restent négligés. Vous en avez cité un et je pense nécessaire de réagir à ce sujet.

Pour en revenir à notre problème particulier, j'aurais plusieurs questions à vous poser. La première, puisque nous parlons plus spécifiquement de la contamination chimique, concerne le problème du seuil. Comment pouvez-vous, pour des produits toxiques, définir de manière précise le niveau à partir duquel un produit devient inconsommable alors que l'on peut penser que pour la dioxine, par exemple, le seuil est de zéro ?

La deuxième concerne l'origine de ces pollutions. Vous indiquez que l'on trouve de la dioxine à l'état naturel comme on trouve de la radioactivité à l'état naturel, comme on trouve tout autre produit dangereux. Des études ont-elles été entreprises sur cette contamination naturelle et ses conséquences ?

Troisièmement : Par rapport à la chaîne alimentaire, avez-vous étudié les différents facteurs de concentration ? Par exemple, à partir d'un sol contaminé et par le processus normal des végétaux aux animaux et à la consommation humaine, disposez-vous d'une étude sur les différents contaminants et les différents facteurs de concentration ?

J'en viens maintenant à un point important de votre exposé : vous indiquez que les contaminations les plus fortes auraient pour origine les sous-produits, c'est-à-dire des déchets dont on ne sait que faire et qui sont réintroduits dans la chaîne alimentaire. Se pose donc un problème de gestion des sous-produits; peut-être avez-vous des propositions sur lesquelles il conviendrait de travailler ?

Vous avez également parlé des mesures que nous devrions sans doute proposer concernant les matières premières agroalimentaires qui sont considérées comme des produits industriels. Vous avez tout à fait raison de dire que la contamination chimique s'opère en amont et que notre connaissance des conditions de traitement de ces matières premières est très faible. Avez-vous des propositions pour une meilleure traçabilité depuis la matière première jusqu'à la réalisation du produit fini ?

Enfin, vous avez pris l'exemple des pulpes d'agrumes du Brésil. S'agissait-il d'un problème de taux et de résidus contenus dans ces pulpes ? Quelle est la structure administrative qui a mis en évidence la contamination ? Y a-t-il eu saisie et retrait de ces pulpes du marché ?

M. le Président : Au vu des contraintes d'horaire, vous pourrez éventuellement formuler des réponses écrites afin que tous nos collègues aient la possibilité de vous soumettre leurs questions.

M. Jean-François NARBONNE : Les limites sont définies par ce qu'on appelle la " dose journalière admissible chez l'homme ou la " dose journalière tolérable pour les contaminants et admissibles pour les additifs ". Cette dose journalière maximale est déterminée à partir des expérimentations animales et des études épidémiologiques. A partir de là, en fonction des taux de consommation des différents produits, sont déduites des limites maximales pour chaque produit. Ces limites sont très importantes, parce qu'elles sont devenues une base juridique et peuvent permettre l'incrimination des pollueurs dès lors qu'il est établi que leurs rejets provoquent un dépassement de la dose journalière pour les personnes exposées. Hier, si votre enfant souffrait de saturnisme, vous ne pouviez incriminer l'usine implantée à proximité. Metable a été le premier cas en Europe à faire jurisprudence. Dès lors que l'usine rejette du plomb et que les légumes que vous cultivez dépassent la limite définie en fonction de la dose journalière, on peut mettre en jeu la responsabilité de l'usine.

Les approches diffèrent suivant les produits : vous avez parlé de taux zéro pour la dioxine. En fait, les seuls produits à taux zéro sont les mutagènes qui s'attaquent à l'A.D.N. On ne peut parler de seuil, puisqu'une seule molécule peut en principe provoquer un cancer. Il n'y a pas de limites toxicologiques pour les aflatoxines qui sont mutagènes ou pour les nitrosanimes, révélées sur les tétines de biberon il y a trois ans. Mais il peut y avoir des limites technologiques : c'est ce que l'on appelle la démarche A.L.A.R.A. - As low as reasonably achievable - c'est-à-dire " aussi faible que raisonnablement faisable techniquement ". En effet, si on fixe une limite toxicologique sur les mycotoxines, on ne pourra plus manger ni blé, ni maïs, ni riz ! On détermine les conditions à partir desquelles on peut avoir un produit de bonne qualité en s'y prenant techniquement de telle ou telle manière. C'est ainsi que l'on fixe les limites technologiques, ces limites pouvant être abaissées au fur et à mesure du progrès technologique.

C'est pourquoi nous apprenons à nos ingénieurs à anticiper l'évolution des normes : si la limite est technique, toute amélioration technique permettra de la diminuer. La dioxine n'est pas génotoxique, c'est un promoteur tumoral qui fonctionne comme une hormone : elle n'attaque pas l'A.D.N. mais modifie son activité et l'expression des gènes.

Des facteurs de sécurité permettent de déterminer une dose journalière tolérable, définie par l'O.M.S. entre 1 et 4 pictogrammes par kilo et par jour. Il est des sources naturelles de dioxine qu'on ne connaît pas très bien parce que l'essentiel de la dioxine provient des grosses productions industrielles des années soixante et soixante-dix. Il faut d'ailleurs faire attention à toute identification de nouveaux dangers. Le médecin et alchimiste suisse Paracelse disait : c'est le chimiste qui fait le poison ! Tout peut être toxique, même l'eau. La dose létale de l'eau est de vingt litres par jour. Si vous absorbez vingt litres d'eau en un jour, vous mourrez par néphrotoxicité. Aujourd'hui on dit que c'est le chimiste qui fait le poison. La dioxine a été découverte dans les années quatre-vingt grâce aux spectrographes de masse qui ont permis de l'identifier. Mais la grosse production de la dioxine a eu lieu dans les années soixante, quand on fabriquait des produits chlorés. On a parlé de cancer et de dioxine quand les ouvriers qui travaillaient à ces produits chlorés chez Bohringer, chez Basf ou chez Rhône-Poulenc ont développé des cancers. Mais pour le grand public, la dioxine n'est pas liée à l'apparition de cancers mais s'identifie à des problèmes de reproduction.

Cela me conduit à aborder votre question sur les transferts. Effectivement, on commence à disposer de bonnes études sur les transferts sol/plante, plante/animal, sur l'excrétion par le lait ou par le stockage dans les graisses et, enfin, sur la contamination de l'homme et surtout celle de l'enfant via le lait humain. La seule population qui dépasse aujourd'hui, et de très loin, les doses journalières admissibles est celle des enfants nourris au lait humain, qui sont à 400 fois au-dessus de la dose journalière admissible. Dans certains pays, on s'est déjà posé la question de savoir s'il ne fallait pas interdire l'alimentation au lait humain. Nous essayons de lancer à Bordeaux une étude épidémiologique des effets du transfert de la dioxine sur le développement du cerveau de l'enfant qui est, avec la thyroïde, la cible principale, et sur les propriétés cognitives du cerveau. Il apparaît tout de même que l'alimentation humaine reste globalement beaucoup plus intéressante que l'alimentation artificielle, en particulier du point de vue immunologique et on continue donc à la recommander. Il n'en reste pas moins qu'il convient d'étudier la question de plus près.

On connaît bien les taux de transfert qui nous permettent de calculer les limites à fixer pour les aliments du bétail par rapport à ce qu'on va trouver dans la viande. Tout n'est pas encore parfait, mais on dispose maintenant d'un ensemble d'éléments solides. Pendant longtemps, une seule analyse de la dioxine coûtait 15 000 francs ; c'est pourquoi on ne disposait que de peu de chiffres. Aujourd'hui, on dispose en France de 300 ou 400 résultats sur le lait, autorisant une bonne estimation de la distribution de la dioxine dans le lait, contre cinquante auparavant pour tout le lait en France, ce qui n'était pas évident.

Cela confirme que le contrôle chimique ne peut être à lui seul une solution. On ne contrôlera pas tout par la chimie. Le seul moyen de s'en sortir est d'établir une traçabilité et une certification de l'origine. Pour le kaolin, par exemple, on ne l'interdira pas, car c'est un produit extrêmement intéressant. Il peut être utilisé, entre autres, lorsque l'on a mal à l'estomac, sous forme d'emplâtre. Comment s'en sortir ? On ne peut réaliser des dosages sur toutes les argiles, surtout quand on sait que le coût d'un dosage est de 5 000 francs. Non, on ne réalisera pas un contrôle chimique de chaque dose, on procédera à une analyse de la teneur en dioxine de chaque carrière. Les unes seront exclues et le kaolin venant des autres, muni d'une certification d'origine, pourra être utilisé en toute sécurité. La seule solution est la traçabilité qui permet de connaître l'origine. Mais, pour cela, il faut payer la matière première un peu plus cher pour obtenir une parfaite traçabilité.

Dernier point : les déchets et les sous-produits. Il y a quelques années, vu les énormes tonnages que représentait l'alimentation animale, on pensait que cette branche était un débouché idéal de valorisation des déchets industriels. Des milliards d'animaux sont consommés tous les jours dans le monde. C'est donc un débouché très intéressant, pour les antibiotiques. On gagne beaucoup plus d'argent en vendant un antibiotique dans la filière animale que dans la filière humaine.

Pendant des années, on a même essayé de valoriser les sous-produits industriels en voulant les faire manger aux animaux. J'ai connu l'époque où on voulait nourrir les vaches avec de l'urée industrielle ou du papier journal. Je ne parle pas des steacks de pétrole et autres inepties ! De nombreuses subventions publiques ont été attribuées à de tels projets. La recherche de la compression des coûts l'emportait sur toute autre considération.

L'idée d'introduire des déchets dans l'alimentation animale est quand même complètement aberrante ! Il reste que les farines animales peuvent être un bon produit. Le tout c'est d'en avoir la traçabilité. Abattre un animal destiné à la boucherie et utiliser le reste de la carcasse pour en faire des protéines de haute valeur ajoutée destinées aux animaux carnivores fournit une excellente source de protéines qui vaut bien le soja transgénique. Encore faut-il ne pas confondre l'équarrissage et la filière de fabrication des protéines animales. Cela n'a pu être permis que pour satisfaire des intérêts financiers ! Parce que l'on ne voulait pas payer l'équarrissage, on a demandé aux équarrisseurs de valoriser les cadavres qu'ils ont introduits dans la chaîne alimentaire. C'est criminel !

M. François GUILLAUME : Cela continue en Allemagne et on importe des farines allemandes.

M. Jean-François NARBONNE : Le problème ce n'est pas d'utiliser les farines animales, mais le cinquième quartier, c'est-à-dire les parties non comestibles des animaux, dans la chaîne alimentaire.

Quant aux pulpes, ce sont les Allemands, dotés d'un bon système de contrôle chimique des matières importées, qui ont les premiers décelé des contaminations ponctuelles par la dioxine dans certains élevages dont ils ont retrouvé l'origine dans ces pulpes. De la même manière, c'est la constatation de contaminations d'élevages de dindes reproductrices en Autriche qui a permis de remonter jusqu'à des kaolins allemands contaminés. Il faut savoir que plus l'animal est âgé, plus il risque de contenir des taux de dioxine élevés. Ce fut le cas avec ces vieilles dindes. On a ensuite procédé à des dosages des carrières de kaolin en Allemagne.

Quand on parle des déchets provenant de l'industrie, il faut penser à ce qui se produira quand entrera en vigueur en 2002 l'interdiction totale du pyralène. Il faut s'attendre à une recrudescence brutale des pollutions au pyralène quand les industriels voudront se débarrasser sans frais du pyralène qu'ils détiendront - le faire brûler à 1300 degrés coûte 70 francs le kilo -sauf si on établit un bon système de contrôle pour savoir où sont les stocks et qui les détient, notamment E.D.F. et la S.N.C.F. qui en possèdent des centaines de milliers de tonnes. Il faudra étudier la question attentivement, car il y a de grandes chances d'en retrouver dans l'environnement et donc dans la chaîne alimentaire.

Pour en revenir aux pulpes, les Allemands ont mis en place un contrôle. A Bordeaux, un laboratoire du C.N.R.S. procédait à des dosages de dioxine. Nous avions proposé aux services de la répression des fraudes que se mette en place un laboratoire public d'analyse des dioxines. Aucune suite ne fut donnée à notre projet qui ne refit surface que cinq ans plus tard au moment de la crise de la dioxine et alors que le laboratoire avait cessé ses recherches sur le sujet ! Alors, à la va vite, on a décidé de réaliser les dosages. Mais un laboratoire public ne peut être opérationnel avant au moins six mois à un an. Nous péchons, en France, par défaut d'anticipation. En France, pas de nouvelles, bonnes nouvelles ! On sait fermer les yeux. Cela se résume par : " Circulez ! Il n'y a rien à voir. " Parfois même, on manipule l'information scientifique en niant la toxicité du produit comme ce fut le cas pour l'amiante ou la dioxine, voire - lorsque l'on ne peut pas dire que l'effet est nul - à affirmer qu'un nuage radioactif s'est arrêté à notre frontière ! Voilà la manière dont ont été réglés les problèmes en France !

Aujourd'hui, avec l'A.F.S.S.A., l'avis des experts est sollicité, qui ne se privent pas pour le donner - on l'a vu pour le b_uf anglais. La transparence a fait des progrès et les responsables politiques ont compris que refuser les avis d'experts pouvait leur valoir des ennuis judiciaires. Mais il est à noter qu'ils nous renvoient la responsabilité. C'est moi qui ai signé pour Coca Cola la décision de débloquer 50 000 bouteilles et, si une consommatrice venait à faire une fausse couche après avoir bu une bouteille débloquée, mon statut d'expert bénévole et de professeur à l'université ne me couvrirait pas contre ce risque. Les responsables politiques ont compris que, comme dans le Sud-Ouest, il fallait faire passer la balle à l'aile, qui va à la percussion pour marquer.

M. le Président : Nous allons regrouper l'ensemble des questions.

Mme Monique DENISE : Monsieur le Professeur, je voudrais que vous nous précisiez ce qu'est la méthode H.A.C.C.P. dont vous nous avez parlé.

M. Jean-François NARBONNE : Le sigle veut dire Hazard analysis critical control point, c'est-à-dire l'identification et l'analyse des dangers pour assurer leur maîtrise et la maîtrise des points critiques grâce à une évaluation de tous les dangers possibles. Je détermine, dans mon cas particulier, ce qui a des chances d'arriver ou qui est déjà arrivé. C'est un point critique; je mets alors en place un système qui me permettra de le contrôler, au sens anglo-saxon du terme, c'est-à-dire de le maîtriser, le terme anglo-saxon de " under control " signifiant " sous-maîtrise ".

Mme Monique DENISE : Je constate que les analyses de dioxine sont longues et coûteuses. Les laboratoires sont, en France, peu nombreux. Un seul à Lyon a réellement travaillé sur ces problèmes.

En outre, comment faire reconnaître et considérer la fonction des experts ? Vous allez me répondre que c'est d'abord une question de moyens financiers. Mais comment faire pour que les vocations revivent ? Vous disiez tout à l'heure que vous n'aviez personne derrière vous pour poursuivre ce combat.

Ma deuxième question se situe à l'autre bout de la chaîne : elle concerne les agriculteurs. Notre filière agricole figure parmi les meilleures au monde. Nos agriculteurs et nos éleveurs sont soumis à de très fortes exigences sur ce que produisent leurs sols, sur leurs épandages, dans le cadre de leurs rapports avec leurs bailleurs. Que doit-on entreprendre pour les aider et les rassurer, à l'heure où, comme vous le disiez, il faudrait presque avoir un laboratoire auprès de chaque exploitation ?

Je voudrais enfin poser une dernière question à propos de l'affaire Coca Cola, qui me concerne, puisqu'une usine de la marque est implantée dans ma circonscription. Comment connaître la composition chimique de cette petite goutte mystérieuse qui nous arrive des Etats-Unis, qui peut contenir des éléments non identifiés et non identifiables et qui fait la renommée de cette bouteille dont nos jeunes sont si friands ?

M. André ASCHIERI : Vous avez tenu, M. le Professeur, des propos très graves, sur la toxicologie en particulier, et que je partage entièrement. Si on ne fait rien, on court à la catastrophe. Pour essayer de comprendre et faire évoluer les situations - ce qui, ma foi, incombe aussi aux élus - les véritables raisons de la faiblesse de notre toxicologie sont-elles d'origine financière - certainement - ou résultent-elles d'un manque de valorisation de la discipline ?

Il semble que l'on crée plus facilement en médecine des chaires de cardiologie ou de chirurgie que de toxicologie. L'épidémiologie souffre d'un oubli presque égal. N'est-ce pas lié au fait que l'on travaille ici dans un domaine où on ne perçoit pas la conséquence directe de la recherche entreprise ?

Lorsqu'on est en présence d'un microbe, on sait que l'on est en face de telle maladie. C'est immédiat. Il en va de même pour les intoxications alimentaires. On obtient immédiatement le résultat qui permet de réagir tout aussi rapidement. En toxicologie, tout dépend de la dose - et encore, elle est tout à fait artificielle tant il est vrai qu'il est difficile de dire que telle dose a provoqué telle maladie - du temps d'exposition - qui peut être de dix ans ou plus - et du délai d'apparition de la maladie qui peut être de vingt ou trente ans ! Il est difficile de se passionner pour un problème qui apparaîtra, peut-être, dans vingt ou trente ans. Enfin, se pose la question des synergies entre les différents produits. Ceux qui sont exposés à l'amiante risquent le mésothelium, ceux qui fument risquent le cancer et, pour ceux qui fument et sont exposés tout à la fois à l'amiante, le risque est multiplié, non par deux, mais par cinquante. La France est donc absente de l'étude de ces produits. Au total, nous ne sommes à l'origine que de 1,5 % des connaissances dans le monde contre 44 % pour les Etats-Unis. Il en est ainsi également des grandes rencontres internationales où, soit nous pratiquons la politique de la chaise vide, soit nous sommes représentés par des personnes qui n'y connaissent rien. C'est dramatique !

M. François GUILLAUME : Vous nous avez indiqué tout à l'heure que certains territoires recelaient des produits qui pouvaient être toxiques à des doses supérieures à la moyenne : dioxine, etc. Vous avez évoqué les carrières des kaolins, qui n'est qu'un exemple. Cela implique-t-il pour vous l'existence de " champs maudits " comme on en trouve pour la maladie du charbon des animaux ?

Deuxièmement, en qui concerne l'origine des matières premières de l'alimentation animale, chacun ici sait que les fabricants d'aliments du bétail sont soumis à des contraintes extrêmement sévères comportant de nombreuses analyses. Il convient de le rappeler, parce qu'en vous écoutant on avait le sentiment qu'ils faisaient et importaient n'importe quoi de n'importe où, au meilleur prix, pour obtenir le meilleur résultat possible. Pourtant, cela pose une question : jamais on ne pourra retracer l'origine d'un certain nombre de produits importés comme les produits brésiliens dont vous parliez, dont les lieux et les conditions de production sont quasi impossibles à retrouver. Nous risquons de nous heurter à des problèmes de commerce international, avec des contentieux multiples, des interdictions d'importer. Ce ne seront plus des barrières tarifaires, mais des barrières non tarifaires, plus nombreuses, comme chacun sait.

Troisième problème : ainsi que vous l'avez rappelé à propos de l'urée, il y a introduction dans les aliments du bétail de matières azotées d'origine chimique. Ce n'est pas pire que de faire consommer aux animaux du sel provenant des mines de sel. Or dans l'opinion, on a le sentiment que tout ce qui est d'origine chimique est mauvais alors que tout ce qui est d'origine naturelle est bon !

M. André ANGOT : Vous avez évoqué la fermeture de votre laboratoire. Qui l'a décidée ?

M. Jean-François NARBONNE : L'Université !

M. André ANGOT : Deuxième question : vous avez évoqué la pollution de certaines terres agricoles par l'épandage régulier d'engrais qui apportent des métaux lourds ou par les eaux d'arrosage qui apportent des pesticides. Que pensez-vous de l'épandage sur les terres agricoles des boues de stations d'épuration des villes ?

M. le Président : Monsieur le Professeur, vous avez souligné un certain nombre de dysfonctionnements que l'on constate en France. Qu'en est-il dans les pays qui nous environnent ?

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais revenir sur le concept d'expert. Vous avez déclaré que nous aurons de moins en moins d'experts indépendants et de plus en plus d'experts dépendant des grands groupes. Cela nous inquiète : quand on sait qui paie l'expert, on sait à peu près ce que seront ses conclusions ! Ne pensez-vous pas que l'Université doive jouer un rôle beaucoup plus important dans la formation des experts ? On éprouve parfois un doute quand on sait que les universitaires ont des contrats avec les industriels. Mais ce sont quand même des personnes susceptibles d'être les plus ouvertes par rapport aux enjeux des multiples lobbies. J'aimerais connaître votre position.

Par ailleurs, j'ai toujours été surprise du poids de l'Académie des sciences et de l'Académie de médecine. J'ai été ravie de vos remarques, car chaque fois qu'il y a un problème et que l'on veut s'opposer à la position des lobbies, ceux-ci font toujours intervenir l'Académie des sciences et l'Académie de médecine. Est-ce typiquement français ?

M. Jean-François NARBONNE : Il y a deux groupes de questions : l'un sur l'expertise, l'autre sur les sols et les matières premières.

Sur l'expertise : au ministère de la Recherche, on n'a jamais su dire que la recherche répondait à une demande sociale, qu'elle travaille sur les problèmes de la société et qu'elle ne doit pas dépenser l'argent du contribuable en toute indépendance pour permettre à certains lobbies de chercheurs, majoritaires dans telle ou telle commission, de faire reconnaître la primauté de leurs disciplines et de s'attribuer les postes et les crédits. C'est ce qui est arrivé quand les biologistes moléculaires ont pris la tête des commissions. Ainsi ai-je demandé en vain un maître de conférences pendant vingt ans. La seule personne qui était attachée à ma chaire a dû prendre un poste de nutritionniste pour bénéficier d'une promotion à un poste de professeur, ce à cinq ans de la retraite.

Dans mon laboratoire, j'ai gardé un jeune pendant onze ans en le faisant rémunérer par une association dans l'attente d'un poste de maître de conférences. C'est lui qui a signé, en numéro deux, le document scientifique qui fonde la Directive Novel food de la Communauté européenne. Puis il en a eu assez et il est parti dans le privé ! Il est lamentable qu'on ne puisse fournir des postes à des personnes de cette qualité. Un laboratoire n'existe que là où l'on ouvre des postes. Mais désormais, ces ouvertures ne sont concevables que grâce au recours à des fonds privés. Par ce biais, de l'argent, on en trouve ! J'ai un laboratoire où tout le monde est payé sur fonds privés, puisque nous ne sommes plus que deux à y bénéficier de postes de scientifiques statutaires. Nous travaillons à 95 % avec de l'argent privé. Nous recevons 20 000 francs par an de l'Université alors que nous dépensons 35 000 francs de téléphone ! En fait, Il faut que nous trouvions un million de francs par an pour faire tourner le laboratoire. Cela ne veut pas dire pour autant que nous soyons liés au privé : le privé vient nous voir, parce que nous sommes bons ! Ce n'est pas parce que Danone nous offre des contrats que nous disons que tout est impeccable chez Danone. Si nous nous battons pour que les pouvoirs publics orientent de nouveau la recherche en France, cela ne signifie pas que toute la recherche doive être financée à partir de fonds publics. Il n'en reste pas moins qu'une partie de la recherche doit être publique afin de répondre aux intérêts fondamentaux de la nation. Quand le sida est apparu, personne n'y travaillait. Le gouvernement de M. Chirac y a investi des millions, mais un seul laboratoire était en mesure de les recevoir. Vous pouvez toujours multiplier par dix les crédits d'un laboratoire, que voulez-vous qu'il en fasse ?

Et puis, il y a l'expert. Un statut existe, celui que donne l'Institut universitaire de France qui, malheureusement, procède par cooptation. On attribue aux experts reconnus par cet Institut des chargés d'enseignement; un maître de conférences en surnombre qui assure en fait leur travail universitaire et on leur donne 50 000 francs par an pour financer les fonctions qu'ils sont conduits à exercer au niveau international. C'est exactement le statut qui conviendrait.

Or il n'est actuellement accessible qu'à des personnes cooptées par des gens de l'Académie des sciences, par exemple, qui mettent en avant des relations lesquelles ne bougent pas de leur université bien qu'ils reçoivent des crédits pour se rendre dans les congrès internationaux. C'est lamentable ! Il faudrait que chaque ministère se voie attribuer un nombre de postes pour ses propres experts qui seraient désignés, après sélection, sur la base de leurs publications. Si nous pouvions obtenir ce statut, ce serait extraordinaire.

Chez nous, les trente-cinq heures représentent un tiers temps. Je fais de la recherche, j'encadre des thèses, j'enseigne à temps complet alors que mes fonctions d'experts à l'A.F.S.S.A. réclament une disponibilité quasi instantanée, que le principe de précaution demande une grande rapidité de réaction - puisqu'il peut imposer de bloquer 3 000 élevages ou 50 millions de canettes pour éventuellement les débloquer quelques jours après - qu'il nous faut évaluer le risque du jour au lendemain.

Après avoir été sollicité, je ne peux répondre : " Excusez-moi, mais demain j'ai cinq heures de cours, je ne peux pas venir. " La plupart des personnes siégeant au Conseil supérieur d'hygiène de France et dirigeant les groupes de travail sont tous universitaires ; ce sont des indépendants. Il faut qu'ils bénéficient du statut de l'Institut universitaire de France. Au surplus, en leur attribuant un poste de maître de conférences, ils peuvent former un jeune qui, dans cinq ou six ans, les remplacera. Ce statut est donc idéal, mais on ne peut l'obtenir si ce n'est à passer son temps en circonlocutions, ce que je me refuse à faire même si je suis un bénévole au service du bien public !

En somme, un bon statut peut nous donner notre indépendance d'experts. Il faut aussi des laboratoires qui pratiquent la recherche sur ces disciplines qui sont en voie de disparition. Il en faudrait au moins un laboratoire en France qui travaille sur les métaux lourds, un sur les mycotoxines, etc. Or, je rappelle que le laboratoire de l'I.N.R.A. qui travaillait sur les mycotoxines a été fermé.

