N° 2521

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 28 juin 2000.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE (1)
sur la SITUATION dans les PRISONS FRANÇAISES

Président
M. Louis MERMAZ,

Rapporteur

M. Jacques FLOCH,
Députés.

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TOME II

AUDITIONS

(1) La composition de cette Commission figure au verso de la présente page.

Système pénitentiaire.

(1) Cette Commission est composée de : MM. Louis Mermaz, président, Jacques Brunhes et Michel Hunault, vice-présidents, Mme Christine Boutin et M. Michel Suchod, secrétaires, M. Jacques Floch, rapporteur ; Mmes Martine Aurillac, Yvette Benayoun-Nakache, M. Emile Blessig, Mmes Frédérique Bredin, Nicole Bricq, MM. Jean-Yves Caullet, Alain Cousin, Jacky Darne, Renaud Donnedieu de Vabres, Julien Dray, Mme Nicole Feidt, MM. André Gerin, Claude Goasguen, Mme Conchita Lacuey, MM. Bruno Le Roux, François Loncle, Noël Mamère, Jacques Masdeu-Arus, Michel Meylan, Hervé Morin, Jean-Marc Nudant, Robert Pandraud, André Vallini, Jean-Luc Warsmann.

      SOMMAIRE DES AUDITIONS

      Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission
      (la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

page

- Mme Martine VIALLET, Directrice de l'administration pénitentiaire (jeudi 24 février 2000)..........


7

- M. Francis TEITGEN, bâtonnier de l'Ordre des avocats à la cour d'appel de Paris (jeudi 2 mars 2000)


39

- Mme Catherine ERHEL, présidente, et M. Patrick MAREST, délégué national de l'Observatoire International des Prisons (OIP) (jeudi 2 mars 2000)


53

- M. Guy CANIVET, premier président de la Cour de cassation, président de la commission sur l'amélioration du contrôle extérieur des établissements pénitentiaires (jeudi 9 mars 2000)



73

- M. Daniel FARGE, magistrat, président de la commission sur la libération conditionnelle (jeudi 9 mars 2000)


91

- Mme Véronique VASSEUR, médecin chef à la prison de La Santé (jeudi 9 mars 2000)...........


103

- M. Philippe MAÎTRE, chef de l'inspection des services pénitentiaires (jeudi 16 mars 2000)...........


115

- M. Patrick MOUNAUD, directeur de l'école nationale de l'administration pénitentiaire (ENAP) (jeudi 16 mars 2000)


133

- Mme Marie-Suzanne PIERRARD, présidente, et M. Pascal FAUCHER, ancien président de l'association nationale des juges de l'application des peines (jeudi 16 mars 2000).......



145

- M. Ivan ZAKINE, représentant le comité européen pour la prévention de la torture (jeudi 23 mars 2000)


157

- M. Nicolas FRIZE, responsable de la commission prison de la ligue des droits de l'homme (jeudi 23 mars 2000)


167

- M. Robert BADINTER (jeudi 23 mars 2000)

181

- Union Fédérale Autonome Pénitentiaire (UFAP) : MM. Jean-Luc AUBIN, Gilles BOUGEARD et Christian LENZER, (jeudi 30 mars 2000) ...........


199

- Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière des personnels de surveillance :
MM. Serge ALBERNY et Rémy CARRIER (jeudi 30 mars 2000)


213

- Syndicat national pénitentiaire Force ouvrière des personnels de direction : MM. Michel BEUZON, Yvan CLAUDEL, Pierre RAFFIN, Stéphane SCOTTO et Patrick WIART (jeudi 30 mars 2000)



221

- Union générale des syndicats pénitentiaires CGT : MM. Désiré DERENSY et Michel POUPONNOT (jeudi 6 avril 2000)


235

- M. Guy AUTRAN, architecte, lauréat de la première tranche 4 000 (mercredi 5 avril 2000)............


245

- M. Eric LALLEMENT, sous-directeur de l'organisation et du fonctionnement des services déconcentrés à la direction de l'administration pénitentiaire (mercredi 5 avril 2000)



259

- Union Syndicale Pénitentiaire (USP) : MM. Norbert CLAUDE, Yannick GUILLARD et Paul PELEGRIN (jeudi 6 avril 2000)


273

- Syndicat CFDT justice : Mme Frédérique BARRAULT, MM. Pierre DUFLOT, Louis LEBLAY et Joël JALLET (jeudi 6 avril 2000)


283

- Association française des magistrats chargés de l'instruction : Mme Sophie-Hélène CHÂTEAU et M. Jean-Baptiste PARLOS (jeudi 27 avril 2000) ..........


299

- Mmes Valérie DECROIX, directrice de la maison centrale d'Ensisheim, Bénédicte MARTIN, directrice de la maison d'arrêt d'Osny, MM. Jean-Louis DAUMAS, directeur du centre de détention de Caen, Claude LOPEZ, directeur de la maison d'arrêt de Privas, Jean-Michel SUEUR, directeur de la maison d'arrêt de Meaux et Georges VIN, directeur du centre pénitentiaire des Baumettes (jeudi 27 avril 2000)






317

- Mme Emmanuelle COSSE, présidente de Act-Up Paris, MM. Nicolas KERSZENBAUM, trésorier et membre de la commission prison, Serge LASTENNET, responsable de la commission prison et Melle Jeanne REVEL, membre de la commission prison (jeudi 4 mai 2000)




339

- M. Jean-Marc CHAUVET, directeur régional des services pénitentiaires de Paris (jeudi 4 mai 2000)


349

- Mmes Chantal CRETAZ , présidente, et Liliane CHENAIN, secrétaire générale de l'association nationale des visiteurs de prison (ANVP)
(jeudi 11 mai 2000)



363

- Association des familles en lutte contre l'insécurité et les décès en détention (FLIDD) : M. Salah ZAOUYA, président, Mmes Kheira REZIGA, vice-présidente, et Fatima ALILOUCH, M. Akim BOUAFIA, trésorier, Melle Massioui MOUNA et M. Henri GUTSCHE (jeudi 11 mai 2000)




377

- Mme Cécile RUCKLIN, présidente du GENEPI (jeudi 11 mai 2000)

391

- M. Jacques LEROUGE, responsable de l'association d'aide aux personnes en voie de réinsertion (APERI) (jeudi 18 mai 2000)


403

- Mme Nicole MAESTRACCI, présidente de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie (jeudi 18 mai 2000)


417

- M. Pierre PRADIER, auteur du rapport sur la gestion de la santé dans les établissements du programme 13 000 (jeudi 18 mai 2000)


433

- Pères Jean CACHOT, Hervé RENAUDIN et Jean VIGNEAU, représentants de l'aumônerie catholique des prisons, Pasteur Werner BURKI et M. Philippe FAURE, représentant de la commission justice et aumônerie des prisons de la fédération protestante de France (jeudi 25 mai 2000)




441

- Mme Betty BRAHMY, médecin psychiatre, responsable du service médico-psychologique régional de Fleury-Mérogis (jeudi 25 mai 2000)


453

- Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire : MM. Evry ARCHER, président, Philippe CARRIERE et Gérard LAURENCIN (jeudi 25 mai 2000)............



465

- Table ronde avec des représentants du service correctionnel du Canada (mardi 30 mai 2000)............


477

- M. Albin CHALANDON, ancien garde des sceaux (mercredi 7 juin 2000)

507

- Mme Sylvie PERDRIOLLE, directrice de la protection judiciaire de la jeunesse
(mercredi 7 juin 2000)


519

- M. Gilbert BONNEMAISON, député-maire honoraire

(mercredi 7 juin 2000)


533

- Mme Elisabeth GUIGOU, garde des sceaux, ministre de la Justice (jeudi 8 juin 2000)............


541

Audition de Mme Martine VIALLET,
Directrice de l'Administration pénitentiaire

(procès-verbal de la séance du jeudi 24 février 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Mme Martine VIALLET est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Martine Viallet prête serment.

Mme Martine VIALLET : M. le Président, je vous remercie de l'intérêt que manifeste l'Assemblée nationale à l'administration pénitentiaire par la création de cette commission d'enquête. Les personnels pénitentiaires, vous le savez, se sentent souvent ignorés par la société, sauf quand la presse fait état d'incidents. Cet intérêt est bien accueilli par les services, leur mettant un peu de baume au c_ur après la campagne médiatique qui vient de se dérouler et leur laisse présager une aide dans la résolution des difficultés qu'ils rencontrent.

    Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux, Ministre de la justice, dans son intervention à l'Assemblée Nationale, à l'occasion de la création de votre commission, a rappelé les objectifs qu'elle a assignés à l'administration pénitentiaire et a dressé un bilan d'étape. Je ne reprendrai pas l'ensemble des points qu'elle a développé mais je concentrerai mon propos sur certains d'entre eux et j'attirerai votre attention sur quelques chiffres mal connus ou paradoxaux, tels ou tels situations, enjeux ou contraintes qui illustrent les difficultés comme les sources d'espoir en matière pénitentiaire.

    Monsieur le Président, je vous remettrai la lettre de mission que le garde des sceaux m'avait adressée à mon arrivée, il y a un an, et qui traduit les axes d'action souhaités pour la pénitentiaire.

    L'administration pénitentiaire, en vertu de la loi du 22 juin 1987, participe à l'exécution des décisions et sentences pénales et au maintien de la sécurité publique. Par ailleurs, elle favorise la réinsertion sociale des personnes qui lui sont confiées par l'autorité judiciaire.

    La mission de sécurité est plutôt bien remplie, selon les statistiques, puisque l'on compte moins de 20 évasions par an ces dernières années. Ce chiffre est stable et donc rassurant, même s'il convient de l'améliorer encore.

    La question de l'insertion est plus vaste et plus délicate quant il s'agit de mesurer la réalité des réussites ou des échecs. Lors de vos déplacements en établissements et si vous en débattez avec les agents des services pénitentiaires d'insertion et de probation vous aurez l'occasion d'en juger par vous-mêmes. Au-delà de toutes les statistiques qui figurent dans notre rapport d'activité et qui donnent, en apparence, un certain nombre d'indicateurs relatifs à l'insertion, la réalité doit être appréciée sur place.

    Quelques chiffres :

    Au premier janvier de cette année, le nombre de détenus s'élevait à 51 441. C'est un chiffre particulièrement bas en raison des deux décrets de grâce qui ont été pris l'an dernier. Le taux d'incarcération se situe dans la moyenne de ceux des pays européens. Fin 1997, il était de 90/100 000 - c'est-à-dire 90 personnes incarcérées pour 100 000 habitants - soit un taux équivalent à celui de l'Allemagne, de l'Italie ou des Pays-Bas, inférieur aux taux de l'Angleterre ou de l'Espagne qui dépassent 110/100 000, mais supérieur à ceux des pays scandinaves qui s'établissent entre 50 et 60/100 000. Nous nous situons donc dans la moyenne.

    Les prisons françaises constituent un ensemble très marqué par l'hétérogénéité. La prison est un ensemble de sous-catégories qui, combinées entre elles, rendent nécessaire un traitement personnalisé du détenu, alors même que les contraintes en termes de moyens rendent très difficile cette individualisation. L'on compte 35 % de prévenus qui recouvrent des catégories très diverses. La masse des condamnés apparaît elle-même très hétérogène : 58 % sont condamnés à des peines de moins de 5 ans, 17 % à des peines de 10 à 20 ans et 2 % à des peines de 20 à 30 ans.

    Les longues peines sont elles même très hétérogènes dans la mesure où il n'y a guère de points communs entre les 583 réclusions criminelles à perpétuité, les 20 % de condamnés pour viol ou agression sexuelle et les 9,8 % condamnés pour meurtre et assassinat.

    Il n'y a que 3,7 % de femmes parmi les détenus. Elles doivent pourtant pouvoir être accueillies presque partout sur le territoire. Il en résulte des difficultés pour bien assumer leur prise en charge dans les mêmes conditions que les hommes.

    Le nombre de mineurs est faible ; il oscille, en 1999, selon les périodes de l'année, entre 600 et 1 000. Mais cette population est très perturbée ; elle échappe aux repères classiques et appelle également des traitements très individualisés.

    Vous savez également que 10 % des détenus déclarent avoir fait l'objet d'un suivi psychiatrique avant leur entrée en prison ; en réalité, ils sont sans doute plus nombreux. Trente pour cent se caractérisent par une consommation excessive d'alcool, autant pour la drogue, 21 % sont illettrés, etc.

    S'ajoute à cette hétérogénéité le phénomène moins connu de la diversité des âges : si le nombre des plus de soixante ans reste certes encore faible - 1 455 détenus à la fin 1999 -, il a quasiment doublé en quatre ans. L'allongement des peines laisse prévoir une poursuite de cet accroissement et l'on compte déjà des détenus physiquement dépendants, pour lesquels la pénitentiaire va devoir s'organiser, car aujourd'hui les établissements ne sont pas du tout adaptés pour cela.

    La diversité concerne aussi les nationalités. L'on compte en moyenne 23 % d'étrangers. Dans certains établissements ce pourcentage est cependant beaucoup plus élevé - la maison d'arrêt de Villepinte compte 50 % d'étrangers regroupant 60 nationalités - ; en Guyane plus de la moitié des détenus sont étrangers et pour la plupart parlent brésilien ou taki-taki, ce qui entraîne un certain désarroi pour le personnel pénitentiaire, originaire pour l'essentiel de la métropole.

    Cette diversité se retrouve enfin à l'examen du parc immobilier. 109 établissements, qui avaient souvent été conçus pour un tout autre usage, ont été construits avant 1920. 23 d'entre eux ont été construits avant 1830 (Il s'agit souvent d'anciens couvents) et accueillent encore 2 800 détenus. Huit établissements ont vu le jour entre 1981 et 1988, 28 de 1990 à 1998. Ces 28 établissements, plus les 6 établissements en cours de construction ou pour lesquels les procédures de marchés publics sont en cours, accueilleront 17 500 détenus, soit près du tiers de la population pénale. De vrais progrès sont donc réalisés. Vos visites vous permettront de mesurer la différence des conditions d'accueil entre ces nouveaux établissements et les autres.

    Un autre contraste réside dans la taille des établissements : 71 établissements ont une capacité de moins de 100 détenus, tandis que les cinq plus grandes maisons d'arrêt accueillent 18,6 % des détenus. Cela se traduit par des métiers très différents pour le personnel et des conditions de vie très variées pour les détenus.

    Les taux d'occupation sont très contrastés. Au 1er janvier 2000, niveau exceptionnellement faible du fait de la baisse de la population pénale, il était de 105 % en moyenne, mais de 113 % en maison d'arrêt.

M. le Président : Que signifient ces taux ?

Mme Martine VIALLET : Il s'agit du rapport entre le nombre de détenus effectivement incarcérés dans l'établissement et la capacité théorique de celui-ci, calculée en fonction du nombre et de la taille des cellules, définissant le nombre de personnes que l'on pense pouvoir mettre dans des conditions relativement correctes dans une même cellule. Alors que l'on considère que notre capacité théorique est elle-même un peu « généreuse », ce taux de 113 % signifie qu'elle a encore été dépassée dans la réalité.

    Dans les établissements du programme à gestion déléguée, établissements dont certaines fonctions, essentiellement liées à l'hôtellerie, à la santé et au travail, sont concédées au secteur privé, le taux ne dépasse jamais 120% car, au-delà, des pénalités financières sont prévues. Inversement, le taux d'occupation est de 199% à Bayonne ou au Mans et 162 % à Lyon. Ce sont là quelques exemples et beaucoup d'établissements présentent des taux supérieurs à 150 %, voire à 200 %, par exemple dans les prisons de la Réunion où le taux, déjà supérieur à 200 %, croît encore.

    Dans les établissements pour peines en revanche, le taux est toujours inférieur à 100 %, puisque la règle de l'encellulement individuel est respectée. Le taux approche les 100 % dans les centres de détention nationaux, qui accueillent les détenus condamnés aux plus longues peines. Le taux varie entre 80 % et 94 % dans les centres de détention régionaux qui accueillent les détenus condamnés à de moins longues peines. L'une de nos pistes de travail consiste soit à transformer certains centres de détention régionaux ou certains quartiers en centres de détention nationaux, soit à proposer au parlement de modifier les règles de répartition des détenus entre ces deux types de centres afin de réduire les files d'attentes des centres de détention nationaux, dans la mesure où, pendant ce temps, les condamnés attendent leur affectation en maison d'arrêt.

    Quelques chiffres relatifs au personnel.

    La France ne compte qu'un surveillant pour 2,6 détenus au 1er janvier 2000, alors que le nombre de surveillants est plus élevé que jamais et que celui des détenus baisse. Or, la moyenne de détenus par surveillant constatée dans l'Union européenne est inférieure, sauf en Grèce, au Portugal et au Luxembourg. En 1996, dernière année sur laquelle nous disposons de statistiques comparatives, le ratio était de 2,3 détenus par surveillant au Royaume-Uni, 1,7 au Pays-Bas et 1,3 au Danemark.

    Chacun des travailleurs sociaux a en charge 100 détenus à un instant donné ; cela signifie qu'il en voit passer davantage durant l'année.

    Sans céder à la démagogie et sans nier la possibilité d'une meilleure utilisation des forces existantes, il est clair que si l'administration pénitentiaire veut véritablement remplir sa mission de réinsertion, elle manque de personnels. Il est aussi vrai que tous les compliments faits aux prisons néerlandaises s'expliquent, pour partie, par une différence dans ce domaine.

    Le garde des sceaux a bien entendu développé une politique de création d'emplois. J'y reviendrai.

    A ces difficultés s'ajoutent d'importantes contraintes de gestion. En raison de la bonification du cinquième, c'est-à-dire la retraite anticipée, accordée en 1995 au personnel de surveillance, les flux de départ à la retraite sont très élevés et sont croissants. Ils étaient de 515 en 1998 et sont de 1 000 par an en moyenne aujourd'hui, rendant difficiles les recrutements en nombre suffisant, d'autant qu'une concurrence rude sévit avec d'autres métiers de sécurité, notamment ceux de la police.

    Enfin, les personnels administratifs et techniques sont insuffisants : au 1er janvier 2000, leur nombre s'élève respectivement à 2 300 et 675. Une étude par un consultant extérieur, achevée récemment, conclut à une insuffisance de 582 emplois dans ces deux catégories. L'information revêt une valeur relative, mais donne un ordre d'idée.

    Après ce panorama, quelques mots sur l'organisation et la modernisation des structures de l'administration pénitentiaire, avant d'évoquer certains chantiers en cours.

    Pour utiliser plus efficacement ses moyens, l'administration pénitentiaire s'est lancée dans des réformes de structure et de gestion. En juillet 1998, une nouvelle organisation de l'administration centrale a été mise en place à partir de trois objectifs : mieux concevoir les politiques en associant les services déconcentrés à l'élaboration des projets et en effectuant des analyses d'impact systématiques ; mieux assurer le pilotage des services déconcentrés en leur donnant des compétences et une méthodologie pour appliquer les orientations et en assurant un suivi de leur activité ; mieux structurer la gestion des ressources humaines en prenant en compte cette dimension dès la conception des normes et des méthodes de travail.

    Vous serez destinataires de documents écrits plus détaillés sur cette réforme qui s'inscrit dans le cadre général de la réforme de l'Etat.

    L'administration pénitentiaire est engagée dans une politique de déconcentration non encore achevée. Quelques exemples illustrent ce mouvement : en 1997, une partie de la gestion des ressources humaines, essentiellement les décisions en matière médico-sociale - congés de longue durée et de longue maladie, congés parentaux et de retraite - ont été déconcentrés au profit des directeurs régionaux. Pour les surveillants et les gradés, qui représentent l'essentiel des effectifs, des commissions administratives paritaires régionales ont été créées. Pour l'instant, ces commissions ne sont compétentes que pour l'octroi du temps partiel, la disponibilité, la titularisation, ainsi que le prononcé des sanctions les moins importantes telles l'avertissement et le blâme.

    Le décret du 8 décembre 1998 a déconcentré au profit des directeurs régionaux l'affectation des détenus ayant un reliquat de peine inférieur à un an. Cela a permis une réduction des délais d'affectation et donc une meilleure gestion des détenus.

    Toutefois, s'agissant de la déconcentration, l'administration pénitentiaire a opéré une pause en 1999 et la poursuivra en 2000. Il est en effet difficile de mener plusieurs réformes de structures ou d'organisation en même temps, sauf à courir à l'échec. Nous avons réformé l'administration centrale en 1998, créé en 1999 les services pénitentiaires d'insertion et de probation (SPIP). Nous aurons, en 2000, à négocier sur les 35 heures et l'organisation du travail. Nous ne pouvons pas, en même temps, engager une nouvelle étape de déconcentration.

    La création du service départemental des SPIP répond au souci de décloisonner les milieux ouverts et fermés pour le traitement des personnes placées sous main de justice pour leur meilleure réinsertion.

    De nombreuses questions d'organisation restent à traiter et ce travail sera nécessairement étalé sur plusieurs années. Je les évoque sous forme de question : la taille des régions pénitentiaires - 9 en métropole, 1 pour l'Outre-mer - est-elle bonne ? A-t-on raison de les considérer parfois trop grandes ? Les établissements pénitentiaires ne doivent-ils pas déléguer davantage au secteur privé, sur le modèle des 21 établissements à gestion partiellement déléguée ? La question se pose notamment pour la maintenance, les équipements étant de plus en plus sophistiqués, et pour la fonction d'alimentation, soumise au respect de normes techniques toujours plus strictes que nous n'arrivons pas à l'heure actuelle à respecter dans tous nos établissements. Ainsi, pour la restauration dans les trois grands établissements de la région parisienne, la direction régionale de Paris a prévu la construction et la maintenance par un opérateur privé d'une cuisine centrale, dont la gestion sera confiée à un tiers prestataire. Ainsi sera-t-on assuré de respecter en permanence les normes, quelle que soit leur évolution.

    Au surplus, une réflexion est en cours sur la définition du meilleur système organisationnel pour améliorer la gestion de l'immobilier pour laquelle, à l'heure actuelle, nous disposons de moyens trop faibles.

    Je n'évoquerai pas les contrôles, car je sais votre intention d'entendre le responsable de l'Inspection des services pénitentiaires, qui sera mieux à même de vous en parler.

    Sur la question des politiques en cours et des chantiers en exploration, je rappellerai les trois grands axes définis par Mme la ministre dans sa communication au Conseil des Ministres du 8 avril 1998, et dont un bilan a été dressé pour le Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire de juillet dernier : les alternatives à l'incarcération et la préparation à la sortie, l'amélioration de la prise en charge des détenus et des conditions de travail des surveillants, la rénovation immobilière.

    Je parlerai peu du premier point, car vous vous êtes prononcé récemment sur le projet de loi relatif au renforcement de la présomption d'innocence. S'y ajoutent les suites qui vont être données au rapport de la commission sur la libération conditionnelle, dit rapport Farge, et la mise en _uvre prochaine du bracelet électronique. La nécessité d'accroître les placements à l'extérieur pour mieux préparer la sortie en fait également partie. Cela passe à la fois par des actions de l'administration pénitentiaire sous forme de subventions croissantes et par le recours aux dispositifs sociaux de droit commun, pour disposer, par exemple, de places en centres d'hébergement.

    Dans le cadre de la préparation à la sortie, je ne citerai que la convention de 1999 avec l'ANPE, la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation et récemment, une convention signée avec la Croix rouge pour aider la sortie des personnes les plus défavorisées.

    L'amélioration de la prise en charge des détenus, passe par la diversification de ses modalités. L'ouverture des trois premiers centres pour peine aménagée, à Metz, Marseille et Villejuif, est en préparation. Ces centres sont destinés à accueillir, soit des courtes peines, soit des personnes en fin de peine pour qu'elles puissent bénéficier d'un mode de détention offrant une plus forte autonomie que celle en cours dans un établissement classique.

    La personnalisation de cette prise en charge constitue un autre objectif. En raison de la diversité des publics, c'est un chantier lourd. Cela suppose que le personnel de surveillance ou socio-éducatif puisse y consacrer plus de temps. Cela implique aussi une évolution des missions de ces personnels, par exemple en distinguant davantage les fonctions de gestion de la détention de proximité et d'observation, des fonctions de sécurité technique. Nous sommes en train d'y travailler avec les personnels. Cela suppose également la possibilité de mieux répartir les détenus selon leur profil et appelle donc plus de places de détention.

    D'ores et déjà, pour certaines catégories de détenus, des progrès importants ont été accomplis. Ainsi, pour les mineurs, petite catégorie sur laquelle des expérimentations peuvent être menées, nous avons défini une méthodologie spécifique de traitement avec des équipes de médecins, de psychologues, de travailleurs sociaux, des équipes de la protection judiciaire de la jeunesse et des surveillants. Accomplir des progrès dans leur prise en charge nécessite une stabilisation des équipes de surveillants - c'est une piste que nous aimerions pouvoir suivre pour d'autres catégories de détenus - et un travail pluridisciplinaire. Une expérimentation de ce type est en cours à Fleury-Mérogis.

    Autre enjeu : la lutte contre l'indigence. Mme la garde des sceaux a rappelé ce qui a déjà été entrepris - trousse entrant, kit de sortie -. Nous avons réuni un groupe de travail auquel ont participé des associations, qui achève actuellement un rapport comportant de nombreuses propositions. La ministre en sera très prochainement saisie, il va nous permettre d'avancer sur cette question.

    Je ne reviens pas sur les questions relatives à l'hygiène (la troisième douche, la distribution d'eau de Javel), ni sur l'accroissement du travail (de + 16 % entre 1996 et 1998). Là encore, de nombreux progrès restent à faire.

    Un autre objectif vise à réduire la violence en détention. L'objectif d'encellulement individuel que vous avez retenu lors du vote sur le texte relatif au renforcement de la présomption d'innocence permettrait d'en limiter les conséquences, mais il nécessite la création de 12 500 places nouvelles. Restent les causes de cette violence. L'une d'elles est le nombre croissant de détenus à caractéristiques psychiatriques lourdes ou présentant des troubles du comportement ne justifiant pourtant pas une hospitalisation d'office. Deux actions sont entreprises simultanément : la création d'un groupe de travail sur les phénomènes de violence en détention et une réflexion qui sera lancée, avec le ministère de la Santé, sur les détenus présentant des troubles mentaux ou du comportement. Je citerai encore, parmi les enjeux, la réduction du nombre de suicides et la réussite de la mise en place des unités de visites familiales pour le maintien des liens familiaux. Enfin, l'amélioration de la prise en charge bute très vite sur l'insuffisance de l'immobilier.

    L'amélioration des conditions de travail du personnel et l'organisation de celui-ci passe, pour partie, par une rénovation de l'immobilier dont souffrent également les personnels, mais aussi par une réorganisation du travail sur la base d'un renouvellement de leurs missions, une moindre tension sur les effectifs et de nouveaux modes de gestion.

    D'une part, des créations d'emplois ont eu lieu : en 1999, 220 personnels de surveillance supplémentaires, en 2000, 290 ; en 1998, 200 personnels d'insertion et de probation, 77 en 1999, effort considérable pour ce corps de faible importance numérique jusqu'alors.

    D'autre part, il est procédé à une accélération des recrutements à l'école nationale d'administration pénitentiaire pour faire face au flux des départs à la retraite : en 2000 devraient entrer à l'ENAP plus de 1 700 élèves surveillants contre 958 en 1999.

    L'administration pénitentiaire se préoccupe aussi d'améliorer la qualité des personnels. Pour ce faire, l'ENAP a été restructurée, renforcée en effectifs et s'organise sur le modèle des autres grandes écoles. Elle sera transformée en établissement public au 1er janvier 2001.

    Une nouvelle organisation du travail est nécessaire. Aujourd'hui - et la Cour des comptes l'a relevé - le service est organisé en fonction d'une journée de détention très courte au détriment de la qualité du travail de réinsertion. Cette organisation vise deux objectifs : tenir des postes de travail prédéterminés et aménager un service qui accommode les souhaits des surveillants.

M. le Président : Qu'entendez-vous par journée de détention très courte ?

Mme Martine VIALLET : La journée de détention est généralement de huit heures s'interrompant deux heures au moment du déjeuner. Cela signifie qu'entre le travail, la formation professionnelle, les activités sportives et de détente et les éventuelles consultations médicales, le détenu doit choisir. Soit il travaille, ce qui lui procure une rémunération, limitée d'ailleurs, car il ne peut travailler la journée entière, mais, dans ce cas, il ne peut être scolarisé et ne peut bénéficier des promenades. Inversement, si son choix se porte sur la formation professionnelle ou des études, il ne peut travailler. C'est là une première difficulté.

    La seconde difficulté engendrée par la brièveté de la journée de détention tient dans le fait que, dès dix-sept ou dix-huit heures, les détenus ne sortent plus de leur cellule et ce jusqu'à sept ou huit heures le matin. Cette durée, notamment l'été, apparaît extrêmement longue. Il en résulte des tensions qui nuisent à la sécurité et posent des problèmes quant à notre responsabilité en matière de réinsertion.

    La journée de détention est courte et nous souhaiterions renverser le système d'organisation en partant du « client » - ne soyez pas choqués du terme - en examinant les besoins que nous devons satisfaire pour sa réinsertion et pour couvrir ses différents besoins médicaux et déduire de ces besoins l'économie d'une journée de détention.

    Aujourd'hui, compte tenu des difficultés auxquelles le personnel est confronté pour accomplir sa tâche, c'est le contraire qui se produit : c'est en fonction des contraintes qui pèsent sur le personnel que nous organisons la gestion de la détention, en conservant une organisation trop traditionnelle, héritée d'une époque où peu d'activités étaient organisées dans les établissements. Aussi, allons-nous lancer des travaux sur la nouvelle organisation du travail dans le cadre des négociations sur les 35 heures. C'est une occasion que nous souhaitons saisir pour tenter une amélioration de l'organisation et pour un meilleur service rendu, comme l'a annoncé récemment Mme la ministre aux organisations professionnelles.

    L'encadrement a besoin d'être renforcé, mieux utilisé et valorisé. Le rajeunissement des directeurs se traduit d'ores et déjà par des modes de management plus modernes, mais ceux-ci, confrontés à de multiples exigences de résultat, avec des moyens limités, se sentent très isolés. Aussi, au-delà du renforcement des équipes de direction obtenu - douze créations d'emplois en 1999 et vingt-deux en 2000, ce qui représente un pourcentage important pour un corps de 340 personnes -, l'effort doit être poursuivi. La direction de l'administration pénitentiaire travaille avec les directeurs sur la prospective du métier de chef d'établissement, sur l'organisation des équipes de direction, avec notamment la création d'une fonction systématique de gestion des ressources humaines qui existe rarement aujourd'hui, et lancera cette année une expérience de coaching des chefs d'établissement par un tiers pour remédier à leur isolement.

    Enfin, il reste à lever la lourde contrainte de l'immobilier dont on a beaucoup parlé à la suite du livre du docteur Vasseur.

    D'une part, un programme de construction de sept établissements est en cours. D'autre part, une étude a été conduite pour proposer une nouvelle tranche de 4 000 constructions, sur laquelle Mme la ministre va prochainement se prononcer en fonction des moyens budgétaires qu'elle obtiendra.

    Parallèlement, est en cours d'achèvement l'élaboration des schémas directeurs de restructuration-rénovation de cinq grandes maisons d'arrêt : La Santé, Fleury-Mérogis, les Baumettes, Loos-lès-Lille et Fresnes. En fonction des moyens budgétaires qui seront obtenus, les chantiers seront plus ou moins rapides. Une étude, conduite avec un consultant extérieur sur les besoins de rénovation du parc classique, a chiffré ceux-ci à 3,2 milliards de francs. Reste maintenant à obtenir les crédits en sus d'une toute première tranche de 70 millions de francs déjà obtenue en 2000, avant que cette étude soit rendue, et, pour les établissements pour lesquels il n'y a pas d'hésitation entre fermeture et réhabilitation, engager les travaux.

    Par ailleurs, la direction de l'administration pénitentiaire a engagé la refonte de la carte pénitentiaire. Ces travaux devraient durer environ un an, car ils incluent, d'une part, l'étude des besoins par zone géographique et type d'établissement en fonction de la carte judiciaire ; d'autre part, l'étude, pour chaque établissement, de la solution optimale, entre fermeture et réhabilitation. La refonte de la carte prendra en compte le souci de permettre l'encellulement individuel de tout détenu qui le souhaite ou pour lequel le médecin ne le proscrit pas.

    En guise de conclusion, je dirai que les clefs permettant d'atteindre les objectifs fixés à l'administration pénitentiaire résident dans un immobilier rénové et correctement maintenu, une organisation du travail plus efficace, un renforcement de l'encadrement des détenus et une meilleure prise en charge spécifique des détenus à troubles du comportement.

M. le Président : Je vous remercie. Vous avez cité de nombreux chiffres. Cela s'avérait nécessaire pour disposer d'un point de vue général et introductif. Pour autant, jamais vous n'êtes tombée dans le piège de l'oubli de la réalité humaine.

    Je souhaiterais avoir des précisions sur le nombre de détenus qui bénéficient aujourd'hui d'une cellule individuelle.

Mme Martine VIALLET : Si je puis vous dire combien il manque de cellules, en revanche, je n'ai pas en tête le nombre de détenus qui disposent individuellement d'une cellule. Je vous le communiquerai.

M. le Président : Selon vos estimations il manque 12 500 cellules ; pour autant, cela ne signifie pas que l'on peut soustraire ce nombre du nombre total des détenus.

Mme Martine VIALLET : En effet. On ne peut davantage procéder en effectuant la différence entre la capacité théorique et le nombre des détenus, puisque, en fait, entre la capacité théorique et la capacité opérationnelle, il existe une légère distinction. Dans les maisons centrales, la capacité opérationnelle est inférieure à celle théorique pour des raisons de sécurité.

M. le Président : Il serait intéressant pour la commission de disposer du nombre de détenus qui bénéficient d'une cellule individuelle.

    De quelle marge d'autonomie dispose un chef d'établissement pénitentiaire par rapport à l'administration centrale ? Dans quelle mesure rend-il compte ? Dans quelle mesure prévalent des règles générales ? Quelles difficultés ou quels incidents se règlent à l'échelon local ou au contraire à l'échelon central ?

Mme Martine VIALLET : En théorie, le chef d'établissement dispose d'une large capacité d'autonomie pour la gestion des détenus dans son établissement. En réalité, l'autonomie est variable et se mesure davantage vis-à-vis de la direction régionale que par rapport à l'administration centrale. Nous avons déconcentré aux directeurs régionaux, non seulement des pouvoirs de gestion et d'affectation, mais aussi l'animation des chefs d'établissement. La pratique des directeurs régionaux varie : certains laissent leurs chefs d'établissement très autonomes contrairement à d'autres. Cela ne dépend pas uniquement de la qualité intrinsèque de tel ou tel chef d'établissement, mais surtout du mode de gestion des directeurs régionaux. Certains sont plutôt des gestionnaires et donc interviennent peu sur la détention ; d'autres, au contraire, sont moins administratifs et interviennent très fortement auprès de leurs chefs d'établissement.

    Au-delà de ces généralités, pour le fonctionnement courant de la détention, le chef d'établissement est très autonome. En matière de discipline des détenus, c'est bien le chef d'établissement ou, par délégation, l'un de ses collaborateurs qui dispose du pouvoir disciplinaire et qui l'exerce réellement. En revanche, les recours hiérarchiques sont exercés auprès des directeurs régionaux.

    La gestion des incidents relève en premier lieu de la responsabilité du chef d'établissement. S'il a le sentiment qu'il ne pourra maîtriser un incident, notamment un incident collectif, il appelle le directeur régional qui le conseille ou vient sur place. Certains directeurs régionaux se déplacent pour aider à la négociation dès qu'un certain nombre de détenus montent sur les toits avec des boules de pétanques. Dans d'autres cas, le directeur régional n'intervient que lorsque toutes les issues de négociations sont fermées.

    Pour la remontée des informations, en revanche, la prégnance de la hiérarchie est plus forte : tout incident donne lieu à une remontée d'information vers la direction régionale qui, elle-même, transmet à la direction centrale. La remontée n'est immédiate vers l'administration centrale que pour les incidents les plus graves. Nous avons fixé par écrit une procédure de remontée de l'information, que je pourrai vous adresser, pour les incidents sur lesquels nous voulons être informés rapidement. Personnellement, j'interviens peu sur les incidents. Je sais que certains de mes prédécesseurs intervenaient davantage sur la gestion directe de l'incident au moment même où il se produisait alors que j'estime que nous sommes loin et donc moins bien placés pour agir. Au surplus, il faut responsabiliser l'échelon de proximité qui a en main l'ensemble des données pour agir. En revanche, j'analyse les incidents importants et lorsque j'estime que l'un d'entre eux traduit un dysfonctionnement, je demande un compte-rendu plus détaillé et, le cas échéant, j'envoie l'inspection de l'administration pénitentiaire.

M. le Président : Une étude a-t-elle été menée récemment sur les violences sexuelles dans les prisons ? Quelle est l'étendue du phénomène et quels moyens sont envisageables pour y remédier, au-delà des problèmes liés à l'immobilier ?

Mme Martine VIALLET : Il n'y a pas d'études récentes sur les violences sexuelles entre détenus. Sur les moyens, je suis persuadée que la question de l'immobilier est très prégnante, car il est très difficile de contrôler ce qui se passe la nuit dans les cellules à plusieurs détenus. Indépendamment de cela, la question de la surveillance des douches se pose, dans la mesure où beaucoup d'actes délictueux, ou pire, se commettent en ce lieu où trop souvent les surveillants enferment les détenus.

    Une première solution -très difficile à faire accepter par les surveillants - consiste à leur demander de rester dans les douches. Ils ne veulent pas être taxés de voyeurisme et c'est psychologiquement très délicat - je suppose que vous aurez l'occasion d'en parler avec eux -. Nous rejoignons la question immobilière en évoquant la deuxième solution qui serait l'installation de douches individuelles dans les cellules, ce qui n'est pas possible dans la plupart des établissements existants.

    Une autre voie, pour lutter contre les violences consisterait à installer systématiquement des interphones dans les cellules. Cela ne signifie pas que les détenus pourraient, systématiquement en cas d'agression sexuelle ou autres, appeler par l'interphonie - l'agresseur ne le permettrait pas -, mais la probabilité qu'il puisse alerter serait plus forte. Aujourd'hui, toutes les cellules n'en sont pas équipées.

M. le Président : Une étude récente fait-elle le point sur le taux de récidive à la sortie de la prison ?

Mme Martine VIALLET : Les résultats dont nous disposons ne sont pas très récents, mais une étude est en cours. Elle est très longue, puisqu'elle doit reprendre des dossiers anciens. En effet, il faut mesurer la récidive plusieurs années après la sortie. C'est un traitement manuel qui s'opère à partir du fichier du casier judiciaire de Nantes.

M. le Rapporteur : Un élément fort de la vie à l'intérieur des établissements tient dans les règlements intérieurs, règlements divers, auxquels viennent s'ajouter souvent les us et coutumes non-écrits, mais imposés aux détenus dès leur arrivée, et aux surveillants nouveaux auxquels on fait savoir ce qui se fait et ce qui ne se fait pas dans l'établissement ou dans tel secteur de l'établissement. Un travail particulier a-t-il été entrepris, non pour uniformiser, mais du moins pour vérifier les contenus de ces règlements intérieurs et pour mesurer l'apport des us et coutumes qui organisent la vie intérieure de l'établissement ?

Mme Martine VIALLET : Les règlements intérieurs sont effectivement divers. Ils sont déposés dans les directions régionales. Nous achevons un travail de refonte d'un règlement intérieur type. Nous nous y étions engagés auprès de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Il aboutira prochainement. Ensuite, il conviendra de vérifier la conformité des règlements intérieurs à ce règlement type.

    La gestion est effectivement très différente d'un établissement à l'autre. Nous n'avons pas procédé à un recensement des us et coutumes ; en revanche, lorsque l'inspection des services pénitentiaires se rend dans un établissement, elle essaye de détecter ceux qui sont contraires à la réglementation et ceux qui, sans y être contraires, sont regrettables. Cela donne lieu à un certain nombre de recommandations, voire à des sanctions disciplinaires.

    Pour lutter contre les spécificités des us et coutumes, nous essayons de développer des groupes de travail consacrés à la méthodologie. Je citais précédemment la méthodologie de la prise en charge des mineurs. Il est vrai que travailler avec les surveillants et le reste du personnel sur de nouvelles modalités de prise en charge des mineurs signifie que les us et coutumes d'un établissement sur cette partie de la détention vont disparaître. Nous réfléchissons aux moyens d'instaurer un débat avec les partenaires extérieurs. C'est là aussi, par l'échange, un moyen de diminuer l'influence des us et coutumes. Dans les établissements à gestion déléguée du programme « 13 000 », la présence de partenaires du secteur privé a beaucoup contribué - outre le fait que ces établissements étaient neufs - à éviter la reproduction d'us et coutumes venant d'autres établissements.

M. le Rapporteur : Qu'en est-il des problèmes spécifiques de l'incarcération des femmes ? Les femmes ne dépassent pas 3,7 % des effectifs de détenus, mais les conditions d'enfermement doivent être spécifiques, notamment pour les jeunes femmes qui ont des enfants. De quels moyens disposez-vous actuellement ?

Mme Martine VIALLET : C'est à la fois un public plus facile et plus difficile. Plus facile, dans la mesure où il s'avère moins violent et cela se ressent en visitant leurs locaux de détention mieux entretenus et moins dégradés. En revanche, elles sont moins nombreuses et, en conséquence, sont généralement affectées dans des parties des établissements plus éloignées des salles d'activités. La mixité en détention étant interdite, elles bénéficient de moins d'activités, de moins d'animations extérieures. Je ne parle ni des Baumettes ni de Fleury-Mérogis, mais des petits quartiers femmes. Là réside un handicap auquel nous remédions dans les constructions neuves en prévoyant systématiquement des salles d'activités spécifiques.

    Nous n'accueillons pas les enfants au-delà de dix-huit mois. Au surplus, nous n'incitons pas la mère - qui reste libre de sa décision - à garder l'enfant jusqu'à cet âge-là, car il est assez difficile pour un enfant de vivre en détention. Une circulaire du garde des sceaux, de juillet dernier, vise à améliorer leur situation et surtout à préciser un certain nombre de règles pour les enfants en détention. Nous préparons la sortie de l'enfant. A titre d'exemple, l'enfant va en crèche, sauf si la mère le refuse. Un intervenant extérieur vient le chercher le matin et le ramène le soir. Cela habitue l'enfant à la socialisation et le prépare à vivre dans une famille d'accueil.

    Nous disposons aussi d'installations améliorées pour femmes avec enfant. De plus en plus, elles disposent d'une cellule double qui permet que l'enfant soit isolé tout en étant en communication avec sa mère.

M. Robert PANDRAUD : Vous êtes directeur de l'administration pénitentiaire depuis un an. Dans vos fonctions, pouvez-vous estimer le temps que vous passez à diriger votre personnel ? J'ai moi-même dirigé une grande administration centrale ; en la quittant, je me suis dit que j'avais uniquement dirigé le personnel. L'on finit dans beaucoup de postes à n'être que directeur du personnel, passant de commissions techniques paritaires en commissions administratives et de la gestion des petits conflits à celle des grands au détriment de l'activité principale. La pluralité syndicale, vos problèmes locaux, vous absorbent-ils beaucoup ?

Mme Martine VIALLET : Il n'est pas facile de répondre. J'ai eu la chance depuis un an de ne pas avoir traversé de grands conflits sociaux, ce qui m'a épargné du temps. Il est vrai, toutefois, que l'administration pénitentiaire connaît une très grande diversité syndicale avec neuf organisations professionnelles représentatives pour 26 000 agents. Le temps consacré au personnel varie grandement selon les périodes, mais j'avancerai approximativement un taux de 20%. Je ne préside moi-même que peu de commissions administratives paritaires ; beaucoup sont présidées par mon adjoint ou par le sous-directeur des ressources humaines, ce qui facilite les choses. Le temps que je passe à la gestion du personnel est plutôt consacré au personnel de direction, y compris pour présider les conseils de discipline. Je l'emploie également à des discussions informelles avec les organisations professionnelles, que j'essaye de voir régulièrement même si j'estime que je ne prends pas assez le temps de discuter avec l'ensemble d'entre elles. J'en consacre beaucoup aux réformes, que ce soit celles portant sur la gestion du personnel ou sur les politiques. J'en consacre également beaucoup à la visite d'établissements.

M. Robert PANDRAUD : Nous avons beaucoup de lois de régularisation de situations générées par des erreurs de forme ou de fond commises avant votre arrivée. Hier encore, nous avons été obligés de régulariser des tableaux d'avancement très anciens. Nous y avons procédé, mais nous dénonçons régulièrement cet état de fait.

    Avec neuf syndicats, vous êtes toujours confrontée à des revendications plus ou moins légitimes des représentants du personnel. Ne pensez-vous pas qu'il serait souhaitable, au plan gouvernemental, de donner les mêmes statuts aux personnels de sécurité - police et pénitentiaire ? Nous continuons à commettre une erreur prodigieuse dans la gestion de la fonction publique en gérant d'une façon uniforme deux catégories totalement différentes : celle qui recouvre les agents devant assurer leurs fonctions 365 jours par an et les personnels des bureaux d'administrations centrales. Lorsque l'on donne une heure à ces derniers, cela ne gêne en rien ; lorsque l'on donne une heure aux premiers, cela provoque des désordres prodigieux. Ne serait-il pas souhaitable que le régime horaire des uns - infirmières, policiers, surveillants - soit totalement différencié des autres catégories, notamment pour négocier l'application d'une réforme sociale d'envergure ?

Mme Martine VIALLET : Il ne paraît pas souhaitable de raisonner en isolant les seuls personnels de sécurité, puisque si le personnel pénitentiaire concourt à une mission de sécurité, il exerce aussi une mission liée à la réinsertion. Cela dit, à la fin de votre intervention, vous avez évoqué les personnels hospitaliers en retenant le critère des 365 jours. Effectivement, la vraie spécificité des personnels pénitentiaires est d'appartenir à une catégorie qui remplit un service public de façon absolument ininterrompue.

    Dans le cadre de la négociation sur les 35 heures, nous souhaitons, avec Mme la ministre, tenir compte de la spécificité des fonctions pénitentiaires. Allons-nous aboutir à une solution uniforme pour tous les secteurs de notre administration ? J'aurais tendance à raisonner en termes de métiers et à m'inspirer assez fortement de ce qui se passe dans les hôpitaux tant les similitudes sont nombreuses, notamment en raison du service de nuit, et, par ailleurs, à examiner ce qui se passe chez nos voisins européens en termes de statut et d'organisation du travail dans les établissements pénitentiaires.

M. Robert PANDRAUD : A la lecture de la presse, on se plaint alternativement des brimades auxquelles sont soumis les détenus - fouille à corps, fouille systématique des cellules - et du fait que les prisons soient un haut lieu du trafic de stupéfiants. Comment entre la drogue ? Disposez-vous d'enquêtes judiciaires sur les responsabilités qui peuvent incomber à la famille, aux voisins, aux avocats - je suis désolé pour ceux qui en sont -, aux aumôniers et tous ceux qui ont des contacts normaux avec les détenus ?

M. le Président : Quelle est l'étendue du phénomène et d'où cela vient-il ?

Mme Martine VIALLET : L'étendue du phénomène varie selon les établissements. Je ne dispose pas de chiffres car, par définition, nous ne mesurons que ce qui fait l'objet d'une procédure. La surface émergée de l'iceberg est constituée de procédures judiciaires ou disciplinaires. Je vous communiquerai les statistiques en la matière. Nous prononçons régulièrement des sanctions disciplinaires à l'encontre de détenus, mais aussi à l'encontre de surveillants lorsqu'ils se livrent à ce genre de trafic.

    Les modes d'introduction des stupéfiants sont multiples. Des personnes venant de l'extérieur, notamment les familles, introduisent des stupéfiants, du haschich surtout et parfois d'autres produits. Certes, des fouilles sont pratiquées, mais il n'y a pas de fouille à corps systématique à l'issue de chaque parloir. Une fouille à corps prend du temps et n'est pas toujours facile, tant pour le détenu que pour le surveillant.

    Beaucoup de fouilles à corps sont pratiquées, elles sont totalement nécessaires et, même s'il est donné de lire parfois dans la presse qu'elles sont choquantes, je reste persuadée de leur nécessité dans la lutte contre les stupéfiants. Il est inadmissible qu'il y ait des stupéfiants en prison.

    D'autres moyens sont utilisés pour faire entrer de la drogue en détention notamment la projection à partir de l'extérieur, notamment dans les établissements situés en zone urbaine. Pour éviter cela, le personnel passe régulièrement dans les chemins de ronde et les cours de promenade, mais des stupéfiants passent, nous le constatons.

    Reste la fouille des cellules, mais les cellules ne sont pas fouillées tous les jours et lorsque l'on commence, très vite, les détenus des cellules d'à côté sont informés par le système de communication par les fenêtres. Dès lors, ils peuvent se débarrasser des produits, notamment dans les toilettes.

    Ce n'est donc pas lors des fouilles que nous trouvons le plus de stupéfiants. Cela dit, nous trouvons d'autres choses comme des téléphones portables.

M. Robert PANDRAUD : Je me souviens qu'en charge de certaines affaires, toutes les enquêtes sur les armes pénétrant en prison aboutissaient à deux catégories : les aumôniers et les avocats, les aumôniers étant les plus assidus ! Cela s'explique par l'absence de mobilité de ces derniers qui restent à vie ou presque dans leur fonction, la durée les conduisant à s'acclimater au terrain !

    Ne pensez-vous pas que, pour des questions strictement humanitaires, une limite d'âge devrait s'appliquer aux détenus ?

M. le Président : Cela rejoint une partie très intéressante de vos propos liminaires sur l'augmentation du nombre de personnes âgées en détention connaissant des problèmes de dépendance. Convient-il de fixer certaines limites d'âge ou, éventuellement, avec l'affaiblissement de la dangerosité, de prendre des mesures plus générales ?

Mme Martine VIALLET : C'est là un point très difficile sur lequel nous n'avons que peu travaillé, car le problème se pose depuis peu.

    En visitant certains établissements, notamment celui de Liancourt, j'ai été frappée de voir des détenus qui marchaient, appuyés sur un tripode. On m'a expliqué que certains nécessitaient une aide pour effectuer des actes de la vie personnelle.

    Il existe deux catégories de détenus : incarcérés assez âgés, certains purgent des peines encore couvertes par la période de sûreté ; d'autres non. La première, sauf à modifier la loi, ne peut faire l'objet d'une quelconque mesure d'aménagement de peine ou de libération conditionnelle.

    Dans l'absolu, lorsqu'une personne n'est qu'au début de la dépendance, seulement pour certains actes et non pas totalement, je considère qu'elle peut encore être dangereuse. En revanche, à partir d'un certain niveau de dépendance, la dangerosité devient très faible.

    Parmi les personnes âgées en détention, il en est beaucoup condamnées pour harcèlement sexuel, viol ou inceste. Il est clair qu'elles peuvent, malgré leur dépendance, être animées de certaines pulsions ou risquer des tentatives. Néanmoins, je pense qu'il arrive un âge où la dangerosité devrait être considérée de plus en plus faible.

M. Robert PANDRAUD : Un seul sexe étant représenté dans les prisons, cela ne peut que favoriser les agressions sexuelles et, en définitive, l'homosexualité alors que les parloirs mixtes sont une bonne chose. Qu'en est-il ?

M. le Président : Nous n'avons pas abordé la question des parloirs. Pourriez-vous nous rappeler, madame, l'état de la réglementation et celui, peut-être différent, de la pratique ?

Mme Martine VIALLET : L'autorisation de visite est accordée assez facilement. La question principale est celle de la disponibilité des locaux par rapport au nombre de détenus, notamment en maisons d'arrêt, où favoriser des parloirs fréquents constitue une vraie difficulté.

    Il est à noter, parmi les sanctions disciplinaires, la privation de parloir. Les parloirs sont normalement sans séparation physique. Dans chaque établissement, il existe des parloirs avec séparation physique, précisément utilisés lorsque le détenu se voit interdire, à titre de sanction, le parloir sans séparation physique. Normalement, il ne doit y avoir ni contacts ni relations sexuelles dans les parloirs. Il est exact toutefois que les personnels de surveillance, pour des raisons humaines, font preuve d'une certaine tolérance. Pour cette raison, seront expérimentées, sur trois sites, les unités de visite familiale, qui ne seront pas des parloirs et qui permettront, pour les détenus qui ne bénéficient pas de permission de sortir, d'être visités par leur famille, notamment par leur conjoint, mais pas uniquement, pendant vingt-quatre à quarante-huit heures. Nous verrons si cette possibilité sera effectivement utilisée et comment cela se passera. Les surveillants sont un peu sur la réserve, mais nous sommes confiants.

M. Claude GOASGUEN : Je poserai trois questions portant sur le même thème.

    En vous écoutant et à la lecture des notes qui nous ont été communiquées, on a le sentiment que la direction de l'administration pénitentiaire - qui ne doit pas être facile à gérer - est davantage préoccupée des problèmes liés au personnel. Je me pose la question de vos relations avec l'extérieur. Je la poserai à trois niveaux. Vous répondrez ainsi globalement sur votre politique de communication, car je crois que c'est là un élément essentiel dans notre débat. On a le sentiment d'une fermeture de l'administration pénitentiaire et des prisons, laquelle contribue très largement à provoquer des excès à l'intérieur et des angoisses à l'extérieur.

    Tout d'abord, comment communiquez-vous avec l'extérieur ? Existe-t-il des services de relations extérieures à l'administration centrale et dans les prisons ?

    Ensuite, vous nous avez expliqué, madame, qu'en matière de communication interne, remontait à l'administration centrale le signalement d'un certain nombre de faits. Vous avez parlé «des incidents les plus graves». Que recouvrent-ils ? Comment classifiez-vous les incidents les plus graves par rapport aux autres ?

    Enfin, le troisième point est plus complexe et plus préoccupant. Le code de procédure pénale confère au procureur de la République des obligations dans le domaine de l'information sur les prisons. Le code pénal est formel : il demande au procureur, tous les trois mois au moins, de se déplacer dans les prisons de son ressort, de participer au conseil de surveillance et de s'informer par tous moyens. Quelle est la relation de l'administration pénitentiaire avec le procureur ? Quels sont les moyens dont il dispose pour s'informer ? S'agit-il de simples visites formelles ? Comment communiquez-vous avec le parquet ?

Mme Martine VIALLET : Vous avez raison : l'administration pénitentiaire n'est pas très bonne en communication. Nous sommes d'autant moins bons que tout le monde croit que nous sommes fermés alors que nous ne le sommes pas tant que cela ! L'année dernière, nous avons accordé à la presse environ 243 autorisations de pénétrer dans les établissements ; mieux, nous en avions donné une quarantaine pour la prison de la Santé. Or quand nous avons ouvert les portes au lendemain de la parution du livre du docteur Vasseur, les journalistes se sont tous exclamés : «Enfin, la prison de la Santé s'ouvre ! ». Alors qu'au cours de l'année qui venait de s'écouler, nous avions donné des autorisations, l'impression était subjectivement que cet établissement était fermé.

    Nous disposons d'un service de relations extérieures, le service de communication et de relations internationales, qui travaille en liaison étroite avec le service d'information et de communication de l'ensemble du ministère. C'est un tout petit service qui, paradoxalement, compte peu de spécialistes en communication mais essentiellement des personnes performantes sur les supports, c'est-à-dire pour la réalisation de documents, moins sur leur contenu. C'est l'une de mes préoccupations et je suis actuellement en train de modifier le service de la communication. Ce n'est pas la première chose que j'ai faite en arrivant, mais cela me semble absolument nécessaire. Certes, nous disposons de bons documents, mais cela ne suffit pas pour bien communiquer.

    Dans les régions, il existe un petit service chargé de la communication, dont l'efficacité est très variable selon les régions.

    Au niveau des établissements, personne n'est spécifiquement chargé de la communication. C'est l'un des problèmes de l'organisation des équipes de direction et plus généralement de la gestion des établissements. Il est souhaitable, qu'au sein de chaque établissement, une personne soit spécifiquement chargée de la communication. C'est le cas dans les très gros établissements de la région parisienne, mais pas dans la plupart des établissements. Notre communication repose essentiellement sur les talents individuels des personnes.

    Pour ce qui est de la remontée des incidents, les incidents les plus graves sont les suicides de détenus et de membres du personnel ; les décès pour causes naturelles ou les décès dont les causes ne sont pas encore identifiées ; les agressions entre détenus ou sur le personnel ; les mouvements collectifs revêtant une certaine importance. Il en existe d'autres, mais voilà les principaux. Je vous ferai parvenir la liste de l'ensemble des procédures et des incidents.

    J'en viens à la façon dont les procureurs sont tenus informés. D'une façon générale, ce sont bien les procureurs qui dans le monde judiciaire s'intéressent le plus aux prisons et qui exercent le mieux les fonctions qui leur sont conférées par la loi en la matière. Certes, c'est aussi le cas des juges d'application des peines, mais c'est la moindre des choses !

    Beaucoup de procureurs se déplacent régulièrement, certains tous les trois mois, d'autres moins ou plus. Je suppose que vous poserez la question lorsque vous verrez les chefs d'établissements.

    Les chefs d'établissement ont tendance à solliciter les procureurs pour leur demander des conseils. Ce n'est pas le cas de tous, mais beaucoup sollicitent des conseils lorsqu'ils sont confrontés à une situation difficile. Ce conseil génère en même temps de l'information. Bien sûr, les faits pour lesquels une poursuite doit être envisagée donnent lieu à une information par les chefs d'établissement. En revanche, il n'y a pas de circuits formels et réguliers d'information. Dans beaucoup d'établissements, les surveillants tiennent des carnets d'observation, que les procureurs ont le droit de consulter. Certains se les font systématiquement communiquer, les lisent, alors que d'autres ne les réclament pas. Dans certains établissements, les carnets d'observation sont tombés en désuétude parce que si le chef d'établissement ou sa hiérarchie intermédiaire ne les exploite pas et si, par ailleurs, les procureurs ne les demandent pas, le personnel ne ressent plus la nécessité de les tenir. Quand l'inspection des services pénitentiaires se rend en établissement, elle se fait automatiquement communiquer les carnets d'observation des surveillants et les suites qui ont pu être données aux observations, mais leur tenue est très inégale selon les établissements.

Mme Catherine TASCA : Madame, vous avez souligné que vous vous étiez engagée dans l'amélioration de la prise en charge des détenus, mais vous avez peu fait mention de l'objectif «scolarisation-formation». Comment le situez-vous dans l'ensemble de la politique pénitentiaire à venir ? Quels sont les moyens et les résultats de cette politique, au-delà de l'obligation de scolarisation des mineurs ? Quelles actions sont menées pour les autres détenus ?

    Dans la suite de la préoccupation évoquée par notre rapporteur, la population féminine, peu nombreuse et sur laquelle nous pouvons donc entreprendre des actions tests, est souvent particulièrement démunie sur le plan de la formation initiale, voire de l'alphabétisation. Qu'est-ce qui est fait et qu'est-ce qui est envisagé dans ce domaine ?

Mme Martine VIALLET : 21 % des détenus sont illettrés ou sont au seuil de l'illettrisme et 16 % ont un niveau de scolarité inférieur à celui de la fin des études primaires.

    Je n'ai quasiment pas parlé de la scolarisation, car il s'agit d'une politique classique dans les établissements pénitentiaires, mais elle est en développement.

    Nous disposons de 407 instituteurs ou professeurs à temps plein ou partiel et 37 enseignants du secondaire. L'essentiel de leur intervention porte sur la mise à niveau car il s'agit en grande partie d'instituteurs. Nous comptons 700 enseignants vacataires et 800 intervenants bénévoles de l'association GENEPI qui font beaucoup d'aide à l'alphabétisation et à la scolarisation.

    Nous avons engagé un programme de lutte contre l'illettrisme. Mis en place depuis 1995, il a permis d'augmenter de 21 % les réussites des détenus au certificat de formation générale. Ce sont de véritables progrès.

    Pour les mineurs, un renforcement du nombre de postes d'enseignants mis à disposition par l'Education nationale est intervenu. A la suite d'un rapport des deux inspections - l'Inspection générale des services judiciaires et l'Inspection générale de l'Education nationale sur l'enseignement des jeunes détenus, notamment à Fleury-Mérogis - Mme Ségolène Royal a formulé des recommandations, dont l'augmentation du nombre des enseignants et des postes ont été créés à la rentrée dernière.

    A l'heure actuelle, 29 000 détenus sont inscrits dans différentes actions d'enseignement. Les trois quarts des mineurs sont scolarisés, mais l'obligation scolaire s'interrompant à seize ans, nous avons beaucoup de difficultés pour que les 16-18 ans suivent des cours.

    Pour améliorer l'enseignement, il faudrait pouvoir disposer d'un plus grand nombre d'heures. Se pose aussi le problème déjà évoqué de l'organisation de la journée de la détention : nombre de détenus indigents sont aussi illettrés ou ne disposent que d'un faible niveau d'éducation. Ils veulent gagner de l'argent et sont donc inscrits en priorité au travail, soit dans les services généraux, soit dans les travaux rémunérés par l'extérieur. Ils ne disposent par conséquent que de très peu de temps pour suivre un enseignement. Le groupe de travail «indigence» formulera des recommandations pour mieux concilier le travail et la scolarisation.

    12 % des détenus sont en formation professionnelle qualifiante. Par ailleurs, lorsqu'un détenu, par exemple, cuisine dans un établissement, que son niveau est suffisant et que l'encadrement est assuré par des personnes d'une qualification suffisante, nous sommes en train d'essayer de faire en sorte que cette activité puisse valoir formation professionnelle, pour que, à la sortie, cette formation puisse être valorisée pour obtenir un travail.

Mme Catherine TASCA : Nous souhaiterions que vous nous fournissiez ultérieurement des éléments sur les actions en direction des femmes, car leur demande est réelle.

    Ma seconde question porte sur la gestion des chefs d'établissement. Quelle est la politique de mobilité ? A la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy, en trois ans, trois directeurs se sont succédés. Or ce que vous nous avez dit montre le poids de la personnalité du chef d'établissement dans la gestion de la détention. Est-ce un malheureux hasard ? Comment concevez-vous le problème ?

Mme Martine VIALLET : Nous rencontrons une grosse difficulté de gestion du corps de directeurs. Tout d'abord, nous enregistrons des départs, des personnes étant attirées par la magistrature et par le corps préfectoral. Par ailleurs, dans la génération des directeurs pouvant prendre la responsabilité de gros établissements, le choix de directeurs de qualité est trop faible. Un départ provoque donc des mouvements trop rapides. Vous avez cité Bois-d'Arcy ; il en va de même de la Santé qui a vu défiler rapidement de nombreux directeurs. C'est un vrai problème, compte tenu du poids des directeurs dans le mode de gestion actuelle qui n'est pas organisé, sauf exception, en équipe de direction, mais véritablement autour du directeur selon un dispositif très hiérarchisé.

    Dans la mesure où les contraintes de gestion ne nous obligent pas à faire autrement, nous cherchons donc à stabiliser les situations. Il a été clairement indiqué à leur arrivée aux directeurs des principales maisons d'arrêt - Fleury-Mérogis, Fresnes et la Santé - que mon prédécesseur a nommés, qu'il était souhaité qu'ils s'engagent à rester un certain temps. J'aurais d'ailleurs été très tentée de retenir l'un d'entre eux à un poste important en administration centrale où il eût été parfait ; j'y ai renoncé, parce qu'il n'occupait son poste que depuis un an.

    Deux directeurs régionaux doivent cependant être remplacés et je risque d'être amenée à faire une petite entorse à ces grands principes.

    Nous essayons également de construire des gestions de carrière pour le personnel, car ce que vous avez noté pour de gros établissements existe pour tous les établissements. Mon prédécesseur a créé un bureau de la gestion des carrières des personnels d'encadrement pour les directeurs d'établissement, et, d'une façon générale, pour tous les cadres de la pénitentiaire de niveau A, afin de construire un profil de carrière et une gestion prévisionnelle des affectations et de la carrière des directeurs. Cela commence tout juste.

Mme Frédérique BREDIN : Ma première question porte sur la capacité théorique et la notion de surpeuplement dans les prisons. Quels sont les critères qui permettent de fixer la capacité théorique, c'est-à-dire quel est le nombre de mètres carrés par détenu ? Comment est géré par l'administration pénitentiaire le surpeuplement ? Où sont placés les détenus qui arrivent en surnombre et selon quels critères ? Y a-t-il une gestion pour essayer d'anticiper le surpeuplement et donc l'éviter ?

Mme Martine VIALLET : : Je vous transmettrai la circulaire relative aux normes afin de prévenir toute erreur. Dans mon souvenir, ce sont 9 mètres carrés pour une cellule individuelle et 12 mètres carrés pour une cellule à deux. Il convient toutefois de souligner que l'on diminue la capacité théorique en fonction de la situation effective d'une cellule et de sa non-commodité.

    Le surpeuplement est difficilement géré pour les maisons d'arrêt. Normalement, la personne est incarcérée dans la maison d'arrêt du ressort du tribunal où se trouve le juge d'instruction qui l'a incarcérée. Avec l'accord des juges d'instruction, nous procédons parfois à des transferts à l'intérieur d'une région pénitentiaire. Lorsqu'une maison d'arrêt est trop surencombrée, nous transférons à la maison d'arrêt la plus proche, la moins surencombrée, quitte pour celle-ci à procéder à un transfert en conséquence. Cela n'est possible qu'avec l'accord des juges d'instruction et à la condition que la région elle-même ne soit pas trop surencombrée. Pour la région Ouest, les établissements le sont tous. Nous rencontrons alors quelques difficultés à procéder à de «bons désencombrements».

Mme Frédérique BREDIN : Pourquoi n'y a-t-il pas séparation des toilettes dans les cellules ? Cela vous paraît-il incontournable ? Quelle est la justification théorique et pratique de ce que l'on voit souvent dans ces cellules et quel est le nombre de douches autorisé par détenu ?

Mme Martine VIALLET : Le code de procédure pénale a été modifié fin 1998 et fixe à trois le nombre de douches par semaine, dans la mesure du possible. A ces trois douches, s'ajoute une douche après les activités sportives. Dans les faits, le nombre de trois douches hebdomadaires est quasiment atteint partout et elles sont beaucoup plus fréquentes dans certains établissements. S'il n'est pas toujours possible de dépasser trois douches, c'est faute d'une production d'eau chaude suffisante ou par manque de personnel. Il s'agit essentiellement de raisons techniques.

    S'agissant des toilettes, on considérait autrefois qu'il fallait qu'un détenu puisse être vu par le surveillant en permanence. C'est la raison pour laquelle les toilettes n'étaient pas séparées. Nous sommes revenus sur cette exigence et les dispositifs de séparation des toilettes existent dans tous les établissements récents. Dans les établissements où il n'y a pas de séparation, les détenus ont «bricolé» des séparations, que nous tolérons, même si elles ne sont pas très satisfaisantes.

    Au titre du programme de séparation des toilettes, nous avons demandé aux directeurs régionaux de consacrer des crédits pour procéder à cette séparation chaque fois que possible compte tenu de la taille de la cellule.

Mme Frédérique BREDIN : Dans le cadre du débat sur la présomption d'innocence, Mme la garde des sceaux a déclaré que des expériences sur le bracelet électronique étaient en cours. Pouvez-vous nous dire où elles en sont et quelle ampleur elles revêtent ?

Mme Martine VIALLET : Les expériences commenceront sous quatre mois. Ce sont les études sur les expériences étrangères qui ont d'ores et déjà été entreprises. Nous avons étudié la façon dont les pays étrangers ont mis en _uvre le bracelet électronique afin d'éviter les difficultés et de retenir les meilleurs systèmes organisationnels.

    Nous lançons actuellement les appels à candidatures aux prestataires de services qui interviendront pour le fonctionnement du bracelet électronique.

M. Jacky DARNE : L'Inspection des services pénitentiaires est-elle placée sous votre autorité ? De quoi la saisissez-vous ? Quels rapports établit-elle ? Quelles suites y sont données ? Un rapport annuel de l'Inspection est-il publié, auquel nous pourrions avoir accès ?

Mme Martine VIALLET : L'Inspection des services pénitentiaires est placée sous mon autorité, c'est-à-dire que c'est moi qui approuve son programme d'inspection et qui lui demande de se rendre à tel ou tel endroit. J'ai développé les inspections inopinées - les inspections surprises - à mon sens insuffisamment nombreuses auparavant.

    Il n'existe pas un rapport spécifique de l'Inspection, mais, à l'intérieur du rapport annuel de l'administration pénitentiaire, des développements lui sont consacrés. Dans le rapport pour 1998 en cours de parution, j'ai fait développer plus particulièrement la partie sur l'inspection.

M. Jacky DARNE : Pouvez-vous nous communiquer le rapport pour 1998 ?

Mme Martine VIALLET : Nous l'avons transmis hier à vos services.

M. le Président : D'où l'utilité d'une commission d'enquête !

M. Jacky DARNE : Vous avez cité dans votre propos introductif le nombre de surveillants par détenu, soit 2,6.

    En visitant les prisons de l'agglomération lyonnaise à laquelle j'appartiens, j'ai relevé de grandes différences du nombre de surveillants entre Saint-Paul et Saint-Joseph et Villefranche. La moyenne cache-t-elle des écarts très importants ? Que pensez-vous du nombre des surveillants dans les établissements modernes, car il semble que les détenus s'y suicident plus souvent qu'ailleurs faute de présence humaine, alors que le cadre matériel est bien meilleur ? Quelle part faites-vous entre l'aspect matériel et l'encadrement humain ?

Mme Martine VIALLET : Il est vrai qu'il existe des écarts importants liés d'une part à la configuration des établissements, d'autre part, à des traditions. Certains écarts sont justifiés, d'autres le sont moins.

    Nous avons procédé à une petite étude, à la valeur scientifique toute relative. Si nous fermions des établissements pour les remplacer par des établissements neufs, gagnerions-nous ou perdrions-nous du personnel ? Nous nous sommes appuyés sur les prisons de Lyon. Si nous retenions pour un établissement neuf les normes des programmes de construction actuelle, nous gagnerions des effectifs en nombre important. Le gain est dû à la disposition irrationnelle des prisons de Lyon. En revanche, nous ne gagnerions pas de personnel en fermant à Nice.

    Certains écarts sont moins justifiés. J'ai demandé à mes collaborateurs de procéder à une étude à partir d'établissements aux caractéristiques un peu semblables pour comprendre les écarts et les apprécier.

    Les normes en matière de personnel pour les établissements récents correspondent à l'accomplissement d'un certain nombre de fonctions. Dans la mesure où il s'agit d'établissements conçus avec une grande rationalité, ils sont globalement économes en termes de personnels, mais avec des conséquences, par exemple, pour les surveillances des cours de promenade. Contrairement aux établissements d'autrefois, il s'agit de grandes cours pour lesquelles la surveillance est prévue, soit par une échauguette, soit par un mirador, et de fait, il n'y a pas de surveillants dans la cour de promenade. Lorsque cent personnes sont sur une telle cour, on ne peut y envoyer une seule personne, même si le terrain est surveillé de l'extérieur, car elle serait aussitôt agressée. On serait obligé d'envoyer plusieurs surveillants. Il s'y reproduit des phénomènes de terrains vagues ou de cours d'immeubles de banlieue. Si nous voulons lutter contre de tels phénomènes, qui entraînent de la violence et des phénomènes de caïdat, il faut grossir les effectifs, en nombre significatif, ce que nous n'avons pas fait jusqu'à présent compte tenu de nos difficultés en personnels.

Mme Nicole CATALA : Lors du débat sur la présomption d'innocence, l'Assemblée a entendu renforcer et rendre effectif le principe selon lequel chaque détenu à titre provisoire serait placé en cellule individuelle. Cela concerne un peu plus de 20 000 détenus aujourd'hui sur un total de 53 000. A supposer que l'on place chacun de ces détenus provisoires dans une cellule individuelle en application de la loi, quel serait le taux de surpeuplement atteint dans les autres cellules ?

M. le Président : L'amendement que vous avez voté devait s'appliquer à l'horizon de trois ans. N'est-ce pas ? Je ne sais si de tels calculs ont déjà été effectués.

Mme Nicole CATALA : Je ne demande pas une réponse immédiate, mais il me semblerait utile que nous dispositions d'informations écrites sur ce sujet dans les jours ou semaines qui viennent.

    Ma seconde question porte sur les statistiques relatives à la violence. Ces actes sont-ils identifiés, dénombrés, et peut-on avoir une idée dans le temps de l'évolution de ce phénomène ?

Mme Martine VIALLET : Les agressions sur les surveillants sont d'une par jour en moyenne. Je vous ferai parvenir des chiffres plus détaillés sur l'évolution de la violence.

Mme Nicole CATALA : Une visite médicale est-elle prévue à l'entrée en prison pour chaque détenu ? Si oui, comprend-elle un examen psychiatrique ? Enfin, si un détenu a coutume de prendre des médicaments, je pense qu'on les lui autorise s'ils sont nécessaires à sa santé, mais qu'en est-il des médicaments, je n'ose dire de «confort», destinés à soulager des maux de dos, des rhumatismes ? Lui maintient-on ou lui supprime-t-on ?

M. le Président : Nous avons eu connaissance de détenus qui se voyaient priver de tels médicaments sans justification bien précise.

Mme Martine VIALLET :Une visite médicale a lieu systématiquement à l'arrivée du détenu. Lorsque l'arrivée se fait de nuit, elle n'intervient pas immédiatement, mais dans les 24 heures.

    Le détenu n'est pas vu systématiquement par un psychiatre. C'est le médecin effectuant la visite médicale qui détermine s'il est souhaitable qu'il le soit.

    Je ne suis pas en mesure de vous répondre sur les médicaments de confort. Ce n'est pas nous qui sommes responsables de la prescription.

M. le Président : Peut-être pourriez-vous nous informer renseignements pris ?

Mme Martine VIALLET : Bien sûr.

Mme Nicole BRICQ : Madame la directrice, vous avez cité pour la France le ratio travailleur social/nombre de détenus. Pouvez-vous nous donner des éléments comparatifs avec d'autres pays étrangers ?

Mme Martine VIALLET : Je regarderai si nous disposons d'informations dans nos archives.

Mme Nicole BRICQ : Ma deuxième question est relative au rôle central que vous avez bien voulu conférer, dans votre propos, à l'immobilier. Vous avez cité deux séries de chiffres : les établissements qui datent de la fin du XIXe siècle et le programme immobilier, entrepris depuis 1988, avec 28 établissements. Avez-vous quantifié et qualifié les améliorations apportées aux conditions de travail du personnel et au bien-être du détenu entraînées par ces rénovations et ces programmes immobiliers ? Si oui, de quelles études, de quelles enquêtes, de quelles statistiques disposez-vous ? Par qui sont-elles menées : de l'intérieur de l'administration ou les confiez-vous à des organismes extérieurs dont c'est la profession ? Disposez-vous de panels d'observation des détenus que vous suivez d'année en année, notamment ceux qui vivent de longues peines, et des personnels de l'administration pénitentiaire ?

Mme Martine VIALLET : Y a-t-il eu des études pour évaluer les améliorations des programmes récents pour les personnels comme pour les détenus ? J'ai connaissance d'une seule étude importante, confiée à un ingénieur général des Ponts et Chaussées, sur les établissements du programme des 13 000, dans la perspective d'un renouvellement, mêlant tout à la fois les aspects liés à l'immobilier et à la gestion. A ma connaissance, c'est la seule, mais je peux ne pas avoir la connaissance d'études antérieures.

    A ma connaissance, l'administration centrale ne tient pas de panels d'observation d'année en année de détenus. Je ne puis toutefois vous garantir qu'un établissement ne l'a pas fait, mais je ne suis pas au courant.

M. Hervé MORIN : Deux affirmations sur lesquelles j'aimerais, madame, que vous me donniez votre sentiment, et une constatation : la prison est l'école de la récidive ; les conditions de détention des détenus sont profondément inégalitaires en fonction de leurs ressources ; je n'ai pas eu le sentiment que vous ayez abordé les alternatives à la détention et les programmes de semi-liberté.

Mme Martine VIALLET : La prison, école de la récidive ? On le dit souvent. Les études qui existent sur la récidive n'en font pas état, mais elles ne portent que sur un panel. En revanche, une étude récente, que je vous communiquerai, a été réalisée sur les mineurs. Elle prenait en compte parmi les mineurs arrivant dans un établissement pénitentiaire, ceux qui avaient déjà fréquenté la prison. Contrairement à ce que je pensais, le pourcentage de ceux qui avaient fréquenté la prison n'était pas majoritaire.

    Certes, la prison est en partie une école de la récidive, mais certainement moins qu'on ne le dit.

    Les conditions de la détention sont effectivement inégalitaires selon les ressources. C'est l'une des raisons pour lesquelles nous avons mis en place le groupe de travail sur l'indigence, qui s'est préoccupé à la fois de l'indigence matérielle et de l'indigence culturelle pour essayer de contribuer à remédier aux deux à la fois.

    Parmi les aspects inégalitaires, il y a l'accès à la cantine. Plus on dispose d'argent venant de l'extérieur, plus on peut «cantiner». S'y ajoute l'accès à des dispositifs dont on profite à due proportion de son niveau culturel, qui va souvent de pair avec celui du revenu.

    J'ai peu évoqué les alternatives. Il serait intéressant que vous profitiez de vos déplacements en province pour en débattre avec les directeurs départementaux d'insertion et de probation, car ils suivent en milieu ouvert environ 120 000 personnes. Ils pourront vous parler de la manière dont ils les suivent et vous faire part de l'opinion qu'ils ont de ces mesures. Parmi les alternatives, citons le sursis avec mise à l'épreuve. J'ai le sentiment qu'ils considèrent globalement qu'il s'agit là d'un système relativement satisfaisant, mais je préfère que ce soit eux qui vous en parlent.

    La semi-liberté est une mesure d'application de la peine plutôt stagnante, d'une part parce que nous ne disposons pas de centres de semi-liberté partout, d'autre part parce que les juges ne la prononcent pas très souvent.

    Parmi les alternatives, évoquons également les placements à l'extérieur. Pour qu'il y ait placement, il faut des subventions. Nous augmentons les subventions aux organismes qui accueillent des détenus en placement extérieur. La question de l'hébergement doit aussi être résolue. C'est le cas, par exemple, pour les libérations conditionnelles : il faut suffisamment de lieux d'hébergement, notamment pour les détenus les plus défavorisés, et donc des subventions de droit commun pour ces hébergements.

M. Noël MAMÈRE : Quatre courtes questions.

    Pourquoi n'a-t-on toujours pas élargi la compétence de l'autorité administrative indépendante de contrôle de déontologie de la sécurité au personnel pénitentiaire alors qu'elle s'étend à la police et à la gendarmerie ?

M. le Président : Les députés ont voté ce point ce matin.

M. Noël MAMÈRE : Avez-vous, madame, entendu parler du rapport de la mission Bonnemaison, qui date de 1988 ? Il prescrivait un certain nombre d'orientations dans le cadre de la réforme pénitentiaire, en particulier la requalification des personnels pénitentiaires axée sur les aspects de sécurité publique. Il contenait cent propositions. Peut-être était-ce trop, mais que sont-elles devenues ? Avez-vous l'intention d'y revenir et peut-être d'appliquer quelques-unes de ses prescriptions ?

Mme Martine VIALLET : Un certain nombre des recommandations ont été mises en _uvre. Je n'ai pas fait le point de celles qui ne l'avaient pas été. Nous y procéderons, si vous le souhaitez.

    De nombreuses actions ont été engagées en matière de requalification des personnels pénitentiaires au cours de ces dernières années. Des améliorations ont notamment été réalisées au niveau statutaire et indemnitaire. Une modification de la durée de la formation de ces personnels est également intervenue. Par ailleurs, dans la lignée des recommandations du rapport Bonnemaison, beaucoup a été fait pour améliorer les conditions de travail quotidiennes par des crédits spécifiques dont les modalités d'emploi ont été discutées avec les organisations professionnelles locales.

M. Noël MAMÈRE : Comment pouvez-vous concilier ce formidable écart entre une volonté affichée de réinsertion par la multiplication des libérations conditionnelles - si l'on suit, par exemple, le rapport Farge - et la politique pénale qui, aujourd'hui, consiste à multiplier les peines incompressibles, les peines de sûreté, donc l'allongement des peines ? Comment est-il possible à la direction de l'administration pénitentiaire de résoudre cette contradiction entre une volonté d'insertion et des décisions qui allongent la durée de détention des personnes, bien souvent transformés en bêtes fauves ?

Mme Martine VIALLET : Il est exact que si les personnes ne remplissent pas les critères actuels de la libération conditionnelle, en raison notamment des périodes de sûreté, l'administration pénitentiaire «fait avec», ce qui est difficile.

    Nous avons des projets d'exécution de peine pour les détenus condamnés à de longues peines. Il n'est pas facile de mobiliser quelqu'un sur un projet d'exécution de sa peine lorsqu'il sait que l'aboutissement de cette peine est très lointain. Au reste, le rapport Farge l'indique : l'un des handicaps à l'augmentation du nombre de libérations conditionnelles tient dans la longueur des périodes de sûreté. L'administration pénitentiaire préférerait techniquement, sans se prononcer sur l'opportunité générale, que les règles soient différentes.

M. Noël MAMÈRE : Ma dernière question concerne les mineurs et les alternatives à l'emprisonnement. La loi permet d'emprisonner des enfants à partir de l'âge de treize ans. On peut se poser la question de la pertinence de l'univers carcéral et de l'enfermement pour les mineurs compte tenu des enquêtes réalisées qui prouvent toutes, à l'évidence, que les récidives sont multiples. N'y a-t-il pas d'autres solutions ? Par exemple, en favorisant tout ce qui existe autour de l'univers carcéral et tout ce qui permet la réinsertion de ces mineurs plutôt que de les accoutumer à l'enfermement et donc de les pousser à la récidive ?

Mme Martine VIALLET : Les juges nous disent n'utiliser l'incarcération des mineurs que de façon très limitée. Les statistiques, du reste, le prouvent. J'ai indiqué que le nombre des mineurs incarcérés a oscillé entre 600 et environ 1 000 en 1999, et pourtant c'est au printemps 1999 que l'on a atteint le sommet de 977 mineurs incarcérés. Ces chiffres, toutefois, restent raisonnables.

    En général, le juge incarcère pour une période courte en pensant que cela peut être un moyen après que d'autres ont échoué.

    Par ailleurs, nous essayons de tirer le meilleur profit de la période au cours de laquelle ils sont incarcérés. C'est pourquoi nous avons consacré beaucoup de moyens à la rénovation des quartiers de mineurs. Nous avons obtenu des crédits l'année dernière et cette année pour les rénover. Des emplois nouveaux, en nombre très élevé -128- y sont consacrés au budget de cette année pour atteindre un taux d'encadrement beaucoup plus élevé. Nous avons également défini une méthodologie adaptée de prise en charge.

    En stabilisant des équipes autour des mineurs, nous pensons que nous arriverons à leur réapprendre un certain nombre de choses, par exemple, tout simplement à respecter des horaires, à se lever le matin à une heure donnée, à ne pas regarder la télévision toute la nuit, à soutenir leur attention plus de cinq minutes en cours. Telle est la pédagogie que nous essayons de développer, une pédagogie du petit nombre. Nous en espérons beaucoup, mais nous verrons seulement dans quelques années si nous avons réussi.

M. Noël MAMÈRE : J'entends votre réponse, mais je n'ai pas le sentiment que vous ayez répondu à ma question sur l'alternative à l'enfermement.

Mme Martine VIALLET : Le garde des sceaux a développé plusieurs autres moyens de prise en charge des mineurs. Ce sont, entre autres, les centres de placement immédiat, en cours de mise en _uvre. Le nombre d'emplois inscrits dans la loi de finances et sans doute dans la loi de finances à venir pour permettre les interventions de la protection judiciaire de la jeunesse montre la très forte volonté de développer de telles alternatives. Il n'en reste pas moins que, tant que ne sera pas intervenue la montée en puissance du nouveau système de prise en charge alternatif, des incarcérations auront lieu. Enfin, il est clair que certains des mineurs incarcérés ont commis des crimes ou des délits assez graves. Majoritairement, les juges pèsent leurs décisions en matière d'incarcération de mineurs.

M. Renaud DONNEDIEU DE VABRES : Madame la directrice, vous avez cité une étude qui évalue à 3,2 milliards de francs le montant des travaux nécessaires. S'agit-il de travaux d'urgence ou de l'ensemble des travaux permettant la mise aux normes, c'est-à-dire permettant de disposer d'un parc respectant l'ensemble des 100 % des normes théoriques édictées ?

    Existe-t-il un dossier établissement par établissement, auquel cas il serait intéressant qu'il nous soit communiqué avant nos déplacements ? S'il n'existe pas, cela vous semble-t-il une lacune absolument extravagante ? Avez-vous l'intention de tirer des conclusions en termes d'organisation, soit de l'administration centrale, soit des directions régionales, de la parution du livre du docteur Vasseur et de la sorte de « plan ORSEC » qui se met en place et auquel nous avons fortement l'intention de contribuer. Un fonctionnement normal de l'administration devrait permettre d'éviter ce genre de situation. Des modifications devraient-elles intervenir pour que l'information remonte plus rapidement ?

    En termes de dépenses d'investissement et de fonctionnement, quelle est la masse globale qui serait nécessaire à la rénovation de l'ensemble de nos prisons ?

M. le Président : J'insiste sur un point soulevé par M. Donnedieu de Vabres : disposez-vous de documents qui, communiqués avant les déplacements aux membres de notre commission d'enquête, permettraient de les préparer utilement ?

Mme Martine VIALLET : L'étude qui a abouti à la somme de 3,2 milliards de francs a été commandée bien avant que nous ayons même connaissance que le docteur Vasseur était en train d'écrire un livre ! L'étude a été commandée il y a environ un an et demi à un consultant extérieur, qui a procédé à un double travail : d'une part, il s'est rendu sur place et a procédé à une enquête approfondie dans une quinzaine d'établissements. Il a évalué ce qui était nécessaire à la remise en état du clos et du couvert comme à la mise aux normes de sécurité et aux diverses autres normes. En revanche, ne sont pas incluses les améliorations fonctionnelles substantielles. Un certain nombre sont incluses, certes, mais il ne s'agit pas, par exemple, de l'encellulement individuel. Quand un établissement dispose de cellules doubles, l'évaluation à laquelle il a été procédé n'inclut pas le passage de cellules doubles à des cellules individuelles.

    D'autre part, un questionnaire a été adressé par ce cabinet à l'ensemble des établissements pour leur poser les mêmes questions que celles étudiées sur le terrain. Sont ensuite intervenues, méthodologiquement, des rectifications tenant compte de réponses au questionnaire et des cas aberrants. C'est ainsi que le chiffrage de 3,2 milliards de francs a été établi ; cela m'a paru crédible et la méthodologie bonne.

    Il existe un dossier par établissement pour les établissements ayant fait l'objet de l'étude approfondie. Les services de votre commission nous ont demandé communication d'une série d'études, nous avons envoyé celle que je viens d'évoquer, accompagnée d'annexes fournies sur les établissements en question.

M. Renaud DONNEDIEU DE VABRES : N'avez-vous pas de dossier établissement par établissement ?

Mme Martine VIALLET : Indépendamment de l'étude que je viens d'évoquer, nous disposons de fiches signalétiques par établissement. Demandées par votre commission précisément pour préparer les visites, nous vous les avons envoyées. En revanche, si, pour beaucoup d'établissements, nous disposons d'un dossier technique, il s'agit de dossiers de travail, énormes et non synthétiques. Nous disposons de dossiers synthétiques seulement pour certains établissements. En général, ils se trouvent plutôt dans les directions régionales, qui gèrent les crédits de gros entretien des établissements.

    Une base de données est en cours de constitution à la délégation générale pour le programme pluriannuel d'équipement du ministère de la Justice, qui construit à la fois les établissements pénitentiaires neufs et les tribunaux, pour constituer une base de données des établissements neufs. Nous avons une base de données très technique et sophistiquée. Les établissements anciens n'y figurent pas encore.

M. François LONCLE : Madame, vous avez fait référence à des expériences étrangères. Comptez-vous vous inspirer de ce qui apparaît souvent aux yeux des observateurs comme les meilleurs exemples : la Hollande - en ce qui concerne l'Europe - et le Canada ?

Mme Martine VIALLET : Pour nos réformes, nous comptons nous inspirer des meilleurs exemples étrangers. Par exemple, pour les unités de visite familiale, nous avons étudié de près comment ce dispositif fonctionnait au Québec.

    Pour le contrôle des établissements pénitentiaires, la mission présidée par le premier président Canivet s'est rendue, il me semble, en Hollande et certains de ses membres se sont rendus au Royaume-Uni qui dispose d'un système de contrôle extérieur original.

    J'ai créé un poste de chargé de mission pour l'étude des systèmes pénitentiaires comparés, comparaisons portant naturellement sur les démocraties avancées. Cette personne, qui entre en fonction aujourd'hui, aura pour unique travail d'étudier les expériences les plus intéressantes des différents pays.

M. François LONCLE : Même si nous ne sommes qu'au début de nos investigations, nous avons déjà cerné les principaux défauts, les fléaux même, du monde carcéral : vétusté qui égale saleté, surpopulation qui égale promiscuité, et ces deux grands fléaux que constituent le trafic de drogue et les violences sexuelles. Le temps nous manque pour citer le témoignage d'un détenu qui a purgé dix ans dans quatre établissements différents. Son témoignage en dit long sur le trafic de drogue et les violences sexuelles.

    Ces deux fléaux sont-ils généralisés dans les établissements pénitentiaires français ou existe-t-il des établissements, où, au moins pour l'essentiel, ils ont été vaincus ?

Mme Martine VIALLET : Quel que soit l'établissement, le fléau le plus difficile à vaincre est le trafic de drogue. Dans les établissements récents, où les cellules individuelles sont plus souvent la règle, les violences sexuelles sont par définition moins nombreuses. Au fur et à mesure des nouvelles constructions, ce phénomène sera davantage maîtrisé. En revanche, le trafic de drogue est très difficile à éradiquer. Il est des établissements où la gestion et la surveillance des surveillants par leur hiérarchie sont plus serrées, où les fouilles sont plus rigoureuses et où les éventuelles complicités avec les détenus sont plus facilement détectées. Les établissements font donc plus ou moins d'efforts, mais globalement, c'est le problème le plus difficile à résoudre.

    Une expérience a été développée à Argentan par l'équipe médicale avec des personnes volontaires : elle consiste à supprimer toute dépendance : aucun médicament, aucune drogue, etc. Une partie de la détention fonctionne alors sur le système de volontariat, mais cela reste difficile à mettre en _uvre.

M. Michel SUCHOD : Mes deux questions portent sur la situation sanitaire en prison.

    Madame la directrice, disposez-vous d'un tableau général de cette situation et éventuellement d'une comparaison avec l'état de santé de la population générale ? Si l'on examine la provenance des détenus, on suppose en effet une addiction aux drogues beaucoup plus forte que la moyenne de la population ; on imagine, compte tenu de ce que nous savons de l'organisation psychiatrique du pays, que le taux de population concerné par ces problèmes est nettement supérieur en détention à la moyenne générale. En outre, compte tenu de l'origine sociale des détenus et de ce qu'était la situation sanitaire du pays avant la couverture maladie universelle, on peut penser que l'état sanitaire général des personnes en détention est largement dégradé.

M. le Président : Il serait intéressant de connaître également les chiffres relatifs aux suicides comme ceux relatifs aux contaminations par le sida.

Mme Martine VIALLET : Nombre d'études ont été engagées par le ministère de la Santé ; nous en disposons pour la plupart et nous vous les communiquerons.

    On constate globalement une réussite de la réforme de la santé dans les prisons. L'état sanitaire des détenus s'est fortement amélioré et ils ressortent, en général, dans un état sanitaire bien meilleur que celui de leur arrivée. Dès lors, l'enjeu consiste à assurer la continuité des soins à la sortie, avec le service de ville et le service hospitalier. Les médecins des établissements travaillent avec les médecins extérieurs pour assurer ce suivi et empêcher l'interruption des traitements.

    Il existe aujourd'hui des dentistes dans tous les établissements. Les soins dentaires y sont extrêmement répandus, car les détenus souffrent d'un très mauvais état dentaire.

    Une étude assez récente et très précise a été effectuée sur le sida. Des groupes d'évaluation se réunissent sur la lutte contre la toxicomanie et sur la lutte contre une série de pathologies, toutes informations que nous vous communiquerons.

    Nous disposons de statistiques relatives aux suicides : 125 suicides ont eu lieu l'année dernière. Cette année connaît le même rythme que l'an passé. Nous ne pouvons cependant simplement comparer la population incarcérée à la population générale de la France, car elle arrive en prison avec plus de troubles d'ordre psychiatrique que la moyenne de la population et le risque est donc plus fort. Les comparaisons sont donc difficiles.

M. Michel SUCHOD : Ma seconde question, toujours sur les problèmes de santé, porte sur les petits établissements. Dans les grands, le service infirmier, voire d'hospitalisation, existe. En revanche, dans la plupart des petits établissements, dès qu'un cas lourd se présente, le détenu doit être transféré vers l'hôpital le plus proche, ce qui pose à la fois le problème de la surveillance à l'intérieur de l'hôpital et surtout du transfert. Alors que vos personnels considèrent que ces transferts ne relèvent pas de leur responsabilité et qu'ils doivent donc s'adresser soit aux autorités de police, soit aux autorités de gendarmeries, celles-ci, le plus souvent, se font tirer l'oreille. Par conséquent, des personnes en situation sanitaire extrêmement grave, qui décéderont parfois en prison, ne peuvent être transférées dans des conditions normales à l'hôpital le plus proche pour y être soignées en raison de l'attitude de la gendarmerie et de la police.

Mme Martine VIALLET : Les textes prévoient que les escortes pour consultation sont de la compétence de la pénitentiaire, excepté dans les petits établissements qui ne disposent pas du personnel et de l'équipement en véhicules nécessaires. Ces escortes sont alors de la compétence de la police ou de la gendarmerie. Ce qui a fonctionné correctement pendant un certain nombre d'années ne fonctionne plus parce que les hospitalisations sont de plus en plus nombreuses, dans la mesure où la médecine est de mieux en mieux implantée en détention.

    S'ajoute le problème de la garde que vous souligniez, qui revient à la police ou la gendarmerie, mais qu'elles n'aiment guère assurer, car une telle fonction mobilise longtemps des effectifs élevés.

    Pour pallier les querelles incessantes, nous nous sommes mis d'accord avec les ministères de la Santé, de l'Intérieur et de la Défense pour créer des unités hospitalières spécialisées pour l'accueil des détenus. Cela résoudra le problème de la garde, puisqu'il y aura, dans ces unités, au niveau de grandes régions, un équipement spécial. L'unité ne sera pas une prison, mais sera séparée du reste de l'hôpital et gardée à l'entrée par des policiers ou des gendarmes. A l'intérieur, des personnels pénitentiaires garderont les détenus hospitalisés. Les sécurités mises en place, certes moindres que dans un établissement pénitentiaire, faciliteront les choses.

    La localisation des unités a été décidée. Le ministère de la Santé est en train de prévoir les travaux pour les réaliser.

    Un arbitrage interministériel a été récemment rendu par le Premier ministre au sujet des escortes pour consultation. Il a été décidé que la pénitentiaire assurerait la totalité des escortes, sauf s'agissant des détenus dangereux, que, pour des raisons de sécurité, la gendarmerie ou la police viendraient encadrer. Une telle mesure interviendra à l'horizon 2002, étant entendu qu'entre-temps, la pénitentiaire doit obtenir les créations d'emplois nécessaires pour faire face à cette nouvelle mission. Le problème devrait être réglé courant 2002.

M. Jean-Luc WARSMANN : Madame, vous avez indiqué à plusieurs reprises combien les problèmes de vétusté des établissements pénitentiaires étaient l'une des raisons des difficultés de la prison en France. Je pense que nous aurions besoin aujourd'hui d'un plan prisons 2005 à l'instar du plan Universités 2000. Votre administration dispose-t-elle d'un tel schéma général, c'est-à-dire un chiffrage de ce que devrait être le système pénitentiaire pour respecter les normes, - l'incarcération en cellule individuelle - et pour faire face aux besoins, notamment géographiques ?

Mme Martine VIALLET : Pour mettre aux normes et remédier au problème de clos et de couvert, 3,2 milliards de francs sont nécessaires.

    Pour l'encellulement individuel, j'ai indiqué que 12 500 cellules supplémentaires à celles existantes ou en cours de construction sont nécessaires. A 500 000 francs la cellule, cela revient à 6,5 milliards de francs. Pour les établissements autres que les cinq grandes maisons d'arrêt, les deux chiffres à retenir sont 3,2 milliards de francs et 6,5 milliards de francs, soit près de 10 milliards de francs. S'ajoutent les 2 à 3 milliards de francs qui s'imposent pour rénover les cinq grands établissements évoqués précédemment. Nous arrivons au chiffre d'environ 13 milliards de francs indiqué par Mme la garde des sceaux.

M. le Président : Pouvez-vous rappeler le montant de votre budget ?

Mme Martine VIALLET : Tout compris, fonctionnement et équipement, notre budget est supérieur à 7 milliards de francs.

M. Jean-Luc WARSMANN : Je vous ai posé la question, car précisément le chiffre de 3,2 milliards m'inquiétait, non par son montant, mais parce qu'il s'agissait simplement de remettre aux normes l'existant. Ma question était plutôt de savoir s'il n'existait pas un schéma qui envisagerait la fermeture pure et simple de certains établissements qui ne méritent pas d'être réhabilités.

    Par ailleurs, imaginons que, notamment sous la pression de cette commission, nous réussissions à convaincre le gouvernement de la nécessité de débloquer des enveloppes supplémentaires, des projets sont-ils prêts à être mise en _uvre rapidement, indépendamment de ce qui est déjà financé ?

Mme Martine VIALLET : Oui, heureusement ! Cela ne veut pas dire que les terrains soient déjà acquis, mais il apparaît évident que nous devons fermer certains établissements, pour lesquels une reconstruction s'impose. Nous avons identifié ces établissements, mais tant que Mme la ministre n'a pas l'assurance du financement, elle ne peut en arrêter la liste.

    Par ailleurs, pour les cinq plus grandes maisons d'arrêt, le schéma directeur de restructuration est quasiment achevé. Nous avons constaté que les relevés topographiques des anciens bâtiments s'étaient probablement perdus dans les archives. Des transformations régulières sont intervenues, sans que nous en ayons trace. C'est pourquoi nous avons engagé des relevés, à ce jour achevés. Des études techniques sont en cours pour savoir, par exemple, s'il est possible d'installer à la Santé une douche individuelle dans les cellules. Les études devant être achevées au printemps pour les cinq grandes maisons d'arrêt, des décisions pourront être prises. En fonction du montant de crédits que nous obtiendrons, nous pourrons aller plus ou moins vite.

M. Jean-Luc WARSMANN : Madame la directrice, pourriez-vous nous communiquer la liste des établissements qui mériteraient d'être fermés et les pré-projets qui existent dans votre administration ?

Mme Martine VIALLET : C'est une liste que j'ai remise à Mme la ministre. Je lui demanderai l'autorisation, mais je ne pense pas qu'elle voie un quelconque inconvénient à ce que je la remette à la commission.

M. Jean-Luc WARSMANN : Ma dernière question est relative aux incidents dans le cadre desquels sont parfois mis en cause des personnels de votre administration. Je pense à ce qui s'est passé à Beauvais ou dans d'autres établissements.

    Je souhaiterais que vous nous disiez si, depuis votre prise de fonctions, vous avez connu de telles situations ? J'aimerais également avoir votre opinion de citoyenne : estimez-vous que, lorsque de tels incidents ont lieu, les procédures actuelles sont appliquées et justifiées pour garantir à la fois les droits de la défense et notre conception des droits de l'homme ?

Mme Martine VIALLET : Au moment de l'affaire de Beauvais, je n'étais pas en fonction. Dans la mesure où il y a eu des fuites dans la presse, ce qui s'est passé est connu.

    Depuis ma prise de fonction, je n'ai pas eu à connaître d'incidents équivalents à celui de Beauvais. J'ai été confrontée, par contre, à des dysfonctionnements dans certains établissements qui m'ont amenée à suspendre des directeurs d'établissement. C'est assez douloureux pour eux, car cela se sait largement. J'ai également procédé à des sanctions disciplinaires à la suite de la suspension de certains d'entre eux, pour les autres la procédure est en cours. J'ai d'ores et déjà rétrogradé un chef d'établissement.

    Nous disposons de plusieurs moyens de détecter les dysfonctionnements. Dans certains cas, nous les détectons au cours d'une inspection de routine où nous découvrons des choses qui ne vont pas.

    L'inspection ne comportant pour l'heure pas suffisamment de personnes, il est vrai que nous procédons surtout aux inspections à partir d'événements qui nous sont signalés ou de doutes que nous pouvons avoir. Nous pouvons être alertés soit par des procureurs généraux, soit par des organisations professionnelles, soit par le directeur régional dont dépend l'établissement, soit encore par d'autres biais. J'estime alors le taux de probabilité de la véracité des faits. Si je l'estime suffisant, j'envoie une inspection qui détecte en général des dysfonctionnements.

    La procédure pourrait certainement être améliorée. Il faudrait tout d'abord qu'il soit possible d'envoyer plus d'inspections spontanées ; nous découvririons alors davantage de choses par nous-mêmes, avant même qu'on nous les signale de l'intérieur comme de l'extérieur.

M. le Président : Je reçois, comme les membres de la commission, beaucoup de courriers, qui pointent des éléments extrêmement concrets.

    Un détenu m'a envoyé les tarifs de la cantine. Ils m'ont quelque peu étonné par leur montant élevé. Comment sont établis ces prix ?

Mme Martine VIALLET : Les prix sont établis par chaque établissement, non par l'administration centrale. Leur fixation doit d'une part, prendre en compte le coût d'achat et d'autre part, intégrer une certaine quantité de frais de gestion.

    Les reproches qui sont adressés aux cantines correspondent parfois à des dysfonctionnements avérés. D'une part, pendant très longtemps, il n'y a pas eu mise en concurrence des fournisseurs par les chefs d'établissement ou par la personne qui s'occupait de la cantine. Certains établissements se fournissaient chez des fournisseurs locaux, tout à fait honorables, mais dont les coûts pratiqués n'étaient pas toujours les plus intéressants. Nous les avons donc incités à faire jouer la concurrence. De ce fait, ont souvent été retenues des centrales d'achat ou des hypermarchés, ce qui n'est évidemment pas très bien vu des fournisseurs traditionnels, mais ce qui permet un bien meilleur service rendu au détenu.

    Ensuite, nous avons étudié avec les chefs d'établissements la procédure de fixation des frais de gestion, celle-ci y intégrant parfois trop d'éléments. Nous avons engagé une action visant à donner des consignes horizontales sur les cantines aux chefs d'établissements, afin qu'ils ne retiennent qu'une liste limitée de facteurs dans les frais de gestion, le principe général étant que la cantine ne doit pas coûter à l'administration. Des améliorations importantes sont intervenues, notamment grâce à la mise en concurrence. Les prix de cantine ont fortement diminué, mais des progrès restent à réaliser. Inscrit à notre programme de travail pour 2000, je pense pouvoir envoyer des instructions courant 2000 sur l'amélioration des cantines.

M. Julien DRAY : Quelle est l'état de la réflexion de l'administration pénitentiaire sur les problèmes des détenus transsexuels qui dans certaines maisons d'arrêt posent énormément de problèmes ?

Mme Martine VIALLET : Je n'ai pas pris le temps de me livrer à une réflexion sur cette question. C'est un exemple supplémentaire de la complexité de cette administration qui réside dans la quantité des minorités et de situations différentes qui s'entremêlent les unes les autres. Les chefs d'établissement confrontés aux détenus transsexuels gèrent les difficultés qui peuvent en résulter.

Audition de M. Francis TEITGEN

bâtonnier de l'Ordre des avocats à la cour d'appel de Paris.

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 2 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Francis TEITGEN est introduit.

M. le président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du président, M. Teitgen prête serment.

M. Francis TEITGEN : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je suis extrêmement honoré d'être entendu par votre commission, mais je parlerai, bien entendu, au nom du barreau de Paris.

    La réflexion des avocats sur les conditions de détention s'appuie sur la jurisprudence de la cour européenne des droits de l'homme qui, dans plusieurs arrêts, énonce qu'un détenu jouit de la totalité des droits garantis par la convention européenne des droits de l'homme, à la seule exception du droit d'aller et de venir, les autres droits pouvant être restreints pour des motifs liés à la sécurité de l'établissement. Cet énoncé est, pour le barreau de Paris, le point de départ de toute réflexion et de toute analyse.

    Nous sommes dans un environnement extrêmement propice ; il y a eu, sur les prisons françaises, un long silence ; des avocats ont souvent pris des positions individuelles, mais il existe aujourd'hui une sensibilité sur l'état des prisons qui nous paraît favorable à de nombreuses actions et à une réforme profonde.

    Je vous citerai un seul exemple. Nous avons pris l'initiative d'organiser un colloque et d'inviter Mme Véronique Vasseur, médecin-chef de la prison de Paris la Santé. Bien que ce colloque ait eu lieu un vendredi soir, pendant les vacances scolaires, plus de 400 personnes étaient présentes - aussi bien des militants, des avocats, que des juges ! Nous avons ainsi pu nous rendre compte qu'il existait une sensibilité sociale et citoyenne extraordinairement vive au sujet des prisons.

    J'en veux pour preuve la constitution de votre commission d'enquête, le rapport de la commission présidée par M. Guy Canivet, premier président de la Cour de cassation ou les activités d'associations telles que l'Observatoire international des prisons.

    Je me rends compte que nous sommes au c_ur d'un problème tout à fait important. A ce sujet, le barreau de Paris entend prendre deux initiatives essentielles.

    A la suite de la publication du livre de Mme Vasseur, j'ai pris l'initiative d'organiser, au sein de la prison de la Santé, avec l'accord de son directeur, une permanence d'avocats volontaires, dont le seul travail sera d'écouter et de conseiller les détenus au sujet de leurs droits.

    Cette initiative a reçu, de la part du barreau, un bon accueil. Elle répond à une situation que vous allez certainement constater, à savoir l'incompréhension totale des détenus en ce qui concerne leurs propres droits. Ils n'ont en effet aucune possibilité d'en parler avec leur avocat défenseur, la totalité du temps passé avec le défenseur étant exclusivement consacrée à la défense pénale. Nous avons donc le sentiment d'un vide juridique, d'un vide de conseil, d'un vide d'accueil et d'informations les détenus se trouvant dans l'incapacité de comprendre leurs droits et, par conséquent, de les exercer.

    Cette permanence sera tenue par des avocats volontaires que nous sommes en train de former spécialement au droit de la détention, qui se révèle être un droit extraordinairement compliqué. En effet, le droit des détenus est un droit transversal. Un certain nombre de dispositions se trouvent dans le code de procédure pénale, mais il existe également des procédures administratives assez complexes. Il faut ajouter les questions de réinsertion qui tournent autour du droit au logement, du droit civil, du droit de la famille, et, pour nombre d'entre eux, du droit des étrangers.

    Le programme de formation pour ces avocats est déjà mis en place.

    Par ailleurs, nos règles déontologiques seront, bien entendu, un peu particulières -  et je les soumettrai au Conseil de l'ordre dans les jours qui viennent -, puisque ces avocats de permanence devront respecter la règle de l'anonymat, une interdiction de suite des dossiers, ainsi qu'un certain nombre de règles spécifiques tenant au fait qu'ils exercent cette fonction nouvelle au sein des prisons.

    La seconde initiative consiste dans l'organisation des assises nationales des droits du détenu. Nous souhaitons réunir, à l'occasion d'un séminaire, l'ensemble des parties concernées, que ce soit des professions juridiques et judiciaires, l'administration pénitentiaire, des médecins et des psychiatres, c'est-à-dire tous ceux qui ont des choses à dire sur la vie des détenus.

    Ces assises devraient se tenir d'ici à la fin du mois de mai, et nous serions honorés de pouvoir rapporter les travaux qui en ressortiront à votre commission.

    Telles sont, monsieur le président, les initiatives que je voulais porter à votre connaissance, je suis maintenant à votre disposition pour répondre à vos questions.

M. le Président : Monsieur Teitgen, je vous remercie.

    Avez-vous noté - vos collègues ou vous-même -, ces dernières années, une amélioration sensible de la condition des détenus ?

M. Francis TEITGEN : Nous avons plutôt noté une situation en régression ! Elle est liée à un sentiment de désespérance que l'on constate dans les prisons. Si nous sommes passés de 80 000 incarcérations par an à 70 000, la durée de détention moyenne - notamment celle de la détention provisoire - s'est accrue de 3,2 mois à 7,5 mois ; la durée de la détention a donc doublé. Par ailleurs, les peines prononcées sont de plus en plus lourdes, et l'on constate dès lors, dans ce monde hostile et complexe dans lequel les mécanismes de réinsertion sont très éloignés, un sentiment de désespérance.

M. le Président : Vous êtes appelé, d'une façon ou d'une autre, à réfléchir sur les contrôles actuellement exercés sur les établissements pénitentiaires ; le premier président de la Cour de cassation, M. Guy Canivet travaille également sur ce sujet. Quel est votre jugement en ce domaine ?

M. Francis TEITGEN : Nous avons le sentiment que la prison est vraiment un monde clos et qu'il existe un désir de contrôle externe. Il est extrêmement intéressant de noter que nombre de prisonniers demandent, notamment aux visiteurs de prisons, des nouvelles de l'extérieur.

    La prison de la Santé, qui est l'une des rares prisons construites en ville, est une prison depuis laquelle les détenus entendent les bruits de la ville, tels que par exemple les coups de klaxon ; ils ont donc le sentiment d'être dans la ville et non pas à l'écart de tout. Ce n'est pas le cas pour ces prisons construites dans les années 70 - comme Fleury-Mérogis- loin des villes ; les détenus ont là un sentiment d'enfermement dans tous les sens du terme, et d'enfermement dans l'enfermement.

    Nous avons la conviction que plus il y aura de contrôles externes, plus il y aura un sentiment de vie sociale à l'intérieur de la prison et d'intérêt de la société pour ce qui se passe en prison.

M. le Président : Le barreau a-t-il des propositions particulières à formuler en ce qui concerne la question de l'incarcération des mineurs ?

M. Francis TEITGEN : Le barreau a en effet beaucoup travaillé sur cette question. Notre absolue conviction est que l'incarcération des mineurs doit être l'exception. Il est invraisemblable de penser que des mineurs peuvent être enfermés dans des centres tels que celui des jeunes détenus de Fleury-Mérogis, où la surpopulation est impressionnante et le défaut d'encadrement extravagant.

    Il convient par ailleurs de faire en sorte que les mineurs ne soient pas détenus dans les mêmes maisons d'arrêt ou centres de détention que les majeurs, car nous savons tous que les risques sont considérables.

    L'essentiel est, avant tout, de réfléchir à des politiques qui, d'une part, éviteraient l'incarcération des mineurs et, d'autre part, garantiraient un maintien de la scolarité et une préparation à la réinsertion.

M. le Rapporteur : Monsieur Teitgen, actuellement, 24 % des détenus purgent une peine de mois d'un an, et 12 % une peine de moins de six mois. A quoi sert une peine d'emprisonnement de six mois, voire de trois mois ?

M. Francis TEITGEN : Tout d'abord à rassurer la société !

    En réalité, les chiffres sont complexes, car l'on constate que ces très courtes peines concernent un grand nombre de personnes condamnées au terme de procédures de comparution immédiate ; pour certaines d'entre elles, il s'agit à la fois d'une peine de détention et d'une peine préparatoire en vue d'une expulsion du territoire français.

    Il y a là un dévoiement de la peine de prison qui consiste non pas à sanctionner, mais à garantir la présence de personnes de nationalité étrangère interdites de séjour - dans des hypothèses de violation d'interdiction de séjour ou d'infraction à la législation sur les stupéfiants ; la peine est alors préparatoire à une expulsion du territoire de la République. Cela pose un problème d'identification de la peine et de réalité de la condamnation.

    Il convient impérativement d'affiner les statistiques et de ne plus admettre ce type d'hypothèses. Ou bien l'expulsion est immédiate, et il faut prendre les moyens politiques pour y procéder, ou bien la peine d'emprisonnement correspond réellement à une sanction. Ce curieux mélange de mesures répressives et de mesures administratives est insupportable.

M. le Rapporteur : L'entrée sur le territoire français sans autorisation est certes une infraction, mais pas un acte de délinquance. Or je souhaiterais avoir votre sentiment sur la nécessité d'emprisonner une personne condamnée à moins d'un an - moins de six mois ou moins de trois mois - de prison pour avoir commis un acte de délinquance ? Quel moyen de rappel à la loi utiliser ?

M. Francis TEITGEN : Dans la culture française, la répression, la peine, c'est d'abord la prison qui apparaît comme une référence absolue. Toutes les autres peines sont curieusement appelées « peines alternatives ». C'est cela qu'il faut changer !

    Le réflexe d'un procureur qui requiert et d'un juge ou d'un tribunal qui délibère est un réflexe d'emprisonnement, la référence dominante et évidente de la répression en France. Il convient par conséquent de modifier les mentalités et les cultures et de développer des modes alternatifs de répression.

    Il faut également comprendre que l'exemplarité de la peine, c'est aussi l'exemplarité du procès. Si aujourd'hui vous allez dans les juridictions correctionnelles parisiennes, vous constaterez qu'il n'y a plus d'exemplarité du procès et qu'il ne peut plus y en avoir.

    Les rôles sont surchargés ; le rôle de la 23e chambre - qui est une juridiction de comparution immédiate - compte une soixantaine d'affaires par jour. Une juridiction correctionnelle de droit commun va traiter 10 ou 15 affaires par jour ; en conséquence la personne qui comparaît devant le juge vit son procès comme quelque chose d'assez banal ; la procédure va très vite et cela devient incompréhensible pour la personne poursuivie.

    On se rend compte, finalement, qu'il y a peu d'exemplarité du procès parce qu'il y a une banalisation, les magistrats n'ayant pas le temps d'organiser un procès qui constituerait un rappel à la loi. Les courtes peines d'emprisonnement n'ont aucun sens ; il n'y a pas de mécanisme de réinsertion possible dans des délais aussi courts, pas de pédagogie possible, pas de formation professionnelle possible. Par conséquent, ces courtes peines sont totalement inutiles.

M. François LONCLE : Nous délibérons actuellement sur une question fondamentale : la situation des prisons françaises. Mais je tiens à souligner que nous le faisons dans notre pays, tandis qu'une autre grande démocratie continue à se livrer à un acte de barbarie, l'exécution de condamnés dont certains peuvent peut-être être considérés comme innocents. Nous devons garder cela à l'esprit, notamment lorsque nous travaillons sur ce type de question.

    Monsieur le bâtonnier, au cours de ces 10 ou 15 dernières années, qu'est-ce qui vous a le plus choqué dans le fonctionnement des prisons ?

M. Francis TEITGEN : Les questions relatives à la sexualité. C'est clairement là que les enjeux sont graves : les violences sexuelles sont lourdes et la prostitution existe.

    Votre commission devra s'interroger sur la question de l'argent en prison. L'argent est une donnée essentielle de la vie en prison et son obtention passe notamment par des actes de prostitution ; en effet, nous savons aujourd'hui que de jeunes détenus se prostituent pour gagner l'argent qui leur permettra d'acquérir de la drogue. Le taux de malades atteints du sida en prison est effrayant. Telles sont les véritables urgences humaines.

M. Claude GOASGUEN : Ma première question est une question de « parisien » : comment peut-on faire évoluer la Santé ? Est-elle rattrapable ou convient-il d'envisager une solution tout à fait différente ?

M. Francis TEITGEN : Le directeur de la Santé m'a confié récemment qu'il pensait qu'une restructuration lourde de l'établissement permettrait sans doute d'en faire un établissement conforme à des normes dignes.

    Pour ma part, je considère qu'il est extrêmement important que des prisons soient construites en ville - et la Santé est au c_ur de la ville. L'existence d'une prison en ville permet aux citoyens de ne pas occulter le phénomène de la prison. Par ailleurs, cela facilite les visites des familles.

    Votre commission doit impérativement aller à Denfert-Rochereau les jours où les familles des détenus prennent les autobus de l'administration pénitentiaire pour se rendre à Fleury-Mérogis - sachant que nombre d'entre elles viennent de banlieues ! Certaines d'entre elles sont obligées de prendre leur journée pour une seule heure de visite !

    C'est la raison pour laquelle j'estime que les prisons en ville sont importantes, et qu'il serait bon que nous arrivions à conserver la Santé à Paris, même si cela nécessite des travaux importants. Rejeter les prisons hors de la ville, c'est faire perdre à nos concitoyens la conscience de l'existence même du monde carcéral.

M. Claude GOASGUEN : Monsieur le bâtonnier, je n'ai pas compris vos propos concernant l'exemplarité du procès. Comment un procès - qui ne dure que quelques minutes puisqu'il y en a trente par jour - peut-il avoir un caractère d'exemplarité ?

    Par ailleurs, je n'ai pas bien compris non plus ce que vous vouliez dire lorsque vous avez parlé d'infraction à la loi, notamment pour les personnes en situation irrégulière ? Qu'envisagez-vous comme solution, car les personnes en attente d'expulsion sont très nombreuses ?

M. Francis TEITGEN : Le procès pénal doit avoir une vocation pédagogique, notamment pour les cas de délinquance d'une gravité relative et pour les premières comparutions devant un tribunal. Le procès doit être un moment sérieux et grave, à l'occasion duquel les hommes de loi, et notamment les juges, peuvent rappeler au respect de la loi celui qui a fauté ou qui s'est mis en infraction.

    Or cela devient rigoureusement impossible si un magistrat doit traiter 30 ou 40 affaires par jour. Une personne qui a commis une infraction relativement mineure passe devant le tribunal pour une audience de quatre minutes, et ne comprend pas ce qu'on lui dit, ne comprend pas l'enjeu ni la gravité de ce qui se passe ; elle est condamnée après deux minutes de délibéré à six mois de prison avec sursis puis repart. Or l'infraction qu'elle a commise et qui l'a amenée à comparaître devant un tribunal correctionnel serait précisément l'occasion de lui expliquer la gravité de son acte ; ce moment-là ne peut pas être mis à profit parce que tout va trop vite.

    S'agissant des très courtes peines, celles-ci concernent notamment les étrangers poursuivis dans le cadre d'infractions à la législation sur les stupéfiants. La condamnation, fut-elle légère, est en général assortie d'une interdiction du territoire ; l'on a parfois le sentiment qu'un certain nombre de condamnations à de très courtes peines - deux ou trois mois -, infligées à des personnes qui font l'objet d'une condamnation accessoire d'interdiction du territoire de la République, sont en réalité des moyens de préparer l'expulsion de la personne dans son pays d'origine.

M. Louis MERMAZ : Monsieur le bâtonnier, vous nous avez présenté un exposé saisissant. Si notre commission d'enquête aboutissait seulement à la conclusion de raser des prisons vétustes et hideuses et à la construction de prisons modernes - y compris en ville -, nous serions passés à côté d'une partie de notre travail, car le grand problème humain et philosophique est le suivant : pourquoi y a-t-il autant de personnes en prison ? Cinquante-deux mille personnes emprisonnées, dont 14 000 en détention provisoire ! C'est une situation tout à fait insupportable.

    N'avez-vous pas l'impression, monsieur Teitgen, en tant que praticien du droit, que l'échelle des peines telle qu'elle existe dans le code pénal et les qualifications ont beaucoup vieillies ? De nombreux magistrats nous demandent de voter des lois plus humaines afin qu'ils puissent rendre de meilleurs jugements. Or il est vrai que toutes les chancelleries, quelle que soit leur couleur politique, ont toujours fait preuve, en ce domaine, d'un certain conservatisme. Il est très difficile de toucher au code pénal, et le Parlement ne va pas toujours jusqu'au bout de ce qu'il souhaiterait.

    Second point, nous avons tous reçu des lettres de détenus protestant contre les conditions de détention ou contre la façon dont s'est déroulé leur procès. Or si l'on essaie d'intervenir, l'on se rend vite compte qu'il n'y a aucun moyen d'agir ni de rentrer en contact avec les détenus. Quelles mesures pourrions-nous adopter qui nous permettraient d'agir ?

M. Francis TEITGEN : J'oserai dire que je suis un peu déçu - alors que je suis très favorable à la loi sur la présomption d'innocence - par les dispositions que vous avez adoptées en ce qui concerne la détention provisoire. Nous pensons en effet qu'il n'y a que deux critères cumulatifs possibles.

    Tout d'abord, il ne devrait pas y avoir de détention provisoire lorsque les infractions ne visent que des atteintes aux biens. Si le parlement votait une telle disposition, croyez-moi, ce serait un réel bouleversement ! Bien entendu, je sais que cela est compliqué, car il y a des atteintes aux biens qui sont extrêmement lourdes en termes financiers, et des atteintes aux biens de tous les jours - telles que les vols de scooter - qui sont socialement difficilement tolérées. Mais il faudra, un jour, avoir ce courage.

    Ensuite, il conviendrait de rehausser de manière significative les seuils minimums pour que la détention provisoire soit possible. Enfin, il conviendrait d'inventer
    - ou de redécouvrir - des modes de garantie de représentation devant la justice qui sont l'une des justifications de la détention provisoire ; le bracelet électronique paraît à cet égard être une solution tout à fait convaincante.

    Nous sommes tout de même dans une situation étrange en matière de détention provisoire. Si vous êtes puissant, vous risquez d'être placé en détention provisoire, le juge d'instruction pouvant penser que vous avez les moyens de quitter le territoire. Si vous êtes misérable, vous risquez également d'être placé en détention provisoire, car n'ayant pas de domicile fixe, le juge d'instruction pourra craindre de ne pas vous retrouver.

    Par ailleurs, il faut véritablement se convaincre du fait que nombre de détentions provisoires sont prononcées pour obtenir des aveux ; c'est clair et certain, et tout avocat français l'a vécu de manière répétée. Or c'est une mauvaise chose.

    Il ne sera possible de réduire sensiblement la détention provisoire que si les motifs sont objectifs, discutables et débattus ; et je suis heureux que votre assemblée ait adopté une réforme concernant le juge de la détention, réforme qui devrait être fondamentale et décisive si elle est appliquée. Cependant, il faudra sans doute aller au-delà, car la détention provisoire est réellement insupportable.

    Quant à la situation dans laquelle se trouvent, objectivement, les détenus, nous sommes tous impuissants. C'est la raison pour laquelle nous essayons de faire rentrer le droit dans les prisons : c'est parce que les prisons sont, en partie, une zone de non-droit qu'il se passe un certain nombre de choses face auxquelles nous sommes impuissants et nous avons le sentiment qu'il n'y a pas de remèdes.

    J'attire votre attention sur une vieille revendication du barreau de Paris qui me paraît importante : les commissions de discipline au sein des prisons - autrefois appelées prétoires - doivent être impérativement judiciarisées. Les avocats doivent avoir accès à ces commissions. Il s'agit en effet de sanctions - très graves - qui s'ajoutent à d'autres sanctions ; le « mitard » est une sanction grave avec des effets graves, et il n'est pas acceptable qu'une peine qui se rajoute à la peine principale ne puisse faire l'objet d'un débat contradictoire.

M. Jacky DARNE : Monsieur le bâtonnier, je souhaiterais comprendre un peu mieux les relations existant entre un détenu et son avocat. Je comprends le lien qui existe jusqu'à ce qu'une condamnation soit définitive, puisqu'il y a une défense à assurer. Mais quelles sont leurs relations après le procès ? Les détenus sont-ils toujours en contact avec leur avocat ? La famille intervient-elle régulièrement ? L'avocat est-il saisi des problèmes concernant le droit de visite ? Financièrement, comment cela se passe-t-il ?

    Lorsqu'une sanction disciplinaire a été prononcée, un recours administratif est possible : dans combien de cas le détenu condamné à une peine disciplinaire demande à son avocat de faire appel contre cette sanction ? Quelles mesures conviendrait-il d'adopter pour que la défense puisse continuer de fonctionner, même après le procès ?

M. Francis TEITGEN : Les détenus saisissent très rarement l'avocat qui les a défendus devant la juridiction répressive dans le « post-pénal » - terme utilisé entre avocats qui révèle bien nos carences à ce sujet. C'est d'ailleurs en prenant conscience de cette carence que j'ai pris l'initiative de cette permanence d'avocats à la prison de la Santé. Cette initiative sera - je l'espère - relayée par d'autres barreaux de province et notamment pas les barreaux qui ont, dans leur ressort, des centres de détention.

    Mais c'est également parce qu'il y a assez peu de droit en prison que les avocats sont très peu saisis de ce qui peut se passer après la condamnation définitive. Les vrais acteurs sont plutôt les associations. L'Observatoire international des prisons réalise un travail considérable, tout comme les visiteurs de prisons qui, eux, sont souvent en relation avec les familles et qui, parfois, confient des affaires contentieuses à des avocats, tels que des recours contre des sanctions disciplinaires, plaidés devant le tribunal administratif. Depuis la réforme de 1996, les succès sont d'ailleurs plus nombreux, puisqu'un recours sur trois donne lieu à une annulation de la sanction disciplinaire.

    En tant qu'avocat, notre mission est de convaincre les détenus de l'existence de leurs droits ; il y a effectivement une carence très importante : les détenus n'ont pas conscience de ce que sont leurs droits et, par conséquent, ne saisissent pas leur avocat pour veiller à l'exercice de ces droits.

    Je vous citerai un exemple tout à fait intéressant. Nous nous sommes battus pendant deux ans, simplement pour faire entrer les publications de l'OIP dans les prisons ! Il nous a également été très difficile de faire entrer dans certains centres de détention le vade-mecum rédigé par le barreau de Paris concernant l'exercice des droits du prisonnier. C'est grâce à un coup de force médiatique que nous avons réussi à le faire accepter : un avocat est venu à la porte de la prison avec le livre, accompagné d'un journaliste.

    Il y a là un enjeu très important.

M. Noël MAMERE : Monsieur le bâtonnier, je vous poserai deux questions. La première concerne le rapport de la commission conduite par M. Guy Canivet, dont nous avons eu connaissance hier : pensez-vous qu'il puisse contribuer, si ses propositions étaient suivies, à améliorer la condition des détenus ? Va-t-il dans le sens de ce que vous nous avez expliqué sur le contrôle extérieur et indépendant ?

    Ma seconde question concerne la double peine : les détenus condamnés à une double peine - dont l'une est leur expulsion du territoire français à leur sortie de prison - font-ils l'objet d'une discrimination en prison ?

M. Francis TEITGEN : S'agissant du rapport élaboré par M. Guy Canivet - dont je n'ai eu la teneur que par la lecture des journaux -, 100 % des propositions sont à retenir ! Il me paraît extraordinairement ambitieux, mais correspond exactement à la réalité.

    S'agissant de votre seconde question concernant la double peine, il est difficile de juger de telles situations. Ce qui est certain, c'est que pour un détenu qui sera expulsé dans son pays d'origine à sa sortie ou dans un pays dont il a la nationalité sans avoir aucun lien avec lui, la prison n'a aucune fonction de réinsertion ; et cela est désespérant. Or l'on sait qu'un très grand nombre de détenus purgent parfois de très longues peines avec pour seule issue la rupture avec tout ce qui constituait leur vie antérieure.

    Un autre cas, lié à la lenteur des procédures judiciaires, est extrêmement grave ; celui des personnes placées en détention provisoire, puis libérées parce qu'elles ont purgé la totalité du temps légalement autorisé en détention provisoire, et qui comparaissent longtemps après devant une juridiction - notamment en cour d'assises - alors qu'elles ont refait leur vie entre-temps ; lorsque ces personnes sont condamnées à une peine de prison ferme, celle-ci vient briser l'élan de leur réinsertion.

    Il s'agit là d'un problème extraordinairement compliqué qu'il convient d'avoir présent à l'esprit. Il s'agit pour ces personnes d'un véritable drame.

M. Emile BLESSIG : Monsieur le bâtonnier, vous nous avez dit que la peine de prison était la peine dominante en France. Avez-vous connaissance d'expériences étrangères
- notamment par des travaux du barreau -, où, dans l'_uvre de justice, la réflexion sur la peine, au sens général du terme, est plus avancée ? Notamment, savez-vous si certains systèmes pénitentiaires ont pu aboutir à des progrès significatifs ?

M. Francis TEITGEN : Je n'ai pas connaissance d'autres travaux que ceux qui ont été réalisés concernant la surveillance par bracelet électronique. Ces travaux ont d'ailleurs soulevé, lorsque la loi était débattue, des questions assez graves au sein du barreau. La profession en a largement débattu et, aujourd'hui, la grande majorité des avocats sont convaincus qu'il s'agit d'une forme d'exécution de la peine qui est à recommander.

    Je ne dispose pas d'informations particulières sur ce qui se passe à l'étranger.

Mme Frédérique BREDIN : Monsieur le bâtonnier, vous avez indiqué que la détention provisoire était parfois utilisée par les juges pour obtenir des aveux et qu'il y avait une méconnaissance de la dureté de la vie carcérale qui explique l'accroissement des sanctions, l'augmentation de leur durée et leur extrême dureté.

    Quelle est la réforme, en termes de formation des juges, qui vous semble nécessaire pour qu'ils appréhendent mieux la réalité du milieu carcéral ?

M. Francis TEITGEN : Les élèves magistrats ont la possibilité d'effectuer des stages en détention. Cependant, c'est une infime minorité qui choisit ce type de stage.

Mme Frédérique BREDIN : Faut-il le rendre obligatoire ?

M. Francis TEITGEN : La difficulté, et cela vous frappe sûrement lorsque vous rencontrez des membres des professions judiciaires qui travaillent notamment dans le secteur du droit pénal, c'est que l'on s'habitue aux situations dramatiques. Nous sommes face à la prison comme les médecins face à la maladie et à la mort. Nous avons parfois besoin de rappel à l'ordre sur la violence du monde carcéral.

    Les magistrats savent que la prison est une épreuve très dure ; tout le monde sait que la prison est horrible. Mais il existe une banalisation, car les magistrats prononcent des peines de prison tous les jours ; ils finissent par s'y habituer, comme un médecin s'habitue à la maladie et à la mort. Le barreau attend beaucoup de votre commission sur ce sujet.

    Souvenez-vous du témoignage de M. Le Floch-Prigent à sa sortie de prison
    - publié dans Ouest-France. Il avait suscité une grande émotion, parce qu'il s'agissait d'une personne connue qui racontait simplement ce qu'il avait vécu ; sa parole était audible et a été écoutée.

    Nous attendons tous de votre commission qu'elle nous dise la vérité, comme l'a fait Mme Vasseur, dont le livre a suscité un émoi considérable.

M. le Président : Je vous informe à ce sujet que nous allons visiter tous les établissements de France pour constater sur place la situation ; nous serons ainsi capables de mettre en perspectives les différents témoignages reçus.

Mme Frédérique BREDIN : Monsieur le bâtonnier, quel est votre sentiment sur les centres de rétention, notamment celui de Paris ?

M. Francis TEITGEN : Il suffit de s'y rendre pour en avoir une idée ! Il y a 51 centres de rétention à Paris. Afin de vous donner un aperçu des conditions de détention dans ces centres, je me contenterai de vous signaler que les bancs sur lesquels les détenus se reposent mesurent 1,65 m et n'ont pas de matelas.

M. le Président : Monsieur le bâtonnier, nous entendons souvent un discours qui met en cause des avocats qui ne respecteraient pas le droit et qui, parfois, introduiraient des substances interdites ou transmettraient des messages en prison.

    Avez-vous connaissance de ces difficultés, ou sont-elles tout à fait exceptionnelles ?

M. Francis TEITGEN : Il s'agit de cas tout à fait exceptionnels. J'ai connu 2 exemples en 15 ans, dont un véritablement dramatique.

    La transmission de lettres constitue une des vraies difficultés. De jeunes avocats ont parfois été tentés de prendre en charge des lettres pour les expédier eux-mêmes afin d'éviter la censure. Nous rappelons constamment, à l'école de formation du barreau, mais également pendant la durée du stage, qu'il s'agit là d'infractions extrêmement graves qui, portées à la connaissance de l'ordre des avocats, seraient disciplinairement sanctionnées.

    Très honnêtement, je crois que les cas sont extrêmement rares. Je suis de près depuis 5 ans les affaires du Conseil de l'Ordre de Paris, qui comprend 15 000 avocats, et je n'ai jamais été saisi d'une quelconque difficulté en ce sens.

Mme Martine AURILLAC : Monsieur le bâtonnier, je voudrais revenir sur la détention provisoire. Vous avez évoqué les difficultés qu'elle pose et les propositions alternatives qui existent ; vous avez à ce sujet abordé la question de la surveillance par bracelet électronique, que nous avons introduite dans la loi.

    Quel est votre sentiment sur le système anglo-saxon des cautions ?

M. Francis TEITGEN : Le système des cautions est un système de riches. Cet argument suffit pour le condamner.

    Une des idées - certes délicate - que nous avions développées au sein du barreau est la suivante : « Tu es puni par là où tu as pêché » ; dans une hypothèse de fraude qui aurait rapporté des sommes importantes à l'auteur, il pourrait être imaginé de substituer à une peine de détention provisoire une peine de caution. Il faut convenir que ce système a ses limites.

    Si nous supprimions la détention provisoire pour les atteintes aux biens, le problème de la caution se poserait assez rapidement ; cela ne susciterait pas de difficulté pour la grande délinquance financière, mais poserait une difficulté sociale importante pour toute la délinquance d'atteinte aux biens qui ne s'inscrit pas dans la grande délinquance financière.

M. Hervé MORIN : Monsieur le bâtonnier, vous n'avez pas évoqué le travail du personnel de l'administration pénitentiaire. Quelle est votre opinion sur le travail qu'il effectue ? Les carences qui sont souvent dénoncées sont-elles liées à des insuffisances d'effectifs, ou à l'organisation de cette administration ?

M. Francis TEITGEN : Nous ne sommes pas bien placés pour apprécier le travail de l'administration pénitentiaire, car nous ne la voyons fonctionner que dans un secteur tout à fait réduit de son activité. Quand un avocat pénètre dans une maison d'arrêt, il se soumet à un certain nombre de contrôles ; des parties bien spécifiques de la prison sont affectées à l'accueil des avocats et à la rencontre avec leurs clients. Par conséquent, nous ne voyons que très peu de choses du fonctionnement de l'administration pénitentiaire.

    Les personnels de cette administration, et notamment les syndicalistes, ont une attitude quelque peu paradoxale : ils voudraient faire savoir que le travail réalisé est de bonne qualité, et, en même temps, entretiennent avec la prison des relations détestables. La situation qui en résulte est quelque peu difficile.

Mme Nicole FEIDT : Monsieur le bâtonnier, en premier lieu, que pensez-vous des femmes gardiennes dans les prisons, notamment dans les prisons d'hommes ?

    Ma seconde question concerne le suicide en prison. Que peuvent faire les avocats, en particulier pour les récidivistes ?

M. Francis TEITGEN : Les gardiens des maisons d'arrêt n'accueillant que des femmes sont des femmes. Il faut savoir qu'en prison, les fouilles à corps sont courantes. Elles ne peuvent être réalisées que par un surveillant du même sexe que la personne détenue
- d'autant que ces fouilles sont difficilement vécues par les détenus.

    En ce qui concerne votre question relative au suicide dans les prisons, j'ai été très impressionné, à l'occasion du colloque que nous avons organisé il y a une quinzaine de jours en présence de Mme Vasseur, par les propos d'un médecin psychiatre qui indiquait qu'un grand nombre de personnes gravement malades, au lieu d'être orientées vers un institut psychiatrique, étaient mises en prison. Or dans les prisons, le traitement psychiatrique n'est pas pensable. Cet accroissement des pathologies psychiatriques en prison tient sans doute, et pour partie, à la modification de l'article 64 du code pénal concernant l'irresponsabilité.

    Par ailleurs, ce médecin a précisé que certains suicides étaient des suicides de désespérance personnelle, alors que d'autres étaient prévisibles, certains et parfaitement inévitables aussi longtemps que la prison ne sera pas équipée pour mener à bien un traitement psychiatrique. Cette psychiatre ajoutait qu'il était impossible, en milieu carcéral, de suivre un détenu se trouvant dans un état mental grave.

    Nous avons, collectivement, pour ce deuxième type de suicide des possibilités de prises en charge, en évitant notamment des orientations totalement erronées vers un établissement pénitentiaire. Pour nous, avocats, il est très difficile d'intervenir dans la prévention du suicide. Bien entendu, lorsqu'un détenu prévient son avocat que son désespoir est trop insupportable et qu'il envisage le suicide, l'avocat avertit le directeur de la maison d'arrêt qui essaie de prendre en charge ce détenu.

M. Michel HUNAULT : Je voudrais tout d'abord saluer l'initiative de M. le bâtonnier concernant la permanence d'avocats au sein de la prison de la Santé, ainsi que l'humanité qui ressort de ses propos.

    Ma question concerne les moyens donnés aux avocats. Monsieur le bâtonnier, vous êtes à la tête d'un barreau qui compte 15 000 avocats, vous savez que s'occuper des questions pénales n'est pas toujours l'activité la plus rémunératrice pour un avocat
    - notamment pour les jeunes. Ne pensez-vous pas qu'il s'agit là d'un problème important ?

    Vous parliez du temps perdu par les familles lorsqu'elles viennent rendre visite aux détenus, mais cela est également vrai pour les avocats. Ne conviendrait-il pas de revaloriser l'aide juridictionnelle, notamment pour les jeunes avocats à qui l'on confie souvent des dossiers très difficiles ?

M. Francis TEITGEN : Je ne parlerai que de l'aide juridictionnelle, la question des orientations choisies par les avocats relevant, s'agissant d'une profession libérale, de la responsabilité de l'avocat lui-même.

    L'indemnisation versée par l'Etat au titre de l'aide juridictionnelle, dans le cadre d'affaires pénales avec une instruction, est dérisoire. Objectivement, elle ne permet pas d'assurer une bonne défense, sauf si l'avocat a la volonté de le faire.

    Je prendrai l'exemple des procès de nombre qui sont extrêmement difficiles à gérer pour les avocats. Un avocat commis d'office touchera, pour un procès dans sa totalité, y compris le mois et demi consacré à l'audience, l'indemnité d'aide juridictionnelle d'un seul dossier. La chancellerie a décidé néanmoins de doubler cette indemnité, ce qui revient, pour un procès comme celui du « réseau Chalabi » qui a demandé deux ans d'instruction et un mois et demi d'audience, à une rémunération totale de 2 750 francs ! Le chiffre se suffit à lui-même !

    Je voudrais ici saluer les 53 volontaires présents tous les jours - y compris le dimanche et les jours fériés - dans les juridictions parisiennes. Le barreau de Paris paye de ses deniers un certain nombre d'interventions d'avocats qui ne sont pas prises en charge par l'aide juridictionnelle - je pense notamment au débat contradictoire organisé avant une éventuelle mise en détention provisoire. Ce budget représente 5 millions de francs pour le barreau de Paris pour l'an 2000.

    La difficulté de défendre au pénal les plus démunis est une réalité, et, pour l'instant, si leur défense est assurée, c'est exclusivement grâce à l'effort de mes confrères, et notamment celui des jeunes avocats qui sont volontaires pour la défense pénale.

    Je terminerai mon propos en vous disant à nouveau l'espoir que nous mettons dans les travaux de votre commission dans laquelle nous avons une immense confiance.

M. le Président : Monsieur le bâtonnier, je vous remercie infiniment.

Audition de Mme Catherine ERHEL,

et de

M. Patrick MAREST,

respectivement présidente et délégué national

de l'Observatoire International des Prisons (OIP)

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 2 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

puis de M. Louis MERMAZ, Vice-Président

Mme Catherine ERHEL et M. Patrick MAREST sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. À l'invitation du Président, Mme Catherine Erhel et M. Patrick Marest prêtent serment.

M. le Président : Je rappelle, en préambule, que l'observatoire international des prisons est une organisation non-gouvernementale, indépendante des pouvoirs publics et disposant d'un statut consultatif à l'ONU. Il s'agit d'une organisation de défense des droits de la personne, qui revendique le droit à la dignité pour tous les détenus dans une zone de non-droit qu'est la prison. La mission de l'observatoire est d'observer tous les lieux de détention grâce à des groupes locaux d'observation et d'alerter sur tout manquement aux droits de l'homme relevé aux moyens de communiqués à la presse, de courriers, de conférences, de publications, de campagnes thématiques et d'un rapport annuel. Simultanément, l'Observatoire s'attache à favoriser le développement et l'application des alternatives à l'incarcération. Il s'appuie sur les textes de loi dont il demande l'application, ces textes considérant que chacun a droit en tout lieu à la reconnaissance de sa personnalité juridique et que nul ne doit être soumis à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

Mme Catherine ERHEL : Pour l'observatoire international des prisons, cette commission d'enquête parlementaire constitue un événement. Il n'y en a jamais eu. Nous savions qu'un certain nombre de parlementaires étaient sensibilisés à la question des prisons et nous sommes en contact avec certains d'entre vous. Mais cette initiative, qui traverse tous les groupes politiques revêt une toute autre nature. Nous avons été très frappés, à la lecture des débats parlementaires au moment du vote de la création de la commission, de l'unanimité des groupes politiques pour dénoncer l'indignité des conditions de détention. Le contexte s'avère assez favorable pour une association comme la nôtre qui espère et défend une réforme d'ensemble et ambitieuse du système carcéral. Au surplus, l'opinion publique, si l'on en croit un sondage publié par Libération, semble aujourd'hui prête à accepter une telle réforme.

    Les objectifs poursuivis par l'OIP s'organisent autour de deux axes : d'une part un recours moindre à la détention par une politique réductionniste de même nature que celles pratiquées dans certains pays européens qui ont limité de façon drastique les incarcérations et, d'autre part, le respect de l'État de droit en prison.

    Lorsque je constate que le premier président de la cour de cassation est favorable à une loi pénitentiaire et à l'élaboration d'un statut du citoyen en prison et que M. Laurent  Fabius pose dans une interview la question : « Peut-on avoir plus de sécurité avec moins de prisons ? », je me dis que les objectifs de l'OIP semblent rejoindre les travaux de votre commission d'enquête. De ce fait, nous attendons beaucoup de vos travaux comme de ceux du Sénat.

    Pour préciser nos objectifs, je voudrais expliquer en quoi consiste une politique réductionniste dans les pays où elle est pratiquée et comment elle pourrait être adaptée à la situation française.

    Une politique réductionniste consiste à réduire le recours à la détention de façon drastique et à résorber la surpopulation carcérale sans construire de nouvelles places de prison. L'augmentation du nombre de places est une politique qui a déjà été expérimentée en France et qui n'a en rien résorbé les problèmes de surpopulation ni amélioré les conditions de détention, mais, au contraire, a bloqué toutes les initiatives pénitentiaires pendant dix ans, en raison des budgets qu'elle a nécessités.

    Ne pas construire de nouvelles places de prison est donc le premier élément d'une politique réductionniste. Il existe en France 39 000 cellules et 49 000 places. C'est se condamner à la paralysie que de s'engager dans une politique immobilière au-delà de la réhabilitation des bâtiments vétustes.

    Le second élément d'une politique réductionniste tient dans le numerus clausus, c'est-à-dire une intolérance absolue au surencombrement des prisons. Il ne doit pas y avoir plus d'un détenu par place disponible et il faut se refuser à entasser les détenus par quatre, cinq ou six par cellule. Pratiquée au Pays-Bas ou en Finlande, la formule fonctionne très bien. En France, ce système présenterait beaucoup d'avantages dont celui d'instaurer une collaboration entre l'administration pénitentiaire et les magistrats qui, pour l'heure, travaillent séparément et s'ignorent superbement. Actuellement, un magistrat affecte un détenu dans un établissement pénitentiaire dont il ignore institutionnellement ce qui s'y déroule. Il peut, par des réseaux personnels, savoir que la situation est tendue à Bois-d'Arcy, par exemple, et qu'il est préférable d'affecter le détenu dans une autre prison parisienne. Dans le cas d'un numerus clausus, des clignotants préviennent lorsqu'on approche de la cote d'alerte d'occupation dans un établissement pénitentiaire. Dès lors, le directeur de la prison informe les magistrats du ressort qui sont ainsi incités à recourir à des dispositifs alternatifs à la détention, notamment au contrôle judiciaire, et qui sont invités à examiner toutes les situations en attente de décisions concernant les détenus incarcérés : les demandes de mise en liberté, les libérations conditionnelles, les détentions provisoires trop longues, etc.

    Les magistrats gardent la maîtrise de la mise en détention, mais les directeurs de prison sont en situation d'alerte et surtout de gérants responsables de leur établissement. Plusieurs directeurs de prison sont favorables à ce numerus clausus et tous les instruments de sa gestion existent. Le numerus clausus est déjà pratiqué dans les prisons « privées » puisqu'au-delà d'un taux d'occupation de 120 %, l'opérateur privé facture des pénalités à l'administration pénitentiaire. Mme Viallet a évoqué le problème : dès que la cote d'alerte risque d'être atteinte dans un établissement du programme 13 000, on transfère assez brutalement une dizaine ou une quinzaine de détenus pour dix, quinze ou trente jours, dans une prison publique voisine, elle-même totalement surchargée - cela se pratique couramment entre la prison de Villeneuve-les-Maguelone et la maison d'arrêt de Nîmes, ou entre Luynes et les Baumettes.

    C'est là une pratique tout à fait scandaleuse, d'autant plus que ces détenus perdent, du fait du transfert, leur cantine, leur parloir, leur place de travail - s'ils en avaient une -, ou leur place de formation, mais elle prouve au moins que l'instrument de gestion de la surpopulation carcérale existe et qu'il est déjà utilisé en France.

    Le numerus clausus inciterait les magistrats à limiter les entrées en détention et à accélérer les sorties et s'avère accessible du point de vue de sa gestion.

    Une politique réductionniste vise également à résorber des catégories de détenus incarcérés inutilement dont la détention ne sert ni le détenu, ni la société, ni la victime.

    En France, se pose le problème majeur de la détention provisoire. Les mesures adoptées par les députés lors de l'examen du projet de loi sur la présomption d'innocence aboutiraient, selon les calculs de la Chancellerie, à 3 000 ou 4 000 détenus provisoires de moins, le chiffre actuel étant de 21 000. Cela signifie qu'il y aurait encore 17 000 ou 18 000 personnes en détention provisoire, parmi lesquelles, chaque année, 1 000 sortent totalement innocentées par un non-lieu ou une relaxe et donc sont allées en prison par erreur. Entre 1990 et 1997, l'on compte 11 000 personnes ainsi incarcérées et innocentées. Mille autres sortent chaque année avec une condamnation assortie de sursis, c'est-à-dire que les magistrats eux-mêmes estiment qu'elles n'auraient pas dû aller en prison.

    On dénombre 1 000 personnes qui sont en détention provisoire depuis plus de trois ans, ce qui est très éloigné des « délais raisonnables » imposés par la Cour européenne et 3 000 qui le sont depuis plus d'un an. De véritables mesures d'ampleur seraient donc nécessaires pour limiter considérablement le recours à la détention provisoire.

    Les mineurs sont une autre catégorie de détenus pour laquelle le recours à la détention devrait être limité, voire exclu. Nombre d'entre vous êtes sensibles à ce sujet - et à juste titre. 3 000 à 3 500 mineurs passent en prison chaque année. Chacun s'accorde à déclarer que ce n'est pas leur place et que leur détention se déroule dans un climat de violence, de racket et d'oisiveté qui est tout sauf éducatif. Les propos de M. Chevènement, le 12 janvier 1999, sur les « sauvageons » se sont traduits très concrètement dans les chiffres de détention des mineurs. Le nombre de mineurs incarcérés a brutalement augmenté de 50 % dans les six mois qui ont suivi. Mme Viallet a évoqué ce problème. Le millier de détenus mineurs est quasiment atteint. Elle a cité le chiffre de 900 mineurs, ils étaient en réalité 975 en juillet 1999. La hausse vient de reprendre, puisque les chiffres de l'administration pénitentiaire montrent qu'en décembre, le nombre de mineurs détenus a cru de 9,7 % par rapport au mois précédent. Cette hausse continue de la détention des mineurs est un vrai drame. D'autres pays européens confrontés au même problème ont trouvé d'autres solutions. Je pense à l'Espagne qui a adopté la position inverse, c'est-à-dire qu'elle a choisi de réduire la détention des mineurs. En 1998, l'Espagne a élevé l'âge minimal de la détention et l'âge de la responsabilité pénale qui est passé de 16 à 18 ans et elle a limité les peines pour les mineurs qui sont d'ailleurs des peines dites « d'enfermement » et non plus de prison. Elles sont, en outre, plafonnées à 5 ans pour les « mineurs de 16 à 18 ans qui ont commis les violences les plus graves ». Je pense qu'il y aurait là de quoi trouver des sources d'inspiration et d'autres formes de prises en charge des mineurs.

    On peut également s'interroger sur la justification de l'incarcération des étrangers sans papiers. Cinq mille étrangers sont passés en prison l'an dernier au titre des infractions à la législation sur les étrangers. C'est une infraction administrative qui n'a pas à être traitée sur le plan pénal. A quoi sert l'incarcération des sans-papiers ? L'utilité de leur incarcération n'apparaît pas évidente.

    L'interrogation est similaire pour les toxicomanes. La toxicomanie est une infraction au code de la santé publique. La sanction pénale et la prison constituent-elles la bonne solution pour traiter les problèmes de toxicomanie ? 5 000 toxicomanes sont passés en prison l'année dernière. Plusieurs centaines - entre 600 et 800 - par an y passent pour simple usage. Pour beaucoup, une prise en charge différente de la prison serait préférable. Nous ne contestons pas les progrès de la prise en charge des toxicomanes en prison, bien qu'ils soient très inégaux selon les établissements, mais, de l'avis même des « antennes toxicomanies » qui interviennent en prison, il ne semble pas que la prison soit un cadre réellement adapté.

    Enfin, on peut aussi se demander si la prison est toujours la bonne réponse aux violences urbaines qui exaspèrent tant les quartiers et les élus que vous êtes. Nous avons relevé, à titre d'exemple, un certain nombre de condamnations qui montrent que le recours à la prison est très systématique : le 9 novembre 1999, un jeune qui sortait du tribunal de Nancy, où un de ses amis venait de se faire condamner, a craché sur la voiture d'un magistrat ; il a été condamné à deux mois de prison ferme. Le 21 avril 1999, à Nancy également, un autre jeune a été condamné à deux mois fermes pour le vol d'une chemise de 179 francs. A Rouen, un jeune de 19 ans, a été condamné à six mois fermes pour un vol de 99 francs dans un supermarché - il est vrai qu'il s'agissait d'une bouteille de whisky. Un an de prison, dont quatre mois fermes, pour deux voitures incendiées à Strasbourg, trois mois de prison pour deux poubelles incendiées à Elbeuf. De telles condamnations sont extrêmement fréquentes. La prison est-elle la bonne réponse à cette petite délinquance, à cette violence urbaine, certes exaspérante ? Qu'apprennent ces personnes en prison, en quoi ces peines de prison réparent-elles les torts faits aux victimes et en quoi servent-elles la société ? La fonction de la peine est une question sur laquelle on doit toujours revenir. Nous espérons que vous la garderez présente à l'esprit, notamment lors des visites des établissements pénitentiaires.

    Les politiques réductionnistes visent à réduire l'incarcération de ces catégories de détenus et à trouver d'autres formes de prise en charge sociale, sanitaires, éducatives...

    Le troisième objectif poursuivi par l'OIP tient donc dans la dépénalisation de certaines infractions, notamment celles relatives à la législation relative aux étrangers et dans le développement d'autres formes de prise en charge pour les toxicomanes et les mineurs.

    De même la suppression de certains archaïsmes comme la contrainte par corps - reliquat de la prison pour dettes et privilège du ministère des Finances - pourrait être envisagée ainsi que la suppression de la prise de corps avant le procès d'assises.

    Le quatrième objectif défendu par l'OIP consiste à réhabiliter les libérations conditionnelles. L'allongement des peines et les périodes de sûreté ont considérablement contribué à la surpopulation carcérale. Nous avons pris bonne note du vote de l'Assemblée Nationale relatif à la judiciarisation de l'application des peines. Nous avons noté également l'annonce, par Mme Guigou, de sa volonté de supprimer le mécanisme de l'autorisation ministérielle pour les libérations conditionnelles portant sur les condamnés auxquels il reste plus de cinq ans à subir.

    Une politique réductionniste rassemble donc les objectifs de dépénalisation, d'allégement et de plafonnement des peines. Alors que la Norvège a plafonné les peines maximales à 15 ans, la France ne cesse de les allonger. On a créé des périodes de sûreté et une peine de trente ans. Le nombre de condamnations à des peines de perpétuité ne cesse d'augmenter : nous sommes passés d'environ 300 condamnations à perpétuité en 1980 à presque 600 au 1er janvier 2000. D'autre pays s'engagent dans des politiques différentes et je souligne l'exemple norvégien de plafonnement des peines et de multiplication des libérations anticipées.

M. le Président : Je vous remercie.

M. Patrick MAREST : Dans le document écrit qui vous a été remis, nous avons réuni l'essentiel de ce que nous savons sur les prisons aujourd'hui. Sur chacun des axes de travail de votre commission, notre état des lieux est, comme vous pourrez le lire, plutôt accablant. L'on oublie souvent, comme vous l'avez rappelé récemment Monsieur le Président, que la condamnation ne doit porter que sur l'emprisonnement et non sur la privation de droits humains élémentaires.

    Dans bien des cas, la vie quotidienne en prison constitue une atteinte grave au respect des droits de l'homme. La surpopulation carcérale concerne 70 % des personnes détenues en France, celles qui sont incarcérées en maison d'arrêt. Chacun de ces 38 000 hommes et femmes subit quotidiennement des conditions de détention indignes : promiscuité, manque d'activité, absence d'intimité. La maison d'arrêt de Nantes, par exemple, accueille 432 détenus pour 377 places. Jusqu'à cinq détenus sont regroupés dans une cellule de 9 m² avec trois lits superposés et deux matelas à terre. Au quartier des mineurs à Lyon-Saint-Paul, les mineurs sont placés par trois dans des cellules de 10 m², l'un d'eux devant dormir sur un matelas posé à même le sol. Les cellules ne sont pas dotées de tables ou de chaises, les mineurs prennent leur repas assis sur les lits, leur assiette sur les genoux. Depuis 1992, le Comité européen de prévention de la torture, le CPT, estime que certaines situations de surencombrement des prisons, du fait des atteintes à la qualité de la vie et à la sécurité des détenus qu'elles engendrent, peuvent constituer un traitement cruel, inhumain et dégradant.

    Par ailleurs, l'incarcération doit être, en principe, subie dans des conditions satisfaisantes d'hygiène et de salubrité ; cette disposition du code de procédure pénale est loin d'être respectée dans tous les établissements. A la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, pourtant construite en 1969, l'eau coule dans les cellules du dernier étage par temps de pluie, les détenus épongent le sol et les murs ; quant aux douches, elles ne sont qu'exceptionnellement nettoyées. Il s'y accumule un tel dépôt de saleté que les médecins conseillent aux détenus de garder leurs chaussures pour éviter d'attraper des mycoses.

    La peine d'emprisonnement entraîne également la suppression du droit à tout espace privé. La perte d'intimité est à situer parmi les effets les plus destructeurs de la prison. Le détenu n'a plus d'espace personnel qui ne soit susceptible d'être visité à tout instant : il est obligé d'accomplir ses besoins naturels devant les codétenus, l'_illeton est dans chaque cellule, les fouilles de cellule sont inopinées.

    Prenons l'exemple de la fouille à nu. Les détenus, mais aussi les surveillants, la supportent mal. Elle consiste à demander au détenu de se dénuder, d'écarter les jambes afin de vérifier qu'il ne dissimule pas un objet interdit. On peut également lui demander de se pencher et de tousser. Ces fouilles ont lieu à l'arrivée en détention, à l'entrée ou à la sortie du quartier disciplinaire, après chaque parloir et à tout moment que le chef d'établissement juge nécessaire. A la maison centrale d'Arles, ces fouilles se déroulent, en outre, sous l'_il d'une caméra de surveillance et dans l'escalier qui donne accès au parloir. Ainsi, le détenu fouillé peut être vu par d'autres détenus ou par des membres du personnel. A la sortie des parloirs, ces fouilles sont effectuées dans des boxes comportant un miroir d'un mètre carré, scellé au sol et sur lequel il est demandé au détenu de monter entièrement nu.

    La détention a des effets délétères sur le maintien des liens familiaux. Les familles éclatent et les détenus perdent tout repère relationnel. A titre d'exemple, je vous cite ce passage d'un courrier reçu récemment par l'OIP de Mme L : «  Mon mari est détenu depuis un an en Bretagne, au centre pénitentiaire de Ploemeur, à côté de Lorient. Je demeure dans la région bordelaise à 550 kilomètres de distance aller-retour. Depuis des mois, je fais le voyage, parfois avec notre fille âgée de deux ans et demi. Je dois assurer mon logement - rien n'est prévu pour recevoir les familles de détenus à Ploemeur ou dans les environs - jongler avec mes jours de congé et couvrir les frais d'essence et d'autoroute, qui s'ajoutent aux mandats que je lui envoie.

    Je trouve inadmissible qu'il n'ait pas le droit de nous téléphoner. Le juge garde parfois nos lettres pendant quinze jours avant de nous les envoyer et pendant trois mois j'ai été obligée de changer d'adresse, car mon courrier était saisi et je ne recevais aucune nouvelle de mon compagnon.

    Les lettres supprimées, le téléphone interdit, les problèmes de distance ont fait que, durant des semaines, il nous était impossible de communiquer et de savoir comment l'autre allait. Pourquoi n'a-t-on pas le droit de porter aux détenus des produits de toilette, sauf à tomber sur un maton sympa qui les laisse passer ? Quelles raisons valables existent pour ce règlement absurde ? Nous, les familles de détenus, sommes niées, oubliées, gommées. Aucun parti politique n'évoque le sort de nos enfants, privés de leur père, de ce manque qui peut créer chez eux un déséquilibre.

    Je souhaiterais lutter énergiquement sur quatre points - quatre points parmi d'autres :

    · le droit pour les personnes incarcérées, condamnées ou prévenues, de pouvoir téléphoner à leur famille au moins une fois par semaine ;

    · le droit à une vie sexuelle entre les détenus et leur femme deux fois par mois dans des lieux aménagés à cet effet ;

    · Le droit au travail pour tous les prisonniers ;

    · le droit d'envoyer au détenu de la nourriture une fois par mois et de lui porter des affaires de toilette. »

    En matière de santé, la circulaire du 8 décembre 1994, pose comme objectif d'assurer aux détenus une qualité et une continuité de soins équivalentes à celles offertes à l'ensemble de la population. Malgré une nette évolution, la pratique reste encore trop éloignée de ce principe. Il arrive que certains traitements soient inaccessibles aux détenus comme les bi-théraphies contre l'hépatite C, les essais thérapeutiques pour les malades atteints du VIH et les produits de substitution aux stupéfiants opiacés.

    La permanence des soins n'est pas assurée partout. Dans de nombreux établissements, il n'y a pas de médecin de garde la nuit ni le week-end. A la maison d'arrêt de Longuenesse, un détenu de trente et un ans, M. Giacomin, est décédé le 25 juillet 1999. Il avait été reçu la veille par une infirmière qui avait diagnostiqué une gastro-entérite et l'avait renvoyé en cellule sans examen complémentaire. L'état de santé de cet homme s'est dégradé pendant la nuit et son codétenu n'a cessé d'appeler à l'aide et de frapper contre la porte qui n'a été ouverte que le lendemain à sept heures, heure de l'ouverture des cellules. M. Giacomin était décédé, son codétenu était en état de choc. Les détenus n'ayant pas accès direct aux médecins, l'accès aux soins en prison dépend encore du personnel de surveillance qui, souvent lassé des appels des détenus, n'y répond pas.

    La prison est un monde de violence, qu'il s'agisse de la violence entre détenus, entre détenus et personnels de surveillance ou qu'il s'agisse de la violence retournée contre soi, exprimée par les suicides et les automutilations. On ne peut ignorer la responsabilité de l'institution carcérale dans ce qui préside à cette violence multiforme quand elle l'exacerbe par une approche exclusivement sécuritaire de la population détenue et par la suppression de tout droit d'expression aux personnes incarcérées.

    Lorsqu'elle a connaissance de violences entre détenus, l'administration pénitentiaire répond en général par des mesures disciplinaires et, de plus en plus, informe le parquet des faits pénalement répréhensibles. Cependant, face à certaines violences, il n'est pas rare de constater que des surveillants ont laissé faire. Le plus souvent, c'est l'indifférence et la lassitude aux cris et à l'appel à l'aide des détenus qui amènent les surveillants à ne plus prêter l'oreille. La responsabilité de l'administration pénitentiaire en matière de sécurité des personnes détenues est rarement invoquée et encore plus rarement sanctionnée. Depuis que l'observatoire existe, l'administration pénitentiaire n'a été condamnée qu'une seule fois pour faute lourde dans une affaire de violence entre détenus - le 6 février 1999 par le tribunal administratif de Rouen.

    La violence en prison n'est pas le fait des seuls détenus. Certains surveillants exercent accidentellement parfois, de manière organisée et répétée d'autres fois, un usage abusif de la force. Dans certains établissements, comme à la maison d'arrêt de Fresnes, ou aujourd'hui même à la maison d'arrêt de Lyon, les « tabassages » de détenus par les surveillants sont réguliers. Face aux violences commises par les membres du personnel, l'administration privilégie encore un traitement interne au moyen de sanctions disciplinaires et de mutations. Quand les faits parviennent jusqu'à la justice, force est de constater que celle-ci se comporte de manière « spécifique ». L'usage de la force par les personnels pénitentiaires est fréquemment considéré par les magistrats comme strictement nécessaire face à la résistance par la violence ou l'inertie physique aux ordres donnés.

    Ainsi, trois surveillants de la maison d'arrêt de Grasse qui avaient molesté un jeune détenu le 31 décembre 1997 ont été condamnés le 8 septembre 1999 à trois mois de prison avec sursis. Les faits survenus à la maison d'arrêt de Beauvais, que chacun ici a en mémoire, entre 1995 et 1998, ont été, pour leur part, classés sans suite. Pourtant, parmi les « tabassages », insultes et harcèlements sexuels dont les détenus et certains personnels pénitentiaires féminins ont fait l'objet, le rapport de l'inspection des services pénitentiaires relève « de très graves fautes professionnelles, dont certaines sont susceptibles d'engager la responsabilité pénale de leurs auteurs ».

    L'OIP ne souhaite de peine de prison pour personne, mais demande à la justice de jouer son rôle, tout son rôle, dans la manifestation de la vérité quand des faits pénalement répréhensibles ont été commis par des surveillants à l'égard de détenus.

    Les cas d'auto-agression en détention représentent des réponses extrêmes à l'indifférence et au sentiment d'absence de toute écoute. Les suicides et les tentatives de suicide sont en forte augmentation ces dernières années. Ils font l'objet de mesures qui s'avèrent cependant inappliquées dans la majeure partie des établissements. Un rapport de février 1999 de la commission nationale d'évaluation du programme de prévention du suicide en milieu carcéral relève notamment que tous les membres du personnel n'ont pas été informés de la désignation de leur établissement pénitentiaire comme site pilote et que souvent, la notion d'observation se confond dans les esprits avec celle de surveillance.

    L'administration pénitentiaire manque de transparence, notamment à l'égard des familles dont un proche s'est donné la mort en prison. Nombre de familles doivent attendre plusieurs mois avant d'obtenir des informations sur les circonstances du décès. Certaines même ne sont pas autorisées à voir le corps. Ce manque de transparence, habituel de la part de cette administration, entretient la suspicion, d'autant plus qu'il cache, dans certains cas, des imprudences, des négligences et beaucoup d'inattention. La famille, le service médical, le service socio-éducatif, l'avocat ou les codétenus ont parfois alerté sur l'état dépressif d'un détenu sans qu'aucune disposition ne soit prise à son égard. Il arrive encore trop souvent que des détenus soient placés au quartier disciplinaire à la suite d'une tentative de suicide et ce en dépit des préconisations de l'excellente circulaire du 27 mai 1998 sur la prévention des suicides.

    Le droit commun du travail ne s'applique pas non plus en prison. Les détenus ne bénéficient pas d'un contrat de travail, sauf dans le cas d'un placement à l'extérieur ou d'une semi-liberté. Les garanties dont bénéficient les salariés ne concernent donc pas les prisonniers. Ils sont sous-rémunérés, peuvent être payés à la pièce dans le cadre d'horaires très irréguliers. Ils peuvent être « déclassés », c'est-à-dire licenciés, à tout moment, sans préavis ni indemnité. A cela s'ajoute le caractère presque toujours répétitif et non qualifiant des tâches qui leur sont confiées et qui ne serviront en aucune manière à leur réinsertion professionnelle. Il s'agit, par exemple, de mettre du parfum en bouteille, de fabriquer des filets de protection pour les prisons ou d'assembler des éléments de portemanteaux. A la maison d'arrêt de Nîmes, le salaire moyen d'un détenu pour 20 jours de travail s'élève à 752 francs, dont il faudra retirer 95 francs de cotisations sociales, 197 francs de participation à ses frais d'entretien, 66 francs de provision pour le pécule de libération et 66 francs pour l'indemnisation des parties civiles. Au total, il lui restera 328 francs par mois, ce qui lui permet seulement de louer la télévision et d'acheter son tabac.

    La prison, censée assumer un double rôle de mise à l'écart et de réinsertion, ne remplit pas cette deuxième mission. Dans les faits, le dispositif de préparation à la sortie est inadapté, le projet d'exécution des peines est inadéquat et réservé à une faible partie de la population carcérale. Quant aux dispositifs d'enseignement et de formation professionnelle, ils sont notoirement insuffisants. Dans ces conditions, un détenu sur cinq sort de prison avec moins de 50 francs en poche. Six détenus sur dix sortent sans emploi.

    Ce tableau n'est pas exhaustif et le document écrit qui vous a été remis apporte d'autres éléments sur les faits observés. Il doit nous remettre en mémoire une chose essentielle : la nécessité de ne jamais détourner le regard de nos prisons, de ne jamais se désintéresser du sort de ceux de nos contemporains provisoirement privés de la liberté d'aller et venir. Les instances européennes et notamment le Comité européen de prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains et dégradants nous y enjoignent. Dans son rapport d'avril 1998, le CPT a recommandé à la France de se mettre en conformité avec les règles pénitentiaires européennes et d'instaurer un contrôle indépendant des prisons. Dans sa résolution du 17 décembre 1998, le Parlement européen en dresse les grandes lignes. Outre l'élaboration d'une loi fondamentale sur les établissements pénitentiaires qui définisse un cadre réglementant à la fois le régime juridique interne des établissements, le régime juridique externe, le droit de réclamation ainsi que les obligations des détenus, il est demandé aux Etats membres de prévoir un organe de contrôle indépendant auquel les détenus puissent s'adresser en cas de violation de leurs droits.

    L'efficacité et la crédibilité d'un dispositif de contrôle nécessitent son indépendance vis-à-vis de l'institution carcérale, la possibilité d'inspecter des prisons à l'improviste, celle de visiter l'ensemble des locaux d'un établissement pénitentiaire, de rencontrer tout détenu ou personnel de l'établissement. Ces critères semblent avoir été pris en compte par la commission présidée par Guy Canivet premier président de la cour de cassation, chargée de réfléchir et de proposer un véritable dispositif de contrôle démocratique des prisons.

    Je conclurai en vous exprimant l'espoir que l'OIP place dans les travaux de votre commission et des suites que l'on peut en attendre. Peut-on obtenir plus de sécurité avec moins de prisons ? Nous le croyons, car la prison abîme plus qu'elle ne répare ou amende ; elle rend à la société des gens plus haineux, plus fragiles et plus déstructurés. La prison doit désormais intégrer l'espace public ; elle est trop longtemps restée à l'écart et donc à l'abri de toute exigence démocratique, d'où son fonctionnement en marge du droit commun, d'où l'arbitraire et l'abus de pouvoir.

    Zone de non-droit ? Certainement. La prison n'accorde aux détenus, considérés comme des citoyens de dernière zone, que des faveurs en gage ou en récompense de leur bonne conduite. Cette situation demeurera tant que la société n'aura pas signifié clairement que l'institution carcérale ne peut être exonérée des règles de droit commun, tant que n'aura pas été défini un statut juridique du détenu, propre à garantir, au sein d'une institution d'essence totalitaire, le respect absolu des droits fondamentaux de la personne. Aucune mesure de sécurité ne peut justifier la violence physique, la violence morale, l'humiliation et la perte de dignité infligée par un service public au nom de la République.

M. le Président : Merci. Quel est votre sentiment sur le projet de code de déontologie préparé par la chancellerie ?

M. Patrick MAREST : Notre sentiment est extrêmement négatif. En tant que membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme, nous avons eu connaissance de la première version de ce code de déontologie. Nous avons découvert, avec effarement, que l'administration pénitentiaire se proposait d'interdire toute « violence illégitime » de la part des personnels à l'encontre des détenus, ce qui sous-entendait que les personnels auraient à leur disposition une violence légitime ! Lorsque nous avons interrogé Mme Viallet sur cette question, elle a convenu que l'expression était largement ambiguë. Par ailleurs, nous avons émis les plus grandes réserves sur la velléité ministérielle de vouloir étendre le devoir de réserve, aujourd'hui imposé aux seuls surveillants pénitentiaires, à l'ensemble des personnes intervenant en prison : la première version du projet élargissait cette obligation aux aumôniers, aux visiteurs de prison, aux éducateurs, aux avocats, aux médecins. Cette disposition est en partie supprimée dans l'état actuel d'avancement du projet de code de déontologie.

    Il reste qu'un code de déontologie est par définition du « sous-droit ». Rien ne vaut l'élaboration d'un statut juridique du détenu, tel que le préconise la commission présidée par M. Canivet, qui aura force de loi. La loi pénitentiaire que se propose de vous faire élaborer cette commission incorporera, je le pense, les éléments de déontologie qui sont néanmoins nécessaires.

Mme Catherine ERHEL : Ajoutons que ce code de déontologie a fait l'objet de nombreuses réserves de la part de la Commission consultative des droits de l'homme. L'OIP n'est pas seule à en émettre sur ce texte.

M. le Rapporteur : Madame la présidente, monsieur le délégué, vous nous avez fait parvenir un dossier fort important qui décrit la situation dans les établissements pénitentiaires et comporte une série de propositions d'aménagement, que l'on retrouve d'ailleurs dans l'ensemble de vos publications, dont Dedans-Dehors. Vous y avez fait figurer des exemples pour bien faire comprendre vos propositions et la situation telle que vous l'analysez.

    Ce document, élaboré sous votre responsabilité, n'apparaît pas de nature à améliorer vos relations avec le personnel de l'administration pénitentiaire. Il semble bien, à sa lecture, que vous ayez un contentieux avec ce personnel, qui se dégage aussi des réflexions que nous avons pu recueillir de leur part. C'est dommage, car cela apparaît comme une absence manifeste de dialogue avec un certain nombre de représentants syndicaux.

    En ce qui concerne les problèmes de violence, vous soulignez, à juste titre, que la violence survient dans les deux sens : entre détenus et de la part de certains personnels sur les détenus. Cette violence endémique dans les établissements pénitentiaires ne trouve pas de solution du fait de la surpopulation mais aussi parce qu'il semblerait que l'on admette que la violence est nécessaire à un maintien de l'ordre permanent dans les établissements pénitentiaires surchargés !

    Vous venez de donner votre sentiment sur le projet de code de déontologie. Je partage votre point de vue : ce n'est pas ce code qui réglera le problème de la violence dans les prisons et surtout la crainte permanente des personnels de l'administration pénitentiaire de se voir débordés. En ce moment, selon l'administration, on compte à peu près une agression par jour contre le personnel pénitentiaire.

    Pourrions-nous imaginer, à partir de vos réflexions, des règles simples permettant de limiter cette violence et surtout de la faire connaître à l'extérieur ? Car vous soulignez très bien que la prison est un endroit à ce point fermé que l'on admet, même à la chancellerie, que le personnel et tous ceux qui y travaillent ne doivent pas dire, une fois sortis, ce qu'ils y ont vu. Vous n'avez pas exposé les règles qui empêcheraient ce silence pesant qui engendre souvent des exaspérations.

(M. Louis Mermaz remplace M. Laurent Fabius comme président.)

Mme Catherine ERHEL : Nous entretenons d'excellentes relations avec certains syndicats de personnels pénitentiaires et d'assez mauvaises avec d'autres. Nous avons toutefois noté avec intérêt que les syndicats pénitentiaires eux-mêmes sont en train d'évoluer sur la question d'une réforme des prisons. Ils prennent conscience de plus en plus que les personnels ont largement, autant que les détenus, intérêt à une réforme.

    La question des violences renvoie à mon propos sur le numerus clausus. A partir du moment où l'on compte un détenu par cellule et où une prison n'est pas surchargée, les violences entre détenus, contre le personnel, voire des détenus contre eux-mêmes, sont considérablement résorbées. Toutes les personnes qui connaissent le système pénitentiaire de la Finlande ou des Pays-Bas le disent. M. Canivet l'a encore précisé récemment : l'allégement de la surpopulation carcérale et la possibilité pour un détenu d'être seul à certains moments et de retrouver son intimité réduisent considérablement les problèmes de violence.

    Quant à la manière de faire connaître à l'extérieur ces violences, c'est la fonction de l'OIP et peut-être demain celle des structures que propose de mettre en place la commission présidée par M. Canivet.

M. Patrick MAREST : L'observatoire s'est donné comme ligne de conduite de ne jamais entrer dans le jeu d'une « guerre » avec les syndicats de surveillants. L'on pourra vous fournir copie de l'ensemble des tracts syndicaux que nous avons pu recevoir émanant de diverses organisations syndicales, notamment des organisations majoritaires l'UFAP et FO car ce sont des modèles du genre ! En citer peut donner la mesure de la relation qu'envisage un certain nombre d'organisations avec l'observatoire.

    « Qui balance à l'OIP ? »

    Sous le nez de notre chère direction de l'administration pénitentiaire, l'observatoire international des prisons divulgue généreusement dans la presse écrite les extraits des rapports de l'inspection des prisons portant sur des affaires disciplinaires des personnels. Non seulement nos conditions de travail se dégradent, alors que, dans le même temps, s'améliorent les douches et les petits déjeuners des détenus, mais aussi l'OIP, telle une petite fouine, mets son nez partout afin de trouver n'importe quel moyen pour mettre en accusation les personnels et faire passer pour une victime la voyoucratie. Le contrôle actuel que semble vouloir la ministre est significatif. Il n'y a qu'à lire la presse et l'on constatera que L'OIP et consorts l'exercent sans autorisation, sans préserver la présomption d'innocence et en diffamant l'institution et ses personnels gratuitement sur la base de déclarations ordurières de petites balances de garnison ou d'informations tronquées recueillies dans des rapports d'inspection confidentiels et mystérieusement échappés.

    Tous unis, les personnels mettront un terme à cette déclaration de guerre. Ce jour-là, la chancellerie ne s'en remettra pas ! »

    Ce texte est daté du 20 novembre 1999 et émane du syndicat Force ouvrière.

    Nous affirmons, ce qui est d'ailleurs parfois mal compris par certains détenus, que ce qui est donné aux uns n'est pas arraché aux autres. Ce qui favorise le respect de la dignité des uns favorise, de toute façon à terme, la revalorisation de la fonction des autres.

    Pour notre part, quand nous avons rendu publics les faits concernant la maison d'arrêt de Beauvais en mai 1999, s'en sont suivis plusieurs effets, dont celui de faire naître d'autres témoignages qui dénonçaient grosso modo  des situations peu éloignées. Mais le plus surprenant est l'appel à l'aide lancé, en désespoir de cause, à l'observatoire par des surveillants de la maison centrale de Riom, après avoir tenté d'alerter leur hiérarchie et plus encore les autorités administratives et judiciaires extérieures à la prison, sur un réel dysfonctionnement affectant la prison et dont ne souffraient pas forcément les détenus. L'OIP a joué son rôle en signalant ce dysfonctionnement ce qui a conduit au déclenchement d'une mission de l'Inspection des services pénitentiaires. Quelques jours avant la parution de l'enquête de l'observatoire, la direction de l'administration pénitentiaire a pris une mesure conservatoire et suspendu le directeur de Riom ainsi que son sous-directeur.

M. Robert PANDRAUD : Je partage tout à fait votre opinion selon laquelle la surpopulation est le mal absolu. Tant qu'elle subsistera, les réformes seront dévoyées, les personnels travailleront toujours dans des conditions difficiles et les détenus considéreront que leur situation est inhumaine.

    Nous avons voté des mesures relatives aux détentions provisoires qui peuvent faciliter les choses, mais, tant que la justice sera aussi lente, les détentions provisoires subsisteront. Depuis des années, je demande en vain à la Chancellerie que les magistrats jugent au lieu de siéger dans de multiples commissions administratives. Ils ne sont pas payés pour cela.

    Je me bats également depuis des années pour une réforme de la carte judiciaire, sur l'utilité de laquelle je suis de moins en moins convaincu, car on s'aperçoit que les dossiers ne sont pas forcement réglés plus vite dans les juridictions peu chargées. Existe-t-il des études précises sur le rendement dans les tribunaux judiciaires ? Il est scandaleux que tant d'affaires mettent aussi longtemps à être jugées alors que les détenus restent en détention provisoire.

    Je souhaiterais que la commission étudie ce point qui constitue l'un des moyens de limiter fortement la détention provisoire.

    Sur la question des étrangers détenus faute d'être en situation régulière, je suis d'accord avec vous. Le problème devrait totalement échapper à l'autorité judiciaire. L'entrée sur le territoire français est de la seule responsabilité de l'administration française. Plutôt que de mettre en prison ces étrangers, la reconduite à la frontière et l'expulsion immédiate seraient préférables. De même, pour limiter la surpopulation carcérale, il devrait être possible d'expulser à mi-peine des étrangers vers leurs pays d'origine selon les termes de conventions inappliquées. Le nombre élevé d'étrangers multidélinquants qui passent de longues périodes dans les prisons est tout à fait inadmissible. Si, pour les Européens, les conditions de vie sont déplorables en établissement pénitentiaire, certains étrangers, hélas, finissent par connaître dans nos prisons des conditions de vie et d'alimentation supérieures à celles de leur pays d'origine.

    Vous avez trouvé anormal qu'à la suite de l'appellation, oh combien réaliste ! de M. Chevènement sur les sauvageons, les incarcérations de mineurs se multiplient. Il est aussi vrai que les délits commis par les mineurs se multiplient et que la population comprend très bien qu'un mineur qui met le feu à une voiture se trouve incarcéré. A l'inverse, il est vrai que la prison est plutôt un facteur de récidive. L'on devrait monter pour les mineurs un système - je vais encore faire de la provocation - de camps de jeunesse tels que mis en place sous le régime de Vichy, mais aussi par le maréchal de Lattre !

M. le Président : Vous sortez du sujet !

M. Jacky DARNE : Je veux tout d'abord saluer le travail de l'OIP. Il existe de sa part une volonté tenace de faire respecter les droits de l'homme en prison. Bien évidemment, cela ne m'empêche pas de remarquer, à la suite de notre rapporteur, que le personnel a conscience de beaucoup des problèmes que vous dénoncez. A l'évidence, il subit dans sa grande majorité les problèmes de formation et d'effectifs et souhaiterait travailler autrement et mieux.

    Ma question porte sur la nécessité qu'il y aurait à établir un contre-rapport à celui remis aujourd'hui. Vous dénoncez les dysfonctionnements car telle est votre mission. La nôtre, après avoir visité les prisons et entendu un certain nombre de personnes, sera de formuler des propositions. Dans un certain nombre de cas vous êtes à même de nous aider à « mutualiser » les expériences réussies. Je prends quelques exemples : quel est aujourd'hui le meilleur règlement intérieur ? Chaque établissement jouit d'une large autonomie de fonctionnement, dès lors, comment l'ensemble des contraintes pourrait être concilié au mieux ? Dans quel endroit les familles sont-elles le mieux accueillies ? Dans quel endroit le tarif des cantines est-il le plus intéressant ? Où le choix des détenus pouvant travailler est-il effectué dans les meilleures conditions ? Dans quel endroit, en cas de plaintes ou de suicides, les enquêtes paraissent-elles les mieux diligentées ? Où la préparation à la sortie est-elle la mieux effectuée, le droit à la santé le mieux respecté et en fonction de quels types de procédures ? J'ai lu, dans votre rapport, qu'à Villefranche - prison très moderne à gestion concédée - l'on ne distribue pas de médicaments, car cela pourrait avoir des incidences sur le mode de gestion. Une certaine modernité n'offre donc pas forcément une réponse. Pourriez-vous adopter cette approche à l'inverse de votre habitude ?

M. Patrick MAREST : Parfois, l'observatoire joue le rôle de VRP de l'administration pénitentiaire. Cela nous arrive parce que cette administration est particulièrement mauvaise en termes de communication sur ce qu'elle arrive à faire bien. Et elle fait parfois des choses très bien ! Ces initiatives relèvent en général, non de dispositifs centraux mais locaux. Par exemple à la maison d'arrêt d'Angoulême il est possible de louer le réfrigérateur et la télévision pour 60 francs. Pourquoi ne serait-ce pas possible ailleurs ? A travers ce type de constat, l'on pourrait mieux informer, sans dresser un guide « Michelin » des prisons ; nous ne le faisons pas davantage pour les pays que nous évoquons dans notre rapport annuel, afin de trouver des solutions dont il serait possible de s'inspirer pour sortir de la situation actuelle.

Mme Catherine ERHEL : Notre rôle n'est pas de rédiger le Gault et Millau des prisons. En revanche, notre contribution pourrait porter sur l'élaboration de critères. C'est ce que nous avons fait pour la commission Canivet à laquelle nous avons indiqué les critères d'un bon dispositif de contrôle externe des prisons. C'est ce que nous avons essayé de faire ici en indiquant quels pourraient être les grands axes d'une politique de réduction du recours à la prison. Nous pourrions élaborer ces critères aussi dans d'autres domaines, par exemple ceux devant présider à la rédaction d'un règlement intérieur.

M. le Président : Nous apprécions beaucoup votre travail qui est de plus en plus connu et efficace. Sans vouloir m'immiscer dans votre fonctionnement, en observant la totalité du champ, peut-être seriez-vous plus efficaces pour faire passer votre message ?

M. Julien DRAY : Vous n'avez pas précisé les rapports institutionnels que vous entretenez avec la chancellerie et l'administration pénitentiaire. Etes-vous consultés régulièrement ? Une liaison institutionnelle ou des contacts sont-ils établis ?

    Quelle est la distinction que vous pouvez opérer aujourd'hui entre la situation dans les prisons à gestion privée et les prisons publiques, du point de vue des détenus, du fonctionnement de l'établissement et de tout ce qui est aujourd'hui soumis à contestation ?

    Quel est votre sentiment sur l'ampleur actuelle du trafic de stupéfiants en prison ?

Mme Catherine ERHEL : Nos rapports avec l'administration pénitentiaire sont réguliers à tous les niveaux, au niveau de la direction centrale mais aussi du service de la réglementation, puisque l'OIP a fourni des outils d'accès au droit pour les détenus sous forme de brochures que l'administration a accepté de relire pour contrôler l'exactitude des informations données notamment au regard des dispositions nouvelles. Avec l'administration pénitentiaire nous entretenons des contacts réguliers.

    La chancellerie nous ignore. Nous avons eu l'occasion de rencontrer récemment le directeur de cabinet de Mme Guigou auprès de qui nous avions déposé une demande de rendez-vous il y a plus de deux ans, mais jamais la ministre. Je suppose que nous ne sommes pas un partenaire social pour elle.

M. Patrick MAREST : Les relations de l'OIP avec l'administration pénitentiaire, en tout cas régulières, sont courtoises mais conflictuelles. Par ailleurs, nous fêtons chaque année l'anniversaire d'une lettre à Mme Guigou restée sans réponse, ce qui donne la mesure de l'intérêt qu'elle porte au dossier des prisons et à une organisation comme la nôtre !

    Très peu d'études ont dressé un bilan comparatif de la différence entre prisons privées et publiques. La première date d'un an et demi et concerne les rapports entre les personnels pénitentiaires et les personnels privés au sein de ces établissements. Peu d'enseignements peuvent être tirés de cette première étude expérimentale si ce n'est certaines tendances : la santé est mieux assurée, le travail moins bien, mais sans éléments définitifs en la matière.

    Ce bilan reste à faire, sachant qu'un certain nombre de détenus ou d'intervenants témoignent que la logique financière du privé impose parfois des choix draconiens. Je me rappelle d'un médecin psychiatre de la maison d'arrêt de Villefranche, qui se voyait interdire de prescrire du Prozac, trop cher, et auquel l'on demandait une autre prescription.

    Les prisons privées bénéficient d'un avantage considérable : le numerus clausus qui y limite la surpopulation à 120 %. Il n'y a donc pas de surpopulation excessive dans les prisons privées ; malheureusement ce sont les prisons publiques alentours qui en pâtissent. Dès que l'on atteint 121 %, l'on procède à des transferts de la prison privée dans les prisons publiques.

    La gestion concédée présente des avantages comme des inconvénients. Nous sommes, je crois, en pleine période de renégociation des conventions. L'OIP est en liaison avec tous les groupements privés. Ils sont abonnés à nos publications et suivent ce que nous entreprenons. Une seconde étude est engagée, si nos informations sont exactes, sur la réinsertion des détenus incarcérés dans les prisons privées.

Mme Catherine ERHEL : Le trafic de stupéfiants existe en prison. On ne peut pas l'évaluer quantitativement, mais on justifie la fouille, la fouille à nu en particulier, par les trafics de stupéfiants ou de téléphones qui ont lieu en prison. Les affaires élucidées révèlent, certes, que la drogue peut entrer par les familles, mais aussi par les surveillants, un certain nombre d'entre eux ayant été sanctionnés dans des affaires récentes. La fouille ne peut en aucun cas être le moyen de lutte contre la drogue en prison. La prison est une collectivité et il y entre ce qui entre dans toutes collectivités, drogues comprises.

Mme Catherine TASCA : Le travail de l'observatoire porte, notamment, sur le dévoilement de ce que l'on appelle « les dysfonctionnements » des établissements pénitentiaires, mais qui apparaissent clairement comme des violences, des atteintes aux droits de l'homme. Ce travail est fondamental et ne s'arrêtera plus. Grâce à lui et à celui de tous les intervenants en prison, il n'y a plus de secret sur ce dossier. Toutefois, ce dévoilement qui doit déboucher sur des sanctions et sur des dispositifs plaçant la population carcérale à l'abri de tout dysfonctionnement ne doit pas constituer le seul champ de notre réflexion. Je pense qu'une bonne part de la criminalité peut s'expliquer par les conditions de vie avant la prison. De la même façon, une bonne part des actes répréhensibles en prison - dont certains peuvent être imputés à l'administration pénitentiaire - peut être liée aux conditions de travail de cette administration. Dans le procès juste qui est mené, prenons garde à ne pas faire porter la responsabilité trop exclusivement sur l'administration pénitentiaire.

    Cet état de chose est également le résultat de notre propre vision collective du rôle de la prison et du statut fait aux personnes incarcérées. J'ai trouvé très intéressante la façon dont vous définissiez ce que devraient être les droits du citoyen incarcéré. Je souhaiterais que vous alliez un peu plus loin sur ce thème. Je ne crois pas que l'obstacle aux réformes soit lié à un seul problème de moyens. Plus exactement, l'insuffisance des moyens de l'administration pénitentiaire traduit un certain état de l'opinion publique dans notre pays sur la manière dont on traite la criminalité et les détenus. Pour faire évoluer l'opinion sur ce thème, il est important de formuler des propositions très précises sur l'amélioration de l'accès au travail dans la prison, sur l'accès à la santé, à la formation ou à l'éducation.

    J'aimerais que vous approfondissiez les moyens d'améliorer la relation du détenu avec sa famille. Quels droits créer pour la famille à l'extérieur et pour la personne incarcérée ?

    L'idée que le public, et non seulement l'administration pénitentiaire ou la chancellerie, se forge de la personne incarcérée doit pouvoir évoluer indépendamment des problèmes posés par la surpopulation et la nécessité de prononcer des peines moins systématiquement lourdes. Au-delà, il faudrait pouvoir susciter par le droit et des mesures générales un vrai changement du regard que nous portons sur la personne incarcérée et sur ses rapports à la formation, à sa santé, sa famille.

M. Patrick MAREST : L'institution carcérale devrait s'inspirer de la relation qui peut se nouer dans les dispositifs alternatifs à l'incarcération avec la personne prise en charge. Aujourd'hui, pour l'institution carcérale, le détenu est un numéro d'écrou, quelqu'un qu'on lui confie du matin jusqu'au soir, qui est déresponsabilisé, infantilisé le cas échéant et avec lequel l'on ne construit rien. C'est précisément à l'inverse qu'il faut parvenir. Il faut associer fondamentalement la personne aux dispositifs placés autour d'elle et la situer au centre de ceux-ci. Cette approche du temps carcéral est la condition pour qu'il ne soit ni un temps gâché, ni un temps subi.

    Plutôt que de parler de droits du détenu, constatons que ses droits sont ceux du citoyen. Je ne vois pas en quoi l'on pourrait déroger à ce principe : le détenu est un citoyen privé de sa liberté d'aller et venir, un point c'est tout. Il revient au législateur de réfléchir à ce que signifie cette privation de liberté d'aller et venir en milieu carcéral et dans quelle mesure les autres droits fondamentaux de la personne ou ses libertés sont restreints, limités ou empêchés. Ce sera votre travail de parlementaires.

    Enfin, il faut un texte sur lequel pourront se fonder les détenus, l'instance de contrôle à venir comme l'administration pénitentiaire et dont l'un des objectifs sera de garantir le bon déroulement de l'incarcération et l'association du détenu à ce déroulement. On peut mettre les personnes au congélateur dix ans, mais il ne faut pas s'étonner qu'elles en sortent en mauvais état ! Il faut investir massivement sur ce temps de contrainte - qui n'est pas forcément qu'un temps d'emprisonnement - avec la personne, par un fort encadrement diversifié, pluridisciplinaire, afin de reconstruire un projet de vie et la restructurer si nécessaire. Voilà quels devraient être les principes de base.

    Sur des points plus précis, nous avons avancé nombre d'éléments, en mai 1997, lors de la campagne sur le droit à l'intimité qui concernait tous les détenus et, au-delà, leurs proches. Le flux des détenus qui passent en prison chaque année représente 70 000 personnes ; « en stock », selon l'expression de l'administration pénitentiaire, l'on compte 55 000 personnes, si l'on y ajoute les proches, 600 000 personnes sont concernées. Tous disent la même chose : la prison abîme et délite le lien social. Comment la prison pourrait-elle préserver les liens familiaux ? Il conviendrait, pour cela, que les gens sortent régulièrement. Cela paraît une évidence, mais l'argumentation gagne encore en force par le fait qu'une peine mixte, alliant du temps carcéral et du temps à l'extérieur, réduit les taux de récidive. C'est un tel pari qu'il faut relever.

    Il est nécessaire de faire sortir les détenus au moyen de permissions de sortir, de libérations conditionnelles, de mesures de semi-liberté. Il faut modifier les règles actuelles et les rendre plus souples. Il est nécessaire par ailleurs, pour ceux qui ne sortent pas, que l'extérieur ait accès à la détention. Mme Guigou a mis deux ans et demi, pour annoncer - seulement hier - une phase d'expérimentation de trois unités de visite familiale sachant que le projet est bouclé depuis treize ans, puisque M. Badinter selon le rappel que nous en faisait M. Favard, son conseiller, avait déjà étudié ce projet. L'opinion publique n'y était pas défavorable, elle ne l'y est pas davantage, les surveillants non plus. Ils le disent de façon quelque peu agressive, car ils n'ont pas mesuré tout l'intérêt qu'ils pourraient en tirer eux-mêmes. Un mouvement de surveillants a eu lieu au Québec avant que l'équivalent de ces unités se mette en place et un autre, en sens inverse, quand s'est fait jour la velléité de les supprimer. Dès lors que l'on prend la peine de leur expliquer et de les associer, les surveillants ne sont pas réductibles au point de vue de certains syndicats majoritaires. Une enquête anonyme auprès des 20 000 surveillants donnerait, je pense, un point de vue sociologiquement peu éloigné des propos de l'observatoire. En revanche, le discours des syndicats majoritaires est à interpréter selon ses propres logiques.

Mme Catherine ERHEL : La question de Mme Tasca recouvrait un autre volet sur le droit du travail. Je pense aux nombreuses dérogations accordées à l'administration pénitentiaire, lesquelles nécessiteraient un rappel au droit commun. C'est notamment le cas en matière de droit du travail sur les questions de contrat de travail, de salaire minimum, de cotisations et d'assurance chômage, d'indemnités journalières et de tout droit social attaché au contrat de travail. C'est aussi le cas en matière de santé puisque l'on a constaté une forte augmentation de la mortalité naturelle en prison ces dernières années. Aucune autre institution ne pourrait connaître une telle augmentation de la mortalité sans être soumis au moins à une inspection. Le respect des droits du citoyen mériterait que l'on soumette l'administration pénitentiaire à une sorte d'obligation de résultats.

M. Hervé MORIN : Quels pays, selon vous, disposent des moins mauvais systèmes pénitentiaires et pourraient de ce fait justifier une visite de notre part ?

    Ma seconde question, dépourvue de malignité, porte sur les moyens dont vous disposez pour effectuer votre travail dans la mesure où vous êtes une organisation non gouvernementale.

Mme Catherine ERHEL : Les politiques réductionnistes sont appliquées aux Pays-Bas et en Finlande. Il se trouve que les membres de la commission Canivet ont visité les Pays-Bas et l'Angleterre. Les modèles à étudier seraient plutôt les systèmes qui recourent à ces politiques de réduction, car, honnêtement, nous ne croyons pas que la solution passe par le recours à la prison.

    Le financement de l'association est un souci constant, comme dans toutes les associations. Nous bénéficions de financements publics par le Fonds d'action sociale (FAS) notamment. Nous refusons statutairement des subventions qui viendraient du ministère de la Justice. Nous n'en demandons pas et il n'en arrive pas. La majeure partie de notre financement, 60 %, provient de produits propres. Le budget représente à peine un peu plus d'un million de francs.

M. Patrick MAREST : Ce budget s'élevait à un million trois cent mille francs l'année dernière, il sera probablement cette année d'un million quatre cent mille francs.