J'en viens au dernier point : le sol. Ce problème signifie pour moi la fin de la mondialisation, car si l'on fait obligation à tout fabricant d'être responsable de l'innocuité de ces produits, celui-ci ne peut plus acheter ses matières premières sur le marché mondial, sans savoir d'où elles viennent, sauf à courir tous les risques ou à supporter tous les frais d'analyse.

La solution est donc d'acheter à quelqu'un qu'il connaît sur la base d'un contrat de fabrication qui précisera que le fournisseur doit employer tel pesticide et non tel autre, que son champ n'est pas contaminé.

On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre : si une municipalité crée une zone industrielle au milieu d'une région agricole, il faut qu'elle sache qu'après avoir contribué à salir les sols, elle ne pourra plus prétendre faire de l'agriculture de qualité mais il faut savoir si on veut un pays préservé. Peut-être est-ce la chance de certaines régions françaises, exclues du miracle industriel, que de pouvoir participer aujourd'hui à un miracle agricole. Pensons à la Corse, au Massif Central, aux agricultures de montagne qui ont des sols extrêmement propres, qui peuvent fournir des productions de haute qualité. Il n'en reste pas moins que certaines vallées des Pyrénées sont extrêmement polluées par les activités de Péchiney.

En matière d'épandage des boues, on a fait n'importe quoi au début à l'instar de ce qui a été fait avec les incinérateurs dans les années soixante-dix : on leur a fait cracher tant de fumées toxiques qu'aujourd'hui plus personne n'en veut ! S'ils avaient été aux normes, personne n'aurait parlé de dioxine. Si la France n'avait pas voté contre la norme 0,1 nanogramme par mètre cube en 1991, parce que Rhône-Poulenc contestait, au prétexte qu'il n'y avait pas eu de morts à Seveso... C'est donc en imposant des limites que l'on peut gérer ces problèmes de contamination des sols.

Il est vrai que des " champs maudits " devront être exclus. Du reste, il ne faut pas se faire d'illusions : la Bretagne est déjà exclue ! Les fabricants de baby foods n'achètent plus jamais de légumes en Bretagne à cause des teneurs en nitrates qu'ils recèlent. La Bretagne est exclue des champs d'approvisionnement des fabricants de baby foods. Cela pose aussi des problèmes pour l'agriculture biologique. Imaginons un agriculteur bio cultivant à proximité d'un incinérateur ou d'un de ses confrères qui n'utilise certes pas de pesticides, mais qui arrose avec l'eau de la nappe phréatique saturée d'atrasines ! Bientôt, il n'y aura plus besoin de pesticides, il suffira d'arroser pour que le champ soit traité ! (Rires.)

Je crois ainsi avoir répondu à vos questions.

M. le Président : Monsieur le Professeur, je vous remercie.

V.- L'expertise sur les hormones

Audition de M. le Professeur François ANDRE
Professeur à l'Ecole nationale vétérinaire de Nantes

(extrait du procès-verbal de la séance du Mercredi 17 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. François André est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. François André prête serment.

M. le Président : Nous recevons aujourd'hui M. François André, Professeur à l'Ecole nationale vétérinaire de Nantes, Directeur du Laboratoire national sur les anabolisants. Vous êtes également expert auprès de l'O.M.C. pour le Panel Hormones USA-Union européenne.

M. François ANDRE : Vous m'avez demandé de dire toute la vérité ; c'est la vérité scientifique, celle en laquelle je crois, que je jure de vous communiquer, sachant qu'elle peut, demain, être remise en cause par des résultats nouveaux. Je parlerai avec toute mon honnêteté scientifique.

J'avais l'intention de me présenter ; vous l'avez fort bien fait, M. le Président. A mon curriculum vitae, j'ajouterai que je suis membre du Comité scientifique de l'A.F.S.S.A. depuis la création de l'Agence. Le ministère de l'Agriculture m'a également confié l'élaboration d'un laboratoire public sur les dioxines, car, ainsi que vous le savez, jusqu'ici n'existaient en France que des laboratoires privés, agissant même pour le compte de l'Etat. Le laboratoire sera fonctionnel en l'an 2000.

Parallèlement à mes compétences en matière d'hormones, j'ajoute donc celle de chimiste-analyste pour les dioxines.

Ma profession de vétérinaire comporte au départ une formation de biologiste, à laquelle j'ai ajouté, par vocation à enseigner dans les écoles vétérinaires, celle de biochimiste. En outre, dans la mesure où depuis dix ans je dirige le Laboratoire national sur les anabolisants, ma compétence de chimiste se perfectionne dans le domaine de la chimie analytique des résidus, compétences polyvalentes associant tout à la fois les aspects biologiques liés au problème des hormones, des dioxines ou des contaminants en général, et les aspects de sécurité alimentaire, de protection du consommateur grâce au contrôle et au développement des moyens de contrôle dont nous disposons. Au départ, je n'avais pas une formation de toxicologiste. En ce qui concerne le dossier hormones, ma compétence s'est essentiellement développée à partir du moment où l'on m'a invité à participer aux travaux du panel Hormones USA-Union européenne. C'est alors que je suis sorti du domaine des résidus pour m'intéresser au sujet d'une manière beaucoup plus globale, en particulier aux aspects de la toxicologie des hormones.

J'ai prévu un exposé liminaire. Je définirai dans un premier temps les hormones concernées : quelles sont ces molécules, quel sujet doit-on traiter ? J'évoquerai ensuite leur situation réglementaire en France, en Europe et dans le monde, parce que je crois que cela permet de bien comprendre le conflit actuel. Je poursuivrai par les conséquences de la réglementation, c'est-à-dire ce qui se passe en matière de contrôle en Europe et en France et sur le conflit, sujet à l'ordre du jour. Pour terminer, je souhaiterais exposer les arguments scientifiques qui justifient aujourd'hui l'interdiction de l'emploi de ces molécules.

Ce que l'on appelle " hormones " est un groupe de molécules ; ne sont pas concernées les seules hormones. Historiquement, l'on s'est intéressé à l'une d'entre elle, le D.E.S., diéthylstilbestrol. Cette molécule était largement utilisée en élevage aux Etats-Unis juste après la guerre, voire un peu avant-guerre. Elle avait également été administrée sous forme médicamenteuse chez la femme. Or l'on s'est aperçu que les filles de ces femmes traitées au D.E.S. connaissaient des problèmes d'ordre utérin, cancéreux, malin ou non. Il fut démontré que ces dysfonctionnements étaient liés au fait que leurs mères avaient été traitées au D.E.S. Par ailleurs, le D.E.S. a été utilisé sous forme d'implants dans les cous de poulets. Tout le monde connaît l'affaire des poulets aux hormones, à une époque où l'abbé Pierre commençait déjà à s'inquiéter de la pauvreté de certains, des personnes mangeaient des cous de poulets, peu commercialisés à l'époque, et donc ingéraient force implants. La poitrine des malheureux se développait anormalement. Il s'en est suivi une prise de conscience. Premièrement, sur le fait que l'on ne pouvait donner n'importe quel type de produits aux animaux pour les élever sans réfléchir aux conséquences pour l'homme. Deuxièmement, l'attention a été polarisée sur l'aspect " hormones ", en cause avec le D.E.S. Le terme d'hormone, de par les connotations qui s'y attachent, induit les notions de " sexe ", de " libido ". C'est pourquoi, une attention toute particulière a été portée aux hormones par rapport à d'autres composés, tels les antibiotiques dont on ne parle que depuis peu.

Voilà pour l'aspect historique qu'il me paraissait important de rappeler.

Sur le plan des molécules, je ne vous ferai pas un cours de chimie. Il convient simplement de savoir que la famille des hormones comprend des anabolisants stéroïdiens, très classiques. J'entendais ce matin même Mme Buffet en parler. Il s'agit de molécules qui ne sont pas connues des seuls milieux de la sécurité alimentaire. Ce sont des anabolisants, ceux qui font gonfler les muscles du sportif ou la viande des bovins. Ces anabolisants sont de deux sortes : d'une part, les anabolisants naturels, les mêmes que possèdent les hommes ou les femmes dans leurs tissus. Il s'agit de l'_stradiol, de la testostérone, de la progestérone. Ces molécules peuvent être utilisées en plus des sécrétions naturelles chez l'animal. D'autre part, les anabolisants artificiels, officiels dans certains pays. Ces hormones sont la trenbolone, le zéranol et le M.G.A., acétate de melengestrol, dont on parle beaucoup, car elles sont utilisées légalement dans certains pays.

Parmi les hormones artificielles, certaines ne sont autorisées nulle part comme le D.E.S., la nandrolone, la chlortestostérone, l'éthynil _stradiol ; il en existe des centaines. Certaines ont été développées sous forme de médicaments humains, de contraception, mais n'ont jamais été autorisées comme anabolisants en élevage.

C'est là le premier groupe de ce que l'on met sous la rubrique " hormones ".

Le deuxième groupe est une famille de molécules, les antithyroïdiens. Ces molécules utilisées en médecine humaine, dans certains cas contre l'hyperthyroïdie, ont un effet en élevage. Les antithyroïdiens ont été un peu utilisés dans les années cinquante-soixante. Ils continuent à être surveillés ; ils restent interdits. Ils posent un problème mineur, dans la mesure où peu de personnes s'en servent, même frauduleusement.

Le troisième groupe est important ; il s'agit des bêta-agonistes, dont l'un très connu : le clenbutérol a défrayé la chronique des années quatre-vingt dix jusqu'à aujourd'hui. C'est un médicament important, à la fois dans le domaine vétérinaire, où il a deux applications majeures en médecine humaine.

Dans le groupe des bêta-agonistes, des molécules, brevetées, sont utilisées. Ce sont des médicaments, tels le salbutamol, la ractopamine, le zylpatérol dans certains pays. Ils sont étudiés, brevetés et bien connus.

Toujours sous la rubrique des bêta-agonistes, on trouve un mini-groupe, série de molécules apparentées, simples dérivées des précédentes, mais jamais brevetées ni décrites publiquement. Elles existent, parce que des personnes les ont fabriquées " - dans leur garage " dit-on en plaisantant, autrement dit illégalement, au marché noir - les ont utilisées et diffusées. Il s'agit du méthyl-clenbutérol, du clenpeterol... Cette série n'a donc jamais été développée officiellement.

Ces molécules ont, d'une manière générale, des efficacités prouvées en élevage. Personne ne nie aujourd'hui que, dans des conditions normales, sur des animaux castrés auxquels ont été administrés des implants sous-cutanés, on obtient une croissance et un rendement bien meilleurs des animaux comparativement à d'autres qui bénéficient d'une même quantité d'aliments ingérés.

L'efficacité est également prouvée sur des animaux comme les vaches de réforme, qu'il convient d'engraisser avant de rentabiliser le reste de l'animal après qu'il a, plusieurs années de suite, fait tous ses efforts pour produire du lait. On utilise ces molécules, non officiellement, par injection intramusculaire de produits à résorption lente. Elles sont également efficaces par cette voie.

Sur le plan de la toxicité, ces molécules ont été plus ou moins étudiées. Il existe une toxicité classique, communément admise, celle de leur propriété hormonale. Une molécule ayant une propriété hormonale agit dans l'organisme ; si l'on en introduit de trop, on dépasse la fonction. Par exemple, le D.E.S. qui fait pousser la poitrine de l'homme ; les sportifs hyper-anabolisés connaissent des problèmes de stérilité par mécanisme de retrocontrôle. La toxicité, par surdosage, est connue, mais, pour ces anabolisants et pour les stéroïdiens en particulier, la toxicité est liée à leur propriété hormonale.

La deuxième toxicité de ces molécules est celle des bêta-agonistes. Les bêta-agonistes sont des molécules pour lesquelles le rapport entre la dose toxique et la dose efficace est moins important. Autrement dit, quand on veut les utiliser en tant que médicaments, des doses à ne pas dépasser sont prescrites, car les surdoses entraînent rapidement des effets toxiques. La toxicité prouvée des bêta-agonistes, notamment du clenbutérol, est d'ordre cardiaque. Elle s'est exprimée au cours des dernières années accidentellement par inhalation, voie d'administration de ces molécules -preuve en est le ventipulmin. Des éleveurs irlandais qui manipulaient de la poudre de clenbutérol se sont retrouvés à l'hôpital, parce qu'ils avaient inhalé le produit et ont éprouvé des problèmes cardiaques majeurs. La toxicité des bêta-agonistes s'est également exprimée par intoxication. Les habitants d'un village espagnol avaient consommé un foie de veau traité illégalement à haute dose avec du clenbutérol. Il n'y a pas eu de morts, mais les personnes se sont retrouvées le lendemain, malades, à l'hôpital. En France, les services vétérinaires - la D.G.A.L. et mon laboratoire au point de vue analytique -ont dépisté des cas de foies de veau responsables d'intoxications. Les cas n'étaient pas mortels, mais on peut s'interroger.

Je parlerai peu de la France, s'agissant de l'aspect réglementaire, tant il est vrai que les règles applicables sont surtout européennes et qu'elles sont appliquées de manière assez uniforme.

En France, le problème a été posé et le législateur a commencé à agir dès 1959. La France a été parmi l'un des premiers pays à interdire l'utilisation des _strogènes suite aux affaires de D.E.S. A cette époque, d'emblée, le principe fut celui de l'interdiction systématique de ces molécules en élevage, sauf dérogation pour utilisation thérapeutique.

En 1975, le Parlement a voté une loi importante sur la pharmacie vétérinaire. Tout produit utilisé en élevage devait obtenir une autorisation de mise sur le marché. Avant cette date, on pouvait administrer aux animaux un certain nombre de produits, sans pour autant avoir reçu une autorisation de mise sur le marché. Les entreprises qui fabriquaient les anabolisants ont alors essayé de promouvoir leurs produits en leur faisant passer des autorisations de mise sur le marché. En 1976, l'Etat a réagi par la " loi Ceyrac " qui confirmait l'interdiction antérieure et avait pour but d'interdire définitivement l'utilisation des anabolisants en élevage. Ensuite, pour des raisons économiques, les répressions de la fraude se révélèrent insuffisantes. N'ayant pas suivi personnellement ces affaires, j'en fais une analyse historique. Les moyens de contrôle de l'époque étaient faibles et inadaptés avec, pour conséquence, le développement des fraudes. Des hormones naturelles étaient utilisées, de même que le D.E.S. qui était très efficace. Ce qui a conduit, en 1980, aux premiers boycotts du veau suite à des analyses réalisées, à la demande des associations de consommateurs, à l'étranger dans de meilleurs laboratoires que les nôtres. Ils ont mis en évidence le fait que des veaux étaient traités illégalement. L'on s'est donc posé la question du contrôle.

En 1980, on est entré dans une période qui a abouti en 1984 à la " loi Rocard ", qui revenait en arrière et autorisait les molécules ayant reçu une autorisation de mise sur le marché

M. François GUILLAUME : La liste positive.

M. François ANDRE : Oui, trenbolone, zéranol étaient autorisés par la " loi Rocard ".

A ce point de mon exposé, j'ouvrirai une parenthèse explicative sur les anabolisants et les autorisations de mise sur le marché.

Les autorisations de mise sur le marché concernent les médicaments vétérinaires. Dans l'esprit du public, un médicament est une molécule qui sert à traiter une maladie, éventuellement à faire du diagnostic, du dépistage d'une maladie ou à prévenir une maladie par un vaccin. Or, dans la définition légale d'un médicament, qui est internationale -à l'O.M.S., en Europe -, il s'agit aussi d'une molécule qui modifie une fonction de l'organisme. Cela se comprend si on prend l'exemple de l'insuline qui traite le diabète : l'insuline est un médicament et pourtant c'est une hormone. Cela pour dire que les anabolisants utilisés en élevage et utilisés légalement en 1984 ne sont pas des molécules destinées à traiter une maladie ni à prévenir, mais à modifier une fonction pour obtenir des gains de rentabilité dans la production. Mais il n'y a pas de moyens réglementaires et il n'y a jamais eu mondialement de moyens réglementaires pour les considérer autrement que comme des médicaments. Ce qui explique que ces molécules suivent la démarche d'autorisation des médicaments.

En 1984, la " loi Rocard " autorise quelques molécules naturelles et deux molécules artificielles - trenbolone et zéranol - et leur donne des autorisations de mise sur le marché. Les dossiers nécessaires à l'obtention des autorisations de mise sur le marché comprennent un volet toxicologique, mais les études toxicologiques pour ces molécules datent des années soixante-dix, voire d'avant. Depuis, ces résultats toxicologiques sont toujours utilisés. Toutes les données toxicologiques concernant les anabolisants autorisés en 1984 et utilisés aux Etats-Unis sont antérieures à 1970.

Le principe de la " loi Rocard " visait à interdire les autres molécules, dans l'idée que si on autorisait quelques molécules, on limiterait la fraude. On associait le traitement des animaux à la délivrance d'un certificat de traitement, moyennant quoi l'éleveur était en possession d'un certificat indiquant qu'il avait traité ses animaux légalement et qu'il ne devait pas les abattre avant telle date. A l'abattage, on vérifiait simplement que la date était respectée. J'ai commencé à m'intéresser à l'époque à ce qui se passait. Tout le monde sait qu'à l'injection officielle d'anabolisants, s'ajoutaient des injections illégales complémentaires ou des injections supérieures à la dose légale. On a même constaté des utilisations frauduleuses de D.E.S. au cours de cette période. Cela démontre que l'objectif de la loi n'avait pas été totalement atteint et qu'autoriser les molécules en question n'a jamais limité la fraude. Les preuves existent ; certains cadres administratifs à la retraite aujourd'hui pourraient le confirmer.

Voilà pour l'historique en France jusqu'en 1984. Ensuite, l'histoire française rejoint l'histoire européenne. J'en viens donc à l'Europe.

Au niveau de l'Union européenne, les premiers textes relatifs à ces divers types de molécules apparaissent dès 1970. Comme les textes français de 1959, ils vont dans le sens d'une interdiction d'utilisation des _strogènes. La directive de 1981, n° 81-602, interdit des molécules comme les stilbènes, le D.E.S., les hormones en général, à activité _strogène. Parallèlement, l'Union européenne a essayé d'harmoniser les procédures des dossiers d'autorisation de mise sur le marché des médicaments. Il faut attendre 1985 pour noter une mesure importante au plan européen : la Commission a essayé de promouvoir un projet de directive s'inspirant de la " loi Rocard " de 1984, l'estimant bon dans son principe : autoriser des molécules pour limiter l'usage illégal. Le Parlement européen a refusé la directive. Son refus a conduit à une directive clef de 1986 - la directive n° 86-469 - qui arrête définitivement l'utilisation des anabolisants en Europe avec des dates d'effet retardées régulièrement. Il n'en reste pas moins, qu'à partir du 1er janvier 1989, tout le monde a été obligé de s'y conformer. Voilà quasiment onze ans que prévaut en Europe et dans les Etats membres une interdiction totale d'utilisation des anabolisants en élevage.

Les arguments du Parlement sont intéressants à rappeler. On dit toujours qu'il avait pour seul argument la production excédentaire et qu'il n'y avait donc nul besoin d'utiliser des molécules pour produire encore plus. Il l'a présenté, en effet. A l'époque, les stocks de viande étaient importants. Toutefois, il a également souligné, avant de prendre des décisions d'interdire, que cela correspondait au souhait des consommateurs, ce que tout le monde avait constaté, en France en particulier. Il avait de plus souligné le manque de preuve de l'innocuité de ces molécules. C'est là un élément intéressant.

L'interdiction de 1989 a été confirmée puis étendue en 1996 et actuellement, nous vivons sous le régime de l'interdiction totale de ces molécules et des bêta-agonistes, venus rejoindre le peloton en 1996 dans le cadre de la directive n° 96-22. Bien évidemment, à partir du moment où l'Union européenne a interdit l'usage en interne de ces anabolisants, elle a demandé aux pays tiers de n'exporter vers l'Union européenne que des viandes produites à partir d'animaux élevés sans anabolisants. Elle a donc mis en place un système de contrôle vis-à-vis des pays tiers et de leurs plans de contrôle, puis, plus tard, de contrôle sur place de ce qui se passait en matière de laboratoires de contrôle d'emploi.

Les Etats-Unis et les pays qui les suivent - je parlerai des Etats-Unis comme chef de file d'un groupe de pays utilisant les anabolisants, tels le Canada, l'Argentine, le Paraguay, l'Uruguay pour l'Amérique latine, mais pas le Brésil, la Nouvelle-Zélande, l'Australie et d'autres pays anglo-saxons...

M. François GUILLAUME : Le groupe de Cairns.

M. François ANDRE : Ces pays autorisent donc l'utilisation de ces anabolisants sous forme d'implants pour les trois hormones naturelles citées précédemment, plus la trenbolone et le zéranol. Les autorisations de mise sur le marché ont été données par la F.D.A. avant 1970 sur la base du dossier de toxicité en vigueur à l'époque. En outre, seuls, les Etats-Unis, autorisent une hormone en tant qu'additif alimentaire, le M.G.A., théoriquement chez les génisses et dans le but de calmer leurs ardeurs périodiques. Cela étant, l'expérience montre qu'ils les utilisent beaucoup plus largement.

Aux Etats-Unis, ces molécules, en vente libre dans les magasins de produits pour élevage, se trouvent très facilement et sont même en vente par correspondance. La pratique, l'implantation, l'usage sont également libres. J'ajoute qu'il n'y a quasiment pas de contrôles des résidus. De multiples inspections réalisées récemment nous en ont donné la preuve. Si bien que les Etats-Unis et d'autres pays produisent des animaux, les H.F.C., hormone free cattles, spécialement destinés à l'exportation vers l'Union européenne.

Il est un paradoxe considérable aux Etats-Unis entre ce qui est toléré pour les anabolisants en élevage sur des molécules et des dossiers accordés par la Food and drugs administration il y a plus de vingt ans et ce qui se passe aujourd'hui, s'agissant d'un certain nombre de produits utilisés en agriculture, les phytosanitaires - insecticides, désherbants, antifongiques... -, autorisés éventuellement par l'Agence pour l'environnement. Ces molécules, dès qu'elles présentent la moindre trace d'activité hormonale, sont interdites. Des pesticides utilisés dans des vergers ont été récemment interdits au prétexte que leurs molécules avaient une légère action hormonale et présentaient un risque pour l'environnement. Peut-être trouverez-vous quelque peu exagéré mon anti-américanisme que j'estime fondé et non de surface, mais l'activité hormonale de ces molécules est de mille à dix mille fois inférieure à l'urine de vache ! Il y a deux poids deux mesures en matière d'activité hormonale !

M. François GUILLAUME : Pour un motif commercial.

M. François ANDRE : Tout à fait.

J'en viens maintenant à la réglementation du Codex alimentarius, réglementation internationale de la structure mixte F.A.O.-O.M.S. Traditionnellement, le Codex alimentarius s'intéressait à tout ce qui touchait aux aliments, leur composition, leur réglementation, leur étiquetage. Puis, l'on a assisté, il y a une dizaine d'années, à une dérive vers l'étude de certains médicaments pour lesquels le Codex s'est alors mis à fixer des limites maximales de résidus. L'élaboration d'une réglementation au niveau du Codex alimentarius en matière de résidus de médicaments est un processus extrêmement long qui demande huit étapes. Certains dossiers n'aboutissent jamais ou sont bloqués pendant des années à la septième ou à la huitième étape.

Le Codex alimentarius définit également au niveau international les principes généraux des études toxicologiques. En particulier, il a posé le principe que, si une molécule était cancérigène et génotoxique et qu'elle touchait aux acides nucléiques ou aux gènes, elle ne pouvait être utilisée.

En juillet 1996, le dossier des anabolisants - trenbolone, zéranol, _stradiol, progestérone, testostérone - a été conclu par le Codex alimentarius, dossier qui lui avait été soumis très longtemps auparavant, mais qui était à l'étude. Au vu de ces dossiers qui dataient d'avant 1970, le Codex a fixé en juillet 1996 des limites maximales de résidus pour les deux hormones artificielles, décidant qu'il n'était pas nécessaire de fixer de limites pour les hormones naturelles. Autrement dit, après interprétation, on pouvait utiliser autant que l'on voulait sans risques les hormones naturelles, puisque l'on ne fixait pas de limites maximales : en clair, il n'était pas nécessaire de contrôler la teneur des molécules dans la viande.

Du fait du conflit à l'O.M.C. et sous la pression d'un certain nombre de membres de l'Union européenne, le Codex a accepté, en février 1999, de réétudier le dossier des hormones, autrement dit d'ouvrir à nouveau les dossiers d'avant 1970. Il n'y avait pas d'éléments nouveaux depuis, et donc, il ne s'agissait pas de fixer des limites maximales de résidus, mais une dose journalière admissible pour l'_stradiol, la testostérone et la progestérone, avec comme référence, les teneurs connues chez les vaches gestantes qui, comme chacun sait, constituent le quotidien de notre alimentation et les teneurs connues avant 1970 sur les concentrations chez l'enfant prépubère servant toujours de référence à ces évaluations.

Telle est la situation réglementaire de ces molécules.

Au niveau européen, les conséquences ont été depuis onze ans la mise en place d'un système de contrôle que je qualifierai d'extrêmement sophistiqué et organisé. En effet, il existe un réseau regroupant quatre laboratoires communautaires de référence pour les résidus et donc les contaminants physico-chimiques des denrées alimentaires, des laboratoires nationaux de référence dans chaque pays avec une tendance actuelle à la restriction de leur nombre. La France a été exemplaire, puisque, dès 1989, elle a désigné trois laboratoires pour les contaminants et les résidus, qu'elle s'est cantonnée à ces trois laboratoires et qu'elle les a renouvelés régulièrement avec une certaine continuité avec un grand souci d'efficacité.

La directive n° 96-23 définit dans le détail les plans de contrôle à mettre en _uvre : nombre d'échantillons par espèce, par type de production, les prélèvements à effectuer. Figurent également une harmonisation et un réseau intéressant d'échanges sur les méthodes au niveau européen. Nous sommes aujourd'hui en train de réviser une directive de 1993 pour améliorer encore les méthodes à mettre en _uvre sur le contrôle de ces résidus.

Même si prévalent des disparités au niveau européen, je crois le système complet et efficace ; il vient récemment d'être renforcé.

Trois éléments sont à souligner.

Dans tous les résidus et les contaminants, un problème spécifique concerne les hormones, du fait d'une réaction psychologique des consommateurs. En France, chaque fois que l'on dépiste un cas de fraude positive, on peut être assuré que l'affaire sera portée devant le tribunal, alors que, pour d'autres contaminants, tels les pesticides, les antibiotiques, les groupements d'éleveurs et leurs défenseurs ne vont pas au tribunal. Cela a eu une conséquence sur la qualité des méthodes et des laboratoires. Face à des défenseurs qui cherchaient " la petite bête ", il a fallu développer des méthodes imparables au niveau européen et surtout français. Cela fut également le cas en Belgique. En tout cas, en France, ce point est critique et entraîne une sophistication des méthodes et de l'assurance qualité dans les laboratoires. Aujourd'hui, on est quasiment assuré qu'aucun procès ne sera perdu sur le plan de la contestation du résultat analytique, quel que soit le laboratoire ayant procédé au dosage.

La Commission européenne - comme la France du reste - s'est rendu compte qu'il était plus efficace de contrôler pendant l'élevage qu'à l'abattoir. On a donc assisté à une évolution des méthodes. Alors qu'il y a dix ans, j'avais personnellement préconisé au ministère de l'Agriculture d'essentiellement s'intéresser à l'urine, car on peut la prélever à l'abattoir - il en reste toujours un peu - aujourd'hui, on s'oriente, soit vers des analyses de l'aliment, soit vers des analyses des produits saisis en élevage, soit encore vers celle des poils prélevés sur les animaux qui, comme dans le domaine sportif, sont d'excellents révélateurs des produits que l'animal peut avoir reçus.

Enfin, en Europe et en France, le contrôle est, selon moi, rendu plus aisé, du fait de l'interdiction. S'il y avait autorisation de certaines molécules, le contrôle se révélerait plus difficile pour des raisons de méthode, de valeur limite, de contestations. En l'absence de toute autorisation, la lutte contre la fraude est certainement plus simple à réaliser.

La France est, d'après moi, le pays le mieux équipé en Europe pour contrôler les hormones, dans la mesure où, dès 1990, ont été éliminés tous les laboratoires dont les méthodes de contrôle des hormones étaient obsolètes - ceux qui dataient des années quatre-vingt et de la " loi Rocard " - pour se concentrer sur onze laboratoires de terrain et surtout dans la mesure où, suite à mes conseils en 1990-1991, le ministère de l'Agriculture a adopté la méthode de contrôle des molécules la plus performante et la plus sophistiquée, même si elle est la plus coûteuse, à savoir la spectrométrie de masse. Par comparaison, nos collègues des pays voisins ont choisi de développer des méthodes de dépistage immunologique dont les résultats sont plus ou moins aisés à interpréter et qui laissent éventuellement passer des faux négatifs, ce qui est un véritable problème et se traduit par un encouragement à la fraude latente. Si tout le monde sait que la méthode utilisée ne reconnaît pas telle ou telle molécule, tout un chacun peut l'utiliser. Cela s'est produit. C'est pourquoi, des évolutions sont intervenues en 1996 grâce à la directive n° 96-23 et à la directive qui interviendra prochainement sur les méthodes. En outre, en France, les pénalités, l'organisation du contrôle par les services vétérinaires, ont renforcé le dispositif en le rendant plus efficace. Il est vrai que quelques cas de fraude subsistent. Nos amis américains, sarcastiques, nous font remarquer que la fraude demeure, malgré les interdictions. Mais il faut considérer les moyens mis en _uvre pour la déceler. Si les mêmes moyens étaient engagés aux Etats-Unis, tous seraient déclarés fraudeurs !

Il subsiste donc une fraude latente, faible. Elle a beaucoup diminué pour deux raisons : le contrôle est plus fort, les pénalités plus sévères et une démarche complémentaire a été organisée par les éleveurs. Ceux-ci ont compris qu'un boycott était une situation insupportable, capable de remettre en cause une filière et qu'ils avaient donc eux-mêmes intérêt à développer des productions de qualité, à rédiger des cahiers des charges, à instaurer un autocontrôle ; la Commission l'a d'ailleurs bien compris, puisque la directive n° 96-23 indique que l'autocontrôle des éleveurs peut être pris en compte. Certes, des efforts restent à engager en France sur la prise en compte de cet autocontrôle, sur les relations entre les laboratoires publics, que je représente ici, et les laboratoires privés. Sans doute quelques éléments peuvent encore être améliorés, mais, d'une manière générale, on a, selon moi, bien fait les choses. C'est là le fruit de la réglementation au niveau européen et français avec néanmoins une conséquence négative : depuis onze ans, plus aucune recherche toxicologique n'est intervenue sur le sujet en Europe.

Au niveau mondial, on a assisté aux péripéties de l'Uruguay round, des accords furent passés. Le Sanitary and phytosanitary. Indique qu'il convient de surveiller les produits utilisés en élevage ou en agriculture, pour garantir la sécurité du produit final aux consommateurs. Il indique également que, si un composé est étudié par le Codex alimentarius et a donc une valeur internationale de limite maximale de résidus, le fait doit être pris en compte. C'est un point important qu'il est grave d'avoir, d'une certaine façon, laissé passer, car cela sous-entend que la France et l'Union européenne n'ont pas été suffisamment vigilantes. Je me réjouis aujourd'hui de constater combien on parle de la préparation du prochain round de discussion, cherchant ainsi à éviter les erreurs passées.

Le groupe d'étude des résidus et des limites maximales de résidus du Codex alimentarius, piloté par les Etats-Unis, a fixé les limites maximales de résidus exposées précédemment, avec pour conséquence, en août 1996, le dépôt d'une plainte des Américains auprès de l'O.M.C. pour entrave à la circulation des biens, puisque l'Union européenne n'avait plus de raisons théoriques réglementaires d'interdire l'importation de viande produite avec une molécule dont la limite maximale de résidu était inscrite au Codex. Telle est la genèse du conflit. Les Américains ne se sont jamais plaints que l'on n'utilisait pas les anabolisants chez nous ; avec le Canada et d'autres pays, les Etats-Unis se sont plaints du fait que l'on refusait leur viande.

Je ne m'attarderai pas sur la gestion du conflit, très " juridique " au départ. Le panel a ensuite consulté quatre experts. J'ai eu la chance d'être invité à Genève à y participer, car c'était la première fois qu'un panel, entièrement formé de juristes, invitait des scientifiques. Pour la petite histoire, il n'est pas très facile d'expliquer à de purs juristes ce qu'est une hormone, comment cela fonctionne et quels problèmes de santé éventuels cela peut poser ! En outre, sur les quatre experts présents, deux étaient européens. Mon collègue allemand avait participé à toutes les anciennes commissions, y compris celle du Codex, qui avait fixé la limite maximale de résidu ; il avait du mal à se déjuger, ce que je comprends et semblait de bonne foi. Quant aux collègues américains ou néo-zélandais, ils défendaient " scientifiquement " leur " bifteck ", les plus honnêtes étant sans nul doute le collègue américain et moi-même, car nous essayions de conserver la vision la plus scientifique et la plus objective possible. Parfois, ce dernier était plus proche de moi que de son collègue néo-zélandais.

Le premier jugement a été catastrophique, donnant tort sur tous les plans à l'Union européenne. Puis il y a eu appel. Le groupe d'appel a désavoué partiellement le premier et a précisé que les prises de décision d'un pays, c'est-à-dire dans le cadre de la gestion du risque et non plus de l'évaluation, pouvaient prendre en compte d'autres critères que ceux strictement toxicologiques définis au Codex, par exemple le refus total des consommateurs ou celui lié à la difficulté du contrôle, si l'on autorisait telle molécule. Un point me paraît devoir être rappelé, ainsi que je l'ai fait dernièrement à l'A.F.P.A. : le groupe d'appel a indiqué que, sur ce type de sujet qui touche à la santé humaine et au risque pour le consommateur, on ne pouvait tenir compte uniquement de l'opinion majoritaire. Il ne s'agit pas d'un vote politique. Les évaluateurs se doivent d'indiquer aux politiques qui vont décider et gérer le risque, qu'une majorité de personnes estime que ce n'est pas dangereux, mais qu'il en est d'autres, qui sont persuadées du risque et qui ont des arguments pour le prouver. On peut faire un parallèle, je crois, avec ce qui se passe aujourd'hui. En ce qui concerne les hormones, un certain nombre de personnes pense qu'elles présentent un risque pour la santé humaine, d'autres n'étant pas de cet avis.

Le groupe d'appel a également déclaré, contrairement au groupe précédent, que ce n'est pas parce qu'une hormone est naturelle, que l'on ne doit pas l'étudier comme un médicament dès lors qu'elle est administrée.

Enfin, il a demandé à l'Union européenne de justifier sa position et son évaluation du risque. C'est ce qui est en cours ; un travail de recherche des aspects toxicologiques est amorcé pour justifier l'interdiction prononcée au Parlement européen de 1986 avec les arguments que je rappelais tout à l'heure.

Que sait-on aujourd'hui qui puisse justifier une interdiction ? Ou, quel peut être le risque à autoriser à nouveau ces molécules ? Il faut procéder à une réévaluation complète de la nature de ces molécules en 1999 par rapport aux données d'avant 1970.

Une molécule d'ailleurs bien connue est très étudiée : il s'agit de l'_stradiol, pour laquelle, entre 1970 et 1999, beaucoup de travaux ont été entrepris. Et puis il y a tous les autres, qui ont fait l'objet de très peu d'études.

Qu'est-ce qui a changé ?

Premièrement, le niveau de résidus chez les animaux traités. Le niveau étudié en 1970 avec les méthodes alors disponibles - que je ne remets pas en cause - a complètement changé du fait des méthodes que l'on peut utiliser aujourd'hui. Les progrès sont d'ordre purement technologique. Il faut savoir que l'on a divisé par mille la sensibilité des méthodes entre 1970 - radio-immunologie - et aujourd'hui - spectrométrie de masse haute résolution. C'est dire que l'on définit une limite de résidu plus élevée quantitativement chez les animaux traités. Par ailleurs, les molécules se transformant en sous-produits, en métabolites, il faut savoir que l'on découvre aujourd'hui encore de nouveaux métabolites, totalement inconnus dans les années soixante-dix. Ceux-ci peuvent s'accumuler fortement dans les graisses et d'aucuns peuvent poser de véritables problèmes de santé par leur aspect cancérigène moléculaire. C'est le cas de certains dérivés de l'_stradiol, qui agissent en tant que molécules génotoxiques.

La référence servant à définir les doses admissibles journalières dans l'étude toxicologique a également changé. Si je me réfère à l'_stradiol, la référence est le niveau hormonal chez le jeune garçon prépubère. Aujourd'hui, le niveau est nettement inférieur à celui retenu en 1970. Il est à ce point inférieur que l'on a du mal à trouver des méthodes pour doser réellement ces hormones circulantes chez l'enfant de sept-huit ans ; nous sommes là confrontés à un problème technologique.

Toujours sur le plan de la santé humaine, je voudrais évoquer quatre points.

Une très faible variation dans la concentration des hormones intervient à certaines phases du développement chez l'enfant avec des conséquences à long terme. On se pose la question de savoir si certains retards à la descente testiculaire ou certaines avances de la puberté ne sont pas liés à des abus de traitements hormonaux, y compris de shampooings aux composés à activité hormonale.

Des problèmes graves de santé publique sont apparus à Porto Rico ou en Italie ; ils étaient directement liés à la consommation de viande contenant des anabolisants.

Je faisais allusion à la baisse de l'âge de la puberté. Dans nos pays occidentaux, l'âge de la puberté chez la jeune fille diminue. On l'explique par un meilleur entretien général ou par de meilleures conditions de santé. C'est une évolution normale. Cela étant, cette évolution est assez rapide et elle est d'ailleurs plus forte aux Etats-Unis qu'ailleurs. Je ne ferai pas de commentaires sur ce sujet car il n'y a pas de relations prouvées.

Enfin, en ce qui concerne la relation hormone et cancer, sur le plan moléculaire, les choses sont claires : il a été démontré que certains métabolites de l'_stradiol étaient directement cancérigènes. Le Centre international de recherche pour le cancer, le C.I.R.C., à Lyon, a défini et classé l'_stradiol molécule cancérigène de niveau A.

Une relation épidémiologique est établie entre la consommation de viande et l'apparition de cancers. On observe une augmentation générale de l'incidence du cancer du sein dans les pays développés ; la vitesse d'augmentation de l'incidence de ce cancer est également plus forte aux Etats-Unis qu'ailleurs. Cela inquiète tout naturellement et peut susciter des interrogations d'ordre épidémiologique.

On sait aussi que la libération de grandes quantités d'hormones dans l'environnement peut poser problème. L'Agence pour l'environnement américaine le sait et a interdit des molécules. On peut raisonnablement se poser la question de ce qui se passe dans l'environnement de ces feedlots américains, où des milliers d'animaux sont traités à longueur d'années et déchargent dans les matières fécales, l'urine, le lisier et, dans l'environnement en général, des molécules dont on sait qu'elles sont très stables. On a également démontré que, dans les eaux effluentes de milieux urbains, liées du fait de la contraception et de la présence de populations fortes, il existe aussi des quantités importantes d'hormones.

Il ne s'agit pas directement de la sécurité du consommateur, mais c'est un élément qui peut être débattu.

En conclusion, il semble que l'interdiction de l'emploi des hormones en élevage se justifie scientifiquement de plus en plus. Selon moi, le système de contrôle public, associé à cette interdiction, consiste en une prise en charge des autocontrôles par les filières de production, même si ceux-ci doivent être renforcés, voire contrôlés. Il garantit une fraude minimale. Il importe toutefois de rester vigilants, de conserver ce système de contrôle, voire de le renforcer, si besoin était. On peut considérer, qu'en France et en Europe, le consommateur n'est pas exposé en permanence à une viande riche en hormones, contrairement à ce qui se passe aux Etats-Unis et qu'il convient de se donner des moyens internationaux pour conserver nos choix, en étant particulièrement vigilants sur ce qui se passe à l'O.M.C., mais je crois que nos gouvernants en sont parfaitement conscients. Je vous remercie de votre aimable attention.

M. le Président : Professeur, je vous remercie de cet exposé très dense.

Monsieur le rapporteur et les membres de la commission vous transmettront leurs questions par écrit.

M. François ANDRE : J'y répondrai avec plaisir.

M. le Président : Je vous remercie.

VI.- L'expertise sur les organismes génétiquement modifiés

Audition de M. le Professeur Marc FELLOUS,
Directeur à l'Institut Pasteur,
Président de la commission du génie biomoléculaire

(extrait du procès-verbal de la séance du 23 novembre 1999)

Présidence de Mme Monique DENISE, Vice-présidente

M. Marc FELLOUS est introduit.

Mme la Présidente lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation de Mme la Présidente, M. Marc FELLOUS prête serment.

Mme la Présidente : Je voudrais accueillir M. Marc Fellous, directeur d'immunogénétique humaine à l'Institut Pasteur et président de la commission de génie biomoléculaire chargée de l'évaluation des O.G.M. destinés à être mis sur le marché.

M. Marc FELLOUS : Je suis généticien et professeur de génétique que j'enseigne en science et en médecine à l'Université. Par ailleurs, je suis responsable d'une école doctorale de génétique humaine et d'un D.E.S.S. de génétique. C'est pourquoi il m'a été proposé de présider la commission du génie biologique médical sur les O.G.M. C'est une commission importante et je n'avais pas pris conscience en acceptant ces fonctions, des difficultés que je rencontrerais aujourd'hui.

Un organisme génétiquement modifié est un organisme dont le matériel génétique a été modifié d'une manière telle qu'il n'aurait pu l'être dans des conditions naturelles. Les lois de la spécialisation des espèces ont été transgressées, créant ainsi une espèce qui sans cette opération n'aurait jamais existé dans la nature. C'est la raison pour laquelle ce processus effraie certains.

On applique la technique des O.G.M. tant en médecine - c'est la thérapie génique - que dans le domaine des plantes : il est curieux de constater qu'autant la thérapie génique est acceptée sans aucune opposition, autant les plantes transgéniques sont craintes, alors qu'à mon avis, les problèmes sont les mêmes.

Une plante transgénique suit le processus génétique suivant : on transfère un gène à la cellule d'une plante pour créer ainsi une autre plante. Ce gène, appelé transgène, peut être un gène de résistance à un insecticide ou à un herbicide, un gène qui prendra une valeur médicale, qui permettra à une plante de produire du collagène ou de la globine.

Pour transférer cette construction dans la cellule végétale, on dispose de plusieurs moyens, comme l'électroporation ou le canon à particule.

La cellule se prête très bien à ce genre de manipulation et la plante qui est ainsi obtenue est un O.G.M.

J'aurais préféré, pour ma part, un autre nom. Pendant mes vacances, j'ai discuté notamment avec un paysan de la région de Saint-Flour qui m'a suggéré l'emploi du terme " génétiquement amélioré ", mais si, dans certains, cas, on l'améliore, dans d'autres, on la modifie.

Le même processus est suivi en thérapie génique. On obtient un transgène que l'on l'injecte à une cellule (lymphocyte, fibroblaste, cellule cancéreuse) qui sera ensuite réintroduite dans chez un individu qui souffre d'un déficit génétique ou d'un cancer.

Une fois obtenu cet organisme génétiquement modifié - plante ou cellule de thérapie génique - nous nous posons les questions suivantes :

1°) Cette construction est-elle bien contrôlée ? Aurons-nous une connaissance de tous les éléments quand on va faire entrer le gène dans la cellule de la plante ou au sein d'une cellule humaine ? Dans notre commission, nous vérifions que cette construction est la plus conforme possible aux critères dont nous disposons, nous assurant de n'introduire que le minimum nécessaire à la fonction du transgène.

Est-elle stable ? Lorsqu'on la cultivera pendant un certain temps, restera-t-elle fixe ou bien risque-t-elle de s'échapper ? Si la réponse est négative, il y a risque de pollution.

Cette première évaluation détermine si la construction est bien définie, propre, stable et unique dans la mesure où l'on préfère avoir un seul transgène dans une cellule.

2°) La deuxième question est liée à l'alimentation. La cellule ainsi modifiée est-elle dangereuse ou non en termes de toxicité ? Afin d'y répondre, on fait appel à des tests soit de toxicité aiguë qui peuvent être très rapides, soit à des tests de toxicité chronique exigeant de longues expériences sur un grand nombre d'animaux. Je reviendrai sur les limites que nous imposent ces tests.

3°) La troisième question est liée à l'environnement. Cette cellule risque-t-elle d'être transférée à d'autres espèces, ce qui crée un danger de dissémination ?

Enfin, cette plante modifiée risque-t-elle de perturber l'équilibre écologique, cette question imposant d'étudier sa relation avec l'écosystème, la flore, les plantes, les insectes, etc ?

Après deux années de présidence, mon expérience me conduit à penser que les O.G.M. sont craints par une majorité de nos concitoyens pour des raisons qui tiennent à l'information et à nos relations avec les journalistes.

Une question toutefois n'est pas abordée dans le cadre de notre commission, bien quoiqu'elle soit importante. C'est celle de la relation entre l'organisme génétiquement modifié, le monde agricole et le système de distribution commercial. Il est certain que les O.G.M. renforcent les grands groupes économiques et mettent les agriculteurs dans leur dépendance, ce qui nous a conduit à organiser un colloque sur les O.G.M. et l'agriculture.

Ainsi que je l'ai souligné au début de mon exposé, les O.G.M. sont bien perçus lorsqu'il s'agit de thérapie génique car les populations en voient immédiatement les bénéfices qu'elles peuvent en tirer - il est certain que nous sommes prêts à assumer un risque s'il s'agit de soigner une personne de notre entourage - mais pour ce qui concerne les plantes génétiquement modifiées, le débat sur les avantages et sur les risques n'est pas suffisamment engagé.

J'en viens au fonctionnement de la commission du génie biomoléculaire.

Tout dossier qui lui est soumis a déjà été examiné par d'autres commissions qui l'ont parfaitement analysé mais qui, de ce fait, ont accompli un travail qui s'est étendu sur un certain nombre de mois.

En France, les commissions qui étudient les O.G.M. sont de deux natures différentes.

1°) La commission du génie génétique vérifie pour sa part que la construction est la plus inoffensive possible et la classe en terme de danger.

2°) La commission du génie biomoléculaire s'attache à savoir - si cette construction développée dans un milieu non confiné, c'est-à-dire dans la nature, que ce soit à petite ou grande échelle, à fins de recherche (dossier B) ou de commercialisation (dossier C) - présente un risque pour la santé humaine et l'environnement.

3°) Dès lors que la commission du génie biomoléculaire a donné un avis, le dossier est transmis à la commission des toxiques.

Jusqu'en 1992, la commission du génie biomoléculaire, comme celle des toxiques, effectuaient leur analyse sans qu'il soit procédé à une expérience en vraie grandeur. Aussi, une quatrième commission a-t-elle été créée, dite de biovigilance qui, in fine, s'attache à vérifier le bien-fondé des avis favorables précédemment émis.

Je dirai deux mots des experts dans la mesure où j'aimerais que vous m'interrogiez sur le problème que pose leur statut. Je milite pour que la commission du génie biomoléculaire comprenne des membres représentatifs de l'ensemble de la société : des experts scientifiques, des industriels, des consommateurs, des défenseurs de l'environnement, etc. C'est ainsi qu'à l'heure actuelle, elle comprend un parlementaire ainsi qu'un juriste plus particulièrement compétent pour ce qui concerne les problèmes de consentement.

Notre commission est équilibrée, ce qui lui permet d'appréhender les problèmes de façon globale et je suis opposé à ceux qui veulent la scinder entre les scientifiques et les autres, considérant que l'expression de sensibilités différentes constitue un point positif.

Chaque dossier est un cas en soi et fait l'objet d'une analyse spécifique. On ne peut donc établir des règles générales puisque les critères d'évaluation varient selon la plante, le gène, l'environnement.

Le premier concept que nous utilisons dans le domaine de la sécurité alimentaire est celui de l'équivalence. Pour vérifier la qualité alimentaire d'une plante O.G.M., nous comparons sa composition avec l'ensemble des molécules connues de la plante initiale. Si aucune différence n'apparaît avec les moyens utilisés, nous estimons que nous pouvons l'accepter. En revanche, si des différences alimentaires apparaissent, le dossier est rejeté.

Il est vrai que ce concept d'équivalence est contesté dans la mesure où nous conduisons nos expériences en laboratoire alors qu'une culture en plein champ pourrait donner des résultats différents. En fait, cela dépend de beaucoup d'éléments : une plante modifiée afin de résister à un herbicide risque de subir des changements dès lors que l'on répand sur elle ledit herbicide.

Un autre problème consiste à déterminer si ce nouvel aliment est susceptible de provoquer des allergies. Je dois reconnaître que, sur ce terrain, notre méconnaissance des problèmes des allergies rend plus difficile notre diagnostic et en fait, nous ne pouvons dire si un produit nouveau sera allergique ou non. Les tests dont nous disposons, comme les faisceaux de présomption, sont extrêmement minces pour nous permettre une interprétation. C'est la raison pour laquelle il importe de mettre en route un programme d'épidémiovigilance. Les biologistes sont d'accord pour considérer comme absolument nécessaires, un étiquetage, une traçabilité qui permettent, si une allergie survient, de remonter à la source. Les problèmes d'allergie ou de toxicité chronique imposent la biovigilance comme l'étiquetage et la traçabilité.

Pour conclure, je voudrais vous donner ma conception des choses.

Compte tenu des critères de sélection très exigeants que nous retenons, il me semble peu probable qu'une erreur puisse s'introduire et j'estime, en ma qualité d'expert biologiste généticien, que les risques que présentent les O.G.M. sont minimes mais je garde en mémoire le fait que le risque zéro n'existe pas.

Il est vrai que les O.G.M. ont un impact socio-économique sur le monde agricole, qu'ils modifient les relations entre les agriculteurs et les firmes qui vendent les semences, qu'ils renforcent les multinationales, qu'ils posent le problème de la relation entre les dépôts de brevet et les gains qui en résultent, qu'ils posent aussi des problèmes d'ordre éthique et religieux, comme ils perturbent les relations entre l'homme et la nature, mais c'est le cas de la génétique en général.

Les O.G.M. s'étendent sur une surface qui n'est pas sans importance. Le transparent qui vous est projeté vous permet de mesurer les surfaces qui sont cultivées avec des O.G.M. dans les différents pays du monde. Vous pouvez vous apercevoir que certaines grandes puissances ont pris une avance considérable qui est susceptible de fragiliser notre agriculture et de mettre en jeu son avenir. De ce point de vue, l'Europe est frileuse à moins que vous ne jugiez qu'elle est précautionneuse.

En ma qualité de généticien, j'estime que ce retard sera difficile à rattraper. Les Américains mangent des O.G.M. depuis trois ou quatre ans et, à ma connaissance, aucun accident n'a été signalé. En soi, les O.G.M. ne semblent pas dangereux, mais le système qu'ils créent peut modifier les rapports de notre société.

S'agissant de la France, je vous donne la liste des expériences qui ont été soumises devant la commission du génie biomoléculaire depuis 1987. En bleu, vous avez les plantes génétiquement modifiées, en rouge la thérapie génique, en bleu clair les fromages et en blanc les vaccins. Vous voyez que cela touche beaucoup de domaines : l'agriculture, la médecine, la médecine préventive. Sept cents dossiers environ chaque année font l'objet d'une expérience dont une centaine concerne des plantes. Tous les résultats sont disponibles et je les tiens à votre disposition.

Cet autre transparent vous présente la répartition géographique des cent expérimentations relatives aux plantes. Tous sont en catégorie B, c'est-à-dire qu'il s'agit de recherches. Je ne vous dis pas lesquels ont pour objet d'évaluer leur impact sur l'environnement, sur la flore ou sur leur résistance aux antibiotiques ou au B.T. Vous me poserez les questions qui vous sembleront nécessaires.