    Soixante pour cent des ressources de l'observatoire sont issus des produits propres à l'observatoire : livres, brochures, revues... toutes choses qui sont gratuites pour les personnes détenues. L'ordre des avocats est sollicité. Le reste provient des secteurs public et privé : le FAS, la mission interministérielle de lutte contre la toxicomanie, qui a acheté nombre de brochures, et, au titre du secteur privé, des magasins comme Carrefour, Agnès B ou d'autres fondations, telle la fondation Emmaüs. Tout cela reste cependant modeste.

Mme Christine BOUTIN : J'ai été très intéressée par votre façon d'aborder la question. L'une des difficultés que notre commission rencontrera sera d'affirmer un certain nombre de choses fortes. La première étant que le détenu a les mêmes droits que le citoyen, excepté la liberté d'aller et venir. C'est là un élément essentiel ; il faut parvenir à faire passer cette idée dans l'esprit de nos concitoyens.

    La seconde idée que vous avez avancée et à laquelle je souscris totalement, est votre hostilité de principe à la création de nouvelles places de prison. Elle vient s'opposer à une idée évidente : la surpopulation carcérale appelle de nouvelles prisons. La prison témoigne de l'échec de la société. Il nous faut placer notre intelligence ailleurs que dans une telle idée.

    Pour avoir visité un certain nombre de prisons, je considère votre analyse juste et vraie et j'ai apprécié votre réponse sur le personnel pénitentiaire. Chacun doit comprendre que l'indignité subie par les détenus rejaillit aussi sur la dignité des personnels pénitentiaires. Chaque fois que l'on donnera de la dignité au personnel pénitentiaire, on redonnera de la dignité aux détenus et vice versa.

    Le monde de la prison est clos ; il y naît des interactions et même une quasi-solidarité entre les deux populations qui s'y font face. Les uns et les autres font ce qu'ils peuvent dans des conditions inhumaines.

    Quels sont vos moyens d'observation?

    Quel est le problème spécifique des femmes en prison ?

    Que pensez-vous du système pénitentiaire canadien ?

M. Patrick MAREST : L'observatoire organise des groupes locaux d'observation pour chacun des établissements pénitentiaires. Nous nous inspirons beaucoup de l'action d'Amnesty international, mais l'observatoire s'en différencie sur deux points. Là où Amnesty mobilise ses militants sur des sections extraterritoriales et sur un principe de neutralité, nous avançons, quant à nous, un principe d'ingérence citoyenne et locale. Nous allons faire en sorte que des personnes extérieures soient dans nos groupes, de préférence des personnes à la fibre journalistique sachant organiser et manier l'information afin de rendre publiques les données. Mais les personnes qui voient et qui entendent sont celles qui subissent directement ou indirectement la prison : les détenus ou leurs proches, mais aussi tous les gens qui travaillent ou interviennent en milieu pénitentiaire. Ces intervenants sont nombreux : avocats, magistrats, éducateurs, médecins, visiteurs et toutes les catégories de personnel. Tous sont invités, lorsqu'ils sont témoins d'un dysfonctionnement, d'une carence, d'un abus ou d'un mauvais traitement à nous le faire savoir.

    L'observatoire ayant été créé par un ancien journaliste du Monde, nous pratiquons une certaine religion de l'information et de sa vérification. Aussi, nous ne rendons publiques qu'un peu plus du quart des informations qui nous parviennent, parce que les autres nous semblent insuffisamment justifiées. C'est frustrant, dans la mesure où il ne nous manque parfois que peu de chose pour pouvoir publier des éléments dont nous sommes convaincus de la véracité. Mais il ne suffit pas d'être convaincu, il faut pouvoir apporter des preuves le cas échéant.

    Nos propos - les 300 ou 350 communiqués réalisés par l'observatoire depuis son implantation en France en 1996, n'ont jamais été pris en défaut ou n'ont jamais fait l'objet d'une plainte des pouvoirs publics.

    La façon dont nous essayons d'opérer une mobilisation sur la nécessaire connaissance du droit pénitentiaire, qui n'est enseigné nulle part, la nécessaire dextérité qui est à acquérir sur l'enquête, le maniement et la production de l'information ainsi que le fait d'avoir à traiter de l'humain, ce qui s'avère parfois très dur, constitue nos difficultés quotidiennes et explique que nous sommes parfois mal compris. L'on attend parfois beaucoup de l'Observatoire et l'on se trompe aussi sur son mandat. Ce n'est ni un syndicat de détenus ni un comité d'experts qui fait des visites et rend un rapport. Nous ne sommes pas davantage une organisation humanitaire et n'allons pas installer l'eau chaude, là où seule coule l'eau froide. Nous sommes une organisation des droits de la personne, car il nous semblait qu'il manquait une structure permettant de progresser et d'interpeller nos contemporains pour les amener à se préoccuper de ce qui se passe derrière les murs des prisons, qui sont, selon nous, un espace public.

    Il s'agit de s'assurer que les personnes qui ont été détenues sortent de prison dans un meilleur état que celui dans lequel ils sont entrés, faute de quoi leur incarcération a été inutile. Nous sommes de plus en plus persuadés que cela ne sert à rien. N'avoir comme réponse unique que la prison à des problèmes aussi divers que l'abus de biens sociaux, le vol, le viol, la toxicomanie, révèle un manque collectif d'imagination et l'on serait inspiré de trouver d'autres solutions plus efficaces. Aujourd'hui, le système échoue. Pour les petites peines, les taux de récidives avoisinent les 80 %. Au surplus, la prison coûte cher à la collectivité : de 400 à 500 francs la journée de détention d'une personne, autrement dit nettement plus cher que l'allocation du ministère de la Justice pour le contrôle judiciaire qui s'élève à 1 650 francs par an pour une personne. Nous sommes face à un véritable choix de société.

Mme Catherine ERHEL : Les femmes en détention sont relativement peu nombreuses. Elles représentent 4 % de la population carcérale ; il en va de même dans tous les pays. Un criminologue de Pau avance que les femmes commettent moins de crimes du fait d'une meilleure insertion familiale et affective. Ce pourrait être une source d'inspiration pour des politiques de prévention de la délinquance.

    Le fait que les femmes soient peu nombreuses en prison ne leur évite pas la surpopulation. A la maison d'arrêt des femmes de Versailles, les détenues sont six par cellule, mineures et majeures réunies. Cette surpopulation provient du fait que, à l'exception de la maison d'arrêt des femmes de Fleury-Mérogis, il y a peu d'endroits où les femmes sont accueillies. Dans leur statut de détenues, elles ne se différencient pas des hommes. Elles vivent très mal la fouille à nu, comme les surveillantes qui la pratiquent avec dégoût. Elles vivent très mal les atteintes à l'intimité, notamment en matière d'hygiène. Les atteintes à l'identité et le fait d'être appelées par leur patronyme et souvent par leur nom de jeune fille alors même qu'elles sont mariées depuis longtemps sont aussi très mal vécus. Enfin, elles vivent très mal, comme les hommes, les ruptures familiales et les problèmes de placement d'enfants dans la famille, dans des familles d'accueil ou des foyers. Les parlementaires sont sensibles à cette question, puisque l'interdiction de la détention provisoire pour les parents isolés d'enfants de moins de dix ans a été votée. Ce type de disposition devrait être élargi parce que le coût social d'une femme en détention est très important quand il oblige au placement de toute une fratrie.

    Les enfants de moins de 18 mois sont des détenus sans statut et sans cause, des détenus arbitraires en quelque sorte. Le seul établissement équipé pour les recevoir est la maison d'arrêt des femmes de Fleury-Mérogis. Dans tous les autres établissements, l'enfant est placé en cellule avec la mère, parfois 18 heures sur 24.

    La seule chose que je connaisse du Canada se rapporte au traitement des délinquants sexuels qui a fait l'objet de nombreuses publications.

M. Patrick MAREST : Au Canada les unités de vie familiales sont en place depuis 20 ans, l'office des droits des détenus depuis vingt-cinq ans. Cet équivalent à l'observatoire a sans doute joué un rôle dans la perception par l'opinion publique de la dimension carcérale, du surveillant, du détenu, du sens de la sanction, de la pertinence de la solution d'incarcération dans tel ou tel cas. Cela a conduit à une philosophie de la sanction un peu différente de la nôtre. Je ne peux que vous conseiller d'aller l'étudier sur place.

M. le Rapporteur : Les femmes condamnées à de longues peines sont incarcérées à Rennes, établissement qui commence à s'équiper de manière assez importante et apparemment convenable pour l'accueil des enfants. Un accord est passé avec la municipalité de Rennes pour l'accueil en crèche des enfants une ou deux fois par semaine, ce qui permet une meilleure socialisation des enfants, détenus quelque peu arbitraires !

Mme Nicole CATALA : Il ressort de vos propos - je suis à l'unisson de vos observations sur ce point - que la prison devrait aussi servir à la réinsertion des détenus et à préparer leur retour à une vie normale. Selon vous, combien de détenus sortent aujourd'hui des prisons françaises prêts à engager les démarches nécessaires pour se réinsérer même s'ils n'y parviennent pas toujours ? Combien sortent amendés ? Ce pourcentage étant faible, quelles actions devraient être engagées pour l'améliorer ?

M. Patrick MAREST : Les études sur la récidive ne sont pas quotidiennes ; la dernière date de 1985, une autre est en cours. Autrement dit, il n'y a pas de culture de l'obligation de résultat dans l'administration pénitentiaire. L'on ne peut que constater que beaucoup de personnes retournent en prison, ce qui ne manifeste pas d'une réinsertion réussie. L'on sait que 80 % des sortants n'ont bénéficié d'aucun aménagement de peine - ni de libération conditionnelle, ni de semi-liberté, ni de placements extérieurs - alors même que le temps carcéral mixte - avec du temps placé à l'extérieur - sert à préparer la sortie. Nous sommes sur cette question « cul par-dessus tête » et l'on continue à ne pas comprendre où est la bonne direction. L'institution est peut-être incapable de remplir la mission qui lui est confiée ; en tout cas, son échec est patent.

M. Julien DRAY : Mon collègue, M. Mamère, voulait savoir si vous vous étiez penchés sur la situation des détenus basques.

Mme Catherine ERHEL : La grande revendication des détenus basques porte sur le rapprochement avec leurs familles. Un mouvement de grève de la faim a encore lieu en ce moment. Ce problème est réel pour les détenus basques mais il se pose aussi pour les autres détenus. Il existe un réel problème de choix du lieu de détention en fonction du lieu du domicile. Les prévenus sont incarcérés sur le lieu de leur infraction, quel que soit leur domicile. La règle s'impose, même si la détention est longue. Mais il se pose tout autant pour les condamnés, notamment pour les femmes, car il n'y a que très peu d'établissements pour condamnées femmes. Ils sont tous situés dans la moitié nord de la France ce qui implique que des détenues condamnées sont forcément incarcérées très loin de leur famille.

    J'ai le souvenir d'une femme détenue à Marseille où un dispositif s'était mis en place avec la famille d'accueil de son enfant et qui, une fois condamnée, a été transférée dans une prison du nord, ce qui a signifié la rupture complète des liens familiaux. Ce problème du maintien des liens pour les condamnés revêt un caractère général, certes pour les Basques, mais pas seulement.

M. Robert PANDRAUD : Je n'ai pas entendu parler de formation scolaire. Quand on parle de réinsertion, il faut avoir ce facteur à l'esprit. Les réinsérés ont souvent bénéficié d'une scolarisation volontaire et donc réussie en détention. Pour les autres, il vaudrait mieux parler d'insertion que de réinsertion, la plupart n'ayant jamais été réellement inséré dans la société. L'école, voire le passage d'un diplôme, permettent une réinsertion à 80 %.

Mme Catherine ERHEL : Il y a quelques années, une mesure très incitative à la scolarité en prison existait : chaque diplôme donnait droit à des remises de peines. Elle a été supprimée.

M. le Président : Merci, madame la Présidente et monsieur le délégué national.

Audition de M. Guy CANIVET,

premier président de la Cour de cassation

président de la commission sur l'amélioration du contrôle extérieur

des établissements pénitentiaires

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 9 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Guy CANIVET est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Canivet prête serment.

M. le Président : Monsieur le premier président, je suis très heureux de vous accueillir. La commission vous est très reconnaissante de venir devant elle, juste après - le hasard fait bien les choses - avoir remis à Mme Guigou votre rapport sur des sujets qui nous intéressent

M. Guy CANIVET : Merci de me recevoir.

    Je dois, tout d'abord, indiquer que je ne suis pas un expert des questions pénitentiaires. J'ai, en ce domaine, l'expérience des magistrats qui ont entretenu des rapports fonctionnels avec les prisons. Au début de ma carrière, j'ai été juge d'instruction et dans le cadre de ces fonctions j'ai régulièrement rendu visite aux personnes placées en détention provisoire à la maison d'arrêt locale. Récemment, premier président de la cour d'appel de Paris, j'ai eu à accompagner, coordonner et animer l'activité des magistrats des juridictions du ressort chargés de l'application des peines, à m'assurer que les juges des enfants, juges d'instruction et président de la chambre d'accusation procédaient aux visites que leur impose le code de procédure pénale, enfin, à exercer les pouvoirs conférés par les textes aux chefs des cours d'appel sur les établissements pénitentiaires situés dans leur ressort.

    Il me faut aussi rappeler que la mission confiée par Mme la garde des sceaux au groupe de travail que j'ai présidé n'avait pas pour tâche d'évaluer la situation pénitentiaire. L'objet de ce groupe était de réfléchir à l'instauration d'un contrôle externe sur les établissements pénitentiaires, ce qui est différent, même si, lors des cinq mois durant lesquels nous avons travaillé, nous n'avons pas manqué d'examiner dans une certaine mesure le contexte pénitentiaire pour apprécier la nécessité et les modalités d'un contrôle externe sur les prisons.

    Ces réserves étant faites, je risquerai, si vous le permettez, trois remarques préliminaires.

    En premier lieu, rien dans les constatations de notre groupe de travail ne conduit à mettre en doute la qualité, la disponibilité et le sens du service public des personnels pénitentiaires, qu'il s'agisse des agents de direction, d'encadrement, de surveillance ou des personnels socio-éducatifs. Il faut insister sur ce point : si une réforme doit intervenir, elle ne se fera pas contre eux, mais avec eux. Une des priorités de toute réforme pénitentiaire serait de rétablir dans l'exercice professionnel de ces agents la sérénité, la considération et la fierté nécessaires à l'accomplissement de la fonction sociale considérable qu'ils assument. On se rend parfaitement compte de la difficulté de leur tâche lorsque l'on visite les prisons. Par ailleurs, il ne faut pas méconnaître que ces personnels ont une mission essentielle de sécurité des établissements placés sous leur surveillance, mission qui intéresse directement l'ordre public et qu'ils assument bien.

    La deuxième remarque soulignera le caractère superficiel et épisodique de l'intérêt de l'opinion pour les prisons. A de longues périodes d'indifférence succèdent des accès paroxystiques d'intérêt provoqués par des incidents ou des situations plus ou moins dramatiques et médiatisées. On semble alors découvrir la situation des prisons et on impute sa médiocrité à l'administration. L'indifférence revenue, sans amélioration sensible de la situation, laisse des traumatismes graves chez ces personnels injustement mis en cause ou dévalorisés. Pourtant, une réforme pénitentiaire requiert de la constance et de la continuité, de l'opiniâtreté, une action planifiée, en profondeur, à long terme, en vue d'une normalisation progressive de la situation des prisons.

    Ma troisième remarque est l'absence de transparence des prisons. Ce n'est pas une mise en cause de l'administration mais la constatation d'un état de fait. Dans une prison, jamais on ne dit spontanément ce qui se passe et les révélations ne seront que partielles, tronquées, faussées, parfois manipulées. Il faut faire très attention. Visiter une prison, s'entretenir avec les détenus et avec le personnel pénitentiaire est une démarche professionnelle. La simple visite d'une prison ne peut pas donner une idée exacte de ce qui s'y passe réellement. La prison est difficile à observer, à connaître et à comprendre. Il faut se garder des observations et des conclusions hâtives et des opinions définitives.

    Les constatations préalables de la commission que j'ai présidée sont au nombre de trois. Elles portent sur la carence du droit en prison, sur l'absence de lisibilité de la politique pénitentiaire et sur l'insuffisance des moyens donnés à l'administration des prisons.

    S'agissant de la carence du droit en prison, nous avons d'abord relevé l'absence d'organisation logique du droit pénitentiaire, l'irréalisme des textes et le manque d'effectivité des garanties qu'il prévoit.

    Tout d'abord, en examinant le droit de la prison, on est frappé par le non-respect de la hiérarchie des normes. Il nous a semblé, à cet égard, que quelques principes simples, évidents des libertés individuelles et collectives sont ignorés. Le droit pénitentiaire méconnaît que la liberté est la règle et sa restriction l'exception, que toute restriction de liberté doit être prévue par la loi et répondre aux principes de nécessité et de proportionnalité, que le droit s'applique en prison comme ailleurs, enfin que le détenu reste un citoyen.

    Au regard de ces principes fondamentaux, le droit pénitentiaire manque d'organisation logique.

    De nombreuses libertés sont supprimées ou restreintes par de simples règlements. On autorise autrement que par la loi des restrictions importantes aux libertés individuelles. La vie des prisons, le statut des détenus sont essentiellement réglés par voie de circulaires dont les prescriptions excédent manifestement l'interprétation de la loi ou du règlement.

    Enfin, les règlements intérieurs sont très variables d'un établissement à l'autre, différents à l'intérieur d'établissements de même catégorie. De sorte que ce qui est autorisé ou toléré ici est interdit ailleurs sans vraiment que l'on en comprenne les raisons.

    Deuxième aspect, le droit de la prison n'est pas réaliste dans sa formulation. De nombreuses interdictions ou prescriptions ne sont, en réalité, pas applicables parce que trop rigoureuses, en matière de visite, de correspondance par exemple. L'administration pénitentiaire se donne une marge de tolérance ou d'adaptation qui est perçue comme arbitraire et parfois injuste par les détenus. Dans d'autres cas, c'est l'administration elle-même qui n'a pas les moyens de respecter le règlement. Quand on examine les exigences du code de procédure pénale, en matière d'hygiène par exemple, et que l'on visite certaines prisons, la Santé, entre autres établissements, on mesure le fossé qui sépare les exigences réglementaires de leur mise en _uvre pratique. Il en résulte une incertitude tant pour l'administration que pour les détenus sur ce qui est impératif, possible ou interdit.

    Il faut, en troisième lieu, évoquer l'ineffectivité du droit de la prison. Les détenus ne peuvent utilement faire valoir leurs droits contre l'administration. Les textes du droit pénitentiaire ne sont pas toujours disponibles en détention, en l'état il n'existe pour les détenus aucun dispositif d'accès au droit, pas de permanence d'avocats dans les prisons. Par ailleurs, les recours contre les décisions des juges de l'application des peines, ou celles de l'administration qui font grief sont inexistants ou ineffectifs alors que ces décisions ont un retentissement important sur leur vie. Ainsi, le recours contre les sanctions disciplinaires ouvert, en 1996, par un arrêt du Conseil d'Etat, ne permet pas de faire statuer la juridiction administrative dans des délais compatibles avec la situation du détenu. Lorsque le juge se prononce, la sanction est exécutée depuis longtemps et même, le plus souvent, le détenu a été libéré. La décision d'annulation de la sanction n'a manifestement aucune portée pratique. Pour restaurer une effectivité du droit en prison, il faudrait organiser les recours aussi bien judiciaires - contre les décisions du juge de l'application des peines - qu'administratifs, selon des modalités prenant en compte l'urgence et même les adapter spécialement à la situation des détenus qui, en cas de contestation, espèrent une décision rapide. On pourrait, par exemple, prévoir la possibilité de suspendre l'exécution de la décision administrative contestée ou édicter des injonctions immédiatement exécutoires à l'administration en cas de non respect d'une obligation positive. Voilà, très schématiquement, ce que l'on observe au sujet du droit de la prison et qui nous a conduit à proposer le vote d'une grande loi pénitentiaire à partir de laquelle serait reconstruit l'appareil réglementaire qui régit le fonctionnement des établissements et fixe le statut des détenus.

    L'examen critique de la politique pénitentiaire soulève une question simple : la prison pour quoi faire ? Il semble bien que la réponse ne soit pas certaine. Elle mériterait en tout cas d'être précisée tant au niveau national qu'à l'échelon de chaque établissement. Au sens de notre groupe de réflexion, il serait nécessaire de définir des objectifs précis de l'emprisonnement, aussi bien en ce qui concerne la fonction de la peine privative de liberté que ses conditions d'exécution en termes d'hygiène, de conditions de la vie carcérale, de réduction de la violence, de prévention des suicides et automutilations, de réinsertion sociale, de préparation à la sortie. Il nous semble que des objectifs clairs et précis devraient être définis et assignés pour la réinsertion des condamnés, la prévention de la récidive et que la réalisation de ces objectifs soit périodiquement vérifiée ou évaluée. Alors pourraient être objectivement appréciées l'utilité de la peine d'emprisonnement et la performance du système pénitentiaire qui, actuellement, reposent plus sur des a priori, des pétitions de principe, voire sur des utopies ou des idées fausses.

    J'en viens aux moyens de l'administration pénitentiaire. L'état des prisons n'est manifestement pas digne de notre société. Il est indispensable d'améliorer la situation de nombreux établissements, ne serait-ce que pour rendre admissibles les conditions alimentaires ou d'hygiène les plus élémentaires et respecter la dignité des détenus. Il n'est, par exemple, pas supportable que dans certains établissements, ils vivent à quatre par cellule au mépris de l'intimité la plus primaire.

    Enfin, et surtout, il faut améliorer l'emploi, la mobilisation des personnels pénitentiaires et valoriser leurs missions. La réforme des prisons exige un effort important de la gestion des ressources humaines et l'introduction d'un véritable dialogue social à tous les niveaux, central, régional et au sein des établissements. Il faudrait, par exemple, responsabiliser les chefs d'établissement, leur donner plus d'autonomie et les moyens de conduire une politique locale, de mobiliser les personnels sur des objectifs expliqués, débattus, suivis et évalués.

    En ce qui concerne le contrôle extérieur sur les établissements pénitentiaires, il doit, d'abord, être rappelé qu'il n'existe actuellement aucun contrôle général extérieur à l'administration sur les établissements pénitentiaires avant d'indiquer, brièvement, les propositions que nous avons faites à Mme la ministre de la Justice pour l'instauration d'un tel contrôle.

    Les contrôles extérieurs mis en _uvre actuellement sont d'ordre administratif et judiciaire.

    Les premiers sont exercés par des administrations techniques. Ils concernent la sécurité des bâtiments, l'hygiène, le travail pénitentiaire, la santé ou l'éducation. Chaque administration dispose de son propre système de contrôle. Plus ou moins régulièrement faits, en fonction des moyens disponibles, ces contrôles manquent d'efficacité, surtout dans la mesure où ils prennent trop largement en compte la spécificité pénitentiaire. La démarche est faussée par le présupposé selon lequel en prison la réglementation ne s'applique pas comme ailleurs, donc, sans aucune raison objective, l'application des règlements est considérablement relativisée, réduite, parfois inexistante. Or, il faudrait que ces contrôles techniques s'opèrent en prison comme ailleurs.

    La seconde catégorie de contrôles est celle de l'autorité judiciaire. Là réside un malentendu. L'autorité judiciaire n'exerce pas un contrôle général sur le fonctionnement des prisons. Chaque magistrat spécialisé ne les visite qu'en fonction de sa propre mission : le juge des enfants pour vérifier les conditions de détention des mineurs relevant de sa juridiction, le juge d'instruction relativement aux détentions provisoires qu'il a ordonnées, le président de la chambre d'accusation sur la situation des personnes provisoirement détenues eu égard à l'instruction dans laquelle elles sont mises en examen (longueur de la détention, nombre d'auditions par le juge d'instruction, etc.), le juge d'application des peines pour l'individualisation de la peine, les magistrats du parquet pour le respect de l'ordre public. Chacun de ces magistrats ne retire donc de ses visites qu'une vision partielle de la prison et ne dispose d'ailleurs pas des pouvoirs et moyens d'un contrôle général. D'une manière générale, ils peuvent visiter l'établissement, accompagnés du directeur mais ils ne sont autorisés à s'entretenir avec les détenus dans leur cellule que si des raisons de sécurité ne l'empêchent pas. En dehors des enquêtes judiciaires consécutives à la commission d'infraction, l'autorité judiciaire ne dispose pas de réels pouvoirs d'investigation au sein des prisons. Il n'y a donc pas de véritable contrôle de l'autorité judiciaire. L'article D. 179 du Code de procédure pénale précise toutefois qu'un «rapport conjoint du premier président et du procureur général rend compte chaque année au ministre de la justice du fonctionnement des établissements pénitentiaires de leur ressort et du service assuré par le personnel de ces établissements». En général, les chefs de cour ne le font pas ou se satisfont d'un rapport formel parce qu'ils ne disposent ni des moyens ni des prorogatives qui leur permettraient de procéder à un examen en profondeur des prisons de leur ressort. En outre, l'administration pénitentiaire n'a, jusque-là, guère manifesté d'intérêt pour ces rapports lorsqu'ils sont faits et en ce cas ils ne sont suivis d'aucun retour. Par conséquent, ce type de mission, dont l'utilité a, semble-t-il, été perdue de vue, n'a pas tendance à se développer.

    Or il existe des raisons de principe pour instaurer un véritable contrôle extérieur sur les prisons. Ne serait-ce que parce que lorsqu'une personne se trouve dans un milieu clos, totalement dépendant d'une administration, il est indispensable de vérifier que cette dernière n'abuse pas de son pouvoir. Cette exigence concerne au premier chef les prisons.

    Les préconisations du Conseil de l'Europe insistent tout spécialement sur la nécessité de l'instauration d'un tel contrôle qui est, d'ailleurs, effectivement prévu dans tous les grands systèmes pénitentiaires européens : britannique, néerlandais ou nordique.

    S'agissant des modalités du contrôle extérieur, notre groupe de travail en a distingué trois fonctions essentielles. La première est le contrôle strictement compris, c'est-à-dire la vérification ou l'inspection des prisons, sur le modèle pratiqué par le Comité de prévention de la torture du Conseil de l'Europe et destiné à s'assurer, par des moyens appropriés et contraignants, que l'administration remplit correctement sa mission à l'égard des détenus et ne pratique à leur égard aucun traitement contraire à la dignité. Cette fonction serait assurée par un service de «contrôle général». La deuxième est l'apaisement par la médiation, c'est-à-dire le traitement des requêtes individuelles des détenus contre l'administration et le règlement des litiges de la vie pénitentiaire. Il faut, pour décrisper la vie en prison, qu'existe un médiateur pénitentiaire pour traiter des conflits entre le détenu et l'administration et éviter les réactions de soumission ou de révolte. La troisième est une fonction d'observation : dans tous les grands systèmes pénitentiaires, il existe un regard extérieur sur la prison assuré par des personnes, mues par un esprit civique particulier, qui acceptent de participer à la vie pénitentiaire, de rencontrer des détenus en détention pour être, à l'extérieur, les garants du traitement digne et correct de ces détenus.

    Pour qu'un tel contrôle extérieur soit effectif, il doit être exercé, dans toutes ses modalités, par des organes indépendants de l'administration, dotés de moyens et pouvoirs suffisants.

    Il convient, en outre, de mettre en cohérence l'ensemble des ces contrôles administratifs ou judiciaires existants, cohérence que nous proposons d'assurer de deux manières : au niveau national, en donnant au contrôleur général la mission de rassembler tous les contrôles techniques et de les évaluer afin de pousser les administrations à mieux exercer les missions spécifiques dont elles sont chargées en prison, au niveau local, en confrontant annuellement, au sein d'une commission d'établissement, le rapport d'activité du chef d'établissement avec tous les contrôles techniques réalisés localement, c'est-à-dire dresser un bilan et tirer les conséquences de l'action en prison de toutes les administrations extérieures : santé, éducation, travail, hygiène, etc.

M. le Président : Merci, monsieur le premier président, pour cette intervention qui, tout comme votre rapport, est tout à fait remarquable.

    Il s'est trouvé que Mme Guigou a demandé un rapport au groupe de travail que vous présidiez, il y a de cela huit mois. Vous l'avez remis, il y a quelques jours. Il est vrai que de nombreuses initiatives convergent et c'est une bonne chose. Je crois toutefois que c'est la première fois que vous vous exprimez directement sur ce rapport et votre intervention n'en est que plus intéressante. L'amélioration du fonctionnement des prisons est nécessaire, tant pour les détenus que pour les surveillants. L'état d'esprit des travaux de notre commission ne consiste pas du tout à prendre parti pour les uns ou les autres. Au contraire, si nous sommes capables d'améliorer à la fois le droit et la réalité, ce sera positif pour les détenus, pour les surveillants et l'administration pénitentiaire. Cela étant dit, j'ai deux questions à vous poser.

    Il existe une commission de déontologie de la sécurité dont la compétence a été étendue aux établissements pénitentiaires. C'est évidemment un dispositif beaucoup plus réduit dans son ambition que vos propositions. Est-ce un bon système ou votre proposition doit-elle venir s'y substituer ? Comment prévoir l'articulation des dispositifs ?

    Dans votre étude, vous citez des expériences étrangères. Tel ou tel exemple vous paraît-il particulièrement digne d'intérêt et pouvant être appliqué en France ?

M. Guy CANIVET : Je ne sais si la création de ce groupe de travail sur les prisons était une proposition de substitution à l'extension de la compétence du Conseil supérieur de la déontologie de la sécurité à l'administration pénitentiaire. En tout cas, il est assez vite apparu que les deux voies étaient indépendantes. Nos propositions visent à créer un contrôle extérieur non seulement déontologique mais général sur les prisons. Certes, il nous était, en outre, demandé de déterminer les conditions dans lesquelles pourraient s'appliquer les dispositions d'un code de déontologie des personnels pénitentiaires en cours d'élaboration. Nous n'avons pas estimé nécessaire de créer un organe spécifique à l'administration pénitentiaire pour appliquer ces règles. Notre constat est simple : ou les violations des dispositions du code de déontologie sont des infractions pénales, auquel cas elles sont traitées par les parquets, ou elles sont des manquements disciplinaires, auquel cas elles sont à dénoncer à l'autorité administrative pour être traitées comme tels.

    Les propositions que nous avons formulées ne sont donc ni antagonistes ni destinées à se substituer à la compétence du Conseil supérieur de la déontologie de la sécurité sur les personnels de l'administration pénitentiaire. Dans l'ensemble, ces personnels souhaitent relever de ce Conseil dans un esprit de normalisation de leur mission, afin d'être traités comme des forces de sécurité. Je ne sais pas - et il ne m'appartient pas de le dire - si la nature des missions exercées par ces personnels relève de la sécurité publique. Mais, si tel est le cas, il n'y a pas d'obstacle à les faire entrer dans le champ de compétence du Conseil. Nos propositions ne sont pas alternatives, elles sont au contraire complémentaires.

J'en viens à votre deuxième question. Du point du vue du contrôle extérieur, l'exemple des systèmes pénitentiaires étrangers est assez intéressant, notamment celui de tous les pays nordiques. On peut classer le dispositif néerlandais dans cette catégorie. Le système britannique est aussi une référence intéressante. Nos visites des prisons néerlandaises ont révélé, comme cela apparaît dans les études sur les systèmes pénitentiaires des pays nordiques, la recherche d'une vie pénitentiaire sans tensions, décrispée. Il existe effectivement dans ces établissements une sérénité, des rapports apaisés que l'on ne retrouve pas dans les établissements pénitentiaires en France, d'abord pour des raisons évidentes d'équipement. Aux Pays-Bas, on applique une doctrine simple : un détenu par cellule, ce qui a provoqué une évolution considérable pour mettre la capacité pénitentiaire en conformité avec cette exigence. Désormais, cette règle ne soulève aucune difficulté d'application puisque le parc pénitentiaire est suffisant et permet une souplesse de gestion. Le fait de visiter une prison où chaque détenu dispose d'un espace d'intimité personnelle avec une cellule équipée d'un sanitaire complet, contribue à apaiser considérablement la vie pénitentiaire. Ainsi est évitée la promiscuité qui pourrit les prisons françaises et introduit des rapports de conflits, de domination, d'abus et de violence.

    La décision d'introduire en France cette règle d'un détenu par cellule équipée d'un sanitaire complet contribuera, me semble-t-il, à transformer en profondeur la vie pénitentiaire, d'autant plus que cette situation nouvelle obligera l'administration à recréer, pendant toute la journée, une vie collective pour occuper des détenus, par le travail, la culture, le sport, dans des espaces collectifs prévus à cette fin, ce qui n'est actuellement pas le cas.

    La seconde constatation assez forte réside dans le fait que dans les prisons néerlandaises, chacun est à sa place. Les surveillant autant que les détenus connaissent précisément leurs droits et leurs obligations. Le surveillant connaît le champ de son autorité, le détenu celui de sa liberté. C'est là un élément fondamental lié à une réglementation pénitentiaire très pragmatique et des mécanismes d'interprétation par une autorité extérieure dont l'autorité est incontestée.

    Le règlement intérieur de la prison est un guide très concret des comportements. En cas de difficultés, les détenus comme l'administration peuvent saisir une «commission des plaintes», constituée de citoyens chargés de régler les différends mineurs entre l'administration et les détenus. Les décisions de cette commission peuvent faire l'objet de recours devant une instance nationale. En définitive, ce dispositif évite les situations d'affrontement en rendant plus faciles la fonction des uns et le comportement des autres.

M. le président : Vous préconisez la rédaction d'un droit pénitentiaire, sous la forme d'une loi qui se déclinerait par des décrets. Sans faire de juridisme, dans votre esprit, revient-il au parlement d'édicter ces règles d'une façon générale ou précise ou celles-ci peuvent-elles être arrêtées d'une autre façon ?

M. Guy CANIVET : Indépendamment de la question constitutionnelle de répartition entre le domaine de la loi et du règlement, il a semblé à la Commission que l'autorité d'une administration qui détient des citoyens est plus solide et légitime si les principes et les conditions générales de l'incarcération sont fondés sur la loi. Il nous a, en effet, semblé essentiel que, dans ses grandes lignes, le régime de la détention ne repose pas seulement sur le règlement. Les restrictions aux libertés qui ne sont pas la conséquence directe de l'emprisonnement doivent procéder d'une norme supérieure. À l'intérieur même de la prison, il reste au détenu des espaces de liberté : correspondance, accès à l'information, pratique religieuse, droit d'association, droit à l'enseignement. C'est à la loi d'apprécier les restrictions nécessaires à ces libertés. En outre, il serait salutaire d'ouvrir un débat démocratique sur les prisons afin que la représentation nationale détermine les conditions de la privation de liberté, les moyens en équipement et en personnels dont disposent les prisons, que la représentation nationale dise aussi, entre sécurité, prévention et réinsertion, quelles sont les missions prioritaires de l'administration pénitentiaire et quel est le statut du détenu.

M. le Rapporteur : J'ai lu avec attention votre rapport tel qu'il nous a été remis, il y a quelques jours.

    Vous avez déclaré ne pas être un expert et que l'intérêt de la société, et donc des magistrats pour la prison était épisodique. Or, nous sommes deux corps responsables de la prison : nous, législateur, et vous, magistrats. En tant que législateur, nous devrons vraisemblablement - selon les propos de notre président, que vous avez appuyés fermement - mettre en place une loi qui organise la vie en prison et l'enfermement. Mais il m'a semblé - et je vous prie de m'excuser pour ce terme un peu fort - que vous « dédouaniez » les magistrats de leur rôle dans cette affaire. Vous précisez qu'il existe de nombreux contrôles au sein de l'administration pénitentiaire, mais que chacun reste à sa place : les juges d'instruction qui envoient en détention des prévenus, les juges de l'application des peines, dont il faudra très vraisemblablement revoir les missions pour leur donner un vrai rôle de magistrat avec des décisions judiciarisées, et les procureurs de la République qui doivent normalement assurer les visites régulières des établissements pénitentiaires.

    Vous soulignez dans votre rapport que ces visites sont aléatoires ; certains les effectuent, d'autres non. Vous soulignez également l'exemple néerlandais marqué par un numerus clausus dans les établissements pénitentiaires. Nous avons commencé à travailler sur le numerus clausus en France, au moins pour les prévenus. Il nous a fallu cinq ans pour aboutir à une proposition qui apparaîtra dans le texte sur la présomption d'innocence et l'administration pénitentiaire a demandé entre trois à cinq ans pour l'appliquer. Les magistrats que nous avons rencontrés et certaines personnes de l'administration pénitentiaire entendues lors du débat sur la présomption d'innocence déclarent « rendez-vous compte ! Il va falloir gérer les entrées et les sorties ». La réticence est très forte de la part des magistrats et singulièrement des magistrats instructeurs. Ils estiment qu'il leur appartient de décider de la détention provisoire et que c'est à l'administration pénitentiaire de s'organiser pour l'accueil des prévenus. Avez-vous le sentiment qu'un tel état d'esprit peut changer?

M. Guy CANIVET : Je n'ai vraiment pas voulu dire que l'intérêt des magistrats pour la prison était épisodique. Le rapport indique que les visites et contrôles effectués par certaines catégories de magistrats restent insuffisants, notamment dans les grands centres.

    J'ai l'expérience des fonctions de juge d'instruction dans une petite ville de province, où la prison était située à proximité du palais de justice. Je m'y rendais naturellement une fois par mois pour visiter les détenus que j'avais placés en prison. C'était une démarche nécessaire et facile. Il est clair qu'un juge d'instruction parisien qui souhaiterait procéder à l'identique devrait, une fois par mois, se rendre à la Santé, Fresnes et Fleury-Mérogis, ce qui est impossible.

    Le juge de l'application des peines aurait pu se trouver, selon les souhaits de l'époque, investi d'une fonction générale de contrôle de l'administration pénitentiaire. Or, on n'a jamais clairement pris parti et assigné au juge de l'application des peines une mission de contrôle général de la vie pénitentiaire. On ne l'a jamais dit et on ne lui a jamais donné les moyens de le faire. Ces juges s'intéressent à la prison, où ils se rendent pour présider les commissions d'application des peines et où ils sont investis d'une mission d'individualisation de la peine mais les pouvoirs qui leur ont été attribués aux termes de l'article D 176 du Code de procédure pénale : vérifier les conditions dans lesquelles les condamnés exécutent leur peine, ne leur permettent pas d'exercer un vrai contrôle sur le fonctionnement de la prison.

    S'il est vrai que les magistrats n'ont pas manifesté un intérêt suffisant pour les conditions de détention ou le fonctionnement des prisons - je ne dirai pas le contraire et ne cherche pas à les défendre au nom d'un corporatisme excessif - je souligne qu'il n'y a pas de position claire sur leur mission ni de pouvoirs suffisants pour l'exercice d'un contrôle effectif... On n'a jamais dit à une catégorie de juges qu'ils avaient un pouvoir général du contrôle des établissements pénitentiaires.

    Le second aspect de votre question est très intéressant, dans la mesure où il s'agit de renverser une logique. Il est exact que la décision d'un juge de placer en prison ne tient aucun compte des capacités d'exécution de sa mesure. On place en détention sans limite de capacité des établissements et l'on demande à l'administration pénitentiaire d'exécuter ! Un directeur de maison d'arrêt vous dira qu'il lui est impossible de refuser une incarcération. Lorsqu'il reçoit une personne placée sous mandat de dépôt, il est obligé de l'écrouer. S'il n'y pas de problème pour les établissements pour peines - dans la mesure où les flux sont gérés par transferts d'autres établissements - les vraies difficultés se situent dans les maisons d'arrêt où les flux sont impossibles à maîtriser. Le principal problème de l'administration pénitentiaire porte en effet sur les maisons d'arrêt, précisément parce qu'elle ne maîtrise pas les entrées et les sorties, qu'il en résulte une surpopulation entre des détenus que l'on ne connaît pas et à l'égard desquels, pour cette raison, on applique des dispositions de sécurité maximales.

    Peut-on introduire une nouvelle logique ? Il faudrait confronter localement les impératifs de gestion de l'administration pénitentiaire, les considérations d'ordre public, le niveau de la délinquance, la ressources en matière de peine de substitution et déterminer, en considération de l'ensemble de ces facteurs, les conditions pertinentes de la décision d'emprisonnement. C'est une approche qui n'existe pas mais qui mériterait d'être tentée.

    Une méthode approchante existe dans les contrats locaux de sécurité où l'on confronte l'opinion du parquet et des autorités locales sur la possibilité, à moyens constants, d'intervenir pour traiter telle catégorie de délinquance. Il faudrait étendre cette démarche en considération des ressources pénitentiaires.

M. Robert PANDRAUD : Monsieur le premier président, compte tenu du manque de temps, je n'ai pas lu avec toute l'attention nécessaire votre rapport, mais je me joins au Président pour vous complimenter pour cette synthèse. Cependant, un seul petit regret tout à fait égoïste : vous avez un peu défloré les travaux de notre commission d'enquête et je ne souhaite pas que cette commission se transforme en une analyse critique de votre rapport. Il faut se résigner à ce que les instructions de l'exécutif soient plus rapides que les voies de la procédure parlementaire.

    Dans votre rapport, vous vous interrogez pendant quelques pages sur le personnel de l'administration pénitentiaire. Vous lui avez rendu hommage, mais subsiste un problème : les agents de l'administration pénitentiaire sont quasiment condamnés à la prison à perpétuité ! Vous entrez dans l'administration pénitentiaire, vous y terminerez votre carrière. N'y aurait-il pas un moyen de décloisonner cette administration par des formations communes, par exemple, à toutes les fonctions de sécurité ? Ne pourrait-on prévoir, après un certain nombre d'années de carrière, des passerelles entre différents corps ? Ne peut-on concevoir, comme à l'armée, des possibilités de carrière plus courtes ? Passer trente-sept ans et demi dans un établissement pénitentiaire, quelle que soit la place occupée, ne va pas sans conséquences.

    Je vous pose la question, car tout reposera en définitive sur le comportement du personnel de l'administration pénitentiaire. Le législateur ou l'autorité réglementaire pourra prendre telle ou telle directive, mais toute réforme dépend de ce qui se passe à la base. Il en va de même pour le contrôle des magistrats. C'est un peu en fonction des conjonctures locales que les réformes se font dans de bonnes ou mauvaises conditions et l'on ne peut jamais systématiser.

    Deuxièmement, je pense que la nomination d'une autorité indépendante participe d'une école d'irresponsabilité. Qu'elle soit indépendante de l'exécutif, je veux bien, qu'elle soit indépendante du parlement me paraît déjà bien plus douteux, car le contrôleur devra établir un rapport annuel et demandera des crédits, nous plaçant ainsi dans une situation tout à fait inconfortable. Ce contrôleur et ses assistants feront appliquer le droit dans l'établissement, mais que diront-ils en cas d'évasion ? Il arrive que des détenus s'évadent et, en ce cas, le garde des sceaux est interpellé.

    Troisièmement, il existe des rébellions ou des mouvements divers en prison, venant aussi bien des personnels que des détenus. Qui sera responsable du rétablissement de l'ordre ? Être responsable de l'ordre signifie faire appel aux forces de l'ordre pour rétablir ou maintenir l'ordre. Vous savez comme moi que ce n'est jamais facile et les conditions d'utilisation de la force en droit français sont, en prison, plus répressives qu'elles ne le sont habituellement. Allons jusqu'au bout de la logique et envisageons la décision d'ouverture du feu. Ne pensez-vous pas qu'elle ne peut dépendre que d'une autorité légitime ministérielle sous la responsabilité du parlement ? Un de mes professeurs de droit pénal avançait qu'il ne pouvait imaginer qu'une seule personne indépendante et qu'elle ne pouvait être que le premier président de la cour de cassation, promu aux échelons les plus élevés de la Légion d'honneur, sans charges de famille et totalement asexué ! Ne connaissant pas encore de personne répondant à ce profil, je me méfie beaucoup de l'indépendance ; je préférerais que la fonction soit assurée par une personne dépendant du ministre responsable devant le législateur ou désignée par le parlement.

M. Guy CANIVET : Le premier président décrit par M. Pandraud ne me correspond en aucun point ! Je vous rassure.

    Les conditions qui ont présidé à la création de notre groupe de travail par Mme la ministre de la justice étaient antérieures aux événements récents. C'était au mois de juillet dernier et la décision a été prise au sein du Conseil national de l'administration pénitentiaire. Mme la ministre a estimé nécessaire, à un certain moment, d'examiner l'instauration d'un contrôle extérieur renforcé sur les prisons.

    Sur le statut des surveillants, j'aurai une grande difficulté à répondre à la question, faute de connaissances suffisantes. Selon ce que je crois savoir, l'administration pénitentiaire aura à affronter, non pas une situation de vieillissement ou de carrières trop longues de ses agents, mais, au contraire, une situation inverse : on va recruter un grand nombre de surveillants au cours des prochaines années et se posera alors le problème de l'expérience et de la formation de ces jeunes agents. Cela crée une vraie difficulté. Dans les établissements que nous avons visités, nous avons bien compris que le bon surveillant était celui qui, doté d'un peu d'ancienneté, était capable, par son assurance et son expérience, d'avoir une autorité personnelle acceptée par les détenus, alors qu'une partie des difficultés rencontrées actuellement résulte de jeunes surveillants ne possédant pas une expérience suffisante pour exercer leurs fonctions avec l'autorité et l'assurance nécessaires.

    Ma deuxième remarque vise à souligner que l'administration pénitentiaire a déjà, me semble-t-il, la possibilité de diversifier les fonctions de ses agents, entre les postes de pure surveillance et les emplois plus administratifs, dans les greffes par exemple. Il existe, en outre, des possibilités assez larges de promotion interne.

    S'agissant des autorités dont nous proposons la création - que ce soit le contrôleur général, le médiateur ou les comités de délégués du médiateur - nous avons veillé à ne leur conférer aucun pouvoir qui se substitue à celui de l'administration. En aucun cas, ces personnes ne pourront se substituer à la direction dans l'administration et la gestion de l'établissement et, par conséquent, ils ne pourront interférer sur la sécurité, a fortiori s'opposer à l'usage de la force nécessaire pour ramener l'ordre dans un établissement en rébellion.

    Enfin, ainsi que nous le relevons dans le rapport, le fondement législatif de l'usage des armes à feu en prison serait à revoir.

M. Hervé MORIN : En vingt ans, la durée des peines prononcées a globalement doublé, puisque la durée moyenne de détention, d'un peu plus de deux mois en 1975, est passée à quatre mois et demi en 1995. Comment expliquer cette évolution ? Par des lois plus dures, par les décisions des magistrats ou par une société qui demande des peines plus lourdes ?

    Lors de son audition, le bâtonnier Teitgen a regretté que la sanction pénale ait perdu une partie de sa signification, notamment que la peine ait perdu sa vocation pédagogique, compte tenu du rythme considérable de l'activité des tribunaux correctionnels, qui peuvent rendre 30 ou 40 jugements dans la journée. Pour lui, de toute évidence, les condamnés perdent ainsi le sens de leur condamnation.

    Enfin, troisième question, quel est votre sentiment sur la réduction du nombre des libérations conditionnelles ? Il existe des raisons économiques que nous connaissons bien. Toutefois, au-delà, peut-on déceler une modification des mentalités des magistrats et de l'administration pénitentiaire, une partie des libérations conditionnelles étant prononcée par le garde des sceaux  ?

M. Guy CANIVET : L'allongement des peines résulte, en premier lieu, d'une transformation de la délinquance. Les cours d'assises, par exemple, sont occupées à 80 % par des infractions sexuelles, qui engendrent des condamnations plus longues. Sans doute, le premier facteur tient-il dans une transformation de la criminalité. De la même façon, on note une transformation de la population pénale. La population pénale traditionnelle de délinquants a changé et l'on compte davantage d'inadaptés sociaux aux comportements gravement perturbés qui vont jusqu'aux troubles psychiatriques. Il faudrait examiner l'alourdissement des charges et du climat des prisons en raison des déséquilibres psychiatriques dont sont atteints une grande partie des détenus.

    En ce qui concerne la perte de signification de la sanction, le bâtonnier Teitgen se fonde sur ce qui se passe à Paris et dans les grands centres. Dans les villes de province, la justice pénale est moins contrainte par des impératifs de production. Il est exact que les juridictions de Paris, de Bobigny ou de Créteil sont confrontées à des problèmes d'ordre public et de délinquance violente imposant la nécessité de juger vite, dans des audiences surchargées mais ce phénomène ne représente qu'une partie de la justice pénale. Il faudrait aussi examiner le fonctionnement des tribunaux correctionnels en province qui me semble caractérisé par une plus grande sérénité. Le journal Libération paru hier reproduit une délibération des magistrats de Lyon qui refusent précisément de s'engager dans cette logique d'une justice à la chaîne pour les infractions d'importance moyenne. L'autorité judiciaire prend en compte et réagit à la préoccupation de qualité de la justice pénale.

    S'agissant de la libération conditionnelle, M. Farge vous répondra, mais les programmes de libération anticipée sont indispensables pour assurer le fonctionnement équilibré d'une prison. Le détenu ne peut être totalement privé d'espoir. La libération conditionnelle est une institution fondée sur le retour à la vie sociale. Peut-être conviendrait-il d'en assouplir les conditions ou d'imaginer d'autres formes de libération anticipée.

Mme Christine BOUTIN : Monsieur le premier président, au début de votre propos, vous avez rappelé la difficulté pour des non-professionnels de bien comprendre le fonctionnement d'une prison lors d'une visite. Or, nous allons tous être amenés à visiter les prisons et nous ne sommes pas professionnels. Je souhaiterais que vous précisiez votre pensée.

M. Guy CANIVET: C'est un peu à cette fin que j'ai risqué cette réflexion. C'est l'une des limites de l'exercice des magistrats qui visitent des établissements. Le grand danger est une visite superficielle qui ne livre qu'une impression. Les experts - par exemple les personnes du Comité de prévention contre la torture - savent très bien où aller, que voir et comment visiter une prison. Avant de se rendre dans un établissement, il faut préparer, avec des professionnels, une grille de vérification, une méthode d'investigation et une technique d'entretien.

    Il faut, par exemple, imposer à l'administration de s'entretenir avec les détenus dans des conditions de confidentialité et de confiance, afin que le détenu sache qu'il peut tenir des propos libres, exprimer sa pensée, ses revendications ou éventuellement ses plaintes sans redouter de réactions de l'administration devant laquelle il se retrouvera seul la visite terminée. Enfin, il ne faut pas hésiter à aller au-delà de ce que l'on montre, c'est-à-dire voir dans les cellules de mise à l'isolement, les cellules disciplinaires, à vérifier la situation des personnes qui s'y trouvent, etc.

    Deux exemples illustrent la nécessité d'un savoir-faire : il s'est produit, durant plus de deux ans, des faits graves à la prison de Beauvais alors que magistrats, visiteurs de prison, commission de surveillance, ont fréquenté ou visité l'établissement sans rien déceler. Durant longtemps à Fleury-Mérogis, des faits graves de sévices sur des transsexuels se sont perpétués. C'est finalement le Comité de prévention contre la torture qui les a découverts grâce à la technique d'investigation et au professionnalisme de ses membres. L'opacité ne correspond pas à une volonté de dissimulation de l'administration, mais contrairement à une idée reçue, la direction ne sait pas nécessairement tout ce qui se passe dans l'établissement. Pour de multiples raisons, détenus et surveillants peuvent choisir de se taire. La prison n'est pas un lieu où la parole circule librement.

M. le Président : La réponse est utile, car nous avons pris conscience de ces difficultés lorsque nous avons commencé notre travail. Les membres de la commission qui ont ou vont visiter les prisons le font dans l'esprit que vous avez indiqué.

M. François LONCLE : Je voudrais maintenant m'inscrire amicalement en faux contre les propos de notre collègue Pandraud. Non, je ne crois pas que votre travail très complet puisse être un handicap pour notre commission d'enquête, dans la mesure où vous auriez fait une partie du travail qui nous incombe...

M. Robert PANDRAUD : Ce n'était pas une critique

M. François LONCLE : Bien entendu. Les deux démarches sont importantes et complémentaires et s'additionneront dans le bon sens.

    Je continue à m'interroger sur la nécessité d'une nouvelle législation pénitentiaire. Outre le fait que beaucoup de temps sera certainement nécessaire avant de résoudre des problèmes concrets qui se posent de manière très urgente, on sait aussi ce que peuvent valoir parfois des lois-cadres, des lois d'orientation, des lois se limitant à l'énoncé de bonnes intentions. Selon moi, l'urgence des problèmes à régler en ce domaine suppose tout autre chose qu'une nouvelle législation pénitentiaire, même si, le moment venu, il faudra essayer de donner un cadre à tout ce que nous aurons à l'esprit à l'issue de nos investigations.

M. Guy CANIVET : Dans le rapport et dans mon propos, la loi pénitentiaire n'est pas un préalable à d'autres mesures. Beaucoup de choses sont à mettre en _uvre sans délai ni condition. Il n'y a pas, à mon sens, à régler le problème de la loi avant d'entreprendre autre chose, comme, par exemple, l'amélioration de l'équipement des prisons.

M. Renaud DONNEDIEU DE VABRES : Une remarque et une question.

    Au sujet des visites d'établissements que nous allons effectuer, je crois très important - vous l'avez rappelé, mais j'insiste - de se souvenir que nous n'y allons pas pour désigner à la vindicte publique un certain nombre de responsables. Nous nous y rendons pour examiner quelles nouvelles règles de droit doivent être établies et quels sont les moyens concrets, financiers et humains permettant le respect des règles de droit qui seront fixées. J'ai le sentiment d'une certaine ambiguïté dans la perception de notre travail. Les fonctionnaires de l'administration pénitentiaire doivent se dire « Que va-t-il nous tomber sur la figure ? » et ressentent une injustice dans notre comportement. Notre comportement sera équilibré.

    Dans les établissements pénitentiaires, chacun est privé de liberté, mais selon des situations juridiques extraordinairement différentes et avec des durées de séjour qui posent des problèmes distincts. Jugez-vous opportun une certaine spécialisation des établissements ? Pensez-vous nécessaire l'étanchéité véritable à l'intérieur des grands établissements entre des détenus relevant de régimes différents de détention ?

M. Guy CANIVET : En premier lieu, il faudrait distinguer et traiter à part les détenus atteints de troubles psychiatriques graves. Le nombre croissant de ces détenus est la conséquence d'une politique de santé publique qui impose de ne plus enfermer les personnes atteintes de tels troubles. Celles dont le comportement conduit à la délinquance vont en prison alors que la prison n'est pas adaptée à leur cas. Il faudrait donc transférer les personnes qui relèvent d'un traitement psychiatrique dans des lieux spécialisés et augmenter les capacités de tels établissements en France.

    Comme dans la plupart des grands systèmes pénitentiaires, nous devrions traiter de façon distincte les détenus qui relèvent d'un traitement psychiatrique et ceux qui n'en relèvent pas.

    La spécialisation pourrait, en second lieu, concerner les détenus âgés ; ceux-ci ne représentent pas des effectifs importants mais provoquent un phénomène de « gériatrie pénitentiaire », qui pèse sur l'organisation de certains établissements. Il s'agit de personnes du troisième âge, en prison pour de longues périodes. Certaines sont atteintes d'infirmités importantes. Pour elles aussi, il y aurait lieu de prévoir des établissements spécialisés si l'on juge opportun de continuer à détenir des personnes dans une telle situation.

    Une troisième catégorie concerne des détenus en fin de peine ou condamnés à de courtes peines ne présentant aucune dangerosité, ni de risque réel d'évasion. Pour eux, la diversification de traitement serait utile. Elle répondrait aux règles d'une bonne gestion, puisque les dépenses de sécurité représentent le poste budgétaire le plus important des établissements pénitentiaires. Ces personnes pourraient être incarcérées dans des établissements moins sécurisés, donc moins coûteux en construction et en gestion.

    Il faudrait, encore, dans tous les cas, placer les mineurs dans des quartiers séparés.

    La nécessité de séparer les détenus primaires de ceux qui ne le sont pas, comme les condamnés des détenus provisoires, est depuis longtemps objet de débat. Ces distinctions sont-elles pertinentes ? J'avoue avoir quelques difficultés à répondre ; vous rencontrerez des experts plus qualifiés sur ce sujet.

M. Louis MERMAZ : Monsieur, votre personnalité, votre autorité morale, votre fonction donnent une importance capitale à vos propos qui n'en sont que plus terrifiants. Quand on voit ce qu'est le système pénitentiaire, on imagine que les magistrats doivent faire des cauchemars la nuit quand ils ont envoyé des prévenus ayant commis des délits ou des crimes dans de telles conditions de détention.

    Je me souviens, il y a quelques années, d'un jeune magistrat qui avait fait sensation puisque, ayant eu connaissance des conditions de détention au dépôt du Palais à Paris, il avait élargi des prévenus. En revanche, l'administration ne l'avait pas autorisé à visiter le dépôt. Depuis ce scandale, quelques mesures d'hygiène ont été prises en ce lieu.

    Indépendamment du juge de l'application des peines et du procureur, les magistrats dans leur ensemble, dont vous avez dit qu'il leur était plus facile en province de suivre les condamnés, ont-ils encore une possibilité et une volonté de suivre le détenu jusqu'à son lieu de détention ? Une prise de conscience est-elle à l'_uvre dans la magistrature ?

    Les responsabilités restent bien entendu partagées, dans la mesure où les magistrats appliquent les lois que nous votons. Si nos lois sont trop sévères et ne reflètent pas l'évolution de la société, le gouvernement et le législateur doivent commencer par s'en prendre à eux-mêmes.

    Constate-t-on une prise de conscience dans la magistrature de la nécessité d'aller de plus en plus vers des alternatives à l'enfermement ? Vous avez vous-même posé la question: la prison pour quoi faire ? Pour des gens qui ne seraient pas dangereux pour la société, qui ne sont pas des criminels, auquel cas leur libre circulation poserait des problèmes évidents, les alternatives peuvent se développer. Quel est l'état d'esprit de la magistrature sur cette évolution des sensibilités ?

M. Guy CANIVET : Les juges d'instruction sont tous confrontés, je le crois, au problème moral que posent les décisions d'incarcération. Aucun juge d'instruction, quel qu'il soit, ne place en détention de gaieté de c_ur et surtout, aucun d'eux ne se désintéresse du sort des détenus dans les établissements où ils se trouvent.

    La lecture de la correspondance entre la prison et les juges d'instruction révèle que ces juges portent davantage d'attention qu'on ne le dit aux traitements médicaux et aux conditions de vie des détenus. Je ne crois pas que l'on puisse dire qu'ils s'en désintéressent. L'enseignement de ces fonctions par l'école nationale de la magistrature prend largement en compte l'apprentissage de la décision d'incarcérer. Personne ne place en détention, surtout un prévenu primaire, sans se poser de questions et sans prendre un minimum de précautions élémentaires. C'est un problème de conscience personnelle. Je puis vous dire que j'ai vécu avec beaucoup de difficultés morales les fonctions de juge d'instruction que j'ai exercées pendant presque quatre ans. A l'époque, le cabinet dont j'avais la charge comptait en moyenne 70 détenus et j'étais en permanence préoccupé de la situation de ces personnes qui, par ma décision, se trouvaient en maison d'arrêt. Je ne pense pas être une exception à cet égard.

    Il faut travailler inlassablement avec les magistrats pour passer de la culture de l'emprisonnement à celle des moyens alternatifs. Notre culture de juge s'est forgée à l'expérience d'une époque où tous les problèmes d'ordre public et de délinquance se résolvaient par l'emprisonnement. Depuis une vingtaine d'années, nous avons réalisé beaucoup de progrès avec l'instauration du contrôle judiciaire, des peines de travail d'intérêt général et d'autres formes de substituts à l'emprisonnement. Nous devons poursuivre cette évolution. Le comportement des magistrats n'est jamais que le reflet de l'opinion publique face à la prison. Il convient de leur faire parcourir un chemin juridique, moral, conceptuel et philosophique avec les moyens dont nous disposons : formation, réflexion collective, évaluation objective des résultats, etc.

    Enfin, c'est à partir du moment où les substituts à l'emprisonnement seront crédibles tant pour le juge que pour l'opinion publique que les magistrats y auront recours. Tout un courant de doctrine vient rappeler que, pour une catégorie de délinquants, la prison est la seule solution, non pour des raisons de sécurité, mais pour des raisons pédagogiques. À un certain moment, face à un comportement de délinquant, il faut opposer la contrainte. Telle est, dit-on, la vertu pédagogique de la prison. A la violation de la loi répond la privation de liberté. Pour être précis et synthétique, je crois nécessaire une réflexion des magistrats et de l'opinion sur la prison. La loi sur la présomption d'innocence y incitera, notamment en distinguant la fonction d'instruction de la décision de détention. Une loi pénitentiaire permettrait davantage encore un débat d'opinion sur cette question.

Mme Nicole BRICQ : J'ai été très intéressée par la partie diagnostic et observation du rapport qui décrit longuement l'exemple canadien.

    Ma première question porte sur l'intervention du citoyen. Le système carcéral, tel que nous le découvrons petit à petit, existe dans la mesure où la société l'accepte. Ce n'est pas uniquement une question d'intervention législative. L'exemple canadien présente le système des comités consultatifs de citoyens qui est rattaché aux services correctionnels. Curieusement, vos préconisations ne retiennent nullement cette piste, puisque vous y substituez un nouveau corps de fonctionnaires, directement rattachés au ministre de la Justice, nommés par lui et dont le déroulement de carrière est déjà prévu. Les médiateurs de prison composent donc un nouveau corps, dont on voit bien qu'il ne puisse être issu que de l'administration de la justice. Pourquoi ne pas avoir retenu cette piste au moins comme piste de travail, pour faire porter plus loin le regard du citoyen, qui me semble essentiel dans cette affaire ?

    Ma seconde question porte sur une autre idée, à peine évoquée, puis oubliée. Vous avancez l'idée que la création d'un contrôle extérieur appelle une plus grande autonomie laissée aux chefs d'établissement et, là, vous proposez une idée sacrilège : la transformation des établissements pénitentiaires en établissements publics administratifs. Sitôt après, vous refermez cette voie, en précisant que telle ne serait pas votre mission. Je pense que l'idée mérite d'être développée. Plus on contrôle, plus on doit donner une autonomie parallèle. Pourquoi avez-vous si vite refermé cette porte ?

M. Guy CANIVET : L'idée d'un regard citoyen sur la prison est une idée forte et s'il vous est apparu que nous ne l'avions pas suffisamment exprimée dans le rapport, je le regrette.

Nous avons proposé des comités de délégués du médiateur qui seraient composés de citoyens qui participeraient bénévolement à la vie pénitentiaire. Je crois cette idée très féconde. Il faut que les citoyens fréquentent la prison pour voir ce qui s'y passe et soient les garants de sa transparence. C'est à partir de ce regard extérieur, de cette présence neutre, qu'un meilleur climat sera possible dans les prisons. Voilà pourquoi nous avons proposé ces comités de délégués du médiateur, citoyens présents en permanence pour être les interlocuteurs des détenus et qui joueront, éventuellement, le rôle d'intermédiaire entre ceux-ci et l'administration pour régler des conflits mineurs. Nous avons découvert cette idée en étudiant les systèmes étrangers, canadien, britannique, néerlandais et essayé de la prendre en compte.

    Votre deuxième question évoque un débat intense au sein du groupe de travail. La possibilité de transformer les établissements pénitentiaires en établissements publics est déjà prévue par la loi. Il appartient au ministre de la justice d'étendre, s'il le souhaite, cette possibilité.

    Il est vrai qu'il nous est apparu qu'un contrôle fort sur les prisons devait s'accompagner d'une responsabilité et d'une autonomie accrues des chefs d'établissements, ne serait-ce que pour mobiliser les personnels sur des objectifs, engager un dialogue social et une politique de gestion des ressources humaines au niveau même de la prison, enfin, avoir les moyens de procéder aux aménagements nécessaires dans les établissements. Mais cette question divise fortement les organisations représentatives des personnels pénitentiaires. Dans les annexes du rapport, figure une lettre de démission du représentant de la CGT, précisément parce que nous avons examiné la transformation des prisons en établissements publics.

    Nous n'avons pas poussé plus loin la réflexion, faute d'accord entre les membres de la commission, ce que j'ai personnellement regretté.

M. Bruno LE ROUX : Je m'associe bien volontiers au concert de satisfaction et de louanges qui ont suivi la publication de votre rapport.

    J'ai été rendu hier destinataire - sans doute en qualité de rapporteur du texte sur la commission de déontologie de la sécurité - d'un document d'un syndicat pénitentiaire clouant au pilori vos propositions en matière de contrôle et ramenant tout ce qui pouvait être fait de positif à la commission nationale de déontologie de sécurité.

    Je partage votre avis sur la totale complémentarité de ces deux structures ; d'où ma première question. Vous avez noté que les syndicats étaient très majoritairement favorables à la commission nationale de déontologie de sécurité. Avez-vous perçu une évolution dans le travail que vous avez mené avec eux sur le contrôle et sur vos propositions ? Y a-t-il aujourd'hui des propositions moins majoritairement acquises ou des débats forts qui traversent les organisations ?

    Robert Pandraud déclarait que vous aviez fait de la sous-traitance pour notre commission d'enquête. Nous avons d'autres sous-traitants, par exemple le rapport de 1989 de Gilbert Bonnemaison, que vous citez d'ailleurs et qui présentait cent propositions. C'est un rapport rédigé après les événements de l'automne 1988. Avez-vous procédé à une analyse de ces rapports précédents et des raisons pour lesquelles ils n'ont donné que peu de résultats ? Le contexte d'aujourd'hui peut-il nous laisser percevoir une mise en _uvre plus large des propositions formulées ?

M. Guy CANIVET : Lors de la création du groupe de travail, la démarche de Mme la ministre de la justice a consisté à associer à la réflexion les représentants de toutes les organisations professionnelles pénitentiaires. Je me suis donc senti l'obligation de conduire ce groupe dans sa composition initiale jusqu'au terme des propositions et j'ai beaucoup regretté de n'y être pas totalement parvenu, et ce, à mon avis, pour deux raisons. La méthode de travail collective que j'avais imaginée - beaucoup d'auditions, beaucoup de visites d'établissements, un voyage à l'étranger - supposait que chacun progresse au même rythme pour aboutir à des positions communes. Or, rapidement, certaines organisations syndicales ont pratiqué l'alternance, n'envoyant jamais la même personne aux séances, empêchant ainsi toute continuité dans la réflexion. Une autre organisation a été peu présente. L'une d'entre elles, en janvier, a fait connaître qu'elle n'estimait pas pouvoir continuer de participer aux travaux de la commission à la suite à la publication du livre du docteur Vasseur et à l'absence de réaction, selon elle satisfaisante, du ministre de la justice. Elle a, par ailleurs, exprimé sa désapprobation sur les mécanismes de médiation entre le détenu et l'administration pénitentiaire que nous avons proposés.

    Une autre organisation syndicale a manifesté son opposition à l'évocation même de l'idée d'établissement public et, pour cette raison, n'a pas souhaité figurer dans la liste des membres de la commission ayant remis le rapport, tout en précisant qu'elle en partageait les conclusions. Enfin, une autre organisation qui a participé aux travaux jusqu'au bout et qui, lors de notre dernière délibération, a approuvé les propositions du rapport, a finalement fait savoir qu'elle s'en détachait pour des raisons de sécurité.

    La démarche suivie visait cependant à faire émerger une position de l'ensemble du groupe, y compris les organisations professionnelles. Pour des raisons qui peuvent se comprendre, ce projet n'a pu aboutir. Il est donc nécessaire, si on veut poursuivre, d'engager un travail d'explication et de débat qui devrait permettre à l'administration pénitentiaire de progresser dans le dialogue social.

    Nous avons pris en compte l'ensemble des travaux antérieurs : tous les rapports déposés comme toute la doctrine que nous avons pu trouver. L'une des richesses de ce travail est d'avoir tout exploré avant de proposer des solutions. Les raisons pour lesquelles les rapports précédents n'ont pas été suivis d'effets tiennent, me semble-t-il, à l'intérêt épisodique de l'opinion publique et, peut-être, de la représentation nationale pour les prisons. A des paroxysmes d'intérêt succèdent de longues périodes d'indifférence. Pour cette raison, je suis convaincu que le mérite d'un contrôle général indépendant sera d'instaurer une vigilance permanente et de permettre une continuité dans le suivi d'un programme pénitentiaire. Une action continue suppose la définition d'un programme et l'instauration de mécanismes veillant à sa réalisation.

M. Robert PANDRAUD : Pour assurer une meilleure concertation avec les organisations professionnelles, il conviendrait de retarder les calendriers des élections aux commissions paritaires qui constituent le plus sûr moyen de développer des propositions démagogiques.

    D'élections politiques en élections professionnelles, il est très difficile de prendre des responsabilités en la matière. Dans l'année qui précède les élections aux comités paritaires, il faut attendre et voir venir !

M. Guy CANIVET : Les élections professionnelles ont eu lieu pendant les travaux de la commission.

M. le Président : Merci de votre venue et de vos réponses précises.

Audition de M. Daniel FARGE,
magistrat, Président de la Commission sur la libération conditionnelle

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 9 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Daniel FARGE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. À l'invitation du Président, M. Daniel Farge prête serment.

M. le Président : Monsieur, vous avez récemment rédigé un rapport sur les questions touchant à la libération conditionnelle, sujet qui intéresse notre commission car la réduction du nombre de libérations conditionnelles a des conséquences de tous ordres, notamment sur la surpopulation carcérale. Nous avons eu communication de votre rapport. Peut-être pourriez-vous souligner ce qui est essentiel à vos yeux avant que nous vous posions quelques questions.

M. Daniel FARGE : La commission que j'ai été chargée d'animer a été saisie par Mme La ministre de la Justice le 21 septembre 1999. Il s'agissait, selon la lettre de mission, de rechercher les moyens de relancer le recours à la libération conditionnelle.

    La libération conditionnelle est une mesure très ancienne dans notre droit, puisqu'elle date de 1885, année où, paradoxalement, a été votée la loi sur la relégation . Ceci démontre bien la vision dichotomique de l'époque quant à la délinquance : d'un côté, les délinquants définitivement perdus ; de l'autre, ceux que l'on pouvait espérer reclasser.

    Depuis 1970, on constate un dépérissement très inquiétant de la libération conditionnelle. D'aucuns ont même envisagé sa suppression à plus ou moins long terme.

    Dans l'état actuel du droit, la libération conditionnelle est décidée par le ministre de la Justice pour les peines supérieures à cinq ans. Or, en 1997 et 1998, seulement 9 à 10 % des détenus qui pouvaient être proposés à la libération conditionnelle l'ont été par les juges de l'application des peines au Garde des Sceaux.

    Il convient également de savoir - ce qui est très significatif, je crois, de l'état d'esprit qui règne actuellement dans les établissements pénitentiaires quant à la libération conditionnelle - que 20 % des détenus proposables ont refusé d'être proposés à la libération conditionnelle, ce qui est singulier.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Daniel FARGE : Parce que la libération conditionnelle est aujourd'hui considérée comme une sorte de faveur céleste. Elle s'apparente à une forme de grâce, au point que les gens n'y croient plus. En outre, le système des réductions de peine non individualisées est tel que les détenus, après avoir procédé à un calcul, préfèrent sortir totalement libres sans mesures de contrôle ni de surveillance.

    Il faut savoir que cette année certains détenus ont pu obtenir treize mois sur douze de réduction de peine. 95 % ou 98 % des détenus bénéficient, tous les ans, de trois mois de réduction pour bonne conduite. Les mesures exceptionnelles - deux mois de réduction - concernent en réalité 80 % des détenus. Il faut y ajouter deux mesures, dont sont exclus un certain nombre de condamnés, notamment les délinquants sexuels et les trafiquants de drogue : les grâces du 14 juillet qui vont de deux à quatre mois et celles de quatre mois qui ont été décidées à l'occasion de l'an 2000.

    Ces réductions de peine expliquent que le moment de la libération conditionnelle intervient beaucoup trop tard, beaucoup trop près de la date de sortie.

    Pour en revenir aux chiffres, les décisions d'admission n'ont fait que diminuer. En ce qui concerne les décisions du garde des Sceaux, le taux d'admission est passé de 64 % à 30 % entre 1970 et 1999.

    Si l'on considère que seulement 10 % des détenus sont proposés et que seuls 30 % de ces 10 % bénéficient de la libération conditionnelle en ce qui concerne les longues peines, on s'aperçoit, très vite, que le chiffre des libérés conditionnels est extrêmement restreint.

    S'y ajoute la question, qui n'est pas nouvelle, mais qui s'est beaucoup accentuée ces dernières années des condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité, car, entre 1970 et 1999, le nombre de ces condamnés est passé de 305 à 597. Parallèlement, les décisions de commutation des peines perpétuelles en peines à temps ont diminué pour devenir quasiment inexistantes ces dernières années. Dans beaucoup de centres de détention et de maisons centrales, cela a créé une certaine désespérance chez de nombreux condamnés.

    Pourtant, il est acquis, à la suite de diverses études, dont l'une menée par Annie Kensey et Pierre Tournier, que la libération conditionnelle est un facteur très important de prévention de la récidive. Les chiffres peuvent être simplifiés de la façon suivante : la récidive varie du simple au double entre les détenus libérés conditionnellement et ceux libérés à la fin de leur peine. L'incidence du mode de sortie de prison sur les nouveaux passages à l'acte, de quelque nature qu'ils soient, fait ressortir cette même différence.

    Il convient donc de s'interroger sur les causes du dépérissement de la libération conditionnelle.

    Incontestablement prévaut, en premier lieu, un facteur conjoncturel. En l'état actuel des textes, l'article 729 du code de procédure pénale, dont la rédaction n'a pas varié depuis 1972, prévoit que peuvent bénéficier d'une libération conditionnelle les condamnés qui présentent « des gages sérieux de réadaptation sociale ».

    Cette notion date d'une période de grande expansion économique. Elle ne pouvait être comprise qu'au regard d'un critère essentiel qui tenait à la possibilité de disposer d'une activité professionnelle. Dès lors, tous les acteurs de la libération conditionnelle que ce soit les travailleurs sociaux, les autorités de décision ou les condamnés eux-mêmes ont axé leur démarche en fonction de cette principale exigence d'activité professionnelle. La crise économique n'a pas modifié cette perception restrictive. Il s'en est nécessairement suivi une forte diminution des mesures.

    Le deuxième facteur à prendre en compte est l'évolution de la population pénale. J'ai entendu le premier président Canivet en faire état en réponse à vos questions. On assiste à un accroissement très fort des peines, qui tient, me semble-t-il, à l'accroissement des infractions sexuelles et à cette conception moderne qui consiste à livrer à la justice des personnes dont la médecine psychiatrique ne peut ou ne veut pas s'occuper. L'augmentation de la délinquance et des peines prononcées en matière de trafic de stupéfiants joue également. Je pense que ce deuxième facteur explique le dépérissement.

    Enfin, le dépérissement de la libération conditionnelle s'explique aussi par les modalités d'exécution des peines privatives de liberté, notamment par l'effet des réductions de peine qui ne sont pas individualisées et qui présentent quasiment toutes un caractère automatique.

    La libération conditionnelle se trouve en concurrence très forte avec d'autres modes d'aménagement des peines, qui sont autrement plus souples. Je pense à la semi-liberté pour les peines courtes ou moyennes et surtout au placement à l'extérieur, ce que l'on appelle « le placement sur les chantiers extérieurs ».

    Dès lors qu'un détenu condamné à une longue peine remplit les conditions pour être présenté à la libération conditionnelle et dès lors qu'il ne lui reste pas plus de trois ans de détention à accomplir, la possibilité de placement à l'extérieur existe. Les juges de l'application des peines y recourent de plus en plus, parfois même dans des conditions qui peuvent être critiquables, car on connaît des placements à l'extérieur de détenus qui travaillent à cinq cents kilomètres de leur lieu d'incarcération, qu'ils ne regagnent pratiquement jamais. Il s'agit en quelque sorte d'une libération conditionnelle qui se déroule hors de toute contrainte carcérale.

    On ne peut raisonnablement nier que la libération conditionnelle en ce qu'elle consacre la volonté de réinsertion du condamné et en ce qu'elle organise sa libération anticipée dans des conditions de contrôle et d'assistance est une mesure destinée à prévenir la récidive.

    L'une des propositions de la commission sur la libération conditionnelle serait que le législateur affirme, en exergue d'une nouvelle loi, que le rôle de la libération conditionnelle est précisément de prévenir la récidive et de favoriser la réinsertion.

    L'opinion publique, encline par nature à la sévérité, ne serait peut-être pas insensible à cette idée si la loi l'exprimait de façon ostensible. L'expérience récente des contrats locaux de sécurité montre, dans un contexte particulier - local il est vrai - que les citoyens français, lorsque l'on prend soin de les informer, ne sont pas nécessairement hostiles à un traitement de la délinquance autre que carcéral.

    Nous savons aujourd'hui que la libération conditionnelle est possible lorsqu'un condamné présente des gages sérieux de réadaptation sociale. La commission a pensé qu'il fallait supprimer cette formule et que deux directions pouvaient être envisagées.

    Il convient d'indiquer, préalablement, qu'il n'est pas paru opportun à la commission, même si elle en a débattu, de proposer que la libération conditionnelle revête un caractère automatique, ce qui existe dans certains pays et dans certains cantons suisses. Lorsque les condamnés sont arrivés aux deux tiers de leur peine, ils sont automatiquement, sauf cas particuliers, placés en libération conditionnelle. La commission a considéré qu'une telle automaticité était contraire à l'esprit même de la libération conditionnelle qui doit exiger de la part du futur libéré conditionnel une démarche personnelle de réinsertion.

    Si l'on admet que la formulation prévoyant l'existence de gages sérieux de réadaptation sociale doit être supprimée, on peut donc envisager deux directions : la première consiste à énoncer simplement que la libération conditionnelle est un mode normal d'exécution de la peine qui peut être mis en _uvre sous certaines conditions de délais. La seconde conduirait à préciser que la libération conditionnelle peut être accordée en fonction de divers critères tenant notamment - ces critères ne seraient pas limitatifs - à l'exercice d'une activité professionnelle, à l'assiduité à un enseignement ou à une formation professionnelle, à la vie familiale, à la nécessité de subir un traitement. Exprimer cela dans la loi serait peut-être le moyen d'élargir de façon explicite les critères actuels d'octroi qui sont entendus de façon restrictive, c'est-à-dire comme un emploi et un hébergement et ainsi la libération conditionnelle pourrait concerner d'autres condamnés que ceux qui peuvent actuellement en bénéficier. Je pense aux personnes malades, aux personnes handicapées, aux personnes âgées, celles-ci étant de plus en plus nombreuses dans nos établissements pénitentiaires, précisément en raison de l'accroissement de la délinquance sexuelle.

    La loi prévoit aujourd'hui que la libération conditionnelle peut être accordée lorsque le détenu est arrivé à la moitié de sa peine ou aux deux tiers de celle-ci s'il est récidiviste. Il faudrait que la loi exprime clairement que ce délai de moitié doit prendre en compte les réductions de peine intervenues, car, à l'heure actuelle, subsistent des ambiguïtés et des pratiques différentes selon les juges de l'application des peines. Le comité consultatif de libération conditionnelle, que je préside, a lui-même une doctrine selon laquelle la libération conditionnelle ne peut être envisagée qu'à mi-peine effective.

    Actuellement, le juge de l'application des peines est compétent pour accorder la libération conditionnelle lorsque la peine est inférieure ou égale à cinq ans ; au-delà le ministre de la Justice devient compétent après consultation du comité consultatif de libération conditionnelle. Comme son nom l'indique, ce comité est simplement consultatif et sa consultation n'est pas même obligatoire. Bien que facultative, elle a lieu dans 90 % des cas. Lorsqu'elle n'a pas lieu, ce sont pour des raisons d'urgence ou parce que l'on est au mois d'août, période au cours de laquelle le comité ne se réunit pas.

    La commission a proposé de donner compétence au juge de l'application des peines seul, pour les peines allant jusqu'à dix ans et, au-delà, de confier cette compétence à une juridiction du tribunal de grande instance, qui serait présidée par le juge de l'application des peines ou, au moins, à laquelle ce dernier appartiendrait. Les assesseurs pourraient être, soit deux magistrats professionnels, soit - et l'idée a été jugée louable par un grand nombre de membres de la commission - deux assesseurs citoyens qu'il faudrait recruter selon des modalités à déterminer. Ces modalités pourraient s'inspirer de celles qui président actuellement au recrutement des assesseurs des tribunaux pour enfants. Nous avons pensé qu'associer directement le peuple français à de telles décisions pouvait présenter un très grand intérêt. Bien sûr, le système que nous préconisons revient à judiciariser la libération conditionnelle. Le terme de « judiciarisation », déjà difficile à prononcer, de surcroit n'est pas approprié, dans la mesure où on entend plutôt par là cette tendance actuelle à vouloir porter toutes les difficultés devant les tribunaux. Peut-être serait-il préférable de parler de « juridictionnalisation », mais c'est encore plus difficile à prononcer ; nous nous en tiendrons donc à « judiciarisation » ! Celle-ci suppose la disparition du système actuel, dans lequel les décisions du juge de l'application des peines sont des décisions dites « d'administration judiciaire » et celles du ministre de la justice des décisions d'un ministre après consultation du comité consultatif. Il faudra prévoir des audiences obéissant aux règles habituelles de la procédure pénale.

    Il faudra prévoir que les avocats pourront intervenir, car, jusqu'alors, le domaine de la libération conditionnelle leur échappe. Il y a certainement là, pour les jeunes avocats, un large champ de compétence qui pourrait les intéresser et qui, ainsi, contribuera à la relance de la libération conditionnelle.

    Il faudra également prévoir des voies de recours ouvertes tant au ministère public qu'au condamné lui-même. Nous avons envisagé deux solutions. La première consiste à porter les appels devant la chambre des appels correctionnels, composée de trois magistrats professionnels et qui serait présidée par le conseiller à l'application des peines, car il en existe un, parfois plusieurs, dans chaque cour d'appel. Une telle solution aurait le mérite d'opérer une uniformisation, car, pour l'heure, c'est la chambre des appels correctionnels qui est la juridiction d'appel s'agissant du suivi socio-judiciaire, créé par une loi de 1998 et pour la surveillance électronique, non encore mise en _uvre, faute, à ce jour, de décret d'application.

    La deuxième solution serait de prévoir comme juridiction d'appel une juridiction nationale, calquée sur le modèle de l'actuel comité consultatif de libération conditionnelle, ce qui présenterait le mérite d'associer un grand nombre de personnes différentes. En revanche, ce système reproduirait l'extrême lourdeur qui caractérise actuellement le fonctionnement du comité consultatif. En effet, celui-ci n'émet que rarement un avis avant sept ou huit mois, compte tenu des nécessités d'instruction qui mettent en jeu deux directions du ministère de la Justice. Il faut pratiquement un an avant d'obtenir, pour les longues peines, une décision de libération conditionnelle, ce qui nécessairement, compte tenu des réductions de peine que j'évoquais précédemment, aboutit à ce que des détenus mis en libération conditionnelle, ne feront, en fait, l'objet d'un contrôle et d'une surveillance que pendant quelques mois, car la fin de leur peine est extrêmement proche.

M. le Rapporteur : J'ai écouté avec grande attention votre intervention et je retiens deux éléments.

    Tout d'abord, je note le paradoxe tel que vous l'avez défini. Vous avez additionné toutes les réductions de peines possibles dont pouvait profiter un détenu, mais il y a toujours autant de personnes en prison, alors que le flux des entrées reste à peu près stable depuis quelques années. Je parle bien du flux et non du nombre de personnes, car c'est l'allongement des peines qui a engendré une surpopulation dans les prisons.

    Ensuite, j'ai retenu les solutions qui pourraient être préconisées pour améliorer l'attribution des libérations conditionnelles. La complexité de la méthode, aboutit à ce que, ainsi que vous venez de le souligner en conclusion de votre propos, sept à huit mois sont nécessaires pour prendre une décision pour les longues peines. Dans certains cas, la durée d'examen du dossier correspond à la réduction de peine, voire est supérieure à la libération conditionnelle dont aurait pu bénéficier la personne détenue.

    Vous avez dit un petit mot sur l'utilisation du bracelet électronique, précisant qu'à votre connaissance aucune décision n'avait été prise sur son utilisation. Quel est votre sentiment sur ce point ? Qu'est-ce qui retient aujourd'hui l'administration pénitentiaire ou la chancellerie de ne pas envisager l'usage du bracelet électronique comme méthode de contrôle de la libération conditionnelle ?

M. Daniel FARGE : Dans le rapport, nous avons préconisé d'ajouter aux mesures de contrôle la surveillance électronique. J'avoue néanmoins ne pas savoir pourquoi le texte n'entre pas en application. Je pense qu'il finira par être appliqué, du moins je l'espère.

    Il faut toutefois préciser que dans l'état actuel du texte, le bracelet électronique n'a été prévu que comme substitut à de courtes peines d'emprisonnement, non comme moyen de contrôle de la détention provisoire.

M. le Rapporteur : Dans le texte que nous venons d'adopter en première lecture sur la présomption d'innocence, nous avons introduit cette nouvelle possibilité. Mais il n'est pas adopté définitivement.

    J'aurais souhaité recueillir votre sentiment sur ce sujet.

M. Renaud DONNEDIEU DE VABRES : Répondez comme si la presse n'était pas là.

M. Daniel FARGE : Je pense qu'il s'agit d'une excellente mesure.

Mme Nicole BRICQ: Quels sont les blocages ?

M. Daniel FARGE : Je les ignore.

M. le Président : Quelqu'un ici aurait-il une idée, mis à part l'inertie trop connue ?

M. Daniel FARGE : Peut-être peut-on s'interroger sur la détention provisoire. Après avoir créé le contrôle judiciaire, destiné à limiter la détention provisoire, on s'est très vite aperçu que si le contrôle judiciaire avait limité la détention provisoire, il avait aussi empiété sur la liberté, parce que des personnes qui n'auraient pas été mises en détention provisoire se voyaient nanties d'un contrôle judiciaire. On peut penser, du moins en matière de détention provisoire, que le bracelet électronique risque de conduire à la même situation. Mais j'ignore si c'est là un facteur de blocage, je ne le crois pas.

M. le Président : Je n'ai pas non plus ce sentiment. Votre hypothèse se fonderait sur l'idée qu'il risquerait d'y avoir davantage de condamnations « au bracelet électronique ».

M. Daniel FARGE : Je pensais au bracelet électronique en matière de détention provisoire en faisant le rapprochement avec le contrôle judiciaire.

M. le Président : C'est l'une des questions que nous poserons à ceux qui en sont directement responsables, c'est-à-dire l'administration et le ministère de la Justice. Réaffirmons ici que c'est la loi de la République, le moins étant qu'elle soit appliquée.

M. Jacky DARNE : Comme vous, je suis convaincu que la libération conditionnelle est très utile pour éviter la récidive. Elle suppose un certain nombre de conditions. Vous en avez évoqué quelques-unes, sur lesquelles je voudrais vous interroger. Il s'agit d'une relation personnelle avec le condamné, d'une invididualisation de la peine, beaucoup plus que d'une réduction de peine générale qui relève d'autres logiques. Or, qui dit « individualisation » dit « moyens humains ». Ma question revêt donc deux aspects.

    Tout d'abord à l'intérieur de la prison les travailleurs sociaux ont-ils la capacité de suivre les problèmes particuliers des détenus ? Pour avoir dialogué avec certains d'entre eux, j'ai été frappé par leur difficulté à trouver des réponses à des questions - qui se posent d'ailleurs pour des sorties de prison, indépendamment de la libération conditionnelle - telles qu'offrir un logement à un mineur qui doit sortir. Si la libération conditionnelle ne prend pas en compte ce type de contraintes, alors elle échouera. Il faut donc que les travailleurs sociaux ne suivent pas un nombre de dossiers ou un nombre démesuré de personnes. Les chiffres portés à ma connaissance jusqu'ici me paraissent incompatibles avec une plus grande efficacité de cette mesure.

    Disposez-vous d'indications sur le nombre et la capacité des travailleurs sociaux à suivre ces dossiers?

    De façon complémentaire, la libération conditionnelle suppose une relation entre la prison et l'extérieur, donc un travail commun. Vous avez évoqué, à l'instar de M. le président Canivet, l'exemple des contrats locaux de sécurité qui présentent la caractéristique de permettre un partenariat. Cette politique des contrats locaux de sécurité est aisée, parce qu'elle recouvre un territoire communal où les acteurs se retrouvent facilement. Quand il s'agit de condamnés appartenant à une commune et dispersés dans différents établissements, les relations sont plus compliquées à établir. Que pensez-vous des relations institutionnelles en vigueur entre l'extérieur et l'intérieur, au sein du système éducatif, entre les groupements d'employeurs, entre les travailleurs sociaux de territoire par rapport à ceux de la prison ? Quelles sont les voies sur lesquelles travailler pour permettre une libération conditionnelle donnant les meilleurs gages de réussite ?

M. Daniel FARGE : Il faudrait d'abord que les travailleurs sociaux pénitentiaires croient à nouveau à la libération conditionnelle. Ils n'y croient plus guère du fait de son dépérissement progressif et de sa quasi-disparition.

    L'articulation entre ce qui doit se passer en détention et ce qui doit se passer à l'extérieur est fort difficile. Même en voulant à tout prix relancer la libération conditionnelle, il est difficile de libérer des personnes qui n'auraient pas au moins un hébergement. Il est tout aussi vrai qu'il existe en France des structures associatives très fortes sur lesquelles on pourrait s'appuyer davantage. Il existe de nombreux établissements qui permettraient de recueillir, au moins temporairement, des libérés conditionnels. La crédibilité de la libération conditionnelle tient à son exécution et au sérieux avec lequel les mesures de contrôle et d'assistance sont exercées. La commission a souhaité ardemment un renforcement des travailleurs sociaux à l'extérieur.

M. Michel HUNAULT : M. le conseiller vous avez parlé des espérances de nombreux condamnés et des causes de dépérissement de la libération conditionnelle. Permettez-moi de rappeler que la libération conditionnelle est une faculté, en aucun cas un droit.

    Vous avez évoqué les conclusions de la commission que vous avez présidée en disant que vous souhaitiez que la libération conditionnelle soit un mode normal d'exécution de la peine. Ce n'est pas un point de vue forcément partagé par tous, en premier lieu par moi-même.

    Vous avez aussi rappelé le mécanisme des réductions de peine, disant qu'elles étaient automatiques. Il faudra être très prudent en parlant de libération conditionnelle, puisque, en l'état actuel des choses, on ne prend pas en compte la dangerosité du condamné. Vous avez expliqué que le juge d'application des peines était compétent pour les condamnés à des peines de moins de cinq ans et que, au-delà, cette compétence relevait du garde des sceaux sur proposition du comité consultatif de libération conditionnelle. Nous avons eu un débat fort intéressant avec Mme le garde des sceaux sur ce sujet. Je prendrai le même exemple qu'au cours du débat dans l'hémicycle. L'opinion publique était très choquée voilà plus de deux ans de voir que dans le Nord, deux femmes avaient été violées, étranglées, puis enterrées dans les dunes. Les coupables étaient des récidivistes. Ils avaient été condamnés par la cour d'assises à seize ans de réclusion criminelle. Ils ont commis cet acte huit ans après. Ils étaient sortis. L'opinion publique est choquée que la libération conditionnelle puisse bénéficier à des criminels sexuels. C'est pourquoi je pense nécessaire de rester très mesuré lorsque l'on parle de libération conditionnelle et estime que le législateur doit prendre en compte la dangerosité du condamné. On ne peut traiter tous les condamnés de la même façon. Il en est de plus dangereux que d'autres. Il est vrai que si nous sommes réunis ici au sein de cette commission d'enquête, c'est que nous sommes tous animés du même désir de voir la situation s'améliorer, désireux que, au-delà de la peine de privation de liberté, n'interviennent ni brimades quotidiennes, ni viols, etc. Mais, de grâce, ne donnons pas non plus l'impression de vouloir, au-delà de l'automaticité des réductions de peines, faire de la libération conditionnelle une mesure automatique, sans quoi nous choquerions l'opinion. Mettez-vous à la place des parents des victimes, d'autant que l'on connaît le taux de récidive des criminels sexuels. L'opinion est très choquée et s'interroge quand il s'agit d'un récidiviste qui n'a pas accompli la moitié de sa peine.

    Puisque vous avez donné votre point de vue en incitant le législateur à changer la loi, je me permets de préciser qu'il s'agit d'un point de vue qui vous est personnel.

M. Daniel FARGE : C'est le point de vue de la commission.

M. Michel HUNAULT : Et qui peut être partagé par certains de mes collègues parlementaires, mais, puisque le garde des sceaux, pour certains cas, dont celui que j'ai rappelé, a permis la libération conditionnelle après l'avis et à la demande du comité consultatif que vous présidez avec les résultats que je viens de rappeler, je pense que la prudence est de mise en la matière.

M. le Président : Je rappelle que M. Farge est ici en tant que président de la commission qui a travaillé sur le sujet de la libération conditionnelle. Vous exprimez, mon cher collègue, votre opinion personnelle et vous avez raison de le faire. Mais il convient de replacer le débat sur le terrain institutionnel.

M. Daniel FARGE : D'autant que je croyais avoir dit que la commission avait refusé l'automaticité de la libération conditionnelle. Par ailleurs, il n'est pas exact de dire que la dangerosité des candidats à la libération conditionnelle n'est pas soigneusement examinée. Sachez bien qu'elle l'est, aussi bien par les juges de l'application des peines que par le comité consultatif de libération conditionnelle et, encore dans le système actuel, par Mme la ministre de la Justice.

    Que des libérations conditionnelles se terminent parfois fâcheusement, j'en conviens et je crains que cela ne se reproduise à l'avenir. Cela dit, n'est-il pas préférable de libérer conditionnellement un délinquant sexuel avec des mesures de contrôle et d'assistance un an ou dix-huit mois avant sa sortie prévue que de le libérer en fin de peine sans aucun suivi psychiatrique, par exemple ? On peut se poser sérieusement la question. Il faut garder à l'esprit que les détenus sortent toujours de prison - dans 99 % des cas.

M. Robert PANDRAUD : Il en sort 100 % !

M. Daniel FARGE : Sauf décès en prison, ce qui arrive.

M. Daniel FARGE : L'une des propositions de la commission a été de donner dans tous les cas, quelle que soit la durée de la peine, au juge de l'application des peines la possibilité d'ordonner la libération conditionnelle lorsqu'il reste moins d'un an à accomplir. Ce serait, à mon sens et à celui de la commission, privilégier la nécessité de prévention de la récidive qui passe par des mesures de contrôle et d'assistance, à condition, bien sûr, que ces dernières soient exercées de façon efficace.

M. Robert PANDRAUD : Monsieur, je vous interrogerai sur l'automaticité des libérations conditionnelles pour une certaine catégorie de détenus. Y aurait-il un inconvénient à accorder la libération conditionnelle très largement aux étrangers, après l'accord du consulat pour les accueillir et après qu'ils auraient montré au juge de l'application des peines un billet d'avion ? Cela diminuerait d'autant la population pénale et la récidive, toujours possible, n'interviendrait pas sur le territoire national.

M. Daniel FARGE : Ils n'auraient pas même à présenter un billet d'avion, parce qu'ils sont frappés d'un arrêté d'expulsion. Cela pose la question de la nature même de la libération conditionnelle, qui n'est pas une réduction de peine. Elle suppose un effort personnel de réinsertion de la part du détenu. Le candidat à la libération conditionnelle doit proposer un projet de réinsertion. Il est extrêmement difficile de vérifier la qualité des projets dans les pays étrangers, même s'il existe des conventions internationales.

M. Robert PANDRAUD : C'est leur problème.

M. le Président : La question que soulève M. Pandraud, issue de sa réflexion et de ce que nous avons déjà entendu, est celle-ci : la place des personnes étrangères en situation irrégulière est-elle ou non en prison ? Selon M. Pandraud, la libération conditionnelle pourrait leur permettre de sortir plus rapidement de prison et, le cas échéant, de quitter la France plus vite. Je crois que la question n'est pas directement liée à la libération conditionnelle mais est plus vaste. Nous aurons l'occasion d'en débattre.

M. Robert PANDRAUD : Non, non ! Monsieur le président, ma question est plus générale : je pense à tous les étrangers condamnés pour un crime ou un délit quelconque.

M. Daniel FARGE : Fait significatif, la loi actuelle prévoit que la libération conditionnelle ne peut intervenir sans le consentement du condamné, sauf pour les étrangers précisément. La commission, quant à elle, propose que le consentement soit requis désormais pour tous, y compris pour les étrangers, car cela s'inscrit dans la philosophie de la libération conditionnelle. Cela dit, nous trouverons peut-être une autre solution pour les étrangers.

M. Hervé MORIN : Monsieur le conseiller, lorsque vous avez évoqué l'évolution de la population carcérale, vous avez eu une phrase qui m'a choqué car je n'ai pas dû bien la comprendre. Je reprends vos termes : « On envoie en prison des personnes dont la médecine psychiatrique ne veut plus s'occuper ».

    De deux choses l'une : soit notre régime d'assurance maladie, notre système de santé ne fonctionnent pas et nous savons qu'il est des domaines où c'est effectivement le cas ; soit on incarcère des personnes relevant de la médecine et non de la prison. Les magistrats enverraient donc en prison des personnes qui sont plus ou moins irresponsables. Il me semble qu'il existe une contradiction assez fondamentale dans un régime de droit.

M. Daniel FARGE : Je perçois fort bien cette contradiction. C'est là une conception relativement moderne développée par les psychiatres. On considère aujourd'hui que des personnes qui auraient été jugées irresponsables il y a vingt ou trente ans, au temps de l'article 64 du code pénal, doivent comparaître devant une juridiction. On invoque pour cela l'aspect catharsis, la victime et le reclassement du condamné qui doit prendre conscience de ses actes. Un mouvement _uvre en ce sens. Il ne faut pas se le dissimuler. Et puis les établissements psychiatriques ne gardent aujourd'hui plus grand monde. Il s'agit tout simplement d'une question de prévention sociale.

M. Robert PANDRAUD : C'est le vrai problème

M. le Président : Deux questions se posent : d'une part, l'effet de la disposition qui s'est substituée à l'article 64 du code pénal et d'autre part, le cas des personnes accessibles à des sanctions pénales qui se trouvent psychiatriquement en difficulté. Faut-il qu'elles soient en prison ou dans des établissements de santé ?

M. Daniel FARGE : Les prisons sont peuplées de gens dits « caractériels ».

M. Noël MAMÈRE : Compter des personnes caractérielles n'est pas uniquement le privilège des prisons ! Je voulais m'inscrire dans le sens de ce qu'a dit M. le conseiller :  il ne faut pas attribuer à la libération conditionnelle les tares du système lui-même. Nous avons entendu plusieurs personnes, dans le cadre de nos auditions, exprimer l'idée selon laquelle la culture dominante est celle de l'enfermement et que nous n'avons pas été capables de lui trouver des solutions alternatives.

    Nous avons reçu des représentants des institutions et des associations qui nous ont expliqué de manière très décisive que la récidive naissait principalement en prison de la promiscuité et du fait que l'on ne mise que sur l'enfermement. Je ne puis donc partager ce qui a été dit par M. Hunault, car, pour un cas malheureux qu'il a cité, il serait intéressant de savoir - cela figure d'ailleurs dans le rapport de M. Farge - combien de personnes ont pu se réinsérer.

    Par ailleurs, il nous a été indiqué que le système pénitentiaire français n'intégrait pas dans sa politique le souci de réinsertion. C'est sans doute la raison des défaillances à l'issue des libérations conditionnelles. Celles-ci peuvent s'expliquer par l'absence de politique de réinsertion et de substitution à la peine de prison.

    Enfin, je ne sais ce que M. Pandraud appelle « un étranger ». S'agit-il de quelqu'un sans papiers ou qui n'a pas la nationalité française, qui n'a pas le droit de vote, mais qui vit depuis quarante ans sur le territoire français ?

M. le Président : Le débat entre M. Mamère et M. Pandraud n'est pas ouvert ! Il est à la fois permanent et non ouvert !

M. Noël MAMÈRE : C'est donc un débat qui tourne autour d'une question essentielle, celle de la double peine et de la situation des étrangers.

M. le Président : M. Mamère souligne la question importante de la réinsertion. M. Farge, est-ce que je force votre pensée en disant que l'on attache du prix à la libération conditionnelle, notamment parce qu'elle se calque sur un projet de réinsertion ? En même temps, on pourrait souhaiter que ce projet de réinsertion existât pour tous les détenus, qu'ils fassent ou non l'objet d'une libération conditionnelle.

M. Daniel FARGE : La libération conditionnelle est « la carotte ». C'est aussi un instrument de gestion des prisons, il convient de ne pas se le dissimuler.

M. le Président : Compte tenu de votre expérience de président du comité consultatif, pensez-vous que la prison devrait avoir un rôle de réinsertion pour tous les détenus - même si la carotte existe ?

M. Daniel FARGE : Ce serait, bien sûr, l'idéal.

    Je voudrais dire un mot sur l'accroissement de la délinquance sexuelle, sur laquelle je ne crois pas que l'on porte le meilleur regard. Je ne suis pas certain qu'en considérant tous les délinquants sexuels indistinctement - les pédophiles pervers, les pères incestueux et les violeurs - l'on soit sur la bonne route.

    On a créé le suivi socio-judiciaire, qui est mis en _uvre et va permettre de soumettre à des mesures d'assistance et de contrôle des délinquants sexuels pendant des durées qui pourront atteindre vingt ans. Les cours d'assises prononceront, croyez-le bien, cette peine complémentaire, car c'est extraordinairement rassurant. Puisque le contentieux des cours d'assises - elles prononcent les peines les plus longues - consiste pour 70 % dans la délinquance sexuelle, on peut se poser la question de l'articulation entre le suivi socio-judiciaire et la libération conditionnelle qui fera un peu double emploi, puisqu'il s'agira également de mesures d'assistance et de contrôle.

    Face à cela deux attitudes sont possibles. La première consiste à laisser le détenu purger sa peine jusqu'à son terme, parce que l'on est assuré, grâce au suivi socio-judiciaire, qu'il sera contrôlé et suivi plusieurs années durant. Je crains que ce ne soit la conception qui prévale. La seconde consiste à considérer que le suivi socio-judiciaire court pendant une durée plus longue que la libération conditionnelle et donc à envisager la libération conditionnelle dès qu'elle sera possible.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup, tout à la fois d'être venu et de vos propos.

Audition de Mme Véronique VASSEUR,

médecin chef à la prison de La Santé

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 9 mars)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président,

puis de M. Louis MERMAZ, Vice-président

Mme Véronique VASSEUR est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Vasseur prête serment.

M. le Président : Madame, vous êtes médecin chef à la prison de La Santé, à Paris. Vous avez écrit un livre dont on a beaucoup parlé, qui a fait l'objet de nombreux commentaires. Compte tenu de votre expérience, nous avons pensé utile de vous entendre.

    Pourriez-vous, en quelques mots, évoquer les points que vous estimez essentiels ou, si vous le préférez, nous faire part de votre sentiment à la suite des réactions suscitées par votre livre ? Nous passerons ensuite au jeu des questions-réponses.

Mme Véronique VASSEUR : J'aborderai d'abord la question des locaux, puis celle de la population et enfin celle des mentalités.

    En premier lieu, les locaux.

    Les cellules sont occupées par deux, trois, voire quatre détenus. Cela ne va pas au-delà à la prison de La Santé ; dans certaines prisons, ils sont six. Ces conditions engendrent la promiscuité et la violation de l'intimité. Les wc sont communs et sans cloison. Le manque de douches est à l'origine de nombreux problèmes. Le climat de violence entre détenus, qui encourage le phénomène du caïdat, est entretenu par la surpopulation et les locaux inadaptés. Ce ne sont pas trois coups de peinture et la réfection de la plomberie qui régleront les problèmes, pas plus qu'un programme de reconstruction des prisons. J'ajouterai même que La Santé, bien que vétuste et crasseuse, reste l'une des prisons les plus humaines.

    La population : la prison de La Santé compte 65 % d'étrangers, dont 30 % sont détenus pour infraction à la législation sur les étrangers. Ce sont des personnes qui n'ont, à l'extérieur, absolument pas accès aux soins et pour lesquelles la prison est le seul endroit où ils peuvent se faire soigner. On entend parfois des détenus qui, revenant en prison, déclarent : « J'ai repris six mois ; je vais enfin pouvoir me faire traiter. » C'est dramatique. La prison ne doit pas être perçue comme le lieu où l'on soigne.

    On trouve beaucoup de personnes présentant de graves dérangements psychiques, et l'enfermement n'améliore pas ces pathologies. Il y a également des psychopathes, des personnes de plus en plus âgées et de nombreux toxicomanes - de 25 à 30 % de toxicomanes - avec tout ce que cela peut engendrer comme trafic à l'intérieur de la prison, que ce soit de médicaments ou de drogues qui entrent et circulent.

    La médecine en prison a fait des progrès considérables. On est passé d'une médecine de brousse à une médecine « normale », bien qu'elle soit dispensée dans des conditions bien spécifiques. Toutefois, subsistent de gros problèmes : nous ne disposons pas de « cellules à alarme » pour des personnes à risques, présentant de graves pathologies. Il n'y a pas de rondes de nuit entre une heure et quatre heures du matin alors qu'il y a un médecin de garde 24 heures sur 24 ; il arrive ainsi souvent que l'on retrouve les personnes décédées au matin.

    Se pose également le problème des entraves pour les extractions vers des établissements de soins ; ces entraves sont en effet posées de façon très subjective.

    Les mentalités poussent au non-respect, au tutoiement par les surveillants, au système des « balances », comme dans la police, avec des pressions sur les détenus les plus fragiles pour qu'ils dénoncent les autres.

    On constate également un grand laxisme. Un détenu peut rester couché jusqu'à deux ou trois heures de l'après-midi et choisir de ne pas faire son lit ou de ne pas nettoyer sa cellule. Je ne pense pas que ce soit là la meilleure façon de préparer sa réinsertion. Il faut également déplorer l'oisiveté des détenus, surtout dans une maison d'arrêt comme celle de La Santé, où il n'y a quasiment rien à faire, si ce n'est regarder la télévision et faire deux promenades, en un lieu où ne pousse pas un brin d'herbe.

    Le « mitard », quartier disciplinaire, prison dans la prison, où ont lieu la moitié des suicides par pendaison, constitue aussi un énorme problème.

M. le Président : Avez-vous constaté une évolution importante du sida à la prison de La Santé au cours des années, et dans quel sens ? Que faites-vous, vous ou d'autres collègues, pour prévenir cette maladie et aider ceux qui en sont atteints ?

    Ma seconde question concerne « le mitard ».Pourriez-vous nous donner des précisions sur ce que vous avez vu, constaté, et ce que vous pensez des pratiques en ce domaine ?

Mme Véronique VASSEUR : Les chiffres des malades contaminés par le virus HIV baissent. La prévention à l'extérieur commence à porter ses fruits. La Santé compte cependant encore beaucoup de détenus, notamment 3,3% d'africains, qui ne connaissent pas ou très peu la prévention.

    Cette accalmie est liée à la baisse de la séropositivité HIV. En revanche, on constate une recrudescence extrêmement importante et très impressionnante de l'hépatite C, qui est liée à la toxicomanie. C'est un virus plus résistant que celui de l'HIV. Il se transmet par les aiguilles servant aux tatouages, les seringues et même par l'intermédiaire du coton partagé. Les chiffres avoisinent les 9 %, ce qui est énorme : 9 % des détenus sont contaminés par le virus de l'hépatite C.

    Nous avons procédé à une étude sur un an, car nous ne pouvons faire une sérologie à tout le monde. Il faut aussi que les gens acceptent le test. Il n'y a pas eu de contamination à l'intérieur, mais les pourcentages atteignent quand même 9 %.

M. le Président : Que faites-vous face à une telle situation ?

Mme Véronique VASSEUR : La maladie est suivie par des examens biologiques, une ponction de biopsie hépatique avec application d'un traitement selon les résultats de la biopsie.

    Depuis 1994, nous disposons à l'intérieur de la prison d'un centre de dépistage anonyme et gratuit qui propose à tous les entrants un test HIV, et depuis quelques temps un test pour détecter l'hépatite C.

M. le Président : Les tests sont-ils volontaires ?

Mme Véronique VASSEUR : Bien évidemment.

M. le Président : Avec un tel pourcentage, n'estimez-vous pas nécessaire de les rendre obligatoires ?

Mme Véronique VASSEUR : L'hépatite C est le nouveau fléau. Le HIV recule avec les trithérapies et la politique de prévention. L'hépatite C remplace cette maladie.

M. le Président : Oui, mais par rapport à la question que je vous pose ?

Mme Véronique VASSEUR : Oui, mais pourquoi pas pour le HIV?

M. le Président : En effet.

Mme Véronique VASSEUR : Il y a bien un dépistage systématique et obligatoire de la tuberculose !

M. le Président : Dois-je comprendre que vous y seriez plutôt favorable ?

Mme Véronique VASSEUR : En tout cas, il devrait être obligatoire pour les toxicomanes opérant par voie intraveineuse. Cela paraît évident.

M. le Président : Nous passons au « mitard ».

Mme Véronique VASSEUR : Le « mitard » c'est la prison dans la prison, décidé au prétoire qui est un tribunal interne, sans appel, sans assistance d'un avocat. On peut y rester d'un à quarante-cinq jours. C'est une zone de non-droit où les médecins ont du mal à entrer. Les médecins doivent s'y rendre deux fois par semaine, mais les certificats que nous faisons pour des levées de quartier disciplinaire, motivées par des troubles psychiques, ne sont pas toujours respectés.

M. le Rapporteur : Madame, le livre que vous avez écrit permet une prise de conscience très forte. J'ai relevé que la bibliothèque de l'Assemblée nationale, qui est très riche, compte à peu près quatre-vingts témoignages similaires, écrits au cours des trente dernières années, s'ajoutant aux rapports réalisés par l'Assemblée nationale et dont manifestement personne n'a tenu compte.

    Vous avez un excellent éditeur, et avez vous-même rédigé un excellent ouvrage. Je voulais vous en remercier, car, grâce à cela, nous pourrons peut-être faire avancer les choses.

    La prison est un lieu où le droit entre avec difficultés. Nous avons entendu le président Canivet qui nous en a fait la démonstration. Vous affirmez qu'il existe en outre des lieux de non-droit, ce que nous savions, tel que le « mitard ». Vous ajoutez également, ce qui me paraît particulièrement grave, que, même quand les médecins constatent que le maintien au mitard peut avoir des conséquences graves, l'administration, parfois, souvent peut-être - lorsque l'on lit votre livre c'est souvent - ne suit pas vos recommandations. En milieu extérieur, des recommandations médicales, en milieu hospitalier par exemple, non suivies d'effets par le personnel chargé d'administrer des soins, exposeraient ce dernier à des condamnations. Une telle conduite ne vous semble-t-elle pas sortir du droit ordinaire, conduisant au maintien d'un statut extraordinaire dans un pays comme le nôtre ?

Mme Véronique VASSEUR : L'administration pénitentiaire, c'est véritablement l'Etat dans l'Etat. Dans une prison, le directeur a tous les pouvoirs. J'appartiens à l'Assistance publique, et en tant que telle, je suis extérieure à la structure pénitentiaire. En prison, les médecins et le service médical sont considérés comme des trublions ; nous dérangeons. Pour l'heure, c'est nous qui exerçons quasiment le seul contrôle externe. Chaque fois que nos certificats sont non suivis d'effets, ou que des faits graves se passent, nous les dénonçons.

M. Louis MERMAZ : En premier lieu, je voudrais vous demander si vous aviez constaté une prise de conscience de l'administration pénitentiaire ?

    Comment cela s'est-il passé pour vous à la suite de la publication des deux pages dans Le Monde, qui a eu un énorme retentissement ? Si nous avions déjà entendu parler des problèmes en prison, votre livre a véritablement crée un choc. Si, du reste, nous sommes réunis aujourd'hui en commission d'enquête c'est bien pour faire suite à sa parution.

Mme Véronique VASSEUR : C'est comme en temps de guerre : il y a eu des soutiens de première heure, de deuxième heure, de vingt-troisième heure. Mais je dois dire que le soutien est massif et vient de partout et de tous les corps de métier : ceux qui travaillent à l'intérieur des établissements comme ceux qui gravitent autour, de même que je reçois également beaucoup de lettres de personnes qui sont étrangères au monde de la prison. Le soutien est massif et cela m'aide.

    Après la publication des deux pages dans Le Monde, j'ai reçu beaucoup de coups bas, et notamment un tract immonde. La prison a été ouverte aux journalistes. Finalement, cela ne se passe pas si mal, même si je dois slalomer entre des peaux de banane.

Mme Catherine TASCA : Madame, vous avez fait allusion aux entraves. De quoi s'agit-il ?

Mme Véronique VASSEUR : Il existe les entraves aux mains, les menottes, et les entraves aux pieds qui sont en théorie, posées selon la dangerosité de l'individu, que ce soit la dangerosité pour les autres ou pour lui-même. A partir de cette définition, on fait un peu ce que l'on veut.

Mme Catherine TASCA : S'agit-il de pratiques courantes ? Est-ce réservé au « mitard » ?

Mme Véronique VASSEUR : Les entraves sont utilisées en cas de sortie à l'hôpital.

    Le service médical fonctionne de la même façon qu'un dispensaire ; les examens sont pratiqués à l'hôpital comme, bien évidemment, les hospitalisations.

Mme Catherine TASCA : Comment concevez-vous le rôle d'un service tel que le vôtre en milieu carcéral, concernant la santé du détenu et son avenir ? Notamment, quel est votre rôle lorsque vous dépistez une maladie ? Y a-t-il un suivi possible une fois intervenue la libération ?

    Lorsque vous dénoncez un état de santé inquiétant chez un détenu, notamment au « mitard », quels sont les appuis extérieurs des services de santé ?

Mme Véronique VASSEUR : Dès l'arrivée en prison, s'instaure un suivi et il est ensuite établi un dossier de sortie. Nous avons également une assistante sociale dans le service qui s'occupe des grosses pathologies. Cela ne fonctionne pas trop mal. À leur sortie, certains continuent à se faire suivre à l'hôpital. Ensuite, se pose le problème des personnes sans papiers et en infraction au regard de la législation, car, dès lors qu'elles sortent de la prison, elles ne sont plus affiliées à la sécurité sociale ; elles en bénéficient en prison du premier au dernier jour de leur incarcération, mais pas au-delà, contrairement aux détenus français qui en bénéficient encore un an après. C'est pourquoi certains détenus sont contents de revenir en prison pour se faire soigner. Ce qui paraît paradoxal.

Mme Catherine TASCA : Lorsque vous constatez qu'un détenu est en danger sur le plan de la santé et que l'administration ne tient pas compte de votre avis, quelle est la suite donnée ?

Mme Véronique VASSEUR : Mon chef de service, le professeur Sicard, monte au créneau. Cela s'arrange, mais cela ne devrait pas se passer ainsi ; cela devrait être automatique.

M. Robert PANDRAUD : Madame, nous avons tous lu avec intérêt votre ouvrage qui nous a appris ou rappelé les problèmes qui se posaient en prison. Ce qui m'a le plus surpris, c'est le mode de recrutement des médecins. En vous entendant, on a l'impression que cela se fait un peu au hasard, au gré des relations, voire des petites annonces. N'existe-t-il pas une procédure ? Il est mis fin au contrat de certains d'entre eux, et ce, semble-t-il, sans la moindre garantie disciplinaire. Je voudrais savoir comment est géré ce corps.

    On peut faire de votre livre une lecture pessimiste, mais aussi optimiste : pessimiste compte tenu des conditions de vie et des zones de non-droit qui existent dans l'établissement pénitentiaire ; une analyse optimiste peut considérer que la surveillance médicale des détenus paraît très supérieure à la surveillance médicale de la moyenne des Français. Vous l'avez dit vous-même : les étrangers en situation irrégulière sont mieux traités en prison que dans la nature.

M. Louis MERMAZ : Vous commencez à nous faire honte !

M. Robert PANDRAUD : Je crois que c'est également vrai de beaucoup de Français. Nous ne bénéficions pas tous les huit jours de la visite d'un médecin pour savoir comment nous allons.

    Troisième problème : la dangerosité dans les établissements pénitentiaires existe, de même que des tentatives d'évasion lors des transferts vers les hôpitaux ou les locaux judiciaires. Quelles mesures employer ? Il existe bien des injections de tranquillisants, mais, à mon avis, les menottes sont préférables.

    Par ailleurs, les détenus ont une chance extraordinaire par rapport aux surveillants. Ces derniers ont des problèmes familiaux, professionnels. Le détenu quant à lui, peut, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, réfléchir aux moyens de simuler devant les médecins ou réfléchir à des tentatives d'évasion.

    Vous savez aussi bien que moi que les techniques de simulations médicales s'apprennent dans les établissements pénitentiaires, ou ailleurs. Beaucoup d'entre nous l'ont fait lorsque nous étions militaires et que nous voulions échapper à une corvée.

Mme Nicole BRICQ : Nous n'avons pas vécu cette expérience !

M. Robert PANDRAUD : En tout cas, moi je l'ai pratiquée. Je savais ce qu'il fallait faire pour qu'augmente la température. Cela existe.

(M. Louis Mermaz remplace M. Laurent Fabius.)

Mme Véronique VASSEUR : C'est un livre sans concession ; je ne m'en suis pas fait à moi-même.

    J'ai pris mes fonctions, en 1992, à l'époque où les médecins étaient payés huit cents francs la garde de vingt-quatre heures. Il n'y avait pas beaucoup de candidats et certains des médecins qui se présentaient ne correspondaient pas tout à fait au profil que l'on s'attend à trouver chez un médecin. Aujourd'hui, la situation est tout à fait différente, puisqu'il s'agit de médecins de l'hôpital.

    A la prison de La Santé, la surveillance médicale porte, à l'heure actuelle, sur 1 200 personnes ; elles étaient 1 800 lorsque je suis arrivée. C'est une ville sous cloche qui concentre en un même endroit de très nombreuses personnes malades. Nous recevons cent à cent cinquante lettres par jour ; deux cents détenus passent à l'infirmerie tous les jours. C'est énorme. C'est une population extrêmement malade. Parfois, il s'agit simplement de personnes qui veulent parler, d'autres qui souhaiteraient une douche, ou d'autres encore qui sont angoissées. Il ne s'agit pas forcément de grosses pathologies, mais c'est l'expression d'une grande misère, d'une grande souffrance.

    Évidemment, les sans-papiers n'ayant ni sécurité sociale, ni papiers, ni argent pour acheter les médicaments, sont évidemment mieux soignés en prison qu'à l'extérieur.

    Quant à la sécurité, cela fait huit ans que je travaille à La Santé. J'ai toujours tenu compte de la sécurité. Aucun rendez-vous n'est donné à l'avance, jamais on ne donne des précisions, tout est fait pour assurer la sécurité de l'escorte qui emmène les détenus à la consultation ou à l'hôpital.

    Il y a un tel cirque autour de la sécurité que le médecin de l'hôpital, qui n'est pas habitué - mais les médecins le sont de plus en plus - à recevoir quelqu'un entravé, menotté, entouré de surveillants, peut avoir peur et demander que le surveillant reste à l'intérieur de la pièce pendant la consultation ; il en résulte une violation du secret médical. Lorsqu'il s'agit, par exemple, d'une consultation de proctologie, la situation est très délicate et certains patients refusent la consultation, du fait de la présence de surveillants.

M. Claude GOASGUEN : Je ne vous poserai pas de questions sur les problèmes de santé, car je pense que votre apport à la multitude des livres et des rapports précédents sur la situation pénitentiaire réside dans le fait que vous apportez un témoignage de médecin. L'ampleur des réactions qui ont suivi la publication de votre ouvrage tient aux révélations médicales, même si mon collègue, Robert Pandraud a le goût du paradoxe. Les révélations de ce livre sont effroyables et sans doute à l'origine de la création des deux commissions d'enquête parlementaire.

    Vous avez fait état de deux choses qui m'ont interpellé.

    Vous avez dit « l'administration pénitentiaire, c'est l'Etat dans l'Etat », ensuite « Le directeur peut tout », ce qui revient à peu près au même, mais au niveau du directeur.

    Je me demande comment circule l'information, car ce que vous avez révélé au public est, je l'imagine, connu au sein de la prison de La Santé et au sein de l'administration pénitentiaire ? J'ai eu des mots, par lettre, avec le procureur de la République de Paris, auquel j'ai rappelé, dans un échange épistolaire, que le procureur avait des devoirs de contrôle sur les prisons, qui ne se limitaient pas à la présidence de la commission de surveillance, mais qu'ils étaient entendus par le code de procédure pénale comme beaucoup plus larges et qu'ils lui donnaient tous les pouvoirs.

    La première question qui se pose est de savoir pourquoi le procureur n'était pas au courant. Deuxièmement, pourquoi le directeur ne semblait pas, lui non plus, au courant d'une situation qui a ému l'ensemble de l'opinion publique ? Ma troisième question est encore liée au thème fondamental de l'information : on pourra faire les meilleures lois de la terre, si les prisons ne deviennent pas transparentes dans leur fonctionnement et si l'opinion elle-même ne se saisit pas de la question, on n'aura guère avancé. Quelle est l'attitude du personnel pénitentiaire à votre égard depuis la sortie du livre ? Cette question est fondamentale. Outre le fait personnel, notre volonté est de savoir s'il y a possibilité d'information extérieure et si le personnel de la pénitentiaire est susceptible d'accepter cette information extérieure.

    M. Noël Mamère n'a pu rester. Il souhaitait poser cette question : que pensez-vous du rapport remis par le groupe de travail présidé par M. Canivet ?

Mme Véronique VASSEUR : « Les révélations du docteur Vasseur » sont un secret de Polichinelle pour tous les gens qui travaillent à l'intérieur des prisons ou qui s'y rendent - avocats, magistrats. Bien évidemment, tout le monde sait tout cela. Lorsque je suis entrée à La Santé en 1992, j'ai commencé à consigner, dès la première heure, dans un carnet tout ce que je voyais parce que j'étais bouleversée et choquée. Comme le grand public, j'ignorais tout de la prison. Mais toutes les personnes qui travaillent en prison ou qui y viennent, tels les aumôniers, les éducateurs, sont au courant. C'est le secret de Polichinelle.

    Dans les textes, les magistrats, le procureur et le juge de l'application des peines, doivent visiter l'établissement. Pour ma part j'ai vu le juge d'application des peines il y a deux jours au service médical, et cela fait huit ans que je suis à La Santé.

Mme Nicole BRICQ : Est-ce à dire que vous ne l'aviez jamais vu auparavant ?

Mme Véronique VASSEUR : Je la vois dans la prison, au mess, mais elle n'était jamais venue visiter le service. C'est la première fois que je l'y ai vue.

    Quant au procureur, il effectue ses visites avec la commission de surveillance. Une fois par an, a lieu un grand raout mondain qui ne sert absolument à rien. Nous sommes invités si on le demande. Moi, j'en suis évincée depuis deux ans ; sans doute parce que je parle trop.

    Quelles ont été les réactions de l'administration pénitentiaire ? Le directeur me fait la tête. Il n'admet pas.

    Bien sûr, le rapport Canivet est quelque chose d'extraordinaire. Il faut un contrôle externe. Et pour le faire accepter, il faut être plus contraignant. Le directeur se retranche toujours derrière les syndicats du personnel de surveillance ; il a peur des grèves ou des mouvements. Il ne se passera rien si la loi n'y oblige pas, car ils n'ont pas vraiment envie que cela bouge.

    Je lis la presse, je regarde la télévision. Il est vrai que l'on s'occupe beaucoup en ce moment des locaux. Les sénateurs, ainsi que les journalistes sont venus à La Santé. La Santé n'a jamais été aussi propre ! Depuis la sortie de mon livre, les agents nettoient sans cesse.

M. le Président : C'est déjà positif.

Mme Véronique VASSEUR : En effet. J'ajoute que la vie quotidienne du détenu s'améliore en ce moment. Les locaux sont plus propres, le nécessaire d'hygiène leur est distribué. C'est une amélioration - pour l'instant ; il ne faudrait pas que cela retombe. Il faut faire des visites inopinées, non programmées et non dirigées, sinon vous ne verrez rien.

M. Renaud DONNEDIEU DE VABRES : Deux questions, dont l'une prolonge celle de Claude Goasguen et l'autre est d'un ordre différent.

    La première porte sur l'information. Vous avez écrit ce livre qui a provoqué des réactions. Pensez-vous qu'il devrait y avoir une sorte de rapport annuel réalisé par le médecin chef responsable d'un établissement, adressé directement au directeur de l'administration pénitentiaire ? Ce serait en quelque sorte un état des lieux de tout ce qui s'y passe. Cela existe-t-il déjà ? Serait-ce une obligation utile pour que dans, chacun des lieux où les problèmes se passent, les choses soient quasiment publiques ?

    Deuxièmement, il s'agit de prison et donc votre attitude humaine de médecin est automatiquement heurtée. Quelle est, selon vous, parce qu'il s'agit de la prison, la part de l'insoluble ?

Mme Véronique VASSEUR : Le rapport annuel est le fait de la commission de surveillance. C'est un rapport statistique et tout ce qui peut être remarques qualitatives ou réflexions est, en général, retiré.

M. Renaud DONNEDIEU DE VABRES : Et s'il était envoyé directement, sans passer par le directeur, à la direction de l'administration pénitentiaire ?

Mme Véronique VASSEUR : Cela ne servirait pas davantage s'il était envoyé, par exemple, à la direction régionale. Il faudrait qu'il soit envoyé à l'Assemblée nationale par exemple.

    Quant à votre dernière question, il n'y a selon moi rien d'insoluble, il y a des solutions à tout, mais cela va prendre un très long temps : il y a les locaux à rénover, qui doit aller en prison, à quoi cela sert, sachant que tout détenu est amené à sortir ? Il y a des solutions à tout. Mais cela ne se fera pas d'un coup de baguette magique.

M. Jacky DARNE : Madame, il est une question sur laquelle je n'arrive pas à me faire une idée. Je pense que vous pourrez m'éclairer largement.

    Vous avez fait allusion aux problèmes psychiques rencontrés par une grande partie de la population carcérale. C'est une question régulièrement évoquée, encore ce matin. On indique que l'hôpital psychiatrique a évolué. Alors que des malades étaient traités auparavant par l'hôpital, parfois enfermés, ils ne le sont plus aujourd'hui, car la façon de les traiter a évolué ; en conséquence, on trouve à l'intérieur de la maison d'arrêt des personnes qui ne devraient pas y être, car elles relèvent de traitements d'autre nature.

    Existe-t-il à l'intérieur de la prison un espace pertinent de traitement de la santé mentale ? Y a-t-il en prison des personnes irresponsables, que l'on ne devrait pas avoir condamnées, car si elles sont malades, elles relèvent de l'hôpital et non de la prison. Quel est votre point de vue ? Comment concevez-vous une réponse en termes de santé publique à cette question ? Subsidiairement, les médecins travaillant en prison nouent-ils des relations d'échange avec des médecins extérieurs ? Un psychiatre de l'intérieur de la prison communique-t-il facilement avec un psychiatre de l'extérieur ? L'après-prison suscite des inquiétudes si l'on veut éviter des récidives ; lorsqu'un traitement doit être poursuivi, comment se passe le suivi à l'extérieur lorsqu'il est nécessaire ? Trouvez-vous que cela se passe bien, mal ?

Mme Véronique VASSEUR : Il existe un service de psychiatrie dans chaque prison, notamment dans les grandes structures comme La Santé, qui compte même des lits d'hospitalisation. Ce sont des hospitalisations de jour, car, à partir de dix-huit heures, c'est le médecin de garde du service médical qui est également chargé de la garde des personnes hospitalisées en psychiatrie. Hormis les cas lourds de personnes atteintes psychiquement et relevant de l'hôpital psychiatrique, nombreuses sont les personnes psychiquement « border line », non totalement psychopathes, mais qui ne vont pas bien. Parfois, elles sont déjà atteintes à leur arrivée. Se pose notamment le problème des pathologies liées à la toxicomanie. En outre, la prison casse, démolit. Des personnes qui entrent bien structurées peuvent - et c'est malheureusement extrêmement fréquent - se retrouver complètement démolies et déprimées.

    Il ne faut pas tout mélanger s'agissant de psychiatrie. Il y a d'un côté, les malades psychiatriques qui relèvent de l'hôpital psychiatrique ; et de l'autre, tous ceux qui sont psychiquement très fragiles, et notamment tous les toxicomanes et ceux que la prison rend malades.

M. Michel HUNAULT : Madame, permettez-moi tout d'abord de saluer votre courage.

    Vous avez indiqué que vous étiez souvent le seul lien avec l'extérieur. La semaine dernière, nous avons auditionné le bâtonnier de Paris, qui nous a fait part d'une initiative du barreau ayant pour objet de créer une permanence d'avocats au sein de la prison La Santé. Une telle initiative pourrait-elle, selon vous, améliorer les choses ? Quels sont vos liens avec les avocats ? Dans votre livre, vous parlez des sanctions prononcées envers le détenu, notamment le « mitard », qui sont prononcées sans que les détenus puissent bénéficier d'une assistance juridique. Que pensez-vous de cette initiative du barreau de Paris ?

Mme Véronique VASSEUR : Je la trouve indispensable. Il faut toutefois, pour cela, qu'évolue la direction de La Santé comme celle des autres prisons - il ne faut en effet pas cristalliser l'attention sur la maison d'arrêt de La Santé ; rappelons qu'il y a 187 établissements en France - La permanence d'avocats permettra d'éviter des dérapages. J'y suis favorable et j'espère que cette mesure verra le jour. C'est également une proposition de la commission présidée par M. Canivet, qui, je l'espère, sera retenue.

M. Hervé MORIN : J'ai lu votre ouvrage et j'ai eu le sentiment, ce que vous avez confirmé, d'une grande évolution, même si elle a mis du temps à entrer dans les faits, avant et après 1994, autrement dit avant la réforme prévoyant votre rattachement à un hôpital qui a permis d'améliorer les choses en termes de traitement.

    J'ai hier rencontré un visiteur de prison, qui m'a raconté une série d'anecdotes. Je voudrais savoir si ce qu'il me disait était chose courante. Il m'a raconté l'histoire d'un détenu auquel on avait conseillé d'avaler une fourchette pour être transféré à l'infirmerie de la prison et pouvoir être un peu mieux traité que dans la maison d'arrêt où il se trouvait. Ce qu'il a fait. Cette personne fut traitée par un régime à base de poireaux, elle a été suivie régulièrement et on lui a donné des fibres. Elle est ressortie au bout de quelques mois, car sa peine était relativement courte, et, elle a malheureusement perforé son estomac ou son intestin à la sortie de la prison ; en conduisant, les cahots de la route ont provoqué la perforation.

    Je voulais savoir si ce type d'anecdote existait et, dans l'affirmative, si de telles situations se produisaient fréquemment.

    Par ailleurs, vous parlez beaucoup dans votre livre des problèmes sexuels que rencontrent les détenus. Les unités de vie familiale qui seront expérimentées cette année sont-elles de bons moyens de réponse aux problèmes sexuels des détenus ?

Mme Véronique VASSEUR : Il ne me semble pas que je parle beaucoup de sexe dans mon livre.

    La privation de liberté se traduit par la privation de sexe, puisque la pratique est punie au parloir et entre détenus si l'on s'en aperçoit, alors même que l'on nous demande de distribuer des préservatifs. Lorsque l'on entre en prison, on ne laisse pas sa sexualité à la porte de la prison. Cela dit, la Santé est une maison d'arrêt ; il ne s'agit pas de longues peines. C'est une population qui tourne beaucoup. Je pense qu'il y a des choses plus urgentes à faire dans les maisons d'arrêt que les unités de vie. Mais, pour les établissements accueillant des longues peines, c'est une très bonne initiative.

    Quant aux violences entre détenus ou sur eux-mêmes, c'est-à-dire les avaleurs de corps étrangers ou les personnes qui s'automutilent, elles sont, non pas notre quotidien, mais presque. Cela se produit par vagues, puis cela se calme.

    Nous rencontrons des violences et des automutilations presque tous les jours. Nous comptons trois ou quatre « avaleurs » par mois. Ce sont souvent des gens qui ne veulent pas être expulsés. Nous n'administrons pas de poireaux, nous les envoyons à l'hôpital pour retirer l'objet avalé par fibroscopie s'il n'est pas descendu trop loin. Sinon, nous pratiquons des radios tous les jours. Tout dépend de l'objet. Nous faisons retirer par fibroscopie ce qui présente un risque de perforation pour l'estomac nous suivons l'évolution de l'objet lorsqu'il peut passer par voie naturelle.

M. Hervé MORIN : De telles anecdotes sont-elles plausibles ?

Mme Véronique VASSEUR : C'est très fréquent. J'ai rencontré trente ou quarante avaleurs. Nous retirons l'objet par fibroscopie, mais tout dépend de l'objet. S'il s'agit d'une pièce de monnaie ou d'une clef, la personne ne risque pas la perforation. On attend donc que cela passe. Nous faisons retirer tout ce qui est tranchant. On voit des choses extraordinaires.

M. Robert PANDRAUD : L'un de nos collègues a posé la question de savoir ce qu'il était possible de faire et ce qui relevait de l'insoluble. Il y a une réponse évidente. Rien n'est sans doute insoluble, mais le coût budgétaire d'une telle révolution me rend pessimiste quant à l'issue des discussions budgétaires entre le garde des sceaux et le ministère du budget.

M. le Président : Vous sortez du sujet !

M. Robert PANDRAUD : J'ai une question très précise que je ne peux poser qu'à Mme Vasseur.

    Le service médical dépend dorénavant de l'assistance publique. Comment est rémunéré le service médical ? Par le prix de journée des hôpitaux de Paris ? L'administration pénitentiaire rembourse-t-elle les soins aux hôpitaux de Paris ou, à l'inverse, est-ce l'assujetti à la sécurité sociale de Paris qui paye le service médical pour l'établissement pénitentiaire ? C'est une question qui se pose, monsieur le Président, et il n'y a qu'à Mme Vasseur que je puis la poser !

Mme Véronique VASSEUR : Il y a là un amalgame. Cela ne se passe pas ainsi. Nous sommes payés par l'assistance publique de Paris. Dans d'autres régions, les médecins sont payés par l'hôpital de rattachement.

    En tant que médecin, je suis payée par l'Assistance publique. Les détenus sont affiliés à la sécurité sociale et le ticket modérateur est payé par l'administration pénitentiaire lorsqu'ils ne sont pas pris en charge à 100 % pour une pathologie grave. Le détenu est un citoyen.

M. le Rapporteur : En 1994, la commission des lois, dont certains d'entre nous faisaient partie, avait préparé une proposition de loi et ensuite voté le texte qui rattachait les services de santé et les prisons au service public de santé, considérant - c'était une première - que les détenus étaient citoyens, et qu'ils étaient en tant que tels, affiliés à la sécurité sociale. Vous avez fait le distinguo, madame, entre ceux qui sont citoyens français ou ressortissants de l'Union européenne, et les étrangers et ceux en situation irrégulière - qui selon moi ne devraient pas être en prison ; ceux-là se retrouvent en situation tout à fait particulière et relèvent de l'assistance publique, depuis 1994.

M. le Président : Docteur, vous avez apprécié le silence et l'attention avec lesquels nous vous avons écoutée. Au nom de la commission, je vous remercie beaucoup.

Audition de M. Philippe MAITRE,

Chef de l'inspection des services pénitentiaires

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 16 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Philippe MAÎTRE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Philippe Maître prête serment.

M. le Président : Monsieur, je vous souhaite la bienvenue.

M. Philippe MAITRE : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, la démonstration a amplement été faite ces derniers temps de ce que le contrôle des établissements pénitentiaires était insuffisant. En tant que responsable, depuis un peu plus de cinq ans, du seul service de contrôle interne de l'administration pénitentiaire, vous comprendrez que j'aborde cette audition avec une certaine humilité. Je vais néanmoins essayer, au travers de la description de l'inspection des services pénitentiaires, de ses servitudes et de ses difficultés, de vous faire partager le sentiment que le fait que les contrôles soient insuffisants ne signifie pas qu'ils soient mal faits et que si les contrôles de l'administration pénitentiaire doivent être améliorés, cela passe par un effort général qui va au-delà du seul service de l'inspection.

    Le ministère de la justice comporte, comme beaucoup de ministères, une inspection générale, compétente sur tous les services du ministère, à l'exception notable de la Cour de cassation, et trois petites inspections dites « techniques » qui sont la mission des greffes de la direction des services judiciaires, l'inspection de la protection judiciaire et de la jeunesse et l'inspection des services pénitentiaires qui dépend de la direction de l'administration pénitentiaire.

    Cette inspection a pour première fonction de contrôler les services déconcentrés, alors que l'administration centrale échappe à son contrôle. Par services déconcentrés, il faut entendre 186 établissements pénitentiaires, dont neuf importants situés outre-mer - Guadeloupe, Martinique, Guyane, La Réunion, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française, 100 services pénitentiaires d'insertion et de probation qui sont de création récente et de façon théorique, neuf directions régionales des services pénitentiaires car elles n'ont jamais fait l'objet de contrôles.

    A cette fonction de contrôle dévolue principalement à l'inspection des services pénitentiaires, s'ajoute celui de conseil technique du directeur de l'administration pénitentiaire, notamment en matière de sécurité pénitentiaire à la fois pour les structures et les dispositifs techniques et en matière aussi de gestion du personnel. Enfin, l'inspection des services pénitentiaires se voit confier un certain nombre de missions d'expertise.

    Pour ces 295 cibles potentielles - je les qualifie ainsi car la priorité est absolument donnée aux établissements pénitentiaires - l'inspection est composée en théorie, de cinq inspecteurs des services pénitentiaires, recrutés parmi les directeurs des services pénitentiaires de haut niveau, c'est-à-dire les directeurs hors classe ou les directeurs régionaux. Je dis « en théorie » et ce mot doit être souligné, car il est rare que l'inspection fonctionne à plein effectif et ainsi, depuis 1997, l'inspection ne compte que quatre inspecteurs.

    L'inspection est dirigée statutairement par un magistrat, membre de l'inspection générale des services judiciaires et mis à disposition de l'administration pénitentiaire pour remplir cette mission.

    Enfin, un service d'audit technique du nom de « brigade de sécurité pénitentiaire » dépend également de l'inspection. Composé de quatre fonctionnaires, son rôle est d'assurer l'audit technique des établissements, c'est-à-dire des petits dispositifs de sécurité. Ce service assume également la mission spécifique et relativement importante en milieu pénitentiaire que sont les fouilles générales d'établissements lorsqu'un objet, une arme par exemple, y a été introduit et qu'il s'agit de le détecter. Une technicité particulière s'attache aux fouilles générales. Ces fonctionnaires la connaissent et accomplissent plusieurs fouilles générales par an.

    Au quatre ou cinq inspecteurs s'ajoute donc en permanence, une équipe d'alerte pour les missions urgentes déclenchées en raison d'événements ponctuels.

    Compte tenu de la nécessité de voir les inspections conduites par deux inspecteurs pour des raisons d'objectivité, d'impartialité et de neutralité, il s'avère qu'une seule équipe est disponible pour tourner en permanence en établissement pénitentiaire lorsque les autres charges du service le lui permettent.

    L'inspection des services pénitentiaires effectue à peu près, à elle seule, sans compter les missions de la brigade de sécurité pénitentiaire, et tout confondu, une cinquantaine de missions par an. Elles sont de trois ordres. Nous les regroupons, car certaines ne peuvent être classées dans une seule catégorie.

    Je distingue d'abord les contrôles de routine que nous effectuons à longueur d'année et qui consistent pour deux inspecteurs à visiter un établissement pénitentiaire en une ou deux journées au maximum, suivant la taille de l'établissement. Je parle de « routine » - le terme est un peu réducteur - parce qu'on ne voit pas nécessairement au cours de ces contrôles tout ce qui peut être détecté. - La deuxième catégorie - les missions de contrôle général consistent à « peigner » un établissement du sommet à la base. Ces contrôles nécessitant un investissement en temps et en hommes beaucoup plus important, c'est toute l'inspection - cinq personnes - qui se rend sur place pour quatre ou huit jours ou bien qui y revient à plusieurs reprises.

    Le contrôle de routine comme le contrôle général s'opèrent à peu près selon les mêmes techniques : la visite de l'établissement, que tout un chacun peut conduire ; les constatations matérielles que l'on peut opérer grâce à la technicité des inspecteurs pénitentiaires ; ensuite et surtout, le contrôle des conditions de détention - celui qui est le plus difficile - qui est réalisé par des entretiens à la fois avec les membres du personnel, ce qui n'est pas aisé et qui ne va pas de soi lorsqu'une équipe d'inspection arrive dans un établissement pénitentiaire et avec les détenus. Ces contrôles se réalisent de jour comme de nuit, ils sont annoncés ou inopinés selon l'objectif recherché et selon les renseignements dont l'inspection dispose au préalable.

    Les missions sur événements constituent la troisième catégorie. Les événements les plus graves pour nous sont l'évasion, la prise d'otage et la mutinerie. En ce qui concerne les évasions, nous avons à nous déplacer en urgence plusieurs fois par an. Les missions sur événements peuvent se décliner en missions de renseignement du directeur de l'administration pénitentiaire et du cabinet du ministre, en une enquête de responsabilité lorsqu'il y a faute, enfin, en une enquête en vue d'un retour d'expérience afin d'analyser les points positifs et ceux où nous avons été mis en échec.

    Enfin, quatrième type de mission : les missions disciplinaires. L'inspection des services pénitentiaires reçoit un certain nombre de dénonciations adressées à la direction de l'administration pénitentiaire, qui font état de dysfonctionnements, qu'elles viennent de l'autorité administrative, de l'autorité judiciaire, de syndicats ou de détenus. Des enquêtes sont conduites selon des procédures qui peuvent éventuellement, sur décision du directeur, déboucher sur des procédures disciplinaires.

    Enfin, les missions d'expertise peuvent être de tous ordres. Il serait trop long de les énumérer.

    Les contrôles portent bien évidemment sur l'application de la réglementation des établissements pénitentiaires - l'inspection est destinataire de toutes les réglementations nouvelles et vérifie leur application - sur la sécurité, sur les relations sociales et - je l'ai évoqué en quatrième position, mais ce point est vérifié en premier - sur les conditions de détention et le traitement réservé aux détenus. C'est ce dernier contrôle, qui pour des raisons évidentes, est le plus difficile à effectuer. Il va de soi que si l'on ne modifie pas la taille des cellules ou la présence d'animaux indésirables, on peut très bien modifier, à l'occasion du passage de l'inspection, la façon dont une procédure est conduite, dont un détenu ou membre du personnel est traité car des problèmes peuvent également survenir dans les relations entre la direction et les membres du personnel.

    On ne peut donc se contenter pour ce type de contrôle d'une simple visite, fût-elle d'une journée. La seule technique efficace en ce domaine est, si je puis dire, l'immersion dans l'établissement plusieurs jours, afin que les personnes qui y vivent s'habituent à la présence des inspecteurs, qu'on ne les considère plus comme des ennemis ou comme des personnes qu'il faut obligatoirement redouter, et que l'on obtienne des renseignements, par des discussions ou des entretiens. L'apport de mes collègues pénitentiaires est irremplaçable, car, connaissant beaucoup mieux le milieu pénitentiaire que quiconque qui y est extérieur, ils parviennent à obtenir des renseignements, des confidences de tel ou tel membre du personnel, et, petit à petit - c'est très long et parfois très difficile - la vérité sur ce qui se passe en l'absence du service d'inspection. Vous avez tous à l'esprit l'affaire de Beauvais dont je tiens quand même à dire, car je ne voudrais pas qu'on l'oublie, qu'elle a été détectée par l'administration pénitentiaire et mise à jour par l'inspection. Une visite d'une journée de la maison d'arrêt de Beauvais, n'aurait probablement pas permis de détecter ce qui s'y passait même après cinq ans d'expérience - mes collègues comptabilisent pour chacun vingt, vingt-deux et vingt-cinq ans d'administration pénitentiaire -. Il va de soi que la plupart des faits qui s'y sont déroulés, ne se seraient pas produits au passage de l'inspection et que la réserve naturelle des fonctionnaires, la crainte peut-être des détenus, ne leur aurait pas permis de révéler immédiatement tout ou partie de ceux-ci.

    On ne peut donc, quelle que soit l'autorité qui visitera les prisons, se contenter de simples visites rapides. Au début de mes fonctions à l'inspection, j'ai visité une maison d'arrêt de taille modeste de l'Ouest. Le membre de l'inspection pénitentiaire qui m'accompagnait et moi-même avons détecté un certain nombre de dysfonctionnements relativement graves. Nous sommes revenus une seconde fois et nous avons détecté des infractions comptables qui ont justifié l'éviction du chef d'établissement et d'un certain nombre de cadres. Mon collègue m'a montré dans le registre des visites des autorités une mention qui y avait été apposée quelques mois auparavant : « Visite au nom du Procureur général de la Cour d'appel de Caen : établissement très bien tenu ». C'était signé : « Philippe Maître ». J'avais en effet visité l'établissement quelques mois auparavant. Je portais déjà un intérêt à l'institution pénitentiaire ! C'était une visite annoncée, l'établissement m'était apparu très bien tenu, tout y était propre. Je n'avais pas la technicité nécessaire pour détecter les infractions réglementaires un peu plus fines ; pendant les deux ou trois heures de ma visite il ne s'était rien passé de répréhensible et je n'ai pu relever les détournements qui se produisaient quotidiennement dans cette maison d'arrêt.

M. le Président : Votre conclusion est un encouragement à nos propres visites !  En tout cas, je vous remercie de la description du travail que vous effectuez, de ses difficultés et de ses limites.

    Quel est le suivi des rapports que vous élaborez ?

M. Philippe MAITRE : Tout dépend de la suggestion du rapport. S'il s'agit d'une question de personnel, je peux le dire sans flagornerie aucune pour mes directeurs successifs, elle est toujours suivie d'effets : soit par une mesure disciplinaire pour les dysfonctionnements fautifs, soit par le jeu de mutations dans l'intérêt du service, façon de régler le problème de manière un peu moins voyante. Si, en revanche, il s'agit de problèmes de structures, qui engagent des investissements financiers lourds, l'inspection procède nécessairement, avec plus de modestie. Il est assez rare, à l'issue d'une visite, d'indiquer qu'il est nécessaire de construire quatre miradors supplémentaires, car, participant à la gestion de la direction de l'administration pénitentiaire, nous savons que ce type d'investissement ne peut être réalisé dans des délais brefs et qu'il convient de garder un certain sens des réalités.

    Sur les problèmes de personnel et les dysfonctionnements graves, je puis affirmer que ces rapports sont toujours suivis d'effets.

M. le Président : Et concernant les détenus ?

M. Philippe MAITRE : En cas de mauvais de traitements des détenus également.

M. le Président : Vous avez suivi de très près les travaux de la commission présidée par M. Canivet, que nous avons auditionné. Que pensez-vous de ses propositions ?

M. Philippe MAITRE : Je suis un fervent partisan du contrôle externe, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il faille supprimer le contrôle interne. Je suis partisan de la coexistence de ces deux contrôles, l'un ne s'opposant pas à l'autre. Précisément parce qu'il est difficile de détecter un certain nombre de dysfonctionnements, il convient que plusieurs personnes s'y attachent. Le comité de prévention de la torture et des traitements inhumains, en quelques heures de visite, parvient à des résultats que d'autres entités mettront plusieurs jours, du moins plusieurs heures, à détecter, car ce comité n'est pas identifié comme un organe administratif. Aux yeux des détenus et du personnel, il n'y a pas de risques de contrecoups ou de représailles. C'est pourquoi je crois nécessaire d'introduire un contrôle externe de bonne qualité dans les établissements pénitentiaires. La commission présidée par M. Canivet souhaite que les magistrats continuent à exercer un rôle en prison. En ma qualité de magistrat, j'ajoute que je souhaite qu'ils effectuent réellement les contrôles qui leur incombent. Parce qu'ils sont proches d'un établissement pénitentiaire où ils doivent se rendre relativement fréquemment, du moins au regard des textes, pour vérifier un certain nombre de points, ils sont des interlocuteurs privilégiés qui pourraient détecter plus facilement des dysfonctionnements.

    Cependant, je considère, un peu comme tout le monde, du moins dans mon entourage, que le système proposé par la commission Canivet est un peu trop compliqué par rapport à ce qu'il serait possible de réaliser et que l'on passe un peu d'un extrême à un autre. Un choix doit être exercé entre le contrôle général et la médiation. L'accumulation de trop de contrôles risque d'aller à l'encontre du but recherché.

M. le Rapporteur : Ne pensez-vous pas qu'un rapport d'inspection ou les futurs rapports de la mission qui pourrait être mise en place à la suite des propositions de M. Canivet auraient un rôle beaucoup plus important s'ils étaient rendus publics ou du moins accessibles à un certain nombre d'autorités ? En effet, si nous avions connaissance de leur contenu, nous chercherions ensemble les réponses à ces questions. L'opacité qui entoure les rapports et les inspections - je ne sais si elle est voulue, recommandée ou si elle résulte des textes réglementaires - ne nous autorise pas à avoir une vision normale de l'administration pénitentiaire et de la vie en prison.

M. Philippe MAITRE : Monsieur le Rapporteur, j'en conviens tout à fait. À vrai dire, je m'interroge sur les motifs pour lesquels ces rapports ne pourraient pas connaître une plus grande diffusion. Je crois d'ailleurs que le motif principal ne porte pas sur le contenu et, si je puis dire, j'ouvre mon armoire à qui veut les lire. Il n'y a rien de secret, rien de scandaleux, en dehors de ce que nous avons pu constater et qui peut constituer en soi un scandale, mais il n'y a pas de mystères ou de choses que l'administration pénitentiaire voudrait cacher. Il n'en reste pas moins que la situation est ainsi ; même si nous avons l'impression, nous, membres de l'administration pénitentiaire, d'être transparents, nous ne le sommes point. Selon moi, ce qui s'oppose le plus à la transparence c'est le souci, légitime, de la direction de l'administration pénitentiaire de maintenir avec les personnels ou avec leurs représentants des relations de bonne qualité. Il n'est jamais agréable pour des personnes qui font bien leur travail - certes, le corporatisme, le sentiment de solidarité entrent en ligne de compte - de voir stigmatiser l'un des leurs et donner à penser, surtout au travers de la relation qui peut en être faite dans certains organes de presse, que le dysfonctionnement que l'on souligne est d'ordre général. Cela contribue à ajouter une couche supplémentaire d'opprobre sur des agents, qui, pour l'essentiel, exercent parfaitement bien leur métier et ont des sentiments très éloignés de ceux qu'on leur prête à tort. En disant cela, je suis d'une parfaite sincérité.

M. Louis MERMAZ :  Monsieur Maitre, votre mission est de vérifier que le système fonctionne à peu près normalement. Pourriez-vous nous donner votre sentiment sur le système pénitentiaire ? Quelle est sa philosophie générale ? Comment voyez-vous son évolution ? Avant d'avoir visité beaucoup de prisons, je crois que l'on a déjà tout compris. Bien entendu, cela reste à vérifier.

    Au cours de vos inspections, avez-vous l'occasion de rencontrer des enfants détenus ? Des déments ? Des détenus très âgés qui ne savent même plus pourquoi ils sont en prison et auxquels d'ailleurs les grâces médicales sont accordées au compte-gouttes ?

    Enfin, lors de vos rencontres avec le personnel, comment ressentez-vous le vécu et le travail de ces hommes et femmes qui passent trente ou trente-cinq ans de leur vie dans la prison ? Quel est leur moral ? Ce sont en général des personnes très compétentes. Nous avons entendu dire que si elles n'avaient pas une grande pratique de leur métier, compte tenu de l'état des prisons, le nombre des suicides serait encore plus élevé.

M. Philippe MAITRE : Répondre à la question de l'évolution du système pénitentiaire est une tâche difficile.

    Au cours de ces derniers mois, se dégage l'idée qu'il faut redonner un sens à la peine et surtout un sens à l'emprisonnement : qu'est-ce que la société veut que l'on fasse avec les détenus confiés à l'administration pénitentiaire ? Que l'on tranche l'ambiguïté qui existe entre les deux missions assignées à l'administration pénitentiaire, la garde et la réinsertion, dont certains disent - je ne me prononce pas sur ce point - qu'elles sont nécessairement antithétiques, et en tout cas, que bien réaliser l'une peut compromettre l'autre. Faut-il exercer un choix ? Privilégier l'une par rapport à l'autre ? Dans quelle mesure d'ailleurs a-t-on la liberté de procéder à ce choix au regard d'une certaine partie de l'opinion publique et des sentiments qui se révèlent à l'occasion de tel ou tel événement pénitentiaire ? Beaucoup de chefs d'établissement et beaucoup de membres de l'administration pénitentiaire, quel que soit le grade auquel ils appartiennent, formulent la question : « A quoi sert-on ? Que l'on nous dise ce que nous devons faire plutôt que de nous critiquer. Que la société explique ce qu'elle veut que l'on fasse des personnes qu'elle soustrait un moment à la liberté et confie à une administration. »

    Les cas d'enfants en détention sont rares. Je parlerai des mineurs. Un gros effort a été fait récemment en faveur des quartiers de mineurs, à la suite, d'ailleurs, d'incidents car souvent les choses changent par réaction. Je vous rejoins, Monsieur le député, pour saluer le dévouement des personnels affectés aux quartiers de mineurs. Il a fallu inventer des solutions tout à fait différentes et faire appel à l'intérêt personnel d'un certain nombre d'agents hautement méritants pour s'occuper de cette population, plus difficile, encore plus violente et, beaucoup plus indisciplinée que ne le sont les adultes.

    Je n'ai pas conduit personnellement de missions portant particulièrement sur les quartiers de mineurs. Je me souviens néanmoins d'une inspection à visée disciplinaire dans un établissement où s'étaient produits des faits graves au quartier des mineurs. J'y ai rencontré un agent qui m'a marqué par le dévouement dont il faisait preuve et l'intérêt qu'il portait aux mineurs auprès desquels il jouait le rôle d'une autorité paternelle souriante, mais ferme et qui réussissait très bien dans la fonction qui lui était dévolue.

    Les déments deviennent un problème grandissant, angoissant pour l'administration pénitentiaire et une source de craintes légitimes pour les personnels pénitentiaires. Pour des raisons sur lesquelles je n'ai officiellement pas d'avis et que votre commission connaît sans doute, de moins en moins de personnes sont déclarées démentes devant les tribunaux, alors qu'elles justifieraient d'un placement d'office ou d'un internement. Déclarées responsables des faits qui leur sont reprochés, elles sont condamnées et incarcérées et c'est le personnel pénitentiaire, dépourvu de toute qualification spécifique en la matière, qui y est confronté dans des conditions dramatiques et inquiétantes.

    J'ai rencontré beaucoup de personnes en détention qui relevaient, apparemment, de la catégorie des déments. C'est l'un des problèmes graves pour le personnel pénitentiaire et pour la direction.

    Les personnes âgées sont dans l'état que vous avez décrit. Au point de ne plus comprendre le sens de leur peine ? Je ne le sais pas. Je n'en ai pas rencontré personnellement, mais j'ai vu en détention des personnes de plus de quatre-vingts ans. Il faut, à chaque fois, remettre en perspective la gravité des faits qui leur ont été reprochés pour comprendre et admettre qu'elles soient toujours incarcérées. Sur la légitimité de la sanction, je n'ai pas d'autres commentaires à formuler.

    Le moral des fonctionnaires pénitentiaires est très bas. J'ai été étonné de voir la façon dont ils réagissent aux investigations actuelles et aux campagnes de presse. Ils les considèrent comme une injustice grave à l'égard de l'immense majorité d'entre eux qui fait bien son travail et ils ont l'impression qu'on ne les crédite pas des efforts extraordinaires qu'ils ont consentis depuis une vingtaine d'années. Celles et ceux qui connaissaient les détentions il y a une vingtaine d'années me comprennent. Il suffit de visiter une prison, ne serait-ce que quelques heures, même les pires, pour s'apercevoir que l'on a rattrapé des dizaines d'années de retard accumulé. Je n'appartiens pas à cette administration et, je vais prochainement la quitter ; cela me permet de dire que peu d'administrations se sont autant réformées avec autant d'efforts demandés au personnel que l'administration pénitentiaire. Les personnels qui ont participé à cet effort et qui ne sont pas ceux responsables de dysfonctionnements souffrent profondément de cet opprobre jeté sur l'ensemble du corps, qui les blesse et les décourage. Un profond sentiment de découragement se fait jour contre lequel nous sommes pour l'heure quelque peu démunis, hésitant entre deux points de vue : rassurer en leur disant que ce n'est pas si grave, ce qui est priver l'institution d'un moyen de se ressaisir sur les points posant difficulté et de franchir une étape supplémentaire vers le bon fonctionnement, et l'accablement : « Nous avons commis des fautes ; il est inutile de casser le miroir, ressaisissons-nous. » Il n'en reste pas moins que j'ai été étonné de voir des personnels qui, habituellement, ont une vision très mesurée des choses, arbitrant bien entre le reproche fondé et l'injustice, basculer dans le camp des découragés et dire qu'ils sont des parias.

M. Bruno LE ROUX :  M. Maitre, vous avez détaillé les difficultés qu'il y a à entrer, à voir et à décrypter ce qui se passe en détention.

M. Philippe MAITRE : Non pas à entrer, je n'ai jamais été interdit d'établissement !

M. Bruno LE ROUX : J'avais l'impression que, disant cela, vous nous montriez la difficulté de la tâche qui nous attendait. Il en découle deux questions. Je poserai la première au chef de l'inspection. Pouvez-vous, concrètement, établir un tableau hiérarchisé des principaux dysfonctionnements que vous relevez aujourd'hui et auxquels nous devrions être attentifs ?

    Ma seconde question s'adresse à l'homme, habitué à entrer dans les prisons. Qu'est-ce qui vous choque dans le fonctionnement des prisons ?

    Tout cela pourrait s'articuler autour du fait que nous allons passer quelques heures en prison, et non procéder à une immersion totale. Auriez-vous quelques conseils à nous donner, outre les conseils d'usage dont nous allons faire profit par l'expérience tirée de nos rencontres avec la direction de la prison, les différents syndicats et les personnels ?

M. Philippe MAITRE : Il est très difficile de hiérarchiser les dysfonctionnements, car ils sont très variés et parce que statistiquement j'ai peu de recul. Je privilégie souvent, à tort, les dysfonctionnements les plus graves qui ont conduit à des procédures disciplinaires alors qu'ils ne sont pas obligatoirement représentatifs. On peut identifier des faits absolument énormes dans une petite maison d'arrêt qui ne sont pas du tout représentatifs d'un type de dysfonctionnement répandu.

    Ce qui caractérise la masse des dysfonctionnements légers rencontrés lors des contrôles de routine naît du souci des personnels pénitentiaires d'adapter la règle à leur niveau, « dans leur coin », à la structure de l'établissement, aux effectifs, à la présence plus ou moins nombreuse des surveillants. Sans doute parce que je suis magistrat, je suis attaché au respect des textes. Je suis surpris que le règlement soit substitutif, autrement dit qu'il ne soit appliqué que si rien ne s'y oppose. Je ne voudrais pas pour autant que les membres de votre commission en concluent que l'on fait n'importe quoi et que c'est obligatoirement en défaveur des détenus et du personnel. Parfois - et je tire dans le camp de la direction de l'administration pénitentiaire - la règle, en raison de la diversité des établissements, n'est pas applicable partout.

    Par exemple, les quartiers d'isolement et les quartiers disciplinaires ont été réglementés de façon très stricte. Il faut savoir que dans plus de la moitié des établissements français, l'établissement est si petit qu'il n'existe pas de quartier d'isolement. Or, sur demande des magistrats instructeurs ou par souci de sécurité, des détenus doivent être mis à l'isolement. Le réflexe administratif consisterait à adresser un rapport indiquant qu'il n'existe pas de quartier d'isolement et soulignant l'impossibilité d'appliquer les règles. Or, la pratique est différente : on fait en sorte qu'il y ait une cellule isolée. Elle ne l'est pas complètement et, dans la mesure où elle n'est pas souvent utilisée, elle sert également de cellule ordinaire. Cela donne lieu non à des procédures disciplinaires, mais à des remises en ordre, et souvent la raison en est que l'on ne peut tout remettre à neuf en quelques heures.

    Je vous parle du mauvais traitement des détenus, parce que ce sont là des choses qui nous choquent et auxquelles nous prêtons la plus grande attention. Je crains cependant que vous ne croyiez que ce sont là des faits qui se renouvellent quotidiennement alors qu'ils sont rares. C'est vrai que cela est choquant et nourrit les rapports, mais je ne voudrais pas donner l'impression que les personnels pénitentiaires sont animés par une vision négative du détenu. Certains, effectivement, sont dans un état d'esprit tel que la relation avec le détenu est rendue un peu plus difficile. Pour le reste, la grande difficulté est de tirer l'administration pénitentiaire vers les exigences actuelles et peut-être vers celles que l'on pose à une échelle de dix ans. Il n'est facile pour personne de s'adapter.

    Le plus choquant, à mes yeux - je ne sais si je dois donner ce genre de détail, mais nous sommes à huis clos et vous êtes prêts à tout entendre - ce sont les conditions de détention à plusieurs dans une cellule et le non-cloisonnement des toilettes. Cela, avant ce que dit la presse ou le comité de prévention de la torture, continue à me choquer. Ce sont des conditions de vie inadmissibles pour un pays démocratique bientôt au vingt et unième siècle. Je ne crois pas que ce soit une réaction personnelle, simplement - c'est un point important - elle est un peu émoussée chez des personnels qui ont passé plus de vingt ans en prison et qui disent avoir connu il y a une vingtaine d'années le système des seaux hygiéniques que l'on sortait des cellules tous les matins. Pour eux, le système actuel, pour scandaleux qu'il soit encore, est déjà un progrès par rapport à ce qu'ils ont connu à une époque où, plus jeunes, ils avaient peut-être une aptitude à être choqués encore plus grande. Cela étant, les personnels sont complètement démunis face à cette situation, parce qu'il ne dépend pas d'un directeur d'établissement de faire changer la structure de centaines de cellules avec les moyens que lui allouent la direction de l'administration pénitentiaire et la direction régionale, d'autant qu'il existe des besoins de tous ordres, notamment en matière de sécurité.

    Au cours de ces cinq années, j'ai visité les prisons en me demandant si je supporterais les conditions de détention. Et la réponse est non, pas partout. Les établissements pour peines avec l'encellulement individuel offrent parfois de bonnes conditions. C'est d'ailleurs ce qui a nourri un certain nombre de critiques, car les cellules étaient à ce point « belles » et « accueillantes » disait-on - il ne faut pas oublier la privation de liberté - que certains les comparaient à certaines catégories d'hôtel. Mais, dans la plupart des maisons d'arrêt, les conditions de détention sont scandaleuses.

M. le Président : Quels seraient, pour se forger une idée juste de ce qui se passe, les conseils que vous nous donneriez, à nous qui passerons peu de temps à effectuer les visites ?

M. Philippe MAITRE : Je ne sais si votre commission annoncera ou non ses visites. Si vous les annoncez, l'établissement sera obligatoirement nettoyé la veille. En revanche, je crois qu'il faut visiter beaucoup d'établissements :  neufs, anciens, petits, grands et parler au personnel et aux détenus avec la réserve nécessaire - je ne les mets pas du tout sur le même plan - s'agissant notamment de la qualité des confidences qui peuvent ressortir, car des règlements de comptes se produisent à cette occasion. Peut-être convient-il de faire des visites inopinées, y compris la nuit. Elles sont parfois instructives.

    Il n'y a pas de secrets d'inspection, Monsieur le Président. Je vous ai dit précédemment que « Beauvais nous aurait échappé », on ne peut être plus sincère, même s'il est catastrophique que le chef de l'inspection pénitentiaire vous dise qu'il n'aurait rien vu en une journée. Pour autant, je ne dis pas que je n'aurais rien vu en huit jours et j'y insiste. Mais Beauvais est un petit établissement comme il en existe des dizaines. Rien n'aurait conduit l'inspection à passer quatre jours avec quatre inspecteurs dans cet établissement. Je ne pense pas que votre commission soit en mesure non plus de produire un travail de cette nature. C'est pourquoi le contrôle externe est important. Ce sont les personnes proches de la détention ou celles qui ont des capacités d'alerte qui peuvent remplir efficacement cette fonction. C'est pourquoi il faut absolument un contrôle extérieur, qui d'ailleurs n'aura qu'une mission de détection. L'enquête, l'appréciation du dysfonctionnement reviendra au contrôle interne, parce qu'il faut des spécialistes et que la procédure disciplinaire revêt une certaine technicité.

M. Robert PANDRAUD : Comme nous sommes à huis clos, je pense que mes questions ne seront pas qualifiées de provocatrices !

    Monsieur Maitre, vous avez déclaré que le personnel de l'administration pénitentiaire avait tendance à être démotivé, à la suite des événements récents. Que faudrait-il faire pour le remotiver ? Dans d'autres administrations aussi, il est des abus, des dysfonctionnements, mis en exergue par la presse, par les médias, ce qui décourage l'immense majorité des fonctionnaires qui travaillent bien et qui aiment leur métier.

    M. Canivet a déclaré que l'administration pénitentiaire allait se trouver dans l'obligation de recruter un nombre très élevé de fonctionnaires pour remplacer les actuels titulaires sur le point de partir à la retraite. Or, si l'on donne une trop mauvaise image de marque à la profession, les candidats seront difficiles à trouver et ce ne seront certainement pas les meilleurs des candidats à la fonction publique. Un important travail de motivation est à engager. La presse ne parle pas des trains qui arrivent à l'heure, elle ne parle que de ceux qui déraillent, mais, vis-à-vis de la fonction publique - et ce n'est pas vrai seulement de l'administration pénitentiaire, - on est en train de déraper quelque peu. C'est pourquoi, contrairement à notre rapporteur, je suis tout à fait hostile à ce que toutes les enquêtes des inspections soient publiques. Je veux bien que les rapporteurs des assemblées en aient communication, mais les trouver dans un journal, cela me paraît dangereux.

    Ne serait-il pas souhaitable que votre mission d'inspection et que les fonctionnaires qui sont auprès de vous aient la qualité d'officiers de police judiciaire ? Cela permettrait une meilleure coordination et sans doute d'engager des procédures plus rapidement. Aujourd'hui, on élargit la qualité d'officier de police judiciaire notamment aux agents des douanes. Je crois que ce serait là une bonne mesure pour le personnel en faveur de la transparence et de l'accélération des procédures.

M. Philippe MAITRE : A titre personnel, je suis surpris de la qualité des personnels de surveillance que nous recrutons. Au cours d'une enquête, j'ai rencontré un surveillant stagiaire, qui décrivait avec minutie, en des termes choisis et dans un langage académique le processus d'évasion. Je me suis permis de lui demander son niveau d'études. Il m'a répondu : « Bac +4 ».

    A l'égal de ce qui se passe dans la police, nous comptons désormais des gens de haut niveau auxquels l'École nationale de l'administration pénitentiaire, en pleine réforme, présente un métier et des pratiques relativement attrayantes. Je crois savoir que la désillusion est forte dès lors que ces personnes sont confrontées à la réalité. Un préfet de police me disait récemment que le problème était le même pour un certain nombre de gardiens de la paix. Ils s'aperçoivent qu'entre la fiche de recrutement et la réalité, il y a un monde qu'ils ne soupçonnaient pas. De là, naît le désinvestissement, l'intérêt porté aux repos de garde, aux repos hebdomadaires et aux congés en général plutôt qu'au service.

    Les remèdes passent, me semble-t-il, par la définition évoquée tout à l'heure : il faut leur dire à quoi ils servent et quelles missions ils remplissent. C'est du reste leur revendication. Ils ne veulent plus être considérés comme des porte-clefs ou comme assumant une mission simplement formelle. Il convient de leur redonner un rôle, y compris un rôle de réinsertion ou de participation à la réinsertion des détenus. Bien que ce ne soit pas le lieu pour l'évoquer, c'est le sens du projet d'exécution des peines, qui consiste à demander aux surveillants de faire des fiches d'observation sur la façon dont se comportent quotidiennement les détenus, fiches exploitées par le juge de l'application des peines, par la direction de la prison et par les éducateurs, pour envisager la réorientation du détenu, la possibilité d'un transfert dans un établissement à régime un peu plus progressif ou sélectif afin d'assurer sa réinsertion.

    Je serais représentant syndical de personnel de surveillance, je formulerais des revendications indemnitaires, mais je ne crois pas que ce soit là une revendication première. La préoccupation de ces personnels est plus profonde, encore que les intérêts financiers ne soient pas obligatoirement détestables ! Il faut  leur dire à quoi ils servent, ce qu'ils peuvent faire et valoriser leur mission. On ne peut demander à une personne ayant une formation supérieure de simplement ouvrir des portes. C'est du gâchis et une perte de temps car sa démotivation est assurée.

    Sur la question des officiers de police judiciaire, je vous rejoins. J'aurais même souhaité vous précéder, parce que l'un des grands problèmes que rencontre l'inspection réside dans l'articulation de ses missions avec celles des autorités judiciaires, même si ce fait n'est pas spécifique à l'administration pénitentiaire. Un dysfonctionnement qui se produit dans une prison peut être purement pénitentiaire : on a laissé une porte ouverte ou oublié une mesure de sécurité. D'autres dysfonctionnements sont des faits de droit commun qui se sont produits dans une prison : par exemple, un surveillant reçoit un coup de couteau et réplique par un autre coup de couteau. Une instruction est alors ouverte. L'inspection pénitentiaire envoyée sur place est confrontée à une affaire extrêmement compliquée : il y a quatre témoins du personnel de surveillance, il y a du sang de provenance différente dans la cellule et des détenus, depuis la coursive, ont aperçu une partie de la scène. Une information est ouverte. Les inspections administratives se trouvent dans une situation très difficile. D'abord, en raison de l'interférence entre les officiers de police judiciaire présents, missionnés par les magistrats, et l'inspection administrative. J'ai toujours laissé la priorité à la justice pour savoir qui entendra le premier, ce qui revêt d'ailleurs une certaine importance, puisqu'une audition ne se fait qu'une fois. Cela a conduit à un certain nombre de déconvenues. Deux ou trois fois, l'inspection administrative étant passée avant les officiers de police judiciaire, certains magistrats en ont conçu une forte mauvaise humeur au motif que nous aurions déstabilisé l'enquête judiciaire, ce qui, bien évidemment, n'était pas notre intention.

    Dans la mesure où elle n'a pas compétence pour ordonner une analyse de sang, pour organiser des confrontations ni pour entendre des personnes à l'extérieur des prisons, alors qu'il arrive que des faits graves aient eu un témoin extérieur et ne peut non plus se déplacer pour l'entendre, très rapidement, l'inspection administrative est bloquée.

    Reste enfin - c'est un sujet qui dépasse de très loin notre sujet d'aujourd'hui - la question de l'accès des inspections administratives aux dossiers. On est là dans une situation qui est véritablement difficile à comprendre. Dans certains cas, on me donne la copie de la procédure de police à titre officiel, d'autres fois à titre officieux, avec le droit de m'en servir ou bien sans ce droit. Parfois on me la refuse ou on me la transmet par l'intermédiaire du garde des sceaux. A chaque fois la décision prise s'appuie sur une interprétation de la règle selon laquelle les enquêtes et les instructions sont secrètes. Cette règle n'a pas été respectée très longtemps mais la pratique emporte un risque important pour le magistrat et pour les inspecteurs qui peuvent se voir accuser de recel, de violation du secret de l'enquête ou de l'instruction, pour avoir voulu faire correctement leur métier et tenter de s'inspirer des procédures judiciaires qui sont, dans bon nombre de cas, bien mieux nourries et plus efficaces que celles dont dispose une inspection administrative pour conduire une enquête.

Mme Nicole FEIDT: Nous avons dit que le personnel pénitentiaire allait mal, ce que l'on constate quand on s'entretient avec les syndicats notamment. Avez-vous la possibilité de procéder à une évaluation des méthodes de travail au sein des établissements ?

    Qu'en est-il du suivi médical et psychologique des détenus et du contrôle du respect de leurs droits ? Si la proposition de la commission Canivet sur la création d'un corps de contrôleurs des prisons était suivie d'effets quelles en seraient les conséquences pour les services de l'inspection pénitentiaire ?

M. Philippe MAITRE : L'évaluation des méthodes de travail n'est pas confiée à l'inspection des services pénitentiaires. Depuis la réorganisation de la direction de l'administration pénitentiaire, celle-ci relève de la sous-direction des services déconcentrés et du bureau des ressources humaines.

    Le suivi médical des détenus n'incombe plus à l'administration pénitentiaire depuis que le service médical n'est plus de sa responsabilité mais incombe entièrement au ministère de la Santé. Cela pose le problème de l'articulation des inspections, quand des dysfonctionnements se produisent à la limite du service médical et du service pénitentiaire. Un détenu a-t-il été secouru assez rapidement ? À quel moment a-t-il appelé ?

    Nous avons compétence pour enquêter sur la partie pénitentiaire, l'IGASS sur la partie médicale. L'articulation des deux inspections, qui, pour l'heure, s'entendent très bien, mériterait peut-être d'être mieux définie ou du moins d'être officiellement prévue.

    Garantir le respect des droits des détenus est l'une des missions de l'inspection des services pénitentiaires comme des chefs d'établissement et des directeurs régionaux. Il n'existe pas de structure qui, en tant que telle, s'occuperait uniquement du respect des droits des détenus. Les plaintes sont prises au sérieux par les magistrats des parquets qui en sont plus souvent destinataires que nous ne le sommes nous-mêmes et sont, en tout état de cause, assez rapidement suivies d'effets, même si, je ne puis vous fournir de statistiques ou d'assurance sur ce point.

    Dans les jours suivant la parution du rapport Canivet, certains en me croisant dans les couloirs m'adressaient des sourires de commisération. Je ne pense pas que l'inspection pénitentiaire soit menacée par les propositions de ce rapport dans la mesure où il est, à mon sens, complètement impossible de supprimer le service de contrôle interne. Encore une fois, le contrôle externe aura pour principal intérêt de détecter les dysfonctionnements. Mais il faudra un service pour les évaluer et engager, le cas échéant, une procédure disciplinaire, procédure qui est devenue - avec la judiciarisation tout à fait souhaitable des conseils de discipline - d'une grande lourdeur et très consommatrice de temps. Dans le cadre des procédures disciplinaires, les auditions sont toutes réalisées par au moins deux inspecteurs. Contrairement à ce qui se passe dans les inspections administratives, on dresse toujours un procès-verbal non seulement de l'audition des mis en cause, mais également de celle des témoins. L'intégralité des documents, en la forme judiciaire, avec temps de pause, relectures, signatures - exactement comme il en va devant un juge d'instruction - est transmise au conseil de discipline. La procédure est protectrice, objective et très lourde.

M. Jean-Yves CAULLET : J'ai été frappé par les moyens de vos services au regard de l'immensité de la tâche. Ce service exerce deux fonctions : d'une part, l'inspection, au sens de la détection et de l'analyse des points à revoir ; d'autre part, l'observation régulière et l'aide au conseil pour l'amélioration des situations.

    Dans ces deux domaines, les moyens dont vous disposez apparaissent très faibles. Pensez-vous que vous pourriez obtenir que des hauts fonctionnaires soient détachés pour aider à remplir un certain nombre de tâches dans ces deux domaines ?

    Vous avez insisté sur le moral relativement bas des personnels pénitentiaires. Pour avoir eu quelque expérience de ce type de service, il me semble que l'une des causes en est que les contradictions entre la réalité et la règle ne sont pas assumées, hormis par ceux qui y sont directement confrontés. Est-il possible de parvenir à ce que les contradictions entre ce qui devrait être fait et ce qui est fait sous la pression de la réalité ne pèsent pas uniquement sur les épaules de ceux qui agissent?

    Il est extrêmement difficile de concevoir que l'on puisse exercer de manière continue des métiers aussi difficiles dans des conditions aussi délicates psychologiquement. Ne serait-il pas envisageable, dans la carrière d'un agent de l'administration pénitentiaire, de prévoir des « respirations » pour régénérer sa confiance en lui et dans le système ?

    Vous avez souligné que les jeunes surveillants, qui étaient d'un bon niveau et avaient reçu une formation théorique, tombaient souvent de haut une fois confrontés à la réalité du métier. Ils sont souvent en butte à des us et coutumes qui les choquent au début, mais qu'ils admettent ensuite faute de pouvoir faire autrement. Ne pourrait-on développer un système d'écoute qui, sans confiner à la dénonciation, permettrait de recueillir les impressions de ces jeunes surveillants avant que cette évolution ne se produise ? N'y aurait-il pas là une ressource exploitable pour l'inspection, qui mieux renseignée, gagnerait du temps ?

    J'ai tenté de mettre en place des procédures de ce type, notamment à l'aide de psychologues, qui apaisent grandement les craintes des personnes qui souffrent de l'écart qui sépare la réalité de la théorie. Cela permet d'apporter une information sans dénonciation personnelle et débouche, de temps en temps, sur des inspections et des réajustements.

M. Hervé MORIN : Si je comprends bien, vous n'êtes en tout et pour tout que cinq personnes ?

M. Philippe MAITRE : Cinq personnels de l'administration pénitentiaire et moi-même.

M. Hervé MORIN : Combien d'années un établissement peut-il rester sans recevoir de visites ?

    Combien de procédures disciplinaires sont-elles engagées chaque année, éventuellement combien de procédures judiciaires ?

    Arrive-t-il souvent à l'État d'être condamné pour faute lourde, car je crois me souvenir que l'État n'est condamné pour faute en prison que dans ce cas ?

    Une des réformes possibles pour améliorer le fonctionnement des établissements pénitentiaires, nous a-t-on suggéré, serait d'arrêter un seul et unique règlement pour l'ensemble des établissements. S'agit-il d'une bonne idée ?

    Il semble qu'il y ait une forme de laisser-aller dans un certain nombre de prisons qui se traduit par une absence de structuration de la vie :  les détenus regardent la télévision jusqu'à l'aube, restent le matin dans leur cellule, puis vaquent le restant de la journée. Le constatez-vous ?

    Comment avez-vous ressenti le livre de Mme Vasseur et comment est-il perçu par l'administration pénitentiaire ?

M. Philippe MAITRE : A la question de savoir s'il faut accroître les effectifs de l'inspection des services pénitentiaires, la réponse est oui, dans une proportion raisonnable, d'autant que les personnes pouvant être recrutées sont en nombre limité. Il n'existe qu'une soixantaine de directeurs hors classes. Dans la mesure où les inspections doivent se faire à deux personnes de niveau égal, le chef de l'inspection ne peut recruter que des personnes de haut niveau. En outre, sur les 66 directeurs hors classe, tous ne présentent pas le profil pour venir à l'inspection, car cette fonction suppose certaines qualités. Les meilleurs d'entre eux qui pourraient venir à l'inspection sont évidemment hautement souhaités à la direction des grands établissements ou des établissements sensibles. Quand il s'agit d'obtenir un bon candidat, la « lutte d'influence » s'est passée jusqu'à maintenant dans de bonnes conditions, par renoncement mutuel, entre le directeur des ressources humaines et le chef de l'inspection.

    L'idéal vers lequel il faut tendre, mais qui nécessitera plusieurs années, serait de disposer d'une dizaine d'inspecteurs pénitentiaires afin d'instaurer trois ou quatre équipes qui tourneraient en permanence, ce qui ne serait pas extraordinaire. Beaucoup de choses restent à améliorer en termes de fréquence des inspections. Je pense qu'il faudrait également un magistrat supplémentaire, parce que les pénitentiaires ont une spécificité en matière de recherche des faits. La conduite des procédures, surtout si elles doivent déboucher sur des procédures disciplinaires est en principe, du ressort des magistrats. Il conviendra donc de renforcer la capacité en magistrats et en fonctionnaires pénitentiaires. On peut songer - Mme Viallet m'en a parlé - à s'adjoindre des hauts fonctionnaires d'autres corps comme, par exemple, de la Cour des comptes ou des chambres régionales des comptes, afin d'accroître ou de développer une capacité d'inspection dans un domaine qui nous est totalement étranger, celui-ci de la comptabilité, alors que se font jour des dérives hautement condamnables et critiquables.

    La réalité des règles est une des questions importantes. Certaines règles ne sont en réalité pas applicables ou alors dans des conditions extrêmement difficiles. Cela pose un problème quotidien aux personnels pénitentiaires : soit, ils s'appliquent la règle et il y a des incidents ; soit, ils ne l'appliquent pas, et ils ont ou auraient affaire à l'inspection. Le type même de cette règle est la fouille intégrale. Telle qu'elle est enseignée et pratiquée, elle est sur un plan strictement moral, évidemment dégradante. Elle consiste à être nu, à s'agenouiller, à tousser, à subir des inspections extrêmement minutieuses, ce qui, vous l'imaginez, n'est absolument pas agréable. Les détenus protestent, créent des incidents et les surveillants, plus ou moins démunis, reculent progressivement. Je ne suis pas sûr - disant cela, vous me comprendrez à demi-mot - que ces fouilles soient systématiquement réalisées comme elles le devraient. Faut-il un jour prendre le risque de les supprimer au prix de la sécurité des surveillants ou faut-il les valider, les encadrer très strictement et les faire subir aux détenus ? C'est un point de vue qui dépasse très largement le personnel pénitentiaire, c'est presque un point de vue de société : continue-t-on à tolérer de telles pratiques ou y oblige-t-on ? Il en va de cette règle comme d'un grand nombre de règles de sécurité. C'est si vrai que quand Mme Viallet m'a demandé ce que je souhaitais inscrire à l'ordre du jour de la prochaine réunion des directeurs régionaux, j'ai demandé que les règles existantes qui ne sont pas appliquées soient recensées. C'est un chantier important de l'administration pénitentiaire.

    La troisième question portait sur la psychologie des personnels. Il est difficile de mesurer les sujétions psychologiques liées à l'exercice d'une fonction. Je pense qu'être gardien toute sa vie est très difficile. La réaction des personnels et l'évolution de leur mentalité montrent que de moins en moins de nos concitoyens sont en mesure d'assumer ces fonctions pendant de longues années, ce qui n'était pas vrai dans le passé.

    Cela apparaît au travers des réactions aux violences dont sont victimes les surveillants. D'aucuns « s'amusent » de voir qu'un surveillant qui reçoit une gifle prend un arrêt maladie et est traumatisé psychologiquement, peut-être pas tant d'ailleurs d'une gifle que d'un crachat. Dernièrement, dans une émission sur les policiers en difficulté, on évoquait l'impact psychologique de se faire cracher dessus. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, les surveillants résistaient psychologiquement mieux, peut-être parce que la façon de réprimer ce type d'agissements était plus directe. Aujourd'hui, en raison de l'idée qu'ils se font de leur mission, ils ne supportent plus ce genre de contraintes et ont beaucoup de mal à être confrontés au risque. L'évolution du nombre des déments en détention augmente très sensiblement le niveau de risque. Il n'y a plus de règles en prison, du moins, celles que les détenus et le personnel de surveillance respectaient de façon générale il y a quelques années.

    La possibilité de ménager des périodes de respiration, possible pour du personnel de direction qui peut faire un peu « d'état-major », passer d'une direction régionale à une maison centrale où tout est beaucoup plus éloigné, non de la réalité, mais de la dureté des choses, est beaucoup plus compliquée pour le personnel de surveillance. Une solution consisterait à diviser le métier de surveillant, ce qui se fait à l'étranger, entre personnel confronté à la détention et personnel périmétrique : les personnes affectées aux miradors et jamais confrontées à la détention. Mais, pour l'heure, les syndicats de personnels de surveillance y sont radicalement hostiles pour des raisons que je ne développerai pas ici.

    L'idée d'une écoute et la possibilité de « débriffer » sont une proposition intéressante à laquelle je n'avais pas songé. Sans doute, cela repose sur une vision un peu idyllique de la façon dont cette possibilité sera perçue et de l'immunité, toute théorique, dont bénéficieraient les surveillants qui auraient été très diserts avec l'administration centrale. Cela dit, c'est une idée intéressante.

    Je me suis fait communiquer la liste des établissements et la date à laquelle ils avaient reçu, non la dernière inspection, mais la visite d'un membre de l'administration centrale. En effet, à la suite d'une visite dans une grande maison d'arrêt du Nord, j'avais été surpris des remerciements empressés que m'avait adressés le directeur. La raison en était que cela faisait onze ans qu'il n'avait vu personne de l'administration centrale ! Mon exemple est un peu caricatural, n'en doutez point, mais des établissements - de moins en moins parce que nous nous y sommes attachés au cours des dernières années - ont été peu visités. Il s'agit généralement de petits établissements dont on ne parle pas. Si j'étais méchant, je dirais que ceux dont on ne parle pas sont ceux qui sont mal desservis par l'avion ou le train. Quand on procède à une évaluation, le temps étant compté et les horaires de travail limités, on va au plus significatif, au plus connu et on néglige parfois une petite maison d'arrêt qui mériterait tout autant l'attention car il peut s'y produire des faits critiquables. Cela s'inscrit dans la droite ligne de ma demande de renforcement des effectifs.

    S'agissant des procédures disciplinaires, je dispose de chiffres concernant le personnel de direction. Entre 1990 et 1995, 3 fonctionnaires ont comparu devant le conseil de discipline. Entre 1995 et 2000, 15 fonctionnaires ont été sanctionnés. Entre 1990 et 1995, 9 membres du personnel de direction ont été mutés dans l'intérêt du service, 16 entre 1995 et 2000. J'ai dit précédemment ce qu'il fallait penser parfois de ce type de mutation. L'évolution de ces chiffres provient de ce que les directeurs successifs de l'administration pénitentiaire ont souhaité ne plus traiter différemment les dysfonctionnements de la hiérarchie de ceux provenant du personnel de surveillance. On a essayé que les mêmes fautes donnent lieu aux mêmes procédures et éventuellement à des sanctions analogues.

    Je ne saurais vous répondre sur le nombre de procédures judiciaires. Très souvent, une procédure judiciaire est lancée en même temps que la procédure d'inspection administrative, mais je ne dispose pas de renseignements statistiques sur ce point. Si vous le souhaitez, je pourrais vous les communiquer.

    La seule condamnation de l'Etat à laquelle je songe, car elle nous a fortement marqués, est celle rendue par le tribunal administratif de Rouen. L'administration pénitentiaire fut condamnée pour avoir mis dans une même cellule deux détenus, dont l'un a agressé sexuellement l'autre. Pris comme cela, c'est à la fois significatif et inquiétant. Certes, dans certains cas, il est possible de détecter un risque, mais on ne peut détecter le risque qu'un détenu, qui n'a pas un profil particulier, fera courir à un autre, avec lequel il sera mis en cellule.

M. Robert PANDRAUD : Cela ne peut se décréter qu'a posteriori.

M. Philippe MAITRE : Pas dans tous les cas, Monsieur le député. Le risque est avéré lorsque les détenus ont un passé de violeur par exemple. Mais condamner l'administration accroît la déstabilisation du personnel pénitentiaire. Que doit-on faire pour éviter le risque et comment le détecter ? On peut se référer à la fiche du juge d'instruction mais, dans bien des cas, il n'en sait pas plus sur le profil psychologique du détenu, sauf à ce que l'infraction commise en dise plus. Sur la fiche, il peut être indiqué : « Risque de suicide probable ou possible », ce qui veut tout et rien dire. Ou encore, par précaution, il est indiqué : « Risque de suicide très élevé ». Quelles précautions doit-on prendre ? Pour les affaires de m_urs, le pronostic est encore plus difficile à établir.

    Sur la possibilité d'un règlement unique pour l'ensemble des établissements pénitentiaires, il faut garder à l'esprit que la structure de l'établissement détermine une partie du contenu du règlement. Précédemment, vous m'aviez questionné sur ce qui me choquait. Le fait que l'on n'exécute pas sa peine partout de la même façon est choquante. Il très compréhensible que les régimes de détention soient différents si une finalité préside à ces différences. Ce n'est pas le cas pour celles liées au prix des téléviseurs ou à l'accès au téléphone. C'est pourquoi un effort d'unification et d'égalisation est engagé entre les établissements. Peut-être le règlement unique est une idée à développer, sous réserve qu'elle soit techniquement applicable en raison de ce que je viens d'indiquer.

    Le constat de la déstructuration de la vie sociale est tout à fait réel. Les anciens pénitentiaires regrettent le temps où l'on obligeait les détenus à se lever à sept heures. On criait « fixe » quand un magistrat entrait dans une cellule, ce qui m'a toujours paru quelque peu dépassé, même il y a vingt ans. Le lit était fait au carré. Bref, l'encadrement était quelque peu militaire. L'évolution des idées a permis de l'éviter, à juste titre, sur un certain nombre de points. Cela dit, à l'heure actuelle, les visiteurs extérieurs ont parfois le sentiment inverse. On entre à neuf heures du matin dans des cellules doubles ou triples dans lesquelles deux ou trois détenus dorment et trouvent particulièrement indisposant cette intrusion à une heure aussi indue ! Les détenus peuvent refuser la promenade ou les activités. Cela participe de l'idée qui a été développée, à laquelle on peut ou non adhérer, selon laquelle la sanction réside uniquement dans la privation de liberté et que, pour le reste, le détenu doit avoir, dans une certaine mesure, les mêmes droits que ceux qu'il a à l'extérieur. Chez lui, il n'est pas obligé de se lever à sept heures le matin, ni de faire son lit, ni d'aller en promenade. En prison, il regarde la télévision vingt-quatre heures sur vingt-quatre. C'est un choix, mais qui ne relève pas seulement de l'administration pénitentiaire.

    Mme Vasseur a dit, sur la prison, des choses que beaucoup de personnes savaient ou devaient savoir. Elle a, a posteriori, eu le mérite de produire l'effet recherché, de susciter des investigations et de donner à ces questions tout l'intérêt que l'on doit y porter, justifiant que des solutions soient trouvées.

M. Robert PANDRAUD : D'autres techniques ne pourraient-elles être utilisées ou expérimentées ? Pour les fouilles à corps, par exemple, ne pourrait-on être mieux équipés en radiographie ? Pour détecter l'entrée de la drogue dans les prisons, pourquoi ne pas utiliser des chiens ? Pourquoi ne pas utiliser un système d'écoute et de vidéo pour des individus dangereux dans leurs cellules ? J'ai l'impression que l'on en est resté aux systèmes du passé, sans en expérimenter de nouveaux. Je sais bien qu'installer une caméra dans les cellules serait attentatoire à l'intimité mais cela est peut-être moins dangereux que la promiscuité. En tout cas, cela permettrait une surveillance renforcée.

M. Philippe MAITRE : La radiographie est un acte médical interdit à l'administration. C'est ainsi qu'elle est habituellement présentée. En tout cas, ce type de fouille devrait être fait par du personnel médical.

M. Robert PANDRAUD  : Il serait moins dégradant.

M. Philippe MAITRE : L'amélioration des détections est doublement importante, tout d'abord pour la drogue. Mais quiconque a vu travailler un chien antidrogue connaît les limites du procédé : le chien travaille sur une période très brève et beaucoup de choses lui échappent. La qualité du chien est fortement en cause.

    Pour les autres procédés techniques, nous sommes confrontés à un véritable problème avec les téléphones portables qui passent désormais au travers de toutes les détections, ou bien les fers de chaussures sonnent avant que l'appareil n'enregistre la présence d'un téléphone portable !

    Il existe aujourd'hui des pistolets automatiques qui passent au travers des détecteurs, car la majorité des pièces sont faites de composants synthétiques. L'administration pénitentiaire n'est pas en pointe sur ce sujet et je crains que les procédés techniques que nous connaissons ne permettent pas encore d'améliorer beaucoup ces détections.

    Il me semble que l'installation de caméras ou de systèmes de surveillance audiovisuelle en prison se heurte à la loi qui interdit ce type de procédés. On pourrait se poser la question du remplacement d'une surveillance parfois considérée comme dégradante, tel l'_illeton qui consiste à voir ce qui se passe dans une cellule à n'importe quel moment, ce que les détenus supportent déjà très mal - ils bouchent ou cassent les _illetons - par un système qui serait permanent et conduirait à un transport d'images vers un central permettant de voir vivre le détenu.

M.  le Président : Hormis les prisons dont on nous a annoncé qu'elles allaient être démolies, de votre propre expérience, des prisons sont-elles dans un état plus mauvais que les autres ?

M. Philippe MAITRE : Je ne les connais pas toutes, indice du fait que je ne procède pas sans doute à un nombre suffisant de visites. On cite habituellement la prison de La Santé et les prisons de Lyon. Je parle de celles dont le remplacement n'est pas prévu dans un avenir proche, à la différence de la prison de la Réunion dont le projet est lancé. Peut-être, çà ou là, de petites maisons d'arrêt justifieraient-elles aussi leur remplacement ou des efforts de rénovation, mais je n'en ai pas la liste en tête. Cela dit, l'administration pénitentiaire pourra vous l'adresser si vous le souhaitez.

Audition de M. Patrick MOUNAUD,

directeur de l'école nationale de l'administration pénitentiaire (ENAP)

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 16 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Patrick MOUNAUD est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Mounaud prête serment.

M. Patrick MOUNAUD : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, je me propose de vous faire un exposé liminaire sur l'histoire de l'école, sur la façon dont elle s'est construite et sur son projet actuel qui vise à améliorer la qualité du service des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire.

    L'école nationale de l'administration pénitentiaire s'est construite par étapes depuis 1966, date de son installation à Fleury-Mérogis. Elle a d'abord été une école de surveillants, qui se caractérisait à la fois par l'ampleur des personnels recrutés et par sa formation pédagogique, un gradé-formateur s'occupant d'un groupe de quinze élèves surveillants, lesquels étaient formés essentiellement par lui.

    L'ENAP est ensuite devenue une école d'éducateurs, car, dès cette époque, des éducateurs, désormais dénommés « conseillers d'insertion et de probation » ont été recrutés de manière régulière dans l'administration pénitentiaire. C'est également devenu une école formant les directeurs des établissements pénitentiaires depuis la réforme de 1977 qui a créé le statut des personnels de direction. Enfin, l'ENAP est aussi un centre de formation continue et une école de formation des personnels administratifs et techniques.

    Il s'agit véritablement de cinq écoles, qui travaillaient les unes à côté des autres, sans que pratiquement aucun lien ne soit tissé entre les différents cursus de formation.