Certaines régions connaissent davantage de cultures de plantes génétiquement modifiées que d'autres. Je dois me rendre par exemple demain à Tours pour discuter avec le préfet et avec certains défenseurs de l'environnement de diverses cultures génétiquement modifiées. D'une façon générale, l'information que nous devons livrer au public sur les parcelles cultivées constitue un réel problème, que cette culture vise une recherche ou s'inscrive dans le cadre d'une opération de commercialisation, ces opérations se limitant en France à 300 hectares. Devons-nous préciser au public a priori ou a posteriori l'état exact de ces parcelles ?

En ma qualité de médecin, je m'intéresse de près à la thérapie génique et je note avec intérêt que, cette année, nous avons traité douze dossiers la concernant, dont neuf relatifs à des essais de traitement du cancer du poumon et du mélanome. Dans ces derniers cas, les résultats sont encourageants. Nous étudions de même des traitements sur la mucoviscidose, l'hémophilie et la production d'un vaccin intéressant le H.I.V.

Mme la Présidente : Je ne doute pas du nombre de questions qui, conformément à votre souhait, vont vous être posées et voudrais introduire le débat en vous demandant de nous définir ce qu'est un expert.

M. Marc FELLOUS : Un expert est celui qui possède un savoir et a acquis une expérience qui lui permettent d'émettre un avis avec le minimum d'erreurs possible. M. Pascal, que vous avez auditionné, est un expert en nutrition. Je le suis moi-même en génétique. Un expert est celui qui a acquis ses connaissances au fil du temps sans passer obligatoirement par l'Université ou une grande école.

Le problème le plus difficile est celui que pose l'indépendance de l'expert.

Lorsque, dans le cadre de la commission du génie biomoléculaire, nous procédons à l'analyse d'un dossier, nous demandons toujours aux experts qui seraient liés par des intérêts économiques, de ne pas prendre part au débat. Encore que l'indépendance absolue n'existe pas. Nous défendons tous quelque chose. Moi-même, je travaille à l'Institut Pasteur et suis intéressé par les nouveaux vaccins. Mais la dépendance ou l'indépendance connaissent des degrés et un expert ne peut jouer son rôle que s'il participe au débat public. Un expert qui serait déconnecté de la recherche ou de la réalité ne serait plus un expert. C'est la raison pour laquelle il est difficile de trouver un expert idéal, d'autant que l'expertise n'est pas reconnue officiellement.

A titre personnel, je dirige une unité I.N.S.E.R.M. à l'Institut Pasteur, mais mon président d'université ne tient nullement compte de mes fonctions de président de la commission du génie biomoléculaire, ce qui double ma charge de travail. J'en ai certes discuté avec des proches du Premier ministre, mais le dossier est sur leur table depuis des mois et je n'ai toujours aucune réponse.

Pourtant, si nous voulons des experts compétents, il faut que l'expertise soit reconnue comme telle.

M. le Rapporteur : Je partage tout à fait votre analyse sur la perception différenciée du citoyen à l'égard de la thérapie génique et des O.G.M. : lorsque nous nous trouvons face à une maladie, nous avons tendance à recourir, faute de mieux, à toute technique nouvelle, alors que dans le domaine de l'alimentation, notre faculté de choix est totale.

Lorsque les travaux de la commission du génie biomoléculaire vous conduisent à procéder à certaines expériences, vous les conduisez avec les connaissances du moment. Etes-vous sûr que ces tests soient en mesure de déterminer si l'O.G.M. est toxique ou non ? C'est ainsi que, la semaine dernière, nous avons entendu un expert qui a posé le problème de l'introduction d'un gène modifié au sein de l'acide nucléique. Or on ne peut savoir quelles sont les conséquences de l'insertion de ce gène au sein du génome d'une plante. L'insertion se faisant par bombardement, celle-ci est aléatoire. J'aimerais avoir votre sentiment sur ce point.

Pour ce qui concerne les expériences en plein champ, la loi de 1992 a posé le principe, non d'une enquête publique mais d'une enquête auprès du public, c'est-à-dire d'une information qui indique aux populations la nature scientifique du déroulement de l'expérience et les réactions négatives, souvent violentes, qui sont apparues contre ces expériences tiennent au fait qu'elles se sont déroulées à l'insu des populations, ce qui constitue la plus mauvaise des démarches.

Ceci me conduit à la question que vous évoquiez s'agissant des médias. La diffusion de l'information doit se faire au travers d'un réseau de compétences à l'exemple de la formule de la conférence des citoyens, encore qu'il soit souhaitable que celle-ci soit relayée au niveau régional.

S'agissant des travaux de votre commission, ceux-ci sont-ils publiés et les conclusions favorables ou défavorables de chacun de ses membres ?

Les expériences sur les plantes génétiquement modifiées demandent un suivi particulièrement rigoureux, notamment celles qui concernent les plantes génétiquement modifiées pour résister aux herbicides. Quelles sont les recommandations de votre commission à leur égard ? Quelles sont ces recommandations pour ce qui concerne la dissémination des O.G.M. au sein de l'écosystème environnant car, si j'ai l'impression que l'on maîtrise la mécanique intrinsèque de la modification génétique, on en maîtrise mal les conséquences sur l'écosystème ?

Enfin, vous nous dites que les Américains nous servent de cobayes mais deux ou trois ans d'avance me semble une durée bien courte et ne risquons-nous pas de connaître des effets à plus long terme ?

M. Marc FELLOUS : Un généticien vous répondra que lorsque l'on insère un gène dans la cellule d'une plante, celui-ci va n'importe où. Il est probable qu'un jour, nous saurons le fixer sur un site que nous aurons choisi puisqu'aujourd'hui, chez les animaux transgéniques, on sait déjà le mettre à l'endroit désiré. En conséquence, dans cinq ou dix ans, nous serons en mesure de faire ce que l'on appelle de la " recombinaison homologue ", c'est-à-dire de prendre un gène et de le mettre là où l'on veut, comme nous le faisons déjà chez la souris ou chez certains animaux domestiques. Mais pour ce qui concerne les plantes, nous n'en sommes encore qu'aux études.

Quand le gène se fixe n'importe où, il risque de perturber les gènes avoisinants. C'est la raison pour laquelle il faut tester la plante, les effets sur sa forme, sa reproduction, son alimentarité, qu'il faut tester les O.G.M. un par un.

Le problème de l'information du public est complexe. Ma fonction d'universitaire est de transmettre le savoir à des étudiants mais la transmission au public est le fait de journalistes que je considère incompétents car, à quelques exceptions près, ils n'ont aucune formation scientifique. Comme vous, je suis en permanence interviewé par eux. Chacun pris isolément est plein de bonne volonté, mais leur liberté de man_uvre est limitée par rapport à leur journal qui privilégie le scoop. J'aimerais que vous puissiez leur transmettre ma proposition de les former en génétique.

Dans les pays anglo-saxons, tous les journalistes scientifiques ont la formation qui convient. Telle est la raison pour laquelle les informations scientifiques de la B.B.C. sont d'aussi bonne qualité et les nôtres trop souvent d'un niveau très moyen.

Je ne cache pas mon désespoir, si la qualité de l'information est du même niveau dans les domaines que je ne connais pas, comme dans celui que je connais. Je confirme qu'il faudrait que les journalistes spécialisés suivent un cursus scientifique. Ils y apprendraient notamment le doute car aucun scientifique n'est jamais sûr de rien alors que le journaliste est toujours sûr de tout.

C'est un problème crucial en France : les médias sont informés sur les O.G.M. par des personnes qui n'ont pas toujours les compétences requises. Il est toujours plus facile de faire peur que de rassurer. En tant que médecin, je sais combien il est facile avec des mots appropriés de faire passer un malade de la peur extrême à l'espoir. En tant que médecins, nous jurons sur le serment d'Hippocrate, je ne sais pas sur quoi jurent les journalistes...

Pour ce qui concerne l'information sur la localisation des expériences, même si ce problème ne concerne pas la commission du génie biomoléculaire, nous en discutons beaucoup au ministère de l'Agriculture et nos avis sont partagés. Devons-nous donner ces informations a priori ou bien comme aujourd'hui a posteriori puisque tout citoyen peut se rendre à la mairie et obtenir toute information sur les expériences en cours, conformément au décret du 18 octobre 1993 ? Encore que ce décret, s'il impose la délivrance d'une fiche d'information qui précise l'objet de l'expérimentation, ne prescrit pas d'en fournir la localisation exacte afin d'éviter la destruction des parcelles. Selon mes informations, il y aurait eu, notamment dans la région de Grenoble, une agression ayant entraîné mort d'homme.

Pour ma part, en tant que scientifique, je suis favorable à la transparence. Il ne doit pas y avoir de secret. Si l'on ne délivre pas une information, cela signifie que l'on a quelque chose à cacher. En contrepartie, il faut assurer la protection des individus comme celle de l'expérience. Rappelons-nous que la plupart des cultures des plantes génétiquement modifiées se fait en France dans un but expérimental pour tester les risques sur l'écosystème ou sur l'alimentarité.

Je voudrais aborder une question qui n'est pas souvent posée mais qui est déterminante pour ce qui concerne le bénéfice que la société est susceptible de retirer des O.G.M. Si j'introduis en effet un gène de résistance à un herbicide, je vais de ce fait diminuer la consommation de cet herbicide et par là même moins polluer les nappes phréatiques. Mais pour y arriver, il faut poursuivre les recherches, c'est-à-dire éviter de voir des militants agressifs détruire les parcelles concernées.

Pour ce qui concerne les avis de la commission du génie biomoléculaire, ceux-ci sont non seulement publics et accessibles à toute demande, mais ils reproduisent les avis opposés à la décision qui a été prise. A titre d'exemple, il ne me fait pas plaisir de lire dans les comptes rendus de la présente année qu'un de mes collègues considère que les dossiers de la commission ne sont pas de bonne qualité, qu'ils sont distribués à ses membres avec des préavis trop courts et que les experts qui en sont membres n'ont pas toute l'indépendance désirable.

Pour ce qui concerne le concept d'équivalence, je vous en ai rappelé les limites et les difficultés. C'est pourquoi il faut continuer à y réfléchir. Les Américains y mettent beaucoup de moyens. Peut-être avez-vous entendu parler de puces biologiques. Aujourd'hui, nous sommes capables, avec les produits du génome, d'étudier beaucoup d'informations en très peu de temps. Nous devons utiliser ces techniques nouvelles afin de savoir, avec le maximum d'informations, si une plante modifiée est équivalente à une plante qui ne l'est pas. Or actuellement, quand un pétitionnaire, quelle que soit sa compétence, nous soumet un dossier, nous exigeons que l'équivalence soit mesurée avec l'agent pour lequel la plante a été sélectionnée, par exemple avec tel agent herbicide.

Ceci m'amène à dire quelques mots sur les pétitionnaires. Je ne considère absolument pas que Limagrain ou Novartis soient mes ennemis. Leurs experts sont au contraire des gens très sérieux qui ont des moyens pour travailler et pour conduire des recherches scientifiques, qui bénéficient de moyens plus importants que les nôtres ; mais ils travaillent en fonction des critères qui leur sont imposés et qu'ils doivent suivre.

Il y a trois semaines, je suis allé visiter le centre de Limagrain à Clermont-Ferrand. Je ne connais pas bien le type d'agriculture qui y est l'objet de recherches, mais j'ai été impressionné par le sérieux des chercheurs qui y travaillent. Les contacts avec ces industriels sont indispensables. Nous avons tout intérêt à avoir une industrie agricole qui soit aussi moderne et aussi sûre que possible. Certains me disent que si nous nous montrons en France trop exigeants dans le domaine de la sûreté, ces chercheurs iront poursuivre leur expérience ailleurs. Et bien, qu'ils aillent ailleurs ! Le principe de précaution passe avant tout.

Votre dernière question portait, M. le Rapporteur, sur les effets à long terme des O.G.M. J'ai écouté le précédent témoin, le Professeur Flandrois vous exposer ses recherches sur la listériose. Même si la situation qu'il vous a présentée m'apparaît inquiétante en ma qualité de consommateur, il n'empêche que je considère que nous n'avons jamais eu d'alimentation aussi contrôlée. Sans doute, vous souvenez-vous de cette affaire d'huile frelatée il y a quinze ou vingt ans en Espagne pour laquelle il a fallu une centaine de décès avant d'en connaître la cause. Aujourd'hui, lors de l'affaire des poulets belges et de la dioxine, la trace en a été établie en un mois. Notre système de contrôle est extrêmement sophistiqué et sera de plus en plus précis. On parle des accidents mais jamais des choses positives dans notre société. Je le répète, jamais la qualité de notre alimentation n'a été aussi bien contrôlée.

Le problème des effets à long terme des O.G.M. que ce soit aux Etats-Unis ou ailleurs est un problème général. Quand on élabore un médicament, on ne peut jamais être certain que dans quinze ans il n'aura pas d'effet néfaste sur notre génération ou sur les générations futures. On sait qu'en génétique un produit peut avoir un effet néfaste non pas sur sa propre génération mais sur une ou deux générations futures. Il faut l'accepter, c'est-à-dire accepter de prendre un risque au profit d'un bénéfice éventuel, se demander quel est l'intérêt du produit, si on l'utilise, et quelles peuvent être les incidences négatives si on ne l'utilise pas. Tel est le dilemme de la recherche.

C'est la raison pour laquelle, en tant que chercheur, je suis favorable à la continuation des expériences sur les O.G.M. car c'est l'avenir de notre agriculture qui est en jeu. Les questions qui sont soulevées légitiment une recherche qui soit la plus moderne possible et une information du public faite par des journalistes ayant la meilleure formation possible.

Mme la Présidente : Vous nous avez parlé des chercheurs de la firme Novartis. Je vous précise que, le 7 décembre, nous aurons un forum avec l'ensemble des grandes firmes et les représentants de leurs laboratoires.

M. Pierre LELLOUCHE : J'ai été impressionné par la tonalité particulièrement favorable de votre exposé et notamment par le parallèle que vous avez pu faire entre la thérapie génique et la phobie tant européenne que française à l'égard des O.G.M.

Votre expérience scientifique vous permet-elle de dire si les O.G.M. en agriculture constituent une évolution irréversible ou bien si un coup d'arrêt peut être porté à cette évolution notamment aux Etats-Unis ?

En votre qualité de médecin, avez-vous connaissance de maladies nouvelles qui auraient pour origine des manipulations génétiques portant notamment sur des produits alimentaires ?

Enfin, vous nous dites que le concept d'équivalence que vous utilisez est très imparfait. Compte tenu de ces imperfections, comment pouvez-vous être aussi affirmatif à l'égard des O.G.M. ?

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais revenir sur les autorisations que vous avez accordées au profit du maïs transgénique. Vous avez dit que la commission du génie biomoléculaire a eu pour mission de prendre garde aux incidences sur la santé et sur les environnements. Or lorsque vous avez donné ces autorisations, la commission de biovigilance n'avait pas encore vu le jour.

Pour ce qui concerne les gènes résistant aux antibiotiques, je rappelle que ceux-ci peuvent être transmis à des bactéries qui sont susceptibles elles-mêmes de contaminer l'espèce humaine qui risque ainsi d'être atteinte par des organismes contre lesquels nous n'aurons aucun moyen de nous défendre. J'ajoute que d'autres problèmes se posent avec des maïs qui ont la faculté de tuer certains insectes.

Vous nous parlez de firmes telles que Novartis ou Monsanto. N'est-ce pas faire preuve d'une certaine naïveté à l'égard de ces firmes ?

M. Marc FELLOUS : La naïveté n'est pas forcément un défaut pour un chercheur.

Mme Michèle RIVASI : Oh! La naïveté face à de grandes firmes... Vous savez bien que les O.G.M. choquent parce qu'ils n'apportent pas de supplément nutritif mais qu'ils permettent de créer des semences qui résistent aux herbicides et aux insecticides et vont dans le sens de l'intérêt économique de ces grandes firmes. A quand les plantes résistant à la sécheresse qui constitueront un réel progrès pour les pays en voie de développement ?

Vous savez que le dernier germe en date est celui dit " Terminator " et qu'il a été refusé aux Etats-Unis parce qu'il obligeait les agriculteurs à acheter de nouvelles semences tous les ans. Ce qui choque, ce ne sont pas les améliorations que les O.G.M. sont susceptibles d'apporter à l'humanité, mais les intérêts financiers qui sont à l'origine des actions conduites par les grandes firmes.

S'agissant de l'information du public, vous affirmez être favorable à la transparence et vous mentionnez le décret de 1993 qui permet aux citoyens d'aller dans chaque mairie pour consulter les autorisations qui ont été données pour telle ou telle expérimentation. Aller dans une mairie ! Imaginez déjà la démarche ! Il faut tout simplement qu'il y ait une déclaration publique et obligatoire du producteur qui conduit l'expérimentation. En tout état de cause, ce n'est pas parce que les milieux scientifiques estiment qu'une expérimentation est souhaitable qu'il est nécessaire que la population l'accepte. Si l'opinion publique n'en veut pas, elle ne doit pas être conduite.

Au profit des consommateurs, vous évoquez l'étiquetage et la traçabilité. Sur le principe, nous sommes tous d'accord. Mais qu'en est-il des modalités pratiques ? A l'heure actuelle, peut-on savoir si tel produit résulte de gènes qui ont été modifiés ? Peut-on garantir au consommateur qu'il pourra choisir entre des aliments élaborés à partir d'organismes génétiquement modifiés et à partir de produits classiques ; entre des produits comportant tel pourcentage d'O.G.M. et tel autre pourcentage plus ou moins élevé ?

Mme la Présidente : Je rappelle que nous avons également prévu, ici même, le mardi 30 novembre, un forum avec les organisations de consommateurs.

M. André ANGOT : Monsieur le Professeur, vous avez évoqué l'intérêt des O.G.M. et notamment ce maïs qui, produisant lui-même un insecticide, évite de répandre celui-ci sur le sol. Mais dès lors que ce maïs qui, en l'espèce, tue la pyrale est porteur en permanence d'un insecticide, ne peut-il avoir un effet toxique sur le poulet, le bovin ou le porc qui en mange les grains.

J'ai lu notamment certains articles qui font état des risques allergiques très élevés que présente une pomme de terre transgénique élaborée en Grande-Bretagne. On a évoqué le cas de certains animaux, notamment celui de la souris, qui mourraient ou qui maigrissaient énormément après avoir consommé ces pommes de terre. La modification des gènes ne semble donc pas étrangère à certaines réactions allergiques ou toxiques.

M. Marc FELLOUS : Il faut replacer les O.G.M. dans l'histoire de notre agriculture.

De tous temps, l'homme a tenté d'améliorer ses produits agricoles et ce que nous mangeons aujourd'hui n'est en aucune façon comparable à ce que l'espèce humaine mangeait au Moyen-Age. Les légumes, comme les animaux, ont bénéficié d'une sélection. Notre milieu a bénéficié d'une amélioration que lui ont apportée mes prédécesseurs généticiens. Toutes les races d'animaux que nous aimons voir dans nos champs, ont tous fait l'objet d'une sélection. Il ne faut donc pas oublier que ce que nous mangeons aujourd'hui est le fruit d'un très grand nombre de sélections qui comportent eux-mêmes des risques.

Il est vrai que les O.G.M. nous font passer à une étape différente. Il ne s'agit pas d'une simple amélioration mais d'un changement profond puisque l'on modifie les espèces et que cette modification pose un problème d'ordre philosophique, mais on ne peut ignorer que nos choix sont jugés sur des critères qui évoluent eux-mêmes avec nos connaissances.

C'est ainsi que nous avons donné un avis favorable au maïs B.T. ; mais les critères qui ont conduit à ce choix évolueront peut-être. Telle est la raison pour laquelle il nous faut un comité de biovigilance, qu'un avis favorable n'a jamais un caractère définitif, que cet avis doit être réexaminé régulièrement en fonction des nouvelles connaissances qui ont pu être acquises.

Madame la députée, vous estimiez que cette attitude résultait de la naïveté ; mais la naïveté est à l'origine de la science.

Nous avons effectivement pu émettre un avis en faveur de telle plante O.G.M. avec nos connaissances du moment et nous pourrons, dans quelques années, à l'égard de cette même plante, émettre un avis défavorable parce que les connaissances auront évolué. En ce domaine, l'exemple le plus dramatique est celui de la thalidomide, au profit duquel un avis favorable a été donné en fonction des connaissances du moment. Mais précisément, l'expérience malheureuse de la thalidomide nous conduit à tester tout produit nouveau par rapport à son alimentarité, sa toxicité, voire son incidence sur les capacités de reproduction. Nos critères de choix seront toujours imparfaits car fondés sur des connaissances qui sont toujours limitées à celles dont nous disposons au moment d'effectuer ce choix ; mais ce n'est pas parce que nos connaissances sont limitées qu'il faut s'interdire d'avancer, nous installer au sein d'une société bloquée.

Ce qui importe, c'est de prendre le maximum de précautions. C'est ainsi que, s'agissant des antibiotiques, nous avons organisé une réunion de travail avec les microbiologistes des hôpitaux pour mieux connaître les gènes de résistance aux antibiotiques qui sont introduits aujourd'hui dans les O.G.M. ; encore que, dans un an ou deux, nous devrions être en mesure de nous passer de ces gènes ; mais ce n'est pas parce que, dans quelques années, nous serons en mesure d'avoir recours à une nouvelle méthode qu'il faut tout arrêter. Tout industriel vous dira qu'il s'écoule une bonne dizaine d'années entre une expérimentation et un début de commercialisation.

Nous avons beaucoup réfléchi, avec les microbiologistes des hôpitaux qui connaissent bien l'épidémiologie de la résistance, au problème du gène de résistance aux antibiotiques. Nous sommes arrivés, de façon consensuelle, à l'idée selon laquelle la haute fréquence de gène de résistance aux antibiotiques est surtout liée à l'utilisation d'antibiotique, tant en médecine humaine qu'en médecine vétérinaire et que s'il existe un problème, il est davantage lié à l'utilisation des antibiotiques, afin de favoriser la croissance des êtres et des plantes, qu'à l'apparition des O.G.M.

Pour ce qui concerne le B.T., cette toxine est utilisée comme insecticide depuis une dizaine d'années et vous pouvez voir sur cette diapositive des avions qui vaporisent des quantités énormes sur la France, comme dans d'autres pays, cette toxine qui a pour effet de sélectionner les gènes de résistance. Nous avons donné un avis favorable à l'utilisation du gène B.T. dans le maïs parce qu'il nous semble préférable de limiter les effets de l'insecticide au maïs lui-même plutôt que de l'étendre à l'ensemble du territoire sur lequel pousse ce maïs, que nous pensons que le maïs transgénique B.T. est susceptible de limiter la contamination du sol par cette toxine.

Une question m'a été posée sur les effets toxiques que pouvaient avoir sur l'animal des végétaux contenant un gène lui permettant de résister aux insectes. Je me permets de vous faire remarquer que le risque est beaucoup plus grand lorsque la vaporisation du B.T. se fait trois fois par an et pollue le champ tout entier que lorsque nous l'utilisons de façon beaucoup moins fréquente parce que la plante est autoprotégée.

J'ajoute qu'avant de donner un accord favorable au maïs B.T., nous avons exigé que soient conduits des tests sur les incidences toxiques de ce nouveau maïs au plan de l'alimentarité, de la reproduction, des incidences sur la faune locale. Les expériences sont en cours mais les résultats préliminaires du comité de biovigilance semblent démontrer déjà que le maïs B.T. est sans incidence que l'entomofaune locale. Il n'y a aucune modification par exemple pour ce qui concerne la reproduction des abeilles ou de tout autre insecte. Tels sont, en tout cas, les résultats établis par les laboratoires universitaires les plus sérieux.

Monsieur le Député Angot, vous avez fait allusion à certains O.G.M. qui pourraient être toxiques. Il est incontestable que certains le sont et vous avez fait allusion à l'expérience de Putzaï ( ?) où une lectine introduite dans la pomme de terre s'est avérée toxique. Mais c'était précisément le but du test que de déterminer si l'agent qui était introduit était toxique ou ne l'était pas. Découvrir sa toxicité, tel était bien l'objet de l'expérience dont les résultats conduisent à ne pas poursuivre dans cette voie.

Il reste que cette même lectine, qui est toxique quand on l'ingère par le biais d'une consommation de pomme de terre, est utilisée en médecine. Quand j'étais médecin, je me souviens qu'on l'injectait en intraveineuse à des patients atteints du cancer du poumon, car nous avions montré qu'elle avait un effet inhibiteur sur la croissance tumorale. C'est dire que, selon les cas, une même substance peut présenter des avantages ou des inconvénients. Telle est bien la raison pour laquelle il faut conduire à chaque fois des évaluations sur les risques et sur les bénéfices de toute opération.

Mme la Présidente : Je vous remercie. S'il y a d'autres questions, elles vous seront communiquées par écrit.

VII.- Les expertises sur les problèmes nutritionnels

Audition de M. le Professeur Pierre LOUISOT,
Professeur à la Faculté de Médecine de Lyon-sud,
Président du conseil d'administration de l'I.N.S.E.R.M.
Président du comité des principes généraux du Codex alimentarius

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 16 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Pierre Louisot est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Pierre Louisot prête serment.

M. le Président : Nous recevons M. Louisot, professeur à l'Université de Lyon Sud, président du conseil d'administration de l'I.N.S.E.R.M., président du conseil supérieur d'hygiène publique de France pour la section alimentation et nutrition et président du comité des principes généraux du Codex alimentarius, qui est, de plus, un expert nutritionniste de réputation mondiale.

M. Pierre LOUISOT : Je vous remercie, M. le président.

Je dirai pour commencer quelques mots de la chaîne agroalimentaire.

Actuellement, cette chaîne qui englobe les producteurs, les transformateurs, les distributeurs et les consommateurs est intimement liée dans toutes ses composantes. Il apparaît très clairement qu'aucun acteur ne peut échapper à ce lien qui est de plus en plus étroit, y compris le consommateur final qui est celui qui paie - ce qui n'est pas sans intérêt dans le fonctionnement de la chaîne - et qui a besoin d'être satisfait.

Pour ce qui est des producteurs, j'estime que l'agriculture moderne française est d'excellente qualité. Elle offre même l'une des meilleures qualités mondiales et je souhaiterais que beaucoup de gens nous copient. Cela tient notamment à des conditions techniques telles que les conditions d'épandage, les conditions d'analyse des sols et la détection de résidus pesticides.

On peut donc considérer qu'à l'heure actuelle, les produits français sont de qualité.

Certes, aucune crise n'est évitable, il peut y avoir des accidents ou des incidents, mais la chaîne agroalimentaire française au niveau de la production me paraît excellente.

Dans des cas comme celui de la filière " lait ", par exemple, je pense nous pouvons nous permettre de fabriquer du fromage au lait cru parce que celui-ci est collecté dans des conditions parfaites et que de nombreux pays pourraient nous imiter sur ce point.

Pour ce qui est du transformateur, vous avez sûrement entendu d'autres collègues sur ce point, je prétends que le point fort est l'existence de la " liste positive ", c'est-à-dire que tout ce qui n'est pas expressément autorisé est interdit.

Je suis frappé, en tant que président de la section alimentation du Conseil supérieur d'hygiène publique, de la qualité des dossiers qui, sauf exception, nous sont présentés. Dans l'ensemble, les maisons sont sérieuses et constituent des dossiers de grande qualité et la liste positive constitue une sécurité. C'est un point fort du dispositif et il est bon de le maintenir ; il n'est d'ailleurs pas question de le supprimer.

Concernant les distributeurs, on peut considérer qu'ils prennent peu de risques, mis à part ce qui concerne les dates de péremption et de conservation. C'est un point qui n'est pas négligeable.

Je serais plus inquiet pour ce qui est du consommateur. L'éducation des consommateurs me paraît mauvaise. Je reviendrai sur ce point ultérieurement : ils sont en effet soumis à des pressions de toutes natures et il est très facile de les affoler.

Que cette chaîne agroalimentaire soit de qualité n'exclut pas les incidents ou les accidents, si bien qu'il faut prendre en compte deux types de gestion :

- la gestion du " tout courant ", qui est la plus importante,

- la gestion des crises, qui sont inévitables.

Il n'existe en effet de sécurité totale dans aucun domaine ; la chaîne agroalimentaire n'échappe pas à cette règle et il faut apprendre à gérer les " phénomènes aigus ", j'emploierais plutôt ce terme que celui de crise. Ceux-ci doivent être traités tant sous l'angle conceptuel, scientifique, sécuritaire que médiatique. Ce n'est pas facile.

J'en viens aux lois, règlements nationaux et internationaux.

Un certain nombre d'organismes participent à la définition des normes et des règlements. Le Codex alimentarius est élaboré en liaison directe avec l'Organisation Mondiale du Commerce. Je ferai une remarque à propos du Comité des principes généraux, qui se trouve être le seul comité horizontal de l'ensemble du dispositif. Celui-ci est présidé par un Français et il se trouve qu'en ce moment, son président, c'est moi, ce depuis deux ans.

La situation a évolué depuis la prise en compte du Codex par l'O.M.C. On peut dire, schématiquement, que le Codex alimentarius a toujours été composé des scientifiques les plus éminents, mais jusqu'à une période récente, les normes qu'ils établissaient et les règlements qu'ils instituaient n'engageaient pas les Etats de façon formelle, c'est-à-dire que si les normes les arrangeaient, les Etats les prenaient en considération, sinon ils n'en tenaient pas compte. Or la tendance actuelle de l'O.M.C. est de disposer d'un texte de référence qui fixe les normes internationales. Cet organisme, c'est le Codex alimentarius, si bien que la tonalité des débats a profondément changé en deux ou trois ans. Nous avons maintenant des interactions fortes et il est clair que toute décision prise au Codex alimentarius aura des retentissements internationaux importants. C'est un point qui mérite attention car cela signifie que le gouvernement français doit attacher le plus grand prix au Codex alimentarius. Je peux confirmer que c'est ce qui se passe. Notre prise de conscience est forte, ce qui est une bonne chose car c'est un endroit où on peut avoir des ennuis si l'on n'y prend garde. Il faut veiller à ce que la représentation française soit bien constituée. Elle l'est, et doit le rester. Tout le monde a bien senti le caractère aigu du dispositif depuis cette tendance de l'O.M.C. à prendre les références du codex comme références internationales.

Des règlements européens existent aussi.

En France, nous avons le code rural, le code de la santé, le code de la consommation.

Tous établissent des normes. Je sens donc un petit danger - je n'exprime ici qu'une position personnelle mais, je pense que c'est pour cela que vous m'avez fait venir -. Les normes internationales peuvent être fixées sur des bases sécuritaires, disons toxicologiques pour employer un mot plus frappant. Or je crois sentir que les limites fixées, par exemple, pour les résidus trouvés dans les aliments, sont établies en fonction de la technique de détection et non en fonction de l'effet toxicologique précis alors que les limites des techniques de détection des produits sont de plus en plus fines. Lorsqu'on explique à un Français moyen ce qu'est un microgramme, un picogramme ou un femtogramme, cela ne lui dit absolument rien. Ce sont des quantités infinitésimales, et s'il est important de fixer des limites sur des bases sécuritaires sérieuses, c'est-à-dire sur une analyse et une gestion des risques correctes, il serait fort maladroit pour fixer ces normes de considérer la limite de détection la plus basse. Je puis vous assurer que si nous ne consommions pas de produits contenant un femtogramme de n'importe quoi, nous mourrions de faim.

Bref, je suis persuadé que l'acte sécuritaire est important, mais il ne faut pas que la finesse d'analyse scientifique descende au-delà des normes raisonnables, sinon nous ne mangerons plus rien. La dérive n'est pas manifeste mais, un certain nombre d'entre nous la sentons venir.

Deux mots également sur les instances d'expertise et sur les experts.

Vous avez évoqué mes fonctions. Les instances d'expertise en France étaient nombreuses : il y avait le Conseil supérieur d'hygiène publique de France, la Commission d'étude des produits pour l'alimentation particulière, la commission interministérielle de l'alimentation animale, la commission de technologie alimentaire, le Conseil national de l'alimentation, l'Académie de médecine, etc. Cela faisait beaucoup de monde.

Nous avions cependant une certaine chance, celle de n'être pas gênés sur le plan des recommandations par le gestionnaire du risque, c'est-à-dire par le responsable politique, parce que le nombre des experts est relativement faible en France et que chacune de ces instances consulte les mêmes et que, sans le faire exprès, il y a une homogénéité de comportement.

La création de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments est une excellente chose dont il faut remercier les hommes politiques. Je le fais bien volontiers parce que j'ai fait partie de ceux qui ont milité en sa faveur. Nous en avions tous assez de voir les dossiers circuler d'instances en instances. Il fallait un organe de centralisation. L'Agence française de sécurité sanitaire des aliments est une bonne opération, car elle a permis de supprimer certaines des instances que je viens d'évoquer et je suis ravi qu'à la fin de l'année, la section d'alimentation et de nutrition du Conseil supérieur d'hygiène publique se fonde dans l'Agence sans qu'il y soit ajouté un maillon supplémentaire.

L'Agence rencontrera inévitablement quelques problèmes.

Tout d'abord, elle doit bien distinguer l'évaluation des risques de leur gestion. Je fais partie des gens qui distinguent fondamentalement le scientifique expert du politique décideur. C'est un point important auquel il faut prêter attention. Cela dit, les choses ont l'air bien engagées et il n'y a aucune raison qu'elles dérivent.

Ensuite, il faudra prendre en considération les experts car il n'est pas normal que le travail d'expert ne soit pas un travail reconnu par les instances publiques. Que ce soit à l'Université, l'hôpital ou dans les organismes de recherche, la fonction d'expert n'est pas considérée. Les experts sont à peine remboursés de leur frais ; il va bientôt falloir avoir une fortune personnelle pour être expert quand on vient de province ! Cette situation ne peut pas durer. Une amélioration de leur travail et de leur condition est à prendre en compte. L'Agence ne fonctionnera pas sans une prise en considération sérieuse des experts et de l'expertise en France. Nous ne pouvons plus rester dans le cadre de l'amateurisme et de la bonne volonté que nous avons connus jusqu'à présent.

Troisième remarque, un problème se pose d'ordre législatif ou réglementaire qui est le suivant : il faut que les produits mis sur le marché soient examinés en fonction de deux caractéristiques, l'absence de risque et la valeur nutritionnelle.

Cela pose un problème de liberté individuelle. On peut considérer - et c'était un peu la situation autrefois - que n'importe quel produit peut être mis sur le marché par n'importe qui à condition de ne présenter aucun risque. Le Conseil supérieur d'hygiène publique est allé un peu plus loin au cours des dernières années. Nous nous sommes rendu compte des difficultés réglementaires sur ce point : peut-on interdire un produit sous prétexte qu'il n'a aucune valeur nutritionnelle spécifique ? Les avis sont partagés.

Il est certain que si l'on parle en termes d'innovation industrielle, on ne voit pas pour quelle raison l'on interdirait l'accès du marché à un produit s'il n'est pas dangereux. En revanche, en termes de santé, on peut exiger plus.

Nous avions donc créé le groupe " Valeur nutritionnelle ", qui disait clairement notre désir de travailler dans cet esprit. Mais nous ne disposons pas de cadre réglementaire convenable à l'heure actuelle et certains produits ne sont pas susceptibles d'être interdits parce que l'on ne reconnaît pas encore de façon réglementaire la nécessité de prendre en compte l'aspect " valeur nutritionnelle ".

Mais voyez la difficulté : peut-on laisser passer sur le marché n'importe quoi sous prétexte que ce n'est pas dangereux ? Les avis sont partagés sur ce point.

Je pense précisément que le problème des aliments nouveaux et des organismes génétiquement modifiés a été déjà largement évoqué devant votre commission. Les O.G.M. posent un problème, somme toute, assez banal : actuellement, le consommateur ne voit pas du tout en quoi ces organismes vont lui apporter quelque chose. On lui a raconté qu'ils allaient empêcher le développement de la pyrale, mais le développement de la pyrale est le cadet des soucis du consommateur ! Si bien qu'on verra dans les années à venir se développer une idée positive ou négative sur les O.G.M. à la condition que se développent en leur faveur des arguments positifs.

Si les O.G.M. sont facteurs d'aliments nouveaux, d'une valeur nutritionnelle importante, de goûts, de saveurs, d'odeurs particulières, de conditions de conservation, si ce sont des aliments susceptibles de présenter une valeur nutritionnelle plus importante pour la santé, si ce sont des produits qui intéressent les pays en voie de développement, si on peut les cultiver sur un sol humide ou sur un sol sec... alors le débat sera très différent.

Pour l'instant, l'acceptabilité est mauvaise parce que le consommateur n'y voit pas son avantage. En plus, comme on lui annonce que les O.G.M. vont le tuer, on ne voit pas au nom de quelle logique il y serait favorable. Il ne faut pas aborder le problème de la sorte, sous peine de n'arriver à rien.

Une dernière remarque sur le principe de précaution dont on nous rebat les oreilles à longueur de journée. J'ai le sentiment que le principe de précaution ne choque personne - en tout cas, c'est la dernière sensation que j'ai ressentie à l'assemblée générale du Codex alimentarius à Rome - à condition de savoir ce que c'est.

M. le Président : Même pas les Américains ?

M. Pierre LOUISOT : J'en ai discuté avec plusieurs collègues américains. En fait, les Américains ne sont pas contre, mais ils demandent de poser clairement ce dont nous parlons.

Si l'on parle de principe de précaution, c'est-à-dire que si, le matin, on décide de prendre des précautions à l'égard de tel produit qui ne nous plaît pas, on bloque toute innovation technologique. Je ne sais pas ce que l'on définira comme principe de précaution, mais j'ai le sentiment - qui n'engage que moi - qu'en ce qui concerne le Codex alimentarius, nous n'aboutirons à rien sur le plan international si l'on ne définit pas avec rigueur ce principe de précaution sur des faits clairs.

Les Américains, qui ne sont pas favorables à ce principe, pourraient ne pas y être défavorables à condition de leur expliquer ce dont il s'agit. On peut poser différents paramètres, dire que c'est en l'absence de toutes connaissances scientifiques que ce principe s'appliquera pour une durée déterminée, que cela oblige à engager des procédures de recherche. On peut tout dire, je ne sais pas si, sous cette forme, ce sera plus accepté mais, en tout cas, sans définition précise, les chances pour que ce principe de précaution soit accepté sont nulles. Nous aurons peut-être l'occasion de revenir sur cette question ; c'est un point fort des relations internationales et de l'Agence.

Je n'insiste pas sur les services de contrôle en France. La D.G.C.C.R.F., les services vétérinaires départementaux, les D.A.S.S. font leur travail correctement. Ils disposent de laboratoires et de contrôleurs de qualité. Une petite remarque que l'on peut faire peut-être, c'est que les sanctions judiciaires ne sont pas bien lourdes, et donc pas très dissuasives.

Un dernier point : la position des consommateurs en matière de sécurité alimentaire m'inquiète fortement. Il est clair que le consommateur français court le danger de voir son équilibre métabolique perturbé. L'équilibre métabolique d'un individu est variable selon les endroits. En France, nous avons une certaine façon de nous nourrir qui est bonne en termes de maladies cardio-vasculaires, par exemple. A condition d'avoir des activités physiques en corrélation avec l'alimentation, nous avons une nourriture équilibrée, saine et bonne.

La Chine n'est pas du tout comme nous. L'équilibre métabolique chinois n'est pas du tout équivalent au nôtre : il est basé sur du riz, des poissons et des légumes. Il en va de même pour l'équilibre sud-américain : il est à base de viande et on vit très vieux au bord du Rio de la Plata. Il est très différent du nôtre. Il existe donc plusieurs façons de réaliser un équilibre métabolique. Cela tient aux différentes variétés de population, au degré de civilisation et à la forme de cette civilisation.

Il y a beaucoup de manières de s'y prendre mais, quand on s'y est pris d'une certaine façon, il faut faire attention à ne rien perturber.

Le déséquilibre métabolique parfait est représenté par l'alimentation nord-américaine, c'est tout à fait clair : 30 % d'obèses, et quels obèses qui ne rentrent plus dans les autobus ! Et 10 000 toxi-infections alimentaires par an - ce n'est pas moi qui le dis, c'est le Président Clinton et je pense qu'il dit vrai. Par conséquent, ce déséquilibre nord-américain, qui guette le consommateur français s'il n'y prend pas garde, mérite attention.

Les risques pour le consommateur sont d'autant plus nombreux qu'ils sont alimentés par un certain nombre de " gourous ".

Tout d'abord, il y a le risque de boulimie à l'américaine avec l'apparition de l'obésité dans nos pays ; c'est un réel danger. Je ne suis pas contre l'étiquetage et je n'ignore pas le danger de la dioxine ; je ne suis pas pour faire de la dioxine un complément alimentaire ! Mais entre le risque de quelques tracicules de dioxine et celui de la boulimie et de l'obésité, la différence est faite ! Les chercheurs n'ont plus rien à " chercher " !

L'obésité est condamnable, elle est génératrice de maladies cardio-vasculaires, pulmonaires, elle favorise les cancers. Tout est connu, on connaît les risques de cette affaire. Et je voudrais bien que l'on passe plus de temps à dénoncer la boulimie nord-américaine qu'on en passe à dénoncer quelques pictogrammes de dioxine. Les dangers et les risques ne sont pas du tout les mêmes.

Il y a également un régime de carence, les régimes que l'on conseille aux petites filles et aux jeunes femmes pour garder la ligne, qui sont des régimes de carences en calcium. Je ne sais pas si ces régimes leur garantissent la taille fine, mais il est sûr qu'ils leur garantissent l'ostéoporose et les sciatiques de leurs vieux jours. C'est sûr aussi. Là encore, il n'y a plus rien à chercher, c'est prouvé, cela fait partie des dangers graves du consommateur.

Que dire du gavage en vitamines et minéraux ? Faut-il rééquilibrer les régimes alimentaires qui manquent de vitamines ? La réponse est évidemment oui. Mais, faut-il " surgaver " les gens en vitamines et minéraux ? Rien n'est moins sûr. On ne connaît absolument pas les dangers de telles pratiques. Pourtant, c'est populaire !

Autre danger : les spécialités exotiques. Il suffit qu'une spécialité vienne de Chine ou d'Amazonie ou d'une quelconque forêt vierge pour qu'elle prenne un parfum particulier et que le consommateur soit attiré. On recommande à des personnes des produits exotiques qui viennent de pays où la mortalité est le double de la nôtre et où les enfants ne dépassent pas la semaine ! Par conséquent, les spécialités exotiques représentent un réel danger en l'absence de tout contrôle.

Et les boissons excitantes, que l'on n'appelle pas excitantes, bien sûr, mais énergétiques ! Elles ne présentent aucun caractère énergétique, mais sont destinées à exciter les gamins qui n'en ont nul besoin.

Tels sont les dangers qui guettent le consommateur.

Il en est un que je voudrais encore citer : la crispation sur le cholestérol. Le Français est persuadé que lorsqu'il en a, il court un danger et, ce qui est plus grave, il est persuadé que lorsque son taux de cholestérol baisse, il est en sécurité. Ce sont là de vrais dangers.

On pourrait même citer les problèmes que risque de poser l'agriculture biologique si l'on n'y prend pas garde.

Pour conclure, je dirai que les consommateurs sont des inquiets. On peut provoquer leur inquiétude, on peut l'attiser, cela dépend du métier que l'on exerce. Les gens sont d'une crédulité incroyable. Tout ce qu'on déverse sur le public en matière d'alimentaire " prend " avec une facilité déconcertante. Ce n'est pas un problème de niveau d'éducation ou professionnel. Il est des personnes très intelligentes qui croient n'importe quoi.

Par conséquent, il faut un travail en profondeur.

Je suis, pour ma part, très attaché à l'éducation nutritionnelle à l'école et après, ainsi qu'à la mise en place d'une action par l'intermédiaire de professions-relais.

Le corps médical auquel j'appartiens n'est pas exempt de reproches, le corps vétérinaire, les pharmaciens, les enseignants des lycées et collèges non plus. Tout un travail en profondeur reste à faire si l'on veut éviter que le moindre incident technique ne devienne une catastrophe, car je demeure convaincu que la sécurité alimentaire des Français est un modèle international, que nous prônons de bonnes méthodes, que certes nous ne sommes pas à l'abri de petits ennuis, que nous avons connu et que connaîtrons encore de petits incidents, c'est tout à fait clair - c'est comme la circulation automobile ou les inondations.

Il est évident qu'il faut pouvoir gérer correctement les situations normales -  les instances le font -  et pouvoir gérer les crises.

Telles sont les quelques remarques, pas très originales, que je peux faire. Je suis prêt à répondre à vos questions.

M. le Président : Nous vous remercions, M. le professeur. Vos propos étaient très originaux sur le fond et sur la forme.

La parole est à notre rapporteur.

M. le Rapporteur : Votre exposé, M. le professeur, par sa tonalité, change de ce que nous avons entendu jusqu'à présent. En tout cas, il pose bien les problèmes dans leur dimension et leur importance.

Vous avez utilisé un ensemble de termes qui reviennent souvent dans le travail de notre commission : traçabilité, principe de précaution,...

Je partage tout à fait votre remarque sur le travail des experts. J'avais d'ailleurs signalé lors du débat à l'Assemblée, au moment de la mise en place de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments qu'il était absolument nécessaire de se pencher sur le statut et sur les conditions d'exercice de l'expertise en France.

Cela dit, en ce qui concerne la chaîne agroalimentaire, vous avez émis une opinion sur les producteurs, les transformateurs et les distributeurs. En particulier, concernant les producteurs, vous disiez que tout se passait bien même s'il pouvait y avoir effectivement des incidents et des accidents. Comment imaginez-vous de les réduire au minimum ? Quels seraient les moyens de contrôle à mettre en place, à supposer qu'ils n'existent déjà ? Que faudrait-il faire de plus pour faire tendre l'asymptote vers zéro, c'est-à-dire essayer de réduire au maximum les incidents et accidents ?

J'aimerais également avoir votre opinion sur la notion de concept de traçabilité. Que recouvre pour vous ce vocable, de la " fourche à la fourchette " ?

En ce qui concerne les textes, vous paraîtrait-il nécessaire d'avoir un code de l'alimentation en France ?

Enfin, vous avez terminé en disant que l'agriculture biologique pouvait, si l'on n'y prenait garde, présenter des risques. Vous n'avez pas dit lesquels. Pourriez-vous nous indiquer les risques que vous estimez probables concernant le développement de l'agriculture biologique ?

Je conclurai en évoquant le principe de précaution. Le Premier ministre a demandé un rapport à d'éminents spécialistes, les professeurs Kourislky et Viney.

Avez-vous participé à ce débat et connaît-on déjà les orientations de ce rapport ?

M. Pierre LOUISOT : Tout d'abord, concernant l'attitude générale en matière de protection, je suis, pour ma part, favorable au travail en profondeur. Actuellement, compte tenu de l'Agence qui vient d'être mise en place, nous sommes dans une situation qui me paraît de qualité, à condition de la faire vivre, car mettre une structure administrative sur pied, la France a prouvé qu'elle savait le faire, mais la faire vivre, c'est autre chose.

Vous avez évoqué le problème des experts. Ce sont eux qui feront vivre le dispositif. Les experts, nous les connaissons bien, ce sont toujours les mêmes qui sont sollicités. La réorganisation du système de l'expertise sera, à mon avis, un des facteurs clés du fonctionnement de l'Agence et de la réponse à votre première question.

Certes, c'est un problème d'argent mais la situation n'exige pas de gros moyens.

Il faut faciliter le travail de ces experts en leur donnant la possibilité de travailler de deux façons.

La première est relative à la saisine des dossiers déposés par les industries agroalimentaires, c'est le cas du Conseil supérieur d'hygiène publique, ce sera donc le cas de l'Agence. Il est clair que les industriels viennent, dans le cadre de la liste positive dont je parlais tout à l'heure, demander une autorisation expresse de modifier telle ou telle technique ou d'introduire tel additif ou tel conservateur. L'initiative n'appartient pas à l'instance dans ce type de dossier. Si un industriel vient déposer un dossier devant le Conseil supérieur de l'hygiène publique, je le fais expertiser par un groupe de travail et nous le jugeons en séance plénière. Mais je n'ai pas l'initiative du dépôt.

La deuxième approche, qui me paraît bien plus intéressante, est d'avoir une capacité d'auto-saisine beaucoup plus forte. Elle n'est pas impossible, mais elle n'était pas dans nos habitudes. Il faudrait que les experts aient la possibilité de soulever le plus tôt possible les problèmes en amont.

A mon avis, l'efficacité du travail en profondeur de l'Agence se manifestera sous deux formes, à la fois sous l'angle de la saisine et du travail sur dossiers présentés par des demandeurs et sous celui d'une capacité d'auto-saisine beaucoup plus importante.

Ce serait là ma grande recommandation. Une telle pratique n'est pas interdite mais, actuellement, les instances n'ont pas la pratique régulière de ce genre d'opérations. Il faut que les scientifiques n'hésitent pas à se saisir eux-mêmes des problèmes qu'ils perçoivent.

Mais il est vrai qu'il est très difficile de parer les incidents ou les accidents... une faute humaine, je ne dis même pas une faute volontaire, mais une faute accidentelle dans la chaîne agroalimentaire est difficile à parer. Les responsables de la chaîne alimentaire sont très attachés à la sécurité, beaucoup plus qu'on ne le croit. Je préside l'Institut français pour la nutrition, qui est le seul organisme qui constitue l'interface entre les scientifiques du secteur public et ceux du milieu industriel, et je me rends compte combien les industriels sont attachés au phénomène sécuritaire. Ce n'est pas parce qu'ils ont plus de morale que les autres, mais c'est leur intérêt de garder le consommateur vivant et, de préférence, en bonne santé et satisfait.

Par conséquent, pour répondre à votre première question qui était de faire tendre l'asymptote vers zéro, il faut, premièrement, renforcer les conditions d'examens des produits sur dossiers et ne pas hésiter à condamner fortement les gens qui commettent des erreurs volontaires, secondement, avoir une capacité d'incitation propre des experts à se saisir de façon organique des problèmes qui leur paraissent intéressants.

Votre deuxième question concernait la traçabilité. C'est évidemment l'idéal. Je suis très attaché à la traçabilité, qu'il faut bien distinguer des problèmes de l'étiquetage. Je voudrais tromper le public, je limiterais la traçabilité à l'étiquetage.

Faut-il étiqueter tous les produits dans leur composition moléculaire ? Faut-il étiqueter des produits comme l'ammoniaque, l'acide chlorhydrique, les produits de cette nature ? Bien sûr. Mais avec les méthodes modernes d'analyse, on peut détecter dans un grand vin entre 1 000 et 3 000 molécules ! Mis à part l'eau qui représente l'essentiel, c'est un produit d'une complexité extraordinaire. Il faudrait laisser un peu de place sur l'étiquette pour écrire Bordeaux ou Beaujolais.

A mon avis, si l'on veut enterrer la traçabilité, il suffit de développer à outrance l'étiquetage.

Bref, la traçabilité est très importante, il faut savoir qui a fait quoi, mais il ne faut pas la noyer sous le micro étiquetage.

Vous parliez d'un code de l'alimentation, je dois dire que je suis toujours un peu inquiet quand on me parle de textes. Il me semble que nous disposons de suffisamment de textes, d'autant que si l'on veut écrire un code de l'alimentation, il faudrait le faire au niveau international. C'est déjà le rôle du Codex alimentarius.

Nous sommes un pays exportateur. Cela nous impose d'appliquer certains principes de précaution, nous ne pouvons pas faire n'importe quoi. Certes, on peut faire un code de l'alimentation, d'ailleurs, avec tous les règlements " empilés " les uns sur les autres depuis des décennies, on peut déjà considérer qu'il est écrit, mais s'il n'est pas de portée internationale, je crains qu'il ne serve à rien.

Je ne suis pas contre l'acte administratif, mais je me méfie toujours des mots " pseudosécuritaires ". Si on dit au Français moyen qu'on lui a écrit un code de l'alimentation, il va s'estimer sauvé ! Et puis, quelques jours après, on découvrira une histoire de poulets et de dioxine qui ne figurera pas dans le code, ou n'aura pas fait progresser la sécurité alimentaire.