    En 1994, il a été décidé de délocaliser l'école de l'administration pénitentiaire qui s'implantera en septembre 2000 à Agen. À l'occasion de cette délocalisation, la question de la réorganisation complète de la pédagogie de l'école s'est posée ; un audit fut réalisé en 1997, lequel a mis l'accent sur les lacunes de la juxtaposition des différentes formations, juxtaposition qui ne permettait pas aux différentes catégories de fonctionnaires de se connaître dès le début de leur formation et leur entrée dans l'administration pénitentiaire. La nécessité de renouveler les méthodes pédagogiques a également été soulignée. Sur la base de cet audit, la réorganisation a été lancée depuis maintenant dix-huit mois avec plusieurs objectifs :

    Le premier est de transformer l'école en un lieu d'expertise et d'enseignement, et non pas seulement un lieu d'organisation de formation ; dans cette optique, une direction de la recherche a été mise en place à côté de la direction des enseignements. C'est un premier élément essentiel, car il permet à l'école de disposer de formateurs pour les personnels de surveillance, mais aussi de mettre en place un corps enseignant en mesure d'établir des relations plus construites avec le réseau universitaire ou les partenaires relevant du domaine de la recherche.

    Le deuxième objectif consiste à développer davantage de transversalité entre les corps de fonctionnaires. Il est absolument nécessaire de l'atteindre, puisque le choix a été fait de garder une seule école, ce qui, somme toute, est assez exceptionnel pour une administration qui compte 26000 fonctionnaires. En effet, il y a beaucoup d'exemples d'administrations qui comptent plusieurs écoles. On aurait ainsi pu imaginer une école pour le personnel de surveillance, une école de personnel d'insertion et de probation, et une école des cadres, mais le parti a été pris de maintenir une seule école. On veut donc pousser jusqu'au bout cette logique et créer davantage de transversalité. Ce qui se réalise de deux manières : en mettant en place, au sein de la direction des enseignements, des équipes par domaine d'enseignement, en charge des enseignements pour toutes les catégories professionnelles, et en développant entre les différentes formations des relations plus régulières.

    Le troisième objectif consiste à développer des parcours beaucoup plus personnalisés de formation, car les fonctionnaires que nous recevons ont des acquis en formation ou des acquis professionnels très divers. Il faut que nous puissions en tenir compte le plus possible dans le déroulement de la formation.

    Voilà en quelques mots les objectifs.

    Quant aux enjeux spécifiques, ils se traduisent par un renouvellement quasiment complet des personnels de l'école, qui se justifie, à la faveur de la délocalisation, par l'abandon de secteurs de compétences : la restauration ou la maintenance. De ce fait, nous avons pu recruter davantage d'enseignants. La loi de finances pour l'année 2000 a prévu la création de quinze emplois, permettant le rééquilibrage des catégories de personnels : il y avait seulement 32 % de personnels de catégories A et B dans la loi de finances pour 1999 et nous pourrons passer à 58 % avec la loi de finances pour 2000. C'est là un élément essentiel. Nous procédons actuellement à ces recrutements et avons déjà atteint 41 % de catégories A et B, ce qui nous permettra d'améliorer la qualité des enseignements.

    Le deuxième enjeu réside dans l'accueil d'effectifs d'élèves toujours plus nombreux ; cet accroissement résulte des créations d'emplois qui peuvent exister dans l'administration pénitentiaire, mais est également une conséquence des effets de la bonification du cinquième, qui permet aux personnels de surveillance de partir à la retraite cinq ans plus tôt s'ils comptabilisent vingt-cinq années de service. Ils peuvent ainsi bénéficier d'une année supplémentaire de cotisations pour cinq années accomplies, comme pour les fonctionnaires de police. Une telle mesure n'est appliquée dans l'administration pénitentiaire que depuis cinq ans et ses effets se font actuellement ressentir. Les effectifs d'élèves ont crû de manière considérable, puisqu'en 1998 nous recevions 2118 élèves dans l'année contre 3387 en 2000, soit quasiment un doublement du nombre d'élèves. Cela touche particulièrement certaines catégories, tels les chefs de service pénitentiaire qui vont être renouvelés de plus de 50 % en moins de trois ans, ce qui ne sera d'ailleurs pas sans conséquence sur l'évolution de l'institution.

    Il convient encore de considérer la forte évolution du profil des élèves recrutés dans tous les corps. Les personnels de surveillance sont recrutés au niveau du brevet des collèges. Actuellement, ceux que nous recevons ont, en moyenne, un niveau bac + 1 ; 85 % ont le bac et 35 % ont un niveau supérieur au DEUG..

    Les conseillers d'insertion et de probation sont recrutés au niveau DEUG. Actuellement, 85 % des élèves recrutés ont une maîtrise en droit.

    Les chefs de service pénitentiaire, les anciennement dénommés « surveillants chefs » qui, jusqu'en 1993, étaient uniquement recrutés en concours interne sont dorénavant recrutés, pour 25 % d'entre eux, en concours externe ; cependant, dans la mesure où il n'y a pas suffisamment de candidats en concours interne, nous en retenons davantage en concours externe. Les candidats à ce concours externe ont le niveau de la licence, généralement acquise dans les matières juridiques.

    L'évolution considérable du profil des élèves exigeait, de toute façon, une adaptation de la pédagogie de l'école.

    Nous avons enfin noué un partenariat universitaire, très largement renouvelé à la faveur de la délocalisation ; ce partenariat était déjà préexistant en région parisienne mais il va être accentué. Un partenariat avec le réseau des écoles de service public, telles que les écoles de la police, les écoles de santé, tant il est vrai qu'il existe de nombreuses relations entre une direction de prison et une direction d'hôpital, ou l'école nationale de la magistrature, ainsi qu'avec le centre national de la formation de la protection judiciaire de la jeunesse va être établi.

M. le Rapporteur : Vous avez répondu à la question que je souhaitais vous poser sur le niveau de base des élèves de l'école. On relève une évolution certaine. Compte tenu des rémunérations des agents et de leur formation de base, constate-t-on un sentiment de frustration et des revendications fortes ?

M. le Président : Combien gagnent les différents agents lorsqu'ils sont en fonction ?

M. Patrick MOUNAUD : Les personnels de surveillance gagnent en moyenne 8 000 francs nets lorsqu'ils débutent et peuvent atteindre 13000 francs en fin de carrière. Les conseillers d'insertion et de probation commencent leur carrière à 8700 francs et terminent à 14 000 francs, les directeurs débutent à 9000 francs pour finir à 23000 francs.

    Il existe toujours des revendications salariales. Nous recrutons en masse des personnels qui, dans un premier temps, espèrent avoir des perspectives de carrière importantes, puisqu'ils sont recrutés largement au-dessus du niveau du concours. Lorsqu'ils sont surveillants et qu'ils ont une licence en droit, ils considèrent qu'ils pourront très rapidement obtenir le concours de chef de service pénitentiaire ou celui de directeur ; or, la réalité est bien différente. La situation de ces personnels recrutés à un niveau élevé et qui, par la force des choses, n'accéderont pas au niveau de responsabilité auquel ils peuvent prétendre, nous inquiète. Cependant, nous constatons un rapide retour au principe de réalité. D'une étude réalisée il y a quatre ou cinq ans par M. Benguigui, il ressortait que, dès la troisième année, ils avaient repéré leurs véritables perspectives d'évolution. Il nous revient ensuite de déceler le degré de démotivation et de beaucoup travailler sur l'enrichissement des métiers pour maintenir élevée la mobilisation des personnels.

    S'agissant de la durée des études, les élèves surveillants sont formés pendant huit mois. Le principe de formation est fondé sur l'alternance ; autrement dit, il est partagé entre des stages en établissement et des temps de formation à l'école.

    Pour les chefs de service pénitentiaire, le temps de formation est d'une année. Pour les conseillers d'insertion et de probation, de même que pour les directeurs, il est de deux ans. Viennent ensuite toutes les autres catégories intermédiaires pour lesquelles les temps de formation peuvent varier, mais les grandes orientations de la formation sont celles-là.

    Les principes de formation sont toujours fondés sur l'alternance entre des stages plus variés et diversifiés et des périodes de formation longues. Les surveillants font des stages dans deux types d'établissements différents, une maison d'arrêt et un établissement pour peines, et un stage à l'extérieur chez un partenaire du service public pénitentiaire, que ce soit un partenaire du ministère de la Justice, du ministère de l'Intérieur ou des associations. Pour les autres catégories, le choix de stages est plus large.

M. Louis MERMAZ : J'interviens dans le droit fil de ce que vous venez de dire. On parle beaucoup de mobilité des carrières, mais aussi d'évolution des métiers. La difficulté que vous rencontrez est exactement la même que celle à laquelle est confrontée la police avec l'élévation du niveau d'études. Avez-vous percé la vocation de ces jeunes, hommes ou femmes ou arrivent-ils là par hasard parce qu'il faut bien faire quelque chose, gagner sa vie ? Une vocation existe-t-elle ?

    Y a-t-il des passerelles entre les fonctions de surveillants et d'éducateurs ? On constate que les prisons manquent grandement d'éducateurs. On a besoin aussi de plus de formation professionnelle. Indépendamment des concours, existe-t-il des possibilités d'évoluer à l'intérieur de l'administration pénitentiaire ? Par ailleurs, pourrait-on envisager - c'est un immense problème pour la fonction publique - de ne pas être toute sa vie surveillant ou appartenant à la pénitentiaire ? Je sais bien que les catégories, parfois le corporatisme, sont très lourds, mais ne pourrait-on être un certain temps surveillant ou éducateur et ensuite passer dans un autre corps de la fonction publique ?

M. Patrick MOUNAUD : Plusieurs études ont été réalisées sur le thème de la vocation, des questions ayant été posées à des centaines de personnels de surveillance. La réponse est toujours la même : la vocation est au départ absente. Les personnels de surveillance rentrent rarement par vocation dans l'administration pénitentiaire. La meilleure preuve tient dans la différence d'âge entre le recrutement des personnels de police et des personnels de surveillance. Les premiers sont recrutés en moyenne deux ou trois ans plus jeunes que les personnels de surveillance. Cela indique que l'on passe le concours de surveillant plus tard. En général, ce que relèvent les études qui ont été faites c'est que les candidats ont déjà entendu parler de la prison : ils ont toujours des connaissances, soit parmi les personnels de surveillance, soit parmi les personnels de sécurité - police, gendarmerie.

    La tradition, dans l'administration pénitentiaire, est de dire que l'on n'entre pas avec la vocation, mais qu'on l'acquiert quand on y est !  (Rires.) Les études sur ce sujet sont moins nombreuses !  Cela dit, les personnels travaillent avec beaucoup de conviction.

    Je viens de parler des personnels de surveillance. Il en va différemment des personnels d'insertion et de probation et des personnels de direction.

    Les personnels d'insertion et de probation ont choisi ce métier depuis les premiers concours. On constate toutefois une évolution forte parmi les candidats. Il y a quelques années, les étudiants étaient davantage issus de filières « sciences humaines » alors qu'ils sont, à l'heure actuelle, issus à 85 % de filières juridiques. C'est là une évolution que nous avons du mal à expliquer, qui nous conduit d'ailleurs à réorganiser les enseignements, car les étudiants possèdent tous une maîtrise ou un DEA de droit, droit public ou droit privé - c'est assez partagé. Nous devons donc dispenser beaucoup plus de cours de sciences humaines, matière qu'ils n'ont pas acquise auparavant. Pour eux, on peut considérer que la vocation est présente dès le départ.

    Pour les personnels de direction, nous avons constaté également, avec les derniers concours, que les universités ont davantage investi au niveau des troisièmes cycles ces domaines qui touchent, soit à la prise en charge de publics en difficulté, soit à la sécurité publique et que, de ce fait, nombre des candidats que nous retenons ont accompli un troisième cycle qui les a déjà préparés ou sensibilisés à ces domaines par un DESS ou un DEA de criminologie. Sans parler véritablement de vocation, un parcours a déjà été préparé dans le cadre d'un troisième cycle universitaire.

    Il n'existe pas actuellement de véritables possibilités de passer de la profession de surveillant à celle d'éducateur. Il s'agit tout d'abord de deux corps de catégorie différente. Les surveillants sont des corps de catégorie C, les conseillers d'insertion et de probation des corps de catégorie B. Seule existe la possibilité du concours interne et c'est pourquoi, tous les ans, des personnels de surveillance passent et réussissent le concours de conseiller d'insertion et de probation.

    L'ENAP considère que surveillants comme conseillers d'insertion et de probation sont deux publics qui découvrent en même temps l'administration pénitentiaire. Nous essayons de faire des formations communes. De ce fait, les passerelles seront plus accessibles, et en tout cas, le travail en commun sera simplifié ; les surveillants seront également davantage incités à passer le concours.

    Cela étant, le concours de conseillers d'insertion et de probation est difficile, puisque se présente un nombre élevé de candidats. Les surveillants doivent être d'un bon niveau pour le réussir, ce que l'on constate effectivement si l'on se réfère aux dernières promotions recrutées.

    Un surveillant pourrait-il faire autre chose que de rester en établissement pénitentiaire ? Au sein de l'administration pénitentiaire, j'espère que l'équilibre entre le milieu fermé et le milieu ouvert continuera de s'affirmer et que, par conséquent, la situation des services pénitentiaires d'insertion et de probation permettra d'accueillir en son sein des personnels de surveillance qui peuvent également apporter dans ces services leur savoir-faire.

    Peuvent-ils investir d'autres administrations ? Je pense que ce serait très souhaitable. L'étanchéité entre les différents corps de la fonction publique devrait être moindre.

M.Hervé MORIN: Quel type de formation suivent les surveillants pendant leur temps passé à l'ENAP ?

    Quel est le niveau des enseignants ? D'où viennent-ils - d'après ce que j'ai compris, pour l'essentiel, de l'université.

    Compte tenu du niveau de recrutement se situant à bac +1, bac +2 ou bac +4, les jeunes surveillants passent-ils d'autres concours internes pour échapper assez rapidement à l'administration à laquelle ils appartiennent, même si j'ai bien compris que la vocation venait avec le temps ?

M. Patrick MOUNAUD : Les enseignements dispensés aux élèves surveillants portent tout d'abord sur la réglementation pénitentiaire qui leur permet de connaître le cadre dans lequel ils vont travailler. Des enseignements en sciences humaines sont également dispensés. Nous sommes en train d'équilibrer au mieux ces deux parts d'enseignement, dans la mesure où les personnels de surveillance sont tout aussi bien confrontés au respect du droit qu'au respect de la personne, et ces deux enseignements correspondent à leur travail quotidien.

    Ils reçoivent également une formation au tir, une formation poussée à la self défense, car nous souhaitons leur donner les moyens d'avoir la juste maîtrise d'eux-mêmes face à d'éventuelles agressions. C'est pourquoi la formation à la self défense, que nous couplons toujours avec les autres enseignements de sécurité, est importante.

    Telles sont les grandes catégories de formation dispensées à l'école aux personnels de surveillance : enseignement de droit, de sciences humaines, de self défense, de tir et de sécurité.

    J'en viens au corps enseignant. Pour les personnels de surveillance, 80 % des cours sont dispensés par des fonctionnaires gradés de l'administration pénitentiaire. Viennent ensuite d'autres intervenants : soit d'autres personnels de l'administration pénitentiaire, soit des représentants des différentes associations et partenaires de l'administration pénitentiaire, qui sont très nombreux. Nous faisons en sorte que les personnels de surveillance prennent connaissance, dans le temps de formation, de l'ensemble de ces partenaires, qu'ils soient issus du monde associatif ou d'autres ministères, tels que celui de la Santé.

    Les universitaires font plutôt généralement des introductions aux cours. Quand il y a des enseignements de type universitaire, ce sont des introductions au cours de nature juridique ou de sciences humaines. Ensuite, ces enseignements sont repris dans le cadre de travaux dirigés en groupes restreints.

    Le souhait des jeunes fonctionnaires de quitter l'administration pénitentiaire existe au départ. Il y a un premier temps où les personnels de surveillance doivent confirmer l'acceptation du concours. Nous connaissons toujours à ce moment là des départs de l'ordre de 3 à 4 % pour chaque promotion, une promotion étant constituée à l'heure actuelle d'environ 350 élèves et bientôt 500. Il s'agit soit de démissions « sèches », ce qui est assez rare, soit des démissions du fait de la réussite à un autre concours. Ils passent tous plusieurs concours en même temps et ils quittent l'administration pénitentiaire lorsqu'ils obtiennent un concours d'adjoint administratif dans n'importe quelle autre administration, que ce soit la police, la gendarmerie ou les douanes.

    Je ne dispose pas des chiffres d'« érosion » pendant le parcours de carrière. Je n'ai pas l'impression qu'ils soient très élevés.

M. Robert PANDRAUD : Je crois qu'il ne faut pas rêver sur un éventuel décloisonnement entre les fonctions publiques. Aucune politique générale de la fonction publique n'a prévalu dans ce pays depuis 1946. La seule politique qui existe en la matière est menée par un bureau de la direction du budget soumis aux catégories et syndicats. Il n'y aura jamais de décloisonnement. Ce que vous nous dites est tout aussi valable pour d'autres administrations.

    La « surdiplomite » est dans la nature des choses. Les jeunes passent plusieurs concours dès que la possibilité leur en est donnée. Ne pensez-vous pas qu'il conviendrait de s'interroger sur le procédé même du concours ? Je sais que c'est le moins mauvais des systèmes, sans doute le plus démocratique, mais c'est celui qui casse le plus la motivation. Ne pourrait-on plutôt instaurer un système d'auditions ou de tests  ? Plus que des surdiplômés, il faut des personnes qui s'adaptent aux postes - c'est tout aussi vrai dans la police - car autrement on fabrique des aigris dans toute la fonction publique, ce qui explique certains mouvements. Nous sommes dans un monde d'aigris ! Avant, on était heureux d'entrer dans la fonction publique, c'était une promotion sociale ; aujourd'hui, c'est considéré comme un recul.

M. Patrick MOUNAUD : Nous apportons des réponses à cette question depuis plusieurs années et pour toutes les catégories. Les concours ne sont pas seulement des concours écrits ; une épreuve orale importante nous permet d'apprécier la personnalité et la motivation des candidats. Effectivement, nous retenons des personnes surdiplômées, mais le choix opéré tient compte de leur personnalité. Nous associons toujours un psychologue aux jurys de concours ; les personnels pénitentiaires y participent ainsi que d'autres catégories, dont des magistrats. Nous accordons de la sorte une grande importance à la personnalité et à la motivation. Nous en accordons encore davantage pour les chefs de service pénitentiaire, les conseillers d'insertion et de probation et les personnels de direction, car nous avons mis en place depuis plusieurs années un système de tables rondes qui confrontent les candidats les uns aux autres pendant une demi-heure, permettant ainsi d'observer véritablement leur personnalité. Le concours intègre des éléments qui nous permettent de tenir compte de la spécificité du métier qu'ils auront à assumer.

Mme Nicole BRICQ : Monsieur, vous avez indiqué que 80% des formateurs étaient issus de l'intérieur. Pourriez-vous détailler ce que vous nommez l'extérieur, qui représente 20 % ?

    Vous avez évoqué les conventions que vous signez avec les universitaires. Je souhaiterais en connaître le détail.

M. Patrick MOUNAUD : Les interventions extérieures sont assurées par les partenaires qui travaillent avec l'administration pénitentiaire. Il s'agit tout à la fois des associations, telles que l'association des visiteurs de prison, de représentants du ministère de la Santé, et plus précisément des services de santé des établissements pénitentiaires qui présentent leur service, ainsi que des représentants des groupements d'entreprises qui ont en charge la gestion des établissements pénitentiaires.

    Par ailleurs, des enseignements sont assurés par des universitaires ou des spécialistes, tels que certains enseignements de sciences humaines.

    J'ai sans doute commis une erreur en indiquant un pourcentage de 80 %, car nous donnons des cours de secourisme assez nombreux ; en effet, il est important que les personnels de surveillance soient assurés dans leurs fonctions. En dehors de la self défense, le secourisme nous paraît être un élément essentiel pour les personnels de surveillance ; il est assuré par des partenaires, généralement la Croix Rouge.

    Voici les partenaires qui interviennent dans la formation des surveillants.

    Pour les autres catégories, le partenariat est beaucoup plus important. La proportion n'est plus de 80 % - 20 %, mais plutôt de 50 % - 50 %.

    S'agissant des conventions passées avec les universités, certaines nous lient pour la formation des conseillers d'insertion et de probation avec l'université Paris XIII. L'université assure à la fois les enseignements de politique publique et des enseignements de méthodologie du travail social. Ces conventions ont été passées il y a déjà cinq ou six ans avec l'objectif de donner une validation universitaire aux enseignements de l'école. Actuellement, les liens que nous nouons avec l'université ne revêtent plus véritablement le même objet. Ils visent davantage à inciter les universités à développer le champ de recherches et d'études en droit pénitentiaire et à donner la possibilité aux élèves de l'école, avec un cursus supplémentaire, d'obtenir des diplômes ; nous sommes en train de développer de telles conventions avec les universités du Sud-Ouest - Pau, Bordeaux, Toulouse - puisque nous allons nous implanter à Agen. Les élèves se verront offrir la possibilité de s'inscrire à des diplômes d'études supérieures spécialisées qui vont être mis en place. Les thématiques de ces diplômes seront centrées sur l'exécution des peines et les droits de l'homme et un autre sera plus orienté vers l'exécution des peines et les sciences humaines. Ils seront mis en place pour que les élèves qui le souhaitent puissent, en plus de leur formation à l'ENAP, bénéficier de ces cursus qui nécessiteront de leur part un investissement supplémentaire.

    Par ailleurs, nous sommes en train d'initier - l'université de Bordeaux l'a adoptée et transmise au ministère de l'Éducation nationale - une licence professionnelle de sciences pénitentiaires qui permettrait notamment aux élèves surveillants ou aux élèves chefs des services pénitentiaires d'obtenir ce diplôme, qui viendrait également en sus de leur diplôme de formation. Il s'agit donc davantage d'ajouter, pour ceux qui le souhaitent, une formation supplémentaire et d'associer les universités à la recherche et à l'étude dans les domaines qui nous concernent, plutôt que de labelliser les formations, dans la mesure où l'école a suffisamment recruté d'universitaires pour ne pas rechercher une labellisation universitaire de ses formations.

Mme Nicole CATALA : Je reviens d'un mot sur le recrutement. Vous avez indiqué qu'un psychologue était associé au jury. Des épreuves ou des tests sont-ils pratiqués et quelle est leur part dans les points d'admission au concours ?

M. Patrick MOUNAUD : Le psychologue fait partie du jury, mais aucune expertise psychologique n'intervient. Le psychologue voit le candidat, analyse son attitude, ses réactions, ses motivations et fait part de son avis au jury.

Mme Nicole CATALA : Il n'a donc pas d'entretien particulier avec lui, ne le soumet à aucun test ?

M. Patrick MOUNAUD : Il le soumet à un entretien particulier, mais on ne fait pas passer au candidat une batterie de tests spécifiques et calibrés, qui pourraient l'écarter complètement ; toutefois, le jury est informé des résultats de cet entretien.

Mme Nicole CATALA : Quel est l'âge limite pour se présenter au concours ?

M. Patrick MOUNAUD : Quarante ans.

Mme Nicole CATALA : L'administration pénitentiaire est l'une des deux administrations pour lesquelles le droit européen admet des concours séparés. Quels sont les emplois féminisés dans l'administration pénitentiaire ?

M. Patrick MOUNAUD : Ils le sont tous, à l'exception des personnels de surveillance, et plus spécifiquement des surveillants, car, s'agissant des gradés et des chefs de service pénitentiaire, qui sont aussi des personnels de surveillance, il n'y a pas de quotas. Il peut s'agir d'hommes ou de femmes, peu importe.

Mme Nicole CATALA : Les gradés peuvent être des femmes, mais pas les surveillants.

Mme Nicole BRICQ : C'est l'un des problèmes que nous avons rencontrés dans le cadre de la loi sur l'égalité professionnelle.

Mme Nicole FEIDT : Combien comptez-vous de femmes à l'ENAP et à quelles fonctions précises les réservez-vous ? Nous avons voté une loi sur l'égalité professionnelle et nous nous heurtons à cette difficulté pour certains emplois.

M. Patrick MOUNAUD : Parmi les élèves, les personnels de direction sont à peu près à égalité. Une analyse réalisée sur les dernières promotions démontre que l'on commence à compter une majorité de femmes, exception faite de la toute dernière promotion, mais c'est le hasard du concours. Aucun critère lié au sexe n'intervient dans le concours.

Pour les personnels d'insertion et de probation, le personnel est à majorité féminine.

    Pour les chefs de service pénitentiaire, on constate une croissance régulière du nombre de femmes admises au concours. La proportion n'a pas encore atteint 50 %. La promotion actuelle compte 25 % de femmes. Le concours de surveillants fixe le nombre de femmes ; généralement, la proportion reste assez faible. Pour illustrer mon propos, le prochain concours ne nous permettra pas d'avoir une liste complémentaire suffisante en hommes et il appartiendra à l'administration pénitentiaire de pousser au maximum le quota de femmes. Il y aura, en revanche, un nombre suffisant de candidates.

Mme Nicole FEIDT : Allez-vous former le nombre de femmes surveillantes en fonction des besoins dans les établissements féminins ? Est-ce là l'esprit ?

M. Patrick MOUNAUD : L'esprit va un peu au-delà. Des chefs d'établissement acceptent d'avoir une part plus importante de personnel de surveillance féminin. J'ai personnellement dirigé un établissement composé de cent femmes détenues et de 500 hommes. J'ai mis en place une mixité des équipes de surveillance pendant le service de nuit ; seul le travail au sein des unités de vie, où peuvent intervenir des fouilles à corps était interdit à la mixité. Une évolution au sein de l'administration pénitentiaire est en train de s'opérer, qui conduit à accepter des surveillantes femmes dans un nombre de fonctions de plus en plus important.

M. Émile BLESSIG : Quelle est la durée de la formation initiale du surveillant de base ?

M. Patrick MOUNAUD : Huit mois statutairement, mais le rythme de promotions est tel qu'elle est parfois réduite d'un mois. Cela dit, le statut prévoit une durée de huit mois.

M. Émile BLESSIG : Ces huit mois se composent donc pour moitié de stages, pour moitié de formation théorique.

M. Patrick MOUNAUD : C'est cela.

M. Émile BLESSIG : J'en viens au rôle de l'ENAP dans la formation permanente, car la population carcérale varie énormément dans sa composition. Quelles sont, à l'heure actuelle, les modalités de formation permanente des personnels et qui en est responsable ? Comment s'organise-t-elle ?

M. Patrick MOUNAUD : A l'administration pénitentiaire, la formation permamente est essentiellement confiée aux directions régionales des services pénitentiaires qui ont donc la charge de cette formation. Mais l'ENAP a toujours conservé une partie de cette formation continue, notamment pour les cadres car, au niveau régional, leur nombre n'est pas suffisant pour qu'il y ait un intérêt à organiser cette formation. Il en va de même pour les opérations de sensibilisation liées à la mise en place de nouvelles politiques spécifiques. Par exemple, l'ENAP a actuellement la responsabilité de la formation des personnels de surveillance affectés dans les quartiers de mineurs. Chaque fois que la direction de l'administration pénitentiaire met en place une nouvelle politique, c'est en général l'école qui prend en charge la responsabilité de la formation continue. En accord avec la direction de l'administration pénitentiaire, nous avons décidé que l'école jouerait un rôle de pilotage de la formation continue dispensée dans les services déconcentrés, pour une plus grande coordination et cohérence dans la formation continue dispensée dans les différentes directions régionales.

M. le Président : Concrètement, un surveillant a-t-il une chance raisonnable de recevoir une formation permanente ?

M. Patrick MOUNAUD : Il a une chance raisonnable de bénéficier de quelques jours de formation tous les huit ou dix ans. En revanche, il participe beaucoup plus régulièrement à des formations organisées au niveau de l'établissement, notamment dans le domaine du tir, de la prise en main de nouveaux outils informatiques, de la prévention éducation à la santé ou lutte contre les toxicomanies.

M. Émile BLESSIG : La formation est-elle volontaire ou obligatoire ?

M. Patrick MOUNAUD : Elle n'est pas obligatoire.

M. le Président : Sur place ou à l'école ?

M. Patrick MOUNAUD : En direction régionale.

    Le manque d'effectifs important dans les établissements puisqu'il y avait un manque de personnel, n'a pas permis à la formation permanente de se développer.

M. Robert PANDRAUD : Un souhait et une question.

    Le souhait : pourriez-vous communiquer au secrétariat de la commission les épreuves des deux derniers concours de surveillants pour savoir ce qui était demandé sur le plan intellectuel ?

M. Patrick MOUNAUD : Bien sûr.

M. Robert PANDRAUD : Je n'ai rien contre cette ville, mais Agen n'est pas, à mon avis, un haut lieu de l'administration pénitentiaire. Ce n'est pas non plus un pôle universitaire. Pourquoi a-t-on implanté cette école à Agen ? Sans doute me répondrez-vous que l'on n'implante plus aujourd'hui les services publics en fonction de leurs besoins, mais d'impératifs, de soi-disant impératifs d'aménagement du territoire. Est-ce fonctionnel ? Les universités de Pau, de Bordeaux ou de Toulouse, c'est bien, mais n'aurait-il pas été plus facile d'implanter l'ENAP dans la grande banlieue parisienne...

Mme Nicole FEIDT : Il y a déjà trop de choses ! 

M. Robert PANDRAUD: ... là où les élèves auraient pu faire des stages dans des établissements pénitentiaires, que ce soit à Marseille ou à Loos-lès-Lille. Qu'y a-t-il à Agen ?

M. Jean-Marc NUDANT : Des tribunaux !

M. Patrick MOUNAUD : La délocalisation à Agen a été décidée après avoir examiné les candidatures de nombreuses autres villes. J'ai eu à connaître les dossiers de candidatures. Celui d'Agen et celui de la ville d'Amiens sont restés les deux dossiers les plus intéressants pour l'administration. Le choix a finalement porté sur Agen, car l'école nationale de la magistrature se trouve également à proximité. Je puis simplement regretter à titre personnel que le Centre national de la formation de la protection judiciaire de la jeunesse ne soit pas également délocalisé dans le Sud-Ouest, car cela aurait permis de créer un pôle des écoles du ministère de la Justice.

    S'agissant des stages, le nombre des élèves est tel qu'ils font leur stage à travers tous les établissements de France. Lorsque c'est possible, on les affecte en stage dans leur région d'origine, car cela évite les déplacements inutiles. Cela dit, ce n'est pas toujours possible et, quoi qu'il en soit, ils font des stages à travers toute la France.

    Il est vrai que la ville d'Agen n'est pas un haut lieu universitaire, mais son antenne universitaire se développe et il convient de prendre en compte les partenariats qui peuvent se révéler très riches avec les universités de Bordeaux, Toulouse et Pau, cette dernière étant très impliquée dans le domaine de la criminologie ; elle compte un institut Jean Pinatel avec lequel nous travaillons déjà de façon intéressante.

M. Robert PANDRAUD: Ce n'est pas la porte à côté !

M. Patrick MOUNAUD : Enfin, le site de l'école donnera au personnel pénitentiaire dans son ensemble une meilleure image de ce que l'on peut lui offrir dès son arrivée à l'école, car les locaux actuels de l'ENAP ne donnent pas la meilleure image de ce que l'on réserve à des élèves fonctionnaires.

M. Robert PANDRAUD: Quelle est l'autorité qui a choisi la délocalisation à Agen ?

M. Patrick MOUNAUD : Le ministre de la Justice était M. Méhaignerie.

M. Hervé MORIN : Cela fut décidé au moment de la fermeture du régiment d'Agen.

M. Robert PANDRAUD : C'est bien cela : on privilégie les priorités d'aménagement du territoire !  Rappelez-vous l'ENA à Strasbourg ! 

M. Hervé MORIN : Le directeur de l'ENAP est-il généralement issu de l'administration pénitentiaire ?

    Sur une promotion de 500 personnes, combien y a-t-il de candidats ?

M. Patrick MOUNAUD : Le directeur de l'ENAP est jusqu'à présent issu des personnels de direction. C'est un directeur régional des services pénitentiaires de l'administration pénitentiaire. Cela dit, selon le dernier statut des directeurs régionaux, peuvent accéder à un emploi de directeur régional des magistrats ou des administrateurs civils. Un prochain directeur de l'ENAP pourra donc être magistrat, administrateur civil ou directeur général des services pénitentiaires.

    Sur une promotion de 500, le nombre de candidats en moyenne inscrit est de 10000 et le nombre de personnes qui se présentent au concours est de l'ordre de 6000.

M. Robert PANDRAUD : Qu'avez-vous prévu, lorsque vous serez installés à Agen, en matière de frais de mission, indemnités kilométriques, frais de stage par élève, par rapport à ceux que vous supportiez à Fleury-Mérogis ? Vous parlez de Pau, de Bordeaux, ce qui suppose des kilomètres, que paye l'administration. Je voulais connaître le pourcentage d'augmentation. Les délocalisations accroissent les dépenses publiques.

M. Patrick MOUNAUD : Je ne puis vous livrer un chiffre précis. Mais il convient de savoir que l'ensemble des stages se déroule à l'heure actuelle à travers tous les établissements de France. Il n'y aura donc pas de véritable évolution de ce point de vue.

M. le Président : Merci, pour ces réponses extrêmement précises. C'était pour nous très intéressant.

Audition de Mme Marie-Suzanne Pierrard,

et de M. Pascal Faucher

respectivement présidente et ancien président de l'association nationale

des juges de l'application des peines

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 16 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

Mme Marie-Suzanne PIERRARD et M. Pascal FAUCHER sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Marie-Suzanne Pierrard et M. Pascal Faucher prêtent serment.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : 177 postes de juges de l'application des peines sont budgétés. Les juges de l'application des peines ont à la fois la charge du milieu fermé, c'est-à-dire de la détention et des aménagements de peine en détention, et de ce que l'on appelle « le milieu ouvert », c'est à dire le suivi des personnes condamnées à des sursis avec mise à l'épreuve ou à des travaux d'intérêt général ainsi que le suivi des alternatives à l'incarcération dans le cadre de la procédure prévue par l'article D 49-1 du code de procédure pénale. Par ailleurs, les juges de l'application des peines interviennent dans le cadre de la politique de la ville au travers des contrats locaux de sécurité et des conseils communaux de prévention de la délinquance. Ils participent en outre aux activités générales du tribunal et siègent en correctionnelle. Ceci permet d'apprécier l'ampleur de la tâche qui leur est confiée.

    Mon intervention concernera plus particulièrement la question de la judiciarisation de l'application des peines.

    L'incarcération est une période difficile pour le détenu en raison des conditions matérielles de vie dans les établissements anciens, de la promiscuité et surtout de l'état de dépendance que la détention entraîne. Celle-ci est le plus souvent un temps mort. Les juges de l'application des peines constatent quotidiennement que de nombreux détenus passent leur temps d'incarcération sans poursuivre une activité mais en tentant plutôt de se faire oublier, notamment s'ils ont d'autres peines à exécuter qui n'ont pas encore été mises à l'écrou, et sans préparer leur sortie, rendant ainsi probable une récidive rapide. Ils se considèrent souvent comme victimes d'injustices qui s'ajoutent aux injustices sociales auxquelles ils ont, pour beaucoup, déjà été confrontés. Pour que la peine revête un sens et soit utile, il faut éviter qu'elle soit un temps mort, comme c'est le cas trop souvent. Il faut faire en sorte qu'elle serve à une prise de conscience de la part du détenu, à la fois sur les actes commis et sur les causes du passage à l'acte pour préparer sa réinsertion. Pour cela, la peine doit être individualisée, l'individualisation étant le moyen d'éviter la récidive. Toutes les statistiques montrent, et l'expérience des juges de l'application des peines le confirme, que plus l'exécution de la peine est individualisée et plus les risques de récidive sont diminués. Cette individualisation doit se réaliser dans le cadre d'une juridictionnalisation de l'application des peines et avec les outils d'insertion nécessaires.

    L'humanisation des prisons ne passe pas seulement, à notre sens, par l'amélioration des conditions matérielles de la détention. Elle passe aussi par l'émergence d'un espace de parole. Le détenu, à l'heure actuelle, n'a pas de droit d'expression et il fait l'objet de décisions sans avoir de prise sur sa vie en détention.

    Les condamnés à des peines moyennes ou longues ne savent ni quand ils seront transférés, ni dans quel établissement pour peine ce transfert aura lieu. Ils peuvent, à tout moment, faire l'objet de transferts pour des motifs disciplinaires, de sécurité ou de désencombrement d'urgence, ce qui peut entraîner une rupture des liens familiaux, l'arrêt d'une formation ou suspendre un projet de sortie en cours de préparation.

    L'absence d'espace de parole pour les détenus, génère la violence, violence sur autrui ou violence des détenus sur eux-mêmes. Les automutilations, les grèves de la faim, comme la plupart des procédures disciplinaires par lesquelles se terminent souvent des situations que l'on n'a pas su gérer, en sont des symptômes. Par exemple, il y a environ un mois, à la maison d'arrêt de Fresnes, alors que j'allais procéder à des auditions de détenus, la directrice d'une division, le procureur et un petit groupe de personnes entouraient un détenu qui s'était cousu les yeux et la bouche avec un fil. On lui a dit que si il acceptait de se rendre à l'infirmerie, le juge de l'application des peines l'entendrait. J'ai donc entendu cette personne qui avait été condamnée à quinze ans d'emprisonnement et se trouvait à un an de la fin de sa peine. Elle avait été placée en chantier extérieur d'où elle s'était évadée et avait donc été réincarcérée. Alors que son transfert était prévu pour Saint-Maur, les transferts vers cet établissement étaient interrompus pour des raisons que j'ignore. Cette personne souhaitait retourner dans les Pyrénées, ce qui paraissait légitime, dans la mesure où sa famille s'y trouvait et où sa sortie pouvait y être préparée dans les meilleures conditions. Pour exprimer ce désir, elle en est arrivée à cette extrémité.

    J'ai écrit un courrier à la chancellerie demandant que sa situation soit prise en compte. J'ignore si tel sera le cas, or, si ce détenu reste en maison d'arrêt à Fresnes, sa sortie sera difficile à préparer. C'est là un exemple de l'état de dépendance dans lequel les détenus sont placés et de l'absence d'informations sur leur situation. Ils passent dans un établissement dans l'attente d'un transfert, ignorant si cette attente durera trois jours, dix jours, trois mois ou six mois. Comment alors se placer dans un projet de réinsertion, comment réclamer des soins si l'on ignore sa destination ?

    Les pratiques de désencombrement participent du même mécanisme. Il m'arrive quotidiennement de voir des détenus transférés d'Orléans ou de Tours pour désencombrer les prisons de Lyon. Du jour au lendemain, ces personnes se retrouvent à des kilomètres de leur lieu d'origine sans avoir pu prévenir leur famille. Parcourir trois cents kilomètres pour une demi-heure de parloir est complexe, cher, et source de difficultés.

    L'administration pénitentiaire est animée d'une logique propre de gestion de l'ordre et de la sécurité et non d'individualisation. Elle souhaite édicter des normes applicables à tous, sans exception, au nom d'une prétendue égalité. Seul le juge peut individualiser la peine. Il a la légitimité pour le faire, puisqu'il intervient après une condamnation pénale en fonction de l'évolution particulière du détenu et de sa situation. Il doit le faire dans le cadre d'une procédure qui laisse la parole au détenu. Jusqu'à présent, le juge de l'application des peines ne rend que des mesures d'administration judiciaire. Ses décisions n'ont à être ni motivées ni expliquées, alors que leurs conséquences sont particulièrement importantes pour le détenu qui ne dispose aujourd'hui d'aucun recours. Dans la plupart des établissements, il est matériellement impossible d'entendre les détenus dans le cadre de la commission de l'application des peines et le principe du contradictoire, qui est tout de même un principe fondamental de notre droit, n'est pas respecté. Le problème se pose de façon aiguë pour les longues peines. Les libérations conditionnelles se raréfient, notamment celles décidées par le garde des sceaux. Le nombre des détenus dans les établissements pour peine a beaucoup augmenté, ce qui entraîne des délais d'attente extrêmement longs pour les condamnés qui restent en maison d'arrêt, en général, sans activité ni formation. Cela entraîne des difficultés, notamment pour les indigents, et prive les détenus d'un régime de détention plus favorable auquel ils pourraient légalement prétendre s'ils étaient en centre de détention, en particulier concernant la possibilité de téléphoner une fois par mois ou de bénéficier de permissions de sortir à un tiers de la peine.

    Cette situation est encore aggravée par la centralisation de l'orientation des détenus au centre national de Fresnes. Des condamnés peuvent passer cinq ans à six ans en maison d'arrêt.

    Notre association partage les analyses et les conclusions tant du rapport Farge que du rapport Canivet et ne peut que se féliciter de l'amendement voté par votre Assemblée au projet de loi sur la présomption d'innocence. Cette réforme est indispensable et constitue un préalable nécessaire pour que le détenu, objet de décision, devienne un véritable sujet de droit reconnu comme tel et acteur de sa réinsertion. Mais ces réformes indispensables nécessitent des moyens matériels et de véritables outils d'insertion.

M. Pascal FAUCHER : Selon les chiffres de l'administration pénitentiaire, la plupart des détenus condamnés, de l'ordre de 75 à 80 %, sortent de prison en fin de peine, sans avoir bénéficié d'aucun aménagement de l'exécution de leur peine. 10 à 15 % bénéficient d'une mesure de libération conditionnelle. Les autres sont en placement à l'extérieur ou en semi-liberté.

    Cette réalité est inquiétante alors que l'on sait que si le détenu ne prépare pas sa sortie, le risque de commettre une nouvelle infraction est manifeste. L'aménagement de la peine n'est pas simplement une faveur qui permet au condamné de sortir de prison un peu plus tôt, mais est principalement un outil qui va permettre au détenu de s'investir et de voir quelle sera la récompense à son investissement dans l'élaboration d'un projet de sortie. S'il s'investit et même si c'est assez souvent au départ pour des raisons strictement utilitaires - il le fait pour pouvoir sortir - il finit par se prendre au jeu et à avoir envie de mener à terme un projet d'insertion, celui qu'il a bâti et sur lequel il travaille depuis de nombreux mois. Les parcours du délinquant sont alors beaucoup moins émaillés de récidives. Ce constat, malheureusement, ne rejoint pas la réalité des pratiques actuelles.

    Le problème des moyens matériels et humains mis à disposition de l'administration pénitentiaire est crucial. L'administration pénitentiaire n'a pas forcément les outils pour remplir les missions qu'on lui a confiées. Le parc pénitentiaire est souvent obsolète et inadapté et l'architecture même des établissements, favorise ou freine l'insertion des détenus qui souhaitent se réinsérer. Le fait que, dans la région parisienne, trois établissements comptent des milliers de détenus rend leurs conditions d'incarcération relativement inhumaines. Les surveillants ne connaissent pas les détenus auxquels ils ont affaire et les travailleurs sociaux y sont en nombre notoirement insuffisant. On compte 50 travailleurs sociaux pour 5 000 détenus à Fleury-Mérogis. Ces ordres de grandeur parlent d'eux-mêmes. Il est donc impossible à l'administration pénitentiaire, même avec la meilleure volonté, de réaliser la politique d'insertion que lui confie la loi de 1987 avec les outils dont elle dispose aujourd'hui. C'est pourquoi, à l'heure actuelle, les prisons répondent principalement aux urgences : prévenir la famille, gérer un problème de santé grave et répondre à ceux qui demandent - ceux qui ont déjà accès à un savoir suffisant pour pouvoir être demandeurs d'insertion. Or, ce ne sont pas forcément ceux pour qui les pratiques d'aménagement de peines seront les plus intéressantes. Ce sont ceux qui restent au fond des cellules et attendent que le temps passe qui auraient besoin d'être sollicités pour entrer enfin dans une démarche d'aménagement de peine.

    Le problème est donc considérable tant au niveau du personnel que des outils matériels. Il faut qu'à brève échéance, l'administration soit dotée de ces outils.

    Il y a aussi des outils que le parlement a accordés à l'administration pénitentiaire, mais qui sont restés inutilisés. Le programme pluriannuel pour la Justice, voté en 1995, avait prévu à la fois un objectif de construction de 1 200 places de semi-liberté et les crédits nécessaires à la réalisation de cet objectif.

    Peu de ces 1 200 places ont été effectivement créées. Seuls deux ou trois centres de semi-liberté ont été ouverts en France depuis 1995 et l'on en est resté là. La semi-liberté, qui permet à un détenu de sortir pour travailler et de rentrer dans l'établissement pénitentiaire quand son travail est terminé, est très intéressante. Or, aujourd'hui, pour reprendre l'exemple de la région parisienne, les centres de semi-liberté qui y existent sont implantés assez loin des lieux d'activité des détenus et sont fermés tous les week-ends, parce que l'administration pénitentiaire ne dispose pas du personnel suffisant pour procéder à une ouverture sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. En conséquence de quoi, il faut trouver aux personnes en semi-liberté un hébergement pendant le week-end. La difficulté de trouver un tel hébergement pour une personne en parcours difficile est évidente, surtout à Paris. L'enjeu est de cet ordre.

    Les placements à l'extérieur, mesures tout aussi intéressantes, pèchent principalement par la faiblesse des moyens disponibles, notamment en termes de financements aux associations, car accompagner un détenu dans un parcours de formation, d'insertion et de soins, a un coût. Aujourd'hui, ce coût moyen est évalué par l'administration pénitentiaire à cent francs par jour et par détenu. Je pense que vous savez déjà que le coût d'un détenu en prison varie entre 350 et 600 francs suivant les établissements. C'est dire que si, avec cent francs par jour il est possible de nourrir quelqu'un, l'accompagner devient extrêmement compliqué. Il y a là un véritable enjeu de moyens.

    Des solutions juridiques, à l'image de celle que vous avez votée récemment, existent. Je ne dresserai pas de liste des mesures à inventer mais je voudrais insister sur le fait que jusqu'à maintenant, les aménagements de peine sont prévus en termes de mi-peine, autrement dit le détenu peut prétendre à un aménagement de sa peine lorsqu'il arrive à la moitié de son exécution - même si la réalité juridique est en fait un peu plus complexe.

    Il nous paraît important de raisonner non seulement en termes de mi-peine pour les très longues peines, car cela revêt un sens, mais aussi en termes de reliquat de peine. Lorsqu'un détenu doit encore purger un, deux ou trois ans sur la peine pour laquelle il a été condamné, en fonction, bien entendu, de l'appréciation d'opportunité et de la faisabilité d'un projet, tous les aménagements de peine devraient être possibles. Il ne s'agit pas de poser une règle obligatoire pour faire sortir tout le monde, mais de se donner cet objectif. Raisonner en termes de reliquat de peine signifie que l'on peut dire à un détenu, à un certain stade, que si un projet d'insertion est mis en _uvre, s'il s'investit dans le centre de formation qui existe dans l'établissement, le juge de l'application des peines sera en mesure de le faire sortir, certes sous contrôle, mais avant la fin de la peine. Ce type de propos peut être tenu dans une petite maison d'arrêt où les détenus sont individuellement connus. Ce sont des propos extrêmement mobilisateurs car la contrepartie de l'effort sera proche, tout en intervenant assez tôt dans la détention et non à quinze jours de la sortie. Poser ce principe - je parle de trois ans, car cette durée est déjà retenue dans un certain nombre d'articles du code procédure pénale - permettrait certainement de mobiliser à la fois le détenu et l'administration pénitentiaire sur le thème « préparons la sortie des détenus pour limiter la récidive ».

M. le Président : Je vous remercie.

M. le Rapporteur : Madame la présidente, monsieur le juge, vous êtes des magistrats un peu particuliers, parfois perçus dans votre propre administration - l'administration judiciaire - et par l'administration pénitentiaire comme des « empêcheurs de tourner en rond ». Estimez-vous que c'est là une vision réelle des choses ?

    Votre association a proposé que les décisions des juges de l'application des peines ne soient plus administratives, mais soient judiciarisées, et prennent, en fait, la forme d'un arrêt. Qui dit « arrêt » induit la possibilité d'appel et l'obligation d'entendre la défense au moment où il est pris. Cette notion, a été fortement combattue et est repoussée par l'administration judiciaire, toutes tendances confondues, au motif qu'elle créerait un deuxième, voire un troisième jugement. Une fois la condamnation rendue, le juge de l'application des peines, pourrait, ensuite, modifier la condamnation primaire. Percevez-vous une évolution de ce point de vue ?

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Je le pense. Nous siégeons tous les jours en correctionnelle et il nous arrive d'aménager les peines de personnes que nous avons condamnées. Le temps de la condamnation est un premier épisode, celui de l'aménagement en est un autre. Une condamnation est prononcée à un moment donné par rapport à des faits, par rapport à une victime ou par rapport à un trouble à l'ordre public. L'aménagement de la peine est de nature différente. Il permet de prendre en compte l'évolution du détenu et sa réinsertion. Par la judiciarisation, aussi bien le procureur que le détenu, pourront discuter de cet aménagement et de cette évolution.

M. Pascal FAUCHER : Ce sujet a souvent pris la forme d'un reproche adressé au juge de l'application des peines. Lorsque nous décidons en cours d'exécution de peine, voire, dans le cadre de certains dispositifs, avant même le début de son exécution, qu'une peine d'emprisonnement sera exécutée en semi-liberté, en placement à l'extérieur ou en libération conditionnelle, nous ne modifions pas la décision initiale. Nous ne faisons qu'appliquer une disposition législative contenue dans la condamnation elle-même. Il est prévu qu'une condamnation, sous certaines réserves légales et d'opportunité, puisse être aménagée. Nous ne faisons que concrétiser des virtualités contenues dans une condamnation. Nous ne la modifions pas et nous ne remettons pas en cause l'autorité de la chose jugée. La peine a été prononcée mais il est prévu par la loi qu'elle peut être exécutée de manière différente : elle peut être exécutée en totale liberté, mais aussi en détention. C'est à nous de faire le choix, parfois délicat, des modalités de l'exécution de la peine.

M. Louis MERMAZ : Ce que vous avez dit l'un et l'autre, madame, monsieur, est saisissant. Vous passez d'une philosophie de l'enfermement à une philosophie de la réparation, de la réhabilitation et de l'insertion. Quel est votre poids pour faire accepter vos décisions ? Comment arrivez-vous à passer par-dessus tous les obstacles ? En ce qui concerne les libérations conditionnelles de moins en moins nombreuses, que pouvez-vous faire ?

M. Pascal FAUCHER : J'ai eu la chance de participer à la commission présidée par M. Farge, que vous avez entendu ; je ne reviendrai donc pas sur son analyse.

    Le problème de la libération conditionnelle se pose principalement pour les longues et les moyennes peines, la problématique étant quelque peu différente pour les courtes peines. Pour les premières, l'un des obstacles majeurs à la libération conditionnelle, outre ce que M. Farge a dû vous exposer, réside dans le fait que l'autorité qui prend la décision est très éloignée du demandeur, à la fois dans le temps et géographiquement. Rapprocher l'instance de décision de l'établissement pénitentiaire permettra de demander et d'obtenir une réponse argumentée et motivée dans un délai bref. Ainsi, s'il s'agit d'un refus, le détenu pourra réajuster sa demande.

    Il est un aspect sur lequel nous ne pouvons guère intervenir qui est l'évolution des mentalités : comment faire pour que notre société accepte des libérations conditionnelles plus nombreuses et pour que cette décision ne soit pas ressentie comme une faveur que l'on accorde, mais bien comme un moyen de protéger la société par une sortie encadrée ? Chacun doit faire un effort de pédagogie pour l'expliquer à l'ensemble de nos concitoyens.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : La judiciarisation présente un grand avantage en termes de légitimité, puisque la situation du condamné serait revue de façon contradictoire par un magistrat ou par un collège de magistrats pour les plus longues peines, comme le propose le rapport Farge.

    Pour avoir occupé d'autres fonctions que celles de juge de l'application des peines, je considère que le problème vient de ce que ce juge, lorsqu'il entre en détention, n'est pas un vrai juge. Dès lors qu'il rendra des décisions motivées et débattues contradictoirement, la place et la légitimité du juge de l'application des peines seront totalement modifiées, y compris vis-à-vis de l'administration pénitentiaire.

M. François LONCLE : Quelle est la nature des conflits - il y en a forcément - auxquels les juges de l'application des peines sont confrontés, soit avec l'administration pénitentiaire, en l'occurrence les directeurs d'établissement, soit avec les procureurs ?

    Par ailleurs, le directeur du centre de détention de Val-de-Reuil, alors que nous parcourions les ateliers de travail, expliquait que 70 % des détenus travaillaient et qu'en l'absence d'activité, la situation serait explosive. Estimez-vous que le nombre de détenus condamnés - je ne parle pas des prévenus - qui travaillent et donc participent à une certaine forme d'insertion est suffisant ? Les conditions de ce travail vous paraissent-elles humaines ou, au contraire, inacceptables ?

Mme Marie-Suzanne PIERRARD :  L'administration pénitentiaire et les juges de l'application des peines répondent à des logiques différentes. Elles peuvent se rencontrer comme s'affronter. La logique d'un directeur d'établissement est une logique d'ordre et de sécurité. Il ne veut pas de problèmes. Il a aussi des besoins propres et recourt aux « classés », les détenus qui travaillent au service général. La logique du juge de l'application des peines relève d'une logique d'individualisation. Le juge de l'application des peines peut estimer qu'une personne de caractère difficile et dont les relations avec les surveillants sont délicates - je prendrai l'exemple du jeune « beur » de banlieue qui a un rapport avec l'autorité ou au respect qu'on lui doit un peu difficile - a des potentialités de réinsertion si on l'aide vraiment. On peut donc se trouver face à des logiques complètement différentes.

    A l'inverse, pour un délinquant sexuel, qui travaille, qui est bon menuisier, par exemple, le juge d'application des peines n'aura pas cette même logique, car ce qui l'intéressera sera l'obligation de soins psychologiques et l'utilisation de la détention dans ce but. Il sera peut-être plus regardant sur les réductions de peine exceptionnelles, car il considérera que travailler dans sa situation à lui n'est pas automatiquement suffisant et qu'il convient qu'il entreprenne une démarche de soins psychologiques.

    De façon plus générale, il faut s'interroger sur les conséquences du travail en détention sur la réinsertion ? Il est plus important que les personnes entreprennent des formations - des formations générales ou des formations professionnelles - pour disposer d'atouts à leur sortie, plutôt que d'effectuer un travail qui leur permet simplement de « cantiner ».

    Les conditions de travail actuelles, notamment lorsque les personnes sont classées, correspondent peu aux conditions de travail que l'on trouve à l'extérieur. Je rappelle qu'une personne classée dans une maison d'arrêt et qui travaille donc au service général comme auxiliaire, touche en moyenne 700 francs par mois. La télévision coûte 65 francs par semaine. Si une personne est classée, cela signifie qu'elle travaille de 7 heures 15 à 17 heures 30 et donc qu'elle ne peut entreprendre de formation, ni travailler. Cette activité ne présente que peu d'intérêt pour elle. Elle n'est utile que pour « cantiner », ce qui est d'ailleurs indispensable pour vivre à peu près décemment en détention. Pareillement, le rempaillage de chaise ou l'empaquetage de rouge à lèvres présente peu d'intérêt pour la préparation à la sortie. Cela procure de l'argent pour « cantiner » et fournit une occupation.

M. François LONCLE : Ils gagnent parfois nettement plus.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Par le travail en concession, oui, mais pas par le travail pour l'administration pénitentiaire. Cela dit, il est encore pire de ne rien faire de sa journée comme, dans certains cas, en maison d'arrêt.

M. Hervé MORIN : Vous avez déclaré que l'un des moyens de la réinsertion serait d'individualiser au maximum les peines et que 75 à 80 % des détenus exécutaient la totalité de leur peine. J'ai le souvenir, sauf erreur de ma part, que, selon M. Farge, l'une des causes du moindre recours à la libération conditionnelle tenait à l'effet de la réduction automatique des peines accordée tous les ans à chaque détenu. Quel est votre sentiment sur cette contradiction apparente ?

    Pardonnez mon ignorance, mais qu'elle est la motivation des juges de l'application des peines pour exercer cette fonction ? Est-ce parce qu'ils considèrent que leurs collègues magistrats n'exercent pas leur travail comme on le conçoit ? Ou est-ce une mission qu'ils se donnent ?

    Enfin, que pensez-vous du caractère assez systématique de la détention provisoire prononcée par vos collègues magistrats ?

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Je suis juge avant d'être juge de l'application des peines. C'est une évolution de carrière. Lorsque l'on est magistrat, l'avantage est de pouvoir régulièrement changer de fonction et de secteur. On peut passer du civil, telles les affaires familiales, la construction, à la correctionnelle, à l'application des peines ou au parquet.

M. Pascal FAUCHER : Je suis juge de l'application des peines depuis dix ans certes, mais je préside le tribunal correctionnel toutes les semaines. Il m'est même arrivé de présider la cour d'assises. Je suis juge de l'expropriation et juge au tribunal de commerce, puisque les juges consulaires en ont démissionné. Le juge de l'application des peines n'est donc pas un juge qui travaille contre, mais avec, les autres magistrats, et un bon fonctionnement n'est possible que si l'on travaille en cohérence avec les juges de jugement et les membres du parquet. Nous ne sommes pas du tout en opposition. Affecté à une petite juridiction, il m'arrive très souvent de prononcer des aménagements de peine pour des détenus dont j'ai décidé l'incarcération en tant que président du tribunal correctionnel. Je n'y vois pas de schizophrénie latente !

    Je n'ai pas dit que 80 % des détenus sortaient en ayant effectué la totalité de leur peine. Ils sortent en fin de peine, c'est-à-dire qu'ils ont purgé leur peine en prison mais ils ont bénéficié de réductions de peine auxquelles s'ajoutent, depuis les années 1988-1989, les grâces collectives annuelles. Les détenus sortent sans avoir eu d'aménagement de leur peine, mais bien entendu pas à la fin de la peine prononcée, car il convient de prendre en compte, pour la plupart, le nombre substantiel de réductions de peine et de décrets de grâces collectives dont ils ont bénéficié et qui ne sont pas de bons outils d'individualisation.

    Les juges d'instruction pourraient mieux répondre que moi à la question sur le caractère systématique de la détention provisoire. Les réalités sont très diverses. A la maison d'arrêt de Poitiers, petite maison d'arrêt, les deux tiers des détenus sont des condamnés et non des prévenus en attente de jugement, d'appel ou de pourvoi en cassation. Seule une vingtaine de détenus l'était en vertu d'un mandat de dépôt d'un des trois juges d'instruction de Poitiers, tribunal départemental. C'est dire la diversité des réalités suivant les lieux, les juges d'instruction et le contentieux qu'ils traitent. Il est évident que certains contentieux conduisent plus souvent que d'autres à prononcer une détention provisoire.

    Il est toujours très étonnant de constater que beaucoup de détenus provisoires ne contestent pas leur mise en détention provisoire ; en effet, les appels sont relativement peu nombreux. Le référé liberté devant la chambre d'accusation, imaginé par votre assemblée comme un outil permettant de contester plus rapidement et plus efficacement la mise en détention est très peu utilisé. Les détenus provisoires qui ne contestent pas leur culpabilité, sauf à la minimiser, s'insurgent surtout contre la durée de la détention provisoire. Plus qu'une contestation même de la détention provisoire, ils contestent, et à juste titre, le fait qu'ayant parfois été condamnés à de lourdes peines, ils vont attendre un an, deux ans ou trois ans avant de partir au centre national d'observation de Fresnes, où ils resteront un an, deux ans, en attendant leur affectation en établissement pour peine. En tout cas, tel est le fruit de mon expérience.

M. Emile BLESSIG : Vous avez rappelé que l'individualisation de la peine limitait la récidive. D'une certaine manière, l'institution du juge de l'application des peines constitue précisément un outil au service de l'individualisation. Entre le principe et la réalité, je voudrais savoir si un quota de temps est disponible dans le plan de charge de travail du magistrat qui accepte les fonctions d'un juge de l'application des peines ? Ou s'agit-il d'une tâche exercée en fonction de la personnalité de chacun ? De ce point de vue, qu'en est-il en termes d'efficacité et donc d'égal accès à l'individualisation de la peine sur l'ensemble du territoire ?

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Les juges de l'application des peines sont en nombre très insuffisant compte tenu des fonctions dont ils ont la charge. Même ceux dont les postes sont budgétés participent à l'activité du tribunal, aux permanences, aux assises.

    Au tribunal de Créteil dans le département du Val-de-Marne, nous sommes quatre juges de l'application des peines. Nous sommes en charge des détenus de Fresnes et du milieu ouvert dans un département qui compte quarante-trois communes, donc de nombreux conseils communaux de prévention de la délinquance, vingt-deux contrats locaux de sécurité et trois mille personnes en milieu ouvert. Je siège à la commission d'indemnisation des victimes une fois par mois. A quatre, nous assurons une participation à six audiences correctionnelles par mois et aux assises une semaine par trimestre. Nous traitons de l'ensemble du milieu ouvert. 640 personnes condamnées à moins d'un an sont à convoquer pour étudier une possible alternative à l'incarcération. Il est évident que le milieu fermé est minoritaire dans notre emploi du temps. Je ne dispose pas de secrétariat véritable, en tout cas pas pour le milieu fermé. Je n'ai manifestement pas le temps de répondre aux lettres des détenus, ni même celui d'entendre beaucoup de détenus. Dans notre charge de travail, le milieu fermé n'est jamais pris en compte. Telle est la réalité.

M. Julien DRAY : A quoi imputez-vous la non-construction des 1 200 places de semi-liberté ? Est-ce une simple contrainte budgétaire ou ceci révèle-t-il une réticence forte de l'administration ?

M. Pascal FAUCHER : La loi de 1995 avait prévu les crédits. Ce n'est donc pas un problème budgétaire. Très rapidement, l'administration centrale nous a demandé s'il y avait besoin de centres de semi-liberté, de combien de places et ce que nous avions à proposer. Nous avons tous été sollicités pour donner un avis. Je me souviens avoir rédigé un document en commun avec le directeur de la maison d'arrêt de Poitiers, pour confirmer que la demande était collective, qu'elle n'était pas le simple fait du juge de l'application des peines. Il se trouve que l'administration pénitentiaire, pour des raisons que j'ignore, très rapidement, a mis ce dossier de côté. Elle a certainement eu d'autres priorités, mais les crédits avaient été votés dans le cadre du plan pluriannuel. Il s'agissait de mettre en place ce système avec une difficulté pour l'administration pénitentiaire qui est de gérer des situations extrêmement diverses : par exemple, créer un centre de semi-liberté à Paris, où il n'en existe pas, nécessiterait des fonds considérables et fonctionnerait différemment d'un centre de semi-liberté de quatre ou cinq places dans une ville de province. Faire fonctionner un établissement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept, sans période de congés, requiert du personnel. Au-delà de la simple construction immobilière, cet obstacle existe.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Un centre de semi-liberté doit être conçu en fonction des besoins des personnes. Souvent, celles-ci se voient offrir des postes qui ne correspondant pas à des horaires de bureau. Très souvent, elles travaillent dans la restauration. Cela implique que le centre ait des horaires d'entrée et de sortie compatibles avec leur travail et soit ouvert le week-end. Si le centre de semi-liberté est fermé en fin de semaine, cela présuppose que peuvent seules en profiter des personnes qui disposent d'un hébergement pour ces périodes. Les centres de semi-liberté, conçus comme un sas avant que les personnes ne soient complètement libres pour leur donner le temps de trouver un hébergement par une période intermédiaire, ont souvent un mode de fonctionnement mal adapté et sont en nombre insuffisant. Nous rencontrons des problèmes pour les femmes et ces centres de semi-liberté n'existent pas pour les mineurs. Il n'y a pas de centres de détention pour les mineurs et il existe peu d'alternatives à l'incarcération.

Mme Nicole CATALA : Dispose-t-on de statistiques sur la récidive des personnes placées en semi-liberté ? Peut-on procéder à une comparaison avec le taux de récidive des personnes qui ont achevé leur peine et qui récidivent dans l'année ou les deux années suivant leur libération ?

M. Pascal FAUCHER : A ma connaissance, il n'existe aucune statistique en Europe occidentale évaluant la récidive dans tel ou tel cas de figure. Ces études n'existent pas et il n'y a pas de chiffres fiables en ce domaine. Parfois, des chiffres sont avancés ; ils correspondent peut-être à des réalités que certains vivent, supposent ou craignent, mais aucune étude fiable n'est établie en ce domaine. Les seules études que l'on connaisse en France concernent le retour en prison ce qui n'est pas forcément une étude de la récidive. Elles s'appuient sur une cohorte de détenus qui sort telle année et que l'on suit un an, deux ans, trois ans, voire dix ans pour savoir s'ils ont été à nouveau incarcérés et, si oui, pour en déterminer les raisons.

    Ces études ont porté essentiellement sur des détenus condamnés à la réclusion criminelle et ont été rendues publiques à l'occasion du débat sur le projet de loi relatif au suivi socio-judiciaire. Elles démontrent que, toutes délinquances confondues, même s'il existe de grandes variations selon les délinquances, les condamnés à de longues peines qui sortaient en libération conditionnelle retournaient moins en prison - et ceci dans des proportions notables - que ceux qui n'en avaient pas bénéficié. Ceci ne permet pas d'affirmer à cent pour cent qu'ils n'ont pas récidivé parce qu'ils ont profité d'une libération conditionnelle car ce peut être justement parce que l'on pensait qu'ils ne récidiveraient pas qu'ils ont bénéficié d'une mesure de liberté conditionnelle.

    La pratique nous permet de constater que les personnes en semi-liberté s'engagent véritablement dans un projet d'insertion. C'est difficile à évaluer dans une grande structure urbaine où l'on connaît mal les gens. Poitiers est une ville de province de taille moyenne qui permet de connaître les détenus. Cela fait dix ans que je condamne et je sais qui je condamne. Pour certains, je commence à condamner leurs enfants ou leurs petits frères ! L'on s'aperçoit que si un détenu s'est véritablement engagé dans un projet et qu'il a pu être récompensé par l'octroi d'un aménagement de peine, parce que ce projet paraissait cohérent et opportun, le risque de le revoir pour des faits de gravité identique ou plus importante est extrêmement affaibli. Mais je ne pourrai vous communiquer d'étude fiable car il n'en existe aucune dans le cadre de l'Union européenne. Ces études sont difficiles à effectuer et sont coûteuses.

Mme Nicole BRICQ : Vous avez déclaré, madame, que plus l'individualisation de la peine était pratiquée, moins il y avait de récidives. J'aimerais que nous disposions, si possible, d'éléments statistiques et, si vous n'en disposez pas maintenant, que vous les fournissiez à la commission.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : C'est ce que nous ressentons au travers de notre pratique. Il est évident qu'une personne n'ayant rien fait pendant plusieurs années, qui sort sans argent, sans hébergement et sans personne pour l'attendre, a toutes les chances de recommencer.

Mme Nicole BRICQ : Ma question ne portait pas sur le fond. J'ai bien entendu votre argumentation, je la partage, mais j'aimerais que nous puissions la vérifier quantitativement, évidemment si des statistiques existent.

    Ma deuxième question porte sur les peines aménagées. Je crois savoir que deux expériences vont être menées : l'une à Metz, l'autre à Marseille. Sont-elles sur le point d'être mises en _uvre ?

M. Pascal FAUCHER : Sans doute l'administration pénitentiaire serait-elle mieux à même de vous répondre. On a commencé à parler de centres pour peines aménagées il y a environ deux ans. Le concept est intéressant et mériterait d'être expérimenté. Pour l'heure, les projets ne sont pas entrés dans la phase active. De même que le placement sous surveillance électronique, votée en 1997, par le Parlement n'a pas encore connu le début d'une expérimentation. Nous en sommes toujours aux études préalables. Il est vraisemblable qu'un tel outil serait intéressant pour les longues peines ou pour les personnes très âgées, en fin de vie. Il permettrait d'anticiper une sortie avec des conditions de sécurité optimales.

Mme Nicole BRICQ : Vous avez quelque peu contourné la question posée par M. François Loncle sur l'éventualité des conflits avec d'autres magistrats. Ma question est d'une portée plus générale. Je ne m'adresse pas aux juges de l'application des peines, mais à l'ensemble des magistrats à propos d'un élément qui est ressorti très nettement du travail du président Canivet. Jugez-vous que certaines segmentations dans le travail des magistrats pourraient nuire à l'objectif de réinsertion ? Les magistrats, situés avant vous dans la chaîne d'exécution, sont-ils suffisamment présents en prison ?

    Par ailleurs, je suis confrontée depuis trois ans au problème de la fermeture d'une maison d'arrêt datant du dix-neuvième siècle et à la construction d'un nouvel établissement pénitentiaire dans lequel il était prévu, du reste, d'ouvrir un centre de semi-liberté. Ce centre ne verra pas le jour pour des raisons budgétaires liées à son coût de fonctionnement alors que l'on dispose des crédits d'investissement. Il existe un plan pluriannuel, on construit à peu près trois prisons par an... Or il est un peu effrayant de se rendre compte que la finalité de la construction de ces établissements pénitentiaires qui coûtent très cher et qui sont construits pour le long terme, ne correspond pas vraiment à la mission qui est celle que vous développez pour l'administration pénitentiaire, c'est-à-dire de passer d'une logique d'enfermement à une individualisation de la peine et à une réinsertion du détenu. Tel est le regard que la société devrait porter sur la mission de la prison. Les considérations financières priment et dès que l'on peut, on ferme la prison d'une ville pour la mettre dans un champ. Cela pose des problèmes pour les visites des familles comme pour la réinsertion du détenu. Je me souviens de l'audition de Mme Vasseur et tous les avocats qui ont des clients à La Santé le disent : les détenus préfèrent être en ville - pour des raisons liées aux visites notamment - alors qu'actuellement tout est fait pour faire sortir la prison de la ville.

    Ce n'est pas une question qui vous touche directement, mais cela commence à poser un vrai problème. Je crains que, pour des raisons matérielles, on ne bute sur cet obstacle.

M. Pascal FAUCHER : Sur la segmentation du travail entre les magistrats, la réponse est fonction de la taille de la juridiction. Nos tâches sont plus ou moins spécialisées, nous restons donc plus ou moins sur notre pré carré. Dans une juridiction de taille moyenne, les informations circulent et les relations s'opèrent extrêmement facilement. Je vois en détention des détenus provisoires qui demandent à me rencontrer. J'en rends compte à mon collègue lui indiquant qu'untel souhaite telle information et il lui répond directement. En sens inverse, des magistrats du tribunal correctionnel peuvent me téléphoner après avoir condamné une personne pour m'informer de la décision prise et me demander si je peux la recevoir. Les choses se passent ainsi.

    En revanche, dans une juridiction de plus grande taille, le travail est segmenté. Quand il y a cent, deux cents ou deux cent cinquante magistrats, chacun d'entre eux à une vision extrêmement parcellaire. La prison n'est pas la préoccupation majeure des magistrats autres que les juges de l'application des peines, et l'obligation qui leur est faite de venir en détention reste purement théorique, d'autant qu'ils ont d'autres tâches à assumer. Très souvent, ils pensent que le juge de l'application des peines se rendant en détention leur rendra compte le cas échéant des difficultés relatives à des détenus provisoires. Les autres magistrats sont donc peu présents, y compris, malheureusement dans certains lieux, les magistrats du parquet.

M. le Rapporteur : Alors même que pèse sur eux une obligation légale.

M. Pascal FAUCHER : En effet. La cause n'en est pas obligatoirement un désintérêt de leur part. Mais, étant en nombre insuffisant, ils gèrent leur propre pénurie en opérant des choix et ils font confiance au juge de l'application des peines.

    Les établissements pénitentiaires sont conçus en fonction d'impératifs de sécurité fixés pour une minorité de gens extrêmement dangereux. L'ensemble de l'appareil sécuritaire à l'intérieur de la prison répond donc à la situation de ces individus, effectivement dangereux, tant pour les personnels de surveillance que pour le reste de la société. Mais, tous les autres détenus, n'étant pas nécessairement dangereux au sein de l'institution carcérale, subissent ces conditions de sécurité. Les centres de semi-liberté ou les centres pour peines aménagées qui accueilleraient des détenus présentant une dangerosité faible, lesquels n'appellent pas un appareil sécuritaire complexe, seraient une solution. On pourrait très bien imaginer que pour un certain nombre de détenus en semi-liberté ou en placement à l'extérieur, le lieu de détention soit un lieu banalisé en centre-ville. Cela ne poserait pas de problèmes en termes de sécurité compte tenu des détenus que l'on peut admettre à ces régimes. Cela devient inimaginable si l'on compte quelques détenus particulièrement dangereux.

M. Robert PANDRAUD : Quelle est votre politique vis-à-vis des détenus du quatrième âge ?

M. Pascal FAUCHER : Cela dépend pourquoi ils ont été condamnés.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Cela dépend de nos possibilités légales. En raison de l'allongement des peines, le juge de l'application des peines ne peut rien pour beaucoup de détenus. Dans certains pays du sud, à partir d'un certain âge, les personnes ne sont plus détenues.

M. Robert PANDRAUD : C'est le cas en Espagne.

Mme Marie-Suzanne PIERRARD : Il est certain que nous allons être confrontés à des problèmes de gérontologie en détention.

M. Pascal FAUCHER : Le nombre des personnes âgées a augmenté en raison de la progression des condamnations pour agressions sexuelles. Il s'agit de pères, ou de grands-pères, qui ont été condamnés récemment pour des faits commis il y a longtemps. J'ai également le souvenir de vrais trafiquants de drogues qui étaient des gens influents et qui avaient un certain âge. Il serait délicat, au prétexte de leur âge, de les faire bénéficier d'une « retraite anticipée » ! Peut-être pourrait-on imaginer une incitation à la sortie au regard de l'âge du détenu, en particulier s'il est en fin de vie, mais il faut des verrous légaux pour empêcher qu'ils ne sortent en cas de dangerosité.

Audition de M. Ivan ZAKINE

représentant le Comité européen pour la prévention de la torture

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 23 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Ivan ZAKINE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Zakine prête serment.

M. Ivan ZAKINE : Monsieur le Président, mesdames, messieurs les députés, j'ai été, comme tous ceux qui s'intéressent aux questions pénitentiaires, très intéressé par la réaction de la représentation nationale et particulièrement satisfait de la mission que vous vous êtes donnée, car elle revêt une grande ampleur et tous ceux qui s'intéressent « à la question pénitentiaire », pour reprendre une expression qui avait cours au siècle dernier, seront, je le pense, très attentifs aux résultats de vos travaux.

    Je n'apprendrai rien au Président de l'Assemblée Nationale actuellement en exercice ni aux députés en fonction en disant que ce n'est pas la première fois qu'une telle commission est constituée ; néanmoins, le dernier précédent remonte à près de cent vingt-cinq ans ! La dernière des grandes commissions parlementaires qui se soit intéressée aux prisons avait été constituée au moment de ce que l'on a appelé « le réveil de la question pénitentiaire » en 1872 et ses travaux se sont échelonnés entre 1873 et 1875. Ils font l'objet de huit ouvrages in quarto, dont M. Garraud disait qu'ils étaient « l'un des plus beaux monuments de la science pénitentiaire dans notre pays ». En préparant cette audition, je me suis replongé dans ma propre bibliothèque et j'ai repris le traité de droit criminel sur lequel mon père avait fait ses études, où j'ai trouvé cette formule fort intéressante.

    Vous avez un passif à assumer, sur lequel il vous appartient de faire le point, et un gros travail devant vous. Je me permets de l'indiquer en tant qu'ancien directeur de l'administration pénitentiaire, car peut-être est-ce en cette qualité que vous avez eu envie de m'entendre plutôt qu'en tant que membre du Comité européen de prévention de la torture et des peines, traitements inhumains ou dégradants.

    Vous avez donc un gros travail devant vous, étant précisé que lorsque l'on s'intéresse aux problèmes pénitentiaires aujourd'hui, il est nécessaire d'avoir présent à l'esprit que ce que l'on appelle « la question pénitentiaire » - je vous renvoie à l'ouvrage de M. Garraud qui consacre un chapitre remarquable à la question - est le résultat, dans les années 1870, d'une option politique au sens le plus noble du terme qui a préféré à la transportation le maintien dans un lieu d'enfermement. La transportation c'est pour celui qui a commis une infraction, une exclusion définitive de la communauté nationale et de la société. A l'époque du roi, elle consistait à envoyer aux galères ; c'était une forme de transportation utile au roi pour diverses raisons. La prison est une notion relativement moderne dans notre société. En effet, c'est la révolution de 1789 qui a fait de la prison un mode d'exécution des peines ; elle ne servait auparavant qu'à la détention provisoire et à la rétention des dettiers, c'est-à-dire ceux qui ne payaient par leurs dettes. À partir de ce moment-là, une nation, une société a l'obligation de respecter un minimum de règles à l'égard de l'homme ou la femme placé en prison, puisque, par hypothèse, on a décidé que ces personnes réintégreraient au bout d'un certain temps la communauté nationale, ce qui n'était pas la conception de la transportation. Il faut réaliser qu'une telle décision a un coût ; une prison et des places de prison sont plus coûteuses qu'un banc sur une galère qui vogue sur l'océan ou, comme on disait à l'époque « un hamac en Nouvelle-Calédonie ». C'est une évidence et cette question de la situation des prisons a agité les esprits tout au long du temps qui a suivi cette grande réaction intellectuelle des années 1870-1875.

    Votre commission, mesdames, messieurs les députés, ne peut qu'être bien accueillie. Vous permettrez simplement à celui qui vous parle en tant qu'ancien Président du Comité européen, mais toujours membre au titre de la France, ancien directeur de l'administration pénitentiaire ou encore tout banalement en tant que citoyen français, de considérer que cette réaction de la représentation nationale est incontestablement salutaire, car elle fait comprendre que, désormais aux yeux des parlementaires, la prison fait partie de la cité, même si cette idée est encore peu répandue parmi nos concitoyens. Vous me permettrez, cependant, de demander de manière impertinente : pourquoi seulement maintenant cette réaction de la représentation nationale ? Est-ce l'effet de la couverture médiatique d'un ouvrage qui a été publié et qui a bénéficié de deux pages entières d'un quotidien du soir, ce qui est tout de même un élément important ? Pourquoi maintenant, même s'il s'agit du témoignage fort intéressant d'un médecin qui était directement impliqué dans le fonctionnement de la maison d'arrêt de La Santé ? 

    Je me permets cette question quelque peu impertinente, car, bien antérieurement à cette publication, quatre rapports émanant d'un organe régulier de contrôle externe des prisons ont été publiés - je veux parler des rapports du Comité européen. Le premier a été publié au mois de janvier 1993, le deuxième au mois de mai 1998. Ils reprenaient dans une certaine mesure tout ce qui a été publié. Je vous fais grâce des deux autres, bien que leur contenu soit fort important, qui ont été publiés en janvier et septembre 1996. Pour votre information, l'un était relatif au dépôt de la préfecture de police et à la rétention des étrangers ; l'autre portait sur les conditions de détention dans les établissements pénitentiaires de la Martinique.

    Le rapport publié en janvier 1993 indiquait - j'en parle d'autant plus à mon aise que je ne faisais pas alors partie du Comité - « les conditions de détention observées aux maisons d'arrêt de Marseille-Baumettes et de Nice laissaient fortement à désirer. Ces deux établissements étaient sérieusement surpeuplés, dotés de programmes d'activités très insuffisants. De plus, les conditions sanitaires et d'hygiène, de l'avis du CPT... » [ le Comité européen ] « ...ainsi que les conditions de détention déplorables dans les bâtiments A et B de la maison d'arrêt de Marseille-Baumettes équivalaient à un traitement inhumain et dégradant. Le degré élevé du surpeuplement à la maison d'arrêt de Nice a conduit le CPT à la même conclusion. »

    La deuxième visite du CPT en France a été relatée dans le rapport de 1996, publié le 14 mai 1998 : « Il appert de ce qui précède que les conditions de détention dans plusieurs parties de la maison d'arrêt de Paris La Santé laissaient grandement à désirer. Dans les divisions B, C et D, celles-ci pourraient être qualifiées d'inhumaines et de dégradantes ». Nous nous situons pleinement dans le cadre de la convention européenne, dont la France a été l'un des acteurs principaux pour son adoption, sa ratification et sa mise en _uvre. Et je me permettrai, toujours de manière impertinente et avec votre permission, de poser la question de savoir à quoi servent de telles conventions signées par la France, qui instituent un organe de contrôle externe.

    Je pense que vous avez reçu comme moi le rapport de la commission présidée par le Premier Président Canivet précisément axée sur le problème du contrôle externe des prisons. Je demande : à quoi servent les conventions qui mettent en place des organes de contrôle supranationaux et décidés comme tels, si les signaux d'alarme internationaux que sont les rapports de ces organismes n'éveillent pas les consciences nationales? Le CPT ne peut pas être en permanence dans un pays.

    Je suis heureux de constater que votre commission a été créée en se fondant sur un programme très ambitieux. Je dis qu'il est nécessaire que les organes étatiques et les organisations non gouvernementales qui ont un rôle à jouer prennent le relais, sinon je crains - je me permettrai ce constat un peu désabusé, mais je suis prêt à répondre à vos questions pour essayer de lever cette apparence de scepticisme que je suis contraint de laisser percer - que les conventions internationales ne soient, s'agissant de la protection des droits de l'homme, en définitive destinées qu'à donner bonne conscience aux États et à n'être plus que des alibis.

M. le Président : Notre rôle n'est certes pas de donner bonne conscience ou de fournir un alibi. Votre rappel était fort utile, d'autant que vous connaissez parfaitement le sujet si l'on considère que vous avez suivi cela de très près, notamment pendant les années où vous avez travaillé à l'administration pénitentiaire.

M.  le Rapporteur : Certes, il est des médiatisations importantes, voire outrancières, mais ce n'est pas cela qui a fait bouger le parlement. Depuis longtemps, les uns et les autres écrivons, au même titre que vous-même.

    La bibliothèque de l'Assemblée Nationale recèle 83 rapports et documents qui parlent de la prison à peu près dans les mêmes termes que le livre de Mme Vasseur, médecin chef de La Santé.

    Par ailleurs, siègent ici quelques membres de la commission des lois, qui rédigent chaque année des rapports dans le cadre de l'examen du budget. Certains rapporteurs ont dénoncé de façon forte - et ils ont été suivis par l'ensemble des membres de la commission des lois - ce qui se passait en prison. Mais - pardonnez-moi ma vulgarité - tout le monde s'en foutait ! Comme vous l'avez très bien expliqué, on met en prison, on pose un couvercle par-dessus et on n'en parle plus. C'était l'état d'esprit qui prévalait avant la révolution : l'éloignement, puis la disparition du coupable ou du présumé coupable suffisaient à faire croire que la justice était rendue. Les bons esprits de la période des philosophes avaient inventé cette idée d'enfermement pour permettre la réhabilitation et la rédemption, mais cela n'a pas longtemps été suivi d'effet. Napoléon Bonaparte a fait en sorte que la prison soit de nouveau un lieu d'enfermement et le moyen de retour aux bonnes m_urs.

    Vous relevez l'absence de commission d'enquête sur le sujet depuis 125 ans. J'espère que d'ici à 125 ans, on parlera encore un peu de nous et que nous aurons réalisé un travail suffisant et intéressant.

    Ma question portera sur l'action que vous menez en tant que membre du Comité européen pour la prévention de la torture, Comité que vous avez présidé. À quel moment et pourquoi êtes-vous intervenu en prison en France ? Quand avez-vous constaté des manquements à ce point graves que le Comité ait été obligé d'intervenir ? Avez-vous à l'esprit quelques exemples qui peuvent être assimilés à des tortures en prison ? 

M. Ivan ZAKINE : Il convient que je vous explique le mode de fonctionnement du Comité européen. Il vous permettra de comprendre pourquoi ma réponse à votre question vous semblera quelque peu insuffisante.

    Le Comité européen a un programme de travail. Il organise des visites périodiques dans les pays. Lorsqu'il a commencé à fonctionner en 1989, le premier programme de visites a été tiré au sort. Je n'en faisais pas partie à l'époque, puisque je ne suis entré au Comité qu'en 1993, à l'occasion du premier renouvellement, les mandats étant de quatre ans, renouvelables une fois. Le tirage au sort permet d'éviter une remise en cause de choix qui pourraient être autrement considérés comme arbitraires.

    Le programme de travail du Comité est d'organiser des visites périodiques en fonction des possibilités. Le Comité a commencé à fonctionner à 15 membres en 1989 et, en compte aujourd'hui 41. La dernière session plénière que j'ai présidée il y a trois semaines, comptait 34 membres physiquement présents dans l'hémicycle du Conseil de l'Europe.

    Les pionniers du CPT ont établi un programme, où figurait la France. Aux termes d'une disposition du règlement intérieur du Comité européen, le membre élu au titre d'un pays ne fait jamais partie de la délégation qui visite son pays. Par conséquent, depuis 1993, date à laquelle je suis membre du Comité, j'assiste aux délibérations qui adoptent le rapport de visite, mais je ne participe pas aux votes concernant la France. Cela explique pourquoi ma réponse ne pourra être très précise.

    Le rapport est soumis, une fois rédigé, aux autorités nationales ; il est confidentiel. C'est une des règles qui figure dans la convention elle-même. Ce fut une condition essentielle lors de l'entrée en vigueur de la convention, qui n'aurait jamais existé si la règle de confidentialité n'avait pas été incluse dans la convention elle-même. Cette règle de confidentialité apparaît dès les travaux préparatoires de la convention européenne.

    J'atténuerai l'inquiétude que je sens naître à l'annonce de cette règle de confidentialité. Aux termes de la convention, la confidentialité peut être levée à la demande du gouvernement qui a reçu le rapport. Un gouvernement gêné par un rapport ne le publiera jamais, penserez-vous. Les pionniers du Comité européen ont eu la sagesse de mettre en _uvre une règle non écrite selon laquelle toute visite est annoncée lorsqu'une délégation du Comité européen arrive dans un pays ; en effet, un communiqué de presse annonce qu'une visite est entamée dans tel pays, étant précisé qu'au cours de l'année précédente, nous publions par voie de presse le programme de l'année à venir. C'est ainsi que je ne dévoile aucun secret et que je ne viole pas la règle de confidentialité en annonçant que la France sera visitée au cours de l'année 2000.

    La France fut donc visitée. Le premier rapport fut établi en 1993. Le communiqué de presse est publié une fois la visite terminée. L'expérience a montré que les gouvernements qui reçoivent un rapport, alors que tout le monde sait qu'il existe, ne peuvent très longtemps résister à la pression qui s'exerce sur eux pour le publier. C'est pourquoi les rapports de 1993 et celui de 1996 publié en 1998, malgré les termes très durs qu'ils contenaient, furent publiés, sur décision des autorités françaises. L'expérience montre que, à l'heure actuelle, près de 75 % des rapports sont publiés par l'ensemble des pays visités, les 25 % restants ne refusant pas de publier, mais, pour certains d'entre eux, il convient de prendre en compte le temps qui s'écoule nécessairement entre le temps de la visite, la rédaction et la transmission à une autorité du rapport ; il faut également préciser que la règle du contradictoire est respectée, c'est-à-dire que le rapport est publié, avec en annexe, la réponse du gouvernement du pays visité. Vous trouverez donc dans les deux rapports auxquels je faisais allusion tout à l'heure, la réponse des autorités françaises sur le programme de rénovation de la maison d'arrêt de La Santé. Les rapports publiés par le Comité européen en 1993 et 1996 comme l'ouvrage auquel nous faisions tout à l'heure allusion sont relatifs à des faits survenus avant les travaux de rénovation dont j'ignore s'ils ont été ou non suffisants. La délégation qui viendra en France, si elle décide de se rendre à la maison d'arrêt de La Santé, sera mieux à même de se prononcer.

M. le Président : Concrètement, lorsqu'une délégation, en charge d'établir un rapport, se présente dans les prisons, comment cela se passe-t-il ? 

M. Ivan ZAKINE : La visite périodique s'échelonne sur deux semaines. La délégation est généralement composée, selon l'importance du pays, d'une dizaine de personnes, qui comprend six ou sept membres élus du Comité et trois ou quatre experts, le nombre d'experts variant selon la composition même des membres élus du Comité. Si ces derniers sont médecins, il sera inutile de compter un médecin expert supplémentaire. Nous essayons de former, dans la composition de la délégation, un éventail de compétences ou de qualifications permettant de balayer l'ensemble des problèmes. La visite dans le pays dure environ quinze jours. En général, la délégation se subdivise en deux, voire trois sections, qui essaimeront à travers le pays, dans plusieurs établissements pénitentiaires. J'ai personnellement conduit la délégation qui est allée en Espagne. Nous nous sommes rendus pour 4 jours à Carabanchel ; nous étions cinq. Il en fut de même lorsque j'ai conduit la délégation à la prison d'Ankara. La délégation qui s'est rendue à Diarbakir, était également assez substantielle et est demeurée assez longuement sur place. Nous arrivons dans un établissement nanti d'une habilitation, généralement signée par le premier ministre ou les ministres concernés, que nous présentons aux chefs d'établissement. L'établissement peut être pénitentiaire ou relever des forces de police, la compétence du Comité européen ne se limitant pas aux prisons. En effet, selon la convention, sont concernés tous les lieux où des personnes peuvent être privées de liberté sur ordre d'une autorité publique. L'interprétation donnée à ce texte conduit le Comité européen à assurer la visite des établissements pénitentiaires, des locaux de police, de gendarmerie ou équivalent dans l'ensemble des pays européens. Cette interprétation permet d'inclure dans le contrôle du Comité européen les centres de rétention d'étrangers, les établissements psychiatriques pour les placements d'office ainsi que les locaux disciplinaires des casernes. Ce dernier point a été admis par un certain nombre de pays, que je ne pourrai vous citer, dans la mesure où le rapport n'est pas encore publié. Mais il faut que vous sachiez que des locaux disciplinaires d'une caserne - le rapport qui sera publié à ce sujet risque de vous surprendre - ont été visités par le Comité européen dès lors que nous savions que des personnes y étaient privées de liberté.

M. Claude GOASGUEN : Monsieur le Président, présentant votre introduction, vous sembliez très sceptique et un peu désabusé.

    Comment interprétez-vous le « tout le monde s'en fout » de notre rapporteur ? 

    Vous avez mis en avant l'inefficacité des contrôles externes, et notamment le fait que la sanction restait très aléatoire. Comment améliorer ce type de contrôles ? Doit-on réfléchir à un système européen de contrôle externe?

M. Ivan ZAKINE : S'agissant des contrôles externes, je ne parle pas d'inefficacité, mais plutôt du risque d'inefficacité une fois que les organes internationaux en charge du contrôle ont accompli leur mission ; cette mission est nécessairement limitée car le Comité ne peut rester en permanence dans un pays, ou alors il faudrait installer une antenne permanente dans chacun des quarante et un pays. Dès lors que le rapport est publié, le relais doit être pris par les organes nationaux. C'est pourquoi, je suis particulièrement heureux de me trouver ici aujourd'hui, mais il faudrait davantage d'occasions qui permettraient aux constatations du Comité européen de trouver un écho.

    Le risque d'inefficacité est grand si le relais n'est pas pris. Le rapport du Comité européen suscitera un petit peu de « mousse » pendant quelques jours, mais l'intérêt retombera très rapidement après.

    Je suggère, et c'est également ce que le Comité préconise dans tous ses rapports annuels, qu'au niveau national, les gouvernements prennent en charge le problème et transposent ce qui est prévu dans la convention internationale en créant l'équivalent du Comité européen. Il s'agirait d'un organe national de contrôle indépendant et totalement externe et, non pas une inspection dépendant de l'administration. J'ai été directeur de l'administration pénitentiaire et j'avais à ma disposition une inspection dite « générale » des services pénitentiaires. Elle n'est pas conçue comme un organe de contrôle externe indépendant de l'administration, mais est un instrument au service d'un ministère. La création, au niveau national, d'un équivalent du Comité européen figure dans les conclusions du rapport de la commission Canivet, déposées la semaine dernière.

M. Claude GOASGUEN : S'agirait-il d'un organe national ou européen ? 

M. Ivan ZAKINE : Je dis bien : organe national de contrôle externe. Vous trouvez notamment une expérience équivalente à l'égard des services de police au Portugal pour lesquels a été créée l'Inspection générale de l'administration de l'intérieur, dirigée par un haut magistrat, avocat général de la Cour suprême du Portugal, placé définitivement en position de détachement et inamovible dans sa fonction. Il lui revient de choisir seul ses collaborateurs, qui deviennent également inamovibles pendant la période de leur mandat. Il les choisit issus de la société civile ou de l'administration. Dans ce dernier cas, ils quittent l'administration et deviennent membres de l'IGAI et inamovibles dans cette fonction. Cette forme de relais est propice à prévenir l'inefficacité.

    J'en viens à votre première question concernant l'indifférence de l'opinion pour les problèmes pénitentiaires. Permettez-moi de dire, peut-être un peu brutalement - même si la formule de votre rapporteur m'y incite - qu'elle est certainement due au fait que la prison n'est pas « payante », elle n'intéresse personne. À l'exception peut-être d'une seule fois, qui, parmi vous, a été informé de l'inauguration d'une nouvelle prison ? Pourtant, on en a bâti depuis quelques années ! Une prison ne s'inaugure pas, car ce n'est pas très rentable.

M. Robert PANDRAUD : Il y a des exceptions.

M. Ivan ZAKINE : J'ai, en effet, assisté à l'inauguration de la prison de Valencienne en 1964 par Jean Foyer, garde des sceaux.

M. le Président : Je ne pense pas que cette indifférence relève essentiellement de la responsabilité des décideurs politiques. Chacun regardera ce qu'il a fait.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Ma première question fait référence à votre action lorsque vous étiez directeur de l'administration pénitentiaire. Quelles étaient les mesures que vous avez mises en place pour être informé en temps réel ? Quelles instructions avez-vous donné pour que, par exemple, un rapport de médecin vous parvienne sans censure ? Avez-vous entrepris des démarches et à quelles difficultés vous êtes-vous heurté ? Quelles recommandations pouvez-vous formuler ? 

    Lorsque vous établissez les constats de ce que vous voyez dans les différents pays que vous visitez, quelles conclusions tirez-vous sur le rôle et la mission que remplit la prison ? 

M. Ivan ZAKINE : J'ai pris mes fonctions de directeur de l'administration pénitentiaire au mois de juin 1981 dans un climat peu favorable sur le plan pénitentiaire, dans la mesure où le surencombrement des prisons françaises était au maximum. Nous nous sommes attachés à réduire le nombre des détenus et la préoccupation majeure a porté sur l'amélioration des conditions matérielles de vie, notamment la vie quotidienne dans les prisons, ce qui impliquait aussi la prise en compte de l'état des bâtiments.

    J'avais mis en place un programme de visites par l'inspection générale des services pénitentiaires qui dépendait directement de moi. Une action psychologique a été engagée auprès des personnels pénitentiaires, afin de faire comprendre que l'amélioration des conditions de vie dans les prisons n'impliquait pas nécessairement - ce qui était pourtant le credo de certaines organisations professionnelles des fonctionnaires pénitentiaires - que les prisons allaient devenir un caravansérail permettant aux détenus de faire définitivement la loi. Il fallait faire comprendre que l'amélioration des conditions de vie dans les prisons n'était pas seulement destinée aux détenus, mais concernait aussi le personnel pénitentiaire. J'ouvre une parenthèse : j'ai noté avec grand plaisir que, dans le cadre de la mission que vous vous êtes impartie, figure l'appréciation du statut des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. Il faut bien être conscient que rien ne peut être réformé dans les prisons qui ne rencontre l'adhésion du personnel pénitentiaire. L'expérience montre que l'on peut coucher sur le papier toutes les réformes aussi belles soient-elles, il n'est pas possible de les mettre en _uvre si les fonctionnaires pénitentiaires n'y adhèrent pas pleinement.

M. le Président : Les conditions de vie des détenus sont les conditions de travail du personnel.

M. Ivan ZAKINE : Tout à fait. Certes, le surveillant rentre chez lui le soir quand le détenu reste dans sa cellule, mais il faut réaliser qu'ils vivent côte à côte tout au long de la journée. C'est pourquoi, du reste, des formes de violence, telles que définies par la convention, sont rarissimes dans les établissements pénitentiaires - ce n'est pas spécifique à la France - alors qu'il y en a bien davantage, alléguées ou vérifiées, dans les services de police ou de gendarmerie ; en prison, le détenu et le surveillant doivent vivre une longue période côte à côte. Par conséquent, une situation permanente de tension n'est pas envisageable et ne peut perdurer trop longtemps.

    Pour ce qui concerne la remontée de l'information, j'avais organisé avec l'inspection générale des services pénitentiaires des séances de travail une fois, voire deux fois par semaine. Nous faisions le point sur l'ensemble des établissements visités.

    En matière de contrôle médical, l'administration pénitentiaire disposait d'une inspection médicale des services pénitentiaires, inspection dite « maison ». Tout mes efforts ont consisté à faire de cette inspection un embryon de contrôle externe. Le service médical des établissements pénitentiaires a été assumé à la fin de l'année 1983 par le ministère de la Santé. Les postes de médecins dans les prisons n'étaient plus des postes purement pénitentiaires mais de santé publique, ce qui a permis à l'administration pénitentiaire de travailler avec des médecins qui n'avaient aucun lien de subordination administrative avec l'administration pénitentiaire et de bénéficier ainsi de l'infrastructure du ministère de la Santé, notamment en ce qui concernait le nombre d'externes, d'infirmiers et de personnels en lien avec le médecin.

    Sur le rôle de la prison - personnellement, j'adhère à cette manière de voir et je pense qu'autour de cette table personne n'imagine que l'on va reconstituer ni les galères, ni les bagnes outre-mer comme ce fut le cas dans les années 1800 - il faut convenir que, dès lors que la privation de liberté est un mode de sanction d'une infraction, il appartient à la nation d'améliorer les conditions de vie des détenus. Le temps est passé de dire que la prison doit réhabiliter et réadapter ; le constat est fait et il convient de le relativiser. Au delà de cette mission, je dis qu'à tout le moins les conditions matérielles de vie dans la prison doivent être telles que celui qui en sortira inéluctablement, puisque telle est l'option prise, ne soit pas un révolté contre la société ; il ne faut pas que celui qui a connu la prison veuille faire payer le temps qu'il y a passé, au motif qu'il y a subi des conditions de vie indignes d'une société évoluée comme la nôtre.

    Je terminerai par la question des jeunes détenus qui reste un problème majeur. Le rôle de la prison est de donner à ces jeunes l'encadrement socio-éducatif qu'ils n'ont pas pu ou pas voulu trouver à l'extérieur, même si cela coûte cher à notre société ; faute de quoi, les personnes qui sortiront seront encore plus révoltées contre elle. Il ne faudra pas alors s'étonner de voir s'enflammer tel ou tel secteur de notre pays.

M. Michel HUNAULT : Monsieur le Président, puisque le Comité européen pour la prévention de la torture a vocation à visiter les prisons des quarante et un membres du Conseil de l'Europe, je souhaiterais avoir un point de comparaison : comment situez-vous les prisons françaises par rapport au reste des pays du Conseil de l'Europe ? 

M. Ivan ZAKINE : Je pourrais vous répondre d'une pirouette en répondant que, d'une manière générale, le Comité s'interdit d'établir un tableau d'honneur des prisons - ce serait, d'ailleurs, plutôt un tableau d'horreurs. Cela étant, je n'ai pas visité les prisons françaises depuis que j'ai quitté mes fonctions à l'administration pénitentiaire en 1983, mais, selon ce qui est publié, je dirai que nous ne sommes ni mieux, ni plus mal lotis, sauf pour ce qui concerne l'état de certains bâtiments.

    Monsieur le rapporteur, vous aurez à votre disposition les rapports annuels de la direction de l'administration pénitentiaire. Je vous renvoie à celui qui a dû être publié au début des années soixante, lequel contient le rapport du magistrat qui était chargé de l'inspection générale des services pénitentiaires de l'époque. Le directeur de l'administration pénitentiaire était alors M. Robert Schmelk. Le rapport de l'inspecteur général dresse un bilan apocalyptique de l'état matériel de certaines prisons vouées à la démolition. Il indiquait même que l'on pouvait desceller les barreaux de certaines cellules à l'aide d'une petite cuillère, ce qui avait amené le garde des sceaux de l'époque, Jean Foyer, à annoncer un programme de constructions et de rénovation. Il avait été indiqué que vingt-six prisons méritaient d'être fermées.

    Lorsque j'étais directeur de l'administration pénitentiaire, la maison d'arrêt de Perpignan était encore en fonctionnement. Il s'agissait d'un ancien couvent de s_urs clarisses. Selon la règle de l'ordre, on ne devait jamais, où que l'on soit, voir le ciel. Même la cour de promenade qui était dans un cloître ravissant était couverte. Cette prison a, depuis, été désaffectée, ce qui a fait grincer des dents les services de gendarmerie qui devaient transférer les détenus de la prison voisine jusqu'à la ville de Perpignan. Depuis, une nouvelle prison a été construite à Perpignan.

M. le Président : Monsieur Zakine, nous vous remercions beaucoup.

Audition de M. Nicolas FRIZE

responsable de la commission prison de la ligue des droits de l'homme

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 23 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Nicolas FRIZE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Frize prête serment.

M. Nicolas FRIZE : Compte tenu du temps imparti, j'hésite à vous parler de façon très concrète de projets précis que je suis en train de mettre en _uvre dans deux établissements pour longues peines ou bien à aborder des points plus généraux en dressant le bilan de notre expérience au sein de la ligue des droits de l'homme depuis plusieurs années.

    Nous recevons énormément de courriers des détenus qui nous permettent d'avoir une vision synthétique des questions qui se posent. Compte tenu des personnes que vous allez entendre, je pense que vous saurez tout sur ce qui ne va pas. Il conviendrait donc d'aborder plutôt ce qui devrait aller.

    Je mettrai l'accent sur trois aspects.

    Premièrement, bien que ce soit un aspect qui échappe au contenu des travaux de la commission d'enquête, il convient de constater que rien ne pourra évoluer tant que les peines prononcées seront aussi longues.

M. le Président : Cet aspect n'échappe pas à la commission. Nous avons bien compris l'importance, pour le fonctionnement des prisons, des flux d'entrées et de sorties.

M. Nicolas FRIZE : Bien sûr, mais il existe plusieurs façons de régler ce problème. En premier lieu, on peut agir au niveau du procès et de la condamnation : c'est un problème idéologique qu'il convient d'aborder de front. Ensuite, il existe des solutions, telles que la dépénalisation de certaines infractions ou les libérations conditionnelles obligatoires, sachant qu'un détenu qui sort en libération conditionnelle étant lié par un contrat social avec la société, aura cent fois plus de chances de sortir de façon correcte. Ajoutons à cela, l'armada des peines alternatives, dont on n'a pas encore aujourd'hui complètement exploité toutes les possibilités.

    Selon moi, l'essentiel se déroule lors du procès. Pour que les peines prononcées soient moindres, il faudrait que l'opinion publique évolue, car on a l'impression que les juges - ils ont d'ailleurs le même comportement avec les décisions concernant la détention provisoire - estiment de leur devoir de faire ce qu'ils font et de fixer de telles longueurs de peine. On ne sait pas pourquoi ils se fixent un tel devoir, ni comment et par quoi ils sont inspirés. Ils ont l'impression de détenir ainsi une réponse un peu technique à l'affect, à l'émotion collective ; cette violence institutionnelle dont ils sont les relais et même les acteurs leur paraît être la façon de répondre à la violence de l'acte en s'interposant entre les personnes. Il y a là un problème de fond. Il serait intéressant de lancer une campagne publique de réflexion sur cette question. Que pensons-nous réparer en répondant de cette façon ? Du reste, a-t-on jamais réparé quoi que ce soit en frappant ? A-t-on jamais tenté de rétablir une situation en la détruisant ? 

    Je reviens au sujet de la sensibilisation sociale, idéologique et philosophique de l'opinion à la question du sens de la peine : que cherche-t-on en mettant une personne en prison, indépendamment des aspects techniques qui permettent pour un temps de prévenir la récidive ? Qu'attend-on comme modèle de réparation ?  Il serait important que les gens prennent position, car ils ignorent à la fois le coût de la prison et les résultats qu'elle produit. Ils pensent toujours qu'il suffit de casser et que la chose brisée se réparera toute seule.

    S'agissant de la question de la réparation, j'ai mis en place depuis 1991 un dispositif dans la maison centrale pour longues peines de Saint-Maur. Je précise que je suis compositeur de profession. À Fleury-Mérogis, j'avais organisé une création musicale avec une cinquantaine de femmes. J'avais trouvé cela fort inutile. Nous avions travaillé pendant trois mois de 17h à 19h dans l'espace socio-éducatif. Faisant cela, je me suis demandé quel rôle j'assumais : celui d'une assistante sociale ? Celui qui donne un peu de divertissement et de loisirs à des gens ayant perdu leur identité et qui, ne sachant plus quoi faire, se servaient de moi pour aller un peu mieux ? Cela ne menait à rien et l'institution continuait de faire son travail de destruction. J'étais là comme une sorte de faire-valoir ou en tout cas comme une « cerise sur le gâteau ».

    Lorsque l'administration pénitentiaire m'a de nouveau sollicité, je lui ai indiqué que nous allions travailler désormais dans l'espace économique, de façon continue et en dehors de lieux stigmatisés. On m'a confié trois cents mètres carrés d'ateliers dans lesquels j'ai construit sept studios avec l'aide de diverses institutions, dont le ministère de la culture. Nous avons mis en place une formation professionnelle aux métiers du son. Nous sommes devenu l'unique centre de restauration d'archives sonores de France, et nous restaurons toutes les archives sonores de l'INA, de l'ex-ORTF. J'ai mis en place un trio création-formation-travail. Selon moi, il ne peut y avoir de formation sans travail. Or, aujourd'hui, en prison, beaucoup de formations professionnelles ne conduisent à aucun travail, car il n'y a pas d'emploi immédiatement disponible à la sortie. On forme par centaines à des CAP de gestion, des CAP de menuiserie, de métallerie, d'informatique. Cet effort de formation, évidemment, s'arrête dès la fin de la formation. Cela coûte très cher et ne sert strictement à rien, pour deux raisons : premièrement, la personne ne pratique pas tout de suite ce métier ; ensuite, parce que, à sa sortie, son expérience sera assortie d'un casier judiciaire qui la disqualifiera complètement par rapport au personnel équivalent.

    Le travail donné en prison n'est pas qualifié, il ne requiert aucune formation. Je dispose de textes qui montrent par quels moyens l'administration pénitentiaire incite les entreprises à fournir du travail dans les prisons : « Plutôt que de vous délocaliser dans le tiers-monde, on a du personnel chez nous. » On voit bien le type d'idéologie qui sous-tend le discours de l'administration pour attirer les entreprises. Cela s'estompe, mais ce discours demeure encore présent dans certaines directions régionales : il met en avant la flexibilité, la possibilité de « mettre fin à l'emploi » et de le rémunérer comme les entreprises le veulent, avec des charges sociales très diminuées et l'avantage de ne pas avoir de frais liés aux locaux. Il n'y a pas de contrat de travail ni de congés payés. Cela s'appelle, en droit, une proposition délictueuse, voire léonine : on propose aux entreprises de se comporter en prison comme on n'accepterait pas qu'elles se comportent sur notre territoire. Or, la prison n'est pas une rupture du territoire, il n'y a pas d'intérieur et d'extérieur, la société est partout et la prison est un lieu de la République, qui devrait être régi par les mêmes règles que partout ailleurs. Ce n'est pas parce que les détenus ne peuvent sortir que la société ne doit pas entrer. On doit faire entrer les entreprises, les artistes, les intellectuels de la même façon que l'on a fait entrer le système de la santé et l'éducation nationale ; cette intervention doit avoir lieu sur un terrain naturel, normal, non stigmatisé, non destiné à des exclus, des pauvres types ou des salauds. Il faut plaider pour l'accès à un travail normal, à des formations normales, à des artistes ou des intellectuels normaux, et non à des personnes qui viennent pour gagner de l'argent ou se valoriser.

    Pourquoi ai-je associé la création à la formation et au travail ?  Selon moi, on n'apprend pas un métier en se limitant à sa technicité, il faut également apprendre la façon de se l'approprier. Quand deux secrétaires postulent à un même emploi, pourquoi un employeur choisit l'une plus que l'autre à égalité de diplômes ? Pour des raisons culturelles, pour la façon dont l'une plus que l'autre s'approprie son métier, pour la façon dont elle en parle, dont elle le théorise. Cela montre bien que ce n'est pas la technicité que j'apprécie mais la culture. La technicité sans la culture, c'est-à-dire sans la sensibilité et sans le rapport au travail, n'est rien. C'est dire que si un travail culturel n'accompagne pas les emplois et les formations, cela ne sert à rien. En outre, la culture a un aspect bienveillant, gratuit, différent du discours « Je veux que vous vous en sortiez », qui instaure une forme de frontalité, où les gens se demandent ce que l'on souhaite d'eux et cherchent à donner ce qui est désiré. Dans la culture, on est défait de ces choses-là. La relation est gratuite et se construit sur un terrain immatériel, terrain dont ces gens les plus détruits sont exclus. Leur délit n'est pas étranger aux difficultés culturelles qu'ils connaissent depuis toujours.

    À ces trois pôles - création, formation, travail - j'ai ajouté l'exigence du droit, c'est-à-dire que j'ai introduit le contrat de travail, contrairement aux dispositions de la loi, puisque le contrat de travail est interdit en prison. Ce contrat de travail, qui n'a pas de valeur légale est signé entre le détenu et nous-mêmes puis validé par l'administration. J'ai créé un dispositif de congés payés et me suis substitué à la sécurité sociale pour assurer une couverture maladie. Autrement dit, j'ai introduit le droit. Non, pas parce que je suis à la Ligue mais parce qu'indépendamment du fait que c'est un principe auquel l'on ne déroge pas, le droit a des vertus : conférer des droits aux détenus est souvent leur donner ce qu'ils n'ont jamais eu. La plupart du temps, les personnes détenues ont une idéologie assez sommaire - comme le montre leur vision des femmes, des travailleurs immigrés, des ouvriers ou des enfants ; elles sont peu déterminées sur un plan philosophique, idéologique et social. Leur donner du droit c'est les reconnaître en tant que personnes sur un territoire où elles ont des droits et sont donc à égalité avec les autres. Le simple fait d'affirmer qu'ils sont à égalité avec les autres transforme radicalement la position dans laquelle ils se trouvent et dans laquelle ils se placent. Ces gens s'enferment tout seuls, nul besoin de les mettre en prison pour qu'ils soient enfermés. Ils étaient déjà enfermés avant d'entrer et ils s'enfermeront davantage encore en prison. Le droit que soudain on leur reconnaît, leur permet de commencer à repenser la vie autrement que fondée sur une culture animale, carcérale, régie par un rapport dominant-dominé ainsi que se demander : « Ne serais-je pas quelqu'un d'autre que celui que je crois ?  Ne pourrais-je cesser d'être détenu dans ma sexualité, dans mon univers social, dans mes idées, mes valeurs ? » Le droit est pour moi un élément pédagogique. Ce n'est pas seulement un principe, c'est par lui qu'une personne s'arrache à l'idée qu'elle se fait d'elle-même.

    À ces quatre principes, j'ai choisi d'ajouter la présence d'intellectuels, car l'on ne pense pas tout seul. Quand on essaye de penser avec des gens qui ne pensent pas et que soi-même on ne pense pas, le niveau de discussion et de débat auquel on parvient n'est pas celui souhaité ! Si, à un moment donné, on ne fait pas entrer dans la prison des intellectuels, on ne peut espérer que les détenus se mettent à penser seuls. Je ne crois pas que les intellectuels soient les seuls à nous y aider, mais ils font partie de ceux qui ont le devoir de s'impliquer, de sortir des universités, d'aider à interpréter le monde. Il en va de même pour les artistes.

    Un autre travail que j'ai réalisé et qui m'intéresse beaucoup concerne la relation à la société civile, c'est-à-dire la mise en réseau. Il doit y avoir une continuité entre l'intérieur et l'extérieur sans murs dressés. Les murs sont le moyen de garantir que la personne est immobile physiquement, mais cela ne doit pas se traduire par une immobilité affective, psychologique, économique, matérielle, intellectuelle. La continuité sociale entre l'intérieur et l'extérieur est un impératif. Par exemple, j'ai mis en place des visites professionnelles : tous les mois, les détenus rencontrent des compositeurs, des ingénieurs du son, des acousticiens, des bruiteurs, des sonorisateurs de Radio France, de la FEMIS, de l'école de Vaugirard, de France 3... Ceux qui sont avec moi depuis sept ans, à raison de dix visites par an, connaissent soixante-dix personnes de leur métier. Je ne pense pas que beaucoup d'écoles de son à l'extérieur proposent un réseau de cette nature. Nous sommes en constante relation avec Radio France. Pour moi, apprendre un métier consiste à être en relation avec les gens de ce métier. La régie industrielle de l'administration pénitentiaire implantée à Saint-Maur a une activité de menuiserie. Elle n'a pas invité de sculpteurs, d'ébénistes ou de charpentiers. Les détenus confectionnent des tiroirs ou des cercueils. Sans savoir que l'on peut tomber amoureux du bois. Ils préparent leur CAP pour se faire bien voir du juge de l'application des peines. Ils n'imaginent pas que cette perche qu'on leur a tendue et qui, pour eux, est une sorte de jeu de cache-cache avec l'administration, pourrait être un lieu d'émancipation, d'éclosion sociale, esthétique, intellectuelle, affective et surtout un lieu d'investissement personnel et d'expression. Cette liaison avec l'extérieur, par des réseaux professionnels, par des visites, par un travail plus en profondeur est porteuse d'espérance. Nous préparons actuellement une émission pour France Culture. Ce n'est pas une radio habituellement écoutée en prison et le fait de faire cette émission les amène à la découvrir.

    J'ai fait venir Etienne Balibar en prison il y a huit ans. Les détenus l'ont beaucoup questionné. Etienne Balibar a commencé à leur parler de Nietzsche. Ils ont cru d'abord qu'il les insultait et puis ils se sont mis à lire Balibar, car la meilleure façon de lire un écrivain c'est de le rencontrer.

M. le Président : Je vous remercie de cette présentation stimulante.

M. le Rapporteur : Je veux vous féliciter, M. Frize, pour le travail que vous accomplissez en prison.

    Je souhaiterais que vous me précisiez par écrit le rôle joué par la Ligue des droits de l'homme vis-à-vis de l'administration pénitentiaire, car je sais que des surveillants de prison vous écrivent et j'aimerais également connaître l'action de la Ligue envers les détenus, car, elle doit recevoir beaucoup de lettres et de documents de détenus. Je souhaiterais connaître l'analyse que vous en faites. Il nous paraît important qu'une organisation aussi honorable et honorée que la Ligue des droits de l'homme , qui apporte depuis plus d'un siècle sa contribution à la défense du droit et des citoyens dans notre pays, puisse nous faire profiter de son expérience et de sa vision des choses.

    Je voulais par ailleurs vous indiquer que, en tant qu'auteur du code pénal, le Parlement a également une responsabilité. Les magistrats, les policiers ou les surveillants de prison ne sont pas les seuls impliqués.

M. Nicolas FRIZE : Je vous répondrais d'abord sur la question concernant les détenus. Indépendamment des questions de santé qui vous seront évoquées par d'autres intervenants, je relève quatre points importants sur lesquels je formule des propositions très concrètes.

    J'aimerais, en premier lieu, aborder la question de l'intimité. Je serais heureux que vous étudiiez la raison pour laquelle le courrier des détenus condamnés continue d'être lu. Aucune raison sérieuse, qu'elle soit technique, sécuritaire ou disciplinaire, ne justifie la lecture du courrier des détenus condamnés. En lisant ce courrier ou en prétendant le lire - il n'est pas autant lu qu'on le dit, - on crée une situation extrêmement complexe dans le rapport à la personne. C'est une intrusion dans son intimité, thème qui vous intéresse. Cela remet en cause le secret médical et modifie les relations entre le personnel et les détenus. Il n'y a aucune raison sécuritaire à cela. Lorsqu'un détenu veut communiquer des informations à l'extérieur, il dispose pour cela de parloirs. Nul besoin d'aller l'écrire, ce qu'il ne fait d'ailleurs pas.

    Ensuite se pose le problème du casier judiciaire. L'administration de la République, pourrait donner l'exemple en levant l'interdiction d'engager dans les administrations en qualité de fonctionnaires et à tous les postes administratifs des personnes inscrites au casier judiciaire. Si l'administration ne le fait pas, on ne peut attendre des entreprises qu'elles engagent des personnes dotées d'un casier judiciaire.

    J'en viens aux minima sociaux. La situation d'indigence qui prévaut à l'heure actuelle dans les prisons est indigne. Des personnes se retrouvent dans des situations économiques catastrophiques. Elles ne sont pas en très grand nombre. Si on calculait le coût pour l'État de la mise en place de minima sociaux pour les personnes les plus indigentes, on s'apercevrait qu'il est négligeable alors que cela permettrait de les mettre à égalité avec les autres, leur offrant ainsi une petite marge de man_uvre pour manger, pour lire ce qu'elles veulent, et pour s'habiller un petit peu comme elles veulent et non pas manger ce qu'on leur donne, lire ce qu'il y a à la bibliothèque même s'il faut reconnaître que c'est déjà très important. On est là aussi pour leur donner à manger, pour les faire lire et pour les habiller. Il n'empêche que l'on ne peut être dépendant et assisté de cette façon-là.

    Mon dernier point concerne la libération conditionnelle. Je voudrais vous convaincre que sortir de prison en libération conditionnelle c'est sortir de prison dans de très bonnes conditions. La libération conditionnelle signifie qu'il y a en une étude de faisabilité de l'insertion sociale du détenu, en relation avec les services de probation, avec la société civile et avec sa famille. Sans cette étude, il est insensé de sortir. Cette étude parvient en général à des résultats, c'est-à-dire à un contrat qui se concrétise par un logement, un travail et des relations familiales. A la suite, une commission de l'application des peines décrète une libération conditionnelle qui permet une sortie dans les meilleures conditions. Si l'on se réfère aux chiffres, on constate que les taux de récidive des libérés conditionnels chutent considérablement. Il n'est pas possible de sortir sans ce contrat. Nous devrions y réfléchir. L'association RCP, recherche, confrontation et projet, dont j'ai été à l'origine, a des propositions précises à vous présenter sur ce sujet.

M. le Président : Nous y sommes sensibles.

M. Nicolas FRIZE : J'en viens aux surveillants. Leur cas est extrêmement complexe. Une grande proportion d'entre eux est animée d'une sorte de vocation et a envie de faire quelque chose de son métier ; il y a d'autres surveillants qui ne sont pas habités par cette vocation et qui portent atteinte à la profession. Ils sont couverts par l'administration qui y est obligée. Je ne sais pourquoi, mais il en est ainsi ! Cette attitude fait du tort à tout le monde. Du coup, l'administration devient le bouc émissaire de faits dont elle assume la responsabilité alors qu'elle n'a pas à le faire. Aujourd'hui, il est anormal que des surveillants aient accès aux dossiers des détenus alors qu'ils ne sont pas censés y avoir accès, car cela a des répercussions sur l'affect. Ils n'ont pas vocation à cela. Un détenu est jugé une fois, ensuite, il ne sera plus jamais jugé, on n'a pas à le rejuger tous les jours.

    Les surveillants sont placés dans une situation où ils ne participent pas à ce qui se passe dans l'établissement et se sentent impuissants. Ils ont l'impression de ne servir à rien. Ils ne sont pas associés aux évolutions qui peuvent intervenir.

    S'y ajoute un système hiérarchique de type quasi militaire, très dur. Ceci n'est pas problématique lorsque l'on ne demande pas aux intéressés d'avoir des états d'âme ni d'être en contact avec d'autres personnes. Ce système hiérarchique, lorsqu'il s'adresse à des personnes qui sont en contact, les plus en contact avec les détenus est extrêmement problématique. Les surveillants sont contraints à se taire vis-à-vis de leur hiérarchie, à ne pas participer, à être impuissants, contraints alors qu'ils disposent pourtant d'une marge de man_uvre. On attend des surveillants toute une série de petits actes de bienveillance, d'appréciation et de psychologie. Tout cela ne va pas de pair et ils ont extrêmement de mal à associer les deux.

    Au surplus, il se produit un phénomène d'émulation à l'envers. Il est plus facile d'être raciste et violent que d'être constructif et positif dans un milieu naturellement violent. Il est plus facile dans un milieu répressif et masculin, de se rallier à une majorité qui qualifie les détenus de voyous. Nous recevons beaucoup de courriers de détenus qui se plaignent de la façon dont on s'adresse à eux, pas du tout comme on s'adresse à des personnes. Nombre de surveillants ont du mal à se défaire de cette ambiance générale, dans laquelle il est plus facile de se retrancher derrière une position brutale que d'oser ne pas être brutal.

M. Louis Mermaz : A quelques aspects techniques près - mais la commission aura à y réfléchir -, nous sommes un certain nombre à adhérer à vos propos.

    Compte tenu de votre expérience, pouvez-vous préciser comment vous avez réussi à changer le climat dans la prison du côté des surveillants, des éducateurs et des détenus ? Comment ce que vous mettez en _uvre, qui très novateur et encore peu répandu, est reçu par les divers échelons de l'administration ? Avez-vous l'impression de progresser dans votre méthode ? 

M. Nicolas FRIZE : Vous posez la bonne question. Tant que j'étais militant, quelqu'un qui avait envie que les choses avancent, je me situais dans le discours. Je poursuivais mon idéal et face à moi, je rencontrais des personnes qui disaient que cela ne marcherait pas et qui allumaient des feux derrière moi en permanence. Au bout d'un moment, nous avons engagé une action, qui n'était généralement pas souhaitée. Certains se demandaient pourquoi on fournissait tant de matériel si précieux à des personnes qui avaient fait tant de gâchis avant d'être incarcérées !

    Contre cette culture animale, contre cette culture de la méfiance, j'ai apporté, par l'intermédiaire de l'art en particulier, mais surtout du droit - les deux facteurs principaux - une sorte de réalité de travail et de bienveillance. On s'adresse à quelqu'un sans avoir une idée derrière la tête ; quand on lui donne quelque chose, ce n'est pas pour le man_uvrer. J'ai imposé une loi républicaine. Je ne voulais pas avoir de rapports psychologiques avec les personnes. À la limite, je ne fais pas cela par bonté, les détenus ne m'intéressent pas ; « je m'en fous des détenus ». Je ne fais pas cela pour tendre la main à un violeur, par exemple. Je me positionne sur un terrain institutionnel, sur un terrain républicain. Ce qui m'intéresse c'est de faire bouger la machine entière. Je le fais à Saint-Maur, mais cela pourrait se passer dans n'importe quel établissement. À la limite, les surveillants, les détenus et les directeurs - j'en ai connu cinq - ne m'intéressent pas plus que cela. L'essentiel c'est qu'en neuf ans, cinq directeurs, trois directeurs régionaux, quatre ministres, trois directeurs de l'administration pénitentiaire, au moins six sous-directeurs et je ne sais combien de surveillants se sont succédés et que le dispositif est resté inchangé. Tout le monde l'a observé et l'a admis comme il était. C'est comme s'il produisait lui-même ses propres effets. Il y a un processus de bienveillance. On me demande de continuer. Je n'ai pas voulu poursuivre ce projet en tant que concessionnaire, c'est-à-dire comme celui qui est à l'extérieur et qui a une concession avec l'administration. J'ai souhaité que l'administration le porte elle-même. Je me suis donc tourné vers la régie industrielle des établissements du travail pénitentiaire, qui porte aujourd'hui le projet à Poissy, projet deux fois plus important que celui de Saint-Maur. L'ensemble des archives du ministère de la culture, des archives de l'INA, des archives du conseil régional de Picardie y seront traitées. L'important est que nous travaillions pour l'État et non pour une entreprise privée. Si l'on dressait la liste, dans les entreprises publiques, de tous les travaux qui pourraient être assurés dans les prisons de façon valorisante et qualifiée, on aurait déjà cet effet intéressant : la personne emprisonnée qui effectue un travail en prison sert l'État, participant ainsi à sa propre réparation, mais aussi à celle d'un bien public, en l'occurrence, à la réparation des archives publiques, celles de l'ex-ORTF. La jonction de tout ce qui fait sens induit la compréhension de tous sans que le discours soit nécessaire. Aujourd'hui, les surveillants les plus récalcitrants, les plus syndiqués dans un syndicat le plus extrémiste sont immobilisés parce qu'ils n'ont pas prise. L'ambiance qualitative, l'ambiance de bienveillance, l'ambiance sociale sont telles, non dans un sens psychologique, mais par la création d'une égalité entre tous dans l'atelier et dans les relations entre les personnes, que l'on ne peut rien dire.

M.Claude GOASGUEN : La dernière partie de votre intervention montre que nous avons absolument besoin d'une note sur vos expériences, car si nous partageons l'essence de vos conclusions, nous éprouvons quelque scepticisme quant à certaines de vos affirmations.

    En particulier, vous réaffirmez la volonté du droit dans les prisons. Cela va de soi, nous sommes là pour cela. Mais pour ce qui est de la formation professionnelle, sujet que je connais un peu, le problème auquel on se heurte dans les prisons est le même que celui rencontré aujourd'hui dans les lycées professionnels ou dans les centres d'apprentissage. Par conséquent, vous posez un peu le problème de la formation professionnelle en général. Si vous poussez par trop votre analyse, on rencontre une difficulté liée à la perception de l'opinion publique. Bien entendu, il faut affirmer des droits, mais il faut aussi affirmer des devoirs. Je voudrais savoir ce que vous pensez des devoirs du détenu.

M. Nicolas FRIZE : Vous parlez à quelqu'un qui est membre de la ligue des droits de l'homme . Les mots de « droits » et de « devoirs » ne peuvent faire partie de la même phrase. Il faut entamer une seconde phrase pour parler des devoirs. Le droit ne se négocie pas, il ne peut être aliéné à un devoir. Il faut donc donner des droits aux détenus. On pose un point et puis on ouvre un second chapitre. Il ne faut pas négocier le droit par le devoir.

M. le Président : Je suis moi aussi membre de la ligue des droits de l'homme et j'utilise fréquemment cette phrase sans mettre un point au milieu.

M. Claude GOASGUEN : Mettez un point virgule et parlez !

M. Noël MAMÈRE  : Je suis aussi membre de la ligue des droits de l'homme . C'est un débat philosophique que nous pourrions entamer sur le droit ; ce sont des débats qui n'ont pas suffisamment lieu dans nos enceintes. M. Frize s'inscrit tout à fait dans la ligne de certains philosophes du droit comme Jacques Ellul. Il a tout fait raison.

M. le Président : Telle n'était pas la question de M. Goasguen. Il ne s'agissait pas de savoir si le droit était conditionné aux devoirs, mais de savoir si la société, y compris la prison, comportait des droits et des devoirs. Les droits ne sont pas subordonnés et la société, comme la société carcérale, comporte l'un et l'autre.

M. Claude GOASGUEN : Les droits ne sont pas le droit.

M. Nicolas FRIZE : Je pense que des progrès sont nécessaires dans la société toute entière, mais que nous devons faire un effort particulier à l'intérieur des prisons, car la situation y est spécifique. On ne doit pas reproduire les erreurs du dehors en dedans. Notre devoir est d'aller plus loin qu'à l'extérieur, d'y porter une attention particulière car nous sommes confrontés à des personnes dangereuses, non pas seulement physiquement, mais mentalement, culturellement, qui véhiculent des valeurs difficiles. Ce sont des personnes très déstructurées, que la prison détruit totalement. Il faut faire un effort spécifique. Il faut y dépenser un peu plus d'argent que ce que l'on dépense ailleurs.

Mme Christine BOUTIN: Monsieur, j'ai été très intéressée par tout ce que vous avez dit. Je pense, comme vous, que donner du droit à quelqu'un revient à lui conférer une certaine forme d'égalité avec les autres et que c'est indispensable. En revanche, j'ai moins adhéré à votre propos lorsque vous avez dit : « Je m'en fous de serrer la main à violeur, ce qui m'intéresse c'est l'institution. » Personnellement, tout individu m'intéresse et je ne me « fous » pas d'un individu même s'il est violeur et même si les institutions m'intéressent.

    Vous avez parlé de quelque chose de tout à fait intéressant en présentant votre tryptique création, formation, travail, et la nécessité de relations avec la vie civile. Vous nous avez dit qu'il était important que des intellectuels participent à vos expériences. Je voudrais savoir comment vous les choisissez.

M. Nicolas FRIZE : J'ai organisé un séminaire, il y a quatre ans à Saint-Maur. J'avoue que la sélection des intellectuels a été quelque peu spontanée. L'idée visait à faire travailler ensemble les surveillants et les détenus. Douze surveillants et douze détenus ont participé à l'intégralité de l'expérience pendant six mois. Les intellectuels provenaient de l'Institut des hautes études, de Nanterre, de Saint-Denis et de la Sorbonne. Nous avons entrepris un travail sur l'ethnologie et la philosophie.

    J'ai organisé un nouveau colloque il y a deux ans à Saint-Maur sur le thème du temps avec l'interdiction de parler du temps carcéral, car les détenus attendent, non que nous leur parlions de la prison, mais que nous les y arrachions et que nous les aidions à se penser comme des personnes en générale et non comme des détenus. Ce colloque, qui a duré deux jours a traité de tous les aspects relatifs à la question du temps. Il a été préparé pendant un an par un comité de pilotage, composé de trois surveillants, trois détenus et trois intellectuels. Ce type de dispositif est très porteur surtout s'il associe des surveillants, suivant un peu le droit du sol : sur ce sol, des personnes travaillent - les surveillants - d'autres habitent - les détenus. Tout ce qui passe en ce lieu doit concerner de près ou de loin, selon diverses modalités, l'ensemble des personnes présentes sur ce site.

M. Claude GOASGUEN : Existe-t-il d'autres associations que la vôtre, animées des mêmes conceptions, qui effectuent cette forme de travail  ? 

M. Nicolas FRIZE : Des artistes oui, mais, à ma connaissance, pas des associations.

M. Noël MAMÈRE : Il convient tout d'abord de saluer le travail que réalise depuis très longtemps M. Frize, malheureusement peu suivi d'autres exemples, car sa démarche n'est pas une démarche de compassion mais de droit. C'est d'ailleurs pourquoi il a poussé le trait un peu fort en disant : « Je m'en fous des détenus. »

    J'ai été intéressé par la notion de prison comme lieu de la République. Vous avez une conception extrêmement républicaine de votre action. D'après votre expérience longue et très innovante, dans vos rapports avec les détenus et les surveillants, dans cette conception de la prison comme un territoire de la République, quel est votre avis sur le rapport Canivet dont l'approche semble assez proche de la vôtre ? 

    Comment expliquez-vous que les expériences que vous menez depuis longtemps n'aient pas été suivies d'effets dans d'autres lieux ? Autrement dit, le travail de Nicolas Frize ne serait-il pas un luxe que se paieraient quelques établissements pénitentiaires pour cacher la grande misère de la condition pénitentiaire dans ce pays ?  Dans l'établissement où vous vous trouvez et où vous disposez d'un recul suffisant pour juger les effets de votre action, avez-vous constaté un changement de l'état d'esprit des surveillants ?  Vous avez opéré une distinction entre différentes mentalités au sein de ceux-ci.

    Vous menez un travail sur des personnes condamnées à de longues peines. Pourrait-il être appliqué de la même manière à des personnes appelées à rester moins longtemps dans les établissements pénitentiaires ?

M. Nicolas FRIZE : Si toutes les valeurs et les principes qui m'habitent sont transposables à des détenus condamnés à de courtes peines, il en va différemment des méthodes. Il ne s'agit pas des mêmes situations. Les détenus incarcérés pour des périodes beaucoup plus courtes, sont beaucoup plus mobiles, connaissent des trajectoires intellectuelles ou psychologiques plus difficiles, car ils ne se situent pas sur un projet de peine. La prison est pour eux une sorte de « lieu d'attente » parce qu'ils sont soit en détention provisoire, soit en phase de ruptures très rapides et souvent récidivantes. Il faudrait une nouvelle réunion pour examiner les conditions d'une action pour les personnes condamnées à de courtes peines.

    Je m'appuierai sur les centrales de Poissy et de Saint-Maur pour parler des surveillants. Je crois profondément, mais cela peut-être ne recueillera pas l'unanimité, que le travail est fait par la base, mais que toutes les idées viennent d'en haut. Si un directeur d'établissement a une certaine façon de se comporter, une vision du monde, il la transmet, même parfois de façon immatérielle, à ses surveillants chefs, à ses directeurs-adjoints qui la transmettent à leur tour aux surveillants. Ceux-ci se sentent alors investis et autorisés à penser à des choses bienveillantes. Lorsque la direction n'a pas de vision - on le voit tout aussi bien dans les écoles avec les directeurs d'école, les enseignants et les enfants ou dans les hôpitaux avec le directeur et les médecins - les gens se sentent autorisés à penser mal, à être violents, à ne pas se préoccuper des détenus ni des conditions de détention.

    Autant le dispositif est acteur de lui-même, autant une sorte de culture de l'établissement est dictée par le haut. Même si la base fait concrètement le travail, établit les relations, participe à l'évolution matérielle, la vision du dessus prime. C'est pourquoi votre vision est importante.

    Je suis assez proche du rapport Canivet, mais je ne l'ai pas encore étudié avec suffisamment d'attention pour vous en dire davantage.

    Mon travail n'a pas été suivi par d'autres expériences dans des établissements pénitentiaires. En 1991, lorsque le projet a été engagé, il était considéré comme un acte expérimental. Il fut décrété pilote. Mais il convient ensuite de se dégager d'une opération pilote pour montrer qu'elle est normale, ce qui prend du temps. Une opération peut être pilote un ou deux ans, mais il faut savoir en finir, à un moment donné, avec le mot pilote.

    Par exemple, le contrat de travail est la chose la plus simple à laquelle l'administration pourrait souscrire. Cela fait dix ans que ce sujet est évoqué et je ne comprend pas pourquoi cela n'est toujours pas fait. Mettre en place une couverture maladie ou un dédommagement pendant l'arrêt de travail me semble la chose la plus simple qui soit, d'autant que l'administration dispose de tout l'arsenal de juristes pour le faire. Mais nous sommes en face d'une administration qui se neutralise elle-même. Si je demande une autorisation à un directeur, il s'interroge pour savoir s'il peut prendre la décision seul et si cela ne va pas remettre en cause l'opinion que l'on a de lui. Il appelle le directeur régional, qui pense que la question est un peu compliquée et appelle le directeur de l'administration pénitentiaire qui lui-même appelle le ministre. Et puis la réponse revient. Mais, en fonction de la façon dont la question a été posée, elle revient « bien ou mal ». Si, par exemple, le directeur d'établissement présente le problème ainsi : « On propose d'organiser un colloque. Je suis perplexe. ». Si lui est perplexe alors qu'il est sur le terrain, le directeur régional ne pourra, lui aussi, qu'être perplexe. Ce dernier indiquera donc au directeur de l'administration pénitentiaire que le directeur d'établissement est perplexe. Alors que si le directeur d'établissement indique que cela l'intéresse ou qu'il ne sait pas quoi en penser, un espace est ouvert à la hiérarchie supérieure.

    Nous sommes dans une machine grippée, à cause de sa hiérarchie et pour d'autres raisons, qui s'observe, qui attend de savoir ce qui peut ou ne peut pas être fait.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Sur le plan des principes, admettez-vous le prononcé de peines incompressibles ou à perpétuité ?

M. Nicolas FRIZE :  La durée de la peine a pour certains une valeur symbolique et c'est sur cette symbolique qu'il faut mener une réflexion collective.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Elle n'est pas toujours seulement symbolique. Dans le cas d'un meurtre avec préméditation dans une famille, on peut craindre une récidive.

M. Nicolas FRIZE :  La durée de la peine a une valeur symbolique. C'est un problème culturel. Les médias doivent modifier leur comportement. Qu'ils cessent de jubiler à l'annonce des durées de peine. Qu'ils cessent de prendre part à une justice rendue à la cantonade, en faisant des commentaires sur les appréciations du procureur ou de l'avocat de la défense. Il faudrait cesser de considérer que les durées de peine sont symboliquement justes ou symboliquement injustes. Un jugement est un dossier complexe prenant en compte des situations qui ne se résument pas à des durées. On ne peut simplement mettre face à face une infraction et une peine. La durée de la peine résulte d'un procès qui a pris du temps, qui a été équitable, pendant lequel les différentes parties ont été entendues et qui prend en compte des faits que les médias ne rapportent pas.

    Indépendamment de son aspect symbolique, il faut s'interroger sur le sens de cette durée.  Quel est le sens de la peine ?  Je propose de mener une action positive pendant une durée plus courte. Si on ne fait rien faire aux détenus et si on les « casse », il faut recourir à des peines de quarante ans. Je me demande même si on ne devrait pas alors les laisser en prison toute leur vie, car il serait préférable qu'ils ne sortent pas. Mais si on entreprend une action positive, la détention peut être plus courte. Il faudrait d'ailleurs que les peines soient plus courtes, car plus elles durent et plus ce que l'on fait de bien se détruit de lui-même, par la déstructuration de l'individu. Je vous renvoie à des études réalisées par des psychanalystes qui indiquent qu'après onze ans de détention, les séquelles sont irréversibles. Je pense profondément qu'il faut cesser de condamner à de longues peines sans contenu. Il faut donner du contenu à la peine et en diminuer la durée.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Pensez-vous que l'on peut être suffisamment optimiste sur la qualité de votre travail, que je ne remets évidemment pas en cause, pour que l'on puisse entrer dans cette logique de raccourcissement de certaines peines lorsqu'il s'agit de cas particulièrement graves ? 

M. Nicolas FRIZE : Lorsqu'une personne reste vingt ans en prison, on peut penser que pendant ce laps de temps la société est protégée quitte à ce que la personne soit détruite. Mais cette personne sortira. Indépendamment de l'indignité dont vous êtes l'auteur en la détruisant, il faut savoir que cette personne, lorsqu'elle sort, est très hautement déconstruite et qu'alors la société court des risques très importants. Que faut-il faire dans les prisons pour qu'elles nous garantissent, d'autant qu'elles coûtent fort cher, des résultats tangibles en matière de restructuration et de réparation des personnes ? On constatera, alors, que l'on n'a pas besoin de longues peines d'autant que l'action engagée sera contradictoire avec la destruction que celle-ci entraîne.

M. Emile BLESSIG : Vous posez la question de la logique institutionnelle et de l'un des aspects de la mission de la prison, celui de la réinsertion. Cette logique institutionnelle s'inscrit dans le cadre des maisons centrales, c'est-à-dire pour des condamnés à de longues peines qui peuvent construire un projet d'exécution de peine. 45 % des personnes incarcérées sont des prévenus. Très souvent, ils sont dépourvus de repères et sont en prison parce que d'autres institutions ont échoué : l'école, les structures d'insertion par lesquelles ces gens sont passés avant d'arriver à l'échec final qu'est la prison.

    Comment pensez-vous que l'on puisse agir dans les maisons d'arrêt où l'on accueille des personnes déstructurées pour parvenir à une première prise de conscience de certains repères ?  À l'heure actuelle, l'une des difficultés dans les maisons d'arrêt est le respect même d'un horaire et de règles élémentaires préalables à toute vie en société.

M. Nicolas FRIZE : Je vous laisserai le concentré d'un travail de plusieurs mois que nous avons effectué à partir de tous les textes écrits sur la détention provisoire. Il s'agit d'une sorte de document à charge sur la détention provisoire. La situation des prévenus est ingérable, en ce sens qu'une personne exécute de fait une peine qui n'a pas été prononcée. Elle ne comprend donc plus ce qu'est la peine, mais elle est exposée comme victime. En attente d'être jugée, elle est déjà victime. Dès lors, elle est incapable d'assurer la responsabilité de son délit, d'accompagner l'instruction, c'est-à-dire d'adopter une position constructive avec le juge dans la découverte de la vérité. Elle est incapable d'assumer son acte, car elle est mise en opposition frontale et violente, avec l'institution. Parce qu'elle est déjà considérée comme coupable, mais surtout, parce qu'elle n'est pas encore coupable, elle est victime. Avec les prévenus, il est impossible de gérer la peine ni de rien entreprendre, d'autant que les inscriptions scolaires, les formations professionnelles ou le travail ne sont pas possibles, puisque les détenus sont en situation d'attente et se rendent régulièrement à l'instruction. Tout ce que la prison génère comme ruptures est pour eux injuste et rien, par conséquent, ne peut se construire. Dès lors qu'ils sont condamnés, même pour de courtes peines, on peut dans les maisons d'arrêt, entreprendre quelque chose, car la peine a du sens. Elle a été prononcée et elle s'applique.

    Il serait extrêmement positif que des personnes se rendent en prison pour assumer une peine. Ne pas utiliser la détention provisoire, c'est permettre à des personnes de se rendre à l'instruction, ce qui est quand même un comportement citoyen important et de se rendre en prison, c'est-à-dire d'aménager le moment où l'on va effectuer la peine, de prendre un congé sans solde, de prévenir sa famille, d'organiser ses affaires, puis de se rendre à la prison pour y accomplir sa peine, ce qui donne du sens à celle-ci.

M. le Président : Il y a des abus de la détention provisoire. Malheureusement, il est des situations, tel un tueur en série, où personne ne proposera de le remettre en liberté.

Mme Catherine TASCA : Vous avez évoqué la situation des surveillants. Je crois que vous avez raison d'insister sur ce problème, car, selon vos propos mêmes, ce sont les personnes qui sont le plus au contact, au quotidien, avec les détenus. Ils sont souvent perçus par les détenus presque comme des ennemis, mais en même temps ils participent à la relation humaine et sont le contact avec le monde extérieur.

    Vous avez indiqué que les surveillants ne savaient pas ce que l'on attendait d'eux, pris dans une relation hiérarchique extrêmement rude ne leur laissant pas d'espace de liberté alors que, matériellement, ils disposent d'une vraie liberté. C'est d'ailleurs, malheureusement, dans cet espace de liberté que, parfois, ils se laissent aller à des comportements qui ne sont pas conformes à leur mission. Cette incertitude qui pèse sur ce que l'on attend d'eux provient de l'ambiguïté de la pensée collective sur le rôle de la prison. D'un côté, nous affichons tous depuis fort longtemps collectivement l'idée que la prison est le lieu de l'amendement de la personne. Je suis personnellement convaincue que, dans l'inconscient collectif, malgré ce discours, prime l'idée de la punition, voire de l'élimination définitive. La commande est si peu claire qu'il est très difficile, quand on est surveillant de prison, sauf à avoir une déontologie ou un idéal personnel très fort, de savoir ce que l'on veut.

    Avez-vous réfléchi avec votre association sur ce qui pourrait être fait pour améliorer le recrutement des surveillants de prison ainsi que leur formation initiale et permanente ? 

M. Nicolas FRIZE : Je n'ai pas d'idée sur le recrutement ; en revanche, je suis intervenu à quelques reprises à l'ENAP. Je pense qu'aucun travail culturel n'y est entrepris et que l'on considère qu'il s'agit d'un métier où la culture n'a pas d'importance. On ne laisse même pas entendre aux surveillants, dans le cadre de leur cursus de formation, que la culture pourrait être importante, ni pour eux ni pour les personnes dont ils auront la charge.

    Pour vous donner un exemple, je vous ferai part de ce qui s'est passé à la suite d'une séance de séminaire sur le thème « Intériorité-extériorité ». Trois heures durant, un groupe de travail composé de vingt-cinq personnes a discuté de ce thème. À la suite de la séance, les détenus sont sortis et les surveillants ont procédé à une fouille à corps comme normalement. Ils m'ont tous dit après : « Nous nous étions tous parlés pendant trois heures de cette question de l'intime, de l'intériorité et de l'extériorité et, après, j'ai baissé mon pantalon, je me suis courbé, j'ai toussé, et puis le surveillant a fait son travail. » Ils m'ont dit que de cette relation qu'ils avaient construite en défaisant la violence de leurs fonctions, les avaient considérablement aidés dans cette tâche qui n'a pas à être psychologique et qui est purement technique. Regarder si un objet n'est pas caché dans l'anus n'est pas une relation extrêmement intéressante sur le plan humain, mais elle peut être ramenée à une tâche technique, là où d'autres ne cessent d'en faire une relation psychologique.

    Si des évolutions avaient lieu sur un plan culturel, cela permettrait de mieux comprendre, de prendre de la distance et de différencier les missions d'ordre technique et les missions d'un ordre plus humain, au lieu de les confondre sans cesse.

M. Robert PANDRAUD : Deux de vos propositions m'ont laissé stupéfait.

    Il vous paraît d'abord impensable que les surveillants aient accès au dossier des détenus. Les hommes ne sont pas égaux, n'ont pas le même passé. Il faut bien un dossier pour savoir à qui vous avez affaire. Certains peuvent être réinsérés sur le plan culturel. Pour d'autres, l'enseignement par correspondance pourrait aboutir au même résultat ; pour d'autres encore une réinsertion par le sport serait la voie à retenir. Si vous ne disposez pas de dossier précisant ce qu'ils ont fait, comment voulez-vous que l'on puisse les garder efficacement et les réinsérer ? 

    Ensuite, vous avez indiqué que vous trouviez stupide que l'administration demande les casiers judiciaires. L'administration y est bien obligée. Elle est responsable devant le Parlement, devant l'opinion publique, et doit savoir qui elle emploie. Si un détenu, condamné pour un crime grave était incorporé dans l'administration, le ministre lui-même serait mis en cause ! Sans doute une certaine confidentialité est-elle à assurer, mais ne chevauchez pas ces chimères : jamais un responsable d'administration ne refusera de se renseigner sur le passé du fonctionnaire qu'il recrute. Par ailleurs, jamais un directeur d'administration pénitentiaire ne montrera le dossier d'un détenu à ses surveillants - et je crois qu'il aura raison.

M. Nicolas FRIZE : Un dossier de détenu n'aurait de sens que si c'était un objet de travail collectif, c'est-à-dire si le surveillant était associé à des réunions collectives de travail avec le personnel socio-éducatif, avec le juge d'application des peines, avec les intervenants extérieurs et l'administration, pour réfléchir à part égale - je ne sais si c'est souhaitable - au projet d'aménagement de la peine et au profil de la personne. Peut-être, en ce cas, serait-ce une bonne chose. Mais, en l'état actuel, dans la mesure où le surveillant n'est nullement associé à tout cela et puisqu'il est affecté à des tâches relativement techniques en bout de chaîne, je ne trouve pas raisonnable de lui donner ces informations. Il n'a pas à y avoir accès sous peine de créer chez lui un ascendant sur les personnes dont il a la charge. Quand je parlais de dossier, je parlais du dossier pénal, médical ou psychiatrique. Ces dossiers n'ont pas à parvenir à des personnes qui ne les utilisent pas pour leur travail. Dans la mesure où les surveillants ne sont pas associés à un travail collectif, je pense négatif qu'ils aient accès à ces éléments qui les mettent en situation de supériorité vis-à-vis des personnes dont ils ont la charge.

    Sur le second point, je considère que si nous-mêmes, le service public étant la quintessence de la République, après nous être interposés entre une victime et un délinquant, après avoir arbitré leur différend de façon collective, après avoir trouvé au nom de tous, une modalité de réparation pour la victime et pour la personne, si alors nous ne pensons pas possible de faire entrer cette personne dans notre administration, nous sommes fous. Ou bien alors cela signifie que la réparation ne nous intéresse pas.

M. Robert PANDRAUD : Je reste sur ma position. Il appartiendra à la commission de trancher.

M. le Président : On peut avoir des positions de principe. Certains d'entre nous ont exercé des responsabilités ou en exercent. Un ministre de l'éducation nationale ne peut recruter des personnes qui ont eu des problèmes judiciaires liés à leur pédophilie, mais ce sont là des cas extrêmes.

M. Nicolas FRIZE : Pourquoi ne pas ouvrir une brèche ? Pourquoi ne pas décider dans un premier temps qu'un certain nombre de délits ne seraient pas considérés comme un obstacle pour entrer dans la fonction publique.

M. le Président : C'est là un autre problème. Il est très important d'affirmer des principes. Il faut aussi voir comment ces principes s'appliquent à la réalité et étudier leurs éventuelles limites.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Travaillez-vous dans de bonnes conditions à la centrale de Poissy et êtes-vous satisfait de ce qui est mis à votre disposition ? 

M. Nicolas FRIZE : Je trouve l'encadrement à Poissy exceptionnel au point que cela remet en cause beaucoup d'idées que j'avais jusqu'à ce jour. Autant à Saint-Maur des difficultés très grandes sont apparues avec le personnel de surveillance, autant à Poissy, cela est différent. Si vous avez visité les ateliers d'informatisation photo, vous aurez constaté la qualité du personnel d'encadrement. Il est exceptionnel, extrêmement positif, en phase avec le travail et fait preuve d'un très grand professionnalisme. Il est bienveillant et envisage son travail comme une médiation entre une prestation commandée à l'extérieur, sa lisibilité par les personnes qui travaillent et l'administration, c'est-à-dire les conditions techniques du travail, la compréhension du temps que l'on donne aux choses, des espaces que l'on y affecte ou la façon de faciliter certains circuits. C'est exemplaire.

    L'opération de Poissy commence. Il existe des étanchéités entre directeur et sous-directeur, entre directeur et directeur régional. Je ne sais comment cette administration s'est ainsi morcelée et comment elle arrive même à transmettre son principe de morcellement.

M. le Président : Je vous remercie. Votre audition était très intéressante et très stimulante. Elle a suscité des réactions, mais il était très utile de rappeler l'expérience précise dont nous vous félicitons et d'affirmer des idées plus générales.

Audition de M. Robert BADINTER

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 23 mars 2000)

Présidence de M. Laurent FABIUS, Président

M. Robert Badinter est introduit. 

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées.  A l'invitation du Président, M. Robert Badinter prête serment. 

M. le Président : M. Badinter, je vous souhaite la bienvenue. 

    Vous avez beaucoup réfléchi à deux sujets qui font l'objet de notre commission d'enquête et vous avez été garde des sceaux. Un point revient en permanence dans nos réflexions et dans la bouche des personnels que nous rencontrons lors des visites des diverses prisons françaises : quel est le sens de la peine ? C'est une question récurrente. Quel est le sens de l'emprisonnement et qu'attend-on de la prison ? C'est un point fondamental. D'autres reviennent également : que peut-on faire en amont ? C'est la question de la détention provisoire. Que peut-on faire en aval ? C'est la question de la libération conditionnelle ou du bracelet électronique. Au sein de la prison, se pose le problème de la conciliation des fonctions contradictoires que sont la sanction et la préparation de la réinsertion.

M. Robert BADINTER  : Je vous dis le plaisir que j'ai à me retrouver ici. Je rappelle qu'une commission d'enquête a également été créée au Sénat sur proposition du groupe socialiste et à laquelle je n'ai pas été complètement étranger. Elle vise à déterminer l'état actuel des prisons et, plus particulièrement celui des maisons d'arrêt.  Son objet est plus limité que celui de votre commission. 

    Sur le problème que vous avez soulevé, Monsieur le président, je serai extrêmement bref, car j'y ai consacré trop de temps dans ma vie pour avoir le sentiment qu'en dehors d'une très longue conférence je pourrai être d'une quelconque utilité. 

    J'ai été confronté à la question des prisons lorsque je suis devenu avocat, bien avant d'avoir occupé les fonctions de garde des sceaux. Il y a cinquante ans à peu près aujourd'hui que je me rendais pour la première fois dans une prison, à mobylette, à Fresnes. C'était en 1951. 

    J'ai fréquenté pendant trente ans les prisons, « du côté jardin ». Car l'avocat qui se rend en prison n'en voit que le côté accessible. Le client vient à lui, mais lui-même va au parloir mais ne rentre pas dans les cellules et, ne connaît pas les lieux de vie. Ceci ne l'empêche pas de recevoir de nombreuses confidences, souvent désolantes, de sentir l'atmosphère carcérale et de converser avec le personnel pénitentiaire. J'ai donc eu, déjà à l'époque, l'occasion de réfléchir à cette question et de constater ce que je n'ai fait que vérifier par la suite et jusqu'à ce jour : l'extraordinaire contradiction entre la réalité et l'idée de la prison en tant que peine.

    La prison est une innovation apparue dans le système pénitentiaire français avec la révolution.  Depuis deux siècles, le discours que vous venez à l'instant de tenir, Monsieur le président, sur la double fonction de la prison, est le même. Il s'agit bien entendu de punir, en enfermant dans un espace clos tel ou tel individu afin qu'il ne menace pas la société, en même temps que de l'amender. Sur le principe même de la détention et de la peine, cette finalité n'a pas été trahie. On s'est énormément servi de la prison, au point qu'elle est devenue pour la conscience collective française l'expression même du châtiment pénal. Il n'est pas indifférent de le souligner. 

    La fonction d'amendement fait l'objet d'un discours qui est comme plaqué sur un réel qui ne change guère. La prison est faite pour punir, mais aussi pour réinsérer, ce que nous trouvons dès l'origine chez Le Pelletier de Saint Fargeau. Ce discours traverse sans discontinuer le dix-neuvième siècle. À chaque fois qu'émerge un intérêt soutenu pour la question carcérale, notamment dans le monde pénitentiaire ou, dans les commissions d'enquête parlementaires, on retrouve ce discours : il faut que la prison permette d'amender ceux qui s'y trouvent. Il existe d'ailleurs un très beau texte de Mirabeau sur ce sujet. Ce n'est là qu'un discours, mais il est, selon moi, inhérent à cette complexe réalité sociale. La prison, à la fois institution, règlement, personnel, bâtiments est aussi discours. On le constate dans la première partie du dix-neuvième siècle quand on se passionnait pour la question pénitentiaire. Je recommande à cet égard pour les amateurs la lecture des écrits de Tocqueville sur la prison, admirables littérairement et répressifs, et ceux de Beaumont et de Lucas. Tout cela a nourri les passions parlementaires jusqu'en 1848. Immédiatement après, le second Empire a jeté le voile sur les prisons et l'on n'a assisté à une renaissance de cet intérêt que vers la fin du second empire. L'année 1870 a vu une première enquête parlementaire et un ouvrage formidable : l'enquête parlementaire sur le régime des établissements pénitentiaires, rédigé par le vicomte d'Haussonville qui appartient à une grande dynastie parlementaire et descendait directement de Mme de Staël.  Le vicomte d'Haussonville, dans le cadre de l'Assemblée élue au lendemain de la Commune et alors que l'on est dans l'inquiétude - il s'agit de l'assemblée extrêmement réactionnaire de Versailles en 1871 - se préoccupe de ce que l'on nommait à l'époque « les classes dangereuses ». On disait que la Commune avait compté parmi ses militants un nombre important de personnes qui auraient été en prison. On s'interrogeait donc pour savoir s'il avait été fait ce qu'il fallait dans les prisons pour éviter que ceux qui y passent se transforment en communards assoiffés de sang.

    Le travail parlementaire réalisé fut considérable. La commission siégea pendant quatre ans et élabora une monographie complète - c'est pourquoi elle est si extraordinaire - de la situation de tous les établissements pénitentiaires en France en 1870. Après cette enquête, il fut décidé de réformer la prison. Pour ce faire, ont été votées des lois, notamment une - ce qui n'était pas indifférent puisque, comme à l'habitude, les crédits faisaient défaut - qui prévoyaient dans les maisons d'arrêt et, pour les courtes peines, l'encellulement individuel. Comme à l'habitude, les crédits n'ont pas suivi. Ils n'ont d'ailleurs jamais suivi dans le domaine pénitentiaire et ne suivent jamais. C'est un élément à prendre en compte dans la réflexion. 

    La loi fut donc votée en 1875, puis la première tranche a été réalisée et, non la seconde. Les républicains avaient-ils une vision très claire de ce que devait être la prison ? Les grands républicains de la troisième république ne sont pas arrivés au pouvoir sans savoir ce qu'ils voulaient : ils avaient réfléchi et ont traduit en actes leurs projets. Ils avaient une idée de l'armée républicaine, des institutions républicaines, de la laïcité et même une idée, relative, de la magistrature. Je me suis demandé s'ils avaient une idée sur la pénitentiaire. 

    Après avoir quitté la chancellerie, j'ai tenu un séminaire sans Michel Foucault - car il était malheureusement décédé - avec l'historienne Michèle Perrot, pour éclairer la question de la prison républicaine. Existe-t-il une vision républicaine de la prison ? Et j'ai constaté qu'il existait un discours républicain sur la prison, mais de prison républicaine, il n'en existait pas.

    La troisième République a pratiqué une politique législative très intelligente qui, grâce notamment aux dispositions relatives au sursis et à la libération conditionnelle, a permis de réduire le nombre de détenus. On parlait de l'amélioration des prisons elles-mêmes, mais sans passer à l'action. Je citerai tout à l'heure les quatre principes ou les quatre lois qu'il convient de prendre en considération à propos de la prison. L'une d'entre elle est l'hostilité de l'opinion publique. Rien n'est plus intéressant à cet égard que de suivre les travaux de la naissance de la prison de Fresnes, qualifiée de prison quatre étoiles.  La première page du Petit Parisien de l'époque, journal tirant à deux millions d'exemplaires, présentait un détenu à Fresnes, cigare aux lèvres, enveloppé dans une robe de chambre somptueuse et auquel il ne manque que le champagne. L'hostilité du conseil municipal était alors si forte que les femmes - Fresnes était un petit bourg où l'on votait à gauche - refusaient d'y accoucher de crainte que ne figurât sur l'acte de naissance de l'enfant la mention « né à Fresnes » et que l'on puisse penser qu'elles avaient accouché en prison. Le conseil municipal de Fresnes, a dans une délibération, demandé au ministre de l'Intérieur de faire en sorte que les détenus qui décéderaient dans la prison de Fresnes ne soient pas enterrés dans le même cimetière que « les honnêtes gens » ! Nous sommes en pleine époque de triomphe de l'esprit républicain. C'est dire que rien n'est simple dans les rapports de la conscience collective et de l'institution carcérale. 

    Jusqu'en 1914, s'est produit un phénomène qui, hélas ! ne s'est jamais renouvelé : la diminution constante de la population pénale en prison. À défaut d'améliorer les prisons, les républicains ont eu le mérite de ne pas les garnir, et les ont même vidées. À la veille de la première guerre mondiale, en 1912, la population pénale est à son niveau le plus bas. Il y a environ 22 000 détenus dans les prisons métropolitaines. Cela tient aussi au fait que moins de personnes étaient traduites devant les tribunaux correctionnels. C'est une période de récession remarquable de la délinquance. Nous ne sommes pas là pour l'analyser ; pourtant, les causes sociales de cette récession mériteraient une très profonde attention. 

    Pendant l'entre-deux guerres, on ne prête plus aucune attention aux prisons, sauf pour construire les Baumettes et peut-être un second établissement. On se contente des prisons existantes alors que s'opère une lente remontée de la population carcérale. Surviennent alors, les épreuves terribles de l'occupation, suivie de la Libération. La population carcérale atteint des niveaux jamais connus. Le fait que de grands résistants, des personnes jusque-là étrangères à la prison, se soient trouvées incarcérées, a engendré une prise de conscience dont on voit l'expression dans la grande ordonnance de 1945. On a voulu changer l'ordre des choses. Il ne le fut pas, ni en termes de constructions, ni de crédits, ni de politiques pratiquées. La période qui court de 1962 à 1972 est caractérisée par une obsession de l'évasion qui avait saisi toute l'institution pénitentiaire. Le régime carcéral en France au début des années 70 était, en conséquence, absolument affligeant. Ce n'est pas ici l'ancien avocat qui parle. Il suffit de se référer à ce qu'il est advenu à Clairvaux en 1972 et par la suite. En 1974, une immense révolte a éclaté dans les prisons françaises et, à partir de 1974 jusqu'en 1980, une politique différente fut engagée, fondée sur les rapports successifs de M. Schmelk et de M. Arpaillange, rapports qui ont conduit à des réformes importantes, car l'on se trouvait dans une situation de retard saisissante. 

    Churchill disait justement que les vieux messieurs ont tendance à confondre leurs souvenirs et leurs discours. Je ne rappellerai donc pas longuement mon expérience personnelle ; elle fut, je n'hésite pas à le dire, douloureuse. Je connaissais bien les prisons, j'avais participé à certains cercles des années 1970 - 1980 qui _uvraient pour la modification des conditions carcérales ; j'en avais longuement parlé avec Michel Foucault. J'ai trouvé, en arrivant à la Chancellerie, une situation terrible. L'alternance avait fait naître en juin 1981, une effervescence formidable dans les prisons. On considérait qu'elle signifiait que des mesures immédiates et très fortes allaient être prises s'agissant des prisons. S'ajoutait à cette attente la chaleur qui obsède littéralement la direction de l'administration pénitentiaire quand l'été arrive, c'est-à-dire la crainte de l'explosion carcérale et la nécessité de prendre des mesures très fortes. Nous avons eu recours à des mesures importantes de grâce pour le 14 juillet 1981 et à une loi d'amnistie, dont le moins que l'on puisse en dire est qu'elle n'a pas servi le crédit politique de ses auteurs dans la population. Et pourtant c'était une nécessité. Je me souviens encore de ma pauvre mère demandant : « Mais pourquoi mets-tu ainsi dehors tous les assassins de France? » Je lui disais que c'était là une vision sommaire des choses. Ceux qui ont vécu ces années se souviennent encore de cela, le tout se déroulant dans un concert d'attaques que je me garderai aujourd'hui de faire résonner, ne serait-ce que par écho. 

    Dans ce climat, nous avions atteint, à l'automne 1981, le plus bas niveau de l'étiage pénitentiaire depuis 1936. Le nombre de détenus était inférieur à 30 000, mais cela n'a pas duré. Au cours de cette période, je n'ai pas manqué d'adresser des circulaires de politique générale aux parquets leur demandant de veiller à ne requérir l'incarcération que dans les cas où cela paraissait absolument indispensable. Vous comprendrez mon scepticisme en ce qui concerne le gouvernement de la politique pénale par la voie des circulaires de la chancellerie quand je vous aurais dit qu'à mon départ, le nombre des détenus était revenu au niveau que j'avais trouvé à mon arrivée. 

    Beaucoup a été fait, dans un climat très difficile. En matière de constructions : quand 300 places avaient été aménagées par an au cours des dix ans précédents, nous avons réussi à porter ce nombre à 500, ce qui était très insuffisant, mais constituait un progrès. Nous avons fait beaucoup pour les personnels pénitentiaires. J'y reviendrai dans un instant, car cela fait partie des lois qui pèsent sur l'institution pénitentiaire. Et nous avons fait beaucoup pour les détenus malgré l'opinion publique. Chacune des mesures prises avait fait l'objet d'une orchestration incroyable dans la presse d'opposition de l'époque, beaucoup plus dure que ne l'est le climat politique actuel, qu'il s'agisse d'une mesure que l'humanité même commandait au premier chef - la suppression des quartiers de haute sécurité - qui ne faisaient qu'engendrer des tensions inouïes à l'intérieur des prisons ou qu'il s'agisse de l'institution des parloirs libres, non séparés, pour remplacer l'horrible système dans lequel, de part et d'autre d'un hygiaphone, une mère parlait à son fils, ou une amie à son ami. Un gardien passant entre les deux, dans le couloir, les visiteurs hurlaient les uns à côté des autres sans arriver à s'entendre. Le remplacer par une table, simplement pour pouvoir s'embrasser, se toucher les mains : ce sont des choses essentielles. Vous n'imaginez pas la lutte qu'il a fallu engager pour réussir à instaurer ce nouveau dispositif, comme d'ailleurs pour parvenir à supprimer le costume pénitentiaire qui était en soi une honte, ou pour instaurer la possibilité de téléphoner aux siens depuis la prison et, la possibilité de fumer au mitard, mesure que je ne recommanderai pas aujourd'hui ! Il en allait de même pour l'installation de la télévision qui symbolisait le quatre étoiles. J'ai retrouvé le texte d'un académicien - je tairai son nom, mais ce n'était ni M. Peyrefitte ni M. d'Ormesson - qui, à l'annonce de l'entrée de la télévision dans les prisons, avait annoncé qu'il ne manquait plus que la possibilité de se commander le caviar chez Petrossian ! Quand on connaît la réalité carcérale et ce que l'on y mange, on reste pensif, mais cela faisait partie du mythe. Enfin un très grand effort a été fourni concernant le problème du cloisonnement des prisons ; même si cela peut paraître paradoxal, il faut ouvrir les prisons. Voilà ce qui a été fait et qui demeure à mes yeux encore très insuffisant. Je ne vois pas ici certains de mes amis de l'époque, Raymond Forni, Jean-Pierre Michel, Gilbert Bonnemaison, qui a fait beaucoup, tous les vétérans de ces combats aujourd'hui lointains. Je tiens encore à les remercier. Pour le reste - je fais notre autocritique - le gouvernement et les majorités de l'époque n'ont pas suivi en ce qui concerne les moyens économiques. Le montant des crédits que j'avais obtenus représentait 25 % d'augmentation sur cinq ans, soit 5 % en moyenne annuelle. Ce n'était évidemment pas suffisant pour transformer structurellement les prisons françaises, même si tel était le v_u ardent du garde des sceaux que j'étais. Je n'ai pas su me faire entendre, je le regrette encore aujourd'hui. 

    Une fois cette période ministérielle achevée, j'ai voulu comprendre ce qui se passait dans cette institution. Nous savons tous, depuis près de deux siècles que, telle qu'elle est, la prison est le séminaire du crime et l'école de la récidive. Cela figure déjà dans les premiers rapports de 1825. On ressasse que nos prisons sont l'école du crime et. en même temps, qu'elles doivent être le lieu de l'amendement et de la réinsertion. Alors que tant d'hommes d'État, tant de gouvernements, tant de gardes des sceaux, se sont succédés et alors qu'aucun d'entre eux ne voulait susciter en France un système portant atteinte à la dignité des êtres humains, pourquoi ce phénomène s'est poursuivi tant de temps et continue de se poursuivre ? La question appelle une réflexion fondamentale. Je devais m'y attacher avec Michel Foucault, je l'ai fait avec Michèle Perrot. Nous avons tenu séminaire pendant cinq ans, en regroupant des directeurs de prison, des aumôniers, des médecins. Nous avons finalement cru comprendre de quoi il s'agissait. Comme vous pouvez le constater, j'en tirais un gros ouvrage : La prison républicaine 1871-1914, livre d'histoire sur l'étude du phénomène pénitentiaire de cette époque et fruit de travaux très importants de ce séminaire. Mon éditeur m'a mis en garde : « Croyez-vous que « la prison républicaine  » sur la couverture, cela va marcher ? Personnellement, je recommanderai un autre titre. » J'ai refusé, il ne s'est pas trompé : ce fut un échec total ! On peut encore se procurer ce livre partout. C'est assurément l'échec majeur de ma carrière littéraire. Pourtant s'il est pessimiste, il n'est pas ennuyeux.

    J'en arrive à ce qui domine, à mon sens, le problème. Une loi d'airain pèse sur la prison. Je l'ai appelée « loi d'airain », car je ne l'ai jamais vue démentie : vous ne pouvez pas, dans une société démocratique déterminée - je ne parle pas des prisons totalitaires, car l'idée même de respect de la dignité humaine n'existe pas - porter le niveau de la prison au-dessus du niveau de vie du travailleur le moins bien payé de cette société. Le corps social ne supporte pas que les détenus vivent mieux que la catégorie sociale la plus défavorisée de la société. En effectuant des voyages pénitentiaires, on constate que les pays où l'on trouve des prisons décentes sont des pays du nord de l'Europe, avec une très forte conscience sociale et un niveau d'égalité sociale très poussé, où les garanties données aux catégories sociales les moins favorisées de la société sont très élevées. Ce n'est pas sans raison si les meilleures prisons d'Europe se situent en Suède, en Hollande ou en Norvège : la loi d'airain fixe le niveau très au-dessus du nôtre. 

    Les Etats-Unis, le pays le plus riche du monde, connaissent aujourd'hui la population carcérale la plus élevée des sociétés démocratiques. Deux millions de personnes sont détenues aux États-Unis pour une population de 250 millions d'habitants. Pour un taux d'incarcération identique, nous compterions aujourd'hui en France plus de 400 000 détenus. Nous en comptabilisons 55 000 et nous considérons, à juste titre, que ce nombre est trop élevé. Aux États-Unis, les détenus sont en majorité âgés de vingt à quarante-cinq ans. Imaginez ce que cela signifierait au regard de la population française ! Les États-Unis ont des prisons très diverses, mais les pires - et elles sont terribles - se situent dans les Etats où l'inégalité sociale est la plus éclatante et où l'on rencontre le plus de noirs en prison, car la condition commune des noirs dans ces Etats est extrêmement basse. Cette loi d'airain est une des raisons profondes pour lesquelles j'ai toujours été convaincu que c'était en améliorant la condition des plus défavorisés à l'intérieur de notre société que l'on pouvait améliorer au mieux les prisons. Il convient de conserver cette donnée en mémoire. 

    Deuxième loi : il n'est pas possible de faire progresser la condition carcérale si on ne fait pas progresser simultanément la condition des personnels et celle des détenus. Les personnels vivent durement leur condition et c'est un travail dont la société ne reconnaît pas les mérites. C'est là une donnée clef. Lorsque l'on veut faire progresser la condition des prisons, il faut simultanément améliorer la condition des uns et des autres. Pas une des mesures - que j'ai prises après force concertation et moult difficultés et une résistance considérable - ne le fut sans que, conjointement, ne soient améliorées la condition des personnels et celle des détenus. Il s'agit d'une réalité profonde. Le sort du personnel de surveillance est indissociable de celui des détenus et on ne peut, dans le cadre d'une commission d'enquête, écarter cette exigence. Leur formation au reste s'est considérablement améliorée. L'école nationale de l'administration pénitentiaire est une bonne école, encadrée par un corps enseignant remarquable. C'est un vrai progrès qui appelle, compte tenu de la promotion personnelle des personnels pénitentiaires, une reconnaissance et une considération plus grandes encore sous toutes ses formes. 

    Troisièmement, dans la société française - et en général dans toutes les sociétés marquées par une empreinte profonde du catholicisme - prévaut l'idée que la prison est un lieu fait pour souffrir. Durkheim a écrit des pages admirables sur la peine il y a un siècle ; depuis, rien n'a été fait de mieux sur la peine que l'analyse de Durkheim. Le crime, le délit grave, le délit tout court engendrent une réaction sociale, laquelle pour s'apaiser appelle une sorte de compensation sous la forme d'une souffrance de celui que l'on identifie comme l'auteur du trouble apporté à la collectivité. Une liaison s'est opérée entre prison et souffrance, car la prison est une peine et que la peine signifie douleur. Quand j'entends de grandes autorités déclarer que la prison n'est que la privation de liberté, je souris toujours intérieurement : d'une façon non dite mais ressentie, il en va différemment. La prison est un lieu de peine, ce n'est pas qu'un lieu de privation de liberté. Je rappelle ces réactions qui surgissent lors de grands progrès carcéraux : « Il n'y en a que pour eux. », le quatre étoiles, la télévision et le reste ! La pédagogie a un rôle important mais elle est difficile à faire entendre. Il y a des périodes favorables et des périodes défavorables : périodes favorables quand survient, comme maintenant, une prise de conscience de la réalité des prisons. Ces périodes cessent par le jeu des circonstances ; que survienne une prise d'otage, qu'un gardien soit, hélas victime d'un grave attentat dans une prison et aussitôt le climat change. Il existe donc des moments pendant lesquels on peut agir. Je pense que nous sommes à l'un de ces moments, mais qu'il est à la merci d'un incident qui peut survenir à tout instant, car la prison est un monde de violence, d'épreuve de forces ; tout peut y advenir à tout moment ; c'est d'ailleurs ce qui fait la difficulté de la gestion des prisons par les services de l'administration pénitentiaire. 

    Il reste une dernière question que je souhaite aborder. Peut-être les sensibilités ont-elles évolué comme elles ont évolué dans bien des domaines comme par exemple, la vision qu'a l'opinion des homosexuels. Peut-être parviendrons-nous à une évolution similaire s'agissant des détenus. Indépendamment de cette fenêtre dans l'opinion, un consensus politique est nécessaire à la réforme. Dès lors que la prison est objet de passions politiques, comme je l'ai vécu, le progrès devient plus difficile encore, car c'est un thème facile à exploiter démagogiquement en allant dans le sens de ce que pense une partie de l'opinion publique « Regardez le ministre des détenus, le ministre des assassins ! » L'accusation de laxisme est une arme politique, il faut s'en défier absolument. À cet égard, nous traversons une période plus pacifique, et où la prise de conscience est faite. Je pense que ce phénomène est lié aux alternances successives, qui ont montré que le problème était récurrent de garde des sceaux en garde des sceaux, de gouvernement en gouvernement. Le problème est un problème structurel de la société française et doit être traité comme tel. 

    Pourquoi le groupe socialiste du Sénat et celui qui vous parle ont-ils réagi à un livre qui, s'il présente un intérêt, n'est pas un chef d'_uvre de la littérature pénitentiaire ? Le Comité pour la prévention contre la torture du Conseil de l'Europe est un organe de surveillance des établissements pénitentiaires en Europe. Cette instance internationale reconnue, née d'un traité, comprend des observateurs de plusieurs nations, choisis parmi des femmes et des hommes connus pour leurs qualités et leur objectivité qui vont inspecter les prisons. C'est un organe d'une importance extrême, surtout par son action concernant certains pays de l'Est européen aujourd'hui membres du Conseil de l'Europe et qui ne sont pas au niveau que l'on peut espérer. Rien n'est pire à l'heure actuelle que les prisons russes et ce que j'ai entendu dire à Strasbourg par des observateurs sur les prisons russes pour mineurs me pousse à déclarer que Dostoïevski est un post-moderne ! 

    Cet organisme a effectué des visites en France en 1991. Ses rapports sont publiés par le Conseil de l'Europe avec l'accord des gouvernements. Je suis de près les travaux de ce comité présidé par M. Zakine. Le rapport de 1991 qui fait état de problèmes dans les maisons d'arrêt et lieux de rétention a été suivi d'un rapport en 1996.

    Le rapport de 1996 fait état de l'excellent accueil que les représentants du Conseil de l'Europe ont reçu. Il a été publié en 1998. Cela correspond donc à deux gouvernements successifs. Ce rapport s'agissant des maisons d'arrêt, notamment de La Santé et des Baumettes, témoigne, pour notre pays, de quelque chose d'indigne. Je ne croyais pas que cela puisse encore exister. Figurent aujourd'hui dans nos textes des prescriptions très précises concernant les obligations de visite des établissements, notamment celles de la magistrature. J'avais fait ajouter, en 1983, l'obligation de dresser un rapport de ces visites pour le parquet. La visite est une chose, le rapport permet une prise de conscience. Juges d'instruction, présidents de chambre d'accusation, juges des mineurs, juges de l'application des peines et, je le rappelle, procureurs de la République, ont tous obligation de se rendre en prison selon une périodicité minimale fixée par les textes. Il est explicitement indiqué que les procureurs généraux et les premiers présidents devaient faire rapport au ministre de la Justice de l'état des établissements pénitentiaires de leur ressort. Cela signifie que de tels clignotants ne fonctionnent pas, au regard du constat dressé dans les rapports du CPT. Une commission d'enquête a été créée dans le cadre de l'Assemblée et une autre siège au Sénat. Cette dernière travaille essentiellement sur les conditions dans les maisons d'arrêt parce que c'est là que la sonnette d'alarme a été tirée. Par ailleurs, c'est le lieu caractérisé de la surpopulation pénale. Enfin, il est impossible de penser à un amendement des détenus dans les maisons d'arrêt. Je rappelle qu'elles sont conçues pour contenir des présumés innocents et que si l'on y travaille, on ne peut certainement pas y recevoir une formation professionnelle. En outre, ne devraient s'y trouver que des personnes condamnées à de courtes peines dans le cadre de comparutions immédiates. Si l'on est cinq mois ou six mois en prison, il est inutile d'essayer de procéder à une réinsertion professionnelle car le temps fait défaut. 

    Ce sont donc des lieux où il faut éviter la promiscuité, la récidive, l'école du crime et la violation de la dignité humaine, indépendamment des considérations de santé. Tel est le problème des maisons d'arrêt et il est prioritaire. Les commissions d'enquête ne disposent que de six mois. Lorsque nous avons créé la commission au Sénat, j'ai indiqué qu'il fallait concentrer nos efforts, car la constitution d'une grande commission à l'Assemblée étudiant le problème général de l'incarcération, nous permet de nous enquérir exactement de ce qui se passe d'abord au niveau des maisons d'arrêt. Le problème d'ailleurs se pose différemment pour les centres de détention et encore différemment s'agissant des conditions d'incarcération dans les maisons centrales. Ce sont des problèmes qui, dans la technique pénitentiaire, ne se posent pas de la même manière, les questions de durée jouant énormément. 

    Il est certain qu'en l'absence de regards extérieurs et de la venue de personnages étrangers dans la prison, cet espace clos devient un bouillon de culture. C'est pourquoi il est prévu par les textes la venue des magistrats dans les prisons et le fait qu'ils rédigent des rapports. La présence de visiteurs, d'éducateurs dans les prisons des mineurs et d'éducateurs en général - le regard extérieur - est essentiel. Il faut que ceux qui sont dehors entrent dans la prison et que ceux qui sont dedans ne soient pas coupés du dehors. La représentation profonde de la prison comme monde clos, à l'écart dans lequel on ne pénètre pas, est fatale. J'ajoute que l'on y gagne en termes de réinsertion et qu'à défaut de réinsertion, au moins il n'y a pas déresponsabilisation et perte de contact avec l'extérieur. C'est pourquoi une disposition aussi simple que l'entrée de la télévision était si importante. 

    Je puis dire à cet instant - cela fait cinquante ans que j'observe cette institution et, cinquante ans que je vois des hommes et des femmes de qualité s'en préoccuper - que l'institution carcérale est sensiblement mieux aujourd'hui qu'elle n'était le jour où je me suis rendu à Fresnes pour la première fois. Elle n'est pas, pour autant, ce qu'elle devrait être - la prison républicaine -. Il n'y a jamais eu dans notre histoire de véritables crédits mobilisés pour la transformation des prisons. Jamais ! Et je ne peux croire que ce soit l'effet d'un hasard. 

M. le Président : Je vous remercie. Je crois me faire l'interprète de chacun d'entre nous en vous disant que votre intervention constitue un apport considérable pour notre commission et au-delà du talent que chacun vous connaît, qui fait honneur à l'institution parlementaire. 

M. le Rapporteur : En 1981, nous étions quelques-uns, dont certains autour de cette table aujourd'hui, à avoir eu l'honneur de voter l'abolition de la peine de mort, grand moment de l'histoire de la justice en France. Quelques temps après, en qualité de garde des sceaux, vous nous avez demandé de travailler sur un nouveau code pénal, afin d'établir une nouvelle échelle des peines. Aujourd'hui, on semble reprocher au législateur d'avoir rempli les prisons par l'allongement de la peine de prison ou son utilisation abusive pour des méfaits qui auraient pu être punis d'une manière. Est-ce votre sentiment ? 

M. Robert BADINTER : Cela ne peut l'être pour les raisons que je viens d'évoquer : alors qu'en décembre 1981, nous nous situions à un étiage d'environ 29 000 détenus, en 1986 il était passé à 41 000. À l'époque, le nouveau code pénal n'était pas encore voté. J'ai présidé le comité qui l'a élaboré ; le projet fut déposé en janvier 1986 ; il a été élaboré au cours de la législature entre 1990 et 1992 pour entrer en vigueur en 1993. Il serait donc singulier d'attribuer au code pénal les phénomènes d'inflation dans les prisons auxquels nous avons assisté sans discontinuer. 

    Je me souviens d'avoir travaillé dans un moment de consensus exceptionnel avec MM. Séguin, Toubon et Bonnemaison sur le travail d'intérêt général. Cette mesure nécessaire, qui fut votée dans l'enthousiasme par la majorité de l'époque, figure dans le code pénal depuis 1983. Le travail d'intérêt général qui est un instrument très précieux n'a progressé que très doucement.

    La question de la définition des peines et du rapport à la prison me laisse sceptique. Il est certain que les jurés n'ont cessé de prononcer des peines toujours plus fortes. J'appelle l'attention de votre commission sur les peines perpétuelles et les peines de trente ans. La courbe de ces peines maximales prononcées par jurés populaires pour des crimes terribles n'a cessé de croître. C'est un problème très important qui va avoir des conséquences dans un avenir relativement proche parce que, parallèlement, il n'y a plus de libérations conditionnelles. Votre commission doit étudier de près l'évolution de la pratique des libérations conditionnelles pour les peines de plus de trente ans et le taux actuel de commutations de peines à perpétuité. Il est quasiment nul et cela depuis des années. Il faut prendre garde aux terribles maisons centrales qui sont souvent dans une condition de tension extrême car s'y trouvent des hommes qui, pour certains, peuvent se révéler très dangereux. Il faut multiplier les précautions, mais aussi « rouvrir le robinet », ce qui appelle de la part d'une commission parlementaire une étude précise sur les raisons de cette évolution depuis des années. 

    Que ce soit du côté des tribunaux correctionnels ou des cours d'assises, la durée des peines prononcées n'a cessé de s'allonger. Cela ne signifie pas que le plafond est toujours atteint, mais qu'une tension sociale appelle à la répression, caractéristique d'époques de crise économique. 

    J'évoquais le fait que le nombre le plus bas de détenus se situait immédiatement après la guerre de 1914. Entre 1904 et 1912, la France se porte extrêmement bien et les mécanismes d'insertion sociale et d'intégration fonctionnent que ce soit les associations sportives, les syndicats, les associations d'aide aux étrangers ou les mouvements religieux. La famille est une institution encore très forte et je n'ai pas besoin de préciser ce qu'est l'armée républicaine ! C'est un élément insuffisamment pris en compte, mais qui joue en termes de prévention. Ce n'est pas dans les textes que vous trouverez la raison de l'inflation carcérale, mais dans la pratique. 

M. Louis MERMAZ : Monsieur le président, 52 000 personnes sont incarcérées, soit l'équivalent de la ville de Nevers et de sa banlieue. 14 000 sont en attente de jugement. Pensez-vous que l'application en France du numerus clausus pourrait permettre une moindre incarcération ? Évidemment, celui-ci ne jouerait pas envers les personnes dangereuses.

    Comment expliquez-vous que la mise en place du bracelet électronique n'aboutisse pas ? 

    Vous avez supprimé les quartiers de haute sécurité, mais les actuels quartiers disciplinaires ne ressemblent-ils pas à ce qu'étaient les quartiers de haute sécurité ? 

M. Robert BADINTER : J'ai soutenu le bracelet électronique lorsque la question a été évoquée au Sénat. Tout ce qui peut éviter la détention est bon à expérimenter et à utiliser. Je souhaite donc qu'il entre en application le plus vite possible. J'ignore les raisons pour lesquelles il n'en est pas déjà ainsi. 

    Je ne vois pas comment on pourrait établir un numerus clausus. Plus personne ne serait incarcéré à La Santé parce que l'établissement est plus que plein. Mais si trente malfaiteurs dangereux sont arrêtés, qu'en faites-vous ? Comment déterminer les priorités ? Vous opérerez des transferts, mais cela est différent de la mise en place d'un numerus clausus : c'est l'ouverture d'une prison en en garnissant une autre. Si le numerus clausus signifie libérer un certain nombre de détenus, parce que l'on a besoin d'autant de places, il ne me paraît pas régler la question pénitentiaire. 

M. Louis MERMAZ : On ne libère pas n'importe qui, en tout cas pas quelqu'un de dangereux. 

M. Robert BADINTER : Le problème clef se situe au niveau des maisons d'arrêt. Il n'appartient pas à l'autorité administrative de libérer quelqu'un placé sous mandat. Par conséquent, pour cette population présumée innocente, une décision de justice doit intervenir.  Par quels moyens juridiques allez-vous contraindre des magistrats instructeurs ou ceux qui ont condamné en comparution immédiate à procéder à une libération ? 

M. le Président : C'est un système qui existe dans des pays voisins, mais il suppose deux conditions. La première est que le nombre de places disponibles soit plus élevé que le nombre des condamnés réels et potentiels afin de disposer d'une marge. La seconde, liée à la première, suppose que l'on incarcère moins, que les condamnations soient moins longues, et les pratiques de libérations conditionnelles beaucoup plus fortes. Si ces conditions sont remplies, l'idée du numerus clausus, qui implique en particulier que les juges s'intéressent davantage à ce qui se passe dans la prison, devient moins irréaliste.

M. Robert BADINTER : Monsieur le président, la seconde partie de votre propos répondait à la première. Si nous engageons une véritable politique de libérations conditionnelles, que nous réduisons les placements en détention et construisons plus de prisons, le numerus clausus devient inutile. Je ne vois pas comment on pourrait appliquer un numerus clausus dans les conditions carcérales actuelles. Je réponds cela avec regret, mais je ne vois pas. 

M. le Président : L'on adjoint en général, à la règle du numerus clausus l'obligation de ne mettre qu'une personne par cellule. On pourrait envisager, pour le futur, - c'est certainement ce qu'avait à l'esprit le président Mermaz - un système fondé sur le principe de cellules individuelles, un suivi individuel de la peine, une réduction générale de celle-ci et pour boucler le système et pour s'assurer qu'il fonctionne, le principe du numerus clausus. Ce sont autant de v_ux qui actuellement sont des v_ux pieux. 

M. Robert BADINTER : Si vous réunissez les trois premières conditions, vous n'aurez pas besoin de la quatrième et la quatrième sans les premières est impossible. 

M. Louis MERMAZ : Lors de l'examen du projet de loi sur la présomption d'innocence, nous avons posé l'obligation, d'ici à trois ans, de la mise en cellule individuelle des personnes en détention provisoire. Les lois doivent obliger les constructions à suivre. Sinon, on n'avancera pas. 

M. Robert BADINTER : Nous sommes au c_ur du problème. J'en reviens à la maison d'arrêt, car, encore une fois, on ne doit pas traiter le problème des peines qui durent des décennies de la même façon que celui de la surpopulation des maisons d'arrêt. 

    La situation est insupportable dans les maisons d'arrêt pour de multiples raisons. Dire que la loi doit poser à nouveau le principe - puisque cela avait déjà été fait -, que l'on ne saurait, étant présumé innocent, être traité autrement que placé seul dans une cellule, doit rester une possibilité sans devenir une obligation, sauf à en revenir à la prison victorienne. Ce doit être le v_u de la personne incarcérée, car les êtres humains ne sont pas tous faits pour être seuls. On n'a pas toujours une personnalité telle que l'on goûte la solitude et les livres. Il y a ceux qui préfèrent la compagnie, ce qui se conçoit. Mais il faut, une fois cela posé, prévoir un plan pluriannuel en ce qui concerne au moins les maisons d'arrêt et passer à l'acte ! Le vote est une chose. Sa mise en _uvre en est une autre. Il faut le prévoir, le voter et refuser qu'il soit, pour des raisons contingentes mais qui surviennent, toujours différé. 

    Je ne suis pas certain qu'il soit possible d'atteindre cet objectif dans le délai de trois ans. Il vaut mieux fixer une date plus éloignée, mais offrant un terme certain. Affirmer pour les présumés innocents la possibilité, dans les maisons d'arrêts, d'être seul s'ils le désirent, en tout cas pas plus de deux par cellule, serait une mesure, si elle était effective - et pas seulement votée - opérant une transformation considérable. Il faut savoir que cela implique des moyens. Je remarque que nous avons entendu de multiples suggestions sur l'utilisation de la « cagnotte » ; pas une seule fois il ne fut avancé de consacrer cinq milliards de francs à la transformation des prisons. 

M. François LONCLE : Une mesure qui a été annoncée il y a huit jours. 

M. Robert PANDRAUD : Deux constructions supplémentaires !

M. Robert BADINTER : Il convient d'être précis. Au regard des besoins de la région parisienne et du nombre des détenus, il faut très vite quelque chose - c'est une question de moyens et de volonté politique - pour agir au niveau des maisons d'arrêt, le problème le plus brûlant à l'heure actuelle. 

    Votre propos relatif aux quartiers disciplinaires, M. Mermaz est celui que répètent volontiers ceux qui n'ont pas connu les QHS. J'ignore ce que sont les quartiers disciplinaires aujourd'hui. Je sais combien nous les avions réglementés pour éviter qu'ils redeviennent des QHS. C'est là une application concrète.  Les quartiers disciplinaires ne sont pas les QHS, ne serait-ce qu'en ce qui concerne les conditions d'isolement et de traitement. On ne peut faire l'économie, en prison, d'un lieu disciplinaire. Il ne faut pas avoir des prisons une vision angélique : c'est un lieu de tension, de violence et d'affrontement où la loi du plus fort, parce qu'il s'agit d'un lieu cloisonné avec des jeunes hommes, est menaçante à tous moments. Il faut donc qu'il y existe un système disciplinaire. 

M. Robert PANDRAUD : Monsieur le président, je veux tout d'abord vous remercier et vous féliciter de cette intervention qui est la plus profonde et la plus équilibrée que nous ayons entendue jusqu'à maintenant. 

    La détention des jeunes est de plus en plus importante et cette délinquance est celle qui entraîne le plus de récidive. Il y a des allers et retours entre les banlieues et les établissements pénitentiaires. Ce phénomène est lié à des raisons sociales, familiales et autres, mais aussi à la disparition de l'armée républicaine. Je ne suis pas sûr qu'avant 1914 l'armée, voire les régiments les plus disciplinaires comme les bataillons d'Afrique ou la colonisation, n'était pas un substitut à des phénomènes de violence qui ont toujours plus ou moins cours dans certains secteurs. Ne pourrait-il y avoir une organisation de santé civile, hiérarchisée, militarisée, dont la mission serait plus utile aux jeunes que d'être enfermés entre quatre murs. Il y a toujours des forêts à débroussailler dans le Sud-Est. Ce serait une formation plus utile que de les enfermer dans nos établissements, quels qu'ils soient. 

    J'ai vérifié dans les barodets successifs : je dois être le seul parlementaire à avoir indiqué au cours de ma première campagne électorale que la première partie de mon programme porterait sur la construction d'un établissement pénitentiaire. Tous mes amis m'ont dit que c'était complètement absurde et que j'allais ainsi perdre des voix. Je crois que cela m'en a plutôt fait gagner et, deux ans après, j'ai eu le plaisir d'inaugurer la prison. C'est d'ailleurs le seul projet satisfait d'une carrière parlementaire déjà bien longue. Je crois donc qu'une campagne d'information est nécessaire. 

    Je terminerai par un problème de méthodologie. Monsieur le président, sur des sujets aussi importants et complexes, mettant en cause des principes fondamentaux, ne croyez-vous pas que l'obligation réglementaire que nous avons de siéger six mois, donc d'aboutir dans un délai extrêmement rapide, pourrait être levée ? La commission d'enquête sous la troisième République avait travaillé pendant quatre ans. Ne pourrait-on siéger pendant une législature, ce qui permettrait de réaliser un travail plus sérieux que celui fourni en six mois ? Ce que je dis là, je l'ai formulé au sujet de la commission d'enquête sur la Corse et pour beaucoup d'autres. 

M. le Président : Dans le cas précis, je ne suis pas certain d'aller dans le sens de votre suggestion. En tant que Président de l'Assemblée, je pourrais vous répondre que le règlement nous l'interdit et cela suffirait. Mais, au-delà, il faut identifier les principaux problèmes de la prison aujourd'hui. A travers les auditions auxquelles nous procédons et les visites sur place, nous voyons déjà, et nous verrons encore plus d'ici deux mois, les principaux problèmes et les voies de solution. 

    La question centrale est celle fort bien identifiée par Robert Badinter de la volonté politique d'agir dans un contexte donné, car je retiens les lois qu'il a énoncées. Nous disposons d'une certaine fenêtre, car nous réunissons à la fois de la croissance et, me semble-t-il, un assez large consensus politique sur un grand nombre de points. Si nous sommes capables d'identifier les principaux problèmes, de dégager les pistes de solution, d'y procéder d'une façon assez rassemblée et de profiter du fait que l'opinion publique est plus réceptive qu'à d'autres moments, c'est la période où il faut agir. Nous allons entrer dans des périodes électorales - les élections municipales l'année prochaine, les élections législatives ensuite - je ne suis pas certain que cette question échapperait à la dramatisation et aux oppositions habituelles. Il faut aller au fond du sujet, mais je considère qu'une telle fenêtre ne s'est pas présentée depuis longtemps. Ce n'est pas un hasard si l'Assemblée a créé unanimement notre commission d'enquête et si le Sénat a fait de même. Depuis sa création, alors que j'ai un abondant courrier, je n'ai pas reçu une lettre dont le contenu aurait été : « Mais de quoi donc vous vous occupez ? Il y a d'autres problèmes dans le pays ». 

M. Robert BADINTER : Je ne dirai rien du problème parlementaire soulevé. Il est vrai qu'une durée de six mois est courte pour mener une enquête sur les conditions matérielles dans les prisons françaises. 

    Vous avez tout à fait raison, Monsieur le président, d'indiquer qu'il existe une fenêtre. Son ouverture n'est pas exempte d'aléas, profitons-en. 

    Sur le problème très difficile de l'incarcération des mineurs, vous aurez certainement l'occasion d'entendre le directeur de la protection judiciaire de la jeunesse et peut-être de vous rendre dans des établissements pour mineurs. C'est aussi une question à laquelle on réfléchit depuis très longtemps. Un constat n'a jamais été démenti : réunir des mineurs délinquants dans un même lieu fermé engendre inévitablement des phénomènes de récidive et d'aggravation. Il convient d'y faire très attention. Mettray est resté dans l'histoire pénitentiaire comme le modèle de ce qu'il ne faut pas faire, à savoir rassembler des jeunes délinquants et les soumettre à un ordre hiérarchisé dur, ce qui entraîne toujours des phénomènes de récidive et d'aggravation considérables.

    Au sein de la population carcérale, le problème des détenus toxicomanes doit être pris en compte. C'est l'une des données très complexes de notre temps. Dans les maisons d'arrêt qui comptent beaucoup de toxicomanes, la question se trouvera inévitablement posée : que faire des toxicomanes, notamment des jeunes toxicomanes ? Arriver sur ce point à faire preuve à la fois de lucidité et de volonté politique, ce serait un pas en avant considérable. 

    Il est un autre élément à prendre en compte et non des moindres, il s'agit du niveau d'illettrisme des jeunes dans les prisons françaises qui est insupportable. 

    Il convient également de prendre en compte la présence très forte d'étrangers dans les maisons d'arrêt, qui est souvent la conséquence d'un dévoiement de l'utilisation de l'institution pénitentiaire qui devient une sorte de centre de rétention généralisé. Je me souviens d'avoir constaté avec stupéfaction - et j'y ai mis de l'ordre - que des préfets rencontrant des difficultés pour procéder à des reconduites à la frontière demandaient à des procureurs de prendre des réquisitions fermes pour faire garder sur le territoire des étrangers deux mois de plus, ce qui ajoutait à l'encombrement des maisons d'arrêt. La question des centres de rétention et des conditions de vie dans ces centres, dénoncées dans les rapports internationaux, en liaison avec la politique pénitentiaire, ne peut être éludée. On a un peu trop transformé des politiques administratives en politiques répressives avec les conséquences qui en découlent pour les maisons d'arrêt. Il convient d'étudier cette question de très près.

    La santé des détenus est un problème constant qui a fait des progrès considérables. Nous sommes arrivés - cela recoupe une des lois que j'évoquais précédemment - avec des difficultés inouïes à mettre fin à ce que l'on a appelé « la médecine pénitentiaire », qui était une médecine de sous-hommes. Nous fûmes confrontés à des réactions corporatistes intenses. En 1983, nous avons rattaché les établissements pénitentiaires à l'inspection de l'administration de l'assistance publique. Le regard de cette inspection fut enfin posé sur la médecine carcérale et, de ce jour, tout fut rendu possible, avec des progrès successifs qui n'ont jamais cessé, car l'on a compris qu'il ne pouvait exister une médecine pratiquée pour tous et une médecine carcérale et un traitement carcéral des maladies. Il existe des maladies pénitentiaires, mais c'est autre chose. Devant la maladie, tout être humain doit être également traité. La rupture qu'a connu la médecine pénitentiaire illustre mon propos précédent : des regards extérieurs sur la prison s'imposent. 

Mme Christine BOUTIN : Monsieur le président, je voulais très simplement vous remercier pour votre intervention et pour la façon dont vous nous avez présenté votre expérience et votre culture en ce domaine. 

    M. le Rapporteur a fait allusion à une décision très importante que vous avez fait voter en 1981 : l'abolition de la peine de mort. Je profite de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui pour dire combien je regrette de ne pas avoir été alors parlementaire, car j'aurais voté pour l'abolition de la peine de mort. 

    Les quatre lois que vous avez énoncées guideront grandement nos travaux tant elles sont fortes et capitales pour changer le regard de la société sur la prison.

    J'ai été particulièrement sensible à votre troisième loi, qui a établi le lien qui existait entre la perception qu'a l'opinion de la prison, associée à la peine donc à la souffrance, et la culture chrétienne doloriste. Je pense que vous avez tout à fait raison mais, vous avez conclu votre intervention sur un ton quelque peu pessimiste quant à l'avenir. Je dirai que la culture et la religion elles-mêmes évoluent. Les chrétiens n'ont plus une vision doloriste des choses ; la rédemption ne passe plus par la douleur. Au-delà de l'aspect religieux, une fenêtre s'ouvre aussi sur le plan culturel, qui a toute son importance. 

    Nous constatons l'allongement des peines prononcées pour un nombre croissant de détenus. Ne croyez-vous pas que cela traduit tout simplement une inquiétude de nos concitoyens confrontés à une société en pleine mutation - qui perd un peu ses repères, et qui, de manière facile, mais tout à fait injuste, demande d'emprisonner ceux qui la dérangent ? Peut-être est-ce une chose naturelle, mais comment pourrait-on rassurer, car une société en évolution n'est pas, en soi, un phénomène inquiétant ? 

M. Robert BADINTER : Je souscris tout à fait à vos propos sur l'évolution des sensibilités dans les milieux catholiques. Il faut reconnaître que bien souvent, dans le domaine de l'action dans les prisons, les plus engagés sont ceux qui appartiennent à l'église catholique. 

    En ce qui concerne la sensibilité collective, je serai très net. C'est la raison pour laquelle je n'ai pas fait preuve d'optimisme. On a parlé de fenêtre. Il existe aujourd'hui une fenêtre qui est liée à la diminution du chômage et à l'amélioration de la situation économique. Il y a deux ans de cela, je ne crois pas que nous eussions été dans cette situation, car on aurait argué du besoin d'argent pour des choses plus importantes et, en effet, il existe toujours des choses très importantes. M. Fabius a raison de dire qu'il faut aller vite. Si, demain, la conjoncture économique se renverse, on opposera des priorités, tels les chômeurs de longue durée, et on dira que pour les prisons, on verra ensuite. C'est d'ailleurs ce qui m'a été opposé entre 1982 et 1986, période très difficile économiquement. La recherche d'un bouc émissaire est aussi liée à la conjoncture économique. Dans les conjonctures favorables, l'appel à la répression, cette sorte de libération de la tension sociale, ne s'exerce pas de la même façon. Profitons-en. 

M. Jacky DARNE : Monsieur le président, j'ai été frappé par votre propos : il y a un discours républicain sur la prison, mais pas de prisons républicaines. Est-ce à dire que, depuis un siècle et demi, on n'a pas su - les législateurs successifs comme la société dans son ensemble - arbitrer efficacement sur un plan budgétaire pour se donner les moyens de mettre en application le discours ? Votre propos implique-t-il seulement cette interrogation sur les moyens sur lesquels vous êtes revenu à plusieurs reprises, en en faisant même un point central de votre diagnostic historique. Ou peut-on aller plus loin et s'interroger sur le fond : peut-il y avoir une prison républicaine ? Quelle est-elle ? Quelle place la prison doit-elle tenir dans la société et a-t-elle un sens ? Qui doit y aller ? Ne pas y aller ?

M. Robert BADINTER : Je ne sais si à l'heure qu'il est, je puis me lancer dans une analyse de votre question qui est essentielle, mais je me ferai une joie de vous rencontrer pour longuement vous expliquer mon sentiment. 

    Après la parution de « Surveiller et punir », j'avais fait remarquer à Michel Foucault que s'il avait très bien traité du discours - il avait analysé tous les propos, les écrits de la période des Lumières et du dix-neuvième siècle - il ne s'était pas attaché au réel. Le réel demeure immuable à travers les périodes successives. Il est une contradiction entre le discours tenu par les Républicains - la prison n'est pas seulement faite pour punir, mais surtout pour amender - et une réalité qui n'est faite que pour punir et, pour ainsi dire, jamais pour amender. Lorsque cela perdure un temps aussi long, il faut en rechercher les causes. Je n'ai évoqué que quelques lois. Les temps ont-ils changé ? J'ai évoqué l'exemple de l'homosexualité pour laquelle les attitudes de la société ont à ce point changé. L'on est peut-être à un moment de l'évolution de notre société, où le regard posé sur les prisons, lui aussi, sera différent. Mais, pour l'instant, cela ne s'est encore jamais produit.

    J'ai connu des majorités, j'ai appartenu à une majorité, j'ai ici des amis qui y ont appartenu. Nul ne peut mettre en doute la volonté de bien faire qui nous animait, mais on nous opposait toujours d'autres priorités. Combien de fois ai-je entendu cette réponse ! C'est l'histoire même de la prison républicaine : il y a toujours eu d'autres priorités budgétaires. Nous allons voir si aujourd'hui, l'heure est venue.

M. François LONCLE : Monsieur le président, je vous remercie à mon tour pour la qualité de votre exposé. 

    Vous avez lié les inégalités sociales dans le monde démocratique à la qualité des prisons : plus il y a d'inégalités sociales et moins la qualité des prisons est satisfaisante. La Grande-Bretagne fait exception à ce principe. La prison anglaise est probablement de meilleure qualité sur le plan humain que la prison française, alors que les inégalités sociales sont très fortes dans ce pays. 

    Ne pratique-t-on pas le numerus clausus d'une manière hypocrite, à travers les amnisties diverses et nombreuses ? Ne serait-il pas préférable de le pratiquer de manière plus transparente ? 

    On apprend pendant les travaux de nos commissions d'enquête respectives, que la garde des sceaux, y compris d'ailleurs en utilisant les surplus budgétaires, a décidé d'accélérer le programme de construction ou de rénovation. Faut-il continuer de raisonner en constructions supplémentaires plutôt qu'en terme de rénovation et de restauration des prisons? Ne faut-il pas axer tout notre effort sur les peines de substitution à l'enfermement ? 

M. Robert BADINTER : Nous devons axer tout notre effort en priorité sur les peines de substitution. Moins il y aura de condamnations à des peines d'emprisonnement et notamment à de courtes peines, mieux cela vaudra. Cela permettrait de régler la situation. Mais c'est là la liberté de ceux qui jugent. 

    La régulation des prisons par les lois d'amnistie répond effectivement à l'empire de la nécessité : quand l'explosion paraît proche, une mesure de grâce collective ou une d'amnistie est prise. Ce n'est certainement pas un bon mode de régulation. 

    Il faut être lucide : regarder le nombre des détenus en maison d'arrêt, s'interroger sur la composition de la population pénale, se pencher en particulier sur le problème évoqué, si important, des peines de prison utilisées pour les étrangers qui sont en réalité des rétentions administratives. Examiner la nature de la population pénale et la question des toxicomanes. À partir de là, on peut déterminer le rapport contenant/contenu possible. Je suis convaincu que ce n'est pas une politique de construction pénale massive qui répondra à la situation. Il faut se limiter à ce qui est absolument nécessaire et, procéder à l'analyse de ce qui est, voire ce qui doit être fait et ensuite aménager ce qui doit l'être. La nécessité de la construction d'une prison à Nice est, par exemple, évidente. Là aussi, les choses ont changé, notamment en termes de résistance des municipalités.

M. Noël MAMÈRE : Monsieur le président, moi aussi, je reconnais la qualité de votre intervention qui nous a appris beaucoup de choses. 

    Vous avez fortement insisté sur la notion de substitution et, vous avez évoqué des expériences étrangères de politique pénale. Je voulais recueillir votre sentiment sur les mineurs. On assiste en France à une lente « américanisation » que vous avez dénoncée, qui tend à criminaliser un peu trop notre jeunesse. Il existe des expériences, notamment celle de l'Espagne, citée par l'Observatoire international des prisons, qui visent à limiter la détention des mineurs. Que pensez-vous de cette expérience et pensez-vous qu'elle pourrait être appliquée à la France ? 

    Vous avez évoqué à plusieurs reprises le cas des étrangers. La solution ne consisterait-elle pas à décriminaliser les infractions des étrangers, ce qui permettrait de les traiter autrement ? 

    Ma dernière question porte sur la conception républicaine que vous défendez avec tant de talent qui fait de la prison un lieu d'amendement plutôt qu'un lieu de peine et insiste sur cette nécessité d'une sorte d'aller et retour permanent entre le dehors et le dedans. Que pensez-vous du rapport Canivet et pensez-vous qu'il puisse offrir des pistes intéressantes ? 

M. Robert BADINTER : Je n'ai pas le temps de traiter du rapport de M. le Premier Président Canivet à loisir, mais j'inviterai à ne pas élaborer de systèmes trop compliqués. M. Canivet est un juriste de très grande qualité et auquel je porte beaucoup de considération et d'estime. J'ai trouvé que la multiplicité des ombudsman allait créer un complexe réseau d'intervenants et que le vrai problème n'était pas là. En revanche, certaines mesures plus précises sont à inscrire dans les dispositions réglementaires. 

    Je ne recommanderai pas de se précipiter pour élaborer une loi pénitentiaire fondamentale. Plus qu'énoncer les principes fondamentaux - respect du droit à la dignité, à la santé -, il faut assurer leur portée dans les faits, et cela appelle davantage d'intervenir en matière réglementaire. De surcroît, les situations évoluant, il vaut mieux préserver une certaine flexibilité. Nous connaissons les grands principes et les réitérer ne réglera pas l'essentiel. En revanche, je suis convaincu que l'institution d'un système de surveillance et de contrôle extérieur à l'administration pénitentiaire est indispensable. Il faut repenser l'inspection générale des prisons. L'inspection ne doit pas appartenir à l'administration qu'elle contrôle. L'_uvre du parlement sera sur ce point essentielle. 

    La question de la sanction et de l'incarcération des mineurs sur laquelle on prononce aisément des généralités est la plus difficile. Il faut éviter cette incarcération mais on ne peut non plus ne pas prendre en compte le cas du mineur presque majeur qui peut être dangereux. Je ne puis vous donner une réponse rapide sur un sujet qui appelle de longs développements. Il faut simplement se rappeler que, dans l'histoire, les colonies pénitentiaires, quel que soit leur nom, où l'on rassemble un nombre important de mineurs, ont toujours échoué pour aboutir à la récidive d'une façon funeste, à un caïdat terrible, et à des violences sexuelles sur lesquelles je n'ai pas besoin d'insister. 

Mme Catherine TASCA  : Que pensez-vous de l'organisation et de l'utilisation du travail des détenus en prison ? 

M. Robert BADINTER : Je réponds par péché d'ignorance : je ne sais pas où l'on en est sur cette question. Je sais que beaucoup fut fait à partir du rapport de M. Schmelk pour que le travail dans les prisons ne soit pas une occupation, mais une formation. Les principes étaient clairs. Dans les centrales notamment des choses remarquables furent réalisées en matière d'informatique et d'initiation à l'informatique. Dans certaines centrales, je sais que le processus avait été poussé assez loin, notamment à Caen. Le principe est clair : le travail ne doit pas être une occupation, mais une formation. 

Mme Catherine TASCA : Et au sujet de la rémunération - on pourrait presque dire de la « non rémunération » du travail des détenus ? 

M. Robert BADINTER : La rémunération n'était pas si négligeable. A la fin de mes fonctions, elle était de l'ordre de 1 400 francs par mois, ce qui n'était pas insignifiant, mais une partie était réservée nécessairement aux victimes. Je n'ai pas, récemment, suivi cette question. Le rapport de la commission d'enquête sera pour moi éclairant.

M. le Président : Merci, Monsieur le président. Ce fut une audition extrêmement intéressante. 

Audition de l'Union fédérale autonome pénitentiaire

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 30 mars 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

MM. Jean-Luc AUBIN, Gilles BOUGEARD et Christian LENZER sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du président, MM. Aubin, Bougeard et Lenzer prêtent serment.

M. le Président : Messieurs, nous sommes heureux de recevoir les membres de votre syndicat. Nous savons que les surveillants exercent un métier difficile. Nous avons commencé à les rencontrer dans un certain nombre d'établissements, maisons d'arrêt ou centres de détention. Nous aimerions savoir comment vous vivez votre métier et si, selon vous, il a évolué.

M. Jean-Luc AUBIN : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, l'UFAP est la première organisation syndicale dans le monde pénitentiaire, représentant 42 % du personnel de surveillance et 38 % du « tous corps », c'est-à-dire du personnel administratif, technique et socio-éducatif. Notre caractéristique est que nous ne syndiquons pas le personnel de direction, car un syndicat ne peut pas être à la fois pour les patrons et pour les salariés.

    L'UFAP existe depuis 1987, et a conquis la première place au sein de l'administration pénitentiaire en dix ans. Grâce à votre commission d'enquête, l'administration pénitentiaire va enfin être portée devant les médias et l'opinion publique. L'UFAP a régulièrement essayé de dénoncer, mais en vain, les problèmes de fonctionnement de notre administration, les difficultés que pouvait rencontrer le personnel dans l'exercice de son métier et les conditions de détention des détenus. En effet, pour nous, tout est lié : les conditions de travail du personnel sont étroitement liées aux conditions de détention.

    Oui, une évolution importante est à noter. Je suis surveillant dans l'administration pénitentiaire depuis 1987, j'exerce à la Santé - tant décriée dans le livre de Mme Vasseur -, et j'ai en effet constaté une évolution. L'administration pénitentiaire s'est ouverte vers le monde extérieur en accueillant des intervenants, des associations, et des personnalités qui apportent leurs connaissances et leur soutien aux détenus.

    Malheureusement, cette ouverture s'est réalisée un peu rapidement, et l'on se heurte aujourd'hui à une grande différence entre la norme - l'application du code de procédure pénale - et la réalité sur le terrain. De nombreuses réformes sont inapplicables du fait, d'une part, des établissements pénitentiaires dont la plupart sont vétustes et inadaptés à la situation, et, d'autre part, du manque de personnel ; l'administration pénitentiaire, comme la fonction publique en générale, d'ailleurs, n'a pas suffisamment recruté.

    Bien entendu, un recrutement a eu lieu, notamment dans le cadre du plan 13 000, mais en même temps, le personnel de surveillance posté aux grilles ou aux portes a été remplacé par des moyens électroniques - le contact humain entre les détenus et les surveillants a ainsi été coupé. Il est d'ailleurs intéressant de constater que le nombre de suicides est moins élevé dans les établissements anciens - notamment à la Santé - où les surveillants aux grilles et aux portes sont encore en poste. Ces établissements sont plus humains, même si leur vétusté est tout à fait déplorable.

    Nous souhaitons que les prisons soient plus humaines et que des moyens y soient affectés. Mais il ne faut pas aller trop vite ; ce n'est pas en un ou deux ans que l'on pourra tout réformer ; il convient avant tout de changer les mentalités, car les anciens surveillants, formés selon l'ancienne méthode de garde totale, ne se préoccupent que de leur mission sécuritaire. La nouvelle génération, quant à elle, est formée selon deux objectifs : la garde et la réinsertion.

    Parler de « réinsertion », est peut-être un peu exagéré, car notre action en ce domaine est dérisoire par rapport à la demande ; ce n'est pas avec 80 détenus sous notre responsabilité que l'on peut avoir des échanges et comprendre pourquoi un détenu va mal.

M. Gilles BOUGEARD : Monsieur le président, je n'ai rien à ajouter aux propos de notre porte-parole.

M. Christian LENZER : Monsieur le président, le secrétaire général a bien résumé l'ambiance actuelle. La création de cette commission d'enquête est une bonne chose, même si elle est peut-être un peu tardive. Nous avons souvent eu l'occasion de dénoncer les conditions de détention et de travail désastreuses, or c'est à la suite d'un lynchage médiatique des personnels que l'Assemblée nationale a décidé d'ouvrir cette commission.

M. le Président : Cette commission d'enquête est née à la suite de l'article du Monde, avant la publication du livre de Mme Vasseur. J'avais déposé une proposition de résolution au nom de mon groupe, M. Fabius avait fait de même, ce qui a débouché sur la constitution de cette commission d'enquête.

    Nous avons reçu des personnalités diverses, mais nous savions depuis longtemps qu'il y avait des problèmes dans les prisons françaises : insuffisances d'effectifs, locaux vétustes, etc. Et nous avons bien conscience qu'il convient de s'occuper à la fois du personnel pénitentiaire et des détenus.

    Je vous poserai la première question, messieurs. Quelle marge de man_uvre avez-vous dans les relations humaines que vous entretenez avec les détenus ?

M. Jean-Luc AUBIN : Je connais beaucoup d'établissements. La marge de man_uvre est très différente selon le type d'établissement et le type de population pénale. Dans un établissement pour peines comme une maison centrale, le temps est plus à la parole car les détenus sont libres de circuler au sein de l'établissement - notamment dans les établissements portes ouvertes. Il en va de même dans les centres de détention.

    En maison d'arrêt, le temps de parole est largement insuffisant ; nous sommes confrontés à une surpopulation chronique, et le surveillant, qui est là pour exécuter un certain nombre de tâches matérielles, n'a pas le temps d'engager un réel dialogue avec les détenus. Dialogue qui, d'ailleurs, a longtemps été interdit par l'administration pénitentiaire. Certains gradés suspectaient les surveillants qui passaient trop de temps à discuter avec les détenus de compromission.

    Heureusement, la nouvelle génération change. Mais je siège au conseil de discipline des personnels, et je peux vous citer l'exemple d'un surveillant qui a été sanctionné pour avoir joué aux échecs avec un détenu. Or il me semble que répondre aux questions des détenus - qui sont des personnes humaines - fait partie de notre fonction.

    Pendant de longues années, il nous était interdit de discuter avec les détenus. Le détenu était considéré comme un mauvais sujet qui devait être écarté de la société et que l'on devait se contenter de garder. La maison d'arrêt de Fresnes reflète encore cette mentalité : les détenus sortent en promenade en rang, les mains dans le dos, et n'ont pas le droit de discuter.

M. le Président : Que pensez-vous du projet de code de déontologie en cours d'élaboration à la chancellerie ? Etes-vous associés à sa préparation ?

M. Jean-Luc AUBIN : Nous avons été, dans un premier temps, très réticents, l'administration pénitentiaire ayant présenté ce code comme un code de sanctions et a voulu y associer des sanctions pour le personnel pénitentiaire. Ce n'était pas le meilleur moyen pour convaincre un certain nombre de personnels d'appliquer des règles de déontologie qui existent déjà et qui sont, pour la plupart, appliquées.

    En outre, il nous était interdit de nous exprimer devant la presse et à l'extérieur des établissements, ce qui nous a donné l'impression que l'on voulait nous museler afin que les événements qui se passent à l'intérieur de l'administration pénitentiaire ne soient pas connus.

    Le code de déontologie a évolué. Nous avons été associés à la discussion. Nous avons même eu la chance d'être écoutés et nous avons ainsi pu modifier certaines choses. Mais le problème reste inchangé : la norme, édictée dans le code de déontologie, est inapplicable dans les établissements pénitentiaires. Le personnel se retrouve encore une fois sur le fil du rasoir : soit il transgresse la règle pour accéder à la demande du détenu ou pour faire fonctionner l'établissement et il est sanctionnable, soit il accepte d'appliquer le code et se retrouve confronté à une difficulté de gestion de l'établissement et à une difficulté relationnelle avec les détenus.

M. le Rapporteur : Monsieur le secrétaire général, vous avez décrit la fonction de surveillant il y a quelques années - garde et sécurité -, et la fonction aujourd'hui : garde et réinsertion.

    Nous avons effectivement constaté qu'il existait une très forte différence entre les générations ; il y a une sorte d'incompréhension chez les plus anciens, alors que les jeunes ont envie de faire un autre métier, de donner une autre image de leur métier. Un de vos collègues me confiait dernièrement qu'il aimerait bien que son fils puisse enfin dire à l'école que son père est surveillant dans une maison d'arrêt !

    Lorsqu'on connaît un peu le milieu carcéral, on se rend compte qu'il y a une grande différence entre la maison d'arrêt et le centre de détention, et que votre métier peut être exercé de manière différente selon le lieu. Partagez-vous ce sentiment ?

    Enfin, pouvez-vous nous dire à quoi sert une peine de prison de moins de six mois ?

M. Jean-Luc AUBIN : S'agissant de l'image de notre profession, il est vrai qu'un bon nombre de nos collègues n'osent pas dire qu'ils sont surveillants dans un établissement pénitentiaire et préfèrent le qualificatif « d'agent de justice ». Nous avons, à l'UFAP, essayé de casser ce tabou en menant des actions devant les prisons, en projetant notre profession à l'extérieur et en essayant de la faire accepter par la société.

    Cela est difficile. Nous sommes régis par un statut spécial qui nous interdit le droit de grève ; nous sommes pour notre part favorables à un droit de grève avec service minimum ; car si nous ne pouvons pas manifester, nous ne serons jamais reconnus. La jeune génération nous pousse donc à agir en refusant ce bâillonnement de l'administration.

    Je partage tout à fait votre analyse, monsieur le rapporteur, lorsque vous dites que les méthodes de travail ne sont pas les mêmes en maison d'arrêt et en centre de détention. Il s'agit de deux logiques très différentes. La logique de la maison d'arrêt et une logique d'enfermement, qui peut être de 24 heures, car l'on ne peut pas obliger un détenu à sortir ou à participer à des activités. C'est comme cela que l'on assiste à des drames. En 1991, un détenu est mort de faim à Bois d'Arcy !

    En fait, ce sont les détenus les plus agités et les plus perturbateurs qui obtiennent satisfaction ; au contraire, le détenu qui est dépressif et qui ne réclame rien, n'a rien. Et le personnel de surveillance sera dans l'incapacité de l'identifier comme tel, car trop occupé à gérer les détenus perturbateurs.

    Dans une maison d'arrêt, le travail du surveillant se borne à ouvrir et fermer des portes, à accompagner des détenus ; il n'y a pas de contact, de discussion avec eux. Or il convient de savoir que lorsque les détenus vont bien, les surveillants aussi et vice versa.

    En centre de détention, le problème est différent. Tout d'abord, parce qu'ils sont généralement tous en portes ouvertes, ce qui permet aux détenus de circuler plus facilement et de nouer des contacts entre eux. Bien entendu, cela n'est pas toujours une bonne chose puisqu'un caïd peut faire régner la peur et que les nouveaux arrivants sont alors agressés sexuellement et rackettés. Faute de personnel, nous ne pouvons pas toujours casser ces groupes ; nous demandons alors le transfert de certains détenus, ce qui est souvent difficile à obtenir, car la maintenance du lien familial est souvent invoquée.

    Cependant, la plupart des détenus s'intègrent bien, un dialogue existe, et il y a moins de tensions ; un détenu qui peut circuler a la possibilité d'évacuer son agressivité en faisant du sport, en ayant une activité culturelle etc. Tout cela est plus facile à gérer, à partir du moment où l'administration n'est pas dans sa logique actuelle qui veut que lorsqu'il y a très peu de détenus à un endroit, on retire le personnel de surveillance que l'on affecte à d'autres postes.

    Nous revendiquons le fait que tous les postes doivent être tenus : même s'il ne reste qu'un détenu à un étage, il doit y avoir un personnel de surveillance. Car c'est à ce moment là que l'on peut engager une discussion, écouter et peut-être comprendre pourquoi un détenu ne veut pas participer aux activités. Ce temps partagé nous permettra alors de déceler s'il existe une difficulté relationnelle avec les codétenus ou une difficulté familiale, et d'alerter les services sociaux.

    Quant aux peines de prison de moins de six mois, elles sont tout à fait inutiles. C'est une erreur de la société d'enfermer les gens moins de six mois en établissement pénitentiaire. Ils vont se retrouver en maison d'arrêt - avec un régime de portes fermées - avec une population en surnombre et composée notamment de « vieux chevaux de retour » qui vont leur apprendre des choses illégales. En outre, ils se font racketter et subissent les agressions des autres détenus qui sont là pour plusieurs années.

    C'est la raison pour laquelle l'UFAP a toujours été partisane de l'extension du bracelet électronique ; il faut absolument éviter l'incarcération pour certains délits. Nous sommes donc également favorables aux centres pour peines aménagées et aux semi-libertés, afin de ne pas couper les liens familiaux.

M. Michel HUNAULT : Monsieur le secrétaire général, vous travaillez à la Santé. Comment a été ressenti le livre du Dr Vasseur dans cet établissement ?

    Par ailleurs, le bâtonnier de Paris nous a parlé d'une initiative qui nous a paru intéressante : celle d'une antenne permanente d'avocats à l'intérieur des établissements pénitentiaires. Le personnel pénitentiaire étant le seul lien avec les détenus, des avocats pourraient certainement leur apporter une aide. Que pensez-vous de cette initiative ?

    Enfin, puisque nous ferons des propositions, quelle mesure spécifique souhaiteriez-vous que l'on retienne ?

M. Jean-Luc AUBIN : En ce qui concerne le livre de Mme Vasseur, je ne peux pas nier les faits qui y sont rapportés, car j'exerçais à la Santé durant cette période ; cependant, concentrer dans un livre des faits qui se sont étalés sur sept ans peut amener les lecteurs à penser que la Santé représentait une dérive totale de la société et qu'il s'y passait énormément de choses.

    Les personnels ont été choqués, car le livre relate l'histoire d'une personne qu'ils ont côtoyée tous les jours et qui ne s'est pas manifestée contre les conditions de détention en parlant aux surveillants. Il y a eu pendant des années un fossé entre le personnel médical et le personnel de surveillance ; en raison du secret médical, le personnel de surveillance se trouvait exposé à de grosses difficultés.

    Mme Vasseur a eu le mérite d'écrire ce livre, elle a répertorié des faits qui se sont déroulés sur sept ans. Elle a employé des termes un peu forts pour que son livre se vende bien et soit médiatique, mais elle a établi un constat. Il reprend en partie ce que nous dénonçons depuis plusieurs années - notamment le manque de moyens. Elle fait des allusions sévères aux personnels de surveillance, mais il est vrai qu'il y a des dérives, comme dans toute société ; et il convient de sanctionner ces personnes qui n'ont rien à faire dans notre institution.

    La Santé est un établissement où l'UFAP est ultra majoritaire ; or, pendant des années, elle s'est battue pour dénoncer ce que Mme Vasseur décrit dans son livre. Voilà ce qui est choquant ; avec son livre elle a réussi là où l'UFAP a échoué : attirer l'attention des autorités.

    En ce qui concerne la proposition du bâtonnier de Paris, l'UFAP, par mon intermédiaire, s'est opposée à la présence d'avocats à la Santé, mais pour une raison bien précise.

    On ne s'oppose pas au fait que les détenus puissent consulter un avocat pour résoudre des problèmes liés à la vie extérieure - divorce, etc. Car très souvent, et vous avez raison de le dire, le seul lien du détenu avec l'extérieur, c'est le personnel de surveillance. Et quand ce lien est très fin - car les détenus sont nombreux -, les détenus peuvent être totalement isolés dans le monde carcéral.

    Nous craignons qu'il y ait un décalage entre la norme et la réalité. Toutes les lois ne peuvent pas s'appliquer à la Santé, du fait de l'insalubrité de l'établissement ; la loi Evin sur le tabac, par exemple, ne peut pas être appliquée dans les établissements pénitentiaires - qui sont pourtant des établissements publics -, et les détenus non-fumeurs côtoient donc les fumeurs. Or un détenu qui aura connaissance de cette loi - et donc de ses droits - pourra exiger son application ; l'administration pénitentiaire sera sanctionnée et par conséquent le surveillant concerné également.

    Un grand nombre de nos collègues sont déjà poursuivis pour non-application de règlements suite à des plaintes de détenus. Or nous ne le supportons plus. Nous souhaitons que soit établie une présomption d'innocence ; il faut que l'on reconnaisse que le personnel pénitentiaire ne peut pas appliquer la législation du fait de la vétusté des établissements. Ce manque de moyens ne permet pas à la norme de s'appliquer.

    Quand un détenu arrive à la Santé, le surveillant, qui est le seul à prendre des décisions puisqu'il y a un manque de gradés important dans les établissements, affecte le détenu où il peut, en essayant de tenir compte de ses affinités, de son origine raciale, etc.

    Nous craignons que la présence d'un avocat ne se retourne contre l'administration pénitentiaire, et notamment contre les surveillants qui exercent aux étages.

    Vous savez également que les avocats souhaitent assister les détenus lors de leur comparution devant le conseil de discipline interne. Nous n'y sommes pas forcément opposés, mais nous réclamons la possibilité pour le personnel de surveillance d'être également assisté, afin que sa parole ne soit pas systématiquement mise en cause.

    En ce qui concerne nos revendications, je ne peux pas vous faire part d'une mesure spécifique que vous pourriez retenir comme une proposition. Vous vous rendrez compte, lors de vos visites, qu'il manque du personnel, des moyens, qu'il est anormal que tous les matins les détenus aillent vider leur pot dans un trou, que les cellules sont délabrées, humides, avec des champignons sur les murs, que l'on y entasse quatre personnes et que les toilettes ne sont pas séparées !

    Il y a énormément de choses à constater et à changer. Par exemple sur le travail en détention : à la Santé, certains détenus travaillent en cellule et celle-ci est encombrée de cartons, parce qu'on leur demande un rendement infernal ! Il s'agit ni plus ni moins d'ateliers clandestins !

    Notre inquiétude est que soit établi un statut du détenu qui mettrait le personnel de surveillance en porte à faux ; un statut qui donnerait des droits importants aux détenus, sans contrepartie pour les personnels de surveillance. Il ne faut pas inverser les rôles, c'est-à-dire arriver à un système où tout serait dû aux détenus et rien aux personnels de surveillance.

    Les jeunes surveillants n'admettent pas d'être privés du droit de grève, et revendiquent la liberté d'expression ; car lorsqu'il y a un problème, le chef d'établissement a tous les pouvoirs. Je crois donc que l'administration pénitentiaire sera encore secouée par des crises régulières tant que la liberté de parole ne sera pas accordée aux personnels.

    Votre commission d'enquête suscite des espoirs au sein du personnel qui vous soutient. Nous demandons d'ailleurs à tous nos représentants de vous rencontrer et de vous faire part de l'état réel des établissements pénitentiaires. Il ne faudrait donc pas les décevoir en prenant des dispositions en faveur des détenus, sans contrepartie pour le personnel pénitentiaire. Soyez conscients que l'équilibre - précaire - qui existe peut, pour un rien, basculer d'un côté ou de l'autre.

Mme Nicole FEIDT : Monsieur le secrétaire général, je sais que le personnel de surveillance est d'astreinte 24 heures sur 24, toute l'année ; comment jugez-vous l'organisation de votre temps de travail ? Vous parliez tout à l'heure du manque d'effectifs, comment se répercute cette organisation sur le rythme de vie des détenus ? Par ailleurs, vous consulte-t-on sur l'organisation de la vie des détenus et par conséquent sur l'organisation de votre travail ?

    Que pensez-vous du système de paiement des heures supplémentaires - la « boule à deux mois » ?

    Vous nous avez conseillé, lors de nos visites, de demander à voir les syndicats ; mais vous aussi vous devez demander à votre direction de nous rencontrer. La demande doit venir des deux côtés.

    Enfin, en ce qui concerne votre statut, je vous dirai que vous êtes simplement des fonctionnaires à part entière.

M. Jean-Luc AUBIN : Un établissement pénitentiaire fonctionne effectivement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec un service de jour et un service de nuit. Le service de jour se décompose en deux parties de six heures chacune, dont le rythme est le suivant : après-midi, après-midi matin, matin nuit, deux jours de repos, une nuit et un repos.

    Il est évident qu'un tel rythme impose des contraintes sur la vie des détenus, notamment les changements d'équipes. Un établissement pénitentiaire ouvre à 7 heures du matin, ferme à 12 h 30, rouvre à 13 h 30, après la relève et ferme le soir à 19 heures - en maison d'arrêt, 20 heures en centre de détention.

    Le rythme de travail est un sujet important, et actuellement en débat dans les établissements pénitentiaires, notamment avec l'application des 35 heures : nous ne souhaitons pas modifier le rythme de travail en allongeant la journée de détention. Le personnel y est opposé, car la contrainte psychologique est importante.

    Il y a d'ailleurs très peu d'agents affectés à la surveillance ou à la gestion des détenus. Enormément de postes sont des postes fixes, d'autres sont annexes, et un seul agent gère l'ensemble des détenus à un étage. Or au bout de six heures, cet agent est usé, fatigué de sa journée. Nous nous sommes d'ailleurs rendu compte - une étude a été menée dans un établissement où les journées ont été allongées à 12 heures pour certains postes - que les agressions et les incidents se produisaient en fin de service. En effet, en fin de service le surveillant est moins accessible et a du mal à répondre aux détenus ; or la moindre « mauvaise réponse » peut engendrer une agression, un incident.

    En ce qui concerne le paiement des heures supplémentaires, il s'agit d'une revendication de nos aînés il y a quelques années, qui avait le mérite d'éviter que le personnel pénitentiaire soit corvéable à merci. Ce privilège est défendu avec force par le personnel pénitentiaire - alors même que ce système a été dénoncé par la Cour des comptes -, mais il n'est pas fermé à toute discussion à ce sujet. Cependant le personnel pénitentiaire est attaché à ce système parce qu'il vit à un rythme décalé par rapport au reste de la société : ses repos sont en semaine, ses congés sont pris hors périodes scolaires - il a le droit de partir au moins d'août une fois tous les sept ans. La contrepartie de la « boule à deux mois » est d'éviter de cumuler les heures de repos sur des périodes creuses - octobre, novembre, mai et juin.

    Nous sommes à peu près tous pères de famille et nous aimerions bien passer du temps avec nos enfants. Seulement l'administration pénitentiaire s'intéresse davantage à la gestion de la population pénale en rentabilisant le personnel de surveillance qu'à la vie privée de ce dernier.

    S'agissant de notre demande de vous rencontrer, c'est fait. J'ai saisi non seulement la centrale, mais également les syndicats des personnels de direction afin qu'ils associent le personnel de surveillance - et notamment notre organisation - à vos visites.

Mme Nicole FEIDT : Actuellement, toutes les directions des centres de détention et des maisons d'arrêt proposent aux élus de visiter leur établissement. Mais je parle de la visite de la commission d'enquête, car c'est elle qui établira le rapport.

M. Jean-Luc AUBIN : Ma demande concerne effectivement la visite de la commission d'enquête. La directrice, qui a bien compris le sens de notre demande, a envoyé une note interne demandant aux chefs d'établissement de convoquer les organisations lors de vos visites.

M. le Président : Sachez que nous viendrons à l'improviste, car nous ne voulons pas que notre visite soit préparée.

M. Jean-Luc AUBIN : C'est une très bonne chose, car les visites programmées permettent souvent au chef d'établissement de débarrasser les couloirs, de lustrer les cellules, de faire des visites guidées !

M. Jacques MASDEU-ARUS : Monsieur, je souhaiterais avoir votre sentiment sur le rapport Canivet concernant la mise en place d'un contrôle extérieur, le manque de transparence, l'omerta dans les centres de détenus ?

    J'aimerais également savoir quelle est la mobilité des personnels de surveillance, car vous avez parlé d'un métier différent selon le lieu où il est exercé. Cette différence de fonction doit-elle être enseignée au cours de votre formation de base, ou la formation doit-elle être générale et la mobilité importante pour que vous puissiez connaître différents établissements ?

M. Jean-Luc AUBIN : Notre organisation s'était associée à l'élaboration du rapport Canivet, mais nous avons dû quitter le groupe de travail, n'étant pas d'accord avec certaines orientations, notamment le statut du détenu. D'une part, il n'insiste pas sur le maintien de la sécurité interne, et, d'autre part, il remet en cause des pratiques telles que la fouille corporelle, les colis de linge et le parloir.

    Il est vrai que des choses sont à revoir ; néanmoins la sécurité est une mission importante que l'on doit gérer, sinon c'est l'anarchie. Tout le monde sait que le caïdat existe et que les détenus qui règnent à l'extérieur règnent à l'intérieur, notamment chez les mineurs.

    Cependant, nous sommes favorables à un contrôle extérieur des établissements pénitentiaires. Une méthode plus simple aurait pu être trouvée - il est peut-être inutile de créer un corps spécial. Nous étions assez favorables à une réforme de la commission de surveillance. Le contrôle extérieur est nécessaire, car l'on ne peut pas, dans un milieu aussi fermé, tout garder en interne - et vous avez parlé d'omerta, c'est exactement cela.

    En ce qui concerne la mobilité, il n'y a pas de règles définies : le recrutement est national, l'agent pénitentiaire fait une demande sachant que l'on ne tiendra pas compte du type d'établissement souhaité.

    S'agissant de la formation, nous souhaitons une formation généraliste, puis une formation continue - qui est prévue dans les textes mais qui n'existe pas. Le personnel pénitentiaire n'est pas recyclé, et les us et coutumes sont des pratiques fortes dans les établissements pénitentiaires où il n'y a pas de rappel à la règle. Des mémentos sont édités, mais personne ne les lit ; il serait plus utile de réunir le personnel pour lui expliquer les nouvelles règles.

    Nous sommes attachés à notre mobilité - nous pouvons exercer dans tous les types d'établissements -, mais une adaptation et une formation continue de prise à l'emploi sont nécessaires. Or cela n'existe pas, le manque d'effectifs ne permettant pas aux agents de quitter leur poste de travail pour suivre une formation.

M. Hervé MORIN : Quels conseils pouvez-vous nous donner pour que nos visites soient fructueuses ?

    Certaines personnes que nous avons auditionnées ont regretté le manque de structuration de la vie sociale au sein des prisons - les détenus pouvant regarder la télévision jusqu'à 5 heures du matin, se lever à n'importe quelle heure, etc. - et le non-respect des éléments fondamentaux de la dignité humaine - tels que le tutoiement systématique. Qu'en pensez-vous ?

    Par ailleurs, que pensez-vous de l'adoption d'un règlement intérieur unique pour tous les établissements pénitentiaires dont l'idée a été évoquée devant nous ?

    Enfin, que pensez-vous de la judiciarisation d'un certain nombre d'éléments de la vie au sein des prisons ?

M. Jean-Luc AUBIN : Lorsque vous visiterez un établissement pénitentiaire, la première chose à faire sera de vous rendre directement en cellule. Vous assisterez ainsi au lever des détenus, après 12 heures passées dans des cellules qui ne sont pas aérées et où quatre détenus sont entassés. Vous vous rendrez compte qu'il est très difficile pour le surveillant de rentrer dans les cellules pour contrôler que personne n'a attenté à ses jours.

    Vous vous rendrez compte aussi que parler de contrôle de nuit et de prévention du suicide est une utopie. Le surveillant qui regarde à l'_illeton le fait davantage pour éviter les réprimandes que pour voir ce qui s'y passe, car il ne voit rien - les détenus installent des couvertures ou des draps partout afin de s'isoler.

    Nous regrettons également qu'il n'y ait plus de vie sociale dans les établissements pénitentiaires, car nous sommes confrontés à des détenus qui peuvent se laisser vivre et se laisser aller ; un détenu qui veut dormir toute la journée en a le droit, tout comme celui qui veut regarder la télévision la nuit. Le surveillant n'a aucun pouvoir, il ne fait que constater puisqu'il ne peut même pas en rendre compte à son supérieur hiérarchique qui ne s'intéresse pas à la vie du détenu.

    L'UFAP est intervenue plusieurs fois, notamment en ce qui concerne les mineurs. Nous nous sommes battus, par exemple, pour que le film pornographique de Canal Plus, notamment diffusé le premier samedi du mois, ne le soit plus ; nous avons invoqué l'atteinte aux bonnes m_urs. On ne peut pas incarcérer des mineurs - avec une volonté de réinsertion - et les laisser faire tout et n'importe quoi à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire.

    En réalité, le détenu est un assisté : on lui amène le repas, on va le chercher pour la douche, etc. D'ailleurs, puisque je parle de douche, sachez que pendant dix ans nous avons réclamé l'installation des douches dans les cellules - ce qui nous a été refusé même avec le plan 13 000, faute de budget. Heureusement, les choses ont changé et nous sommes maintenant satisfaits que les détenus puissent se doucher à leur guise.

    En ce qui concerne le règlement unique, cette proposition est une aberration. Chaque établissement est différent : il est situé en ville ou en campagne, il est moderne ou ancien, c'est une maison d'arrêt ou un centre de détention, etc. Il convient également de tenir compte de la disponibilité des intervenants extérieurs qui, s'ils peuvent être à 9 heures à la Santé, n'auront pas les mêmes facilités pour se rendre à Joux-la-Ville, qui se trouve à une heure et demie de Dijon.

    S'agissant de la judiciarisation de certains actes de la vie en détention, notamment les remises de peine, nous trouvons normal que les détenus aient une possibilité de recours. Nous avons souvent dénoncé le pouvoir énorme du juge d'application des peines qui peut refuser des permissions de sortie. S'agissant du pouvoir disciplinaire, il ne faut pas non plus aboutir à accorder plus de droits aux détenus qu'au personnel de surveillance.

Mme Nicole BRICQ : Monsieur le secrétaire général, j'ai noté, lors de mes visites en établissements pénitentiaires, une frustration des jeunes surveillants quant au déroulement de leur carrière, considérant que leur avenir était bouché. Vous avez d'ailleurs évoqué le problème avec la formation continue qui n'existe pas. Confirmez-vous ce sentiment ? Il semble par ailleurs que le poids du directeur d'établissement dans la promotion soit très important et soit critiqué par les personnels.

    Le discours dominant de l'administration pénitentiaire - nous avons auditionné la directrice - est que les nouveaux établissements, donc l'immobilier, et l'augmentation des moyens vont changer les conditions de détention. Or j'ai pu constater qu'un bon nombre de détenus en maison d'arrêt préféraient être incarcérés dans des établissements petits, voire vétustes, que dans des établissements modernes. Il me semble qu'on attend tout de l'immobilier alors que les problèmes humains priment.

M. Jean-Luc AUBIN : S'agissant du déroulement de carrière, le personnel de surveillance fait partie de la fonction publique, catégorie C surclassée par rapport au classement indiciaire, et est assimilé en partie à la police nationale. Nous trouvons que ce dernier point est une aberration car nous ne sommes pas des policiers : nous sommes des personnels pénitentiaires à part entière, notre métier est particulier puisqu'il consiste à garder et à réinsérer des personnes.

    Notre carrière est effectivement rapidement bouchée : j'ai 35 ans, je suis premier surveillant, au mois d'août je serai en fin de carrière. Il y a de quoi être découragé ! Nous recrutons des jeunes diplômés - qui possèdent parfois un bac+2, +3, voire +4 ou +5 - qui ont envie de faire carrière dans l'administration pénitentiaire pour accompagner les détenus et être utiles à la société. Or le système administratif les décourage ; ils sont broyés dans la masse, par des notes, des appréciations données par des anciens qui ne comprennent pas la nouvelle génération de surveillants - qui a beaucoup plus de contacts avec les détenus.

    Le poids des directeurs d'établissement pose effectivement problème. En tant que corps de la fonction publique, nous fonctionnons par des tableaux d'avancement qui sont montés « à la tête du client » : l'agent qui n'a pas participé à des mouvements de protestation ou qui a toujours été présent en cas de difficulté obtiendra sans aucun doute le grade supérieur - ce qui ne donne pas forcément de bons gradés.

    Nous souhaitons donc que le changement de grade se fasse par des tableaux d'avancement élaborés à partir d'une unité de valeur : les personnels pénitentiaires pourraient suivre des formations qui seraient validées par des unités de valeur sur des thèmes aussi différents que la gestion de la population pénale, des suicides, etc. Cela leur permettrait d'acquérir une expérience importante, une promotion ne devant pas se faire à la tête du client.

    A la base, le personnel de surveillance était constitué d'une majorité de militaires. Ils étaient donc habitués à un ordre strict et des consignes claires ; ces personnes ont maintenant la responsabilité du personnel de surveillance, et un jeune agent ne supporte pas d'être jugé sur son apparence.

    En ce qui concerne les nouveaux établissements, il est évident que ce n'est pas parce qu'ils seront plus beaux et plus clairs que tout ira mieux. Je vous le disais tout à l'heure, les postes de surveillants aux grilles et aux portes sont indispensables pour préserver le contact humain qui doit exister entre les surveillants et les détenus.

    Avec les nouveaux établissements, ce qui importe, c'est la rentabilité. Les petites structures seront donc fermées, ce qui est une erreur. L'établissement de Fleury-Mérogis est un monstre qui ne devrait pas exister. Les établissements de 600 places que l'on est en train de construire, et qui comporteront différents régimes de détention, ne devraient pas exister : ceux à qui l'on appliquera le régime de la maison d'arrêt verront les détenus du centre de détention circuler librement, c'est insupportable !

    Il s'agit là de sujets graves, sur lesquels nous ne sommes pas consultés. On nous a simplement présenté le plan retenu, avec interdiction de poser des questions. Or nous sommes favorables aux petites structures, au service public de proximité ; on en parle pour la poste, mais pas pour l'administration pénitentiaire ! Or c'est de cette façon que la prison sera mieux acceptée.

    Vous avez dû constater la carence des panneaux indiquant la maison d'arrêt dans les villes ! C'est révélateur : pendant des années l'administration pénitentiaire a été exclue de la société.

    Pendant de nombreuses années, l'école avait un rôle de filtre et détectait les jeunes en difficulté - tout comme l'armée. Malheureusement le monde éducatif est ce qu'il est ; il ne détecte plus ces jeunes ; ces filtres n'existent plus. Le monde pénitentiaire est devenu le fin fond de la société, avec un taux d'analphabétisme important. Les étrangers sont également nombreux, ils éprouvent des difficultés à exprimer leur malaise, et c'est la raison pour laquelle nous réclamons, pour les agents que cela intéresse, l'apprentissage de différentes langues. L'objectif actuel est la rentabilité : moins de surveillants, plus de détenus. Il n'y a plus de contacts. Cela explique que Neuvic, qui est un établissement 13 000, ait connu deux émeutes alors qu'il s'agit pourtant d'un centre de détention en province. Dans les établissements comme La Santé, il y a une certaine convivialité qui n'existe pas dans les établissements modernes.

M. Julien DRAY : Vous n'avez pas parlé de la manière dont vous abordez la question de la mobilité dans votre profession : êtes-vous favorable à la possibilité d'un redéploiement vers d'autres activités à l'intérieur de la fonction publique au bout d'un certain nombre d'années de carrière - notamment depuis que les jeunes surveillants ont un bagage culturel important ? Avez-vous interpellé l'administration sur cette question et présenté des propositions ?

    Par ailleurs, quel est le rapport que vous souhaitez entretenir avec les autres professions et les autres intervenants à l'intérieur de la prison ? Je pense notamment aux travailleurs sociaux, aux enseignants et au personnel médical. Etes-vous favorable à la mise en place, dans chaque établissement, d'une commission dans laquelle l'ensemble des intervenants pourraient échanger leurs informations et discuter ?

    Enfin, quelle est la priorité : la construction de nouveaux établissements ou la rénovation des anciens ?

M. Jean-Luc AUBIN : Il serait effectivement intéressant que le personnel pénitentiaire ait la possibilité de travailler dans une autre administration ; il pourra ainsi faire connaître le monde pénitentiaire. Nous avons interpellé notre administration à ce sujet, mais elle n'est pas prête à jeter des passerelles : nous avons énormément de besoins et pas assez de candidats.

    Nous militons depuis des années en faveur de la féminisation du personnel des établissements pénitentiaires, ce qui non seulement serait une réponse au manque de personnels, mais créerait un climat plus serein, les détenus étant moins agressifs envers les femmes.

    Il faut également réfléchir à décloisonner l'administration pénitentiaire, même vers le milieu ouvert, vers les SPIP - services pénitentiaires d'insertion et de probation - car le personnel pénitentiaire pourrait se charger du contrôle extérieur, sans pour autant investir le corps des socio-éducatifs. Il suffit de regarder le nombre de personnels pénitentiaires qui quittent la profession pour se rendre compte qu'il y a un malaise.

    Nous sommes également favorables à la création d'une commission réunissant tous les intervenants. Nous pensons même que chaque bâtiment, chaque aile devrait être composée d'une équipe pluridisciplinaire qui se réunirait régulièrement.

    En ce qui concerne votre troisième question, nous pensons qu'il convient de raser un certain nombre d'établissements et de les reconstruire au même endroit. De nombreux établissements sont vétustes et inadaptés, mais ont un rôle social important, parce qu'ils sont situés en ville.

    Ce n'est malheureusement pas ce qui est en train de se passer, mais nous ne sommes pas écoutés et nous ne pouvons pas nous mettre en grève ! On est en train de créer des monstres qui deviendront ingérables, et dans lesquels les détenus seront entassés.

    Nous espérons donc que la commission d'enquête insistera sur le fait que les petites structures sont importantes. Vous parliez tout à l'heure du tutoiement comme d'une atteinte à la dignité humaine ; dans certains petits établissements, le tutoiement est une règle générale acceptée et même réclamée par les détenus. Le fait de se serrer la main - qui valait autrefois la révocation d'un fonctionnaire - est devenu une pratique que les détenus réclament. Et un détenu qui est libéré vous sollicite souvent pour vous serrer la main, car c'est un moment d'échange privilégié.

    Il ne faut pas oublier que seule une minorité de détenus est ingérable et crée de grosses difficultés. Nous demandons d'ailleurs la création d'établissements spécialisés pour les garder. Car si l'on pouvait identifier ces personnes et les envoyer dans des établissements spécialisés, de nombreux établissements fonctionneraient mieux et nous pourrions plus facilement travailler en vue d'une meilleure réinsertion.

    Cette proposition d'établissements spécialisés a été écartée pour des raisons politiques, et je crois que c'est une erreur. Il convient de revoir la classification des détenus : les maisons d'arrêt pour les prévenus, les centres de détention pour les petites et moyennes peines, les maisons centrales pour les longues peines.

    Je terminerai en vous disant que nous avions attiré, il a 5 ou 6 ans, l'attention des autorités sur le problème de la perpétuité réelle, car des détenus qui n'ont plus aucun espoir de liberté sont ingérables. Il faut leur donner une possibilité de sortir. Aujourd'hui, le système est arrivé à état de saturation, commençant à exploser. Il faut savoir si les établissements ne sont que des réserves à détenus ou si l'on veut leur donner une dimension sociale, ce que nous souhaitons. Cela implique des établissements à taille humaine.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Sans oublier le problème des détenus âgés, malades ou grabataires. Des établissements sanitaires pourraient également soulager le personnel surveillant !

M. Jean-Luc AUBIN : Tout à fait. Nous avions d'ailleurs édité une brochure sur ce sujet en 1992 : nous sommes favorables à des établissements spécialisés pour des individus dangereux, pour des détenus malades - le centre de détention de Liancourt avait à l'origine cette vocation - ainsi qu'à des établissements psychiatriques. Nous sommes également favorables à la création d'unités spécialisées dans les hôpitaux afin d'éviter les transferts qui sont toujours difficiles.

M. le Président : Monsieur le secrétaire général, je vous remercie pour la qualité de vos propos.

Audition du syndicat national pénitentiaire Force ouvrière des personnels de surveillance.

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 30 mars 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

MM. Serge ALBERNY et Rémy CARRIER sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du président, MM. Alberny et Carrier prêtent serment.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie d'avoir répondu à l'invitation de la commission. Je vous poserai immédiatement une première question : pensez-vous que votre profession évolue et si cela est le cas dans quel sens ?

M. Serge ALBERNY : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, la profession ne peut pas évoluer si le contexte général n'évolue pas lui-même. En réalité, on ne se donne pas les moyens pour que l'évolution du métier qui a lieu soit partagée par les personnels pénitentiaires.

    Ces derniers, qui doivent garder les détenus, doivent aussi participer à leur réinsertion et devraient pouvoir connaître la situation du détenu une fois qu'il a recouvré la liberté. Notre travail est intéressant, nous sommes chargés d'établir des relations humaines avec les personnes incarcérées, mais nous ne sommes pas tenus informés des suites une fois ces personnes libérées. Dès lors, nous avons l'impression de travailler non pas avec des hommes mais sur un produit.

    L'évolution de la profession ne pourra pas se faire avec les personnels tant que ceux-ci seront aussi mal considérés et que leurs missions seront aussi mal perçues par l'opinion publique. Malheureusement, les dirigeants sont incapables d'expliquer notre profession à l'opinion publique. L'image qui en est donnée est péjorative. Les surveillants sont aujourd'hui des gens frustrés alors qu'ils ont une grande capacité à s'intégrer dans le système pénitentiaire et à participer à son évolution.

    S'il y a une évolution, nous ne la ressentons pas, car les personnels n'y ont pas une part active. Les personnels de surveillance, notamment, sont volontairement cantonnés dans une simple mission de garde, de porte-clés ou de presse-bouton. Un surveillant ne peut pas entretenir de relations individuelles lorsqu'il est seul dans une coursive de 140 détenus.

M. le Rapporteur : La commission a souhaité entendre les personnes qui sont en contact direct avec les détenus. Le nombre de surveillants par rapport au nombre de détenus est déséquilibré. Quelle serait la norme dans un établissement de taille moyenne pour remplir votre mission telle que vous l'avez définie : mission de garde et de préparation à la réinsertion ?

M. Serge ALBERNY : Il convient de distinguer les personnes condamnées des prévenus.

    Les prévenus, présumés innocents, sont plus mal traités que les personnes condamnées ! Ceci est involontaire, bien entendu, et résulte d'un manque de moyens. Le surveillant ne peut observer, écouter, expliquer la contrainte du règlement s'il est sans cesse en train de descendre et de monter les escaliers pour répondre aux demandes des intervenants - magistrats, avocats, etc.

    Notre travail est méconnu, mal perçu du public, et l'accumulation des tâches au gré des réformes aggrave notre situation. Auprès des prévenus, le contenu du travail est vraiment pauvre. Nous ne sommes que des "concierges" et les rapports humains sont purement hypothétiques. Notre rôle se limite à une fonction de sécurité et notamment de prévention des incidents collectifs.

    Observer le détenu en maison d'arrêt est très difficile, notamment la nuit. Le surveillant ne possède pas les clés des cellules. Or on affirme souvent que le surveillant est complice, par son comportement passif, des actes violents commis à l'intérieur des cellules surpeuplées.

M. le Rapporteur : Que fait un surveillant - qui n'a pas de clés - lorsqu'il entend un appel au secours ?

M. Serge ALBERNY : Il est censé appeler le gradé de nuit. Mais dans 90 % des établissements, il n'y a pas un gradé de nuit mais un gradé de permanence à domicile. Nous devons donc l'appeler chez lui pour qu'il vienne ouvrir la cellule.

    Il est encore plus incroyable qu'il n'y ait pas de surveillante de nuit dans les 73 quartiers de femmes. Elles sont d'astreinte à domicile. S'il y a un problème en cellule, la détenue appelle par un interphone le surveillant homme, qui téléphone à son gradé de permanence, qui, à son tour, téléphone à la surveillante pour qu'elle se rende dans son établissement !

    Nous ne cessons de protester contre ce type de pratiques, mais malheureusement les mouvements de personnels se banalisent et sont dévalorisés. Nous n'avons de cesse de demander des moyens et des effectifs supplémentaires ainsi qu'une organisation plus conforme aux missions qui nous sont confiées. Mais nous ne sommes pas entendus.

M. Rémy CARRIER : Serge Alberny vient d'évoquer le problème des appels de nuit. A ce sujet, il convient de savoir que dans la plupart des cas les gradés ne sont pas immédiatement disponibles et que le fonctionnement de l'établissement en service de nuit est ralenti. Ceci veut dire que l'ensemble des effectifs n'est pas disponible : les étages ne sont pas couverts par des surveillants mais les constats se font à l'occasion de rondes inopinées. Bien souvent l'amplitude entre deux rondes est de deux heures. Le détenu qui souhaite en finir avec ses jours ou agresser l'un de ses codétenus attendra que la ronde soit passée pour passer à l'acte. Il n'est donc pas toujours possible de percevoir un appel au secours - une détention en service de nuit restant toujours bruyante.

M. Serge ALBERNY : En ce qui concerne les centres pour peines, il faut s'inquiéter du risque de surpeuplement. Pour l'instant, les détenus sont seuls en cellule, ce qui est bien - cela serait également souhaitable en maison d'arrêt - mais il faut y veiller. J'ai calculé qu'il faudrait 9 milliards de francs pour que tous les prévenus puissent bénéficier d'une cellule individuelle !

    La multiplication des placements en centres pour peines, provoque une réduction des activités. Dans ces centres, le surveillant maîtrise le temps et l'espace par l'intermédiaire des activités, du travail pénal et des loisirs. Si les activités sont réduites, les détenus deviennent oisifs et ont tendance à organiser des actions concertées. Cependant, je ne peux pas dire que tout va mal dans ces établissements.

    Le projet d'exécution des peines devrait être développé et le détenu rendu plus autonome en étant placé, en fin de peine, dans des établissements plus ouverts vers l'extérieur. La prise en charge des détenus n'encourage pas certains d'entre eux à préparer mieux leur réinsertion.

    On constate que le détenu est très mal préparé à la liberté. On ne peut pas demander à la prison de réussir là où la société a échoué. Mais elle peut apprendre au détenu le respect des règles - qu'il n'a pas respecté dehors - et lui faire comprendre qu'elle est un lieu privilégié pour préparer sa réinsertion. Le problème majeur est qu'il n'existe pas de suivi post-pénal. On le constate par le nombre de récidives. Il est d'ailleurs scandaleux que l'administration pénitentiaire ne soit pas dotée d'outils d'évaluation et de statistiques de la récidive. Sans chiffres, il est difficile d'évaluer l'action de l'administration pénitentiaire.

    Nous souhaitons que les personnels soient associés au travail effectué en milieu ouvert. Mme le ministre veut développer les centres de préparation à la sortie ; nous y sommes très favorables. Le juge n'est actuellement pas incité à prendre de mesures alternatives car le milieu ouvert n'est pas sécurisé et il craint les réactions de l'opinion publique. Or, il peut y avoir un juste milieu et un lieu pouvant le concrétiser : ce sont les centres pour peines aménagées, qui remplaceraient peu à peu les centres de semi-liberté. Je rappelle d'ailleurs que les critères de placement en centres de semi-liberté, comme ceux de la libération conditionnelle, sont faussés en raison du chômage.

    Les centres pour peines aménagées permettraient aux personnels pénitentiaires de jouer un rôle de tuteur pour guider le détenu vers l'extérieur. Nous proposons, en effet, que nos missions aillent au-delà du milieu fermé car nous connaissons parfaitement les détenus et parce que cela permettrait de porter remède à la frustration des personnels pénitentiaires.

    Les travailleurs sociaux ne peuvent, ni ne souhaitent, être les seuls à faire respecter le contrat en dehors de la prison. Ils ne souhaitent pas non plus s'occuper du bracelet électronique. Ils sont d'accord pour exercer un accompagnement social mais ne souhaitent pas aller au-delà. La réinsertion et la sécurité vont de pair. On refuse au personnel pénitentiaire une participation à ces missions. Il en résulte des frustrations.

M. Robert PANDRAUD : Je partage tout à fait votre point de vue sur l'intérêt de posséder des statistiques sur les récidives, mais avez-vous une idée de la méthode de comptabilisation ? Un récidiviste est celui qui est arrêté une seconde fois ; comment prendre en compte ceux qui ne sont pas arrêtés ? Ils échappent aux statistiques. Est-il nécessaire de posséder un outil statistique dont on sait que les chiffres sont totalement faussés ?

M. Serge ALBERNY : Je ne rentrerai pas dans un débat politique. Je parle en termes d'outil de travail, c'est-à-dire de l'évaluation des personnes que l'on a sous notre garde. Ces personnes se sont-elles réinsérées ou ont-elles récidivé ? La récidive est pour nous un échec et dévalorise, en conséquence, nos missions. L'administration pénitentiaire doit faire ce constat d'échec. Le personnel pénitentiaire a-t-il simplement pour mission de garder le détenu ou doit-il également l'accompagner et l'aider à s'amender s'il le souhaite ?

M. Rémy CARRIER : Il est vrai qu'il est presque impossible d'évaluer le taux de récidive. En revanche, il serait intéressant de mettre en _uvre une méthode de suivi des détenus pour savoir si une personne confiée à l'administration pénitentiaire et qui est ressortie, a été rendue corrigée à la société ou si elle est plus dangereuse encore.

    Malheureusement, on constate, au regard de ce qui peut se passer au sein de certains établissements, que des personnes qui ont été condamnées pour des délits de moyenne gravité ont récidivé en commettant des délits plus graves. Dans ce cas, c'est un échec absolu pour la société. Voilà l'utilité des chiffres que l'on réclame.

M. Robert PANDRAUD : Existe-t-il un fichier national des détenus ?

M. Serge ALBERNY : Il existe le casier judiciaire. Il faudrait interroger l'administration pénitentiaire sur ce point.

M. le Rapporteur : Quelles informations vous donne-t-on sur les personnes qui vous sont confiées ?

M. Serge ALBERNY :  Aujourd'hui, un surveillant n'a pas le droit de savoir pour quel délit ou quel crime un détenu est incarcéré. Même si le détenu est particulièrement signalé, ou doit être protégé, on ne sait pas quelles en sont les raisons. En fait, on le sait, par les bruits de couloir. Le projet GIDE de gestion informatique des détenus qui se met en place actuellement va pouvoir nous aider dans notre tâche si l'on nous donne la possibilité de consulter le greffe.

M. Emile BLESSIG : Les faits qui mènent une personne en détention sont des secrets de polichinelle ; je pense notamment à la sélection des détenus en fonction de la nature de l'infraction et la répartition des quartiers entre les délinquants sexuels et les autres.

    Il me paraît, par contre, inconcevable que l'on soit quelquefois obligé d'éloigner à plusieurs centaines de kilomètres un détenu parce que l'on est incapable d'assurer sa sécurité dans certaines maisons d'arrêt.

    Par ailleurs, vous avez parlé d'échec ; mais quand une personne est incarcérée, ce n'est pas un échec, mais cela résulte d'une succession d'échecs puisqu'elle est passée par l'ensemble des institutions de socialisation. Le défi, quand on parle de préparation à la réinsertion, est le suivant : la prison peut-elle réussir là où toutes les autres institutions ont échoué et comment ?

    Le détenu se caractérise par une perte de repères. Quelles seraient les priorités à une réinsertion - car la prison, si elle ne peut réinsérer, peut préparer le retour à une autre vie ?

M. Serge ALBERNY :  Nous nous étonnons que la réforme de 1974 n'aie pas eu de conséquences positives sur la façon de traiter les détenus. Que l'on soit aujourd'hui condamné à une très longue peine ou à une courte peine, le régime est le même. Je dirai même que ce régime est meilleur dans les maisons centrales que dans les centres de détention régionaux ! La politique de l'administration pénitentiaire est simple : il ne faut pas faire de vagues. C'est la raison pour laquelle elle cède devant un détenu fort, dangereux et exigeant, pouvant de surcroît organiser des mouvements collectifs.

    A partir du moment où elle cède, il n'y a plus de classification logique des établissements pénitentiaires ni de régimes progressifs. C'est le cas aujourd'hui, contrairement à ce que l'on veut nous faire croire. Le détenu qui n'a pas envie de se réinsérer est le caïd dans l'établissement. La seule solution utilisable, malheureusement, est de jouer sur le bâton et la carotte.

    Si un détenu accepte la règle en maison centrale, il bénéficiera d'une meilleure orientation et on l'affectera en centre de détention. S'il se tient bien en centre de détention, on préparera un projet de sortie à partir du moment où il est actif dans cette préparation. C'est la seule démarche qui pourrait donner une utilité à la prison.

    Mais aujourd'hui les personnels ressentent la prison comme un endroit de type hôtelier où les dirigeants sont plus préoccupés par le nombre d'étoiles que l'on attribuera à l'hôtellerie que par l'aspect psychologique.

    Les directeurs ont tous le même discours : ils souhaitent que la prison change et veulent la moderniser. Cependant la situation ne change pas : l'action des personnels est dévalorisée et ils sont de moins en moins nombreux. Les détenus, quant à eux, sont de plus en plus nombreux et les rapports individuels deviennent impossibles. On arrive ainsi à un constat d'échec.

    Je voudrais également souligner un paradoxe : dans les établissements neufs  -  et je pense au programme des 13 000 -  le prix d'entretien au mètre carré est le double de celui d'un établissement traditionnel. On s'inquiète du sort des détenus incarcérés dans des établissements vétustes, mais si, dès le départ, des budgets suffisants avaient été prévus pour entretenir ces locaux, ce problème ne se poserait pas. Les anciens établissements sont oubliés au profit des nouveaux. Il n'est donc pas étonnant que des aberrations soient dénoncées.

    Pour que la prison soit utile, il faut que le personnel ait un rôle mieux perçu par l'opinion publique et des objectifs clairs. Il ne doit pas être confronté à des changements radicaux à chaque fois que les gouvernements changent. Les détenus et les personnels pénitentiaires sont les otages de la politique.

M. Rémy CARRIER : Actuellement, nous disposons d'environ 34 000 cellules monoplaces en maisons d'arrêt. Un tiers ne sont plus aux normes, en termes de surface, je ne parle pas de l'ancienneté ou de l'hygiène.

    Les personnels sont dans l'impossibilité de prendre en charge les détenus - qui sont en surnombre - car ils sont en sous-effectifs. Il n'est donc pas possible d'effectuer un travail de réflexion avec le détenu.

M. Bruno LEROUX : Comment se positionne votre organisation dans le débat actuel relatif au contrôle extérieur des établissements pénitentiaires ? Que pensez-vous de la création d'une commission supérieure de déontologie de la sécurité ?

    Quel jugement portez-vous sur la façon dont notre société se sert de la prison ? En dehors de l'aspect préventif, avez-vous le sentiment de voir aujourd'hui en prison des personnes qui ne devraient pas y être mais qui auraient dû bénéficier d'une peine alternative ?

M. Serge ALBERNY : Nous sommes tout à fait favorables à un contrôle pour démontrer que le personnel pénitentiaire fait bien son travail. Bien entendu, la profession comprend également des marginaux, comme partout. Simplement les médias ne parlent que de ce qui va mal. Un contrôle pourrait donc mettre en valeur ce que l'on fait de positif.

    Un amendement a été voté qui permet aux élus de se rendre dans un établissement à n'importe quelle heure du jour et de la nuit. Ils peuvent en outre participer aux commissions de surveillance.

    Nous avons eu un comportement très réactif face à la commission Canivet car nous ne comprenons pas du tout dans quel esprit le contrôle qu'elle propose va être exercé.

    Il existe une commission supérieure de la déontologie de la sécurité. Mme le ministre s'est trompée car elle ne souhaite pas que l'administration pénitentiaire y soit intégrée, au motif que le personnel pénitentiaire n'est pas chargé du maintien de l'ordre à l'extérieur. Or, nous sommes la troisième force de sécurité publique du pays.

M. Bruno LEROUX : Elle a changé d'avis et accepté.

M. Serge ALBERNY : La commission Canivet a été mise en place pendant la campagne des élections professionnelles, ce qui est toujours un mauvais moment. Nos élus étaient plus préoccupés par la campagne électorale que par les travaux de la commission.

    Nous considérions qu'il s'agissait d'un contrôle maison à partir du moment où Mme le ministre de la justice demandait au président de la cour de cassation d'en établir les règles. Par ailleurs, les participants, au lieu de travailler activement à l'élaboration d'un réel contrôle, fondé sur une vraie déontologie, se sont contentés de faire le procès du personnel pénitentiaire.

    Il serait temps de moderniser le code de déontologie et d'en tirer les conséquences dans le projet qui est en cours d'élaboration. Nous savons qu'il est interdit de boire de l'alcool et d'arriver à notre poste de travail en état d'ébriété ! Nous savons qu'il est interdit de frapper un détenu ! Or il semble que ce contrôle extérieur mettrait en valeur un code de déontologie que nous refusons !

    Nous souhaitons reprendre ces travaux pour travailler sérieusement avec le personnel au lieu de le contraindre à partager des points de vue qui salissent la profession.

    Il est vrai qu'un certain nombre de détenus ne sont pas à leur place en prison. Mais si le juge - qui a un énorme pouvoir - ne veut pas prononcer de peines alternatives, personne ne peut l'y forcer. Nous sommes favorables aux peines alternatives à l'incarcération s'il y a sécurisation du milieu ouvert ; dans le cas contraire, l'opinion publique réagira. Et les élus adapteront leurs comportements aux réactions de l'opinion.

M. Hervé MORIN : Premièrement, existe-t-il une crise du recrutement dans l'administration pénitentiaire ?

    Deuxièmement, les départs de cette administration sont-ils nombreux ?

    Enfin, la situation est-elle très inégalitaire au sein des prisons en fonction du statut social des individus ?

M. Serge ALBERNY : Oui, il y a une crise du recrutement car ceux-ci sont insuffisants. En outre, il y a encore un an des personnels étaient recrutés en moyenne avec un niveau baccalauréat + 2. Aujourd'hui, la publicité qui est faite de notre métier a fait baisser le niveau! Ce n'est pas ainsi que l'on valorisera cette profession. Par ailleurs, de nombreux élèves surveillants démissionnent. Ceci démontre que le métier est peu attrayant.

    Nous souhaitons que la prison soit républicaine. Nous avons participé à un groupe de travail sur le bracelet électronique. Il nous a été fait un compte rendu des études menées dans les pays scandinaves. Nous nous sommes alors aperçus que l'aspect économique de cette question n'était pas négligeable.

    Plus les fonctions seront privatisées dans les prisons et moins il y aura d'égalité dans le traitement de la population pénale. M. Bonnemaison avait publié un fascicule au moment de la discussion de la création des prisons privées, intitulé « Les barreaux d'argent ». En fait, on assiste à une dérive, l'Etat souhaitant transférer au privé ce qu'il n'a pas réussi à faire.

    Nous sommes favorables à un Etat républicain, une prison républicaine et à un traitement égalitaire des détenus, alors que leurs moyens sont très variables. Il faut d'ailleurs à cette fin développer le travail pénal. Le détenu ne doit pas être simplement assisté, on doit lui offrir un travail.

M. Robert PANDRAUD : Vous avez parlé de la responsabilité du juge d'application des peines. Cette fonction doit-elle rester judiciaire ou pourrait-elle être confiée aux fonctionnaires de l'administration pénitentiaire ? En quoi l'application des peines est-elle une mission de justice ?

M. Serge ALBERNY : Il s'agit là d'un débat politique. Nous ne représentons que le syndicat national pénitentiaire Force ouvrière des personnels de surveillance.

    Les juges d'application des peines devraient faire davantage de visites dans les établissements pénitentiaires. Ils devraient se montrer plus intéressés par la prison s'ils veulent vraiment être respectés et considérés.

    En ce qui concerne le bracelet électronique, la question se pose de savoir qui va remettre le bracelet au détenu ? Qui, pénalement, sera responsable ? Bien entendu, tout le monde pense au surveillant, car il a la « tête de l'emploi » ! Là justement le juge d'application des peines devrait intervenir.

    L'administration pénitentiaire est chargée de faire appliquer la peine ; elle n'est pas chargée de l'interpréter.

    Pour conclure, je dirai que nous souhaitons avoir, dans l'administration pénitentiaire, des dirigeants qui gouvernent et qui prennent leurs responsabilités.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

Audition du syndicat national pénitentiaire Force ouvrière
des personnels de direction

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 30 mars 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

MM. Michel BEUZON, Yvan CLAUDEL, Pierre RAFFIN, Stéphane SCOTTO et Patrick WIART sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du président, MM. Beuzon, Claudel, Raffin, Wiart et Scotto prêtent serment.

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons ce matin le syndicat national pénitentiaire Force ouvrière des personnels de direction, représenté par MM. Michel Beuzon, secrétaire général, Yvan Claudel, directeur du centre de détention de Val-de-Reuil, Pierre Raffin, directeur de la maison d'arrêt d'Aix-Luynes, Patrick Wiart, directeur à l'école nationale de l'administration pénitentiaire et Stéphane Scotto, directeur à la maison centrale de Saint-Maur.

    Je vous poserai une première question : comment se passe la synchronisation des activités dans les établissements dont vous êtes directeurs, et la concertation avec les équipes intervenant dans les prisons ?

M. Michel BEUZON : Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, je représente le syndicat FO des personnels de direction depuis plusieurs années, et je crois que notre profession a toujours été discrète face aux problèmes de fonctionnement dans les établissements pénitentiaires. Des difficultés de relation ont existé au sein des équipes, mais il convient de savoir que nous sommes malmenés depuis 1988 par des grèves des personnels. En 1988, 1992 et 1994, nous avons donc dû assumer la mission de service public pénitentiaire dans des conditions souvent difficiles.

    Nous n'avons jamais eu d'état d'âme sur notre fonction, nous remplissons notre mission en toute honnêteté professionnelle, et surtout nous travaillons avec le souci de respecter la loi, en veillant à l'exécution des peines.

    Je représente une organisation qui est largement majoritaire dans le corps, corps de fonctionnaires qui s'est considérablement rajeuni depuis 1975. A la suite des mutineries qui ont eu lieu dans les prisons en 1974, il a, en effet, été procédé à des recrutements massifs qui ont conduit, pour la première fois, à l'ouverture des prisons sur l'université. M. Claudel et moi-même représentons cette génération.

    Ce mouvement a été poursuivi avec l'ouverture du programme 13 000, dans les années 90. 45 % des directeurs sont aujourd'hui des femmes. La démarche initiée par Mme la garde des sceaux, va vers un renforcement des équipes de direction. C'est une très bonne chose, car nous avons souvent fonctionné seul avec un ou deux adjoints, issus du personnel de surveillance ou bien de celui de la direction.

    Il y a 186 établissements pénitentiaires en France, mais le personnel de direction n'est affecté que dans les structures supérieures à 200 détenus. C'est la raison pour laquelle nous sommes affectés dans les établissements dits importants, établissements pour peines, en direction régionale ou à l'administration centrale.

    Notre quotidien est de veiller à une étroite harmonie en évitant les tensions qui peuvent exister, tant au sein de la population pénale qu'au sein et avec les personnels. Nous sommes quotidiennement sur la corde raide, car si nos collègues directeurs d'hôpitaux gèrent des malades, nous gérons des hommes détenus. Il est donc important de faire confiance à nos personnels et de faire circuler l'information. Un rapport de direction est d'ailleurs chaque jour rédigé, afin de permettre aux directeurs de bénéficier de la remontée de l'information.

    Mes collègues sont pour la plupart d'entre eux chefs d'établissements, ils pourront ainsi vous décrire le travail d'un directeur d'établissement pénitentiaire.

M. le Rapporteur : Nous avons déjà entendu de nombreuses personnalités qui nous ont raconté le quotidien d'un établissement pénitentiaire. Or après quelques auditions et nos premières visites, nous nous apercevons que l'image donnée de la prison ne correspond pas à la réalité, dans ses aspects positifs comme négatifs. Il nous a été reproché de nous intéresser à la situation des prisons parce que des livres à sensation ont récemment été publiés. Je voudrais rappeler que 82 rapports du même type sont à la bibliothèque de l'Assemblée nationale depuis de nombreuses années, et que personne ne les lit !

    Ce qui nous intéresse est de comprendre concrètement votre métier. On nous a parlé du manque de personnel de surveillance, éducatif, de réinsertion, médical et technique. Pouvez-vous nous décrire une journée type d'un directeur d'établissement ?

M. Michel BEUZON : Le Dr Vasseur a, ces derniers temps, occupé le devant de la scène, mais la plupart des responsables administratifs et politiques étaient au courant de la situation dans les prisons - qui n'est d'ailleurs pas si catastrophique que cela.

    Les budgets de fonctionnement ont commencé à se développer dans les années 80. Mais il existe un retard considérable qui est un héritage du désintérêt de la société sur ce qui se passe à l'intérieur des prisons.

    Depuis son arrivée, Mme Guigou a donné une impulsion remarquable à l'intégration de l'administration pénitentiaire dans les directions générales du ministère de la justice.

    Avec l'arrivée du programme 13 000, des efforts de modernisation ont été réalisés dans les établissements pénitentiaires, en termes de restauration et de chauffage. Dès les années 1983/1984, des parloirs sans dispositif de séparation ont été mis en place et la télévision est entrée dans les cellules.

    Nous avons par ailleurs coopéré avec les services sociaux pour mettre en place une politique d'insertion, même si le ratio des travailleurs sociaux est relativement faible par rapport à d'autres pays. En termes d'hygiène et de modernisation, le patrimoine pénitentiaire n'est pas si catastrophique qu'un certain nombre de médias veulent bien le dire. Bien entendu, des difficultés demeurent. Il faut par exemple se rappeler que la prison de la Santé aurait dû être fermée lorsqu'on a ouvert Fleury-Mérogis. A part la division A, rien n'y a été restauré.

    Un certain nombre de projets de réhabilitation ont été lancés par mes collègues chefs d'établissements, relayés par les directions régionales. Nous avons ainsi obtenu des plans de modernisation mis en place en fonction de crédits octroyés par la direction de l'administration pénitentiaire. Il s'agit plus d'un problème de budget que de volonté. Nous sommes des fonctionnaires et nous exécutons ce que l'on nous dit de faire.

    En matière d'évolution du patrimoine et de conditions de détention, beaucoup de choses ont été faites. Notre souci premier est le respect de la dignité de la population pénale, ainsi que du personnel qui y travaille dans des conditions difficiles.

    Le métier de chef d'établissement pénitentiaire est relativement prenant et soumis à des pressions. Nos familles ont vécu en prison puisque, jusqu'à la fin des années 80, nous avions des logements de fonction dans la détention. Une évolution a eu lieu même si beaucoup de choses restent à faire.

M. Pierre RAFFIN : Se demander quelle est la journée d'un directeur de prison, n'est pas la bonne question, car nous vivons au rythme de la prison 24 heures sur 24.

    Ce qui me frappe, après 20 ans de carrière, c'est de voir à quel point les personnels, les détenus, les autorités extérieures - et même nos familles - identifient le directeur à la prison elle-même. Nous vivons depuis quelque temps en dehors des murs, mais tellement près que finalement cela n'a rien changé. Peut-être est-ce une nécessité.

    Il n'y a pas de rupture entre notre vie professionnelle et notre vie privée. L'institution est pesante et nous le ressentons ainsi. Avant hier encore, un surveillant m'a téléphoné à mon domicile à 23 heures pour me parler de ses problèmes familiaux et de son divorce.

    Le directeur de prison peut être comparé à un commandant de navire : non seulement il ordonne l'exécution des tâches et fait appliquer la réglementation, mais il doit être présent à chaque coup dur, car on se tournera vers lui et il est le responsable. C'est ce qui fait la difficulté, mais aussi l'intérêt du métier. C'est sur le directeur que va peser l'entière responsabilité d'une décision ou d'une erreur.

    Au quotidien, un directeur de prison est entouré d'adjoints, de personnel d'encadrement qui vont se charger de toute une partie du travail. Le personnel est de mieux en mieux recruté, formé et plus performant, ce qui nous facilite la tâche. Néanmoins, cette responsabilité quotidienne est lourde, car nous ne connaissons jamais de rupture avec l'institution - combien de fois avons-nous été rappelés pendant nos congés !

M. Michel HUNAULT : L'amélioration des conditions de détention des détenus et, par là même, des conditions de travail du personnel, est-elle réellement une question de moyens, ou des mesures telles que, par exemple, trois douches par jour, poseraient-elles des problèmes insurmontables ?

    Les sanctions disciplinaires nous apparaissent souvent comme des mesures discrétionnaires. Un peu plus de transparence dans ces sanctions, la présence d'un avocat, soulèveraient-elles des difficultés majeures ?

M. Stéphane SCOTTO : Il y a une corrélation réelle entre l'amélioration des conditions de détention et les moyens qui nous sont attribués. Dans la maison centrale de Saint-Maur, les détenus ne prennent ni une, ni deux douches par semaine, mais une ou deux par jour s'ils le souhaitent. Tout simplement parce qu'on en a les moyens et que nous avons la capacité de leur permettre d'accéder à des installations qui sont, en réalité, de première nécessité.

    Il faut dépasser l'image surannée que l'on a de personnels pénitentiaires qui seraient mécontents de ce qui est accordé aux détenus sans qu'une compensation - en termes d'amélioration de conditions de travail - ne leur soit octroyée. Les personnels sont aujourd'hui tout à fait favorables à l'amélioration des conditions de détention de la population pénale, car l'amélioration de leurs conditions de travail en dépend.

    La sanction disciplinaire peut apparaître comme ayant un caractère discrétionnaire à partir du moment où une personne doit décider de la sanction qui sera - ou non - infligée et qui ne réside pas forcément dans le placement en cellule disciplinaire.

    Je ne sais pas s'il nous appartient de répondre à votre question concernant la présence d'un avocat. Cependant, les demandes et les comportements de la population pénale nécessitent des réponses rapides. Nous devons intervenir en temps réel. Attendre l'arrivée d'un avocat pour infliger une sanction disciplinaire pourrait constituer une difficulté, sinon un obstacle.

M. Yvan CLAUDEL : J'ai souvent l'impression que les personnes extérieures considèrent le délinquant ou le criminel, quand il franchit les murs de la prison, comme une victime. Je suis désolé de vous décevoir, mais quand ce délinquant ou ce criminel arrive en prison, il ne devient pas une personne honnête qui ne pose aucun problème.

    Le travail des surveillants est essentiel, car il constitue le gage de la prévention de la récidive de la délinquance en prison. Les personnes violentes dans la rue le sont également en prison, les escrocs continuent à escroquer et les violeurs continuent de violer - notamment lorsqu'ils sont dans des régimes que l'on veut humains grâce à des systèmes de portes ouvertes.

    Tout cela justifie des sanctions disciplinaires : nous n'avons en effet pas d'autres solutions, puisque nous ne pouvons pas les mettre à la porte ! Il nous faut donc les assumer et assurer le maintien des équilibres. Le directeur de prison vit sur un navire : il doit s'occuper des machines, de l'équipage, des passagers et de la passerelle 24 heures sur 24.

    Les sanctions disciplinaires répondent à des critères définis par la loi. Le directeur ne peut donc pas prononcer n'importe quelle sanction. Celles-ci sont échelonnées en fonction de la gravité de l'infraction - il y a trois degrés d'infraction, qui vont jusqu'à l'agression. Ces incidents sont d'autant plus graves que nous comptons, parmi les détenus, des personnes qui relèvent plus de l'hôpital psychiatrique que de la prison. A Val-de-Reuil, une trentaine de cas en relèvent.

    Nous serons obligés de garder un détenu qui n'a posé aucun problème pendant des mois et qui, subitement, égorge un codétenu avec un couteau de cantine. Il faut donc trouver des solutions pour le sortir provisoirement de la vie collective, les autres détenus ayant droit à une prison sécurisée. Là réside toute la difficulté de l'amélioration des régimes, en les rendant de plus en plus libéraux.

    Le chef d'établissement sert à maintenir les équilibres dans une prison. La prison est le carrefour de toutes les institutions, et chaque institution qui intervient veut construire sa cathédrale ; mais chaque cathédrale doit tenir compte des contraintes des autres.

    Nous exerçons ce métier avec nos propres ressources, notre propre personnel. Depuis six ans, nous n'avons bénéficié d'aucun apport supplémentaire en termes de personnels administratifs, de surveillants ou de personnels techniques. Or voici quelques tâches qui sont de notre ressort : l'immatriculation des détenus à la sécurité sociale, la préparation des cartes d'identité, la conservation des dossiers d'instruction avec obligation d'organiser la consultation par les détenus, les enquêtes pour les procédures disciplinaires, et la réponse aux recours que formulent les détenus auprès des autorités administratives et judiciaires.

    Sans effectifs supplémentaires, nous avons mis en place un gradé sécurité et un agent chargé de la mise en _uvre dans le cadre des comités d'hygiène et de sécurité. Les moniteurs de sports sont pour la plupart des surveillants ; les spécialistes en informatique sont également des surveillants ayant suivi une formation.

    Nous assurons aussi la déconcentration des concours. Je viens de siéger huit après-midi comme président de jury. Il nous a été demandé de mettre en place le projet d'exécution des peines pour les détenus. Or voilà six mois qu'un psychologue est attendu à Val-de-Reuil.

    En revanche, la responsabilité de la mission de réinsertion nous a été enlevée. C'est cruel et rend délicat le maintien des équilibres.

    Enfin, je terminerai en vous disant que le calcul des effectifs est actuellement réalisé sur la base d'un taux majoré de 16 %. S'il était tenu compte réellement des congés, de la formation, des détachements syndicaux et des absences, ce taux devrait être de 26, voire de 29 %.

    Lorsque les chefs d'établissements sont calomniés et attaqués par des organisations telles que l'Observatoire international des prisons, et que d'anciens détenus viennent devant les prisons nous donner des leçons de morale, ils vivent une situation très difficile.

    Les bonnes relations que nous entretenons avec la gendarmerie, la police et les parquets nous réconfortent.

M. Michel HUNAULT : Je suis tout de même étonné que deux questions relatives aux moyens et aux sanctions disciplinaires, aient suscité une telle réaction ! Je ne dis pas que votre métier est facile. Vous venez de rappeler que les détenus étaient des délinquants et des criminels. J'ai également des convictions en la matière, mais ma question était précise : elle concernait les moyens, car visiblement, il suffirait de peu de choses pour améliorer à la fois les conditions de détention et de travail des personnels.

    Vous nous dites que votre responsabilité est très lourde, vous nous permettrez donc de vous poser la question de savoir s'il ne faudrait pas ouvrir la prison à des intervenants extérieurs. Le bâtonnier de Paris propose par exemple que des permanences d'avocats soient mises en place en prison.

M. Yvan CLAUDEL : Je pensais avoir répondu sur les moyens, car les réformes que nous avons mises en place l'ont été sans augmentation d'effectifs.

M. Michel BEUZON : Nous savons l'intérêt que vous portez à notre profession et à notre mission, mais je voudrais vous rappeler que nous sommes des responsables soumis à une très forte hiérarchie. Notre communication est relativement frileuse. Nous l'assumons dans le cadre de notre déontologie syndicale et professionnelle. La convergence de responsabilités sur un corps de 300 fonctionnaires devient exorbitante. Nous n'avons d'ailleurs aucun droit à l'erreur.

    Il est important, et nous le réclamons depuis 1992, de redéfinir la place de la prison dans notre société. Nous avons, en effet, besoin d'un cadre politique, et surtout de savoir que l'ensemble de la société ne ferme pas les yeux une fois que le détenu franchit les grilles de la prison. Notre mission est de garder les détenus pour une durée qui est de plus en plus longue, détenus qui connaissent des difficultés d'ordre psychiatrique ou d'ordre médical - avec les détenus âgés - et des jeunes à réinsérer.

    Ce sont des problèmes de société importants face auxquels nous sommes trop souvent seuls et dont nous souhaitons partager la responsabilité avec les élus.

    Une permanence d'avocats va se mettre en place à la Santé, et nous ne pouvons que nous en féliciter. Le directeur a tout intérêt à s'entourer d'un maximum de conseils, personne ne remettra en cause son rôle de chef d'établissement.

M. le Président : Monsieur le secrétaire général, notre mission est bien de nous préoccuper de tout ce que vous évoquez très largement pour vous aider dans votre travail.

M. Hervé MORIN : Messieurs les directeurs, comment percevez-vous la motivation du personnel placé sous votre autorité ?

    Quel est votre sentiment sur le constat selon lequel il n'existerait plus de structuration de la vie sociale dans les prisons, les détenus pouvant regarder la télévision toute la nuit et ne pas se lever de la journée ?

    Par ailleurs, êtes-vous favorables à un règlement intérieur unique pour l'ensemble des établissements pénitentiaires ?

    Comment percevez-vous le travail réalisé par les corps d'inspection, et quel est votre sentiment sur la réforme des corps de contrôle ?

    Enfin, comment devient-on directeur de prison, est-ce une vocation ?

M. Michel BEUZON : Non, la plupart d'entre nous n'ont pas la vocation ! Nous passons un grand nombre de concours de la fonction publique dont celui-là. Cela étant, il s'agit d'un métier passionnant, vivant.

    Nous ne bénéficions pas du confort des préfets et nous sommes sur la sellette au quotidien. Par rapport à d'autres gestionnaires, nous devons gérer des hommes qui sont contraints et forcés de rester parmi nous, ce qui nécessite d'avoir un modus vivendi.

    Le point commun des directeurs de prison lorsqu'ils arrivent à 45 ou 50 ans, est qu'ils sont usés - problème qui n'existait pas il y a vingt ans. Nous connaissons aujourd'hui des procédures disciplinaires qui n'existaient pas. Nous nous faisons agresser, insulter, diffamer par les syndicats de surveillants, et nous avons beau demander à notre hiérarchie d'intervenir, elle reste relativement frileuse.

    Cette profession va mal. Un certain nombre de nos collègues démissionnent et deviennent magistrats ou administrateurs civils, ou rejoignent le secteur privé. Nous sommes 24 heures sur 24 sur le pont sans aucune sérénité car l'on est entré dans une phase de suspicion.

    Nous devons veiller à la stricte application du droit. Nous respectons le détenu qui est un homme et qui a droit à un certain nombre d'égards. En revanche, il faut aussi que le détenu accepte le règlement. Alors que la population pénale n'est pas homogène, les régimes de détention ont été banalisés. Le strict régime maison centrale et le strict régime d'un centre de détention pour longues peines n'existent pas.

    Les quartiers de très haute sécurité ont été supprimés, ce qui est très bien. Mais nous sommes désarmés face à certains comportements de détenus. Etre désarmés signifie que nous sommes réduits, non à user de la procédure disciplinaire, mais à pratiquer le « tourisme pénitentiaire », c'est-à-dire le déplacement des détenus d'un établissement à l'autre.

    Il est difficile de gérer un détenu dont la peine de sûreté est de 18 ou 20 ans. Nous avons aussi le souci de maintenir l'espoir. Nous devons trouver un mode de fonctionnement qui amène le détenu à adhérer au règlement.

    La profession subit aujourd'hui tellement de pressions qu'elle s'autocensure.

    Nous faisons un métier dans lequel le prosélytisme syndical de la base est relativement fort et écouté. La CGT, FO et l'UFAP sont des syndicats forts et souvent le directeur est seul. Il doit faire machine arrière face aux intérêts politiques qui nous sont imposés. Notre crédibilité en est souvent affectée.

    On parle de management et d'équité, mais il convient aussi de faire adhérer le personnel à un mode de fonctionnement et à un projet d'établissement. Depuis deux ans, nous avons mis en place des comités d'établissement, mais souvent nous nous y retrouvons seuls. Le dialogue social ne peut avoir lieu dans ces conditions.

    Nous essayons de faire adhérer les personnels au projet d'établissement sans pratiquer pour autant la surenchère. La bonification du cinquième a été accordée au personnel de surveillance en 1996, et d'ailleurs nous le réclamons également pour les directeurs. Très souvent, le nombre de candidats aux concours est insuffisant. Il est parfois nécessaire d'abaisser le niveau des recrutements. Etant donné que l'administration n'est pas totalement déconcentrée, des agents sont mutés alors qu'ils sont à peine arrivés. En outre, les directeurs sont tenus à une mobilité tous les trois ans et demi. Il est bien difficile, dans ces conditions, d'élaborer des projets dans la durée et la sérénité.

M. Pierre RAFFIN : Il est vrai qu'en détention, certaines règles de vie ont été perdues de vue. On essaye de donner aux mineurs, dans un souci d'hygiène de vie et d'éducation, un minimum de règles nécessaires à la vie en collectivité. Mais étant donné que l'on ne peut pas l'imposer, nous essayons de les persuader, de les éduquer. Ceci est très difficile, d'autant que, parfois, ces jeunes n'ont jamais subi de telles règles.

    Le temps moyen de détention est de six mois. Il est difficile en si peu de temps d'imposer des règles de vie à des personnes qui n'en ont jamais eues.

    La motivation du personnel est forte en début de carrière. Les personnels ont envie de s'investir et de faire évoluer le système. Mais devant les difficultés ou les critiques, cette motivation va peu à peu s'atténuer. A l'heure actuelle, les personnels sont extrêmement démotivés par les campagnes de presse qui tendent à les faire paraître comme les tortionnaires de la République. Ils sont choqués, démotivés et profondément découragés.

    Cela signifie que leur motivation existait bien auparavant et il faudrait au contraire l'encourager.

M. le Président : De nombreuses personnes nous ont affirmé que le personnel pénitentiaire, dans son ensemble, était d'un grand professionnalisme, et que la situation serait bien pire si ce n'était pas le cas.

Mme Nicole BRICQ : Quelles sont les relations directes qu'un directeur entretient avec les détenus ? J'ai en effet eu l'impression que cette mission était « sous-traitée » aux surveillants et aux gradés. Or l'absence de contact direct rend certainement votre mission difficile à assumer.

    Comment se déroule le parcours professionnel d'un cadre pénitentiaire ? Comment passe-t-il d'un centre à un autre ? J'ai le sentiment que votre carrière pourrait être organisée, comme dans d'autres professions de la fonction publique, de telle façon qu'en fin de carrière vous soyiez affecté à une maison d'arrêt sans difficultés, pas trop loin des attaches familiales.

    Le malaise que vous avez décrit en tant que chef d'établissement est le même que celui de tout dirigeant, y compris dans le secteur privé, qui se sent coincé entre le personnel qu'il doit manager et les décisions lointaines d'un conseil d'administration qu'il est chargé d'appliquer en fonction de normes de rentabilité.

M. Stéphane SCOTTO : Notre motivation pour devenir directeur d'établissement pénitentiaire relève notamment de la volonté d'être au c_ur de relations humaines, de travailler sur une matière vivante, mouvante et donc d'avoir une activité de terrain. Certes nous disposons d'instruments juridiques pour travailler mais les relations humaines sont au c_ur de notre activité.

    Dès lors, la relation directe avec la population pénale s'impose à nous. Elle est, d'une part, un gage de longévité au sein de l'établissement, car sinon le directeur serait très vite isolé et dépossédé de ses prérogatives au profit de ceux qui sont continuellement au contact de la population pénale. Elle est, d'autre part, un gage de légitimité, car il nous importe de savoir ce qui se passe dans l'établissement.

    Bien entendu, il existe des filtres, mais le moyen de s'en affranchir est d'aller au-devant de la population pénale et de se positionner comme le responsable du fonctionnement. Les détenus ont besoin de savoir qui est le responsable, et de temps en temps de le rencontrer. D'ailleurs, lorsqu'un directeur est trop longtemps absent de la détention, très vite les détenus se donnent le moyen de le rencontrer, que ce soit par le biais de mouvements collectifs ou d'agressions, car ils savent que devant la commission de discipline ils rencontreront le directeur.

    Si vous avez pu avoir l'impression que cette relation s'étiolait, je le regrette, et j'imagine que cela était imputable aux circonstances du moment, lorsque vous avez visité l'établissement.

Mme Nicole BRICQ : C'est peut-être aussi une question de génération de directeurs.

M. Stéphane SCOTTO : C'est peut-être aussi dû aux demandes qui nous sont adressées. Au gré des réformes et des circulaires qui mettent en place des nouveaux dispositifs, le volet administratif des fonctions de directeur s'alourdit. Dès lors, on est nécessairement absent de la détention.

    Il est vrai que l'on ne peut pas avoir des relations avec les intervenants, quels qu'ils soient - et participer à leur travail en symbiose avec l'établissement -,  si l'on est tout le temps en détention. On ne peut pas non plus alors travailler sur le montage de projets visant à faire évoluer un établissement.

    Une des conséquences à tirer de cet éloignement serait peut-être de mener une réflexion sur la composition des équipes de direction afin de les étoffer pour permettre de faire face aux nouvelles missions - avec la nécessité de préserver les anciennes.

M. Michel BEUZON : Dans les établissements où l'état-major est composé de deux ou trois personnes, la relation quotidienne est assurée par l'adjoint. Mais il est important, lors des arrivées, que le directeur et ses collaborateurs rencontrent les détenus. En établissement pour peines, le directeur connaît ses détenus. En maison d'arrêt, il ne les connaît pas tous. Lors de l'accueil, les détenus rencontrent un chef, même lors du week-end, pour leur affectation en cellule.

    Mais la relation avec le détenu est une richesse de notre métier. Il est vrai que le directeur rencontrera surtout les détenus difficiles, ceux arrivant avec un dossier judiciaire particulier, ainsi que les détenus ayant une certaine notoriété.

M. Patrick WIART : Nous avons depuis longtemps des problèmes de gestion de carrière tenant à la petitesse de ce corps de fonctionnaires. Des jeunes gens sortant de l'école se sont retrouvés - parce que c'était l'été - en position d'intérim de chef d'établissement et ont dû réagir au mieux avec le peu d'expérience qu'ils avaient.

    Depuis quelque temps, il existe un bureau de la gestion des carrières au ministère de la justice qui essaie d'établir des profils de carrière. Non pas qu'il y ait une carrière idéale, mais nous avons la chance de pouvoir occuper des postes en fonction de nos goûts. Certaines personnes ne veulent travailler qu'en maison d'arrêt - dans l'urgence -,  d'autres préfèrent travailler en centre pour peine, car elles considèrent qu'elles ont davantage de temps pour instaurer une relation avec les détenus et ont le sentiment qu'elles peuvent mettre en place des actions à long terme.

    Nous avons également la possibilité d'occuper des postes à l'école ou dans une direction régionale. L'idéal, c'est que le fonctionnaire en question puisse passer par différents postes pour avoir une expérience complète et en faire bénéficier l'établissement dans lequel il est muté.

    En revanche, je dirai qu'il n'existe pas de petites maisons d'arrêt tranquilles pour une fin de carrière. Malheureusement, nos collègues chefs de maisons d'arrêt, même s'ils n'ont que 150 ou 200 détenus, ont les mêmes difficultés que nous. Bien entendu, en fin de carrière un choix géographique peut être fait. Par ailleurs, certains d'entre eux ne souhaitent pas finir leur carrière dans un établissement et aspirent à faire partie d'un échelon régional en tant que conseil. Cela permet de tirer profit de l'expérience vécue sur le terrain.

    On commence tout juste, dans notre profession, à réfléchir à la gestion des carrières. Un petit corps répond parfois difficilement à la demande. Plusieurs commissions administratives paritaires ont eu lieu sans que l'on puisse pourvoir certains postes, les intéressés hésitant - au vu des responsabilités et des difficultés du métier - à diriger un établissement. Certains se demandent comment ils pourront, demain, assurer leur mission avec une certaine sérénité.

    Ayant participé à la commission Canivet, je vous ferai part de deux réflexions.

    Les directeurs d'établissements pénitentiaires ne peuvent pas être contre le contrôle, car par définition ce serait laisser la porte ouverte aux fantasmes, à la suspicion. Cela étant dit, les contrôles existent dans les textes mais sont plus ou moins exercés.

    Il n'existe aujourd'hui qu'une inspection « maison » composée seulement de cinq personnes. Ces inspecteurs se déplacent essentiellement en réponse à un événement. Cette inspection n'exerce donc pas du tout son rôle de conseil.

    Nous avions pensé que l'échelon régional pourrait servir de conseil, mais l'on s'aperçoit qu'avec la déconcentration, il n'a pas non plus les moyens d'exercer un rôle de conseil.

    La commission Canivet préconise la création d'un contrôleur général, idée que nous avons avancée il y a déjà de nombreuses années. Il faut y voir non pas une inspection maison, mais un organe extérieur qui connaisse bien le fonctionnement des prisons.

    Nous souhaitons, à titre syndical, que ce qui sera mis en place au titre du contrôle puisse fédérer l'ensemble des contrôles existant aujourd'hui dans la société civile - que ce soit en matière médicale, de sécurité du travail, etc.

    Les directeurs d'établissement ne peuvent, je le répète, qu'être d'accord avec la notion de contrôle, d'autant qu'ils sont de plus en plus mis devant leurs responsabilités pénales. Un directeur régional a été mis en examen au motif qu'un accident s'était produit dans les ateliers de Fresnes. Nous sommes demandeurs de contrôles et de conseils, ce qui nous permettra de réclamer des moyens et de mettre en place la réglementation.

M. Robert PANDRAUD : Quelle part de la journée un directeur passe-t-il à la gestion de son personnel ? J'ai posé cette question à la directrice de l'administration pénitentiaire qui m'a répondu que ce pourcentage n'était pas très important.

    Je suis partisan d'ouvrir les établissements pénitentiaires. Mais, en général, ceux qui entrent alors ont d'éminentes qualités intellectuelles et techniques, mais n'ont jamais commandé d'hommes. Je ne suis donc pas sûr que cela convienne au sein d'un établissement collectif.

    Ne pensez-vous pas qu'il serait plus simple de conforter l'inspection interne en la faisant dépendre directement du ministre, ce qui permettrait d'exercer à la fois des activités de contrôle, de conseil et pourquoi pas des fonctions d'officier de police judiciaire ce qui pourrait éviter, en cas de difficultés, une multiplicité d'enquêtes et de contrôles.

M. Yvan CLAUDEL : Un directeur consacre environ 70 % de son temps de travail à la gestion du personnel, pour régler aussi bien des problèmes inter-relationnels, voire d'ordre privés, qui influent sur le fonctionnement du service, que des problèmes liés aux procédures et aux pratiques professionnelles. Outre le temps qu'il consacre à traiter de cela, il devrait faire le tour complet de l'établissement au moins une fois par jour. En effet, le personnel ne comprendrait pas qu'un directeur s'adresse aux détenus avant de saluer son personnel.

    Nous passons de plus en plus de temps à effectuer du travail administratif pour répondre à des requêtes et à des sollicitations diverses de plus en plus importantes. Cela est d'autant plus difficile que nous sommes touchés par la pénurie de directeurs. Val-de-Reuil est actuellement dirigé par un directeur et un stagiaire, alors que quatre postes sont prévus pour l'équipe dirigeante.

M. Michel BEUZON : Cela fait plusieurs années que nous demandons que l'inspection générale soit rattachée au cabinet du ministre. L'inspection pénitentiaire est actuellement réalisée à la discrétion de la direction générale. Je disais que nous étions en permanence sur la sellette parce que la marge d'erreur n'existe pas chez nous, la direction générale n'intervenant qu'en cas de grosse difficulté. Par ailleurs, les inspections classiques et pédagogiques de formation font relativement défaut.

    Nous fonctionnons suivant une tradition orale, mais la codification est de plus en plus importante. Au regard de ce qui se passe dans la société civile - avec la responsabilité pénale du chef d'établissement -,  nous avons un retard considérable dans la mise aux normes. Nous nous félicitons que la société civile entre dans la prison, mais, a contrario, cela nécessite que nous disposions de moyens pour répondre, c'est-à-dire la réadaptation du patrimoine immobilier. Nos structures sont vieillissantes, ce qui constitue un handicap qui ne pourra être comblé que dans de nombreuses années.

    Nous demandons donc un contrôle régulier, une véritable inspection qui puisse sanctionner mais aussi donner des conseils et dispenser des formations.

M. François LONCLE : L'état d'esprit dans lequel se trouve le personnel pénitentiaire depuis que la société française s'intéresse à la prison est surprenant. La pire des choses - et c'est ce qui s'est passé pendant des années - est que la société ignore la prison. Il convient de rassurer le personnel en lui disant que cette commission sur la situation dans les prisons françaises n'enquête pas contre lui. Nous souhaitons améliorer la situation non seulement des détenus, mais également celle des personnels.

    Monsieur Claudel, vos propos montrent que le député du Val-de-Reuil n'est pas très efficace ! Il s'agit du premier centre de détention d'Europe, dans lequel se trouvent 24 détenus à perpétuité sur 780 détenus. J'ai visité ce centre - en dehors du cadre de la commission - car des expériences très positives sont mises en place, notamment en matière de sport ou d'ouverture des cellules. Nous sommes confrontés, dans ce centre, depuis de longues années, à des problèmes d'effectifs, les départs n'étant pas remplacés. Il y a là un grave problème - même si c'est également le cas dans d'autres administrations, car les vacances de postes sont beaucoup trop longues.

M. Michel BEUZON : La justice est rendue au nom du peuple français. Notre syndicat réclame depuis longtemps un regard extérieur sur les prisons. Si la prison est réellement transparente, nous ne pourrons qu'y gagner.

    En ce qui concerne les contrôles, nous sommes aujourd'hui amusés de voir que les magistrats qui visitent nos établissements nous demandent de signer le cahier des visites afin d'attester de leur passage !

    Les difficultés de la détention doivent être connues de tous, car le problème de la longueur des peines est un problème de société. Nous attirons l'attention depuis de nombreuses années sur la banalisation des régimes de détention. Que faisons-nous avec un détenu qui doit purger une peine de 30 ans ? Il s'agit là d'un véritable problème face auquel nous sommes parfois désarmés, et pour lequel nous souhaitons l'aide des élus. Après une multiplicité d'échecs, la prison doit opérer un recadrage dans un temps limité. Ceci relève de notre responsabilité ; nous devons participer au processus socialisant.

M. François LONCLE : Je suis tout à fait d'accord avec les propos de M. Claudel concernant les détenus relevant d'un traitement psychiatrique et qui ne devraient pas être en prison.

M. Michel BEUZON : Il y a en effet des détenus qui ont des problèmes psychiatriques graves et que nous ne pouvons gérer par la sanction disciplinaire.

    Depuis la loi sur les soins en milieu pénitentiaire de 1994, un effort considérable a été réalisé : le droit et l'accès aux soins ont été ouverts à la population pénale, à l'instar de ce qui se fait à l'hôpital. Même si elle soulève quelques difficultés de mise en _uvre, nous ne voulons pas que la réforme relative à l'insertion échappe à la responsabilité collective de l'établissement. Nous ne voulons pas fonctionner uniquement sur un mode répressif.

    Il nous appartient bien de gérer la peine, mais nous ne pouvons pas le faire en « fonctionnaire ». Nous ne pouvons le faire qu'avec des partenaires extérieurs. D'un autre côté, le détenu doit adhérer au règlement intérieur. Nous devons l'y contraindre, car toute vie en collectivité est réglementée. N'inversons pas les rôles, un détenu n'a pas tous les droits. L'évasion fait partie du droit et de l'espoir du détenu que l'on accepte ; mais si un détenu s'évade, la sécurité publique est en jeu. On note une évolution depuis de nombreuses années par rapport à la non-responsabilité pénale du chef d'établissement en matière d'évasion.

    La durée de la détention nous inquiète particulièrement aujourd'hui. La prison pose un véritable débat de société : on ne peut plus condamner une personne à 30 ans de prison sans se préoccuper de savoir comment sa détention va se passer. Il est indispensable de lui construire un parcours, c'est-à-dire un projet d'exécution de la peine. Il doit travailler et se former, car la prison c'est aussi consentir à des contraintes organisationnelles.

    Les médias se focalisent sur l'événementiel. Ils mettront en avant le côté le plus sordide parce qu'il correspond aux clichés que l'on se fait de la prison. Mais il faut aussi se demander comment les conditions de détention et de travail peuvent être améliorées.

M. Yvan CLAUDEL : Le malaise dans les prisons vient en grande partie d'un manque de contrôles. Aucun contrôle technique n'a été exercé depuis des années. Nous n'avons ni repère, ni conseil professionnel écrit. Nous avons donc l'impression d'être instrumentalisés, à la fois par les médias et les détenus, notre administration ne réagissant que lorsqu'un événement est rapporté par ceux-ci ou par les groupuscules qui tournent autour des prisons.

Mme Nicole FEIDT : Le personnel pénitentiaire est d'astreinte 24 heures sur 24 et ne peut pas toujours prendre de vacances pendant la période estivale. Etes-vous prêts à remettre en cause le système de la « boule à deux mois », système qui manque de souplesse et qui coûte 600 à 700 postes à l'Etat ? Avez-vous une nouvelle proposition d'organisation du temps de travail au sein des établissements à formuler ?

M. Michel BEUZON : Lorsque la bonification du cinquième a été mise en place, nous pensions que l'organisation de la journée de détention serait réexaminée à cette occasion.

    Il aurait été intéressant de profiter de cet aménagement pour réfléchir à l'annualisation du temps de travail, et surtout pour essayer de rallonger la journée de détention afin de ne pas servir les repas à 17 heures 30 !

    La boule à deux mois est une erreur. Mais en vous disant cela nous faisons de l'antisyndicalisme par rapport à nos collègues surveillants. La démarche politique que je conduis actuellement sur les 35 heures, avec l'administration centrale, consiste à amener nos partenaires du personnel de surveillance à réfléchir à un espace temps différent et à une gestion du personnel de surveillance plus étalée dans le temps. Et je pense sincèrement que l'on ne peut qu'y gagner.

Audition de l'Union générale des syndicats pénitentiaires CGT

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 6 avril 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

MM  Désiré DERENSY et Michel POUPONNOT sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. DERENSY et POUPONNOT prêtent serment.

M. Désiré DERENSY : En tout premier lieu, je souhaiterais vous faire part des regrets de M. Alexis GRANDHAIE de ne pas pouvoir participer à cette audition. Nous estimons que les travaux de votre commission présentent un intérêt certain, surtout en cette période qui semble propice à un débat serein sur le problème des prisons car, hormis le livre du Dr Vasseur qui a provoqué quelque effervescence, la situation, tant du côté des détenus que des personnels, est relativement calme.

    Cette situation nous permet de mener une réflexion, sans avoir à prendre des mesures dans l'urgence et en s'appuyant sur une approche plus globale de problèmes qui sont souvent traités au coup par coup, tant dans notre pays que dans les pays voisins.

    Je souhaiterais mettre en exergue les points essentiels de nature à modifier profondément la politique pénitentiaire, à rendre la prison efficace dans la lutte contre la délinquance, c'est-à-dire à diminuer la récidive.

    Tout d'abord, la CGT souhaite rappeler, ce qui est peut-être d'une grande banalité aux yeux de certains, qu'aucun être humain ne naît avec des gènes criminogènes. Si on constate que, dans les établissements pénitentiaires, les détenus sont souvent issus des classes les plus défavorisées de la société, il y a des raisons à cela. Il ne peut y avoir une bonne politique de lutte contre la délinquance sans que soit menée en parallèle une politique sociale de lutte contre le chômage, l'échec scolaire, etc. Les dernières statistiques montrent que la plupart des détenus sont issus de milieux défavorisés, sont au chômage et ont un très faible niveau d'éducation. C'est un aspect non négligeable du problème.

    Je voudrais plus particulièrement insister sur quatre points :

      - il faut établir une politique claire et lisible de lutte contre la délinquance et de recours à la prison.

      - il faut diminuer le nombre des détenus et promouvoir les alternatives à l'incarcération.

      - il faut adapter les régimes de détention à chaque catégorie de population pénale, terme sur lequel il convient de s'entendre.

      - il faut changer radicalement les méthodes de travail de l'administration pénitentiaire.

    Sur le premier point, on constate, depuis un certain nombre d'années et quel que soit le gouvernement - les gouvernements ne défont pas forcément ce que leurs prédécesseurs ont fait - que des peines de plus en plus lourdes sont non seulement inscrites dans le code pénal, mais sont effectivement prononcées. La durée de détention a quasiment doublé en quinze ans.

    Dans le même temps, on recherche en permanence des solutions pour faire sortir les gens qui sont en prison ou pour leur éviter la prison. Malgré cela, le nombre de détenus augmente constamment, même s'il est sujet à des baisses conjoncturelles, dues à des circonstances qui ne devraient pas à notre sens exister, telles que les grâces ou les amnisties. Le nombre actuel de 51 000 détenus découle des effets de deux mesures de grâces successives.

M. le Rapporteur : Il serait en leur absence de 57 000 détenus.

M. Désiré DERENSY : Ce serait le nombre de détenus après une seule mesure de grâce. Sans aucune grâce, nous serions, en réalité, aux environs de 60 000 détenus.

    Il faut choisir entre deux orientations : soit privilégier la répression et dissuader de l'infraction par des peines lourdes et effectivement appliquées ; soit considérer que la prison n'est pas seulement une sanction, mais aussi un moyen de lutter contre la récidive. En effet, à un moment donné, les détenus sortent de prison. Comment faire alors pour lutter contre la récidive ? L'un des moyens, à notre sens, serait d'éviter l'incarcération.

    Une avancée pourrait déjà être réalisée en ce qui concerne le deuxième point, en réduisant les incarcérations de ceux qui ne sont pas condamnés, c'est-à-dire les prévenus. Aujourd'hui, un nombre important de détenus, soit sortiront sans avoir été condamnés, soit seront condamnés à une peine qui couvre la durée de leur détention provisoire.

    L'un des invités de la récente émission de Mireille Dumas « »La vie à l'endroit » avait été incarcéré plus de six mois après avoir été suspecté de viol. Il a été libéré, sans même un mot d'excuse du juge d'instruction. Il faudrait limiter les pouvoirs du juge d'instruction, et responsabiliser ce juge qui doit rendre des comptes. La détention provisoire ne doit servir qu'à garder l'individu disponible pour la justice, pour les besoins de l'instruction et ne doit pas être utilisée comme un moyen de pression ou comme une facilité pour les juges.

    Par ailleurs, certaines peines de longue durée sont réellement trop longues. Plutôt que de prononcer une peine incompressible de trente ans, mieux vaut condamner à la perpétuité et dire à la personne qu'elle ne sortira jamais. Comment réinsérer quelqu'un qui sait devoir rester au minimum trente ans en prison ? Cela revient à nier l'efficacité même que pourrait avoir la prison. Au contraire, nous pensons qu'on peut réadapter les individus, mais cela implique que des peines moins longues soient prononcées. Il faut raccourcir les peines, comme l'ont fait d'autres pays, notamment l'Espagne et quelques pays nordiques.

    En substitution aux peines les plus courtes, les alternatives à l'incarcération devraient être encouragées. De nouvelles peines alternatives sont en permanences mises en place sans que celles qui sont déjà disponibles aient été suffisamment exploitées, en raison du manque de moyens nécessaires pour le faire. C'est bien dommage. Toutes les études, notamment celle de Kinsey, prouvent que moins le temps d'incarcération est long, moins il y a récidive.

    Par exemple, l'étude sur les libérations conditionnelles montre que les détenus libérés en fin de peine récidivent deux fois plus que les détenus sortis en liberté conditionnelle. Je reviendrai d'ailleurs sur la question de la communication de l'administration pénitentiaire sur la libération conditionnelle.

    Une réforme importante de la libération conditionnelle devrait être entreprise et il est regrettable que le garde des Sceaux se précipite pour déposer un amendement au Sénat, à la suite du rapport Farge. La libération conditionnelle doit être envisagée de façon beaucoup plus globale et ne peut être réformée sans discussions préalables avec les organisations syndicales et les intéressés. La réforme devrait englober les réductions de peine.

    Les détenus n'ont qu'à attendre les remises de peine, sans préparer aucun projet de sortie. Il serait préférable d'avoir avec les détenus une démarche constructive basée sur l'élaboration d'un projet avec eux permettant l'octroi d'une libération conditionnelle. Ensuite il convient de mettre en place un contrôle à l'extérieur, doté des moyens nécessaires. C'est une idée que nous souhaitons développer.

    Les régimes de détention doivent être adaptés au traitement que l'on veut donner aux détenus. Le point fondamental, qui fait scandale avec le livre de Véronique Vasseur, est celui des prévenus qui doivent être totalement séparés des condamnés. Alors qu'ils doivent être considérés comme innocents, leurs conditions de détention sont dix fois plus défavorables que celles des condamnés. Ils doivent être considérés comme des gens innocents, que l'on garde à la disposition de la justice, et donc bénéficier de conditions de détention meilleures que celles des condamnés, et pouvoir bénéficier de moyens de communication notamment.

    L'appréciation du régime des condamnés s'opère en fonction de la dangerosité et du délit commis. Encore faudrait-il s'entendre sur le terme dangerosité car, à un moment donné, quelqu'un est dangereux et deux ans après, il ne le sera plus de la même manière. Nous pensons qu'il faut séparer les détenus condamnés à de moyennes ou à de longues peines en fonction de leur comportement social et de leur volonté de travailler à se réinsérer dans la société.

    Les régimes de détention devraient évoluer selon trois phases : une phase d'observation, de construction du projet ; une deuxième phase pendant laquelle le détenu se responsabilise, se prend en charge ; une dernière phase, dite de confiance, où le détenu sera proche de la sortie.

    La politique de concertation de l'administration pénitentiaire se situe au niveau zéro. C'est un problème important. De plus, le statut spécial place les personnels pénitentiaires dans une situation où ils sont assimilés à des forces de sécurité, ce qui est une barrière pour obtenir certains droits. Par exemple, on ne comprendrait pas que les infirmières soient régies par un statut spécial et qu'on leur interdise le droit de grève. Elles font grève et manifestent, sans pour autant abandonner leurs malades. Les surveillants auraient la même démarche si on leur accordait cette confiance.

    Sur la question du contrôle des établissements pénitentiaires, nous rejoignons les conclusions et les propositions du rapport de la commission Canivet. Une administration ne peut s'autocontrôler, la commission de surveillance ne servant strictement à rien.

    Nous considérons également que les compétences des personnels pénitentiaires sont très mal utilisées. On les place à tel ou tel poste, sans aucune concertation, alors qu'il faudrait travailler dans le cadre d'une équipe pluridisciplinaire, discuter de chaque cas et suivre chaque détenu jusqu'à la sortie.

    Dernier point, des problèmes de discipline existent en prison. On peut être humain tout en appliquant une discipline stricte. La discipline est très relâchée et, de ce fait, les personnels pénitentiaires ont de plus en plus de mal à supporter le climat qui règne dans les détentions.

M. le Président : Je vous remercie de votre exhaustivité. On nous parle beaucoup de la crise des personnels qui se sentent délaissés et incompris. Comment sont ressenties les idées de progrès que vous venez d'exposer, par les personnels de l'administration pénitentiaire, de la direction jusqu'aux surveillants ?

M. Désiré DERENSY : L'histoire syndicale, dans l'administration pénitentiaire, est relativement compliquée dans le sens où, pendant de longues années, les organisations syndicales et la direction de l'administration pénitentiaire ont conduit une forme de cogestion. Ceci a quelque peu évolué, mais malheureusement, pour la plupart des agents pénitentiaires, le syndicat est resté synonyme de services, c'est-à-dire qu'on est syndiqué pour une promotion, un logement, un poste ou une mutation. Malgré cela, nous constatons que nos idées progressent, puisque la CGT a atteint, lors des dernières élections, 17 % alors qu'en 1983, elle ne faisait que 9 %.

    Nous sommes pratiquement à égalité avec les autres syndicats, parmi les travailleurs sociaux. C'est-à-dire que notre score est de 30 % parmi les conseillers d'insertion et de probation (CIP). Il est plus difficile de le quantifier parmi les assistantes sociales, puisque les élections s'effectuent dans l'ensemble du ministère de la Justice, mais nous sommes aux alentours de 50 %. Parmi les personnels surveillants, le score est très bon avec des différences selon les régions. Par exemple, nous sommes la première organisation dans la direction régionale de Strasbourg.

    Ces résultats montrent que nos idées progressent tandis que toutes les autres organisations syndicales, y compris celles qui se disent majoritaires comme l'UFAP qui est la première organisation, ont régressé. Cette dernière a perdu près de neuf cents voix aux dernières élections alors que nous progressions de six cents. Mais les choses sont rendues plus complexes en raison de cette conception de syndicat de services.

M. le Rapporteur : J'ai écouté avec une grande attention M. DERENSY sur le positionnement de la CGT et sur ce que pourrait être l'administration pénitentiaire. Votre dernière remarque sur le service que peut rendre l'organisation syndicale est malheureusement une attitude que l'on rencontre dans nombre de corps professionnels.

    J'aimerais connaître votre regard sur la profession spécifique des surveillants. En effet, nous visitons actuellement des établissements pénitentiaires où les parlementaires sont particulièrement bien reçus. Nous essayons de rencontrer à la fois les organisations syndicales et leurs représentants locaux. A ces occasions, s'expriment des demandes matérielles relatives à des effectifs supplémentaires et aux perspectives de déroulements de carrière.

    Actuellement, de jeunes surveillants et surveillantes sont recrutés. Que pensez-vous de la mixité qui, aujourd'hui, semble poser un certain nombre de difficultés ? Ces jeunes surveillants ont un niveau de formation initiale plus élevé que celui des générations précédentes. On a l'impression qu'ils ressentent une sorte de malaise car leur profession leur apparaît subalterne au regard de leur formation initiale. Ils pensaient pouvoir mener une carrière linéaire importante dans l'administration pénitentiaire et se retrouvent, de fait, bloqués car les postes de responsabilité sont peu nombreux.

M. Désiré DERENSY : Il est vrai qu'un nombre élevé de recrutements va avoir lieu en raison du nombre important des départs en retraite, principalement en raison de l'obtention de la bonification du cinquième. Nous subissons maintenant ce que connaîtront d'autres administrations, dans quelques années. L'ouverture du programme 13 000 a également conduit à des recrutements importants. 4 000 nouvelles places vont s'y ajouter.

    Depuis un certain temps, la mentalité des personnels pénitentiaires et de surveillance évolue. Auparavant, le recrutement était restreint aux alentours géographiques de la prison ou aux amis et à la famille des personnels. On connaissait des générations de surveillants de père en fils, de personnes qui habitaient aux environs de la prison. Il existait aussi des régions particulières de recrutement, comme la Corse.

    Le recrutement a complètement changé. Les nouveaux arrivés dans l'administration pénitentiaire passent plusieurs concours de la fonction publique et entrent dans l'administration pénitentiaire. La situation économique étant de plus en plus difficile, les personnes recrutées ont un niveau d'études de plus en plus élevé. Il faut tout de même reconnaître que les choses ne sont pas restées figées dans l'administration pénitentiaire, même si nous estimons qu'elles n'ont pas suffisamment bougé. La formation par exemple a évolué.

    La difficulté vient du décalage formidable entre la théorie et la réalité du terrain. Il en résulte un gâchis extraordinaire des compétences. Quand les jeunes arrivent dans l'établissement, on leur dit d'oublier ce qu'ils ont appris en sciences humaines ou en psychologie. Le principal est que le détenu ne s'évade pas. De toute façon, le nouveau apprend très vite qu'il vaut mieux « dix pendus qu'un évadé ». La preuve en est qu'en cas d'évasion, le surveillant passe au conseil de discipline, alors que ce n'est pas le cas lorsqu'un suicide a lieu.

M. le Président : Ce que vous dites est terrible !

M. Désiré DERENSY : C'est terrible, mais c'est la vérité. Il vaut mieux pour un surveillant un détenu qui se suicide ou qui tente de se suicider plutôt qu'un détenu qui s'évade, quelle que soit la dangerosité de l'un ou de l'autre. On comprend très vite ces choses. La règle est que le calme règne à l'étage, quitte à fermer les yeux. Il en résulte une certaine adaptation du règlement. Le rapport Canivet est très important sur ce point parce qu'il détaille tous ces aspects. Il n'y a pas vraiment de loi pénitentiaire, tout s'opère par circulaire. Chacun adapte la règle.

    On a d'ailleurs fait croire aux surveillants que le métier qu'ils allaient faire n'est pas celui qu'ils font, en leur parlant d'observation, de participation au traitement des détenus, etc. C'est pourquoi nous disons qu'un changement est nécessaire. Il faut une équipe de travail constituée d'un travailleur social et d'un gradé qui encadre une équipe de surveillants qui sera en charge d'une partie de la détention. Pourquoi, dans les établissements qui sont ouverts, où les détenus peuvent librement se déplacer, avoir un surveillant à chaque étage ? Il vaudrait mieux mettre en place une équipe qui étudie si tel détenu peut passer à la phase supérieure, et qui puisse intervenir ensemble quand un problème surgit. Il y a souvent des accidents, parce que le surveillant intervient seul. Le fait de travailler en équipe, non seulement d'étudier un dossier mais aussi d'échanger des informations, serait un progrès considérable. Pour préparer les commissions d'application des peines, on demande l'avis du gradé qui recueille des fiches, remplies ou non, forme son opinion et propose tel ou tel pour la réduction de peine. Le service social fait la même chose de son côté. Le chef d'établissement propose et le juge décide. Si les quatre intervenants ont des avis divergents, le gradé va trancher de façon subjective selon ses propres critères, sans qu'aucune discussion n'ait été possible.

    Il est indispensable de travailler en équipe dans les établissements pénitentiaires. Il faut valoriser le travail des personnels de surveillance et non pas que ces personnels soient uniquement là pour faire de l'hôtellerie et régler les incidents. Il faut prendre l'avis de l'équipe de surveillants et qu'elle soit informée des suites. Si un rapport disciplinaire a été dressé, il faut lui indiquer ce qu'il est advenu et pourquoi.

    A quoi peut servir aujourd'hui qu'un surveillant siège au sein de la commission d'application des peines ? Il n'est qu'un alibi. Il ne connaît pas tous les détenus, et l'avis qu'il peut avoir, en fonction du dossier, n'est pas un avis fondé. Il vaudrait mieux disposer de l'avis de l'équipe de surveillants, rapporté par le gradé. En appliquant cette manière de travailler, les choses pourraient se passer complètement différemment. Les surveillants se sentiraient sécurisés et interviendraient dans leur travail. Pourquoi ne pas tenir une réunion de trente minutes, chaque jour, pour faire le point ? Dans la situation actuelle, on pourrait remplacer le surveillant par un robot.

M. Michel POUPONNOT : Si les surveillants restent trop attachés actuellement à des questions d'horaires ou d'emplois du temps, cela est lié au fait qu'ils sont complètement instrumentalisés et qu'ils ne peuvent prendre aucune initiative. Or ces initiatives et ce travail seraient complémentaires de celui des conseillers d'insertion et de probation dans la mesure où ils pourraient s'intéresser à la situation des détenus et participer à la résolution d'un grand nombre de problèmes posés par l'incarcération.

    Nous sommes seuls à pouvoir, dans l'état actuel des choses, gérer ces problèmes qui nous absorbent complètement, au détriment d'une autre approche qui, elle, relèverait plus de nos compétences et qui porterait sur une remise en question de la personne par rapport au délit qu'elle a commis pour réfléchir sur un projet d'insertion, etc. En fait, nous sommes utilisés pour régler des problèmes liés à l'enfermement, dans les conditions où cet enfermement se passe actuellement, lesquelles sont complètement insupportables et font que les personnes n'arrivent pas à avoir cette démarche de remise en question.

    Les surveillants sont tellement démobilisés qu'il devient urgent de les impliquer autrement et de leur donner une fonction où ils se sentent utiles. C'est tout à fait possible, sous réserve de briser les cases dans lesquelles les uns et les autres sont placés.

    Nous pensons que l'incarcération devrait être le dernier recours, lorsque la personne, prévenue ou condamnée, est un véritable danger social et qu'il convient de la neutraliser un certain temps. Si on appliquait ce raisonnement, les effectifs des prisons chuteraient probablement de moitié. Cela permettrait, par voie de conséquence, une prise en charge plus satisfaisante de celles qui sont détenues, avec le travail d'introspection nécessaire et de préparation de retour dans la vie sociale.

    Toutefois, cela ne signifie pas qu'il ne doit pas y avoir punition, mais la prison ne doit pas être l'unique moyen de punir. Il existe des solutions alternatives dont on peut se demander pourquoi elles ne sont pas davantage utilisées. Cela me semble assez simple. Les moyens mis en _uvre pour le suivi et le contrôle social de ces personnes sont très insuffisants, ce qui discrédite ce type d'alternative et, en conséquence, ne donne pas les résultats escomptés en terme d'insertion. Cela va dans le sens des magistrats du siège qui prononcent de nouvelles peines d'emprisonnement et des magistrats de l'application des peines qui sont réticents pour les aménager.

    On en arriverait presque à envisager que le dispositif, qui existe pour le milieu fermé en termes d'effectifs, soit comparable pour le milieu ouvert. Actuellement, deux mille travailleurs sociaux, y compris les postes d'encadrement, interviennent auprès de quasiment 250 000 personnes par an. On parle d'un travailleur social qui suivrait, en moyenne, une centaine de dossiers. Ce chiffre, déjà énorme, est sous-évalué.

    Dans la maison d'arrêt où je travaille, nous sommes trois. Cela signifie que nous intervenons régulièrement auprès de cent vingt personnes. Mais en termes de flux, cela signifie que nous prenons en charge environ quatre cents personnes par an. On ne peut faire beaucoup plus que de répondre aux urgences et à la détresse. En milieu ouvert, le même problème se pose.

    De façon plus globale, en matière de travail social et d'insertion, cette administration fait fausse route. L'utilisation des travailleurs sociaux est conçue dans une logique de contrôle, de régulation et d'orientation. Or le problème est beaucoup plus compliqué que celui-ci. En effet, cela revient à renvoyer des personnes qui ont des problèmes de délinquance, vers les dispositifs de droit commun alors que la plupart du temps, ces dispositifs ne sont pas en mesure de traiter ces problèmes. Nous ne faisons en fait que leur renvoyer des personnes avec lesquelles ils n'ont pas pu ou pas su aboutir.

    Il faut aller bien au-delà du contrôle social, sans doute nécessaire, de l'orientation et de la réorientation, pour parvenir véritablement à un suivi plus régulier qui prenne en compte les problématiques spécifiques, d'autant que cette population les cumule. Elle est la plus en difficulté et il ne suffit pas de lui dire d'aller consulter un psychologue ou de retourner à la mission locale. Un travail plus profond doit être entrepris avec elle.

M. Désiré DERENSY : S'agissant de la mixité, notre syndicat en est tout à fait partisan, d'autant que, dans le cadre du travail en équipe, cela ne pose absolument aucun problème. Nous avons des contacts avec des surveillants d'autres pays européens et nous nous apercevons que cela se passe plutôt bien. Il faut néanmoins éviter d'arriver, à un moment donné, dans une prison d'hommes, à avoir plus de femmes surveillantes que d'hommes. Des problèmes nécessitent parfois une certaine force physique. En Espagne, les personnels pénitentiaires nous ont indiqué que, sur le plan du travail proprement dit, cela ne posait aucun problème, sauf lorsqu'on arrivait à un déséquilibre dans la mixité.

M. le Rapporteur : Ma question concernait un problème de régularisation de concours ou d'avancement. L'Assemblée avait été obligée de légiférer en raison d'une erreur de l'administration quant aux premiers surveillants. C'est là que nous nous sommes aperçus que d'un côté, il y avait les femmes et, de l'autre, les hommes. Apparemment, cette administration ne sentait pas qu'il était nécessaire d'évoluer.

    Nous avons donc proposé un concours unique, ouvert aux hommes et aux femmes, sous les réserves que vous avez énoncées. Il est évident que certaines tâches, telles que les fouilles corporelles, sont une source de difficultés. Lors de nos visites dans les prisons, nous avons constaté que la présence de personnel féminin qui y travaille, notamment dans le secteur de la santé, ne semble pas poser de problèmes particuliers. Toutefois nous estimons que, dans le cadre d'un travail en équipe, comme vous le préconisez, la présence de femmes dans les établissements pénitentiaires apporterait une amélioration.

M. Désiré DERENSY : Si une femme visite une prison et que les détenus n'en voient jamais, cela va provoquer un chahut ou des sifflements de leur part. En revanche, si elles sont présentes au quotidien, on se rapproche déjà de la vie normale et cela ne pose aucun problème. On ne peut vouloir réinsérer tout en excluant les femmes.

M. le Rapporteur : Je voudrais vous poser une question sur l'accueil, dans les établissements de longues peines, de familles qui viendraient rendre visite à des détenus. J'ai senti une certaine réticence de la part des personnels, même si des moyens sont donnés pour permettre cet accueil.

M. Désiré DERENSY : Le principe est bon, sous réserve de disposer des moyens suffisants.

M. Michel POUPONNOT : Et, sous réserve d'avoir utilisé, avant et en même temps, toutes les possibilités qui existent pour que ces relations puissent exister ailleurs que dans la prison. Là encore, si on utilise toutes les possibilités existantes de permissions de sortie, d'aménagement de peine, etc., on s'apercevra que cette question ne concerne qu'un petit nombre de personnes.

M. Désiré DERENSY : Il y a toujours des réticences en provenance d'organisations syndicales qui se disent majoritaires et qui sont loin d'être progressistes. Ces organisations restent attachées à des points qui, en définitive, n'ont rien à voir avec les intérêts bien compris des personnels.

    Nous estimons au contraire que plus la situation des détenus s'améliorera, plus celle des personnels fera de même. Lorsque les parloirs sans dispositif de séparation ont été institués, nous avons rencontré les mêmes réticences. Dans les années soixante-dix, les journaux et la radio ont été autorisés en prison à la suite des événements dans les prisons de l'Est de la France. Les surveillants l'apprécient aujourd'hui parce que cela soulage leur travail. Auparavant on éteignait la radio au moment des informations et on découpait, dans les revues autorisées, certains articles auxquels les détenus n'avaient pas droit. Il ne faut pas avoir peur de bousculer les choses à un moment donné.

    Je voudrais ajouter quelques mots sur les réductions de peine et les chefs de service pénitentiaire.

    J'ai indiqué que la libération conditionnelle était une bonne mesure, à condition d'y consacrer suffisamment de moyens. Si on augmente le nombre de libérations conditionnelles, sans augmenter les moyens, des détenus vont sortir sans être suivis. Il y aura plus de récidives ce qui démontrera que ce n'est pas une bonne mesure et qu'il faut donc diminuer le nombre de libérations conditionnelles.

    Il faut supprimer les réductions de peine, à moins de motifs exceptionnels. La réduction de peine, qui est profondément et mathématiquement injuste, n'incite pas les détenus à élaborer un projet de sortie. Quelqu'un qui est condamné à un an, selon qu'il a été ou non incarcéré en détention provisoire, bénéficiera de 90 jours ou de 77 jours de réduction de peine. Sa situation doit être examinée, s'il a été en détention provisoire et dès sa condamnation, sur la période de sa détention provisoire, c'est-à-dire qu'il bénéficiera de sept jours par mois sur un certain nombre de mois. Ensuite, s'il a encore six mois à faire, on examinera sa situation sur cette période et il n'aura pas 90 jours dans l'année de réduction de peine. Quelqu'un qui a onze mois à faire et un autre qui en a douze n'auront pas, proportionnellement, le même nombre de jours de réduction de peine.

    Nous proposons une mesure plus simple et plus lisible, c'est-à-dire l'abaissement du seuil pour obtenir la libération conditionnelle. A l'heure actuelle, ce seuil est de mi-peine pour ce qu'on appelle les primaires et des deux tiers de la peine pour les récidivistes, y compris les réductions de peine. En réalité, un détenu peut donc sortir à environ un tiers de sa peine s'il est primaire et un peu plus de la moitié s'il est récidiviste. Mieux vaudrait abaisser le seuil car en libération conditionnelle, il y a toujours un projet et un contrôle.

    Les chefs de service pénitentiaire de première classe et les chefs de service en général - auparavant surveillants-chefs et chefs de maison d'arrêt - constituent l'une des catégories les plus dévalorisées. Ces chefs de service, issus du personnel de surveillance, dirigent des établissements pénitentiaires. Un chef de service de première classe peut diriger un établissement comptant un maximum de deux cents places, ce qui peut signifier trois cent cinquante ou quatre cents détenus. Il le dirige avec des moyens largement inférieurs à ceux d'un personnel de direction qui est entouré d'un staff, comprenant un économe, un greffier, un ou plusieurs adjoints.

    Le chef de service pénitentiaire a les mêmes responsabilités qu'un directeur et un déroulement de carrière qui est celui d'un fonctionnaire de catégorie B, ce qui ne correspond pas du tout aux responsabilités exercées. C'est la catégorie sur laquelle il faudrait faire porter les efforts car la majorité des établissements pénitentiaires sont dirigés par des chefs de service pénitentiaire issus du personnel de surveillance.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Deux mille travailleurs sociaux en charge de 250 000 personnes par an et un travailleur social pour cent dossiers, cela me semble très peu. De quels moyens manquez-vous précisément ? A combien évaluez-vous le nombre de travailleurs sociaux nécessaire pour que la situation s'améliore ?

M. Michel POUPONNOT : Le nombre des travailleurs sociaux est fonction de ce que l'on attend d'eux. Il faut, de surcroît, déduire des deux mille travailleurs sociaux les temps partiels, les chefs de service, les gens en disponibilité... Leur nombre est donc inférieur. Les travailleurs sociaux interviennent en milieu ouvert et en milieu fermé : en milieu fermé, auprès de plus de 50 000 détenus, c'est-à-dire en fait auprès de 75 000 en flux, en milieu ouvert auprès de plus de 130 000 personnes.

    Il serait possible, pour un travailleur social, notamment en maison d'arrêt, d'intervenir de façon stable auprès de cent personnes. Toutefois, le problème est qu'il intervient constamment auprès de cent vingt personnes, voire plus, sans compter le fait que le flux est continuel. Les moyens auxquels je fais référence sont effectivement des moyens humains pour un suivi plus individualisé et une prise en compte beaucoup plus globale des situations.

    Par ailleurs, je voudrais savoir si la commission a été alertée sur trois autres points que je ne développerai pas, à savoir : le vieillissement de la population pénale, la psychiatrisation de la population pénale et le fait que les détenus exécutent de plus en plus leur peine en maison d'arrêt, y compris des peines allant jusqu'à sept ans - j'en fais l'expérience actuellement - compte tenu de la saturation des établissements pour peines.

M. le Rapporteur : Absolument. Ces trois points ont déjà été abordés à plusieurs reprises. Nous formulerons des propositions sur ces sujets.

M. le Président : Merci, messieurs, pour votre participation.

Audition de M. Guy AUTRAN,
Architecte, lauréat de la première tranche 4 000

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 5 avril 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Guy AUTRAN est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Autran prête serment.

M. le Président : Monsieur Autran, pouvez-vous nous expliquer, dans un bref exposé liminaire, ce qu'est le programme 4 000 dont vous êtes lauréat.

M. Guy AUTRAN : Le programme 4 000 est un nouveau programme lancé par le ministère de la Justice pour pallier un manque de places et surtout pour pouvoir détruire et réimplanter certains établissements qui sont très vétustes, comme Avignon, Toulouse ainsi que Liancourt, qui fait l'objet de la deuxième partie du programme, qui est extrêmement sordide.

    4 000 nouvelles places vont, grosso modo, être créées. Elles correspondent en réalité à 2 500 places nouvelles environ puisque ce nouveau programme va permettre de désaffecter trois établissements : Avignon, Toulouse et Liancourt.

    Ce programme, comme tous les équipements publics, s'est fait sous forme de concours. Cependant, il ne s'agit pas d'un concours traditionnel d'ingénierie mais d'un concours conception-construction, c'est-à-dire que les équipes étaient constituées d'un architecte et d'une entreprise. J'ai moi-même fait partie de l'équipe avec l'entreprise Eiffage Construction.

    Le programme 13 000 qui précédait a été élaboré de la même manière, en conception-construction.

    Pour ce concours lancé au mois de mars de l'année dernière, les projets ont été rendus en avril et ont été examinés durant les mois de mai et juin pour un résultat officiel donné fin juillet.

    J'ai été l'heureux lauréat de cette première tranche de travaux. La deuxième tranche a fait l'objet d'un deuxième concours auquel les neuf autres équipes sur les dix retenues au départ ont participé.

    Le projet a été rendu fin décembre, juste avant Noël, et le lauréat vient d'être proclamé. C'est l'entreprise Quille avec Architecture Studio.

    J'ai déjà participé à d'autres concours pour le ministère de la Justice en matière pénitentiaire, puisque mon premier concours gagné a été la maison d'arrêt d'Epinal, petit établissement. J'ai ensuite été lauréat, avec l'entreprise Dumez, de la zone Est dans le programme 13 000 en 1987. J'ai réalisé dans ce cadre sept établissements : une maison d'arrêt, trois centres pénitentiaires, et trois centres de détention.

    J'ai également été lauréat du centre pénitentiaire de Guyane, à Rémire-Montjoly, qui a défrayé la chronique en juillet dernier.

    Et, enfin, je suis lauréat de la première tranche du programme 4 000.

    Cela m'a permis de voir l'évolution de l'approche de la condition d'enfermement par l'administration pénitentiaire et du programme. Autant le programme fonctionnel d'Epinal tenait dans une dizaine de pages, autant le programme des 4 000 contenait une centaine de pages, donc cinq fois plus, et une philosophie apparaissait au contraire des premiers programmes des années 1980-1985 (puisqu'Epinal s'est terminée en 1986), c'est-à-dire qu'il y a eu, en dix à quinze ans, une prise de position de la part de l'administration qui a défini enfin ce qu'elle voulait pour sa politique d'enfermement. Et actuellement, dans le programme 4 000, on définit bien les régimes pénitentiaires : portes ouvertes, portes fermées ; l'organisation fonctionnelle est bien précise ainsi que la philosophie d'enfermement.

    Une dizaine de pages définissent bien tout ce processus et le cahier des charges est extrêmement précis alors que, notamment dans le programme 13 000 par exemple, on avait une obligation de résultat sans qu'il y ait d'intentions fonctionnelles particulières. C'était aux concurrents d'apporter une solution à l'enfermement.

    L'administration a aujourd'hui bien pris position, et on sait comment doit être faite une prison.

    Au deuxième tour, les projets ont été très proches les uns des autres parce qu'il fallait répondre à une organisation très précise définie par un cahier des charges très précis.

    Comment l'architecte peut-il travailler dans ce cadre qui est extrêmement précis et extrêmement contraignant pour un concepteur ? C'est notre gros problème. Chacune des idées qu'on peut émettre est automatiquement contredite par une interdiction du programme, une interdiction fonctionnelle. Il faut gérer des interdits. La conception d'une prison consiste à gérer des interdits et il faut que ces interdits soient les plus imperceptibles possibles pour qu'il puisse se créer une certaine vie collective à l'intérieur de la prison. Si les contraintes fonctionnelles dues aux interdits et à la sécurité interne deviennent trop présentes, trop contraignantes, la vie collective ne peut plus exister, il ne pourra y avoir de volonté de réinsertion. La réinsertion devient impossible s'il n'y a pas une acceptation de la part des détenus de leur condition d'enfermés. Il faut qu'ils admettent cet enfermement pour pouvoir travailler la réinsertion.

    J'ai apporté des photos de la prison d'Epinal qui est ma première réalisation. Voici quelques photos des 3 000, de Rémire et des 4 000. On peut vite passer puisque ce sont surtout les questions qui vous intéressent.

M. le Président : On vous posera des questions à partir des projections.

M. Guy AUTRAN : Ces photos permettent de visualiser et de voir l'évolution.

    Je vais commencer par Epinal.

    La maison d'arrêt d'Epinal est une maison d'arrêt de 200 places qui a été l'objet d'un concours traditionnel d'ingénierie. Il y avait des contraintes fonctionnelles très lourdes, par exemple interdiction de vue depuis les cellules vers les cours de promenade, particulièrement vers les jeunes dont la cour de promenade est au premier plan.

Mme Nicole FEIDT : Où est située cette prison ? En ville ?

M. Guy AUTRAN : Non, sur le plateau, entre le golf et le palais des expositions. Les détenus voient le golf d'Epinal depuis leur chambre.

    Voici une vue de l'extérieur avec le mur d'enceinte qui représente toujours, pour l'architecte, un problème d'intégration dans le site. Dans le cas présent, l'intégration dans le site se fait par un effet de diorama, de premier plan, qui casse la raideur du mur. Le mur lui-même est traité sous forme de portique avec une référence à la clôture de pavillons de banlieue qui est l'effet de planche béton avec les alvéoles au-dessus, et le ciel, qui est la « ligne bleue des Vosges » et qui forme une série de vagues, se voit à travers.

    En détention, j'ai voulu recréer dans le cas présent une zone de relations sociales au niveau de l'ensemble des détenus. J'ai donc regroupé tout ce qui était équipements collectifs autour d'un espace collectif. Cet espace, complexe, est plutôt un carrefour entre des circulations qui vont mener vers le sport ou qui permettent d'accéder à la bibliothèque, à la salle de spectacles, aux salles de classe. Cet espace est aménagé en lieu de convivialité.

    Le prolongement de cet espace constitue également l'accès des familles qui se fait par cette grande galerie. Cette verrière va mener au parloir. Les familles participent, dès l'entrée en prison, à l'environnement de leur détenu.

    Voilà cet espace collectif avec des bancs. Ce sont des lieux de conversation où les détenus peuvent se réunir, en face des salles de classe.

    L'inconvénient de cette organisation était que chaque local s'ouvre sur cet espace et plus aucun fonctionnement sécuritaire ne pouvait avoir lieu. Parce qu'on est en maison d'arrêt - qui constitue un régime particulier que j'ignorais à l'époque - chaque détenu en salle de classe était enfermé dans cette salle de classe avec son enseignant pour qu'il ne puisse pas sortir ensuite vers l'espace collectif. De même, tous les recoins gênaient le contrôle de cet espace collectif.

    Cet espace collectif doit - je n'y suis pas retourné depuis - mal être utilisé du fait de ces inconvénients liés à la sûreté. Contrairement à ce que je pensais, il ne doit pas fonctionner comme je le souhaitais. Mais étant donné que je faisais ces propositions par rapport à un cahier des charges, j'ai apporté des idées nouvelles. Le ministère n'avait pas de réflexion à ce sujet. Je n'ai pas eu en face de moi un utilisateur pour me dire ce qui était possible ou non. Ils étaient intéressés par l'idée, par le concept, mais ils n'appréhendaient pas les limites de sa fonctionnalité.

    J'ai repris cette idée de rue, d'espace collectif, dans le programme 13 000, mais en le travaillant de façon plus sécuritaire et en le simplifiant.

    C'est le cas par exemple dans la prison d'Aiton en Savoie, un établissement du programme 13 000. C'est un petit centre de détention de 400 places. Les hébergements se distinguent des équipements collectifs qui sont dans le bâtiment central.

    La rue intérieure qui va organiser la vie collective se situe dans un grand espace linéaire, beaucoup plus linéaire qu'à Epinal, qui va aller, d'une part, vers les hébergements en haut, vers les ateliers de production, le travail, et vers le sport et, passé le sas d'entrée en détention contrôlé par le poste central de surveillance, on va trouver le greffe, l'administration et la partie hôtelière.

    Les parloirs  - zone spéciale et importante dans la prison puisque c'est le contact avec l'extérieur - se situent également à cet endroit, l'accès des familles se faisant par l'extérieur.

    Cet espace collectif est beaucoup plus contraignant. Il y a plastiquement des qualités d'espace, il y a des balcons, des circulations, des mises en relation entre niveaux. On trouve au rez-de-chaussée les endroits les plus utilisés et, à l'étage, des équipements socio-éducatifs : la bibliothèque, les salles de classe et les salles d'activité, plus deux secteurs particuliers : le secteur d'accueil et l'infirmerie (U.C.S.A.).

    Cet espace linéaire est donc entièrement contrôlé par le poste central d'information, le P.C.I., qui se trouve ici, un peu en saillie. Chaque unité fonctionnelle n'ouvre sur cet espace que par une seule porte. Cela veut dire qu'au lieu d'avoir 10 portes comme à Epinal, il n'y en a plus que trois ou quatre qui donnent sur cet espace collectif et, à l'intérieur de chaque unité autour de la zone d'accueil (les salles de classe, les salles de club), on peut travailler à portes ouvertes afin que les détenus changent de salle et éventuellement d'activité.

    Le manque de contrôle de l'exemple précédent (Epinal) allait à l'encontre de ce que je souhaitais, alors qu'à Aiton, un contrôle renforcé traduit en fait plus de liberté.

    Une particularité de ce programme 13 000, ce sont également les hébergements qui étaient organisés sous forme de duplex. Au lieu d'avoir un grand couloir bordé de cellules, j'ai rapproché le fond de l'unité d'hébergement et je les ai réparties sur deux niveaux, ce qui permet d'être beaucoup plus compact et donc de donner une impression communautaire plus forte, une impression de maison. Toutes les cellules donnent autour. La salle d'activité est en partie centrale, éclairée directement en façade. Au lieu d'être fermée, elle fait partie intégrante de la circulation, ce qui fait que tous ces espaces collectifs peuvent être utilisés à diverses fonctions : c'est la salle à manger, la salle de bridge, la salle de télévision, etc.

    La communication existe entre les deux niveaux ce qui permet un renforcement de la communauté entre les vingt détenus qui vont vivre dans cette zone.

    Aiton est centre de détention ; la sécurité y est amoindrie. Le centre de détention fonctionne de façon beaucoup plus libérale que la maison d'arrêt et le souhait que j'avais, de vie à portes ouvertes pour ces zones s'est réalisé mais cela s'est fait progressivement. Il y a d'ailleurs une petite histoire : le premier directeur qui a pris possession de ce type d'établissement, à Joux-la-Ville, a vu l'intérêt de toutes ces organisations d'espaces collectifs au niveau des équipements communs qui sont regroupés et de l'organisation des maisons et, partant de cellules fermées, il a petit à petit ouvert une unité en disant aux détenus : « Vous vous tenez bien, j'ouvre les portes, et je vous laisse pendant trois à quatre heures vous organiser comme vous voulez dans votre unité ». Cela se passait bien. Il a donc ouvert une deuxième unité en leur disant : « Tout se passe bien, je vous autorise à utiliser les équipements collectifs de la rue pendant deux heures et à circuler librement dans la rue ». Cette libéralisation est montée en puissance petit à petit jusqu'au jour où il a voulu faire une fête au niveau de l'ensemble des détenus. Il y avait là 400 personnes dans la rue mais les détenus étant trop bien dans cet espace collectif, ils n'ont jamais voulu regagner les cellules.

    Cela montre les limites de cette organisation. On a affaire à une population particulière et il faut toujours gérer - c'est notre gros problème - à la fois sécurité, ouverture et libéralisation et ce n'est pas évident. Cet exemple montre que le rôle du directeur est déterminant. C'est lui qui gère et détermine le fonctionnement et le niveau de liberté de son établissement.

    Je vais vous montrer maintenant Rémire qui est un cas particulier. Rémire est le centre pénitentiaire de Guyane. Il se situe à 10 ou 15 kilomètres de Cayenne. C'est un centre pénitentiaire. Cela veut dire que toutes les catégories pénales sont présentes. Il y a une maison d'arrêt pour les hommes, une maison d'arrêt pour les jeunes, une maison d'arrêt pour les femmes, un centre de détention et une maison centrale.

    Gérer ces situations différentes, le régime pénitentiaire étant différent dans chaque catégorie d'établissement, dans chaque section, dans chaque quartier, est très délicat. C'est pourquoi le système pavillonnaire m'a paru être ici la solution la plus évidente pour gérer ces diverses catégories. On peut avoir un fonctionnement particulier dans l'un des bâtiments et, juste à côté, un autre fonctionnement sans que cela crée de perturbation.

    Ce lieu fonctionne un peu comme les 13 000, c'est-à-dire que les locaux communs sont regroupés dans le gros bâtiment avec les ateliers, les parloirs - le greffe et le quartier des femmes en bout. Il y a une zone pour les équipements socio-éducatifs (salle classe, salle de club et salle de sport) et, à partir de là, plus on se rapproche de l'hébergement, plus on devient privatif. Les équipements au niveau de chaque unité, de chaque quartier, se trouvent regroupés d'une part pour le C.D., d'autre part pour la maison d'arrêt. Ce sont des bureaux, des salles d'audience. Plus on s'en éloigne et plus on arrive au niveau de la chambre, de la cellule.

    L'intérêt de ce programme est aussi la prise en compte du climat ; les hébergements reprennent le principe du duplex mais intègrent en plus les problèmes de ventilation naturelle. On est soumis aux alizés en Guyane, des petits alizés. Tout cet espace devient très libre aux courants d'air.

    Il y a également une particularité avec l'ouverture de la salle d'activité de l'unité sur la cour de promenade. Toutes les cellules s'ouvrent sur un vaste espace commun abrité de la pluie et du soleil, une cour de promenade existe, non plus comme avant, au niveau du quartier ou au niveau de l'ensemble de la prison mais au niveau de chaque unité d'hébergement. L'unité d'hébergement est seulement occupée par vingt détenus. L'ensemble fonctionne un peu comme une maisonnée avec ses chambres, son séjour et son jardin.

    Je n'ai que des photos de maquettes pour le programme 4 000, le dernier programme pénitentiaire en cours.

    Ce nouveau programme est très précis et présente des particularités par rapport à l'ancienne programmation :

- la douche dans la cellule. Elle était collective jusqu'à maintenant. Le nouveau programme met la douche dans chaque cellule et rend le détenu totalement individualisé par rapport à ses collègues ;

-  la délocalisation d'équipements collectifs. Tous les équipements étaient jusqu'à maintenant centralisés et le détenu se déplaçait pour aller faire de la musculation, pour aller à la bibliothèque, pour aller en salle de classe... Dans le nouveau programme, une partie de ces équipements est délocalisée au niveau du quartier. L'ensemble des 600 détenus est regroupé par quartiers d'environ 200 détenus, et chaque quartier comporte une antenne de la bibliothèque, deux salles de classe, une salle de musculation et une série de bureaux d'audience. Il existe également un espace collectif au niveau de ces quartiers.

    Dans mon projet, l'accès aux quartiers se fait par un grand hall sous verrière, un grand atrium, qui monte jusqu'au sommet de l'établissement en se développant sur quatre niveaux. Autour de cet espace d'accueil, de cet espace collectif, vont s'ouvrir, mis en vitrines, les équipements collectifs que j'évoquais : la salle de musculation, la bibliothèque et les deux salles de classe, de même que les salles d'audience. Cet espace s'ouvre également sur la cour de promenade et chaque unité d'hébergement s'ouvre sur cet espace collectif par des parties grillées.

    Les unités d'hébergement se développent de façon traditionnelle avec des couloirs et des cellules de part et d'autre. Le programme de Seysses est une maison d'arrêt. Il fonctionne donc à cellules fermées. C'est une précision qui n'existait pas avant dans les programmes antérieurs. On fonctionne à cellules fermées en maison d'arrêt, et on fonctionne à cellules ouvertes en centre de détention. L'organisation est donc très différente. Le détenu se déplaçant librement va avoir accès à toute une série d'équipements sans aucun problème. En maison d'arrêt, du fait que le détenu est enfermé dans sa cellule, c'est toujours à sa demande et sous le contrôle d'un surveillant qu'il se déplacera, ce qui est une contrainte importante dans la vie collective.

Mme Conchita LACUEY : Combien y a-t-il de lits par cellule ?

M. Guy AUTRAN : Il y a à la fois des cellules simples et des cellules doubles. L'unité d'hébergement est ici de 25. De mémoire il y a trois cellules doubles et donc six détenus en cellule double.

Mme Conchita LACUEY : Combien de m² ?

M. Guy AUTRAN : La cellule simple fait 10,50 m² et la cellule double 13,50 m². Les cellules mère-enfant sont des cellules doubles avec une zone pour la mère et une zone pour le berceau de l'enfant. L'espace est réparti entre une zone vie et une zone d'hygiène (avec le lavabo derrière la cloison, le WC et la douche).

    La cellule simple s'organise de la même façon. Il y a des règles de sécurité pour l'organisation de la cellule : pas de coins cachés, la vision de la fenêtre depuis l'_illeton de la porte.

    Il s'agit de contraintes qui restreignent les possibilités. A Epinal, j'avais essayé de trouver une cellule avec des redans qui permettaient de casser l'effet de cube et d'avoir des surlargeurs pour donner un espace vital plus important, mais cela ne s'est pas révélé très intéressant à l'utilisation. Les surfaces de 10,50 m² ou de 13,50 m² nous sont imposées. On ne peut pas y déroger. Il faut s'y tenir.

    Il y a également une innovation dans le programme 13 000 : ce sont les U.V.F. (unités de visites familiales) qui sont situées dans la zone des parloirs. Le programme prévoit un logement U.V.F., donc un appartement, pour 100 détenus en centre de détention car ce type d'équipement existera uniquement dans les centres de détention.

    A Avignon, avec 210 condamnés en centre de détention, il y a deux appartements qui s'ouvrent chacun sur une cour de promenade extérieure, appartements constitués d'un séjour, une chambre, des sanitaires et une cuisine, et accompagnés d'équipements d'accueil qui sont des salles d'activité pouvant autoriser la venue d'assistantes sociales ou de personnes chargées de la réinsertion. Les deux accès se font pour les familles d'un côté et pour le détenu à l'autre bout. Cela répond à un objectif sécuritaire : famille et détenus ne sont réunis qu'au dernier moment, comme dans le parloir. Il y a donc un circuit détenu et un circuit famille, et c'est au niveau du parloir que les gens se rencontrent.

M. le Président : Je vais vous poser une première question et on va organiser ensuite la discussion. Vous ne nous avez pas dit combien de détenus sont appelés à séjourner dans ces établissements et si vous avez eu la possibilité de réfléchir sur la dimension qui serait la moins mauvaise pour ce type de résidence.

M. Guy AUTRAN : Le programme 4 000 n'est formé que d'établissements d'environ 600 places. La première tranche comporte trois établissements de 600. J'ai constaté après avoir vu plusieurs établissements pénitentiaires, que plus ils sont petits, mieux cela se passe. C'est une évidence. Je me souviens du premier établissement que j'ai visité : c'était la toute petite maison d'arrêt de Montauban. Il y avait 80 détenus. Le surveillant en chef connaissait tout son monde et tout se passait de façon familiale. Dès qu'un détenu ne disait plus bonjour, le surveillant pensait qu'il se passait quelque chose et s'en préoccupait. Cette attitude désamorçait tous les problèmes internes et tous les problèmes relationnels, et tout se passait bien. Les détenus acceptaient leur enfermement. Cela se voyait sur leur tête, ils avaient le sourire alors que, dans certains établissements, il m'est arrivé d'avoir une certaine appréhension à circuler dans les couloirs lors de mes visites.

    Plus c'est petit, mieux c'est. Mais, plus c'est petit, plus il faudra de personnel parce que le personnel d'encadrement reste quasiment identique. C'est un problème financier : problème de terrain, problème de construction qui coûtera plus cher. Plus c'est petit, plus ce sera cher, parce que les équipements collectifs sont les mêmes, quelle que soit la taille de l'établissement. Le mur d'enceinte, qu'il y ait 600 ou 80 détenus, a quasiment la même dimension.

M. le Président : Concernant la taille, c'est exactement ce que nous ont dit les directeurs et les surveillants que nous avons déjà rencontrés.

    600 détenus, n'est-ce pas déjà trop grand selon vous ?

M. Guy AUTRAN : Dans le programme 4 000, les 600 détenus sont regroupés en petites unités de 200, c'est-à-dire que le niveau du quartier, qui est clairement défini comme une entité, reçoit maintenant un certain nombre d'équipements. Il faudrait peut-être délocaliser plus d'équipements au niveau du quartier que le programme 4 000 ne le fait à l'heure actuelle pour que l'unité de 200 soit vraiment une unité de vie complète avec une certaine autonomie par rapport à sa voisine. A Seysses par exemple, établissement avec 200 détenus hommes d'un côté et de l'autre, il y a deux quartiers parfaitement identiques qui peuvent être très atomisés et très indépendants l'un de l'autre.

    Un établissement peut vivre de cette façon. Il faut réfléchir également aux questions de savoir si la salle de sports doit être collective, s'il ne faut pas complètement délocaliser les bibliothèques ou s'il faut garder une partie centrale, si le lieu de culte est un lieu central ou pas... Il y a une réflexion à mener mais je pense aussi que certains équipements doivent rester collectifs.

M. le Président : La maquette que vous nous avez montrée ici est une maquette type ou est-ce un projet local ?

M. Guy AUTRAN : C'est le projet et la maquette de Seysses-Toulouse.

M. Jacky DARNE : Deux questions :

    Tout d'abord, vous nous avez dit, lorsque vous nous avez montré Epinal, que vous nous indiqueriez ce qui n'avait pas marché. Compte tenu de votre expérience qui est ancienne, quels sont les points qui n'ont pas marché par rapport à votre conception initiale, en particulier dans les espaces collectifs et éventuellement dans les espaces individuels ?

    Seconde question : quel type de budget avez-vous actuellement et qu'est-ce qu'il permet de faire dans la qualité technique de réalisation des bâtiments ? Par exemple, les problèmes phoniques sont-ils fréquents d'une cellule à l'autre ? Le budget permet-il une isolation phonique correcte ? Permet-il d'avoir des normes du type H.L.M. ? Quelles sont les qualités de construction possibles aujourd'hui en fonction des budgets donnés et quels sont ces niveaux de budgets ? De combien est le prix au m² d'aménagement des maisons que vous avez en projet ?

M. Guy AUTRAN : A la première question « qu'est-ce qui n'a pas marché à Epinal ? », je réponds que c'est le fonctionnement. Je n'y suis pas retourné. Je vais y aller prochainement parce qu'Arte veut faire une émission sur ce domaine. On a choisi d'aller à Epinal. Je leur ai proposé d'aller à Rémire - mais c'est beaucoup trop loin - car je pense que Rémire est une belle prison, intéressante à plusieurs points de vue, mais on a affaire à une population spéciale. C'est le problème qui s'est posé en juillet avec les évasions. Les normes de sécurité métropolitaines étaient parfaitement respectées mais ces normes ne sont pas applicables à la population surinamienne ou brésilienne.

    C'est le fonctionnement même qui pose problème à Epinal, c'est-à-dire que le souhait de l'architecte de créer une certaine vie communautaire dans un espace collectif s'est révélé inopérant parce que les contraintes de sûreté n'étaient pas totalement prises en compte. Ce sont des contraintes que je ne connaissais pas à l'époque. L'administration aurait pu me dire que, dans une maison d'arrêt, le détenu n'est jamais dans un couloir, il est toujours dans une pièce et il faut savoir où il est. La maison d'arrêt fonctionne totalement, constamment et partout à portes fermées.

    Je n'avais pas en tête ces notions. Cet espace collectif que je voulais vivant, en réalité ne vit pas du tout. C'est un beau couloir dans lequel la lumière rentre, il y a des fleurs, de l'espace, mais on ne s'y tient pas parce que les espaces qui sont autour ne sont pas conçus comme un complément de l'espace collectif. Je m'en suis aperçu après, à l'utilisation, quand les réflexions du premier directeur m'ont été connues. Cela m'a fait revenir en arrière sur cette belle idée de vie collective qui est quand même toujours limitée en prison. Le problème qui se pose en prison, c'est celui des risques dès qu'on rassemble les gens. Le directeur qui veut être sécuritaire isole et ne met jamais les gens en contact les uns avec les autres. Cela simplifie tous les problèmes de sûreté. Si on veut créer une certaine vie, on commence à prendre des risques. Il faut contrôler ces risques. C'est le gros problème. A nous, architectes, de donner des espaces contrôlables qui permettent des activités communes.

    C'est toujours ce dilemme. On est constamment confronté à cela. Dès qu'on a une idée, elle est interdite parce qu'on ne respecte pas certaines règles de sûreté.

    La deuxième question portait sur le coût et la qualité de construction, particulièrement la qualité phonique. C'est un gros problème ; en prison, le bruit est infernal. Les problèmes de clefs, de serrures électriques qui se ferment... c'est constamment présent et cela perturbe la vie, au moins pour l'étranger car on s'y habitue peut-être. Je ne sais pas... Comme lorsqu'on habite au bord d'une route ou au bord d'une voie de chemin de fer ; on finit par l'oublier.

M. le Président : C'est quand même une fatigue.

M. Guy AUTRAN : Oui, tout à fait, et les problèmes de bruit et d'impact sont très difficiles à résoudre parce qu'il faut mettre un élément mou, un élément souple, une chape flottante au niveau du sol pour isoler phoniquement d'un niveau à l'autre et pour isoler vis-à-vis de la structure. De plus, cette chape flottante doit se retourner sur les cloisons sans qu'il y ait de contact entre la chape et la cloison, sinon le bruit d'impact passerait. Or ce produit « mou » est quelque chose que le détenu peut arracher et peut détériorer ; il est donc interdit. Les faux plafonds acoustiques sont strictement interdits parce qu'ils sont démontables et dégradables. Ce sont des éléments mous qu'on peut perforer.

    En prison, il y a partout - sols, murs et plafonds - des matériaux très durs, indégradables, et c'est un problème pour lequel je n'ai pas de solution. On a posé cette question pour le programme 4 000. Le programme préconisait des affaiblissements acoustiques. On a dit qu'on ne savait pas faire si on voulait respecter les problèmes de durabilité, les problèmes de tenue dans le temps et la sûreté.

    Concernant le coût, chaque établissement du programme 4 000 coûte environ 250 millions, pour 600 détenus, ce qui fait 410 000 francs la place. C'est le prix. On était arrivé à 320 000 francs dans le programme 13 000 mais il n'y a pas le même équipement ni la même surface ; un des objectifs du programme 13 000 était quand même de baisser le coût au m². Les équipements collectifs, les surfaces, ont donc été réduits au minimum. On ne peut pas, par exemple, faire du handball dans la salle de sports du programme 13 000, on peut à peine y faire du volley et on ne peut pas y jouer au basket parce que c'est trop petit. C'est une salle d'activités plus qu'une salle de sports.

    Dans le programme 4 000, il s'agit au contraire d'une véritable salle de sports avec un gymnase de 20 m x 40 m. On peut donc y faire toutes les activités sportives collectives.

    Le principe de douches individuelles représente une complication importante ; c'est une surenchère du point de vue technique. Au lieu de 320 000 francs, on passe à 400 000 francs la place. C'est à mon avis un prix correct. On peut faire quelque chose de bien avec ce budget.

Mme Christine BOUTIN : Première question : quelle est votre position, en tant qu'architecte, sur l'avantage qu'il y a à implanter une prison à l'intérieur ou à l'extérieur d'une ville ?

    Deuxième question : je ne vous ai pas entendu parler de l'importance des cabinets médicaux. Y a-t-il un lieu sanitaire et médical pour les prisonniers ?

    Troisième point : vous nous avez dit que la surface des cellules était fixe et obligatoire à 10,5 m². Je voudrais savoir qui décide de cette obligation.

M. Guy AUTRAN : Concernant la localisation en centre-ville, les trois établissements que je dois réaliser dans le cadre du programme 4 000 sont des maisons d'arrêt et un centre pénitentiaire à Avignon puisqu'il y a un petit centre de détention de 210 places.

    La localisation en centre-ville ou à proximité immédiate est une bonne chose. Une des grandes critiques que l'on peut faire au programme 13 000, c'est que le choix des terrains s'est fait dans l'urgence. Toute demande d'un maire concernant l'implantation d'une prison était acceptée, tellement on cherchait de terrains (25 terrains). Joux-la-Ville que j'ai réalisé se situe en pleine campagne, c'est à 40 km d'Auxerre, à 20 km d'Avallon. On est au milieu des champs.

    Il faut du courage aux familles qui veulent venir voir leurs détenus. L'avantage de mettre des établissements en centre-ville ou à proximité immédiate de la ville est que les familles et le monde extérieur viennent facilement à la prison.

    Intérieurement, l'une des particularités du programme 4 000 est que le détenu ne va plus chercher l'extérieur mais c'est l'extérieur qui vient à la rencontre du détenu. C'est pour cela qu'il y a ces salles d'audience dans les quartiers (trois ou quatre), ainsi que des bureaux de contact avec les surveillants, ce qui permet à des visiteurs de prison et à des gens de l'extérieur, à des juges d'application des peines, de venir directement au contact du détenu dans le quartier. C'est une approche totalement différente, qui simplifie le fonctionnement.

    Les problèmes sanitaires existent bien sûr. Dans ce nouveau programme 4 000, le programme sanitaire est différent d'un site à l'autre, en fonction de ce qui existe déjà localement. Il y a un quartier S.M.P.R. (Service Médico-Psychologique Régional) pour les détenus présentant des pathologies psychiatriques. L'aspect psychiatrique est pris en compte à Seysses et à Sequedin où on a un S.M.P.R. qui comprend 21 places en cellules, tous les locaux de service correspondants et la partie purement médicale avec des bureaux de psychiatres et des bureaux de psychanalystes. Il y a aussi l'unité de soins, l'infirmerie (UCSA), avec des bureaux de médecins, une radio et un local de dentisterie.

    On retrouve l'unité de soins dans tous les établissements. Mais le détenu est évacué en cas de gros problèmes, puisque c'est maintenant la Santé qui prend en charge la santé des détenus. C'est le médecin qui se déplace.

    Dans le Nord, on a au contraire un S.M.P.R. réservé aux femmes puisqu'il y a un important quartier de femmes de 150 places et le S.M.P.R., qui n'existe pas à l'heure actuelle à Loos, sera dans ce nouvel établissement, en plus de l'unité de soins bien sûr.

    Les surfaces : c'est l'administration qui nous les impose. C'est le programme fonctionnel qui précise que la chambre monoplace sera de 10,50 m², la chambre deux places de 13,50 m² et les cellules pour handicapés de 16,50 m². Les architectes doivent s'y tenir au m² près. Car cela influe sur les surfaces globales et donc sur le coût de l'établissement. On ne peut pas se permettre de faire des cellules de 16 m² pour une personne. Le principe du concours nous met en concurrence financière.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Vous avez parlé, dans votre introduction, d'obligation de résultat.

M. Guy AUTRAN : Dans le cadre du programme 13 000.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Mais vous n'avez pas parlé du personnel pénitentiaire dans toutes vos interventions. Y a-t-il aussi, dans les obligations de résultat, un effectif déterminé que vous devez respecter par rapport au fonctionnement global et par rapport au nombre de détenus ? Dans ces nouveaux programmes, le personnel en tant que tel a-t-il également droit à des logements et à des salles de détente ? Et ces logements sont-ils en interne ou en externe ?

    Ma dernière question concerne le problème de l'absence de vie collective dans ces nouveaux centres de détention mais également avec le personnel. Etant donné les serrures automatiques, la surveillance télévisée, etc., il n'y a pratiquement plus de contacts avec les surveillants alors qu'il est très important, pour la vie du monde carcéral, de pouvoir s'exprimer, de dire un mot, de faire part d'une appréhension. Vous l'avez dit tout à l'heure quand vous parliez d'une petite prison de 80 personnes où même le directeur rencontrait les détenus qui pouvaient échanger quelques mots avec lui et lui faire part d'un malaise, et où le personnel pouvait déceler un problème de comportement chez un détenu.

    Dans les grandes prisons, le nombre de personnes vous est-il imposé par l'administration et est-ce que cela compte dans l'organisation globale de votre concours d'architecte conception-construction ?

M. Guy AUTRAN : Ce n'est pas nous qui déterminons le nombre de surveillants. On avait une estimation à faire dans le cadre de ce concours tranche 4 000. Il fallait qu'on donne une prévision des effectifs nécessaires puisque cela fait également partie des coûts de fonctionnement. C'était donc un des éléments de jugement.

    A la limite, moins on met de surveillants, plus on a de chance de gagner, mais il faut que la sûreté soit respectée. D'autres problèmes rentrent aussi en ligne de compte qui font qu'on ne peut pas aller au-dessous d'un certain seuil.

    Votre dernière question en amène une autre sur les problèmes relationnels.

    L'administration refait ses calculs. Nous proposions, je crois me souvenir, 155 surveillants au moment du concours, et l'administration a porté ce nombre à 160 ou 165 surveillants pour 600 détenus ; ce nombre comprend tous les gradés, c'est-à-dire tout le fonctionnement en général.

    J'ai également insisté, dans la proposition du concours, sur le rôle et le vécu du surveillant parce que le surveillant est enfermé comme le détenu, il est derrière les barreaux comme lui. Les qualités d'espaces et les qualités de travail lui simplifient le travail fonctionnel quotidien et vont faire de lui quelqu'un qui sera bien ou pas bien dans sa peau, qui sera toujours sous contrainte comme le détenu ou qui fera, au contraire, correctement son travail. C'est pour cela que j'ai insisté, au niveau du concours, sur la qualité des espaces, sur la lumière qui rentre partout, et sur un système fonctionnel qui rassure en permanence le surveillant, c'est-à-dire qu'il y a toujours un double contrôle de l'ensemble des circulations. Un surveillant situé à un bout du couloir voit toujours son collègue. En cas de problème dans l'espace interstitiel, tout événement est immédiatement vu. Les liaisons entre postes fixes sont toujours très courtes ; elles ne dépassent guère 50 mètres linéaires. Elles sont donc parfaitement visibles et, à la limite, le détenu peut se déplacer librement et non accompagné entre ces deux espaces, puisqu'il est vu à chaque bout, ce qui évite au surveillant d'avoir un rôle d'accompagnateur qui n'est pas très valorisant pour lui ; il a mieux à faire que de suivre un détenu. S'il y a un problème, il suffit de crier : son collègue le voit immédiatement. Il sonne l'alarme et il est immédiatement secouru. Cela le rassure dans la vie quotidienne parce que la violence se voit chez certains détenus, dans certains établissements, à travers le regard, à travers l'ambiance. Elle se voit aussi à travers les surveillants. J'ai vu des surveillants avoir peur dans leur établissement, ils étaient toujours en train de regarder dans leur dos, par crainte qu'il leur arrive quelque chose.

    Mon organisation spatiale évite ce type de problème et simplifie la vie quotidienne du surveillant. Elle crée un meilleur climat qui va se répercuter sur la vie du détenu.

    Est également organisée pour les surveillants une zone de vie collective avec un mess qui est à l'extérieur de l'enceinte. C'est un restaurant-cafétéria avec une salle polyvalente pour les diverses activités que peuvent avoir les surveillants ; on trouve également une salle de sport, une salle à manger de direction et, au-dessus, les syndicats, la médecine préventive, et les chambres pour les stagiaires, car la formation à l'E.N.A.P. se fait à mi-temps à l'école et à moitié en prison, en établissement. Ils sont logés dans ces chambres de passage.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Il n'y a plus de logements proprement dits à l'intérieur ?

M. Guy AUTRAN : Non, il n'y a plus de logements. Dans le programme 4 000, les logements sont en ville et aucune construction de logements n'est prévue alors que six logements étaient réalisés en rase campagne dans le programme 13 000.

Mme Nicole FEIDT : Pour ce dernier programme, avez-vous eu le temps et la possibilité de travailler avec l'administration, les surveillants et les syndicats pour voir quelle était leur vie au sein de ces structures et comment vous pouviez aménager la vie dans ces établissements ?

M. Guy AUTRAN : Cette réalisation s'est faite sous forme de concours. Or le concours interdit tout contact avec des gens dans le circuit du jury, c'est-à-dire que je ne pouvais pas demander à quelqu'un de l'administration pénitentiaire ce qu'il pensait de mon plan d'organisation, s'il pouvait fonctionner et si cette idée était intéressante. Tous les contacts que j'ai pu avoir se sont faits avant ou, de façon informelle. On parle de généralités, d'ambiance, d'idées mais sans croquis précis. La déontologie l'interdit. En revanche, une fois le concours gagné, la mise au point du programme se fait avec un chargé de mission délégué par l'administration pénitentiaire, et avec les gens de la Direction générale au programme pluriannuel d'équipement du ministère de la Justice. L'ensemble du projet est mis au point avec eux, c'est-à-dire que je leur soumets chaque idée nouvelle et le chargé d'affaires en réfère aux autorités supérieures. Cela reste très formel, ce qui est un peu regrettable.

M. le Président : Monsieur Autran, je vous remercie.

Audition de M. Eric LALLEMENT,
Sous-directeur de l'organisation et du fonctionnement des services déconcentrés à la Direction de l'Administration Pénitentiaire

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 5 avril 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Eric LALLEMENT est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Eric Lallement prête serment.

M. le Président : Vous pouvez nous faire un exposé liminaire d'une dizaine de minutes. Nous souhaitons savoir où en est la mise en _uvre des dispositions relatives au bracelet électronique, dont le vote au Parlement remonte à un peu plus de deux ans.

M. Eric LALLEMENT : Mesdames, MM. les députés, je voudrais, en premier lieu, vous remercier de m'entendre aujourd'hui à l'occasion de cette commission d'enquête parlementaire. Je souhaite d'abord préciser la diversité des activités que je peux remplir au sein de l'administration pénitentiaire pour que, à l'occasion des questions que vous seriez amenés à me poser, vous puissiez voir précisément ce que je suis amené à faire.

    La sous-direction de l'organisation et du fonctionnement des services déconcentrés comprend cinq bureaux, essentiellement centrés autour de l'activité des établissements pénitentiaires et des directions régionales :

- un bureau chargé de la gestion de la détention, qui concerne donc tout le suivi individualisé des détenus, des établissements pénitentiaires, les dossiers de libération conditionnelle, les affectations et réaffectations de détenus entre les établissements pénitentiaires ;

- le second bureau est plus spécialement chargé de l'organisation des services, et c'est précisément au sein de ce bureau qu'est traité le dossier sur le bracelet électronique. C'est également là qu'est suivie la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation ;

- le troisième bureau est celui chargé de la comptabilité, des équipements et de la logistique de l'administration pénitentiaire. C'est au sein de ce bureau qu'est suivi tout le programme immobilier de l'administration pénitentiaire, tant dans sa partie rénovation que dans sa partie construction ;

- un bureau de l'informatique chargé en particulier de suivre tout le déploiement de l'application G.I.D.E. (Gestion Informatisée des Détenus en Etablissements) et toutes les autres applications pilotées au niveau central, en lien avec la sous-direction de l'informatique à la direction des affaires générales et de l'équipement du ministère de la Justice ;

- enfin un bureau qui est une nouveauté dans le cadre de la réorganisation de l'administration pénitentiaire, qui s'occupe du contrôle de gestion et du suivi des politiques pour évaluer les différents dossiers budgétaires de l'année pour chacune des directions régionales et qui peut également effectuer des audits plus particuliers sur les établissements pénitentiaires ou sur des dossiers transversaux tels que la cantine dans les établissements pénitentiaires.

    Je souhaitais simplement faire cette présentation liminaire pour définir mes attributions et évoquer le dossier du bracelet électronique.

    La loi sur le bracelet électronique a été votée en décembre 1997 et, à la suite de cette loi, l'administration pénitentiaire a fait le choix de faire un audit qui avait trois objectifs bien précis :

    Le premier était de faire un bilan sur les expériences à l'étranger et de voir ce qu'on pouvait tirer de ces différentes expériences pour la mise en place du bracelet électronique en France.

    Le deuxième objectif de cet audit était de présenter plusieurs scénarios pour une mise en place du bracelet électronique en France. Ces scénarios pouvaient être assez variés. Le consultant a rendu un document présentant trois scénarios allant de la solution intégrée à l'intérieur de l'administration pénitentiaire vers la solution externalisée à l'administration pénitentiaire et un scénario intermédiaire.

    Le troisième objectif enfin, était d'évaluer les coûts de la mise en place de ce bracelet électronique au regard des expériences étrangères et de l'adapter à la situation française.

    Cet audit a été fait et mené sur une durée d'une année à peu près. Le consultant s'est essentiellement rendu dans cinq pays étrangers : les Pays-Bas qui ont lancé un programme d'expérimentation en 1995 aboutissant à une généralisation du système il y a quelques mois seulement ; la Suède qui a lancé un programme d'expérimentation en 1994 généralisé en 1997-1998 ; le Canada où le système n'est développé que dans quatre Etats, sans qu'il y ait actuellement de généralisation ; aux Etats-Unis où le système est développé dans 39 Etats, le consultant est allé dans un Etat et trois comtés à l'intérieur de différents Etats ; et enfin en Angleterre où on est en train de parvenir à une généralisation après une longue expérimentation puisque le système du bracelet électronique avait été lancé en 1989 et avait subi un premier échec. Il a donc fallu reprendre le dispositif en 1995 pour aboutir à trois sites pilotes puis à un développement sur sept juridictions en 1997 et aujourd'hui à un début de généralisation.

    Le système du bracelet électronique soulève plusieurs types de questions et d'abord des questions techniques.

    Pour bien situer le dossier sur le bracelet électronique, il convient de rappeler les trois dispositifs techniques à maîtriser :

    - Le premier est le bracelet lui-même. C'est un bracelet qu'on met autour du poignet du condamné ou de la personne prévenue s'il s'agit d'une personne mise en examen pour laquelle une détention provisoire aurait éventuellement pu être prononcée. C'est donc un bracelet mis au poignet de la personne ou, éventuellement, à la jambe - cela reste à déterminer - ;

    - Le deuxième élément technique est l'appareil qui est placé au domicile de la personne ou au lieu où l'on veut suivre cette personne. Ce sera sur le lieu de travail si on l'estime nécessaire.

    Cet appareil est connecté à une liaison téléphonique. Il servira d'alerte si la personne s'éloigne dans un rayon de 50 mètres de cet appareil. C'est un appareil qui émet régulièrement des fréquences, à raison d'une toutes les minutes environ. Une alerte se déclenche dès lors que la fréquence n'est plus reliée au bracelet parce que la personne s'est éloignée dans un rayon d'environ 50 mètres, et se reporte précisément sur le troisième niveau technique qui est le lieu où va être reçue l'alarme.

    - Enfin, le dernier élément technique est le centre de supervision entre les deux qui va être chargé de collecter toutes les informations et de les distribuer au lieu où la surveillance devra être faite. Ce lieu peut se situer à l'intérieur d'un établissement pénitentiaire, à l'intérieur d'un service pénitentiaire d'insertion et de probation ou en tout autre lieu qu'il conviendra de déterminer.

    On est donc dans un système technique assez complexe, assez développé mais assez fiable. C'est en tout cas ce qui a été indiqué au cours des différentes expérimentations.

    Le consultant que nous avions saisi a fait cette expertise en analysant d'abord le dispositif sur un plan technique. Il répond de la fiabilité des différents systèmes mis en place dans les pays.

    Il existe cependant une petite difficulté : des alarmes peuvent parfois être intempestives et il y a dès lors nécessité de vérifier régulièrement, lorsque cette alarme se déclenche par un appel téléphonique au domicile de la personne, s'il s'agit d'une erreur ou, au contraire, d'une personne qui aurait quitté le lieu où elle était assignée.

    Voilà donc pour l'aspect technique.

    Un aspect devra être clairement évalué, c'est celui de la réponse aux alarmes. Que fera-t-on lorsque l'alarme sera déclenchée et aura été considérée comme pertinente ?

    Plusieurs solutions peuvent être envisagées. La première serait une réaction immédiate en présence éventuellement des autorités, telles que les forces de police ou forces de gendarmerie, avec le risque de constater exclusivement une évasion et de ne pas retrouver immédiatement la personne si celle-ci a quitté pour une durée indéterminée le lieu où elle était assignée.

    Une autre solution vers laquelle on semble s'orienter, qui était d'ailleurs prévue dans la loi, est la consultation du service qui suit le condamné pour vérifier a posteriori la raison pour laquelle la personne a pu s'éloigner de son domicile et la raison de son retour si elle s'en est éloignée pendant un certain temps. Il s'agit donc éventuellement de restreindre le champ de la liberté de cette personne, donc de réduire les temps pendant lesquels elle peut s'éloigner ou, au contraire, s'il n'y a aucune alarme, d'étendre éventuellement le champ de ses déplacements.

    C'est une autre question qui devra être abordée et qui justifiera bien évidemment un certain nombre de discussions avec les travailleurs sociaux et les juges d'application des peines, pour bien définir le contenu du suivi qui devra être fait sur la personne placée sous surveillance électronique.

    Un point qui devra également être tranché concerne la pose ou la dépose du bracelet et de l'appareil émettant des émissions au domicile de la personne.

    Pose et dépose de l'appareil : en présence d'une personne condamnée et relevant d'un acte d'incarcération et donc d'un écrou, il semble opportun de les situer auprès d'un établissement pénitentiaire ou auprès d'un service pénitentiaire d'insertion et de probation, en tout cas à l'intérieur de l'administration pénitentiaire. C'est dans cette direction que nous nous acheminons a priori parce qu'il s'agit bien évidemment d'un acte d'exécution d'une peine.

    Qu'en est-il de la pose de l'appareil et de toutes les questions liées à la maintenance ou à un recours à un prestataire extérieur ? Dans la mesure où il s'agit de maintenance et de fourniture de moyens techniques, la question pourra se poser et devra être tranchée pour savoir si l'administration pénitentiaire prend à sa charge l'intégralité de la fourniture et de la maintenance des matériels ou si cette prestation est externalisée. Cela fait partie des questions qui ont été parfaitement identifiées.

    Sur un plan technique, le ministère de la Justice a donc, dans un premier temps, choisi d'expérimenter ce bracelet électronique sur trois sites. Ces sites ne sont pas encore choisis à la date d'aujourd'hui. Nous avons soumis à Mme la Garde des Sceaux une liste de onze sites qui répondent à la priorité devant être développée par le bracelet électronique qui est de réduire la surpopulation carcérale en évitant l'incarcération des personnes qui seraient condamnées à de courtes peines d'emprisonnement ou, au contraire, en aboutissant à une libération anticipée avec un contrôle par le biais du bracelet électronique d'une personne qui a été préalablement condamnée.

    On a donc défini les possibilités au regard de la surpopulation carcérale des établissements pénitentiaires après une consultation qui a été faite auprès de nos directions régionales. Nous avons défini ces onze sites à partir de là. Ils sont aujourd'hui soumis à la concertation sociale. Nous avons réuni les organisations professionnelles des personnels de surveillance, de direction et des travailleurs sociaux de l'administration pénitentiaire et ceux-ci doivent nous faire part de leurs observations d'ici une quinzaine de jours. Nous aurons aussi prochainement une réunion avec l'ensemble des juges d'application des peines, directeurs des services pénitentiaires d'insertion et de probation et chefs d'établissement de ces onze sites pour voir avec eux le degré de faisabilité sur ces onze sites et, à la suite de ces consultations, le Garde des Sceaux sélectionnera les trois sites qui recevront cette expérimentation pour une durée que nous avons évaluée à neuf mois.

    Nous avons souhaité utiliser une procédure faisant appel à des marchés régionaux. C'est la raison pour laquelle nous avons demandé à nos directions régionales de publier des offres pour avoir une gamme précise et un éventail de solutions techniques de ce qui est faisable.

    Les directions régionales ont fait des publications. Nous choisirons les directions régionales en fonction des sites qui auront été sélectionnés, et donc les prestataires qui auront à fournir cette prestation au cours des mois à venir. Une évaluation devra être faite des différents sites.

    Le souhait émis en l'état actuel du dossier - mais toutes les possibilités doivent, là encore, être envisagées - serait de passer ensuite à un développement sur une dizaine ou une quinzaine de sites, dans un rayon géographique beaucoup plus large. Cela pourrait donc concerner une dizaine ou une quinzaine de départements en France pour aboutir ensuite à une généralisation au regard des différentes expérimentations.

    Ce sont les quelques mots que je souhaitais dire sur ce dossier plus spécifiquement.

M. le Président : Merci M. le directeur. Vous avez expliqué tout ce qui s'est passé depuis le vote de la loi de décembre 1997 que vous avez rappelée. A quelle époque pensez-vous qu'on pourrait arriver à une généralisation de ce système ?

    Deuxièmement, quelle est la durée psychologique pendant laquelle ce type d'instrument est supporté par les gens qui doivent l'avoir au poignet ?

    Enfin, est-ce un gros appareil ? Comment se présente-t-il ? Il ne doit pas être très commode de se promener avec cet instrument au poignet.

M. Eric LALLEMENT : En termes techniques et matériels, c'est un bracelet en plastique avec, à l'intérieur, une fibre optique. L'alarme se déclencherait automatiquement si la personne coupait ce bracelet. Il y a un boîtier à l'intérieur duquel se trouve un appareil qui émet régulièrement des ondes, d'une épaisseur d'environ trois fois la taille d'une montre. C'est relativement imposant. Ce n'est pas quelque chose d'esthétique.

M. le Président : Est-ce qu'il s'enlève quand on prend une douche ou un bain ?

M. Eric LALLEMENT : Non, il ne s'enlève pas. C'est quelque chose de totalement insubmersible. Il reste au poignet pendant tout le temps que la personne est placée sous bracelet électronique.

M. le Président : C'est un gros appareil ?

M. Eric LALLEMENT : C'est un appareil relativement inesthétique. Il existe maintenant des modèles un peu plus réduits, de la taille d'une montre, mais assez épais du fait de l'existence de ce dispositif.

    Que peut-on retenir des expérimentations étrangères pour une généralisation ? Trois points doivent, à mon sens, être soulignés.

    Le premier, c'est qu'aucun pays n'a généralisé rapidement le bracelet électronique - encore faut-il s'entendre sur ce qu'on appelle rapidement ; aucun pays n'est passé à une phase de généralisation dans l'année ou dans les deux années suivantes. Les Pays-Bas, qui ont eu le temps d'expérimenter, ont mis trois ans pour généraliser et la Suède a généralisé le dispositif sur cinq ans.

    Je pense que c'est un préalable que de donner le temps à cette mise en place pour différentes raisons : la première raison, c'est l'exemple donné par l'Angleterre qui a essayé de mettre en place le bracelet électronique en 1989 ; pour des raisons techniques et des raisons de communication, cette mise en place avait été excessivement difficile et avait donc abouti à un échec. Il faut par ailleurs que l'ensemble des personnels et l'ensemble des magistrats appréhendent d'abord, au regard des expérimentations et des dispositions existantes, la place du bracelet électronique. Il apparaît en outre important que les personnes chargées de suivre les détenus sous bracelet électronique fassent leurs preuves. C'est la raison pour laquelle l'option que nous retenons, en l'état actuel, serait ces trois sites expérimentaux - ces dix ou quinze sites dans un deuxième temps - permettant d'aboutir à une généralisation au regard de cette évaluation.

    C'est le premier point qui est apparu de cette étude.

    Un autre point important est de savoir dans quel créneau se situera le bracelet électronique parce qu'en France, à la différence peut-être des pays qui l'ont implanté (et c'est une remarque qui nous est faite par un certain nombre de personnels), de nombreux dispositifs existent déjà à la fois dans le cadre du prononcé d'une peine (je pense notamment au sursis avec mise à l'épreuve qui implique un suivi social) et dans le cadre de l'exécution des peines, que ce soit le placement à l'extérieur, la semi-liberté, la libération conditionnelle et d'autres mesures auxquelles le bracelet électronique viendra s'ajouter. Si le bracelet électronique venait empiéter sur la liberté, nous constaterions dans ce cas-là un échec et ce n'est évidemment pas ce que nous souhaitons. Nous devons être extrêmement vigilants et veiller à bien définir le bracelet électronique comme une peine de substitution à un emprisonnement ferme et non comme une alternative à la libération conditionnelle ni surtout au placement à l'extérieur. Notre vigilance doit être extrêmement forte sur ce point.

    Deuxième point : les expériences étrangères nous montrent que ce système de bracelet électronique concerne généralement des publics très spécifiques. La Suède a assez bien développé le système mais de manière relativement modérée : 591 personnes ont été placées sous bracelet électronique en 1998 pour une population de 8,8 millions d'habitants. C'est un ratio dont nous avons à tenir compte. En Suède, 57 % de personnes sont condamnées pour conduite en état alcoolique. En France, les personnes condamnées pour conduite en état alcoolique (leur nombre est important) ne sont pas forcément incarcérées à l'intérieur d'établissements pénitentiaires. On retrouve ainsi le risque de toucher un public qui, pour l'instant, n'est pas incarcéré. J'insiste sur ce point.

    Ce sont ensuite des personnes à profil particulier. De l'étude qui existe, on constate d'abord que ces personnes ont un domicile fixe et une ligne téléphonique. Nous aurons soin, dans le cadre de l'expérimentation, de prendre contact avec des centres d'hébergement pour vérifier que ces centres d'hébergement ou des associations sont susceptibles d'accueillir des personnes que nous souhaiterions placer sous bracelet électronique afin qu'elles puissent également être jointes.

    Nous avons ce souci de veiller, d'une part, à une mise en place progressive, d'autre part, à bien cibler les publics et à ne pas mordre sur des publics qui ne rentreraient pas, en l'absence de bracelet électronique, en détention.

    L'enseignement essentiel que nous pouvons retenir de cette mission d'audit, c'est qu'il est nécessaire de mettre en place un accompagnement social fort pour répondre au véritable souci de réinsertion et de prévention de la récidive. Un certain nombre de pays qui ont mis en place le bracelet électronique ont un travailleur social pour dix personnes placées sous bracelet électronique. Un suivi social extrêmement fort et développé est nécessaire pour répondre aux trois objectifs de la mise en place réaliste et pertinente du bracelet électronique, les trois objectifs étant de réduire le nombre d'incarcérations ou la durée d'incarcération et donc de permettre à nos établissements pénitentiaires d'avoir des espaces un peu plus larges pour ceux qui restent incarcérés. Il faut, en outre, éviter la récidive et prévenir. La réinsertion nécessite cet accompagnement social extrêmement fort.

    Cette étude vous a été remise dans le cadre des travaux. Elle sert de fil conducteur à l'heure actuelle à la réflexion de la ministre de la Justice dans le cadre de cette expérimentation.