En fait, je ne suis pas pour la rédaction d'un nouveau code. Il existe déjà le code rural, le code de la santé, le code de la consommation, etc., un code de l'alimentation ne m'est ni sympathique ni antipathique, comprenez mon propos, mais je ne le vois pas comme un acte fondamental dans cette affaire étant donné le caractère international du dispositif. Ce que va penser le Codex alimentarius et ce qu'en déduira l'Organisation Mondiale du Commerce me paraissent des préoccupations tout à fait fondamentales et de portée bien plus importante qu'un code national de l'alimentation.

J'en viens à l'agriculture biologique. Je n'ai rien contre cette agriculture, d'autant plus que dans ma jeunesse, j'ai été maire d'une commune rurale et président d'un syndicat intercommunal à vocation multiple et j'avais installé dans mon département franc-comtois un des premiers services de ramassage des ordures ménagères. J'ai acquis une pratique de propreté et j'aime bien le monde agricole.

Cela dit, tant que l'agriculture biologique restera à diffusion restreinte, qu'elle n'aura pas de problèmes de conservation ni de transport, qu'elle restera dans la tradition d'autrefois et se limitera au circuit cantonal, il n'y aura pas de problème. Je dis souvent en plaisantant que tant qu'elle conservera son aspect " antiquité brocante ", tout ira bien. Il existe un marché incontestable, des produits d'excellente qualité, d'autres qui sont plus douteux - je pense notamment que l'utilisation des excréments d'animaux, l'utilisation des produits au sang, peuvent nous poser des problèmes. Je ne dis pas qu'ils en posent mais, si l'on veut faire jouer le principe de précaution, il faut le faire jouer par tout le monde. L'absence de produits de conservation des céréales, par exemple, crée un danger par le canal des mycotoxines et la prolifération fongique ; je ne dis pas qu'il y ait des mycotoxines dans l'agriculture biologique, je dis seulement que le principe de précaution impose de s'en occuper.

C'est un marché croissant qui se développe. Il ne se développera pas de façon extraordinaire, parce que si nous en revenions à l'agriculture ancestrale, nous retrouverions les problèmes de cette agriculture-là. Nous avons tous ce côté " manger la tomate du jardin ". Qui n'a pas cultivé des pommes de terre dans son jardin pour s'apercevoir qu'on les vendait quelques centimes de moins au marché ?

L'agriculture biologique s'adresse à un certain secteur et il faut savoir qu'elle n'est pas, pour l'instant, soumise au contrôle des produits finis, seulement au contrôle du cahier des charges. Elle a donc une obligation de moyens mais pas d'obligation de résultats. C'est un secteur qui ne s'est pas trop mal porté jusqu'à maintenant, mais s'il venait à s'étendre, à imposer des conditions de stockage et de déplacement sortant du cadre limité dans lequel il agit actuellement, nous aurions sûrement des problèmes. Et ce n'est pas l'intérêt de l'agriculture biologique d'avoir des problèmes sécuritaires. Imaginez qu'elle se retrouve avec une affaire de mycotoxines ou de salmonelle ! A mon avis, il faut inciter à la prudence et si je mets le principe de précaution pour les industriels et leur liste positive, j'émets le même principe de précaution, ou plutôt de prévention, pour l'agriculture biologique.

Je ne cache pas que cette dernière m'est très sympathique à titre personnel, étant donné mes origines rurales, mais elle m'inquiète en termes scientifiques. En tout cas, la voir présenter comme un argument de santé, consistant à dire qu'elle est meilleure pour la santé que le reste, est un gigantesque canular. Ses produits s'inscrivent dans une sécurité raisonnable et les meilleures associations de consommateurs ne s'y sont pas trompées. Des analyses très fines ont été faites par certaines d'entre elles qui démontrent que la composition des produits de l'agriculture biologique est strictement la même que celle des autres. Elle n'est pas plus mauvaise qu'une autre. Elle est à encourager, mais il ne faut pas oublier que les problèmes sécuritaires se posent pour elle comme pour les autres.

Pour en revenir au principe de précaution, je renoue avec mon propos, je pense qu'il ne faut pas confondre principe de précaution et principe de prévention. Le principe de précaution est à réserver aux cas de figures où, en termes scientifiques, on ne sait rien. Pour prendre le cas de l'encéphalite bovine, qui est assez typique, nous nous trouvons dans une situation délicate à l'heure actuelle parce que, sans que le mot ne soit utilisé à l'époque, le principe de précaution a été appliqué sur des bases incertaines. Au fond, cette épidémie britannique touchant le cheptel s'est développée pendant des années sans que personne ne bouge. Les vaches mouraient, les cas étaient déclarés - jusqu'à plus de 100 000 - et tout le monde disait qu'il y avait des vaches qui se mettaient à trembler et mourraient en Angleterre mais que ce n'était pas un drame. Imprudemment et sur des considérations scientifiques aléatoires, des scientifiques britanniques ont déclaré dans la presse - ce n'est pas la presse qui est en faute, mais la déclaration des scientifiques - qu'il y avait quasiment passage obligatoire de l'animal à l'homme. C'était il y a trois ans. Personne ne leur demandait rien, ils ne s'étaient pas inquiétés pendant sept ans, et au vu de quelques cas de Creultzfeldt-Jacob considérés comme aberrants, qui ne l'étaient pas tant -après tout, on a bien le droit de constater des variétés moléculaires dans les maladies - on a lancé cette affaire dans le monde entier, avec le retentissement que l'on sait et les mesures d'embargo que l'on connaît. Sur des arguments scientifiques douteux, tout le monde est tombé d'accord pour prendre une mesure de protection extrême.

La situation actuelle est ambiguë parce que l'on voudrait que les gens fassent marche arrière à partir des mêmes arguments car, depuis trois ans, on n'a pas progressé ou quasiment pas : on n'est pas sûr qu'il y ait transmission à l'homme. Si ce n'est le cas, il n'y a donc pas de problème, avec ou sans précaution. S'il y a transmission à l'homme, il y a un problème majeur, qui n'est d'ailleurs pas si majeur que cela car, dans ce cas, nous sommes tous contaminés et nous allons faire un Creultzfeldt-Jacob dans les années qui viennent.

Cependant, en appliquant le principe de précaution sur des arguments scientifiques insaisissables, nous avons fait une marche vers l'embargo qui n'a troublé personne. Actuellement, les Anglais souhaitent que nous fassions marche arrière, toujours en l'absence de certitudes scientifiques. Personne ne peut dire si cette maladie est ou non transmissible à l'homme. Vous voyez la délicatesse du problème. Nous sommes embourbés dans cette affaire. Le monde scientifique dit, objectivement, qu'il ne sait pas et il se retourne vers le politique en lui demandant de décider.

Cela m'amène à penser que le principe de précaution est un principe rigoureux à condition qu'il obéisse à des règles strictes. Au plan international, je vois bien comment va réagir le Codex alimentarius. Cette question sera à l'ordre du jour de la séance d'avril qui se tiendra à Paris. Je vais avoir devant moi 350 délégués qui vont me dire : " Alors, de quoi parlez-vous ? "

M. le Rapporteur : Que leur répondrez-vous ?

M. Pierre LOUISOT : Je ne répondrai rien. J'attends que le Gouvernement français prenne sa décision. Car si nous n'avons pas de proposition à faire....

Il faut une proposition concrète. Le principe de précaution, ce n'est pas Mme Michu qui, en se levant le matin, décrète que telle ou telle chose ne lui plaît pas. C'est dommage d'ailleurs parce que cela nous arrangerait bien, du moins si nous n'étions pas exportateurs. Un pays exportateur comme le nôtre doit redoubler de prudence dans l'application du principe de précaution.

Je pense que ce sera un principe internationalement reconnu ou que cela ne sera pas. D'après les contacts que j'ai eus à Rome il y a deux ou trois mois, si nous ne le balisons pas correctement, nous aurons des ennuis sérieux. Je ne dis pas que si on le balise, il sera accepté, mais si nous ne le faisons pas, ce sera un rejet systématique.

Il faut bien le cadrer. Nous pouvons le réserver à telle ou telle approche ou telle ou telle discussion. C'est bien dans la mentalité américaine. On a le même problème avec l'alimentation du bétail par les hormones. Nous voudrions bien y trouver quelque chose de néfaste, mais nous n'y parvenons pas. C'est très ennuyeux mais, scientifiquement, cela n'est pas fondé. La position des Américains est de dire que si nous n'avons pas d'arguments scientifiques, il n'y a pas lieu de discuter. Nous leur disons en retour que cela ne plaît pas aux consommateurs. Ils nous répondent que nos fromages au lait cru ne leur plaisent pas trop non plus. Ce sont des débats qui n'ont plus de caractère scientifique. Ce sont des débats de négociants, sans bases scientifiques sérieuses...

Le Codex alimentarius a reconnu, lui, depuis deux ans, la présence possible dans les débats, dans la gestion des risques, de " facteurs légitimes non scientifiques ". C'est un point très fort. Je n'ai pas amené ce texte mais je puis le communiquer. De quoi s'agit-il ? De facteurs religieux, de facteurs psychologiques, sociologiques, de facteurs économiques, etc. ? Je peux vous assurer que la tempête commence à monter ! Le courant nord-américain soutenu par le courant sud-américain, australien et néo-zélandais - cela commence à faire du monde - dit être favorable aux " facteurs légitimes non scientifiques ", à condition que vous définissiez avec précision lesquels. La situation est difficile à gérer.

Nous aurons un nouveau débat sur ce thème au Codex en avril qui ne devrait pas être triste, parce que chacun aura ses arguments, lesquels n'auront aucune base scientifique. Je ne dis pas que la science est toujours indispensable, même si je suis un scientifique, donc suspicieux, emprunt de doutes. Mais j'ai essayé lors d'un précédent débat de tourner la difficulté en disant qu'au fond, nous parlions de facteurs légitimes non scientifiques mais que ces facteurs relèvent néanmoins de la science puisqu'ils appartiennent au domaine des sociologues. Je me suis dit dans ma naïveté de président que j'allais soulever l'enthousiasme des délégués présents, qui viennent des milieux juridique, sociologique, littéraire ou autre, en invoquant les sciences sociales et les sciences humaines. Tempête dans l'amphithéâtre. Ils m'ont dit : " Nous ne croyons pas aux scientifiques en général, mais surtout, ne croyez pas en nous ! "

Donc, quand on parle de facteurs non scientifiques, on parle bien de facteurs qui ne relèvent pas des sciences biologiques, physiques ou chimiques. On ouvre la porte à des facteurs intéressants, qui peuvent être pris en considération, mais qui doivent être définis dans des cadres précis. Je ne pense pas qu'au niveau international, nous puissions y arriver sans cela. Si nous n'avons pas un balisage soigneux des méthodes et des m_urs, nous sommes perdants d'avance. Les facteurs légitimes non scientifiques et le principe de précaution vont agiter le débat du mois d'avril. D'ici là, nous aurons des échanges car nous n'attendons pas, heureusement, la séance plénière pour nous mettre d'accord, mais ce sera très difficile car nous abordons la zone des sables mouvants.

M. André ASCHIERI : Je suis de sensibilité écologique mais je me rapproche beaucoup de ce que vous dites lorsque vous parlez d'exagération. Aujourd'hui, on finit par ne plus trouver de juste milieu.

A mon avis, on exagère parce que l'on ne prend pas les habitants pour des citoyens et qu'on ne leur dit pas toujours toute la vérité. Si bien que lorsqu'on ne connaît pas la vérité, on perd confiance, et quand on perd confiance, on peut adopter deux attitudes contradictoires : soit on minimise un danger, soit on le grossit. Aujourd'hui, on grossit plutôt les dangers propension qui est encouragée par les médias.

Il faut donc prendre en considération le facteur information-publication.

Lorsque vous avez parlé de la réussite de l'Agence de sécurité sanitaire des aliments, vous avez bien séparé l'évaluation de la gestion. Vous n'avez pas dit qu'au sujet de l'évaluation, il fallait aussi publier les résultats de manière à ce que le travail du ministre soit facilité. Si le ministre sait que l'évaluation est bonne et indépendante, il n'a plus qu'à prendre la décision, qui sera très facile pour lui. Mais celle-ci, à mon sens, doit rester de sa responsabilité.

A propos des experts, vous disiez fort justement qu'ils n'étaient pas rémunérés. J'ai travaillé suffisamment avec eux pour m'en rendre compte. Il faut vraiment avoir la foi pour être expert mais on peut dire aussi qu'en France, nous en manquons beaucoup. Ce n'est pas une qualification très prisée dans les facultés. C'est peut-être pour cela que nous sommes en situation de faiblesse.

Enfin, vous avez dit que l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments était une bonne initiative mais, à votre avis, ne manque-t-il pas une dernière agence, l'Agence santé - environnement ?

M. Pierre LOUISOT : Je répondrai à la dernière question. J'ai déjà été auditionné sur ce sujet. Je suis favorable à toutes les agences que l'on veut, pourvu que leur mission soit précise. Si l'agence de l'environnement répond à une mission précise, il faut la créer. Dans le cas contraire, il ne faut pas le faire. Nous avons tendance à créer de nombreuses structures en France -nous ne sommes pas les seuls d'ailleurs, nous sommes assez imités en la matière. Si l'étude de création de l'agence fait apparaître une mission précise correspondant à un secteur de vie qui n'est pas déjà pris en considération, celle-ci doit être créée.

M. André ASCHIERI : Sachant qu'elle doit en faire disparaître d'autres. Il ne s'agit pas de créer une structure supplémentaire. Elle doit intégrer les autres.

M. Pierre LOUISOT : Tout à fait. Pour l'Agence française de sécurité des aliments, j'avais été entendu par des parlementaires de l'Assemblée nationale et du Sénat. Ma position était claire : si l'on ne supprimait rien, ce serait un désastre. Je souhaitais que soient supprimées certaines structures qui existaient déjà, à commencer par quelques-unes que je présidais.

Pour ce qui est de votre première réflexion, je me fais fort sur des arguments scientifiques majorés d'affoler n'importe qui avec n'importe quoi.

Je vais prendre deux exemples simples, celui de la pomme de terre et celui de la laitue.

Je suis capable de déclencher la panique télévisuelle sur la pomme de terre. Si M. Parmentier déposait aujourd'hui son dossier " Pomme de terre " devant le Conseil supérieur d'hygiène publique - je ne parle pas de pommes de terre génétiquement modifiées, mais de la bonne pomme de terre traditionnelle - il serait rejeté, arguant du fait qu'il fait courir à la population des risques extraordinaires car la pomme de terre renferme des toxines comme la solanine - un produit extrêmement toxique - qui est un réel danger. Il y a quand même eu des morts à cause de la pomme de terre, à condition certes qu'elle soit mal conservée, mangée crue et avec sa peau. Mais, j'imagine bien le Conseil réagir sur le dossier de la pomme de terre. La présence d'une toxine comme la solanine écarterait immédiatement le dossier.

Quant à la laitue, ce serait encore plus grave, parce que celle-ci contient des peptides insecticides et virulicides extrêmement importants. Nous les avalons mais, une fois passés trente centimètres du tube digestif, ce sont des acides aminés, comme tout le monde ! Mais si vous voulez affoler les gens, il suffit de dire que vous avez des peptides antibiotiques, antivirulicides et anti-insecticides dans la salade. En fait, c'est ainsi qu'elle se défend, la salade !

Donc, il suffit de grossir le trait pour affoler les gens avec n'importe quoi. Si je voulais affoler les gens avec l'agriculture biologique, ce serait très facile. Il ne le faut pas, mais si l'on veut " paniquer " les gens, créer le drame et inciter à des mesures extrêmes, rien n'est plus facile. Je crois donc que, comme vient de le dire M. Aschiéri, l'éducation est primordiale. J'y crois beaucoup. Ce n'est pas facile, ce n'est populaire, cela ne fait pas de tapage, il n'y a pas de sang à la Une. L'éducation, c'est vraiment triste, mais c'est tout à fait fondamental, à l'école et après l'école. Je pense notamment aux professions intermédiaires.

J'ai découvert, de ce point de vue, un corps excellent : celui des professeurs de biologie et de géologie des collèges et lycées, dont le président Ulis gère une association remarquable de 10 000 personnes, qui fait de formidables efforts d'éducation. Chaque fois qu'il a sollicité l'Institut français pour la nutrition pour participer à ses débats, il a réussi à réunir 1 500 personnes un week-end à Paris, venant de tous les lycées de France. C'est très positif. La dernière réunion que nous avons eue sur l'éducation nutritionnelle a été tout à fait remarquable. J'ai eu de bonnes questions de gens avisés.

Mme Michèle RIVASI : Je voudrais revenir sur vos propos relatifs aux sciences et à la problématique du scientifique et du non scientifique.

Je pense qu'il faut être beaucoup plus modeste en tant que scientifique sur les modèles explicatifs que l'on a des phénomènes. Lorsque vous dites " ce n'est pas scientifique ", je dirais plutôt, en tant que scientifique, qu'en fait, je n'ai pas de modèle explicatif. Cela explique pourquoi, dans l'appréciation des choses, il y a une partie intuitive, que l'on dit irrationnelle, qui fait que les gens perçoivent que c'est bon ou moins bon alors qu'à l'heure actuelle, nous n'avons pas les arguments d'une démonstration.

C'est la raison pour laquelle je mettrais un bémol à ce que vous avez dit sur le prion. Vous dites que des scientifiques ont commencé à dire qu'il pouvait y avoir transmission mais, pendant longtemps, certains laboratoires n'ont pas pu s'exprimer car ils ne faisaient pas partie de la pensée unique, à l'époque de Mme Thatcher. C'est beaucoup plus compliqué que ce que vous prétendez : il y a des laboratoires officiels qui rentrent dans le système économique et politique du moment et le confortent, et il y a des laboratoires périphériques, qui ne s'inscrivent pas obligatoirement dans la pensée unique du moment, qui, eux, sont susceptibles de sortir des informations, qui seront reprises s'ils mettent à jour de nouveaux éléments, de nouveaux concepts, comme de fut le cas pour le prion concernant la maladie de la " vache folle ". C'étaient des molécules très peu connues.

Je serai bien plus prudente que vous en disant que cela fait partie de la complexité du réel et que, progressivement, la science avance dans la connaissance des choses. J'aurai un discours un peu différent du vôtre.

Vous dites que vous êtes très attaché à l'éducation. J'y attache également beaucoup d'importance. Mais, quelle éducation ? Il faut une éducation plurielle parce que l'on constate que ce sont des évolutions parallèles qui ont conduit à la prise de conscience que nous sommes dans un monde qu'il faut protéger et dans un monde où les certitudes peuvent être remises en question dans les années qui suivent leur énoncé.

M. Pierre LOUISOT : Madame, je me sens en harmonie totale avec ce que vous venez de dire. Evidemment, l'éducation doit être polyvalente : l'éducation au sein de la famille, à l'école, hors de l'école et mettant en balance tous les points de vue. A condition qu'ils se tiennent, tous sont défendables.

Quant à l'aspect scientifique, je fais partie des scientifiques qui doutent le plus. Par exemple, je ne suis pas sûr que le prion existe - et je ne suis pas le seul.

On a donné un prix Nobel à M. Prusiner. Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. J'enseigne la biochimie et la biologie moléculaire à Lyon à des étudiants en médecine auxquels j'explique depuis trente ans qu'il n'y a pas de modifications de structures quaternaire et tertiaire des protéines s'il n'y a pas auparavant modification de la structure secondaire et de la structure primaire, donc, de la séquence génomique. Or, dans le cas du prion - si celui-ci existe ou si c'est un analogue structural du prion -, c'est un mot mais on ne sait toujours pas ce qu'il recouvre, les concepts de la biologie moléculaire sont totalement remis en cause.

Mais, le doute scientifique est normal. Je ne suis pas plus séduit par les arguments qui disent que le prion passe chez l'homme que par ceux qui disent le contraire. J'avoue que, dans cette affaire, nous sommes en matière scientifique dans le noir le plus absolu. Cela ne facilite pas la gestion du politique. Les scientifiques ne s'en lavent pas les mains, mais ils ne savent pas. Dans ce cas, vous, les hommes politiques, faites au mieux. Comment faire ? Le problème est intéressant !

M. le Président : Monsieur Louisot, pourriez-vous nous dire ce qu'est un expert ?

M. Pierre LOUISOT : Un expert est une personne qui n'engage que lui-même, qui fait une analyse de la situation avec les éléments qu'il a en mains et qui propose non pas une solution, mais présente le dossier tel qu'il est. Or, dans le domaine de la " vache folle ", le dossier est très triste sur le plan scientifique.

Il existe des domaines pour lesquels on peut prendre des positions plus cohérentes. Par exemple, celui de la dioxine, puisque la dioxine n'a jamais tué personne. La caractéristique de la catastrophe de Seveso, c'est que ce n'en était pas une : il y a eu un mort, le directeur de l'usine assassiné par les Brigades rouges et soixante-quatre cas d'acné chlorée. Cela ne veut pas dire qu'il faille mettre de la dioxine partout, mais cela signifie que ce produit pose des problèmes scientifiques beaucoup plus simples qu'on ne le pensait. On peut, en tout cas, recommander au politique, sur des bases raisonnables, des limites de tolérance scientifiquement concevables.

Dans le cas du prion et de l'E.S.B., le brouillard est complet. Il y a ceux qui affirment que cette théorie est sûre et ceux qui affirment tout aussi fortement l'inverse. La majorité des experts, entre les deux, ne sachant pas, font preuve d'une humilité certaine.

Que décide le politique quand le scientifique ne sait pas ? C'est le problème du politique et je me garderai bien de prendre position à ce sujet.

Le politique, en France tout au moins, est allé très vite vers l'embargo, en disant : " On ne sait pas, on va quand même se protéger ". Quand on lui demande de revenir sur l'embargo, la connaissance n'étant toujours pas établie, il le maintient. Il existe des questions scientifiques sur lesquelles il est possible d'adopter des positions claires, mais il en est d'autres sur lesquelles les positions sont délicates. Cette affaire du prion est très délicate sur le plan scientifique. Je ne serai pas étonné de retournements d'opinion dans les années à venir.

M. André ANGOT : Dans la mesure où le prion existerait, pensez-vous que l'E.S.B. est une maladie bovine récente apparue par hasard dans les années 80 ou pensez-vous qu'il s'agit d'une maladie existant depuis longtemps déjà, mais dont on ne suspectait pas l'existence parce qu'on ne la diagnostiquait pas à l'époque et qui s'est aggravée en Grande-Bretagne en raison de l'alimentation par les farines de viande ? Je suis vétérinaire et j'ai toujours vu des vaches qui perdaient la tête et qu'on envoyait en abattage d'urgence en les suspectant de méningite ou d'hémorragie cérébrale. Cela ressemblait beaucoup aux cas d'E.S.B. que l'on peut voir sur le terrain maintenant.

M. Pierre LOUISOT : Je répondrai rapidement parce que je n'ai pas d'idée scientifique sur la question.

Dans une affaire aussi complexe, on peut difficilement trancher. La seule encéphalite sur laquelle on ait des idées à peu près claires, c'est la maladie de Kuru, parce que l'on a eu affaire à une tribu anthropophage qui a donné à peu près des indications. Les indications les plus claires sont donc dans le cadre du Kuru, parce que c'était un milieu limité dans un temps limité - quand même une trentaine d'années. Ce qu'on sait sur le Kuru est à peu près tout ce qu'on sait de réel.

Sur le plan historique de la maladie de la vache folle, je ne m'engagerai pas car je ne pense pas que nous ayons suffisamment de données scientifiques exactes pour prendre des décisions. Je rejoins la position de Mme Rivasi. Je fais preuve d'humilité et, lorsque je ne sais pas, je me tais.

M. le Président : Nous vous remercions, M. le Professeur.

Audition de M. le Professeur Gérard PASCAL,
Directeur scientifique du Département nutrition et sécurité alimentaire de l'I.N.R.A.
Président du comité scientifique directeur européen,
Président du comité scientifique de l'A.F.S.S.A.

(extrait du procès-verbal de la séance du Mardi 16 novembre 1999)

Présidence de M. Félix LEYZOUR, Président

M. Gérard Pascal est introduit.

Compte tenu de ses fonctions de Président du comité scientifique directeur européen, M. le Président le dispense de la prestation de serment.

M. le Président : Mes chers collègues, nous allons entendre M. Pascal, expert nutritionniste de renommée mondiale et président du comité scientifique directeur de l'Union européenne.

Monsieur le directeur, la commission va vous entendre sur les problèmes liés à la nutrition de nos contemporains, mais elle ne pourra pas manquer, je le pense, de vous interroger également sur les développements de la crise née de l'embargo de la viande bovine importée de Grande-Bretagne.

Nous sommes particulièrement honorés de recevoir un député allemand, M. Wolfgang Dehnel, qu'accompagne notre collègue M. Jean-Luc Warsmann. Je lui souhaite la bienvenue au nom de vous tous.

M. Gérard PASCAL : Tout d'abord, je me présenterai en quelques mots, de manière à ce que mes propos soient reliés à mes activités scientifiques passées et présentes.

J'ai commencé ma carrière de chercheur, après avoir obtenu un diplôme d'ingénieur biochimiste au C.E.A., où j'ai passé trois ans. J'ai été recruté par l'I.N.R.A. pendant cette période au cours de laquelle j'ai exercé des activités de chimiste organicien et de synthèse de molécules marquées.

Après mon recrutement à l'I.N.R.A. en 1965, j'ai passé cinq ans au centre de recherche sur la nutrition du C.N.R.S. pour me former à la nutrition et à la toxicologie alimentaire. Puis, j'ai rejoint l'I.N.R.A., où j'ai créé un laboratoire intitulé " sciences de la consommation ", ce qui correspond à un intérêt pour les attentes des consommateurs en matière de qualité et de sécurité alimentaires.

J'ai ensuite pris la tête d'un département qui avait le même intitulé " Sciences de la consommation ", qui se consacrait à des travaux en nutrition humaine et en sécurité sanitaire des aliments.

En 1989, avec l'un de mes collègues, j'ai été à l'origine de la création au sein de l'I.N.R.A. d'un département de nutrition, alimentation et sécurité alimentaire. Cela correspondait à une mutation importante pour l'I.N.R.A., qui souhaitait passer de travaux développés depuis de nombreuses années en matière de nutrition animale à des travaux destinés à mieux connaître les besoins nutritionnels de l'homme.

Pourquoi cette mutation ?

Elle partait tout d'abord du constat, qu'en matière de nutrition animale, en 1989, on savait déjà beaucoup de choses et que les évolutions de cette période nous semblaient relativement banales : quand il s'agissait d'ajouter une deuxième décimale aux besoins en tel acide aminé du porc en croissance, nous étions quelques-uns à penser que l'intérêt scientifique de tels travaux était plutôt limité et qu'il existait, au contraire, un besoin important de recherche en nutrition de l'homme, que peut-être l'I.N.R.A. pouvait jouer un rôle dans ces travaux grâce à l'expérience acquise en matière de nutrition animale, grâce à l'utilisation depuis longtemps de nombreux modèles animaux qui pouvaient permettre d'émettre des hypothèses qu'il convenait ensuite de vérifier chez l'homme.

Quatre ou cinq ans avant, nous avions visité des structures de recherche en nutrition humaine dans le monde, en particulier nous avions été très attentifs à ce qui s'était passé aux Etats-Unis à la suite du rapport Mc Govern au milieu des années 70, qui s'était traduit par la création de centres de recherche en nutrition humaine aux Etats-Unis, différents des centres de recherche en nutrition clinique, dont l'objectif était vraiment la nutrition de l'homme encore en bonne santé, une nutrition préventive tentant de retarder l'apparition de pathologies essentiellement liées au vieillissement par une nutrition adaptée. Les Américains avaient donc mis en place au début des années 80 quatre centres importants de recherche en nutrition humaine dont plusieurs étaient très spécialisés, l'un notamment sur la nutrition de la mère de l'enfant, un autre sur la nutrition au cours du vieillissement.

Nous avons également discuté avec nos collègues britanniques qui avaient en matière de nutrition humaine une certaine avance du fait qu'ils avaient été confrontés à des problèmes de terrain pendant la Seconde Guerre mondiale.

Sur cette base, nous avons, au sein de l'I.N.R.A., et plus largement dans la collectivité scientifique des nutritionnistes en France, participé largement à un projet de mise en place de centres de recherche en nutrition humaine. Donc, à peu près simultanément, nous avons eu la création d'un département en nutrition humaine à l'I.N.R.A. et une forte implication de l'I.N.R.A. dans la mise en place de centres de recherche en nutrition humaine.

Il existe aujourd'hui, reconnus par le ministère de la Recherche, quatre centres de recherche en nutrition humaine : l'un à Clermont-Ferrand, un deuxième à Nantes, un troisième à Lyon, le plus récent étant le centre de recherche en nutrition humaine de Méditerranée installé sur trois sites, Marseille, Montpellier et Nice. L'I.N.R.A. est très fortement impliqué à Clermont-Ferrand et à Nantes, un peu moins à Lyon et en Méditerranée.

Quel était notre objectif global dans le cadre de ces travaux de recherche conduits par l'I.N.R.A. ? Ces travaux se développaient dans les centres de recherche en nutrition humaine en liaison avec nos collègues hospitalo-universitaires, sur certains sites, avec nos collègues de l'I.N.S.E.R.M., pratiquement pas ou très peu avec nos collègues du C.N.R.S., sauf sur le centre de Méditerranée. D'autres structures, comme des centres anticancéreux, peuvent être également impliquées dans ces C.R.N.H., centres de recherche en nutrition humaine.

L'objectif est bien une nutrition préventive de l'homme en bonne santé et non la nutrition de l'homme malade, qui est de la responsabilité du corps médical et de la recherche clinique.

Dans quels domaines avons-nous essayé de développer nos travaux ?

Naturellement, le choix des thématiques de recherche s'est fait d'une part sur la base des compétences acquises par les équipes de l'I.N.R.A. à partir de recherches en nutrition animale, mais également sur la base de l'identification des pathologies qui représentent les problèmes de santé majeurs pour nos populations. Evidemment, nombre de ces problèmes sont liés au vieillissement.

Dans ce cadre, nous avons développé depuis dix ans des travaux sur la fonte musculaire. Pourquoi la fonte musculaire ? D'une part, nous avions des compétences en matière de métabolisme protéique d'autre part, cette fonte inéluctable de nos muscles avec le processus de vieillissement est responsable d'une perte d'autonomie progressive avec d'autres conséquences importantes en matière de pathologie. Nous avons assez bien progressé dans la connaissance des mécanismes qui conduisent à cette fonte musculaire qui est due, finalement, à un déséquilibre extrêmement discret entre la synthèse protéique et la dégradation des protéines au cours de la journée, le muscle étant une structure en renouvellement très important au cours de la journée.

Nous avons pu, en particulier, montrer que les besoins en protéines de l'homme âgé n'avaient rien à voir avec les besoins en protéines pour la croissance, alors qu'il était considéré comme un dogme que ce qui était bon pour la croissance était bon pour des organismes plus âgés et, qu'en particulier, au cours de certaines périodes d'infection, d'autant plus fréquentes que l'on vieillit, les besoins sont très spécifiques. Dans ces périodes d'infection, il convient d'apporter des protéines d'une composition tout à fait particulière. Je pense que toutes ces recherches pourront se traduire assez vite maintenant par des recommandations nutritionnelles et également par des préparations adaptées aux périodes d'infection en particulier, ce qui pourrait retarder considérablement la fonte musculaire.

Autre thème : l'ostéoporose. Là encore, il s'agit d'une perte inéluctable de tissus osseux qui atteint tout particulièrement les femmes, mais l'allongement de la durée de la vie humaine va faire que ce problème va concerner aussi les hommes. Nous essayons de comprendre comment, entre la synthèse et la dégradation de ces tissus osseux, une perte de matière osseuse peut se réaliser progressivement au cours du vieillissement.

Autres pathologies qui ne sont pas dues au vieillissement, mais qui sont quand même des pathologies liées au vieillissement : certains types de cancers. Il apparaît qu'il existe un lien particulier entre l'alimentation et le risque de développement de certains types de cancers, notamment ceux du tube digestif, mais également de certains cancers liés à des tissus hormonaux sensibles. Nous conduisons des travaux dont l'objet est d'identifier dans nos aliments certaines substances qui jouent un rôle protecteur.

On parle beaucoup aujourd'hui des substances antioxydantes. En fait, il est extrêmement difficile d'impliquer une substance donnée ou même une famille de substances dans ce rôle protecteur. Ce qui est largement prouvé, c'est qu'une consommation suffisante de fruits et légumes est un facteur protecteur vis-à-vis du développement de certains types de cancers. Nous sommes là en relation avec l'alimentation de type méditerranéen, mais il s'agit aussi d'une série d'interactions complexes entre les composantes de ces différents fruits et légumes, les fibres alimentaires, les antioxydants et les vitamines. Il est extrêmement difficile de mettre le doigt sur une ou plusieurs substances qui pourraient jouer un rôle particulier.

Cela nous conduit tout de même au sein de l'I.N.R.A. à développer une réflexion sur la sélection des variétés végétales. C'est une responsabilité importante pour les nutritionnistes que celle de convaincre nos collègues agronomes et nos collègues généticiens des plantes d'introduire parmi leurs critères de sélection des critères de composition qui pourraient faire que ces fruits et légumes présentent un caractère préventif vis-à-vis du développement de certains types d'affection, en particulier des cancers, par une modification de composition ou par l'utilisation de variétés particulièrement riches en tel ou tel constituant. Plusieurs équipes travaillent sur ce sujet en liaison, tout au long de la chaîne alimentaire, avec les agronomes et les transformateurs de matières premières de l'agriculture.

Parmi les pathologies majeures en termes de dépenses de santé figurent bien entendu aussi les maladies cardio-vasculaires. En la matière, nous avons moins de travaux en cours, mais ceux-ci sont beaucoup plus ciblés. Il existe, en effet, de nombreuses équipes très spécialisées et très compétentes dans ce domaine et notre expérience en la matière est relativement limitée. Plutôt que de nous orienter vers des travaux sur l'athérosclérose, par exemple, nous nous sommes plus orientés vers des travaux portant sur les relations entre l'alimentation, notamment l'alimentation lipidique, les matières grasses de notre alimentation et le muscle cardiaque plutôt que les vaisseaux ; muscle cardiaque dont la dégradation est responsable de nombreux décès, notamment de morts subites qui sont différentes des infarctus eux-mêmes.

Nous avons mis en évidence l'influence de certains types d'acides gras sur la qualité des cellules contractiles musculaires cardiaques. Je pense que ces travaux devraient pouvoir déboucher sur des recommandations nutritionnelles à moyen terme également en termes d'alimentation lipidique et d'équilibre de notre alimentation lipidique.

Dernier sujet en matière de pathologie en développement, l'obésité. L'obésité est aussi un sujet très étudié par de nombreuses équipes médicales, notamment au sein de l'I.N.S.E.R.M., mais également des équipes hospitalo-universitaires. Là encore, nous essayons de trouver des pistes originales et d'éviter des doublons avec ce qui est fait par d'autres équipes.

Nous nous intéressons à la régulation de la prise alimentaire, d'une part, et du métabolisme énergétique, d'autre part. Grâce au centre de recherches en nutrition humaine de Clermont-Ferrand, nous disposons d'installations qui permettent de faire des mesures extrêmement précises, au long cours, de dépenses énergétiques dans différentes situations, sur diverses populations - jeunes enfants, jeunes adultes, personnes du troisième âge -, dans différentes situations d'exercice, notamment d'exercice musculaire.

Nous espérons par ces approches mieux comprendre les relations entre la prise d'aliments et la dépense énergétique puisque, finalement, ce surpoids ou ce développement de l'obésité est, au bout du compte, un excès de stockage d'énergie ingérée par rapport aux dépenses énergétiques.

Nous avons donc essayé de prendre un créneau qui nous semblait être une approche relativement originale, en développant à la fois des études très fondamentales, en particulier sur les protéines découplantes qui permettent de gaspiller ou de ne pas gaspiller d'énergie au niveau cellulaire, et en nous intéressant à l'influence de l'alimentation sur la régulation de l'expression de certains gènes, en particulier de gènes impliqués dans le métabolisme énergétique.

C'est donc une approche générale des recherches conduites par l'I.N.R.A. en matière de nutrition : nous commençons sur des modèles cellulaires, en essayant de mieux comprendre comment des constituants de notre alimentation peuvent réguler l'expression de notre patrimoine génétique. Ensuite, nous poursuivons le travail de vérification des hypothèses formées sur ces modèles cellulaires sur des modèles animaux, qui sont en général des modèles de monogastriques, mais qui peuvent être, dans certains cas, des modèles de ruminants. Enfin, lorsque les hypothèses prennent un peu plus de poids, nous les testons chez des volontaires sains dans les centres de recherche en nutrition humaine, bien entendu, dans le respect de toutes les règles d'éthique, dans des installations agréées pour ce type de travaux.

Voilà pour ce qui concerne l'aspect nutrition humaine, j'en viens maintenant aux aspects concernant la sécurité sanitaire.

Je serai bref sur cette question parce que, malheureusement, si les forces engagées à l'I.N.R.A. en matière de nutrition représentent de l'ordre de 100 scientifiques et ingénieurs, en matière de sécurité sanitaire, les forces engagées par l'I.N.R.A. sont bien moins importantes, de l'ordre de 70 scientifiques et ingénieurs. C'est assez représentatif de la situation française : une recherche très peu développée en matière de sécurité sanitaire chimique. Il y a sans doute plus de chercheurs en matière de recherche en sécurité sanitaire biologique, c'est-à-dire concernant les risques liés aux micro-organismes, aux virus et aux agents non conventionnels dont, je pense, nous allons parler.

Là encore, nous avons choisi un nombre limité de créneaux, parce que le champ à couvrir est immense et, qu'avec des forces limitées, il n'est pas question de couvrir la totalité de ce champ. Nous avons dans nos équipes une spécialisation en analyse physico-chimique. De nombreux travaux développés à l'I.N.R.A. se basent donc sur ces compétences, qui permettent en particulier de faire une analyse fine du comportement de tous les composés xénobiotiques, étrangers à l'organisme, c'est-à-dire des composés potentiellement toxiques, depuis leur présence dans un environnement, leur présence dans les matières premières produites par l'agriculture, jusqu'à l'assiette du consommateur.

Dans de nombreux cas, nous faisons le constat que l'on s'intéresse à la molécule présente à l'origine dans la matière première qui n'est souvent pas celle que l'on retrouve dans notre assiette, parce que ces molécules subissent des transformations au cours des traitements technologiques que subissent nos aliments ou au cours des conservations.

Il y a donc tout un travail de chimie analytique extrêmement fine et délicate à faire. Ensuite, cette chimie analytique est également utilisée, pour mieux comprendre les différences de métabolisme entre les espèces animales qui sont les espèces sur lesquelles on réalise des essais toxicologiques et ce qui se passe chez l'homme, de manière à ce que l'extrapolation espèces animales - homme soit moins à risque, lorsque l'on connaît mieux les métabolismes comparés.

Enfin, dans une approche très originale de la toxicologie moderne, ces méthodes physico-chimiques nous sont absolument indispensables. Je ne développerai pas très longuement les travaux que conduit l'I.N.R.A., j'exposerai plutôt les difficultés auxquelles nous nous heurtons. La toxicologie classique utilise des animaux de laboratoire et des doses très fortes de substances toxiques, ce qui est une situation totalement différente de celle de l'homme exposé à des quantités extrêmement faibles de ces composés potentiellement toxiques. Nous nous interrogeons donc de plus en plus sur la justification de l'extrapolation des études sur animaux de laboratoire avec de très fortes doses à l'homme exposé à de très faibles doses. Y a-t-il même identité des mécanismes d'actions toxiques ? Ce n'est pas du tout évident.

Nous rencontrons également d'autres difficultés, par exemple pour évaluer le plus précisément possible les risques liés à la consommation d'organismes génétiquement modifiés.

Nous avons donc besoin de rénover totalement les méthodologies et nous essayons de mettre en _uvre une nouvelle approche de signature biologique qui s'appuie sur l'analyse physico-chimique et sur des analyses spectrométriques. C'est une sorte de boîte noire. Nous appliquons plusieurs techniques d'analyses physico-chimiques relativement sophistiquées et essayons de traiter les différents signaux obtenus pour mettre en évidence des différences extrêmement discrètes entre un organisme non soumis au toxique et un organisme exposé à de très faibles doses de toxique. C'est l'originalité principale du travail mené par l'I.N.R.A. en la matière, pour essayer d'avoir une évaluation plus précise des risques réellement encourus par l'homme placé en situation réelle et pour essayer d'établir des priorités de types de risque et de ne pas travailler sur des hypothèses qui ne sont pas vérifiées sur le terrain.

J'insiste sur le déséquilibre entre l'importance des forces consacrées aux travaux de nutrition humaine et l'importance de celles qui sont consacrées aux travaux de toxicologie et de sécurité chimique. Sur le plan de la sécurité microbiologique, les forces sont plus importantes.

M. le Président : Je vous remercie, M. le directeur. La parole est à M. le rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur le directeur, au fil des ans, on a pu observer des effets de mode au sujet de la nutrition. On passe de certaines démarches diététiques à des conseils donnés sur l'alimentation. Actuellement, au niveau de la recommandation nutritionnelle, apparaissent aux Etats-Unis ce que l'on appelle les alicaments. J'aimerais que vous nous parliez de cette nouvelle mode. Vous l'avez un peu abordée, mais j'aimerais que vous puissiez développer votre propos.

En ce qui concerne la sélection de certaines variétés végétales qui pourraient s'avérer plus riches en certains composés intéressants pour la santé de l'homme, reliez-vous cela à l'utilisation d'organismes génétiquement modifiés ? Si tel est le cas, quel est l'intérêt pour le consommateur de consommer des produits qui renferment des substances - flavonoïde, caroténoïde ou autres - intéressantes pour la santé mais issues du génie génétique avec les aléas que cela comporte aujourd'hui, ou du moins les interrogations qui nous sont posées ?

En ce qui concerne la crise de l'E.S.B., on a pu constater un certain retard à l'allumage par rapport aux recherches et à la démarche entreprise au niveau de la protection des consommateurs. J'aimerais connaître votre avis sur ce point. Pensez-vous par ailleurs que les mesures préconisées par la France doivent être maintenues, pour éviter des conséquences néfastes sur la consommation de nos concitoyens ?

M. Gérard PASCAL : J'ai vraiment horreur de ce vocabulaire : alicament, on parle également de neutraceutique. Ce mélange entre aliment et pharmacie me hérisse quelque peu.

Ce qui est plus intéressant, c'est l'approche de ce que l'on appelle en Europe les aliments fonctionnels. Il s'agit là d'un phénomène de mode également, mais, à mon avis, c'est plus, c'est une nouvelle approche du concept de besoin nutritionnel. Jusqu'à il y a quelques années, on considérait que les apports nutritionnels recommandés correspondaient à la quantité d'un nutriment juste nécessaire pour ne pas voir apparaître de symptôme de carence. Par exemple, pour les vitamines, il fallait apporter de l'acide ascorbique en quantité suffisante, pour que l'on ne voie pas apparaître les symptômes du scorbut.

Aujourd'hui, dans cette approche de nutrition préventive, on se dit que peut-être le besoin nutritionnel doit être défini autrement. Cela correspond sans doute à des quantités plus importantes permettant à l'organisme de maintenir le plus longtemps possible de bonnes régulations. C'est cela l'approche de l'alimentation fonctionnelle : un certain nombre de nutriments ou de substances qui ne sont encore considérés comme essentiels peuvent jouer un rôle dans le maintien d'une bonne régulation, en particulier, une bonne réponse aux agressions puisque, finalement, il apparaît que le vieillissement est une baisse de capacité à répondre aux agressions auxquelles nous sommes soumis tous les jours.

Alicament, neutraceutique, les Américains aiment bien aussi extraire une ou deux substances pour en faire des gélules. Les choses sont tellement complexes. J'ai évoqué les interactions multiples entre les composants d'un aliment. Dans un fruit ou un légume, des centaines de substances interagissent les unes avec les autres. C'est un substrat complexe qui va subir des transformations complexes dans l'organisme. Ce n'est pas une poudre ou une gélule.

Pour l'instant, nous savons établir des relations entre un type d'alimentation et une protection vis-à-vis de certaines pathologies, mais toutes les expériences que nous avons conduites jusqu'à présent à partir de pilules ou de gélules - en particulier plusieurs expériences faites avec du bêta-carotène sous forme de pilules dont on pensait qu'il allait jouer un rôle préventif vis-à-vis du développement du cancer du poumon chez les fumeurs - ont été négatives et même plus que négatives puisque, dans ce cas précis, une augmentation de la fréquence des cancers du poumon a été observée dans deux grandes expérimentations, l'une conduite en Finlande, l'autre aux Etats-Unis. L'expérience américaine a dû être arrêtée à partir de l'observation de ces résultats, alors que les fruits et légumes riches en carotène jouent sans aucun doute un rôle protecteur vis-à-vis du développement du cancer du poumon. C'est donc beaucoup plus compliqué que ce que l'on pourrait penser, en extrayant une substance et en l'administrant sous forme de pilule.

Nous rejoignons votre deuxième question qui concerne la sélection de variétés, liées ou pas à des organismes génétiquement modifiés. Ce n'est pas notre approche essentielle. Notre projet initial est avant tout d'avoir une meilleure connaissance de la variabilité de la composition des différentes variétés disponibles aujourd'hui ; aujourd'hui mais aussi hier parce que, heureusement, nous avons encore des collections de variétés qui nous permettent de nous apercevoir que ces variétés ont une variabilité considérable de composition. On ne sait déjà pas trop bien comment cela fonctionne, commençons donc par le commencement et essayons de voir quelle est la variabilité génétique et donc le patrimoine génétique que l'on pourrait utiliser par des méthodes traditionnelles.

La seconde étape consiste à étudier, pour une variété donnée, l'influence des conditions agronomiques sur la composition en différentes substances. Là encore, nous avons des connaissances très fragmentaires.

Enfin, essayons d'utiliser, pas forcément avec des méthodes de génie génétique, les connaissances qui peuvent résulter de l'analyse du génome des plantes, donc de la connaissance de la régulation de l'expression de ces génomes pour, peut-être tout simplement par des méthodes traditionnelles, améliorer la composition des espèces végétales. Il est sûr que le génie génétique permet aussi cela, mais c'est une autre approche, qui n'est pas obligatoire.

A propos des problèmes d'E.S.B., je voudrais tout d'abord souligner combien, me semble-t-il, la presse a brouillé les débats scientifiques entre le groupe d'experts français et les experts européens. Une lecture attentive des questions et des réponses apportées par les uns et les autres montrerait que la différence d'analyse scientifique est extrêmement ténue ; nous n'avons pas de désaccords fondamentaux.

En fait, les questions qui furent posés à ces deux groupes d'experts n'étaient pas les mêmes. Ceci est très important.

Au niveau de l'Union européenne, en 1997, une réorganisation des comités scientifiques a été entreprise, à partir du constat que les choses s'étaient mal passées à Bruxelles pour le traitement de l'E.S.B. depuis le début des années 1990. Ce qui était critiquable, c'était le mélange entre l'évaluation scientifique du risque, d'une part, et les mesures de gestion du risque, d'autre part, en particulier la présence du comité scientifique vétérinaire au sein d'une direction générale de l'agriculture.

Il a donc été décidé, en 1997, de regrouper tous les comités scientifiques, dont certains étaient au sein de la direction générale de l'industrie, par exemple, au sein d'une direction générale qui se préoccupe essentiellement des problèmes des consommateurs et de leur protection.

A partir de cette époque, le grand principe de cette réorganisation a été la séparation complète de l'évaluation scientifique et de la gestion, la gestion restant dans les directions générales de l'agriculture et de l'industrie et l'évaluation scientifique étant placée au sein de la DG 24. Tous les comités scientifiques de Bruxelles ont alors pris soin d'essayer, parce que ce n'est pas si facile que cela en a l'air, de ne pas empiéter sur le domaine de la gestion et de laisser aux responsables administratifs et politiques l'entière responsabilité de ces problèmes de gestion.

Par exemple, il n'a jamais été posé au comité scientifique directeur la question de savoir si l'on pouvait ou si l'on devait lever l'embargo. C'est une décision politique, qui concerne évidemment l'évaluation scientifique du risque, mais qui est, avant tout, une décision politique, dans laquelle d'autres éléments que l'évaluation scientifique du risque peuvent être pris en compte. C'est tout à fait légitime. Nous avons toujours essayé de faire respecter cette séparation entre les deux types de décisions.

Je ne suis pas sûr que la question posée à l'A.F.S.S.A., l'agence française, ait été aussi claire sur ce point, puisqu'on lui demandait d'émettre un avis sur un texte réglementaire, ce qui relève du domaine de la gestion du risque. Nous n'avons donc pas répondu aux mêmes questions.

Mais, sur le plan scientifique, la réponse du groupe des experts français était que le risque lié à l'exportation de viande britannique dans les conditions de schéma proposé par l'Angleterre n'était pas maîtrisé. Le comité scientifique directeur à Bruxelles n'a pas répondu autrement ; il a répondu que le risque n'était pas totalement maîtrisé, c'est-à-dire que nous ne sommes pas au " risque zéro ", mais qu'il n'est pas maîtrisé non plus dans d'autres pays de l'Union européenne. Notre approche a donc été d'essayer de prendre en compte la protection de la santé de l'ensemble des populations de l'Union européenne et de comparer les niveaux de risque qui pouvaient être liés, d'une part, à l'exportation de cette viande britannique dans des conditions extrêmement précises - je suis prêt à revenir très rapidement sur ces conditions parce que je pense que c'est le point fondamental - et d'autre part à la consommation de viande produite dans d'autres pays de l'Union européenne, en particulier dans des pays dans lesquels existent des cas d'E.S.B. déclarés.

Sur le plan scientifique, nos conclusions ne sont pas très différentes. Il reste un point de désaccord sur des chiffres concernant l'état épidémiologique en Angleterre, mais les comités n'ont pas travaillé sur les mêmes données. L'analyse faite à partir des chiffres les plus récents fournis par les Britanniques n'est pas sensiblement différente et, à mon avis, il ne faut pas trop insister sur des différences d'analyse scientifique qui ne sont pas aussi importantes que cela.

M. Alain CALMAT : Je voudrais revenir sur les organismes génétiquement modifiés. Je profite de la présence d'un spécialiste de la recherche agronomique pour essayer de comprendre.

Je souhaiterais savoir comment on procède pour produire un organisme génétiquement modifié.

Avant d'être intégrée dans le nouvel organisme, la substance est-elle dangereuse ? Rend-elle ensuite le nouvel aliment intrinsèquement dangereux ? Enfin, lors de l'ingestion, de l'assimilation définitive, le caractère nouveau génétiquement modifié a-t-il une possibilité d'être assimilé en tant tel ; s'agit-il d'un acide aminé banal ou de quelque chose de particulier ? C'est à partir de ces éléments que l'on comprendra mieux si ces O.G.M. représentent véritablement un danger.

M. Gérard PASCAL : Comment fait-on ? On se fixe un objectif. Je vais prendre un exemple, le plus simple, celui de plantes résistant à la pyrale du maïs. On sait depuis une vingtaine d'années, qu'il existe des protéines sécrétées par des micro-organismes, Bacillus thuringiensis, qui sont capables de détruire l'intestin de ces larves d'insecte.

On a pu identifier le gène qui code pour cette protéine. On est donc capable, même par synthèse, de l'introduire dans un plasmide. On utilise le plus généralement, pour ce faire, des plasmides, c'est-à-dire des constructions artificielles d'A.D.N., dans lesquelles on place le gène d'intérêt, c'est-à-dire celui qui produit la protéine qui détruit le tube digestif de la larve d'insecte. On l'insère dans cette boucle circulaire d'A.D.N., dans laquelle on va mettre le gène d'intérêt et des morceaux d'A.D.N. qui vont permettre à ce gène de s'exprimer dans une plante, puisqu'on va le chercher dans un micro-organisme.