M. le Rapporteur : Il était temps, M. Lallement, qu'on vous auditionne pour éviter d'affabuler ou de présenter le bracelet électronique comme étant la panacée en matière de remplacement de l'enfermement.

    Mais lorsque nous avons proposé, en décembre 1997, l'utilisation du bracelet électronique, un certain nombre d'entre nous avions deux objectifs en tête : d'abord la substitution à l'enfermement pour un certain nombre de détenus. On évoquait le cas des condamnés primaires ayant une activité professionnelle, et pour lesquels des contraintes et des limites à leur liberté leur permettant cependant de continuer à travailler et d'avoir une activité sociale étaient préférables ; ne serait-ce que pour réparer ; le bracelet électronique permettait en même temps un rappel à la loi. Concernant les peines de prison situées en dessous de six mois, on se pose aujourd'hui la question de savoir à quoi peut servir une peine de six mois de prison ferme pour un délinquant primaire.

    Deuxième point : on connaît mieux maintenant les statistiques de détenus qui sont incarcérés préventivement. Ce sont ces détentions préventives qui posent un vrai problème d'encombrement des maisons d'arrêt et il serait peut-être préférable pour un certain nombre d'entre eux, d'avoir d'autres moyens de contrôle que l'enfermement. Comme certains d'entre eux nous l'ont dit, les magistrats abusent de l'enfermement préventif au motif qu'ils peuvent obtenir, par ce biais, des déclarations leur permettant de faire avancer leur enquête. Pour d'autres, le bracelet électronique permettrait d'avoir une substitution au contrôle judiciaire, ce contrôle n'apparaissant pas suffisamment efficace dans beaucoup de cas. Le bracelet électronique serait situé entre le contrôle judiciaire et l'enfermement.

    Il y a évidemment une limitation à la liberté compte tenu de ce que vous venez de nous décrire mais il y a en même temps non-enfermement permanent, ce qui permet, là aussi, une continuité de l'activité professionnelle ou sociale, voire une continuité de la vie familiale.

    Ces éléments ont-ils été pris en considération dans votre réflexion ?

    Deuxième question : nous avons commencé à visiter des établissements pénitentiaires et nous rencontrons des surveillants et des personnels de l'administration pénitentiaire. Il apparaît que certains d'entre eux ont la crainte à la fois que le bracelet électronique remette en cause la fonction de surveillant ou qu'ils ne soient pas considérés comme aptes à assurer ce service qui deviendra, par l'utilisation d'un matériel électronique sophistiqué, un service un peu noble. C'est un nouveau contrôle, et certains se demandent si les gardiens de prison, les « matons », seront considérés comme aptes à suivre la formation nécessaire ; deuxièmement, certains se demandent également si ce n'est pas un moyen pour le ministère, c'est-à-dire pour vous, M. le sous-directeur, de proposer que ce contrôle soit systématiquement détaché de l'administration pénitentiaire et que quelqu'un d'autre s'en occupe. Cette crainte n'est peut-être pas justifiée mais elle mérite qu'on y réponde.

M. Eric LALLEMENT : Monsieur le rapporteur, il est excessivement difficile de répondre à la première question parce que les expériences étrangères ont précisément lieu dans des pays n'ayant pas le même régime juridique que celui de la France. Le système de la probation dans les pays anglo-saxons est très différent de celui existant en France. Celui qui se rapprocherait le plus de la France parmi les pays où ce système a été mis en place serait le Canada et nous observons que le Canada n'a pas souhaité généraliser le système du bracelet électronique. Le public qui sera concerné reste pour nous une interrogation. Ce qui apparaît essentiel en tout état de cause, dans le cadre du suivi qui sera instauré des personnes placées sous bracelet électronique, c'est d'avoir, avec cet accompagnement social, une véritable chance de réussir le pari de la réinsertion de ces personnes. Nous pourrions l'avoir au travers d'un sursis avec mise à l'épreuve ou au travers d'une libération conditionnelle. Cela réussit déjà dans un certain nombre d'hypothèses.

    Il est vrai qu'à partir du moment où le choix sera fait de mettre les moyens autour de cette mesure de coercition - parce que le bracelet électronique est une mesure de coercition dans la mesure où il vient altérer la liberté d'un individu pendant une période déterminée -, il faut, dès lors, assurer une prise en charge d'ordre social. On peut avoir l'espoir, à partir de ce moment-là, d'assurer ces deux objectifs fondamentaux : la prévention de la récidive et la réinsertion. Les expériences étrangères nous prouvent que le taux de récidive est très faible pour les personnes placées sous bracelet électronique et que celui-ci est, en général, porteur de réinsertion parce qu'il est accompagné d'un suivi en matière de toxicomanie si tel est le cas, d'un programme de lutte contre l'alcoolisme pour les problèmes liés à l'alcoolisme, ou d'une obligation de suivre une formation, un enseignement ou un travail particulier.

    Le bracelet électronique en tant que tel ne permettrait pas, à lui seul, d'assurer la réparation telle qu'on voudrait l'envisager et surtout la réinsertion. C'est l'accompagnement social autour de ce bracelet électronique qui permettra de remplir ces deux autres objectifs.

    Le bracelet électronique soulève des questions relatives à la conciliation d'objectifs : contrôle de la personne non pas dans le cadre d'un établissement pénitentiaire mais dans le milieu libre d'une part, et suivi et accompagnement d'autre part.

    Une remarque doit être faite à propos de la durée. Il faut être extrêmement vigilant sur cette question. Tous les pays étrangers ayant expérimenté le bracelet électronique le posent pour des durées relativement limitées. Cela va de deux à trois mois, guère plus, et un certain nombre de pays ont même inscrit dans la loi la mention : « jamais plus de six mois ».

    On est bien dans une mesure de coercition, mais à laquelle la personne condamnée doit adhérer. Cette adhésion doit d'ailleurs exister dès le début puisqu'on doit bien évidemment recueillir le consentement de la personne pour la placer sous bracelet électronique et ce consentement sera recueilli assez facilement lorsque la personne est en détention et qu'on lui propose la liberté avec un bracelet électronique. Le condamné doit avoir pleinement conscience de cette adhésion. Il ne faut pas le tromper parce qu'il est extrêmement astreignant de rester à son domicile pendant une période déterminée, de 7 heures du soir à 7 heures du matin ; de plus, le risque existe, en cas de non-respect, d'être condamné pour une infraction d'évasion puisque le dispositif législatif le prévoit.

    C'est la réponse que je souhaitais faire à la première question.

    Au sujet de votre deuxième question, je comprends les craintes qui peuvent exister, parce que l'administration pénitentiaire, comme d'ailleurs beaucoup d'autres administrations, s'est parfois engagée dans un certain nombre de mesures d'externalisation des prestations  - je pense notamment au programme 13 000 - dans le fonctionnement des établissements pénitentiaires ; un certain nombre de personnels ont parfois douloureusement vécu cette externalisation, même si ce débat, qui existe toujours aujourd'hui, semble recueillir une plus grande adhésion de la part des personnels. Il est vrai que la crainte d'un recours à des prestataires extérieurs est forte et on se dit : après tout, ne va-t-on pas vers le système anglais d'une externalisation totale de la prestation du bracelet électronique vers une société privée ? Je ne pense pas que le choix soit celui-là. Ce n'est, en tout cas, pas du tout l'orientation que nous avons prise à l'heure actuelle.

    La deuxième question qui se pose est celle de savoir quels seront les personnels chargés de suivre le placement sous surveillance électronique. Cette question est extrêmement importante parce que nous avons, dans le champ de l'administration pénitentiaire, plusieurs catégories de personnels. Nous avons en particulier les personnels de surveillance et les conseillers d'insertion et de probation, les travailleurs sociaux.

    Il est vrai que la question peut se poser de savoir si nous n'avons pas une opportunité de fluidifier les rapports entre personnels de surveillance et personnels d'insertion et de probation dans le cadre du suivi d'un certain nombre de personnes au travers de ce bracelet électronique. Il faut donc savoir, dans le cadre des missions des personnels, si ce sont les personnels de surveillance, les personnels d'insertion et de probation, ou les deux, qui pourront être en charge de ce dispositif. Nous souhaitons que tous les scénarios soient ouverts et soumis à la concertation sociale. C'est précisément l'objet de la deuxième phase de concertation que nous allons engager une fois que les sites auront été choisis pour l'expérimentation du bracelet électronique. Notre deuxième objectif sera, aussitôt après, de discuter, au niveau national comme au niveau local, à la fois avec les organisations professionnelles de magistrats et les personnels pénitentiaires, afin de voir quel dispositif sera choisi pour le suivi de ce bracelet électronique. Toutes les solutions sont ouvertes et nous pouvons imaginer des scénarios différents selon les lieux d'implantation de ces sites d'expérimentation.

M. Jacky DARNE : Vous avez évoqué tout à l'heure, M. le directeur, trois scénarios dans la mise en application. Ces trois scénarios visent-ils simplement des sites à retenir, donc la mise en _uvre, ou portent-ils aussi sur des hypothèses d'effectifs, de populations concernées ou de types d'application qui pourraient résulter de la mise en _uvre du bracelet ? A-t-on, par exemple, une idée de l'usage qu'en font les magistrats dans les pays où des expérimentations ont été faites ? Trouve-t-on, par exemple, une corrélation entre le nombre de condamnations et l'existence d'un bracelet ? On peut imaginer que la condamnation soit perçue comme plus légère s'il y a maintien au domicile ou dans un lieu particulier et que le nombre de condamnations soit, en conséquence, plus important. Est-ce que le scénario inclut de tels éléments ou, s'ils n'y sont pas, quelle idée peut-on en avoir ?

    Il y a ensuite un aspect économique. Vous avez insisté sur la nécessité d'un encadrement social important. Nous avions tout à l'heure un architecte qui nous indiquait le coût d'une place dans un établissement. En terme de comparaison sur un plan purement matériel, que représente un détenu dans un établissement et une personne sous surveillance avec un bracelet ?

    Cela m'amène, M. le Président, à une question qui s'adresse autant à vous qu'à M. Lallement. J'ai entendu tout à l'heure, dans votre présentation initiale, que vous aviez la responsabilité de cinq sous-directions ou services qui m'apparaissent très intéressants. Vous avez indiqué en particulier le suivi par le contrôle de gestion des coûts et évaluations, des éléments de comptabilité. Or nous évoquions là encore, dans l'audition précédente, l'intérêt de petits établissements par rapport à de gros établissements. L'argument immédiatement avancé est évidemment celui du coût. Il serait donc intéressant, à établissements égaux en ancienneté, à âge identique et à caractéristiques identiques, de pouvoir disposer des éléments comparatifs du surcoût que représente un petit établissement par rapport à un gros. On imagine bien qu'il puisse y avoir un surcoût structurel pour un type de surveillance mais, en même temps, les charges variables existent aussi. Que peut-on avoir comme éléments de comparaison dans ce domaine ?

    Ainsi, M. le président, il faudrait éventuellement demander à M. Lallement de revenir parce que les sous-directions qu'il dirige présentent beaucoup d'aspects intéressants.

M. le Président : On examinera attentivement votre suggestion.

M. Eric LALLEMENT : Première question sur les scénarios : trois scénarios ont été envisagés. Ils concernent exclusivement les questions relatives à la pose et dépose du bracelet, à la location ou à l'achat. La même question se pose d'ailleurs pour le récepteur - ce qui est placé au domicile de la personne - et pour le centre de supervision.

    Les trois scénarios que j'évoquais, qui ont été envisagés par le consultant concernaient exclusivement cet aspect. Et la question posée était celle de savoir si l'administration pénitentiaire devait faire le choix de l'achat ou de la location du matériel et si on devait internaliser la fonction de maintenance ou l'externaliser vers un prestataire extérieur. Ces questions concernent la technique. La même question existe pour le centre de supervision : doit-on avoir un centre de supervision national le jour où nous serons dans une phase de généralisation ou au contraire faut-il plusieurs centres de supervision ou même, plus exactement, travailler avec des entreprises spécialistes de ces systèmes de transfert d'appel et d'alarme ?

    Le cabinet que nous avions saisi a suggéré un contrôle des alarmes par une société extérieure. J'ai indiqué que ce n'était pas, en l'état actuel, la solution que nous retenions.

    Nous avons d'ailleurs nous-mêmes élargi la réflexion parce que nous avons tenu un comité de pilotage avec un certain nombre de participants. Nous avons souhaité envisager d'autres types de scénarios afin de « mixer » les différentes possibilités.

    La question n'est pas tranchée à l'heure actuelle et le sera en fonction de l'expérimentation qui sera faite dans les mois et les années qui viennent.

    Vous avez évoqué la corrélation qui pourrait exister entre le nombre de condamnations et le classement sous surveillance électronique. Le risque est relativement faible dans le système français, et la corrélation est donc difficile à imaginer parce que nous serons dans un système où le juge ne peut pas prononcer ab initio la peine de placement sous bracelet électronique, ce qui paraît être une bonne chose pour éviter précisément « d'offrir » une peine qui ne serait pas une substitution à l'emprisonnement mais qui deviendrait précisément une substitution à des peines de sursis avec mise à l'épreuve, ou des peines de travail d'intérêt général. Par ailleurs, le bracelet électronique a un coût relativement important et il ne faudrait pas qu'il vienne empiéter sur des sanctions qui n'ont pas de coût économique pour un résultat relativement limité.

    En revanche, dans la mesure où nous serons dans le cadre d'une décision du juge de l'application des peines puisque c'est l'option qui a été choisie par le législateur de 1997 et c'est dans ce cadre que nous avons travaillé, sous réserve des questions relatives à la détention provisoire - le risque de voir augmenter les peines d'emprisonnement pour les appliquer ensuite par des mesures de bracelet électronique n'existe pas ; je pense que les juges d'application des peines, confrontés à la possibilité de mettre sous bracelet électronique, et au regard des dispositions du code de procédure pénale - puisque le juge d'application des peines doit recevoir tous les condamnés qui ne sont pas incarcérés au moment de leur condamnation dès lors qu'ils sont condamnés à une peine inférieure à un an -, pourront à ce moment-là se poser la question de savoir, pour telle personne condamnée à une peine d'emprisonnement ferme, s'ils lui substituent une peine de placement sous surveillance électronique. En effet, la décision ne sera pas prise au moment du jugement mais au moment de l'exécution de la condamnation, ce qui paraît être une excellente chose.

    Des évaluations ont déjà été faites sur le bracelet électronique pour en mesurer le coût. Le cabinet conseil nous indique que, pour 1 000 personnes placées sous bracelet électronique, c'est-à-dire 6 000 personnes par an en estimant qu'une personne reste deux mois sous bracelet électronique et en intégrant la totalité des coûts, y compris les coûts en personnel que le cabinet conseil a évalués et qui pourraient faire l'objet de discussions, les chiffres s'étalent, selon la nature de la prestation, entre environ 45 M.F. et 55 M.F. Ramené au coût journalier d'une personne placée sous bracelet électronique, le dispositif est évalué entre 123,01 francs, qui est le chiffre le plus faible et 155,46 francs pour le chiffre le plus haut. Il est à comparer à une journée de détention, la journée de détention intégrant tous les coûts de fonctionnement et de personnel. Le chiffre est compris aujourd'hui entre 280 francs et 320 francs ou 330 francs dans les établissements à gestion déléguée. Cette différence du coût de la journée de détention a été évaluée, hors coûts de construction tels qu'évoqués par M. Autran précédemment.

M. Jacky DARNE : Pouvez-vous préciser les deux derniers chiffres ?

M. Eric LALLEMENT : Ces chiffres figurent dans le bleu budgétaire : 301 francs par jour de détention dans le cadre du titre III de la loi de finances et environ 350 francs dans les établissements à gestion déléguée.

    Il est extrêmement difficile d'évaluer les coûts de fonctionnement. Nous le faisons et nous avons un certain nombre d'indicateurs très pertinents, mais il est difficile de faire une évaluation par établissement. La première raison est que tous les établissements ne sont pas dotés de l'autonomie comptable et que la comptabilité des petits établissements, des petites maisons d'arrêt, est tenue au niveau de la région qui fait une somme globale de l'ensemble des dépenses des petits établissements, donc des petites maisons d'arrêt dans les directions régionales. Pour autant, nous avons un certain nombre d'indicateurs pour chacun des établissements.

    Nous remarquons qu'un certain nombre de dépenses sont identiques quels que soient les établissements. Je pense en particulier à l'alimentation. Il faut savoir que nous sommes, à l'heure actuelle, pour l'alimentation dans les établissements pénitentiaires - uniquement pour l'achat de produits alimentaires -, à 18 francs par jour et par détenu, hors les coûts de fabrication, étant précisé que la fabrication est faite en partie avec du personnel pénitentiaire et également des détenus. Le coût alimentaire représente environ 23 % du budget de fonctionnement des établissements pénitentiaires.

    L'on constate de très grandes différences sur la maintenance des établissements pénitentiaires parce que la gestion d'une maison centrale avec un faible effectif de détenus justifie des dépenses beaucoup plus importantes rapportées au détenu qu'un établissement extrêmement rationnel.

Mme Christine BOUTIN : Ma question porte sur les problèmes d'insertion puisque la privation de liberté a naturellement comme objectif de rendre la liberté et de permettre l'insertion des prisonniers.

    Je vois que le problème de l'insertion est pris en compte dans la mise en place du dispositif du bracelet électronique, ce que ne laissait a priori pas supposer la première partie de votre intervention.

    La question économique a été abordée par M. Darne. Je me contenterai d'évoquer une certaine inquiétude du personnel pénitentiaire. La mise en application du bracelet aura sans doute comme effet d'augmenter le personnel d'accompagnement par rapport à celui dont vous disposez actuellement. Pour répondre à l'inquiétude du personnel pénitentiaire qui craint de ne plus être rattaché à son ministère, que pensez-vous de cette proposition consistant à demander la création d'une filière nouvelle de formation à l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire qui serait spécifiquement consacrée au suivi des personnes ayant un bracelet ?

M. Eric LALLEMENT : Je suis désolé si j'ai pu donner à penser, au début de ma prestation, que je mettais l'insertion au second plan dans le dispositif du bracelet électronique parce que je pense, au contraire, très sincèrement, qu'il doit être mis au premier plan. C'est bien dans ce sens que nous souhaitons aller.

    Vous avez évoqué la possibilité d'externaliser le personnel chargé de suivre le bracelet électronique. Ce scénario n'est absolument pas retenu en l'état actuel. Nous souhaitons véritablement intégrer le bracelet électronique parmi les mesures d'exécution de peine et, à ce titre, l'administration pénitentiaire étant chargée de mettre en _uvre et d'exécuter les condamnations prononcées par les juridictions, en particulier les condamnations à des mesures d'emprisonnement et autres, nous ne souhaitons pas avoir un dispositif spécifique hors du champ du ministère de la Justice pour suivre le dispositif du bracelet électronique. Nous ne souhaitons pas de manière générale externaliser la gestion du bracelet électronique vers un autre ministère ou vers un prestataire extérieur.

    Deuxième élément de réponse : faut-il un dispositif de formation spécifique des agents chargés de suivre les personnes placées sous surveillance électronique ? Qu'il y ait des modules de formation spécifique, certainement, mais que nous ayons des personnels spécifiquement dédiés à la surveillance électronique en dehors des différentes catégories qui existent n'est pas une piste de travail sur laquelle nous réfléchissons actuellement.

    Les personnels pénitentiaires ont une mission qui est celle d'exécuter les décisions judiciaires, en particulier les condamnations prononcées par les juridictions. Parmi ces condamnations figurent des peines d'emprisonnement dont une des modalités d'exécution pourra être le placement sous bracelet électronique. Nous souhaitons en rester là et ne pas nous engager dans une parcellisation des fonctions et donc des personnels.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Merci pour votre exposé très clair.

    Je souhaiterais savoir si le port du bracelet électronique a été testé médicalement et, si oui, comment ? Est-ce un volet que vous avez envisagé ?

M. Eric LALLEMENT : Aucune expérience et aucun examen particulier n'a été fait en France en l'état actuel. En revanche, ils ont été faits dans les pays étrangers, et il nous a été indiqué qu'il n'y avait aucune contre-indication médicale au bracelet électronique en l'état de ce qui existe. C'est un bracelet qui émet des ondes sur le même modèle que tout ce que nous connaissons aujourd'hui comme dispositif de communication. Je pense au téléphone portable. En l'état actuel de nos informations, aucune contre-indication médicale n'existe mais c'est peut-être un domaine sur lequel une réflexion pourrait être engagée. En tout état de cause, nous n'avons pas connaissance d'une quelconque contre-indication aux dispositifs qui existent à l'étranger.

M. le Rapporteur : Parmi vos multiples casquettes, vous vous occupez des affectations. Pourquoi existe-t-il d'aussi longs retards ou d'aussi longs délais ?

M. Eric LALLEMENT : Un des bureaux dont j'ai la charge s'occupe des affectations et réaffectations de personnes condamnées à de longues peines. Les affectations de personnes condamnées à de courtes peines se font d'abord dans l'établissement de proximité qu'est la maison d'arrêt. Elles sont donc gérées dans la maison d'arrêt à proximité de leur domicile ou du lieu où elles ont commis l'infraction. Cela dépend du juge d'instruction pendant la phase de l'instruction, puis de l'administration pénitentiaire dans la phase d'exécution de la condamnation, et c'est au niveau de la direction régionale que ces dossiers sont traités. Nous nous occupons des affectations et réaffectations des détenus condamnés à des longues peines.

    Tous les détenus condamnés à des longues peines, en particulier à des peines de plus de dix ans, doivent passer par le centre national d'observation qui est situé à Fresnes et qui fait une évaluation de chacune des personnes condamnées au regard de la condamnation, de la personnalité, des faits qui ont été commis. Il s'agit de personnes qui ont fait plusieurs années dans un établissement pénitentiaire et qui sont ensuite orientées à partir de ce centre national d'observation. Nous constatons de longs délais dans l'affectation faite ensuite dans les établissements pénitentiaires.

    Ces longs délais s'expliquent par la phase de l'instruction sur laquelle nous n'avons aucune possibilité d'agir. Il faut ensuite construire le dossier au sein de l'établissement. Une fois que la personne est condamnée définitivement, le chef de l'établissement pénitentiaire réunit l'ensemble des éléments, la direction régionale a un rôle de coordination ; sont réunies en particulier les différentes pièces judiciaires et les différentes expertises qui ont pu être faites dans le cadre de l'information judiciaire. Le chef d'établissement fournit aussi un dossier individuel qui a été élaboré à l'intérieur de la maison d'arrêt depuis l'incarcération. Le dossier est ensuite envoyé à Paris. Les délais d'attente pour venir au centre national d'observation ne sont pas excessivement longs : ils sont en général de quatre à six mois environ. C'est relativement raisonnable.

    Une fois au centre national d'observation, une décision d'affectation est prise à l'issue d'une période d'observation qui s'étale sur plusieurs semaines. Une commission nationale d'observation décide alors de l'affectation en fonction d'un certain nombre de critères. Le premier critère est bien évidemment la durée de la peine. Une personne présentant un profil relativement dangereux sera orientée en maison centrale ; certaines iront au contraire vers des centres de détention où les conditions d'incarcération sont plus souples et permettent donc une évolution de l'intéressé. Nous regardons ensuite si l'intéressé souhaite suivre une formation professionnelle, un enseignement, puisqu'un certain nombre d'établissements pénitentiaires assurent ces formations, disposent de tels ou tels ateliers ou ont des programmes éducatifs ou de suivi plus particuliers. C'est donc en fonction de ce critère que nous raisonnons.

    Enfin, nous tenons compte aussi, et de manière évidemment très importante, de l'origine géographique du condamné et des liens familiaux que cette personne est susceptible de maintenir dans le cadre de l'exécution de sa condamnation car il existe des centres de détention nationaux, des centres de détention régionaux et des maisons centrales sur l'ensemble du territoire. Il est vrai que le taux d'occupation de ces établissements ne peut pas dépasser les 100 %. Il est généralement en dessous des 100 % - vous pourrez le constater au regard des statistiques qui sont à votre disposition - parce qu'il existe toujours ce délai frictionnel entre le moment où une personne quitte l'établissement et le moment où une personne est incarcérée dans l'établissement. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que nous ne soyons pas à 100 % du taux d'occupation de ces établissements. C'est le délai frictionnel classique qui existe dans toute gestion.

    Il est vrai qu'il y a des temps d'attente pour aller dans ces établissements. La personne peut être affectée dans les deux mois qui suivent la décision. En revanche, notamment dans la région du sud-est de la France, nous n'avons que peu d'établissements pour peine alors que le nombre de condamnés est important, et les délais d'attente sont beaucoup plus longs. Ces délais sont relativement faibles pour les maisons centrales, relativement faibles pour les personnes qui sont originaires de l'est de la France ou qui souhaitent aller dans l'est de la France. Mais les délais d'attente peuvent parfois atteindre dix-huit mois à la maison d'arrêt de Fresnes, ce qui n'est évidemment pas du tout satisfaisant, pour être orienté ensuite vers ces établissements.

    Nous réfléchissons à la possibilité de modifier la répartition des différents établissements pour peines, voire de réaffecter certains établissements. Mais transformer une maison d'arrêt en centre de détention n'est pas du tout satisfaisant, et nous devons être extrêmement vigilants dans des décisions de ce type.

    On peut aussi envisager d'agir sur les conditions d'affectation en centre de détention régional. N'y sont affectées à l'heure actuelle, que des personnes condamnées à un maximum de sept années d'emprisonnement et nous pensons qu'un certain nombre de personnes condamnées à des peines inférieures à dix ans pourraient être affectées dans des centres de détention régionaux. Pourquoi pas ? Ce sont, en tout cas, des pistes de travail.

    Mais nous devons également faire face à des évolutions de populations carcérales. Je n'oublie pas que nous voyons en particulier augmenter considérablement le nombre des personnes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité dans nos établissements pénitentiaires. Ils étaient autour de 300 dans les années 1970 et 1975 et ils sont aujourd'hui à plus de 600, ce qui est évidemment extrêmement difficile à gérer au quotidien. La réorientation d'un établissement pénitentiaire est éminemment complexe et ne peut pas se décider sans une concertation ni sans une véritable appréhension du sujet au niveau local.

Audition de l'Union syndicale pénitentiaire (U.S.P.)

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 6 avril 2000)

Présidence de M. MERMAZ, Président

MM. Norbert CLAUDE, Paul PELEGRIN et Yannick GUILLARD sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Claude, Pelegrin et Guillard prêtent serment.

M. Norbert CLAUDE : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, l'Union syndicale pénitentiaire vous remercie de l'avoir conviée à cette audition. L'USP regrette qu'il ait fallu la publication d'un livre et sa couverture médiatique pour que soit décidée la création d'une commission d'enquête à l'Assemblée nationale et au Sénat sur la situation des prisons françaises.

    Depuis de nombreuses années, les personnels pénitentiaires, représentés par leurs responsables syndicaux, n'ont cessé de vous alerter sur l'état désastreux des prisons. Le parc immobilier est vétuste et les dotations sont insuffisantes. Je citerai quelques exemples. Dans la maison d'arrêt du Mans, certaines cellules sont très vétustes, exiguës et humides, et les ateliers surchargés à la limite de l'insécurité. D'autres petites maisons d'arrêt comme celles de Lure disposent encore actuellement de dortoirs de six à dix détenus, tandis que dans d'autres maisons d'arrêt, comme celle de Rennes, le quartier de mineurs est enclavé et est inadapté aux missions qui lui sont confiées.

    Ce parc immobilier vétuste, doté de crédits insuffisants, est indigne du pays des droits de l'homme. Seule une réelle volonté politique pourra y remédier, relayée par une prise de conscience de nos concitoyens de la réalité de l'univers carcéral.

    Jusqu'à ce jour, les personnels ont subi les contraintes de l'évolution de l'institution : conditions de travail déplorables au détriment de la sécurité et de la réinsertion, création de nouvelles tâches sans évaluation réelle des moyens, telles que les douches supplémentaires, pour lesquelles nous rencontrons énormément de problèmes de locaux, voire des problèmes de production d'eau chaude. Dans le développement des activités socioculturelles, nous sommes également confrontés à des problèmes de locaux, souvent très petits et polyvalents. Par exemple, à Belfort, les avocats qui veulent venir s'entretenir avec leurs clients, doivent attendre ou disposent de petits locaux inadaptés à l'exercice de leur mission.

    Lors de l'exécution d'une autre tâche nouvelle, les extractions médicales, il n'y a aucune sécurité des personnels. Récemment, à l'hôpital de Nîmes, un surveillant en escorte a été agressé par une personne extérieure à l'hôpital. Des problèmes se posent également lors des gardes statiques à l'hôpital. Les relations sont difficiles entre la police et l'administration pénitentiaire. De plus, certains agents doivent parfois utiliser leur véhicule personnel pour pouvoir retourner à l'établissement.

    Ces nouvelles tâches, sans que les moyens en personnel et en matériel aient été prévus, provoquent des dysfonctionnements dans une détention.

    Les « matons », comme on les appelle - mais nous préférons l'appellation de surveillant pénitentiaire - en ont assez d'être entre le marteau et l'enclume.

    Sur les coursives, qui pallie les manques de l'institution, qui est à l'écoute et s'efforce en permanence de trouver des solutions ? Le surveillant, qui est obligé de trouver une solution rapide aux insuffisances. Dans certains petits établissements, le dentiste ne vient que tous les quinze jours, voire tous les mois, et cela pose des problèmes. Il en va de même pour les psychiatres qui viennent une fois dans le mois et qui souvent ne sont pas, par ailleurs, disponibles. De ce fait, quand un problème survient avec les détenus, il revient au personnel de surveillance de trouver rapidement une solution. Les services médicaux, surtout dans les petits établissements, ne sont accessibles que deux heures le matin et deux heures le soir.

    Qui subit les remises en cause des lois et des règlements sur les coursives ? Les surveillants, qui sont constamment confrontés à la remise en cause des fouilles par palpation et des fouilles corporelles, en particulier lors des parloirs, lieu très sensible en ce qui concerne les entrées de produits illicites, et la remise en cause des fouilles de cellule. Les détenus ne veulent subir aucune contrainte en détention, sinon ils vont à l'affrontement. Dès lors qu'il y a affrontement et pour apaiser la détention, la direction préfère changer un agent de poste, voire le mettre dans un mirador, ou encore carrément le mettre dans un poste protégé.

    Les surveillants pénitentiaires, aujourd'hui, vivent très mal d'être considérés comme des assassins, des « fachos », des conservateurs ou je ne sais quoi. Ils réclament la reconnaissance de la spécificité de leur profession par la Nation.

    Cette reconnaissance passe également par l'intégration de l'administration pénitentiaire au sein de la commission nationale de déontologie de la sécurité publique, au même titre que la police et les douanes. Si nous ne recevons pas le public, de plus en plus maintenant, des intervenants viennent travailler dans les détentions. Les extractions entre l'établissement pénitentiaire et l'hôpital, conduisent à des confrontations avec le public. Ils n'ont alors aucun moyen dans le domaine de la sécurité. Compte tenu de ces missions de sécurité, les personnels n'accepteront pas d'être moins considérés que les gardes champêtres.

    Après Beauvais et Riom, affaires qui ont défrayé la chronique, aujourd'hui c'est la prison de Rouen qui entache notre profession. Depuis quelques mois, un collègue de la maison d'arrêt de Rouen est victime d'une machination ayant pour unique objectif de le faire condamner par la justice et, par voie de conséquence, le faire révoquer par l'administration.

    Mis en examen depuis le 19 février 1999 pour entrée illégale en détention d'objets ou substances non autorisés avec la circonstance que l'intéressé se trouve chargé de la surveillance des détenus, notre collègue a toujours protesté de son innocence. Tout semblait perdu quand le directeur de la prison a reconnu, devant le juge d'instruction, avoir remis un billet de 500 francs à un détenu. L'idée du directeur était de faire tomber le surveillant.

    Pour l'USP, outre son caractère scandaleux, cette affaire est d'une exceptionnelle gravité. L'USP condamne le tout pouvoir des directions. Les surveillants pénitentiaires n'ont plus confiance en l'inspection des services pénitentiaires. L'USP demande la suppression de l'inspection des services pénitentiaires et son remplacement par une instance totalement indépendante, ainsi que la suppression du projet de code de déontologie pénitentiaire au profit du code de déontologie de la sécurité publique.

    L'USP est favorable à un contrôle extérieur de l'administration pénitentiaire. Nous émettons cependant des réserves sur le rôle des médiateurs et des délégués du médiateur préconisés par le rapport Canivet, quant à leur désignation et à leur rattachement, ainsi que sur le fonctionnement et la composition des comités locaux, et en particulier les moyens qui leur seront donnés.

    L'USP est respectueuse des droits de l'homme et de leurs défenseurs, mais se montre hostile à toute association pro-détenus qui nous qualifie d'assassins et qui met en doute notre droiture et notre probité. La transparence doit se faire dans le respect des droits et des devoirs de chacun, et ne pas conduire à une suspicion permanente.

    L'USP réclame une amélioration de l'image de marque de l'administration pénitentiaire. Elle réclame la valorisation du parcours professionnel des personnels et la conservation de leurs prérogatives en matière de sécurité et de réinsertion. L'importance des recrutements actuels réduit les perspectives de progression dans les années futures.

    Un jeune qui entre dans l'administration pénitentiaire avec un bac plus 2, se retrouvera face à la difficulté de travailler vingt ou vingt-cinq ans sans aucune possibilité de progression. Nous risquons, à un moment donné, de nous trouver face à des départs importants. Il faudra certainement envisager des passerelles pour que les personnels puissent avoir un parcours professionnel beaucoup plus intéressant.

    L'USP souhaite que, si votre rapport débouche sur des réformes, celles-ci s'élaborent dans la concertation, dans l'intérêt de l'institution et de ses personnels. L'USP s'opposera à la privation de ses prérogatives en matière de sécurité et de réinsertion. L'USP demande que la construction de nouvelles places de détention se fasse pour l'amélioration des conditions de travail des personnels et que toute fermeture d'établissement envisagée soit accompagnée d'un suivi social des personnels. Ceux-ci gardent en mémoire les fermetures massives de 1989 qui ont été très difficiles pour eux.

    Il est temps que la République soit dotée de prisons dignes d'un pays démocratique, que tous les acteurs intervenant dans le milieu carcéral se comportent en responsables et renoncent à toute démagogie, que les lois et règlements soient appliqués conformément à notre constitution. L'USP reste prête à toute discussion et restera vigilante quant à l'évolution de la situation.

M. le Président : Pourquoi effectivement ne pas créer des passerelles, c'est-à-dire la possibilité de passer d'un corps de la fonction publique à un autre ? C'est d'ailleurs ce qui se produit parfois dans le cadre des concours internes.

    La société évolue ; le système pénitentiaire, même s'il est très fermé pour le moment, évoluera forcément aussi. Comment voyez-vous l'évolution de votre métier et dans quelle direction faudrait-il qu'il évolue pour qu'il présente davantage d'intérêt ? Partout où nous sommes allés, les surveillants nous ont indiqué ne pas vouloir être, à l'avenir, que des porte-clés et qu'il y avait quantité d'autres missions à remplir. Cela suppose des effectifs plus importants, ce dont chacun est conscient.

    Par ailleurs, comment envisagez-vous votre mission de réinsertion des détenus dans la société, car il ne s'agit pas uniquement de les enfermer ?

    Enfin, n'estimez-vous pas qu'il y a trop de gens en prison et pas suffisamment de gardiens ? Cela ne signifie pas qu'il y aurait moins de gardiens s'il y avait moins de gens en prison, si on veut travailler dans le sens de la qualité.

M. Norbert CLAUDE : Il est vrai qu'entre les missions de sécurité et de réinsertion, la tâche du surveillant n'est pas toujours très facile. Toute évolution doit se faire dans la concertation, dans le cadre d'une réflexion menée à tous les niveaux et impliquant tous les acteurs.

    Dans le domaine de la réinsertion, les personnels peuvent plus facilement s'impliquer. Il peut y avoir des placements, dans les CPAL ou les SPIP, services d'insertion et de probation, de surveillants qui pourraient évoluer en milieu extérieur. Au sein de l'établissement, je vous avouerai que cette participation est très difficile.

    Les personnels ne sont peut-être pas non plus prêts à aller toujours de l'avant dans les réformes. Un travail de longue haleine d'écoute des personnels doit être mené pour voir ce qu'il est possible de faire. Il est quelque peu difficile de trouver de nouvelles tâches dans le cadre de la mission de réinsertion. Nous nous y employons, mais les personnels sont encore sur la défensive.

    Les surveillants ne sont pas là pour juger du nombre trop important ou pas de personnes incarcérées. Leur mission est l'exécution d'une peine de justice. La société est régie par des règles qu'il ne nous appartient pas de juger. Dès l'instant que les lois sont enfreintes, il est normal qu'il y ait des sanctions.

    Toutefois, d'un point de vue de citoyen, il est vrai que certaines personnes ne sont pas à leur place au sein d'une détention. C'est le cas, par exemple, des personnes qui vont en prison pour des problèmes d'alcoolémie et vont, de ce fait, faire perdre leur emploi. Peut-être serait-il préférable de pouvoir leur apporter une aide à l'extérieur, dans d'autres conditions, sous réserve de disposer des moyens nécessaires.

M. le Président : Dans certains pays, les prisonniers sont encore plus nombreux. M. Badinter nous a indiqué que, si l'on appliquait à la France le taux d'incarcération des Etats-Unis, il y aurait 400 000 Français en prison.

M. Paul PELEGRIN : Je suis conseiller d'insertion et de probation au centre pénitentiaire de Châteauroux où certains membres de la commission se sont déplacés.

    Les conseillers d'insertion et de probation sont au centre de ce qui peut se faire en matière de réinsertion. Je peux vous affirmer qu'il se fait beaucoup de choses en milieu fermé.

    Je vous énumérerai rapidement les missions qui leur sont dévolues :

- favoriser le maintien des liens sociaux et familiaux.

- gérer ce qui relève des activités socioculturelles en prison. Nous sommes chargés de coordonner les nombreuses activités qui se déroulent en prison tant en matière artistique, culturelles que sportive.

- suivre individuellement chaque détenu, ce que nous nous efforçons de faire. C'est la partie la plus importante de nos missions.

    Nous sommes trop peu nombreux pour mener à bien toutes ces missions. Le quota fixé par l'administration pénitentiaire est de cent détenus en milieu fermé pour un conseiller d'insertion et de probation. Ce quota est rarement respecté en particulier dans les grandes prisons. A Fleury-Mérogis, par exemple, où les problèmes sont multipliés, il devrait normalement y avoir une soixantaine de travailleurs sociaux. Depuis quinze ans, seulement quarante agents y sont affectés, c'est-à-dire qu'il en manque vingt en permanence.

    Notre profession se féminise beaucoup, ce à quoi l'USP n'est pas du tout opposée. Toutefois, de ce fait, le pourcentage d'absences est multiplié sans que l'administration pénitentiaire en tienne compte.

    Par ailleurs, nous recevons, dans les établissements, de plus en plus de détenus ayant des problèmes psychiatriques ou psychologiques. Même si nous sommes là pour travailler en collaboration et en coordination avec les psychiatres et les médecins généralistes, nos relations sont souvent difficiles car bien souvent nous n'avons pas, malheureusement, la même vision des choses.

M. Paul PELEGRIN : Les hôpitaux sont entrés dans les prisons. Ceci a grandement amélioré les soins donnés aux détenus qui sont désormais de même qualité qu'à l'extérieur, voire meilleurs dans certains cas ; je pense notamment à la trithérapie ou au traitement des handicaps physiques.

    La création des services médicaux psychologiques régionaux est positive. Cependant, les médecins chefs psychiatres, souvent, ne prennent pas en compte la réalité de la détention. Ils considèrent leurs patients comme s'ils étaient en milieu libre.

M. le Président : C'est la vieille définition socratique : « Nul n'est méchant volontairement ».

M. Paul PELEGRIN : Que ce soit en matière de réinsertion ou de soins, il faut obligatoirement tenir compte du placement en détention.

M. le Président : Certains directeurs de prison nous disent recevoir des personnes qui ne devraient pas être envoyées dans leurs établissements, mais dans un hôpital psychiatrique. Parfois, les experts qui les ont déclarés responsables exercent eux-mêmes dans un hôpital voisin et préfèrent qu'ils soient en prison plutôt qu'à hôpital.

M. Paul PELEGRIN : Tout à fait. Nous sommes chargés des personnes en fin de parcours, à l'exception bien entendu des prévenus qui sont en début de chaîne. Nous devons gérer le condamné définitif par un suivi individualisé. En tant que conseillers d'insertion et de probation, nous faisons le maximum pour les suivre tous. Chaque matin, lorsque nous recevons le courrier des détenus, si l'un d'entre eux demande par courrier à nous rencontrer, nous essayons de le faire le plus rapidement possible. Toutefois, quand nous sommes en charge de 130 à 140 détenus, c'est très difficile. Comment, dans ces conditions, pouvoir consacrer le temps nécessaire à chacun d'entre eux, de façon équitable, et présenter des éléments fiables au juge d'application des peines en commission d'application des peines ? Nous devons tenir compte de la jurisprudence que le juge local d'application des peines établit pour l'octroi de permissions, de semi-libertés et de libérations conditionnelles. Cela devient de plus en plus difficile, et nos missions sont de plus en plus ardues.

M. Yannick GUILLARD : Etant adjoint au chef d'établissement d'un centre de semi-liberté, je voudrais intervenir sur la question du nombre trop important de personnes en prison. Le problème que l'on rencontre en matière d'alternatives à l'incarcération porte sur les moyens réels de contrôle de personnes qui sortent à l'extérieur quotidiennement. On s'aperçoit constamment qu'untel ne travaille pas, ne respecte pas les conditions fixées par le juge d'application des peines, change de domicile sans en rendre compte, etc. La plupart du temps, nous nous en apercevons par le fait du hasard, puisqu'en réalité, aucun contrôle n'est fait.

    Dès lors que le dossier a été présenté au juge d'application des peines et que ce dernier a pris sa décision, aucun suivi de l'application de la décision n'est opéré. Aucun contrôle n'est exercé sur les activités menées par la personne à l'extérieur de l'établissement. Nous sommes toujours confrontés a posteriori à la situation. Le juge est contraint d'opérer des régularisations devant le fait accompli. Nous sommes en permanence confrontés à de telles situations.

    Les alternatives à l'incarcération sont de bonnes mesures, mais il faut donner les moyens de leur application, sinon elles sont d'avance vouées à l'échec. Chaque jour, des personnes essaient d'échapper à leurs obligations.

M. le Rapporteur : J'ai écouté avec attention vos propos, monsieur le secrétaire général. J'avais également lu un livre blanc que vous avez publié qui illustre un certain nombre de problèmes.

    Vous avez indiqué que, grâce à un livre retentissant, les parlementaires s'étaient enfin préoccupés du problème des prisons et avaient mis en place une commission d'enquête. C'est l'avis d'un certain nombre de journalistes. Nous sommes un certain nombre ici à proposer, depuis des années, que des modifications interviennent dans le fonctionnement de l'administration pénitentiaire. Il existe, dans les archives de l'Assemblée nationale, de nombreux rapports dont personne ne se soucie.

    Il se trouve qu'il y a eu une conjonction de faits, mais je suis agacé d'entendre répéter que cette commission a été créée à la suite d'un livre écrit par un médecin et qui a connu un succès médiatique important. Je l'ai dit aux journalistes, ce qu'ils n'étaient pas particulièrement heureux d'entendre, mais c'est ainsi. En revanche, j'ai demandé aux journalistes de lire vos rapports et votre livre blanc dans lequel vous décrivez des situations insupportables.

    C'est la raison pour laquelle cette commission va pouvoir non seulement vous entendre mais aussi formuler des propositions et demander au pouvoir exécutif d'assurer réellement la mission qui est la sienne, avec les moyens nécessaires.

    Nous devrons, en effet, trouver des moyens de rappel à la loi autres que l'enfermement car, comme vient de rappeler le président, le chiffre de 50 000 personnes incarcérées est largement suffisant et il serait préférable qu'il soit inférieur. Toutefois, vous nous indiquez que les alternatives à la prison ne peuvent remplir leur rôle, en raison du manque de contrôles réels.

    Vous nous avez aussi indiqué qu'un problème se poserait à terme avec les surveillants et une partie des personnels de l'administration pénitentiaire, car en raison du nombre actuel d'embauches, leur carrière serait barrée. Ceci est la contrepartie des améliorations d'effectifs. Nous savons, les uns et les autres, qu'il n'y a pas suffisamment de personnels aujourd'hui et que les effectifs actuels pourraient être mieux utilisés. Les candidats qui passent les concours, compte tenu de leur niveau de formation initiale, espèrent mener une carrière intéressante. Or l'horizon de la carrière de surveillant d'établissement pénitentiaire est plus ou moins bouché. Avez-vous déjà, en tant qu'organisation syndicale, réfléchi à des missions autres que de surveillance, qui pourraient être remplies par les personnels de l'administration pénitentiaire ?

M. Yannick GUILLARD : Il y a environ dix ans, notre syndicat avait fait une proposition à M. Dintilhac, directeur de l'administration pénitentiaire, relative au contrôle des mesures en milieu ouvert. En effet, la plupart des conseillers d'insertion et de probation ont généralement du mal à accepter la mission de contrôle qui leur est dévolue.

    La proposition de notre syndicat était d'affecter des surveillants pénitentiaires, au service pénitentiaire d'insertion et de probation, et de leur donner un arsenal réglementaire leur permettant de contrôler la situation des personnes placées sous main de justice en milieu ouvert. Cette proposition, tout en déchargeant les éducateurs de ce volet de contrôle, permettrait de donner une nouvelle perspective de carrière aux surveillants qui ne seraient plus cantonnés dans leur prison. Ils verraient ainsi un autre aspect des choses qui pourrait leur ouvrir des perspectives. Cette proposition avait été catégoriquement refusée par M. Dintilhac, aujourd'hui procureur de la République à Paris. Périodiquement, nous la représentons, mais pour l'instant, elle n'a eu aucun succès. Toutefois je ne désespère pas qu'un jour, on lui accorde un peu d'intérêt.

M. le Rapporteur : Quel est l'argument qui vous avait été opposé ?

M. Yannick GUILLARD : On ne nous a jamais fourni de réponse argumentée, mais on nous a indiqué qu'on allait y réfléchir, et que cette proposition n'était pas d'actualité. La réponse a toujours été totalement évasive, l'administration n'ayant jamais mené d'études réelles sérieuses sur cette question.

    Mais peut-être se heurte-t-elle à une difficulté budgétaire car une telle mesure impliquerait des créations de postes.

Mme Christine BOUTIN : Il me semble que la situation actuelle de la prison est révélatrice de l'état de santé de notre société. Vous avez évoqué le manque de moyens. Il s'agit, en réalité, d'affirmer une volonté politique et de définir ce que nous voulons.

    Il me semble que le personnel pénitentiaire n'est pas reconnu par la société, tant en ce qui concerne sa mission que le symbole qu'il représente. Votre rôle est essentiel dans un Etat de droit. Toutefois, lorsqu'on parle du personnel pénitentiaire, on a plutôt tendance à en avoir une image caricaturale. Elle existe peut-être, mais elle n'est pas du tout valorisante pour le personnel, et certainement pas à la hauteur de la responsabilité que représente symboliquement votre fonction.

    Avez-vous, en votre qualité de personnel pénitentiaire, le sentiment d'avoir un métier valorisant, qui participe à la démocratie et à l'Etat de droit ? Avez-vous le sentiment d'être reconnu par la population française et les responsables politiques ? Quels seraient vos souhaits pour que votre mission et votre responsabilité professionnelle soient véritablement reconnues ?

    Je voudrais également connaître votre avis sur la mise en place du bracelet électronique, en tant que personnels pénitentiaires.

M. Norbert CLAUDE : Il est vrai que dès lors que l'on est derrière les murs, on est oublié. J'ai évoqué tout à l'heure les dysfonctionnements qui peuvent survenir dans les détentions où les règlements et les lois ne sont pas respectés, d'un côté comme de l'autre. Il faut également prendre en compte le tout-pouvoir des directions qui, malheureusement, évoluent au gré de la pression de la population pénale. Cette impression d'être toujours « assis entre deux chaises » est très mal vécue par les surveillants.

    Il est temps de faire respecter les droits et les devoirs des uns et des autres. Sinon, on en voit les résultats comme à Beauvais, Riom et maintenant Rouen. Une fois de plus, une affaire va être portée sur la place publique, avec une couverture médiatique très importante. C'est une situation que l'on accepte très mal.

    Le livre du Dr Vasseur ne nous a rien appris. Dans nombre d'établissements que j'ai eu l'occasion de visiter ou dans lesquels j'ai exercé, j'ai connu des conditions de travail autrement plus difficiles que celles rapportées dans ce livre.

    Les surveillants sont fatigués d'être toujours mis « au bout du canon. » Il faut arrêter de les considérer comme les « matons » ou les matraqueurs. Comme vous aurez l'occasion de le constater lors de vos visites d'établissement, le surveillant est aussi garant de l'équilibre d'un étage. Il essaiera toujours de trouver une solution aux problèmes et c'est lui qui pallie les manques de l'institution, en termes d'effectifs, d'encadrement, etc. Il n'a donc pas intérêt, sur un étage, à ce que la situation dégénère.

    Toutefois, il convient de tenir compte de la diversité des établissements et de pas faire d'amalgame entre maisons d'arrêt, centres de détention et maisons centrales, car certains d'entre eux disposent d'effectifs corrects.

    Que ce soit à Fresnes ou à la Santé, un surveillant ne peut s'occuper de quatre-vingt, voire de cent détenus. Il ne peut être à l'écoute de tous et donc désamorcer les problèmes. Sa première tâche sera alors de faire face à l'urgence, c'est-à-dire aux sollicitations pour les audiences, aux extractions, etc. Entre les paroles et les actes sur le terrain, il y a souvent un fossé et il est dommage que tout le monde ne puisse le percevoir.

    Quand une personne fait une bêtise, on la met derrière les murs pour ne plus en entendre parler. Il est temps qu'il y ait une prise de conscience de la nation sur ce sujet.

    Il conviendra de réfléchir longuement à la reconnaissance et à la valorisation des missions des personnels pénitentiaires. Mais surtout, cette réflexion devra s'opérer en concertation avec eux, car cette situation les fait énormément souffrir, même s'il leur a été accordé la parité avec la police et des chevrons à la place des barrettes.

M. le Président : Je voudrais apporter une petite précision. Nous avons voté, il y a une quinzaine de jours, le principe selon lequel l'action de la commission nationale de la déontologie de la sécurité s'étendra à l'administration pénitentiaire.

M. Norbert CLAUDE : C'est une très bonne nouvelle.

M. Yannick GUILLARD : Le personnel pénitentiaire souffre énormément des attaques, dont la presse se fait l'écho, émanant d'organisations professionnelles quelles qu'elles soient. Par exemple, on a entendu sur une chaîne de télévision, il y a peu de temps, des avocats traiter les surveillants d'assassins. Je trouve déplorable que notre ministère de tutelle ne réagisse pas devant de tels propos.

    C'est au ministre de tutelle qu'il revient de défendre les fonctionnaires de son ministère quand ils sont mis en cause, surtout de cette manière. Ce sont des attaques sans fondement, diffamatoires et, parce qu'émanant d'un avocat qui rentre dans la prison, extrêmement graves. Le personnel pénitentiaire vit très mal le fait de ne pas être défendu par sa propre hiérarchie.

    Il est évident dans ce contexte, que lorsque le ministre demande au personnel pénitentiaire d'appliquer les mesures qu'il vient de décider, le terrain d'exécution de la mesure n'est pas du tout fertile. Le personnel n'est pas prêt à faire des efforts lorsqu'ils sont demandés par une hiérarchie qui devrait le défendre, mais ne le fait pas. Ce comportement est très mal perçu par le personnel et crée une ambiance détestable.

    De même, les avocats risquent de pâtir des déclarations d'un de leurs collègues. Mais n'étant pas hiérarchiquement défendus, les surveillants individuellement peuvent être tentés de se « faire justice », ce qui est une très mauvaise chose. Ce n'est pas ainsi que les problèmes se régleront.

M. le Président :  Quel est votre sentiment sur le bracelet électronique ?

M. Yannick GUILLARD : Notre organisation est favorable à cette mesure. Toutefois, nous souhaiterions que la manière dont elle va être appliquée soit clairement énoncée. Pour l'instant, le flou total règne. On ne sait pas à qui il s'appliquera, qui sera chargé du contrôle, quelles seront les dispositions en cas de non-respect des obligations fixées par le juge. Ce flou n'encourage pas les personnels à appréhender cette mesure de façon positive.

M. le Président : Le sous-directeur de l'administration pénitentiaire en charge de cette question nous a indiqué que des mesures de cette nature nécessitaient des études préalables. Elles sont d'ailleurs en cours et, selon ses propos, semblent être avancées. Il nous a cité l'exemple d'autres pays qui pratiquent cette méthode depuis longtemps, mais dans lesquels cette mesure n'a pas été mise en place du jour au lendemain. Nous avions aussi le sentiment que la mise en _uvre était longue, mais ce directeur nous a fourni des arguments qui semblent tout à fait valables et montrent qu'un travail sérieux a été engagé.

    Quand un membre d'un corps professionnel tient des propos qui heurtent, il faut toutefois éviter l'amalgame. Je n'ai pas entendu les propos que vous évoquez et je ne sais à quoi vous faites allusion. Plusieurs des témoins entendus ont évoqué le professionnalisme des surveillants. Certains ont ajouté que sans ce professionnalisme, compte tenu de la situation dans la prison, la vie pourrait y être terrible. Il faut que vous soyez rassérénés par cela.

    Pourriez-vous préciser vos propos sur la prison de Beauvais ?

M. Norbert CLAUDE : C'est une affaire ancienne qui avait défrayé la chronique. Il s'agissait de la mise en cause du chef d'établissement, dans le cadre de sévices de nature sexuelle à l'encontre du personnel.

    Je ne peux évoquer l'affaire de Riom qui est en cours d'instruction. Quant à l'affaire de la maison d'arrêt de Rouen, il est inacceptable qu'un directeur d'établissement utilise un détenu en lui donnant 500 francs pour piéger un surveillant.

M. Yannick GUILLARD : Cette affaire est en cours d'instruction.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Avez-vous participé à l'élaboration du programme 4 000, non seulement s'agissant des conditions de détention, mais également de vos conditions de travail et de vos souhaits en matière de locaux ou d'espaces ? Selon vous, quel est le nombre de détenus à ne pas dépasser par site, nombre qui peut varier selon le type d'établissement ?

M. Norbert CLAUDE : Du fait que nous ne sommes pas un syndicat représentatif, nous n'avons pas été consultés. Depuis la loi Perben, nous ne sommes pas représentatifs puisque nous n'atteignons pas 10 % lors des élections. D'ailleurs, il est dommage que cette loi ait retenu un seuil de 10 % et non pas, comme en politique, un seuil de 5 %.

    La capacité d'un établissement doit se situer entre quatre cents et six cents personnes. Lors de vos visites, vous aurez l'occasion de constater l'état des établissements d'un programme tel que celui des 13 000 et la différence, du Nord au Sud, entre les établissements de ce programme. J'ai visité Villeneuve-lès-Maguelone et Aix-Luynes. Il est assez surprenant de voir des établissements aussi récents rencontrer autant de problèmes, que ce soit d'entretien ou d'insonorisation. Travailler dans de telles conditions est très difficile. Cela devrait être pris en compte lors des prochaines constructions.

    A l'époque, tous les projets architecturaux avaient été présentés aux syndicats consultés, mais sans leur dévoiler les coûts. Les syndicats s'étaient tous individuellement prononcés en faveur du même projet. Celui-ci n'a pas été retenu, car c'était le plus coûteux. Au contraire, le projet le moins coûteux a été choisi. Aujourd'hui, on en paye les conséquences par une dégradation très rapide de ces établissements, qui n'ont que dix ou douze ans, mais qui sont déjà dans un état lamentable. J'espère qu'on ne suivra pas la même démarche pour les établissements du plan 4 000.

Audition du Syndicat CFDT Justice

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 6 avril 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Frédérique BARRAULT et MM. Pierre DUFLOT, Louis LEBLAY et Joël JALLET sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme BARRAULT et MM. Duflot, Leblay et Jallet prêtent serment.

Mme Frédérique BARRAULT : Tout d'abord, je voudrais vous présenter la délégation CFDT fédération justice. M. Duflot est l'adjoint du directeur régional de Lille, M. Leblay directeur du centre pénitentiaire de Nantes et M. Jallet, conseiller d'insertion et de probation au service d'insertion et de probation de la Côte d'Or. Pour ma part, je suis permanente syndicale et secrétaire générale adjointe. Je suis issue non pas de l'administration pénitentiaire, mais des services judiciaires. Je suis greffier en chef de métier.

    Notre délégation est représentative de la composition de notre syndicat. Nous avons cette particularité de syndiquer et de représenter les personnels de l'ensemble des directions du ministère. Nous fédérons les personnels de l'administration pénitentiaire, du directeur au surveillant, ainsi que le personnel administratif, les personnels de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, du directeur à l'éducateur, ainsi que les personnels techniques, administratifs et professeurs, les fonctionnaires des services judiciaires, du greffier en chef au greffier et les agents administratifs, les magistrats, et les personnels de l'administration centrale.

    Cette transversalité est une spécificité de notre syndicat. Nous sommes le seul syndicat à avoir ce caractère multidirectionnel et multicatégoriel. Cette spécificité se révèle être une véritable richesse : lorsque notre organisation est amenée à débattre de problèmes de justice, et donc de problèmes de société, de l'institution judiciaire ou de services publics, cette transversalité permet en effet un échange entre toutes les catégories de personnels afin de trouver ensemble des propositions et des actions.

    Nous représentons tous les métiers de la chaîne judiciaire, du début jusqu'à la fin. C'est véritablement là un point très positif dans notre réflexion et dans nos propositions. Cela nous permet d'avoir une vision globale et complète de toutes les problématiques de notre institution.

    Ce travail transversal est possible, entre tous les professionnels, parce qu'il repose sur des valeurs communes qui sont toutes basées sur le respect et la dignité de la personne humaine, qu'il s'agisse des personnels de notre ministère ou des justiciables, notamment les détenus.

    Après cette présentation rapide et avant de laisser la parole à mes collègues, je tiens à préciser que nous nous félicitons de la création de cette commission et d'être entendus par elle aujourd'hui : nous interpellons depuis de nombreuses années le ministère sur le malaise des prisons. Nous sommes également intervenus, depuis de nombreux mois, auprès des députés et des sénateurs.

    Ceci étant, nous formulons le v_u que votre rapport ne restera pas lettre morte et que ce travail permettra de déboucher sur de véritables mesures conduisant à une transparence et à une meilleure prise en compte des problèmes du milieu carcéral.

M. Pierre DUFLOT : Je suis actuellement adjoint au directeur régional des services pénitentiaires de Lille. Je viens de terminer un intérim de six mois comme directeur régional des services pénitentiaires, puisque le titulaire du poste est parti et n'a pas été remplacé de suite.

    Je suis depuis vingt ans dans l'administration pénitentiaire puisque j'y suis entré en 1979. Particularité parmi les personnels de direction, ma carrière, en dehors du poste que je viens d'occuper, s'est déroulée uniquement en établissements pénitentiaires.

    J'ai participé en effet à la direction de la maison d'arrêt des Yvelines à Bois-d'Arcy, qui était à l'époque un établissement neuf représentant un renouveau dans la conception architecturale des prisons. J'ai été ensuite au centre pénitentiaire de Nantes en qualité d'adjoint. Puis j'ai fait la réouverture de la maison d'arrêt de Nantes, dans ses nouveaux bâtiments. J'ai été ensuite affecté à la direction du centre pénitentiaire de Maubeuge, établissement relevant du programme 13 000. Puis, j'ai dirigé, pendant quatre ans, les prisons de Lyon, établissements dont on parle beaucoup aujourd'hui pour illustrer la vétusté des bâtiments, cette question de rénovation des bâtiments relevant directement des problématiques qui occupent votre commission.

    M. Louis Leblay et moi avons tous deux un parcours de professionnels de l'institution qui nous permet d'avoir une pratique du quotidien de la gestion d'un établissement et également, en tant que syndicaliste - puisque nous sommes tous les deux élus du personnel de direction - une réflexion sur l'institution.

    La difficulté, en un laps de temps aussi court, est peut-être de vous faire partager notre vision, notre conception réelle et la réalité du milieu pénitentiaire.

    Il nous semble également que la question pénitentiaire, quelle que soit l'option retenue - le personnel, les détenus ou la vision politique - se trouve au c_ur d'une multitude de sujets de sociétés qui nous oblige à avoir une vision vraiment globale.

    Cette globalité du problème pénitentiaire n'a rien d'étonnant si l'on considère qu'un établissement pénitentiaire est une sorte de micro-société avec ses différentes facettes. Il est, par conséquent, évident que c'est notre propre vision de cette société qui va déterminer véritablement l'ambiance d'un établissement.

    L'exemplarité de l'action du directeur d'établissement, ainsi que la façon dont il va faire face aux problèmes sont déterminantes et vont retentir sur l'ambiance d'un établissement pénitentiaire. Néanmoins les leviers d'action dont il va disposer, en moyens humains et matériels, lui sont imposés ; au niveau des décisions du ministère de la Justice, ce sont véritablement les magistrats qui possèdent l'ensemble de ces leviers.

    La place des directeurs d'établissements pénitentiaires reste, au sein de la direction de l'administration pénitentiaire, très réduite, alors même que ce sont ces personnels qui sont le plus à même de concevoir les choses.

    Au travers des propos liminaires de Frédérique Barrault, il parait évident que nous sommes favorables à une transversalité. Nous nous opposons à cette présentation qui consisterait à dire que la prison appartient au pénitentiaire. Nous sommes au contraire favorables à l'ouverture la plus grande possible. Pour autant, cela ne signifie pas qu'il faille nous écarter de la conception globale des établissements, parce que notre vécu professionnel n'est, à aucun moment, hormis en tant que syndicaliste, pris en compte.

    C'est un véritable problème au vu de la comparaison que l'on peut faire avec d'autres institutions ou ministères. Ce vécu professionnel est aussi un vécu de citoyen, au c_ur de la conception qu'on se fait de la vie. En effet, lorsqu'on est confronté au phénomène de l'incarcération, des prisons et des libertés, on est forcément confronté à l'essentiel de ce qui fait la vie. Au-delà des problématiques de l'enfermement, il faut aussi prendre en compte les problématiques de la vie et la difficulté par rapport à la mort. Par exemple, s'agissant du problème des suicides en prison, essentiel à l'heure actuelle, il faut essayer d'analyser cette question au fond et de trouver des réponses adaptées.

    S'agissant de la gestion des établissements, la première des difficultés rencontrée par un chef d'établissement pénitentiaire est de ne pas avoir la maîtrise des flux. Ce premier problème nous parait important. Notre fédération, depuis sa constitution en 1982, a essayé de mettre en exergue sa volonté de voir se réaliser le numerus clausus pour plusieurs raisons.

    En premier lieu, il s'agit de permettre une meilleure maîtrise des flux. En effet, on ne conçoit plus une collectivité telle que celle-ci sans un certain nombre de normes. Comment pouvoir gérer véritablement sans savoir que, le soir, vont arriver vingt ou vingt-cinq détenus ou sans savoir le nombre de libérations. Notre action doit s'inscrire à moyen et long terme et, pour se faire, nous devons avoir une certaine maîtrise des flux.

    Aucune collectivité, que ce soit l'Education nationale pour les quotas et les classes ou l'hôpital pour le nombre de lits, ne connaît cette situation. Pour notre part, nous sommes complètement soumis à cela. De ce fait, la gestion quotidienne est difficile.

    En second lieu, si le numerus clausus est inscrit dans nos revendications, c'est parce que nous considérons que les magistrats doivent regarder véritablement la situation telle qu'elle est. Un des points positifs de la création de cette commission d'enquête est le fait de voir, depuis un mois, des magistrats retrouver le chemin des maisons d'arrêt et des prisons. Nous nous en réjouissons et espérons que cela va perdurer, car c'est un élément important.

    Les normes qui seraient ainsi fixées obligeraient, d'une part, le magistrat à avoir un regard sur qui est incarcéré et, d'autre part, à faire des choix par rapport à l'ensemble de ses dossiers.

    Une autre des difficultés que l'on rencontre est d'avoir trois entités à l'administration pénitentiaire : une entité centrale, une entité régionale et une entité locale. Il manque incontestablement, malgré la bonne volonté des uns et autres à chaque niveau, un lien entre les trois entités pour concevoir véritablement une démarche d'ensemble.

    J'évoquerai brièvement deux autres points. Il nous semble important d'aller vers une meilleure autonomie et une responsabilisation plus grande des acteurs. Enfin, s'agissant du contrôle, autre point important qui revient constamment dans les réflexions sur les prisons, il nous semble qu'il faut se diriger davantage vers des contrôles qui prendraient la forme de médiation dans l'ensemble du dispositif, plutôt que vers un renforcement de la judiciarisation.

M. Louis LEBLAY : Comme mon collègue, je suis dans l'administration pénitentiaire depuis vingt ans. J'ai dirigé plusieurs établissements de différentes catégories : la maison d'arrêt de Caen, la maison d'arrêt de Rennes pendant quatre ans, la maison centrale de Saint-Maur, au c_ur de la problématique des longues peines et du désespoir, pendant quatre ans, avant d'occuper une fonction en état-major, comme adjoint au directeur régional des services pénitentiaires de Marseille, qui est une région difficile. Depuis début 1998, je suis directeur du centre pénitentiaire de Nantes.

    Mon propos portera sur deux points. Tout d'abord, au travers de l'expérience professionnelle et de la manière dont on peut ressentir les choses, je voudrais souligner le décalage qui s'observe, quand on est sur le terrain, entre les politiques « virtuelles », définies par l'administration centrale, et les politiques réelles appliquées sur le terrain.

    Ce décalage va croissant. En effet, on constate un fossé de plus en plus large entre les différents niveaux d'administration, aussi bien sur le fond - la philosophie des réformes, le sens que l'on veut donner à la peine et à la prison - que sur la forme - la méthode, la manière technocratique de les présenter - en oubliant d'ailleurs souvent le corps des surveillants, qui constitue pourtant le personnel le plus important parce que le plus nombreux et situé véritablement au c_ur de la détention, ainsi que les moyens humains nécessaires à la mise en _uvre des réformes. L'administration centrale semble éloignée du terrain qu'elle ne connaît pas forcément bien ; les directions régionales sont si grandes qu'elles ne peuvent parvenir à impulser toutes les réformes et souvent se cantonnent à jouer un rôle de « petit télégraphiste » ou de boîte aux lettres pour la transmission des directives vers les établissements ; enfin, les établissements où les équipes de direction, quand elles sont au complet et qu'il existe une notion d'équipe de direction, ce qui est rarissime, doivent, le plus souvent, gérer toutes les réformes, parfois contradictoires, sans que soient donnés véritablement des contrats d'objectifs à atteindre.

    Il est souvent demandé aux personnels de direction d'impulser des réformes, de garantir la sécurité et les droits des personnes détenues, avec des personnels qui, à la base, ignorent le plus souvent les réformes ou y ont été sensibilisés de très loin ou très peu et dont certains représentants véhiculent un discours singulièrement corporatiste, voire conservateur. Ces personnels sont parfois dans la logique de la publicité Renault, cette fois prise au pied de la lettre : « Cela ne marchera jamais », et il faut que cela ne marche pas. Ils ont besoin de ce discours pour exister, discours dans lequel on retrouve parfois des relents plus ou moins extrémistes. Les personnels de direction sont obligés de composer aussi avec cela pour assurer la gestion des détentions.

    Toujours dans ce décalage entre les politiques virtuelles et les politiques réelles, il me semble que cette administration manque singulièrement de mémoire. Bien des directeurs de l'administration pénitentiaire déplorent le manque d'adéquation entre les réformes et les moyens. M. Karsenty, dans son témoignage lors de son départ en 1992, le déplorait déjà, mais il n'a pas été beaucoup entendu.

    En son temps, était également déploré le contournement de l'administration pénitentiaire. Certes, le décloisonnement et l'ouverture vers d'autres ministères - la Culture, la Santé - représentent un progrès considérable. Mais ce décloisonnement avec le recours à des partenaires extérieurs a parfois conduit à oublier de s'appuyer sur les surveillants et les personnels, comme s'ils n'avaient pas eux-mêmes un sens du progrès. Peut-être les a-t-on, de ce fait, un peu plus enfermés dans une expression corporatiste et « poujadiste ».

    Par exemple, la mission Bonnemaison, en 1989 qui faisait suite à une crise des prisons s'est traduite pour les personnels par des améliorations de leurs conditions de travail, mais sous un angle uniquement matériel - des micro-ondes, des postes de télévision - en oubliant peut-être de réfléchir sur le sens de leur métier, car les surveillants peuvent aussi faire évoluer les prisons.

    Comment sortir de cette situation alors qu'on observe par ailleurs - et c'est un élément important de ce décalage entre virtuel et réel - que plus on avance, plus on valorise, dans cette administration, ce qui est en dehors de la détention. C'est comme si la noblesse des métiers pénitentiaires n'existait plus. On observe d'ailleurs ce phénomène avec les surveillants spécialisés. Le fait d'accoler une épithète au mot surveillant - surveillant moniteur de sport, surveillant auxiliaire de santé -, équivaut à dévaluer d'autant le métier de surveillant que l'on renvoie au fin fond de la détention et des coursives, en oubliant de prendre en compte cette dimension de l'administration pénitentiaire.

    Si l'on veut réellement parler de prévention des suicides, sujet hautement sensible, il faut retrouver le chemin du contact et du dialogue avec la population pénale, et non pas se contenter de statistiques, de diagnostics, de réunions, de commissions de ceci ou de cela...

    D'ailleurs une réforme récente illustre et, me semble-t-il, tend à aggraver cette tendance à oublier quelque peu les détenus. On parle beaucoup de « personnes placées sous main de justice ». On intègre par là milieu ouvert/milieu fermé. Mais on observe aussi qu'avec la réforme récente des services pénitentiaires d'insertion et de probation, ce sont encore les travailleurs sociaux que l'on enlève du milieu fermé. Alors que l'on veut mutualiser les milieux ouvert et fermé, il me semble au contraire que l'on enferme davantage le milieu fermé, à un point tel que certains progrès intervenus dans la reconnaissance entre les travailleurs sociaux et les surveillants sont en train de s'effilocher ou de se distendre.

    Il a fallu un certain temps pour qu'intervienne une reconnaissance mutuelle entre les travailleurs sociaux et les surveillants. On y était à peu près parvenu, et maintenant la tendance serait d'enlever les travailleurs sociaux des milieux fermés. De la sorte, ils risquent de nouveau d'être perçus par les personnels, non plus comme des collègues, mais simplement comme des intervenants extérieurs. Le détenu n'est plus vécu comme tel, mais comme un client. Or c'est une vision totalement technocratique pour qui a eu un contact avec les détenus et la réalité du terrain. C'était le point sur lequel je voulais attirer l'attention.

    Le deuxième point que j'évoquerai concerne le débat sur les très longues peines et l'absence d'espoir. Ayant dirigé pendant quatre ans la maison centrale de Saint-Maur, je sais là de quoi je parle. Il faut redonner du sens à la prison et développer les libérations conditionnelles. Le rapport Farge comporte des propositions en ce sens qui, si elles étaient suivies, pourraient apporter une amélioration à ce niveau. Il faut judiciariser et revoir le mode d'octroi des libérations conditionnelles, notamment pour les longues peines.

    Toujours s'agissant des longues peines, on s'est également aperçu que depuis l'abolition de la peine de mort en 1981, le nombre des condamnations à perpétuité a considérablement augmenté. Il y a de moins en moins de commutations de peines perpétuelles - aucune, me semble-t-il, durant ces trois dernières années. Si l'on veut donner du sens à la peine, il est nécessaire d'individualiser et de développer les libérations conditionnelles.

    En effet, les maisons centrales sont de vrais volcans. Souvenez-vous des événements d'un passé récent. S'il n'y a pas d'espoir, des événements comme ceux de 1987 à Saint-Maur, 1988 à Ensisheim et Clairvaux, sans oublier l'année 1992 qui fut une année horrible sur le plan des détentions, se répéteront.

    La solution passe par un développement des mesures de libération conditionnelle.

M. Joël JALLET : Je suis conseiller d'insertion et de probation à l'administration pénitentiaire depuis 1985. Ce sur quoi je voulais attirer votre attention concernait la mission essentielle qui est celle des travailleurs sociaux dans l'administration pénitentiaire, à savoir la réinsertion des personnes détenues et des personnes en milieu ouvert.

    L'insertion est l'affaire de tous, mais je souhaiterais quand même attirer l'attention de votre commission sur l'intérêt qu'il y aurait, pour l'administration pénitentiaire à resituer la réinsertion au c_ur de ses centres d'intérêt. Je précise cela parce qu'il me semble qu'actuellement, l'administration pénitentiaire demande beaucoup aux travailleurs sociaux : gérer des flux et des stocks, aiguiller des gens qui sont justiciables.

    Or la thèse que nous défendons à la CFDT est que le travail socio-éducatif devrait être basé plus sur un suivi individuel, dans la durée, qui permet d'aider la prise de conscience par les personnes dont nous avons la charge, de leurs difficultés et de leurs dysfonctionnements, de les aider à s'inscrire dans un processus de changement et de les y accompagner, de se responsabiliser, d'être autonomes. Tout cela a pour objectif la prévention de la récidive, et par conséquent la sécurité de nos concitoyens.

    Pour mener à bien ces missions, il me semble que l'institution et sa structuration devraient permettre aux personnes détenues de se responsabiliser, d'être citoyens et acteurs de leur réinsertion, et bénéficier de droits et de devoirs, alors qu'on constate que le moment d'incarcération est un moment de rupture, notamment par rapport à des droits. Je pense notamment à l'attribution du RMI et à des éléments de cette nature.

    Il semblerait également important que l'on puisse, au sein de l'administration pénitentiaire, développer les mesures alternatives à l'incarcération et les aménagements de peine, d'autant que l'on sait que ces mesures fonctionnent. Elles fonctionnent tout simplement parce que, dans le cadre de ces mesures, les gens sont accompagnés dans un processus d'insertion.

    Il est également important de préciser que l'incarcération ne doit pas être un moment de rupture totale avec le monde extérieur. Vivre une incarcération dans des conditions humaines, est une chose importante pour l'insertion future des détenus.

    La fin de mon propos concernera la charge de travail des travailleurs sociaux qui, à mon avis, résume totalement le discours que j'ai essayé de vous tenir. L'administration pénitentiaire fixe des normes de travail sur le nombre des personnels socio-éducatifs qu'elle installe dans les établissements pénitentiaires et dans les SPIP. Ces normes ont été fixées à un travailleur social pour cent détenus en milieu fermé et un travailleur social pour soixante-dix justiciables en milieu ouvert.

    A titre de comparaison, nos collègues de la protection judiciaire de la jeunesse, en milieu ouvert, ont une norme de travail fixée à un pour trente. Au-delà de la prise en charge individuelle des personnes, se rajoutent des charges transversales qui sont, au sein des détentions, l'organisation d'activités culturelles, éducatives, de formation professionnelle.

    Il semble important que nous, travailleurs sociaux, puissions aller au devant de ceux qui ne demandent peut-être pas forcément grand-chose, et également prendre correctement en charge ceux qui sont dans de grandes difficultés, les cas psychiatriques ou encore les toxicomanes, les délinquants sexuels, etc.

    Nous devrions revenir à des normes de charge de travail moins importante avec la possibilité donnée par l'administration pénitentiaire d'aller à la rencontre de ces gens, ce qui implique des moyens financiers et humains plus importants et adaptés.

    S'agissant de la réforme des SPIP, la CFDT a toujours été favorable à la modernisation des services d'insertion. La réforme qui a été faite, comme le rappelait M. Leblay tout à l'heure, ne paraît pas répondre à nos interrogations. Les moyens humains et financiers ne suivent pas. La forme qu'a pris cette réforme n'est, à notre avis, pas adaptée à la réalité des terrains. Nous aurions souhaité une réelle départementalisation et que des moyens humains accompagnent cette réforme, que ce soit en nombre de travailleurs sociaux, de secrétariat ou de postes d'encadrement. Cette réforme n'a pas répondu à cela.

M. le Président : Ma question concerne le problème des effectifs dans les directions régionales. Vous parliez de « télégraphiste ». Que fait et que peut faire le directeur régional ? Quels sont ses pouvoirs et comment cela se passe-t-il en ce moment ? En effet, il demeure un rouage important pour une politique pénitentiaire et, selon vos propos, il ne peut faire grand-chose, ce qui est très inquiétant. Pouvez-vous préciser ce point, notamment M. Duflot qui est directeur régional adjoint par intérim ? Peut-être pourriez-vous également nous dire ce que vous arrivez à faire à Lille.

M. Louis LEBLAY : J'ai moi-même assuré, pendant près de deux ans et demi, des fonctions d'adjoint au directeur régional des services pénitentiaires de Marseille. La qualification de « télégraphiste » est une formule, empruntée du reste. La dimension même des directions régionales pose problème. Par exemple, la direction régionale de Rennes où je me trouve couvre trois régions administratives - Pays de Loire, Basse-Normandie, Bretagne. Il est difficile d'impulser des réformes sur des régions qui vont de Cherbourg à Fontenay-le-Comte !

    C'est aussi dans cet esprit que j'évoquais les difficultés de mise en _uvre. Les directions régionales ont un rôle important dans l'impulsion et la mise en _uvre des réformes. Je ne dis pas qu'elles ne le font pas, mais leur dimensionnement et les insuffisances observées parfois dans les organigrammes font qu'elles ne peuvent pas forcément remplir convenablement toutes les missions qui leur sont dévolues.

    Il faudrait sans doute revoir la dimension des régions. Par exemple, la région PACA couvre et Marseille et la Corse. On peut considérer que la Corse, à elle seule, mériterait une région.

M. Pierre DUFLOT : A Lille, où je suis, on retrouve le même phénomène avec trois régions administratives : Pas-de-Calais, Picardie, Haute-Normandie. En fait, en termes d'intervention, de contrôle et de prise en charge de l'ensemble des structures, il est évident que la base étant située à Lille, une intervention au Havre soulève de vraies difficultés.

    Les directions régionales - et c'est pourquoi je parlais du lien des trois entités - n'agissent qu'à la marge, en termes financiers et de moyens humains. A titre d'exemple, nous recensons un certain nombre de manques sur l'ensemble des catégories. Nous le signalons à l'administration centrale qui nous répond en nous attribuant un certain nombre de postes, qui représentent néanmoins une infime proportion de ce qu'il faudrait pour une mise à niveau, dans l'ensemble des catégories. Or on place, au niveau des directions régionales, un certain nombre de collègues en échec sur un établissement. Cela sert de placard pour un certain nombre d'entre eux. C'est quand même dommageable car on pourrait concevoir que le niveau régional ait une vision plus globale, donc plus valorisante ou valorisée de l'action à mener.

    Il faudrait une véritable vision régionale d'équipe, tant pour les établissements que pour l'administration centrale ou régionale, afin d'impulser un certain nombre de réflexions. Venant de terminer six mois d'intérim, il me semble que c'est une réelle vision de l'organisation de l'ensemble des établissements qu'il faut impulser à ces niveaux hiérarchiques. Sinon, on se heurte à des blocages, individuels ou collectifs, et on n'avance pas sur la mise en place de l'ensemble des politiques.

M. le Rapporteur : Tout à l'heure, Mme Barrault a présenté l'organisation syndicale que vous représentez, comme étant un ensemble de la maison justice et, par ce biais, ayant une interférence et un droit de regard sur l'ensemble de la politique menée en matière de justice. Ensuite a été évoqué le numerus clausus.

    Nous avons proposé une forme de numerus clausus dans le cadre de la loi sur la présomption d'innocence, du moins au niveau des détenus préventivement, ce qui nous vaut d'ailleurs un vrai débat avec l'extérieur parce que certains trouvent que nous allons trop loin et empiétons sur les prérogatives des magistrats.

    J'ai entendu un magistrat, premier juge d'instruction aux Sables-d'Olonne, déclarer à votre collègue responsable de la maison d'arrêt de la Roche-sur-Yon, que son rôle était de mettre les gens en prison et que celui du directeur était de les garder. Cette déclaration m'a paru un peu intempestive et difficile à accepter parce que ce n'est pas ainsi que l'on pourra gérer le numerus clausus.

    Vous avez certainement quelque influence auprès des magistrats puisque votre syndicat est transversal. Avez-vous eu ce type de discussion avec les magistrats que, pour notre part, nous allons avoir ?

    Par ailleurs, je voudrais savoir si vous avez réfléchi à la gestion du numerus clausus. Je ne vous demande pas de nous fournir une réponse sur-le-champ, mais il nous intéresserait de recevoir, d'ici quelques jours, une note explicitant votre position sur le sujet.

    S'agissant des directions régionales, notre constat est le même. Nous considérons qu'elles sont trop vastes en termes géographiques et que, de ce fait, cela rend le travail en équipe avec les directeurs d'établissement, particulièrement difficile. Dans cette région que je connais bien, de Rennes à Caen jusqu'au Poitou, on est confronté à une série de problèmes qu'on ne peut gérer, d'autant qu'il est difficile de circuler autrement qu'en voiture. Des progrès sont encore à faire en ce domaine.

    Avez-vous des propositions de redécoupage des directions régionales ? Souhaitez-vous les assimiler, en termes géographiques, aux cours d'appel ou bien les calquer sur les limites administratives actuelles ? Avez-vous réfléchi à cette possibilité ?

M. Pierre DUFLOT : S'agissant du numerus clausus - la grande question posée par M. le Rapporteur - nous y réfléchissons et vous transmettrons une note sur ce point. J'ajouterai que le numerus clausus, d'une certaine manière, s'applique déjà dans le cadre des établissements pour peine et des établissements relevant du programme 13 000. Dans notre jargon, nous appelons cela le numerus clausus économique à 120 %.

M. le Rapporteur : Certes, pour les établissements où se purgent les peines, il y a numerus clausus, mais au détriment des maisons d'arrêt...

M. Pierre DUFLOT : C'est ce que j'allais ajouter.

M. le Rapporteur : Car les détenus attendent de longs mois.

M. Pierre DUFLOT : C'est un transfert qui se fait au détriment des maisons d'arrêt, en particulier des maisons d'arrêt urbaines, en rapport avec la délinquance urbaine, avec des conséquences sur les conditions de détention - trois détenus dans des cellules de 9 mètres carrés comme cela existe dans ces milieux.

    C'est là le c_ur du problème, mais le numerus clausus concerne également le pouvoir judiciaire. Nous ferons des propositions, mais il est certain qu'une réflexion doit être menée en commun avec les magistrats, afin de se donner les moyens de sortir de cette difficulté.

M. Louis LEBLAY : Concernant le numerus clausus, il y a aussi l'exemple des quartiers mineurs où, pour le coup, un nombre de places maximal est défini. C'est vrai que nous devons y réfléchir et formuler des propositions.

    Pour revenir sur un problème très réel que vous soulevez, il n'est pas normal que des détenus condamnés à de longues peines aient à attendre de longues années, en maison d'arrêt, avant de rejoindre des établissements pour peine. Le délai d'attente, pour un transfert au centre de détention de Nantes, après une décision d'affectation, est de dix-huit mois, ce qui est sans doute vrai également pour Saint-Martin-de-Ré, Muret et d'autres établissements. Il n'est pas normal que des condamnés à de longues peines, alors qu'ils sont affectés depuis parfois deux ou trois ans dans un établissement pour peine, doivent attendre aussi longtemps.

    Je ne suis pas certain, pour l'instant, compte tenu des discussions avec les magistrats, que l'idée du numerus clausus soit mûre. Avant de parler de l'insertion ou de la réinsertion des personnes détenues, il faut commencer par parler de la dignité. Je ne vois pas comment faire autrement, en maison d'arrêt, que d'aller vers le numerus clausus. On n'a de cesse de vanter, en France, des pays qui s'en inspirent tels que certains pays nordiques ou les Pays-Bas. Peut-être faudrait-il suivre d'autres exemples. Mais assurément la CFDT est très attachée à cette notion et pourra faire des propositions.

Mme Martine AURILLAC : J'aurai une question concernant les mineurs. Puisque vous êtes des professionnels et que vous avez parlé de transversalité, comment appréciez-vous les rapports entre la protection judiciaire de la jeunesse et l'administration pénitentiaire ? Y a-t-il des dysfonctionnements ? Voyez-vous des éléments qui permettraient d'améliorer les choses ?

M. Pierre DUFLOT : Le premier établissement où j'ai travaillé a été la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy, qui abrite un quartier mineur important. On avait, à l'époque, dans le bâtiment que je gérais, trois cents jeunes détenus, dont soixante-quinze mineurs ! Les modalités de prise en charge des mineurs ont changé. On sait très bien que cela exige une action pluridisciplinaire.

    Selon les normes retenues pour la PJJ, il faut un travailleur social pour un jeune dans les unités d'éducation renforcée, ce dont nous sommes très loin, quand on regarde les quartiers mineurs en milieu pénitentiaire. Or on peut considérer que ne viennent en milieu pénitentiaire, que des jeunes qui ont un parcours de délinquance plus affirmé encore que ceux qui sont pris en UER. Il y a donc là une vraie difficulté. Sur le terrain, il existe, parce que nécessité fait loi, une réelle volonté de travailler en commun. Au niveau des directions centrales, je ne suis pas sûr - et je suis même assez sûr du contraire - qu'il y ait la même vision du problème.

M. Louis LEBLAY : Je souscris totalement à ces propos.

Mme Frédérique BARRAULT : Je voudrais appuyer les propos de Pierre Duflot. On constate tous les jours, au niveau ministériel, qu'il y a un véritable cloisonnement entre les directions. Nous souhaitons, depuis toujours, que ce ministère décide enfin de se décloisonner, d'avoir une véritable politique judiciaire transversale, à l'image de notre syndicat.

    On constate en permanence, dans la gestion et la réflexion, que chaque direction mène sa politique et suit son chemin, ignorant poliment ce que fait la direction d'à côté. Cela se ressent, au niveau ministériel, dans les relations entre la PJJ et l'administration pénitentiaire qui sont quasiment inexistantes.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Dans les fonctions remplies par la prison, quelles sont celles qui vous semblent essentielles ? Je vous demande cela parce qu'il convient de partir de la fonction qu'on assigne à la prison pour décliner ensuite ce qu'on veut en faire et les moyens qu'il faut lui attribuer. Quelles sont d'ailleurs, de ce point de vue, les réalités qu'il ne faut pas oublier, et que vous souhaitez, en tant que personnel de l'administration pénitentiaire, nous rappeler ?

    Par ailleurs, dans les progrès qui peuvent apparaître humainement nécessaires, quelles sont les questions qui, pour vous aujourd'hui, à effectifs ou à structures constantes, sont ingérables ?

    Dans les relations entre les personnels de l'administration pénitentiaire et les médecins, quelle est la nature du conflit qui peut parfois se produire ?

    Vous avez évoqué l'opposition entre contrôle et judiciarisation, ce que je comprends parfaitement. Quelles sont les bornes que vous estimez nécessaires d'apporter à la judiciarisation et quelles formes de contrôle efficace préconisez-vous ?

M. Louis LEBLAY : S'agissant des fonctions que l'on assigne à la prison et le sens à donner à la peine, je crois que l'administration pénitentiaire a une mission de sécurité publique et contribue à cette sécurité. La prison n'est pas simplement, comme le dit le juge d'instruction aux Sables-d'Olonne que vous évoquiez, un lieu pour garder des détenus. Il s'agit aussi de faire en sorte que les détenus sortent dans les moins mauvaises conditions possibles, avec le moins d'amertume et de ranc_ur, et ce serait déjà un point positif par rapport à la société.

    Même si l'administration ne peut à elle seule assurer cela, elle peut y contribuer. L'un des rôles majeurs d'une administration pénitentiaire est de mettre à disposition des personnes détenues, des moyens d'enseignement, de formation, d'actions culturelles, qui leur permettent de changer et de se transformer. A mon sens, le rôle essentiel de la prison est de faire en sorte qu'un détenu sorte dans les moins mauvaises ou les meilleures conditions possibles, selon qu'on est optimiste ou plus réservé.

    Se borner à un rôle de garde et de sécurité serait très insuffisant. L'important, au-delà de la mission de sécurité, c'est la préparation à la sortie ainsi que tous les moyens mis en _uvre pour qu'un détenu s'en sorte le moins mal possible et pour prévenir, autant que faire se peut et le plus longtemps possible, la récidive.

M. Pierre DUFLOT : Je compléterai le propos de mon collègue sur l'opposition insertion-sécurité, qui est assez factice. Dans la gestion des longues peines, on sait que la meilleure sécurité vient des mesures mises en place à l'intérieur et la passerelle entre intérieur et extérieur.

    Sur la réforme de la santé en milieu pénitentiaire et la place de chacun des intervenants, il ne faut pas occulter le fait qu'il existe deux pouvoirs qui cohabitent difficilement. En effet, la difficulté de partage des informations et des responsabilités - voire de pouvoir - bloque un certain nombre de choses, au détriment du détenu.

    Parfois s'y greffent des problèmes de personnes, ce qui n'améliore pas la situation. Toutefois, dans nombre d'endroits, cela se passe relativement bien, chaque intervenant ayant réussi à trouver sa place.

    La réforme de la santé ouvre différentes perspectives. Il est difficile d'imaginer accorder une autonomie au pôle santé tout en demeurant, sur les autres aspects, dans la conception ancienne des choses. C'est là la vraie difficulté.

    S'agissant du contrôle, on envisage plus une institution proche de celle du médiateur de la République, au niveau local. Ce tiers interviendrait dans le face-à-face administration/détenu, avec une vraie responsabilité. Mais cela conduit à réfléchir à la nature de l'organe de contrôle de l'établissement lui-même, et à la manière d'intégrer les forces vives et la pluridisciplinarité dans ce contrôle. En effet, c'est ce qui est en cause à l'heure actuelle.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Parmi les éléments d'amélioration de la vie des détenus, quels sont ceux qui vous apparaissent, aujourd'hui, à structures ou effectifs constants, totalement ingérables : les accueils, les problèmes de vie sexuelle... ? Quels sont les points que vous estimez ne pas être en mesure de gérer, à moins d'un bouleversement des structures et des effectifs ?

M. Pierre DUFLOT : Il est très difficile de donner une réponse. Le problème quasi ingérable à l'heure actuelle, c'est l'agressivité globale qui règne à l'intérieur des établissements. C'est un vrai défi, en termes de gestion individuelle et collective dans les quartiers difficiles.

M. Louis LEBLAY : Vous avez évoqué les relations entre les médecins et les personnels. Chacun, dans le respect de ses prérogatives, est confronté de plus en plus fréquemment, à un nombre croissant de détenus qui arrivent totalement déstructurés, voire pour certains atteints de troubles du comportement. Un certain nombre de détenus ne sont pas suffisamment malades pour être placés en milieu psychiatrique, mais le sont malgré tout en prison. Or la prison n'est pas un hôpital long séjour. Ces détenus, dont le nombre va croissant, posent problème tant aux médecins qu'aux personnels pénitentiaires. En effet, les surveillants sont désemparés lorsqu'ils doivent faire face à l'agressivité ou aux crises de certains détenus, alors même que les psychiatres ne veulent pas pour autant prescrire des mesures de placement en milieu spécialisé.

    L'évolution du code pénal, qui a tendu à responsabiliser de plus en plus les détenus par rapport à leurs actes, implique une proportion de condamnés qui, lorsque l'article 64 du Code pénal existait, n'auraient pas été sous le coup de la prison car jugés en état d'aliénation au moment du passage à l'acte. Cette proportion de détenus, compte tenu de l'évolution du code, a augmenté singulièrement ces dernières années. En termes de gestion, nous sommes là à la limite de l'ingérable.

    Par ailleurs, même si ce n'est pas du même ordre, il est tout aussi inquiétant de constater, vu les phénomènes d'allongement des peines et des durées de détention, le vieillissement de la population pénale et l'augmentation des détenus de plus de 60 ans. Cela ne relève pas de la médecine psychiatrique, et d'ailleurs on ne sait plus trop de quelle médecine cela relève. Dans le centre de détention de Nantes que je dirige, cette population est assez nombreuse, soit une trentaine de détenus avec un doyen d'âge de 82 ans. Quel sens peut avoir la prison, au bout d'un certain temps, pour ces personnes ? Cela induit des difficultés de gestion et de relations.

M. Joël JALLET : J'ajouterai que l'administration pénitentiaire est actuellement incapable d'assurer la prise en charge socio-éducative de chaque personne incarcérée.

Mme Frédérique BARRAULT : Je voudrais revenir sur le découpage géographique. Que ce soit l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse ou le service judiciaire, chacune de ces directions a un découpage géographique spécifique, ces trois découpages géographiques étant eux-mêmes différents du découpage administratif. Ceci fait que nous avons quatre découpages géographiques qui se superposent.

M. le Rapporteur : Le ressort des cours d'appel ajoute en plus à la confusion.

Mme Frédérique BARRAULT : Tout à fait. La CFDT, depuis toujours, réclame la refonte de la carte judiciaire pour uniformiser ces différents découpages.

M. le Rapporteur : Cela pourrait se faire indépendamment de la réforme de la carte judiciaire.

Mme Frédérique BARRAULT : Oui, mais si on veut une politique cohérente au niveau ministériel, il faut absolument se pencher sur ce problème qui malheureusement n'aboutit toujours pas. La CFDT ayant mené une réflexion assez poussée sur le sujet, je me propose de vous envoyer également notre contribution.

M. le Président : Tout document que vous auriez sur les sujets évoqués et sur celui-ci nous intéresse.

Mme Nicole FEIDT : Je voudrais que l'on puisse compléter nos informations sur le rôle du juge d'application des peines, au sein de vos établissements. Comment jugez-vous le rôle de ce juge et quel pourrait-il être dans le cadre de la rénovation des services d'insertion ? Menez-vous une réflexion sur ce sujet ?

    Par ailleurs, au sein de l'Assemblée nationale, a été votée une loi sur l'égalité professionnelle. Comment voyez-vous le rôle des femmes dans l'administration ?

M. Pierre DUFLOT : Je vais vous répondre sur le rôle des femmes dans l'administration. A la CFDT, nous avons une secrétaire générale, une secrétaire générale de la fédération et nous avons beaucoup milité pour cette égalité. La féminisation des différents corps est en voie de réalisation dans différents domaines.

    S'agissant des personnels de surveillance, et notamment de l'intégration des surveillantes en quartier hommes, qui se situe à la base de la réflexion, cela nous paraît être très intéressant et très profitable car cette forme de mixité rapproche des réalités de vie. La prise en charge, par les femmes, des problèmes de vie et de société des détenus nous semble être un apport intéressant.

    Ceci étant, demeurent des obstacles plus matériels, tels que les fouilles, sur lesquels il faut rester très attentif. Toutefois dans la gestion d'équipe, ce qui est notre credo au niveau des établissements, on ne peut que se féliciter de la mixité et l'appuyer. A notre niveau, quand on nous interroge sur ce point, car certains collègues ont des réflexes plus négatifs, on appuie cette démarche dans les établissements qu'on dirige.

M. Joël JALLET : S'agissant du rôle des juges d'application des peines, il nous semble important que le juge d'application des peines ne soit pas seul à prendre sa décision, car c'est lui qui décide à la base des mesures alternatives à l'incarcération et des aménagements de peines. Il faut qu'il puisse s'entourer des avis des professionnels de terrain. J'irai même au-delà en disant que, dans sa prise de décision, il doit se faire aider par ses propres collègues.

    En effet, on constate que certains juges d'application des peines, pour de multiples raisons - idéologiques, de confiance, etc. - ne prennent que très peu de décisions d'aménagement de peine.

M. Jacky DARNE : J'ai été impressionné dans vos interventions par la place que vous avez consacré au problème de relations sociales internes et de l'insuffisance de prise en compte du vécu des personnels et de dialogue dans l'évolution des métiers, y compris dans leur dénomination.

    Ma question, qui comporte trois volets, tourne autour de cet aspect. Le premier est la façon dont s'organise la formation permanente à l'intérieur des établissements. Fonctionne-t-elle sur la base d'une demande individuelle de chaque agent ou selon des plans de formation collectifs, en fonction d'un besoin ou d'une évolution ? Par exemple, si un quartier des mineurs pose problème et que la formation des personnels est insuffisante, existe-t-il une réflexion collective sur une action de formation ? Je ne parle pas de la formation initiale pour laquelle il y a eu un certain nombre de réflexions, mais de la façon dont se gère cette adaptation permanente. La situation qu'a connue un surveillant, entré à 20 ans dans l'administration pénitentiaire, a évolué. Comment cette question est-elle gérée ? Des améliorations ou des évolutions vous apparaissent-elles souhaitables ?

    Ma deuxième question est la suivante. Dans le secteur hospitalier ou de l'Education nationale, un lycée ou un hôpital, il existe un projet d'établissement. Sans être le summum de la réflexion, ce sont néanmoins des moments où s'instaure un dialogue collectif interne à l'établissement et avec des partenaires externes. Or vous le souligniez tout à l'heure dans la présentation de votre organisation syndicale, vous êtes dans ce type de configuration. Existe-t-il des expériences, à l'initiative de directions ou de directives, qui ont conduit à ce type de démarche ? Si oui, cela a-t-il produit un résultat ? Si non, seraient-elles, à votre sens, un des éléments, non pas de réponse à tout, mais de dynamique interne dans un établissement ?

    Ma troisième question est plus générale. Vous avez indiqué qu'une des différences entre les réformes annoncées et les réformes vécues, c'est que les moyens mis en _uvre ne sont pas à la hauteur. J'entends cela. Indépendamment des moyens, quels mécanismes vous apparaîtraient comme permettant de restaurer un dialogue social à un niveau qui dépasse celui de l'établissement ? Peut-on simplement rester dans des pratiques telles que si chacun y met du sien et si l'on ajoute des moyens, cela peut fonctionner ? Ou bien pensez-vous que des mécanismes de nature différente dans la représentation des personnes et dans des lieux de dialogue, permettraient d'aller dans le sens opposé de ce que vous avez constaté ?

M. Pierre DUFLOT : Ce sont encore des questions essentielles. Sur la formation permanente et continue, au sein des établissements, force est de constater l'échec de l'administration pénitentiaire. En effet, malgré la volonté des chefs d'établissement, il est très difficile de dégager le temps suffisant pour permettre à l'ensemble des personnels d'accéder à la formation continue, pourtant nécessaire pour répondre notamment à l'évolution des types de population pénale. Vous citiez notamment le cas des mineurs.

    Au niveau des établissements, la formation continue relève plutôt de la volonté de chaque chef d'établissement et reste vécue comme un effort important, au détriment des autres charges de gestion des détentions. Par conséquent, elle ne peut être perçue de façon positive. J'ai du mal peut-être à faire passer l'idée, mais en tout cas, la formation continue est considérée par les personnels comme étant un frein à leurs repos et à l'exercice plus serein de leurs fonctions, ce qui est contraire à l'objectif même de la formation continue.

    Toutefois, en termes de moyens, il est évident que les directions régionales s'inquiètent, au niveau des établissements, de l'absence de formateurs, voire de leur déficit croissant. Si, au sein de chaque établissement, il n'y a pas, en la matière, une personne spécifiquement chargée de la formation, il est très difficile d'argumenter et d'articuler une véritable réflexion sur la formation continue.

M. Louis LEBLAY : Il est clair que la formation continue représente une journée par an, voire moins, par agent et par établissement. Le terme de formation continue ne convient donc guère. Mais cela s'explique aussi par les effets de la réforme de la bonification du cinquième du régime des retraites, que l'on ressent fortement sur les années 2000 et 2001. Des personnels partent et d'autres, à 48 ans, sont déjà près de la retraite puisqu'ils pourront partir, dans certains cas, dès 50 ans. Par conséquent, les mobiliser sur une formation continue ou des projets d'établissement relève de la prouesse. Ceci ajoute également aux difficultés.

    Néanmoins, s'agissant de certains quartiers, l'administration fait des efforts, notamment à l'égard des surveillants qui interviennent dans les quartiers des mineurs où il y a là une volonté de faire évoluer et de spécialiser les surveillants. Toutefois, on bute sur les questions liées aux effectifs et à l'absence de formateurs dans les établissements.

    Quant à ce qui pourrait se faire en termes de projet d'établissement, s'en rapprocherait peut-être l'une des mesures du programme pluriannuel pour la justice, à savoir le projet d'exécution de peine. Dans la finalité, comme beaucoup de réformes actuellement, cette initiative est excellente.

    Avec le projet d'exécution de peine, il s'agit de donner du sens à la peine, de rendre le détenu acteur de sa peine et de le faire avec les personnels, car on ne peut pas le faire sans eux. Mais là aussi, on achoppe sur le manque de moyens.

    Par exemple, se développe, en matière de projet d'exécution de peine, une phase améliorée de l'accueil dans les établissements. C'est le cas de Nantes où se tient un module accueil pendant quinze jours, pendant lequel tous les détenus sont vus et auquel toutes les catégories de personnels participent. Ensuite, cela s'effiloche pendant la durée de détention, faute d'effectifs.

    Quant au dialogue social avec les organisations, il porte le plus souvent sur des questions d'organisation de service, de jours de repos, de rappels sur les jours de repos hebdomadaire. Cela porte davantage sur de telles considérations que sur une volonté de revoir l'organisation même du travail. Sur ce point, l'administration centrale ne joue pas non plus toujours un rôle d'impulsion pour qu'il y ait des évolutions réelles en matière d'organisation du travail.

M. le Président : Madame, messieurs, je vous remercie.

Audition de l'association française des magistrats chargés de l'instruction,
Mme Sophie-Hélène CHÂTEAU
et M. Jean-Baptiste PARLOS,

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 27 avril 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Sophie-Hélène CHÂTEAU et M. Jean-Baptiste PARLOS sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Sophie-Hélène Château et M. Jean-Baptiste Parlos prêtent serment.

M. Jean-Baptiste PARLOS : Nous sommes membres du bureau de l'association française des magistrats instructeurs qui a vocation à regrouper les juges d'instruction et les membres des chambres d'accusation. Il s'agit d'une association non syndicale, à caractère professionnel.

    Sophie-Hélène Château est membre du bureau. Elle est juge d'instruction depuis douze ans. Je suis également membre du bureau et juge d'instruction depuis deux ans et demi. Je m'attacherai dans mon exposé à traiter de la détention provisoire et des nouvelles mesures qui ont été votées au sujet de cette procédure, car tel est le centre du débat aujourd'hui. Ensuite, Sophie-Hélène Château exposera la vie en détention telle que nous l'appréhendons en tant que juges d'instruction.

    J'ai été assez interloqué par l'article unique de la résolution adoptée par l'Assemblée nationale qui crée votre commission d'enquête, et notamment par le point suivant : «Réfléchir à la limitation de l'usage abusif de la détention provisoire.» Je ne puis dire ici qu'il n'y a jamais eu d'usage abusif de la détention, mais réfléchir à la limitation de l'usage abusif signifie que l'on conçoit d'avance qu'il reste des usages abusifs, puisque l'on n'aurait pour but que de limiter l'usage abusif. C'est un point de départ qui peut éclairer la réflexion sur la détention provisoire, car je crois - c'est une conviction que nous sommes assez nombreux à partager - que la détention provisoire en elle-même est abusive.

    Quel est le principe de la détention provisoire ? Incarcérer une personne présumée innocente qui n'a pas encore été jugée. En cela, la loi crée une situation extraordinaire et contraire au principe de la présomption d'innocence. J'illustrerai mon propos en évoquant les conditions du placement en détention. L'article 144 du code de procédure pénale énonce un certain nombre de critères, qui peuvent être des critères d'enquête. Il existe également deux autres critères sources de difficultés pour nous depuis longtemps : le premier concerne les risques de renouvellement de l'infraction et le second le trouble à l'ordre public.

    Pardonnez-moi d'être quelque peu provocateur, mais j'ai l'impression, avec ces critères, que la loi demande au juge à la fois d'être enquêteur et de se préoccuper de problèmes qui ne sont pas directement liés à l'enquête. En effet, si la loi permet à un juge d'instruction de placer une personne en détention provisoire au motif d'éviter le renouvellement de l'infraction, c'est que l'on considère que l'infraction dont le juge est saisi est déjà constituée. Or le juge d'instruction a pour mission de déterminer, dans le cadre de ses investigations, s'il y a infraction pénale et si cette infraction est susceptible d'être imputée à la personne mise en examen. Finalement, le critère légal concernant les risques de renouvellement de l'infraction préjuge du résultat de l'instruction. Il en est de même pour le critère de trouble à l'ordre public. Le législateur indique que nous pouvons placer en détention si tel est l'unique moyen d'apaiser le trouble à l'ordre public. Est-ce un critère d'enquête ? Je n'en suis pas tout à fait certain et, vous livrant ces deux exemples, je voulais vous dire que si des modifications législatives devaient intervenir en matière de détention provisoire, il pourrait être envisagé de réformer ces deux critères qui ne relèvent pas réellement des critères d'enquête.

    Il faut insister sur le fait que nous disposons d'assez peu de moyens alternatifs à la détention provisoire. Je veux notamment parler du contrôle judiciaire. La liberté est le principe, et la détention provisoire doit rester l'exception. Néanmoins, le contrôle judiciaire n'est pas obligatoirement pour nous le moyen d'éviter la détention provisoire, car sa mise en application ne se révèle pas toujours suffisamment efficace. Pour un certain nombre de dossiers, nous préférerions de beaucoup laisser la personne en liberté, car nous sommes attachés au principe de la liberté ; le rôle du juge d'instruction n'est pas de juger, mais d'enquêter. Il apparaît que les mesures de contrôle judiciaire que nous pourrions prendre ne sont pas susceptibles d'être exécutées dans des conditions qui nous paraissent satisfaisantes, notamment s'agissant de l'information sur le déroulement du contrôle judiciaire. De même, lorsque nous sommes amenés à prendre une décision, nous regrettons souvent de ne pas être suffisamment informés de la situation de la personne qui nous est présentée. Bien sûr, il existe un système d'enquête rapide, mais je rappelle qu'il ne s'applique qu'aux personnes de moins de vingt et un ans - c'est une obligation légale - et aux délits pour lesquels, si je ne me trompe, la peine encourue est au plus de cinq ans. Je crois que l'on pourrait en premier lieu généraliser les enquêtes rapides à toutes les personnes présentées au juge d'instruction et, en second lieu, prévoir des enquêtes un peu plus approfondies, même si, le temps nous étant compté, elles doivent rester rapides. Pour le moins, il nous faudrait obtenir des renseignements au cours de ces enquêtes permettant d'apprécier les conditions dans lesquelles nous pourrions prendre une mesure alternative à la détention.

    Lorsqu'une personne nous est présentée et que l'on envisage la mesure coercitive la plus adéquate à sa situation, il n'est pas rare que nous prenions nous-mêmes notre téléphone pour appeler telle ou telle personne, citée par le mis en examen et susceptible de lui trouver un hébergement ou du travail. Cela se fait souvent à des heures indues, en fin de soirée, au moment du débat contradictoire, lorsque nous sommes appelés à prendre la décision. Il est dix-neuf trente, vingt heures, vingt et une heures et l'on nous propose tel hébergement, telle formation professionnelle. Nous prenons notre téléphone pour vérifier, et, très souvent, nous n'obtenons pas la réponse. Au moment du placement en détention provisoire, il serait très utile que nous soyons très largement informés dans les délais les plus brefs de la situation de l'intéressé et des garanties qu'il présente pour rester à l'extérieur et non en détention provisoire.

    Troisième élément sur le placement en détention provisoire : actuellement, la seule mesure alternative est le contrôle judiciaire. Il serait bon de développer d'autres mesures alternatives. On a parlé du bracelet électronique, mais je ne suis pas certain que l'on en ait les moyens. En tout état de cause, il est certain que plus l'éventail des choix sera large, plus on limitera la détention provisoire. J'insiste encore une fois sur un point sujet à discussion : le plus souvent, le juge d'instruction ne souhaite pas placer la personne en détention. Nous sommes attachés, contrairement à ce que certains d'entre vous pourraient croire, au principe de la liberté. Mais, même si vous n'êtes pas convaincus par cette affirmation, il existe également une règle naturelle qui est la suivante : toute personne en détention est, pour nous, une source de contentieux, qui représente une charge de travail supplémentaire. Par conséquent, plus nous pouvons éviter la détention provisoire de notre côté, plus nous évitons le contentieux et la charge de travail qu'il induit.

    Je reviendrai à la fin de mon intervention sur le juge de la détention et sur la loi sur la présomption d'innocence.

    Je ferai donc, après ces propos liminaires, trois propositions sur la décision de placement : éclairer le juge le mieux possible sur les mesures qu'il est susceptible de prendre, et notamment sur la situation personnelle du prévenu, développer les mesures alternatives à la détention provisoire et renforcer le suivi du contrôle judiciaire.

    Un mot sur le problème important des mineurs. J'ai exercé les fonctions de juge d'instruction des mineurs pendant quatorze mois. Je me suis aperçu, malgré la bonne volonté des personnels éducatifs en charge de la situation des mineurs, que nous disposions de très peu de solutions adaptées aux mineurs délinquants, ce qui n'est pas sans soulever de graves difficultés.

    Le second point sur la détention provisoire porte sur sa durée, car une fois prise la décision de la détention, se pose la question de la durée.

    D'après les statistiques du ministère de la Justice, la durée moyenne d'une détention provisoire à l'instruction est d'un peu plus de cinq mois, toutes matières confondues. De l'extérieur, on a le sentiment que la détention provisoire est souvent beaucoup plus longue. A ce titre, deux éléments nous semblent devoir être soulignés. Tout d'abord, la durée de la détention est souvent liée, pas toujours cependant, aux difficultés que nous rencontrons dans le déroulement de nos dossiers. Nous sommes en charge de beaucoup de dossiers et disposons de peu de moyens, ce que j'illustrerai d'un exemple concret : lorsque nous demandons aux services de police ou de gendarmerie d'exécuter dans des délais raisonnables et rapides des commissions rogatoires, ou lorsque nous demandons aux experts de réaliser rapidement leur mission, nous ne sommes pas toujours suivis. Ce sont là des éléments qui peuvent expliquer les difficultés que nous rencontrons en terme de durée de la détention.

    Cent trente dossiers en moyenne pour un cabinet d'instruction représentent une lourde charge de travail, et il faut bien observer qu'un dossier ne correspond pas toujours à un mis en examen, mais représente parfois dix mis en examen et plusieurs détenus.

    Le second point qu'il me paraît important de souligner à propos de la durée de la détention provisoire concerne les délais d'audiencement, lorsque le juge d'instruction a terminé ses investigations et que la personne est en attente d'être jugée. Je donnerai l'exemple de la cour d'assises de Paris. Une instruction criminelle dure en moyenne un an. Une personne qui est renvoyée devant la cour d'assises de Paris attend son jugement entre douze et vingt-quatre mois après l'instruction. C'est dire qu'une personne mise en examen le 5 février d'une année pourra attendre jusqu'à trois ans sa comparution devant la cour d'assises, ce qui n'est d'ailleurs pas sans créer une difficulté au regard de la nouvelle disposition sur l'appel des décisions de cour d'assises. Le délai de détention provisoire avant jugement sera d'autant plus augmenté que la personne, jugée une première fois, fera appel, retournera en détention provisoire et sera jugée une seconde fois.

    Sur le problème de la durée de la détention provisoire, nous sommes donc confrontés à deux difficultés : la première est liée aux conditions dans lesquelles se déroule notre instruction et aux moyens dont nous pouvons être dotés, notamment en ce qui concerne les services enquêteurs et les experts. La seconde difficulté est celle des délais d'audiencement beaucoup trop longs, non liés à la juridiction d'instruction, mais au retard pris par l'institution judiciaire pour le jugement des affaires.

    Je terminerai ce propos en évoquant la réforme de la détention provisoire prévue par le projet de loi sur la présomption d'innocence. Nous sommes en même temps soulagés et inquiets. Soulagés, car c'est un contentieux que nous ne traiterons plus ; c'est un contentieux difficile, lourd, grave. Encore une fois, nous préférons largement laisser quelqu'un en liberté que le placer en détention. Nous sommes cependant relativement inquiets, car nous ne sommes pas certains que la disposition instituant le juge de la détention soit la bonne solution. L'association des magistrats instructeurs a toujours pensé que la bonne solution résidait dans une collégialité des juges, quitte à supposer que le juge d'instruction ne fasse pas partie de cette collégialité. Nous sommes prêts à nous exclure du collège, mais nous ne pensons pas qu'un juge seul, aussi expérimenté soit-il, prenne de meilleures décisions qu'un juge d'instruction qui a, en plus, la maîtrise de l'enquête. Cet avis est assez partagé par un certain nombre de nos interlocuteurs, notamment des avocats, pas nécessairement ceux qui sont à la tête des organisations représentatives ou qui s'expriment dans les médias. Nous rencontrons régulièrement des avocats, des habitués de nos cabinets. Ils nous confient leur inquiétude, dans la mesure où, au final, ils n'auront plus d'interlocuteur. Le juge d'instruction chargé de l'enquête leur dira de s'adresser au juge de la détention et celui-ci leur conseillera de s'adresser au juge d'instruction, maître de l'enquête. Il y a là une vraie difficulté.

    Seconde remarque sur le projet de loi. Nous ne pensons pas qu'il sera de nature à réduire considérablement les décisions de placement en détention provisoire, car même si l'on considère qu'il faut maintenir la détention provisoire en France - c'est une vraie question à laquelle il faut répondre - il existe néanmoins un seuil incompressible de placements en détention. Si l'on fait l'addition des dossiers criminels, des dossiers de stupéfiants, de violence et de ceux relatifs aux étrangers en situation irrégulière sur notre territoire, on s'aperçoit que l'on est très proche du nombre de mandats de dépôt tel qu'il est recensé par les statistiques du ministère de la Justice. Si l'on considère que la détention provisoire doit être maintenue, on pense, malheureusement, qu'il y a un seuil incompressible de détentions provisoires.

Mme Sophie-Hélène CHATEAU : J'approuve l'intégralité du propos de M. Parlos. Je souhaiterais simplement vous livrer un chiffre afin de vous donner une idée du caractère incompressible des détentions provisoires, illustré par l'exemple concret de mon cabinet à l'heure actuelle : j'ai 112 dossiers en cours, qui concernent 28 détenus, dont 7 criminels, 14 stupéfiants, 2 trafics d'étrangers au niveau international, et 2 détenus pour violences graves.

M. le Président : De quel ressort dépendez-vous ?

Mme Sophie-Hélène CHATEAU : De Paris depuis cinq ans. Je suis juge d'instruction depuis douze ans. J'ai été auparavant juge de l'application des peines. J'ai donc également quelque idée du problème de la détention.

    Je compte 28 détenus incarcérés sur 112 dossiers. J'ignore quels détenus je pourrais libérer aujourd'hui et lesquels pourraient être considérés comme détenus à titre abusif, dans la mesure où les critères de détention énoncés recouvrent le risque de pression sur les victimes ou sur les témoins, le risque de renouvellement de l'infraction, les cas d'affaires criminelles et les affaires de stupéfiants. Pour l'heure, il est difficile de trouver une solution alternative à la détention. Je confirme que cela n'a jamais été un plaisir pour nous de recourir à la détention, qui demeure un acte difficile et pénible. Nous serons tous soulagés lorsque le contentieux de la détention nous sera retiré.

    J'aborde maintenant le suivi du détenu dès lors qu'il est placé en détention provisoire par le juge d'instruction. C'est quelque chose d'assez particulier qui n'a rien à voir avec le suivi du juge de l'application des peines. On peut constater une distorsion forte entre les conditions de détention provisoire et les conditions de détention d'une personne condamnée. Bien souvent, les prévenus nous demandent de nous dépêcher de clore l'instruction, car ils savent que leurs conditions de détention seront meilleures une fois qu'ils seront condamnés. C'est un vrai problème. Le jour où nous prononçons le mandat de dépôt, nous remplissons une notice individuelle destinée à la maison d'arrêt pour donner quelques renseignements sur le détenu, qu'il nous livre lui-même : ces renseignements concernent son état de santé, le fait qu'il soit ou non toxicomane, son état psychologique au moment de la détention, et le risque éventuel d'attenter à ses jours. Nous prévenons également la maison d'arrêt du risque de concertation avec des codétenus impliqués dans la même affaire et sur laquelle nous ne souhaitons pas qu'il y ait communication.

    Nous livrons ce type de renseignements et donnons des consignes sur la gestion du courrier selon que nous souhaitons qu'il passe ou non par nous. Mais, à partir du jour où nous livrons cette notice, plus aucun échange n'est prévu entre la maison d'arrêt et nous. Nous ne sommes plus du tout au courant de la manière dont se déroule la détention, excepté les rapports d'incidents disciplinaires si le prévenu s'est battu avec un codétenu ou est passé en conseil de discipline. Pour la suite de la détention, rien n'oblige la maison d'arrêt à nous prévenir et rien ne nous contraint à demander quoi que ce soit. Nous ne savons rien de l'évolution de son état de santé. On nous demande simplement une autorisation lorsque la personne doit se faire opérer, ce qui est assez curieux, car je ne vois pas de quel droit nous serions compétents ; il est un peu abusif que nous soit octroyé le pouvoir de nous y opposer.

    Nous ne sommes pas du tout informés s'il suit ou non un stage, s'il travaille, si sa famille lui rend visite, ou bien s'il est actuellement en phase dépressive. Se pose bien sûr, dans ce dernier cas, le problème du secret médical. Il est normal que l'on ne nous tienne pas au courant en détail de l'état de santé du prévenu, mais nous devrions pour le moins avoir un dialogue un peu plus approfondi avec la maison d'arrêt et connaître sa vie, savoir s'il est placé avec un codétenu, s'il reçoit ou non des visites ; si l'avocat ne joue pas le rôle d'intermédiaire entre nous et le détenu, nous pouvons parfois ignorer que le prévenu est complètement coupé de sa famille. Il arrive souvent qu'elle demande au début un permis de visite. Ensuite, des disputes, des problèmes graves peuvent survenir avec pour conséquence de le couper complètement de tout. Il ne va pas forcément très bien et nous ne sommes pas au courant.

    Si, comme cela peut arriver, nous réclamons des renseignements à la maison d'arrêt, la démarche n'est pas toujours très bien reçue, dans la mesure où cela n'est pas du tout prévu. La maison d'arrêt peut considérer que nous nous immisçons dans son fonctionnement et que cela ne nous regarde pas.

    Vous pourriez me demander pourquoi nous ne leur rendons pas visite, car il est vrai que les juges d'instruction rencontrent très peu souvent, contrairement au juge de l'application des peines, leurs prévenus. Mais ces visites présentent un caractère ambigu. Dès lors qu'une personne est mise en examen, on ne peut l'interroger qu'en présence de son avocat. Si l'on rend visite au prévenu, non pour évoquer le dossier mais ses conditions de détention, la situation sera très ambiguë, dans la mesure où le prévenu ne fait pas la différence entre les causes de sa détention et la détention elle-même ; il ne fera pas la distinction dans son discours et parlera inéluctablement du dossier, ce qui est pour nous impossible hors la présence de l'avocat, ce que le prévenu ne pourra comprendre. Nous ne rendons donc pas visite au prévenu bien souvent pour cette raison : pour ne pas nous trouver confrontés à des confidences, à des aveux, qui seraient recueillis dans des conditions qui ne seraient pas du tout légales ou bien qui pourraient être exploitées d'une façon peut-être logique, mais également abusive par la défense qui nous reprocherait d'avoir voulu faire pression pour obtenir des renseignements de la part du prévenu en son absence.

    Il est par conséquent difficile de rendre visite au prévenu en dehors d'un contexte d'interrogatoire.

    En détention provisoire, il n'y a pas de permissions de sortie possibles, du fait des pressions éventuelles sur les témoins, ainsi que des risques de renouvellement de l'infraction. Autoriser les sorties en détention provisoire n'a pas de sens.

    Il existe une permission de sortie sous escorte, mais, là encore, c'est une démarche très lourde à organiser et c'est, finalement, très mal perçu de l'extérieur. Il m'est arrivé d'en organiser en cas de décès, pour qu'un détenu puisse assister à des obsèques ou rendre visite à un parent malade, mais la procédure est d'une telle lourdeur que nous ne le faisons pas. Cela peut avoir des répercussions importantes sur le prévenu qui aurait voulu participer encore un peu à sa vie de famille, ce qui est une préoccupation tout à fait normale. Je pense que nous pourrions réfléchir à faciliter ce type de mesures.

    Pendant le temps de la détention provisoire, rien n'est organisé pour préparer la sortie, car il est assez fréquent que l'on place en détention provisoire le temps de l'enquête, le temps d'entendre tous les témoins. Au bout de quatre mois, même si l'instruction n'est pas tout à fait terminée, les confrontations les plus importantes ont été faites et les investigations qui risquaient d'être polluées par des pressions sont achevées. Mais rien n'est prévu pour la sortie. En fait, aucun service éducatif, aucun service social de la maison d'arrêt ne s'occupe d'une préparation à la sortie, puisqu'il n'y a pas d'échanges et que l'on ignore le temps de la détention. Rien n'est prévu pour préparer un hébergement, car, parfois, un hébergement en province serait possible, hors contexte du lieu où se sont déroulés les faits. Je parle en tant que juge d'instruction parisien, mais si on est en province, on peut se placer dans le cadre d'un éloignement général. Si donc les faits ont eu lieu dans la ville où l'on est saisi et que la victime habite là, il est ennuyeux de remettre le prévenu en liberté avant le jugement. Si l'on pouvait prévoir un hébergement éloigné, nous autoriserions peut-être plus souvent une remise en liberté en cours d'instruction. Malheureusement, si l'avocat n'a pas travaillé avec la famille sur cette possibilité, il est très difficile pour le prévenu détenu d'entreprendre des démarches et ce, d'autant plus qu'aucun service social n'est chargé de le faire. Il y a là une petite faille. La détention provisoire pourrait être réduite si, en cours de détention, des recherches régulières étaient effectuées, ainsi que des contacts pris avec les familles pour trouver des solutions alternatives. C'est une possibilité qui peut être avancée.

    Je proposerai des solutions pour réduire la détention, pour qu'elle soit mieux vécue au quotidien par le prévenu dans le cas où elle est inévitable au vu des textes actuels qui concernent les grosses affaires criminelles ou de stupéfiants. Je ferai également des propositions pour la rendre plus efficace pour l'instruction, car je ne pense pas que l'instruction ait à gagner à ce que le prévenu soit mal et se présente agressif ou dépressif aux interrogatoires. Il serait donc intéressant de disposer, entre la maison d'arrêt et le juge d'instruction, d'un outil d'échanges qui prendrait la forme d'un cahier ou d'une fiche de renseignements, d'une notice régulièrement réactualisée, qui permettrait d'être informé de l'adaptation du mis en examen en milieu carcéral, des conditions exactes de sa détention, de son isolement, des visites de sa famille, des événements importants de sa vie familiale. Il arrive que l'on prévoie un interrogatoire deux jours après l'annonce d'un décès, d'une maladie grave dans la famille ou d'une rupture conjugale faisant suite à la détention. Ce sont là de très mauvaises conditions pour un interrogatoire et qui sont inhumaines pour le prévenu. Il conviendrait donc que nous en soyons informés. De même, s'agissant de l'état de santé, sans que soit violé le secret médical, il serait utile que nous sachions si la personne est suivie régulièrement et si elle pose problème. Il serait également intéressant que nous soyons informés du suivi psychologique, ainsi que des démarches réelles en vue d'une désintoxication pour ce qui concerne les toxicomanes.

    Parmi les solutions auxquelles on peut réfléchir, l'on pourrait envisager une solution alternative et plus souple des sorties sous escorte.

    Je rejoins M. Parlos pour ces propositions concernant la réduction du délai de la détention provisoire. Il conviendrait, ce qui serait une des meilleures choses, que nous disposions de moyens supplémentaires pour que les enquêtes se réalisent plus vite, que la police soit plus nombreuse à traiter nos dossiers, que nous ayons peut-être chacun moins de dossiers en cours, puisque chaque juge d'instruction sur le territoire national traite environ 130 dossiers, ce qui est très lourd, et que nous obtenions des moyens accrus pour réaliser des expertises plus rapides. Comme vous le savez sans doute, les experts sont fort mal payés ; nous avons beaucoup de mal à trouver des experts techniques, psychologiques ou médicaux. Voilà ce que je puis dire aujourd'hui sur les conditions de détention du point de vue de l'instruction.

M. le Président : Monsieur Parlos, après vous être inquiété de la formulation retenue par la résolution concernant la détention provisoire, vous nous avez finalement confortés dans notre sentiment sur l'usage abusif de la détention, à la condition évidemment que cette notion d'usage abusif ne soit pas imputée à une seule catégorie de responsables ou de fonctionnaires ; car si nous prenons l'ensemble des données que vous avez exposées avec beaucoup de franchise, on s'aperçoit que cela ne fonctionne pas comme il conviendrait dans une démocratie. Il est important que nous soyons d'accord sur ce point. Nous ne mettons pas en cause tel corps de fonctionnaires ou de magistrats, mais il est vrai que cela ne peut pas durer ainsi. Chacun a ses responsabilités pour changer les choses. Je vous remercie de vos propos et des critiques fortes et positives que vous avez portées sur l'ensemble du système. C'est l'ensemble du système qui est en cause, non tel ou tel magistrat ; le problème est plus vaste.

    Je voudrais, en premier lieu, savoir quelle est la représentativité de votre association, dont vous avez indiqué d'entrée de jeu qu'elle était professionnelle ?

    Quel regard portez-vous sur l'évolution de notre droit pénal et notamment sur l'allongement des peines ?

    Comment abordez-vous la question de l'incarcération des mineurs ? Nous avons visité beaucoup de prisons ; c'est un problème excessivement délicat et douloureux. Enfin, nous l'avons constaté au cours de nos visites dans les prisons, il y a des personnes incarcérées qui sont quasiment démentes. Quel comportement avez-vous en face de ces personnes, non pas formellement, mais dans la réalité profonde ?

M. Jean-Baptiste PARLOS : Sur le problème de la représentativité de notre association, tout est relatif. Il est vrai que les cotisants ne sont pas nombreux et représentent 30 % des magistrats instructeurs, mais les sympathisants le sont davantage, puisque, au cours des assemblées générales que nous tenons régulièrement, ils représentent 50 % des magistrats en comptant les personnes présentes et celles qui nous envoient des pouvoirs, étant observé que notre association compte des personnes qui appartiennent, soit au syndicat national de la magistrature, soit à l'union syndicale des magistrats. D'autres encore sont dépourvus d'appartenance syndicale.

    S'agissant de la question de l'évolution du droit pénal, je ne parlerai pas du droit pénal en lui-même si ce n'est pour préciser qu'il serait bon que l'on ne prévoit pas à chaque nouveau texte une disposition pénale nouvelle. C'est une incidente. Je veux davantage évoquer la procédure pénale. Je fais le compte des réformes intervenues depuis 1980 pour m'apercevoir que l'on arrive à peu près à douze ou treize réformes de la procédure pénale. Il y a de quoi rendre chèvre un magistrat, un avocat et même le justiciable, car nous ne travaillons pas pour les avocats ni pour les magistrats, mais pour les justiciables. Je pense donc qu'un système réformé douze ou treize fois en l'espace de vingt ans est un système qui n'a plus d'avenir. L'association française des magistrats chargés de l'instruction estime que la première solution pourrait être d'arrêter les réformes successives et, en tout cas, de donner les moyens, en l'état actuel du droit, aux magistrats de les appliquer, sachant qu'une réforme met environ sept ans à être appliquée, sept ans étant le temps nécessaire pour que la jurisprudence de la cour de cassation soit fixée. Pendant sept ans, on est dans un système où «l'on ne sait pas», parce que les jurisprudences des chambres d'accusation comme celles de la cour de cassation ne sont pas fixées.

    Je prends l'exemple criant de la notification des droits en garde à vue. Pendant longtemps, certaines chambres d'accusation ont considéré que l'on pouvait notifier ces droits dans un temps relativement long après l'interpellation alors que certaines autres ont considéré qu'il fallait les notifier de suite. Certains dossiers ont été considérés valables et les personnes jugées, d'autres ont été invalidés et les procédures ont été annulées. Il existe un délai entre la loi et son application.

    Outre la première solution, qui consiste à figer un peu le système et à donner aux magistrats, aux avocats, la possibilité d'appliquer les textes, il existe une seconde solution qui consisterait à réformer globalement le système de façon organisée, en définissant des objectifs : reste-t-on dans un système inquisitoire ? Passe-t-on à un système plus accusatoire avec un parquet conduisant l'enquête, un juge qui la contrôle et un tribunal qui juge ? C'est un peu le système ambiant. Il faut également que l'on donne, après avoir défini les orientations, les moyens de leur application.

    Voici le regard que je porte sur l'évolution de la procédure pénale. Un système réformé de façon aussi régulière ne peut plus fonctionner. Je me référais ce matin à l'article 144 du code de procédure pénale. Il fait l'objet de modifications législatives tous les quatre mots ; tous les quatre mots, on trouve : loi n° tant, telle date. Et l'article fait quatre alinéas ! C'est la preuve d'une vraie difficulté.

    Sur le problème de l'allongement des peines, je serai un peu plus court, car tel n'est pas notre domaine. Cela relève des juridictions de fond et des juges de l'application des peines. Je puis seulement vous livrer mon expérience d'assesseur à la cour d'assises, car être juge d'instruction, c'est tout d'abord être juge du tribunal, c'est-à-dire juge au tribunal civil, juge au tribunal correctionnel et juge à la cour d'assises. Il faut rappeler que nous occupons également ces fonctions.

    Sans violer le secret du délibéré, des discussions que l'on peut avoir avec les jurés qui représentent le peuple français ressortent deux tendances : une tendance très hostile à des peines relativement longues et une tendance opposée favorable à des peines relativement longues et sévères, et en tout cas exécutées jusqu'à leur terme. C'est un petit peu ce que nous ressentons. Pour vous livrer mon sentiment personnel et ma conviction, je crois que si on veut casser quelqu'un et lui faire perdre tout espoir, il faut le condamner à une longue peine d'emprisonnement. Quand il m'est arrivé de participer à des délibérés ou de discuter avec des jurés, j'ai toujours expliqué cette position : peut-être les faits sont-ils graves, mais il faut faire attention à l'avenir et à la personnalité de celui que l'on condamne, car on juge non seulement des faits, mais également des personnes. On ne peut casser définitivement l'avenir d'un homme. C'est une conception presque philosophique qui m'anime. Cela dit, je sais qu'il existe d'autres tendances, et qu'un certain nombre de personnes souhaitent que la peine prononcée soit exécutée de la manière la plus ferme possible et qui réclament l'emprisonnement à vie pour certains faits.

    Voilà ce que je puis vous dire sur l'incarcération et sur la longueur des incarcérations, à titre personnel puisque cela ne relève pas de mon champ de compétences professionnel.

    Sur la question de la détention des mineurs, problème très compliqué, je dirai que si l'on pouvait l'exclure de façon quasiment systématique, nous en serions tout à fait heureux. La seule difficulté réside dans le fait que nous ne disposons pas des structures permettant l'accueil des mineurs en difficulté ni l'accueil des mineurs délinquants, car placer les mineurs délinquants et récidivistes dans des foyers classiques met souvent en danger la situation du foyer. C'est pourquoi ont été créées les unités éducatives à encadrement renforcé, mais celles-ci restent en nombre insuffisant. J'ai récemment placé sous contrôle judiciaire un mineur et j'ai, dans le même temps, pris une ordonnance de placement provisoire dans un foyer. Au bout de dix jours, on m'a appelé pour me dire que le foyer était en train de fermer. J'ai demandé ce qu'il fallait que je fasse, ce à quoi les responsables du foyer m'ont répondu qu'ils n'avaient pas de solution à me proposer. J'ai alors changé mon ordonnance de contrôle judiciaire et j'ai mis un terme à l'ordonnance de placement provisoire dans le foyer. J'ai envoyé l'intéressé chez sa mère, ce qui n'était pas forcément la meilleure solution, et cela n'a d'ailleurs pas manqué : il a commis d'autres infractions, qui m'ont conduit à révoquer son contrôle judiciaire, et donc finalement à le placer en détention provisoire.

    Pour éviter la détention des mineurs, il conviendrait de développer de façon massive les structures éducatives permettant leur accueil ; si l'on proscrit la détention des mineurs, il nous faut absolument disposer de moyens alternatifs.

    S'agissant de l'évolution psychiatrique des détenus, quel aspect souhaitez-vous que j'aborde ?

M. le Président : Lors de nos visites, nous avons rencontré des personnes présentant des troubles psychiatriques. Comment appréciez-vous ces cas et quelles solutions envisagez-vous en tant que juge d'instruction ?

M. Jean-Baptiste PARLOS : Les psychiatres déclarent de moins en moins des personnes «en état de démence au moment des faits» pour reprendre une phrase datant d'avant le nouveau code pénal, qui dit mieux l'état des choses. Il fut un temps où les experts psychiatres arrivaient souvent à cette conclusion, ce qui est, aujourd'hui, de plus en plus rare. Ils nous expliquent, ce qui est un peu mystérieux pour nous, que cela correspond à une évolution de la psychiatrie : ils estiment qu'il reste toujours une once de libre arbitre dans l'individu, qu'il est très rare qu'une personne soit hors de sa raison, ou soit atteinte de troubles ayant totalement aboli son discernement. N'étant pas psychiatres, nous sommes subordonnés à leur avis. Dès l'instant où le psychiatre nous indique que la personne en question a une responsabilité pénale ou que sa responsabilité pénale n'est pas abolie par les troubles dont elle est atteinte, nous n'avons pas les moyens de dire le contraire. C'est souvent le cas dans les affaires graves de violence, dans les affaires criminelles. La personne est en détention, ce qui explique que des personnes en détention ont des troubles graves de la personnalité, troubles jugés graves par l'expert, mais insuffisamment graves pour considérer que son discernement ait été totalement aboli au moment des faits. Nous pouvons apprécier, demander une contre-expertise, mais nous ne sommes pas juges, car nous ne sommes pas psychiatres et ignorons l'état de l'intéressé au moment des faits, car telle est la question posée par le code pénal : l'intéressé a-t-il eu, au moment des faits, de par ses troubles, un discernement totalement aboli ?

Mme Sophie-Hélène CHATEAU : Une fois l'expertise réalisée, on constate un déséquilibre. Tout le monde le constate, y compris vous, au cours de vos visites. Même s'il n'a pas été jugé suffisant pour conduire à abolir tout discernement, un déséquilibre psychiatrique existe. Dès lors, se fait jour une grande carence de l'administration pénitentiaire en terme de moyens de suivi psychiatrique. Nombre de détenus, de toxicomanes, voire de déséquilibrés, souhaiteraient un suivi psychologique, même s'ils n'en expriment pas le souhait dès le début, mais ce n'est pas possible. Ceux qui le souhaitent attendent quinze jours, parfois un mois, avant de rencontrer le psychiatre et ils ne peuvent le voir que tous les dix ou quinze jours alors qu'ils auraient besoin d'un suivi une ou deux fois par semaine. C'est là un véritable problème. Ceux qui sont conscients de leur déséquilibre et qui voudraient se faire soigner ne le peuvent pas et ceux qui mériteraient d'être vus régulièrement par le psychiatre ne le sont pas suffisamment.

M. Jean-Baptiste PARLOS : Je reviens sur l'allongement de la durée des peines, car je crains de ne pas avoir été suffisamment clair : je ne suis pas favorable à des peines trop longues.

M. le Rapporteur : Madame, monsieur, j'ai écouté avec très grand intérêt votre intervention. Mais le ton que vous avez utilisé n'est pas tout à fait le même que celui dont vous usez dans un certain nombre de vos écrits ou publications. La dernière en date, que vous avez cosignée avec des organisations syndicales de policiers, portait sur votre analyse du projet de loi concernant à la fois la détention provisoire et sa durée, les mises en examen et les gardes à vue. Vous y faisiez une analyse très critique et même, à la limite, difficilement acceptable par le législateur. Le ton que vous utilisez n'est pas le même que celui que vous utilisiez à l'instant pour décrire votre fonction dont nous connaissons à la fois l'importance et la qualité. Je vous le dis, car j'ai été choqué par ces écrits et par la manière dont vous nous traitez, nous rédacteurs de la loi. Certes, nous avons des responsabilités, et notamment celle qui a conduit à modifier trop fréquemment le code de procédure pénale. Vous avez cité les douze modifications intervenues en quelques années.

    Je vous rappelle que bien souvent, trop souvent d'ailleurs, ce n'est pas le législateur qui est à l'origine des modifications et que, sur ces douze demandes, pas une seule n'a été le fait du Parlement, mais bien des différentes équipes qui se sont succédé à la chancellerie. L'administration de la justice - dont vous faites partie -, notamment les cabinets ministériels, réclame trop souvent des modifications de la loi. Cette demande est-elle le fait de la base, c'est-à-dire des magistrats qui souhaiteraient une modification du code de procédure pénale pour améliorer leurs conditions de travail ou bien s'agit-il d'une sorte de lubie abusive qui fait que l'on change pour changer ? Je suis comme vous partisan d'une stabilité, car l'on constate aujourd'hui de graves difficultés dans l'application des textes.

    Vous avez parlé des échanges et des dialogues avec l'administration pénitentiaire, vous avez décrit les difficultés que vous rencontriez. Madame, l'argument que vous avancez est particulièrement intéressant : vous ne pouvez visiter de prévenus en maison d'arrêt, car vous ne pouvez les rencontrer qu'en présence de l'avocat. C'est un argument incontestable. Cela vous empêche-t-il d'aller voir les conditions dans lesquelles sont retenus des prévenus en maison d'arrêt ? Nous en avons visité quelques-unes. Ces conditions sont parfois inacceptables. Etes-vous d'accord pour que l'on introduise cette notion que l'on appelle un peu abusivement «le numerus clausus» en maison d'arrêt et comment pourrait-il être géré ?

    Monsieur Parlos, vous avez indiqué le peu de moyens alternatifs à la détention provisoire. Dans les écrits et publications de votre association, je n'ai pas trouvé de propositions concernant ces moyens alternatifs. Avez-vous réfléchi à cette question dans le cadre de votre association ? Si oui, pouvez-vous nous faire part de vos réflexions ?

M. Jean-Baptiste PARLOS : Je répondrai tout d'abord au sujet de la loi sur la présomption d'innocence et plus particulièrement sur le ton de nos écrits.

    S'agissant de la réforme de la détention provisoire, nous avons formulé des critiques et présenté une proposition, celle du tribunal de la détention ; concernant la procédure pénale en elle-même - je ne parle pas de la détention provisoire mais du déroulement de l'instruction et du procès pénal - il est possible de tout voter ; encore faut-il donner au juge les moyens d'appliquer les textes. Je le dis très sereinement, mais très fermement : on ne peut accroître sans cesse les obligations du juge en lui confiant le même nombre de dossiers et en ne déployant pas les moyens suffisants pour que les obligations prévues par le législateur soient appliquées normalement. Telle est notre question et notre difficulté. En l'état du texte sur la présomption d'innocence, il faudrait largement diminuer le nombre de dossiers d'instruction par juge, car la question soulevée est bien celle des moyens. Le législateur est souverain pour voter les textes qu'il veut. Nous vous mettons simplement en garde : si vous votez ces textes, cela engendrera telle contrainte, cela nous posera telle difficulté ou telle autre d'efficacité, car la procédure pénale c'est le respect des droits de la personne mise en examen, mais aussi des droits de la victime et de l'efficacité de l'enquête. C'est ce que nous avons voulu dire ; nous n'avons pas voulu en cela porter atteinte à la fonction législative.

M. le Rapporteur : Il n'en reste pas moins que vous avez écrit que l'objectif de la loi sur la présomption d'innocence était d'empêcher les délinquants d'être jugés. Est-ce un langage abusif de votre part ou bien une erreur d'interprétation de la mienne ?

M. Jean-Baptiste PARLOS : Je ne suis pas certain que ce soit exactement les termes qui figurent dans le document que vous évoquez. Mais si tel était le cas, peut-être l'avons-nous formulé maladroitement, car nous souhaitons nous faire entendre, ce qui n'est pas toujours facile par rapport à d'autres professions. En tout cas, s'il est toujours possible de voter toutes les dispositions que l'on veut, il faut avoir - tel est notre souhait - le sens de l'équilibre, autrement dit savoir respecter le droit des personnes en même temps qu'avoir le souci de l'efficacité des enquêtes en donnant au juge et à ses collaborateurs les moyens de les mener dans l'application du droit positif.

    S'agissant des moyens alternatifs, par exemple, en matière de contrôle judiciaire, je vous invite à relire l'article 138 du code de procédure pénale. C'est extraordinaire ! Vous avez l'impression que vous pouvez tout faire ! Le premier des moyens alternatifs serait de pouvoir assurer l'efficacité du contrôle judiciaire. Je cite un exemple : le contrôle judiciaire permet d'assigner une personne à résidence, c'est-à-dire qu'elle ne sort pas de chez elle, sauf pour se rendre à son travail ou pour les besoins de la vie courante. Je viens, dans le cadre d'un dossier, de placer quelqu'un sous contrôle judiciaire et de l'assigner à résidence en province, car je suis juge d'instruction à Paris. Je ne dispose d'aucun moyen de vérifier que cette obligation est respectée. Certes, j'ai appelé la brigade de gendarmerie locale en lui signalant que je lui avais envoyé copie de mon ordonnance de placement sous contrôle judiciaire. Je lui ai indiqué que la personne dépendait de son ressort et lui ai demandé si elle pouvait vérifier de temps à autre si mon contrôle judiciaire était exécuté. Le commandant de brigade, très gentiment, m'a répondu qu'il le ferait, mais il a également ajouté que lui et ses hommes étaient très chargés.

    Le premier point consiste donc à assurer l'efficacité de la mesure alternative.

    Deuxième point : existe-t-il d'autres mesures alternatives que le contrôle judiciaire ? On a parlé du bracelet électronique. C'est un moyen utilisé efficacement dans d'autres pays. Pourquoi pas ? Encore faut-il avoir les moyens, là encore, de le mettre en application.

    Faut-il réduire les délais de détention provisoire ? Cela me paraît nécessaire et utile. Pour les réduire, il suffit d'augmenter le nombre de magistrats et le nombre de formations appelées à juger les crimes et les délits. Ce sont là des moyens peu compliqués en même temps que des moyens alternatifs, qui en tout cas par leur nature, permettent d'éviter la détention provisoire, ou d'en limiter la durée.

    S'agissant des mineurs, j'ai rappelé qu'il faudrait pouvoir disposer de structures éducatives suffisamment efficaces et aptes à recevoir des mineurs en danger, car un mineur délinquant, c'est, tout d'abord, pour moi, un mineur en danger. Nous pourrions éviter de la sorte de nombreuses incarcérations. Les mesures alternatives sont assez simples, mais, comme toutes mesures, elles nécessitent des moyens. Je crois savoir, mais je me trompe peut-être, que le Parlement vote aussi le budget !

M. le Président : J'ai été inquiet d'entendre M. Floch reprendre la phrase «empêcher des délinquants d'être jugés.» Vous écoutant, je me disais que vous étiez plus humains. Sans vouloir mener une enquête, je pense que ce n'est pas vous qui avez dit cela, mais l'association à laquelle vous appartenez.

    Vous n'avez pas dû lire la dernière page de la publication de votre syndicat, qui comporte une phrase qui me terrifie : «Le titre du projet n'est qu'un habillage terminologique destiné à camoufler l'objectif réel de ses rédacteurs : empêcher les délinquants d'être jugés.» L'expression est certainement différente de ce que vous pensez. Vous rendez-vous compte de cette phrase : «Empêcher des délinquants d'être jugés.» ! On peut avoir des appréciations différentes sur le projet de loi, mais je ne pense pas que ce soit ce que vous pensiez au fond de votre c_ur.

M. Jean-Baptiste PARLOS : Ce n'est pas du tout ce que nous pensons.

M. le Président : Merci de me le dire.

M. Jean-Baptiste PARLOS : Nous pensons que l'effet combiné de dispositions nouvelles complexes et de l'absence de moyens suffisants conduiraient - je souligne le conditionnel - à de réelles difficultés dans l'identification et dans le jugement d'auteurs d'infractions.

M. le Président : Ainsi que vous le savez, au commencement était le verbe ! Après le verbe, viendront les moyens !

Mme Sophie-Hélène CHATEAU : Pour être plus clairs sur cette difficulté à juger, j'ajouterai que les possibilités d'actes complémentaires ouverts aux avocats conduiront également à un contentieux plus élevé encore de requêtes en nullité qui nous affectent déjà beaucoup. Il est tout à fait normal de soulever des clauses pour nullité dans les dossiers, c'est incontestable, mais il faudrait que les requêtes soient examinées par les chambres d'accusation dans des délais raisonnables, ce qui n'est absolument pas le cas à l'heure actuelle. Pendant ce délai d'attente d'audiencement par la chambre d'accusation, elle nous demande de suspendre les instructions pour quasiment tous les dossiers. C'est dire que si elle met quatre mois à statuer sur une requête en nullité, pendant quatre mois, il ne se passe rien pour personne. Ni la police, ni nous-mêmes ne pouvons poursuivre l'instruction. C'est un point très important qu'il faut souligner et que nous visions dans cette petite phrase certainement fort mal rédigée.

M. le Président : Merci de nous le dire, cela nous rassure.

M. Hervé MORIN : Lorsque nous parlons avec certains de vos collègues magistrats en tête-à-tête, ils nous disent que le volume élevé des détentions provisoires naît de la pression à la fois de l'opinion publique et des officiers de police judiciaire. Ce qui veut dire que si l'on ne place pas en détention provisoire, les gendarmes ou les policiers s'étonnent que le fautif qu'ils ont arrêté ne se trouve pas en prison. Quelle est votre opinion ?

    Que pensez-vous du procès que l'on vous intente régulièrement d'user de la détention provisoire pour obtenir des aveux ? On l'a vu dans un certain nombre de cas, notamment pour les délits financiers. Tous les avocats disent que le magistrat instructeur utilise la détention provisoire, car il estime que le coupable qui ne dit pas la vérité avouera après avoir séjourné quelques semaines en prison. Est-ce là un moyen adapté dans un Etat de droit ?

    Je reprends maintenant la question de M. le Rapporteur à laquelle vous n'avez pas répondu. Tous les directeurs d'établissements pénitentiaires que nous rencontrons nous disent que les magistrats sont quasiment absents des établissements pénitentiaires. Comme le relevait Mme Château, je conçois que l'on ne puisse visiter le détenu, mais il y a un pas entre voir le détenu dont on s'occupe et se rendre régulièrement dans les établissements pénitentiaires. Hormis la période de stage de quinze jours ou trois semaines que vous effectuez dans le cadre de l'Ecole nationale de la magistrature, au cours duquel vous faites un travail de surveillant ou d'éducateur, vous n'y mettez ensuite quasiment plus les pieds, excepté pour des visites de château ! Je voudrais que vous m'expliquiez cet état de fait.

    Nous avons lu dans la presse la semaine dernière que l'observatoire international des prisons estimait que, grâce à la récente loi relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, un certain nombre de faits liés notamment aux procédures disciplinaires engagées dans les prisons allaient pouvoir faire l'objet d'une défense par un avocat. Qu'en pensez-vous ?

    Nous avons tous relevé, soit lors de visites, soit au cours de rencontres, la longueur de l'instruction. On constate que les personnes dans les maisons d'arrêt passent un temps extrêmement long en détention provisoire pour des crimes ou des délits parfaitement identifiés, où l'aveu a été effectué. On ne comprend pas pourquoi ces personnes, qui peuvent encourir des peines longues, voire très longues sont encore dans des maisons d'arrêt et pourquoi le jugement n'a pas encore eu lieu. A cette question, vous avez déjà répondu.

    Ma dernière question concerne les toxicomanes ; elle est également valable pour ceux qui sont atteints de maladies psychiatriques. La question n'est pas tant de déclarer une personne en état de démence au moment des faits, elle est de savoir si la prison est bien la place où doivent se trouver ces personnes. Même si elles ne sont pas démentes au moment du crime ou du délit, peut-on les laisser huit ou dix ans en prison ? La question se pose dans les mêmes termes pour les toxicomanes. Un toxicomane est certes une personne qui consomme des produits, mais c'est aussi quelqu'un qui deale, puisque, pour consommer, il faut vendre. La place d'un toxicomane est-elle bien en prison ? Est-il intelligent de placer un toxicomane en détention provisoire et de le soumettre à des conditions qui risquent davantage de l'abîmer que de le restaurer ?

M. Jean-Baptiste PARLOS : Concernant la première question relative à la pression de l'opinion publique et des enquêteurs sur la décision de placer en détention provisoire, je vous renvoie à la loi : la détention provisoire doit être l'unique moyen d'apaiser le trouble à l'ordre public. C'est ce qui figure dans la loi. Si l'on veut supprimer ce critère, il faut le faire, mais il convient de savoir que nous prenons une décision sur la base des réquisitions du procureur de la République qui défend les intérêts de la société, donc les vôtres, et de la plaidoirie de la défense. Souvent, des réquisitions ne sont fondées que sur le trouble à l'ordre public, car tel est le critère figurant dans la loi. Son application a été limitée lors de dispositions récentes, mais, en tant que magistrats qui appliquons la loi, c'est là un critère que nous devons prendre en compte.

    En règle générale, il est extrêmement rare qu'une décision de placement en détention provisoire soit prise sur ce seul critère. Je ne puis m'engager au titre de mes collègues, mais c'est personnellement mon cas. Cela dit, il est bien évident qu'à partir du moment où la loi prévoit la mise en détention et si la détention provisoire est l'unique moyen d'apaiser le trouble à l'ordre public, nous nous devons de prendre en considération le trouble à l'ordre public.

    Pour ce qui est des policiers, je vous exposerai clairement ma pratique, dont je pense qu'elle est également celle d'un certain nombre de mes collègues. Lorsqu'ils identifient une personne comme étant l'auteur d'un délit, alors même que nous devons pour notre part la considérer, selon la loi, comme innocente, ils souhaiteraient que des mesures coercitives soient prises immédiatement. Dans les cas où nous ne prenons pas ces mesures, j'ai coutume de les appeler pour leur en expliquer les raisons. Rien n'est plus désagréable pour quelqu'un qui a accompli des actes d'enquête compliqués, qui s'est donné dans son enquête, d'apprendre par une autre voie une décision qu'on ne lui a pas expliquée. Je considère les policiers et les gendarmes comme mes collaborateurs et je leur explique pourquoi je ne prends pas une décision de détention provisoire. Il est vrai que cela «remue» parfois, mais nous assumons notre rôle de magistrat. C'est en cela que notre fonction est importante. Nous sommes des enquêteurs indépendants. Nous ne sommes pas à la botte ou à la disposition du procureur de la République ou des services de police. Quelqu'un qui souhaite exercer ses fonctions en toute indépendance doit être indépendant tout aussi bien vis-à-vis de l'accusation que de la défense. Dès lors, s'il estime en conscience que la personne ne doit pas être placée en détention, il ne l'y place pas.

    Il y a peu, à l'issue d'un débat contradictoire, je n'ai pas placé une personne en détention. On entend souvent dire que le débat contradictoire ne sert à rien. Ce n'est pas vrai ; il arrive ainsi que nous ne placions pas une personne à l'issue d'un débat contradictoire. Le lendemain, j'ai été appelé par la victime. Je me suis fait vertement tancer. Je lui ai expliqué les raisons de ma décision. Il s'agit là de notre rôle, notre responsabilité.

    Sur la détention utilisée comme moyen de pression, je ne vous dirai pas que cela n'a jamais existé. Il faut quand même savoir que l'enquête pénale a changé de visage. L'aveu n'est plus la reine des preuves, notamment en matière financière. En matière financière, nous travaillons sur des documents, sur des comptes, sur des éléments papiers. Il en va de même dans les affaires de banditisme. On travaille aussi sur les tests d'ADN, les téléphones portables, plus souvent qu'auprès des personnes placées en garde à vue ou celles en détention provisoire qui ne disent rien ou contestent leur responsabilité pénale. Je ne vous dirai pas que cela n'a jamais existé, mais il serait totalement illusoire de fonder une enquête et une instruction sur une détention utilisée comme pression.

    Concernant l'absence des magistrats des établissements pénitentiaires, je vous livrerai mon expérience. Je suis magistrat instructeur et à Paris depuis deux ans et demi. Je me suis rendu une fois en 1998 à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, car, m'occupant de mineurs, j'ai visité le quartier des mineurs, et une fois à la maison de la Santé le 27 décembre 1999. Soit deux fois en deux ans, ce qui est grandement insuffisant si on veut faire autre chose que des visites de château, comme vous le dites !

    Je pense, en effet, qu'il faudrait que nous nous rendions plus souvent dans les maisons d'arrêt et dans les maisons centrales. Malheureusement, jusqu'à preuve du contraire, les journées ne font que vingt-quatre heures. Au vu de la somme de travail qui nous est demandée, du nombre de dossiers dont nous sommes chargés, il nous est très difficile de dégager du temps pour nous rendre régulièrement dans les établissements pénitentiaires. Sans doute est-ce la seule explication que nous puissions vous donner, en étant tout à fait d'accord avec vous sur l'utilité de nous déplacer plus souvent pour visiter les maisons d'arrêt ou les centres de détention. Cela nous permettrait tout d'abord de rencontrer les gens, notamment les personnes qui exécutent notre mandat de dépôt.

    S'agissant de la procédure disciplinaire, la prison, tout respect gardé pour les personnels de l'administration pénitentiaire, est une zone de non-droit. La personne est seule face à quelqu'un qui prend une sanction. Nous sommes tout à fait favorables à la présence de l'avocat au prétoire, si c'est pratiquement réalisable - et nous le pensons.

    J'ai la curiosité de lire les rapports d'incidents qui me sont envoyés par les maisons d'arrêt et les sanctions prononcées. En l'occurrence, s'applique le principe de la légalité des délits et des peines, de la légalité des fautes et des sanctions disciplinaires. Or parfois, je ne comprends même pas le libellé de la faute ; j'appelle alors la maison d'arrêt pour de plus amples informations ; on m'indique alors ce qui s'est passé précisément. C'est là une zone où le droit également doit entrer. Ce n'est pas du tout une remise en cause, une suspicion portée à l'encontre des personnels de l'administration pénitentiaire. Je dis que c'est un domaine important pour le détenu. Le détenu provisoire est présumé innocent ; le détenu condamné, s'il n'est pas privé de ses droits, a le droit d'être défendu. La présence de l'avocat nous semble donc nécessaire en ces lieux. Reste le problème des moyens.

    J'en viens à la dernière question : les toxicomanes sont-ils bien en prison ? Sûrement pas. Ainsi que vous l'avez très bien souligné, parfois, les mêmes personnes sont usagers et trafiquants. Malheureusement, c'est le quotidien de nos dossiers : trafic de stupéfiants et étrangers en situation irrégulière sur le territoire, soit parce qu'ayant déjà été condamnés à une interdiction sur notre territoire, soit parce qu'ayant déjà fait l'objet d'une décision administrative d'expulsion ou de reconduite à la frontière. Dans l'hypothèse où la personne est à la fois usager, dealer et trafiquant - des comparses sont donc dans la nature - et en situation irrégulière sur le territoire - c'est le cas le plus fréquent - il est difficile de laisser la personne en liberté. S'il existe une autre solution, nous l'adopterons, mais, pour l'heure, tel n'est pas le cas.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Une remarque et une question.

    La remarque : je trouve normal que s'expriment des points de vue, même s'ils sont divergents de ceux de la majorité qui légifère. Le fait que nous soyons un certain nombre à penser que la loi sur la présomption d'innocence est un point d'équilibre précaire qui ne règle pas définitivement un certain nombre de questions est un propos légitime et je ne vois pas pourquoi notre rapporteur s'émeut outre mesure que l'idée en soit exprimée, qui plus est par des organisations professionnelles, car le problème des moyens évoqués est une juste revendication. Le juge de la détention n'aura pas le temps ou la vraie possibilité de se replonger dans l'intégralité d'un dossier. La collégialité serait préférable. Or qui dit «collégialité» d'une décision dit a fortiori des moyens supplémentaires.

M. le Rapporteur : Je ne m'émeus pas, je m'indigne !

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Eh bien, je suis choqué que, dans le cadre d'un débat parlementaire et d'une commission d'enquête, tous les propos ne puissent pas être tenus. On n'est pas forcé de les partager, mais tous les propos sont légitimes.

M. le Rapporteur : Les miens également !

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Bien sûr. La clarification nécessaire vis-à-vis de nos concitoyens du rôle des différents partenaires de la procédure judiciaire avec la meilleure séparation possible entre l'enquête et le jugement de l'instruction suscite le débat. C'est pourquoi des magistrats, des élus, des analystes de la situation de notre pays considèrent que nous sommes entre deux eaux et qu'il faudra un jour procéder à une clarification. Il n'est donc pas choquant d'entendre ce genre de propos. En tout cas, je voulais préciser que cela ne choque pas un certain nombre des parlementaires présents au sein de la commission d'enquête.

    S'agissant du travail qui nous réunit, pensez-vous nécessaire qu'intervienne une forme de spécialisation des établissements pénitentiaires adaptée à la nature des détenus affectés ? En effet, selon la nature de leur infraction, du crime ou du délit qu'ils ont commis, et bien évidemment, dans l'idée d'une future réinsertion - ce qui n'est pas toujours possible - pensez-vous qu'il y ait des cohabitations non souhaitables ? Pensez-vous nécessaire de se diriger vers une spécialisation des établissements ?

M. Jean-Baptiste PARLOS : C'est une question difficile, que je traiterai en évoquant tout d'abord les mineurs. Si l'on conserve la possibilité d'incarcérer un mineur, il faut absolument des établissements pénitentiaires spécialisés. Je vous parlerai du quartier «mineurs» de Fleury-Mérogis. En fait, il existe deux quartiers : celui des moins de seize ans - que l'on peut incarcérer - et celui des plus de seize ans.

    Au quartier des mineurs de moins de seize ans, il y a un surveillant extraordinaire. Peut-être l'avez-vous rencontré ; si ce n'est pas le cas, peut-être pourriez-vous le voir. Il est plus éducateur que surveillant, bien qu'étant surveillant et n'ayant pas reçu de formation d'éducateur. Il a fait du quartier des mineurs de moins de seize ans, non un havre de paix, mais, en tout état de cause, un lieu où les jeunes garçons bénéficient de conditions de détention à peu près convenables.

M. Julien DRAY : Ce n'est pas si idyllique que cela !

M. Jean-Baptiste PARLOS  : Non, mais comparé au reste, ce n'est pas si mal !

    En revanche, dans le quartier des plus de seize ans, c'est la jungle. Il est absolument nécessaire de disposer d'établissements spécialisés dans l'accueil des mineurs, mais ce serait une erreur d'avoir des établissements spécialisés pour les mineurs, où l'on regrouperait six cents, sept cents jeunes. Je force un peu le trait !

M. Hervé MORIN : Il faut des petites structures.

M. Jean-Baptiste PARLOS : Oui, des petites structures, ce dont nous ne disposons pas. C'est là une vraie difficulté.

    J'en arrive aux autres spécialisations, par type d'infraction : quand on incarcère une personne à qui l'on reproche des faits à caractère sexuel, on le jette souvent dans la fosse aux lions. Au sein des établissements pénitentiaires, la spécialisation par infraction comporte sept catégories. A la maison d'arrêt de la Santé, il existe des spécialisations par infraction, par origine ethnique, par langue... C'est une question difficile, qui peut se poser. Pour certaines infractions, il faudrait spécialiser les centres, du moins les quartiers. C'est en ce sens que nous pouvons vous répondre.

Audition
de Mme Valérie DECROIX, directrice de la maison centrale d'Ensisheim,

de Mme Bénédicte MARTIN, directrice de la maison d'arrêt d'Osny,

de M. Jean-Louis DAUMAS, directeur du centre de détention de Caen,

de M. Claude LOPEZ, directeur de la maison d'arrêt de Privas,

de M. Jean-Michel SUEUR, directeur de la maison d'arrêt de Meaux,

M. Georges VIN, directeur du centre pénitentiaire des Baumettes

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 27 avril 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président
puis de Mme Christine BOUTIN, Secrétaire

Mmes Valérie DECROIX, Bénédicte MARTIN, MM. Jean-Louis DAUMAS, Claude LOPEZ, Jean-Michel SUEUR et Georges VIN sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mmes Valérie Decroix, Bénédicte Martin, MM. Jean-Louis Daumas, Claude Lopez, Jean-Michel Sueur et Georges Vin prêtent serment.

M. Georges VIN : Je suis directeur du centre pénitentiaire des Baumettes depuis juin 1997. J'ai exercé dans différents établissements depuis seize ans, dont l'ancienne maison d'arrêt de Strasbourg, le centre de détention d'Ecrouves en Meurthe-et-Moselle et la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré en Charente-Maritime.

    Le Centre pénitentiaire des Baumettes accueille aujourd'hui 1 524 personnes, dont 122 femmes. Cet établissement a pour vocation de recevoir les prévenus du ressort du tribunal de grande instance de Marseille ainsi que les condamnés à une peine inférieure à un an ou présentant un reliquat de peine inférieur à un an. La particularité des Baumettes est de recevoir également des détenus en provenance de l'ensemble de la direction régionale à des fins de « désencombrement ». Nous recevons pratiquement autant de détenus venant du milieu libre qu'issus d'autres établissements pénitentiaires, en particulier de la maison d'arrêt d'Aix-en-Provence pour des raisons de gestion de la population pénale liée au programme 13 000, mais aussi des détenus en provenance de structures plus petites et dotées de moins de capacité, comme les maisons d'arrêt de Toulon ou d'Avignon.

    Les caractéristiques de la population pénale des Baumetttes sont celles des maisons d'arrêt de grande taille : un public chez les hommes âgé de 36 ans en moyenne, composé à 70 % de condamnés et à 30 % de prévenus. L'on compte 27 % d'étrangers.

    L'établissement dispose d'un organigramme théorique de 670 fonctionnaires, dont 600, gradés inclus, sont spécifiquement affectés à la surveillance. La totalité des intervenants au sens large est de 780 lorsque l'on y ajoute les partenaires de santé, assez nombreux - environ soixante personnes - dans la mesure où il existe une équipe de soins pluridisciplinaire pour les soins somatiques, psychiatriques et de lutte contre la toxicomanie. Il convient également d'ajouter une équipe nourrie d'enseignants.

    Les particularités et difficultés des Baumettes sont, à l'heure actuelle, de deux ordres. L'établissement, construit entre 1936 et 1939, a toujours connu des taux élevés de surencombrement. Il y a une douzaine d'années, l'effectif était de 2 600 détenus. Aujourd'hui, nous disposons de 1 048 cellules et l'établissement souffre d'un problème évident d'obsolescence des structures, puisque les conditions d'hébergement de la plupart des quartiers sont extrêmement dégradées, en tout cas loin des normes actuelles et très éloignées des normes arrêtées pour le programme 13 000 ou prévues pour le plan 4 000. D'ailleurs, l'établissement, à l'instar de cinq autres établissements importants, fait partie du plan de restructuration décidée par Mme la Garde des sceaux. Le programme, devant débuter en 2001 pour s'étendre sur six à sept ans, doit rénover l'ensemble du site. Il mobilisera des financements pluriannuels très lourds, afin de remettre aux normes tant les conditions d'hébergement des détenus que les conditions de travail des personnels, éloignées de ce que l'on est en droit d'attendre ou de ce qui existe dans des établissements beaucoup plus récents.

    Le taux de surencombrement, très élevé les années passées, a tendance à se réduire. Aujourd'hui, il y a 1 500 détenus pour une capacité théorique de 1 040 places. La capacité théorique est calculée en faisant le rapport entre la surface des cellules et le nombre des détenus. La majorité des cellules étant de 9,5 m², il ne devrait y être incarcéré qu'un seul détenu. Malheureusement, l'état très dégradé de certains secteurs d'hébergement et le nombre de détenus nous conduisent à placer majoritairement des détenus en double dans des cellules. Il reste une trentaine de cellules triplées ; c'est peu et concerne le secteur spécifique des prévenus ou condamnés pour des infractions liées aux m_urs.

    Le second problème important, récurrent dans les établissements pénitentiaires, a trait au personnel de surveillance. Aujourd'hui, une trentaine de postes budgétaires de surveillants sont vacants. A ce chiffre s'ajoutent les absences, les détachements ou mises à disposition diverses. En réalité, il manque une cinquantaine d'agents par rapport à un organigramme théorique pour le personnel de surveillance de base fixé à 531 personnes.

M. Jean-Louis DAUMAS : Je suis directeur du centre de détention de Caen, depuis janvier 1999, après avoir été éducateur à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse, directeur adjoint du centre de détention de Melun, directeur du centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis et de la Maison d'arrêt de Loos-lès-Lille. Caen est un établissement pour peines. Il compte 426 détenus qui purgent de très longues peines. Soixante-quinze pour cent de ces détenus ont commis des crimes sexuels, 46 purgent des réclusions criminelles à perpétuité. Cent quatre-vingts fonctionnaires encadrent ces personnes.

    Je voudrais vous suggérer quatre pistes de réflexion. Les auditions successives de votre commission ont déjà dû mettre en lumière la question centrale de nos prisons, la situation des grosses maisons d'arrêt urbaines. Les interlocuteurs qui se sont succédé dans cette salle ont, au contraire, vraisemblablement dû indiquer que la situation apparaît à peu près correcte dans l'essentiel des établissements pour peines. Un certain nombre de professionnels considèrent que sur un axe qui passe par Loos, Fresnes, Fleury-Mérogis, la Santé, Lyon et les Baumettes, la question qui « plombe » la mise en _uvre des politiques publiques pénitentiaires est celle du surencombrement. La première piste consiste à étudier toutes les voies législatives et réglementaires qui pourraient, dans ce pays, imposer enfin la règle du numerus clausus. Elle est la question fondamentale d'où découlent toutes les autres. Songez qu'à Loos-lès-Lille, 1 200 détenus occupaient 542 places théoriques ! Face à une telle situation, les politiques publiques sont mises à mal, tous les moyens humains et financiers sont gâchés. Un taux de 210 % d'occupation met à mal les politiques publiques quoi que vous fassiez. Il faudra enfin que le législateur se décide, peut-être en lien avec la refonte de la carte judiciaire - et votre commission devrait se pencher sur la mission qui, auprès du Garde des sceaux, travaille sur la refonte de la carte judiciaire -, car les deux questions sont très liées. Les magistrats instructeurs, lors de la précédente audition, ont effleuré cette question, même si ce n'est pas dans le sens souhaitable.

    La deuxième piste a trait à la gestion des ressources humaines. Notre administration vient de saisir à bras-le-corps la question de la formation, qui n'est pas simple. La question ne porte évidemment pas sur la délocalisation de l'école nationale de l'administration pénitentiaire à Agen, qui est relativement anecdotique, mais plutôt sur le contenu des programmes et formations. On forme un gardien de la paix en un an et un surveillant pénitentiaire en huit mois. Il faut de plus soustraire de ces huit mois les quatre mois de stage pratique qui, actuellement, ne revêtent pas un caractère de formation, mais sont une mise en situation professionnelle immédiate pour pallier le manque d'agents. Au centre de détention de Caen, des stagiaires de 21 ou 22 ans, sensés effectuer un stage de formation, comblent en réalité le déficit en personnel.

    Pourquoi une durée si brève de formation à la prise en charge de personnes en grande souffrance, exclues et qui ont eu un grave problème de rapport à la loi ? Pourquoi un tel écart de formation avec les gardiens de la paix pour des fonctions, à mon sens, similaires ?

    La troisième piste porte sur la nature du rapport culturel que l'administration pénitentiaire entretient avec la Nation. Au cours du colloque qui s'est tenu, il y a trois ans, à Villepinte, sur les questions de mise en _uvre des politiques de sécurité publique, l'administration pénitentiaire était un appendice comparé à la place importante occupée par la gendarmerie et la police nationale. Combien de temps les professionnels de l'administration pénitentiaire vont-ils rester à la remorque des trois autres grandes administrations de l'Etat que sont la police, la gendarmerie et les douanes, culturellement mieux traitées que nous ? Pourquoi les discours tenus sur l'administration pénitentiaire sont-ils toujours misérabilistes et stigmatisants ? Parmi les quatre administrations en charge des questions d'ordre public, il me semble que nous sommes celle qui rencontre les plus graves difficultés dans nos relations avec l'extérieur.

    Enfin, la quatrième grande question est plus directement relative au traitement des personnes que l'institution judiciaire nous confie et concerne la force de travail des détenus. Son utilisation pose un grave problème en termes de constitutionnalité. La loi de 1994 a permis que notre pays fasse un bond en avant formidable dans le domaine de la santé et de l'éducation sanitaire des personnes détenues. L'on peut encore certainement faire mieux. Nous n'avons d'ailleurs pas attendu le propos incendiaire du docteur Vasseur pour montrer que la loi de janvier 1994, même perfectible, a permis de mieux traiter la question de la santé. La question que le Parlement doit désormais appréhender est celle du travail des détenus qui soulève un problème grave au regard des recommandations du Conseil de l'Europe, de notre bloc de constitutionnalité et de la déclaration des droits de l'homme. Les détenus sont sous-payés. C'est le prochain défi que vous aurez à traiter.

    Enfin, au niveau de l'outil, une loi pénitentiaire est inévitable. Le code de procédure pénale a été plusieurs fois « toiletté ». Pourquoi la dernière grande loi pénitentiaire date-t-elle du 22 juin 1987 ? Cette loi a été votée simplement pour permettre à la puissance publique de concéder à des grands groupes privés la construction et la gestion de 13 000 places de prison dont on avait besoin. Pourquoi, treize ans après, ne pas se donner les moyens d'une grande loi pénitentiaire ? On ne peut se contenter de toiletter une nouvelle fois le code de procédure pénale. Une nouvelle loi pénitentiaire inverserait la question des priorités entre la garde et la réinsertion. Ne faudrait-il pas, en effet, que l'administration pénitentiaire traite d'abord de la réinsertion sans oublier évidemment la fonction de garde.

    Pour traiter les quatre questions que j'ai évoquées, il faut se doter d'un outil législatif adapté.

Mme Valérie DECROIX : Je dirige la maison centrale d'Ensisheim depuis un peu plus d'une année. C'est un vieil établissement vétuste comme bon nombre d'établissements pénitentiaires. Il s'agit d'une maison centrale qui aura bientôt deux siècles d'existence après avoir été un hôpital civil, une école latine, un collège de jésuites.

    J'ai d'abord été sous-directrice de la maison centrale de Poissy, établissement à l'époque vétuste. J'ai exercé ensuite six ans à l'administration centrale au sein du bureau de l'individualisation des peines. J'ai entrecoupé cette expérience par un séjour au service correctionnel québécois, dans le cadre d'un programme d'échanges de la fonction publique. Cela m'avait apporté beaucoup d'idées et avait suscité chez moi beaucoup d'enthousiasme. Mais mon retour en France a eu lieu au début de 1993, alors que l'administration pénitentiaire venait de vivre des événements dramatiques - l'évasion de Clairvaux et le meurtre d'un surveillant à Rouen.

    J'ai ensuite dirigé la maison d'arrêt d'Epinal, structure récente, qui disposait de moyens matériels corrects.

    La maison centrale d'Ensisheim, pour la présenter brièvement, accueille 230 personnes incarcérées, dont un tiers sont condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité. Cette population pénale est encadrée par 135 fonctionnaires.

    Plus généralement, il faut souligner combien la mission de la prison semble difficile, si ce n'est impossible, et pour le moins paradoxale.

    Tout d'abord, le rôle assigné à la prison est d'exclure, c'est-à-dire que l'on attend de l'institution pénitentiaire le silence autour des personnes dont on lui confie la garde. Dans le même temps, de nouvelles attentes se font jour en termes de communication. L'ouverture de l'institution, lieu d'exclusion, devrait simultanément être un espace de communication, si tant est que l'intérêt de la société civile puisse ne pas se limiter à des situations événementielles ou de l'ordre du sensationnel.

    Ensuite, l'administration pénitentiaire rencontre les plus grandes difficultés pour s'adapter aux principaux problèmes auxquels elle se trouve confrontée. La prison est une solution monolithique. Dans un même lieu géographique, on incarcère des personnes relevant de situations pénales très différentes. La surpopulation des maisons d'arrêt ajoute aux difficultés, en conduisant notamment à la cohabitation des « primaires » et des récidivistes, des prévenus et des condamnés, des procédures correctionnelles et des procédures criminelles. Seule est claire l'absence de mixité et, désormais, l'incarcération des mineurs dans des quartiers qui leur sont réservés.

    La prison est conçue comme la réponse unique à des situations pénales très diverses quant à la qualification des faits et aux problématiques soulevées. Coexistent, au sein d'un même établissement, des auteurs de crimes de sang, de crimes sexuels, des auteurs d'atteintes aux biens. Cette communauté est prise en charge de façon quasi monolithique. L'absence de régimes de détention diversifiés et de réflexion sur une prise en charge plus individualisée des personnes qui nous sont confiées me semble une piste à ajouter à celles proposées par Jean-Louis Daumas.

    La troisième raison de ce paradoxe résulte d'une absence de politique pénale. Aujourd'hui, un flou existe sur le sens à donner à la peine. Beaucoup de réflexions ont présidé à la création de la prison moderne tout au cours du XIXe siècle autour des thèmes de la pénitence et de l'amendement. A l'heure actuelle, il manque une réflexion entre ce qui doit procéder de la punition et ce qui relève de l'accompagnement en vue d'une réadaptation. Dès lors, il est difficile de trouver le sens de la mission confiée à l'institution pénitentiaire. Entre garde ou contention et réinsertion, les priorités ne sont pas toujours correctement identifiées. Autour de ces difficultés, se déclinent, en fait, les problèmes de l'identité professionnelle des personnels pénitentiaires, notamment des surveillants qui, depuis quelques années, se trouvent confrontés à l'intervention d'autres catégories socioprofessionnelles et de personnels ayant d'autres cultures. Jean-Louis Daumas a fait état de la réforme de la prise en charge sanitaire des personnes incarcérées. Il s'agit d'une réforme fondamentale qui montre bien qu'en se donnant les moyens, l'on devrait pouvoir participer à l'évolution de cette administration.

    Cette absence de repères ne facilite pas notre travail au quotidien et traduit le désintérêt de la part de la société civile et peut-être de l'Etat. Il serait dommage de ne parler des prisons qu'en raison de la parution d'un livre qui a le mérite de permettre d'en débattre, mais il est nécessaire de créer une dynamique, sachant que l'exclusion seule n'est pas réparatrice.

    Enfin, deux problématiques sont très présentes dans les fonctions que nous assurons : la problématique des longues peines et la prise en charge des cas psychiatriques. L'abolition de la peine de mort et les débats de qualité qui eurent lieu à l'époque ne permettent plus aujourd'hui de débattre des peines alternatives à la peine de mort. La mise en place de peines de sûreté pour les peines à temps prononcées depuis ou pour les réclusions criminelles à perpétuité n'a donné lieu qu'à très peu de réflexions. Il en a été singulièrement de même pour la mise en place d'une peine qui me paraît irréaliste : la peine incompressible de trente ans. A Ensisheim, cinq détenus sont condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité assortie de périodes de sûreté de trente ans. Je ne sais comment gérer ce désespoir ni comment les condamnés arrivent à survivre avec cette absence de perspective. Cet arsenal répressif mis en place vise, en réalité, plus ou moins une exclusion définitive. Ceci est suffisamment grave pour rendre nécessaire, à nouveau, une analyse des possibilités de faire valoir une évolution du comportement d'une personne condamnée, pour que cela puisse influer sur la perspective d'un projet de sortie et de l'accompagnement nécessaire.

    Se pose également, pour les longues peines, la question des libérations conditionnelles et des commutations de peines. Il y aura bientôt en France six cents condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité et l'on arrive à des périodes de peines effectuées de près de vingt ans, en dehors de toute mesure de sûreté.

    La prise en charge des cas psychiatriques est une préoccupation réelle. Le médecin psychiatre qui intervient à Ensisheim signale au moins trente cas lourds pour lesquels, ponctuellement, il est procédé à des hospitalisations d'office. Elles nécessitent des prises en charge spécialisées certainement plus adaptées. Les structures pénitentiaires commencent à avoir des vocations asilaires, ce qui ne me semble pas correspondre à la conception moderne de l'institution pénitentiaire.

Mme Bénédicte MARTIN : Je dirige actuellement la maison d'arrêt d'Osny, établissement récent à gestion mixte. J'ai exercé préalablement au centre pénitentiaire de Fresnes et j'ai dirigé le centre pénitentiaire pour femmes de Rennes. En complément des propos de mes collègues, je souhaite appeler votre attention sur trois points.

    D'abord, sur la disparité considérable des conditions de détention d'un établissement à l'autre, ce que j'ai pu constater en passant d'un établissement datant de 1870 à un établissement récent. Les locaux offrent des possibilités d'hébergement variées. Ici on peut trouver des détenus seuls en cellules avec des sanitaires isolés, là des cellules à trois ou quatre détenus avec des sanitaires à peine isolés. Ce sont là des conditions essentielles de vie, très perturbantes pour la population pénale.

    Les règlements intérieurs des établissements sont également très divers, ce qui ne laisse pas de poser des problèmes entre surveillants et détenus. Des détenus ayant bénéficié de certains objets dans certains établissements se les voient refuser dans d'autres.

    Enfin, il me paraît primordial de maintenir la relation entre le surveillant et le détenu, ce que ne facilite pas le surencombrement.

    Nous avons mis l'accent sur le fonctionnement des quartiers mineurs ; il faut pouvoir, à terme, en tirer des enseignements pour les quartiers adultes. Dans les quartiers mineurs, l'administration a fait le choix d'affecter de nombreux personnels, des équipes volontaires, formées et pluridisciplinaires. Il est, en effet, essentiel de pouvoir établir un contact permanent avec le détenu, ce qui permet de le reconnaître en tant qu'individu et de pouvoir répondre à ses préoccupations, tout en renforçant la mission de sécurité puisque l'observation y participe.

    Par ailleurs, l'administration pénitentiaire a un travail important à engager sur le dispositif de préparation à la sortie. Autant l'on parvient à gérer le temps de détention, autant nombre des détenus sont libérés sans aucune préparation et sans aucun accompagnement. La solution passe par le développement des dispositifs de préparation à la sortie existants. Pour un détenu qui a été condamné à une longue peine, l'existence, ou non, d'un temps d'accompagnement à la sortie, avant et après celle-ci, est essentielle pour réintégrer la société et retrouver des points de repère.

    Le dialogue, la préparation à la sortie et, bien sûr, l'individualisation de la peine et de la prise en charge sont primordiaux. La préparation à la sortie passe aussi par une meilleure communication avec le magistrat instructeur pendant le temps de la détention préventive. Beaucoup de détenus sont dans l'ignorance de leur situation, en tout cas, ne connaissent pas bien les rouages de l'institution judiciaire. Chacun est demandeur d'informations : les magistrats, les détenus ainsi que le personnel pénitentiaire. Il faudrait, là aussi, savoir tirer l'expérience des équipes pluridisciplinaires amenées à suivre les mineurs.

    Enfin, je rejoins mes collègues sur la nécessité de valoriser les métiers pénitentiaires. La situation des détenus sera améliorée si l'on considère le métier de surveillant, métier difficile et rarement choisi. Beaucoup ont à c_ur de bien faire leur travail et leur reconnaissance passe par des temps de formation plus importants axés sur leur pratique professionnelle et sur des possibilités d'évolution de carrière.

M. Jean-Claude LOPEZ : J'ai 54 ans et suis entré dans l'administration pénitentiaire en mars 1971. J'ai été surveillant à la prison de Lyon, où je me suis occupé du quartier des mineurs jusqu'en 1976. J'ai ensuite été nommé premier surveillant, puis surveillant chef, à la maison d'arrêt de Nîmes. En 1987, je suis devenu chef de service pénitentiaire de première classe et j'ai été nommé à la maison d'arrêt d'Aurillac. En 1991, j'ai été muté à la maison d'arrêt de Privas. Cet établissement a été construit en 1812, son effectif théorique est de 63 places, il compte 30 cellules et abrite à ce jour 64 détenus, 29 prévenus et 35 condamnés. Lors de mon arrivée, la maison d'arrêt avait fait l'objet d'une étude en vue d'une restructuration qui a été abandonnée. Toutefois, nous avons fait réaliser 80 % des travaux par la population pénale et par les personnels. Cette « petite boîte » fonctionne bien !

    Depuis quelques mois, nous assistons à une sévère mise en cause de l'administration pénitentiaire par les médias. A mon sens, cette mise en cause n'est justifiée qu'à 50 %, car il est facile aux journalistes de noircir le tableau en ne montrant que les facettes négatives. Mais cette médiatisation n'est pas pour nous déplaire, car nous nous battons depuis des années avec notre administration de tutelle pour faire prendre en compte les besoins matériels nécessaires pour faire face à la vétusté des locaux et pour faire évoluer les structures de manière à contenir l'évolution de la population pénale en quantité et qualité. Cette évolution se caractérise par la promiscuité, la toxicomanie, la psychiatrie, la violence, le racket, les suicides, mais aussi un nombre de mineurs en augmentation depuis cinq ans.

    Une inadéquation certaine se fait jour entre les missions confiées au personnel pénitentiaire et les moyens mis à sa disposition. Ces missions s'effectuent sans effectifs supplémentaires. L'organigramme, à Privas, date de 1988 et il était, déjà à cette date, obsolète.

    Le « taux compensatoire pour les besoins du service » est fixé à 16 % alors que le taux moyen d'absence atteint 24 %. Le TCBS est de 30 % pour les surveillantes au quartier femmes et il est calculé à 16 % au quartier hommes, alors même que l'on compte de plus en plus de surveillantes en détention hommes.

    L'application de la bonification du un cinquième a également déstabilisé les effectifs. Le décalage entre les départs à la retraite, les mutations et affectations perdure. On compte souvent un an d'attente.

    Le corps des chefs de service pénitentiaire et celui des premiers surveillants sont lourdement touchés. La revalorisation de l'encadrement est insuffisante, notamment pour les chefs de service pénitentiaire, dont la parité statutaire avec les officiers et les commandants de la police nationale n'est pas assurée. Les CSP sont déconsidérés, dévalorisés, démotivés face au peu de reconnaissance de leur autorité par rapport à leurs fonctions et aux responsabilités exercées. Je rappelle que près de la moitié des établissements est tenue par des chefs de service pénitentiaire.

    Les premiers surveillants sont aussi dans une situation très difficile alors qu'ils sont en moyenne 12 heures sur 24 en prise directe avec les événements. Ils ne sont pas suffisamment reconnus en tant que personnel d'encadrement. Il en résulte un phénomène de mimétisme avec les surveillants. Le problème majeur des personnels réside dans la perte de certaines valeurs, telles que le sens du service public et le sentiment d'appartenance à un corps d'Etat sous statut spécial. Cela est dû à la non-reconnaissance des personnels, à la non-valorisation de la profession et à l'absence de considération. La prise en charge d'un personnel de plus en plus jeune confronté aux difficultés d'un métier dur, méconnu et peu reconnu, entraîne une crise identitaire chez les agents. Les mouvements sociaux des années 80 et 90 n'ont rien résolu. Ils ont laissé des ranc_urs, des frustrations et un mal vivre professionnel face aux difficultés de gestion de la population pénale.

    On constate, en effet, une augmentation du nombre des détenus présentant des troubles psychiatriques - près de 40 % - qui crée une recrudescence des incidents et l'on déplore au plan national une agression de surveillant par jour. Cela génère des tensions accrues, une insécurité latente, une complexité supplémentaire dans la gestion quotidienne et des dysfonctionnements dans la prise en charge. Les personnes présentant des troubles du comportement, voire des affections psychiatriques, qui refusent d'être hospitalisées dans les services médicaux psychologiques régionaux et pour lesquelles les médecins n'envisagent pas d'hospitalisation d'office, perturbent l'équilibre général des détentions où elles sont maintenues.

    L'évolution des mentalités et des m_urs, notamment chez les mineurs et les jeunes adultes, rend le quotidien des surveillants difficile. Insultes, incorrections permanentes, incivilités, absence de références ou de valeurs sont autant de travers décuplés par l'enfermement et le rapport obligé à l'autorité.

    L'abandon du projet de création de maisons d'arrêt à vocation régionale pour la gestion des détenus difficiles et au comportement psychiatrique altéré et de maisons centrales à effectif limité pour la gestion des longues peines, avec des moyens élargis en personnel d'encadrement de surveillance et intervenants, n'augure pas d'améliorations prévisibles dans l'ensemble des établissements.

    La réforme de la prise en charge sanitaire des détenus, celle des services pénitentiaires d'insertion et de probation sont fondamentales pour l'institution. Il faut donner aux professionnels et spécialistes toute leur place en prison, que ce soit l'Education nationale, les organismes de formation ou les associations.

    Nous sommes également partisans d'une plus grande transparence. La prison doit devenir le plus irréprochable possible. Dénoncer ses erreurs et dysfonctionnements la renforcera.

M. Jean-Michel SUEUR : Je suis chef d'établissement depuis décembre 1999 à la maison d'arrêt de Meaux. J'étais auparavant chef de détention à la maison d'arrêt de la Santé. Je suis entré dans l'administration en 1976.

    Au-delà des propos de mes collègues, que je partage, je souhaite simplement dénoncer les conditions d'hébergement des détenus à la maison d'arrêt de Meaux. Le taux d'occupation atteint 264 %. L'on compte 50 cellules pour 140 détenus en moyenne, soit actuellement 9 m² pour trois détenus, avec toutes les difficultés que cela implique. J'attends avec impatience l'ouverture du nouveau centre prévu en 2003.

M. le Président : Comment pouvez-vous organiser, dans les conditions que vous décrivez, le minimum de vie collective ? Comment se déroule dans votre établissement la journée d'un détenu ?

M. Jean-Michel SUEUR : Elle se compose principalement d'enfermement, puisque l'absence de terrain de sport et le peu de cours de promenade dont nous disposons n'autorisent à l'ensemble des détenus qu'une heure de sortie le matin et une autre l'après-midi. Ceci n'est pas sans conséquence car l'ensemble des détenus se trouve réuni, quels que soient leurs délits, à l'exception des délits de m_urs dont la séparation d'avec les autres crée beaucoup de difficultés. L'occupation principale consiste dans le travail en cellule, confection de petites pièces mécaniques, ce qui n'est pas sans poser de problème tant ils sont décalés de la réalité : ils travaillent la nuit et pour la plupart dorment le jour.

M. le Président : Nous avons entendu avec intérêt vos propos sur les conditions de travail et la carrière des surveillants. Nous avons entendu déjà les représentations syndicales et nous rencontrons toujours les syndicats et les personnels lors de nos visites. Nous nous préoccupons autant des conditions de travail que des conditions de détention ; nous savons que les deux sont liées. A Privas, comment se déroule la journée d'un détenu ?

M. Claude LOPEZ : A Privas, les actions de formation et de réinsertion emploient environ 80 % de la population pénale. Nous avons des ateliers où quinze à vingt détenus travaillent pour des concessionnaires à la confection de cordes, de longes à chevaux et de trapèzes. Douze détenus sont en chantier école dans le secteur du bâtiment. Six à dix détenus sont en semi-liberté, deux sont sur des chantiers extérieurs et une dizaine est employée au service général.

M. le Président : Quel est le temps passé par les détenus dans leur cellule ?

M. Claude LOPEZ : Les détenus sont en cellule entre midi et deux heures et après dix-neuf heures. Le matin, ils sont tous employés au travail, en formation, au groupe scolaire ou au service général, dès 8 heures 30 jusqu'à 11 heures 30. Ils ressortiront de 14 heures à 17 heures 30. Il existe aussi des activités sportives ou culturelles. Nous avons réalisé une salle de sport, mais nous n'avons pas de terrain de football.

M. le Président : Prévenus et condamnés sont-ils mêlés ?

M. Claude LOPEZ : Oui. L'effectif moyen annuel est de 70 détenus. En juillet, avant les grâces présidentielles, nous comptions 87 détenus.

M. le Président : Les condamnés ont-ils la possibilité de téléphoner à leur famille ?

M. Claude LOPEZ : Non.

M. le Président : Dans quels délais s'effectuent les transferts des condamnés à de longues peines ?

M. Claude LOPEZ : Pour une longue peine, le délai qui s'écoule entre le moment où le détenu arrive et la date de son transfert, est de près de trois ans.

    Le détenu n'est jugé qu'au bout d'un ou deux ans. Il peut ensuite déposer un pourvoi en cassation qui prendra sept ou huit mois de plus. Après, nous établissons une notice d'orientation ce qui suppose environ trois mois, dans la mesure où les avis de tous les partenaires sont nécessaires. La notice est transmise à la direction régionale puis au ministère. L'affectation revient du ministère après six ou huit mois. Une fois l'affectation acquise, le détenu ne partira que lorsque l'effectif de la maison centrale où il est affecté le permettra.

    Actuellement, la maison d'arrêt de Privas compte un détenu condamné à 25 ans, d'autres à 10 ou 12 ans. Ils attendront au minimum trois ans.

M. le Rapporteur : Mesdames, messieurs, je vous remercie de nous avoir livré vos témoignages en tant que professionnels, mais aussi de nous avoir fait part de votre sentiment. Cette commission va s'efforcer de formuler des propositions pour apporter les améliorations nécessaires. Vous avez précisé que cela ne signifiait pas seulement l'amélioration du sort des détenus, mais aussi de celui de tous ceux qui y travaillent. Il est vrai que l'un ne va pas sans l'autre. Mais, dans la plupart des cas, vous décrivez des lieux d'un archaïsme certain dans lesquels effectivement les lois resteront lettre morte, faute d'une amélioration des conditions matérielles.

    Comment traitez-vous le problème du caïdat ? On en parle très peu et les réponses obtenues lors de nos visites manquent de précision. On nous explique que le phénomène se serait atténué, mais les anciens détenus ou les personnes qui participent à la vie carcérale, tout en y étant extérieures, révèlent la réalité du phénomène.

M. Jean-Louis DAUMAS : Pour répondre à cette question délicate, il faut rappeler en préalable une évidence. Ce qui est désigné sous le terme de «caïdat» renvoie, hélas, aux comportements similaires en milieu libre, à l'école, dans les cités, où, pour des raisons diverses, les rapports de violence sont devenus omniprésents. Sans cette précision, l'on pourrait imaginer que l'institution même et la privation de liberté généreraient à elles seules ce comportement de caïdat. Ce n'est sûrement pas la privation de liberté qui s'avère intrinsèquement criminogène. Ce sont les conditions de mise en _uvre de la sanction pénale et de la privation de liberté qui rendent la détention criminogène. Dès lors, l'on retombe sur le même problème, celui du surencombrement.

    Pour lutter contre le « caïdat », notre institution et ses professionnels se doivent de rappeler inlassablement la loi, c'est-à-dire valoriser ce socle de valeurs communes que la République se donne pour que l'on puisse vivre ensemble, a minima, dans le respect des cultures, des différences d'âges ou d'opinions. C'est ainsi que nous agissons au quotidien en rencontrant et en écoutant les gens, en dénouant les tensions portées à notre connaissance par les surveillants qui en ont le temps. Dans certaines maisons d'arrêt urbaines, un surveillant est responsable de 130 personnes détenues. Il ne peut, dès lors, rendre compte des rapports de force entre une ou deux personnes au-delà de la perception des tensions collectives.

    Cette question nous est inlassablement posée. En milieu libre, des comportements voisins existent, auxquels d'ailleurs il ne faut pas se résigner. Il ne faut donc pas stigmatiser ces comportements en détention.

    Ne pas les admettre suppose qu'en détention, les personnes aient accès au droit. Le chef d'établissement, l'équipe pénitentiaire, par les techniques dont ils disposent - les audiences, l'observation, l'accès au personnel disponible, la relation - doivent savoir le prévenir. C'est le c_ur du métier. Le surveillant est un généraliste de la relation humaine ; encore faut-il qu'il puisse l'exercer.

M. le Président : Cela est tout à fait vrai, mais le caïdat, dans un milieu clos et restreint, revêt des formes plus rudes qu'à l'extérieur.

M. Jean-Louis DAUMAS : Les élus en charge de collectivités locales n'ont de cesse de réinjecter de l'humain et du lien social dans les quartiers où ils constatent la montée de la violence et la difficulté de nouer des liens sociaux. En milieu fermé, cette formule, à la base même des relations sociales, doit aussi s'appliquer. Il faut réinjecter de l'humain dans les prisons, ce qui suppose de revoir le taux d'encadrement.

    Le taux d'encadrement se situe à l'exacte moyenne des administrations européennes. Nous ne sommes ni les plus mauvais ni les meilleurs. Je m'inscris toutefois en faux contre certaines plaquettes diffusées par l'administration pénitentiaire. Il n'y a pas 30 surveillants pour 100 détenus, ce sont là les résultats de la division trop simple des 52 000 détenus par 20 000 surveillants. C'est sur le terrain, à un moment donné, que le décompte doit être fait. A Loos-lès-Lille, au quatrième étage de la section D, un seul surveillant a en charge 130 détenus !

M. Hervé MORIN : Nous avons acquis le sentiment, à partir des quelques visites et contacts que nous pouvons avoir, qu'en raison d'une présence accrue du personnel, les conditions de détention sont meilleures dans les petits établissements. Confirmez-vous ce sentiment ?

    Je suis très choqué que l'on n'oblige pas les détenus à une vie structurée. Ils n'exécutent pas tous de longues peines. Aussi est-il curieux qu'on ne leur apprenne pas à se lever le matin, à faire leur lit ou tout autre geste de la vie quotidienne.

    Par ailleurs, il faut admettre que les très longues peines sont prononcées pour des faits d'une extrême gravité, sans inverser les rôles. Il est somme toute nécessaire que la société traite, par l'exclusion, la question des personnes extrêmement dangereuses.

    Quel est l'emploi du temps en détention le week-end ? La longueur des soirées est un élément lié à l'absence de personnel et, dès 17 heures 30-18 heures, les détenus sont en cellules. La situation est plus choquante encore le week-end, dans la mesure où, du samedi midi au lundi matin, il ne se passe plus rien. Que préconiseriez-vous en la matière ?

    Enfin, il ne faut pas perdre de vue que la prison n'est que le concentré des difficultés de notre société. Nous ne pouvons pas demander à la prison de réussir là où tous ont échoué : l'éducation nationale, la famille... Assigner à l'administration pénitentiaire une mission fondamentale de réinsertion des détenus semble tout à fait surréaliste, dans la mesure où elle reçoit des personnes qui sont déjà passées au travers des mailles de différents filets.