La première étape est donc la synthèse de ce plasmide.

Comme il en faut une certaine quantité pour réussir la transformation des plantes, dans une deuxième étape, on fait multiplier ce plasmide dans des micro-organismes. Cette transformation de micro-organismes ne réussit pas toujours, le succès est même relativement limité. On est donc obligé d'introduire des gênes marqueurs pour trier les micro-organismes dans lesquels la transformation a réussi. Souvent, on utilise des gènes de résistance aux antibiotiques. Ce qui pose problème par la suite. On fait donc reproduire ce plasmide dans des micro-organismes. On obtient alors une quantité importante, que l'on utilise pour les introduire dans le génome de la plante, deuxième étape de la transformation.

On utilise pour cela des méthodes diverses comme, par exemple, un canon à gènes ; ce sont des microbilles recouvertes de ces plasmides que l'on projette sur des embryons de plantes. Il existe aussi d'autres méthodes. On peut utiliser des micro-organismes qui vont introduire eux-mêmes ces plasmides dans le génome de la plante. En définitive, on introduit dans le génome de la plante un gène d'intérêt avec tout ce qu'il faut pour qu'il puisse s'exprimer, donc que la protéine qui détruit le tube digestif de l'insecte puisse être fabriquée dans la plante. L'insecte va se trouver détruit en commençant à attaquer la plante.

On peut avoir souvent un deuxième gène marqueur, parce que la transformation de la plante elle-même n'est pas toujours réussie et qu'il faut trier les plantes dans lesquelles elle a réussi. On trie les micro-organismes dans lesquels le plasmide s'est multiplié grâce à l'antibiotique, pour lequel on a introduit un gène de résistance, puisque seuls résistent les micro-organismes dans lesquels ce gène s'est introduit en même temps que le gène d'intérêt. On peut trier les plantes dans lesquelles la transformation a réussi, souvent par un gène de résistance à un herbicide. Ces marqueurs ont posé problème, notamment les gènes de résistance aux antibiotiques.

Ce que l'on a introduit dans l'aliment est-il dangereux ? A priori, non, parce que l'on ne doit pas prendre ce type de risque.

Simplement, un cas a été largement développé dans la presse scientifique où, pour améliorer la qualité des protéines du soja, l'on avait introduit un gène qui code pour une protéine de la noix du Brésil qui est très riche en méthionine, le but recherché étant d'accroître la quantité de méthionine dans le soja. Or la noix du Brésil est un aliment connu comme étant un allergène chez l'homme. Malheureusement, le gène qui code pour la protéine de la noix du Brésil code également pour l'allergène majeur de la noix du Brésil qui est cette protéine. Donc, effectivement, on a entré un allergène dans du soja et ce soja est devenu un allergène comme la noix du Brésil.

Il est évident qu'il ne faut surtout pas faire cela. Il ne faut surtout pas aller pêcher des gènes dont on sait qu'ils vont coder pour des protéines responsables d'allergies. C'est un sujet de bagarre avec nos collègues américains qui, jusqu'à présent, n'ont jamais voulu écrire qu'il ne fallait pas faire cela. Ils disent tout simplement que, si l'on sait que l'on a introduit un allergène dans un aliment, il suffit de l'étiqueter et le consommateur est informé. Au niveau européen, nous n'avons jamais accepté cette approche.

A priori, cependant, on ne va pas chercher quelque chose de dangereux ; on cherche plutôt un gène utile non dangereux.

Néanmoins, cela introduit une protéine étrangère dans la plante qui n'existe pas normalement.

Première évaluation du risque : cette protéine risque-t-elle de présenter un danger ?

Jusqu'à présent, on teste ces protéines chez l'animal dans des tests de toxicité aiguë. On pense donc, au niveau français en particulier, que cela n'est pas suffisant et qu'il faudrait au moins faire une toxicité à moyen terme avec cette protéine que l'on est obligé de faire produire par des micro-organismes, parce que la quantité dans la plante est trop faible et que l'on arrive pas en purifier des quantités suffisantes. On fait donc produire la même protéine, mais il faut bien s'assurer que c'est la même, par des micro-organismes et l'on teste cela chez l'animal.

Cela me paraît une évaluation du risque assez correcte. Ce qui est beaucoup plus difficile, c'est le risque théorique que personne n'a jamais réussi à mettre en évidence aujourd'hui mais que l'on ne peut exclure, qui est le fait que lorsque l'on introduit un gène étranger dans un génome, que l'on peut comparer à une petite société en équilibre stable dans laquelle chaque participant s'entend bien avec son voisin, on introduit un étranger, un nouveau gène, dans ce groupe, à un endroit que l'on ne choisit pas, parce que l'on ne sait pas encore parfaitement, au moins chez les plantes, choisir l'endroit où l'on introduit ce nouveau gène.

Ce nouveau gène ne va-t-il pas perturber ce fonctionnement, qui était harmonieux, par le fait qu'il vient troubler les relations entre l'expression des différents gènes préexistants ? Ce sont les effets pléiotropiques, dont nous n'avons aucune idée des conséquences. Comment chercher quelque chose dont on ignore la nature ? C'est un risque théorique.

Je reviens sur notre approche, que je crois assez originale, d'application de méthode physico-chimique pour essayer de mettre en évidence les différences dues à cette transformation. C'est une approche par profil : un certain nombre de résultats analytiques nous permettent de définir un profil qui caractérise la plante témoin et un profil qui caractérise la plante transformée et nous étudions s'il existe des différences entre les deux. Si nous en trouvons, nous pourrons essayer d'aller plus loin et de mettre en _uvre toute la panoplie toxicologique classique. Mais, je pense que l'on ne trouvera rien par la toxicologie classique, parce que, si les O.G.M. engendrent ce type d'effets, ce seront des effets extrêmement discrets. Or notre outil " animaux de laboratoire soumis à très fortes doses " n'est déjà pas très sensible. Nous parvenons à mettre en évidence des toxiques importants, mais il n'est pas très sensible. Sur les plantes O.G.M., nous ne verrons rien avec cette approche.

Nous n'avons aucune chance de voir quelque chose, parce qu'en plus, il n'est pas possible de forcer la dose avec un aliment. Si l'on travaille sur une molécule en toxicologie classique, on met cent fois, mille fois la dose et l'on finit par voir quelque chose. Avec un aliment, on ne peut même pas nourrir l'animal avec 100 % de maïs ou 100 % de soja. On ne peut pas forcer la dose et on a un facteur de sécurité qui est, de toutes façons, faible.

Nous ne verrons jamais rien de cette manière. Il faut donc avoir de nouvelles approches, c'est ce que nous essayons de développer, approches qui nous serviront également dans d'autres domaines, en particulier, dans le domaine des effets des faibles doses de tous les composés qui nous entourent et qui risquent d'avoir à long terme des conséquences en matière de santé.

Au moins sous cet angle, les O.G.M. présentent un aspect positif car ils nous obligent, nous, toxicologues, à imaginer des approches totalement nouvelles et beaucoup plus sensibles. Nos outils ne sont pas adaptés aux problèmes du moment.

M. François GUILLAUME : L'évolution naturelle aussi bien des plantes, des animaux que de tout ce qui est vivant conduit à des modifications d'abord physiologiques qui, en fait, s'enregistrent aussi progressivement dans le génome qui s'en trouve transformé. C'est donc l'évolution naturelle. Les O.G.M. ne sont que le coup de pouce du scientifique à une évolution naturelle.

Si j'ai bien compris vos propos, plutôt que d'interdire les O.G.M. systématiquement au nom du principe de précaution, qui pourrait nous conduire à interdire à tout le monde de prendre sa voiture sous peine d'accident quatre kilomètres plus loin, avec ce principe qui est indéfini et peut aller très loin, c'est plus un code de bonne conduite à mettre en place pour éviter ce que vous dénonciez dans l'exemple du soja. Nous sommes restés sur notre faim, et je comprends puisque nous n'avons pas de base suffisante pour étayer une thèse en la matière, puisque l'on ne peut pas être certain, en fait, lorsque l'on a modifié la composition d'un génome, qu'il y ait un risque additionnel lié à la modification de la composition du génome. Ai-je bien compris ?

Par ailleurs, vous avez parlé de l'identification des pathologies liées au vieillissement. Vous avez parlé des muscles et des os, mais pas du tout du système nerveux, qui est pourtant l'un des risques les plus effrayants pour ceux qui approchent d'une période âgée de leur vie.

M. Jean GAUBERT : Ma question a trait à l'actualité. Vous avez évoqué la question qui préoccupe les Français, les Anglais et qui intéresse la presse et la communauté scientifique. Pourriez-vous nous en dire plus sur ce que l'on sait concernant la transmission des prions, et peut-être davantage sur ce que l'on ne sait pas ?

Mme Monique DENISE : Je reviens sur les compléments alimentaires et ces alicaments, que vous n'aimez pas. Ils représentent une source financière assez importante. C'est la grande mode dans les pays anglo-saxons, notamment chez les Américains. Quand on regarde la télévision américaine, on est inondé de réclames sur la petite gélule miracle qui va vous permettre de rester jeune indéfiniment.

J'aimerais que vous nous parliez des risques liés aux O.G.M. dans le temps, parce que les expérimentations sont longues, on le sait. Tout ce qui concerne la génétique demande des expérimentations extrêmement longues.

Pourriez-vous également évoquer un aspect qui ne l'a pas été jusqu'à présent, mais peut-être l'I.N.R.A. n'est-il pas concerné, ce sont les expériences sur les sucres de substitution puisque l'on entend parler aussi de risques liés à l'absorption de ces sucres de substitution ?

Qu'en est-il également des expérimentations que vous conduisez aujourd'hui sur les dioxines ? A ce propos, vous pourriez nous parler également des quantités. Les quantités que l'on fait ingérer aux animaux, disiez-vous, sont souvent extrêmement importantes, peut-être serait-il bon de gérer ces expérimentations avec des quantités moins importantes, de manière à ce qu'au niveau de l'alimentation humaine, nous ayons une vision plus complète des véritables risques liés à l'absorption de poulets dans lesquels, par exemple, il y a une petite dose de dioxine.

M. le Président : Je terminerai cette série de questions. J'ai entendu M. le ministre de l'Agriculture, M. Glavany, dans le cadre du souci qui est le sien de réduire les risques, demander des tests systématiques sur les bovins pour mieux cerner la maladie de la vache folle. J'aimerais bien savoir de quels tests il s'agit. Sur quoi portent-ils ? Combien de temps faut-il pour mesurer les résultats ?

M. Gérard PASCAL : Je m'efforcerai de répondre à toutes ces questions, mais le temps qui me reste est bien court.

A propos des O.G.M. et de l'évolution naturelle, je ferai une remarque initiale. A mon sens, les industries de biotechnologie se sont peut-être un peu trop précipitées pour essayer de mettre sur le marché des produits qui, d'une part, ne répondaient pas aux attentes des consommateurs et, d'autre part, n'avaient pas tout à fait abouti à quelque chose de raisonnablement propre.

Les dossiers que l'on voit apparaître aujourd'hui, sont vraiment quelque chose qui ressemble à de l'évolution naturelle. On voit apparaître des dossiers dans lesquels on réintroduit dans la plante un gène de la plante, de la même plante, sur lequel on a fait une mutation d'un seul acide aminé, parce que l'on a compris quel était le mécanisme et, qu'en faisant muter un seul acide aminé, on va obtenir la propriété désirée. Ces mutations sur un acide aminé existent dans la nature tous les jours. Le seul problème, c'est que l'on réintroduit ce gène à un endroit où il n'est pas normalement.

La question des effets à long terme s'était posée, mais on ne peut pas y répondre pour l'instant, car, pour de telles modifications, si discrètes, les outils dont nous disposons ne sont pas assez sensibles. Je ne peux donc pas répondre à cette objection. Si vraiment, c'est une objection qui, pour le citoyen, rend les O.G.M. inacceptables, il faut dire qu'ils sont inacceptables, car la question de ses effets très discrets à très long terme ne trouvera pas de réponse rapide. La décision est donc de nature plus politique ; le scientifique ne peut pas répondre. Certains suggèrent de faire des tests sur deux ans avec le rat ; j'ai l'assurance que l'on ne trouvera jamais rien, mais ce sera peut-être une fausse sécurité. C'est donc une question très délicate, je n'ai pas la réponse.

Concernant le système nerveux, il s'agissait d'une omission de ma part. Nous développons un programme sur ce sujet, très ciblé parce que cela correspond à nos compétences, portant uniquement sur les acides gras poly-insaturés et le développement du système nerveux central. Nous avons participé à la mise en évidence au plan international du caractère essentiel de certains types d'acides gras, les acides poly-insaturés de la série N-3, pour le développement, c'est-à-dire dans la période périnatale.

Nous travaillons maintenant à l'influence de cette alimentation lipidique en acides gras poly-insaturés sur la dégradation de certaines propriétés du système nerveux central. C'est extrêmement difficile, parce qu'il faut disposer des modèles animaux qui nous permettent d'aborder cela. C'est effectivement une de nos préoccupations importantes, en liaison avec des collègues de l'I.N.S.E.R.M. et du C.N.R.S.

En ce qui concerne les sucres de substitution, je pense que vous faites référence à ce que l'on appelle l'aspartam. C'est une vieille histoire qui rebondit périodiquement. Nous ne développons pas de recherche à l'I.N.R.A. sur le sujet, mais j'ai eu l'occasion de me pencher en tant qu'expert sur ce dossier à plusieurs reprises. Jusqu'à présent, rien de ce qui nous a été présenté ne nous est apparu déterminant ou inquiétant. Mais là aussi, il y a des modes et l'on repose les problèmes éternellement, sans éléments scientifiques nouveaux. Peut-être y en a-t-il eu au cours des toutes dernières semaines, je ne me suis pas penché récemment sur le dossier, mais il est vrai que c'est un point qui nous est posé périodiquement, pour lequel jusqu'à présent, aucune préoccupation particulière n'était apparue.

Cela rejoint le problème des dioxines. Comme vous le savez, il existe plusieurs écoles de scientifiques en matière de risques pour l'homme lié aux dioxines. En particulier, une polémique s'est développée entre un groupe de l'Académie des sciences, qui a publié un rapport il y a quelques années dont les conclusions étaient plutôt rassurantes en matière de risques pour l'homme, conclusions qui faisaient apparaître que l'homme était une espèce beaucoup plus résistante aux dioxines que les rongeurs de laboratoire. Mais d'autres experts toxicologues se sont élevés contre cette thèse et prétendent que le risque est important.

On peut dire que les personnes les plus exposées jusqu'à présent, les populations autour de Seveso, à la suite de l'explosion, n'ont pas, avec un recul de plus de vingt ans, manifesté de symptômes de toxicité majeure. Cela met en évidence, en tout cas, la difficulté qu'il y a à extrapoler d'une espèce animale de laboratoire au risque chez l'homme.

Diminuer les doses ? J'ai parlé de l'outil qui était très peu sensible. Les gens qui parlent de cela sans avoir l'expérience de l'étude des dossiers toxicologiques, qui sont très souvent fort complexes, ne peuvent pas avoir idée du manque de sensibilité de ces outils. Il faut vraiment des substances extrêmement actives pour mettre en évidence un effet sur lequel les experts soient tous d'accord. Sinon, c'est extrêmement difficile ; dès que l'on va diminuer les doses, on ne verra pratiquement plus rien de significatif et l'on ne pourra pas conclure.

Nous avons donc un besoin de recherches fondamentales pour améliorer nos méthodologies. Cette question n'a pas été travaillée suffisamment rapidement au fur et à mesure que de nouvelles questions se posaient. Il faut rattraper notre retard, mais ce n'est vraiment pas facile.

A propos de l'E.S.B. et des prions, plusieurs types de questions restent sans réponse. Tout d'abord, chez les bovins, quels sont vraiment les tissus à risque ? Là encore, nous disposons d'un outil extrêmement peu sensible pour mettre en évidence le risque d'infectiosité lié à un tissu. Comme vous le savez, on fait des extraits de tissu bovin, que l'on réinjecte dans le cerveau de la souris. Puis, on attend six mois à un an pour voir si se manifestent des symptômes.

Nous avons une barrière d'espèces à franchir et nous avons donc un système qui est extrêmement peu sensible.

On peut faire la même chose de bovin à bovin. On réinjecte dans le cerveau de la vache des extraits de tissus. Cette expérimentation est en cours en Angleterre. On n'a plus la barrière de l'espèce, mais le délai est beaucoup plus long. Nous avons maintenant six ans et demi de recul pour cette expérimentation. Avec ce modèle sans barrière d'espèce, l'infectiosité n'est toujours pas mise en évidence dans le muscle, dans les ganglions lymphatiques, dans la rate. Nous avons donc un tableau qui, pour l'instant, avec les outils dont nous disposons, est très différent chez le bovin de ce qui se passe avec l'agent de la tremblante chez le mouton, où nous avons beaucoup plus de tissus et d'organes infectieux.

Cela ne veut pas dire, qu'avec un outil plus sensible, nous n'arriverions pas à mettre quelque chose en évidence dans la viande mais, pour l'instant, aucun modèle n'a permis de mettre en évidence le moindre risque d'infectiosité dans la viande. Donc, pour l'instant, personne ne peut dire que la viande présente un risque, même si elle vient d'un animal qui développe des symptômes cliniques ou est en phase d'incubation sans avoir de symptômes cliniques.

C'est le premier point.

Le second, ce sont les tests. Les tests dont vous parliez sont ceux qui permettent de confirmer sur des cas cliniques la présence de la protéine prion de forme anormale. Ces tests permettent de parfaitement la détecter chez des vaches malades par rapport à des vaches non atteintes que l'on était allé chercher en Nouvelle-Zélande, qui est la région du monde la plus sûre de ne pas porter ce type d'infection. Ces tests ont 100 % de spécificité : aucun échantillon non infecté ne donnait de résultats positifs ; à l'inverse, tous les échantillons infectés donnaient des résultats positifs, sur trois des quatre tests qui ont été essayés. Celui du C.E.A. qui vient du laboratoire d'immunologie-pharmacologie, qui n'est donc pas le laboratoire de M. Dormont mais un autre du C.E.A., s'avère le plus sensible. On détecte bien la protéine dans le cerveau d'animaux malades et seulement dans le cerveau.

Ces tests sont-ils capables de détecter, c'est cela qui nous préoccupe le plus, la protéine dans le cerveau ou dans d'autres organes plus accessibles, d'animaux en phase d'incubation, c'est-à-dire qui n'ont pas de symptômes, mais qui sont susceptibles de passer à l'abattoir ? C'est cela le problème actuel. Nous n'avons pas encore de réponse.

Seuls les Anglais peuvent nous fournir du matériel. Grâce à l'expérimentation que j'ai évoquée tout à l'heure, ils ont des vaches qui sont à différents stades de l'incubation de la maladie, après qu'on les ait infectées avec du cerveau de vache malade. Ils disposent donc d'animaux en phase d'incubation à différents stades, ils doivent donc fournir du matériel provenant de ces animaux pour que nous puissions tester à nouveau les méthodes analytiques proposées par le C.E.A. en particulier. Pour l'instant, nous ne savons pas si ces tests peuvent marcher pour détecter des animaux en phase d'incubation. On pense que vraisemblablement, ils devraient pouvoir marcher sur le cerveau et, dans les derniers mois de la phase d'incubation, avant l'apparition des symptômes cliniques. Et c'est cela qui nous préoccupe.

Qu'est-ce qui différencie, il faut être clair, la situation française de la situation anglaise ?

Les risques de contamination étaient liés à la consommation de farines animales. C'est l'hypothèse la plus probable, qui n'est pas certaine à 100 %. L'utilisation de ces farines animales est totalement interdite en Angleterre depuis le 1er août 1996 pour l'alimentation de toutes les espèces animales, y compris les porcs, les poulets et les poissons.

Je me place là au plan des principes. Je ne suis pas inspecteur vétérinaire et je ne suis pas allé sur le terrain pour voir si cette disposition était effectivement respectée. Cela relève de la compétence de l'inspection vétérinaire. Mais, dans la loi, ces farines ont disparu du marché britannique. Tous les stocks ont été confisqués.

M. le Président : Qu'en fait-on ?

M. Gérard PASCAL : On essaie de les détruire, mais il y a des stocks considérables non seulement de farine, mais aussi d'animaux, qui posent des problèmes de sécurité d'une autre nature, mais qui sont aussi très importants.

En France, on continue à utiliser des farines animales pour l'alimentation des porcins, des poulets et des poissons. Il peut donc toujours y avoir un risque de contamination croisée. C'est ainsi que l'on explique les cas dits " N.A.I.F. ", observés en ce moment en France, c'est-à-dire nés après l'interdiction des farines pour les bovins. C'est la première différence.

Deuxième différence : en Angleterre, les Anglais ne consomment pas de viande d'animaux âgés de plus de trente mois. C'était également valable pour le schéma d'exportation. Comme vous le savez, la durée moyenne de développement de la maladie chez le bovin est de cinq ans. En expérimentation, on n'a pas trouvé l'infectivité avant trente mois, sauf dans l'intestin. Sur le terrain, quelques animaux âgés de moins de trente mois ont été atteints, mais c'était dans les années antérieures. Depuis 1995, on n'a observé aucun animal âgé de moins de 30 mois atteint de la maladie. Cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas d'animaux en incubation, mais on le sait pas.

En France, on continue à consommer de la viande provenant de vaches de réforme, qui sont âgées et qui, par conséquent, ont plus de chances d'incuber. Mais on ne sait pas combien, on ne sait même pas s'il y en a.

La troisième mesure prise en Angleterre, qui concernait l'exportation, c'est l'assurance que la mère des animaux dont la viande serait exportée n'était pas atteinte par la maladie dans les six mois qui suivaient la mise bas. En effet, ces six derniers mois de gestation sont les plus risqués en termes de transmission de la vache au veau, qui est le deuxième facteur de contamination possible. On impose donc que la mère vive pendant six mois au moins après la naissance de l'animal, de manière à s'assurer qu'elle n'est pas atteinte par la maladie pendant ces six mois. On réduit donc considérablement le risque de transmission maternelle.

Bref, on constate cent fois plus de cas de " vache folle " en Angleterre qu'en France, mais, compte tenu de toutes ces mesures, nous avons estimé à Bruxelles que, globalement, le risque était extrêmement faible, aussi bien en Angleterre lié à l'exportation de viande qu'en France, et qu'il convenait d'essayer de développer le plus rapidement possible la mise en _uvre des tests que j'ai évoqués pour essayer de voir quelle est véritablement la situation sur le terrain : en Angleterre, compte tenu de toutes les mesures qui ont été prises, reste-t-il des animaux en phase d'incubation, en particulier ceux dont la viande pourrait être exportée, mais aussi, en France, essayer de voir si parmi nos vaches âgées, il n'y a pas d'animaux en phase d'incubation, puisque nous avons tout de même des cas et que je ne suis pas sûr que l'on puisse dire que l'épidémie en France est maîtrisée. Elle est à un niveau cent fois inférieur, mais le nombre de cas N.A.I.F. continue à augmenter, me semble-t-il. Le risque n'est pas zéro. Il est, à notre avis, extrêmement faible comparé aux risques qu'ont encouru la population anglaise mais aussi la population française il y a dix ou quinze ans au moment où l'exposition a été sans commune mesure avec ce qu'elle peut être aujourd'hui. Essayons de la réduire encore en prenant un maximum de mesures de protection. Je pense que la mise en _uvre de ces tests, bien que l'on ne sache pas encore exactement tout ce que l'on peut en tirer, est un point très positif.

Je n'ai sans doute pas répondu sur le fond à certaines questions, mais dans le temps qui m'était imparti, c'était un peu difficile.

M. le Président : Je n'ai qu'un regret, celui de ne pas pouvoir vous entendre plus longuement. Nous aurons sans doute quelques questions à vous transmettre par écrit si vous acceptez d'y répondre.

M. Gérard PASCAL : Je le ferai volontiers.

M. le Président : Accordez-vous beaucoup d'importance à la traçabilité de ce que vous consommez vous-même ?

M. Gérard PASCAL : Très honnêtement, pas sur le plan de la sécurité. Sur le plan du plaisir, sans aucun doute.

En ce qui concerne la traçabilité, beaucoup d'erreurs sont commises encore aujourd'hui, mais je pense que la situation en matière de sécurité des aliments que l'on rencontre aujourd'hui d'une façon générale est tout de même sans commune mesure avec celle que nous avons connue il y a cinquante ans ou il y a un siècle.

De plus, me semble-t-il, l'ensemble des industriels, puisque plus de 75 % de nos aliments sont transformés, ne sont pas des irresponsables ; empoisonner leurs clients n'est pas le meilleur moyen de faire des affaires.

De nombreuses erreurs et de nombreuses lacunes existent dans le système de sécurité, c'est clair. L'histoire de la dioxine en Belgique nous a montré qu'il y a des choses qu'il ne faut pas faire. Il y a toujours des gens qui font des choses qui ne faut pas faire. Essayons d'améliorer les systèmes.

M. le Président : Quel serait le maillon dans la chaîne alimentaire sur lequel il y aurait le plus de risques et sur lequel il faudrait que nous soyons le plus attentifs ?

M. Gérard PASCAL : Le maillon faible, c'est l'utilisation des sous-produits. On l'a bien vu à chaque fois. Il faudrait que les citoyens se rendent compte que l'on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre. S'ils n'acceptent pas de consacrer une partie suffisante de leur budget à l'alimentation, ils vont avoir des problèmes. Plus on va tirer les prix vers le bas, plus les producteurs seront amenés à tirer eux aussi sur tous les éléments de leur prix de revient et à utiliser ces sous-produits qui présentent des risques. Essayons d'assurer l'élimination de ces sous-produits. Mais cela coûte, rien n'est gratuit.

Comment expliquer aux citoyens que l'on ne peut pas tout avoir et qu'il faut faire des choix de citoyens ? Ce n'est pas aux scientifiques de le faire. Produire un aliment, cela coûte forcément. Pour le produire dans des conditions de sécurité améliorées, cela coûtera encore plus.

M. le Président : Nous vous remercions.