M. Georges VIN : Bien entendu, les problématiques sont tout à fait différentes dans un petit ou dans un grand établissement. Il est clair que l'observation est l'une de nos forces pour traiter plusieurs questions - celles du caïdat ou du racket notamment. Nous sommes confrontés à la loi du silence que les détenus reproduisent de l'extérieur à l'intérieur et il est vrai que les victimes de rackets, d'abus ou d'humiliations sont peu enclines à venir le signaler. Le rôle du personnel de surveillance s'avère donc fondamental. Très souvent, les anomalies sont relevées par l'agent en service de jour. Il peut signaler des changements de comportement ou d'autres, intervenus dans le paquetage du détenu, dans ses effets vestimentaires, etc. Or il est vrai que cette mission, si elle n'est pas abandonnée dans les grands établissements, y est extrêmement difficile à mener. Dans les grands établissements, on compte, à un moment donné, un surveillant pour cent détenus. Aux Baumettes, un seul surveillant peut même couvrir deux ailes. Cela représente, sur une longueur de 200 mètres, 130 ou 150 détenus à gérer !

    Dès le matin, le surveillant procède à une première ouverture des cellules et à l'appel des effectifs. Il fait sortir ensuite les détenus devant être extraits au palais, ceux allant en audience ou en promenade, les malades en consultation. Il passe dans les cellules pour opérer un certain nombre de contrôles réglementaires. Il répond aux sollicitations de plus en plus nombreuses des détenus qui ne sortent pas. Dans un tel contexte, l'observation des modifications du comportement relève de la gageure. Notre force de frappe principale pour la surveillance et l'insertion réside dans le personnel de surveillance. Je n'emploie pas le mot «réinsertion», car nous avons affaire à une frange de population qui, lors de son arrivée, n'est aucunement insérée. L'observation est particulièrement difficile dans les maisons d'arrêt. La situation s'est améliorée et se pose en des termes différents dans les établissements pour peines. En matière de préparation à la sortie, l'on peut cependant engager certaines actions en maison d'arrêt même si, majoritairement, le séjour en maison d'arrêt est très court : la moyenne de séjour d'un prévenu en établissement est de cinq mois. Durant cette période, le détenu est davantage centré sur ses rapports avec son avocat et le juge d'instruction que sur un projet de sortie. Des efforts ont toutefois été réalisés et peuvent s'amplifier, notamment en donnant aux détenus les moyens dont ils étaient dépourvus à leur arrivée. Il est vrai que l'on peut mettre l'accent sur les formations professionnelles ou scolaires, ou encore sur le travail pénitentiaire, pour peu qu'il soit qualifiant et rémunérateur.

    Des progrès ont été faits dans le repérage des détenus qui connaissent de graves difficultés de santé. C'est souvent en prison que des problèmes de dentition sont réglés, que l'on opère le suivi des vaccinations ou des dépistages qui n'avaient pas été faits à l'extérieur. Le concours de l'équipe pluridisciplinaire peut permettre tout de même d'améliorer les choses. Plus le séjour est long, plus on peut agir, même si la difficulté à agir avec des détenus dont le séjour dépasse largement quinze ans a été rappelée.

    La prison, même si elle s'est largement ouverte sur l'extérieur, même si interviennent de plus en plus d'équipes pluridisciplinaires d'autres administrations, restera toujours, par définition, un milieu artificiel. Le rythme de vie, pour ne parler que de lui, restera nécessairement très éloigné de celui de l'extérieur même si pour déstructurer le moins possible, nous nous efforçons de faire en sorte que la journée du détenu se rapproche au mieux de celle des personnes libres.

    Pour le week-end, il faut distinguer le samedi du dimanche ou des jours fériés en raison des parloirs. Mais, de manière générale, hormis les visites, le week-end est une période assez passive, pour ne pas dire morte. Il n'y a que peu d'activités, excepté sportives. La majorité du temps se passe en cellule et en cour de promenade pour des raisons essentiellement liées à un manque de moyens humains, puisque le taux de couverture du personnel, dont on sait déjà ce qu'il est en semaine, se trouve considérablement réduit le week-end.

    En maison d'arrêt, la journée du détenu s'arrête vers 17 heures 30. La distribution du repas s'effectue vers 18 heures et, à partir de 18 heures 15, il n'y a plus d'ouverture de cellules, hormis pour les interventions d'urgence ou en cas d'appels particuliers.

    En établissement pour peines, la journée est plus longue. Elle s'arrête néanmoins vers 19 heures au plus tard, puisque le service de nuit se met en place à 20 heures. Une réflexion avait été ouverte avec la création d'un groupe de travail sur le thème de la journée de détention. Que peut-on faire au cours d'une journée ? Ne faut-il pas diminuer le service de nuit pour que la fin de journée intervienne vers 22 heures ? Je considère que ce serait souhaitable dans un certain type d'établissements.

Mme Valérie DECROIX : Parler des longues peines et de la réinsertion possible des intéressés soulève des questions. Je faisais référence aux quelques personnes incarcérées à Ensisheim, condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité, assortie d'une période de sûreté de trente ans. Ces incarcérations font suite à des faits particulièrement monstrueux. L'un d'eux est du reste à l'origine du vote de la loi. Je sais que les faits commis sont souvent insoutenables, ce qui engendre d'ailleurs des difficultés d'intégration à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire de la part tant de la population pénale que du personnel à qui il est parfois difficile de n'être que « professionnel ».

    Nous sommes au début de l'application des premières périodes d'exclusion aussi longues. Comment gérer au quotidien des personnes qui n'ont pas de perspectives d'aménagement de peines, ni de possibilités de sortie pendant au minimum trente ans ? La prison n'est pas forcément préparée à une telle situation et je regrette l'absence de débat autour de cette question. Même si l'administration pénitentiaire est une administration d'exécution, elle est intéressée au premier chef par l'accompagnement de ces personnes. Quand notre pays a décidé l'abolition de la peine de mort, les Français étaient également prêts à accepter, du moins je l'espère, de ne pas exclure définitivement certains de leurs concitoyens. La prison devrait avoir pour vocation d'opérer une prise en charge, quelle que soit la gravité des faits commis. Les personnes condamnées à ces peines sont souvent des délinquants sexuels. Pour donner du sens à l'emprisonnement, une loi a été votée sur le traitement et la prise en charge des délinquants sexuels. Or en France, il n'y a aucun ou très peu de moyens. Les interventions psychiatriques, psychologiques ont été très peu renforcées et les psychothérapeutes sont peu nombreux. Ces détenus nécessitent une prise en charge particulière, d'autant qu'ils sont rejetés par les autres personnes incarcérées et mis au ban de la vie sociale, à l'intérieur même du milieu carcéral. Ils vivent un isolement de fait compte tenu de l'absence de toutes relations humaines, puisqu'ils provoquent le rejet de leurs pairs ou des personnels.

    Quelles que soient les convictions que l'on peut avoir sur «la bonne peine» à imaginer pour ces crimes, nous avons un rôle à jouer - en tout cas, je travaille dans cette administration pour ces raisons - sur l'orientation et le sens à donner à l'incarcération avec l'espoir de rendre meilleures les personnes qui nous ont été confiées. Nous ne sommes pas les seuls à devoir intervenir sur des pathologies lourdes et trop souvent mésestimées dans leur dimension psychiatrique.

M. le Président : M. Morin a évoqué la difficulté à réinsérer certaines personnes. Il serait intéressant de connaître votre point de vue.

Mme Valérie DECROIX : Je ne crois pas que l'insertion procède simplement de l'administration pénitentiaire. La personne incarcérée doit _uvrer en ce sens, car le cheminement est également intérieur. Ce n'est donc pas uniquement une question de moyens, mais souvent de contingences. La réinsertion des personnes dépend beaucoup de l'entourage dont elles peuvent bénéficier et notamment de la possibilité de continuer à entretenir des liens avec ses proches. Il est certain que plus la peine est longue, plus l'entourage se raréfie. Le relais doit alors être assuré par d'autres institutions, des associations, même si ces relations n'ont pas la même chair ou le même c_ur.

    Il est délicat de répondre à la question de savoir si certaines personnes ne sont pas réinsérables. S'il s'agit de pronostics négatifs, il est vrai que la dimension psychiatrique complexifie largement les choses. Ces personnes ne peuvent être traitées comme l'ensemble des détenus auxquels nous avons affaire. Il ne faut pas mésestimer la part de plus en plus importante de personnes incarcérées qui, visiblement, souffrent de troubles du comportement importants, vis-à-vis desquelles les personnels se sentent démunis - car nous ne sommes pas formés à leur prise en charge - et vis-à-vis desquelles d'autres personnes incarcérées se trouvent parfois en difficulté, car les relations sont biaisées, les comportements anormaux, atypiques et difficiles à comprendre. Un tel état de fait accroît d'autant la complexité de la vie de la collectivité en détention.

Mme Nicole BRICQ : Mesdames les directrices, messieurs les directeurs, cela fait presque trois mois que nous travaillons et que nous auditionnons tout ce que l'on peut compter de praticiens ou d'observateurs de la vie pénitentiaire. Nous nous sommes donc forgé une certaine idée générale, que nous retrouvons dans vos interventions. Par ailleurs, nous procédons à des visites d'établissement. Nous pouvons donc confronter les propos à la réalité.

    Je voudrais vous poser des questions précises sur votre fonction de directeur d'établissement. Nous avons la chance d'avoir un panel assez représentatif - maison d'arrêt, maison centrale, centre de détention, établissement du programme 13 000.

    Comment concevez-vous votre rôle auprès des surveillants ? Vous en occupez-vous directement comme animateurs de ressources humaines ou confiez-vous cette tâche au premier surveillant ? J'ai relevé une grande hétérogénéité des manières de diriger un établissement. Ce point me semble essentiel sur le plan des relations humaines, notamment vis-à-vis des personnels surveillants.

    Quelles sont vos relations avec votre hiérarchie régionale ? Comment la percevez-vous ? Quelle aide vous apporte-t-elle ? Quelles contraintes vous impose-t-elle ?

    Quel est votre rôle dans la vie interne de la prison ? Comment s'organise le travail en prison ? Vous en occupez-vous directement ou le confiez-vous ? Je mets de côté ce qui est en gestion déléguée même si cela pourrait faire partie de la question. Vous occupez-vous également directement de tout ce qui relève du domaine socio-éducatif ou confiez-vous cette tâche au personnel ?

    Quelles sont vos relations avec les détenus ? Entretenez-vous avec eux des relations régulières et directes ?

    Quelle est votre appréciation du fonctionnement actuel de la délégation de crédits, des critères qui la fondent, car, là aussi, j'ai relevé une grande hétérogénéité entre les établissements, et quelle est votre appréciation de la gestion de ces crédits ? Dans des établissements à finalité identique, j'ai constaté que le montant des crédits attribué variait fortement, de même que la manière dont ils étaient gérés et celle dont on les obtenait. De plus en plus, dans l'administration, on délaisse des critères très arbitraires, parfois absurdes - je considère comme tel celui que l'on m'a indiqué s'agissant des crédits délégués - et, de plus en plus, est développée la notion de projet d'établissement qui permet de développer une vision plus globale de la prison.

M. le Président : Je vous propose à chacun de répondre pour obtenir un panel diversifié de réponses.

Mme Bénédicte MARTIN : Le rôle de directeur vis-à-vis des surveillants est, selon moi, fondamental. Il s'agit d'un rôle de contrôle : vérifier que les textes sont appliqués. Il a également un rôle d'impulsion des projets à mener au sein de l'établissement, car rien ne peut se réaliser sans les surveillants. Sans l'adhésion des personnels, il n'arrivera pas à les mettre en _uvre.

    Je perçois ma direction régionale comme un contrôleur - tel, est du reste, son rôle - pouvant également donner des directives. Cette année, la direction régionale nous a fourni des directives très précises sur des orientations à mettre en place dans l'établissement. Elle a également un rôle de conseil sur les problèmes ponctuels qui peuvent se poser.

    Dirigeant une prison à gestion mixte, je joue un rôle indirect sur le travail en prison. La gestion de l'insertion relève davantage des services départementaux de l'insertion, mais il me semble que le directeur doit conserver une vision globale du fonctionnement de l'établissement et ne pas hésiter à intervenir dès lors qu'il perçoit des défaillances, qu'il s'agisse de l'insertion, du travail ou de la formation professionnelle. Là encore, il doit impulser et vérifier qu'il existe des projets et des perspectives d'évolution dans les différents secteurs.

    Les relations avec les détenus constituent une partie fondamentale de mon travail. Elles caractérisent, à mon sens, le travail de directeur de prison. J'entretiens des contacts directs avec les détenus, même si ce n'est pas assez à mon goût, car nous sommes pris par beaucoup de tâches administratives. J'essaye de passer au moins une fois par semaine, dans tous les secteurs de la détention. A cette occasion, des détenus peuvent m'interpeller au hasard des couloirs. Je réponds également à des demandes d'audience de détenus qui sollicitent un entretien.

    Sur le fonctionnement actuel de la délégation des crédits, une grande disparité existe d'un site à l'autre. Tous les ans, nous formulons des demandes de budget, acceptées ou non par la direction régionale. On ne sait pas toujours quels sont les critères qui font que tel projet sera retenu plutôt que tel autre. L'une des difficultés réside dans le principe de l'annualité budgétaire : nous recevons les crédits au mois d'avril. Nous assurons les crédits de fonctionnement courant, puis, au mois de novembre, nous parvient une enveloppe supplémentaire qu'il faudra dépenser en trois semaines, car il nous faut rendre les comptes fin décembre. Cela ne facilite pas une gestion sereine et planifiée des crédits, car, finalement, on ne sait jamais ce que l'on va recevoir ni à quel moment.

Mme Valérie DECROIX : Le personnel de direction a un rôle de conseil et d'orientation à jouer auprès des personnels de surveillance, sachant, pour mettre le point sur une problématique particulière à laquelle je suis actuellement confrontée, que ma préoccupation première est de donner des repères à de très jeunes fonctionnaires. Au cours de l'année 1999, la maison centrale d'Ensisheim a accueilli trente-cinq surveillants stagiaires. Agés d'une vingtaine d'années, il s'agit de leur première expérience professionnelle alors qu'ils se trouvent affectés dans une maison centrale, un établissement pénitentiaire à vocation sécuritaire, où parfois des difficultés d'ordre disciplinaire sont à gérer. Ils sont donc confrontés à une première expérience professionnelle très difficile, sans préparation adaptée de l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire.

    La proximité avec les personnels de surveillance est essentielle et doit être menée parallèlement avec l'équipe d'encadrement.

    J'ai le sentiment que les directions régionales sont quelque peu prises entre les situations du terrain et l'administration centrale. Mais cet échelon intermédiaire ne joue peut-être pas suffisamment son rôle en termes de prise d'initiatives. Elle n'est pas suffisamment audacieuse alors même qu'elle bénéficie, par sa proximité, d'une grande connaissance des établissements de son ressort. Cependant, les choses évoluent. Les situations sont très différentes d'une direction régionale à une autre et sont également très dépendantes de la personnalité du directeur régional qui la dirige.

    L'organisation du travail pénitentiaire en établissement pour peines constitue souvent un des axes importants de la vie en détention. Nous disposons à Ensisheim d'une centaine de postes en ateliers de concession. C'est une tradition dans l'établissement que d'essayer d'assurer le plein emploi. Actuellement, 75 à 80 % des détenus sont employés au sein de l'établissement. L'organisation est confiée au directeur adjoint. Les décisions importantes sont prises de façon collégiale, c'est-à-dire en y associant un chef de service pénitentiaire, responsable des ateliers, et les six surveillants qui travaillent à l'encadrement de chacune des activités développées dans les ateliers de concession.

    Les relations avec les personnes incarcérées forment également le c_ur du travail de l'ensemble des personnels pénitentiaires. Les détenus, notamment en établissement pour peine, souhaitent fréquemment obtenir des audiences avec les différents interlocuteurs et le directeur n'est jamais oublié ! J'ai le sentiment qu'assurant les fonctions de sous-directrice, je disposais de plus de temps à consacrer à la détention qu'aujourd'hui en qualité de chef d'établissement. Je le vis comme une frustration compte tenu d'un emploi du temps de plus en plus encombré par des tracas administratifs, des réunions ou des problèmes, parfois éloignés de la vie quotidienne en détention. Il n'en reste pas moins que j'accorde souvent des audiences aux détenus, au moins une à deux fois par semaine sur des questions parfois déjà soulevées avec d'autres interlocuteurs.

    En matière de délégation de crédits, la complexité caractérise les différents critères qui président à la répartition budgétaire d'un établissement à l'autre. Le budget de mon établissement est quasiment constant depuis dix ans alors que les réalités d'aujourd'hui ne sont pas celles d'alors. Je partage l'idée que vous avez émise sur la nécessité d'un projet d'établissement. Peut-être n'est-il pas encore suffisamment présent dans la culture de notre administration, mais il est également de notre responsabilité que de savoir inscrire nos demandes dans un schéma directeur et dans la perspective dans laquelle nous voulons que l'établissement s'inscrive à court, à moyen et à long terme. Il s'agit pour nous d'être cohérents par rapport à l'ensemble des demandes formulées.

Mme Christine Boutin, Secrétaire de la commission d'enquête, remplace M. Louis Mermaz au fauteuil de la présidence.

M. Georges VIN : La taille, la structure des Baumettes, le nombre de personnels et de détenus en cause, expliquent que son mode de management et de direction soit sensiblement différent. En effet, le directeur y a davantage un rôle de coordination, d'animation et de contrôle, plutôt que de contacts directs avec la population pénale ou avec le personnel de surveillance.

    Toutefois, la gestion du personnel, le suivi et l'encadrement de situations collectives ou privées, revêtent une dimension grandissante. On a coutume de dire que le personnel pose plus de problèmes que les détenus. Le taux de renouvellement du personnel a été extrêmement rapide. Les personnes recrutées sont plus jeunes, ont un niveau d'études plus élevé, mais n'ont pas d'expérience professionnelle antérieure. Des dispositifs doivent être mis en place.

    Je ne délègue pas au niveau de l'établissement le suivi du climat social. Je le gère directement par les relations avec les organisations syndicales, mais aussi, à travers des organes institutionnels, telles les commissions de logement ou les comités d'hygiène ou de sécurité spéciaux actuellement en place. Je regrette l'annulation de la disposition sur les conseils d'établissement, lesquels, quoi que l'on ait pu en dire, fonctionnaient bien en certains endroits. Ils donnaient au chef d'établissement, notamment dans une structure comme les Baumettes, la possibilité, non pas d'avoir un contact direct avec les sept cents membres du personnel, mais avec des personnes mandatées chargées de rapporter les difficultés. Un travail intéressant pouvait y être réalisé. Je regrette que l'on soit revenu en arrière, même si, localement, des réunions sont toujours menées avec l'ensemble des organisations

    On a déconcentré aux directions régionales un certain nombre de problèmes plutôt que de leur donner un véritable pouvoir décentralisé. Les directions régionales sont un intermédiaire obligé, mais n'ont pas les moyens de répondre concrètement à notre attente, notamment en matière de gestion des effectifs. Elles ne peuvent que jouer le rôle de courroie de transmission et de mise en exergue de nos problèmes.

    L'équipe de direction des Baumettes est assez développée, on compte un directeur par bâtiment et un directeur adjoint. Chaque directeur, outre un certain nombre de dossiers transversaux traités en liaison avec le chef d'établissement, reçoit délégation de gérer son bâtiment.

    Nous mettons en _uvre la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation. Elle se réalise en liaison directe avec les nouveaux interlocuteurs que sont les directions départementales de ces services. Ce sont des enjeux politiques majeurs auxquels les chefs d'établissement ne peuvent se soustraire.

    Il y a environ 1 700 détenus aux Baumettes. Je reçois les personnes qui le demandent et je suis particulièrement un certain nombre de dossiers à problèmes. L'ensemble des relations avec les détenus est géré de façon déléguée, mais tout dépend, bien sûr, de la portée de la délégation et du contrôle exercé. Au travers des rapports quasiment quotidiens avec des équipes pluridisciplinaires plus ou moins larges, l'ensemble des difficultés remonte jusqu'au niveau du directeur adjoint et au mien.

    Les critères de répartition des crédits de fonctionnement n'ont pas changé depuis des années. Ils sont largement obsolètes. Comment peut-on appliquer de façon uniforme le critère de la journée de détention ?

Mme Nicole BRICQ : Il est préférable que la prison soit surpeuplée.

M. Georges VIN : En effet. Les maisons centrales relèvent d'une autre logique. Elles sont sous-peuplées comparées aux maisons d'arrêt et sont moins bien loties alors que les politiques qui seront mises en place et par conséquent, leurs impacts financiers seront différents. Une importante réflexion sur les budgets de fonctionnement est donc souhaitable.

    En ce qui concerne les projets d'établissement, la situation s'est considérablement améliorée. Tous les ans, nous pouvons formuler un certain nombre de demandes par l'intermédiaire des programmes régionaux, mais aussi des budgets complémentaires qui constituent un plus par rapport au budget de fonctionnement. C'est par ce biais que nous pouvons faire porter l'accent sur des actions de prévention de la santé, sur des dispositifs de formation professionnelle ou bien visant à une meilleure hygiène. C'est ainsi que nous pouvons avoir une action personnelle, localisée et individualisée.

    Notre action est encadrée par les directives du garde des sceaux - c'est bien normal -, par la direction de l'administration pénitentiaire et par les directions régionales qui envoient des lettres d'orientation locale spécifiques, où des points sont mis en exergue. Elles constituent en quelque sorte le carnet de route annuel du chef d'établissement.

    De plus en plus, les chefs d'établissement, en dehors de leur rôle de coordination, d'animation et de direction de l'établissement, ont un rôle de représentation à l'extérieur. Nous sommes de plus en plus appelés, ce qui est positif, à participer à des réunions où nous rencontrons des interlocuteurs qui jouent un rôle direct ou indirect dans la prison. Nous avons aussi un rôle de communication auprès des médias, rôle plus ou moins variable. En effet, à certains moments, nous avons une délégation générale, à d'autres moments aucune, à d'autres encore nous disposons de délégations plus réduites. Ces dimensions ont tendance à être de plus en plus présentes dans le travail des chefs d'établissement.

M. Jean-Louis DAUMAS : Le rôle du chef d'établissement auprès des surveillants passe par une fonction de contrôle, qui s'exerce quotidiennement. Nous consultons des documents, de nombreux documents papiers que nous visons. Nous nous informons de ce qui s'est passé la journée et la nuit précédentes. La fonction de contrôle ne doit donc pas être négligée. Mais il nous incombe surtout une fonction d'animation. A mon sens, le directeur d'une prison est quelqu'un qui doit avoir une grande capacité à animer et à laisser vivre professionnellement les personnels en leur donnant une réelle autonomie, quelle que soit la taille de l'établissement car cette mission peut s'exercer selon des modalités très différentes.

    Les relations avec la hiérarchie régionale vont du pire au meilleur. Je dois dire que j'ai surtout connu le pire, c'est-à-dire un contrôle pesant, tâtillon, par des personnes qui furent souvent de bons chefs d'établissements, mais qui n'ont absolument pas les qualités requises pour être des « managers » régionaux, c'est-à-dire des personnes qui mettent en _uvre des politiques publiques à un échelon déconcentré régional. J'ai rarement connu le meilleur et souvent le pire, sous forme de pressions, par exemple, lorsque l'on est confronté à l'événement. C'est peu le cas actuellement à Caen, mais j'y ai été confronté lorsque j'ai dirigé une maison d'arrêt urbaine terrible, celle de Loos-lès-Lille : le pire est le rôle éminemment réactif de l'échelon régional dès lors que le drame se produit en prison. On presse alors l'établissement pour se dédouaner auprès de l'administration centrale. J'en garde un assez mauvais souvenir.

    Sur l'organisation du travail pénitentiaire comme sur d'autres aspects de la vie quotidienne, on hérite souvent d'une situation : les entreprises concessionnaires sont déjà là et on doit négocier la quantité de travail proposé, les tarifs et la rémunération des personnes détenues. Cela ne me satisfait pas. Dans la plupart des cas, les rémunérations sont insuffisantes. Dans l'établissement que je dirige, le travail pénitentiaire est suivi par le directeur adjoint. Or le poste est vacant depuis le 14 janvier ! Je traite donc mal cet aspect des choses, puisque mon collaborateur, chargé de ce suivi, n'est pas remplacé.

    En établissement pour peine, on dispose de plus de temps qu'en maison d'arrêt pour entretenir des relations avec les personnes détenues. A Caen, je rencontre les détenus sur deux créneaux horaires : d'abord, le matin, où j'étudie à fond un secteur de la détention ; Ensuite, je reçois en rendez-vous les détenus qui me l'ont demandé, tous les soirs, de seize heures trente à dix-huit heures. Ils sont entre trois et dix, plus quelques rendez-vous ajoutés, après dix-sept heures trente, car des personnes demandent à être reçues en urgence. C'est une formule que je pratique chaque jour. A Loos-lès-Lille, une telle organisation eût été impossible. Cette fonction était assurée par les directeurs adjoints. J'ai souhaité revenir en établissement pour peines un peu pour cette raison : on peut rencontrer les détenus tous les jours pour peu que l'on s'en donne les moyens.

    La répartition sur la base du critère des journées de détention n'est pas satisfaisante. Mais il existe, selon l'échelon régional avec lequel on travaille, une possibilité de négociation et de contractualisation sur des projets. Là aussi, le pire et le meilleur se côtoient. Soit la règle mathématique absurde de la « journée de détention » prévaut et empêche toute marge de man_uvre. Soit la possibilité d'une conférence budgétaire régionale est ouverte, qui donne lieu à la présentation d'un projet et à une négociation avec le directeur régional avec explication du projet. C'est une bonne chose.

M. Jean-Michel SUEUR : La maison d'arrêt de Meaux emploie trente-cinq surveillants, soit en moyenne sept par jour au travail. Le rôle d'encadrement pour les premiers surveillants réside principalement dans des charges administratives comme le greffe ou la comptabilité, ce qui leur laisse peu de temps pour encadrer le personnel.

    En général, quatre agents s'occupent uniquement de gérer la détention. Le chef de la détention reçoit les détenus et est chargé de l'encadrement du personnel.

    Dans la mesure où la maison d'arrêt de Meaux est un établissement non autonome, toutes les décisions sont prises au niveau régional, c'est-à-dire que tout projet est soumis à contrôle et à autorisation du directeur régional.

    L'année dernière, 477 détenus sont entrés à la maison d'arrêt de Meaux, soit 1,3 détenu par jour, ce qui, en matière d'insertion et de réinsertion, empêche tout travail. Nous nous limitons à désencombrer la maison d'arrêt. Il n'est pas une semaine sans qu'ait lieu un transfert de désencombrement de personnes condamnées, celles pour lesquelles on pourrait éventuellement parler de réinsertion. Nous les transférons sur des maisons d'arrêt, telles que Fleury-Mérogis ou Osny depuis quelque temps.

    Je passe tous les jours en détention ; je réponds à la demande, mais les détenus sont principalement reçus par mon collaborateur, chef de détention, mieux à même de répondre aux questions, qui, du reste, sont toujours les mêmes : demande de travail, contacts avec la famille, soucis de la vie quotidienne.

M. Claude LOPEZ : Dans les petites maisons d'arrêt, il en va autrement que dans les grandes maisons d'arrêts ou dans les établissements pour peines. Le chef d'établissement passe trois ou quatre heures par jour en détention. Nous sommes donc proches des personnels. La maison d'arrêt de Privas compte 23 surveillants, quatre étant en service dans la journée. Sur un effectif de 65 détenus, quasiment tous travaillent dans la journée. Nous les voyons régulièrement.

    Comme l'ont souligné mes collègues, je pense que la direction régionale sert de fusible à l'administration centrale. Elle ne peut toujours répondre efficacement et pare au plus pressé. La déconcentration des emplois se traduit ainsi : si, dans une direction régionale il manque 80 surveillants, un état est envoyé à l'administration centrale, laquelle répond que seulement 22 surveillants seront affectés. Ces surveillants sont ensuite répartis dans les établissements selon le souhait de la direction régionale. Nous ne maîtrisons rien. Il en va de même des crédits. La direction régionale nous aide, nous conseille, nous dirige, mais elle ne dispose pas de l'ensemble des éléments nécessaires pour répondre aux chefs d'établissement.

    Comme l'ont souligné mes collègues, plus la maison d'arrêt compte de détenus, plus le montant des crédits alloués est élevé. Depuis 1992, 80 % des petites maisons d'arrêt de la direction régionale de Lyon disposent d'un budget global. Depuis 1992, ces budgets n'ont pas évolué.

    Si l'établissement souhaite mener des actions et disposer à cette fin de mesures nouvelles, il présente un dossier qu'il transmet à la direction régionale qui l'accepte ou le refuse. Tous les établissements transmettant un dossier, l'un obtiendra des crédits pour financer une action du domaine socio-éducatif alors qu'un autre n'obtiendra rien.

Mme la Présidente : Je pense que nous sommes tous d'accord pour dire que c'est aberrant.

M. Claude LOPEZ : Le budget pour l'alimentation est de 18 francs par jour. Il faut, avec cette somme, préparer le petit-déjeuner, le déjeuner et le dîner. J'ai été économe de la maison d'arrêt de Nîmes qui comptait 400 détenus, il était alors possible de négocier les prix avec les commerçants. A Privas, depuis des années, nous achetons dans le commerce local au prix fort. Fort heureusement, pour 2000, des marchés régionaux sont mis en place. Mais il n'empêche pas moins que 18 francs par jour sont insuffisants à mon sens.

    Par ailleurs, il faut savoir que 50 % des établissements n'ont pas de personnels techniques. Aux cuisines, il n'y a que des détenus livrés à eux-mêmes. Si vous ne trouvez pas de détenus qui savent plus ou moins cuisiner, vous imaginez ce que cela peut donner !

    Nous n'avons pas non plus de personnels techniques d'entretien. Lorsque surviennent des problèmes d'entretien des bâtiments, on demande à un détenu de procéder à la réparation. C'est aberrant.

    Nous n'avons pas évoqué un sujet grave qui est celui des services de nuit dans les petits établissements, où il n'y a pas de gradé présent. Les clefs sont enfermées dans un coffre. C'est un problème grave qui engage la responsabilité pénale des chefs d'établissement. Le procureur de Privas m'a déjà demandé de lui décrire par écrit le fonctionnement du service de nuit.

M. le Rapporteur : Il vient parfois vous voir ?

M. Claude LOPEZ : Oui. Si un surveillant détecte un incident, par exemple une personne qui se pend, vingt-cinq minutes sont nécessaires. La famille porte plainte, les avocats, les associations interviennent et on se retrouve mis en examen.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Je vous remercie du courage qui vous anime, en qualité de directeurs, pour diriger vos établissements.

    Quelle est votre motivation profonde et qu'est-ce qui vous permet de toujours aller de l'avant dans les conditions que vous décrivez ?

    Que pensez-vous de la séparation des enfants de leurs mères à l'âge de dix-huit mois ?

    Que pensez-vous de la pratique sportive en prison ? Est-elle suffisante et demandée ? Pensez-vous qu'un accroissement des infrastructures sportives serait nécessaire ? S'agit-il pour les détenus d'un facteur important et est-il à développer de façon intensive ?

Mme Bénédicte MARTIN : Le problème des enfants en prison avec leur mère est extrêmement douloureux. La question n'est pas tant celle de l'âge de la séparation que celle, primordiale, de la préparation à la séparation. Il est absolument nécessaire de l'étaler dans le temps pour faire en sorte que l'enfant qui vit quasiment un temps fusionnel avec sa mère jusqu'à dix-huit mois ne se retrouve pas, du jour au lendemain, complètement séparé d'elle. C'est un projet sur lequel nous avions travaillé notamment à Rennes, mais je crois que l'on y travaille partout. Un travail en continu est mené avec les services sociaux pour que le temps de séparation soit échelonné et bascule progressivement d'un jour, d'un week-end jusqu'à la séparation avec, toujours, des moments de retrouvaille avec la mère.

    On dit souvent que les pères ont les mêmes difficultés que les mères. Je n'en suis pas certaine. L'impossibilité pour certaines femmes de voir leur enfant qui habitait en province provoquait des situations extrêmement douloureuses. Une réflexion est à mener.

    Les équipements sportifs sont très inégaux d'un établissement à l'autre. Le sport est un facteur d'équilibre pour certains détenus, qui les fréquentent tous les jours. C'est un moyen de décompenser, de se détendre et d'échapper au poids de la détention. Les installations sportives ne sont pas suffisantes. La politique de développement des installations sportives avec les gymnases «euronef» s'est interrompue il y a quelques années. C'est dommage, car c'était là l'occasion de mettre en place des structures conformes à ce que l'on trouve à l'extérieur et qui offraient davantage de possibilités aux détenus.

Mme la Présidente : Je m'associe aux remerciements des parlementaires pour le travail que vous effectuez et pour temps passé à nous livrer des explications. Les questions de Mme Bricq, notamment, nous ont permis de percevoir l'approche très différenciée des problèmes selon la taille des établissements.

    Etes-vous d'accord avec l'idée selon laquelle les nouvelles prisons devraient se situer en ville ?

M. Jean-Louis DAUMAS : Oui, c'est fondamental. Des établissements ont été construits dans des déserts : par exemple, Joux-la-Ville et Villenauxe-la-Grande. Ces établissements à l'écart posent de gros problèmes pour le maintien des liens familiaux et l'organisation des visites. De surcroît, la question de la prison dans la ville devrait conduire à réfléchir sur la signification républicaine de ce type d'établissement. De même que la vie dans la cité est organisée autour de l'école, il faut aussi réfléchir à ces lieux que sont les prisons, car, pour l'heure, la République n'a pas trouvé mieux. Nous aspirons tous, j'imagine, à des villes avec des prisons plus petites, voire pas de prisons du tout. Tant que la cité sera organisée ainsi, on ne pourra en faire l'économie. Autant ne pas construire ces prisons en périphérie. Lorsque la prison de Fresnes a été construite, c'était la périphérie de Paris et puis la ville a rejoint la prison. Il en va de même pour Fleury-Mérogis. A chaque fois que l'on met à l'écart, on recrée des problèmes et l'on exclut un peu plus. Les exemples que j'ai cités sont, de ce point de vue, éclairants.

Mme la Présidente : Je me suis permis de poser la question, car, personnellement, je partage votre analyse, mais j'ai été surprise d'entendre des chefs d'établissement déclarer que cela posait des difficultés, en particulier en raison du bruit occasionné par la prison. Cela dit, je suis contente de vous entendre répondre comme vous venez de le faire.

M. Jean-Louis DAUMAS : La prison est un lieu où l'on vit. Il est d'autres lieux dans la ville qui provoquent du bruit. Des nuisances sonores émanent de certains équipements industriels, de transports aériens, qui sont autrement plus dérangeantes pour les populations. Il existe aussi des méthodes pour diminuer le bruit, pour ramener la paix ; toute l'organisation de la vie dans la prison peut être différente.

M. le Président : Mesdames, messieurs, je vous remercie.

Audition de Mme Emmanuelle COSSE, Présidente de Act Up-Paris,

de M. Nicolas KERSZENBAUM, Trésorier et membre
de la commission prison,

de M. Serge LASTENNET, Responsable de la commission prison

et de Melle Jeanne REVEL, Membre de la commission prison

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 4 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Emmanuelle COSSE, M. Nicolas KERSZENBAUM, M. Serge LASTENNET et Melle Jeanne REVEL sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Emmanuelle Cosse, M. Nicolas Kerszenbaum, M. Serge Lastennet et Melle Jeanne Revel prêtent serment.

M. Serge LASTENNET : Act up est une association de lutte contre le sida issue de la communauté homosexuelle. Elle est organisée en différentes commissions : des commissions de traitement et de recherche, la commission toxicomanie, la commission prison et d'autres encore.

    La commission prison travaille sur des cas particuliers dont nous sommes informés, soit par les détenus qui nous écrivent, soit par des proches, soit par d'autres associations. Pour l'essentiel, nous traitons des personnes infectées par le VIH, l'hépatite C ou atteintes de pathologies graves. Nous ne tenons pas compte de leur condamnation, en ce sens que nous ne les jugeons pas. Elles nous écrivent, car elles sont confrontées à un problème que nous essayons de traiter.

    La majeure partie des problèmes dont nous sommes saisis fait ressortir des difficultés d'accès aux soins, de confidentialité, d'anonymat, de pauvreté et d'accès au droit. D'après les médecins, comme selon certains détenus, la loi de 1994 a grandement fait évoluer les soins en détention. Mais elle reste, selon nous, insuffisante : on ne peut choisir son médecin et, parfois, les traitements de substitution sont interrompus dès leur arrivée en détention. Il est en fait procédé à un sevrage d'office et forcé.

    La stigmatisation des détenus atteints de pathologies graves est certaine. Lors de la visite d'entrée des détenus, il est procédé aux tests de dépistage, ce qui, juste après le choc de l'incarcération, n'est pas forcément le meilleur moment. Dans certains établissements pénitentiaires, il n'existe pas de centres anonymes et gratuits de dépistage. Il y en a un à la prison de la Santé mais dans d'autres établissements, c'est le médecin de l'UCSA qui prescrit les tests. Il en résulte un problème éventuel de confidentialité.

    Lorsque l'on doit suivre un traitement aussi lourd que celui par les antirétroviraux, la promiscuité en détention et le fait de devoir prendre ses médicaments devant ses codétenus engendrent la peur de la stigmatisation. De plus, le rythme de la détention fait que, parfois, il faut choisir entre prendre son repas chaud ou ses médicaments, car ceux-ci doivent être pris à heure fixe. Enfin, les détenus malades du sida ne peuvent travailler à la fois pour des raisons de santé et par crainte de la stigmatisation, car ils sont obligés d'interrompre leur travail pour prendre les médicaments et ils sont alors déclassés.

    De graves problèmes d'anonymat se posent, pas tant avec le service médical à proprement parler qu'avec les surveillants, qui sont souvent au courant de la pathologie des détenus. Si le détenu a rendez-vous le jour où le médecin spécialiste des maladies infectieuses et du VIH assure des permanences en détention, on devine aisément qu'il est confronté à cette maladie.

    Les trois douches hebdomadaires restent insuffisantes pour les personnes atteintes du VIH. Dans certains cas, elles se font prescrire des douches supplémentaires par les services médicaux. Mais cela pose un problème avec les surveillants, soit qu'ils n'aient pas toujours le temps, soient qu'ils n'aient pas toujours le désir de les accompagner à la douche. Nous avons connu des cas où les difficultés étaient telles que des détenus se sont coupé les veines pour faire valoir le droit aux douches médicales. Quand on connaît l'état sanitaire des prisons et l'infection au VIH, on comprend la nécessité de prendre des douches quotidiennes. C'est un minimum d'hygiène.

    La pauvreté génère également des difficultés. A l'extérieur, il est possible d'avoir accès à des vitamines et à des compléments nutritionnels. La qualité de la nourriture est insuffisante en détention. Se procurer des compléments nutritionnels suppose de les cantiner. Lorsque vous n'avez pas d'argent, vous ne pouvez pas le faire. Cela induit le racket et la prostitution.

    L'allocation adulte handicapé est réduite en détention à 12 % de son montant initial, c'est-à-dire à environ 425 francs par mois. C'est le seul minima que les détenus peuvent percevoir. Leurs droits leur sont supprimés quarante-cinq jours après leur arrivée en détention.

    Les détenus séropositifs ou atteints du sida se heurtent à de graves problèmes d'information. L'association Act up est intervenue pour que des brochures de prévention soient disponibles en détention. Un dépliant d'une association de lutte contre le sida indiquait que les détenus pouvaient prétendre à l'allocation adulte handicapé. Le médecin, responsable du service médical, a déclaré que cette brochure ne lui convenait pas et ne l'a pas distribuée. Il pensait préférable de faire retourner les détenus malades au travail.

    Les préservatifs sont disponibles dans les services médicaux, mais la sexualité en prison est interdite. Si un détenu veut avoir des rapports protégés, il faut qu'il se rende au service médical y prendre un préservatif. La stigmatisation est, là aussi, présente.

    Les recours possibles pour des problèmes d'accès aux soins restent minimes. L'inspection générale des affaires sociales, l'IGAS, n'a aucune obligation de rencontrer le détenu ou la personne qui l'a saisie. Elle rencontre des médecins, le personnel de l'administration pénitentiaire, mais quasiment jamais le détenu. Généralement, l'IGAS délègue ses pouvoirs aux DDASS, car elle ne dispose pas de médecins inspecteurs en nombre suffisant. C'est, par conséquent, le médecin inspecteur de la DDASS qui mène l'enquête et renvoie son rapport à l'IGAS. S'il s'agit d'un problème concernant strictement l'accès aux soins, celle-ci transmet le rapport au ministère de la santé qui se saisira ou non du problème évoqué. S'il s'agit d'un problème relatif à la détention, le rapport est transmis au ministère de la justice qui se saisira ou non. Il est très rare que des ministères s'autosaisissent. En tous cas, le détenu n'est jamais informé de la décision prise. La seule obligation de l'IGAS est de délivrer au détenu un récépissé de prise en compte de sa demande.

    La réinsertion des détenus est quasi inexistante ; il n'y a pas de vraie prise en charge. Nous avons connu le cas de personnes qui une fois libérées, étaient quasiment SDF et, encore plus grave, sans traitement. Il est déjà arrivé qu'une personne séropositive sous traitement n'en ait pas à sa sortie, car celle-ci a eu lieu à dix heures le soir et qu'il n'y avait pas de médecin. Cela pose un grave problème.

    Les personnes étrangères, en situation irrégulière et atteintes de pathologies graves, encourent toujours le risque d'expulsion. Elles sortent de prison avec généralement une interdiction du territoire français alors qu'elles sont, du fait de leur pathologie, inexpulsables. Elles n'ont aucun papier, ni aucun traitement, et sont à la charge des associations.

    Nous demandons que les personnes atteintes de pathologies graves ne soient pas incarcérées. C'est l'une de nos revendications ancienne, en raison des conditions de la détention elle-même, des problèmes liés au choix du médecin et de l'absence de prise en charge globale. Certes, dans la majorité des cas, ces personnes malades reçoivent un traitement, mais certains détenus ne peuvent, du fait même de la détention, participer à des essais thérapeutiques. Si un détenu est en échappement thérapeutique, si les molécules ne répondent plus, il se retrouve privé de soins et ne peut faire partie d'un essai thérapeutique pour avoir accès à une nouvelle molécule qui, peut-être, l'aiderait. En effet, pour cela, si une journée d'hospitalisation est nécessaire, il faudra trouver une escorte.

    Nous vous remettons un dossier dans lequel sont notamment exposés des cas particuliers. Trois détenus avaient décidé de ne pas garder l'anonymat. L'un a envoyé son témoignage qui n'a pas été censuré. Nous n'avons eu aucun problème pour l'obtenir. Aux deux autres, incarcérés à Val-de-Reuil, nous avons indiqué que nous allions être auditionnés par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale et que s'ils voulaient apporter leur témoignage, nous leur donnions la parole. Cela fait un mois et demi et nous ne les avons toujours pas reçus alors qu'ils étaient d'accord pour s'exprimer de façon non anonyme.

M. le Président : Merci. Avez-vous une idée, même approximative, de la prévalence des détenus atteints du sida ou de l'hépatite C ?

    Quelles difficultés posent, selon vous, le suivi des traitements de substitution des toxicomanes ?

M. Nicolas KERSZENBAUM : Les études épidémiologiques en détention se heurtent à certains obstacles. Actuellement, deux études à peu près fiables ont été réalisées. La première est l'étude « d'un jour donné ». Elle évalue le taux de prévalence au VIH dans la population carcérale à 1,7 % contre un taux de 0,3 % pour la population globale, soit un taux six fois supérieur.

    La seconde étude, réalisée par la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, évalue le taux de prévalence à 4,1 %, soit un taux plus de dix fois supérieur à celui de la population globale. Cela pose deux problèmes. Tout d'abord, le taux de prévalence est plus élevé dans la population carcérale qu'à l'extérieur. La seconde difficulté porte sur la fiabilité des études, qui est à mettre en doute. Pour preuve, deux études arrivent à des résultats qui vont du simple au double. L'association Act up est confrontée au manque de données épidémiologiques, en tout cas pour le VIH.

Mme Emmanuelle COSSE : On estime actuellement à 600 000 le nombre de personnes touchées par le virus de l'hépatite C dans la population française. Le ministère de la Santé estime qu'il passera à un million d'ici à six mois.

    Il n'existe pas de chiffres précis sur le virus de l'hépatite C dans la population carcérale. Néanmoins, après plusieurs études réalisées sur la population séropositive en général, on estime que sur l'ensemble des personnes séropositives en France, soit environ 110 000 personnes, 30 à 40 % seraient coinfectées par le virus de l'hépatite C. Par ailleurs, la population carcérale, majoritairement composée de personnes toxicomanes, est la plus touchée par le virus de l'hépatite C, du fait d'une pratique d'échanges de seringues qui a duré assez longtemps. On peut estimer que ce virus est très présent dans les prisons.

    Il existe un deuxième obstacle à la collecte des données épidémiologiques en prison. Nombre de détenus ne diront pas en prison qu'ils sont séropositifs. Nous connaissons plusieurs détenus, condamnés à de courtes durées d'incarcération qui ne dévoileront pas leur séropositivité, afin d'éviter la stigmatisation. En tout cas ils ne veulent pas faire partie des détenus qui se rendent plus souvent à l'UCSA, essentiellement pour conserver leur travail s'ils en ont un.

    Toute recherche épidémiologique dans le milieu carcéral est assez compliquée. On peut se fonder sur les données en possession de chaque service médical, mais il est difficile de recueillir l'information auprès des détenus.

    Du fait de l'épidémie de sida, nous sommes très souvent amenés à travailler sur les cas de détenus séropositifs et usagers de drogues ou tout simplement usagers de drogues, mais qui nous écrivent, car ils connaissent notre travail en ce domaine.

    Nous sommes confrontés à plusieurs cas.

    Depuis le développement des politiques de substitution, notamment avec l'utilisation du subutex ou de la méthadone, des usagers de drogues, déjà sous traitement de substitution, entrent en prison. On ne peut établir de généralités. Parfois, le suivi de leur traitement au sein même de la prison ne posera aucun problème. Les personnes seront prises en charge et on continuera de leur prescrire leur traitement de substitution avec un suivi médical. Mais il est d'autres prisons comme celle de Bois-d'Arcy où, sous couvert de déontologie médicale, les traitements de substitution sont interrompus. Des personnes qui pendant six mois, un an ou plus ont suivi un traitement à l'extérieur se voient totalement sevrées du jour au lendemain. Elles n'ont plus de traitement de substitution, plus d'accès à des produits stupéfiants, pas même à des produits permettant de faire disparaître les douleurs liées au sevrage. Il n'y a donc aucune assurance sur la continuité du traitement de substitution au sein des UCSA.

    Par ailleurs, si, en général, les détenus atteints du VIH continuent à recevoir des traitements, notamment des trithérapies, il se peut aussi que, du fait de leur entrée en prison, ils soient soumis à un changement de traitement brusque. Celui-ci n'intervient pas pour des raisons thérapeutiques, mais, parce que, dans telle prison, on préférera utiliser telle ou telle trithérapie pour des raisons de commodité, notamment de prescription. Les trithérapies mettent en jeu des médicaments lourds, dont la prise doit intervenir à heures fixes. Certains doivent être pris une heure avant le repas, d'autres trois heures avant. Certaines molécules peuvent être associées, d'autres pas.

    Le Norvir, molécule très importante dans le traitement du VIH, était auparavant dispensé sous forme de sirop et devait être conservé dans des réfrigérateurs. Or les détenus se voyaient remettre pour le mois leur fiole de sirop. Ils prenaient donc un traitement qui avait perdu de son efficacité.

    Suivre un traitement hors des conditions prescrites rend les malades résistants à cette molécule, ce qui leur fait «griller une cartouche» dans les possibilités de traitement et pose des problèmes d'hygiène. La difficulté liée au traitement du Norvir a disparu d'elle-même, dans la mesure où cette molécule a posé des problèmes de cristallisation et qu'elle a été remplacée. C'est un exemple parmi d'autres.

    Les entrants toxicomanes qui désirent, au sein de la prison, avoir accès à un traitement de substitution, seront mis d'office sous subutex, le médicament de substitution le plus prescrit à l'heure actuelle en France. Autrement dit, on ne leur propose pas de choisir entre la méthadone ou le subutex, on leur impose le subutex, notamment pour des raisons de commodité de prescription pour le médecin. Ce qui est dommageable, car ces deux molécules répondent à des passés de toxicomanes totalement différents. Le subutex vise des toxicomanes à la toxicomanie assez récente, la méthadone d'autres types de toxicomanies. Le choix n'est pas proposé au détenu. C'est dire que, même en détention, la substitution sera difficile, car on ne peut obliger une personne à prendre des médicaments de substitution sans son consentement.

    Enfin, beaucoup de détenus, en raison de tracas administratifs, de difficultés à parler aux médecins ou à obtenir des rendez-vous lorsqu'ils le demandent et de peur de la stigmatisation, ont arrêté des traitements de substitution. La raison n'en est pas toujours l'incarcération. Il est arrivé que des détenus l'interrompent parce qu'ils changeaient de centre de détention et que ce qui était possible dans le premier ne l'était plus dans le second. Se voyant opposer un refus, ils n'engagent pas de recours, ne demandent pas de nouveau traitement et arrêtent totalement leur stratégie de substitution.

M. Michel HUNAULT : Vous avez évoqué la loi de 1994 estimant qu'elle était insuffisante. A l'appui de votre affirmation, vous avez indiqué que le détenu n'avait pas le choix de son médecin. Que proposeriez-vous pour améliorer une loi qui, semble-t-il, a quand même apporté un plus dans les prisons par la création des unités médicales ? Quelles sont vos propositions ?

M. Nicolas KERSZENBAUM : Il est vrai que la loi de 1994 a grandement amélioré les politiques de soins en milieu carcéral. Act up la considère insuffisante car elle prend la politique de soin au pied de la lettre, excluant complètement les conditions de détention de la politique de soins. En tant qu'association de malades, nous considérons que les conditions de détention pèsent lourdement sur l'accès aux soins. Les problèmes ne dépendent pas uniquement d'une politique de santé, de l'accès aux médicaments - ce que la loi de 1994 a bien organisé -, ou d'un accès direct à une structure qui appartient à l'hôpital. Par exemple, la précarité en détention pèse considérablement sur la possibilité de suivre ou non un traitement. L'allocation adulte handicapé tombe à 12 %, ce qui oblige les personnes à travailler et donc les empêche de prendre des traitements, car alors se posent les problèmes de stigmatisation.

M. Serge LASTENNET : Si vous ne vous entendez pas avec votre médecin, en détention, vous ne pouvez en consulter un autre. Il vous est imposé. Si une personne que son médecin traitant prenait très bien en charge par un traitement efficace de méthadone est incarcérée, par malchance, dans une prison où aucune politique de substitution n'est pratiquée, il sera sevré d'office sans aucun recours.

Mme Emmanuelle COSSE : Quand nous parlons d'insuffisance, nous soulevons aussi la question du manque de moyens. Très souvent, la prison aura passé une convention avec un hôpital et un certain nombre de lits seront réservés par l'hôpital au centre de détention. Il en résulte une gestion à long terme de la part des médecins de la prison qui régulent les demandes d'hospitalisation, pour les opérations chirurgicales comme pour les consultations de jour qui doivent avoir lieu à l'hôpital. Autrement dit, des personnes qui nécessitent des interventions urgentes à l'hôpital ne pourront pas toujours en bénéficier, car tous les lits réservés sont occupés.

    La question de l'escorte, qui dépasse la question du sida car elle concerne l'ensemble des personnes malades en détention, est également importante. Des personnes se voient refuser un examen, fondamental pour leur suivi médical, car l'escorte était impossible ce jour-là ou parce que personne ne pouvait les surveiller au sein de l'hôpital. C'est une question de moyens. Il conviendrait de développer des moyens financiers et humains dans le service médical au sein de la prison et pour assurer la liaison avec l'hôpital de rattachement.

    Il faut souligner également la question, peu évoquée, de la santé dans les prisons privées qui se pose en des termes particuliers. La gestion de la santé y est totalement différente, bien que l'on ne puisse faire de généralités. Certains centres sont performants, d'autres absolument pas. Souvent, on assiste à une délégation de la prise en compte de la santé au sein des prisons privées à d'autres services, ce qui peut poser des problèmes de confidentialité.

M. Jacques MASDEU-ARUS : M. Lastennet a déclaré que le souhait de votre association serait de ne pas placer les malades en détention. Quelles seraient les propositions de solution de remplacement que vous pourriez nous indiquer ?

M. Serge LASTENNET : Il faudrait, tout d'abord, appliquer ce qui existe, à savoir les alternatives à l'incarcération : le régime de semi-liberté, le travail d'intérêt général, le bracelet électronique. Ce sont là des solutions qui existent et qui ne sont que très peu utilisées.

    Certains détenus nous demandent à être incarcérés à l'hôpital de Fresnes. Quand on connaît cet hôpital, on a du mal à imaginer que l'on souhaite y être incarcéré et soigné. Pourtant, ils préfèrent cette solution, car ils ont peur de vivre leur maladie en détention. L'hôpital de Fresnes est le seul établissement autorisant des détentions médicalisées.

Mme Emmanuelle COSSE : La question de la grâce médicale est fondamentale. Jusqu'en 1996, en l'absence de traitement efficace, des malades du sida sont morts en prison ou une journée après leur libération. Nous en avons connu de nombreux au cours des dures années que furent celles de 1993 et de 1994.

    De nombreux détenus avaient formulé une demande de grâce médicale. Ils étaient tout près de mourir. Ils ont été libérés la veille ou l'avant-veille de leur décès, ont été transférés dans leur famille ou sont morts à l'hôpital voisin. Il convient d'envisager à nouveau la question de la grâce médicale en termes de recours, de constitution de dossiers et aussi en considérant les éléments présidant à la prise en compte de la grâce. Aujourd'hui encore, elle concerne des détenus dans un état grave. Des détenus se sont vu accorder la grâce médicale le lendemain du jour de leur mort. Aujourd'hui, la question se pose avec moins d'acuité s'agissant du sida, car les traitements sont plus efficaces et il y a donc moins de détenus très avancés dans la maladie. Il en reste néanmoins et cette question doit, à mon avis, être envisagée à nouveau.

Melle Jeanne REVEL : Nous parlons d'alternatives réelles à la détention et non de compléments de peines. Lorsque le travail d'intérêt général a été instauré, il ne s'est pas substitué aux peines de détention ou aux peines de détention avec sursis, mais, bien souvent, s'y est ajouté. Nous demandons moins de prison et non pas un temps de prison auquel s'ajouterait une peine alternative.

    Les semi-libertés et les libérations conditionnelles sont bien souvent conditionnées à l'obtention d'un contrat de travail, c'est-à-dire à une promesse d'embauche. Il est évidemment beaucoup plus difficile pour une personne atteinte d'une pathologie grave d'obtenir un tel contrat que pour un détenu qui est en bonne santé. Il faudrait revoir le caractère central du critère du travail ou de la promesse d'embauche comme condition à la semi-liberté.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Je pense que vous hiérarchisez les crimes et les délits ainsi que les condamnations des détenus. Un trafiquant de drogue est bien souvent en même temps malade. Je ne pense pas que vous souhaitiez que l'on remette en liberté un trafiquant de drogue ou une personne ayant commis des crimes de sang.

Mme Emmanuelle COSSE : Nous n'avons pas réfléchi à une telle hiérarchisation. Nous sommes une association de malades et de lutte contre le sida et la question que vous posez n'est sans doute pas celle sur laquelle nous avons le plus travaillé. Au surplus, elle relève sans doute davantage des représentants de la Nation que des associations. Des détenus qui avaient commis des crimes de sang nous ont sollicités. En tant qu'association de malades, nous ne les aidons que sur des aspects relatifs à la maladie et à des questions sociales. Compte tenu de la position, en général, des membres de l'association sur l'incarcération, je ne pense pas que nous soyons à même de présenter des propositions de hiérarchisation. Toutefois, il est certain que l'on ne peut aujourd'hui mener une politique pénale envers l'ensemble de ces détenus sans prendre en compte leur pathologie. Quelle qu'elle soit, elle aggrave les conditions de vie de ces personnes, qu'elles soient condamnées à un an ou à vingt ans de prison.

M. Julien DRAY : Estimez-vous que le chiffre de malades en prison fourni par l'administration pénitentiaire est exact ?

Mme Emmanuelle COSSE : Non et de l'aveu même de l'administration pénitentiaire !

M. Julien DRAY : Etes-vous favorables à la possibilité d'organiser des appartements thérapeutiques qui permettraient à des malades de se regrouper au sein des prisons, dans des lieux particuliers ?

Mme Emmanuelle COSSE : Il faut reprendre l'exemple de Fresnes. Pendant très longtemps, Fresnes a suivi de nombreux malades atteints du sida, qui pour certains étaient dans une phase très avancée de la maladie et qui y finissaient leur vie.

    Nous étions confrontés à un dilemme : une ségrégation de nombreux malades au même endroit et en même temps l'assurance d'un très bon suivi de la pathologie. Il est très difficile de faire un choix. Néanmoins, on conçoit parfaitement l'intérêt des appartements thérapeutiques, en général, s'agissant de pathologies graves. L'appartement thérapeutique permet à des personnes, le plus souvent en situation de précarité, d'obtenir un logement dans les lieux où ils vivent - dans des villes, notamment à Paris - avec un suivi médical et social. Nous connaissons bien ce dispositif, car beaucoup de membres de notre association ont bénéficié, à un moment de leur vie, de ces structures.

    Les détenus que nous rencontrons, nous disent préférer être hospitalisés pendant cinq ans plutôt que d'être incarcérés, car être malade en prison est extrêmement dur. La solution des appartements peut être envisageable, mais n'est possible qu'avec le consentement de la personne détenue et non sur une obligation liée à sa pathologie. Par ailleurs, il convient d'avoir des assurances. Il ne faut pas qu'un tel dispositif mette de côté les détenus malades sans procéder au travail social nécessaire. Mais l'idée est en soi plutôt intéressante.

M. Serge LASTENNET : Peut-être conviendrait-il également de développer ce type d'appartements sur l'ensemble du territoire national, évitant d'organiser un grand centre à Fresnes où seraient regroupées toutes les personnes atteintes de pathologies graves. Il conviendrait plutôt de créer de petites structures dans divers hôpitaux régionaux.

M. Julien DRAY : Quel est le montant de l'allocation qu'il conviendrait de verser à un malade en situation difficile pour qu'il ait accès à un minimum de soins ?

Melle Jeanne REVEL : Je ne sais si on peut chiffrer très exactement ce montant. La question est celle de l'accès à des produits d'hygiène qui s'achètent, à des compléments nutritionnels, à de la nourriture fraîche contenant des vitamines, toutes choses non fournies par l'ordinaire de la détention et tout détenu - pas seulement les détenus malades - qui veut rester dans un état de santé convenable doit pouvoir cantiner. Les détenus atteints de pathologie, notamment du sida, ont particulièrement besoin de ces produits.

    J'ignore quel serait le montant nécessaire. En tout cas, il est absurde que les minima sociaux et les allocations chômage, en particulier, ne soient pas perçus en détention. Actuellement, l'allocation adulte handicapé est versée, mais seulement à hauteur de 12 % de son montant, soit 425 francs. Depuis le 1er janvier, est également versée l'allocation à parent isolé, mais la mesure ne touche que très peu de femmes, celles qui sont enceintes ou celles qui ont leur enfant avec elles en détention.

    L'accès à des allocations auxquelles les détenus pouvaient souvent prétendre lorsqu'ils étaient à l'extérieur leur permet, outre le fait de se maintenir dans un état de santé convenable et de bénéficier de conditions d'hygiène minimales, de ne pas être systématiquement dépendants de l'administration pénitentiaire, d'échapper à l'indigence et surtout de faire entrer en détention ce qui n'y existe pas, c'est-à-dire un droit. On peut utiliser comme on le souhaite l'argent dont on dispose, le consacrer à la location de la télévision comme décider de tel ou tel achat prioritaire. On n'est pas systématiquement suspendu à la décision des surveillants.

    Je ne sais si l'on peut imaginer un montant théorique. Il est plus intéressant de raisonner en fonction des droits à l'extérieur, qui, en prison, sont supprimés et ensuite difficiles à récupérer à la sortie du fait des délais de carence et des obligations de réinscription aux organismes sociaux qui fournissent les prestations. Le cas du RMI est patent. A la sortie de détention, le délai de carence est d'au moins deux mois avant de retrouver le RMI. En attendant, les détenus indigents se retrouvent à leur sortie dans des situations de pauvreté critique.

    Je rappelle que la seule allocation versée aux sortants de prison est l'allocation d'insertion, d'un montant minime et soumis à des conditions drastiques.

    L'argument souvent avancé pour justifier le non-versement du RMI aux personnes incarcérées est le fait que celui-ci est conçu comme une allocation alimentaire. Le détenu étant blanchi et nourri, même s'il est mal nourri, l'allocation n'aurait pas lieu de lui être versée. Je citerai le forfait hospitalier comme contre-exemple. Une personne hospitalisée plus de soixante jours perçoit le RMI à hauteur de 50 % de son montant. Or une personne hospitalisée est néanmoins blanchie et nourrie - plutôt un peu mieux qu'un détenu. A priori, nulle raison ne justifie que les détenus ne perçoivent pas une allocation de RMI, au moins calquée sur le montant du forfait hospitalier.

Mme Emmanuelle COSSE : L'allocation adulte handicapé, pour les personnes non détenues, est environ de 3 000 francs. Les personnes touchent le plus souvent 2 700 ou 2 800 francs et c'est là leur unique source de revenu, excepté, dans certains cas, quand s'y ajoute l'allocation logement. Cela est très difficile pour les personnes séropositives ou malades du sida en dehors de prison. Elles sont extrêmement précarisées avant même d'entrer en prison et le seront davantage encore en y étant. Elles sont alors éloignées des services sociaux ou d'entraide, de familles qui ont les moyens de les aider financièrement et psychologiquement. Elles ont encore plus de besoins que les autres détenus, en matière vestimentaire, ou en compléments nutritionnels. Ce n'est malheureusement pas avec la nourriture donnée en prison que l'on peut supporter des traitements par trithérapies et la lourdeur de leurs effets secondaires. C'est pourquoi la somme de 425 francs se révèle totalement insuffisante et qu'il conviendrait d'envisager au minimum de la doubler, voire de la tripler.

    Nous recevons souvent des appels de travailleurs sociaux occupés, deux à trois mois avant la sortie des détenus, à reconstituer leur dossier social, afin, notamment de permettre à ceux qui sont hébergés de recevoir l'allocation d'adulte handicapé au taux plein et ainsi d'obtenir un minimum pour vivre.

    De nombreux problèmes se posent pour les étrangers en situation régulière qui ont droit à l'allocation adulte handicapé. Nous traitons actuellement un cas pour des raisons de délais de carence - il n'y a pas de délais de carence pour les nationaux, mais il est de trois mois pour les étrangers - pour lequel l'assistante sociale a fait tout son possible. Nous avons même rencontré des responsables au ministère de la santé qui n'ont jamais réussi à régler la question.

    Mais surtout ce travail social de reconstitution de dossier d'insertion souvent n'est pas fait à la fin de l'incarcération. Des détenus viennent donc nous voir très peu de temps après leur sortie pour nous demander la voie à suivre pour obtenir une aide. L'information fait réellement défaut. Ni l'administration pénitentiaire, ni les services sociaux n'y procèdent.

Melle Jeanne REVEL : Les délais de carence sont un sujet important, dans la mesure où nombre de détenus se retrouvent sans aucune ressource une fois sortis de détention. Théoriquement, il existe une procédure : «l'avance sur droits supposés». Une personne sans ressources depuis un certain temps, en l'occurrence un détenu indigent, peut se rendre à la caisse d'allocations familiales présenter une demande de RMI ou d'un autre minimum social. Selon les caisses, il faudra attendre entre trois semaines à six mois. En moyenne, le dossier sera traité en deux mois. Il est possible de percevoir des avances au vu du dossier et des ressources perçues auparavant. Je ne connais pas de caisses d'allocations familiales qui appliquent ce dispositif. En général, les employés des CAF ignorent cette procédure ou, s'ils la connaissent, ne savent pas comment l'appliquer, parce qu'ils ne l'utilisent jamais. C'est une mesure simple. Il suffirait que les agents des CAF reçoivent une formation pour que l'avance sur droits supposés soit systématique pour les personnes en grande précarité, notamment pour les détenus sortant de prison. Elle est extrêmement simple à réaliser alors qu'il n'en est jamais question nulle part.

M. le Président : Mesdames, messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Marc CHAUVET,
Directeur régional des services pénitentiaires de Paris

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 4 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Jean-Marc CHAUVET est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Marc Chauvet prête serment.

M. le Président : Merci de nous présenter votre rôle à la tête de la direction régionale pénitentiaire de Paris et nous dire comment vous concevez vos relations avec les chefs d'établissement, ce qui vous semble fonctionner et les améliorations que vous jugez utile de concevoir. Nous procéderons ensuite par questions-réponses

M. Jean-Marc CHAUVET : Je suis entré dans l'administration pénitentiaire en 1971.

    J'ai été le premier à passer ce concours en venant de l'université ; personne ne l'avait fait auparavant alors que le concours existait depuis 1966. Je suis entré dans cette administration un peu par vocation, puisque c'est au centre Saint-Yves, l'aumônerie de la faculté de droit, que j'ai commencé à me préoccuper des problèmes de délinquance. J'ai connu une carrière assez rapide, en passant deux fois par un poste à l'administration centrale, et également à Fleury-Mérogis et à Poissy comme directeur adjoint. J'ai ensuite dirigé les maisons d'arrêt de Loos et de Bois d'Arcy puis ai été nommé directeur régional en 1987. J'ai exercé cette fonction dix ans à Lille et je l'assume à Paris depuis trois ans.

    On ne peut comprendre la crise actuelle du système pénitentiaire français sans observer au préalable les événements qui l'ont marqué ces 25 dernières années. Ces événements sont de nature différente, mais peuvent être regroupés sous quatre grands thèmes : la surpopulation, les changements intervenus dans la population pénale, les mouvements de protestation du personnel, le décloisonnement.

    S'ils sont différents par nature, ils ont, par contre, tous contribué à désorganiser profondément l'administration. Une administration par ailleurs confrontée à une économie de pénurie, situation obligeant ses personnels à privilégier la gestion, l'événementiel, au détriment des grands objectifs, mis à part celui de la garde, rappelé parfois avec sévérité. Se trouve là d'ailleurs la source du profond sentiment d'injustice ressenti par le personnel pénitentiaire aujourd'hui. Elle réside dans ce décalage entre un travail effectué, difficile, avec peu de moyens, souvent à la limite des possibilités, et une vision extérieure critique fondée sur les grands principes.

    Si la surpopulation est déjà un problème en elle-même, compte tenu du surcroît de travail qu'elle occasionne, ses effets induits sur la crédibilité et l'autorité de l'institution sont encore plus destructeurs. En effet, l'impératif de gestion se fait encore plus prégnant, car, outre le manque de places en cellule, c'est bien souvent l'ensemble des services qui dysfonctionne. Cette situation conduit l'administration à temporiser, à compenser. Les contacts avec la population pénale, l'observation, sont réduits, voire inexistants, laissant le champ libre aux leaders négatifs. On ne sait plus ce qui se passe, on gère des flux, on « fait tourner » selon l'expression souvent employée. Que peut faire le surveillant lorsqu'il entre dans une cellule où il se retrouve face à trois détenus ? La moindre remarque ne peut qu'entraîner une réaction ironique ou violente, car il n'est pas question pour le détenu de perdre la face.

    Cette surpopulation se révèle d'autant plus déstructurante pour l'administration que la population pénale a profondément changé. Dans le courant des années 1970, les détenus acceptaient tant bien que mal la sanction infligée ! ils étaient pris, ils payaient. Depuis, la prison apparaît comme le seul lieu d'enfermement, elle est redevenue l'hôpital général d'antan où l'on retrouve pêle-mêle tous les exclus de la société. Diverses études font apparaître que près de 20 % des entrants ont déjà fait l'objet d'une hospitalisation psychiatrique, 50 % sont toxicomanes, la plupart sont sans travail et sans domicile.

    Pour tous ces hommes, la prison n'est plus la sanction morale d'un acte délictueux, mais la confirmation de leur condition d'exclus et un certain nombre d'entre eux poursuivent en prison leur conduite de révolte. Ils profitent des espaces de liberté offerts par des régimes de détention plus ouverts - grandes cours de promenade, activités, etc. - pour développer une sous-culture carcérale autour de trafics, de rackets, de drogue, en imposant la loi du silence qui rend difficile la lutte contre ces phénomènes.

    Pour ce qui concerne les ressources humaines, les mouvements de personnel au nombre d'une dizaine d'ampleur nationale depuis 1989, même s'ils apparaissent à bien des égards justifiés, qu'il s'agisse du manque d'effectif ou de la recherche de la parité avec la police, ont profondément perturbé l'équilibre de l'institution. Les oppositions qu'ils ont induites ont entraîné une profonde crise de confiance à l'égard des dirigeants, qu'il s'agisse de l'administration centrale ou des personnels d'encadrement. Ils ont également engendré un syndicalisme d'opposition très fort, uniquement tourné vers la satisfaction des réclamations de ses mandants.

    En outre, ils se sont soldés bien souvent par des dérives locales. En effet, l'administration centrale, lors de la fin des mouvements, était très attentive aux reprises de travail dans les établissements. Ces reprises donnaient lieu à des négociations locales et, compte tenu du contexte, les demandes étaient le plus souvent acceptées - portes de cellules ouvertes à Saint-Maur, services de nuit revus notamment à la Santé, etc.

    Enfin, je citerai le décloisonnement de l'administration pénitentiaire comme le dernier phénomène important de ces 25 dernières années. La décision prise de faire exercer en milieu pénitentiaire un certain nombre de missions par les administrations, services ou entreprises dont c'est l'objet même, n'est pas contestable et reste, sans équivoque, source de progrès. Mais il s'agit de mettre en _uvre un vrai partenariat entraînant une complémentarité des compétences et non leur juxtaposition, d'autant que les logiques peuvent se révéler parfois incompatibles. Il nécessite également de tenir compte du milieu pénitentiaire et de penser de manière généraliste les problèmes. Je ne citerai que deux exemples qui posent aujourd'hui difficulté à l'administration pénitentiaire : l'absence d'enseignants pendant les périodes d'été et les modalités de distribution des médicaments qui multiplient les trafics. Au-delà de la bonne volonté des personnes qui aujourd'hui font vivre le partenariat, il est nécessaire d'institutionnaliser le décloisonnement en créant des structures pluridisciplinaires dans lesquelles l'administration pénitentiaire se voit confier un rôle de coordinateur à l'instar de ce qui se passe aujourd'hui dans certains quartiers mineurs.

    Je n'ai pas abordé la question des moyens, non qu'elle soit secondaire, mais les visites que vous avez effectuées sont certainement plus édifiantes que tous les discours. J'insisterai seulement sur l'organisation même de l'administration et particulièrement sur les directions régionales, toujours au nombre de neuf, malgré un doublement des détenus, l'augmentation des personnels, des partenaires et une complexification toujours plus grande des procédures. Ces directions régionales ne peuvent plus remplir leur rôle. Il en va de même des établissements pénitentiaires. La comparaison avec les Pays-Bas est à cet égard riche d'enseignements.

    Voici donc décrites, sans être exhaustif, quelques-unes des difficultés qui ont marqué et marquent encore l'histoire de l'administration pénitentiaire. Il faut envisager d'y apporter des solutions. Et je tiens tout particulièrement à vous dire combien nous espérons de vos travaux. Je n'exprime pas là un sentiment personnel, mais celui de très nombreux personnels pénitentiaires qui ont l'espoir de voir enfin leurs difficultés prises en considération.

    Comme nous l'avons vu précédemment, la surpopulation est à l'origine de nuisances profondes pour l'institution ainsi que la cause d'atteintes nombreuses aux droits de l'homme. Plusieurs solutions peuvent permettre de la résorber : le développement des peines alternatives, la diminution des détentions provisoires, une meilleure utilisation de la libération conditionnelle, la construction de nouveaux établissements. Mais, toutes ces solutions, risquent de rester sans effet, à défaut d'une volonté forte d'appliquer un numerus clausus pour chaque établissement en permettant le placement en cellule individuelle.

    Déjà en 1989, M. Bonnemaison dans son rapport préconisait cette solution, la seule qui permette, selon lui, au service public pénitentiaire d'assurer sa mission. Il subordonnait celle-ci à la mise en place de la surveillance électronique, dont les premières expérimentations vont intervenir sous peu.

    Cette mesure est souhaitable, car elle apporterait en plus à l'institution la sérénité nécessaire. En effet, celle-ci, ne maîtrisant pas les flux, se sent constamment soumise à une hypothèque qui entrave sa réflexion et parfois ses projets. C'est vrai d'ailleurs aussi bien de l'administration centrale que des établissements.

    Si un reproche majeur peut être adressé à l'administration pénitentiaire, c'est bien celui de n'avoir pas suffisamment pris en compte les changements intervenus dans la population pénale. En effet, si chacun s'accorde à dire que la population pénale a changé, les méthodes de travail, essentiellement fondées sur la sécurité, demeurent inchangées. C'est pourquoi il est nécessaire, dans un premier temps, de réfléchir à la séparation des différentes populations pénales pour que les règles de la sécurité maximale ne s'appliquent pas à tous comme aujourd'hui, notamment dans les maisons d'arrêt.

    Il est également nécessaire de réfléchir à la prise en charge des détenus délinquants sexuels. Faut-il les regrouper ? Les laisser en détention normale ? Comment éviter qu'ils soient les otages des autres détenus qui les utilisent pour leurs trafics ?

    La détention des malades mentaux appelle également une réflexion particulière. Ils souffrent et sont souvent sujets ou objets de violence. Leur prise en charge ne devrait-elle pas s'effectuer dans des établissements distincts à double tutelle médicale et pénitentiaire comme l'établissement public hospitalier de Fresnes ?

    Ne faut-il pas reconsidérer également la réforme de 1975, instituant différentes catégories d'établissements et réhabiliter le régime progressif, régime de nature à donner sa véritable dimension à la fois au projet d'exécution de peine et au partenariat ?

    En matière de ressources humaines, je citerai d'abord ce passage extrait du rapport de la Cour des comptes « Tout se passe comme si la direction de l'administration pénitentiaire considérait le personnel de surveillance comme une ressource intermittente et nomade, non comme une communauté de travail au service d'un projet ».

    Ce jugement répond comme un écho au slogan souvent entendu lors des mouvements de protestation : « Nous sommes des porte-clefs ». Ce slogan témoigne du malaise ressenti par un personnel appelé uniquement à gérer des flux, dépossédé des missions gratifiantes, à la recherche d'une identité professionnelle qui ne peut se retrouver que dans une redéfinition des objectifs de l'administration et le partage de ces objectifs avec le personnel.

    Il est curieux d'ailleurs de voir comment la mission de garde est bien déclinée en gestes professionnels - fouilles, tenue des effectifs, etc. - et, de ce fait, évaluée, alors que la mission de réinsertion ne l'a jamais été.

    Le moment n'est-il pas venu de créer des équipes dédiées à la sécurité, assurant le service de nuit et des équipes de proximité chargées de la vie en détention ? Ce nouveau mode de travail, en assurant une certaine permanence des agents, pourrait certainement permettre d'envisager un travail en équipe, constituée autour d'un gradé, une seule équipe étant responsable d'un quartier.

    Dès lors et en organisant des rencontres pluridisciplinaires, les agents pourraient pleinement participer à la mission comme cela existe déjà dans les quartiers mineurs.

    Cette responsabilisation devrait s'étendre à tous les échelons de la hiérarchie, chefs d'établissements, directeur régional par la mise en place d'une vraie déconcentration.

    Le système pénitentiaire aujourd'hui est construit sur la méfiance. Il faut rétablir la confiance à tous les niveaux. Cette confiance, qui doit être d'abord celle de la Nation, doit reposer sur un contrat clair, une grande loi pénitentiaire qui fixerait en quelque sorte le cahier des charges de l'institution.

    Il faut qu'au regard de ce cahier des charges, soient fixés les moyens nécessaires au fonctionnement et que l'ensemble des moyens soit décliné jusqu'à l'échelon de l'établissement.

    Enfin, la mise en place d'un contrôle extérieur comme celui préconisé par la commission Canivet sera le garant du respect des objectifs.

    J'ai de plus l'espoir que cette loi pénitentiaire, en redonnant son identité à l'administration, lui permette également d'être un partenaire véritable et efficace pour tous ceux qui interviennent aujourd'hui dans les établissements.

M. le Président : Merci pour l'intensité de votre témoignage ; votre constat rejoint nos observations et vos propositions seront certainement précieuses à la commission.

    Comment concevez-vous le fonctionnement du numerus clausus ? M. Badinter, ici même, avait émis les plus grandes réserves sur un tel dispositif, ce qui avait d'ailleurs étonné plusieurs d'entre nous.

    Quel est votre point de vue sur la taille des régions pénitentiaires ?

    Comment fonctionne la relation entre les neuf directeurs régionaux et les établissements ? Dans certains établissements, l'on nous a parlé de l'éloignement du directeur et de relations peu faciles entre l'échelon régional et l'échelon local.

M. Jean-Marc CHAUVET : S'agissant du numerus clausus, je partirai de mon expérience de chef d'établissement. Nous comptons toujours dans les établissements des détenus qui peuvent sortir. C'est une impression profonde. Ce qui paraît important, c'est de fixer une capacité par établissement pour que tout le monde soit rassuré sur le fait qu'on ne la dépassera pas. C'est là un élément moteur pour la bonne tenue des établissements du programme 13 000. Comment faire ? M. Bonnemaison prévoyait, au niveau de la Cour d'appel, des rencontres entre le parquet général, la direction régionale et les établissements. Lorsque se profile un surencombrement dans un établissement, il est possible, soit d'opérer des transferts, soit d'utiliser un certain nombre de mesures alternatives. Par exemple, pour des détenus condamnés et à qui il reste un ou deux mois à purger, ce pourrait être l'occasion, dans des cas d'urgence, de trouver des solutions pour organiser une sortie.

    Aujourd'hui, certains prévenus attendent leur procès en prison alors qu'ils pourraient sortir avec un bracelet électronique comme le prévoit le projet de loi sur la présomption d'innocence. Plusieurs possibilités de s'organiser existent. Elles sont administratives et judiciaires, il faut certainement raisonner à l'échelon de la cour d'appel pour l'ensemble du dispositif.

    Les ressorts des directions régionales n'ont pas changé depuis 1958 ; ce sont par ailleurs les dernières administrations régionales à assurer à la fois la représentation, l'animation, le contrôle, mais également la gestion des structures locales. Je rappelle que les factures d'épicerie des maisons d'arrêt de Montargis, Tours ou Blois sont traitées à la direction régionale !

    Je me souviens, lorsque j'étais en fonction à Lille, du passage de la Cour des comptes. A la suite de l'enquête de la Cour, nous avons créé un organigramme qui date de 1994 et accru les effectifs. Je rappelle que pour gérer une région pénitentiaire qui comporte deux régions administratives, quatre cours d'appel, quatorze départements, 6 200 fonctionnaires et 11 000 détenus, le service ne compte pas plus d'une dizaine de personnels de catégorie A.

    A Paris, la direction régionale gère en direct 25 établissements, 14 SPIP, et si l'on ajoute la dizaine de cadres travaillant à la direction régionale, cela fait au total une cinquantaine d'interlocuteurs directs avec qui je travaille. Les partenaires, au surplus, souhaitent toujours rencontrer le directeur régional. Ainsi en 1987, à Lille, je passais dans chaque établissement trois fois par an pour des visites qui duraient la journée. Aujourd'hui, à Paris, je ne passe plus qu'une fois dans chaque établissement. Je pense nécessaire d'accroître le nombre de directions régionales et plus encore de revoir le mouvement de déconcentration. Aujourd'hui, nous sommes mobilisés dans les directions régionales par les problèmes de personnel - comme les chefs d'établissements d'ailleurs. Je cite un exemple récent : il manque cinq surveillants à Chartres. Il faut les prendre sur les effectifs d'autres établissements afin de les affecter ; il s'ensuit de longues palabres avec les établissements pour arriver à trouver deux surveillants. Ainsi, continuellement, nous gérons des questions de ce type au détriment de la mission d'animation et de contrôle. Nous sommes continuellement « la tête dans le guidon » pour « faire tourner ».

M. le Président : Comment intervenez-vous pour les affectations de personnel ? Comment s'opèrent les attributions de postes ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Un mois avant la déclaration des postes vacants, avant que ne se réunissent les commissions paritaires, nous faisons le point sur les vacances de postes. En général, le nombre de surveillants qui se trouve à l'école s'avère insuffisant par rapport au nombre de postes vacants. Il en résulte une nécessité d'arbitrage sur les lieux qui feront l'objet d'une diminution de moyens. Suite à cela, la liste des postes vacants est publiée et se tient la commission paritaire au niveau du ministère. Les directions régionales n'exercent aucune intervention sur cette répartition. A la suite de cette procédure, un certain nombre de surveillants vont être affectés dans les établissements.

    Je dois dire que j'ai dû bloquer la mutation de fonctionnaires pendant plus d'un an, alors que la décision de mutation était déjà prise, à défaut de quoi, je devais fermer certains services. La pénurie est réelle pour quasiment chaque catégorie de personnels.

M. Jacky DARNE : Je voudrais vous poser trois questions.

    Vous avez livré quelques informations sur le partage de compétences entre l'administration centrale et la région. Je souhaiterais des éclairages supplémentaires sur la répartition que vous jugeriez souhaitable des compétences entre l'établissement pénitentiaire et la région.

    Un directeur d'établissement bénéficie-t-il actuellement des marges de man_uvre adéquates ? En a-t-il trop ou pas assez ?

    Je suis frappé de constater des éléments contradictoires. J'ai visité un établissement hier où il manque 100 000 francs pour refaire les douches. Il m'a été dit que seule la région pouvait en décider. J'ai l'impression que parfois l'établissement manque de marge de man_uvre. À l'inverse, je constate que les prix de location des téléviseurs peuvent varier de 70 francs à 210 francs selon la décision interne des directeurs. Quel est donc le bon niveau de partage de compétences ?

    Quel est, à votre avis, la durée moyenne satisfaisante de présence du personnel dans un établissement, en particulier du personnel de direction ? J'ai le sentiment qu'il existe une très forte mobilité. Un directeur reste un an ou deux. Comment peut-il prendre la bonne mesure du fonctionnement de son établissement et développer l'idée d'un projet d'établissement alors même que son action est déterminante ? J'ai posé la question à une secrétaire administrative qui, en 18 ans, avait vu six directeurs. Elle estimait que prévalaient de grandes différences de l'un à l'autre et que chacun avait marqué l'établissement par sa présence. Quelle est la bonne durée pour un poste de directeur ou de chef de détention, qui doit jouer aussi un rôle d'animation ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Chacun s'accorde sur l'idée qu'une bonne durée se situe entre trois et cinq ans. Pas moins de trois ans.

    Membre de la commission Canivet, je me suis rendu aux Pays-Bas. J'ai été très impressionné de voir, à 300 kilomètres, une administration pénitentiaire qui fonctionnait. C'est une interrogation terrible quand on a passé toute sa vie dans une administration.

    Nous avons rencontré des détenus qui nous ont précisé que la violence n'existait pas. Pour la direction régionale d'Ile-de-France, je rappelle que cette violence représente cent agressions de surveillants par an, des suicides de détenus ou des automutilations. Aux Pays-Bas, la fonction publique est tout à fait différente. Le directeur recrute son personnel. Il est formé une semaine par mois pendant deux ans tout en travaillant et passe un concours à la suite de cette formation. Le directeur peut licencier même si la mesure est susceptible d'appel.

    Le directeur reçoit un budget, calculé par cellule et par place. Il peut reporter le reliquat ou le dépasser dans la limite de 10 %. Ces marges de man_uvre n'existent pas du tout en France. Cela dépend de la taille des établissements mais il peut arriver qu'un chef d'établissement, pour une dépense de 30 000 francs, ait à faire appel à l'administration régionale. Il faut donner des marges de man_uvre aux chefs d'établissement et, dans le même temps, instaurer un contrôle. Il est déstructurant pour l'échelon régional de gérer des établissements en direct.

    S'agissant des tarifs de la télévision, la réponse est difficile, parce que ce n'est pas le chef d'établissement seul, mais l'association, qui fixe les prix. Ceux que vous citez me surprennent. Au niveau régional, j'ai demandé que le prix se situe aux environs de 200 francs par cellule.

M. Jacky DARNE : A Lyon, ils sont fixés à 220 francs par détenu alors qu'ils sont trois par cellule.

M. Jean-Marc CHAUVET : Cela me paraît beaucoup. Il existe dans certaines prisons un système mutualiste. Lorsqu'il y a plusieurs détenus par cellule, ce sont ceux qui ont des ressources de travail ou reçoivent des mandats qui payent l'abonnement.

    Dans le cas que vous citez, je ne sais pas. Logiquement, eu égard aux paiements que cela occasionne, la location devrait coûter 200 francs environ. Sur ces 200 francs, environ 70 francs reviennent au loueur, 35 francs à la redevance et 35 francs pour l'abonnement à Canal + ; parfois s'y ajoute l'abonnement à d'autres chaînes à péage. En outre, une part de la location alimente l'association pour financer d'autres activités parallèles.

M. Jacky DARNE : Je reviens sur deux des quatre éléments que vous avez évoqués dans votre analyse de l'évolution pénitentiaire de votre propos liminaire : la surpopulation et le changement de population.

    Je comprends bien l'argument de la surpopulation que nous avons tous constaté, mais comment le maîtriser ? Les prisons Saint-Paul et Saint-Joseph à Lyon sont en surpopulation sensible. La population réelle approche le double de la capacité théorique. La prison de Villefranche, située à moins de 30 kilomètres, est en sous-capacité bien que neuve. Les détenus sont seuls par cellule. Pour déplacer les détenus de Lyon à Villefranche, il faut cependant procéder par surprise, car les détenus refusent d'y être incarcérés. Les détenus, s'ils déplorent les conditions d'hygiène de Saint-Paul et Saint-Joseph, préfèrent néanmoins cette prison à celle de Villefranche. Cela me conduit à vous interroger sur la pondération qu'il convient de donner à l'argument de la surpopulation.

    De même, vous évoquez le changement de population. On ne peut pas rester une heure en prison sans entendre déplorer le comportement des jeunes urbains que l'on ne sait pas gérer. Une fois que l'on a dit cela, que fait-on ? On se retourne vers les formes alternatives à la prison ou on considère indispensable d'introduire des changements en détention ? La question ne vaut pas uniquement pour les mineurs, mais également pour les jeunes majeurs.

    Faut-il imaginer d'autres types d'établissements, d'autres types de filières de formation du personnel ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Au sujet de la question de la surpopulation, il se peut que les détenus considèrent, entre autres éléments objectifs, qu'être incarcéré à Villefranche pose certains problèmes pour les visites des familles. Mais surtout la surpopulation, par ses effets déstructurants, conduit à l'abandon de la prison par l'administration. La prison surpeuplée n'appartient plus à l'administration, mais aux détenus. Le reportage du magazine « Envoyé spécial » sur les prisons de Lyon l'a bien souligné. Ceux qui vivent, à l'extérieur, de trafics ou autres reproduisent ce mode de fonctionnement en prison. Dès lors, leur proposer un système - Villefranche - où l'administration est plus présente ne les intéresse pas du tout. S'y ajoute le fait que le personnel débordé est peut-être plus tolérant - c'est du moins ce que l'on dit pour un établissement comme la Santé. L'administration est moins pesante, moins présente, le détenu se trouve mieux, mais jouons-nous notre rôle ? Je ne le crois pas ; nous sommes complètement en dehors.

    Sur le changement de population, un très bon rapport de M. Pradier prend la juste mesure des malades mentaux. On ne peut pas crier en prison. Vous visitez un hôpital psychiatrique, vous entendez des cris, les malades se déplacent. En prison, ce n'est pas possible et les gens souffrent ; les psychiatres le disent. Que faire ? Les Néerlandais ont résolu la question en ouvrant des établissements différents. Il nous faut des établissements à double tutelle comme l'hôpital de Fresnes, relevant à la fois du pénitentiaire et de la santé, doté d'un statut spécifique. Les psychiatres considèrent dorénavant que la sanction est structurante. L'article 64 du Code pénal, devenu 122, n'est plus utilisé. Si la sanction est considérée comme nécessaire pour soigner, cela signifie que tout le monde arrive en prison. C'est là un problème grave qu'il faut résoudre par la construction d'établissements différents.

    S'agissant de la population nouvelle en provenance des banlieues, je crois à la création d'un nouveau type d'établissement qui est le centre pour peine aménagée ; je suis d'ailleurs un peu à l'origine de cette idée. On s'aperçoit que tous les détenus qui purgent de courtes peines se retrouvent en maison d'arrêt et que l'administration pénitentiaire ne s'en occupe pas. Une peine de trois mois est trop brève pour affecter les détenus en atelier ou en formation professionnelle. Pour ces détenus, un établissement particulier serait nécessaire.

    De même manière, l'on s'aperçoit que la semi-liberté qui pouvait fonctionner avec un certain type de personnes socialement bien inscrites dans la société fonctionne moins bien avec des personnes en recherche d'emploi, auxquelles il faut un soutien psychologique pour bénéficier de semi-liberté. Je crois à un nouveau type d'établissement, tel que le centre pour peine aménagée où l'on prendrait en charge les personnes pour les préparer à la sortie au cours de stages de mobilisation. Dans cet établissement, le régime de détention pourrait reposer sur la confiance. Dans la prison, le régime fonctionnera toujours sur la défiance, du fait de l'impératif de sécurité. Si l'on souhaite aider à la reconstruction de quelqu'un, établir la confiance est nécessaire. Ce ne peut être le cas que dans un autre type d'établissement. Je crois aux petits établissements qui sont en train de se mettre en place. Un, d'une soixantaine de places ouvrira à Villejuif en 2001. Certains détenus seront placés dans le cadre de la semi-liberté, d'autres non, mais ils pourront sortir quelques heures, avec un soutien appuyé. Surtout, la vie interne de l'établissement sera caractérisée par une forte présence de la ville.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Votre présentation initiale était une forme de réquisitoire. Dès lors que cette analyse est très partagée, comment se fait-il que l'administration n'ait pas bougé, n'ait pas réussi à se transformer à partir des exemples de pays voisins et amis ?

    Ne risque-t-on pas, du fait de ces problèmes, de rencontrer des difficultés à recruter des surveillants ? Certes, notre commission concourra à améliorer les choses, mais la surpopulation, l'agressivité des jeunes, que nous vivons dans les quartiers, ont de quoi démotiver les jeunes surveillants qui peuvent craindre d'être « emprisonnés » dans une administration. Une solution ne consisterait-elle pas - pour ces fonctionnaires au métier plus que difficile - d'ouvrir l'administration pénitentiaire avec des passerelles vers d'autres administrations où l'on pourrait débuter ou poursuivre sa carrière ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Nous parvenons toujours à recruter un certain nombre de personnes qui souhaitent devenir fonctionnaires. Nombre de recrutements s'opèrent par relations au sein d'une même famille, par amitiés. Cela assure des viviers de recrutements, notamment dans le Nord-Pas-de-Calais. En revanche, aujourd'hui, des surveillants de qualité - ils sont parfois remarquables - essaient d'échapper à leur statut de surveillant dès leur première année de fonction, soit par concours pour accéder aux fonctions de chef de service pénitentiaire, soit par la voie d'autres concours. Les recrutements pour la police ou pour les douanes ont des répercussions assez douloureuses sur les effectifs de l'administration pénitentiaire alors même pourtant qu'en allant travailler dans les douanes, les surveillants perdent de l'argent.

    Un vrai problème est posé et je suis d'accord avec vous : trente ans en détention ne sont pas envisageables. Il faut trouver des moyens et plus de passerelles doivent être jetées en direction des autres administrations.

    S'agissant des raisons pour lesquelles ce constat, établi depuis longtemps, n'a pas suscité de réponses, il faut évoquer des lourdeurs de l'administration et rappeler que des avancées se sont fait jour. Si l'on examine la réforme de la santé en milieu pénitentiaire, après la loi du 18 janvier 1994, tous les établissements ont dû revoir l'ensemble des installations. J'étais à l'époque à Lille. Je me souviens que la grande partie des budgets d'investissement est passée alors dans la construction des unités de soins et tous les autres projets furent retardés d'autant. Même une réforme qui va dans le bon sens peut entraîner des effets très perturbants.

    De même, l'investissement de l'administration pénitentiaire en termes de réflexion, d'action et de mise à disposition de moyens dans la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation est lourd, d'où pour partie, les problèmes que l'on peut rencontrer avec le personnel administratif. Mais il est vrai que les problèmes réglés ne semblent guère compter face à ceux qui subsistent. Avons-nous traité des vrais problèmes ?

M. Robert PANDRAUD : Combien de fonctionnaires représentent les personnels des directions régionales, toutes catégories comprises ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Pour chaque direction régionale, entre cent et cent vingt personnes, y compris de grandes équipes informatiques.

M. Robert PANDRAUD : Avec l'arrivée des nouveaux moyens de communication, la multiplication des échelons régionaux n'est-elle pas un facteur de complexité et de déresponsabilisation des directeurs d'établissement ?

    Souvent - je ne fais pas allusion à l'administration pénitentiaire - l'on a créé des échelons régionaux pour ouvrir des postes de débouchés aux fonctionnaires. L'absence de toute politique de la fonction publique dans ce pays rendait la mesure nécessaire. Mais j'ai l'impression que l'on ne sait plus vraiment qui est qui et qui fait quoi. Il est très souhaitable de renforcer considérablement l'inspection des services pénitentiaires et de responsabiliser davantage les directeurs. Enfin, je pense que ces directeurs, à l'heure actuelle, comptent déjà parmi ceux qui exercent le plus de responsabilités - non des responsabilités de papiers, mais des responsabilités sur les hommes, ce qui est tout de même plus délicat. Le directeur des Baumettes me paraît exercer des responsabilités humaines plus importantes que le trésorier payeur général des Bouches-du-Rhône. Là aussi, je souhaite une politique de la fonction publique. Le directeur d'établissement pénitentiaire qui a bien réussi pourrait se voir confier des postes de sous-préfet ou de conseiller de tribunal administratif. N'importe quel directeur d'établissement exerce des responsabilités supérieures à celles du sous-préfet de Castellane !

    Dès lors, si l'on doit responsabiliser davantage les directeurs, cet échelon régional serait-il encore nécessaire ou suffisant ?

    La gendarmerie comptait, il y a quelques années, un seul général. Désormais, l'on y marche sur les pieds des généraux ; il fallait bien que les colonels avancent ! Est-ce que cela fonctionne mieux ? Sûrement pas ! Plus personne ne sait qui fait quoi et l'on se retrouve avec l'affaire de Pornic.

    Nos établissements comptent beaucoup d'étrangers qui relèvent de deux catégories. Les premiers ont commis des crimes ou des délits ; ils sont soumis au droit commun. Les seconds s'y trouvent pour n'avoir pas respecté la législation sur le séjour des étrangers. Pour cette seconde catégorie, nous nous trouvons devant une co-responsabilité partagée avec l'Etat, car si l'étranger est entré c'est bien parce qu'on l'y a laissé entrer ! La responsabilité de l'État ne devrait pas le conduire à aller en prison, mais à le faire repartir par une politique plus active d'expulsion.

    Faute d'avoir les bons papiers, il se retrouve six mois en prison au terme desquels, rendu à la rue, il n'aura pas commencé par une bonne politique d'intégration ou, s'il repart dans son pays, ce qui arrive parfois, son périple déshonore la famille selon la confidence que m'en faisait le Président Bourguiba. La détention pour absence de papiers est assez difficile à comprendre pour une famille de Ksar-Ouled-Debbab !

    Si nous pratiquions une politique beaucoup plus active d'expulsion et si, au lieu de bêler sur l'augmentation des crédits de coopération, on en conditionnait le versement à la reprise des étrangers non munis de droit de séjour, l'on diminuerait d'autant le surencombrement de l'administration pénitentiaire. On réglerait, dans une certaine mesure, le problème du numerus clausus et l'on parviendrait à une situation plus digne pour les intéressés plutôt que de les entasser dans les établissements avec les auteurs de véritables crimes ou de délits.

    Mes propos, monsieur le directeur, n'appellent pas de réponses précises, mais je les tiens pour le procès-verbal et parce que ces commissions d'enquête permettent de s'exprimer très librement.

M. Jean-Marc CHAUVET : Je veux essayer de répondre. S'agissant de l'échelon régional, je partage un peu votre avis. Il faut renforcer l'établissement ; c'est là où les choses se passent. Il convient de dégager des marges de man_uvre pour redonner au niveau de la région un contrôle qui ne s'exerce plus. Mais il me semble impossible de n'avoir qu'une direction centrale et 180 établissements. Il faut revenir à la vraie mission des directions régionales qui serait davantage d'animation et de contrôle que de gestion.

    Le renforcement de l'inspection doit venir enrichir les contrôles extérieurs. L'évaluation doit être opérée en interne. Il faut connaître ses personnels et savoir les évaluer, ce qui n'est pas réalisé aujourd'hui, à l'heure où les réputations s'établissent davantage sur l'accessoire que sur la réalité. A tout échelon, il est nécessaire d'opérer une bonne évaluation interne et il faut, par ailleurs, un contrôle extérieur. L'échelon régional peut être moins doté en personnel, mais avec des missions plus claires et plus réalisables.

    S'agissant de la détention des étrangers, vous soulevez une question importante, mais qui met en jeu une autre administration. Un certain nombre de conventions sont passées avec des pays étrangers - Royaume-Uni, Pays-Bas... - pour que les ressortissants du pays puissent purger leur peine dans leurs pays d'origine. L'application de ces conventions réclame un travail considérable avec les consulats, mais tout cela bute sur le montant de l'amende douanière, souvent de l'ordre du million de francs. Pourtant, le détenu arrive en fin de peine et sort pour 20 000 francs du fait d'un arrangement. Je trouve que l'opération coûte, au total, cher à l'Etat. Le seul nombre de ressortissants britanniques ou néerlandais dans les prisons surencombrées du Nord-Pas-de-Calais incite à entreprendre quelque chose.

M. Robert PANDRAUD : J'avais effectué une tournée des chefs d'Etat du Maghreb pour leur demander s'ils étaient d'accord pour que leurs ressortissants effectuent une partie de leur peine dans leur pays d'origine. J'avais recueilli un accord de principe chaleureux du Président Bourguiba, un accueil ouvert du Roi du Maroc et une réponse extrêmement défavorable du Président Chadli en Algérie. Les conditions humaines, l'environnement, voire le rapprochement de leurs villages d'origine, ne seraient pas une épreuve inhumaine. Ce n'est pas là l'unique solution, mais une piste que nous devrions essayer d'envisager dans notre rapport, car notre but est bien d'obtenir la diminution du nombre de détenus. Pour cet objectif, je ne souhaite pas que nous nous axions trop sur la pratique de certains parquets en matière de délinquance de banlieue. Car faute de sanctions, il est très décourageant pour les habitants de ces quartiers de constater que les délinquants condamnés à trois ou six mois ne font jamais leur peine et retournent dans leurs cités. L'on contribue ainsi à multiplier les difficultés des banlieues. Tout ce qui relève de l'éloignement du territoire national me semble être une assez bonne chose.

M. le Président : Vous posez plusieurs questions. Pour les mineurs, la piste des unités renforcées évite de les mélanger aux adultes, de leur faire perdre leur temps, car ils apprennent quelque chose. Mais la question des peines purgées dans les pays d'origine et celle des sans-papiers sont tout à fait différentes.

M. Jean-Marc CHAUVET : Je n'ai pas de réponse sur ce dernier point.

M. le Président : Seuls les irresponsables répondent à tout !

    Malgré la surcharge de travail, arrivez-vous à avoir des relations avec des élus et des magistrats ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Avec les magistrats un peu, avec les élus très peu.

M. le Président : Vous nous avez parlé des relations entre le directeur régional et les établissements du ressort. Quelle est votre liberté de man_uvre, votre autonomie, par rapport à la direction centrale ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Sur le personnel, je n'ai quasiment aucun rôle du fait des commissions administratives paritaires et des conseils de discipline qui se réunissent au niveau du ministère.

    Par rapport à l'élaboration des budgets, de plus en plus d'opérations sont fléchées à côté d'un budget de reconduction sur lequel nous n'avons pas de marge de man_uvre. A cet égard, nous bénéficions de peu de liberté.

    Notre rôle de remontée d'information et d'animation qui fait l'objet d'un échange est assez satisfaisant.

M. le Président : De quelle marge de man_uvre disposez-vous dans la gestion de la population pénale, notamment dans l'organisation des transferts ? Jouez-vous un rôle dans la gestion des flux au sein et entre les régions ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Pour tous les condamnés à moins de cinq ans qui sont affectés en centre de détention régional, nous bénéficions de places et nous les gérons librement ; nous sommes seuls comptables de l'affaire. Pour les prévenus, nous sommes tenus de demander au juge d'instruction.

    Pour des condamnés à des peines de plus de cinq ans affectés soit en centre de détention, soit en maison centrale, l'accord du ministère pour les transférer s'impose, mais nous travaillons là en bonne intelligence.

M. le Président : Que pensez-vous d'un statut d'établissement public administratif pour les établissements ?

M. Jean-Marc CHAUVET : J'y suis favorable. La possibilité est déjà offerte par la loi. Elle permet de bien institutionnaliser le dialogue social avec les personnels, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui, puisque les conseils d'établissement ont été annulés. C'est un moyen de donner des marges de man_uvre financières et de faire participer d'autres personnes à la gestion par le biais du conseil d'administration. Je crois que c'est un moyen positif.

M. le Président : Nous avons reçu un architecte qui a participé au programme précédent de construction ainsi qu'au programme 4 000. Quelle est votre opinion sur la taille des établissements et sur leur structuration interne ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Je crois que des établissements recevant entre 400 et 600 détenus ont la bonne taille pour pouvoir organiser des activités.

M. le Président : Pourquoi le système de conseil d'établissement a-t-il été supprimé ?

M. Jean-Marc CHAUVET : Le Conseil d'Etat a annulé cette création, parce qu'elle avait été décidée par arrêté. C'est une annulation pour des motifs de forme.

M. le Président : Quel jugement portez-vous sur la réforme des SPIP, services pénitentiaires d'insertion et de probation, et sur les moyens dont ils disposent ?

M. Jean-Marc CHAUVET : C'est une excellente réforme pour les départements de province de taille petite ou moyenne, où le représentant de l'administration pénitentiaire peut, auprès du préfet et sur un certain nombre de questions, jouer un rôle. Auparavant, parfois, nous n'en avions pas ; parfois, nous étions représentés par un directeur de probation ou un chef d'établissement. La formule pose toutefois des difficultés considérables sur les grands établissements parisiens où l'on constate des réticences des personnels qui craignent d'être envoyés indifféremment en milieu fermé ou ouvert. Dans la mesure où nous sommes obligés de reconstruire des entités en milieu ouvert et d'autres en milieu fermé, la réforme perd là quelque peu de sa chair.

M. Robert PANDRAUD : Les conseils d'établissements furent supprimés pour vice de forme, mais la direction n'y tenait guère, car sinon elle aurait su, dès le départ, passer par la voie réglementaire ou aurait pu, pendant la durée du contentieux, purger cette irrégularité de forme. Le lendemain de la publication de la décision du Conseil d'Etat, elle pouvait lancer dans le circuit des signatures, un décret. En définitive, on a l'impression que syndicats comme direction sont contents de leur suppression.

M. Jean-Marc CHAUVET : Effectivement, tout le monde en était plus ou moins satisfait. En revanche, subsiste une demande des organisations syndicales pour la création de véritables comités techniques locaux. Ils souhaitent que ces CTPL fassent l'objet d'un procès-verbal et d'autres éléments non prévus. Il faut le faire et chacun s'accorde en ce sens.

M. le Président : Nous avons entendu des analyses de nature très différente sur l'hôpital de Fresnes à double tutelle, pénitentiaire et médicale. Comment appréciez-vous cette double tutelle ? Que pensez-vous des moyens de l'hôpital ?

M. Jean-Marc CHAUVET : L'hôpital de Fresnes part de très loin et a souffert de tant de tergiversations autour de son existence, de sa nature juridique et de la composition de ses services que tout cela a profondément perturbé son évolution. Aujourd'hui, un projet doit être soumis au conseil d'administration et aux différentes assemblées du personnel. Les tutelles sont d'accord sur ce projet qui va parfaitement de pair avec la mise en place des UHSI (unités hospitalières de soins intensifs). Nous allons pouvoir donner à cet hôpital sa vraie place.

    Le problème tient aussi aux progrès de la médecine qui appellent des équipements que l'hôpital n'a pas mis en place.

M. le Président : Vous avez souhaité une grande loi pénitentiaire. Pourquoi ? Quels en seraient la forme et les objectifs ?

M. Jean-Marc CHAUVET : J'ai été conduit à résoudre autoritairement une difficulté avec les services médicaux à Meaux. Les services du ministère de la Santé m'ont interrogé : quels sont les textes qui permettent de faire cela ? On s'aperçoit alors que ce ne sont que des textes « pénitentiaires ».

    Si le Parlement adopte une grande loi pénitentiaire, cela contribuera - avec les débats qui la préparent - à afficher vraiment la notion de service public, à réellement reconnaître cette administration comme une véritable administration et à avancer à l'égard des tiers avec une identité forte. Je souhaite que cela se réalise en pleine connaissance de cause.

    Avec la loi du 12 avril 2000 sur les droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations, on va pouvoir donner la possibilité aux détenus d'obtenir un défenseur au prétoire. Sans me prononcer sur le fond de l'affaire, de telles évolutions ne doivent pas s'opérer par interprétation d'une loi, mais par l'affichage clair d'une volonté.

M. le Président : Merci de ce témoignage très dense et très intéressant.

Audition de Mme Chantal CRETAZ,
Présidente de l'Association nationale des visiteurs de prison (A.N.V.P.)
et de Mme Liliane CHENAIN, Secrétaire Générale

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 11 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président
puis de Mme Christine BOUTIN, Secrétaire

Mmes Chantal CRETAZ et Liliane CHENAIN sont introduites.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mmes Chantal Cretaz et Liliane Chenain prêtent serment.

Mme Chantal CRETAZ : Notre association a été fondée en 1932 et reconnue d'utilité publique en 1951. Elle a pour but de fédérer les visiteurs de prison, dont la mission est, selon le code de procédure pénale, «d'aider moralement et matériellement les détenus et leur famille pendant la période de détention et d'aider les détenus à préparer et à réussir leur réinsertion sociale lors de leur libération.»

    L'ANVP a signé une convention de partenariat avec l'administration pénitentiaire en 1995.

    Nous comptons 1 400 membres bénévoles, citoyens ordinaires, qui visitent régulièrement des détenus qui en font la demande auprès des services pénitentiaires d'insertion et de probation. Tout détenu peut rencontrer un visiteur. Nous sommes présents dans la plupart des établissements.

    Nous rencontrons des femmes et des hommes, non pas des délits, puisque nul ne peut être réduit à un acte, qu'il soit bon ou mauvais. Par une présence gratuite, par l'attention à une vie, par l'écoute, nous souhaitons permettre à la personne de reprendre pied dans son histoire, de renouer avec l'acte et ouvrir un avenir.

    Nous sommes attachés à l'idée que la réparation est plus utile aux victimes et aux délinquants que la punition seule et qu'elle est davantage porteuse de sens pour l'ensemble de la société. Nous constatons combien la prison est une expérience catastrophique, dégradante, limite, parfois avilissante, très souvent effectuée dans des conditions inhumaines d'irrespect de la personne et de son intégrité.

    Dans les prisons de ce pays, le respect des personnes passe après les obligations de sécurité. Parler de la situation dans les prisons françaises ne peut, bien entendu, se réduire aux conditions de détention relatives à la salubrité, à l'hygiène des bâtiments ; c'est aussi prendre en compte tout ce qui a trait à la considération des personnes incarcérées, à leur état et à leur avenir, à la vie relationnelle des personnes et des personnels, au sens que la sanction trouve dans l'exécution de la peine pour la personne et la société.

    Vous avez entendu de nombreux témoignages, visité des prisons. Nous ne reviendrons pas sur la crasse innommable de certains lieux, sur la dégradation des bâtiments, l'entassement, la promiscuité en maison d'arrêt et les violences qui s'ensuivent. Non pas que nous minimisions ces aspects, mais parce que vous en êtes déjà informés. «Oui...» disait un détenu «... en détention, la promiscuité, faire ses besoins devant les autres, la saleté, les fouilles à corps incessantes, c'est dégradant, mais quand je parle, parce que je suis détenu, personne ne veut me croire ; c'est cela le pire et l'insupportable.»

    Qui rencontrons-nous en prison ? Des personnes jeunes, de plus en plus jeunes, de plus en plus perturbées et instables, des personnes de plus en plus pauvres, dans un grand dénuement, qu'il soit affectif, économique, culturel, social ou médical.

    Le rapport du groupe de travail sur l'amélioration des conditions de repérage et de prise en charge des personnes en situation d'indigence que l'administration pénitentiaire vient de faire connaître a mis huit ans pour voir le jour ! Difficultés d'accord sur la définition du mot «indigence». Le constat est qu'un détenu sur cinq est illettré, 20 % des détenus sortent avec moins de cinquante francs en poche, 65 % des entrants étaient sans activité, dont 28 % en chômage indemnisé, avant d'y entrer. La pauvreté crée en détention un climat de danger majeur pour l'intégrité des personnes, soumettant les détenus les plus pauvres au trafic, au caïdat, aux pressions de toutes sortes.

    L'incarcération aggrave l'indigence, empêche les aménagements de peine en raison du manque de lien et de soutien à l'extérieur. Les recommandations du rapport prennent en compte la multiplicité des indigences pour permettre de les diminuer en responsabilisant les personnes. Les plus démunis devraient être prioritaires pour le travail si leur santé physique et psychologique le permet. En effet, nous rencontrons des personnes en grande souffrance psychologique et mentale dont la place en détention est très contestable, car la prison est dans l'incapacité de les aider et de les soigner.

Mme Liliane CHENAIN : On constate un changement dans la population carcérale : 10 % des entrants en prison souffrent déjà de troubles mentaux selon le ministère de l'Emploi et de la Solidarité. Selon trois syndicats de directeurs de prison, 40 % des détenus relèvent d'une prise en charge psychiatrique à des degrés divers, qui n'est plus assurée à l'extérieur. Le nombre d'accusés jugés irresponsables au moment des faits est passé de 16 % dans les années 1980 à 0,17 % en 1997. L'institution carcérale doit donc prendre en charge une population qui souffre de troubles mentaux, face à laquelle elle est particulièrement démunie. Ces détenus ont des conduites imprévisibles qui, portant atteinte au bon ordre de l'établissement, appellent une répression inadaptée à leur cas. Par ailleurs, les détenus ne bénéficient pas de l'accompagnement thérapeutique dont ils auraient besoin faute de personnel médical spécialisé. Ils peuvent rester de longs mois, voire de nombreuses années, sans soins appropriés. De plus, leurs difficultés relationnelles les empêchent souvent de travailler ou de s'insérer dans des dispositifs éducatifs, culturels et de formation. Ils cumulent de nombreux handicaps et la question de leur devenir se pose entièrement. Il nous semble donc indispensable d'interroger le milieu psychiatrique sur sa politique à l'égard des malades potentiellement violents et sur la manière dont sont conduites les expertises, le problème de la nécessité d'un procès symbolique du déroulement de la justice et de la prise en compte des dommages subis par les victimes n'exclut pas, qu'au terme de ce procès sans doute indispensable, les personnes puissent être soignées et prises en charge par des services compétents.

Mme Chantal CRETAZ : Notre association s'étonne de constater qu'à toutes sortes de délits, il n'est répondu que par une seule et même peine, dont seule la durée d'exécution varie. Comment expliquer en effet qu'à un crime, à des actes de petite délinquance, des atteintes aux personnes ou aux biens, des trafics illicites, corresponde une même sanction : la peine de privation de liberté, la prison ?

    Manquons-nous à ce point d'imagination ou est-ce par paresse ? Ceci est grave, car cela compromet la clarté d'une sanction et la justesse de la peine, dont l'exécution n'aura pas de sens. Si tant de désespoir se manifeste en prison c'est que, de plus en plus fréquemment, les personnes ne comprennent pas la raison de cette incarcération. Elles commettent des délits, des crimes, mais se sentent profondément victimes d'un système, d'une société, d'une histoire. C'est la loi qui protège les innocents et les coupables de la vengeance. Encore faut-il que l'esprit de la loi s'entende dans la décision de justice, sinon la vengeance prend toute sa place - c'est ce que nous constatons -, l'inadéquation d'un acte et sa sanction poussant à la récidive. Ces détenus généralement subissent la détention et sortent brisés de l'épreuve, animés par un esprit de vengeance. C'est une question que nous devons nous poser : comment ne pas alimenter la fracture sociale en excluant des personnes en situation d'exclusion ? Comment la réparation est-elle envisageable dans un tel contexte ? Que veut-on faire de la peine de prison ?

    La sanction devrait être accompagnée d'un projet positif pour le détenu. Aujourd'hui, il est encore impossible d'étudier et de travailler en même temps. Le détenu démuni qui veut travailler pour son pécule pour indemniser les victimes et gagner un peu d'argent pour mieux vivre en détention ne peut suivre des cours ou apprendre à lire. Il serait donc souhaitable, soit d'allonger la journée de vie en prison de quelques heures, - pourquoi la vie s'arrête-t-elle, comme dans les hôpitaux, à dix-huit heures ? - soit de rémunérer les personnes qui souhaiteraient suivre des cours, qu'ils soient de culture générale ou de formation. Comment peut-on expliquer le faible nombre d'heures d'enseignement dans les quartiers des mineurs ? Généralement, lorsque l'on parle de l'enseignement pour les mineurs, il ne s'agit que de quelques heures par semaine, bien en dessous du nombre d'heures prévues par l'Éducation nationale. À Bois-d'Arcy, quatre heures d'enseignement sont dispensées par semaine.

    Par ailleurs, il existe des entreprises d'insertion qui peuvent assurer une formation professionnelle pendant la détention et embaucher pendant et après la période d'incarcération. Ces exemples sont à développer. Des entreprises classiques devraient être encouragées à créer un secteur d'insertion ou de réinsertion qui nécessite un investissement à l'accompagnement social.

    Le travail est mal payé. Le travail interne à la prison, dit «service général», est le plus mal payé de tous. Des efforts sont annoncés. Il est important que le droit du travail s'applique aussi en prison. Le nombre d'heures hebdomadaires n'est pas respecté, sans bien entendu parler des trente-cinq heures. Peut-on laisser une certaine forme d'esclavage s'installer dans certains cas ? Puisque le droit du travail prévoit 2,5 jours de congé payés par mois, pourquoi les détenus ne seraient-ils pas payés à la fin de chaque mois ?

    Les feuilles de salaire devraient être établies au nom de l'entreprise et non pas, comme encore aujourd'hui, sous le timbre de l'établissement. Cela devrait être vrai pour le travail général interne à la prison. Cela permettrait de rencontrer ultérieurement des employeurs avec des feuilles de salaires moins stigmatisantes. Il n'est pas acceptable de laisser des personnes dans l'inaction, l'inactivité, l'absence de projets pendant des mois, voire des années. Quel sens aurait alors préparer la sortie ? La formation est encore plus importante pour les longues peines, dont le nombre croît inexorablement et qui connaissent des problèmes spécifiques.

Mme Liliane CHENAIN : Vous nous demandez d'abord de dresser un état des lieux rigoureux et objectif de la situation des prisons françaises, d'examiner les conditions de détention et de formuler des propositions de nature à améliorer rapidement la situation dans les prisons françaises. Notre association souhaite que la commission d'enquête se penche sur ce que l'on appelle communément «les longues peines» et plus particulièrement sur les personnes condamnées ayant à subir une peine de réclusion criminelle à perpétuité et une période de sûreté obligatoire ainsi qu'une perpétuité incompressible.

    Dans son livre «L'exécution» concernant celle de Buffet et de Bontemps, Robert Badinter cite maître Henri Torrès : «La mort du condamné c'est l'injustice à l'état brut, la seule, celle qui ôte à l'avocat même sa raison d'être, parce qu'elle est définitive, parce qu'il ne peut plus rien, parce qu'il ne pourra jamais plus rien. C'est le mur. Le mur lisse.»

    Pour les visiteurs de prison et les citoyens que nous sommes, attachés aux valeurs républicaines et à la déclaration des droits de l'homme, ces peines trop longues, qui transforment les prisons en mouroirs, sont inacceptables. Elles nous semblent contraires à l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme qui précise : «La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires». Elle est également contraire à son esprit. Lors des débats qui eurent lieu en 1789, la question de savoir si les délinquants continuaient d'être détenteurs des droits s'était posée. La réponse fut claire : les droits de l'homme sont inaliénables, les remettre en cause c'est remettre en cause l'humanité de l'homme.

    Remplacer la peine de mort par une peine qui consiste à détruire lentement l'intégrité physique et psychologique de la personne, incapable de se projeter dans l'avenir, sans espoir, progressivement abandonnée par ses proches, n'est-ce pas, en définitive, une autre barbarie qui témoigne du peu de confiance en l'homme et en sa capacité d'évoluer et de devenir meilleur ? Nous ne redirons jamais assez, pour les avoir accompagnés durant parfois de très nombreuses années, que des hommes qui entrent en prison criminels ne sont plus les mêmes après quelques années de prison. Que dire après quinze ans ? Rien ne remplacera jamais un enfant mort dans des conditions horribles. Pour autant, nous refusons de faire la distinction entre les vies qui ont été brutalement interrompues. Nous demandons, par conséquent, solennellement :

    - Premièrement, que la période de sûreté soit facultative, non automatique et motivée dans le sens de l'individualisation de la peine ;

    - Que la période de sûreté obligatoire dans le cadre d'une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité soit ramenée à quinze ans au lieu de dix-huit ans et que la possibilité d'une commutation de peine soit examinée systématiquement après cette période ;

    - Que la possibilité d'allongement de la période de sûreté soit supprimée ;

    - Enfin, que la perpétuité incompressible, loi de 1994, soit supprimée.

    Cinq cent quatre-vingt dix-sept personnes condamnées à la réclusion criminelle à perpétuité cultivent en ce moment même, dans les prisons de la République, le désespoir, rejointes par les personnels qui en ont la charge, toutes catégories confondues de l'administration pénitentiaire que l'on condamne elle-même à l'impuissance.

    Je souhaiterais maintenant aborder la question des liens familiaux et des parloirs.

    Nous rappelons que les prévenus ont le droit d'être visités trois fois par semaine et les condamnés une fois. Les jours et les horaires des visites sont fixés par le règlement intérieur de l'établissement - article D 410 du code de procédure pénale.

    En général, la durée des parloirs varie en maison d'arrêt de trente à quarante-cinq minutes pour les prévenus. Cette durée varie considérablement dans les centres de détention et dans les maisons centrales.

    On s'accorde à reconnaître l'importance du maintien des liens familiaux comme facteur d'insertion et dans le but de prévenir la récidive. Toutefois, il ne semble pas que l'on veuille véritablement prendre en compte la difficulté des familles à se rendre en prison pour visiter leurs proches. Le temps passé dans les transports pour se rendre à l'établissement, la crainte qu'inspire le lieu, l'attente du moment de la visite, les sentiments mêlés de honte et d'échec, tout cela concourt à faire que ce sont les familles les plus «courageuses» qui fidélisent leur présence, mais, même si leur fidélité résiste un temps donné, à plus ou moins long terme, le temps s'avère être un bien mauvais allié. Tout d'abord, parce que la durée des parloirs, particulièrement en établissement pour peines, est laissée, malgré le règlement intérieur, à l'appréciation des équipes de surveillants, chargés des parloirs. Ces équipes s'arrogent le pouvoir de déterminer, à partir du règlement, la durée de la visite. Ainsi tel dimanche, avec telle équipe, l'on aura droit à deux heures ; une autre fois, à une heure.

    Par ailleurs, les détenus ont à c_ur d'éviter à leurs familles les soucis et ils taisent le plus souvent leurs difficultés, persuadés aussi qu'elles ne pourront les comprendre. De la même manière, les familles ne veulent pas faire subir à leurs proches ce qui les préoccupe elles-mêmes et, au fil du temps, tout ce déficit de parole, ces non-dit accumulés font que l'on finit par ne plus avoir grand-chose à se dire ni à partager. On s'accordera volontiers sur le fait que les difficultés échangées tricotent davantage de liens que ne peut le faire la ronde ininterrompue des «ça va» et des «rien à signaler», conjugués à tous les temps. Parler et pouvoir véritablement exprimer les joies, les peines, voire les ressentiments, demandent du temps. Tout le reste n'est que bavardage et conversations formelles. Malgré quelques efforts dans certains établissements, nous appelons l'attention des membres de la commission sur le fait qu'avec peu de moyens mais une vraie volonté, on devrait pouvoir accorder aux familles et aux détenus des parloirs plus longs qu'ils ne le sont habituellement, une heure généralement admise en centre de détention prolongée de quarante-cinq minutes à une heure en cas de demande justifiée, ce qui éviterait la frustration et la rupture des liens familiaux, usés par le temps.

    Cent vingt-cinq suicides ont eu en prison en 1999, dont vingt-deux au quartier disciplinaire, c'est-à-dire un sur six. Notre association souhaite une nouvelle fois appeler l'attention des membres de la commission sur le caractère profondément anxiogène de cette prison dans la prison. La réclusion au quartier disciplinaire, même réhabilitée comme le veut le ministère, ne correspond plus à une punition supportable pour la grande majorité des détenus, dont 45 % ont moins de trente ans.

    La population carcérale est aujourd'hui particulièrement vulnérable, sans grands repères, présentant de nombreuses fragilités. Les détenus mis au quartier disciplinaire ont beaucoup de mal à donner du sens à la sanction infligée, la prison étant le plus souvent considérée comme sans véritable légitimité ni crédibilité. Ils se retrouvent seuls en tête-à-tête avec eux-mêmes. Cette confrontation, déjà difficile pour des personnes structurées, est insupportable pour celles qui ne le sont pas, d'où les nombreux passages à l'acte.

    Nous avons exprimé le souhait que les visiteurs de prison puissent continuer à accompagner les personnes qui leur sont confiées quand celles-ci se trouvent placées au quartier disciplinaire. Toutefois, nous invitons fortement le ministère de la Justice, l'administration pénitentiaire, les responsables des établissements et les personnels à réfléchir sur les problèmes de discipline interne, de règlements clairement définis et contractualisés. Enfin, d'autres modes de coercition qui soient plus adaptés à notre époque devraient être envisagés. Il nous semble que tout ce qui pourrait se faire en termes de médiation ou de réparation présenterait de nombreux avantages, en particulier celui de privilégier la pédagogie par rapport à la répression.

    Notre association souhaite également appeler l'attention des membres de la commission sur les problèmes que pose le maintien à l'isolement, sur une longue période. Les conséquences de ce maintien sont graves et constituent, selon nous, une atteinte à l'intégrité des personnes, tant physique que psychologique. On assiste, avec le temps, à une véritable destruction des personnes qui finissent par perdre la notion du temps et de l'espace. Par ailleurs, les détenus se voient doublement sanctionnés. Ils ne peuvent pas travailler et avoir les mêmes activités que les autres ; ils n'obtiennent donc pas les mêmes réductions de peine. Nous considérons qu'il est du devoir de cette commission de réfléchir à une véritable limitation de la durée de l'isolement. Il appartient à l'administration pénitentiaire de se donner les moyens de prendre en charge comme il convient les personnes qui lui sont confiées avec le souci de leur intégrité physique, morale et psychologique. La prison est une sanction ; elle ne peut être un instrument de destruction.

    Nous sommes persuadés qu'il n'y aura pas de véritable réforme pénitentiaire sans l'implication des personnels de surveillance. Nous proposons donc que soient organisées de véritables assises et une consultation, au besoin anonyme, des personnels de surveillance afin qu'ils puissent s'exprimer et que les meilleurs d'entre eux ne quittent pas cette administration, car le plus souvent la fonction est à ce point dévalorisante qu'ils ne pensent qu'à s'en aller. Il conviendrait par ailleurs qu'ils soient assermentés, ce qui leur donnerait plus de crédibilité.

Mme  Chantal CRETAZ : Nous avons trois propositions à vous soumettre.

    La première : un détenu-une cellule, proposition déjà soutenue par le professeur Gentilini  lorsque, à la demande du Garde des sceaux, Jacques Toubon, il avait procédé à un bilan dans les prisons françaises. Il avait été à ce point ahuri des conditions d'hygiène et de santé, en particulier sur les dangers de la contamination par l'hépatite C, dont on ne connaît pas la transmission, qu'il avait souhaité que soit appliqué ce principe. Nous reprenons cette proposition à notre compte. Cela éviterait les problèmes de violence, souvent engendrés par la promiscuité et le manque de place. Cela permettrait un meilleur respect de l'intimité et de la dignité humaine. Cela permettrait également que les magistrats réfléchissent à deux fois à l'incarcération et qu'ils ne la choisissent qu'en cas de nécessité absolue. Bien entendu, si des personnes ne supportaient pas la solitude, il faudrait prévoir des cellules à deux places.

    La deuxième proposition porte sur le casier judiciaire. Nous souhaitons que les députés réfléchissent et votent l'effacement du troisième volet du casier judiciaire, après trois ans sans récidive. La sanction donnée, la peine effectuée, la dette est payée. Il est tout à fait anormal qu'une personne sortant de prison en ayant purgé la totalité de sa peine ait encore cette peine de prison et son acte collés à la peau, sans qu'elle puisse retrouver sa place à part entière dans la société, l'empêchant de trouver un emploi.

    Notre troisième proposition a trait au contrôle extérieur des établissements. Nous avons été entendus par la commission Canivet, dont le rapport nous semble intéressant, bien qu'assez complexe à mettre en _uvre.

    Nous souhaitons que les médiateurs notamment, puissent se mettre en place extrêmement rapidement, dans la mesure où cela demande le moins de moyens. Nous espérons que le contrôle extérieur des prisons permettra que s'exerce moins de maltraitance à l'égard des détenus, mais également à l'égard du personnel.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup de ces exposés très denses.

    Comment devient-on visiteur de prison ? Comment est organisée l'entrée dans votre association ? Selon quels critères ?

Mme Chantal CRETAZ : Nous procédons tout d'abord à une rencontre collective, réunissant quatre ou cinq personnes, pour déterminer leurs motivations et pour leur expliquer en quoi consiste la mission de visiteur de prison. Ensuite, nous rencontrons individuellement ceux qui souhaitent nous rejoindre et nous remplissons un dossier que nous transmettons à l'administration pénitentiaire. Ensuite, une enquête policière est effectuée. Contact est pris avec le directeur de l'établissement et le juge de l'application des peines.

M. le Président : Comment cela se passe-t-il avec la police ?

Mme Chantal CRETAZ : Très simplement. Il s'agit d'une démarche formelle. Nous sommes convoqués par le commissaire de notre quartier, qui nous demande nos motivations.

Mme Liliane CHENAIN : Il nous demande également si nous avons des revenus, certainement pour s'assurer que nous ne serons pas sujets à quelque corruption que ce soit. C'est le service des renseignements généraux qui détermine si, effectivement, nous sommes ou non aptes à devenir visiteurs de prison, car, c'est lui, qui, par le biais de la préfecture, nous donne finalement l'autorisation.

M. le Président : On comprend en effet que soient prises quelques précautions élémentaires.

Mme Chantal CRETAZ : Suit un temps probatoire de six mois avant d'obtenir une carte, renouvelable tous les deux ans.

M. le Président : Cela vous semble donc se passer à peu près normalement ?

Mme Chantal CRETAZ : Tout à fait, excepté lorsque les chefs d'établissement font obstruction, parce qu'ils ne veulent pas de nouveaux visiteurs.

M. le Président : Quelle est la qualité des relations que vous entretenez avec les directeurs de prison et le personnel pénitentiaire ? J'imagine d'ailleurs que cela varie d'un établissement à l'autre.

Mme Chantal CRETAZ : Nous dépendons directement des services d'insertion et de probation.

    Nous rencontrons le directeur la première fois avant d'entrer en détention. L'ANVP compte un correspondant dans chaque établissement, chargé en particulier des relations avec la direction et avec le responsable des services sociaux éducatifs. Pour le reste, nous sommes essentiellement en relation avec les surveillants de prison, puisque ce sont eux qui vont chercher les personnes que nous rencontrons et qui les raccompagnent.

Mme Liliane CHENAIN : On peut s'étonner qu'une association comme la nôtre se préoccupe tant des personnels. Nous avons bien conscience que la vie en prison est rythmée par le rapport et les relations humaines complexes que les détenus tissent avec les personnels. Par conséquent, nous avons eu à c_ur d'informer les surveillants sur le rôle des visiteurs de prison. Nous intervenons à l'Ecole nationale de l'administration pénitentiaire et nous avons diligenté un certain nombre d'actions sur le terrain, c'est-à-dire que nous rencontrons d'abord les représentants des syndicats au centre pénitentiaire de Fresnes où nous sommes 130 visiteurs. Il s'agit, en France, de l'établissement où nous sommes le plus nombreux. Nous avons conclu très récemment un partenariat, aux termes duquel nous interviendrons auprès des surveillants stagiaires pour leur expliquer notre action dans les établissements.

M. le Président : Comment entrez-vous en relation avec tel ou tel détenu ?

Mme Chantal CRETAZ : Les travailleurs sociaux doivent faire connaître aux détenus la possibilité qu'ils ont de rencontrer un visiteur. Tout détenu peut voir un visiteur et pas seulement ceux dépourvus de liens familiaux.

    Les détenus présentent eux-mêmes aux services la demande de rencontrer un visiteur. Ensuite, les membres de l'association sont mis en relation par le biais d'un signalement, fiche qui donne de très faibles renseignements sur le détenu : le nom, le prénom, l'âge, parfois la nationalité.

    Nous rencontrons les détenus dans des «parloirs avocats». Nous sommes libres de notre temps, sans aucune surveillance.

    La difficulté réside dans l'information que les détenus ont de cette possibilité. Elle n'est pas toujours bien faite, parfois parce que les services sociaux-éducatifs sont insuffisamment nombreux, parfois parce que cela les ennuie ou prend du temps.

M. le Président : Avez-vous le sentiment que des détenus auraient voulu vous rencontrer et qu'ils en aient été empêchés ?

Mme Liliane CHENAIN : Bien sûr. Certains n'y parviennent pas. Leur demande n'aboutit pas, par manque de personnels ou parfois par manque de volonté que l'accompagnement ait lieu.

M. le Président : Votre association n'est pas informée directement par les détenus, mais par l'administration.

Mme Liliane CHENAIN : C'est cela même. Mais il faut que la vie de l'établissement offre des horaires où nous puissions intervenir. Il est normal que les détenus puissent aller à l'école et suivre des formations. Il serait tout aussi normal que l'on facilite au maximum les rencontres avec les citoyens que nous sommes à des horaires qui pourraient être un peu mieux aménagés qu'ils ne le sont. Nous nous battons pour que les établissements soient ouverts le samedi matin aux visiteurs de prison, afin que les personnes issues du monde du travail puissent entrer en prison et témoigner de ce qu'est la réalité sociale.

Mme Chantal CRETAZ : Nous demandons également que la journée de détention soit allongée, car, travaillant, nous pourrions rencontrer les détenus en soirée. A signaler que nous sommes empêchés de rencontrer les détenus en centre de semi-liberté car ils ne sont pas présents dans la journée, alors qu'ils auraient besoin d'avoir des contacts avec des personnes comme nous.

M. le Président : Si, au cours des conversations avec les détenus, vous constatez des problèmes, des anomalies, des dysfonctionnements, que faites-vous et quel accueil recevez-vous suite à vos réclamations ? Comment intervenez-vous au sujet de faits graves ?

Mme Liliane CHENAIN : Nous sommes partenaires de l'administration pénitentiaire, ce qui sous-entend que notre premier interlocuteur est la direction, par le biais des personnels de surveillance et des personnels gradés.

    Si nous rencontrons une personne que nous jugeons suicidaire, notre devoir est d'alerter les personnels de surveillance pour qu'elle puisse faire l'objet d'une écoute et d'un suivi particuliers.

    Nous comptons des correspondants dans les établissements. Le visiteur doit saisir immédiatement le correspondant, lequel saisit le directeur, pour lui faire connaître le dysfonctionnement dont il a été informé. Au-delà, nous avons le recours de la direction régionale, que nous ne manquons pas de tenir informée. Nous ne sommes pas l'observatoire international des prisons. Nous considérons nécessaire l'existence d'un capital de confiance et de parole, de pouvoir échanger et formuler ce qui ne va pas et ce qui est intolérable. C'est dire que nous reconnaissons à l'institution la capacité à faire cesser les dysfonctionnements.

    En outre, lorsque nous sortons de prison, nous redevenons des citoyens libres de parole et, en conscience, nous devons alors décider ce qu'il convient de faire pour alerter.

M. le Rapporteur : Compte tenu de la qualité de vos observations et de vos exposés, je ne vous poserai que deux questions.

    Que proposeriez-vous à la place de la prison, car vous avez commencé par nous dire que la prison était un mal nécessaire, mais qu'il fallait faire preuve d'imagination ?

    Lors des visites auxquelles nous avons procédé, nous avons constaté que des jeunes, entre seize et vingt ans, auxquels il avait été proposé des heures d'enseignement, répondaient que cela ne les intéressait pas, arguant du fait que la scolarité n'était plus obligatoire à partir de seize ans. Que penseriez-vous d'une prolongation de l'obligation de scolarité au-delà de seize ans : pour des jeunes de seize à dix-huit ans en matière d'enseignement général et pour des jeunes de seize à vingt-cinq ans en matière de formation professionnelle ? Des jeunes de moins de vingt-cinq ans n'ont aucun métier. Vous avez indiqué que 65 % des personnes entrant en prison n'avaient pas d'activité, mais certains n'ont même pas de formation professionnelle. Ne pourrait-on créer cette obligation ?

Mme Chantal CRETAZ : Il nous a semblé capital d'entrer en relation avec les maires de France sur la question des alternatives à la prison, parce que c'est le lieu de médiation par excellence de la représentation. L'institution municipale est un carrefour stratégique, en termes de prévention de la délinquance. Il est essentiel que les mairies stimulent les collectivités locales pour mettre en place des travaux d'intérêt général, au plus proche d'une réparation. Selon nous, c'est par cette médiation locale que des actions pourraient être menées. Il y a des médiateurs de la justice. Il nous semble important de mettre en place, par ce biais, des alternatives à la prison, soit des travaux d'intérêt général, soit des réparations de biens quand il y a eu dégradation.

    Pour les auteurs d'atteintes aux personnes, voire quand il y a eu crime, des thérapies sont à mettre en place. Il est nécessaire de convaincre d'une thérapie plutôt que de la rendre obligatoire. Il est anormal que la prison soit obligée de répondre à toutes sortes de problèmes liés à la toxicomanie. C'est un problème général de notre société. Il serait important, plutôt que d'incarcérer les toxicomanes qui souvent commettent des délits en raison de leur toxicomanie, qu'interviennent des traitements réels.

Mme Liliane CHENAIN : Nous savons que l'échec scolaire et l'exclusion sont l'une des causes de la délinquance.

    Les jeunes que nous rencontrons en prison sont particulièrement en échec. Ils ont une très mauvaise image d'eux-mêmes et, très peu d'estime de soi. Par conséquent, ils ne peuvent, en groupe, aller à l'école, tout d'abord parce qu'ils n'en perçoivent pas le sens. Ensuite, cela renvoie à la question fondamentale : «Que vais-je faire de ma vie ?»

    Or ces questions sont totalement occultées.

    Dans les rapports que nous nouons avec ces jeunes, nous constatons que nous pouvons « retricoter » du lien social et leur donner la capacité de penser qu'ils sont «capables de».

    Je pratique le soutien scolaire en prison. C'est un lieu de reconstruction. On se rend compte que, capable de lire ou de construire une phrase, l'on est capable de faire quelque chose. C'est là un enjeu majeur et, sans doute, vous avez mis le doigt sur un point essentiel.

    L'association estime que, chaque fois qu'un jeune entre en prison, il doit pouvoir rencontrer, sans enjeu institutionnel, un adulte, un visiteur de prison, avec lequel il peut être accompagné dans une démarche de reprise en compte de ce qu'il est. Pouvoir maîtriser sa vie, son environnement, pouvoir faire des projets, réclament du temps. C'est pourquoi, chaque fois qu'un jeune entre en prison, l'insertion doit commencer dès le premier jour. Il ne faut pas attendre la sortie. Il faut essayer de mettre en place autour d'eux un dispositif qui leur donne du temps pour élaborer un projet. Il est vrai que c'est difficile, d'autant qu'il ne peut s'agir que d'un accompagnement individuel, car comment pouvoir dire, dans un groupe, «je ne sais pas» ?

Mme Christine BOUTIN : Estimez-vous le nombre de visiteurs de prison suffisant ?

    A l'occasion de nos visites dans les établissements, certains responsables nous ont dit qu'il y avait pléthore de demandes pour être visiteurs de prison. C'est une bonne chose que de venir dans les prisons, mais l'on peut également faire preuve de générosité et de sens civique en s'impliquant dans un autre cadre. Qu'en pensez-vous ?

    Comment cela se passe-t-il avec les détenus qui connaissent des difficultés d'expression dans la langue française ?

Mme Chantal CRETAZ : De nombreux visiteurs de prison parlent des langues étrangères. A nous tous, nous parlons beaucoup de langues étrangères. Ce peut être une spécialité d'une personne qui rencontrera particulièrement les détenus d'une certaine langue. Cette capacité nous offre même la possibilité d'obtenir un permis de visite dans plusieurs établissements pénitentiaires de différentes directions.

    Il n'y a pas suffisamment de visiteurs. On peut répondre qu'il y a un engouement et beaucoup de demandes, mais les agréments ne sont pas accordés comme il se devrait. Certes, faire des allers et venues, accompagner des détenus aux parloirs est une charge. Réfléchir à qui l'on va confier tel détenu prend du temps. La tendance aujourd'hui est que les services utilisent ces compétences particulières, c'est-à-dire que se dessine une volonté d'instrumentaliser les personnes qui viennent en détention. Or nous sommes des intervenants particuliers et nous tenons au fait même que nous n'avons pas de compétences particulières.

    Il y a là quelque chose qui devrait être repensé. Nous sommes formés à l'écoute pour être au plus près des besoins des détenus et les accompagner. L'association peut et doit offrir toutes sortes de services, même si on ne le fait pas toujours très bien. Nous ne rencontrons qu'un dixième de la population carcérale. Lorsque l'on voit des lieux comme Saint-Maur, on se dit que les visites devraient être absolument obligatoires dans les maisons pour peines. Ce sont des lieux qui devraient connaître une abondance de visiteurs. Nous sommes des gens qui avons traversé des épreuves et qui les avons surmontées. Nous sommes des personnes « lambda », nous ne demandons rien aux détenus. Il est important qu'ils rencontrent des personnes qui viennent juste pour eux, gratuitement.

Mme Christine Boutin, Secrétaire de la commission, remplace M. Louis Mermaz au fauteuil de la présidence.

M. Jacky DARNE : Lorsque j'ai visité des établissements, l'on m'a indiqué que 10 % seulement des détenus avaient des contacts avec des visiteurs. Les personnes que j'ai rencontrées n'estimaient pas qu'il était difficile de devenir visiteur, mais que les candidatures étaient peu nombreuses. C'est un point de vue contraire à celui qui vient d'être exprimé. Comment promouvoir cette fonction, d'autant qu'il semble se dessiner un certain décalage sociologique entre les visiteurs - qui un peu à votre image, en général des femmes, dans la deuxième partie de leur vie active - et toute une catégorie de détenus, jeunes adultes, avec lesquels les difficultés de communication étaient plus grandes ? Les directeurs indiquaient qu'il serait intéressant de pouvoir élargir les profils de visiteurs. Ce n'est, en aucune façon, une critique à l'encontre des visiteurs. Mais il s'agit d'ouvrir une plus grande possibilité de dialogue entre ceux-ci et les détenus.

    Après le temps de prison, voire pendant celui-ci, les détenus cherchent-ils des conseils de nature, si ce n'est à doubler les services sociaux-éducatifs, à se substituer à leur manque de temps et donc à vous inciter à des relations externes ?

    Après la sortie de prison, les échanges entre visiteurs de prison et détenus se poursuivent-ils ?

    Enfin, peut-on faire ce travail très longtemps ?

Mme Liliane CHENAIN : Il nous a déjà été dit qu'il existait une inadéquation entre le public et les visiteurs. Nous sommes souvent passés pour des gens très gentils, faisant appel à leur sens de la charité, avec peut-être cette question sous-jacente : à quoi servons-nous dans une société très technicienne ?

    Nous sommes très attachés au fait que les établissements puissent recevoir des personnes vivant dans le monde du travail. Si on ne leur permet pas d'entrer, comment voulez-vous que nous essayions de recruter des personnes en mesure de témoigner d'une réalité sociale ?

    Cela dit, la parité hommes-femmes est réelle parmi les visiteurs de prisons. La moyenne d'âge est, c'est vrai, plutôt de 65 ans. Nous faisons beaucoup d'efforts pour recruter de jeunes visiteurs afin de permettre aux jeunes incarcérés d'avoir en face d'eux des personnes avec lesquelles échanger. C'est un point auquel nous sommes très attachés et nous nous y efforçons.

    Il est vrai que les travailleurs sociaux ont soit tendance à nous instrumentaliser - nous accompagnons les détenus en permission ou à l'ANPE, nous retirons de l'argent sur les comptes, allons chercher les valises dans les hôtels...

    Nous acceptons ces tâches au titre de notre mission, telle que nous la définissons, pour la personne que nous accompagnons, car cela a du sens et parce que la demande, au fil des parloirs, n'est jamais la même. Une semaine, nous serons confrontés à une difficulté existentielle, l'approche du procès, le verdict, des difficultés familiales. Selon notre charte, nous pouvons contacter les avocats, les familles. Au fond, nous disposons d'une très large marge de man_uvre qui renvoie les travailleurs sociaux à leurs propres obligations. Parfois, ils ne nous situent pas très bien ou nous perçoivent comme intervenant sur un terrain extrêmement valorisant et qui les concurrence, eux qui n'ont pas le temps de s'occuper des personnes comme parfois elles le voudraient.

    Nous revoir à l'extérieur ne pose pas de problèmes aux détenus, dès lors que de véritables liens se sont noués et quand ils ont intégré la prison dans leur histoire. Cependant, lorsque nous entrons en prison, nous symbolisons l'extérieur et quand les détenus sortent de prison, nous symbolisons alors l'intérieur. Entretenir des liens avec un visiteur de prison qui n'a jamais été identifié que comme tel renverra toujours cette image à la personne. Parmi les longues peines, des personnes intègrent très bien la prison à leur histoire et d'ailleurs ne récidivent pas. Le visiteur de prison peut alors être devenu, au fil des années, un ami avec lequel ils ont vécu un moment difficile et dont il reste quelque chose de fort. Je ne crois pas que l'on puisse établir des généralités.

Mme Chantal CRETAZ : Face aux difficultés pour entrer en conversation avec les mineurs dans un face-à-face dans un petit parloir, des visiteurs de Mulhouse ont eu l'idée de proposer à l'administration de l'établissement d'engager avec eux une action qui soit revalorisant, car telle est l'idée qui nous anime : redonner confiance. Ils ont récupéré du matériel de l'Education nationale mis au rebut. Ils l'ont retapé et peint et envoyé à des établissements scolaires en Roumanie. Dans le « faire ensemble », la relation s'établit plus facilement.

    Cela dit, il est possible d'entrer en relation avec des mineurs autrement. J'ai eu l'occasion de rencontrer de très jeunes mineurs à Fresnes. On parvient, petit à petit, à entrer en relation. Quand on a la chance de pouvoir accompagner scolairement ces personnes qui relèvent de l'enseignement, qui ont besoin d'un soutien pour un travail, ce chemin est facilité.

    Il y a une génération qui a absorbé dans son biberon, à la naissance, l'idée que l'engagement dans la société était un devoir. Et puis notre société a évolué et comme de nombreuses associations de la loi de 1901 ayant ce type d'engagement social, longtemps perçu comme un engagement charitable, notre association connaît aujourd'hui des difficultés à renouveler les rangs. Elles sont liées pour nous aux horaires. Mme Chenain et moi-même travaillons et avons des engagements dans notre association, ce qui suppose une forme de gymnastique avec la vie professionnelle. Le fait de travailler et de mener ce type d'engagement ne nous est pas facilité par les horaires. Cela dit, pour des jeunes ce peut également être une chance de rencontrer des personnes retraitées. Il n'y a aucune raison de rencontrer uniquement des personnes de sa génération. N'est-ce pas aussi une chance pour ces jeunes de rencontrer des adultes qui ont traversé des épreuves et qui en sont sortis, surtout des personnes auxquelles ils n'ont pas de compte à rendre ? Peut-être n'ont-ils jamais rencontré cette opportunité au cours de leur vie.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Les responsables des collectivités locales, les maires, sont confrontés quotidiennement, nuit et jour, aux jeunes mineurs, de plus en plus jeunes, violents, en échec scolaire...

    A Bois-d'Arcy, lieu où des multirécidivistes sortent et entrent en permanence pour trois mois, six mois, un an - les peines augmentent à chaque fois - rencontrez-vous de jeunes mineurs ? Ce suivi me paraît une voie à exploiter. Lorsque nous voyons que les jeunes reviennent dans leur quartier - on ne le voit pas du reste, on le sait le jour même par les problèmes que nous rencontrons à nouveau dès leur sortie de Bois-d'Arcy - les éducateurs les prennent en charge, mais nous n'avons jamais eu de contact avec les visiteurs de prison. Il serait intéressant qu'un contact soit établi entre nos acteurs de terrain et les visiteurs pour savoir comment ces derniers ont appréhendé les jeunes au cours de leurs visites et de leurs conversations. Il me semble que nous sommes face à un manque de liens, car nous ignorons ce qui s'est dit à l'intérieur.

    Avez-vous déjà participé à de telles expériences ou pensez-vous qu'il faudrait monter une structure afin de savoir s'ils vous ont écoutés en prison et s'ils sont prêts à faire quelque chose à l'extérieur ?

Mme Liliane CHENAIN : C'est une question à laquelle nous réfléchissons. Nous avons demandé que les mineurs et les jeunes majeurs puissent rencontrer un visiteur de prison dès leur entrée en prison. On nous a rétorqué que cela ne figurait pas dans le code de procédure pénale et qu'il appartenait au détenu d'en formuler la demande. A ceci, nous avons répondu que la liberté c'était d'abord de faire un choix, à savoir rencontrer quelqu'un pour lui dire éventuellement que l'on a rien à lui dire.

    L'idéal serait une sorte de tutorat ou de parrainage ainsi que cela existe d'ailleurs dans certaines collectivités, des chefs d'entreprise aidant les jeunes sur un parcours d'insertion. Il y a là une véritable piste à creuser, car le problème de ces jeunes est de n'avoir jamais rencontré quelqu'un. Ils n'ont jamais rencontré que des structures administratives. Il conviendrait d'instaurer un dialogue avec la protection judiciaire de la jeunesse qui nous considère avec beaucoup de suspicion. Ils estiment que les personnes travaillant autour des jeunes sont déjà très nombreuses, au point, nous disent-ils, qu'ils ne voient pas ce que nous pourrions faire ! Nous leur répondons que nous n'allons précisément rien faire, que nous ne servons à rien, que nous sommes dans l'inutile, mais cet inutile n'est-il pas l'essentiel : offrir la possibilité à ces jeunes de s'exprimer, d'exprimer même leur violence d'être. C'est sur ces bases que peut s'engager un travail d'accompagnement, de reconstruction de soi et l'élaboration de projets d'avenir.

Mme Chantal CRETAZ : Au collège d'Europe à Tourcoing, pour lutter contre la violence, la coordination entre tous les partenaires, qu'ils soient du collège ou de la ville, a abouti à des résultats positifs. Il me semble qu'une telle formule pourrait être reprise. Mais il faut savoir que la mise en place d'un travail entre divers partenaires autour des personnes en difficulté réclame un investissement, une réelle volonté politique et sociale. Nous sommes prêts à prendre une part à la mesure de nos possibilités.

M. Jacques MASDEU-ARUS : Si les membres de votre association rencontrent des jeunes mineurs à Bois-d'Arcy, pourriez-vous leur demander d'entrer en contact avec nous pour savoir s'ils rencontrent suffisamment de mineurs et afin qu'ils nous livrent leur sentiment, car vous êtes les plus extérieurs de tous les intervenants ?

Mme Chantal CRETAZ : Bois-d'Arcy est le contre-exemple. Il n'est, pour l'heure, pas possible que nous y rencontrions des mineurs.

    Cela dit, nous les rencontrons au centre de jeunes détenus et cela se passe plutôt bien.

Mme la Présidente : Je vous remercie au nom des membres de la commission d'enquête pour l'intérêt de vos propos.

Audition de l'Association des familles en lutte contre l'insécurité
et les décès en détention (F.L.I.D.D.)

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 11 mai 2000)

Présidence de Mme Christine BOUTIN, Secrétaire

M. Salah ZAOUYA, Président, Mme Kheira REZIGA, Vice-Présidente, Mme Fatima ALILOUCH, M. Akim BOUAFIA, Trésorier, Melle Massioui MOUNA et M. Henri GUTSCHE sont introduits.

Mme la Présidente leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation de Mme la Présidente, les intéressés prêtent serment.

M. Salah ZAOUYA : Nous vous proposons de raconter chacun notre tour ce que nous avons vécu et que nous vivons encore.

    Les parents et les familles, dès lors qu'ils perdent un enfant de vingt ans en prison, ont le sentiment de se trouver face à un mur. D'abord, de l'administration pénitentiaire, de la justice ou plutôt de l'injustice.

    J'ai perdu mon fils Jahouad, âgé de vingt ans. Il s'est retrouvé à la maison d'arrêt de Bois-d'Arcy. Il n'y est resté que onze jours. Il partageait sa cellule avec deux détenus. Dans la nuit du 22 au 23 juillet 1996, le jeune Hassan qui venait de Poissy s'est énervé, pour un problème de changement de cellule. Il a appelé le gardien en disant qu'il allait mettre le feu. Le gardien ne l'a pas cru. Ce n'était pas la première fois qu'Hassan lançait une telle menace. Alors que le gardien essayait de parlementer avec lui à travers l'_illeton, Hassan s'est énervé, il a allumé le feu. Le gardien ne possédait ni la clef de la cellule ni celle de la bouche à incendie. Il était une heure vingt. Le surveillant est allé réveiller le surveillant-chef, ils sont revenus sur les lieux où ils n'ont pu ouvrir la porte - ils n'étaient pas équipés - ils ont perdu beaucoup de temps. Sur les trois détenus, un seul a survécu ; il était resté près de la fenêtre. Les pompiers sont arrivés une demi-heure après ; ils ont trouvé le moyen de se tromper dans l'enceinte de la prison ; le SAMU a mis trois quarts d'heure. Lorsqu'il a été sorti de la cellule, Jahouad n'était pas mort ; il est mort faute de médecin et d'infirmiers sur place pour le secourir.

    J'ai également envie de dénoncer l'injustice, car il est des choses que les parents ou les familles qui ont perdu un enfant de vingt ans ne comprennent pas. L'expert, un haut fonctionnaire de la préfecture de Paris, a déclaré que les matelas étaient conformes aux normes de sécurité, ce qui est faux. Je le maintiens, il a trafiqué. De même, certains médecins, y compris légistes, ne sont pas clairs.

    On a osé prononcer un non-lieu. L'administration ne serait pas responsable de la mort de Jahouad ; mais Jahouad est mort chez eux ! Malheureusement, il n'est pas le seul. L'année dernière, on a compté plus de cent vingt gamins soi-disant suicidés. Nous, les familles, ne croyons pas à cela. J'ai des exemples.

    Celui de Tony. Sa petite amie marocaine a eu un enfant de lui. Il lui restait deux jours avant de sortir de la prison de Grasse, un samedi. Il s'est suicidé le jeudi. Deux jours avant la sortie, c'est impossible ! De plus, dans la dernière lettre qu'il a envoyée à sa famille, il racontait ses projets de vacances, ses intentions de changer de région pour aller vers Paris.

    Nadam Rami était une jeune marocaine de trente-quatre ans, incarcérée aux Baumettes. Elle arrivait de la maison d'arrêt de Nîmes. Je détiens le témoignage d'une compagne de prison. Elle n'a pas été sauvée, elle est morte à l'hôpital Sainte-Marguerite. Elle souffrait depuis plus de trois mois, elle était incontinente, vomissait du sang ; la surveillante chef lui disait d'arrêter son cinéma ; le médecin, une femme, ne voulait rien savoir. Quand tout le monde a réalisé qu'elle était perdue, elle a été emmenée à l'hôpital où elle est morte, menottée.

    Ossim Aitmoktar était malade mental. Il s'est suicidé à Agen. Au lieu de l'emmener dans un hôpital psychiatrique, ils l'ont laissé mourir.

    Thierry Tchik. Il est mort en 1997 à Grasse. Cela fait trois ans que ses parents se battent. Cette famille a dépensé beaucoup d'argent, entre autres, en frais d'avocats. Elle demande à chaque fois une contre-expertise, qui s'effectue sans elle, sans son avocat. C'était un garçon de 1,87 mètre. La famille ne comprend pas, moi non plus, comment il a fait pour se suicider.

    Cela fait quatre ans que je me bats. Vous êtes des élus du peuple. Nous vous demandons d'arrêter le massacre, car nos enfants partent, dans le pays « soi-disant », je maintiens le « soi-disant », des droits de l'homme. C'est honteux pour la France ! Bientôt, la France présidera l'Union européenne alors même qu'elle a été condamnée au niveau européen pour non-respect des droits de l'homme.

Mme Kheira REZIGA : J'avais un garçon et une fille. Mon fils a été incarcéré pour un délit mineur. Il a été condamné à trois mois de prison avec trois mois de sursis. Tout se passait très bien en prison. Il recevait des mandats, sa famille, ses amis allaient le voir. Tout se passait bien, jusqu'au jour où, le 8 mai, l'infirmière m'a téléphoné pour me dire que mon fils n'allait pas bien, qu'il me croyait morte. Elle m'a dit de me renseigner. Je me suis renseignée ; personne dans la famille n'était mort. Puis on m'a annoncé que mon fils était mis au mitard alors qu'il avait une obligation de soins ; logiquement, il n'aurait pas dû y aller. C'est ce que je ne comprends pas. Le corps médical n'a pas fait son travail. Mon fils a été condamné à quarante-cinq jours de mitard, dont quinze avec sursis. Il a fait vingt-six jours de mitard ; il lui restait quatre jours ; c'est alors qu'il s'est soi-disant pendu avec son drap. Je n'y crois pas, je n'y crois pas parce que j'ai vu le corps de mon fils : il a été roué de coups, tabassé sauvagement, il avait du sang au niveau du crâne, il était ceinturé au bas de la poitrine et il était couvert d'ecchymoses au bas de l'abdomen. On nous a pressés d'enterrer mon fils ; je l'ai enterré à peine quarante-huit heures après son décès. Je me suis renseignée ensuite auprès des médecins, du directeur de la prison. Personne n'était capable de répondre à mes questions simples et précises. Tout le monde se renvoyait la balle. Personne ne savait quelle ambulance était venue, à quelle heure elle était arrivée, personne ne savait non plus s'il avait des vêtements. Rien n'a été mis sous scellés ; il n'y a donc pas de pièces à conviction. Le procureur ne s'est pas déplacé alors qu'il y a eu mort d'homme. Logiquement, le procureur se déplace. Rien n'a été fait. Comment peut-on croire à des choses pareilles ? C'est inadmissible ! Il y a mort d'homme et rien ne se passe. Le rapport d'autopsie conclut à l'absence de pendaison. Il est indiqué que les cervicales ne sont pas cassées, que la trachée est libre, que les hématomes sont dus aux machines, aux électrochocs, alors que c'est faux ! C'est faux ! Je demande aujourd'hui que l'on m'entende, je demande qu'une enquête soit ouverte. Le 2 juin, cela fera un an que j'ai perdu mon fils et cela fait un an que l'on me fait tourner en rond. J'ai déposé une plainte. Un doyen des juges doit désigner un juge. Je devais recevoir une convocation dans les dix jours. Il n'y a toujours rien. Je ne comprends pas.

    Aujourd'hui, nous disons que nous voulons bien entendre, mais il faut que l'on nous entende aussi, il faut que la justice fasse ses preuves. Mon fils a été enterré en France et je souhaite l'exhumer pour faire procéder à une contre-expertise.

    Suite au décès de mon fils, quatre-vingts détenus ont été transférés, parce qu'ils connaissaient tous mon fils. Ils avaient dit : «Mehdi n'est pas suicidaire. S'il lui arrive quoi que ce soit, il y aura une grosse émeute.» Tout de suite après, quatre-vingts détenus ont été transférés sur Paris, sans aucune raison, du jour au lendemain. Nous avions un témoin : M. Ali Bousseta qui devait témoigner pour mon fils, car il connaissait les noms des surveillants qui avaient menacé mon fils de mort. Il a été arrêté et incarcéré à Saint-Quentin-Fallavier à seize heures trente ; à vingt et une heure trente, on le retrouvait pendu avec son lacet alors qu'il faisait quatre-vingt-dix kilos. On n'y croit pas.

    J'espère qu'il y a une justice, j'espère que vous entendez ce que l'on dit. On a perdu un enfant, un être cher et justice doit être faite. Je vous ai amené des revues de presse, pour que vous compreniez.

M. Akim BOUAFIA : Sans vouloir prétendre que nous nions le suicide dans tous les cas, il y a des cas pour lesquels nous n'avons pas reçu de réponses et les situations présentent de grandes similitudes entre elles. Nous sommes conduits à penser que le suicide est un peu la solution de facilité pour justifier ces décès en détention, particulièrement dans les prisons lyonnaises de Saint-Paul et Saint-Joseph, tristement célèbres pour leur macabre record en ce domaine : le taux de suicide y est dix fois plus élevé que le taux moyen de suicides dans les prisons françaises. Nous pensons que c'est la solution de facilité pour les maisons d'arrêt, d'autant que les comportements de leurs responsables, au moment de recevoir des familles endeuillées, sont loin de ceux que l'on souhaiterait ou de ceux que l'on est en droit d'attendre : simplement recevoir les familles, leur expliquer ce qui s'est passé. La plupart du temps, elles sont refoulées à l'entrée de la prison, à moins d'alerter les médias ou l'opinion publique. Le livre du docteur Vasseur a révélé à la majorité des gens ce qui se passait dans les prisons, notamment la vétusté - choses qui étaient loin d'être nouvelles pour nous. Nous avons entendu de nombreux témoignages de personnes qui connaissent des détenus et nous avons été amenés, du fait des suicides, à fréquenter le milieu carcéral, car nous ne connaissions pas forcément ce milieu auparavant. Nous avons entendu beaucoup de choses ; au début, nous étions prudents. Mais il est certain qu'il y a des réalités, voire des violences qui vont bien au-delà de ce que l'on peut imaginer. Même si l'émission d'Envoyé Spécial sur les prisons de Lyon a été plus loin que ce que l'on voit d'habitude, il reste beaucoup de choses que l'on arrive encore difficilement à imaginer dans les prisons françaises.

    L'opacité est grande. Rien ne filtre. Même pour les autorités, il est difficile de mener une enquête en prison. Dans ces endroits-là quasiment rien n'est vérifiable. A l'instar de l'OIP et d'autres associations, nous demandons la transparence. Pour l'heure, aucun organisme totalement extérieur à la prison n'est mandaté pour la surveiller. La prison est un état de non-droit. Même les viols qui s'y commettent sont «correctionnalisés». Cela va des violences entre détenus jusqu'aux violences des surveillants. On nous a souvent répété que la douleur altérait parfois le raisonnement ; c'est vrai que nous nous sommes posé la question et qu'au début nous relativisions. Mais il existe des cas de plaintes vérifiées : un directeur de maison d'arrêt a porté plainte contre l'un de ses surveillants pour violence. Certes, cela ne s'est produit qu'une seule fois, mais c'est la preuve que cela existe. Pour un directeur qui porte plainte contre l'un de ses surveillants, on peut se poser la question du nombre de cas non révélés ou ignorés. Nous avons été amenés à constater qu'un directeur, alors même qu'il en est responsable, n'est pas toujours au courant de ce qui se passe dans sa propre prison. On nous dit que l'on ne sait pas quel surveillant était là tel jour, comment les rondes fonctionnent.

    J'ai perdu mon petit frère qui était mineur. Il a été placé au mitard pour une peine de vingt jours, ce qui est inadmissible s'agissant d'un gosse de dix-sept ans. Bien que l'essentiel ne soit pas là, ces enfants sont entrés en prison pour des délits mineurs, même s'ils n'en restent pas moins des délits. Ils sont là pour payer, à aucun moment pour se retrouver victimes. Notre famille était déjà victime par le simple fait d'être pour la première fois confrontée à la prison : aucun membre de ma famille ni aucun de mes proches n'a connu le milieu carcéral. En ce sens, nous étions déjà en quelque sorte victimes. En aucun cas, nous n'imaginions avoir à faire face à un décès, d'autant qu'un mineur de dix-sept ans n'a rien à faire dans un quartier disciplinaire. On peut aussi se poser la question de savoir comment il est possible que la personne qui constate une infraction dans la prison, par exemple un surveillant qui constate une bagarre, est la même qui, au prétoire, décidera si elle est coupable de ce que l'on lui reproche et qui infligera la peine. Personne n'est là pour défendre les détenus. Demander la présence de l'avocat au prétoire serait légitime, mais nous n'en sommes même pas là. Nous demandons ne serait-ce que la présence d'un détenu. Le détenu en cause pourrait être représenté, ce qui serait un peu moins arbitraire, car c'est ainsi que cela se passe aujourd'hui : les gens sont mis au mitard ; l'administration n'a même plus besoin de se justifier. C'est automatique.

    En tant qu'association, nous avons des propositions à présenter. Nombre de choses sont à revoir dans le système carcéral. Dans l'émission d'Envoyé spécial, beaucoup de personnes ont reconnu que des dysfonctionnements existaient. C'était loin de ce que l'on pouvait imaginer. Nous sommes là pour dire que ce n'est pas tout, qu'il reste encore beaucoup de choses à revoir, beaucoup de travail. Il ne faut pas attendre que la situation s'aggrave. On ne peut dire aujourd'hui que l'on n'est pas au courant. Heureusement, depuis quelque temps, cela commence à faire un petit peu de bruit. Et puis nous sommes là aujourd'hui. Ce n'est peut-être pas un hasard. Il faut vraiment considérer le problème, car cela atteint de graves proportions.

Melle Mouna MASSIOUI : J'ai perdu mon petit frère de vingt et un ans. Il devait accomplir une peine de six mois pour un petit délit, un vol de poste. Il devait sortir pour une permission le lundi et le vendredi matin on l'a retrouvé pendu dans sa cellule avec un lacet, lui qui faisait soixante-cinq kilos. Il était accroché à un support de télévision. Le rapport entre le support, le poids et la taille figurant dans le rapport de police ne paraît pas plausible. Comme le disent les personnes ici avec moi, des détenus ont été transférés. Après le décès de mon frère, le directeur de la prison a été muté.

    Lorsque mon frère a été retrouvé dans sa cellule, ils disent qu'ils sont partis chercher de l'aide alors que la première personne qui était là aurait pu décrocher le corps. De nombreux points de cette histoire sont incohérents. Et puis ma famille et moi savons que mon frère n'était pas suicidaire. On veut nous faire avaler cela, on veut nous mettre cela dans la tête. Voilà deux ans que cela s'est passé et nous n'y croyons toujours pas et nous n'y croirons jamais, car il y a trop de cas similaires. Ce n'est pas un hasard. Tous les mois, on entend qu'un détenu s'est suicidé. Il y a trop de cas. Il faut absolument se saisir du problème maintenant avant que cela ne s'aggrave comme le disait M. Bouafia.

Mme Fatima ALILOUCH : Je suis la grande s_ur de Lounes. J'ai perdu mon petit frère au mois d'août. Il devait sortir en septembre. Il lui restait un mois de peine à purger. Il est vrai que Lounes était malade, mais nous ne comprenons pas ce qui s'est passé. Un mois avant déjà, il nous avait écrit qu'on l'avait menacé de mort et qu'il avait peur, qu'il n'en dormait plus la nuit, qu'il faisait des cauchemars. Quand mon autre frère lui a rendu visite, il avait une cicatrice au cou. Ils ont essayé de le tuer, mais sans y parvenir. Un mois après, ils ont recommencé ! Le pire dans tout cela, c'est que l'on a l'impression que les gens nous prennent pour des fous.

M. le Rapporteur : Vous dites «on». Qui soupçonnez-vous ?

Mme Fatima ALILOUCH : La justice. On a vraiment l'impression que l'on nous prend pour...

M. le Rapporteur : Oui, mais vous avez dit «On l'a menacé et on l'a tué.»

Mme Fatima ALILOUCH : A la prison même : par les matons, les surveillants.

    J'ai une lettre de l'avocat qui demande que Lounes sorte, car il était un peu dépressif et qu'il n'avait rien à faire en prison. Apparemment, il n'y a pas eu de suite. Ils l'y ont laissé et voilà.

M. Henri GUTSCHE : Je viens d'Auxerre. Mon frère Michel Gutsche est décédé le 25 août 1999.

    Dans l'intervalle des deux semaines de son décès, quatre ou cinq personnes sont décédées. Je ne veux pas revenir sur mon histoire personnelle, je voudrais lire un article du code de procédure pénale, introduction à mon propos : «En cas de découverte d'un cadavre, qu'il s'agisse ou non d'une mort violente, mais si la cause en est inconnue ou suspecte, l'officier de police judiciaire qui en est avisé, informe immédiatement le procureur de la République, se transporte sans délai sur les lieux et procède aux premières constatations. Le procureur de la République se rend sur place s'il le juge nécessaire et se fait assister de personnes capables d'apprécier la nature des circonstances du décès. Il peut toutefois déléguer aux mêmes fins un officier de police judiciaire de son choix.»

    A partir du moment où il y a mort d'homme, le procureur et des personnes compétentes se rendent sur les lieux et constatent. Les médecins procèdent au constat selon des procédés définis.

    Des personnes sont mortes dans leur cellule. C'est ce qu'ils disent. D'autres sont entrées dans le coma. Elles sont passées aux urgences, en réanimation, puis sont décédées. Il doit donc exister des traces de ces passages, des rapports. Or à aucun moment, nous n'avons vu ces rapports ; à aucun moment, nous n'en avons eu connaissance. A partir de là, on aura beau mettre en cause les surveillants... Ces personnes se sont peut-être énervées et ont commis un délit, mais le plus grave ce sont les médecins. Je ne veux pas accuser sans preuves, mais, avec la police, ils ont procédé à certains camouflages, parce que cela devenait dangereux. Pourquoi je dis cela ? Dernièrement, j'ai rencontré le docteur Vasseur. Elle est médecin chef à La Santé, c'est une personnalité. Quand je l'ai vue, elle était à Toucy pour la promotion de son livre. Nous lui avons posé quelques questions et avons fini par évoquer l'affaire de Lille, où un Zaïrois a été tué. Dans cette affaire, ce n'est qu'au tribunal qu'ont été remises en cause les conditions d'arrestation par la police. Les médecins n'ont-ils pas vu que cette personne était morte d'un arrêt cardiaque parce qu'une personne l'avait comprimée ? Au cours de toutes ces années, pas un seul médecin n'a dit ce qui se passait réellement.

    Dans son livre, Véronique Vasseur ne dit rien du tout. Des personnalités comme Botton, Denard, ont écrit. Mais ces gens ne nous représentent pas. Je ne reviens pas sur ce qui se passe dans les prisons - tout le monde le sait ici -, mais j'aimerais insister sur les rouages qui conduisent les jeunes en prison. On évoque les pourcentages de réussite au bac, mais des jeunes se font virer de l'école à seize ans. On dit qu'il y a trop de délinquance, que la police tourne dans les quartiers, il y a un discours qui instaure immédiatement une ambiance d'insécurité. La gestion de l'insécurité est organisée par certains. Je ne vise personne, mais il y a dérive. Une large palette de gens, pas seulement des jeunes, est gardée dans cette précarité et valse entre la prison et l'extérieur. On dit qu'ils ne payent pas de charges, alors qu'ils payent ce qu'ils utilisent dans une prison. Ceux qui gèrent cela ne devraient pas faire en sorte que la prison soit une retraite économique, c'est-à-dire prendre une personne, la rejeter, pour la reprendre ensuite. Nous avons constitué un ensemble de témoignages pour faire passer nos revendications. Il n'a été repris par personne. Tout d'abord, personne ne nous a écoutés, personne n'a entendu nos vraies questions. Il s'agit d'affaires pénales. Nous n'avons pas à nous retrouver ici. Les procédures devraient suivre leur cours, rien de plus. Or ces procédures n'ont pas eu lieu. Il y a matière à suspicion.

Mme la Présidente : Je vous remercie.

    Vous avez parlé de propositions. Pouvez-vous nous les présenter ?

M. Akim BOUAFIA : Notre association n'existe pas depuis très longtemps. Nous nous structurons, nous ne sommes pas encore au stade de la rédaction, mais nous avons des attentes et nous savons ce qu'il conviendrait de changer dans l'urgence aujourd'hui, ne serait-ce que pour les procédures. En cas de suicide en prison et dès lors que la personne ne décède pas, qu'elle est transportée aux urgences, en réanimation, il y a systématiquement des policiers devant l'entrée - c'est un petit peu le monde à l'envers : ce sont des CRS. Ils prennent sur eux de laisser passer certains membres de la famille, à savoir les frères et s_urs. Parfois, au prétexte qu'ils n'ont pas de permis de visite, ils n'ont pas accès au lit. Alors que les médecins sont catégoriques sur la mort prochaine, l'entrée dans la chambre est soumise au bon vouloir des CRS. Ils nous expliquent bien qu'ils n'ont pas le droit de nous laisser entrer. Que je sache, le directeur a le pouvoir de lever l'écrou ou d'accorder les permis de visite.

    Dans mon cas particulier, le directeur de la prison a refusé des permis de visite aux frères et s_urs, ce qui peut engendrer de la paranoïa et quelque virulence dans nos propos, comme vous l'avez constaté. Il conviendrait que les procédures soient respectées avant de chercher à les modifier.

M. Henri GUTSCHE : Normalement, les médecins accueillent la famille et expliquent les choses, parce qu'ils sont compétents. En l'occurrence, nous avions directement affaire aux policiers. Ce sont eux qui ont rejeté nos familles et nous n'avons plus revu les médecins. Quand on leur parlait, un mot revenait en permanence : «réquisition». Nous voulons bien qu'il y ait des réquisitions de dossiers, mais après la mort d'une personne, nous n'avons pu comprendre la réquisition du corps. C'est avec le recul que nous avons compris la valeur du mot «réquisition». Rien que sur ce terme, on pourrait disserter des heures et des heures. Il faut revoir M. le procureur, mais il a déménagé, il est déjà parti de la ville, il n'est plus à Auxerre, il est ailleurs. De même, un tas d'autres personnes ont changé de postes. Alors, faire confiance à qui ? Normalement, aux médecins qui ont fait le serment d'Hippocrate avec tous les principes qui s'y attachent. Si on ne peut plus faire confiance aux médecins, il n'y a plus personne à qui faire confiance !

M. le Rapporteur : Comme vous l'aurez constaté, nous avons écouté avec grande attention vos histoires personnelles. Nous allons être obligés de rédiger un rapport de qualité générale. Nous pouvons nous appuyer sur les exemples que vous avez cités.

    Vous et vos familles avez subi deux malheurs - vous l'avez bien expliqué, monsieur : le premier, parce que l'un de vos proches est entré en prison ; l'autre, parce qu'il y est mort.

    Je n'ai que peu de questions à vous poser, car vous y avez répondu par avance : premièrement, vous êtes très mal informés des conditions des décès ; vous êtes informés de façon administrative. Deuxièmement, vous n'avez pas accès aux rapports, sauf s'il y a décision judiciaire, mais elle est rare : cela se termine souvent par un non-lieu.

    Avant votre venue, j'ai examiné la liste des derniers suicides. Les rapports sont administratifs ; pour la plupart, les familles n'ont pas eu accès au rapport d'autopsie ou, quand elles l'ont demandé, c'est souvent après une décision judiciaire. En ce cas, soit il n'y a rien à reprocher à l'administration pénitentiaire et le rapport est donné ; soit un fait grave a été reproché à l'administration pénitentiaire et il y a des suites, car, parfois, il y en a - heureusement pour l'honneur de l'administration pénitentiaire. Nous allons avoir un travail particulier à entreprendre dans le cadre du rapport de la commission. Compte tenu de l'augmentation constante du nombre de suicides en prison ou du nombre de morts non déterminées - je préfère utiliser ces termes - il faut que nous trouvions le moyen de mettre en place une procédure nouvelle permettant aux familles, qui ne sont coupables de rien, d'avoir accès à l'ensemble des dossiers, ne serait-ce que pour déterminer le niveau des responsabilités et s'assurer que des fautes extrêmement graves, des fautes criminelles, n'ont pas été commises. Il est de l'intérêt des familles, comme de l'administration pénitentiaire, de savoir. On ne peut laisser une administration sujette à la suspicion que vous portez aujourd'hui, parce que vous n'avez pas obtenu les éléments de réponse.

    Comment avez-vous été informés individuellement, soit du décès, soit de l'état de santé grave dans lequel était votre proche ?

Mme Kheira REZIGA : Par téléphone, dans un couloir, comme des chiens !

M. Akim BOUAFIA : En tant que membre responsable de l'association, j'ai entendu beaucoup de choses en recevant les nouvelles familles. Certaines ont été prévenues par télégramme, ce qui était plus qu'étonnant.

    Ma famille a été contactée par l'infirmière qui nous a dit que ce n'était pas officiel et que donc elle n'était pas censée avoir appelé. Nous avons été prévenus officiellement par le troisième responsable hiérarchique de la prison, sachant que le directeur n'était pas sur place, que son adjointe était en week-end. C'est donc un subalterne qui nous a annoncé que mon petit frère était dans le coma depuis deux jours. Donc deux jours après.

    Pour une autre famille, le gosse était à l'hôpital depuis la matinée. L'après-midi en se rendant au parloir, on a expliqué à la famille qu'il était à l'hôpital et non plus dans la prison. Pour chaque cas, c'est un peu au bon vouloir du directeur de la prison ou d'un médecin qui aura envie d'informer, sur sa propre initiative. C'est au choix.

M. Jean-Marc NUDANT : Je souhaiterais un complément sur les circonstances qui nous ont été rapportées. Combien de personnes étaient-elles présentes dans les cellules où ces drames se sont produits ?

M. Akim BOUAFIA : La plupart du temps, ils étaient seuls, ce qui s'explique parfaitement, puisqu'ils étaient en quartier disciplinaire. Le mitard est un long couloir où les cellules peuvent être espacées de plus de six mètres les unes des autres ; on n'entend pas grand-chose. C'est une prison dans la prison, d'où rien ne filtre.

M. Jean-Marc NUDANT : C'est le cas pour tous ?

M. Akim BOUAFIA : Il y a très peu de cas où les personnes n'étaient pas en isolement. Certes, il arrive que cela se produise dans les cellules. Le détenu n'est jamais seul dans une cellule.

M. le Rapporteur : En ce cas, y a-t-il des témoignages ?

M. Akim BOUAFIA : Aucun, puisque personne n'est sur place, si ce ne sont les surveillants qui nous donnent leur version.

M. le Rapporteur : Mais quand ils sont plusieurs dans la cellule ?

Mme Fatima ALILOUCH : Dans le cas de mon frère, soi-disant il ne voulait pas aller à la promenade ; il a dit qu'il était malade et il a été laissé seul en cellule.

M. Henri GUTSCHE : S'agissant de l'accueil de ma famille, et de l'autopsie, il y a eu un total mépris. Après avoir rencontré la famille, ils se sont dit : «Ceux-là ne s'intéresseront pas trop aux détails.» Or les autopsies présentent normalement des détails et des éléments structurés. Le rapport que nous avons reçu était un cours d'initiation à la biologie, avec un sommaire, quatre-cinq pages, deux ou trois indications et des phrases hypothétiques : «Aucun élément ne vient contredire une hypothétique mort par pendaison.» Nous, on veut bien, mais quand c'est un médecin qui parle, on attend autre chose. Plus ! quand un procureur accueille une famille et que la maman, déchirée par la douleur, lui dit qu'elle ne croit pas au suicide, il lui répond : «Croyez-vous que je sois procureur ?» Vraiment, il y a de l'abus !

    Si l'on se reporte au droit pénal, il y a trois manières de clore une affaire : le non-lieu ; le communiqué administratif : «Mr x est mort.» ou le choix du juge, du procureur ou d'une personne compétente qui juge opportun de ne pas dire la vérité. Ma famille a eu affaire à l'un de ces trois procédés. Le dossier a été classé ainsi. Personne ne s'est intéressé à quoi que ce soit.

    Il y a eu des pressions, de la manipulation médiatique, de la manipulation policière pour que nous enterrions les corps. Nous le disons avec la voix tremblante, mais ce sont des choses qui se sont réellement passées et encore aujourd'hui nous nous posons des questions.

M. Bruno LE ROUX : La connaissance de la prison que vous avez acquise et le travail que vous avez effectué au sein de l'association vous conduisent-ils à penser que des engrenages sont à l'origine de ce type de situations ? Selon vous, existe-t-il en prison, de par son fonctionnement même, des choses qui ne sont pas respectées et qui feraient monter la pression, provoquant des mouvements individuels qui conduisent forcément au mitard, à des relations exacerbées entre les uns et les autres ? Avez-vous pu mettre en exergue des manquements, peut-être mineurs au début, mais qui, ajoutés les uns aux autres, conduisent à des phénomènes aboutissant à des conséquences effroyables ?

    L'Assemblée nationale a voté la création d'une commission nationale en matière de déontologie et de sécurité qui sera mise en place dans les semaines prochaines. Le 25 de ce mois, un dernier vote interviendra à l'Assemblée puis aura lieu une lecture conforme au Sénat. Tous les syndicats de l'administration pénitentiaire ont souhaité la mise en place de cette instance indépendante. C'est pourquoi je vous pose la question, car les cas que vous avez présentés ne sont pas des cas de déontologie. Il s'agit de morts d'hommes ; on ne se situe plus dans la déontologie. Je voudrais savoir s'il vous a semblé que des engrenages dans le fonctionnement de la prison peuvent conduire à ce type de situations ?

M. Salah ZAOUYA : La plupart des jeunes qui sont morts en prison étaient de leur vivant des révoltés ; ils ne se laissaient pas faire. Dès que surgit un problème avec les surveillants, ils répondent mal et se retrouvent au mitard.

    J'ai oublié précédemment de vous dire, au sujet du décès de mon fils, qu'ils étaient à trois dans la même cellule. Donc, il y a un témoin : le jeune qui a survécu. Il y en a d'autres. Je vous laisse l'article du Parisien. Un jeune du quartier du Val-Fourré a appelé un journaliste pour lui dire qu'il était incarcéré à l'époque où Jaouad nous a quittés. Trois mois après le décès de mon fils, lui et trois jeunes détenus, avec à leur tête le surveillant chef, ont changé tous les matelas de la prison de Bois-d'Arcy.

    Ce sont toujours les jeunes révoltés qui connaissent des problèmes et qui meurent. Le directeur et les surveillants de la prison font peur. Les jeunes qui souhaitent témoigner se méfient ; ils ont déjà un casier judiciaire plus ou moins chargé. Ils ne veulent pas d'ennuis. Si jamais ils retombent, ils paieront.

M. Akim BOUAFIA : Vous parliez d'engrenage. Nous avons constaté des similitudes entre les situations. C'est pourquoi je parlais d'arbitraire s'agissant de ceux qui étaient ou non mis en quartier disciplinaire. Nous avons été amenés à penser que l'on isole qui on veut ; il n'y a pas de traces. Les plaintes sont nombreuses. Encore une fois, il faut être très prudent ; nous l'avons appris à nos dépens. La parole d'un détenu ne vaut pas grand-chose, mais c'est vrai que nous avons reçu beaucoup de témoignages de détenus qui parlent de pressions psychologiques. Certains surveillants - ce sont des phrases que l'on nous a rapportées - disent : «Si tu ne supportes pas, suicide-toi ! Tu ne seras pas le premier.» Cela reste des témoignages, mais l'on retombe toujours sur les mêmes profils de personnes qui meurent par suicide.

    Sur le plan médical, dans cent pour cent des cas, aucune vertèbre n'était déplacée, les voies respiratoires étaient intactes. Or il existe des symptômes pour les suicides par pendaison. Nous avons évoqué la question avec certains médecins qui nous ont alertés sur le problème. Ils nous ont indiqué, par exemple, qu'il y avait souvent dans ces cas-là des petits points sur le visage. Nous n'avons jamais rien vu de tout cela. Les suicidés étaient bizarrement costauds !

M. Jacky DARNE : Par vos interventions successives, vous avez bien décrit les gros problèmes que vous rencontriez à la fois dans vos relations avec l'administration et pour être éclairés sur les circonstances, posant le problème de l'information sur les procédures pénales. Ce sont des difficultés que vous avez tous rencontrées. Vous avez créé une association. J'aimerais savoir dans quelles circonstances. Depuis quand ? Quels résultats obtenez-vous et quelles formes de dialogue arrivez-vous à instaurer, soit avec la justice en général, soit plus particulièrement avec le parquet ou l'autorité judiciaire ? Quel bilan tirez-vous de votre action ? Quelle assistance apportez-vous aux familles confrontées à ces difficultés ? J'aimerais connaître mieux votre travail associatif, ses résultats et savoir de quelle manière il est compris par l'environnement administratif et politique ?

M. Akim BOUAFIA : Salah Zaouya a perdu son fils en 1996. A la base, nous avons constitué un comité de soutien pour Salah. C'était donc une petite association. Puis, sur Lyon, la famille Reziga n'a pas été très bien reçue par les responsables de l'administration. Par hasard, elle connaissait une autre famille. Elles se sont mises en contact avec M. Zaouya. A l'origine, il s'agissait du regroupement de quelques familles qui accueillaient celles qui étaient confrontées au même problème. Nous étions informés par la presse ; nous tenions une comptabilité macabre des suicidés en prison. Nous nous mettions immédiatement en contact avec les familles, afin, dans un premier temps, de les aiguiller dans leurs démarches, celles-là même qui nous avaient posé des difficultés. Nous constituer en association nous a aidés, notamment pour soutenir une famille à Auxerre. Elle n'avait pas accès à la prison. La directrice qui était assez jeune ne souhaitait pas la rencontrer. Le fait de se déplacer en tant qu'association, sous forme de collectif, soutenu par d'autres associations, a permis que la famille soit reçue dans la journée. Les portes s'ouvrent plus facilement lorsque l'on se présente en tant que militants associatifs que si la famille se présente seule.

    Nous essayons également de faire la part des choses. Il est des suicides avérés. Les conditions de détention sont telles que des personnes se suicident en prison. Mais il est d'autres cas au sujet desquels nous sommes en droit de nous interroger, dans la mesure où l'administration pénitentiaire n'est pas capable de nous démontrer concrètement que nous nous trompons.

    Notre rôle consiste à systématiquement déposer plainte. Beaucoup de familles ont été mal conseillées au début ; nous évitons que les personnes soient enterrées trop rapidement, c'est-à-dire avant l'engagement de poursuites. Une fois que la personne est enterrée, il s'avère toujours difficile ensuite de relancer la machine. Nous essayons de leur conseiller certains avocats, car tous ne se battent pas non plus pour défendre de tels cas. Il s'agit donc d'accompagner au mieux les familles dans la douleur.

M. Henri GUTSCHE : Même constitués sous forme d'association, nous sommes confrontés toujours au même problème : on se réunit, on discute, mais il n'y a pas de suites à proprement parler, car des plaintes ne sont pas déposées. On ne sait pas comment organiser notre combat, d'autant que nous sommes dispersés un peu partout en France : Auxerre, Lyon, Paris. Chacun essaye de mener son action de son côté. C'est un débat sur la prison, mais c'est aussi un débat sur l'extérieur de la prison. Nous essayons de sensibiliser les jeunes en leur disant : «Vous méritez autre chose que la prison, posez les vraies questions, ne donnez pas de fausses réponses.» On ne veut pas qu'ils soient classés «casseurs», «délinquants». Notre association a donc également des objectifs à l'extérieur même si nous sommes insuffisamment organisés. Il ne faut pas uniquement s'arrêter sur la prison, car, comme le dit Loïc Wacquant dans son ouvrage «Les prisons de la misère», la gestion de la précarité des gens, la prison, l'intérieur ou l'extérieur, c'est exactement la même chose.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Deux ou trois personnes présentes ont soulevé la question des mutations. Vous avez constaté qu'après chaque déclaration de décès, quels qu'ils soient, vous avez su que des mutations étaient intervenues. En savez-vous davantage ? Quelles ont-elles été ?

    Par ailleurs, subissez-vous certaines pressions pour empêcher que votre association ne se structure davantage et ne fasse appel à d'autres composantes - les avocats, les médecins, voire des magistrats qui viendraient vous apporter leur soutien ?

M. Akim BOUAFIA : Entre le mois de mai et la fin août, cinq suicides ont eu lieu dans les seules prisons de Lyon. Le directeur à aucun moment n'était là pendant les vacances. La plus haute instance de la prison de Lyon étant absente au moment des faits, il ne nous a pas paru intéressant de le rencontrer. Nous avons rencontré M. Schinden, son adjoint qui, depuis le mois de juin et le tapage qui s'en est suivi, a disparu. Nous ignorons où il a été muté de même que son adjointe de l'époque. De toutes les personnes que l'on a vues dans le reportage de France 2 sur les prisons de Lyon, aucune n'était présente au moment des suicides. La totalité du haut de la hiérarchie de la prison a été mutée ainsi que quelques surveillants. Nous sommes en droit de nous poser des questions. Certains surveillants sont partis de la prison de Lyon. Les suicides ont eu lieu dans des conditions douteuses. Nous n'allons pas jeter l'opprobre sur l'ensemble de la profession des surveillants, car il est essentiel de commencer par leur recrutement, leur suivi, leur formation ; il faut savoir qu'il y a aussi beaucoup de suicides chez les surveillants. Si les surveillants en arrivent à de telles extrémités, à retourner la violence contre eux-mêmes, on peut se demander s'il n'y a pas eu avant quelque chose... Il est plus qu'intéressant de se poser la question. Il faudrait donc commencer par là, par un meilleur suivi des surveillants. Certains nous ont dit qu'il était difficile de rester plus de cinq ans dans ce métier. Nous sommes les premiers à le reconnaître, mais du fait de la difficulté d'exercer un tel métier, on se dit qu'il peut y avoir des déviations, des erreurs humaines.

M. Henri GUTSCHE : Des pressions se sont exercées, entre autres, pour enterrer les corps. Il y a eu des manifestations de surveillants qui en avaient assez de se faire montrer du doigt. Dans la mesure où j'habite une petite ville, il y a eu quelques polémiques, quelques petits accrochages.

    Un jour, je me suis retrouvé avec le maire devant la mairie. Il m'a dit : «Savez-vous qu'il y a des milices fascistes qui sont en train de se monter ? Alors, mettez-la en sourdine !» sous entendu «calmez-vous» alors que nous étions là dans la légitimité, nous demandions des réponses de la justice. Je ne sais pas pour qui il nous prenait. Il nous demandait de nous taire, carrément de laisser tomber. Nous en sommes toujours là aujourd'hui. Nous ne comprenons pas.

    La mairie a également recruté ce qu'ils appellent des «agents réconciliateurs», des éducateurs pour réconcilier la ville avec elle-même ! Franchement, ce ne sont pas des pressions mais cela montre bien qu'il existe de la pression dans l'air !

Mme Nicole BRICQ : Je poserai deux questions. La première concerne les familles.

    Vous procédez à un recensement des suicides et contactez ensuite les familles. Quelle est la réaction de ces familles, car je suppose qu'elles sont d'origines diverses ? Comment réagissent-elles, car il n'est pas facile d'entrer dans une procédure de contestation ? Le phénomène ne se pose pas uniquement s'agissant de la prison.

    Ma seconde question concerne la mise en quartier disciplinaire. Au cours des visites que j'ai effectuées, j'ai toujours demandé le cahier des peines pour voir comment était consignée la peine de quelqu'un que l'on envoie au mitard. J'ai constaté qu'il fallait souvent que je me fasse expliquer les termes utilisés ou une phrase elliptique. On peut se poser la question notamment pour les mineurs quand on sait que quatorze-quinze ans est un âge très fragile - il en est ainsi dans la vie normale, on ne voit pas pourquoi il en irait différemment en prison. Que les explications justifiant que l'on envoie quelqu'un au mitard soient écrites clairement vous semble-t-il une mesure à caractère préventif ?

M. Akim BOUAFIA : Vous avez posé la question du cheminement qui conduit les personnes à rejoindre l'association et à penser qu'il ne s'agit pas d'un suicide. J'étais personnellement dans cette situation. J'étais résolu à penser qu'il s'agissait d'un suicide, puisque c'est ainsi que l'on m'avait présenté les faits. J'ai changé d'avis après avoir compris comment cela se passait : les dysfonctionnements, voire les incohérences car certaines mesures sont prises pour certains détenus difficiles. Cela se traduit par une surveillance accrue. C'est une mesure qui figure dans les règlements intérieurs, du moins dans le règlement intérieur des prisons de Lyon, puisque les règlements changent d'une prison à l'autre. Le directeur de la prison de Lyon nous a expliqué que c'était là une mesure très courante pour les détenus qui posaient problèmes, qui étaient dépressifs ou suicidaires, d'où la nécessité d'une ronde toutes les dix minutes à quinze minutes maximum. Le soir, cette personne nous dit que le membre de notre famille était sous cette mesure alors qu'il a été, selon les dires de l'hôpital, sans oxygène pendant plus de trente minutes. La mesure n'a donc pas été respectée. Ce à quoi il nous a été répondu que la mesure avait bien été appliquée ; c'est donc qu'on nous a menti.

Mme la Présidente : Quand votre association informe les familles, comment réagissent-elles ? Viennent-elles ?

M. Akim BOUAFIA : Non, pas dans un premier temps. J'ai eu la même réaction, j'ai eu tendance à repousser. On a dû me téléphoner plusieurs fois avant que je me rende à l'association. Lorsque l'on est dans la douleur, on essaye de faire face, on n'a pas forcément envie de se jeter dans une lutte judiciaire. Dans un premier temps, la plupart des familles refusent de s'engager dans un scénario trop lourd.

Mme la Présidente : Et au sujet du livre des peines pour le mitard ?

M. Akim BOUAFIA : Il serait, en effet, intéressant de savoir. Il me semble que le cannabis est la première cause de mise en quartier disciplinaire. Dans le reportage d'Envoyé spécial, le directeur disait tolérer le cannabis. Ce fut considéré comme une grave erreur de sa part. En tout cas, il a déclaré devant les caméras qu'il tolérait plus ou moins le cannabis.

    On voit un surveillant entrer dans une cellule et dire à un jeune sur le ton de la plaisanterie : «Tu as fumé.» Puis, refermant la cellule, il se tourne vers les journalistes : «Vous voyez, il a fumé.» On sait qu'il est moins difficile pour les surveillants d'avoir des détenus qui ont fumé, qui sont donc calmes, que l'on n'entend pas trop. Le cannabis a toujours existé en prison. On a même montré aux journalistes comment il en entrait et avec quelle facilité. Cela ne passe même pas forcément par les parloirs ; c'est parfois le fait des surveillants eux-mêmes.

    Le cannabis est l'une des causes pour lesquelles on envoie un détenu en quartier d'isolement. Si un détenu fume en prison, un jour, le surveillant ferme les yeux ; le lendemain, il l'enverra pour vingt jours au mitard. Cela s'est vu. C'est pourquoi je parlais d'arbitraire. On envoie qui on veut et pour ce que l'on veut.

M. Henri GUTSCHE : Les réactions sont diverses. Quand mon frère est décédé, j'ai immédiatement su qu'il ne s'agissait pas d'un suicide. J'ai commencé à courir partout, à contacter différentes associations. En fait, notre combat fait peur. Lorsque l'on dit aux gens : «Mon frère est mort en prison», il faut ensuite s'employer à des pirouettes humoristiques pour faire passer le message. Au début, les personnes qui ont milité pendant des années dans les associations vous disent de monter un dossier, de raconter votre histoire, de demander de l'argent - des choses bizarres - alors que la justice ne se mendie pas.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Ce sont le plus souvent des garçons qui se suicident. On entend peu parler de suicides de femmes - peut-être parce qu'elles sont moins nombreuses à être incarcérées. Des familles souhaitent-elles vous rencontrer au sujet de suicides de filles ?

M. Henri GUTSCHE : J'habite dans l'Yonne. Deux personnes qui étaient à l'école avec mon frère sont venues me voir. Leur s_ur était en détention à Dijon. Elle travaillait dans une maison pour un monsieur de quatre-vingt-dix ans qui la harcelait. Cela a duré un certain temps. Au cours d'un été, elle a pris une bûche et elle l'a tapé. La personne est tombée raide morte. La jeune fille a été emmenée au commissariat. Les enfants et les neveux du monsieur ont déclaré que c'était un récidiviste, qu'il y avait déjà eu des problèmes, des dépôts de plaintes. La jeune fille risquait trente ans. Un jugement devait intervenir au mois de janvier. Ils disent qu'elle s'est suicidée juste avant. La famille est confrontée aux mêmes problèmes que ceux évoqués précédemment : elle n'a pas accès au dossier d'autopsie, rien. Il s'agissait d'une fille de vingt ans qui habitait à Saint-Florentin.

Mme la Présidente : Je vous remercie.

Audition de Mme Cécile RUCKLIN,
Présidente du G.E.N.E.P.I.

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 11 mai 2000)

Présidence de Mme Christine BOUTIN, Secrétaire

Mme Cécile RUCKLIN est introduite.

Mme la Présidente lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation de Mme la Présidente, Mme Cécile Rucklin prête serment.

Mme Cécile RUCKLIN : Le GENEPI est une association composée de neuf cents étudiants de l'enseignement supérieur qui a pour objet statutaire de collaborer à l'effort public en faveur de la réinsertion des personnes incarcérées.

    Chacun des membres de l'association se rend une fois par semaine, en détention, pour donner un cours d'enseignement général, faire du soutien scolaire individuel ou animer une activité socioculturelle.

    Parallèlement à ces interventions en prison, nous essayons d'informer et de sensibiliser tous les types de public sur la prison en tant que réalité carcérale, sans nous appesantir sur l'anecdotique et pour faire réfléchir au sens de la peine. Nous travaillons avec l'administration qui communique très mal et uniquement dans les périodes de crise, comme on l'a vu ces derniers mois. Le GENEPI essaye, quant à lui, de communiquer de façon plus régulière.

    La résolution créant la commission d'enquête aborde un grand nombre de points. En regard, je vous livrerai les positions du GENEPI pour terminer sur ce qui nous est plus particulier : l'enseignement en prison et les mineurs.

    Les conditions de détention présentent de grandes disparités d'un établissement à un autre. Les conditions et les rythmes de vie varient en fonction des règlements intérieurs et des chefs d'établissement, mais aussi en fonction du type d'établissement - maisons d'arrêts, centres de détention ou maisons centrales. On trouve les situations les plus déplorables en maisons d'arrêt. Elles n'ont pas la maîtrise de leurs effectifs, lesquels dépendent de la politique des juridictions et des pratiques des magistrats.

    Selon le GENEPI, le principe d'un détenu par cellule devrait être respecté. Il l'est plus ou moins dans les établissements pour peines et devrait l'être dans les maisons d'arrêt, sauf demande contraire du détenu. Un homme-une cellule est un principe de base, car du surpeuplement des cellules découle un grand nombre des problèmes rencontrés en détention : tension, violence, mal-être, problèmes liés au non-respect de l'intimité. C'est là un principe que nous voudrions voir appliquer partout.

    A tous les niveaux, les conditions de vie seraient améliorées par une augmentation des effectifs des personnels pénitentiaires, tout d'abord des surveillants. En effet, notre association constate souvent que le manque de surveillants entrave son action dans les prisons. Cela se traduit par des retards importants, des détenus que l'on ne va pas chercher en cellule, qui ne peuvent donc suivre les activités ou des activités qui ne peuvent avoir lieu par insuffisance de surveillants.

    Nous intervenons dans la formation des élèves surveillants à l'Ecole nationale d'administration pénitentiaire. A chacune de nos interventions, nous avons pu constater que, déjà, les surveillants élèves sont sceptiques sur la réinsertion. Ils n'y croient plus dès leur premier stage - en tout cas, ils ne l'intègrent pas du tout dans leur mission, ce qui est dommageable pour la suite. La formation qui leur est dispensée révèle de nombreuses carences sur le rôle de réinsertion des surveillants.

    Le nombre de travailleurs sociaux est également très faible. L'année dernière est intervenue la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation. Il existait auparavant un service socio-éducatif dans chaque prison. On comptabilisait le nombre de détenus, celui des travailleurs sociaux et on procédait à une division pour déterminer le nombre de détenus pour un travailleur social. Ce calcul n'est plus possible, car les travailleurs sociaux travaillent à la fois en milieu fermé et en milieu ouvert. Si l'on ne peut plus faire ce calcul, on sait cependant que les travailleurs sociaux restent en nombre insuffisant. Au surplus, les travailleurs sociaux étaient auparavant en permanence dans l'établissement. Ils y sont, à l'heure actuelle, un ou deux jours par semaine. Ils ont en charge un nombre déterminé de dossiers de détenus. Les détenus qui ont manqué la permanence doivent attendre une semaine pour formuler leur demande au travailleur qui les suit. La réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation n'est pas mauvaise, mais elle reste floue, ce qui pose nombre de problèmes aux détenus.

    Nous avons travaillé cette année sur le maintien du lien familial et social et sur l'incarcération des femmes.

    Nous formulons des propositions sur le sujet du maintien du lien familial et social. C'est, on ne peut le nier, un facteur de réinsertion, mais les détenus sont en complet décalage avec l'extérieur. Avant son entrée en détention, le détenu, dans sa vie quotidienne, a un certain nombre de statuts : il assume le rôle de père, de mère, de mari, d'épouse, de fils, de fille et, au plan social, il a un statut de citoyen, de travailleur, d'ami, etc., autant de rôles que l'incarcération fait perdre. Nous proposons donc une généralisation des permissions de sorties et des placements en semi-liberté. Autrement dit nous souhaitons que le maximum de contacts soit établi avec l'extérieur au cours de la détention.

    Nous sommes favorables au projet de création d'unités de vie familiale qui sera prochainement expérimenté, à l'augmentation de la fréquence des parloirs et à un meilleur aménagement des locaux. L'accès au téléphone doit être généralisé dans tous les établissements. Par ailleurs, s'agissant du courrier, nous pensons que dans les établissements pour peines, il est un moment où les mesures sécuritaires n'ont plus lieu d'être. Le détenu doit toujours rendre son courrier ouvert. Il peut être lu par l'administration à tout moment ou être photocopié pour être conservé dans son dossier. Dès lors que la personne est condamnée, nous pensons que le courrier ne doit pas être lu. Cela participe du maintien du lien familial. L'impossibilité pour une personne incarcérée pendant plusieurs années de dire à sa famille qu'il a le sida ou de ne pas oser dire «je t'aime», par exemple, parce qu'il sait que son courrier sera lu, est très dommageable. Cela peut paraître un point mineur, mais il ne l'est pas à nos yeux.

    Nous pensons également que tout doit être mis en _uvre pour réduire au maximum la distance entre le lieu de détention et le lieu de résidence de la famille du détenu. Les établissements du programme 13 000, les prisons les plus récentes sont souvent construites très loin des villes, ce qui pose des problèmes aux familles et aux intervenants extérieurs. Le GENEPI n'intervient quasiment pas dans les établissements 13 000.

    Nous sommes favorables au maintien des prestations sociales et à l'instauration d'un revenu minimum en détention, car ils contribueraient au maintien de la dignité de la personne et éviteraient les problèmes liés à l'indigence. Que le détenu puisse vivre, cantiner, acheter des produits en prison, éventuellement envoyer une partie de ses revenus à sa famille, est important.

    Nous nous sommes attachés cette année à travailler sur l'incarcération des femmes.

    Les femmes sont peu nombreuses en prison. Elles sont souvent incarcérées dans de petites structures, ce qui, a priori, pourrait constituer un atout pour leur suivi. Toutefois, ces petites structures, de par leur taille, manquent de moyens et ne sont pas en mesure de procéder à des investissements adaptés à la situation. L'accès à la formation et au service socio-éducatif est souvent très limité.

    Il n'existe pas non plus de Centre national d'observation pour les femmes qui pourrait les orienter vers tel ou tel établissement. Nous souhaiterions donc la création d'un tel centre.

    Pour remédier au déséquilibre géographique, nous proposons l'ouverture d'une structure spécifique aux femmes dans le sud de la France, à la condition que le nombre de places soit d'autant réduit dans les structures situées dans le nord.

    Les formations proposées aux femmes sont peu diversifiées et se cantonnent souvent aux rôles sociaux traditionnels avec des formations à la couture, à la cuisine, etc. Nous demandons la possibilité d'adapter les offres de formation aux demandes des détenues et, dans la mesure du possible, de proposer des formations qualifiantes et pouvant déboucher sur un diplôme.

    La législation ordonne la séparation des détenus majeurs et mineurs. Vu leur faible effectif, soit la séparation est totale, en général, les mineurs sont seuls, soit l'assimilation est totale, ce qui n'est pas permis.

    Les femmes rencontrent des problèmes d'accès à la santé et de suivi médical, notamment dans le domaine de la gynécologie.

    Bien qu'il soit en voie de disparition, le manque de respect du principe de laïcité subsiste. Beaucoup de religieuses intervenaient dans les centres de détention pour femmes. Or les personnes qui exercent une fonction publique doivent être titulaires d'un diplôme d'Etat. Religieuses ou non, elles doivent accomplir leur mission dans le respect total de la laïcité.

    Enfin, le manque de structures aptes à accueillir des mères en prison qui gardent leur bébé avec elles et des femmes enceintes, est grand.

    Sur un plan plus général, je voudrais parler des maisons d'arrêt.

    La population carcérale dans les maisons d'arrêt est trop importante et les prévenus sont trop nombreux. Les juges ont « la main lourde » s'agissant des détentions provisoires. Le GENEPI a fixé sa position sur la mise en détention en mars 1998.

    « Selon l'enquête du GENEPI sur les connaissances et représentations des Français sur la prison, 88,2 % des Français connaissent l'existence de la détention provisoire sans avoir d'idée précise de son ampleur, tant sur le nombre de prévenus que sur la durée de la détention provisoire.

    Au 1er juillet 1997, près de 40 % des personnes incarcérées l'étaient au titre de la détention provisoire pour une durée moyenne de 4,8 mois. En 1996, 30 % des personnes mises en examen ont fait l'objet d'un placement sous contrôle judiciaire et 37 % ont fait l'objet d'une mise en détention provisoire. Pourtant, d'après la loi, la liberté est le principe et la détention provisoire l'exception. On peut se demander si la protection de la collectivité ne prime pas sur le respect des libertés individuelles, ce qui légitimerait dans l'opinion la large utilisation de la détention provisoire. Le GENEPI considère que ce large recours à la détention provisoire est excessif et a décidé d'inscrire à l'ordre du jour de ses assises nationales en 1998 une réflexion sur la détention provisoire.»

    Les propositions qui en sont ressorties sont les suivantes :

    « Sur le contexte social de la détention provisoire, la présomption d'innocence est bafouée par la violation du secret de l'instruction du fait de l'ingérence de la presse dans les affaires pénales. De plus, suite à la présentation journalistique de l'affaire, le public interprète souvent mal le sens des mesures prises par le juge d'instruction, notamment une mise en examen ou un placement en détention provisoire.

    Le GENEPI reconnaît la nécessité d'informer le public des actes de délinquance et de leurs suites judiciaires par les média, mais cela doit rester dans le respect du secret de l'instruction et de la présomption d'innocence : anonymat, pas de photos, etc.

    Même si les termes de «détention provisoire» sont venus se substituer, de par la volonté du législateur, à ceux de «détention préventive» comme ceux de «mise en examen» à celui «d'inculpation», ils conservent aux yeux du public une connotation de culpabilité. Il y a donc une nécessité de faire évoluer l'opinion publique sur ses préjugés. Le GENEPI a un rôle à jouer dans l'évolution de la connaissance et des mentalités sur la détention provisoire, notamment au travers de ses actions d'information et de sensibilisation du public.

    Au niveau du vécu, la détention provisoire a pour conséquence une rupture néfaste avec la vie sociale, familiale et professionnelle du prévenu. De plus, le fait même d'être incarcéré constitue un préjudice persistant après la sortie du prévenu et pour son entourage.

    Le GENEPI exige le maintien de tous les droits sociaux des prévenus, puisqu'ils sont présumés innocents et qu'ils doivent préserver au mieux leur situation antérieure à l'incarcération. Le GENEPI demande à ce que la séparation entre les prévenus et les condamnés soit respectée pour renforcer la notion de présomption d'innocence.

    Dans la logique de la chronologie judiciaire, la peine doit avoir lieu après le jugement. Il arrive que la peine prononcée couvre strictement la détention provisoire. Dans ce cas, le sens de la peine s'en trouve affecté.

    Le GENEPI rappelle l'importance de la reconnaissance du préjudice subi pour une détention provisoire arbitraire ou abusive.

    Au niveau de l'organisation de la justice, le GENEPI trouve anormal que le juge d'instruction ait, à lui seul, le pouvoir de placer en détention provisoire. Il demande une obligation de motivation précise et stricte du trouble à l'ordre public, qui est un critère flou et subjectif, qu'il convient de restreindre.

    Le GENEPI déplore les carences d'information sur les voies de recours au placement en détention provisoire - référé libertés, demande de mise en liberté, etc. En ce sens, il serait souhaitable de revaloriser le statut des avocats commis d'office - au niveau de leur formation, de leur rémunération - et d'envisager une permanence juridique en prison.

    Dans le but de réduire le nombre de personnes en détention provisoire, il serait souhaitable de réfléchir à un moyen terme, accepté par le prévenu, entre le contrôle judiciaire et l'incarcération - par exemple, l'assignation à résidence, le placement sous surveillance électronique... - dans le respect des critères motivant la mise en détention provisoire.

    La loi du 30 décembre 1996 sur la réforme de la détention provisoire énonce un délai raisonnable des procédures. Le GENEPI souhaite que tous les moyens soient mis en _uvre pour que cette loi soit effectivement appliquée dans les meilleurs délais.»

    Ce texte date de 1998. De grandes avancées sont intervenues depuis. Nous espérons beaucoup des textes à venir sur la détention provisoire, mais elle reste un problème considérable. L'effet déstructurant et désocialisant de la détention n'est plus à prouver et les peines qui couvrent juste la détention provisoire effectuée affectent sans aucun doute le sens de la peine.

    Les projets de construction de nouveaux établissements pénitentiaires sont une erreur, sauf si cela s'accompagne de fermetures des vieux établissements. Il n'est pas nécessaire d'augmenter le nombre de places disponibles en prison. Au cas où de nouveaux établissements seraient construits, ces constructions devraient s'accompagner des plus grandes précautions sur le choix de leur implantation, comme je l'évoquais au sujet des établissements 13 000.

    La prison doit se situer dans la ville ou à sa proximité. Autrement, c'est une façon de mettre les détenus à l'écart de la société civile, qui ne prend pas part à la justice, pourtant rendue au nom du peuple français.

    Les conditions de détention dans les établissements pour peines sont meilleures. Toutefois, les très grands centres ne permettent pas la connaissance des individus. Ce sont des usines et il n'est pas souhaitable d'en construire de nouvelles.

    Sur l'accès au droit des détenus et sur le contrôle des établissements pénitentiaires, nous nous en remettons entièrement aux conclusions de la commission Canivet avec lesquelles nous sommes tout à fait d'accord. Au-delà des autorités judiciaires et administratives, la société civile doit pouvoir entrer davantage dans les prisons et y porter son regard. Le fonctionnement et les conséquences de l'incarcération doivent être transparents.

    La société doit aussi être préparée à accueillir les sortants de prison en tant que citoyens ayant effectué leur peine. M. Nicolas Frize, de la Ligue des droits de l'homme, soulignait le fait que la fonction publique est fermée aux personnes ayant un casier judiciaire. Or l'Etat ne peut demander au secteur privé et aux individus une reconnaissance et une confiance que lui-même n'accorde pas aux personnes qui ont connu des problèmes avec la justice.

    J'évoquerai le sujet des mineurs en prison en citant l'ordonnance de 1945 aux termes de laquelle l'éducatif doit primer sur le répressif. Or, de plus en plus de mineurs sont incarcérés et de plus en plus jeunes. On peut considérer que l'éducatif a échoué.

    L'incarcération qui constituait un dernier recours devient le plus souvent la règle. Il faut remettre en cause le fonctionnement de la protection judiciaire de la jeunesse, en tout cas lui donner plus de moyens pour fonctionner, penser à des mesures d'éloignement, non des familles, mais des milieux engendrant la délinquance. Que des mineurs soient en prison est un grave constat d'échec. Dans les quartiers mineurs, la prison construit des fauves. Elle détruit les individus de treize ans à dix-huit ans et même au-delà.

    Dans les quartiers mineurs, les surveillants sont désemparés, ils ne savent plus quoi faire, ils n'ont plus envie d'y aller, les travailleurs sociaux non plus et les enseignants ne sont guère plus rassurés.

    L'administration, dans le souci d'éviter les émeutes et les problèmes, est parfois un peu laxiste. En tout cas, elle ferme les yeux sur la circulation de la drogue et sur l'usage tout à fait abusif de la télévision, dans un souci de maintenir un maximum de calme dans les quartiers mineurs. Très souvent, on nous demande d'intervenir dans les quartiers mineurs au prétexte que nous sommes jeunes et que nous pourrons lier plus facilement contact. Tel n'est pas notre objet. Le GENEPI intervient toujours en complémentarité des travailleurs sociaux et des enseignants. Alors que la scolarité est obligatoire jusqu'à seize ans, il y a trop peu d'enseignants pour faire suivre cette scolarité. On envoie donc des intervenants bénévoles, les génépistes. Dorénavant, nous refusons d'intervenir là où les professionnels n'interviennent pas.

    En prison comme ailleurs, les mineurs ont l'obligation de scolarité, mais les enseignants sont souvent débordés dès qu'il y a plus de cinq mineurs dans la classe. Ils ne prennent pas la peine de contraindre ceux qui ne veulent pas venir sous peine de compter des éléments très perturbateurs dans les classes qui viendraient gêner les rares mineurs motivés. C'est un fait extrêmement grave. Nous dressons ce constat, sans, toutefois, proposer de réponse, car nous sommes aussi désemparés que les surveillants et les travailleurs sociaux. Nous sommes confrontés à des situations et à des individus dont nous ne comprenons pas le fonctionnement.

    Je terminerai par l'enseignement en prison, notre principal domaine d'intervention, et je soulèverai un point sur lequel des avancées sont nécessaires. L'administration y travaille actuellement. Il s'agit du conflit entre l'enseignement, la formation et le travail. Les détenus les plus pauvres économiquement sont aussi les plus pauvres culturellement et scolairement. Ils ont donc besoin de travailler en prison pour accéder à un minimum de revenus pour cantiner. Quand il s'agit de faire le choix entre aller à l'école, apprendre à lire et à écrire, ou travailler à l'atelier pour gagner de l'argent, le choix est vite fait ! Les illettrés, ceux ayant un faible niveau scolaire, vont immédiatement travailler et ne suivent pas les enseignements. Nous ne croyons plus vraiment à la réinsertion par le travail en prison. La réinsertion passe par la culture, par des minimums de base, savoir lire et écrire. Le pourcentage d'illettrés en prison est énorme. Il faut absolument orienter les moyens vers la réinsertion par l'enseignement, en d'autres termes que les détenus soient rémunérés pour se former. Même s'il s'agit d'une « carotte », il ne sera pas possible autrement d'assurer une mission de réinsertion en prison.

Mme la Présidente : Je vous remercie chaleureusement de vos propos, de vos constats et de vos propositions.

    J'ai bien compris que vous étiez favorable au numerus clausus.

    Depuis combien de temps existe le GENEPI ?

Mme Cécile RUCKLIN : Le GENEPI a été créé en 1974-1975. A cette époque, de graves mutineries avaient éclaté dans les prisons, souvent sanglantes, parfois mortelles. Le gouvernement de l'époque avait souhaité ouvrir les prisons sur l'extérieur. Les statuts de l'association ont été déposés en 1976 par la volonté de Valéry Giscard d'Estaing. Au début, nous étions placés sous la tutelle de l'administration pénitentiaire. Le GENEPI avait été créé pour les étudiants des grandes écoles, car l'on voyait en eux de futurs décideurs. Très rapidement, la tendance s'est inversée et nous comptons aujourd'hui des étudiants de tous horizons. Par ailleurs, nous nous sommes complètement détachés de la tutelle de l'administration pénitentiaire, qui est devenue partenaire et non plus tuteur.

Mme la Présidente : L'origine des étudiants est donc très diverse.

Mme Cécile RUCKLIN : Tout à fait. L'investissement des étudiants dans le GENEPI n'a rien à voir avec leur carrière. Il s'agit d'une motivation personnelle.

Mme la Présidente : Je partage votre analyse sur le problème de l'enseignement et sur le conflit entre apprendre à lire et travailler. La situation économique du détenu le contraint à choisir le travail. Je trouve dommage - ce n'est pas une critique, mais un constat de l'état de la société - que nous ne trouvions comme réponse qu'une incitation financière. C'est en soi quelque chose de choquant. Peut-être convient-il de donner aux détenus cette liberté économique sous la forme du RMI pour créer une véritable liberté de choix. Nous sommes dans une société où chaque fois que se pose un problème, nous retombons toujours sur l'argent comme moyen incitatif.

Mme Cécile RUCKLIN : Il est vrai que c'est très dommage. La prison n'est pratiquement que contrainte. C'est pourquoi je ne suis pas prête à entendre l'administration pénitentiaire déclarer qu'elle ne peut contraindre les gens à se rendre en cours. Elle n'a qu'à les motiver d'une façon ou d'une autre. Le détenu étant dans une situation où il doit absolument travailler pour gagner un peu d'argent et où il ne peut se former, il convient de lui donner les moyens.

Mme la Présidente : Pourquoi ne pas prévoir une réduction de peine pour celui qui voudrait apprendre ?

M. le Rapporteur : C'était l'une des conditions de la liberté conditionnelle.

Mme Cécile RUCKLIN : Cela existe déjà en effet pour les libérations conditionnelles.

Mme Nicole BRICQ : S'engager dans une formation, y compris un cursus scolaire, n'est pas toujours pris en compte pour les remises de peine, ce qui est absolument anormal. J'ai rencontré un directeur de prison qui a dû se battre avec un juge de l'application des peines pour lui faire reconnaître que c'était là un motif de réduction de peine. Il n'y a donc pas que le seul aspect financier.

Mme la Présidente : Une incitation passant par une réduction de peine, véritablement appliquée, me satisfait bien davantage. Elle peut même se révéler beaucoup plus incitatrice qu'une incitation pécuniaire.

M. le Rapporteur : Certains juges de l'application des peines ou certains responsables de l'administration pénitentiaires estiment que si l'on attribuait les remises de peines aux personnes ayant suivi des cours, une formation professionnelle ou passé des examens, on favoriserait celles qui, culturellement, sont plus évoluées que les autres. Celui qui est illettré, parce qu'il n'a pas compris que le savoir pouvait lui ouvrir des portes, déclare ne vouloir rien faire. Autrement dit, une injustice serait commise. On essaye ainsi de corriger une injustice par une autre. Sur ce point, je pense que nous serons amenés à formuler des propositions.

    Dans les établissements que j'ai visités, j'ai appris que lorsque l'on propose à certains jeunes de dix-sept ou dix-huit ans, qui n'ont plus d'obligation scolaire, de suivre des cours au lieu de passer leur journée entière devant la télévision - d'autant qu'il est des sujets qui peuvent les intéresser comme l'informatique - ces jeunes répondaient : «Je ne suis pas obligé.», «Mon avocat m'a dit que je n'étais pas obligé». Nous nous posons la question de savoir si nous n'allons pas prolonger l'obligation de scolarité parallèlement à la mise en place d'un minimum d'incitation : une remise de peine, une amélioration des conditions de détention ou des permissions, et ce suite à un effort de formation.

Mme Cécile RUCKLIN : Quitte à être contraignant, autant limiter l'utilisation de la télévision dans les cellules au cours de la journée.

M. le Rapporteur : Pour l'anecdote, à la prison de La Roche-sur-Yon, le circuit électrique alimente la télévision, le système de sécurité et le réfrigérateur. C'est dire que coupant la télévision, l'on coupe tout le reste !

Mme la Présidente : A contrario, à Bois-d'Arcy, la direction a trouvé un moyen d'incitation que je caricature pour faire court : «Si vous venez suivre les cours, vous aurez accès à la play station.» C'est un moyen très efficace.

M. le Rapporteur : Quelle est l'origine sociale des étudiants du GENEPI ?

Mme Cécile RUCKLIN : Celle des étudiants en général, de la première année à la thèse, indifféremment. Tel était l'objet de la création du GENEPI : des étudiants, de par le fait même qu'ils sont étudiants, sont beaucoup plus favorisés qu'une grande majorité des jeunes. C'était également un réflexe de solidarité que d'aller partager en prison les savoirs dispensés par l'université. Les génépistes sont souvent d'une origine sociale plus favorisée que celle des détenus.

M. le Rapporteur : Cela pose-t-il des problèmes de compréhension ?

Mme Cécile RUCKLIN : Pas du tout, jamais.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Madame la présidente, vous n'avez pas abordé la question de la sexualité. Vous pose-t-on des questions sur ce sujet ?

Mme Cécile RUCKLIN : Si l'on s'en tient au temps limité d'incarcération dans les maisons d'arrêt, si on réduit les détentions provisoires, si les détenus, après leur jugement, sont condamnés et partent rapidement en établissement pour peines, on pourrait presque éluder la question.

    Dans les établissements pour peines, l'administration s'attache à conserver un rythme de sommeil, de travail, de loisirs, organisé sur le modèle de l'extérieur, mais ce rythme est factice, car il n'existe aucun temps de vie privée. Les unités de vie familiale sont là pour compenser cette situation et pour que, de temps en temps, s'instaure un temps de vie privée. Il ne faut pas considérer les UVF comme des parloirs sexuels ainsi que certains les perçoivent. C'est aussi un moment pour rencontrer le conjoint, les enfants, la famille. Bien sûr, elles comprennent la notion de sexualité.

    Si les UVF se généralisent, peut-être une part du problème sera-t-elle réglée.

    Pour ce qui est de la sexualité en prison, entre les détenus, c'est là un sujet tabou. Nous ne disposons d'aucune donnée, les détenus ne parlent pas. L'homosexualité existe en prison - nous le savons par les témoignages des détenus -, homosexualité contrainte en quelque sorte. Existe également de la sexualité violente, mais je ne puis m'exprimer sur le sujet, car je ne dispose d'aucune donnée. Des détenus ont écrit sur la question. Je pense à «La guillotine du sexe» de Jacques Le Sage de Lahaye. Mais l'on ne dispose que de peu d'éléments. Ensuite, cela pose la question de la contamination. Des préservatifs sont disponibles à l'infirmerie où le détenu doit se rendre pour en demander ou alors se servir dans la corbeille au vu et au su de tous. Cela fait partie des facteurs de l'incarcération qui coupe de toute vie privée. Je crois aux UVF, j'espère que la mesure sera développée et que les autorisations seront délivrées fréquemment.

Mme Nicole BRICQ : Madame la présidente, vous avez évoqué le décalage entre la présence des travailleurs sociaux et des équipes socio-éducatives et le nombre de surveillants. Je l'ai également constaté. Vu par les surveillants, par ceux qui assument la fonction de «gardiennage», vous posez un problème pour l'organisation de la prison plutôt que vous n'apportez une solution.

Mme Cécile RUCKLIN : Les surveillants sont réduits à un rôle de porte-clefs et de surveillance des allers et venues. Plus il y a d'allers et venues, plus il y a d'intervenants bénévoles, plus ils ont de travail. Nous leur répondons que la présence d'intervenants bénévoles, l'organisation d'activités socioculturelles ou d'enseignements, sous forme non-scolaire, contribuent largement à faire baisser la tension dans les établissements pénitentiaires et qu'au bout du compte ils sont gagnants. Nous ne sommes pas en conflit avec les surveillants, mais nous ne sommes pas non plus dans la meilleure entente qui soit avec eux. Le plus souvent, cela se passe dans l'indifférence, sinon avec de petites anicroches. Un jour où un surveillant sera de mauvaise humeur, on pourra attendre une demi-heure ou trois quarts d'heure devant une porte avant que l'on ne vienne nous ouvrir. C'est autant de temps pris sur l'intervention.

Mme Nicole BRICQ : Lorsque j'ai visité des prisons, j'ai relevé le manque de coordination entre les acteurs qui s'occupent du détenu. J'ai demandé s'ils ne disposaient pas, pour le moins, d'une heure tous les quinze jours ou par semaine pour se réunir et parler du détenu. Dans la vie active, on entend «Le client est au c_ur de la démarche des entreprises.» En l'occurrence, il se trouve que le client est le détenu, celui auquel on offre des services, de plus ou moins bonne qualité. Je pense que de telles discussions permettraient une compréhension mutuelle entre les équipes, qui, d'une manière ou d'une autre, ont chacune un rôle à jouer. On sait très bien que les surveillants jouent un rôle majeur, car ils sont présents en permanence et le plus au contact des détenus.

Mme Cécile RUCKLIN : Cette situation est en voie d'amélioration avec la mise en place des services pénitentiaires d'insertion et de probation, mais ce n'est pas vrai dans tous les établissements. Je coordonne tous les groupes du GENEPI sur les régions pénitentiaires de Dijon et Strasbourg. J'ai précisément constaté à Dijon comme à Strasbourg l'organisation de réunions mensuelles, en présence du chef de la détention. À Strasbourg, a été mis en place un comité de coordination réunissant l'ensemble des acteurs : travailleurs sociaux, enseignants, personnels pénitentiaires. Voilà deux prisons où je pense que la situation va évoluer dans le bon sens. Cela dépend de la bonne volonté du directeur et du SPIP.

M. le Rapporteur : Etes-vous toujours étudiante ?

Mme Cécile RUCKLIN : J'ai interrompu mes études, car le GENEPI ne compte pas de salariés. Nous sommes une équipe de dix permanents, qui travaillons à temps plein et plus qu'à temps plein dans l'association. Les dix permanents sont, soit objecteurs de conscience, soit détachés militaires. J'ai fait ce choix pour un an pour bénéficier d'un statut.

Mme la Présidente : Vous ne pouvez que recevoir les félicitations et l'admiration de l'ensemble des membres de la commission d'enquête.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Comment les mères vivent-elles la séparation d'avec leur enfant à l'âge de dix-huit mois ? Il s'agit d'une véritable souffrance. Le fait d'avoir accès au parloir est-il suffisant ?

Mme Cécile RUCKLIN : Les rencontres aux parloirs ne sont pas suffisantes. Je ne suis pas spécialiste de la question ; je pense qu'il faudrait interroger les médecins ou les surveillantes.

    Passer les dix-huit premiers mois de sa vie en prison est-elle une bonne chose pour l'enfant ? Est-ce une bonne chose pour la mère de vivre avec son enfant pendant dix-huit mois, sachant que la plupart des mères se servent un peu de cet enfant comme otage ? Il y a de vraies questions à se poser, mais je ne suis pas suffisamment spécialiste pour vous répondre plus au fond.

    Bien sûr, au bout de dix-huit mois, la séparation est une déchirure. Pendant ce temps, la mère aura utilisé un peu son enfant comme objet de négociation.

M. le Rapporteur : Un accord a été passé entre la ville de Rennes et le centre de détention : les mères sortent au moins une fois par semaine pour se rendre dans une crèche municipale à proximité du centre de détention, ne serait-ce que pour que les enfants soient en contact avec d'autres enfants.

    Quand l'enfant sort en même temps que la mère, il n'y a pas de problème. Quand la mère sort avec quelques jours, quelques semaines, voire quelques mois de différence, cela se passe encore relativement bien. Le problème se pose pour toutes les femmes ayant à purger une peine supérieure à cinq ans. La séparation est alors très difficile, même s'il existe la possibilité, puisqu'il s'agit d'un centre de détention, que l'enfant rencontre sa mère une fois tous les quinze jours. Des dialogues que nous avons pu engager avec deux mères et les surveillantes, il est ressorti que certaines utilisaient l'enfant comme un objet de négociation. Mais on ne peut non plus le leur reprocher.

Mme la Présidente : Madame la présidente, nous vous remercions et vous félicitons une nouvelle fois. Nous avons une belle jeunesse en France !

Mme Cécile RUCKLIN : Nous croyons vraiment en cette commission d'enquête. La vague médiatique sur les prisons est retombée. Nous n'avons pas à vous dire ce que vous devez faire, mais si des mesures importantes ne sont pas prises maintenant, il faudra encore attendre des années avant que quoi que ce soit ne soit entrepris.

Mme la Présidente : N'étant pas présidente de la commission en titre, je puis vous dire simplement que la volonté de l'ensemble des parlementaires de la commission va dans ce sens.

Audition de M. Jacques LEROUGE,
responsable de l'association d'aide aux personnes en voie de réinsertion
(A.P.E.R.I.)

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 18 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Jacques LEROUGE est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jacques Lerouge prête serment.

M. le Président : Monsieur Lerouge, je vous propose, dans une intervention d'une quinzaine de minutes, de nous présenter votre association, de nous expliquer en quoi consiste votre action pour la réinsertion des détenus et de nous indiquer les difficultés que vous rencontrez. Ensuite, nous dialoguerons avec vous.

M. Jacques LEROUGE : Vous parler en quelques minutes de la situation dans les prisons en France est une tâche très difficile. J'essaierai de vous faire partager une analyse qui résulte de vingt-deux ans de détention et de quinze ans de travail à l'intérieur des prisons, de l'autre côté de la barrière, soit trente-cinq ans d'« expérience », dirai-je avec un peu d'humour, analyse qui est assez pessimiste.

    Si nous ne voulons pas que les prisons françaises deviennent, comme aux Etats-Unis, uniquement une machine à gérer l'exclusion, des changements fondamentaux doivent être opérés, notamment la manière de gérer la paix sociale des établissements pénitentiaires qui ne l'est, en fait, actuellement que par la drogue, licite ou illicite, par les remises de peine du 14 juillet, qui sont des soupapes de décompression, et les remises de peine systématiquement accordées sans tenir compte des gages de réinsertion.

    J'ai travaillé pendant dix ans sur les jeunes détenus incarcérés au centre de détention de Fleury. Depuis quatre ou cinq ans, je m'intéresse à un projet d'insertion concernant les longues peines. Leur nombre a plus que doublé en vingt ans, passant de 255 à 457, tandis que le nombre des peines de dix à vingt ans est passé de 1 561 à 3 177. Notre justice punit de plus en plus, libère de moins en moins. Depuis cinq ans, aucune commutation de peine n'a été réalisée en France. La garde des sceaux se refuse à toute commutation de peine, alors que celle-ci ne déclenche absolument pas la libération mais représente plutôt une mesure d'espoir.

    Certes, depuis vingt ans, la République n'a plus de sang sur les mains, puisqu'elle a aboli la peine de mort. Il n'en reste pas moins qu'elle a chaque année une centaine de cadavres sur les bras, ceux des gens qui se sont suicidés entre les murs parce qu'ils n'avaient pas d'espoir. Le législateur a remplacé la peine de mort par des peines incompressibles de vingt à trente ans. Quand la peine de mort était encore en vigueur, lorsque la personne n'était pas guillotinée, la durée de détention était de dix-sept à vingt ans. Elle est aujourd'hui passée de vingt-cinq à trente ans. La loi interdit au juge de l'application des peines d'intervenir pendant la durée de la peine incompressible ou dite « de sûreté ». C'est-à-dire que l'on nie toute possibilité d'évolution de l'individu incarcéré pendant ce laps de temps. Je ne vois pas du tout l'utilité pour la société de faire une telle application de la loi. Je pourrais presque dire : rétablissons la guillotine, ce sera beaucoup plus rapide que cette mort lente.

    Néanmoins, le destin du détenu, quelle que soit la peine qu'il a à faire, est d'être libéré un jour. Il n'appartient pas à l'administration pénitentiaire. C'est un citoyen qui est mis à l'écart pendant un laps de temps. Quelle que soit sa durée de détention, quand il sort au bout de vingt-cinq, trente, voire trente-sept ans actuellement, rien n'est prévu en France ou dans le reste de la Communauté européenne pour le recevoir.

    Nous avons donc créé, en août dernier, l'APERI, l'Association d'aide aux personnes en voie de réinsertion, sur laquelle nous vous avons fait parvenir un dossier. Nous voulons créer un espace de transition pour permettre à ces gens d'avoir, non pas une ambition de vie mais de survie - c'est bien de cela qu'il s'agit -, d'avoir au moins une petite possibilité de refaire surface, de se réadapter aux gestes élémentaires - réapprendre à refermer à clé la porte de leur chambre et non plus celle de leur cellule, réapprendre à parler aux animaux et par la suite, aux humains -, regonfler un peu la pompe de la vie et leur offrir une petite possibilité d'intégrer la société.

    Il faut savoir que le citoyen n'a pas du tout envie de les voir sortir. Pourtant, ils sont dix à vingt à sortir chaque année.

    On nous a offert un lieu de vingt-deux hectares dans les Alpes mancelles pour un franc symbolique. Nous avons sollicité le partenariat de la fondation Abbé Pierre. Nous souhaitons lancer cette action cet été, si nous parvenons à trouver les financements nécessaires. Il n'est pas question de créer une maison de retraite pour vieux taulards mais bien de leur permettre, à leur rythme, d'aider les autres, de telle sorte qu'ils s'aident eux-mêmes et redeviennent utiles à la société.

M. le Président : Vous avez évoqué les longues peines et effectué sur l'évolution du comportement de la société et de la justice en la matière une analyse que nous retiendrons. D'autres témoins ont exprimé les mêmes sentiments et fait les mêmes analyses. Dans la situation très rude que vous avez décrite, les questions peuvent sembler un peu élémentaires. Comment maintenir pour les condamnés à de longues peines le minimum de liens familiaux ?

M. Jacques LEROUGE : On ne peut pas demander à une femme avec des enfants d'attendre son mari vingt ans. Cela relève de l'utopie. Il existe toutefois des possibilités de maintien de liens familiaux, notamment par la mise en place, comme au Canada, d'unités de visite familiale. La garde des sceaux s'y emploie activement mais elle se heurte, vous le savez, à une très forte pression syndicale.

    Le véritable patron de l'administration pénitentiaire, ce n'est pas la garde des sceaux, ce n'est pas sa directrice, ce sont les syndicats, notamment dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur où ils sont très proches du Front national. Il n'y a pas un règlement pénitentiaire, il y a autant de règlements pénitentiaires que de chefs d'établissement. La prison reflète la personnalité de son patron. Si vous faites quelque chose une année et que le patron change, dans la plupart des cas, tout est à refaire.

    Il existe trois projets de créations d'unités de visite familiale : à Poissy, à la centrale des femmes de Rennes et à Saint-Martin-de-Ré. Les syndicats y sont opposés. Ils demandent que l'on en crée partout ou nulle part. Pour des raisons financières, il n'est pas envisageable d'en installer partout. D'ailleurs, une grande partie des établissements ne le permettraient pas.

    On assiste à une génération spontanée d'enfants de parloir, nés par l'opération du Saint-Esprit. On porte ainsi atteinte au respect de la femme. On oblige des surveillants à jouer les voyeurs. C'est loin d'être idéal.

M. le Président : Nous avons déjà effectué bon nombre de visites. Deux des parlementaires ici présents sont allés dans des départements d'outre-mer, en Guyane et aux Antilles. Nous avons constaté, notamment en Guadeloupe, une forte hostilité des syndicats aux unités de visite familiale - ils leur préféreraient des remises de peine ou des permissions -, que nous n'avons pas rencontrée en métropole. Nous avons enregistré ce que vous avez dit quant à la région Provence-Alpes-Côte d'Azur et nous le confronterons aux comptes rendus de visites des membres de la commission d'enquête. Est-ce que vous ne constatez pas une certaine évolution chez les surveillants, notamment parmi la nouvelle génération ? Vous avez certainement l'occasion de les rencontrer dans le cadre de votre mission.

M. Jacques LEROUGE : J'interviens assez régulièrement à l'école nationale de l'administration pénitentiaire ainsi qu'à l'école nationale de la magistrature, à Bordeaux.

    Vous parlez de la problématique de l'insertion des détenus. Avant de s'occuper de l'insertion des détenus, il faudra régler le problème de la surveillance. Tant que la société n'aura pas donné à cette fonction l'image qu'elle mérite, puisque les surveillants sont là pour appliquer la loi, tant qu'on les obligera à quitter l'uniforme pour rentrer chez eux d'une manière anonyme, ils ne seront pas bien dans leur peau. Quel peut-être l'épanouissement intellectuel d'un jeune surveillant qui sort de l'armée avec le niveau bac plus deux ou bac plus trois et qui a pour tout avenir l'ouverture et la fermeture d'une porte ? A plus forte raison dans de grandes « usines » comme Fresnes, La Santé, les Baumettes, Loos. C'est ingérable ! Ce sont des usines à exclusion où l'on ne fait que gérer l'urgence dans l'urgence.

    Il faudrait que la vie en prison puisse être la plus proche possible de la vie à l'extérieur et que les critères d'insertion soient les mêmes pour le travailleur social que pour l'administration pénitentiaire. Or on en est loin. Pour l'administration pénitentiaire, un bon détenu est un détenu qui ne fait pas de bruit, qui ne réclame rien, qui reste dans sa cellule. Dans ces conditions, sans rien faire d'autre, il bénéficiera du maximum de remises de peine, à savoir trois mois par an, trois mois supplémentaires au bout de la deuxième année et, régulièrement maintenant, pour calmer les tensions, trois mois de plus tous les 14 juillet. Cela tombe systématiquement, sans faire aucun effort.

    Je ne suis pas du tout persuadé que ce soient de bons critères pour avoir des chances de s'insérer dans la société. Le détenu incarcéré doit garder son identité, il doit refuser d'entrer dans le moule de la machine, il doit exister. Dès que vous avez franchi la porte, que vous êtes devenu un matricule, vous n'existez plus, vous appartenez à la machine. C'est horrible. Aucun mot ne peut décrire cela. Quand vous vous retrouvez le soir enfermé, il n'y a plus de caïd, il n'y a plus rien, il n'y a plus que des gens qui pleurent.

    Il faut séparer le personnel de surveillance et le personnel d'encadrement. Les nostalgiques de la sécurité sont utiles, puisqu'il convient d'empêcher les évasions. Qu'on les place sur les murs de ronde, dans les miradors après leur avoir donné une formation appropriée. Tous les autres, tous ceux qui travaillent en détention ne sont pas des surveillants mais des personnels d'encadrement dont on doit utiliser le savoir-faire et les capacités. Ils représentent un potentiel humain qui est inutilisé. Prenez un jeune surveillant sorti de l'école nationale de l'administration pénitentiaire, qui prend ses fonctions avec plein de bonne volonté et de désir de changer les choses, revoyez-le un an après et vous verrez combien il aura changé, puisque le seul patron, c'est le syndicat.

    Tout le monde plie. Moins ils en font et mieux ils se portent. Je vous le dis vraiment sans aucune acrimonie. C'est ainsi. Tant que ce problème ne sera pas résolu, il sera très difficile de mettre en application quelque réforme que ce soit. Que trois surveillants fassent grève à une porte et la machine est paralysée. Envoyez les forces de l'ordre et toutes les autres prisons seront fermées. On le constate régulièrement. Aucun Garde des sceaux ne fait face à cette situation.

    A la maison d'arrêt de Grasse, par exemple, il y a deux ans, le directeur a porté plainte contre six surveillants parce que, le jour de l'an, ceux-ci, ivres morts, dont certains membres du Front National, étaient allés « ratonner » des mineurs dans le quartier « mineurs ». Ce sont des faits. Ils ont tous été condamnés. Le directeur de l'administration pénitentiaire de l'époque, M. Gilbert Azibert, a cédé. Le directeur régional à Marseille, M. Solana, a cédé. Le directeur de la maison d'arrêt a été envoyée à Bordeaux, sur une voie de garage. Autre exemple, le directeur de la centrale de Draguignan, sacrifié aux syndicats, a quitté l'administration pénitentiaire et a rejoint la magistrature.

    La chance de cette administration est qu'elle possède en son sein une poignée de femmes et d'hommes qui croient profondément dans leur travail et qui portent la machine à bout de bras, mais l'immense majorité est laminée par cette machine à exclure.

    Il faut repenser la prison. Il ne faut pas l'exclure puisque l'on est incapable de trouver autre chose. Ce n'est pas en construisant six mille places de plus, comme le fait la garde des sceaux aujourd'hui, que l'on changera quoi que ce soit. Victor Hugo disait : « En ouvrant une école, vous fermez une prison ». Cela reste d'actualité. Il est vrai que, comme le disait Charles de Gaulle, lorsque l'on ne sait que faire d'un problème, on crée une commission d'enquête. En trente ans, j'en ai vu quelques-unes mais je n`ai pas vu beaucoup de changements.

M. le Président : Nous enregistrons vos propos avec une forte attention, mais vous n'avez pas tout à fait répondu à ma question sur la nouvelle génération. De jeunes surveillants, syndiqués ou pas, nous ont dit qu'ils ne souhaitaient pas passer leur vie à être des porte-clés et qu'il serait plus intéressant pour eux d'exercer leur métier tout à fait différemment. Certes, une prise de conscience n'aboutit pas forcément à un changement mais je ne suis pas sûr que cela n'ait pas des débouchés positifs.

M. Jacques LEROUGE : Nous avons un potentiel.

M. le Président : Vous l'avez dit.

M. Jacques LEROUGE : Nous vivons une époque cruciale. C'est maintenant qu'il faut changer les choses. Le livre de Véronique Vasseur n'a rien révélé. Tout le monde le savait.

M. le Président : Mais il a fait « tilt ».

M. Jacques LEROUGE : Il a été un détonateur qui a réveillé un peu le citoyen, mais vous savez aussi bien que moi que l'opinion publique est très versatile. L'émotion risque de redescendre beaucoup plus vite qu'elle n'est montée.

    Aucune commutation de peine n'est prononcée. Or on décide la libération conditionnelle de gens condamnés à perpétuité. C'est un non-sens. Comment faire sortir en libération conditionnelle des gens qui restent condamnés à perpétuité ? C'est une tromperie de l'opinion publique. Pourtant la loi le permet. Quelques-uns sont dehors en conditionnelle et toujours condamnés à perpétuité.

    Comment peut-on imaginer pouvoir garder des gens qui pendant vingt ans ou trente ans n'ont rien à espérer ? La loi interdit totalement aux magistrats de l'application des peines d'intervenir durant cette période. C'est ce qui fait une des forces des syndicats dans leurs revendications. Ils font valoir qu'on leur demande de garder des gens qui n'ont plus aucun espoir, qui n'ont plus rien à perdre et qui sont dangereux. Prononcer une commutation de peine n'est pas déclencher une libération, c'est fixer une date de fin à une peine. Cela ne coûterait rien.

    La véritable prison, celle dont on ne parle pas, commence lorsque vous êtes libéré. C'est la pire ! Enfermé entre quatre murs, vous idéalisez la liberté, mais après dix, vingt ou trente ans de prison, la sortie est le moment le plus difficile. La société n'a pas envie de vous revoir. Le citoyen n'a pas envie de vous revoir. Il a caché ses peurs en vous mettant derrière les murs. Il ne fait que reculer l'échéance.

    Que fait-on de cette nouvelle population de jeunes dont plus de 30 % sont là pour des problèmes de toxicomanie et 30 % pour des agressions sexuelles ? Que fait-on de ces gens qui sont entre les murs ? On n'a vraiment pas lieu d'être fiers quand on sait ce qu'ils deviennent derrière les murs, condamnés par la société à juste titre et condamnés par les détenus. On en met un peu partout dans les établissements pour peines, surtout en maisons centrales où ils servent à calmer les désirs sexuels de la population pénale. Où est la moralité ? Il n'y a pas de psychologues, pas de personnel d'encadrement. Et après, on s'étonne de la récidive.

M. Jacky DARNE : Après avoir rencontré un certain nombre de personnes dans les établissements pénitentiaires et en avoir écouté ici, je vous trouve sévère à l'égard des organisations syndicales. Je ne dis pas que tous leurs représentants ont envie de changement, mais la grande majorité de ceux que j'ai rencontrés sur place souhaitent comme vous la revalorisation de leur fonction, expriment leur capacité à faire beaucoup plus qu'ils ne font aujourd'hui et sont désireux de voir évoluer ce que leur demande la nation.

    Ce que vous dites me semble être très largement partagé par le personnel pénitentiaire et ses organisations syndicales, ce qui me conduit à moins de pessimisme que vous. Je crois que c'est une responsabilité politique, au sens général du terme, de définir les fonctions du personnel et de les faire évoluer. Cela passe sans doute par des problèmes d'effectifs, car lorsque les sous-effectifs sont trop importants, il est évident que l'on ne peut qu'ouvrir et fermer des portes et que l'on n'a pas le temps de dialoguer avec les personnes.

    De la même façon, vous dites avoir vu beaucoup de commissions d'enquête parlementaires et de travaux sur les prisons. A ma connaissance, c'est la première commission d'enquête sur ce sujet. Que le parlement se saisisse de la question est plutôt nouveau. On peut d'ailleurs regretter qu'il ne l'ait pas fait plus tôt. Ne croyez pas qu'il y ait eu beaucoup de travaux, même si des réflexions sur les évolutions dans les établissements ont été nombreuses, lesquelles se sont traduites par des éléments positifs.

    Dans tous les établissements, en effet, j'ai entendu des jugements positifs sur certaines évolutions. L'intervention du personnel médical dépendant de l'hôpital extérieur a permis des relations d'une tout autre qualité avec les détenus. Elle a introduit un dialogue interne entre le personnel pénitentiaire et le personnel de santé qui me semble modifier l'approche des questions de santé dans les établissements. Il ne s'agit pas pour moi de dire que l'on est au bout d'une évolution mais de relever un élément positif. Est-ce aussi votre jugement ?

    Lorsqu'elle est mise en place, la fusion entre prévention et probation, entre le milieu ouvert et le milieu fermé, apparaît aussi comme un élément positif puisqu'elle permet une approche de la préparation à la sortie qui conjugue la relation interne et le travail externe qui me semble répondre à vos préoccupations. Quelle est votre appréciation sur l'évolution du service social dans les établissements pénitentiaires ? Que faudrait-il renforcer pour que l'insertion s'opère mieux ?

    Au-delà du service social, pouvez-vous nous indiquer des pistes de réflexion ? Quelles évolutions faciliteraient, d'après vous, la réinsertion ? J'ai entendu ce que vous avez dit sur la durée des peines et sur le travail interne. Postérieurement, quels peuvent être les moyens de renforcer le suivi ? Si j'ai bien compris, votre association est tournée vers les longues peines - vous pourriez d'ailleurs nous en dire un peu plus sur votre projet -, mais au-delà de cette catégorie de détenus dont le nombre reste modeste même s'il est en forte augmentation, quelles mesures vous paraîtraient les plus utiles ?

M. Jacques LEROUGE : Ne pensez surtout pas que je sois pessimiste. Si j'étais pessimiste, je ferais certainement un autre travail beaucoup moins dur que celui que je fais aujourd'hui.

    L'administration pénitentiaire a connu trois grandes évolutions depuis quinze ans.

    Il y a douze ans, elle a cessé de penser qu'elle était faite pour assurer la formation des détenus qui était alors assurée par des instructeurs techniques de l'administration pénitentiaire. Depuis douze ans, ce sont des organismes privés qui réalisent ce travail. Tout le monde peut maintenant assurer la formation des détenus.

    Il y a six ans, ainsi que vous l'avez rappelé, elle s'est aperçue qu'elle n'était pas faite pour soigner les détenus, et elle a confié cette tâche au ministère de la santé, donc aux hôpitaux. C'est une évolution que je considère comme vous très importante, qui apporte une tout autre dimension.

    Actuellement, elle est en train d'accomplir une troisième révolution qui est, à mon sens, la plus importante. Il n'existe plus de distinction entre les milieux fermés et les milieux ouverts. Elle a nommé dans chaque département un directeur départemental des services d'insertion et de probation. Désormais, une seule personne devra connaître dans son département les prisons, les pistes d'emploi et adapter la formation aux possibilités d'embauche à l'extérieur. Elle aura aussi à gérer son personnel de travailleurs sociaux.

    A mon sens, il faudra attendre trois à cinq ans avant que cela fonctionne. Comme pour tout projet nouveau, il y a des endroits où tout est bloqué parce que les juges d'application des peines font obstacle, car ils se sont sentis dépossédés de leurs comités de probation, de leurs travailleurs sociaux et de leurs détenus. Comme seul le juge d'application des peines est habilité à mettre en place des solutions de remplacement à l'incarcération, la situation est bloquée. Dans d'autres régions, on a donné des postes de responsabilité à des gens incompétents. C'est une pratique dans beaucoup d'administrations de donner des promotions tiroirs. Il faut donc attendre qu'ils partent en retraite. Dans d'autres départements, - la majorité -, il s'agit de gens qui ont passé des concours pour accéder à ce poste, mais je le répète, il faut attendre trois à cinq ans avant que cela fonctionne.

    C'est une énorme avancée mais que le citoyen ignore totalement. Le drame de cette administration, de cette « vieille dame », c'est qu'elle ne souhaite pas faire savoir ce qu'elle fait de bien et qu'elle laisse médiatiser ce qu'elle ne réussit pas. C'est une aberration. Il existe des pistes. Il arrive que l'administration prenne des mesures très positives.

    Par exemple, la direction régionale des services pénitentiaires de Rennes bénéficie d'un très bon directeur et de personnels d'encadrement majoritairement convaincus de l'intérêt de leur mission. Depuis quelques années, des placements extérieurs sont réalisés à Belle-Ile-en-Mer. Sans bruit, sans vagues, quinze détenus y sont à l'extérieur, où ils rénovent toutes les fortifications. L'action est pilotée par l'AFPA pour la formation professionnelle. En dehors des heures de travail, une association s'en occupe sur le plan social et de l'encadrement. Des gens du cru ont été engagés pour assurer l'encadrement. Cela fonctionne très bien. Il est vrai que Belle-Ile-en-Mer a toute une histoire avec l'administration pénitentiaire, puisque les derniers bagnes pour enfants s'y trouvaient.

    Depuis trois ans, des détenus sous accoutumance alcoolique et même usagers de drogue sont en train de rénover un lieu de vie à Bubry, dans le Morbihan. Des infirmières spécialisées sur les problèmes d'accoutumance à la drogue ont été affectées. Cela fonctionne très bien aussi.

    Pourquoi cela n'est-il pas fait ailleurs ? Parce qu'il n'y a pas toujours les gens nécessaires. Cela ne fonctionne qu'avec un engagement personnel des responsables. Là, une impulsion est donnée par la direction régionale. Un encadrant chargé des placements extérieurs, croit en ce qu'il fait. A l'ANPE, la personne qui s'occupe des relations avec les détenus est passionnée par son travail et le directeur départemental des services d'insertion et de probation y est aussi très attaché. Moyennant quoi, cela fonctionne.

    Pour l'insertion des jeunes, le CHRS de Copainville, dans la Mayenne, a environ 35 places disponibles pour les jeunes. C'est un foyer de jeunes travailleurs et un organisme de formation de premier ordre, mais on n'est pas capable de le remplir. Or on se demande ce qu'il faut créer, on envisage de mettre en place des unités éducatives renforcées. Non, des structures existent, elles fonctionnent et il convient de les développer. Il y a des pistes.

    Pendant des années, j'ai mis en place dans les prisons des ateliers de formation en mécanique, métiers du bâtiment, espaces verts, environnement, etc., des activités très manuelles parce que le niveau intellectuel de la population carcérale est très bas. Il est inutile de vouloir leur faire suivre des stages en informatique puisque l'on sait qu'ils ne trouveront pas de travail à leur sortie. Il faut leur apprendre un métier pour lequel un casier judiciaire vierge n'est pas indispensable et qui présente des débouchés.

    Nous avions créé à Draguignan un atelier de mécanique qui accueillait toute l'année 45 détenus en formation professionnelle. La DDTEFP de Toulon était venue le visiter pour en connaître les particularités, car bien souvent les financeurs ne veulent financer que leurs détenus dans leur département, comme si l'insertion n'était pas un problème d'ordre national. Bien souvent, les gens ne restent pas dans le département où ils sont incarcérés à cause d'interdictions de séjour, de problèmes d'environnement familial ou de violence dans leur cité. Il faut les délocaliser. La DDTEFP de Toulon avait très bien compris le problème. Nous avions donc un quota d'heures dans lequel nous pouvions puiser suivant la particularité de chaque cas social. Cela permettait de continuer la formation à l'extérieur de la prison par le biais d'un aménagement de peine : libération conditionnelle, semi-liberté ou chantier extérieur, sans interruption de la couverture sociale et salariale. C'était le même stage qui continuait dehors. Cela fonctionnait très bien. Le taux de réussite atteignait cinq à six détenus sur quinze, ce qui est considérable, puisque la norme est un ou deux. Est arrivé un directeur venu passer les deux années qui lui restaient à faire avant la retraite. C'est d'ailleurs, à ma connaissance, le seul directeur qui, en quittant un établissement, ait reçu une lettre de l'UFAP, syndicat majoritaire à tendance d'extrême droite, le félicitant pour ses bonnes actions. En arrivant à Draguignan, il s'est empressé de satisfaire les syndicats afin de pouvoir tenir deux ans, jusqu'à la retraite. Résultat : aujourd'hui, il n'y a plus rien. Où se trouve l'insertion ?

    Je pourrais vous citer d'autres exemples comparables. J'ai travaillé dans trente-sept établissements pénitentiaires, j'ai trente-cinq ans de recul. J'ai donc connu à leur début une grosse partie des personnels d'encadrement de l'administration pénitentiaire. La chance de cette administration, c'est d'avoir en son sein une poignée de femmes et d'hommes passionnés par leur travail. Sinon, il y a belle lurette que tout aurait explosé.

M. le Président : Nous avons auditionné M. Chauvet, directeur régional, qui a formulé des critiques allant dans le même sens que vous.

M. Jacques LEROUGE : Il est un très bon directeur !

M. le Président : Nous serions très intéressés que vous nous fournissiez un état de ce qui ne fonctionne pas bien et surtout de ce qui fonctionne bien. Il faut aussi dire aux gens de temps en temps qu'il y a des choses qui marchent pour montrer l'exemple. Cela encouragerait ceux qui vont lire le rapport. Il faut aussi mentionner les bons éléments de l'administration. Il sont heureusement nombreux.

M. Emile BLESSIG : J'ai été très attentif à vos propos. Ils tendent à une ouverture de la prison sur le milieu extérieur. J'ai visité une maison d'arrêt où il y avait plus de trois cents intervenants extérieurs, ce qui pose un double problème. Qu'on le veuille ou non, le problème de la sécurité est omniprésent en prison et il est antinomique avec le relationnel. L'ouverture de la prison inquiète les gardiens dans la mesure où plus elle s'ouvre sur les intervenants extérieurs, plus ils ont l'impression que leur fonction est confinée au rôle de porte-clés. Vous avez évoqué la possibilité de scinder les fonctions en repoussant la sécurité autour de la détention et en transformant les fonctions de surveillant à l'intérieur de la détention. Mais tous les détenus ne sont pas des anges. A l'intérieur de la détention, le système doit aussi protéger les plus faibles car il existe une violence larvée dans les prisons.

    Quelles peuvent être les évolutions possibles de la fonction de surveillant ? C'est par cette fonction qu'il convient, à mon sens, d'engager la réflexion sur la prison, car elle est à la base de toute évolution. Comment faire évoluer la sécurité dans la détention ?

M. Jacques LEROUGE : Il convient de différencier les types d'établissements. Dans une maison d'arrêt, où se trouve l'essentiel du surpeuplement, il n'y a malheureusement pas grand chose à faire, surtout quand ce sont des « usines ». Ce n'est pas en affichant la déclaration des droits de l'homme que l'on changera grand chose. En revanche, il est possible d'agir dans les établissements pour peines.

    Concernant la dangerosité de la population pénale, sur les 55 000 détenus actuellement dans les prisons - le nombre d'entrées diminue mais le nombre de détenus augmente en raison de l'allongement des peines - 50 000 environ ne sont pas du tout dangereux. Ce sont des « voleurs de poules » que l'on a mis là pour protéger la société. Vous avez raison de dire qu'il faut réformer l'image de la fonction de surveillant dans les centres de détention. C'est la priorité des priorités. Le reste viendra après.

    Vous n'empêcherez pas la présence d'une catégorie de personnels de surveillance, ayant pour fonction d'assurer la sécurité. Il faut leur donner une formation spécifique et les placer dans les miradors ou sur les murs de ronde. Mais à l'intérieur, il faut créer de petites unités. Des tentatives ont été réalisées. Qui connaît le PEP ? C'est le plan d'exécution des peines. Or le PEP contenait tous les éléments à même de rendre la peine vraiment évolutive et individualisée. On donnait au surveillant de base la responsabilité d'encadrer ses détenus. On lui confiait une dizaine ou une quinzaine de détenus qu'il accompagnait. Pour ma part, j'aurais été plus loin : j'aurais enlevé au surveillant son uniforme qu'il se hâte, de toute façon, d'ôter sitôt son travail terminé. S'il avait une formation de menuisier, il aurait pu encadrer ses gars à la menuiserie. C'était son noyau. C'est lui qui les défendait, qui suivait leur évolution sur le terrain. Et l'on devait octroyer les remises de peine en fonction de cette évolution.

    En prison, on n'arrive pas à trouver le moyen d'inciter le détenu à évoluer. Pourtant, dans beaucoup d'établissements pour peines, on trouve physiquement ce qu'il faut. Il y a des salles de classe mais les trois quarts du temps, elles restent vides. Comment imaginer que quelqu'un qui entre en prison pour dix ans analphabète en sorte analphabète ? C'est intolérable ! L'école doit être obligatoire. Comment, au nom de la tranquillité de la prison, peut-on tolérer qu'une personne reste toute la journée couchée et regarde Canal Plus toute la nuit ? Evidemment, pendant ce temps-là, ils ne demandent rien. Ce n'est pas ainsi que cela se passe dehors.

    La notion de bon détenu pour l'administration pénitentiaire aboutit à un massacre. Ce n'est pas cela. C'est quelqu'un qui revendique. Pour survivre à vingt ans de prison, j'ai fait quatorze ans d'études. Pour protéger les plus faibles, j'ai créé en 1975, après la grande révolte, le premier orchestre en prison. Cela permettait aux faibles de venir se réfugier au cercle de musique. Cela a permis aussi à des gens d'apprendre la musique ensemble, de s'habituer à cohabiter et à comprendre qu'avec les capacités de chacun on pouvait former un ensemble harmonieux. Il est évident que pour l'administration pénitentiaire, je n'ai pas été un bon détenu.

    A 17 heures, tout le monde mange et s'apprête à se coucher. Est-ce que dehors, à 17 heures, on est couché ? C'est l'heure de la soupe, parce qu'à 18 heures c'est la fermeture et le comptage des détenus et à 19 heures, c'est la relève. L'argent est interdit en prison. Pourtant, dans toutes les prisons, il y a du liquide qui circule. On le sait.

    La gestion de la détention doit être la plus proche possible de celle de l'extérieur et il faut utiliser les capacités des surveillants. Il y a un an, ils faisaient grève pour réclamer le passage aux 35 heures et ils ne s'étaient pas rendu compte qu'ils en faisaient moins avec trois matinées, deux après-midi, le repos de garde et le repos compensatoire. Ce n'est pas ainsi que cela doit fonctionner. Il faudrait que tous les surveillants aient des postes permanents, comme certains postes à l'économat. Il faut que l'on puisse venir travailler en prison comme on vient travailler dans n'importe quelle entreprise, tout en assurant la sécurité. Naturellement, cela ne sera pas facile, car le surveillant qui est de matin a son après-midi tranquille. Quand il faudra lui demander de travailler comme tout le monde huit heures par jour, il y aura une difficulté mais c'est incontournable. On sait faire l'école, on sait faire la formation professionnelle. Le problème est que la société, dehors, ne veut pas fournir aux anciens détenus du travail qui corresponde à la formation professionnelle reçue. C'est pourquoi je dis que là commence la véritable prison.

    On connaît les paramètres qui déclenchent l'envie de se réinsérer. Cela peut-être après la première incarcération ou au bout de la dixième. Je suis tombé x fois avant de me dire qu'il faudrait peut-être arrêter, que ce n'était peut-être pas la faute de la société mais aussi la mienne. Il faut offrir au détenu la possibilité de faire le point sur lui-même et d'analyser ce qui ne va pas. Comment aider quelqu'un qui n'a pas fait ce bilan sur lui-même ? Aujourd'hui, on organise des stages de préparation à la sortie. En quoi consistent-ils ? On leur apprend à rédiger un CV, on leur donne l'adresse de l'ANPE. Ce n'est pas ainsi que l'on peut trouver du travail dehors.

    En théorie, le bracelet électronique est très bien. En pratique, cela concernera une certaine catégorie de délits. Pour avoir un bracelet électronique, il faut un appartement, un téléphone et du travail. Cela n'est pas du tout représentatif de la population pénale. Pourtant, c'est fait. On connaît déjà les sites qui vont être expérimentés.

M. Alain COUSIN : Je voudrais revenir sur l'expérience de Belle-Ile-en-Mer et sur d'autres organisées par le directeur régional des services pénitentiaires de Rennes. Pour les réaliser, il faut à la fois la volonté de l'administration, celle de l'autorité judiciaire et les moyens de financement. Les services pénitentiaires ont-ils aujourd'hui la possibilité financière de monter suffisamment de projets tels que ceux-là ?

M. Jacques LEROUGE : Il est évident que le budget de l'administration pénitentiaire pour l'insertion est tout à fait insuffisant. Dans le cadre du placement extérieur, dans lequel le détenu reste sous écrou mais n'est pas incarcéré, la direction régionale octroie un prix/jour comprenant la nourriture, l'hébergement et l'encadrement, de 100 à 170 francs. On comprend immédiatement que le financement par l'administration n'est pas suffisant. Il faut faire appel à des cofinancements spécifiques. Cela fonctionne à Belle-Ile et à Bubry parce que le conseil général s'y intéresse et parce que le responsable de l'ANPE s'est débrouillé pour obtenir une petite ligne budgétaire. Mais sachant l'économie que cela permet de réaliser, on devrait donner à l'administration pénitentiaire les moyens financiers de réaliser de telles actions, alors qu'elle n'y consacre que 6 % de son budget. Son plus gros poste est représenté par les frais d'encadrement du personnel.

    Comment un organisme peut-il encadrer ces placements extérieurs avec un tel prix de journée ? Il n'y a pas d'argent. Ce sont pourtant autant de gens qui ne sont pas incarcérés. C'est un travail utile. A Bubry, par exemple, la rénovation du site servira au village. La société Yves Rocher va y installer un atelier qui permettra d'embaucher quinze personnes de la commune et de garder sept à huit places pour des détenus en placement extérieur. L'intérêt de l'expérience est tellement évident qu'elle devrait être généralisée.

    Je vous adresserai une liste de ce qui se fait et qui marche.

M. le Président : Cela nous intéresse beaucoup.

M. Jacques LEROUGE : Je travaille sur sept régions administratives sur neuf en France. Depuis 35 ans, je passe ma vie d'une prison à l'autre. J'ai donc une très large vision de ce qui se passe. Effectivement, autant on peut critiquer cette administration qui a trop longtemps vécu repliée sur elle-même, autant il faut dire ce qu'elle fait de bien. Je connais des directeurs régionaux qui travaillent nuit et jour, qui n'ont même plus de vie de famille. C'est cela, la chance de cette administration. Pourtant, je ne suis pas du tout persuadé que lorsqu'il y a des problèmes, elle sache les défendre, mais c'est un autre sujet.

Mme Nicole FEIDT : Je suis une élue de l'Est où se trouvent quelques prisons que vous connaissez.

    Comment ressentez-vous l'évolution de la population carcérale ? Elle compte maintenant beaucoup de drogués, de gens qui ne sont plus très équilibrés. Comment le ressentez-vous ? Quelles sont vos relations avec l'éducation nationale ? Vous avez dit que les salles de cours étaient pratiquement vides.

Mme Christine BOUTIN : C'est exact.

Mme Nicole FEIDT : Je l'ai également constaté dans une prison. Quelle action pourrait être entreprise afin que le travail de l'éducation nationale soit efficace ?

M. Jacques LEROUGE : Je connais tous les établissements de votre région. Vous avez visité le centre de détention de Toul qui est une « maison de retraite ». La moyenne d'âge y est d'environ 45 ans et il n'y a jamais de problème. La prison de Bar-le-Duc est toute petite.

    Eu égard à la réinsertion, le cas de la prison de Saint-Mihiel est très intéressant. C'est un exemple de gestion mixte du programme « 13 000 ». Le mode d'affectation de l'administration pénitentiaire qui cherche à remplir en priorité ces établissements dits privés va à l'encontre du maintien des liens familiaux. A Saint-Mihiel, il n'y a pratiquement pas un détenu originaire de la région. Toutes les prisons privées sont construites dans des endroits isolés. A Joux-la-Ville, il n'y a même pas un bus ou une gare. Ne parlons pas de Charles III ( ?), il n`y a rien à faire, il faut la faire sauter. Il y a vingt ans que l'on en parle. Il est évident qu'elle n'a rien à faire dans la ville. On continue malgré tout à y dépenser des millions de francs.

Mme Nicole FEIDT : Il faut dire qu'il y a quatorze ou seize personnes dans la même pièce.

M. Jacques LEROUGE : Je ne comprends pas que l'on puisse continuer à y dépenser de l'argent, comme pour les prisons de Nice, où je travaille depuis dix ans. De même, à la prison de Toulon, à la prison de Cherbourg, c'est ahurissant ! A Avignon, le fief de la garde des sceaux, on hallucine.

M. François LONCLE : Une nouvelle va être construite.

M. Jacques LEROUGE : Les cellules du rez-de-chaussée étant plus basses que les eaux du Rhône, il faut mettre un couvercle sur les toilettes, avec un poids dessus, pour éviter que les rats ne remontent. Quels que soient les délits qui ont pu être commis, il n'y a pas lieu d'être fier d'enfermer des gens dans de telles conditions.

    Il convient d'évoquer aussi le mercantilisme social. La pauvreté devient une niche économique intéressante. Bientôt, le prisonnier deviendra un objet très convoité. On ne sait plus qui est exclu, de qui, de quoi ? On ne sait pas combien on va finir par payer l'exclusion. Les gens qui vivent de l'exclusion seront bientôt plus nombreux que les exclus.

M. François LONCLE : Expliquez-vous sur ce point.

M. Jacques LEROUGE : Je donne des cours dans les IRTS et dans les IUT. Il y a une dizaine d'années, les gens venaient dans le social par conviction. Aujourd'hui, ils y viennent pour la sécurité de l'emploi. Avant d'obtenir leur diplôme, ils s'assurent de pouvoir bénéficier des 35 heures. Pour ma part, j'en fais environ 70 par semaine. Lorsque l'on organise des réunions sur les problèmes de l'insertion, je ne suis pas du tout persuadé que les gens qui y assistent et qui en vivent souhaitent que cela s'arrête.

    En outre, les formations mises en place dans les prisons le sont par des organismes privés tels que des GRETA ou des AFPA. Or quand on est plus soucieux de faire travailler l'organisme de formation que du résultat de l'insertion, on peut parler de mercantilisme.

    Dans la dernière société de formation et de lutte contre le chômage pour laquelle j'ai travaillé avant de créer mon association, il y avait, depuis dix sept ans, des abus de biens sociaux. Cela s'est terminé par deux ans de prison, 720 000 francs d'amende et quinze ans de faillite personnelle pour le patron.

    Le social doit revenir non pas à des organismes de formation de statut société anonyme ou SARL mais à des associations dont les comptes doivent être clairs. Moralement, on ne peut pas voir une entreprise de statut SA dégager des bénéfices sur le dos de la misère. C'est immoral ! Comme je suis également chargé de mission à la fédération Léo-Lagrange, je l'ai convaincue, l'année dernière, de s'intéresser à ce public-là, dans le cadre de sa mission d'éducation populaire. Cela entre dans le cadre d'une philosophie d'éducation populaire.

    Même incarcéré, le citoyen reste un citoyen. La prison doit rester un lieu de droit et non un lieu de non-droit. La prison ne doit pas refléter la personnalité de son directeur. Faut-il nommer des directeurs étrangers à l'administration pénitentiaire ? Faut-il leur interdire d'avoir une carrière promotionnelle ?

    Je m'intéresse actuellement à un détenu qui vient d'être incarcéré à la maison d'arrêt de Nancy. On sait très bien que pour le maintien des liens familiaux, il faudrait l'affecter au centre de détention de Toul. Mais comme sa peine est supérieure à dix ans, on va le transférer au centre national d'orientation de Fresnes où il va rester six semaines. Il va attendre un an son transfert pour retrouver son affectation à Toul. Pendant ce temps, comment la famille pourra-t-elle payer les déplacements entre Nancy et Paris ? Je pourrais vous citer de nombreux cas analogues. Ce n'est pas un problème d'argent, c'est bien un problème d'organisation.

    Il faut cesser de vouloir remplir à tout prix les prisons privées pour des raisons financières au détriment du maintien des liens familiaux. Certes, M. Chalandon avait eu une bonne idée pour la rapidité de l'exécution des travaux mais ces prisons ne sont pas plus vivables que les vieilles. Le taux de suicides y est encore plus élevé car on a totalement supprimé le peu de relations humaines qui existait dans les vieilles prisons. Tout se passe par interphone et le personnel de surveillance est autant surveillé par les caméras que les détenus. C'est invivable ! Si l'on veut que le détenu puisse se réinsérer, il faut lui mettre des marchés en mains : lui donner la possibilité d'aller à l'école et d'apprendre un métier, se lever le matin comme tout le monde dehors. Le soir, fatigué, il ne regardera pas Canal Plus jusqu'à 3 heures du matin et on ne lui passera plus des films X sur le canal interne.

M. le Président : Merci, monsieur Lerouge. Nous recevrons donc volontiers toutes notes complémentaires de nature à compléter les informations que vous nous avez données.

M. Jacques LEROUGE : Je vous communiquerai uniquement des éléments positifs car je ne vais pas scier la branche sur laquelle je suis assis. J'ai déjà assez de problèmes avec cette administration.

M. le Président : Nous le concevons.

Audition de Mme Nicole MAESTRACCI,
Présidente de la Mission interministérielle
de lutte contre la drogue et la toxicomanie

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 18 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Nicole MAESTRACCI est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Nicole Maestracci prête serment.

M. le Président : Quelle est, Madame, le rôle de la mission interministérielle que vous dirigez ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Je préside une mission interministérielle qui est chargée sous l'autorité du Premier ministre de mettre en _uvre le plan du gouvernement sur les questions de drogue et de dépendance, puisque depuis le mois de juin 1999 le gouvernement a étendu mes missions aux drogues licites que sont l'alcool, le tabac, les médicaments et les pratiques dopantes. Je coordonne environ une vingtaine de ministères qui s'intéressent à un titre ou à un autre à ces questions et donc le ministère de la justice, en particulier la direction de l'administration pénitentiaire.

    Je dois préciser que je suis magistrat et que j'ai été un certain temps juge de l'application des peines. J'ai donc eu à connaître de ces questions à une autre place que celle que j'occupe aujourd'hui.

    Je puis vous donner un certain nombre d'éléments chiffrés sur la situation de prévalence des problèmes de drogue dans les prisons et vous indiquer sur quels thèmes nous travaillons aujourd'hui, les difficultés que nous rencontrons et les perspectives que l'on peut avoir dans ce domaine.

    En ce qui concerne la prévalence de la drogue en prison, je suis extrêmement prudente sur les chiffres. Ceux que je vais vous communiquer résultent d'une enquête de 1997 faite à l'entrée en prison, avec des méthodologies et des questions posées qui n'étaient pas nécessairement extrêmement comparables.

    Environ 32 % des personnes entrant en prison étaient consommateurs de drogues illicites, 25,6 % consommatrices de cannabis - la plus grosse consommation - 14 % consommateurs d'héroïne, 9 % consommateurs de cocaïne ou de crac, 9 % consommateurs de médicaments détournés et 3,4 % consommateurs d'autres produits, soit des solvants, soit des drogues de synthèse.

    Le total de ces chiffres est supérieur à 32 % car dans 14 % des cas, il s'agit de poly-consommation et de consommation de plusieurs produits.

    La question de l'alcool a été très largement sous-estimée dans les établissements pénitentiaires pendant assez longtemps. Environ 33 % des détenus déclarent à l'entrée une consommation dite problématique, c'est-à-dire selon les normes en vigueur à l'OMS, plus de cinq verres pris régulièrement par jour ou alors cinq ou six verres consécutifs en une seule prise, une fois par semaine. Il peut y avoir des recoupements entre les consommateurs de drogue et d'alcool et cela est bien souvent le cas.

    Environ 78 % des entrants consomment du tabac et 20 % sont de gros fumeurs, c'est-à-dire de plus de vingt cigarettes par jour. Cette consommation s'accroît d'ailleurs en prison puisque c'est au fond le seul produit qui y est autorisé. En réalité l'alcool et les drogues illicites sont interdites en prison et l'autorisation du tabac résulte du fait que tout ne peut être interdit alors qu'en même temps c'est sans doute, en termes de santé publique, le produit le plus dangereux.

    Les chiffres concernant les traitements de substitution à l'entrée sont également intéressants. Les personnes sous traitement de substitution aux opiacés sont de 0,6 % pour la méthadone et 6,3 % pour le subutex, soit un chiffre assez comparable à la population hors de la prison. En revanche, nous verrons qu'en prison ce chiffre diminue considérablement parce que dans un certain nombre d'établissements pénitentiaires les traitements ne sont pas poursuivis comme ils devraient l'être.

    Par ailleurs, certaines enquêtes ont été faites sur les pratiques de consommation à l'intérieur de la prison, bien qu'évidemment ces produits soient interdits dans les établissements pénitentiaires. Une enquête a été menée auprès des « injecteurs actifs », essentiellement des injecteurs d'opiacés mais qui peuvent être injecteurs d'autres produits. 13 % des injecteurs actifs au cours des douze mois précédents l'incarcération disent s'être injecté des produits en prison pendant les trois premiers mois de l'incarcération. La moitié de ces personnes se sont injecté des produits en partageant leurs seringues puisque les seringues propres ne sont pas disponibles en prison dans les mêmes conditions qu'à l'extérieur.

    Une autre enquête a été faite à partir de la population qui fréquente les structures d'accueil de bas seuil, c'est-à-dire les structures d'accueil à destination des usagers les plus marginalisés, les usagers encore actifs et qui ne sont pas en mesure d'avoir un traitement ou un sevrage. Parmi ces personnes qui ont toutes fait des séjours en prison, 35 % déclarent s'être injecté des produits en prison et 6 % déclarent avoir commencer à s'injecter des produits en prison.

    Ces éléments semblent importants en termes de santé publique d'autant plus que la moitié de ces personnes déclarent qu'elles n'ont jamais utilisé l'eau de Javel alors que, dans le cadre de la réduction des risques et des mesures prises par l'administration pénitentiaire et par le ministère de la santé, figure la mise à disposition des détenus de l'eau de Javel pour désinfecter les seringues, en cas de circulation.

    Enfin, voici quelques chiffres sur la prévalence du VIH, du VHC et du VHB. On compte aujourd'hui chez les usagers de drogue détenus environ 13 % de prévalence du VIH. Ce chiffre est inférieur à ce qu'il était il y a quelques années mais c'est également vrai pour la population à l'extérieur.

    En revanche, le taux de prévalence du VHC est très important : 55 % des usagers de drogue injecteurs sont infectés par le VHC et 24 % par le VHB.

    Il convient toutefois de préciser que les évolutions chiffrées ressemblent aux évolutions chiffrées à l'extérieur. Au fond, il n'y a pas tellement de raisons pour qu'elles soient très différentes. En particulier, on a affaire de plus en plus souvent à des poly-consommations qui associent plusieurs produits, des produits licites et des produits illicites, des médicaments, des produits de synthèse. Contrairement à ce qui se passait il y a une dizaine ou une quinzaine d'années, les éléments en notre possession démontrent qu'il y a de moins en moins ou presque plus d'usagers d'opiacés purs, c'est-à-dire des héroïnomanes qui entrent en prison avec souvent des faits de délinquance violente à leur actif. On observe au contraire une diversité des comportements de consommation et une population qui devient extrêmement hétérogène. Cette diversité et cette hétérogénéité rendent assez difficiles la prise en charge et exigent une adaptation du dispositif, d'ailleurs à l'extérieur comme à l'intérieur.

    Quels dispositifs existent à l'intérieur des établissements pénitentiaires pour prendre en charge ces populations ?

    En 1987, des « antennes toxicomanie » avaient été créées dans seize établissements pénitentiaires qui regroupaient à peu près le tiers des détenus et qui regroupent encore aujourd'hui à peu près 28 % de la population pénale. Le cahier des charges donnait pour mission à ces antennes, d'une part de prendre en charge les toxicomanes à l'intérieur des établissements pénitentiaires et d'autre part de préparer leur sortie sous tous ses aspects, aussi bien sociaux que sanitaires.

    Ces antennes étaient et sont toujours rattachées au service médico-psychologique régional ; elles sont au nombre de vingt-six. Ces centres se sont transformés en « centres spécialisés de soins aux toxicomanes » en 1992. Il y a donc un dispositif de soins aux toxicomanes à l'extérieur et il a été décidé par la direction générale de la santé et l'administration pénitentiaire de transformer ces seize antennes en CSST internes aux prisons.

    Les vingt-six SMPR évoqués précédemment prennent en charge les toxicomanes dans les établissements où il n'y a pas d'antenne. Depuis 1994, il existe aussi les UCSA, les Unités de Consultation et de Soins Ambulatoires. Dispositif créé à titre expérimental, les unités de préparation à la sortie concernent aujourd'hui sept établissements. Ce dispositif est en cours d'évaluation et les premiers éléments nous montrent tout son intérêt parce qu'il prend en charge à la fois les aspects sanitaires et sociaux. Toutefois, il rencontre beaucoup de problèmes de recrutement à l'intérieur des établissements pénitentiaires. Compte tenu des difficultés que l'on a pour connaître la date de sortie et pour mobiliser à la fois le personnel et les détenus, des stages peuvent être organisés sans pour autant que les détenus soient en nombre suffisant pour les remplir. Néanmoins, ce dispositif est intéressant et il faudra certainement le réorienter et l'utiliser différemment.

    Enfin dans une quarantaine d'établissements, des centres de soins aux toxicomanes extérieurs, en milieu libre, interviennent à l'intérieur des établissements sous la forme d'un protocole avec une subvention de la direction générale de la santé.

    En revanche, pour ce qui concerne l'alcool, le dispositif est totalement indigent. En effet, les questions d'alcool ont été extrêmement sous-estimées à l'intérieur des établissements pénitentiaires, comme à l'extérieur d'ailleurs, et aucune prise en charge spécifique n'a été organisée. En 1997, l'intervention des consultations spécialisées pour alcoolo-dépendants ne concernaient que deux établissements sur l'ensemble des établissements. Il n'y avait donc pas de consultation spécialisée concernant l'alcool alors qu'on sait par ailleurs qu'un grand nombre d'actes de délinquance, de délits, sont commis sous l'emprise d'un état alcoolique, notamment des conduites en état alcoolique ou surtout des faits de violence, soit familiale, soit extra familiale.

    Quels problèmes ce dispositif pose-t-il ?

    Premier point important : le repérage dans les établissements pénitentiaires. On s'est rendu compte qu'en réalité ces questions étaient souvent posées. Cependant à la question formulée en ces termes : « Est-ce que vous estimez que vous avez une consommation problématique d'alcool ? », très peu de Français répondent par l'affirmative ! Une méthodologie de repérage un peu plus affinée est nécessaire et nous y travaillons. Dans les semaines à venir, une méthodologie de repérage reconnue internationalement permettra d'avoir un repérage des consommations véritablement problématiques. Ce point me paraît très important parce que pour traiter une situation il faut savoir de quoi on parle et ce qu'elle représente exactement.

    La deuxième question est celle de la poursuite des traitements et des prises en charge extérieures à l'intérieur des établissements pénitentiaires et en particulier la question des traitements de substitution.

    Alors qu'une circulaire de la direction générale de la santé, déjà ancienne, invite les services médicaux à offrir aux détenus une offre de soins équivalente à celle de l'extérieur, nous nous sommes rendu compte que la substitution ne concerne qu'un détenu héroïnomane sur sept dans les établissements pénitentiaires alors qu'à l'extérieur elle concerne un héroïnomane sur trois. On s'est donc véritablement heurté davantage à une difficulté de caractère idéologique qu'à une difficulté de moyens. En effet, un certain nombre de médecins à l'intérieur des établissements pénitentiaires considèrent pour des raisons éthiques, morales, idéologiques que la substitution n'est pas une bonne chose pour les détenus qu'ils ont en charge.

    Ce débat à l'intérieur des établissements pénitentiaires entre médecins favorables et médecins non favorables aux traitements de substitution, a été très vif entre les médecins qui prenaient en charge les toxicomanes à l'extérieur. A l'extérieur ce débat est désormais totalement pacifié parce que personne ne revendique les traitements de substitution comme seule réponse à la toxicomanie. Tout le monde est d'accord pour dire que c'est une aide considérable pour prendre en charge et conduire un toxicomane à une vie plus normale mais qu'évidemment cela ne peut pas être tout le traitement et que, notamment, l'accompagnement social et psychologique sont fondamentaux. Il existe donc un déficit de prise en charge des héroïnomanes dans les établissements. Même si la situation s'améliore, elle est néanmoins encore préoccupante.

    Le troisième point, c'est la question de l'offre de soins et de prise en charge. Pour ma part, je dirai aujourd'hui que ce n'est pas une question de moyens parce que finalement, dans les établissements pénitentiaires, il y a plutôt parfois pléthore de services concernés par cette question plutôt que déficit. En présence d'une UCSA, d'un SMPR, d'une antenne toxicomanie, d'un service pénitentiaire d'insertion et de probation, plus deux ou trois associations qui interviennent de l'extérieur, la vraie question est celle de la coordination et de savoir qui fait quoi.

    Certaines situations sont même assez absurdes. Dans certains établissements, le psychiatre s'intéresse à tout ce qui concerne la « tête », c'est-à-dire tous les médicaments psycho-actifs qui agissent sur le système nerveux central. « En dessous de la tête », c'est le médecin de l'UCSA. Le service socio-éducatif, lui, s'occupe du social. On retrouve ainsi à l'intérieur de l'établissement toute une série de cloisonnements institutionnels, disciplinaires qu'on est en train de régler dans les prises en charge sanitaires et sociales à l'extérieur. Au fond, c'est comme si la prise en charge dans les établissements pénitentiaires avait pris cinq ou six ans de retard par rapport à ce qui se passe à l'extérieur. Ce point est très préoccupant.

    Certes, il y a une amélioration considérable de la prise en charge sanitaire des détenus depuis la loi de 1994. Lors de mes déplacements dans les établissements pénitentiaires, je pose aux détenus la question du délai nécessaire pour obtenir un rendez-vous avec le médecin. Il apparaît qu'aujourd'hui ce délai est de l'ordre de vingt-quatre heures. Il y a dix ou quinze ans, c'était loin d'être le cas. Cette situation s'est donc considérablement améliorée et, paradoxalement, la prise en charge des dépendances ne s'est pas autant améliorée, autant que l'expérience intéressante de 1987 pouvait le laisser espérer.

    En outre, les antennes toxicomanie, les centres de soins aux toxicomanes sont restés beaucoup trop longtemps figés sur la prise en charge d'une seule population, celle des héroïnomanes injecteurs qui ne prennent qu'un seul produit, alors que se sont développées bien d'autres formes de consommation qu'ils n'ont pas vu venir et pour lesquelles ils n'ont pas développé de savoir-faire adapté.

    Telle est la difficulté à laquelle nous sommes confrontés en ce qui concerne les prises en charge. J'ai déjà dit que pour l'alcool on était véritablement loin de ce que l'on devrait faire.

    Enfin en ce qui concerne la préparation à la sortie, problème qui n'est pas propre aux toxicomanes ou aux alcoolo-dépendants, la situation reste très préoccupante malgré tous les dispositifs qui ont été développés par l'administration pénitentiaire ces dernières années. Cela tient à la fois au fait que beaucoup de détenus sortent alors qu'ils étaient en détention provisoire et au fait que les libérations conditionnelles se sont raréfiées et que les alternatives à l'incarcération ne se sont pas suffisamment développées. En outre, la culture des travailleurs sociaux fait qu'on ne sollicite pas suffisamment les détenus, me semble t-il, pour organiser avec eux une préparation à la sortie. On attend plutôt qu'ils en fassent la demande.

    Nous avons affaire à des détenus jeunes, souvent en grande difficulté d'insertion. Ils font donc peu de demandes, préférant souvent rester allongés sur leur lit, vingt-deux heures sur vingt-quatre, à regarder la télévision que préparer une sortie. S'agissant souvent de détenus jeunes, il est essentiel de les solliciter pour préparer leur sortie. Lorsqu'ils acceptent, il est évident, et plusieurs enquêtes l'ont montré, que cela marche.

    Dans une extrapolation qui croise les données épidémiologiques et les données du flux carcéral, on peut estimer que 25 000 personnes environ sortent par an avec un problème de dépendance à l'alcool ou aux drogues illicites et que, dans la majorité des cas, ces jeunes sortent de détention sans aucun suivi judiciaire. Or pour mettre en place un suivi sanitaire, le fait d'avoir un suivi judiciaire et social est souvent indispensable et essentiel.

    Qu'est-ce qui a été prévu dans le cadre du plan qui a été adopté par le gouvernement ? Je vous ferai parvenir tous les documents dont vous pourriez avoir besoin sur ce plan.

    L'effort porte d'abord sur le repérage, question dont je viens de parler, puis sur la poursuite du traitement, points sur lesquels un certain nombre de travaux ont été faits. Une évaluation est en cours pour voir si les chiffres de 1997 se confirment en 1999. J'espère qu'il y a une amélioration.

    Sur la position des médecins, nous avons fait en sorte tout de même que, dans tous les établissements pénitentiaires, au moins un médecin accepte de prescrire les traitements de substitution. Les situations sont assez variables. Ainsi, quand un psychiatre ne veut pas prescrire, c'est un médecin de l'UCSA et inversement. D'une manière générale, je crois que nous n'avons plus d'établissements où la situation soit totalement bloquée, en vertu d'une position de principe totalement opposée mais c'est encore loin d'être satisfaisant.

    Enfin, en ce qui concerne l'offre de soins, nous sommes en train de redéfinir entièrement les missions des antennes toxicomanie, à partir de l'expérience que nous avons dans les services hospitaliers de l'alcoologie de liaison ou de la toxicomanie de liaison. Au fond, ce dont on a besoin ce n'est pas un service spécialisé mais de deux ou trois personnes assez mobiles et assez compétentes qui permettent aux autres services de prendre en charge correctement cette population là.

    Nous sommes donc plutôt en train de réorganiser le dispositif dans ce sens, en donnant la responsabilité à l'un des services (SMPR ou UCSA) de remplir cette mission de liaison qui n'est plus une mission de service spécialisé. L'idée est que l'on doit préparer la sortie, avec des objectifs évidemment sanitaires mais également sociaux, et que l'on ne peut pas « saucissonner » les détenus, comme on l'a fait par le passé.

    Nous sommes en train de travailler sur un nouveau cahier des charges qui refond entièrement le dispositif en intégrant également la question de l'alcool. Il n'est plus pertinent de cloisonner, d'avoir un service spécialisé ou une antenne spécialisée pour l'alcool et une antenne spécialisée pour les toxicomanes mais il s'agit plutôt d'avoir une petite équipe qui soit capable de répondre à l'ensemble des questions posées par toutes les dépendances (drogues, alcool, médicaments).

    Enfin, nous avons mis en place dans tous les départements un dispositif qu'on appelle les conventions départementales d'objectifs. Une convention est passée entre le procureur de la République et le préfet, via son directeur des affaires sanitaires et sociales, dont l'objectif par exemple est de proposer une alternative sanitaire ou sociale à tous les usagers qui sont interpellés par la police, qu'ils soient usagers de drogue illicite ou usagers excessifs d'alcool.

    Ces conventions concernent aujourd'hui 75 départements. Elles sont actuellement financées par la mission que je préside, par le biais de crédits déconcentrés dans les préfectures. Pour 1999, ces crédits étaient de l'ordre de 45 MF. Ils ont été déconcentrés à la fois pour prendre en charge les usagers d'alcool ou de drogue interpellés et pour préparer les alternatives à l'incarcération. Ce dispositif est très intéressant parce qu'il oblige l'ensemble des acteurs à avoir des objectifs clairs et il évite un certain nombre de cloisonnements. Sur ce point, ce dispositif paraît tout à fait adapté.

    Enfin, la question de la modification des pratiques à l'intérieur des établissements pénitentiaires est importante. Il s'agit de prendre conscience du fait que les personnes qui vont poser le plus de problèmes d'insertion et le plus de problèmes de sécurité à la sortie sont aussi les plus exclues et qui font le moins de demandes. Selon moi, il faut donc que toute la vie professionnelle à l'intérieur des établissements pénitentiaires s'organise autour de cette idée. Il s'agit de repérer en particulier les jeunes qui vont sortir assez vite des établissements pénitentiaires, parce que même si la durée de détention a augmenté, elle n'est que de huit mois, délai extrêmement court. Il faut faire en sorte que systématiquement soient proposées des alternatives à l'incarcération, des suivis judiciaires.

    La mise en pratique d'un tel système, à l'instar par exemple du système canadien ou de tout système qui examine systématiquement les libérations conditionnelles ou les alternatives en incarcération, pourrait obliger nos travailleurs sociaux à modifier les pratiques. Sinon, en dépit de toutes les circulaires que l'on voudra, nous serons toujours confrontés à cette difficulté d'un trop grand nombre de jeunes qui sortent des établissements pénitentiaires sans aucune prise en charge.

M. le Président : Madame la présidente vous avez décrit un océan de misère et dit tout ce qu'il restait à faire : un immense chantier. Est-ce que les magistrats qui jugent ont conscience de cette situation ? Est-ce que vous êtes en relation avec eux pour les en alerter ? Dans nos visites de prisons, nous constatons que si les juges d'application des peines font bien leur travail, après eux, c'est terminé. On a parfois l'impression que les gens en prison sont, si je puis dire, dans un cul de basse-fosse et qu'on ne s'en occupe plus. Avez-vous des relations pour sensibiliser les magistrats à tout ce travail que vous avez la volonté de mettre en _uvre ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Je rencontre effectivement beaucoup de magistrats parce que je me déplace beaucoup dans les départements. Vous connaissez leur problème : ils sont confrontés à une diversité de situations et à une diversité d'approches sur ces questions. Il est vrai que seuls les juges d'application des peines sont présents dans les établissements pénitentiaires et, en outre, cette fonction n'est pas extrêmement valorisée à l'intérieur d'un tribunal. Personnellement, après des passages en cabinet, en administration centrale, j'ai voulu aller à Bobigny être juge d'application des peines. Je n'ai cessé d'entendre autour de moi des commentaires et des interrogations sur ce choix. Ce n'est pas une fonction extrêmement valorisée dans les tribunaux et il faut reconnaître que ces juges travaillent un peu dans l'indifférence générale de leurs collègues.

    La question principale est quand même celle-ci : « Quelle politique pénale est menée à l'intérieur des établissements pénitentiaires » ? Au fond, la Chancellerie n'a jamais véritablement défini de politique pénale en ce qui concerne l'exécution des peines. Je le dis d'autant plus que les directeurs successifs des affaires criminelles le reconnaissaient eux-mêmes.

    Une politique pénale pour l'exécution des peines suppose que le parquet soit présent dans les commissions d'application des peines, qu'il doit avoir une politique en termes de sortie des détenus et ne pas seulement s'opposer à un certain nombre de sorties sous prétexte que cela pose des problèmes de sécurité. Ces problèmes de sécurité sont réels mais la sortie des jeunes sans prise en charge aucune en pose encore bien plus. Il se pose donc une véritable question des politiques pénales à l'intérieur des établissements.

    En revanche, lorsque je me déplace dans le cadre de ma mission actuelle sur les conventions départementales d'objectifs, je trouve que les parquets manifestent leur intérêt à l'idée que l'on va pouvoir leur donner les moyens de travailler avec le secteur sanitaire et social. De ce point de vue, la démarche est positive. Mais l'intérêt des magistrats pour les prisons est limité. Il m'est arrivé un certain nombre de fois d'aller visiter des prisons dans le cadre de mes fonctions actuelles et d'accompagner des magistrats qui visitaient la prison pour la première fois. Je ne citerai pas de département. En tout cas, c'est une situation que l'on rencontre assez fréquemment.

M. le Président : Nous le constatons dans nos visites, c'est une des questions que l'on pose. Sans citer non plus mes sources plus que vous, au cours d'une conversation, un juge d'application des peines très motivé me tenait à peu près le même propos. « On enferme pendant un an tel jeune qui a commis tel ou tel délit et les gens dans le quartier sont tranquilles. Mais dans quel état va-t-on le retrouver à la sortie » ?

    S'agissant de l'alcool et des stupéfiants, certains des témoins qui sont venus devant la commission nous ont dit que, dans le fond, l'administration pénitentiaire, dans certains établissements, fermerait les yeux sur des petits trafics qui assurent finalement la tranquillité et maintiennent la paix dans la prison. Y a-t-il moyen de combattre efficacement ce fléau, étant entendu que le sevrage n'est pas facile ? Comment appréciez-vous ce trafic et la possibilité d'avoir au contraire une médicalisation sérieuse ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Dès lors que les prisons sont ouvertes sur l'extérieur, à partir du moment où il y a eu des visites sans dispositif de séparation, à partir du moment où il y a beaucoup d'intervenants de l'extérieur, il est certain que les produits circulent. Ils circulaient déjà auparavant et les prisons sont également des lieux de trafic de ces produits. Mais il est aussi certain que, même si c'est préoccupant, ces produits circulent beaucoup moins en prison qu'à l'extérieur.

    Je pense que là aussi il faut avoir une politique pragmatique et il ne faut pas confondre toutes les consommations. Il y a des consommations d'héroïne ou de produits extrêmement dangereux et il y a des consommations plus occasionnelles, qui résultent souvent du fait que les jeunes sont dés_uvrés, enfermés et que l'offre de produits reste relativement tentante et importante. Dans ces cas-là, il est important de poser des interdits mais, en même temps, il convient de prendre acte de ce qui existe, ce qui pose en effet beaucoup de problèmes à l'intérieur des établissements pénitentiaires.

    Premièrement, il est absolument indispensable de permettre à tous les usagers de drogue de bénéficier des traitements de substitution à l'intérieur. Le sevrage peut être un traitement efficace. Néanmoins, avant que le traitement de substitution ne soit mis en _uvre, à peine 20 % des héroïnomanes arrivaient à s'en sortir avec le sevrage. Aujourd'hui, environ 70 000 personnes à l'extérieur sont sous traitement de substitution, sur un effectif proche de 150 000 héroïnomanes. Le résultat de cette situation est tout de même que l'on a une moins grande prévalence du VIH à l'extérieur, une baisse d'un certain type de délinquance, c'est-à-dire toute la délinquance associée à la toxicomanie dure : les agressions et les cambriolages de pharmacie etc. ont baissé considérablement ces dernières années et l'insertion sociale des héroïnomanes s'est améliorée. Les effets sont extrêmement positifs.

    A l'intérieur des établissements pénitentiaires, on se rend bien compte qu'il y a un problème de réduction des risques et que l'on n'éradiquera pas complètement la présence de produits. De l'eau de Javel a été distribuée mais on ne va jusqu'à distribuer des seringues, ce qui poserait, il est vrai, beaucoup de problèmes. Nous avons eu les mêmes débats sur les préservatifs. C'est un débat de caractère politique qui dépasse largement les spécialistes et les techniciens. Je rappelle toutefois que l'on a eu, en France, pendant longtemps, des positions extrêmement rigides sur la question des échanges de seringues et sur la question de la vente des seringues en pharmacie. A cet égard, la France a été un des derniers pays à les mettre en vente libre pour des raisons très idéologiques, ce que l'on a payé par un certain nombre de morts de toxicomanes dans les années 1990-1991.Il faut se souvenir de ces questions-là.

    Il existe d'autres pistes à l'intérieur des établissements pénitentiaires. J'ai personnellement travaillé dans une prison 13 000. Dans ces prisons, le fait que les détenus soient incarcérés seuls en cellule réduit quand même la question des passages de stupéfiants. D'autre part, le fait que le service médical soit ou non très attentif à ces questions joue un rôle très important. C'est pour cela que l'offre de soins est très importante comme l'est le rôle des infirmiers. Il est important aussi que les personnels de surveillance soient concernés et suffisamment informés sur ces questions. A cet égard, un travail est en cours dans le cadre du plan qui a été adopté par le gouvernement pour arriver à former tous les professionnels non spécialisés, les policiers et les gendarmes mais aussi les personnels pénitentiaires. Il est vrai que, la plupart du temps, ils n'ont pas la formation minimum sur ces questions qui leur permettrait d'avoir une attitude de prévention de proximité.

    Une autre piste de travail fonctionne bien dans certains établissements : travailler avec les familles, non pas seulement dans une perspective répressive c'est-à-dire en faisant un contrôle avec les chiens à l'entrée, même s'il faut en faire sans doute un certain nombre, mais en profitant de cette attente des familles et de ces permis de visite pour avoir un travail préventif et d'alerte sur ces questions.

    Aucune politique ne repose sur une seule mesure. Mais un certain nombre de mesures qui ont été testées, soit en France, soit dans d'autres pays étrangers, peuvent être mises en _uvre en France.

M. le Président : Nous sommes quelques-uns ici à avoir visité des prisons de Guyane, Martinique et Guadeloupe tout récemment. D'après ce qui nous a été dit tant du côté des chefs d'établissements que des détenus, il ne nous a pas semblé que le suivi médical en matière de toxicomanie soit aussi rapide que vous ne le dites. Il serait intéressant que vous voyiez ce qui se passe dans ces départements lointains.

Mme Nicole MAESTRACCI : Vous avez parfaitement raison et je sais qu'il y a un problème sur ces départements là. Sur le reste des départements, la situation s'est considérablement améliorée.

M. Jacky DARNE : Du point de vue de son organisation et son organigramme, quels sont les moyens de votre mission ? En termes de déconcentration, quel jugement portez-vous sur son efficacité ?

    S'agissant de coordination, vous avez parlé des antennes dans les établissements. De qui relèvent-elles hiérarchiquement ? Comment intervenez-vous ? En un mot, j'aimerais connaître votre appréciation sur l'efficacité de votre organigramme et ses moyens ?

    Par ailleurs, lors de visites d'établissements, j'ai eu des commentaires sur les coûts des médicaments et j'avoue que je n'ai pas tout compris. Dans un établissement par exemple, il semble que le prix des médicaments fasse l'objet d'une sorte de prix de journée avec l'hôpital et que lorsque l'on augmente les traitements par Subutex ou méthadone, traitements coûteux, quelque difficulté apparaisse au plan financier. Pouvez-vous m'indiquer si le financement des médicaments dans les établissements pénitentiaires est une source de difficulté ?

    Vous avez évoqué la question des différentes drogues et vous avez aussi évoqué rapidement le tabac en indiquant que la plupart des détenus fument, certains même en faisant une consommation importante. Des actions de communication sont-elles menées sur ce plan, sachant qu'on meurt du tabac plus que du cannabis.

    Vous avez regretté aussi qu'on ne fasse rien aussi pour l'alcool. Qu'est-ce que vous voulez faire ? Comment agir ?

    Enfin, est-ce que vous avez trouvé une relation entre les automutilations des détenus, voire les tentatives de suicides, et les populations toxicomanes ? Dans le cadre de la prévention du suicide, un lien de cause à effet est-il établi ?

    Vous dites qu'il ne faut pas confondre toutes les consommations de drogue. Est-ce que vous êtes favorable à la liberté de circulation du cannabis dans l'établissement ? Serait-ce une bonne formule ?

Mme Nicole MAESTRACCI : S'agissant de l'organigramme, je rappelle que c'est une petite mission composée de quarante-deux personnes dont vingt-trois cadres A mis à disposition par chacun des ministères concernés. J'ai ainsi un médecin, un pharmacien, un officier de gendarmerie, un commissaire de police, un magistrat, un conseiller diplomatique, des fonctionnaires des douanes, de jeunesse et sport, de l'éducation nationale et de la recherche.

    Ce n'est pas moi qui peux répondre sur l'efficacité de cette mission, laquelle a toutes les difficultés des missions transversales dans un pays marqué par une certaine verticalité de l'administration.

    J'ai été nommée après un rapport de la Cour des comptes très critique à la fois sur la coordination interministérielle, le pilotage interministériel et l'utilisation des crédits. J'ai donc fait des propositions au premier ministre pour essayer d'améliorer cette situation et elles ont été reprises dans le cadre du plan qui a été adopté.

    Premier point, je crois que le travail interministériel a permis depuis un an et demi de faire en sorte que tous les ministères partagent un peu sur ces questions une culture commune et des bases de connaissances communes. C'était un de mes premiers objectifs.

    Aujourd'hui, nous avons des connaissances à la fois sur les données épidémiologiques, sur les produits qui circulent, sur les traitements possibles ou pas possibles. Ces données restaient vraiment confinées dans un cercle étroit de spécialistes.

    Le fait que tous les ministères reconnaissent aujourd'hui que les objectifs de santé publique priment est un progrès important. Cependant, les cultures ministérielles sont extrêmement diverses et nécessairement des conflits de logique peuvent apparaître.

    Quels sont mes moyens ? Des crédits interministériels qui étaient de 300 MF en 2000 et que j'ai complètement réorganisés. Ils étaient précédemment délégués aux différents ministères pour mener leurs propres actions, de telle sorte que la Cour des comptes avait relevé à juste titre que le dispositif constituait une sorte de troisième tour budgétaire, avec une forme de guichet ouvert qui avait permis à un certain nombre de ministères d'avoir des moyens supplémentaires de fonctionnement classiques, voitures, bureaux, etc.

    J'ai réorganisé ces crédits de manière à ce qu'ils soient effectivement utilisés pour des actions interministérielles et qu'ils soient, pour une grande partie, déconcentrés aux préfets avec deux objectifs : les conventions départementales d'objectifs pour les personnes sous main de justice et la prévention. En outre, un certain nombre de crédits sont consacrés à la recherche et aux deux observatoires financés par la MILDT : l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies et Drogue Info Service, numéro Vert ; la MILDT finance également un site Internet, des campagnes de communications comme celle que l'on vient de lancer récemment avec la diffusion très large d'un livre sur les drogues et les dépendances.

M. Jacky DARNE : Ce petit livre a-t-il été donné dans les prisons ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Dans la première partie de la campagne, il a été vendu en kiosque et il va être donné dans les prisons, bien entendu. L'objectif est qu'il soit donné à la fois au personnel et aux détenus et qu'il puisse faire l'objet d'un débat y compris sur le tabac.

    Je pense que les conventions départementales d'objectifs ont vraiment permis de faire un travail interministériel local. En ce qui concerne la prévention, le retard était énorme et nous sommes en train de le rattraper quelque peu. Je reste assez modeste parce que, à mon sens, il convenait d'abord de faire en sorte que tout le monde parte de bases communes et de « dé-idéologiser » un débat qui n'a pas lieu d'être idéologisé car aujourd'hui, on sait réellement suffisamment de choses pour travailler à partir d'éléments objectifs.

    Dans les conventions départementales d'objectifs, nous avons consacré beaucoup de crédits à l'alcool et nous avons développé déjà beaucoup de consultations spécialisées concernant les alcoolo-dépendants ou les personnes qui ont des problèmes avec l'alcool. De ce point de vue, je pense qu'il y a un progrès considérable.

    Dans le cadre de la réorganisation du dispositif de soins aux toxicomanes en prison, nous incluons l'alcool bien entendu. Il n'y aura plus de dispositif séparé et une équipe de liaison s'attachera à toutes les dépendances et pas seulement à la toxicomanie.

    Les moyens y sont ! C'est maintenant vraiment un problème d'organisation interne et d'arbitrage entre différents pouvoirs.

    La troisième question est celle des médicaments de substitution. L'histoire fait que la toxicomanie était de la compétence de l'Etat et non pas de l'assurance maladie et en conséquence les traitements de substitution étaient remboursés par l'Etat aux hôpitaux avec un dispositif qui apparaît aujourd'hui un peu absurde. On est donc en train de transférer progressivement à l'assurance-maladie l'ensemble de ces crédits qui devraient permettre de traiter les médicaments de substitution comme des médicaments classiques.

    Cela dit, je m'étonne qu'il y ait encore des problèmes ! En principe il ne devrait plus y en avoir. Sans doute s'agit-il plutôt d'un faux prétexte, lié à la mauvaise volonté de certains acteurs qu'aux textes eux-mêmes, parce que les crédits sont là.

    Enfin, s'agissant de la relation entre automutilations et suicides, nous n'avons pas d'élément qui nous permette de dire qu'il y a ou non une relation. D'ailleurs, il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas, concernant les relations entre toxicomanie et délinquance ou entre alcool et délinquance. Sur ces relations, nous avons très peu de recherches, contrairement à d'autres pays étrangers. C'est un thème sur lequel nous voulons travailler.

    La question de la consommation du cannabis dans les établissements pénitentiaires ne peut pas être réglée seulement dans les établissements pénitentiaires car c'est une question plus générale. Elle ne peut pas être réglée de manière franco-française, comme vous le savez, puisque nous sommes tenus par les conventions internationales.

    Nous savons aujourd'hui que bien plus que la dangerosité intrinsèque du produit, la question, importante et compliquée, est celle du comportement de consommation. Il n'y a pas de commune mesure entre un jeune qui va consommer du cannabis de manière expérimentale ou occasionnelle et un jeune de quatorze-quinze ans qui, comme on le voit trop souvent, va consommer du cannabis du matin au soir. Ce dernier pose un problème sanitaire et social pour lequel il faut agir. Mais il est difficile de traduire dans un texte législatif la question du comportement de consommation, c'est-à-dire la distinction entre l'usage occasionnel et l'usage nocif. La question est compliquée en prison et à l'extérieur.

M. le Président : Y a-t-il des personnes incarcérées uniquement pour consommation ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Une enquête de 1995 - que je vous ferai parvenir - montrait qu'il y avait environ 160 personnes, un jour donné, qui étaient incarcérées pour simple usage. C'est un chiffre « de stock ». J'ai demandé à l'administration pénitentiaire de refaire la même évaluation aujourd'hui pour savoir si le chiffre a baissé ou pas.

    En principe, dans la circulaire qui a été adressée par Mme le garde des sceaux aux procureurs juste après le plan triennal du gouvernement, il est demandé aux procureurs d'éviter l'incarcération pour les simples usagers. Mais il est encore trop tôt pour évaluer l'impact de cette circulaire.

M. le Président : Sont-ils en préventive ou sont-ils condamnés ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Dans l'enquête, il y avait les deux catégories. Encore faut-il savoir qu'une infraction de simple usage ne fait pas l'objet d'une information. Il peut y avoir éventuellement une détention provisoire parce que l'audience de comparution immédiate a été reportée mais dans la plupart des cas il s'agissait de condamnés.

M. le Président : Des condamnés à des peines de quelle durée ?

Mme Nicole MAESTRACCI : A des peines de durée courte, de l'ordre de trois mois.

M. le Président : Le temps de ressortir pires !

Mme Nicole MAESTRACCI : La peine encourue en France pour les simples usagers est d'un an d'emprisonnement.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Je souhaite revenir plus en détail sur certains points de votre développement.

    On a beaucoup parlé des effets mais pas tellement des causes. Une contradiction m'apparaît vraiment flagrante : on veut lutter contre les différentes drogues - la cigarette, l'alcool et la drogue elle-même - mais en même temps on n'occupe pas les détenus. Quel est votre point de vue sur ce point ? Avez-vous une donnée en pourcentage sur l'initiation à la drogue, quelles qu'en soient les déclinaisons, à l'intérieur même de la prison, liée au dés_uvrement des détenus ?

    Disposez-vous également des pourcentages de consommation des femmes et des hommes ? Certains chiffres peuvent être fort parlants sous cet angle.

    S'agissant de la consommation à l'intérieur des maisons d'arrêt ou à l'intérieur de centres de détention, certains surveillants sont plutôt assez tolérants sur la consommation. Comment expliquez-vous qu'on laisse parfois le détenu consommer de la drogue, quitte à le punir ensuite, en le mettant immédiatement après au mitard ou en cellule d'isolement ? J'ai eu connaissance de plusieurs exemples de ce type au cours de visites dans les prisons et une telle pratique me paraît complètement aberrante et contradictoire.

    Vous avez également parlé de l'organisation en liaison avec les structures hospitalières. Avant d'être député, j'ai travaillé dans un centre de dépistage anonyme et gratuit où on essayait avec force conviction de mettre le dispositif en place. J'ai constaté qu'il est très difficile de parvenir à faire « lâcher » par les hôpitaux ceux qui, médecins ou personnels médicaux, voudraient aller travailler dans ce que vous appelez des antennes à l'intérieur même des établissements. Je ne sais si une amélioration a été enregistrée sur ce plan depuis trois ans. En tout cas, c'était la grosse difficulté à laquelle nous nous heurtions.

Mme Nicole MAESTRACCI : La situation s'est considérablement améliorée sur la capacité des services hospitaliers à mobiliser suffisamment de personnel pour intervenir dans les établissements pénitentiaires. Le dispositif s'est professionnalisé et il s'est amélioré. Il est loin encore d'être parfait parce que tout dépend beaucoup à la fois du directeur d'hôpital et des chefs de service hospitaliers dont relève l'établissement pénitentiaire. En revanche, il y a beaucoup moins de difficultés entre l'hôpital et l'établissement pénitentiaire car beaucoup de progrès ont été faits sur la capacité des uns à travailler avec les autres. A part certains lieux extrêmement isolés - je pense par exemple au problème de Joux-la-Ville, qui est d'ailleurs un des établissements du programme 13 000 pour lesquels on a beaucoup de mal à recruter des médecins compétents - j'ai le sentiment tout de même que les choses ont considérablement évolué par rapport à la situation précédente. Mais, je le répète, c'est encore loin d'être parfait.

    En ce qui concerne la répartition entre les femmes et les hommes, je vous donnerai les chiffres précis mais elle est à peu près équivalente et il n'y a pas de différence fondamentale. La population carcérale féminine étant beaucoup plus faible que la population carcérale masculine, il y a plutôt une sur-représentation en maisons d'arrêt des femmes condamnées pour infraction à la législation sur les stupéfiants et donc peut-être un peu plus d'usagères de drogues dans cette population. En revanche, l'équilibre se rétablit dans la population condamnée pour laquelle on compte moins d'infractions à la législation sur les stupéfiants et plus d'infractions contre les personnes. Globalement, il n'y a pas de grandes différences.

    S'agissant de l'initiation à la drogue dans les établissements pénitentiaires, les seuls chiffres disponibles sont ceux que j'ai cités tout à l'heure résultant d'une enquête faite par l'INSERM et l'IVS sur la population qui fréquente aujourd'hui les structures de réduction des risques, boutiques, programmes d'échange de seringues. Il ressort que dans cette population là, très en difficulté, très exclue et qui a fait beaucoup de prison, 6 % des usagers doivent avoir eu une initiation en prison. Ce chiffre m'est apparu tout de même extrêmement important. Il s'agit toutefois d'une enquête limitée.

    Vous avez évoqué l'attitude du personnel à l'égard des transgressions diverses et notamment à l'égard du cannabis. Il est demandé à des personnels de gérer des situations qui n'ont pas forcément été très clairement tranchées par ailleurs. Ils sont placés dans une situation souvent très difficile.

    L'ambiguïté existe, par exemple, par rapport au parloir sexuel avec un personnel qui « ferme les yeux » dans le cadre des visites familiales. Il en va de même pour l'usage du cannabis pour la consommation duquel des sanctions disciplinaires extrêmement lourdes peuvent être prononcées, allant jusqu'à quarante-cinq jours de cellule disciplinaire. Parfois, au contraire, une certaine tolérance peut être constatée ou même cette tolérance peut précéder la punition ! Cette difficulté ne se règle pas seulement ni par un texte ou par la loi mais par de la formation et par un encadrement à l'intérieur de l'établissement pénitentiaire.

    Cette question se pose d'ailleurs un peu dans les mêmes termes dans les établissements scolaires : on constate parfois des sanctions disciplinaires très lourdes avec l'exclusion des élèves et parfois des tolérances qui ne sont pas du point de vue éducatif beaucoup plus fondées.

    Comment gérer la question du cannabis ? La question demeure assez compliquée aujourd'hui. A l'extérieur, un jeune sur trois, dans les 15-19 ans, en a consommé ; à 18 ans, c'est un jeune sur deux. Cette situation qui n'est pas propre à la France - elle existe dans tous les pays européens - nécessite effectivement une clarification.

    L'un des objectifs du plan triennal est d'arriver à distinguer les pratiques d'usage occasionnel et les pratiques d'usage nocif sans focaliser sur un seul produit car les jeunes ne consomment pas uniquement du cannabis. Ceux qui en consomment sont aussi ceux qui consomment du tabac et de l'alcool. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle nous avons une prévention un peu différente de celle que l'on avait par le passé. En tout cas, par rapport à l'attitude à l'intérieur des établissements pénitentiaires, je crois essentiellement à la formation et à la capacité de l'encadrement pénitentiaire à gérer cette question de manière pragmatique et intelligente. Je ne crois pas seulement à la position de l'interdit.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Peut-être n'ai-je pas été suffisamment précise sur cette contradiction et sur ce cercle vicieux qui consiste, dans le souci de calmer certains détenus, à les laisser fumer du cannabis pour ensuite les isoler pendant vingt, trente, quarante jours, ce qui les rend beaucoup plus agressifs qu'ils ne l'ont été. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi on les laisse fumer ou utiliser quelque drogue que ce soit pour les punir ensuite. C'est un cercle vicieux dont ils ne sortent jamais ! Dans les différents échanges que j'ai pu avoir, tout le monde déplore cet illogisme mais en même temps on continue toujours dans ce sens ! Comment peut-on inverser ce schéma de la tolérance suivie de la punition qui, manifestement, est source d'embarras pour tous ?

Mme Nicole MAESTRACCI : Je n'ai pas une seule réponse mais tout de même, quelques-unes peuvent être avancées.

    La question principale aujourd'hui dans les établissements pénitentiaires, indépendamment du problème de la drogue, est celle de la transparence des décisions et de la compréhension des décisions par les détenus. Une série de petites décisions administratives ou de décisions disciplinaires peuvent être prises sans compréhension, sans transparence et laisser une impression d'injustice de la part des détenus. C'est toute la question qui a été évoquée dans le cadre de la commission présidée par M. Canivet et ces questions se posent aussi dans ce cadre-là. Il en va ainsi du contrôle des décisions disciplinaires ou de la manière dont les détenus peuvent parler de ce genre de situations.

    J'ai constaté que dans les établissements où il y avait un chef d'établissement très soucieux de la formation et de l'encadrement de ses personnels, ces comportements ne se produisaient pas ou moins. Je crois donc qu'il y a une marge de man_uvre très importante. Certes, j'ai fait une description qui montre un certain nombre de difficultés mais il existe aujourd'hui des moyens qu'il n'y avait pas il y a quelques années. C'est le cas pour la formation et l'information à destination des personnels. Je le répète, la marge de man_uvre est extrêmement importante, beaucoup plus qu'on ne l'imagine habituellement.

M. le Président : Nous avons d'ailleurs abordé cette question avec beaucoup de témoins. Vous l'avez dit, elle pose le problème de la qualité des personnels et des relations humaines ainsi que de l'introduction du droit dans les prisons, autant d'éléments repris dans le rapport Canivet et qui permettent de sortir de cette forte contradiction.

Audition de M. Pierre PRADIER,
auteur du rapport sur la gestion de la santé
dans les établissements du programme 13 000

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 18 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Pierre PRADIER est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Pierre Pradier prête serment.

M. le Président : Je vous invite, Monsieur Pradier, à faire un exposé sur votre mission et sur le rapport que vous avez fait sur les questions de santé dans les établissements du programme 13 000 avant que nous ne vous posions quelques questions.

M. Pierre PRADIER : J'ai en effet été amené à faire un rapport sur la gestion de la santé dans les établissements 13 000. Au moins au départ tel était le texte même de la mission que m'avait confiée Mme la ministre de la Justice et le secrétaire d'Etat à la Santé. Pour pouvoir dire des choses relativement exactes sur ce sujet, il convenait d'avoir un minimum de comparaisons avec les établissements en gestion directe, ne serait-ce que pour pouvoir relativiser le propos.

    Je ne suis pas du tout un expert. Médecin, j'étais à l'époque parlementaire européen et j'ai une relative expérience de la santé publique pour avoir travaillé avec les organisations internationales sur l'organisation de la santé publique, en particulier dans les territoires occupés par Israël. J'avais donc au moins une relative connaissance de la santé publique

    Le monde carcéral ne m'était pas du tout connu et, pour dire vrai, je me suis engagé dans cette affaire un peu en traînant les pieds. Déjà au Parlement européen, il me semblait que la législature précédente n'avait pas rédigé de textes sur la condition carcérale

    Une des premières questions que je me suis posée portait sur le point de savoir où en étions-nous, nous, Français, par rapport à nos partenaires européens. Sommes-nous en situation réellement déficitaire ? Sommes-nous dans le peloton ou en queue ? Au bout du compte, force est de reconnaître que, dans un certain nombre de domaines, les Français ont fait des progrès tout à fait considérables alors que dans d'autres, nous sommes manifestement plutôt retardataires.

    Quels sont les éléments sur lesquels nous avons effectivement progressé ? Manifestement, la santé a été un vrai point d'avancée tout à fait spectaculaire et tout à fait substantiel par rapport à la situation des années 80. Deux éléments sont intervenus.

    Le premier est, en 1990, la naissance des établissements à gestion partiellement déléguée. Ces établissements ont vu l'administration pénitentiaire lâcher une bonne part des tâches qui incombaient aux responsables des établissements pénitentiaires, notamment au plan de la santé, au profit d'un certain nombre de sociétés.

    Autant jusqu'à présent on pouvait imaginer que dans d'autres grandes collectivités - les casernes, les hôpitaux... - une part était déléguée ou passée sous forme de marchés, autant dans les prisons, la santé était apparue comme un élément extrêmement inquiétant. Il faut dire que l'administration pénitentiaire s'est défait de cette responsabilité en traînant un peu les pieds, encore que le terme soit peut-être un peu vif. Voilà que, tout d'un coup, les personnels médicaux et infirmiers étaient recrutés par une société privée et échappaient complètement au contrôle de l'administration pénitentiaire. Pendant les quatre ou cinq premières années, la chose a été vraiment difficile. Il s'est tout d'un coup instauré une relation, inconnue jusqu'alors, du détenu malade avec son médecin. Le « colloque singulier », cette espèce de capacité qu'a eue le détenu d'arriver dans une pièce où il ne parle plus à quelqu'un qui l'emprisonne mais à une personne qui veut le soigner a été un élément tout à fait frappant.

    Cinq ans après, l'irruption de l'hôpital public à l'intérieur des établissements pénitentiaires a complété quelque peu ce dispositif et donné lieu à quelques passes d'armes qui n'ont pas été toujours des plus tendres. Le personnel de surveillance en particulier a dû remettre en cause un statut, une façon de faire, un software, en quelque sorte, qui l'a conduit à une reconversion. La chose a été difficile au moins au départ. Progressivement, la connaissance mutuelle des uns par les autres a facilité les choses et un brin d'estime est né de la part des uns et des autres, tenant aux servitudes du travail de chacun.

    Qu'en est-il donc aujourd'hui de la santé ? Ce matin, 54 000 personnes se sont réveillées en prison. Il n'est pas possible de passer sous silence le fait que depuis mai 1999 ce sont les délinquants et criminels, auteurs de délits ou de crimes à connotation sexuelle, qui sont les plus nombreux, représentant plus de 20 % du nombre des détenus. Jusqu'à présent, les toxicomanes ou les incarcérés pour infraction à la législation sur les stupéfiants ou pour des vols simples arrivaient en tête du nombre de détenus.

    Aujourd'hui près de 40 % des détenus sont en prison soit pour infraction à la législation sur les stupéfiants, soit pour délit ou crime à connotation sexuelle et cela amène un fantastique changement dans la « clientèle » des établissements pénitentiaires. La personne qui aurait quitté la France voici vingt-cinq ans et qui reviendrait brusquement dans le même établissement ne le reconnaîtrait pas ! Aujourd'hui, le vol qualifié ou même le vol avec violence - le pain quotidien voici quelques années - est tout à fait minoritaire dans la population pénale.

    La santé de ces hommes est très importante et je veux mettre l'accent sur deux éléments : la santé somatique et la santé mentale.

    S'agissant de la santé somatique, il faut dire qu'aujourd'hui, en France, les prisonniers sont probablement parmi les mieux traités en Europe. Par exemple, s'agissant de séropositivité et du sida, pathologies qui avaient fait trembler le monde entier dans les années 80, les progrès ont été incontestables. En 1985, 6 % des détenus étaient séropositifs ou porteurs d'un sida évolutif. C'était un chiffre énorme mais qui est retombé au cours de l'année 1999 à 1,5 point. C'est dire qu'il y a eu là une baisse tout à fait considérable qui n'est pas liée à la santé dans les prisons mais à la santé tout court, aux grandes campagnes de prévention qui ont été faites. Aujourd'hui on ne « mégote » pas pour le traitement de ces malades : un malade porteur d'un sida en prison bénéficiera du même traitement que s'il était à l'extérieur. La trithérapie pose un gros problème de servitude d'abord du malade pour s'y soumettre mais aussi de coût pour la société. En tout cas, elle est mise en _uvre de façon tout à fait convenable. Je n'ai pas vu un seul malade dans les 13 000 ni dans un établissement à gestion directe, qui ait été « abandonné » ou négligé. Les traitements sont de bonne qualité et la situation est relativement satisfaisante.

    Si l'on peut, sinon lever le pied, mais du moins être un peu moins inquiet pour ce qui est des problèmes du sida, en revanche l'hépatite C devient une véritable inquiétude. Actuellement dans les visites d'entrée, on ne fait pas cet examen sérologique sans que le malade en soit d'accord. Généralement, les malades sont d'accord et le plus souvent il n'y a pas de résistance majeure pour qu'ils acceptent cet examen. Le chiffre de séropositivité est supérieur à 20 % et même 28 % dans un certain nombre d'établissements. Lorsque l'on sait que, s'agissant de l'hépatite C, il s'écoule une période « silencieuse » d'environ une dizaine d'années entre l'apparition de la séropositivité et l'explosion de la maladie, on peut considérer que nous avons, dans nos prisons, une bombe à retardement. Il y a là véritablement motif à une grande inquiétude !

    Aujourd'hui encore, le traitement des hépatites que l'on commence à faire est extrêmement onéreux mais aussi extrêmement lourd pour le malade. Avant de démarrer le traitement, on est obligé de faire des ponctions biopsie de foie ; la ribavérine et l'interféron sont deux médicaments efficaces mais qui secouent considérablement les malades. C'est une maladie très dure ! L'hépatite C restera donc un souci !

    Nous avons eu quelques graves difficultés avec la tuberculose. Dans les dernières années, on a vu monter en flèche le nombre de tuberculeux. En l'espace de moins de cinq ans, d'une part le nombre de malades porteurs de souches multirésistantes a considérablement diminué. Aujourd'hui la tuberculose reste toujours un problème mais surtout un problème de mauvaise information, en particulier s'agissant des personnels de surveillance. Ces derniers considèrent le tuberculeux, même s'il est traité et qu'il n'est plus porteur de bacilles, comme un danger toujours inquiétant.

    Il faut insister sur un deuxième élément qui est à mon sens franchement dramatique : la santé mentale.

    Sur ce point, manifestement, il y a dans les établissements pénitentiaires français un nombre considérable de grands psychotiques délirants, chroniques, connus, suivis, traités, qui n'ont manifestement pas leur place dans un établissement pénitentiaire. C'est là une certitude ! Je citais dans le rapport le cas de Lannemezan, centrale de sécurité, maison « difficile » où sont incarcérés 150 détenus « longues peines » et il y a au moins 10, pour ne pas dire 12, détenus malades. Le psychiatre de l'établissement avoue qu'il ne peut pas continuer à traiter ces malades dans ces conditions-là. Le cas de Lannemezan n'est pas unique mais il m'a beaucoup frappé car la proportion est énorme : 10 sur 150 ! Les codétenus et les personnels de surveillance sont ainsi placés dans une situation impossible. Quelles que soient les retenues que l'on puisse avoir à l'égard des surveillants, n'oublions pas qu'ils font un métier extrêmement difficile et qu'ils se trouvent, là encore, en situation beaucoup plus difficile, avec des détenus qu'on ne sait pas très bien comment prendre !

    Peut-on trouver des causes ? Peut-être ! Il me semble qu'il y a au moins deux éléments à prendre en considération et sans doute ne me ferai-je pas que des amis auprès de mes confrères psychiatres.

    Premier élément, les hôpitaux psychiatriques publics ferment très progressivement - mais de façon implacable - les services fermés. Au demeurant, c'est aussi au nom d'un certain respect que l'on porte au malade ! Mais en même temps voilà que les experts-psychiatres rendent auprès des cours d'assises des avis d'expert qui, en l'espace de quinze ans, se sont radicalement modifiés.

    Au bout du compte, on se retrouve avec des gens qui sont en situation de maladie mentale grave, évolutive, sévère et pour lesquels la prison est le seul endroit qui va finalement les « accueillir » ! A cet égard, il faudra parler non pas tellement de la psychiatrie en prison mais de la psychiatrie tout court tant il est vrai qu'on ne peut parler de la psychiatrie en prison sans parler de l'évolution de cette discipline elle-même !

    Il me semble que les Etats Généraux de la psychiatrie seraient une nécessité.

    Dieu sait pourtant si « je suis de gauche », comme l'on dit, et j'ai passé toute ma vie dans l'hôpital public. J'y ai appris et exercé ma médecine ! Mais, pour être clair, ce sont les psychiatres du secteur privé qui sont, et de loin, ceux qui travaillent le mieux à l'intérieur des établissements pénitentiaires.

    Qu'avons-nous comme suggestion à faire ?

    Des Etats Généraux ou du moins des rencontres entre les représentants de la discipline psychiatrique et ceux qui sont très directement en cause dans le déroulement du processus, c'est-à-dire les magistrats, seraient hautement souhaitables. Il est un élément auquel on ne pense jamais assez : les directeurs d'établissement n'ont absolument aucune maîtrise ni de leurs « stocks » ni de leurs flux ! Ils prennent qui on leur envoie et ce n'est pas à eux à décider quoi que ce soit ! Ce sont quand même les magistrats qui sont les « pourvoyeurs », lesquels ont, quand même, depuis quelques années également considérablement alourdi les peines : elles ont doublé en vingt ans sur des crimes ou des délits comparables.

    Tous ces éléments pèsent également d'un poids extrêmement lourd sur l'équilibre mental.

    Deux ou trois éléments méritent encore qu'on s'y arrête.

    Nicole Maestracci qui m'a précédé devant votre commission a déjà évoqué les problèmes de la toxicomanie. Il faut le dire, ces problèmes sont extrêmement « lourds » en prison et malgré des textes qui semblent relativement sans équivoque, les religions ne sont pas encore faites. La façon dont un toxicomane est traité en prison dépend énormément et des humeurs et des appartenances et des opinions d'un directeur d'établissement, d'un médecin-chef. C'est un flou artistique dont il conviendrait de sortir !

    Deuxième élément, les suicides en prison : un suicide en prison est toujours un coup de tonnerre dans l'établissement et pour tout le monde : pour celui qui en est victime, pour ses codétenus, pour le personnel de surveillance qui reçoit toujours le suicide comme une gifle, comme une atteinte très mal ressentie. Les personnels de surveillance et les directeurs d'établissement ont aussi une sensibilité, une conscience et un suicide les atteint forcément.

    En ce domaine, nous, Français, nous sommes particulièrement mauvais. Pourquoi ? Certes, la France est le pays où, dit-on, tout le monde rêve de venir vivre ! Mais c'est aussi en France qu'on se suicide le plus, et de beaucoup, en tout cas au sein de l'Europe des quinze. En termes d'usage de médicaments et de suicide, la France est très loin en tête et sans doute les sociologues pourraient-ils tenter de nous en expliquer les raisons. Mais, une fois encore, la prison n'est pas autre chose que la vie dehors caricaturée !

    En France, le taux de suicide dépasse les 20 pour 100 000 !

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Notamment chez les jeunes !

M. Pierre PRADIER : En effet !

    En Suède, par exemple, ce taux est à 7 ! En France, je le répète, il est de 20 !

    Qui se suicide et quand se suicide-t-on ? Ce sont les jeunes. Quand ? Tout de suite après l'incarcération, dans les quinze jours. Ensuite, quand l'incarcération a duré et qu'un jugement est intervenu, on se suicide dans les jours qui précédent et dans les jours qui suivent la comparution à l'audience. Tels sont les deux pics les plus importants.

    Sur ce plan également, il est très difficile d'en vouloir à qui que ce soit. Dans une maison centrale située à côté d'Annecy, à Aiton, établissement 13 000, une expérience intéressante a été tentée. Dans le questionnaire d'entrée du détenu, des questions-piège essayent de repérer le profil du déprimé ou du suicidaire et en même temps un entretien est prévu. Or entre cet entretien et ce questionnaire, on a essayé de repérer la population à risque maximum et les individus visés ont été surveillés de plus près. A Aiton, en une année, cinq suicides ont été enregistrés ! Chiffre énorme ! Or pas un seul des malades qui se sont suicidés n'était porté sur la liste ainsi établie.

    Ce n'est pas parce que le travail avait été mal fait et probablement avait-il même été très bien fait ! La compétence et la conscience de quiconque ne sont pas à mettre en cause mais c'est qu'il s'agit là d'un problème extrêmement difficile et pour lequel nous n'avons probablement pas de recette ! Sinon peut-être, quand même, la capacité qu'il va falloir développer, de contact des détenus, à l'intérieur même, avec les unités médicales et socio-éducatives et avec l'extérieur.

    Je viens de dire « avec l'extérieur » et sur ce point je veux apporter un élément qui me paraît important. On a gardé dans nos prisons françaises un folklore, une culture qui est actuellement vraiment déraisonnable ! Je pense en particulier à l'utilisation du téléphone par les détenus déjà condamnés. On leur accorde - bien sûr sous la réserve qu'ils payent leur carte de téléphone - six minutes par semaine, ou dix-sept minutes par mois pour téléphoner et le temps varie selon les établissements. Cette pratique me paraît franchement déraisonnable. Il s'agit là d'une « punition » et bien sûr on peut « punir », d'autant qu'on a longtemps cru que la prison était faite pour cela ! Mais l'utilisation du téléphone pour le maintien d'un contact avec l'extérieur est importante. Naturellement, toutes les communications sont enregistrées et les détenus le savent très bien ! En tout cas, cette « punition », sous la forme d'une petitesse, d'une mesquinerie est porteuse de graves conséquences dans le lien qu'un détenu peut garder avec l'extérieur.

    Certes, des réformes sont à l'_uvre à l'échelon institutionnel et structurel. Mais il faut aussi faire la réforme de nos esprits.

M. le Président : Je vous remercie et je souhaite vous poser trois questions.

    Comment gérez-vous les urgences médicales en milieu pénitentiaire ?

    Est-ce que la création d'unités hospitalières spécialisées interrégionales vous semble une bonne solution ?

    Quelle appréciation portez-vous sur le fonctionnement de l'établissement public mixte de la santé à Fresnes ?

M. Pierre PRADIER : Monsieur le Président, vous êtes maintenant chirurgien, si je puis dire, et vous savez où « çà fait mal » ! En effet, ce sont là trois points qui méritent notre attention.

    Comment se passent les urgences aujourd'hui dans un établissement ? Soyons clairs : cela se passe mal pour diverses raisons.

    Première raison, il y a une sorte d'imperméabilité entre les personnels pénitentiaire et policier en particulier pour ce qui est de l'urgence à hospitaliser.

    A l'intérieur de la prison d'abord, les personnels de surveillance sont confrontés à des problèmes insolubles ! Je prends le cas d'un établissement de moyenne importance, dépourvu d'une permanence médicale et infirmière, laquelle existe dans les très grands établissements. Dans un des 150 établissements concernés, il est vingt-trois heures, le médecin est parti et un détenu se plaint de maux de ventre très douloureux. Que fait-on ? On va chercher le surveillant de nuit lequel peut être confronté à des gens qui ont une certaine habitude d'un peu simuler et d'un peu mentir. Il ne faut pas être angélique mais il ne s'agit pas non plus de conclure qu'ils sont constitutionnellement mauvais mais c'est la seule arme qu'ils ont. Le surveillant de nuit peut être d'un naturel anxieux et il appelle le médecin alors que le cas ne le mérite pas ! Ou bien il a un esprit sécuritaire ou plus punitif et il risque de connaître un épisode grave avec la perte du malade ! Il est confronté en tout cas à des responsabilités de santé pour lesquelles il est mal armé.

    Une suggestion avait été faite pour que la décision relève finalement du médical : un téléphone portable, porteur d'une seule ligne, en direction du SAMU de l'hôpital dont dépend l'établissement. Le surveillant passerait le médecin - régulateur dont le métier est de comprendre le sens d'un appel, d'analyser une situation et de prendre une décision médicale, libérant un personnel qui n'en peut mais. Il est vrai qu'un téléphone portable dans un établissement pénitentiaire est un instrument qui sent le soufre. Mais techniquement il est assez simple de ne prévoir qu'une ligne vers le SAMU. Des solutions peuvent être imaginées. La difficulté tient au fait que l'imagination n'est pas au pouvoir dans les établissements.

Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Peut-être la télé-médecine serait-elle une solution ?

M. Pierre PRADIER : On pourrait l'imaginer ! Encore qu'à mon sens l'_il sur le malade ou les deux mains sur un ventre sont irremplaçables mais peut-être suis-je vieux style ? En revanche, on peut imaginer de la télé-médecine entre le médecin de l'établissement, le malade présent à la consultation et la consultation dans un service spécialisé de haute volée au C.H.U. dont pourrait relever la spécialité.

    Les urgences se passent mal, je l'ai dit ! Faire sortir un malade, faire une « extraction » - quel terme ! - pour motifs de santé est un parcours du combattant. Il faut remonter la filière jusqu'au directeur de l'établissement, lequel entretient avec les forces de police, le commissariat ou la gendarmerie selon les cas, des rapports qui peuvent être plus ou moins bons selon les cas. La gendarmerie traîne un peu les pieds, elle maugrée... mais elle y va ! La police ? Il arrive assez fréquemment qu'un responsable rétorque que tel n'est pas son métier, qu'il y a d'autres urgences... Ce sont des palabres sans fin ! Certaines situations sont alors très difficiles surtout quand il y a réellement urgence !

    Il me semble que sur ce sujet, des textes précis, ne prêtant pas à interprétation locale, pour commodité personnelle ou autre, doivent voir le jour et donner sans équivoque la conduite à tenir.

    En ce qui concerne les centres hospitaliers interrégionaux, dans le droit fil de ce qui avait été décidé au départ - c'est-à-dire que les détenus doivent avoir droit à la même qualité de soins qu'à l'extérieur - il faudra que des unités d'hospitalisation réservées aux détenus soient implantées. Mais où ? Dans des centres hospitaliers universitaires parce que c'est là que se trouve toute la chaîne possible de la qualité : équipement du plateau technique, présence et compétence des praticiens. Huit centres de cette nature ont été prévus. Il sera toujours possible de discuter sur leur nombre, mais la vraie question sera celle de leur mode de fonctionnement et de leur implantation architecturale à l'intérieur du C.H.U. Où va-t-on les mettre ? Quid de la possibilité d'accès pour l'ensemble des personnels infirmiers et médicaux et en même temps du maintien des conditions de sécurité ? Il n'a échappé à personne et surtout pas à l'administration pénitentiaire que ce serait l'endroit rêvé pour que des évasions se produisent en nombre relativement abondant ! Il y a donc un vrai problème de mode de fonctionnement interne : l'architecture et les questions liées au personnel et à l'équipement seront très importantes.

    S'agissant du centre médical de Fresnes, j'ai un peu honte mais je vous dis mon sentiment en deux mots et de façon un peu abrupte : « Fresnes, il faut le fermer ! » Il faut le fermer ou le modifier complètement dans son fonctionnement et peut-être même dans son architecture.

    Ces bâtiments qui datent des années 50 ne sont conformes à rien architecturalement, ni le cubage, ni la façon dont sont disposés les lits, ni les salles d'opération, ni le service de radiologie, etc. On est là dans l'anormalité absolue.

    En revanche, il y un ou deux services très prospères qui travaillent très bien. C'est en particulier le cas du service de réhabilitation, réadaptation, physiothérapie et rééducation fonctionnelle. Ce service est très prospère ; il travaille très bien avec des gens de très haute qualité. C'est probablement davantage vers un hôpital de moyen séjour, à vocation nationale, sur ces disciplines là - en particulier pour les rééducations qui risquent d'être un peu difficiles - que le centre de Fresnes pourrait trouver une sorte de sauvetage. Mais la question est assez difficile car, là encore, c'est un peu une Bastille. Je suis un peu vif dans mes propos mais le sujet mérite toute notre attention.

M. le Président : Sachez que nous sommes intéressés par tout document que vous pourriez nous faire parvenir.

M. Pierre PRADIER : Je pourrais vous transmettre le rapport que j'ai fait sur la condition carcérale en Europe lorsque j'étais parlementaire européen.

M. le Président : Je vous remercie beaucoup.

Audition du Père Jean CACHOT, du Père Hervé RENAUDIN,
et du Père Jean VIGNEAU,
représentants de l'aumônerie catholique des prisons
du Pasteur Werner BURKI et de M. Philippe FAURE,
représentants de la commission justice et aumônerie des prisons
de la Fédération protestante de France,

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 25 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Le père Jean VIGNEAU, le père Jean CACHOT, le pasteur Werner BURKI, M. Philippe FAURE et le père Hervé RENAUDIN sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, les intéressés prêtent serment.

Père Jean VIGNEAU : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, nous sommes très satisfaits d'être ici ce matin. Nous répondons volontiers à votre proposition, parce que, présents dans les établissements pénitentiaires, nous sommes témoins de leur fonctionnement et nous observons un certain nombre de choses. Nous interviendrons à trois au nom de l'Aumônerie catholique, puis nous laisserons la parole à nos frères de l'Aumônerie protestante. Nous avons d'ailleurs l'habitude de travailler ensemble.

    Au nom de l'Aumônerie catholique, nous nous exprimerons successivement sur trois points retenus en fonction des résultats d'une enquête effectuée dans le cadre du jubilé de l'Eglise catholique pour laquelle des croyants, incarcérés ou non, ont été interrogés sur la vie dans les prisons.

    Premièrement, l'incarcération détruit la vie relationnelle de la personne. Voici comment cela est exprimé par des détenus : « Quand la porte de la cellule se referme sur moi, j'éprouve le sentiment de ne plus exister pour personne, d'être dans un tombeau. », un autre : « Même si on s'entend bien avec quelqu'un, vient un moment où la vie commune en cellule devient insupportable. » Ou encore - ce sont des femmes qui s'expriment - : « Nous sommes infantilisées et cassées, à telle enseigne que la sortie devient presque une angoisse ». Vous n'ignorez pas que l'approche de la sortie est une période très propice au suicide.

    Deuxièmement, la prison est le lieu où l'on fait éclater la famille. voici encore comment s'expriment sur ce point les personnes détenues : « Ma famille m'a abandonné à cause de la durée de la peine ». « On a l'impression de ne plus exister pour personne, même pour notre famille. » « Rien n'est mis en _uvre pour le maintien des liens familiaux. » Vous devinez que pour les mères détenues, le plus dur est la séparation d'avec leurs enfants.

    Troisièmement, ce qui est prévu pour le maintien des liens familiaux et des relations avec l'extérieur est inadapté ou dénaturé. Je prendrai deux exemples: le courrier et le parloir. Voici encore ce qu'en disent les détenus: « Le courrier est contrôlé, notre vie y est scrutée jusque dans ses moindres détails. N'importe quel fonctionnaire peut lire notre courrier. » « Les parloirs sont trop courts, sans intimité et insuffisants pour maintenir les liens familiaux. » « Ceux qui nous enferment, que font-ils de nos enfants ? » Cet autre : « Les visites au parloir deviennent une angoisse. Coincé entre le besoin de voir la famille et la peur de l'agression, certains y renoncent. » Il s'agit bien sûr de détenus pour affaires de m_urs.

    Devant ce constat, nous faisons trois propositions :

    1) s'efforcer de respecter davantage l'intimité des personnes - est-ce que la censure du courrier ne doit pas être supprimée ? ;

    2) permettre aux détenus de téléphoner à leur famille ou d'être appelés par leur famille - cela concerne davantage les maisons d'arrêt - ;

    3) revaloriser et redéfinir la fonction du surveillant qui est le premier interlocuteur de la personne détenue, en introduisant par exemple dans sa formation une préparation à l'écoute.

    Nous allons maintenant aborder le problème de la déresponsabilisation.

Père Hervé RENAUDIN : J'évoquerai en quelques minutes une réalité essentielle en prison: la responsabilité ou la responsabilisation. Après tout, ils sont en prison pour répondre de leurs actes; ils sont en prison pour répondre de ce qu'ils ont fait et dont on les accuse. Mais il nous semble que sur trois plans au moins, cette responsabilisation a du mal à se faire. Pire : la prison va parfois à l'encontre de cette responsabilisation.

    D'abord, être responsable de ses actes, c'est pouvoir les assumer, pouvoir en répondre. Or la plupart du temps, l'univers carcéral est en apesanteur, en particulier dans les maisons d'arrêt. Donc, quand on est prévenu, quand on n'est pas encore jugé, situation dans laquelle, paradoxalement, le régime est plus dur que lorsque l'on est condamné, on est totalement isolé et dépendant du bon vouloir des uns et des autres. On se dit: « l'avocat va-t-il venir ? Est-il bien au courant de tel ou tel fait ? Y aura-t-il telle ou telle visite ? Le juge a-t-il autorisé tel permis de visite, que l'on attend parfois trois ou quatre mois ? ». Comme on est isolé, on gamberge, on travaille dans sa tête. Ce n'est pas une relation saine à la réalité et à la responsabilité. On imagine, on fantasme et, du coup, on a beaucoup de mal à être relié à son passé et à relier son présent à un avenir.

    De plus, on n'arrête pas d'attendre. C'est une longue attente et une attente indéfinie, sans échéance précise. Tant que l'on n'est pas jugé, tant que l'on ne sait pas à quoi on a été condamné - si l'on est condamné -, il est absolument impossible d'assumer son acte.

    Ensuite, pour être responsable, il faut qu'il y ait une parole d'homme à homme, il faut pouvoir se parler, dire des choses qui correspondent à ce que l'on sent au plus profond de soi. Or la plupart du temps, la parole en prison est infantilisante. C'est une parole pour se plaindre, pour « balancer », pour dénoncer, ou pour demander sans cesse, pour la moindre chose, des permissions, des faveurs : « Est-ce que je pourrais faire ceci ou cela ? » « Est-ce que je pourrais prendre plus de deux douches par semaine ? » Ces paroles qui ne sont faites que pour cela ne favorisent pas un véritable dialogue, un échange. Est-ce qu'il ne serait pas possible que quelqu'un, médiateur ou personnalité indépendante, puisse véritablement favoriser des groupes de parole, puisse entendre ce qu'un homme et un citoyen a à dire, et pas simplement ce qu'un enfant essaie de faire sortir de lui-même ?

    Enfin, être responsable, c'est pouvoir engager l'avenir, avoir charge des autres, se voir confier des responsabilités, pouvoir prendre des initiatives. Or l'univers de la prison ne favorise pas du tout cette prise d'initiative. La plupart du temps, le travail n'est pas réellement un travail. Il n'est d'ailleurs pas possible dans les maisons d'arrêt. On ne confie pas réellement de responsabilités. Pourtant nous voyons dans l'Aumônerie que c'est possible dans la préparation des offices et des réunions. Nous savons très bien que pouvoir assumer des responsabilités, aide à s'en sortir. Ils ont souvent un conjoint, des enfants. Il faut qu'ils puissent se sentir responsables d'eux. S'ils ne se sentent en charge de rien, cela ne favorise pas non plus leur réinsertion à venir.

    Nous voulions souligner que si cette responsabilisation n'est pas assurée, se produit le contraire de l'effet escompté, c'est-à-dire que le prévenu ou le condamné se sent de plus en plus victime: victime d'une injustice, victime du fait qu'il ne peut pas parler, qu'il ne peut pas se défendre, qu'il ne peut pas prendre en charge un certain nombre de choses. Au terme de l'accomplissement de la peine, se sentir victime ne permet guère de sortir de prison en se sentant responsable. C'est pourquoi nous avons insisté sur ces trois dimensions de la responsabilité.

Père Jean CACHOT : J'insisterai pour ma part sur l'inégalité en prison. Conçue pour l'égalité des peines, la prison est en fait très inégalitaire. Cette inégalité entre les détenus suscite une rage impuissante qui ne fait qu'exacerber la haine. La haine est un sentiment très largement partagé dans les maisons d'arrêt.

    Un détenu a dit : « Les prisons sont des zones de non-droit où la raison du plus fort est toujours la meilleure. »

    Les pauvres y deviennent plus pauvres, surtout si ce sont des étrangers en situation irrégulière, pour qui la prison est vraiment une aberration. Comme il faut toujours écrire pour avoir quelque chose - pour s'imposer, pour demander, pour obtenir une audience -, ceux qui ne savent pas écrire sont complètement oubliés, même des services sociaux car ils n'existent pas puisqu'ils ne peuvent pas se faire entendre.

    En prison, rien n'est gratuit. Il faut s'humilier pour obtenir quelque chose. Le peu que l'on avait dehors - SMIC, aides diverses -, la prison le fait perdre. Comme l'a dit quelqu'un : « La prison rend SDF ». Même la liberté s'achète. Un avocat que l'on ne paie pas est presque toujours inefficace. C'est du moins l'impression qu'il donne. Si on est indigent, on accepte de travailler dans n'importe quelles conditions. Il y a vraiment des salaires indignes en prison, de l'exploitation. Celui qui ne travaille pas, s'il n'est pas assisté, ne peut profiter de rien. Alors il faut choisir entre l'école et le travail, et on choisit obligatoirement le travail. Comme l'indigence va avec l'illettrisme, la prison ne remédie pas à l'illettrisme. Même l'école y est élitiste. Quand on est indigent, on travaille plutôt que d'aller à l'école. Il faudrait aider ceux qui veulent sortir de l'illettrisme, valoriser leur formation.

    Les inégalités favorisent tous les trafics. Les plus forts humilient les plus faibles, surtout s'ils sont auteurs présumés de délits ou de crimes sexuels. On voit ces personnes refuser d'aller en promenade, refuser d'aller travailler par peur des coups, des brimades ou du racket. On apprend à se méfier de tout le monde.

    Un détenu pose la question suivante : « Pourquoi la presse divulgue-t-elle l'identité de certaines personnes quand ce sont des pauvres et protège-t-elle les autres ? ».

    A partir de ce constat, nous faisons quelques propositions. Nous suggérons la création d'un revenu minimum pour les indigents pour subvenir aux besoins essentiels. En ce qui concerne la présomption d'innocence, nous suggérons le maintien des droits sociaux des prévenus ou leur recouvrement automatique à la sortie de prison. Pourquoi leur enlève-t-on leurs droits ? Nous suggérons que priorité soit donnée à la lutte contre l'illettrisme. Cela nous paraît fondamental. Afin de permettre aux illettrés d'aller à l'école, nous proposons de motiver leur enseignement. Nous suggérons la présence d'écrivains publics pour les illettrés. Nous suggérons de former les surveillants qui vivent avec les détenus à la prise en compte de l'indigence.

    Le système des inégalités que la prison exaspère donne surtout aux détenus le sentiment d'être des victimes ou accroît ce sentiment. Elle leur fait totalement perdre de vue toute notion de responsabilité. Or sans responsabilité, je ne vois pas quel travail de réinsertion on peut faire avec eux. On a l'impression que la prison est la mesure judiciaire par excellence pour les pauvres et les défavorisés de la société. Enfin, on demande à la prison de réussir là où la société a échoué.

M. Philippe FAURE : Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, le pasteur Werner Burki et moi représentons ici la commission « Justice et Aumônerie des prisons » de la Fédération protestante de France. Cette commission qui se réunit plusieurs fois par an regroupe nos sept aumôniers régionaux ainsi qu'un certain nombre de personnes concernées, de par leur profession ou leur engagement, par les problèmes de justice ou de prison. Je suis le président de cette commission. Je suis laïc. La commission est le support du service Aumônerie des prisons de la Fédération protestante de France dont l'aumônier général est le pasteur Werner Burki, ici présent. Ce service regroupe les 230 aumôniers protestants répartis sur le territoire national, eux-mêmes issus des différentes Eglises protestantes : réformée, luthérienne, baptiste, évangélique, pentecôtiste, ainsi que de l'Armée du salut et de la Mission évangélique tzigane.

    L'Aumônerie protestante travaille dans un esprit particulièrement _cuménique, notamment avec nos frères catholiques, orthodoxes, israélites et musulmans. Nous reprenons à notre compte les principaux points concernant les prisons françaises qui ont été présentés par nos frères catholiques.

    Toutefois, il me semble important d'ajouter à cette présentation générale quelques observations et propositions complémentaires.

    Premièrement, nous insistons sur la nécessité de développer l'action en faveur des sortants de prison. Celle-ci doit être entreprise tant à l'intérieur des prisons pour préparer la sortie, qu'à l'extérieur pour une meilleure prise en charge après la sortie. Nous pensons que dans ce domaine, le rôle des élus - parlementaires, conseillers régionaux, conseillers généraux et maires - est déterminant. Nous proposons qu'à l'exemple de ce qui se fait dans l'Essonne autour de Fleury-Mérogis, puisse être généralisée dans les prisons françaises la création de comités pluridisciplinaires et partenariaux d'aide aux sortants de prison.

    Deuxièmement, il nous semble indispensable qu'à la suite des propositions de la commission Canivet, un dispositif de contrôle externe des prisons françaises soit rapidement mis en place.

    Troisièmement, la population pénale a vu, ces dernières années, son profil général se modifier considérablement avec l'augmentation du nombre de détenus qui présentent des problèmes de toxicomanie ou d'ordre comportemental, des condamnés pour délinquance sexuelle, et avec une assez forte augmentation des jeunes, notamment mineurs, et des étrangers. Les moyens destinés à la prise en charge de ces populations devraient donc être accrus. Il conviendrait notamment d'introduire de façon assez massive en prison des psychiatres et des psychologues qui puissent prendre en charge ces détenus.

    A cet égard, et c'est le quatrième point, la place et le rôle des aumôniers au sein d'équipes pluridisciplinaires à constituer ou à généraliser dans les établissements pénitentiaires devraient être mieux affirmés et consolidés. Nous considérons que les aumôniers peuvent s'insérer dans des équipes pluridisciplinaires avec des gens venant du secteur de la santé ou des éducateurs.

    Cinquièmement, nous affirmons que les aumôniers sont des interlocuteurs possibles pour l'ensemble de ceux qui vivent ou qui travaillent en prison, qu'ils soient détenus ou membres du personnel, notamment personnels de surveillance, travailleurs sociaux, professionnels de la santé ou intervenants extérieurs de tous ordres. Les aumôniers peuvent travailler avec l'ensemble de ces personnes. En effet, par leur présence pastorale, leur capacité d'écoute et l'indépendance d'esprit qui leur est demandée, ils peuvent jouer un véritable rôle de médiation et d'apaisement, tout en respectant l'esprit de laïcité républicaine auquel nous, protestants, sommes naturellement attachés.

    Sixièmement, il nous semble qu'il ne pourra pas y avoir de réforme fondamentale du monde carcéral sans que soit obtenue au préalable l'adhésion des personnels, en particulier celle du personnel de surveillance dont il faudrait certainement revaloriser les fonctions et mieux identifier le rôle par rapport à ceux des autres intervenants. Nous pensons que les élus, notamment les maires, devraient être bien conscients des difficultés que comporte le métier de surveillant et que connaissent les personnels pénitentiaires qui résident dans leurs circonscriptions.

    Septièmement, le Conseil de la fédération protestante de France, sur proposition de notre commission, avait adressé à Mme la garde des sceaux, lors de la discussion du projet de loi sur la présomption d'innocence et les droits des victimes, un texte que je tiens à votre disposition, mais le projet de loi est maintenant voté. Ce texte met l'accent sur la nécessité de mieux encadrer les décisions de mise en détention provisoire. Nous marquions notre préférence pour un système de décision collégiale.

    En conclusion, nous nous réjouissons de l'existence des commissions d'enquête parlementaires sur les prisons, qui marquent l'intérêt des élus nationaux pour les problèmes du monde carcéral et pour les personnes faisant l'expérience de la détention. C'est pour nous une grande première. Nous souhaitons vivement que cet intérêt s'élargisse à l'ensemble des élus régionaux et locaux, et à travers eux, à chaque citoyen de notre pays. Pour leur part, les aumôniers, soutenus et accompagnés par leurs communautés ecclésiales, s'efforcent de susciter et de développer cet intérêt auprès des membres de ces communautés qui sont aussi des citoyens responsables et engagés.

Pasteur Werner BURKI : Beaucoup de choses ont été dites. Je ne vais évidemment pas m'inscrire en faux sur tout ce qui a été présenté et souligné mais j'apporterai un bémol à la conclusion qui vient d'être faite sur notre difficulté en tant qu'aumôniers de susciter l'intérêt des communautés qui nous portent. Un de nos aumôniers écrivait : « Les paroisses envoient leur pasteur en tôle. Il est ensuite mal aimé de s'y plaire. Les bien-pensants, les malades, les personnes âgées ne sont-ils pas plus importants ? » C'est toujours un débat qui peut renaître.

    Les pasteurs reçoivent des détenus une formation professionnelle accélérée. En prison, on apprend à écouter, à être témoin de soi, à ne pas juger. La prison est un condensé du monde courant. Ils en ressortent bien plus proches de leurs paroissiens. Je voudrais que l'on comprenne cet enjeu. Paradoxalement, nous ne sommes pas toujours portés par nos communautés respectives et il n'existe pas toujours une véritable compréhension mais, en même temps, notre découverte du monde carcéral a un effet très important sur les communautés que nous animons ou que nous fréquentons.

    Dans le même esprit, je voudrais lire ceci. « La police arrête un criminel sur trois, deux voleurs sur dix, trois violeurs sur beaucoup. Il en résulte que nous fréquentons statistiquement dans le quotidien des gens qui sont l'un ou l'autre, ou l'un et l'autre, de ces délinquants et criminels. Mais ceux qui sont en prison subissent les conséquences de leurs actes, les autres non. Nous avons estime, considération ou, à tout le moins, des rapports normaux, envers ceux dont nous-mêmes et la police ignorons le comportement. Nous les considérons comme innocents puisque non jugés. Ceux qui subissent les conséquences de leurs actes ont donc un chemin plus responsable que ceux dont nous ignorons la vie. Je me demande s'ils ne sont pas théologiquement plus responsables que nous-mêmes car nous cachons soigneusement nos délits et nous nous cachons à nous-mêmes les douleurs que nous avons infligées aux autres consciemment ou inconsciemment.

    Il convient de convertir un peu notre regard. L'aumônier a la chance de rencontrer en prison des gens parfois plus en accord avec eux-mêmes que les personnes libres. C'est un privilège dont nous pouvons leur être reconnaissants. Nous trompant nous-mêmes, nous pensons que c'est eux qui doivent nous être reconnaissants du temps que nous leur consacrons. C'est un étrange renversement de la situation.

    « En effet, un homme qui m'accueille dans sa cellule me donne de son temps, de sa réflexion. Il me fait partager avec confiance ses sentiments, sa colère, sa révolte, son acceptation difficile de son propre chemin. Quel est celui qui reçoit un cadeau de l'autre ? Il me semble que c'est l'aumônier, qui a le privilège exorbitant de pouvoir entrer en contact avec lui, et non le contraire.

    « En plus de ce cadeau, lorsque je suis devant ces hommes en maison d'arrêt ou en maison centrale, je me sens obligé de répondre à leurs questions sur ce que je pense, sur ce que je crois, sur ce dont je suis sûr ou incertain. Ils m'amènent à une parole vraie, à une recherche en moi pour préciser ma pensée. S'il est témoin de lui-même, je dois être témoin de moi en face de lui. Cette obligation est un cadeau précieux, inestimable même ».

    Je lisais cette parole qui retourne un peu l'attitude de la bienveillance de ce service de l'aumônier. Cela déborde à l'évidence le privilège de l'aumônier. Nous sommes placés devant quelque chose d'exceptionnel qui doit nous permettre de retrouver la mobilisation de ce que nous apporte l'autre rencontré là.

    En conclusion, j'évoquerai deux pistes qui me semblent pouvoir être suivies. Après tout ce qui a été dit sur l'illettrisme, le niveau culturel souvent très limité qui est une complication pour le contact de l'aumônier, il faut une approche humaine, avec de la spontanéité, de la bienveillance et une adaptation qui ne sont pas très aisées à obtenir. Lorsqu'il n'y a pas de demande religieuse, il faut trouver des moyens d'entrer en contact, de recevoir et de donner.

    J'insiste sur l'enseignement qui, dans cette situation d'indigence, doit être pratiqué pour intéresser au point de permettre vraiment l'adhésion, la volonté. Je me demande même si nous ne devrions pas inciter à se cultiver, d'une manière élémentaire ou plus élaborée, en rémunérant ceux qui ne peuvent pas effectuer un travail pour gagner de quoi survivre, en accompagnant financièrement l'enseignement qui leur serait dispensé. Nous devrions chercher à réduire les difficultés de suivre régulièrement un enseignement, notamment avec le vide des grandes vacances estivales. De nombreuses questions doivent vous être soumises à ce sujet.

    En matière de prisons, on parle beaucoup des bâtiments. Il faut nous soucier d'abord des hommes. Les établissements devraient offrir des espaces qui maintiennent un contact avec la terre. Je propose des prisons avec des jardins. Cela peut paraître utopique mais je pense qu'il en faut pour continuer à imaginer la suite. Je propose également de favoriser le développement de l'enseignement de la musique. Loin d'être fantaisistes, ces deux options constitueraient, à mon avis, une préparation à retrouver le monde des hommes libres.

M. le Président : Pouvez-vous nous préciser où se situe votre intervention ?

Père Jean VIGNEAU : Pour l'Aumônerie catholique, le père Jean Cachot est chargé de la formation des aumôniers et il intervient dans l'aumônerie de la maison d'arrêt de Besançon. Le père Hervé Renaudin, conseiller théologique de l'Aumônerie, intervient dans l'aumônerie de la maison d'arrêt de la Santé. Je suis l'aumônier général et j'interviens dans l'aumônerie de la maison d'arrêt de Loos-lèz-Lille.

M. Philippe FAURE : Je ne suis pas aumônier, je suis laïc. Je n'interviens pas en prison mais j'ai servi pendant six ans à l'administration pénitentiaire comme sous-directeur du personnel à la chancellerie. Je suis maintenant à la retraite. Le pasteur Werner Burki, qui est aumônier général, intervient à la maison d'arrêt de Fresnes.

Pasteur Werner BURKI : J'ajouterai que le fait d'être laïc n'empêche pas d'exercer la fonction d'aumônier dans les établissements de France. Il se trouve que le président actuel n'est pas aumônier mais ce n'est pas du tout un obstacle à ce ministère. Pour ma part, ayant la responsabilité de visiter l'ensemble des prisons de France et d'outre-mer, j'ai aussi une présence régulière à Fresnes.

M. le Président : Quelles relations entretenez-vous avec les directeurs et les surveillants ? Comment êtes-vous accueillis par le personnel pénitentiaire ? Je suppose que c'est variable. Nous qui avons visité beaucoup de prisons, nous avons entendu parler des aumôneries, nous avons même rencontré des aumôniers. Nous avons constaté que certains surveillants ne sont pas très favorables. Dans une prison que je ne citerai pas, on nous a dit : « Beaucoup trop de gens extérieurs s'occupent des prisonniers ».

Pasteur Werner BURKI : Vous avez raison de dire que c'est variable. Cela dépend des personnalités, des lieux, de la dimension des établissements. D'une façon générale, l'accueil des responsables des établissements est positif. Nous pouvons négocier nos activités et nos actions.

    Vous vous adressez ici à des responsables nationaux. Il n'est pas toujours facile pour un responsable d'entendre les difficultés que rencontre, par exemple, un aumônier laïc, femme, de petite taille, face à la réalité carcérale. Nous pouvons entretenir de bonnes relations. Nous sommes tenus de défendre et d'accompagner les aumôniers qui travaillent avec nous, mais les situations ne sont pas aussi souples qu'il peut y paraître avec des aumôniers qui n'ont pas l'influence, l'autorité ou la stature. Il faut rester vigilant.

Père Jean CACHOT : Le personnel de surveillance a toujours l'impression que nous allons nous faire avoir par les détenus et que nous allons tout bouleverser. Quand il s'aperçoit que nous ne sommes pas aussi naïfs qu'ils le craignaient, nous sommes bien acceptés. Nous jouons un peu le rôle du médiateur dont nous souhaitons la création. Allant dans les cellules ici et là, nous sommes au courant, on peut nous informer des situations. Nous sommes assez souples pour remédier à certaines urgences, pour prévenir qui il faut. Nous avons, je crois, un rôle assez positif dans les établissements.

M. le Président : Entretenez-vous des relations avec les familles des détenus ?

Père Jean CACHOT : Nous sommes en contact avec les familles essentiellement par les accueils des familles qui ont été construits auprès de presque chaque maison, souvent à l'initiative des aumôneries ou des associations qui gravitent autour de la prison. Il nous est difficile de contacter les familles de personnes prévenues car la loi nous l'interdit. Nous n'avons pas à servir d'intermédiaires. Nous devons respecter le passage obligé par le juge d'instruction, ce qui limite notre intervention dans les maisons d'arrêt. Autrement, nous pouvons contacter les familles assez facilement.

M. le Rapporteur : Après la condamnation, vous pouvez établir facilement un contact régulier avec les familles.

Père Jean CACHOT : Oui, bien sûr.

Père Hervé RENAUDIN : Précisément, la détention provisoire pose un problème. J'interviens à la maison d'arrêt de la Santé, à Paris, où se trouvent des prévenus. Nous ne pouvons pas avoir de contact avec les familles. Dans ce contexte d'isolement et d'apesanteur, il est très difficile de faire comprendre aux familles qu'elles ne sont pas elles-mêmes coupables. Elles vivent très mal ces moments sans relations, sans nouvelles. D'une façon générale, il est extrêmement difficile de concilier présomption d'innocence et détention provisoire, notamment eu égard aux familles.

    Je voudrais citer un exemple qui n'est pas unique et qui est fort difficilement vécu. Quelqu'un apprend la mort d'un de ses frères. Sa famille est d'accord pour qu'il vienne assister à la célébration, y compris menotté. Or par une décision prise je ne sais par qui, la personne incarcérée a juste été emmenée au funérarium, n'a pas pu voir sa famille et est revenu en prison. C'était pire que tout. Elle m'a dit : « J'aurais préféré ne pas y aller que de me retrouver face à mon frère mort sans personne à côté de moi ». Cela n'est vraiment pas humain et cela n'aide pas la personne, à des moments très pénibles pour tout être humain, à tisser un vrai lien.

M. le Président : Avez-vous la possibilité de continuer à suivre certains détenus après leur libération ?

Père Jean CACHOT : Nous faisons partie du système carcéral. Après leur sortie, dans la majorité des cas, le principal souci des gens est d'oublier la prison et, par conséquent, d'oublier aussi ceux qui y intervenaient.

M. le Rapporteur : Messieurs, je vous ai écoutés avec attention. Trois points m'intéressent plus particulièrement.

    Nous avons reçu, il y a quinze jours, des représentants de l'Association des familles de personnes décédées en prison, souvent par suicide. Elles se posent des questions car elles sont très mal informées des conditions du suicide. La manière dont on les informe est particulièrement malheureuse. Vous avez dit que l'approche de la sortie était une période propice au suicide. Pouvez-vous nous dire pourquoi le stress de la sortie peut conduire à cette fin ?

    Le père Jean Cachot a en partie répondu à ma deuxième interrogation. La demande religieuse est-elle un prétexte à une rencontre, à un contact, à une prise de parole ? N'importe quel visiteur bien intentionné ne pourrait-il pas remplir cette mission ?

    Enfin, à plusieurs reprises, des interlocuteurs ont fait allusion à la mise en place d'un médiateur. Les rencontres que nous avons dans les établissements pénitentiaires montrent que l'existence d'un interlocuteur médiateur entre les détenus eux-mêmes, entre les détenus et le personnel et entre le personnel, pourrait répondre à une demande. Je n'ai pas réussi à définir le rôle qu'il pourrait jouer. Quel est votre point de vue à ce sujet ?

Père Jean VIGNEAU : Je répondrai sur le suicide. La maison d'arrêt de Loos a été parmi les dix sites pilotes pour la prévention du suicide. Le directeur de l'époque, M. Jean-Louis Daumas, avait souhaité que les aumôneries protestante et catholique participent à l'équipe de recherche autour du suicide. Un relevé effectué sur une année montrait que, s'agissant du lieu, les suicides se produisaient le plus souvent dans les quartiers disciplinaires et les cellules d'arrivants, et, s'agissant du moment, les premiers jours de détention et à l'approche de la libération. L'approche de la libération est une période d'appréhension et de peur énorme de retrouver une vie normale à laquelle on n'est pas préparé. Devant cette échéance, certains jettent l'éponge.

Père Hervé RENAUDIN : Je crois que, consciemment ou inconsciemment, la demande religieuse est une demande de rencontre. C'est ce qui est fondamental parce que c'est ce qui relie à un autre, c'est ce qui relie à un regard, et un regard qui ne dénonce pas, qui n'enfonce pas. C'est ce qui relie à un mouvement : le mouvement d'un homme, le mouvement d'une vie. Tant qu'il se sent réduit à un acte de son passé ou de son passif, il n'est pas lui-même, car chacun d'entre nous est soi-même dans un mouvement de rencontre. Il peut découvrir le « je » qu'il porte en lui et répondre à l'appel de son nom si quelqu'un lui dit : « tu », si quelqu'un s'adresse à lui d'homme à homme. Plus ou moins consciemment, il y a dans la demande religieuse, quelle que soit la confession, le désir d'être reconnu comme un être humain dans son mouvement. C'est déjà un début de réhabilitation.

Pasteur Werner BURKI : Je suis parfaitement d'accord avec ce qui vient d'être dit. Là aussi, nous devons apprendre à banaliser un peu les choses. Après tout, la demande religieuse à l'extérieur se passe dans des conditions analogues. Est-ce que dans les communautés dans lesquelles on se rend, on n'est pas d'abord dans une demande simple de rencontre humaine, de compréhension de soi ? On dit parfois dans les prisons : ils ne sont pas participants à des activités religieuses à l'extérieur, pourquoi le sont-ils ici ? Permettez-moi de raconter une anecdote. Je suis entré dans une cellule à Fresnes. J'ai dit à la personne : « Je suis l'aumônier ». Sa première réaction a été : « Les aumôniers, curés, pasteurs et tous les autres, sont des gens qui se font du lard sur le dos des autres, cela ne m'intéresse pas. » Je lui ai proposé que nous nous rencontrions un peu. La personne m'a dit : « Le religieux ne m'intéresse pas, mais il y a des gens dans la vie qui sont pour moi des modèles, qui se sont engagés, qui m'ont aidé à survivre. Ma référence, c'est Zola. » Je l'ai regardé, nous nous sommes assis sur le lit de sa cellule et nous avons parlé de Zola. Il me semble que la volonté de contact et la disponibilité à retrouver l'autre sur son terrain priment.

Père Jean CACHOT : Le sentiment général des gens qui sont incarcérés c'est que personne ne les écoute, que personne ne leur répond. Je conçois un médiateur comme une personne indépendante qui serait là pour écouter et qui donnerait l'assurance qu'il apportera une réponse, quelle qu'elle soit. Ce doit être quelqu'un dont on est sûr qu'il respecte la confidentialité, à qui ce que l'on dit ne peut pas porter préjudice. Répondre à quelqu'un signifie qu'on le prend en compte. Quand on ne répond pas, cela veut dire qu'il n'existe pas. C'est ainsi que je conçois le rôle du médiateur.

M. Philippe FAURE : La prison est un monde clos où tout le monde est impliqué par des liens, des luttes de pouvoir entre détenus, personnel, directeur, intervenants extérieurs, etc. Le médiateur ne doit pas être impliqué. Bien entendu, il doit être extérieur et indépendant, mais cela ne suffit pas. Il doit aussi être crédible et donc reconnu par l'ensemble des gens - population pénale et personnel - qui sont en prison. Ce sera extrêmement difficile à trouver. Je ne pense pas que l'on puisse imaginer qu'un magistrat ou un fonctionnaire puisse être un médiateur, car les détenus le verront toujours comme quelqu'un qui juge.

    Il est parfois très difficile de trouver des gens qui ne soient ni fonctionnaires ni magistrats, mais des membres d'association, par exemple, pour faire partie des commissions de surveillance. Les préfets se grattent la tête pour en trouver. Un problème général dans ce pays est qu'il n'y a probablement pas assez de gens qui s'intéressent aux prisons. S'il est facile de définir le rôle du médiateur, il l'est beaucoup moins de trouver des gens qui puissent assumer cette fonction.

Mme Martine AURILLAC : J'ai été très intéressée, même touchée par ce que vous venez de dire et qui rejoint nos interrogations, nos préoccupations. Cela confirme aussi le constat de carence que nous faisons en visitant les prisons.

    Comment s'effectue votre action en prison ? Outre les offices, il y a les demandes des détenus. Sont-elles accordées facilement ? Vous heurtez-vous parfois à des difficultés ? Quels sont vos contacts avec les visiteurs des prisons ? Je voulais également savoir s'il y avait un suivi des personnes que vous avez rencontrées, mais vous avez déjà répondu avec humour à cette question.

Père Jean VIGNEAU : Tout détenu qui demande à rencontrer un aumônier est reçu par lui. Mais en prison, tout se fait par écrit. Vous devinez que celui qui ne sait ni lire ni écrire est obligatoirement dépendant d'un copain de cellule qui ne le fera pas toujours gratuitement. Pour nous, aumônier, il est essentiel de prendre le temps d'écouter les gens. Prévoir des célébrations, des cultes le samedi et le dimanche est, certes, important, mais être à l'écoute des gens est prioritaire.

    Les visiteurs ne dépendent pas de l'aumônerie ; ils dépendent des services socio-éducatifs, même si historiquement, ils sont apparus à l'initiative de l'Eglise. Nous avons des relations de partenaires et nous nous retrouvons au plan national. Un groupe national de concertation réunit régulièrement les aumôniers généraux protestants et catholiques, les responsables de l'Association des visiteurs de prison, de la FARAPEJ - Fédération des associations réflexion, prisons, actions en justice -, du Secours catholique, de la Croix Rouge, de l'Armée du salut et du GENEPI, pour conduire des recherches communes, faire des propositions, par exemple, sur l'indigence ou la double peine.

Père Jean CACHOT : En ce qui concerne la relation avec les personnes incarcérées, il arrive souvent que le personnel de surveillance, des collègues de cellule ou des membres des services sociaux nous signalent des gens qui ont besoin que l'on aille discuter avec eux, les écouter ou que l'on fasse des démarches pour eux. Il existe une collaboration à l'intérieur des établissements. Nous avons la liberté de circuler; La plupart d'entre nous avons la clé des cellules. C'est de tradition au moins dans les établissements de quelque importance. Cela nous permet d'aller et venir un peu partout, y compris dans les endroits où personne ne va facilement, comme les quartiers d'isolement ou les cellules de punition. Les gens qui sont en cellule de punition savent qu'ils peuvent contacter l'aumônier, puisque le droit le leur permet. Cela peut parfois débloquer des angoisses ou des situations difficiles.

M. Noël MAMÈRE : Ma première question s'adresse à notre président et à notre rapporteur. J'ai été très intéressé par ce qu'ont dit ces messieurs, mais en visitant les prisons, on constate qu'elles comptent une forte population musulmane. Pourquoi n'a-t-on pas demandé à auditionner des musulmans ? Y a-t-il une différence entre les judéo-chrétiens qui réclament une aide spirituelle et les musulmans ?

    Quand on visite les prisons, surtout les maisons d'arrêt, on est frappé par le dés_uvrement puisque, comme l'a souligné le père Renaudin, il y a très peu d'activités. Comment faites-vous pour entendre quelqu'un qui a des choses confidentielles à vous dire dans des cellules où vivent six à huit personnes, comme j'ai pu le constater dans des maisons d'arrêt que j'ai visitées ?

    Le père Cachot a insisté sur la question de l'argent en prison. Je reviendrai sur la pratique que l'on appelle « cantiner » et sur le mode de relation aux objets, à la nourriture et à l'argent qui fait qu'un indigent devient encore plus indigent. La réponse des directeurs de prison consiste à dire que l'on mutualise. Dans des maisons d'arrêts, j'ai vu des « chauffoirs », où six à huit détenus paient chacun 200 francs pour regarder une télévision de mauvaise qualité, parce que l'on « mutualise » les moyens. Ne pourrait-on sortir de ce système totalement aberrant qui aggrave les différences sociales ?

    Vous avez également insisté sur le fait que de plus en plus de détenus sont ce que l'on appelle des « pointeurs » dans le jargon des prisons, c'est-à-dire des délinquants sexuels. Cela est sans doute lié à l'affaire Dutroux et c'est très bien ainsi. On constate une grande misère des infirmiers psychiatriques, malgré la loi de 1992 et l'apport du soutien psychologique. J'ai même pu constater dans quatre des maisons d'arrêt que j'ai visitées que les surveillants sont plus aimables, plus souples, plus complaisants à l'égard des délinquants sexuels qui sont, paraît-il, des gens plus tranquilles. L'avez-vous observé aussi ? Que faudrait-il faire, au-delà de l'assistance psychiatrique, pour trouver une formule qui permette une cohabitation moins dangereuse ?

M. le Président : Nous avons bien entendu voulu contacter le rabbinat, mais le rabbin responsable est en déplacement et nous n'avons pas encore obtenu de réponse. En ce qui concerne l'islam, il n'y a pas d'organisation. J'ai visité l'établissement de Saint-Quentin-Fallavier où il y a une proportion dramatique d'immigrés et de Français d'origine maghrébine de classes pauvres. Ils souhaitent la présence d'un imam. Des démarches sont entreprises mais ce n'est pas encore organisé. Nous avons essayé, bien entendu de contacter des représentants de toutes les religions du Livre.

M. Noël MAMERE : Je l'ignorais.

Père Jean VIGNEAU : Permettez-moi de dire que nous, aumônerie protestante et catholique, nous travaillons avec les aumôniers musulmans là où il en existe. Nous avons des rencontres régulières entre aumôniers pour partager et échanger sur notre travail en détention.

Pasteur Werner BURKI : Nous conduisons avec l'islam une action de proximité, chaque fois que quelqu'un est nommé, ou pour faciliter les désignations lorsque les personnes ne sont pas connues, tant qu'il n'y a pas d'organisation nationale de référence. Nous venons d'organiser une session de trois ou quatre jours de formation à Lyon au cours de laquelle le responsable de la prison de Strasbourg et aumônier régional en Alsace, l'imam Choukri, est venu s'exprimer. Il agit en coopération avec nous.

    Y a-t-il une demande religieuse des personnes musulmanes ? Nous les rencontrons et elles participent aussi, depuis de nombreuses années, aux moments que nous organisons ou aux rencontres individuelles. Le fait qu'un aumônier soit le religieux, au sens de la liaison possible, rend les rencontres souvent très intéressantes et n'est pas un obstacle.

Père Hervé RENAUDIN : Il est vrai que le fait que les détenus soient plusieurs par cellule est loin d'être l'idéal. Dans ces moments-là, comme le rappelait le père Vigneau, on a besoin de beaucoup de temps. Les gens ne parlent pas immédiatement. Il faut écouter avant de parler et souvent plusieurs fois. La tâche est très difficile quand ils sont presque les uns sur les autres et quand rien ne peut être confidentiel. Parfois, la télévision marche très fort et on peut un peu parler, parfois des surveillants nous autorisent à aller dans une cellule vide. Il y a aussi des personnes détenues qui sont isolées.

    Les uns et les autres - surveillants et personnes détenues -, dans l'ensemble, sont très conscients de l'enjeu de ces rencontres et essaient de faire preuve d'une certaine délicatesse qui est déjà un processus d'humanisation. Mais on pourrait le faciliter grandement en leur permettant de nous rencontrer seul à seul.

Pasteur Werner BURKI : S'agissant de la confidentialité, il est toujours possible d'utiliser le parloir des avocats pour rencontrer quelqu'un individuellement. De plus, nous avons le privilège de pouvoir entretenir une relation épistolaire dans une confidentialité totale. Les lettres ne sont pas ouvertes. Nous avons le même privilège qu'un avocat. Cela ne fonctionne pas toujours mais en principe, nous avons la possibilité d'un vis-à-vis secret et intime.

M. Emile BLESSIG : De l'ensemble des visites que nous avons pu faire, il ressort que la situation des jeunes détenus est caractérisée par l'absence ou la perte totale de repères. Comment leur permettre de retrouver un certain nombre de repères ? Existe-t-il dans les établissements que vous fréquentez des démarches pluridisciplinaires, de groupe, ou est-ce chacun pour soi en fonction de ses priorités et de son savoir-faire spécifique ?

Père Jean CACHOT : Je ne me fais pas trop d'illusions. Le milieu carcéral exerce sur les jeunes une pression telle que je doute de l'efficacité de tout travail de fond avec eux. Il y a une surenchère de la violence latente qui explose souvent entre eux. Il y a entre eux un tel rapport de forces, des conflits tels, un tel besoin de s'affirmer contre ou par rapport aux autres que cela rend impossible tout travail de groupe sérieux. La tâche des enseignants et des éducateurs qui travaillent parfois en collaboration auprès d'eux est d'assurer un passe-temps à peu près convenable à défaut de pouvoir gérer un quelconque avenir.

Audition de Mme Betty BRAHMY, médecin psychiatre,

responsable du service médico-psychologique régional
de Fleury-Mérogis

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 25 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Betty BRAHMY est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Betty Brahmy prête serment.

Mme Betty BRAHMY : Je suis psychiatre des hôpitaux, responsable du service médico-psychologique régional de Fleury-Mérogis, c'est-à-dire le secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire compétent sur le centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis. J'exerce ces fonctions depuis plus de trois ans à Fleury-Mérogis. J'ai exercé les mêmes fonctions pendant huit ans à la maison d'arrêt de Rouen. Je travaille donc en prison comme psychiatre depuis plus de onze ans. Mon statut est celui de praticien hospitalier rattaché à l'hôpital sud-francilien d'Evry-Corbeil.

    La première question qu'il me semble nécessaire de poser est: à quoi sert la prison ? Quelle prison veut-on en l'an 2000 ? Depuis des années, il n'y a plus eu de débat sur la prison. Le dernier, un peu philosophique, avait été provoqué en 1974 par Michel Foucault. Notre pays a besoin d'un tel débat. Je sollicite depuis longtemps des responsables de l'administration pénitentiaire la création d'un groupe de travail sur ce sujet. Veut-on éloigner les gens ? Veut-on les enfermer ? Veut-on les rééduquer ou les éduquer ? Veut-on les soigner ? La question se pose pour tous les prisonniers mais plus encore pour les jeunes détenus. A Fleury, par exemple, un centre des jeunes détenus regroupe 120 jeunes de 13 à 18 ans. Qu'attend-on de cet enfermement ? Je ne critique pas l'enfermement des mineurs ; je dis qu'il est indispensable de se demander à quoi cela sert. J'ai entendu les précédents interlocuteurs parler de manque de repères. Quelle réponse entend-on lui apporter ?

    Tant que l'on n'aura pas répondu à la question de savoir ce que l'on attend de l'enfermement, on n'appliquera pas les bons moyens. Si on répond qu'il faut les éduquer, ce qui est sûrement le cas, notamment pour les mineurs, il faut des éducateurs. Si l'on veut les enfermer et les mettre à l'écart, il faut créer des structures à huit cents kilomètres de leur domicile. Je schématise volontairement pour bien poser cette question de fond qui me semble préalable à tout. On ne peut pas critiquer les prisons sans avoir défini les objectifs et ce que l'on attend politiquement de la prison.

    En tant que psychiatre, j'évoquerai ensuite, au risque de vous surprendre, l'absence de travail de la part de tous ceux qui vivent en milieu pénitentiaire, notamment les directeurs, les gradés, les personnels de surveillance, sur la culpabilité ressentie par un adulte à enfermer quelqu'un. J'enseigne à l'école nationale de l'administration pénitentiaire depuis onze ans, je sais que ce travail n'est pas fait. Certes, il y a la caution de la décision d'un magistrat; l'arrestation par les policiers est un acte ponctuel, les magistrats interviennent dans le procès pénal en bonne et due forme, mais après il y a des gens qui pendant cinq ans, dix ans, six mois sont chargés d'enfermer leur prochain. Or ce travail-là me semble totalement évacué. Il n'y a pas de formation à l'école et par la suite, il n'y a jamais de débat sur ce que représente pour un homme le fait d'enfermer un autre homme ou pour une femme d'enfermer une autre femme. Cela me semble être à l'origine de toute la difficulté des métiers des personnels de surveillance.

    De plus, se pose la question de l'absence de la parole dans la culture pénitentiaire. Quand il se passe quelque chose de difficile dans un service hospitalier, on en parle. Comme dans beaucoup d'institutions, on organise une réunion de services, un briefing. Dans l'administration pénitentiaire, cela n'a pas lieu. Par exemple, après une pendaison, un surveillant dépend le détenu, rédige un rapport sur les circonstances et c'est tout. Ensuite, on n'en parle pas. Cela n'est pas prévu. Ce travail sur la culpabilité d'enfermer les autres est très important et concerne les personnels de direction comme ceux de la base.

    En troisième lieu, la question de la dignité est au centre de nos préoccupations en tant que psychiatres. Or dans l'enfermement actuel, il y a une atteinte à la dignité qui a nécessairement pour corollaire une atteinte très grave de l'être humain qui peut aboutir à des tentatives de suicide ou à des suicides. Dans un pays comme le nôtre, je pense que l'on doit pouvoir enfermer des gens parce qu'ils ont commis des crimes ou des délits, sans pour autant atteindre à leur dignité.

    Il y a, bien entendu, les conditions de détention - promiscuité, hygiène, alimentation - sur lesquelles je ne reviendrai pas. La solitude est un des points assez difficiles. Il ne faut pas être trop systématique et penser que la détention seul est une solution. Les jeunes, notamment ne supportent absolument pas d'être seuls en cellule vingt-quatre heures sur vingt-quatre, moins les promenades. C'est un point sur lequel il convient de réfléchir.

    Une autre atteinte à la dignité est causée par le travail pénal. Peut-on demander à quelqu'un de se sentir digne quand il est payé 350 francs par mois ? Dans ces conditions, le travail pénal peut-il favoriser la réinsertion ultérieure ? Si l'on peut estimer à juste titre que le travail en milieu pénitentiaire est un très bon outil de réinsertion parce qu'il apprend au détenu une certaine organisation de vie, un certain rapport à lui-même et à la société, en le payant 350 francs par mois, on lui enlève toute dignité.

    La procédure judiciaire peut aussi porter atteinte à la dignité. Les délais de justice considérables, les délais de transfèrement, les délais d'appel ou de cassation sont considérables. Concernant l'exécution de la peine, il est très fréquent que l'on dise à un détenu qu'il est libérable le 15 mai, qu'on le conduise dans la cellule de libérable le 14 et qu'on lui annonce, au moment où il s'apprête à sortir, que six mois de sursis viennent de tomber. Si on le lui avait dit trois jours avant, cela n'aurait pas été la même chose. Il y a un document d'exécution de justice. Il paraît pourtant simple de le lui dire le 10 ou le 12 au lieu du 15. Je vous l'indique parce que c'est assez fréquent.

M. Christine BOUTIN : Je n'ai pas très bien compris ce que vous vouliez dire.

Mme Betty BRAHMY : Quelqu'un a été condamné à six mois de prison. Les six mois se terminent le 15 mai. Le 14 mai au soir, il est conduit dans le quartier des libérables. Il prépare ses affaires, il sait qu'il va sortir le lendemain matin. Le 15 mai au matin, le greffe de la prison reçoit une décision du palais de justice indiquant qu'il a six mois de plus à faire parce que, comme le disent les détenus, le « sursis est tombé ».

M. Jacques MASDEU-ARUS : Sur une autre peine !

Mme Betty BRAHMY : Tout à fait. Le détenu peut tout à fait l'accepter. Il savait qu'il avait un sursis, mais souvent les détenus écrivent au palais de justice pour savoir si le sursis va tomber ou pas mais on ne leur répond généralement pas. Le jour de la sortie, à une heure de la sortie, on lui dit qu'il a six mois de plus. C'est quelque chose d'extrêmement violent.

    L'atteinte à la dignité par la procédure judiciaire recouvre tous ces aspects. Cela concerne aussi les délais d'attente de transfèrement. Quelqu'un qui a pris sept ou dix ans de prison doit attendre un an en maison d'arrêt avant d'être transféré en établissement pour peine.

M. le Rapporteur : A cause de l'encombrement des établissements pour peine ?

Mme Betty BRAHMY : Oui, car les établissements pour peine font l'objet d'un numerus clausus. Quand il y a six cents places, il n'y en a pas six cents une. Il faut attendre une sortie pour faire entrer quelqu'un d'autre.

    Ces délais sont extrêmement mal vécus. Ils sont une atteinte à la dignité dans la mesure où le sujet a l'impression d'être un pion, un objet, et de ne pas être reconnu dans ses droits. Il voudrait « faire sa peine » dans de bonnes conditions, dans un centre de détention ou dans une maison centrale mais pas en maison d'arrêt. Les délais de justice - transfèrement, comparution pendant l'instruction, appel ou cassation - sont extrêmement difficiles pour les détenus, sources de tentatives de suicide et de difficultés d'être considérables. La réponse par des médicaments psychiatriques n'est pas la meilleure. On est obligé d'y recourir dans certains cas, mais on en est extrêmement malheureux dans la mesure où il ne s'agit pas d'une pathologie psychiatrique, mais de troubles totalement induits par des conditions liées à la procédure judiciaire.

    Le quatrième point que j'évoquerai concerne la présence de fous en prison. J'emploie le mot au sens large ; il n'est évidemment pas péjoratif dans ma bouche.

    Le premier aspect est la disparité des moyens. Il existe en France vingt-six services médico-psychologiques régionaux comme le mien. Ils sont bien dotés, font du très bon travail dans les établissements où ils sont situés. Mais quand j'étais responsable du SMPR de Rouen et des établissements autour - la maison d'arrêt du Havre, la maison d'arrêt d'Evreux et le centre de détention de Val-de-Reuil -, j'avais 19 personnes pour 600 détenus, alors que l'établissement du Havre n'avait que deux heures de psychiatrie par semaine pour 200 détenus. La disparité est considérable ! Il convient toutefois de préciser que la loi de 1994, prévoyant notamment une amélioration du suivi psychiatrique, a été suivie d'effets suivant le bon vouloir des médecins chefs de psychiatrie. Dans certains cas, comme celui du Havre, il n'y avait pas un souhait très marqué de mettre en place beaucoup d'heures dans la maison d'arrêt, eu égard au manque de moyens dans le secteur lui-même. Le médecin chef du secteur de psychiatrie étant lui-même en grande difficulté pour gérer son secteur, il ne voyait pas l'utilité d'enlever encore des moyens supplémentaires sur le quotidien de son secteur pour les affecter à une maison d'arrêt.

    J'appelle votre attention sur ce point important, parce qu'il va nous causer des problèmes sérieux quant à l'application de la loi du 18 juin 1998 relative à la prise en charge des auteurs d'agressions sexuelles. Cette loi vise à inciter fortement les détenus à être suivis pendant leur incarcération. Encore faut-il que, lorsqu'ils écrivent pour demander à être suivis, il y ait la possibilité de les suivre. Je ne sais pas quel recours ils pourront introduire pour l'application des mesures d'aménagement de peine prévues dans cette loi en cas de refus de répondre à leur demande de soins faute de moyens. C'est un vrai problème de déni de justice dans la mesure où cette loi ne sera pas applicable dans quelques établissements. Je précise que ce n'est pas du tout le cas de Fleury-Mérogis.

    J'en viens aux fous en prison. Cela pose deux problèmes.

    Le premier est celui des gens qui ont commis leur crime ou leur délit « en état de démence au moment des faits », comme on le disait dans l'ancien code pénal, ou avec un trouble neuropsychique qui a aboli leur discernement, comme on le dit maintenant. Le point central est la question des expertises. Les expertises sont demandées systématiquement en matière de crime ; elles sont à la discrétion du magistrat en matière correctionnelle ; elles sont assez rares en comparution immédiate. Dès lors, pour des raisons à la fois idéologiques et liées, là encore, aux moyens dans leurs propres secteurs, les experts ne souhaitent pas prononcer d'irresponsabilité pénale. Les chiffres sont éloquents. En pratique, on trouve soit des gens en comparution immédiate qui sont complètement fous et qui auraient manifestement dû faire l'objet d'une expertise assortie d'un report de la comparution immédiate, soit des gens qui sont passés en correctionnelle sans expertise puisqu'elle n'est pas obligatoire, soit des gens qui sont passés en cour d'assises, qui ont été expertisés et pour lesquels les experts estiment que « la prison va leur redonner le sens moral ». Je l'ai lu à maintes reprises. Ces gens-là ne connaissent pas la vie quotidienne en prison. Je veux bien admettre qu'un psychotique puisse être soigné dans un SMPR, mais quand il se retrouve en établissement pour peine où sont dispensés très peu de soins psychiatriques au long cours, il est très stigmatisé comme étant plus que le fou du village. Tenu entièrement à l'écart, il est incapable de s'insérer dans les dispositifs de réinsertion, de travail, qui existent dans un établissement pour peine.

    C'est un très grave problème ; il est prévu à l'article 122 -1 du code pénal, au deuxième alinéa, que lorsque le trouble psychique ne fait qu'altérer le discernement et le contrôle des actes, la juridiction doit en tenir compte dans la détermination de la peine. Or comme les jurés sont souvent effarés par le tableau clinique qui leur est présenté aux assises, parce que le patient est totalement schizophrène et a des réponses tout à fait inadéquates, il est très fréquent que le jury prononce une peine plus lourde que celle demandée par l'avocat général. Ces gens se retrouvent donc en prison alors que leur incarcération semble tout à fait discutable.

    Le second problème est celui des troubles psychiatriques découverts pendant l'incarcération, soit liés à l'incarcération, soit préexistants mais sous une forme légère qui n'avait pas nécessité de soins antérieurs. Là, on est extrêmement démuni. Dans mon service, nous avons vingt lits de prise en charge, ce qui est tout à fait suffisant pour la population de Fleury-Mérogis, mais la question se pose pour les gens dont l'état est incompatible avec le maintien en détention, en application de l'article D-398 du code de procédure pénale.

    Tous les psychiatres de SMPR ont beaucoup de difficulté à placer leurs patients en hôpital psychiatrique. En effet, ces établissements ont humanisé leurs services, les ont ouverts. Ils ont un personnel souvent moindre qu'il y a quelques années. Ils ont fermé un nombre de lits assez important. Ils ne souhaitent pas fermer un pavillon de vingt-cinq places pour un détenu. Je rappelle qu'en psychiatrie, il n'y a pas de garde statique de policiers, contrairement aux services de médecine, chirurgie et obstétrique. Quand nous plaçons un détenu à l'hôpital psychiatrique d'Etampes, dans l'Essonne, par exemple, le détenu n'est pas surveillé. Par conséquent, l'équipe de psychiatrie a la charge non seulement des soins du patient, mais également de sa sécurité, ce qui les fait un peu réfléchir. Ils ont peur des conséquences. Quand il s'agit de quelqu'un qui encourt une peine d'un mois de prison, ils ne sont pas trop inquiets, mais quand le détenu est incarcéré pour des faits beaucoup plus graves, ils se sentent à juste titre très concernés par les questions de sécurité.

    En outre, si le patient est prévenu, les visites de la famille sont interdites. Quand on est psychiatre à l'hôpital d'Etampes, comment interdire les visites de la famille d'un patient ? C'est impossible. Les pavillons donnent directement sur le parc, la famille peut lui parler par la fenêtre. Les psychiatres se sentent donc investis d'une mission qu'ils ne peuvent pas remplir, ce qui les met dans une situation extrêmement délicate. Tout cela explique qu'ils ne gardent pas longtemps nos patients. Dans certains services, les patients peuvent être gardés quinze jours à trois semaines, ce qui est acceptable, mais dans d'autres, ils ne restent pas plus de cinq jours. A leur retour en prison, ils sont à peine stabilisés. Il s'agit la plupart du temps de psychoses de type schizophrénique ou d'états dépressifs gravissimes. Bien entendu, ces gens-là ne sont pas guéris en quatre ou cinq jours.

    Il existe la possibilité de placer les gens dans une unité pour malades difficiles. Il en existe quatre en France, dont une en région parisienne, à l'hôpital Henri-Colin, mais elles sont toujours pleines. Même si, pour ma part, je n'ai pas trop de difficulté pour placer des gens à Henri-Colin, j'ai reçu avant-hier un appel téléphonique d'un de mes collègues de Toulouse qui rencontrait des difficultés pour hospitaliser un patient dangereux à l'UMD de sa région, à Cadillac ; Il y avait six mois d'attente !

    Par ailleurs, nos patients nécessitant des soins psychiatriques ne sont pas tous dangereux. Cela signifie que l'on utiliserait l'UMD de façon inappropriée, ce qui pose un problème théorique et budgétaire.

    Enfin, nous avons beaucoup de mal à mettre en place le suivi après l'incarcération, qui fait partie de nos missions et auquel nous tenons énormément. Nous avons la possibilité de suivre nos propres patients pendant un certain temps. C'est utile pour finir quelque chose qui a été commencé mais cela ne vaut en aucun cas pour des patients chroniques. Nous ne pouvons pas suivre un fou chronique à l'extérieur pendant des années. Il faut que le service de secteur compétent prenne la suite. Or nos collègues sont débordés, sont inquiets de l'étiquette ex-détenu. Cela se passe parfois bien, très souvent avec beaucoup de difficultés.

M. le Président : Quel regard portez-vous sur les expertises psychiatriques faites par les tribunaux dans le cadre des procès en matière correctionnelle ou criminelle ? On nous en a beaucoup parlé au cours de nos visites.

Mme Betty BRAHMY : D'abord, elles sont souvent faites à la va-vite. J'admire beaucoup l'expert qui est capable de faire en une demi-heure la biographie du sujet, de retracer ses actes, sa vie antérieure et d'effectuer une analyse sémiologique et psychiatrique. C'est un peu rapide. Les avocats en font d'ailleurs souvent état lors du procès.

    Ensuite, la grande majorité des experts n'ont pas été formés pour cela, ne connaissent pas du tout les conditions de vie en milieu carcéral. Ils ont une opinion tout à fait théorique de la prise en charge psychiatrique en milieu carcéral.

    Enfin, ces experts sont souvent des psychiatres de secteur qui savent que s'ils prononcent l'irresponsabilité pénale au titre de l'article 122-1, la personne qu'ils ont en face d'eux se retrouvera à l'hôpital psychiatrique de leur département. Pour les raisons que j'évoquais tout à l'heure, ils n'ont pas forcément envie d'avoir beaucoup de ces gens-là dans leur hôpital. Pour un patient qui relève de l'article 122-1, il n'y a pas de mesure de justice. Il est placé d'office en hôpital psychiatrique. Ils se sentent tout à fait démunis. Ils savent également que le patient restera très longtemps, puisqu'il faudra encore deux experts pour autoriser la levée de la mesure. J'ai eu affaire récemment à un responsable de service qui m'a dit : « Je n'ai que quinze lits, si l'un d'entre eux est occupé pendant deux ou trois ans, cela bloquera le système ».

    La psychiatrie ayant beaucoup évolué, elle estime ne plus être capable de s'occuper de ces patients-là. Cela me pose une vraie question, car c'est une mission de secteur et j'ai été une militante du secteur psychiatrique, mais on se trouve là, très souvent, confronté aux limites de la prise en charge par le secteur.

M. le Rapporteur : Merci, madame. Nous avions besoin de cet éclairage particulier, compte tenu de ce que nous avons entendu et vu dans nos visites, ainsi que des rencontres que nous avons eues dans cette salle. Les chiffres de 15, 20, 25 % de la population relevant de la psychiatrie ont été avancés, avec les nuances que vous avez apportées, de l'individu extrêmement dangereux jusqu'à celui qui subit une crise pathologique parce qu'il est en prison. La présence de « fous » - je reprends votre mot - dans le système pénitentiaire n'apporte-t-elle pas une perturbation si violente qu'il importerait peut-être d'imaginer d'autres moyens et d'autres lieux d'enfermement ?

Mme Betty BRAHMY : Cette perturbation est considérable, aussi bien pour les personnels de surveillance, quel que soit leur grade, que pour les détenus. Un fou est une personne imprévisible, dont le comportement n'est pas rationnel. Par exemple, quand un fou entend des voix qui lui disent : « toutes les personnes qui ont un chemisier bleu sont menaçantes », il s'en prendra aussi bien aux surveillants qui ont une chemise bleue qu'à moi si j'ai un chemisier bleu. Il n'y a pas de conduites prévisibles puisque les hallucinations auditives envahissent le sujet. Nous pourrons les traiter si le patient est d'accord, puisque nous n'avons pas le droit de le faire contre son gré, mais les traitements psychiatriques ne sont pas miraculeux. Ils nécessitent un délai d'action. Pendant toute la phase aiguë, tout le monde est vulnérable : le codétenu, le responsable de l'atelier, les surveillants, les gradés. Après certaines commissions de disciplines provoquées par des manquements au règlement, les directeurs me disent : « Je ne savais pas quoi faire, parce que c'était tellement un dialogue de fous que cela n'avait plus de sens ». Le dialogue était totalement impossible parce que l'on avait affaire à un fou qui était incapable de répondre aux questions. Cela n'a de sens, ni par rapport à la notion de prison, ni par rapport à la notion de règlement, ni par rapport aux relations sociales.

M. le Rapporteur : Que pensez-vous de l'idée de création d'établissements spécialisés pour accueillir ces gens particuliers ?

Mme Betty BRAHMY : Je sais qu'au ministère de la Santé, on n'y est pas du tout favorable. J'ai collaboré avec des responsables du ministère de la Santé à la préparation de la loi de 1994. L'établissement de Château-Thierry a été longtemps une maison centrale dite sanitaire, capable d'accueillir des psychopathes. Puisque les gens étaient formés, avaient l'habitude de ces patients un peu compliqués, que les structures s'y prêtaient, je pensais qu'il fallait en faire un établissement précisément pour ces patients-là. On m'a répondu que cela créerait une stigmatisation. Il est certain qu'il est encore plus grave de dire que l'on sort de Château-Thierry que de dire que l'on sort de Fleury-Mérogis. Mais si la personne est restée pendant cinq ans au centre de détention du Val-de-Reuil, où j'ai travaillé pendant trois ans, avec des patients complètement fous et complètement marginalisés, la stigmatisation est bien plus importante pendant la durée d'incarcération qui est de plus en plus longue. D'autant que l'on n'est pas obligé de dire que l'on sort de Château-Thierry.

    De surcroît, la durée des peines appliquées aux fous est de plus en plus longue, car les jurés sont souvent très impressionnés par le comportement fou d'un patient. A ce sujet, je vais vous raconter une anecdote. Un patient expertisé comme étant schizophrène était suivi depuis dix ans en psychiatrie. Son père avait un cancer généralisé. En sortant de l'hôpital psychiatrique, il l'a tué. Les psychiatres ont estimé qu'il était guéri, puisqu'il sortait de l'hôpital psychiatrique, qu'il était donc responsable de ses actes et que la prison lui donnerait le sens moral parce que ce n'est pas bien de tuer son père. Quand le président de la cour d'assises lui a demandé ce qu'il pensait de ce qu'il avait fait, après trente secondes d'un lourd silence il a répondu, d'une voix dénuée de tout affect en raison de sa maladie : « Au lieu de le tuer avec une hache, j'aurais dû le tuer avec un marteau ». Les jurés étaient, à juste titre, sidérés et bouleversés. Il n'y avait pas l'ombre d'un regret ou d'un remords. Alors que l'avocat général avait demandé huit ans, il a pris quinze ans de prison.

    La stigmatisation provoquée par le maintien dans un établissement spécialisé me paraît moins grave que le fait d'être dans un établissement pénitentiaire qui n'est pas du tout fait pour cela et où les gens vivent pendant deux ans, trois ans, dix ans dans des conditions effroyables. Ensuite, la réinsertion est encore plus difficile. Pour quelqu'un qui a passé dix ans au fond d'une cellule sans sortir, sans relations sociales, la réinsertion est quasiment impossible. Quand la personne sortira à 40 ou 50 ans après dix ans de claustration, au sens psychiatrique et non pas d'enfermement, elle aura subi un enfermement double : la prison plus l'enfermement psychologique. Même si la direction des hôpitaux n'y est pas favorable, je pense que la création d'un établissement spécialisé pour les condamnés serait souhaitable.

    Mais si l'on pouvait travailler en amont, afin d'éviter que ces gens fous soient condamnés, ce qui pose la question de l'expertise, ce serait une meilleure solution que de créer des établissements. Si l'on considère que 17 % de la population pénale présentent des troubles psychiatriques, il va falloir construire un certain nombre d'établissements spécialisés. Je pense que la question se pose plutôt en amont. Autrement dit, comment faire en sorte que des gens qui n'ont pas leur place en prison ne soient pas condamnés, donc ne soient pas dans le système pénitentiaire ?

    Il y a la question de l'hospitalisation en milieu psychiatrique normal. Une question me gêne parce qu'elle met en question mes convictions personnelles par rapport à la psychiatrie de secteur. Si l'on considère que le secteur psychiatrique ne peut plus recevoir ces patients pour les raisons que j'ai évoquées tout à l'heure et que l'UMD n'est pas du tout compétente, ne faudrait-il pas créer une structure sanitaire, sas entre la prison et le milieu psychiatrique normal ? On pourrait placer dans ces structures des personnes qui relèvent de l'article 122-1, lesquelles seraient ainsi dans un endroit un peu plus sécurisé. Cela conduirait peut-être les experts à prononcer plus d'irresponsabilités pénales parce qu'ils sauraient qu'il existe un lieu spécial. On pourrait y mettre aussi les patients relevant de l'article D.398 du code de procédure pénale, c'est-à-dire les patients victimes, pendant l'incarcération, d'une décompensation psychiatrique.

    Il convient en tout cas d'essayer de diminuer le nombre de personnes condamnées et qui relevaient auparavant de la psychiatrie. Cela va de la comparution immédiate à la cour d'assises.

M. Hervé MORIN : Je suis tout à fait d'accord avec vous et avec le rapporteur. Je considère qu'un lieu particulier doit être réservé à certains malades psychiatriques qui, à mon sens, ne relèvent pas de l'établissement pénitentiaire, bien que l'on soit confronté à la demande forte de condamnation de la société, notamment pour ceux qui ne sont pas déclarés déments au moment des faits.

Mme Betty BRAHMY : Il faudrait prévoir, et certains magistrats le font, une confrontation chez le juge entre les victimes et le fou - je reprends le mot à dessein - afin que celles-ci puissent constater de visu que l'auteur était en état de démence, alors que l'on se limite à leur dire qu'un rapport d'expertise déclare que l'auteur était fou au moment de l'acte. C'est très facile à réaliser. Ce n'est pas la comparution du fou en procès pénal que demandait Althusser. Il s'agirait uniquement de généraliser la confrontation des victimes ou des parties civiles avec l'auteur, dans un entretien permettant aux victimes de constater la folie de l'auteur des actes.

M. Hervé MORIN : Pouvez-vous nous confirmer que la longueur de la peine aggrave le trouble psychiatrique, comme nous le disent vos collègues ou les directeurs d'établissements pénitentiaires lors de nos visites ? La liberté conditionnelle ou les permissions de sortir, lorsqu'elles sont très développées, favorisent-elles, au contraire, la guérison ou la réinsertion ?

    Que pensez-vous des traitements hormonaux pour les condamnés pour des crimes ou des délits sexuels ? Cela vous paraît-il une bonne solution ou bien des traitements psychiatriques classiques peuvent-ils être efficaces ?

    J'ai découvert que Rousseau n'avait peut-être pas totalement tort quand il considérait que c'était la société qui avilissait. A contrario, je suis très surpris, en discutant avec des condamnés à de très longues peines pour des crimes horribles, de constater qu'ils semblent s'en être totalement sortis. Ils disent, après avoir fait quinze ou vingt ans, qu'ils n'ont plus rien à faire en prison parce qu'ils sont certains de ne pas rechuter. Parallèlement, les mêmes, ainsi que les directeurs d'établissements pénitentiaires, notamment parmi les plus modernes comme M. Daumas, disent que certaines personnes sont irrécupérables. Les détenus disent eux-mêmes que des types resteront toujours extrêmement dangereux et que l'on ne pourra pas les réinsérer. Quel est votre avis sur ce point, en tant que psychiatre ?

    Enfin, estimez-vous que vous usez trop de la chimie ?

Mme Betty BRAHMY : La libération conditionnelle et la permission de sortir sont deux très bonnes mesures, sauf que les détenus qui ont des problèmes psychiatriques en bénéficient très rarement, car ce sont souvent des gens sans formation professionnelle, sans soutiens familiaux. Les mesures d'aménagement de peine que vous avez évoquées s'adressent à des gens encore insérés, pour lesquels la famille peut trouver un travail ou un hébergement. Quand on est fou, on a au mieux une s_ur qui vient au parloir tous les trois mois mais on ne trouve ni travail ni hébergement. On ne peut donc pas bénéficier de permissions de sortir ou de libération conditionnelle.

    Les anti-hormones sont un traitement parfait pour un seul type d'auteur d'agressions sexuelles : les hypersexuels. Ce sont des messieurs qui ont vingt ou trente orgasmes par jour. En douze ans de prison, j'en ai rencontré trois, pour lesquels ce traitement a été une réussite totale. C'est un très bon produit mais qui ne concerne pas le violeur de dames qui avait bu un peu trop d'alcool ou le pédophile.

    Un certain nombre d'auteurs d'agressions sexuelles peuvent bénéficier d'un traitement psychiatrique. Cela rejoint la question des irrécupérables. Un certain nombre de patients auteurs d'agressions sexuelles sont des gens à la limite de la psychose pour lesquels nous pouvons faire un très bon travail et être rassurés quant à leur réinsertion et leur non récidive. D'autres, que l'on décrit comme pervers, sont inaccessibles aux traitements actuels, ne relèvent pas des anti-hormones et nous laissent inquiets sur leurs possibilités de récidive.

    On n'aborde jamais non plus la question des débiles qui ont commis des agressions sexuelles. Le débile qui a commis un viol, dont le QI est de 45 ou 50, est inaccessible à tout. Un certain nombre sont condamnés et n'ont pas été déclarés irresponsables.

    S'agissant des irrécupérables, je suis moins à même de vous répondre car je travaille en maison d'arrêt et je n'ai jamais travaillé en centrale. A-t-on fait ce qu'il fallait pour les récupérer ? Nous avons eu récemment à Fleury-Mérogis, comme c'est souvent le cas, un condamné à perpétuité parce qu'il faisait du « tourisme pénitentiaire », qui était considéré comme hyper dangereux. Cela s'était très mal passé pour lui à la centrale de Moulins. Or à Fleury, dans un partenariat parfait, nous l'avons très bien pris en charge. La question du partenariat est essentielle. Si tous les services concernés - la médecine, la psychiatrie, le service social, la détention, les enseignants, la formation professionnelle - agissent en partenariat, c'est-à-dire dans un respect mutuel, en se signalant les uns aux autres les difficultés, dans une synthèse de la prise en charge du patient, dans beaucoup de cas, on peut aboutir à des résultats.

    Quant aux médicaments en prison, on est accusé d'en donner beaucoup. Nous en donnons relativement peu à Fleury. Il est évident que plus on a de moyens en psychiatrie et moins on donne de médicaments. Le psychiatre qui est présent deux heures par semaine au Havre est obligé de prescrire des médicaments pour que cela se passe bien pendant qu'il n'est pas là. Quand il y a cinquante personnes, on peut faire des entretiens répétés, y compris par des personnels infirmiers ou des psychologues, on peut voir les patients dès qu'ils vont mal, on n'est pas obligé d'augmenter les doses.

    Par ailleurs, je préfère téléphoner à une maman pour prendre de ses nouvelles parce qu'elle n'est pas venue au parloir plutôt que de donner un médicament à son gamin inquiet. C'est vraiment tout à fait ainsi que cela se joue. Quand quelqu'un ne dort pas, quand on a peur que quelqu'un s'agite, la réponse simple est de lui donner une couverture chimique. Il vaudrait mieux chercher à savoir pourquoi il s'angoisse et si l'origine du problème est sociale, pénitentiaire ou autre. En réglant les problèmes, on diminue très sensiblement le nombre de prescriptions, mais là encore, cela implique des moyens humains.

M. Emile BLESSIG : Madame Brahmy, vous avez abordé incidemment les relations entre le sanitaire et le pénitentiaire. La loi de 1994 a représenté un progrès énorme dans la prise en charge sanitaire des détenus avec la création des UCSA. Vous avez aussi évoqué le cloisonnement des intervenants. Je souhaiterais vous interroger sur le traitement de la toxicomanie. Dans certains établissements, l'aspect trouble psychiatrique est mis en avant et le traitement de la toxicomanie est en quelque sorte délégué par l'UCSA aux psychiatres. Dans d'autres, il est traité par l'UCSA. Il en résulte une extrême confusion dans le traitement du problème en détention, notamment dans le régime de distribution de produits de substitution. De ce point de vue, il existe une grande inégalité dans l'approche d'un problème qui est fondamental en détention.

Mme Betty BRAHMY : Chaque médecin a la liberté de prescription. Lorsque des médecins refusent de prescrire des traitements de substitution, on n'a pas beaucoup de solutions. A Fleury, sur les neuf psychiatres de mon service, deux n'en prescrivent pas et je me débrouille parfaitement avec les sept autres. Mais à Bois-d'Arcy, aucun médecin, ni UCSA ni SMPR, ne prescrit de traitement de substitution. Il faudrait organiser le recrutement de psychiatres ou de médecins à l'UCSA en fonction de ce critère, mais ce serait très mal vu par les syndicats de psychiatres et de médecins.

    La prise en charge des toxicomanes doit être tout à fait partenariale. Vous n'avez pas abordé le problème du service social. 100 % des toxicomanes qui sortent sans hébergement rechutent. Si l'on a pris en charge correctement un toxicomane en prison sans évoquer son hébergement et sa sortie, tout le travail sera annulé dans les vingt-quatre heures qui suivront. A Fleury, nous avons joué la carte de la substitution depuis le début. Nous sommes la prison de France où l'on a le mieux appliqué la réglementation, en collaboration totale entre l'UCSA et le SMPR, avec quelques difficultés avec le service social pour cause d'insuffisance de moyens, puisque ses membres sont très peu nombreux. On ne peut pas demander à faire un bon travail sans un service social suffisamment étoffé. Quatorze personnes vont arriver en septembre mais depuis quelques années, c'était très difficile sur ce plan. Le traitement par substitution doit être réalisé par des médecins qui travaillent ensemble. Qu'il soit prescrit par l'UCSA ou par le SMPR n'est pas important. L'important est qu'il y ait aussi un suivi psychologique possible. On en revient aux établissements qui n'ont pas de SMPR. Un psychiatre qui vient dans une maison d'arrêt deux heures par semaine n'a pas le temps d'effectuer le suivi psychosocial du patient. Or à mon sens, donner un traitement de substitution uniquement pour donner une pilule ne résout même pas 20 % du problème. Il faut faire un travail sur la dépendance. Une fois le sujet apaisé par le traitement de substitution, il faut pouvoir travailler sur le fond: déterminer pourquoi il est devenu toxicomane, ce qu'il ne supporte pas dans sa vie, dans sa perception de lui-même et des autres. Si on ne fait pas ce travail de fond, on passe à côté de la question. Il faut un prescripteur - UCSA ou SMPR -, un suivi psychologique et un suivi social.

Mme Christine BOUTIN : Je vous remercie beaucoup, comme mes collègues, de toutes les informations que vous nous avez fournies. Certaines questions que je voulais poser l'ont déjà été mais il m'en reste une. Le nombre des malades psychiatriques en prison augmente. Est-ce que cela signifie que le nombre de malades psychiatriques dans l'ensemble de la société française augmente ?

Mme Betty BRAHMY : Non, cela pose la question du dernier endroit où certains sont accueillis. Il y a un déplacement de fait. Je ne suis pas si âgée que cela et j'ai connu une époque où les hôpitaux psychiatriques avaient des unités de cent lits alors qu'elles en ont aujourd'hui vingt ou vingt-cinq, pour des raisons que vous connaissez. De fait, ils ont cessé d'accueillir un certain nombre de gens présentant des troubles du comportement sans être forcément, au sens classique de la psychiatrie, des malades mentaux. Je pense à ceux que l'on appelle des psychopathes, qui souffrent de troubles du comportement souvent importants, qui échappent aujourd'hui au suivi à l'extérieur. Le seul endroit où l'on fait quelque chose pour eux, c'est la prison. Il y a aussi des gens qui, pour des raisons sociales et économiques, craquent et qui en arrivent, du fait de leur exclusion sociale, économique et familiale, à commettre des délits. En revanche, le nombre des crimes n'a pas augmenté. Cela concerne la délinquance minimale.

M. Christine BOUTIN : Je voulais que cela fût dit très clairement. Je vous remercie, madame.

M. Jaques MASDEU-ARUS : Aujourd'hui, en tant que maire d'une grande ville, je sais qu'il est impossible de placer des gens en psychiatrie fermée. Même avec un certificat de placement d'office, quarante-huit heures après, je retrouve la personne à l'extérieur. Il faudrait que cette personne ait tué quelqu'un ou commis un délit grave pour que son placement soit réalisé en prison, ce qui est totalement anormal. Elle devrait pouvoir être traitée pendant un certain temps dans un établissement psychiatrique. Nos prisons ne seraient pas encombrées par ce type de détenus, telles qu'elles le sont aujourd'hui. On a totalement déplacé le problème.

Mme Betty BRAHMY : La psychiatrie a beaucoup évolué dans un très bon sens. Ouvrir les pavillons, humaniser les services, c'est bien pour 95 % des patients. Cela pose la question des patients qui relèvent de la loi de 1990, c'est-à-dire principalement de l'hospitalisation d'office parce que les hospitalisations sur demande d'un tiers sont plus faciles à gérer. Il y a une certaine incompatibilité qui est aggravée par le fait que l'on a voulu, et j'ai adhéré à ce mouvement, sortir la psychiatrie des asiles et la rapprocher des villes. On a ouvert des structures dans la ville de Poissy, par exemple. Je le répète, ces structures répondent mieux aux besoins de 95 ou 98 % des patients, mais il reste les 2 % de patients difficiles.

Mme NICOLE FEIDT : Que peut-on faire pour les jeunes qui restent en permanence au lit ? Les gardiens préféreraient qu'à 7 heures, la couverture soit pliée au bout du lit, mais la situation est tellement généralisée que je me pose la question.

Mme Betty BRAHMY : Cela renvoie au début de mon propos. Il s'agit de définir ce que l'on attend de la prison, notamment pour les jeunes. Si l'on estime qu'elle est un lieu de rééducation, on doit faire appel à des éducateurs qui leur apprennent à retrouver les repères de la vie : le sommeil, la nourriture, l'hygiène, le lever, etc. A Fleury, des surveillants au quartier des mineurs sont relativement fermes sur le règlement, tandis que d'autres préfèrent laisser faire.

    Tant que l'on n'aura pas défini ce que l'on attend de l'enfermement, notamment des mineurs, on ne saura pas si on est dans le répressif, dans le laxisme, dans l'éducatif ou dans le curatif. Doit-on obliger un gamin de plus de 16 ans à apprendre à lire et à écrire ? Comme on n'a pas tranché, on n'a pas de moyens de l'obliger. Ce gamin de 16 ans et demi peut ne pas aller à l'école. Doit-on donner des repères ou bien doit-on considérer qu'il s'agit, pour certains, d'une mise à l'écart de leur quartier, qu'ils restent en dépôt pour un mois renouvelable une fois avant d'aller dans un foyer, la prison ayant été un temps presque mort ? Que l'on nous dise ce que l'on attend de la prison. C'est vraiment la question de fond.

Mme Nicole BRICQ : Des avocats m'ont dit qu'il y avait quelque chose de faussé à partir du moment où le détenu n'était pas en capacité de choisir son psychiatre parce qu'il doit exister un lien de confiance. Qu'en pensez-vous ?

Mme Betty BRAHMY : Il y a aussi des avocats nommés d'office ! Intellectuellement, il est évident que l'on préfère avoir un psychiatre ou un psychologue avec lequel le courant passe. Dans un service comme le mien, dans un bâtiment de détention, il y a deux infirmières, deux psychologues et un ou deux psychiatres, de sorte que l'on peut dire, si l'on ne s'entend pas avec Mme X, que l'on préférerait avoir affaire à M. Y. Dans les petits établissements, c'est impossible. Mais c'est parfois la même chose à l'extérieur. Si c'était le seul problème, je serais rassurée.

M. le Président : Merci beaucoup, Madame.

Audition de M. Evry ARCHER, Président,

de M. Philippe CARRIÈRE et de M. Gérard LAURENCIN,
au nom de l'Association des secteurs de psychiatrie
en milieu pénitentiaire

(extrait du procès-verbal de la séance du jeudi 25 mai 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

MM. Evry ARCHER, Philippe CARRIERE, Gérard LAURENCIN, sont introduits.

M. le Président leur rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête leur ont été communiquées. A l'invitation du Président, MM. Evry Archer, Philippe Carrière et Gérard Laurencin prêtent serment.

M. le Président : La parole est à M. Evry Archer.

M. Evry ARCHER : Je suis le président de l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire. Je suis responsable du service médico-psychologique régional de Loos et du secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire du Nord-Pas-de-Calais.

    Je suis accompagné du docteur Philippe Carrière, responsable du service médico-psychologique régional de Châteauroux, qui est le secrétaire de notre association, et du docteur Gérard Laurencin, responsable du SMPR de Toulouse, qui est le trésorier de notre association.

    Créée en 1995 et réunissant l'ensemble des psychiatres exerçant en milieu pénitentiaire, l'Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire - ASPMP -, membre du Comité consultatif national de santé mentale, _uvre pour que tous les détenus de tous les établissements pénitentiaires de France bénéficient de prestations psychiatriques de qualité en matière d'éducation pour la santé, de prévention, de traitement, de suivi, de continuité des soins.

    Il s'agit, certes, de traiter les troubles et d'éviter l'aggravation de leurs conséquences pour le détenu et son entourage, mais aussi de prévenir l'exacerbation de la détresse et du désarroi, de prendre en charge non seulement la maladie mentale, mais aussi la souffrance psychique de ces personnes qui, avant l'écrou, étaient souvent confrontées à des difficultés personnelles et familiales majeures et qui se trouvent dans des conditions particulières de vulnérabilité.

    La célèbre circulaire ministérielle du 15 mars 1960 avait réformé la psychiatrie publique française en adoptant les idéaux de la politique de santé mentale dite « de secteur », préconisée par des psychiatres progressistes : une pratique professionnelle dans laquelle une équipe pluridisciplinaire met au service d'une même population territorialement définie ses compétences et ses moyens pour une prise en charge médico-psycho-éducative globale, concertée, intégrée, allant de la prévention, du dépistage, du diagnostic jusqu'au traitement de troubles aigus ou chroniques, au suivi et à la réinsertion socioprofessionnelle.

    La loi du 25 juillet 1985 officialise l'organisation sectorielle de la psychiatrie publique. Le décret du 14 mars 1986 crée trois types de secteurs de psychiatrie: le secteur de psychiatrie générale - un secteur pour 60 000 à 70 000 habitants -; le secteur de psychiatrie infanto-juvénile - un pour trois ou quatre secteurs de psychiatrie générale - et le secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire. Celui-ci comporte une structure de base : le service médico-psychologique régional - SMPR - et parfois un centre spécialisé de soins aux toxicomanes, une unité de préparation à la sortie, une antenne d'alcoologie, des structures extérieures destinées au suivi post-carcéral, lequel est parfois nécessaire, le temps de rendre possible le passage de relais aux équipes des secteurs de psychiatrie générale ou à des professionnels d'exercice libéral.

    La réforme en 1994 de l'organisation des soins en milieu pénitentiaire s'inspire notamment des SMPR pour créer dans toutes les prisons, à l'exception de celles dites du programme 13 000, des unités de consultation et de soin ambulatoires - UCSA - chargées des soins somatiques proposés aux détenus.

    Actuellement, dans les 186 établissements pénitentiaires français, on trouve l'un ou l'autre des quatre types d'organisation de soins psychiatriques suivants : les prestations psychiatriques intégrées dans les activités des services médicaux des établissements pénitentiaires du programme 13 000, c'est-à-dire les prisons dont l'aspect hôtelier, le travail pénal et la santé sont gérés par un opérateur privé, le SMPR, qui comporte une équipe médicale, paramédicale et psycho-socio-éducative, des lieux d'hospitalisation, des lieux de soins ambulatoires et d'activité thérapeutique qui assurent un accueil, des consultations et un suivi ; l'antenne du SMPR, unité fonctionnelle de ce service implantée dans un autre établissement pénitentiaire du secteur et, d'une façon générale, le dispositif de soins psychiatriques constitué grâce à des moyens spécifiques bien individualisés, par des professionnels de santé mentale émanant d'un secteur de psychiatrie générale rattaché à l'hôpital qui a passé convention avec la prison de proximité, en application du décret du 27 octobre 1994.

    Les secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire ont acquis, en quatorze ans, une expérience irremplaçable puisqu'ils exercent à temps plein, ils sont indépendants de l'administration pénitentiaire et garantissent, de ce fait, une confidentialité qui est une condition nécessaire de l'exercice professionnel. Il ne peut y avoir de psychiatrie sans un échange interpersonnel fondé sur un corpus technique et des pratiques validées. Le travail au quotidien, la mission de coordination et de conseil technique que nous assumons au niveau régional, les concertations et les réunions au sein de l'association permettent de constater qu'il existe des similitudes incontestables et des différences notables selon les sites.

    Au niveau national, la situation est connue. La population pénale a doublé en vingt ans. Il y a beaucoup de malades mentaux dans les prisons. 40 % du flux des entrants présentent des troubles psychiatriques ou des maladies psychiatriques avérées. 20 % des détenus ont une pathologie mentale, dont 10 % une pathologie sévère ou plus de 50 % si l'on raisonne en terme de troubles de la personnalité. Un tiers des détenus sont toxicomanes, 10 %des détenus sont mis en examen ou condamnés pour des infractions à caractère sexuel, et leur nombre ne cesse d'augmenter. Les mineurs incarcérés sont de plus en plus nombreux et requièrent une attention toute particulière.

    Cette augmentation du nombre des malades mentaux en prison s'explique de différentes manières, notamment par l'évolution de la pratique expertale et pénale qui tend à les considérer de plus en plus comme responsables, mais aussi par celle de la pratique psychiatrique : diminution de 32 % en dix ans des capacités d'hospitalisation psychiatrique, baisse du nombre des psychiatres qui va en s'aggravant, recours plus fréquent à la prison pour des sujets qui ne devraient pas y être, voire incarcération des personnes pour sanctionner une transgression avec le souci qu'elle soit traitée.

    Il s'agit là d'une régression, d'un retour à une confusion des institutions et des fonctions sociales: placement dans un même lieu de malades mentaux et de délinquants, comme cela se faisait à La Bastille, par exemple, avant la distinction entre la prison républicaine et la psychiatrie moderne. Il ne faudrait pas que la présence des dispositifs de soins psychiatriques dans les établissements pénitentiaires en vienne à cautionner le retour à une fonction asilaire de la prison.

    De façon symétrique, l'ouverture de la psychiatrie permettant l'accès aux soins du plus grand nombre de malades dans de meilleures conditions, le discrédit contemporain sur les structures fermées, mettent les équipes hospitalières en difficulté devant les malades mentaux présentant des troubles du comportement.

    A fortiori, il est difficile pour eux d'accueillir les détenus que leur adressent les dispositifs de soins psychiatriques des prisons en application de l'article D.398 du code de procédure pénale. En effet, outre les malades mentaux déclarés responsables, certains patients détenus peuvent être amenés à décompenser en milieu pénitentiaire sur un mode sévère.

    Ces patients très perturbés, rencontrés en maison d'arrêt ou en établissement pour peine, sont en grande difficulté mais posent aussi d'énormes difficultés du point de vue carcéral pour le personnel de surveillance et en ce qui concerne la mise en _uvre des soins psychiatriques. Le projet des psychiatres intervenant en milieu carcéral est bien sûr de soigner en prison, mais lorsque les symptômes de la maladie mentale l'exigent, les détenus doivent être hospitalisés sans leur consentement sous le régime de l'hospitalisation d'office. Ces hospitalisations se révèlent malheureusement toujours trop brèves et ont lieu dans des conditions de séjour souvent pires que celles de la détention. Pourtant, le maintien en prison de ces malades mentaux avérés ne cesse de poser de graves problèmes éthiques et techniques aux psychiatres exerçant en milieu carcéral.

    L'une des solutions pourrait être d'insérer rapidement dans la réalité des unités hospitalières sectorielles ou intersectorielles sécurisées, fermées, accueillant sur le critère de la maladie mentale et du soin, dans des conditions matérielles et humaines satisfaisantes, des malades mentaux dont l'état mental le nécessite, sans que les critères pénaux priment sur l'indication thérapeutique.

    La création ou le maintien d'établissements pénitentiaires à caractère sanitaire poserait la question du sens de la peine et de la fonction sociale de la prison sans résoudre, bien au contraire, ni le problème des conditions de la prise en charge psychiatrique pendant la détention, ni celui de la prise en charge après la libération, ce dont témoignent les mesures d'hospitalisation décidées rapidement à la libération de ces personnes.

    J'évoquerai rapidement quelques autres questions importantes : les conduites de consommation de substances psychoactives, les auteurs d'agressions à caractère sexuel, les mineurs, les effets psychiques de certaines conditions de détention - détention ordinaire mais surtout quartier disciplinaire ou isolement -, les longues peines.

    A ce propos, nous remarquons que l'application de l'article 122-1, alinéa 2, du code pénal, qui précise que lorsque le crime ou le délit a été commis par une personne dont le discernement était altéré ou le contrôle des actes entravé, le tribunal doit en tenir compte pour fixer la peine et en indiquer le régime, conduit paradoxalement, de fait, le plus souvent, à une aggravation des peines et à l'allongement de la durée de détention.

M. le Président : Comment lutter contre le suicide en prison ?

M. Philippe CARRIÈRE : Tout d'abord, en connaissant mieux le phénomène, car il n'a retenu l'attention qu'assez récemment. En 1996, a été mise en place une mission nationale sur la prévention des suicides en milieu carcéral, dont je faisais partie. Il y a sept fois plus de suicides en milieu pénitentiaire que dans la population générale et ils se produisent généralement à des moments particuliers. J'ai d'ailleurs pris connaissance récemment des résultats d'une étude réalisée aux Etats-Unis, qui identifie les mêmes moments, c'est-à-dire : l'entrée et le choc de l'incarcération, certains motifs d'incarcération - les crimes qui touchent les proches et les m_urs -, l'arrivée de nouvelles affaires pendant une incarcération - la personne pense qu'elle va sortir dans trois semaines et une autre affaire resurgit ou est jugée tardivement et ajoute deux ans de prison -, le sentiment d'une dégradation sociale importante et de la chute du niveau social à l'entrée en prison, le placement en quartier disciplinaire dans les conditions où il a lieu actuellement. Les conditions matérielles de certains quartiers disciplinaires ont été reconnues par la première enquête de 1996 ainsi que par l'évaluation sur la prévention du suicide en prison réalisée en 1998 comme particulièrement sordides. Vous avez visité un certain nombre de lieux. Je n'y insisterai pas car vous avez sans doute vu la même chose.

    Les conditions de placement au quartier disciplinaire jouent aussi un rôle important. Des suicides se produisent lors de mises en prévention dans le quartier disciplinaire, c'est-à-dire avant même le prétoire, la commission de discipline intérieure. C'est un moment très difficile qui peut durer deux ou trois jours s'il y a un week-end. Il en résulte un très fort sentiment d'injustice chez le détenu qui est mis à l'isolement en quartier disciplinaire par les personnes avec lesquelles il vient d'avoir une altercation. Il a l'impression que l'administration pénitentiaire est là juge et partie et qu'il n'y a pas de tiers pour médiatiser et entendre ce qu'il avait à dire sur les raisons de sa colère. Lorsqu'elle ne peut plus s'exprimer autrement, la personne n'a plus qu'à s'auto-agresser.

    Le rapport d'évaluation sur la prévention du suicide en prison avait formulé des recommandations en 1998 mais ce rapport n'a pas été publié. Les directives proposées en mars 1999 n'ont encore donné lieu à aucune suite précise, mais il était notamment indiqué qu'il fallait maintenir les parloirs pendant la détention en quartier disciplinaire, qu'il importait de maintenir les liens avec l'extérieur, d'au moins pouvoir parler avec sa famille, que celle-ci ne soit pas aussi punie, d'une certaine manière, par le quartier disciplinaire.

    De plus, beaucoup d'illettrés se retrouvent dans cette situation. Il convient aussi de maintenir des repères dans le temps et dans l'espace. Le maintien de récepteurs de radio en quartier disciplinaire semblerait aujourd'hui une adaptation moderne. Ne tolérer, comme c'est actuellement le cas, que quelques lectures, provoque chez les illettrés un isolement sensoriel beaucoup trop important. Quelques mesures relativement simples permettraient d'humaniser le quartier disciplinaire. Bien entendu, il ne devrait pas y avoir de mise au quartier disciplinaire sans, l'intervention d'un tiers très rapidement. Je pense que l'intervention d'un avocat serait certainement une mesure très importante.

M. le Rapporteur : Pourquoi le rapport établi en 1998 n'a-t-il pas été publié ?

M. Philippe CARRIÈRE : La question doit être posée à Mme Viallet.

M. le Président : Quelles sont les modalités de fonctionnement des services médico-psychologiques régionaux et quelle est leur articulation avec les unités de malades difficiles ?

M. Evry ARCHER : Un service médico-psychologique régional est un service hospitalier relevant de l'hôpital qui a signé une convention avec une prison et où l'on ne peut pas traiter des personnes contre leur consentement. Les unités pour malades difficiles sont, comme les autres centres ou services spécialisés, des établissements publics de santé mentale mais qui accueillent des personnes nécessitant une surveillance constante en milieu hospitalier et qui ne sont pas en mesure de donner leur consentement. Dans les SMPR, le consentement de la personne traitée est requis, alors que dans les unités pour malades difficiles, les personnes sont admises contre leur consentement, qu'elles aient commis ou non une infraction pénale.

M. le Rapporteur : Nous avons écouté avec grand intérêt votre intervention liminaire et la réponse que vous venez de faire. Ce que vous nous avez dit montre qu'il existe manifestement aujourd'hui un débat sur le rôle joué par les expertises psychiatriques réalisées avant procès. Leurs résultats sont étonnants puisque, en quelques années, le nombre de gens déclarés responsables a augmenté considérablement. Comment l'expliquez-vous ?

M. Evry ARCHER : Cette évolution est à mettre en parallèle avec l'augmentation considérable de la sévérité des tribunaux et de l'allongement des peines.

M. le Rapporteur : Avant la condamnation, il y a visite et expertise psychiatrique. Pourquoi vos collègues experts déclarent-ils les gens plus souvent responsables qu'il y a quelques années ?

M. Evry ARCHER : D'une part, une évolution idéologique consiste à dire que malade mental ou non, la personne doit répondre de ses actes. On considère que c'est, malgré tout, prendre en considération le respect de la dignité humaine que de permettre à la personne de répondre de ses actes.

    D'autre part, les experts sont des psychiatres exerçant en psychiatrie générale dans les hôpitaux qui ne souhaitent pas forcément avoir dans leurs services des patients qui vont rester longtemps à l'hôpital et qui nécessitent une mobilisation importante. L'évolution de l'hôpital psychiatrique rend très difficile le séjour en milieu hospitalier des personnes qui présentent des troubles du comportement.

    Mais je crois surtout que les gens ont peur. On le constate notamment dans les tribunaux à propos de l'application de l'article 122-1, alinéa 2 du code pénal. Dans les cours d'assises, après le jugement, on entend des personnes dire que même les psychiatres ne veulent pas de ces personnes, ce qui explique l'aggravation des peines.

M. Philippe CARRIERE : L'expertise est un point essentiel qui ressortit aussi bien au culturel qu'au technique. Culturellement, vous savez aussi comme élus que l'on cherche toujours un responsable : il n'y a pas de délit sans victime. On porte aujourd'hui un intérêt plus grand aux victimes, et tant mieux. Plutôt que de dire que nos collègues experts responsabilisent plus de gens, on doit dire qu'ils irresponsabilisent moins de gens. Cette situation s'explique donc par l'intérêt plus grand pour les victimes et par le fait qu'on ne sait pas toujours quoi faire de l'auteur de l'infraction si son irresponsabilité est reconnue.

    Il faudrait sans doute qu'il puisse y avoir tout de même procès, tout de même reconnaissance de la souffrance de la victime. On ne peut pas dire qu'il n'y a eu ni crime ni délit, comme on le considérait autrefois, il y a bien eu un crime ou un délit, une victime, mais cela ne devrait pas entraîner une incarcération. Il devrait y avoir condamnation mais dispense de peine, aménagement de peine, alternative aux peines, etc. Or aujourd'hui, s'il y a procès, il y a peine, et peine plus lourde encore pour les malades mentaux que pour les autres, parce que le sentiment de dangerosité est donné en particulier aux jurés. C'est une très mauvaise chose.

    Notre corps psychiatrique doit aussi s'interroger sur la qualité des expertises. N'importe quel psychiatre peut s'inscrire sur les listes de la cour d'appel et être expert sans une formation particulière, sans encadrement particulier. C'est une source de revenus complémentaires pour un certain nombre d'entre nous. La qualité des expertises n'est pas forcément à la hauteur de ce que l'on pourrait en attendre. Des expertises rapides de quelques dizaines de minutes existent malheureusement, mais il existe aussi des expertises très fouillées qui prennent plusieurs jours de travail pour une somme dérisoire. Une expertise est payée 1 250 francs, qu'elle ait demandé plusieurs jours de travail ou une demi-heure.

    Toutefois, de son côté, la justice devrait s'interroger sur le point de savoir quelles questions elle pose aux experts. Certaines, un peu toutes faites, ne sont pas nécessairement adaptées aux procès. Une de celles posées systématiquement est : « Le prévenu est-il accessible à une sanction pénale ? » Mais de quelle sanction s'agit-il ? Peut-on dire qu'une personne est accessible à une sanction pénale alors qu'il est possible qu'elle ne puisse pas supporter une réclusion criminelle à perpétuité ? D'autant que souvent, l'expert, qui n'a pas mis les pieds en prison ailleurs qu'au parloir, ignore ce qu'est la vie en milieu carcéral.

Mme Nicole FEIDT : Quels résultats obtenez-vous dans le cadre de vos antennes alcoologiques ? Sont-ils probants ? Sinon, qu'est-ce qui vous en empêche ?

M. Evry ARCHER : Il y a très peu d'antennes d'alcoologie en milieu pénitentiaire, ce qui peut paraître paradoxal, puisque 30 % de la population pénale ont des problèmes d'alcool. C'est étonnant quand on connaît le rôle joué par l'alcool dans ce que l'on appelait naguère « les crimes de sexe et de sang ». Il y a très peu d'intervenants en alcoologie en milieu pénitentiaire mais l'orientation actuelle de la MILDT semble devoir modifier les choses.

    Dans ces conditions, les résultats sont très difficiles à apprécier, mais nous savons que lorsque le travail est effectué très sérieusement, les critères d'évaluation indiquent des résultats tout à fait satisfaisants. Je prendrai l'exemple de l'action réalisée par l'Association pour l'étude des conduites d'alcoolisation des populations pénales. Cette association avait reçu une subvention pour organiser en Ile-de-France la prise en charge en milieu pénitentiaire des détenus ayant des problèmes d'alcool, avec l'intention de préparer leur sortie et leur accueil dans un centre d'hygiène alimentaire et d'alcoologie ou les structures qui les ont remplacés, généralement par les mêmes équipes que celles qui interviennent dans les prisons. L'un des critères est de savoir combien de personnes libérées s'adressent effectivement à ces cures et de comparer les résultats de cette action avec ceux obtenus lorsqu'il y avait la simple communication d'une liste d'adresses. Les résultats sont extrêmement satisfaisants et nous pensons qu'il y a lieu de généraliser cette expérience.

M. le Rapporteur : Il est certain que le sevrage brutal pose des problèmes mais certains reconnaissent qu'ils sont sortis de l'alcool parce qu'ils ont été en prison. Pourrait-on tenir un discours comparable à propos des gens qui consomment des drogues ?

M. Philippe CARRIÈRE : Les drogues incluent l'alcool. Les parcours sont très divers. Des gens peuvent sortir de la toxicomanie en passant par la prison, de même que des gens en sont sortis en passant par une secte dont ils sont aussi sortis.

Mme Christine BOUTIN : Ils ont eu beaucoup de chance !

M. Philippe CARRIÈRE : Vous voyez peut-être à quelle secte et à quelle toxicomanie je fais allusion. Mais la grande majorité des gens ne sortent pas de la drogue par la prison. En sortir vraiment nécessite une prise en mains de sa vie sur d'autres bases qui supposent une réinsertion sociale, un changement d'identité, un travail, un logement, etc. La prison est une parenthèse que certains toxicomanes supportent très bien car ils troquent leur dépendance à la drogue contre une dépendance à la prison. Ils sont contenus par cette « matriarche » qu'est la prison, alors que sortir de la drogue, c'est se confronter à un père-loi. La prison ne se présente pas du tout comme cela. On est mis en prison par la loi mais on y subit des règles, lesquelles changent d'ailleurs d'une prison à l'autre, ce qui montre leur relative indifférence au regard de la structuration psychique. En cela, la prison n'est pas un lieu thérapeutique. C'est un lieu où l'on ne survit que si l'on ment, si l'on cache une partie de soi-même pour pouvoir être soi-même dans son intimité, alors qu'il n'y a justement pas d'intimité.

    On ne sort donc pas de la drogue de cette façon-là. On se drogue quelques heures après être sorti de prison rien que pour éprouver que c'est toujours possible et que cela vous est toujours accessible. Ce sont parfois les dernières prises de drogue avant de changer de vie, mais je n'ai jamais vu sortir quelqu'un de prison guéri de la drogue. Le risque, c'est surtout de reprendre de la drogue en sortant de prison aux doses que l'on prenait avant et de faire une overdose. Cela se produit régulièrement. D'où l'importance de poursuivre les traitements de substitution en prison. Il y a encore un effort à faire puisque seul un toxicomane sur sept obtient un traitement de substitution en prison, contre un sur trois en ville.

    Bien entendu, parallèlement aux traitements de substitution, tout le dispositif psychologique et social doit être mis en _uvre. Il y a, là aussi, beaucoup de lacunes, notamment pour la réinsertion sociale, puisque l'on sort trop souvent de prison sans relais à l'extérieur, surtout si l'on est interdit de séjour dans son département. Dans certains tribunaux, c'est quasiment systématique, alors que toutes les bases sociales se trouvent dans le département d'origine. Il faut donc aller squatter ailleurs, le temps de se refaire des bases, et c'est naturellement dans la communauté des toxicomanes que l'on retrouve une place dans le département voisin.

    Il importe de comprendre que la prison n'est pas un lieu thérapeutique pour les toxicomanes. Cela peut éventuellement être une sanction du trafic de drogues, mais la grande majorité des toxicomanes n'a pas sa place en prison.

M. Evry ARCHER : Comme pour d'autres patients en milieu libre, apparaissent souvent au cours de la prise en charge de certains détenus ayant eu des conduites de consommation de substances psychoactives, des troubles psychiatriques avérés qui semblent avoir fait l'objet d'automédication, qui étaient dissimulés par l'effet des produits, par la dépendance ou par le mode de vie marginal.

    Par ailleurs, je voudrais évoquer brièvement le maintien en maison d'arrêt des détenus après leur condamnation. C'est un problème important qui avait justifié des démarches de l'Association auprès de la direction de l'administration pénitentiaire et nous nous en voudrions de quitter cette salle sans y faire allusion.

    L'application des textes permettrait que des détenus condamnés restent moins longtemps en maison d'arrêt après la condamnation. Vous le savez, le régime de la maison d'arrêt est paradoxalement plus sévère que celui des centres de détention et il est très difficile d'élaborer un projet de vie ou même un projet de soins lorsque la personne ignore ce qui va lui advenir dans les semaines ou les mois à venir. L'application de l'article D.77 du code de procédure pénale me semble tout à fait justifiée. Or certains parquets prennent plus d'un an pour adresser le dossier à l'administration pénitentiaire, alors que cet article fixe un délai d'un mois à partir de la condamnation ou de l'incarcération. Or chacun d'entre nous dans les SMPR peut témoigner que des détenus restent deux ans, trois ans, voire plus en maison d'arrêt après leur condamnation, ce qui montre la nécessité d'une réforme de l'observation en vue de l'orientation, notamment du Centre national d'observation.

M. le Président : Nous l'avons constaté lors de nos visites.

M. Philippe CARRIÈRE : Je travaille dans le SMPR de Châteauroux où il y a, d'une part, un centre de détention et une maison d'arrêt, et, d'autre part, la centrale de Saint-Maur. C'est pourquoi je voudrais appeler votre attention sur les longues peines et sur leur effet déstructurant. Pour les services sociaux qui doivent prévoir des projets de sortie à trente ans ou peut-être jamais, il est très difficile de travailler. On voit la déstructuration psychique profonde qui peut exister chez des gens qui savent que leur perpétuité est réelle, puisque l'on n'a plus vu, depuis plusieurs années, de commutation de peine. Il est dramatique de voir des gens devenus complètement différents quinze ans après leur crime et qui ne peuvent pas envisager de sortie.

    Dans ces maisons-là, se pose aussi le problème de l'isolement prolongé. On voit de plus en plus des gens rester très longtemps - plusieurs mois, voire plusieurs années - à l'isolement, avec une raréfaction des sensations, des perceptions, des stimulations, qui suppose pour survivre des capacités internes que seuls possèdent quelques détenus, qui finissent par être connus parce qu'ils deviennent professeur d'histoire. Pour la plupart des autres détenus, l'isolement prolongé rend complètement fou. La mort psychique qui en résulte est un phénomène très inquiétant. D'autant que, comme ils se comportent très mal, ils passent du quartier d'isolement au quartier disciplinaire et ainsi de suite. Il est terrifiant de voir ainsi abandonnés entre le quartier d'isolement et le quartier disciplinaire des gens qui n'ont plus d'avocat - en maison centrale, la plupart du temps, l'avocat commis d'office disparaît -, qui viennent des confetti de l'empire, de Tahiti ou de la Guadeloupe, à six mille ou vingt mille kilomètres de leur famille ! Il conviendrait de prévoir des règles plus précises afin que ce qui se passe dans le quartier d'isolement soit connu de l'extérieur et contrôlé, de même que les hôpitaux psychiatriques sont contrôlés depuis longtemps, notamment depuis la loi de 1990, par des commissions qui viennent voir les gens et les entendre. Les certificats médicaux que nous établissons à ce sujet sont des avis qui ne sont pas toujours suivis.

Mme Nicole BRICQ : Au cours des visites que j'ai effectuées, j'ai rencontré des détenus à l'isolement. Il est très difficile de se faire une opinion, parce qu'ils disent eux-mêmes souvent qu'ils ont choisi l'isolement. C'est notamment le cas de détenus condamnés pour agressions sexuelles. Est-ce l'administration qui préfère les mettre là pour être tranquille ou est-ce le choix du détenu ? Vos propos sont intéressants car je me suis posé la question mais je n'ai pas la réponse. J'ai vu un étranger très éloigné de chez lui placé à l'isolement volontaire, qui souffrait d'une grande fragilité psychologique mais qui n'avait pas vu de personnel médical depuis plusieurs mois. Mais il voulait être à l'isolement.

M. Philippe CARRIÈRE : Vous mesurez l'ampleur de la difficulté. Parfois, ils préfèrent encore cette mort psychique plutôt que la violence qu'ils subiraient en détention ordinaire. C'est le cas des délinquants sexuels. Pour d'autres, c'est un moyen de protestation. Cela signifie : « Je refuse d'être dans cette prison et je refuse donc de participer à l'organisation habituelle ». L'isolement prolongé est souvent pour eux un choix pas défaut ou par dépit.

Mme Christine BOUTIN : Comment vous, psychiatres, pouvez-vous donner de l'espérance à quelqu'un qui a été condamné à perpétuité ? Comment peut-on faire ?

M. Gérard LAURENCIN : Je travaille au centre de détention national de Muret où environ 10 % des gens sont condamnés à perpétuité. Nous en suivons au moins la moitié, ce qui est, d'une certaine manière, anormal et souligne la souffrance réelle de ces gens.

    A un moment donné, on a l'impression qu'il n'y a plus aucun support pour tout travail psychique. Au fil du temps, l'entourage de la personne disparaît. On voit des gens qui sont là depuis une vingtaine d'années, dont la famille et les amis se sont éloignés ou ont disparu. Des personnes se fixent une date et se disent : « Je pense qu'à cette période-là, dans deux ou trois ans, les choses vont changer ». La date arrive et les choses ne changent pas. On constate alors, soit une dérivation de l'ordre de la révolte, soit un repli sur soi avec fixation d'une autre date. On est dans la gestion au quotidien de la désespérance sans rien qui puisse soutenir un travail. Même au plan éthique, nous nous demandons à quoi nous servons. Je me dis parfois qu'une partie de mon travail consiste à faire en sorte de soutenir quelque chose d'insoutenable.

    S'agissant de l'isolement volontaire, il s'agit d'une situation de choix par défaut. On n'a pas le choix comme à l'extérieur d'aller à droite ou à gauche, mais d'un choix par défaut. La difficulté du travail en prison est de savoir, quand une personne parle, ce qu'elle dit. Quand une personne dit qu'elle choisit telle chose, on ne sait pas finalement pourquoi elle dit cela ni dans quel but.

    Vous l'avez sans doute observé lors de vos visites, la prison est un lieu où règnent non seulement la violence, mais aussi le mensonge. Personne ne sait vraiment ce que l'autre dit ni pourquoi il le dit, qu'il s'agisse des détenus entre eux ou des détenus par rapport à l'administration pénitentiaire. Les détenus, notamment les auteurs d'infractions à caractère sexuel, n'osent pas se plaindre du racket, de la violence, des brimades ou des pressions diverses qu'ils subissent, sachant que s'ils se rapprochent trop des surveillants, ils seront considérés comme des « balances » et leurs parcours pénitentiaire sera encore plus grave. En revanche, s'ils se taisent, ils doivent tout garder pour eux-mêmes au prix d'une très grande souffrance. Il y a un paradoxe pour les auteurs d'infractions à caractère sexuel: d'un côté, on leur dit qu'ils doivent parler de leur crime pour se traiter, et de l'autre, l'économie générale du fonctionnement de la prison fait qu'ils ne doivent surtout rien en dire. Cela est valable pour toute la population pénale. On ne doit rien dire, de sorte que les détenus regardent leurs pieds, piétinent, jusqu'à leur sortie.

    Concernant les malades mentaux, on assiste, surtout dans les établissements pour peine, à cette situation à la fois légitime et scandaleuse qu'après quinze ans d'emprisonnement, par exemple, des gens, des malades graves, qui ont été condamnés, sont internés le jour de leur sortie, parce qu'ils peuvent porter atteinte à l'ordre public et à la sûreté des personnes. Une telle difficulté nous pose des problèmes éthiques et techniques graves, que l'on peut peut-être aussi se poser d'une façon plus large dans la société.

M. le Rapporteur : Quel type de relations avez-vous avec le personnel de surveillance ? Est-il également sensible à ce genre de maladies ? Ceux que nous avons vus dans les établissements que nous avons visités, qui passent dix ans, quinze ans ou vingt ans en prison, même s'ils sont du bon côté des barreaux, subissent des traumatismes. Avez-vous des rencontres avec eux à ce sujet ?

M. Evry ARCHER : Nous avons avec eux des conversations qui ne sont pas comparables aux entretiens à caractère psychiatrique ou psychologique. Comme nous travaillons dans le même lieu, il nous arrive d'avoir des échanges. Sachant que nous sommes psychiatres, certains d'entre eux viennent volontiers nous parler de leurs difficultés, qui peuvent être multiples.

    En tant que thérapeutes, nous savons que nous pouvons être mis personnellement en difficulté devant tel type de malade, en référence à notre propre vécu ; Quelqu'un qui a un enfant de cinq ans et qui doit prendre en charge une personne qui a agressé un enfant de cinq ans risque de ne pas dominer certaines choses. Le sachant et en parlant entre nous, nous savons comment éviter les dérives ou d'être simplement inefficaces. On peut comprendre que ces personnes puissent être parfois troublées par la gravité de certaines infractions. On leur demande amicalement de rester professionnelles, même si cela soulève parfois quelques difficultés.

    Il existe une culture carcérale. Dans ce domaine, il y a lieu, me semble-t-il, de mener une action déterminée, qui sera de longue haleine et délicate en vue d'un changement de mentalité. C'est possible, à l'instar de ce qui s'est passé pour les personnes alcooliques. On ne parlait d'eux qu'en terme d'ivrognes. La naissance de la discipline médicale dénommée alcoologie et le fait de poser autrement le problème pendant un certain temps ont fini pratiquement par chasser cette conception, ce qui a rendu le soin possible. De même, il doit être possible de réaliser en milieu pénitentiaire une action pédagogique qui, si elle est bien coordonnée et menée correctement, peut aboutir à changer le regard que le détenu et l'administration pénitentiaire posent sur l'auteur de l'agression sexuelle.

M. le Rapporteur : Et vous, comment supportez-vous cela ?

M. Evry ARCHER : Comme je viens de vous le dire, il nous arrive de devoir faire un effort sur nous-mêmes pour rester professionnels. Le psychiatre est aussi l'outil de la thérapeutique. Nous n'utilisons pas d'outils sophistiqués. Il y a des moments où nous pouvons être mis en question par les personnes que nous prenons en charge. C'est peut-être la raison pour laquelle la pratique psychiatrique en milieu pénitentiaire est plus difficile, compte tenu des personnes que nous voyons au quotidien, qu'en exercice libéral ou dans un service de psychiatrie générale en milieu hospitalier.

Mme Nicole FEIDT : Avez-vous constaté dans le comportement des hommes et des femmes une attitude différente ? Je suis allée dans une prison où l'on accueillait des détenus coupables de crimes de sang condamnés à de longues peines. Le comportement des femmes m'a semblé normal alors que celui des hommes me semblait beaucoup plus douloureux. Pensez-vous que, psychologiquement, les femmes sont moins dégradées ?

    J'ai vu des enfants dans une prison de femmes. Est-il bon qu'un enfant soit dans la prison avec sa mère ? Pour la mère, cela doit être bien, mais pour l'enfant, je me pose des questions.

M. Gérard LAURENCIN : S'agissant de la différence de comportement des femmes incarcérées en comparaison à celui des hommes, parlez-vous d'établissements pour peine ou de maisons d'arrêt ?

Mme Nicole FEIDT : Les deux. C'était à Rennes.

M. Gérard LAURENCIN : Je ne suis pas sûr que les femmes supportent mieux l'incarcération que les hommes, elles le supportent de façon assez différente, peut-être au prix d'une plus grande médicalisation. Sur le site où je travaille, on passe plus de temps à offrir des soins psychiatriques aux femmes qu'aux hommes. C'est peut-être une réponse que nous donnons. Je ne sais donc pas si l'on peut faire une grande différence.

    La présence des enfants ouvre un débat extrêmement difficile. Un moyen de socialisation des enfants consiste à leur permettre, comme cela se fait sur certains sites, de bénéficier de prises en charge extérieures à la prison pendant la journée. Certains sites pénitentiaires de France ont conclu des conventions avec les services sociaux pour permettre la fréquentation d'une crèche par des enfants. Les enfants ne pouvant pas rester en prison au-delà de dix-huit mois, se pose à un moment donné la question de la préparation de la séparation et celle de la possibilité de rencontre avec leurs parents s'ils sont condamnés à de longues peines. Tels qu'ils sont organisés actuellement, les parloirs rendent très difficile le maintien de liens familiaux de façon ordinaire. La poursuite des liens familiaux concerne non seulement les enfants mais aussi le conjoint. La recherche de temps et de zones d'intimité dans les parloirs serait plus opportune si des lieux particuliers étaient prévus à cet effet.

Mme Nicole FEIDT : Dans le cadre de réhabilitations, je suis surprise de constater que l'on aménage des parloirs identiques à ceux d'il y a vingt ans. Etes-vous consultés à ce sujet ?

M. Emile BLESSIG : Personne ne se parle !

Mme Nicole FEIDT : On peut tout de même poser la question.

M. Gérard LAURENCIN : Je vais vous donner un exemple. Des prisons « 4 000 » vont être construites dans lesquelles des services médicaux vont être faits. Je peux comprendre que les plans soient relativement secrets, mais la consultation des médecins a été des plus discrètes.

Mme Nicole FEIDT : Dans la centrale d'Ensisheim où l'on va faire de nouveaux parloirs, le personnel a été consulté. Bien entendu, les gardiens veulent conserver l'existant. Il n'y a pas que ces partenaires-là dans la prison. C'est pourquoi je vous posais la question.

M. Evry ARCHER : A la maison d'arrêt de Loos, où je suis depuis plus de douze ans, nous avons toujours entretenu de bonne relations avec l'administration pénitentiaire, sauf au début où il fallait prendre le temps de se connaître. Cependant, il existe un déficit considérable en matière de communication pour la création de la future maison d'arrêt de Sequedin. J'avais toujours pensé que le service médico-psychologique régional serait transféré à la maison d'arrêt de Sequedin puisque ses locaux actuels sont totalement inadaptés ! Il est impossible d'y placer des lits médicalisés, il est même difficile d'effectuer correctement une perfusion. On y travaille dans des conditions qui ont été dénoncées à plusieurs reprises par la DDASS comme étant à la limite de la légalité. Puisque l'on va créer une prison à côté, il était pour nous évident que le SMPR allait y être transféré. Ce n'est que très récemment que nous avons appris que l'on n'y a pas prévu de place pour le SMPR de Loos, ce qui a d'ailleurs étonné le directeur de l'établissement, qui me l'a dit, ainsi que le directeur régional. Il existe donc un déficit de communication en ce qui concerne les projets pour les établissements nouveaux et je le déplore.

Mme Frédérique BREDIN : J'ai été rapporteur de la loi sur les infractions sexuelles sur mineurs et je souhaiterais vous interroger sur les auteurs d'infractions sexuelles. En visitant quelques établissements, j'ai été frappée d'une sorte de culture des détenus qui instaure une hiérarchie très forte des crimes et des délits. Je savais que les auteurs d'infractions sexuelles étaient mal vus, qu'ils étaient appelés les « pointeurs », mais j'ai été étonnée par la force et la généralisation de leur rejet, au point que le milieu carcéral s'organise en fonction de ce rejet en prévoyant par exemple des cours de promenade différentes. Comment expliquez-vous la force de ce rejet ?

M. Evry ARCHER : On peut l'expliquer de différentes manières. La première est un phénomène auto-entretenu. L'une des façons de s'intégrer dans un milieu, c'est d'adhérer à ses valeurs. Dans un livre écrit par une personne illustre qui a fait l'expérience de la prison, l'auteur rapporte qu'il a lui-même été très surpris de se voir en train de devenir un agresseur d'auteur d'agressions sexuelles, alors qu'avant d'être incarcéré, l'idée ne lui en serait jamais venue.

    De plus, cette adhésion à certaines valeurs permet de supporter des personnes qui ont des choses graves à se reprocher. La haine commune de l'auteur d'agressions sexuelles rapproche ceux qui ont commis des « casses » ou d'autres infractions.

    Une autre raison est la situation ambiguë et complexe de la sexualité en milieu carcéral. L'auteur d'agressions sexuelles est celui qui s'est permis des actes tabous qui, en tout cas en milieu carcéral, ne sont pas possibles. Or comme il existe parmi le public un fantasme de sursatisfaction de l'auteur d'agressions sexuelles, avec l'idée qu'il s'agit d'un hypersexuel au comportement génital exacerbé, alors qu'en réalité, il s'agit de personnes presque impuissantes, il suscite une haine teintée de jalousie.

    Il existe peut-être d'autres explications, mais ces trois-là sont utiles à considérer. Je le répète, on peut aller à contre-courant, réaliser une action d'éducation, afin de rendre le séjour de ces personnes et leur traitement possibles, car toutes les mesures dérogatoires dont vous parlez ne facilitent pas du tout la prise en charge.

Table ronde avec MM. Michel ROY,
Commissaire adjoint au développement organisationnel
du service correctionnel du Canada (S.C.C.)
Daniel BELLEMARE, Sous-procureur général adjoint,
Richard CLAIR, Directeur général des programmes correctionnels et de la réinsertion sociale des délinquants du S.C.C.
Mme Renée COLLETTE, première Vice-présidente
de la commission nationale des libérations conditionnelles
MM. Georges POIRIER, directeur des enquêtes au bureau
de l'enquêteur correctionnel du Canada
et Richard WATKINS, sous-commissaire de la région du Québec

(extrait du procès-verbal de la réunion du mardi 30 mai 2000)

M. Michel ROY : La table ronde organisée ce matin couvrira le temps qui relie l'arrestation à la libération. Suite aux exposés des différents participants, nous vous inviterons à poser toutes les questions que vous souhaitez, car nous espérons que vous obtiendrez l'information nécessaire à vos travaux.

    Nous sommes la seule administration centrale ; nous comptons cinq administrations régionales, dirigées par des sous-commissaires régionaux.

    J'ai en charge le développement organisationnel, c'est dire les politiques de recherche, de poursuites contre les détenus, de suivi des droits de la personne au plan international et intergouvernemental.

    Avec nous, William LENTON, commissaire adjoint des services fédéraux, gendarmerie royale du Canada, décrira le rôle de la gendarmerie royale du Canada et le système de justice pénale.

    Daniel A. BELLEMARE, sous-procureur général adjoint au ministère de la Justice du Canada exposera les multifonctions du ministère de la Justice.

    Notre service compte cinq administrations régionales dirigées par des commissaires régionaux. Richard Watkins, sous-commissaire de la région du Québec, vous parlera du versant opérationnel du ministère, de l'admission du détenu et de son incarcération.

    Richard CLAIR, directeur général des programmes correctionnels et de la réinsertion sociale des délinquants, présentera les programmes correctionnels et la réinsertion sociale des délinquants.

    Georges POIRIER, directeur des enquêtes du bureau de l'Enquêteur correctionnel du Canada, expliquera le rôle de l'enquêteur.

    Mme Renée COLLETTE est première vice-présidente de la Commission nationale des libérations conditionnelles. Elle vous parlera du processus de libération conditionnelle du délinquant.

M. le Rapporteur : Merci de votre accueil.

    L'Assemblée nationale française a décidé la création d'une commission d'enquête sur la situation du système pénitentiaire dans notre pays, dont vous trouvez ici les meilleurs éléments !

    La commission a entamé ses travaux au mois de février et doit rendre son rapport au début du mois de juillet.

    Nous avons visité un grand nombre d'établissements pénitentiaires français et il nous a semblé intéressant de venir vous voir, car la réputation du système canadien est grande. Vos recherches et techniques permettront peut-être d'améliorer le nôtre.

    Encore une fois, merci de votre accueil et de consacrer de votre temps à répondre aux questions que nous vous poserons.

    La délégation est composée de Mme Christine BOUTIN, députée des Yvelines, UDF ; de M. Jean-Yves CAULLET, député de l'Yonne, socialiste ; de M. Alain COUSIN, député de la Manche, RPR ; de M. André VALLINI, député de l'Isère, socialiste ; de M. Jean-Luc WARSMANN, député des Ardennes, RPR, de moi-même, député de la Loire-Atlantique et rapporteur de la commission d'enquête.

M. William LENTON : Bienvenue au Canada et dans la ville d'Ottawa.

    La gendarmerie royale du Canada compte un effectif d'environ 20 000 agents, dont certains ont le statut de policier ; d'autres sont des personnels civils et de soutien. Son budget avoisine les deux milliards de dollars.

    Le service de police fédérale comprend pour une part des services contractuels de police. Cette branche compose plus de la moitié de notre organisation, rend des services de première ligne. Outre le Grand Nord du Canada, nous offrons également ce service de ville dans 200 municipalités à travers le pays, dont cinquante-six importantes.

    La partie fédérale dont je suis directement responsable concerne environ 25 % de l'effectif de notre organisation, affectés aux questions fiscales : les enquêtes de stupéfiants, les enquêtes de douane, l'immigration, les crimes économiques et informatiques.

    En tant que police nationale, relève également de notre responsabilité la coordination de la lutte contre le crime organisé. Notre service est le mieux placé pour dédier des ressources à des enquêtes à long terme entreprises avec nos partenaires du Québec, l'Office de police d'Ontario et les polices de ville comme Toronto, Montréal, Vancouver notamment, selon les besoins de l'enquête.

    Le code criminel, de portée fédérale, est administré au niveau provincial. Au plan correctionnel, lorsqu'une personne est condamnée à deux ans et plus, elle relève d'un traitement fédéral ; autrement, elle relève du service provincial.

    Nous menons l'enquête selon les instructions des juridictions. Le rôle de l'enquêteur prend fin lors des dépôts des plaintes. L'individu est arrêté par la police, est présenté devant un tribunal et relève alors de sa responsabilité. Il est en détention temporaire jusqu'au moment où il est formellement condamné et passe alors sous la responsabilité des services correctionnels fédéraux pour les condamnations de deux ans et plus. Si la condamnation est inférieure à deux ans, la personne est prise en charge par la province.

    Lorsque la personne relève du service correctionnel fédéral, l'enquêteur rédigera un rapport, lequel précisera l'ampleur et la nature du crime, le niveau de complicité et soulignera les éléments de crime organisé, cela dans le but d'aider les services correctionnels à évaluer les personnes auxquelles ils auront affaire - par exemple, si elles font partie d'un gang criminel. De telles données permettront de déterminer leur placement. Pour un grand nombre de détenus, le rapport constitue notre dernière intervention. Nous pouvons encore intervenir si une personne est éligible à la libération conditionnelle. S'il y a «un bris de condition», le service de libération conditionnelle émettra un mandat dont nous nous chargerons en commençant par l'inscrire au système national auquel tous les services de police ont accès pour identifier des personnes faisant l'objet d'un mandat d'arrestation. Les services fédéraux seront en charge de l'administration et veilleront à la bonne exécution du mandat. La police de première juridiction, celle où la personne se trouve, procédera à l'arrestation. Si la personne en libération conditionnelle enfreint les conditions, nous pouvons demander aux services de libération conditionnelle s'ils veulent que la personne soit ou non arrêtée.

    Nous pouvons également avoir un lien avec le service lors de la libération définitive de l'individu. Autrefois, nous établissions des rapports ; ce n'est plus le cas aujourd'hui, excepté si on nous le demande, notamment lorsque nous savons que des personnes dans le milieu poursuivent leurs activités criminelles à partir de la prison. En ce cas, nous nous concertons avec le service pour savoir comment gérer le détenu.

    Un point litigieux porte sur les personnes dont on sait qu'elles représentent un danger pour le public ; c'est le cas des pédophiles. Subsiste une hésitation entre privilégier la vie privée de l'individu libéré et la responsabilité vis-à-vis du public, la question étant de savoir s'il faut aviser nos concitoyens de la présence d'une personne à risque dans la résidence voisine de chez eux.

M. le Rapporteur : Vous les avisez ?

M. William LENTON : Cela nous arrive. La décision est longuement débattue. La police de juridiction locale peut prendre la décision d'aviser lorsqu'il s'agit, par exemple, d'un maniaque. Elle souhaite protéger le plus possible les droits du détenu qui sera relâché, mais toujours dans l'intérêt du public.

M. Jean-Luc CAULLET : Qui avisez-vous ?

M. William LENTON : Nous procédons par annonce dans les journaux.

Mme Christine BOUTIN : Comment réagit la population ?

M. William LENTON : C'est le problème, car la situation n'est guère aisée à gérer. Si l'on ne dit rien et que se produit ensuite un incident, la police et les services correctionnels sont critiqués pour avoir relâché une personne sans au préalable en avoir informé le public ; d'un autre côté, ceux qui défendent les droits de la personne, estiment que l'on porte atteinte aux droits des personnes relâchées.

M. Jean-Luc WARSMANN : Très concrètement, paraît un communiqué de la police locale indiquant que M. x demeure désormais à tel endroit et qu'il présente tel degré de dangerosité ou qu'il a été condamné pour pédophilie. Comment cela se passe-t-il ?

M. William LENTON : Cela dépend de la nature du crime. L'adresse précise ne sera pas livrée ; sera uniquement indiquée la ville où demeure la personne en cause.

M. Jean-Luc WARSMANN : Avec la photographie de la personne ?

M. William LENTON : C'est déjà arrivé.

M. Michel ROY : Il faut préciser qu'une telle procédure est très controversée.

M. Georges POIRIER : Il arrive qu'un individu mal accepté dans une communauté déménage dans une autre où il n'est pas connu et où les forces policières seront moins informées.

M. le Rapporteur : L'individu est-il obligé de rendre compte à la police ?

M. William LENTON : Cela dépend : si la peine est totalement effectuée, il est libre dans la communauté.

M. le Rapporteur : En libération conditionnelle, peut-il se retrouver épinglé sur le mur avec sa photo ?

Mme Renée COLLETTE : Non. Lorsque quelques services de police ont procédé à l'affichage de photos sur des poteaux, ce fut un tollé de protestations.

    Les médias annoncent la venue de telle personne dans telle région ; certains groupes de la population protestent pendant que d'autres ont décidé la mise en place de groupes de soutien pour accompagner la personne et l'aider à se réinsérer dans la communauté. Nous privilégions ce type d'action plutôt que l'affichage. Je pense que mes collègues seront d'accord avec moi.

M. Michel ROY : Cela fait l'objet de controverses. L'évolution qui se dessine est plutôt répressive. Mais il n'en est pas ainsi dans toutes les provinces, certainement pas dans toutes les communautés et ce n'est le fait ni des corps policiers ni des médias ou des élus locaux.

M. le Rapporteur : Aux Etats-Unis, dans certains Etats, la difficulté est grande, car on commence à trouver sur Internet la diffusion de ce type d'informations, d'autant que la formule d'accompagnement que vous préconisez n'existe pas.

Mme Renée COLLETTE : Elle n'existe pas non plus partout au Canada. Si vous aviez l'opportunité de visiter ce pays d'un océan à l'autre, comme nous le disons, vous constateriez différentes tendances selon que l'on se place politiquement à droite, à gauche ou au centre. Le courant américain nous atteint parfois. Des éléments font l'objet de controverses. En tout cas, de telles méthodes poussent les personnes à la clandestinité, ce qui aboutit souvent à la suspension de la libération conditionnelle, car on ne sait plus où elles sont, ce qui est d'autant plus dangereux, que l'on ignore ce qu'elles font ; en outre, on les place en situation de récidive encore plus grande.

M. Richard WATKINS : Lorsque les personnes sont en libération conditionnelle ou en semi-liberté, l'encadrement dicté par la commission est très serré. Elles doivent rendre compte à nos agents.

M. le Rapporteur : Le rôle de la gendarmerie royale s'applique-t-il au contrôle des libérations conditionnelles ou à tous les détenus ?

M. William LENTON : Les libérations conditionnelles relèvent de sa responsabilité selon le rapport d'incarcération, à moins que la personne ne soit en défaut. Des conditions sont fixées par le service de libération conditionnelle, par exemple, pour un pédophile de rester à une certaine distance des écoles. Les conditions se fondent sur la nature du délit. Le rapport établit si le traitement a été suivi par l'individu et si des progrès ont été réalisés.

    Nous jouons un rôle également avec les services d'Interpol. Il nous arrive en outre d'être obligés de rétablir l'ordre dans l'institution, par exemple en cas d'interruption de service pour problèmes syndicaux, afin d'assurer la sécurité.

M. le Rapporteur : Les gardiens n'ont pas le droit de grève ?

M. Jean-Luc WARSMANN : Ils ont sans doute le droit de faire grève en dehors des heures de travail.

M. Richard WATKINS : Les gardiens ont le droit de grève, mais étant considéré comme un service essentiel, ils ne peuvent, en effet, faire grève qu'en dehors des heures de travail. Mais cela n'en reste pas moins efficace !

M. Jean-Luc WARSMANN : Cela bloque les tribunaux.

M. William LENTON : La gendarmerie a procédé à une enquête sur la corruption qui a impliqué des employés et certains détenus.

M. le Rapporteur : Les gendarmes intervenant dans les prisons en cas d'émeutes ou de difficultés reçoivent-ils une formation particulière ?

M. William LENTON : Il est rare qu'ils aient à intervenir, mais lorsque cela se produit, ils reçoivent une petite formation spéciale et sont fortement aidés par les gestionnaires sur place.

M. Daniel A. BELLEMARE : Bienvenue au Canada, en espérant que votre séjour sera agréable !

    En l'absence du sous-procureur du Canada, M. Rosenberg, j'ai le plaisir de le remplacer. Je suis sous-procureur général adjoint au ministère de la Justice, responsable notamment du service fédéral des poursuites.

    Au Canada, le terme de «procureur» ne revêt pas la même signification qu'en France, car les procureurs sont multiples : procureur de la défense, procureur de l'accusation... Le Service fédéral des poursuites est membre de l'association internationale des poursuivants depuis sa création en 1995.

    Il existe trois cents procureurs permanents de la couronne fédérale à travers le pays et des avocats du secteur privé, que l'on appelle « mandataires ». Ils ont mandat en matière de poursuites fédérales. Ce ne sont pas des emplois permanents du Gouvernement. Environ six cents procureurs fédéraux à travers le Canada sont rassemblés pour mener les poursuites.

    A la tête du ministère de la Justice, qui est bicéphale, on trouve le Procureur du Canada et la ministre de la Justice.

    L'adoption du code criminel relève du ministre de la Justice, mais, en pratique, son application relève des provinces. La responsabilité de mettre en _uvre le code criminel a été déléguée aux provinces ; c'est pourquoi la poursuite des infractions relève des provinces. Les meurtres et crimes de droit commun sont de la compétence des provinces, notamment les infractions en matière de drogue.

    Dans les territoires du nord-ouest, au Nunavut et au Yukon, le Procureur général du Canada est responsable de toutes les poursuites pénales. Dans le reste du Canada, il est responsable de la poursuite des infractions fédérales autres que celles prévues au code criminel.

    Dans les provinces, les poursuites de droit commun sont menées par le Procureur général des provinces de même que les poursuites infructueuses. Il poursuit également en cas de non-respect des lois fédérales comme par exemple les lois en matière de stupéfiants, les évasions fiscales, les lois en matière d'immigration et de blanchiment.

    En raison de leur mandat national, les procureurs travaillent avec les membres de la gendarmerie.

    Je reviens plus précisément à l'organisation du ministère de la Justice.

    Le Procureur général du Canada est aussi ministre de la Justice. Le ministère est chargé de fournir des avis et des conseils juridiques à tous les ministères, agents du ministère et du gouvernement. Les organismes fédéraux reçoivent leurs avis juridiques du ministère de la Justice.

    Le ministère de la Justice est responsable de la définition de la politique criminelle, des modifications législatives au code criminel. Il est responsable de la loi sur l'exécution des peines et de l'extradition.

    La matière criminelle relève du solliciteur général du Canada ; un partage de la responsabilité législative se produit à ce niveau-là. Le ministère de la Justice est également responsable du centre canadien de prévention du crime, responsabilité conjointe avec le solliciteur général du Canada.

    Le Canada compte deux grands systèmes juridiques : un système de droit civil, au Québec notamment, et la common law.

    Le système de droit criminel n'est pas un système inquisitorial comme en France. Le juge du procès veille à ce que les parties respectent les règles de procédure. Le rôle du procureur de la couronne se situe entre le rôle du procureur de la couronne en Angleterre et le rôle du directory américain. Aux Etats-Unis, dans la plupart des Etats, le chef de police mène l'enquête ; c'est lui qui indique aux policiers où aller chercher les personnes ; en Angleterre, le procureur de la couronne ne jouera quasiment aucun rôle dans l'enquête policière. Au Canada, le rôle du procureur est un sujet fortement débattu. Son rôle a plus rapidement évolué au cours des dix dernières années qu'au cours des cent précédentes. Son implication dans l'enquête varie selon les provinces. Dans certaines, son rôle sera quasiment nul comme dans le système britannique ; dans d'autres, il interviendra après les accusations. Le procureur doit-il intervenir avant l'accusation, puisque la preuve existe que seuls les cas justifiés aboutiront devant les tribunaux, ou après l'accusation ? Tel est le sujet actuellement en débat. Nous préconisons qu'il intervienne avant l'accusation.

M. le Rapporteur : Il ne s'agit pas d'une pré-condamnation ?

M. Daniel A. BELLEMARE : La preuve est révisée en fonction de critères : y a-t-il probabilité raisonnable de condamnation ? Il convient d'évaluer la preuve. La preuve justifie-t-elle les accusations ?

    Au niveau fédéral, on portera des accusations ou celles-ci seront poursuivies uniquement si la preuve révèle un espoir raisonnable d'obtenir une déclaration de culpabilité et s'il est dans l'intérêt de poursuivre.

    Le rôle du service fédéral des poursuites au niveau fédéral varie selon que l'on se trouve sur les territoires nordiques ou dans le reste du pays. Avec l'évolution de l'entrée juridique au niveau international, nous jouons un rôle accru au niveau international. Fut un temps, seuls les policiers avaient pouvoir de coopérer au niveau international. Depuis la création d'Interpol en 1946, les choses ont changé. Depuis 1995, le procureur a besoin de communiquer de façon rapide, ne serait-ce que pour des raisons d'efficacité ou pour communiquer des demandes d'assistance ou d'entraide auprès de pays étrangers. Les procureurs de la couronne se sont réunis au sein d'une association créée en 1995, l'association internationale des poursuivants, qui compte aujourd'hui des représentants dans plus de 85 pays et plus de mille membres. Depuis cinq ans, des standards de normes professionnelles pour les procureurs ont été adoptés, que les États-Unis s'apprêtent à reconnaître officiellement.

    Quelques éléments au sujet des peines. Tout d'abord, la peine de mort a été abolie en 1976. Différentes peines sont prévues par le code criminel et dans les lois qui créent des infractions spéciales.

    En matière d'exécution des peines, la répartition des compétences entre le gouvernement fédéral et les provinces est fondée sur la règle des deux ans, c'est-à-dire que les peines de deux ans ou plus sont purgées dans des pénitenciers fédéraux alors que les peines de moins de deux ans sont exécutées dans des prisons provinciales.

    Il existe également des mesures alternatives. Nous parlons de justice réparatrice ; c'est l'une des priorités du gouvernement canadien. Il en a été fait mention dans le discours du trône.

    Au niveau criminel, des mesures de judiciarisation existent. La police a un rôle important à jouer avant que les accusations ne soient déposées et les services correctionnels après. En matière de prévention-réparation - domaine qui intéresse particulièrement les services fédéraux -, dans certains cas, prévaut la notion de travaux communautaires ; à ce titre, un projet pilote a été mis en place il y a dix-huit mois à Toronto : le tribunal de traitement des narcomanes. Une procédure est tout d'abord engagée pour savoir si les individus sont admissibles à le suivre. On trouve, entre autres, les personnes ayant commis une infraction lourde. Si le traitement est réussi au terme d'environ douze à quinze mois, la peine sera une peine sans détention.

    L'encadrement est fourni par le tribunal, mais nous travaillons en étroite collaboration avec les organismes sociaux de Toronto : psychologues, médecins...

Mme Christine BOUTIN : Y a-t-il des traitements de substitution ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Effectivement. Les personnes doivent se soumettre à des traitements. Par exemple, elles doivent fournir des échantillons d'urine deux ou trois fois par semaine et se présentent également deux à trois fois par semaine devant le tribunal pour évaluer les progrès réalisés sur une période de douze à quinze mois.

Mme Christine BOUTIN : Et elles sont en liberté ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Oui, sous conditions strictes.

M. Jean-Luc WARSMANN : Combien de personnes sont-elles concernées ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Depuis le début, six cents personnes ont présenté une demande ; nous en avons accepté deux cents et une vingtaine de personnes sont arrivées au terme du processus.

M. Jean-Luc WARSMANN : C'est encore aujourd'hui une action pilote ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Oui.

Mme Christine BOUTIN : Depuis combien de temps est-elle engagée ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Environ seize mois. Nous pensons maintenant pouvoir l'étendre à d'autres municipalités au Canada.

M. Jean-Luc WARSMANN : Quel en est le coût ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Si l'investissement est élevé à court terme, à long terme, il nous fera réaliser des économies. Nous dépensons environ 5 000 dollars par personne pour le traitement alors que l'on parle de dizaine de milliers de dollars pour l'incarcération.

M. Michel ROY : 52 000 dollars canadiens.

M. Daniel A. BELLEMARE : Il existe environ 500 modèles différents de ce type de tribunaux aux Etats-Unis. Il en existe également en Australie. Au Canada, il n'en existe qu'un seul. Au niveau international, il est considéré comme un modèle.

    A deux occasions, j'ai assisté à la cérémonie de graduation de ceux qui réussissent avec succès ce traitement très difficile. Du reste, certains préfèrent passer quelques mois en prison plutôt que de suivre le traitement pendant douze mois. Il s'agit en général de jeunes adultes, entre vingt et trente-cinq ans, bien que certains soient plus âgés. Cette méthode fournit essentiellement un encadrement à ces jeunes souvent sans abri, issus de familles brisées, qui n'ont jamais connu une quelconque autorité dans leur vie. Un juge préside au processus médical, encadré juridiquement. Dans ce contexte, le juge est un peu un travailleur social. S'il constate d'après le test que le jeune a consommé de la drogue, il lui demande s'il souhaite réellement poursuivre le programme. Actuellement, tous les bénéficiaires du programme sont en liberté, parce que l'obligation de la caution a été levée.

Mme Renée COLLETTE : Il s'agit en effet de la seule expérience au niveau fédéral, mais ce n'est pas la seule expérience d'une forme de non-judiciarisation rapide, si je puis m'exprimer ainsi. Au Canada, la règle est davantage la liberté sous caution que la détention provisoire. Au Québec, à moins d'un danger quelconque, il arrive très souvent que les procédures soient aménagées pour permettre cette forme de traitement dans des résidences de toxicomanes avant que les personnes ne reviennent devant la cour pour le plaidoyer de culpabilité ou la sentence. Cela existe depuis longtemps.

M. Daniel A. BELLEMARE : Il faut comprendre qu'il s'agit du seul système structuré. Au moment où je pratiquais à Montréal, un juge, en avance sur son temps, retardait l'application de la sentence, pour permettre à l'accusé de se réhabiliter. Cela existe depuis longtemps, mais aujourd'hui nous parlons d'un système encadré.

M. Jean-Luc WARSMANN : « Liberté sous cautionnement » signifie bien que la personne doit remettre une somme d'argent.

Mme Renée COLLETTE : La plupart du temps sur promesse.

M. Jean-Luc WARSMANN : La personne peut-elle se voir imposer des conditions, telles que ne plus se rendre dans tel quartier ou dans telle ville ? Elle reste en liberté avec la promesse de répondre à certaines conditions.

Mme Renée COLLETTE : La promesse de comparaître par exemple.

M. Jean-Luc WARSMANN : De quelle façon cela se matérialise-t-il ? Un document est-il signé ou cela se passe-t-il sous forme orale ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Il existe des conditions statutaires de bonne conduite et l'obligation de se présenter. Si une infraction est commise, elle peut entraîner la révocation du cautionnement.

    Les conditions du cautionnement sont variables : il peut s'agir d'une simple promesse de comparaître, mais ce peut être sur engagement d'une tierce personne, le dépôt d'une somme d'argent, la remise du passeport, des restrictions d'aller et venir : ne pas sortir de la province, du district, du pays...

M. Jean-Luc WARSMANN : S'agit-il de la décision d'un magistrat qui accorde la liberté sous cautionnement à telle ou telle condition ou d'un engagement partagé par la personne concernée qui signera un engagement à respecter ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Ce sont les deux tout à la fois. La personne comparaît devant les tribunaux. Elle présente une demande de remise en liberté ; des preuves de part et d'autre sont présentées. Soit la couronne peut s'opposer à la remise en liberté de l'individu, auquel cas il demeurera détenu jusqu'à son procès, soit l'on peut s'entendre sur des conditions de mise en liberté. Selon le cas de chacun, les conditions varient. Si le juge impose des conditions, la personne doit s'engager par écrit à les respecter. Il existe des infractions à la violation de l'engagement.

Mme Renée COLLETTE : La remise en liberté avant le procès est en général la règle.

M. Jean-Luc WARSMANN : L'idée repose sur un engagement écrit de la personne.

M. Jean-Yves CAULLET : Quelle est la latitude, la souplesse dont dispose le magistrat, que ce soit d'ailleurs pour une libération conditionnelle ou avant le jugement ?

Mme Renée COLLETTE : La libération conditionnelle intervient après la condamnation ; la remise en liberté sous cautionnement intervient durant les procédures.

M. Jean-Yves CAULLET : Dans le premier cas, quelle est la souplesse, l'imagination laissées au magistrat ?

Mme Renée COLLETTE : Elle est quasi totale.

M. Jean-Yves CAULLET : Il peut donc inventer quelque chose d'adapté à chaque cas.

M. Jean-Luc WARSMANN : Existe-t-il au Canada une mise en cause de la responsabilité d'un magistrat qui aura décidé une libération sous cautionnement qui occasionne un drame ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Il y a indépendance complète des juges.

M. Jean-Luc WARSMANN : Quels sont les cas de mise en jeu de la responsabilité personnelle des magistrats ?

M. Daniel A. BELLEMARE : S'il y avait une responsabilité quelconque, ce serait pour conduite grossière, laquelle se traduirait par une plainte au conseil de la magistrature.

M. Jean-Luc WARSMANN : Mais on ne poursuit pas un magistrat dans le cadre de son travail.

M. Daniel A. BELLEMARE : L'immunité est prévue.

M. Jean-Luc WARSMANN : Un magistrat qui aurait laissé passer un délai ne fait l'objet d'aucune suite : pas de responsabilité disciplinaire... Je pose la question car c'est un sujet débattu en France.

Mme Renée COLLETTE : Il en va de même pour les commissaires de la commission des libérations conditionnelles.

Mme Christine BOUTIN : Nombreuses sont les personnes qui doivent demander la liberté sous cautionnement.

M. Daniel A. BELLEMARE : Elles la demandent systématiquement. Des conditions raisonnables seront proposées par le juge, mais l'accusé et son avocat présenteront eux aussi des conditions au tribunal. Au Canada, les gens se présentent devant le tribunal arguant qu'un employeur les embauchera et que celui-ci peut en témoigner.

    Bien sûr, plus l'infraction est sérieuse, plus les conditions seront sévères : être présent entre telle heure et telle heure au domicile, ne pas se rendre dans des lieux où sont vendues des boissons, ne pas communiquer avec les victimes ni avec les coaccusés en l'absence de l'avocat.

M. Jean-Luc WARSMANN : L'un d'entre vous a évoqué un contrôle serré présidant au respect des conditions. Qui vérifie le respect les conditions ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Ces conditions seront transmises à la police.

M. Jean-Luc WARSMANN : La gendarmerie royale locale sera donc informée que telle personne habitant sur son ressort est soumise à telle et telle condition.

M. Daniel A. BELLEMARE : Cela dépend. L'une des conditions sera de se présenter au poste de police le plus proche une fois par semaine par exemple.

M. Alain COUSIN : On se situe dans une démarche contractuelle contrôlée entre le prévenu et l'administration judiciaire. En l'espèce, l'administration judiciaire peut imposer que le prévenu qui formule la demande, se fasse soigner et tout cela avant jugement.

M. Daniel A. BELLEMARE : Les conditions de mise en liberté sous caution s'appliquent à tout accusé. C'est la règle.

M. Jean-Yves CAULLET : Combien de personnes sont-elles aujourd'hui sous ce régime ?

Mme Renée COLLETTE : Des milliers.

M. Jean-Luc WARSMANN : Connaissez-vous le pourcentage par rapport aux détentions provisoires ?

M. Daniel A. BELLEMARE : 75 à 80 % des personnes sont en libération provisoire.

M. le Rapporteur : Actuellement, la détention provisoire représente 10 à 15 %.

Mme Renée COLLETTE : Maximum !

M. Jean-Luc WARSMANN : Sur cent personnes accusées, seulement 10 à 15 sont en détention provisoire ?

Mme Renée COLLETTE : Parmi les personnes en prison, celles en détention provisoire ou «en prévention», ainsi que nous le disons au Canada, sont dans les juridictions provinciales. On les retrouve donc dans les prisons provinciales.

M. le Rapporteur : Il s'agit uniquement de prévenus ?

Mme Renée COLLETTE : En effet.

M. Jean-Luc WARSMANN : En France, on dose le phénomène en disant que sur cent personnes incarcérées, un pourcentage de tant de personnes est en détention provisoire. Disposez-vous du chiffre pour le Canada ? Rapporté au nombre total, combien y en a-t-il ?

    Je reviens à une de mes questions : qui procède au contrôle ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Personne. Le système est centré sur la police.

M. Jean-Luc WARSMANN : C'est donc très aléatoire.

M. Daniel A. BELLEMARE : En effet. L'un de mes anciens patrons, dînant un soir au restaurant avec son épouse, vit arriver une personne qu'il connaissait et qui avait pour obligation de ne pas se trouver en cet endroit. Les policiers connaissent les personnes en cause. Mais il n'existe pas d'équipes dont la responsabilité consiste à vérifier les bris de conditions.

M. Jean-Luc WARSMANN : Il n'y a pas de travailleurs sociaux, d'éducateurs ?

M. Georges POIRIER : Pas au cours de la période de préjugement.

M. Richard CLAIR : En 1997, 40 000 personnes étaient concernées, soit 10 à 15 % de la population mise en accusation.

M. Jean-Luc WARSMANN : Quelle est le délai moyen entre la date du délit et la date de jugement ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Selon la charte des droits et libertés, chaque individu doit être jugé dans un délai raisonnable.

M. Jean-Luc WARSMANN : Cela figure dans la convention européenne des droits de l'homme. La France se fait régulièrement condamner à ce titre. En France, entre la date d'un crime et la date de jugement, le délai s'établit en moyenne à quarante-neuf mois. Telle est en partie l'explication du nombre élevé de personnes en détention provisoire.

M. Daniel A. BELLEMARE : Au Canada, le délai est plus court. Il varie d'une province à l'autre. Lorsque je travaillais à Montréal, entre la comparution régionale et celle du procès devant jury, un délai d'un mois pouvait s'écouler.

M. Jean-Luc WARSMANN : Quel est le type d'infractions renvoyées devant jury ?

M. Daniel A. BELLEMARE : Il s'agit d'infractions passibles de peines d'emprisonnement supérieures à cinq ans, avec possibilités d'aménagement.

Mme Renée COLLETTE : Quatre-vingt pour cent des causes seraient des plaidoyers de culpabilité.

M. Daniel A. BELLEMARE : Il existe des provinces où les règlements sont plus nombreux. Le Québec, par exemple, est l'une des provinces comptant le plus de règlements. Si l'on compare le Québec à la Colombie-Britannique, c'est le jour et la nuit : les litiges sont beaucoup plus nombreux en Colombie-Britannique qu'au Québec.

M. Richard CLAIR : La question de la présomption d'innocence, sujet sur lequel vous débattez en France, se pose dans des termes très différents au Canada, où il incombe à la poursuite de prouver la culpabilité de l'accusé.

M. William LENTON : La présomption d'innocence est indépendante des procédures. La Couronne a invoqué des raisons liées à la sécurité publique. On est obligé d'incarcérer la personne, car on ne dispose d'aucun moyen autre que la prison de garantir que la personne se présente devant le tribunal.

M. le Rapporteur : Notre système est identique. Il revient à l'accusation de démontrer la culpabilité. Or bien souvent, dans les faits, on demande à celui qui est soupçonné de démontrer qu'il est innocent.

M. Jean-Yves CAULLET : En principe, on ne place en détention préventive que les personnes pour lesquelles c'est une nécessité, soit de sécurité pour eux-mêmes, soit pour la société. En pratique, on a tendance à mettre en préventive toutes les personnes dont on suppose qu'elles pourraient être condamnées à de la prison ferme. Le juge avalise, car il se dit que la personne étant restée en prison six mois, il ne peut la condamner à trois mois, sauf à l'indemniser pour les trois mois qu'elle n'aurait pas dû faire.

M. le Rapporteur : C'est un système pernicieux !

M. Daniel A. BELLEMARE : Au Canada, les tribunaux ont considéré la détention préventive, avant procès, équivalent à près du double du temps imposé ensuite.

Mme Renée COLLETTE : Les bris de mise en liberté sous caution sont très peu nombreux. Le risque n'est donc pas si grand que les gens se l'imaginent.

M. Jean-Luc WARSMANN : Le gros défaut en France réside également dans le retard des juridictions. En matière criminelle, les délais sont extrêmement longs, jusqu'à sept ou huit ans pour certains cas.

M. Daniel A. BELLEMARE : L'interprétation des dispositions du droit au procès dans un délai raisonnable fut telle que des balises quasiment mathématiques furent fixées conduisant à l'abandon de plusieurs milliers de cas en Ontario parce que l'on était en dehors des balises fixées.

M. le Rapporteur : Les personnes ne sont donc pas passées devant le tribunal ?

M. Daniel A. BELLEMARE : L'on se pose dans chaque cas d'espèce la question de savoir si le délai est raisonnable dans les circonstances. Ce peut être l'accusé qui demande des actes de procédure.

M. le Rapporteur : La notion de délai raisonnable est inscrite dans le droit international. Lorsque l'on en débat avec les représentants des différents pays, on s'aperçoit qu'elle varie selon l'organisation de la justice dans ces pays et qu'il n'est pas possible de lui donner une définition unique. Dans le cadre de la loi sur la présomption d'innocence, nous avons essayé de lui donner des limites, ce qui est extrêmement délicat.

M. Daniel A. BELLEMARE : Si cela vous intéresse, je pourrais vous fournir la décision de la Cour suprême du Canada où cet élément est analysé. Pour résumer, plus l'infraction est grave, plus la flexibilité des délais est grande. La conduite de l'accusé est également un facteur pris en compte. Parfois, des avocats feront en sorte de générer des délais pour ensuite alléguer leur propre turpitude en reprochant le défaut de délai raisonnable.

M. Michel ROY : Après la police et la justice, nous pourrions maintenant passer aux services correctionnels.

M. Richard WATKINS : En qualité de gestionnaire, j'aborderai la question de la justice et des opérations sous l'angle de la région du Québec, qui est analogue aux autres régions.

    Le Québec compte douze établissements pénitentiaires, dix pour hommes, un pour hommes et femmes et un pour femmes, répartis en quatre niveaux de sécurité : maximum élevé, maximum, médium et minimum. Nous comptons également deux territoires : le district Est-Ouest et le district Montréal métropolitain.

    Vous visiterez demain le centre fédéral de formation à Laval et le centre régional de réception.

    Nous comptons 3 500 employés.

    Au 16 mai, au Québec, le nombre de délinquants s'établissait à 5 840, 2 500 détenus incarcérés et 3 326 dans la communauté.

    Le travail en communauté se répartit à travers la province et différents bureaux de secteurs couvrent les principales villes du Québec. Les agents de libération sont chargés de la surveillance. 1 114 employés travaillent au niveau de la communauté, 1 100 au sein des établissements.

    La plupart des détenus retourneront un jour ou l'autre dans la société. Le défi à relever est de les préparer à redevenir des citoyens respectueux des lois. La situation est compliquée à gérer, car il convient à la fois d'assurer la sécurité à l'intérieur de l'établissement et la sécurité du public, sachant que les détenus retourneront un jour dans la communauté et qu'en termes financiers un détenu coûte cher à la collectivité : plus de 55 000 dollars par an, montant qui augmente proportionnellement à la sécurité nécessaire. Par exemple, le coût est beaucoup plus élevé dans un établissement à sécurité maximum.

    Parmi les défis que nous avons à relever, le principal est la libération conditionnelle, avec en corollaire des programmes pour l'emploi. De cela nous vous parlerons concrètement demain.

    Pendant le temps de l'incarcération, les détenus sont encadrés afin qu'ils puissent obtenir de la commission des libérations une semi-liberté ou une liberté conditionnelle.

    Lorsqu'il entre en détention, le détenu est évalué et passe une batterie de tests. Le processus d'évaluation initiale est assuré au Québec par le personnel du Centre régional de réception. Les personnes y demeurent en moyenne 42 jours, au cours desquels l'on évaluera les facteurs liés au risque de récidive et les facteurs liés à la réduction du risque.

M. le Rapporteur : Combien de centres de cet ordre existe-t-il ?

M. Richard WATKINS : Un par région.

    L'évaluation initiale est conduite en vue d'établir un plan correctionnel adéquat. Le détenu sera ensuite incarcéré dans l'un des douze établissements pénitentiaires, répartis en quatre nivaux de sécurité : maximum élevé, maximum, médium et minimum. Le placement dépendra des données recueillies.

    Parmi les problèmes rencontrés, citons les bandes criminalisées. Alors que depuis trois ans, nous assistons à une baisse du nombre de personnes incarcérées et de la criminalité, on assiste, en sens inverse, au renforcement des bandes, dont la plupart des membres sont des criminels endurcis pour lesquels les chances de réinsertion sont plus que minces. En outre, ces bandes ont une très grande influence et recrutent au-delà de la région du Québec. Deux bandes rivales sont très connues : les Hell's Angels et les Rock Machine. Elles s'éliminent entre elles et plusieurs meurtres ont été commis. Elles contrôlent la vente de drogue, les comités de détenus et plusieurs postes stratégiques. Ses membres pratiquent l'intimidation sur les codétenus et sont souvent menaçants et intimidants à l'égard du personnel. Nous avons à gérer ces deux populations en détention en évitant de les mettre en contact. Par exemple, nous avons été obligés de diviser l'établissement à sécurité maximum de Donnacona en deux secteurs : l'un héberge les individus reliés aux Hell's Angels et ses bandes affiliées ; l'autre, ceux reliés aux Rock Machines. Cette répartition a été rendue nécessaire en raison de la guerre que se livrent les deux organisations, ce qui n'empêche nullement des incidents. Nous essayons de gérer la situation au mieux, ce qui signifie des transferts, mais nous ne pouvons y procéder sans délais.

    Autre sujet de préoccupation : les soins de santé, car nous sommes confrontés à des coûts exorbitants, d'autant que la population carcérale vieillit et que nous sommes confrontés à des maladies infectieuses avec une prévalence du VIH, dont le coût de traitement est très onéreux.

M. le Rapporteur : Connaissez-vous des cas d'hépatite C ?

M. Richard WATKINS : Oui et de tuberculose.

    Un comité national des soins revoit actuellement les pratiques en matière de soins de santé.

M. le Rapporteur : Comment cela se passe-t-il pour les cas psychiatriques ?

M. Richard WATKINS : Jusqu'à l'année dernière, nous avions affaire à l'institut Pinel de Montréal. Depuis, nous renégocions les contrats qui nous lient avec l'intention de réorganiser tous les services en mettant l'accent sur une nouvelle formule qui a déjà reçu l'accréditation du comité nationale des soins du Canada et l'agrément des hôpitaux. Nous savons que nous sommes sur la bonne voie.

    Les psychiatres de l'unité régionale de santé mentale assurent les services ambulatoires au sein des pénitenciers du Québec. Chaque établissement doit être doté d'une équipe de santé mentale qui décide des priorités en matière de santé mentale. L'équipe se compose d'au moins trois membres, incluant des psychologues, du personnel infirmier et du personnel de gestion des cas. Par ailleurs, dans plusieurs établissements, ces équipes agissent aussi comme comité multidisciplinaire au niveau du suivi des cas en prévention du suicide.

    Nous connaissons également un problème d'employés. Nous comptons au Québec un groupe d'agents de correction au militantisme fort.

    Nous sommes passés à travers une grève qui a laissé des séquelles au Québec, car le militantisme y revêt une forme plus «latine» que dans le reste du pays. L'année dernière, une grève avec interruption du service a posé de grosses difficultés et nous avons dû faire intervenir la gendarmerie royale du Canada et différents corps de policiers. Une loi nationale les a obligés à revenir au travail.

M. Jean-Luc WARSMANN : Quel est le salaire moyen d'un gardien ?

M. Richard WATKINS : Quarante mille dollars canadiens annuels avant prélèvement des charges sociales et impôts.

M. Michel ROY : Il va y avoir beaucoup de départs en retraite. Nous allons engager un recrutement de 3 à 4 000 nouveaux agents correctionnels au cours des deux ou trois prochaines années en nous assurant des valeurs qui les animent, lesquelles doivent correspondre à celles qui fondent l'action de notre service. C'est là un nouveau défi.

Mme Christine BOUTIN : Avez-vous des agents de correction femmes ?

M. Richard WATKINS : De plus en plus. Les femmes ont accédé à la fonction il y a environ 25 ans. Elles représentent en moyenne 35 % des effectifs.

M. Jean-Yves CAULLET : Sont-elles affectées indifféremment aux quartiers hommes et femmes ?

M. Richard WATKINS : Non, des conditions spécifiques président à leurs fonctions.

M. Michel ROY : La parole est à M. Richard Clair pour nous présenter les différents programmes mis en place par les services correctionnels.

M. Richard CLAIR : Le système correctionnel vise à contribuer au maintien d'une société juste, vivant en paix et en sécurité. Nous aidons les délinquants, au moyen de programmes appropriés, afin de les réhabiliter et aider à leur réinsertion.

    Le Canada compte 51 pénitenciers fédéraux répartis sur cinq régions et cinq pénitenciers pour femmes.

    Chacune des cinq régions est dirigée par un sous-commissaire régional. Tous les établissements comprennent un bureau de libération conditionnelle.

    Environ 57 % des personnes sont admises en détention après avoir été traduites en justice. Chaque année, mille délinquants sont admis en établissements. Environ 43 % des délinquants sont des réadmissions. Ils purgent leur peine en communauté. Suite à un bris de conditions, 20 % sont de nouveau incarcérés pour une nouvelle infraction et 5 % suite à un fait de violence.

    Quel est le profil des détenus ?

    53,1 % de la population est âgée de 20 à 34 ans ; 20 à 22 % de la population est autochtone ; 57,7 % sont de race blanche ; 66 % sont célibataires ; 50 % ont un niveau d'instruction inférieur à la huitième année ; 75 % ont des antécédents d'instabilité professionnelle, 69 % étaient au chômage au moment de leur arrestation ; 75 % sont peu doués pour la résolution de problèmes ; 70 % abusent de l'alcool et/ou de la drogue ; 50 % ont commis leur infraction sous l'influence de la toxicomanie.

M. le Rapporteur : Quel est le taux d'alcoolisme des détenus ?

M. Richard CLAIR : Il est difficile à définir, dans la mesure où les personnes sont souvent à la fois alcooliques et toxicomanes.

    Nous avons créé de nombreux programmes correctionnels : programme pour les toxicomanes, programme d'acquisition de compétences psychosociales, programme d'éducation, programme de formation professionnelle, programme de traitement des délinquants sexuels, programme de prévention de la délinquance.

    Les délinquants sont évalués. Tous les renseignements clefs sont réunis : sur le risque de récidive, le niveau de sécurité est établi, une liste périodique des besoins liés à la réinsertion est établie.

    Ensemble, l'évaluation initiale et les évaluations spécialisées constituent un résumé des besoins et des risques de récidive.

    Ce plan est intégré dans un plan correctionnel qui reflète l'orientation et la durée des programmes à prescrire aux délinquants.

    Tout cela se passe au centre régional de réception. Chaque individu bénéficie d'un programme correctionnel individualisé.

    Nous dépensons environ 82 millions de dollars canadiens pour les programmes correctionnels. Le budget du service atteint un peu plus du milliard de dollars canadiens.

    Les agents appliquant les programmes ont un diplôme universitaire spécialisé, ont une expérience en entrevues et dans l'évaluation du comportement humain, individuel ou en groupe.

    Environ 82 % des délinquants se classent à un niveau inférieur à la dixième année, ce qui équivaut à l'école primaire.

M. le Rapporteur : A ce stade, avez-vous des analphabètes ?

M. Richard CLAIR : Oui. Le programme de toxicomanie repose sur l'information recueillie lors d'une évaluation spécialisée. Le traitement de toxicomanie est fondé sur le jumelage de calmants et d'un traitement correspondant à l'intensité de la toxicomanie. Par comparaison avec les taux correspondants relevés dans le groupe témoin de réadmis, 2 432 délinquants ayant terminé le programme présentaient un taux de 14 % moins élevé, soit 42 % par opposition à 49 % et le taux de nouvelle condamnation était de 31 % moins élevé, soit 15,20 % par opposition à 21,9 %.

M. Jean-Yves CAULLET : Vous parlez du taux de réadmissions.

M. Richard CLAIR : Il est calculé au terme de cinq ans.

    Nous entreprenons aussi un programme pour la communauté.

    Le point « compétences psychosociales » est formé de six programmes : apprentissage cognitif des compétences, maîtrise de la colère et des émotions, compétences liées à l'intégration communautaire, compétences familiales et parentales, vivre sans violence, l'initiation aux loisirs. Ce programme obtient un taux de réadmission de 11 % et 20 % du taux de nouvelles condamnations.

    50 % des délinquants fédéraux ont été les victimes de violences familiales.

    De 60 dollars, le coût des programmes est passé à 90 dollars.

    Les délinquants ayant des antécédents de crimes ou de violence ont davantage tendance que les délinquants à revenir dans le système fédéral.

    25 % des délinquants sont des délinquants sexuels, 17 % ont plus de cinquante ans.

    Ce sont des personnes qui ont commis leur délit en général plusieurs années auparavant.

M. le Rapporteur : Par dénonciation postérieure.

Mme Renée COLLETTE : Selon une information très récente, 17 % des personnes incarcérées dans les pénitenciers fédéraux ont cinquante ans et plus.

M. Richard CLAIR : Pour 80 %, il s'agit d'un premier délit fédéral.

Mme Renée COLLETTE : Et les chiffres vont en augmentant.

M. le Rapporteur : Il s'agit de délits commis il y a longtemps ?

Mme Renée COLLETTE : Le chiffre que je viens de vous livrer porte sur l'ensemble de la population. On constate un pourcentage élevé de délinquants sexuels pour lesquels il s'agit de la première incarcération.

M. le Rapporteur : Constate-t-on une augmentation forte des dénonciations ?

M. Richard CLAIR : Elles étaient en hausse, mais tendent à plafonner.

Mme Christine BOUTIN : Cela suscite-t-il une émotion ?

M. Richard CLAIR : Nous avons eu connaissance de cas spectaculaires, dont celui des frères chrétiens et d'autres groupes religieux qui ont été accusés de crimes graves dans les années cinquante et soixante. On a assisté alors à une forte augmentation des délinquants sexuels incarcérés. Aujourd'hui, après un plafonnement, on enregistre une petite baisse.

M. le Rapporteur : En dehors des personnes du monde de l'éducation ou proches des jeunes, connaissez-vous beaucoup de violences familiales, tel l'inceste ?

Mme Renée COLLETTE : Oui.

M. le Rapporteur : Dans toutes les classes sociales ?

Mme Renée COLLETTE : Oui, le mythe que l'inceste se produit dans la campagne profonde est totalement démenti.

M. le Rapporteur : Ce problème prend des proportions grandissantes et revêt différentes formes, dont la pédophilie. L'augmentation constatée est due à la multiplication des dénonciations. C'est pourquoi je vous demandais si la dénonciation des victimes progressait.

M. Jean-Luc WARSMANN : En France, nous nous demandons si nous ne nous situons pas dans une phase de rattrapage.

M. Richard WATKINS : L'augmentation de la dénonciation ne signifie pas nécessairement augmentation du délit.

M. Georges POIRIER : En communauté, il existe des programmes pour venir en aide aux personnes ayant subi des abus sexuels, soit en milieu familial, soit à l'extérieur. A un moment donné, elles engagent une thérapie. De là, elles arrivent à formuler et à dénoncer. L'affaire est ensuite portée devant les tribunaux, qui acceptent d'entendre ces causes-là. C'est pourquoi des personnes qui ont commis des délits trente ans auparavant se retrouvent en établissement.

M. Jean-Luc WARSMANN : Je voudrais éclaircir un point de votre document : un délinquant sexuel ayant admis une infraction sexuelle et n'ayant pas été reconnu coupable est-il considéré comme irresponsable ?

M. Richard CLAIR : Non, c'est une personne qui en discutant avec son agent de libération conditionnelle avoue avoir commis d'autres délits d'ordre sexuel. C'est une criminalité non officielle.

M. le Rapporteur : En France, on voit apparaître un nouveau phénomène qui va grandissant : le viol en bande organisée. On trouve actuellement dans les établissements pénitentiaires français deux catégories de délinquants sexuels qui, selon leur délit, ne sont pas considérés de la même façon par les autres détenus. Les pédophiles et les personnes incestueuses sont très mal traités. L'autre catégorie : la bande de jeunes, voire de très jeunes - certains ont treize ou quatorze ans - qui a violé une adolescente. Pour ces derniers, l'interdit n'existe pas, ils l'ignorent.

Mme Renée COLLETTE : C'est un trophée.

M. Richard WATKINS : Au Canada, les délinquants sexuels sont peu acceptés par les codétenus. On ne peut placer ces personnes avec les autres.

Mme Christine BOUTIN : Comptez-vous des mineurs délinquants ?

M. Richard WATKINS : Non.

M. Richard CLAIR : Ils ont dix-huit ans.

M. Michel ROY : Nous en avons quelques-uns, mais ce sont des exceptions et ils ont dix-sept ans, non quatorze ou quinze ans.

M. Jean-Yves CAULLET : Est-ce à dire qu'il n'y a pas de délits commis ou qu'il y a prise en charge des mineurs en situation de primo-délinquance d'une autre façon ?

Mme Renée COLLETTE : Au Québec, ils ne sont pas pris en charge par les services correctionnels, mais par les services de santé et les services sociaux qui s'occupent des mineurs.

M. Richard CLAIR : Tous nos programmes sont accrédités par un groupe d'experts internationaux. Nous leur présentons nos programmes ; nous sollicitons leurs suggestions que nous prenons en compte. Le programme est alors accrédité et il nous revient ensuite de désigner les agents de programme ainsi que les sites où les programmes seront engagés. Toutes les questions touchant à la mise en place des programmes sont accréditées pour une période de trois ans afin de s'assurer de leur qualité et de la compétence des personnes.

Mme Christine BOUTIN : Qui décide des experts internationaux ?

M. Richard CLAIR : Un groupe spécial des services correctionnels repère les personnes compétentes. Ces personnes extérieures émettent souvent des suggestions pour incorporer telle ou telle personne spécialiste dans un domaine donné. Nous avons «volé» ce processus aux Britanniques !

Mme Renée COLLETTE : Des personnes de la commission peuvent également faire partie du comité d'accréditation.

M. Michel ROY : Les programmes font la force des services correctionnels. Ils sont accrédités et, lorsqu'ils ne le sont pas, ils sont remplacés. Ils font l'objet de recherches très poussées, structurées. De même, tous les outils d'évaluation que nous utilisons sont le fruit de recherches. Nous sommes sollicités par plusieurs pays souhaitant avoir accès à ces outils d'évaluation comme aux programmes. Et si l'on considère les résultats, on constate une baisse de 15 à 20 %des récidives, ce qui est beaucoup. Si l'on considère la totalité des crimes commis au Canada, seulement 0,5 % est commis par des récidivistes.

Mme Christine BOUTIN : On peut difficilement descendre plus bas.

M. Michel ROY : Les programmes sont essentiels.

    Demain, vous aurez la chance de rencontrer les services régionaux du Québec pour parler de la jeunesse. Je vous invite à leur poser toutes questions que vous souhaiteriez. Le Québec, en ce domaine des jeunes, se place à l'avant-garde depuis des années. Les résultats obtenus au Québec sont de loin les meilleurs du pays.

M. Jean-Yves CAULLET : Comment utilisez-vous ces résultats en interne, car je pense qu'ils sont motivants pour les agents ? Ils démontrent que la machine avance, même si ce n'est que lentement.

M. Richard CLAIR : L'année passée, M. Watkins a organisé une réunion des agents de programme pour les informer des succès.

M. Jean-Yves CAULLET : Egalement auprès des gardiens ?

M. Richard WATKINS : Nous avons encore à _uvrer en ce sens. Certes, nous y procédons de plus en plus, mais, idéalement, les résultats devraient être diffusés plus fréquemment et être expliqués davantage.

M. Jean-Yves CAULLET : Rencontre-t-on parmi les personnels pénitentiaires une sorte de découragement ? Le fait qu'il y ait des éléments d'avancée et de progrès, même s'ils apparaissent petit à petit, redonne une direction à leur action au quotidien. C'est pourquoi je demandais si les résultats étaient utilisés.

M. Richard WATKINS : Vous évoquez les mesures de résultats. Il est vrai que les agents de programme sont les plus intéressés et ceux qui sont le mieux au fait des résultats. En revanche, si vous interrogez l'agent de correction moyen, il le sera beaucoup moins.

    Nous disposons d'un système, RADAR, qui permet de déterminer la contribution de l'individu. Nous nous en servons pour procéder à des évaluations annuelles dans chaque établissement.

Mme Christine BOUTIN : La peine de mort n'existe plus au Canada. Comment traitez-vous de la peine à perpétuité ? Je pose la question, car j'ai été très frappée par une remarque d'un directeur d'établissement qui déclarait : «Je ne sais pas gérer la désespérance.»

M. Richard WATKINS : Les personnes dans cette situation se regroupent. Elles créent des comités et mènent des activités particulières.

M. Michel ROY : Un regroupement dans le temps s'opère.

M. Jean-Yves CAULLET : Il y a donc une progression au cours de leur perpétuité ; ce n'est pas la même peine tous les jours pendant des milliers des jours.

M. Georges POIRIER : Elles ont également une possibilité de libération conditionnelle.

M. le Rapporteur : Existe-t-il une vraie perpétuité avec peine incompressible ?

M. Richard WATKINS : Non.

Mme Renée COLLETTE : Même les seuils sont révisés. Les dossiers de tous les détenus sont examinés par la commission à un moment donné.

M. Michel ROY : Les détenus à vie sont aussi des éléments très positifs de stabilité au sein de l'établissement.

M. Richard WATKINS : Nous vous parlerons d'anciens délinquants aujourd'hui réinsérés en communauté et qui reviennent en établissement pour aider les personnes détenues. C'est très positif.

M. le Rapporteur : En France, nous connaissons des situations où il n'y a pas d'espoir. Il faut que nous trouvions une solution.

M. Georges POIRIER : Il faut donner de l'espoir ; sans espoir, les cas sont difficiles à gérer.

Mme Renée COLLETTE : Au Canada, il y a des peines à perpétuité. Pour un meurtre au premier degré, la personne est admissible à vingt-cinq ans. Le juge peut avoir fixé la période d'inadmissibilité à la libération conditionnelle entre quinze et vingt-cinq ans, mais la personne peut bénéficier d'une révision judiciaire à quinze ans, car la date d'admissibilité révise la date de la libération conditionnelle. Pour un meurtre au second degré, l'admissibilité est à dix ans. Les délinquants à peine indéterminée, comme les délinquants sexuels très dangereux, ne sont pas admissibles, mais la révision interviendra tous les deux ans. La loi l'impose. Personne n'est donc laissé de côté. Une révision judiciaire n'est pas une audience de libération conditionnelle anticipée ; le tribunal ne fait que décider de la date à laquelle le délinquant pourra être admissible à une libération conditionnelle.

M. Georges POIRIER : Un meurtrier en série se situera dans cette catégorie.

M. Michel ROY : M. Poirier va nous parler du rôle de l'enquêteur correctionnel.

M. Georges POIRIER : L'enquêteur correctionnel est un ombudsman pour les délinquants sous responsabilité fédérale. Nous nous occupons uniquement des prisons au niveau fédéral.

    L'enquêteur correctionnel est nommé par le cabinet des ministres et le premier ministre. Il est nommé pour cinq ans, renouvelable une fois. L'enquêteur correctionnel et l'ensemble de ses services sont totalement indépendants. Nous présentons un rapport annuel que le solliciteur général remettra dans un délai de trente jours aux autres membres du Parlement. Nous comparaissons devant l'autorité parlementaire.

    La première fonction de l'enquêteur est de s'assurer qu'il est donné suite aux plaintes des délinquants. Nous avons pour obligation d'examiner les politiques et les pratiques du service correctionnel qui donnent lieu aux plaintes afin de porter remède aux carences. Nous devons également formuler des recommandations. Nous avons droit de regard sur tout ce qui concerne l'établissement, tout ce qui affecte les détenus, soit individuellement, soit en groupe. L'enquêteur correctionnel peut enquêter en réponse à une plainte ou de sa propre initiative. Lui seul décidera de l'enquête et la manière dont il la poursuivra ; seule est exclue du mandat accordé au bureau de l'enquêteur correctionnel la décision de la commission de libération conditionnelle. L'enquêteur n'a aucun droit de regard sur les décisions de la commission.

    Nous agissons comme ombudsman : nous devons exprimer une opinion objective, indépendante, pour tenter de régler les problèmes de façon équitable et dans un délai raisonnable. Nous ne sommes pas avocats ; notre rôle consiste à nous assurer que les droits, les règlements, les directives les procédures du service correctionnel sont respectés.

    Le Bureau a été créé en 1975 après une recommandation d'une commission parlementaire suite à des événements violents intervenus dans certains établissements. Cette recommandation demandait la création d'un organisme indépendant traitant des plaintes des détenus. Depuis 1992, le rôle et les responsabilités ont été précisées par les dispositions de la partie III de la loi de 1994. Nous disposons d'une autorité considérable : nous pouvons exiger la production de l'information ou tenir des audiences officielles avec interrogatoires sous serment.

    La loi empêche quiconque de citer l'enquêteur à comparaître dans des poursuites judiciaires ; autrement notre rôle d'ombudsman serait compromis. Mais en qualité d'ombudsman, notre pouvoir se limite à formuler des recommandations. Nous présentons ces recommandations au commissaire du service correctionnel du Canada et nous remettons annuellement un rapport au solliciteur régional.

    En moyenne, nous recevons plus de 5 400 plaintes annuelles de délinquants et rencontrons environ 2 800 détenus sur tout le territoire.

    Les services correctionnels ont un budget de 1,3 milliard ; le bureau, quant à lui, dispose de 1,3 million de dollars canadiens ! Imaginez la différence, alors que nous couvrons l'ensemble des établissements et que nous essayons d'offrir un service aux 14 000 détenus en établissement. Nous avons également une responsabilité sur les détenus qui restent sous l'autorité du commissaire du pénitencier et sont en surveillance dans la communauté.

    Pour assurer cette tâche, le service comprend seize personnes, secrétariat inclus. Le Parlement reconsidère actuellement les recommandations pour élargir nos fonctions. Nous avons droit de regard sur l'ensemble des établissements et avons accès à toutes les informations dont disposent les établissements, y compris les dossiers des détenus. Nous rencontrons régulièrement les administrateurs du service correctionnel au niveau des établissements, aux niveaux régional et national.

    Il existe un système interne au service correctionnel. Les détenus peuvent se plaindre de leurs conditions de vie, du manque de programmes, tout ce qui affecte directement une personne en établissement ou qui affecte un groupe de détenus. Si le détenu n'est pas satisfait de la réponse, il peut en référer au directeur de l'établissement, procéder ensuite auprès du sous-commissaire, M. Watkins, et ensuite au commissaire. L'enquêteur est le dernier recours. Il n'en reste pas moins que nous nous présentons régulièrement dans les établissements, nous rencontrons individuellement les détenus, les représentants des détenus, les groupes autochtones, les groupes de sentences vie. Ensuite, nous essayons de régler au plus bas niveau de la hiérarchie les problèmes portés à notre attention.

Mme Christine BOUTIN : Comment devient-on enquêteur correctionnel ?

M. Georges POIRIER : De toutes sortes de façons ! Nous essayons de trouver des personnes ayant une expérience dans le domaine correctionnel et animées d'une certaine ouverture d'esprit qui va de pair avec le travail que nous effectuons, dans la réalité correctionnelle qui est celle des établissements.

Mme Christine BOUTIN : Y a-t-il des bénévoles ?

M. Georges POIRIER : Non, nous sommes fonctionnaires, mais indépendants du service correctionnel. Nous sommes employeurs et pouvons recruter des personnes hors de la fonction publique.

Mme Christine BOUTIN : Qui vous donne votre statut d'enquêteur correctionnel ?

M. Georges POIRIER : Les dispositions de la partie III de la loi.

M. Jean-Luc WARSMANN : Le ministre ou le Premier ministre nomme l'enquêteur et ensuite il s'entoure de son équipe.

M. Georges POIRIER : C'est lui, en effet, qui recrute.

Mme Renée COLLETTE : Ce n'est pas le Premier ministre qui nomme ; la nomination intervient par décret du conseil des ministres.

M. Georges POIRIER : Nous comptons des criminologues, des travailleurs sociaux, des avocats.

Mme Christine BOUTIN : Un seul enquêteur est donc nommé par décret du conseil des ministres.

M. Georges POIRIER : Oui.

M. le Rapporteur : Cela rejoint l'idée que nous avions eue en France de mettre en place un délégué général aux libertés individuelles qui avait le droit de visite, de contrôle et de rencontre dans tous les lieux d'enfermement.

Mme Renée COLLETTE : La loi du service correctionnel de la mise en liberté sous condition comprend trois parties. La première touche le système correctionnel ; la deuxième partie traite de la mise en liberté sous condition ; la troisième porte sur l'enquêteur correctionnel.

M. Georges POIRIER : En cas d'incidents graves, nous rédigeons des rapports d'enquête.

M. le Rapporteur : Egalement en cas de suicides ?

M. Georges POIRIER : Oui.

Mme Christine BOUTIN : Etes-vous confronté à des cas de suicides ?

M. Georges POIRIER : Oui.

M. le Rapporteur : C'est dire que vous menez une enquête parallèle à celle de l'administration.

M. Georges POIRIER : Non, nous révisons l'enquête du service correctionnel.

M. le Rapporteur : Avec droit d'investigation ?

M. Georges POIRIER : Oui.

M. Jean-Luc WARSMANN : Imaginons qu'il y a eu suicide. L'enquête administrative conclut que les fonctionnaires ont fait correctement leur travail. Vous avez communication du rapport de l'administration, vous vous rendez sur place, vous procédez à vérification, mais vous n'avez pas le même sentiment. Que se passe-t-il ?

M. Georges POIRIER : Nous procéderons à des recommandations aux administrateurs.

M. Jean-Luc WARSMANN : S'agit-il d'une recommandation générale ?

M. Georges POIRIER : Cela peut être précis.

M. Jean-Luc WARSMANN : En cas de suicide par exemple ou manquement aux règles, saisissez-vous la justice ?

M. Georges POIRIER : Non, car ce n'est pas l'enquêteur qui portera la cause devant les tribunaux. Par exemple, à plusieurs reprises, nous avons formulé des recommandations suite à des pendaisons avec des draps en demandant d'étudier la possibilité d'éliminer les structures qui permettent aux détenus de se suicider.

Mme Christine BOUTIN : La famille des détenus reçoit-elle une information transparente ?

M. Georges POIRIER : Oui, les familles communiquent avec nous.

M. Richard CLAIR : Dans chaque province, un coroner pourra lancer l'enquête en cas de suicide. Actuellement, en Ontario, suite à un suicide, une enquête a été lancée par le coroner qui participe à l'extérieur du service correctionnel. L'indépendance est donc recherchée.

M. Jean-Luc WARSMANN : A combien de suicides êtes-vous confrontés par an ?

M. Richard CLAIR : Onze l'année dernière.

Mme Renée COLLETTE : Nous enregistrons une nette diminution.

M. Richard WATKINS : Les programmes de prévention du suicide en place sont très efficaces.

M. le Rapporteur : En France, le nombre des suicides dépasse 120 par an.

M. Richard WATKINS : Votre population carcérale est plus nombreuse que chez nous.

Mme Renée COLLETTE : Dans l'évaluation initiale, un indicateur permet d'identifier les personnes à risques et des programmes de prévention du suicide sont appliqués dans les établissements de détention. Il est certain que nous n'arriverons jamais à éviter tout suicide, mais il y a une prise de conscience.

M. Georges POIRIER : Si nous n'arrivons pas à nous accorder avec le service correctionnel sur les mesures à prendre ou les procédures à mettre en place, nous en référons au ministre par recommandations figurant dans notre rapport annuel, qui le soumet au Parlement.

M. le Rapporteur : Si vous avez connaissance d'un fait ayant conduit à un meurtre ou à des violences dans un établissement, dont vous connaissez l'auteur, vous ne faites donc rien ?

M. Georges POIRIER : Nous ne le pouvons pas.

M. Richard WATKINS : Nous menons notre propre enquête et nous déterminons les circonstances.

M. le Rapporteur : L'administration mène donc sa propre enquête.

M. Jean-Luc WARSMANN : Admettons que l'administration fait savoir que tout s'est passé normalement, mais qu'un surveillant révèle que son collègue avait des heurts fréquents avec le détenu. C'est un élément nouveau et vous n'agissez pas ?

M. Georges POIRIER : Nous pouvons porter l'élément à la connaissance des autorités administratives, auxquelles il appartient de prendre des mesures disciplinaires.

M. Jean-Luc WARSMANN : Et si elles ne le font pas ?

M. Georges POIRIER : On peut appeler l'attention du ministre et du premier ministre.

M. Richard WATKINS : Le ministre est également commissaire.

M. William LENTON : Il peut arriver que, sur recommandation, il soit demandé une enquête policière.

M. Richard CLAIR : Chaque agression grave fait l'objet d'une enquête du service correctionnel, mais aussi de la police.

M. William LENTON : Il y a usage de forces de l'ordre en établissement.

M. Jean-Luc WARSMANN : La police, c'est la gendarmerie ?

M. William LENTON : Oui il appartient à la police de juridiction locale de lancer une enquête.

Mme Christine BOUTIN : Les conditions des détenus sont-elles bonnes ?

M. Richard WATKINS : Les conditions varient en fonction de l'établissement, mais en général les conditions sont bonnes. Nous essayons de réduire le taux d'occupation, car il existe encore des doubles occupations de cellule.

M. Georges POIRIER : Essentiellement au niveau de sécurité médium.

M. Richard CLAIR : Les cellules sont conçues pour deux personnes.

Mme Christine BOUTIN : Ma question était une question vérité : les conditions des détenus sont-elles dignes ?

M. Richard WATKINS : Je puis répondre oui pour le Québec.

M. Michel ROY : De même que pour le niveau national.

M. Jean-Luc WARSMANN : Visitant toutes les prisons, on ne trouvera jamais six ou huit personnes dans la même cellule ?

M. Michel ROY : Jamais, ni trois.

M. Richard CLAIR : Il m'est arrivé de voir trois détenus dans la même cellule. C'est possible dans le système provincial.

M. Michel ROY : En effet, mais non au niveau fédéral.

M. Jean-Yves CAULLET : Quel est l'âge des établissements ?

M. Richard WATKINS : Ils datent des années soixante. L'un de nos plus vieux établissements a été construit en 1868.

M. Michel ROY : Nous allons passer à la présentation de Mme Collette.

Mme Renée COLLETTE : La loi prévoit dans sa deuxième partie la commission nationale des libérations conditionnelles créée il y a quarante ans.

    La libération conditionnelle, sous ses diverses formes, existe depuis 101 ans. Nous en avons fêté son centenaire l'an passé.

    La commission est totalement indépendante ; elle ne fait pas partie des services correctionnels, mais du gouvernement du Canada. Nous figurons dans l'organigramme du solliciteur général. Le président relève directement du ministre.

    Nous intervenons dans le cours de la peine. A la différence de mes collègues, la commission a juridiction sur l'ensemble du territoire canadien pour les sentences d'au moins un jour, à l'exception des lieux où il existe une commission provinciale de libération conditionnelle. Seules trois provinces ont une commission de libération conditionnelle provinciale pour les sentences de moins de deux ans : le Québec, l'Ontario et la Colombie-Britannnique.

    La commission a juridiction pour les sentences de six mois et plus dans tous les pénitenciers fédéraux et dans les sept provinces canadiennes ainsi que sur les trois territoires canadiens. La juridiction de libération conditionnelle canadienne ne subit pas la coupure évoquée précédemment. Les opérations les plus nombreuses bénéficient aux incarcérés fédéraux, mais il n'en reste pas moins que nous avons également cette autre activité.

    Nous avons encore une autre compétence, moins connue. Souvent, je dis que la CNLC devrait changer de nom, que l'on devrait l'appeler «la commission nationale des libérations conditionnelles et des pardons», car nous procédons à des réhabilitations, terme de justice que je n'aime pas, mais qui procède d'une loi séparée, que nous sommes chargés d'appliquer : la loi sur le casier judiciaire. Elle prévoit, après un certain temps dépendant du type de mise en accusation, soit trois ou cinq ans, un pardon-réhabilitation.

M. le Rapporteur : Qui conduit à la suppression de l'inscription du casier judiciaire ?

Mme Renée COLLETTE : Non pas à la suppression : le dossier de la personne est scellé ; cela touche l'ensemble des organismes fédéraux et ne lie pas les organismes provinciaux, municipaux ou autres. Le casier judiciaire étant entre les mains de la gendarmerie royale du Canada, nous travaillons en collaboration avec tout le monde. On doit avoir la preuve que la peine est satisfaite, qu'aucune autre activité criminelle n'a suivi et qu'il y a eu bonne conduite. L'acte d'accusation criminelle est voté par des commissaires. Nous traitons environ 20 000 cas par an.

    Nous avons également juridiction sur la prérogative royale de clémence qui nous vient du droit britannique, autrement dit la grâce. Nous traitons environ 35 cas par an. C'est ce que l'on appelle un pardon conditionnel, à moins qu'il ne s'agisse d'un arrêt de sentence. Ce type de mesures est exceptionnel. Nous avons seulement pouvoir de recommandation. Le dossier est ensuite présenté au ministre, puis au conseil des ministres, enfin au gouverneur général.

    La commission est composée de membres ou de commissaires à plein temps et de commissaires à temps partiel. Je suis moi-même commissaire à temps plein et première vice-présidente ; le président est également commissaire à temps plein. Je siège en audience pour rendre des décisions de mise en liberté sous condition.

    Un mode de sélection des commissaires est mis en place depuis 1994. Ce processus suppose un avis dans la Gazette du Canada, journal officiel du Gouvernement canadien, et dans d'autres journaux que nous appelons « nos interlocuteurs privilégiés ». Les personnes envoient leur curriculum vitae et leur candidature. Interviennent une présélection, une sélection par entrevue par un comité de trois personnes. Elles qualifient les candidats pour figurer sur la liste des personnes susceptibles d'être nommées par le gouvernement. La liste est remise au Solliciteur général. Les personnes à temps plein sont nommées en général pour une période de cinq ans, renouvelable ; les personnes à temps partiel pour trois ans, renouvelables.

    Un processus très rigoureux de formation a été mis en place depuis six ans : trois semaines obligatoires avant même de voter sur un cas ; ils sont ensuite assujettis à une période de quinze jours ouvrables dans l'année de formation obligatoire ; cela peut aussi être une participation à des conférences, à des congrès, à des ateliers régionaux.

    Une évaluation de rendement est effectuée par les vice-présidents régionaux tous les ans, non sur la décision prise par le commissaire, mais sur la façon de travailler. Chacune des cinq régions du Canada comprend un bureau régional composé d'un vice-président régional et d'un directeur régional. Le premier s'occupe des commissaires, le second des membres de la fonction publique, car la commission est également composée de 275 personnes, membres de la fonction publique. Elles participent à la réalisation du mandat de la commission.

    Nous nous appuyons sur un code de déontologie et un processus disciplinaire est prévu par la loi.

    La section d'appel au bureau national est composée d'une vice-présidente, de trois membres à temps plein et d'un membre à temps partiel. Les personnes incarcérées qui se voient refuser ou révoquer la libération conditionnelle peuvent faire appel de la décision ; c'est une révision interne. Ce processus doit être utilisé avant de porter l'affaire au niveau de la Cour suprême. La jurisprudence est, sur ce point, très claire. En général, le problème porte sur des questions de droit, non sur le fond, à moins qu'une erreur de droit ou de procédure n'ait été commise. Nous avons également un manuel de procédure très précis.

    Les dates d'admissibilité sont prévues par la loi. Généralement, la semi-liberté ou libération de jour intervient au sixième de la peine ou six mois avant la date d'admissibilité à la libération conditionnelle totale, laquelle, généralement, intervient au tiers de la peine. Je dis «généralement», car lorsque les sentences sont très élevées, les dates varient et ne sont pas nécessairement celles que je viens de citer : ce peut être dix ans, quinze ans...

    Les décisions sont prises en audience dans les établissements de détention par deux, voire trois commissaires pour les délits les plus graves.

    L'ensemble de la documentation pour préparer les dossiers est fourni par le service correctionnel. Nous étudions six cas par jour. Nous lisons les informations la première journée, le lendemain nous procédons aux audiences. Si les personnes sont mises en liberté sous condition, nous fixons les conditions et le service correctionnel procède à la surveillance grâce aux agents communautaires.

    Notre rôle consiste à évaluer le risque que représente la personne pour la société. Nous devons le faire en ayant à l'esprit l'option la moins contraignante possible.

    Les services correctionnels émettent des recommandations, mais nous n'y sommes pas liés ; notre décision est totalement indépendante.

    S'agissant des résultats, le taux d'octroi l'année passée, avec 44 %, fut le plus élevé de l'histoire de la commission. Le taux de réussite est très élevé : environ 14 % de révocations par année, mais la plupart sont des bris de condition. Le taux de succès sans bris de condition s'établit à près de 92 % et à 91,2 % pour des délits avec violence, tout en tenant compte qu'il y a trente ans les détenus dans les pénitenciers fédéraux étaient là pour des crimes contre la propriété. Aujourd'hui, 80 % des détenus s'y retrouvent pour crimes liés à la violence. Il est intéressant de mettre cette donnée en perspective. Il est également intéressant de se pencher sur la réussite à long terme. Des études ont porté sur les vingt ans qui ont suivi la libération conditionnelle. Il ressort qu'une personne qui a pu profiter de la mise en liberté sous condition a un taux de réussite à long terme beaucoup plus élevé, de moitié supérieur à celui qui n'a pas bénéficié d'une mise en liberté sous condition.

    Encadrer une personne de façon progressive dans la société ça marche !

    Qu'arrive-t-il si un libéré conditionnel commet un crime de nature très violente, un meurtre par exemple ? Un processus d'enquête national conjoint est engagé avec les services correctionnels. Un comité d'enquête sera mis sur pied, présidé par un membre de la communauté. Il a pleins pouvoirs pour enquêter sur ce qui s'est passé avant, pendant et après l'acte et fera des recommandations. En 1994, il y eut quatorze enquêtes ; l'année passée, trois ou quatre. Cette évolution est liée au choix du commissaire, à la sélection opérée et à la formation dispensée. Qui plus est, on apprend de la recherche et des résultats des enquêtes, car l'idée n'est pas de trouver un coupable, mais d'améliorer notre système.

    J'en viens aux victimes d'actes criminels. Au Canada, la question des victimes est omniprésente. Un rapport du comité parlementaire «participer sans entraver» a été déposé l'année dernière. Une section du ministère de la Justice s'occupe de la question des victimes. Un groupe de travail fédéral, provincial, territorial est en cours. Nos lois prévoient une place pour les victimes, laquelle pourrait encore être élargie par un rapport déposé prochainement par un comité de parlementaires. Je pense que la parole sera donnée aux victimes dans le cadre des audiences de libération conditionnelle ; actuellement, elles n'ont qu'un statut d'observateurs, mais peuvent présenter des observations écrites.

    Il y a trois semaines, à Ottawa, s'est tenu le congrès de l'association internationale des commissions de libération conditionnelle qui a regroupé 37 pays. Trois représentants de la France étaient présents, dont Marie-Suzanne Pierrard, présidente de l'association des juges de l'application des peines. Vos collègues ont ramené beaucoup d'informations.

M. le Rapporteur : Madame, messieurs, je vous remercie beaucoup de nous avoir si aimablement reçus et d'avoir répondu à nos nombreuses questions, car nous avions besoin des informations que vous nous avez fournies pour compléter le travail que nous avons engagé. Merci de la clarté de vos exposés.

Audition de M. Albin CHALANDON
ancien garde des sceaux,

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 7 juin 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Albin CHALANDON est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M  Albin Chalandon prête serment.

M. le Président : Monsieur le garde des sceaux, merci d'avoir répondu à notre invitation.

    Je vous propose de nous livrer votre sentiment sur la situation dans les prisons telle que vous l'avez connue lorsque vous étiez garde des sceaux, l'action que vous avez menée et vos appréciations sur l'évolution de la situation jusqu'à ce jour. Ensuite, nous vous poserons quelques questions.

M. Albin CHALANDON : Il s'agit pour moi d'une expérience déjà assez lointaine et pour ce qui est arrivé depuis, je dois dire que j'en ai été assez éloigné, car je me suis essentiellement impliqué dans la vie d'une entreprise. Cela dit, je pense que ce que j'ai pu faire à l'époque reste d'actualité et que le message que je puis aujourd'hui vous livrer pourra sans doute apporter à votre débat.

    J'ai entrepris une réforme en 1986-1987 que d'aucuns ont qualifiée de révolution - je pense à M. Thibaut, membre du cabinet d'Arpaillange, qui a écrit un excellent livre sur le sujet : Les prisons privées. Mon objectif visait à faire face à la situation dramatique que j'ai trouvée, liée à la pénurie des places de prison, mais surtout à la révélation que j'ai eue en les visitant - et j'en ai visité de nombreuses ; j'ai même eu des entretiens avec des détenus pour essayer de me forger une opinion. Cette impression, qui m'a très fortement marqué, m'a conduit à la conviction selon laquelle il était impératif d'entreprendre en France une réforme de la vie pénitentiaire tant il est vrai que les conditions dans lesquelles vivent les détenus et ce que j'en ai vu m'ont semblé indignes d'un pays comme le nôtre.

    J'ai donc engagé cette réforme qui, telle qu'elle fut réalisée, fut finalement limitée par rapport aux objectifs que je m'étais fixés à l'origine, par les décisions du gouvernement auquel j'appartenais et par le fait qu'après moi, l'effort que j'avais engagé fut interrompu.

    Depuis, de grands pas en avant ont été réalisés, ne serait-ce qu'en raison de ce qui avait été fait à l'époque, mais l'on demeure confronté à des problèmes de même nature, en ce sens que subsistent encore aujourd'hui de très grandes inégalités en prison et qu'y préside la surpopulation que j'ai connue et contre laquelle j'ai voulu lutter. Par ailleurs, on est toujours à la recherche de la nouvelle prison, celle où les détenus pourraient mener une vie humanisée, du fait que je n'ai moi-même pu faire ce que j'aurais souhaité en ce domaine.

    C'est une question qui place le ministre responsable, en l'occurrence le garde des sceaux, dans une extrême solitude, car il a contre lui à peu près tout le monde ? du moins c'était le cas à l'époque : l'opinion publique pour laquelle celui qui entre en prison devient un non-être ; dans la classe politique, on trouve, d'un côté, les indifférents, ceux qui ne veulent pas entendre parler du sujet et pour lesquels, une fois que l'on est en prison, précisément, il ne faut plus faire grand-chose et qui vous taxent de vouloir faire des «quatre étoiles» dès que vous entreprenez quoi que ce soit. A l'inverse, il y a ceux qui pensent qu'il ne faut plus construire de prisons, mais ne faisant rien eux-mêmes, contribuent finalement à aggraver les choses. Je me suis heurté à ce genre de situation. Je le signale, car je pense que, même si les choses ont évolué, mes successeurs ont certainement eu à faire face aux mêmes réactions. Au reste, l'une comme l'autre position sont, me semble-t-il, intenables. A mes yeux, la prison n'est pas un bien, elle est un mal - malheureusement, un mal nécessaire, car je ne vois pas comment on peut totalement l'éviter. Mon prédécesseur a eu le souci d'humaniser les prisons ; il a commencé à le faire et, à la fin de son mandat, a décidé de construire des prisons, ce qu'il a tardé à entreprendre, car animé à cet égard d'une conviction. J'ai pu tirer la leçon de cela. Mais le fait qu'il ait tardé n'a certainement pas facilité ma tâche. Je suis personnellement convaincu qu'il faut rechercher des solutions de peines en dehors de la prison, dans le cadre de libertés. J'avais lancé une institution - les camps de travail - qui pourrait être très largement développée pour toute une catégorie de détenus. Toutefois, on ne peut totalement supprimer la prison ; par conséquent, le devoir d'un gouvernement, en particulier d'un garde des sceaux, est d'en humaniser les conditions de vie et de développer au sein de la prison une prévention qui se révèle souvent inefficace à l'extérieur.

    Ces principes ont inspiré la réforme que j'ai engagée. On a, je crois, négligé l'aspect humanitaire qu'elle revêtait pour n'y voir qu'un effort de construction. Mais il faut dire que je me trouvais dans une situation telle que je me sentais véritablement pris à la gorge, puisque, d'un côté, j'appartenais à un gouvernement qui prônait une politique sécuritaire et que, de l'autre côté, on comptait 32 000 places pour 50 000 détenus, d'où un entassement ; la progression des détenus s'établissait à l'époque de 7 000 à 8 000 par an. C'est dire que nous n'avions pas le choix.

    J'ai tout d'abord évalué les besoins pour arriver à l'idée qu'il fallait créer 40 000 places. Voyez ce que cela représente en termes de dépenses publiques ; il n'était pas envisageable que me soit proposé sur le budget le montant d'un tel programme. De fil en aiguille, j'ai obtenu un effort budgétaire, que j'ai essayé d'exploiter au maximum, mais cela ne réglait qu'une petite partie du problème et c'est pourquoi je me suis tourné vers la solution d'une privatisation, notion qui, s'agissant de prisons, peut choquer beaucoup d'esprits, ce qui n'a d'ailleurs pas manqué à l'époque. Elle n'est pourtant pas contre-nature, puisque l'organisation de la vie pénitentiaire n'est pas un acte judiciaire : elle est simplement sous le contrôle étroit de la justice mais on peut considérer que l'exécution des peines peut être confiée à des mains diverses dès lors qu'elles restent sous ce contrôle.

    Pour des raisons d'opportunité - il fallait faire quelque chose alors qu'il n'y avait pas d'argent -, j'ai trouvé un système qui tournait la difficulté. Il m'est apparu assez vite, compte tenu de l'expérience acquise de la vie pénitentiaire, que c'était, non seulement la seule façon de financer l'effort rapide et brutal qui devait être fait, mais également la seule façon de transformer la vie dans les prisons en France. Pourquoi ? Parce que l'administration pénitentiaire est une administration très immobiliste, essentiellement concernée par l'exigence sécuritaire, elle est rigide, lente et s'en remettre à elle pour traiter le problème dans les termes où j'avais décidé de le faire me paraissait impossible. J'ai toujours été frappé des mauvaises relations qui existaient en général entre les gardiens et les détenus, bien souvent pas humaines. Dans la privatisation, j'ai vu plus qu'un expédient pour franchir une difficulté financière : j'y ai perçu la possibilité d'entreprendre la rénovation pénitentiaire à laquelle j'étais attaché.

    La privatisation devait intégrer trois fonctions : la conception de la prison, celle de la construction et celle de la gestion. Ce regroupement présente l'avantage d'optimiser, d'assurer un équilibre entre les exigences de la construction et les exigences de la gestion, dans la mesure où c'est le même maître d'ouvrage qui assure les deux fonctions. Il n'a pas intérêt à être défaillant sur l'une d'elles, dans la mesure où il le paye immédiatement sur l'autre. C'était donc un système très cohérent présentant des avantages économiques importants. On peut considérer que la diminution du coût de construction était de l'ordre du tiers et celle de la gestion d'environ 20 %. Si l'on ajoute à cela que le rendement, si je puis dire, des nouvelles prisons fonctionnant sous ce régime s'est révélé dans l'ensemble d'une qualité supérieure aux anciennes, le système se révélait économiquement avantageux. Il était en outre très rapide à mettre en _uvre. Réaliser ce programme initialement de 15 000 places ramenées à 13 000 places en moins de trois ans aurait pris douze ans s'il avait été engagé par l'administration pénitentiaire. Il a naturellement permis de financer son coût très élevé. Parallèlement, c'est un programme axé sur la conception de la prison comme instrument de réinsertion et comme assurant aux prisonniers la dignité à laquelle ils ont droit dans leur vie quotidienne.

    Cela s'est traduit sur le plan architectural par une conception radicalement différente de la prison traditionnelle, toutefois pas autant que je l'aurais souhaité et par un contenu beaucoup plus riche de la vie quotidienne du détenu avec une densité culturelle éducative, sportive, en termes d'activité, de santé, d'hygiène, absente dans les prisons traditionnelles.

    J'ajoute - ce qui n'est pas négligeable ; c'est d'ailleurs exemplaire à certains égards et pourrait se répercuter sur d'autres secteurs de l'Etat - que ce fut l'occasion d'introduire des méthodes de gestion tout à fait nouvelles dans la fonction publique par une planification rigoureuse, un contrôle de gestion comme il en existe dans les entreprises avec une obligation de résultats en matière de services, une garantie de service des fournisseurs, une structure administrative adaptée à ce travail gigantesque qui a dû être réalisé très rapidement avec la création d'une délégation réunissant des personnes adaptées, capables de faire ce travail. C'est ainsi que l'ensemble du programme a pu être exécuté en moins de trois ans.

    Je veux insister sur la façon dont le programme a été conçu au départ ; j'ai donné la conception du modèle que j'avais défini, mais il ne s'est pas réalisé tel quel, puisqu'il a été diminué en nombre par rapport à ce que je demandais - j'ai obtenu 15 000 places du gouvernement Chirac auquel j'appartenais alors que j'en avais demandé 25 000, lesquelles furent ensuite ramenées à 13 000. La privatisation intégrale que j'avais envisagée a été également amputée, puisqu'en a été retirée la fonction de surveillance ; par conséquent, on n'a pas fait l'expérience d'une privatisation globale comme je le pensais souhaitable en même temps que l'on a augmenté les économies que l'on pouvait espérer d'un système de privatisation intégrale.

    Enfin, ce n'est pas le moins important à mes yeux : je n'ai pas réussi à briser le front des entreprises et de l'administration pénitentiaire, lesquelles ont conçu des projets encore dominés par l'exigence sécuritaire souvent trop exclusive. On n'a pas fait le type de prison que j'avais, non pas rêvé - puisque je l'avais vue sur le terrain aux Etats-Unis - mais qui m'avait grandement séduit et qui me semble la formule de l'avenir. J'ai en effet visité une prison dans l'Etat de New-York, située en pleine campagne, presque dans les bois, conçue comme un campus universitaire à l'intérieur duquel la liberté était totale. Peut-être est-ce une utopie, mais je pense que c'est ce que devrait être la prison de demain.

    Par rapport à ce que j'avais imaginé avec mes collaborateurs, la réforme, par bien des côtés, reste à faire et appartient à l'avenir.

    La situation actuelle exige encore un effort de construction. En effet, si une amélioration est intervenue, un déficit demeure : d'après mes renseignements, il y a 50 000 détenus et 45 000 places de prison ; aujourd'hui, sur ces 45 000 places, il en est encore au moins 5 000, si ce n'est 10 000 à détruire, car les inégalités qui subsistent entre les prisons sont très choquantes : des prisons connaissent encore une surpopulation - on peut même parler d'entassement pour certaines - alors que les nouvelles prisons sont gérées selon les normes fixées par la convention des droits de l'homme. Les choses devraient pouvoir se faire à l'avenir.

    La première condition - qui me semble aujourd'hui mieux remplie - porte sur l'évolution de l'opinion publique. Je la pense moins hostile à une action en ce sens qu'elle ne l'était en 1986-1987. Il faut, me semble-t-il, l'aider à prendre conscience que le détenu est un citoyen comme un autre et qu'il a droit à accéder au respect de sa dignité comme tout homme, comme tout citoyen.

    La situation quantitative reste déficitaire et surtout très négative dans certaines prisons. C'est par conséquent l'occasion de construire de nouvelles prisons où il pourrait être fait davantage que de mon temps pour aboutir à une prison d'un type nouveau, qui serait celle de demain. Pour ce faire, la privatisation, si paradoxal que cela puisse paraître, est probablement une condition nécessaire. En effet, je crains fort que l'on n'arrive pas à briser les conceptions accumulées au fil des ans, sinon des siècles, en continuant à s'en remettre à l'administration pénitentiaire.

    J'ai voulu faire mon devoir comme garde des sceaux en évitant d'avoir des états d'âme personnels pour résoudre un problème très grave à l'époque ; il a été résolu en grande partie, c'est un progrès. Il reste - ce qui me paraît non moins important et qui répond davantage à une exigence que ce ne fut le cas il y a dix ans - le respect des droits de l'homme. Nos prisons doivent encore fortement progresser sur le plan de la qualité et de l'humanisation et tout ce qui peut favoriser la réinsertion des hommes qui y sont enfermés.

M. le Président : Je vous remercie, M. le garde des sceaux, de votre exposé.

    Depuis le mois de février que notre commission travaille, nous avons visité beaucoup de prisons. Nous en revenons avec une impression très douloureuse. Bien sûr, des locaux sont moins vétustes que d'autres, certains sont plus récents, mais y préside un état d'esprit général, que vous avez souligné; d'ennui, d'abandon, une crise probablement latente chez les surveillants qui ont l'impression que leur travail est dévalorisé, que les anciens le pratiquent avec une certaine lassitude...

    On parle d'une loi pénitentiaire. Pensez-vous qu'une loi pénitentiaire et un contrôle externe, comme le propose le président Canivet, pourraient s'avérer utiles ? Evidemment, il faudrait atterrir et ne pas rester dans les nuées législatives. Cela permettrait-il au détenu de redevenir un citoyen ainsi que vous le préconisiez, ce qu'il n'est généralement pas ?

    Nous n'engagerons pas un débat idéologique sur le thème «prisons privées-non privées». Ne pensez-vous que les prisons privées, notamment celles du programme 13 000, souvent construites à la campagne, toutes proportions gardées, aboutissent au même résultat que les maisons de retraite lorsqu'elles sont implantées à l'écart, car les familles ont de grandes difficultés à joindre les prisons, d'autant que nous ne bénéficions sans doute pas des mêmes facilités en matière de transport qu'aux États-Unis ?

    Enfin, je suis frappé par le fait que les détenus appartiennent essentiellement à des populations extrêmement pauvres : 90 % des personnes en prison sont pauvres. On pense au livre de Jacques Chevallier : « Classes laborieuses, classes dangereuses ». L'insertion n'est pas faite. Quelles mesures en faveur de l'insertion, de la réhabilitation, immense chantier dont on parle depuis vingt-cinq ans, aviez-vous engagées ? Nous avons progressé de quelques centimètres sur le parcours, mais presque tout reste à faire.

M. Albin CHALANDON : Je ne connais pas dans le détail la proposition du président Canivet. Il est certain que l'administration pénitentiaire est relativement opaque. D'aucuns parlent d'une zone de non-droit. Sans doute est-ce exagéré, mais cela revêt sans doute une certaine réalité. Il y a beaucoup d'arbitraire, le statut du personnel de surveillance est extrêmement protecteur ; il peut avoir le comportement qu'il veut ; il est très variable selon les individus. Heureusement, la qualité de l'encadrement, j'en avais été frappé, vient pallier cette situation. En général, les directeurs de prison sont des personnes remarquables, jeunes et très ouvertes à l'évolution que je viens d'analyser. Il n'en va pas de même pour tout le reste du personnel, ce qui constitue, selon moi, l'un des obstacles important à l'évolution. Essayer de donner à tout cela un cadre réglementaire global, définir les droits et les devoirs chacun, que ce soit les détenus ou le personnel qui les contrôle, me semble une bonne opportunité en même temps qu'un moyen d'action sur l'opinion publique, qui est extrêmement réservée et souvent hostile à toute évolution.

    Votre deuxième question, que nous nous étions posée à l'époque, porte sur la difficulté de localiser les prisons. Même si elles sont situées à la campagne, les localisations sont relativement proches des grands centres urbains ; rares sont celles qui sont isolées ou celles qui le sont, sont des établissements recevant des longues peines. Il est vrai que c'est un problème, mais les personnes détenues ne sont pas forcément incarcérées là où demeure leur famille. Il n'y a pas une concordance géographique entre l'installation de la prison en tel lieu et la vie de la famille. L'essentiel est de choisir un lieu proche des moyens de communication, des transports publics.

    Le choix des terrains est difficile, car si l'on s'installe un établissement dans les centres urbains, les coûts sont beaucoup plus élevés. On en revient toujours, d'une manière ou d'une autre, à l'aspect financier. La solution la plus humaine serait d'avoir de petites unités, mais, là aussi, c'est plus beaucoup cher. Il est plus facile d'implanter de petites unités dans des zones déjà urbanisées ; on trouvera donc plus facilement des terrains, mais le coût sera plus élevé.

    Le problème le plus grave est celui de la population en prison, d'un niveau culturel très bas. Comment l'insérer ?

    Ce qui est tenté par les prisons relevant du programme 13 000 forme une approche de réponse. Il n'y a pas de comparaison entre l'occupation d'un détenu dans ces prisons et les conditions de vie actuelles à La Santé, à Fresnes ou encore à Fleury-Mérogis, qui, à l'inverse des deux premières, est une prison moderne, mais qui, à certains égards, est un monstre inhumain. Le point essentiel serait de réussir à faire travailler tout ce monde. Aujourd'hui, la question est plus facile à résoudre qu'elle ne l'était en 1986 ou 1987, dans la mesure où la reprise de l'emploi rend aux yeux de l'opinion plus acceptable le fait de faire travailler les détenus, car, dès lors que l'on veut organiser une activité intense dans les prisons, on se heurte à l'argument de la concurrence déloyale, qui retire du travail à des personnes non détenues. Il me paraît essentiel que l'on arrive à assurer une activité professionnelle au plus grand nombre de détenus possible. C'est le point sur lequel, sans que j'aie d'informations très précises, on doit être encore aujourd'hui le plus défaillant.

M. le Président : Bien sûr, il faut détruire des prisons et en refaire. Nous avons été indignés en visitant la maison d'arrêt de Basse-Terre en Guadeloupe. A quelques centaines de mètres, on trouve une belle préfecture, ornée d'un drapeau tricolore de la taille de celui que l'on accroche à l'arc de triomphe le 14 juillet. Tout un symbole ! Nous avons également visité des établissements en mauvais état en métropole.

    Avec l'allongement des peines et en construisant plus de places de prison, il convient de prendre garde à ne pas aboutir à davantage de personnes en prison. Quatorze milles personnes sont en détention préventive pendant des mois alors qu'elles ignorent totalement ce qu'elles vont devenir, surtout les pauvres gens, à l'avocat commis d'office. Quand on voit des personnes condamnées à de très longues peines qui attendent deux ans dans une maison d'arrêt, tout cela est assez abominable. Il faut donc prendre garde à ne pas passer de 52 000 prisonniers à 60 ou 70 000, ce qui serait horrible.

M. Albin CHALANDON : D'autant plus horrible que la justice est interrompue dans son fonctionnement, dans la mesure où elle est obligée de se régler sur la capacité des prisons. J'ai vu des condamnés rester en détention préventive un, deux, voire trois ans en maison d'arrêt avant d'accomplir leur peine. C'est une très mauvaise chose. Par ailleurs, je ne suis pas partisan des trop longues peines. Je ne crois pas qu'il soit bon d'incarcérer une personne trente ans. J'ai fait voter une peine minimale de trente ans, qui, en fait, représentait vingt ou vingt-cinq ans. Je pense qu'il faut éviter les trop longues peines. Des progrès ont été réalisés, me dit-on, en matière de détention préventive. C'est une des plaies de notre système. Il n'est un secret pour personne que les juges d'instruction n'appliquent pas la loi - et de leur propre aveu. Combien de fois ne me l'ont-ils pas avoué au cours de mes déplacements dans les différents tribunaux ! Ils considèrent que la détention préventive est un moyen de pression pour faire parler les gens. C'est en réalité un moyen policier. Nous ne nous situons plus au niveau de la justice, mais de la police. C'est un abus que nous ne dénonçons pas assez. S'il était corrigé - je crois que la Cour européenne des droits de l'homme s'en charge, puisqu'elle condamne souvent la France pour ses abus de pouvoir - nous pourrions réduire le nombre de condamnés. Davantage de travaux extérieurs en liberté pour des délinquants faibles ou moyens, moins de détention préventive et des peines moins longues, à mon avis, la prison resterait un noyau dur qui pourrait se stabiliser au niveau actuel, voire baisser. Il y a déjà stabilisation, puisque le chiffre actuel est celui enregistré il y a douze ans ; c'est dire que les juges sont certainement plus indulgents : la délinquance ayant doublé en vingt ans, les juges doivent certainement faire preuve d'une plus grande indulgence qu'en 1986.

M. le Président : Les peines sont plus longues.

M. Albin CHALANDON : Si les peines sont plus longues, le nombre global de détenus devrait augmenter, ce qui n'est pas le cas.

M. le Rapporteur : Monsieur le garde des sceaux, j'ai écouté avec beaucoup d'attention l'historique de vos prises de position sur la construction de nouvelles places de prison.

    En 1987, un grand mouvement des personnels pénitentiaires a eu lieu. Il était lié au problème de gestion des établissements pénitentiaires et au problème de places. Aujourd'hui, nous comptons 52 000 détenus et à peine 50 000 places. Passent chaque année en prison, en flux, environ 85 000 personnes. Nous nous plaignons aujourd'hui - vous vous en plaigniez déjà en 1987 - de l'importance du nombre de prévenus par rapport à l'ensemble de la population pénitentiaire.

    Le Parlement a voté une loi sur la présomption d'innocence qui entre en application. Elle devrait limiter - du moins nous l'espérons - la détention provisoire et l'usage qui en est fait par certains magistrats. Dorénavant, le juge d'instruction ne peut plus décider seul de la mise en détention. Dans l'action que vous avez menée, j'ai été intéressé par votre volonté de rénover le système pénitentiaire, du moins en termes d'immobilier pour aboutir à des résultats, avec quelques effets pervers que nous constatons à l'occasion de nos visites, dont l'éloignement de certains centres, à l'instant évoqué par le Président Mermaz. Lorsque l'on se rend en province, les anciennes prisons se situent généralement au c_ur de la ville. Hier, je me suis rendu à Vannes. La maison d'arrêt est un ancien couvent qui date de 1570, entièrement rénové à l'intérieur, ce qui prouve que c'est possible. Quand je dis «transformé», il ne s'agit pas simplement de peintures. Les cellules comprennent l'équipement sanitaire nécessaire, avec douche et sanitaire dans la cellule. D'autres maisons d'arrêt que nous avons visitées sont comparables en d'autres lieux. À Vannes, l'espace a été suffisamment bien étudié par l'administration, particulièrement par les trois directeurs de l'établissement qui se sont succédé en dix ans, qui, tous, ont eu la volonté forte de faire quelque chose. Certes, ils ont accaparé la grande masse des crédits de la région de Rennes. Parce qu'ils étaient animés d'une volonté que les autres directeurs n'avaient pas, l'administration leur a accordé les crédits nécessaires. C'est dire que cette maison d'arrêt, au centre-ville de Vannes, offre la particularité d'être en bon état intérieur. J'ai constaté qu'y présidait également un état d'esprit des personnels comme des détenus tout à fait différent de celui que j'ai relevé dans les maisons d'arrêt n'ayant pas fait l'objet de transformations.

    Vous avez construit des établissements neufs. On a le sentiment que vous avez construit là où l'on vous a offert de l'espace, non pas là où la Chancellerie, vous garde des sceaux, l'eussiez souhaité. Ainsi que vous l'avez indiqué au début de votre intervention, l'opinion publique n'étant pas prête, les élus, conseillers généraux ou simplement élus communaux, n'étaient pas prêts à vous offrir facilement, simplement, des terrains pour construire une prison. On offre des terrains pour construire des usines, des écoles, mais offrir des terrains pour construire une prison a dû être difficile. Avez-vous construit là où vous avez pu ou là où vous souhaitiez construire ?

M. Albin CHALANDON : Globalement, sur l'ensemble du territoire, nous avons construit là où nous le voulions. Nous avions défini des zones de construction des prisons. En revanche, sur le plan local, il est certain que nous avons construit là où nous le pouvions. Je me souviens que, au début et pendant un certain temps, nous étions inquiets et craignions de ne pas trouver de terrains adéquats face à la grande réticence des communes à l'implantation d'une prison. Peu à peu, des maires ont compris que c'était là quelque chose d'économiquement avantageux pour la commune, pour son animation et son développement. Nous avons alors reçu des candidatures. Il est certain que ce n'était pas une implantation totalement libre. Nous n'étions pas totalement libres de faire ce que nous voulions, nous avons quelque peu été tributaires des possibilités offertes.

M. le Rapporteur : L'autre effet pervers que nous avons constaté est celui-ci : un contrat est passé entre l'État et le service privé qui assure une partie de la gestion de l'établissement et, lorsque le numerus clausus est dépassé, une facture supplémentaire est présentée à l'Etat. A partir du moment où l'établissement compte cent places, le cent et unième détenu n'est pas accepté et se retrouve dans un établissement «public». Bien souvent, autour des prisons neuves, tous les établissements publics sont surchargés, car l'on renvoie vers eux tous ceux qui auraient dû normalement aller dans l'établissement privé.

M. Albin CHALANDON : C'est une incitation pour l'Etat à faire son devoir. En ce domaine, le ministère de la Justice a été tragiquement sacrifié. L'attitude du ministère des Finances à son égard fut quelque chose d'inconcevable.

M. Claude GOASGUEN : Plusieurs questions que justifient les visites que nous effectuons dans les prisons et qui démontreront le caractère tout à fait déconcertant du système pénitentiaire français et ses grandes différences.

    Tout d'abord, faut-il vraiment une direction de l'administration pénitentiaire - question fondamentale ?

    La deuxième question fait référence aux propositions récentes sur l'indépendance des autorités qui peuvent gérer le système carcéral. Le sujet qui me préoccupe porte sur la relation entre le système pénitentiaire et la magistrature. Si les différences de conditions de vie sont fortes, il y a unanimité sur un point : les magistrats ne sont pas là, notamment ceux du parquet. Ils sont absents du contrôle des prisons qui figure pourtant parmi leurs prérogatives selon le code de procédure pénale. On constate, prison après prison, que le commun dénominateur est l'absence des procureurs. Ce n'est pas une accusation contre les hommes ; visiblement, ils ont autre chose à faire et n'ont pas le temps. Par conséquent, on constate une déconnexion entre un système administratif qui tourne comme tel et ce qui forme normalement l'autorité de contrôle permanent. Comment imaginez-vous le retour de la magistrature dans le cadre de l'administration pénitentiaire ? Je dis bien «le retour», car j'ai le sentiment qu'il n'y est plus, s'il y fut à un moment donné.

M. Albin CHALANDON : Il convient de distinguer l'exercice de la fonction et le contrôle.

    L'exercice de la fonction est de caractère administratif. L'administration pénitentiaire a longtemps relevé du ministère de l'Intérieur. Dans certains pays, elle appartient encore au ministère de l'Intérieur. Ce n'est pas une fonction judiciaire. En revanche, elle doit être sous le contrôle judiciaire. C'est là où il y a vraiment quelque chose à faire.

M. Claude GOASGUEN : Mais pas sous le contrôle du garde des sceaux ; la fonction judiciaire relève de la magistrature.

M. Albin CHALANDON : Non, sous le contrôle judiciaire, c'est-à-dire des juges ou des parquets. Je pense que les parquets jouent aujourd'hui un rôle de plus en plus actif et font de plus en plus de l'action sociale.

M. Claude GOASGUEN : Se pose la question de l'autorité hiérarchique du garde des sceaux sur l'administration. Ce n'est donc pas à ce contrôle auquel vous faites référence, mais bien à celui du magistrat ?

M. Albin CHALANDON : Absolument. Je pense que l'on peut renforcer le rôle des magistrats. Selon moi, ce rôle de fonctionnement relève davantage des parquets, qui doivent veiller au respect des réglementations. Je suis partisan du resserrement du contrôle judiciaire. Cela s'inscrit dans l'ordre des choses. Ainsi que je l'ai indiqué très nettement, l'administration pénitentiaire était emprunte d'une opacité - j'ignore si elle l'est restée - dont il était très difficile de venir à bout. J'ai «consommé» deux directeurs de l'administration pénitentiaire. Dès qu'ils étaient à la tête de l'administration, on ne pouvait plus les contrôler. Ils faisaient ce qu'ils voulaient.

M. Claude GOASGUEN : Il faudrait donc judiciariser les prisons.

M. Albin CHALANDON : Pas forcément, je pense qu'elles doivent être sous contrôle judiciaire.

M. Michel HUNAULT : Monsieur le garde des sceaux, vous nous avez dit que vous aviez trouvé la prison idéale...

M. Albin CHALANDON : Je ne l'ai pas trouvée, je l'ai cherchée !

M. Michel HUNAULT : Que vous l'aviez cherchée et que vous l'aviez trouvée dans l'état de New-York. Vous avez ajouté que le poids de l'opinion ne permettrait pas de faire la même chose en France.

    Croyez-vous que l'opinion publique permettra de donner suite à un certain nombre des conclusions qui suivront cette commission parlementaire ? Ne croyez-vous pas que c'est le véritable obstacle à lever pour apporter des améliorations à la dignité des prisonniers, mais également pour améliorer la condition du personnel qui travaille dans les prisons ?

    Vous avez ensuite indiqué que vous étiez contre les longues peines. Ne doit-on pas se poser la question de savoir à quoi sert la prison lorsqu'aucun traitement n'accompagne la privation de liberté ? On sait notamment que la privation de liberté n'améliorera pas le détenu condamné pour crime sexuel. Une fois qu'il sort, la tendance est à la récidive. Ne croyez-vous pas qu'au-delà de la privation de liberté, il y ait à redéfinir la fonction de la prison ?

M. Albin CHALANDON : Je pense avoir quelque peu répondu par avance à ces questions dans mon exposé liminaire. J'ai d'ailleurs conclu en disant que la première chose à résoudre était un problème de communication et d'information de l'opinion publique sur la réalité pénitentiaire et sur la nécessité d'avoir des prisons qui respectent ce à quoi nous sommes attachés, autrement dit les droits de l'homme.

    Nous avons affaire à une population qui se bouche les oreilles, du moins c'était le cas dans les années 80. Cela m'avait beaucoup frappé. La situation toutefois a dû évoluer. Une action est à mener en ce sens et tel est le rôle du pouvoir politique.

    Quant aux traitements médicaux, il n'y a pas de règle générale, chaque cas est particulier. On sait que les personnes ayant commis des crimes sexuels recommencent dès qu'elles sont libérées. Ce problème doit trouver sa propre solution grâce aux progrès de la science. Plusieurs méthodes doivent exister. Il est certain que l'on ne peut prendre le risque de relâcher rapidement des criminels de ce type.

M. Jacky DARNE : Monsieur le garde des sceaux, j'aimerais vous poser une question générale et une question plus précise.

    Je partirai d'une phrase de M. Robert Badinter prononcée lors de son audition : «Il y a un discours républicain sur la prison, il n'y a jamais eu de prisons républicaines.» Partagez-vous le même sentiment ? Depuis le XIXème siècle, qu'est-ce qui a marqué, selon vous, la politique pénitentiaire : la continuité et donc une certaine constance dans la place de la prison dans la société quels qu'aient été les gouvernements successifs ou, en qualité de garde des sceaux, avez-vous porté un jugement très différent sur ceux qui vous ont précédé ou qui vous ont succédé quels qu'aient été les gouvernements auxquels ils ont participé, sans privilégier uniquement le mode de financement ou de gestion des établissements, mais dans l'idée que l'on se fait de ce que doit être une prison dans une société comme la nôtre ? Dans une société développée, quelle est la fonction d'une prison et, à travers cette définition, quelles politiques mettre en _uvre ? Trouvez-vous que les gardes des sceaux qui se sont succédé ont plutôt eu la même appréciation de la situation ou que l'on a assisté à des variantes ?

    J'ai visité des prisons relevant du programme 13 000 et des prisons plus anciennes. L'insuffisance en moyens humains semble être une constante des prisons 13 000. Le défaut de présence et de dialogue entre les prévenus et le personnel, qu'il soit privé ou public - autrement dit, entre les surveillants ou les personnels assurant des tâches hôtelières - rend la détention plus insupportable. On s'en rend compte, car les détenus demandent à ne pas se rendre dans ce type d'établissements «plus confortables» que d'autres, mais où les relations humaines sont insuffisantes. Le souci d'augmenter le nombre de places par une meilleure gestion financière n'a-t-il pas conduit à des définitions de normes en termes de présence humaine à l'origine de difficultés dans ces établissements et qui le demeurent ?

M. Albin CHALANDON : Je n'ai pas l'expérience de ce qui s'est passé après moi. J'ai lancé une opération, elle fut exécutée en partie, puisque le nombre de places initialement prévu a été réduit, mais j'en ignore les résultats dans la mesure où, chef d'entreprise depuis dix ans, j'ai vécu dans un monde aux préoccupations autres que celles-là. Sans doute n'ai-je pas fait tout mon devoir : ancien garde des sceaux, j'aurais peut-être dû me tenir davantage au courant.

    La perfection ne caractérise aucun système ni aucune des organisations réalisées ou qui le seront. Les failles sont inévitables. Toutefois, d'après ce que j'ai pu lire, notamment de certains détenus - je pense à un détenu célèbre, Bernard Tapie - qui m'a dit, après avoir été dans les anciennes et les nouvelles prisons, qu'il n'y avait pas de comparaison entre les unes et les autres. Les détenus sont unanimes à le reconnaître. C'est le seul témoignage que j'ai, il vaut ce qu'il vaut !

M. Claude GOASGUEN : L'échantillon n'est pas représentatif !

M. Albin CHALANDON : Voilà ! C'est ce que j'allais vous dire ! Je cite tout de même cette anecdote, car elle est indicative.

    Vous m'avez posé une question sur le comportement de mes prédécesseurs et de mes successeurs. Je me refuserai à porter quelque jugement que ce soit. Parmi les gardes des sceaux qui se sont succédé, certains sont restés longtemps, d'autres ont passé. Ils n'étaient pas animés des mêmes perspectives ni des mêmes visions. On ne voyait pas les choses il y a trente ans - pour moi, ce n'est pas si vieux, c'est récent - de la même façon qu'aujourd'hui. Un grand garde des sceaux comme Pleven ne ressentait probablement pas les mêmes exigences avec la même force qu'on les ressent aujourd'hui et que lui-même les ressentirait aujourd'hui. Je ne veux pas donc pas me prononcer sur les comportements des gardes des sceaux. Mon prédécesseur, M. Badinter - Michel Crépeau n'est resté qu'un mois, il n'a donc pratiquement pas officié - avait grand souci d'humaniser les prisons, ce qu'il a commencé de faire en prenant des mesures fortes et révolutionnaires et qui ont fait hurler beaucoup de gens. En revanche, en ce qui concerne le nombre de places, il fut hostile pendant deux-trois ans à la création de nouvelles prisons alors qu'il voyait le nombre des détenus augmenter considérablement d'année en année. Il a fini par lancer un programme tardivement. J'aurais aimé en bénéficier plus rapidement à mon arrivée. Mais c'est quelqu'un qui avait une vision très large du problème pénitentiaire et qui a introduit un souci humaniste, qui n'a pas été présent dans l'esprit de tous les gardes des sceaux. C'est ce que l'on peut en dire.

    «Prisons républicaines», qu'est-ce que cela signifie ? Le principe de la République est l'égalité. Le système actuel n'est pas égalitaire puisque l'on est confronté à des différences de traitement et de conditions de vie selon les prisons. La première chose, me semble-t-il, serait d'établir un système homogène, où le détenu soit assuré partout de connaître les mêmes conditions de vie. C'est une condition qui me semble importante. Cela dit, il existe des réticences à une conception républicaine, certainement liées, si l'on remonte les siècles, au fait que notre pays est marqué par son passé et que l'ancien régime pèse encore sur nous. La meilleure preuve est l'instruction à la française, issue de l'inquisition. C'est également vrai dans le domaine pénitentiaire. Pour la plupart, les prisons actuelles datent du XIXème siècle. Elles ont été marquées dans leur conception architecturale par un mode de vie qui fut celui du XIXème siècle quand la République a commencé à s'installer. Sans doute cela relève-t-il davantage d'un état d'esprit général de l'opinion. On revient au problème évoqué précédemment : une opinion publique qui soutiendrait une action de ce type. Je le répète, ce me semble une tâche essentielle dans l'action de tout gouvernement.

M. Le Président : Monsieur le garde des sceaux, je vous remercie au nom de tous mes collègues. Nous avons été heureux de vous entendre, d'autant que votre réflexion présentait un caractère de méditation qui n'a pas été sans nous retenir.

Audition de Mme Sylvie PERDRIOLLE
directrice de la protection judiciaire de la jeunesse,

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 7 juin 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Sylvie PERDRIOLLE est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Sylvie Perdriolle prête serment.

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Je me propose de procéder à une rapide analyse des chiffres de l'incarcération des mineurs, des travaux que j'ai engagés avec la direction de l'administration pénitentiaire et, enfin, des moyens de prévenir l'incarcération ainsi que d'assurer le suivi des mineurs après une incarcération.

    Je ne rappellerai pas les textes législatifs que chacun connaît.

    La détention des mineurs est particulièrement encadrée par les textes de loi et l'ordonnance du 2 février 1945 rappelle que la peine d'emprisonnement est exceptionnelle et que toute décision en la matière doit être motivée.

    Tout d'abord, les chiffres de l'incarcération et leur analyse.

    Le nombre des mineurs incarcérés au 1er janvier de chaque année de 1982 à 1988 a oscillé entre 730 et près de 1 000 mineurs pour environ 6 000 entrées dans l'année. Les réformes législatives engagées en 1989 ont entraîné une baisse importante de la détention provisoire. En 1987, le Parlement a adopté à l'unanimité la suppression de la détention provisoire des moins de seize ans en matière correctionnelle, puis en 1989 la limitation de la durée de la détention provisoire en matière correctionnelle.

    Nous avons donc constaté une chute importante de la détention provisoire. On enregistre entre 400 et 520 mineurs détenus au 1er janvier des années 1989 à 1995 pour environ 2 300 à 3 000 entrées dans l'année, ce qui constitue une diminution forte par rapport aux années précédentes.

    Depuis 1996, il est constaté une forte remontée du chiffre d'incarcération des mineurs : au 1er janvier 2000, 718 mineurs étaient incarcérés, 4 117 l'ont été en 1999, soit près de deux fois plus qu'au début des années 1990.

    Deux explications peuvent notamment être retenues.

    D'une part, l'augmentation forte des faits de délinquance commis par des mineurs constatés par les services de police et de gendarmerie depuis le début des années 1990. Le nombre des mineurs mis en cause est passé de 110 000 mineurs en 1994 à 170 000 en 1999.L'évolution est nette, même s'il faut noter une stabilité des mineurs mis en cause en 1999 par rapport à 1998.

    Le développement de la politique conduite par les parquets de traitement en temps réel des infractions commises par les mineurs, ainsi que recommandé par la circulaire du 15 juillet 1998 de Mme Guigou, garde des sceaux, adressée aux parquets a pris une réelle importance. Le rapport annuel sur la politique pénale conduite en 1999 et remis par la direction des affaires criminelles et des grâces au garde des sceaux en avril 2000 constate la réussite de la mise en _uvre de «la troisième voie». Ainsi plus de 12 500 mineurs ont-ils été convoqués par les parquets pour un rappel à la loi ou une mesure de réparation en amont de la saisine des tribunaux.

    Dans toutes les juridictions pour mineurs, ont été mises en place des permanences de tribunaux pour enfants pour convoquer les mineurs dans les dix jours qui suivent leur arrestation. Le plus grand nombre de présentations de mineurs entraîne nécessairement un plus grand nombre de décisions concernant les mineurs qui réitèrent de nombreux faits de délinquance.

    Par ailleurs, il faut souligner la croissance des faits d'infraction contre les personnes et l'aggravation des infractions commises par les mineurs : vols avec violence ou viols. Selon une étude récente de l'administration pénitentiaire sur la population pénale, ces faits représentaient 13 % des mises en détention en 1985. Ils ont représenté près de 30 % de mises en détention en 1999.Cette évolution est certainement l'une des raisons de l'augmentation des mises en incarcération des mineurs.

    S'agissant des travaux engagés sur les conditions d'incarcération des mineurs, dès 1998, Mme Guigou, a déclaré que l'amélioration des conditions d'incarcération des mineurs constituait sa priorité. Faisant suite aux décisions du conseil de sécurité intérieure du 7 janvier 1999, 128 emplois ont été créés par la loi de finances 2000 pour l'amélioration des quartiers des mineurs.

    L'incarcération des mineurs doit demeurer exceptionnelle ; quand elle a lieu, elle ne doit pas exclure le souci de l'éducation. Or le comportement des adolescents est particulièrement problématique en détention : à cet âge, les mineurs n'ont pas encore une personnalité stabilisée et ils expriment d'une manière plus immédiate que les adultes leurs inquiétudes. En témoigne par ailleurs le taux d'accidents de la circulation ou de suicide dans la population générale. C'est pourquoi des dispositions particulières doivent être retenues.

    Plusieurs axes de travail ont été arrêtés.

    A la demande de Mme la ministre, une révision de la carte pénitentiaire est en cours d'examen. L'objectif vise à favoriser la création de petites unités de 20 places et d'éviter aussi un trop grand éloignement des mineurs de leur milieu afin de favoriser un suivi éducatif.

    Déjà, des travaux de restructuration du centre des jeunes détenus de Fleury-Mérogis, des maisons d'arrêt de Saint-Étienne, de Reims, de Caen, de Nanterre, Nancy et Perpignan ont été entrepris.

    Un deuxième programme de travail a été engagé par la direction de l'administration pénitentiaire concernant l'encadrement des mineurs en prison : l'objectif est de favoriser la stabilité des surveillants dans les quartiers mineurs, que nous appelons « surveillants postés » et leur formation spécialisée. Conjointement avec l'administration pénitentiaire, nous avons engagé une session de formation s'adressant à 38 surveillants en 1999 au centre national de formation et d'études des personnels de la protection judiciaire de la jeunesse ; de la même manière, quarante surveillants seront formés en juin 2000.

    En effet, il résulte de plusieurs expériences qu'un encadrement permanent, stable et formé permet d'élaborer un suivi plus individualisé des mineurs, le surveillant étant le premier référent en détention. Il permet aussi de réduire le nombre d'incidents et de violences.

    Troisième piste de travail : un groupe de travail réunissant juge des enfants, juge d'instruction, juge de l'application des peines, direction de l'administration pénitentiaire, direction de la protection judiciaire de la jeunesse a été installé pour examiner le sens, le contenu et la portée de l'incarcération des mineurs. Ce groupe de travail s'est déplacé à plusieurs reprises en maisons d'arrêt, afin d'interroger l'ensemble des responsables. Deux premiers constats sont réalisés dont nous tirerons les leçons : le premier consiste à souligner l'importance des commissions de suivi de l'incarcération des mineurs. Elles rassemblent les magistrats concernés et nos directions, afin de permettre un traitement en temps utile de chaque situation d'incarcération des mineurs.

    De même - second constat - est soulignée l'importance des activités en détention, en premier lieu des activités scolaires ; le temps inactif passé en cellule favorise le développement des incidents et de la violence. La scolarité est obligatoire pour les moins de seize ans. Nous tentons de la développer de manière plus incitative pour les 16 à 18 ans et d'obtenir des moyens auprès de l'Éducation nationale afin de favoriser la scolarité des mineurs en détention.

    Enfin, un réexamen du régime juridique applicable aux mineurs détenus est en cours. La grande majorité des détentions des mineurs se réalise dans le cadre de la détention provisoire, dont le régime juridique diffère de celui de l'emprisonnement. L'aménagement des peines pour mineurs est donc très peu développé et nous réfléchissons à une nouvelle piste de travail permettant d'aménager le régime juridique en détention provisoire et de développer des possibilités d'aménagement des peines des mineurs.

    Comment prévenir l'incarcération et assurer le suivi des mineurs pendant et après une incarcération ?

    En référence aux principes généraux de l'ordonnance du 2 février 1945, la prévention de l'incarcération et le suivi des mineurs incarcérés constituent des missions de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse. Le principe retenu est qu'une mesure éducative ne s'arrête pas quand un mineur est détenu.

    · L'organisation des services : au début des années 1980, en raison de l'augmentation importante du nombre de mineurs incarcérés, la direction de l'éducation surveillée a expérimenté la mise en place de permanences éducatives auprès des tribunaux : ces permanences avaient pour objet de recueillir des renseignements socio-éducatifs sur les mineurs présentés au tribunal et de faire une proposition éducative au magistrat saisi. Le législateur a consacré cette expérience en 1985, en rendant cet avis obligatoire avant toute réquisition de mise en détention. Enfin, cet avis a été étendu aux convocations des mineurs pour jugement. L'activité des services auprès des tribunaux est aujourd'hui très largement consacrée à la proposition de solutions éducatives lorsqu'un mineur est présenté à une juridiction.

    Ces services assument par ailleurs une autre mission très précisément définie. Ils sont chargés de tenir un état des mineurs incarcérés, de s'assurer du suivi de chaque mineur et de contribuer à la préparation et à l'exécution des décisions mettant fin à la détention. Le principe d'organisation retenu est le suivant : quand un mineur est déjà suivi, le service saisi doit assurer la continuité et préparer la sortie du mineur ; quand il ne l'est pas, le service éducatif auprès du tribunal assure le suivi du mineur. Très souvent, les services éducatifs auprès des tribunaux assurent l'interface entre les maisons d'arrêt et l'ensemble des services éducatifs.

    En province, ce suivi est assuré très régulièrement, chaque semaine, en maison d'arrêt. En région parisienne, l'éloignement des maisons d'arrêt et la multiplicité des services amenés à intervenir rendent parfois le suivi plus complexe. À ce titre, les commissions initiées en région parisienne, réunissant magistrats, direction de l'administration pénitentiaire, direction de la protection judiciaire de la jeunesse, prennent alors toute leur importance.

    · Les mesures éducatives.

    Les propositions éducatives qui peuvent être faites au magistrat saisi sont de plusieurs ordres selon la situation du mineur et la gravité des faits. J'insisterai plus particulièrement sur les orientations récentes retenues par le gouvernement.

    En premier lieu, une mesure de réparation peut être ordonnée lorsque les faits n'apparaissent pas d'une gravité telle qu'ils méritent une autre mesure. Le nombre des mesures de réparation réalisées est passé de 5 000 en 1997 à 7 700 en 1999. C'est une des priorités d'actions retenues. Je souhaite souligner le caractère très positif de cette mesure quand une réparation même partielle a pu être réalisée par le mineur à l'égard de la victime ou quand ce dernier a réalisé une réparation au profit de la collectivité, qu'il s'agisse d'une école, d'une société de transports, d'une collectivité locale ou d'une société d'HLM.

    En deuxième lieu, une mesure de liberté surveillée permet une prise en charge éducative avant jugement lorsque le mineur reste dans sa famille.

    En troisième lieu, une mesure de placement peut être ordonnée s'il apparaît nécessaire pour le mineur ou, au regard de la gravité des faits commis, de l'éloigner de son milieu de vie. Une telle mesure peut être accompagnée d'une mesure de contrôle judiciaire qui fixe des obligations au mineur.

    Le gouvernement a décidé, lors des conseils de sécurité intérieure du 8 juin 1998 et du 7 janvier 1999, dans le cadre du plan de lutte contre la délinquance juvénile, de développer très fortement les capacités de prise en charge des mineurs délinquants. Des objectifs ont été fixés, notamment développer les mesures de réparation, créer cinquante centres de placement immédiat et cent centres éducatifs renforcés d'ici à la fin 2001.

    Une augmentation sans précédent des moyens a été décidée en faveur de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse : la création de 1 000 emplois d'éducateurs sur trois ans. Cette direction, il faut le rappeler, connaissait le même nombre d'éducateurs en 1997 qu'en 1983, soit 3 000 éducateurs alors que je soulignais précédemment la hausse forte des faits de délinquance.

    Dès le budget 2000, 380 emplois ont été créés, 300 surnombres autorisés, des moyens ont également été attribués au fonctionnement du secteur associatif habilité. Un concours exceptionnel permettant de recruter des personnes ayant déjà travaillé trois années dans le domaine social ou scolaire a pu se mettre en place dès l'automne 1999 pour une arrivée en service de 167 éducateurs au 1er mars 2000. Ils bénéficient d'une formation en alternance durant la première année de fonctions. Il s'agit de répondre à l'augmentation importante du nombre de mesures pénales ordonnées, hausse qui correspond à l'augmentation de la délinquance des mineurs. Au début des années 1990, les services du secteur public de la protection judiciaire de la jeunesse exerçaient 12 000 mesures à l'égard des mineurs délinquants par an ; ils ont exercé 25 500 mesures en 1999.

    En 1999, à moyens constants pour le secteur public, 14 foyers ont été transformés ou créés en centres de placement immédiat, afin de répondre aux demandes des magistrats de placement en urgence. Neuf centres seront créés en 2001, dix autres transformés. Trente-sept centres éducatifs renforcés ont ouvert ou reçu une autorisation d'ouverture ; dix-huit projets sont en cours d'examen pour l'année 2000.

    La création de ces centres répond à trois objectifs.

    Tout d'abord, l'organisation de l'accueil immédiat. Cette question demeure une source de tensions entre juridictions et services. Son organisation est complexe, parce qu'elle nécessite une forte coordination entre secteur public de la protection judiciaire de la jeunesse, secteur associatif habilité et service de l'aide sociale à l'enfance. Certains départements ont su organiser une permanence d'accueil chaque semaine. Je citerai l'exemple de l'Essonne. J'ai pour objectif que tous les grands départements parviennent à une telle organisation.

    Ensuite, la spécialisation d'un nombre important de foyers du secteur public dans l'accueil immédiat doit, à terme, favoriser le développement de réponses utiles. Il faut aussi noter qu'une telle spécialisation conduit à un nouveau travail sur les pratiques professionnelles : l'urgence est un métier particulier. Des formations seront engagées sur ce thème à l'automne.

    Deuxième fonction, l'organisation de séjours de rupture. Pour certains mineurs, il apparaît indispensable de créer une rupture avec leur environnement quotidien, notamment quand celui-ci entraîne une participation régulière à de nombreux actes de délinquance communs à nombre de jeunes sur un même quartier.

    Nous avons donc fortement mis l'accent sur les centres éducatifs renforcés.

    En janvier 2000, deux journées de travail ouvertes par Mme Élisabeth Guigou ont rassemblé l'ensemble de ces structures. Le bilan paraît aujourd'hui intéressant. Les rapports d'inspection ont souligné que si la mise en place fut complexe, sans doute parce que rapide, ce secteur est à ce jour stabilisé, si je puis dire. Ces centres ont accueilli près de 800 mineurs, dont un tiers était préalablement incarcéré. A la fin de l'année 2000, plus de 350 mineurs pourront être accueillis dans ces centres. L'encadrement constant de 5 à 6 jeunes par 5 à 6 professionnels sur une durée de trois à six mois favorise réellement la réinsertion des jeunes. Grâce à un cadre d'activités très élaboré, ces jeunes arrivent à construire une autre relation avec les adultes. Il est vrai que le premier mois de séjour est souvent difficile et parsemé de situations de violence ; cela s'améliore au bout de trois mois. Le retour constitue un passage délicat, mais plus des deux tiers de ces mineurs ont su retrouver une situation stabilisée et ont accédé à des dispositifs d'insertion.

    Le troisième objectif, à travers l'ensemble des structures développées aujourd'hui, est de reconstruire un encadrement plus fort des mineurs placés. Les années 1970/1980 ont été marquées par un travail éducatif qui privilégiait l'adhésion du mineur à la mesure. De manière générale, l'internat a été largement remis en cause. Aujourd'hui, la direction de la PJJ a engagé une réflexion professionnelle pour construire des modalités de travail éducatif auprès des mineurs qui prennent en compte la notion de contrainte - la décision de justice est la première décision d'autorité - et leur permettent d'élaborer, avec un encadrement d'adultes suffisamment cohérent et construit, un autre rapport avec le monde adulte, en tout cas des rapports qui ne soient pas fondés sur la seule violence.

    En conclusion, je voudrais souligner deux questions.

    Les professionnels de l'éducation spécialisée sont aujourd'hui « bousculés » par les fortes évolutions sociales et culturelles auxquelles nous sommes confrontés. Il nous appartient donc de construire des références pédagogiques et de travailler sur les savoir-faire.

    La direction de la PJJ ne peut travailler seule sur cette question. Il convient d'_uvrer dans un partenariat étroit avec l'ensemble des acteurs et des institutions appelées à intervenir, qu'il s'agisse des services de police et de gendarmerie, des conseils généraux ou de l'Education nationale de même qu'avec la direction des hôpitaux avec laquelle j'ai entrepris très récemment un travail sur les adolescents dits «border line».

M. le Président : Vous avez défini une politique qui se met en place, des intentions, des pistes très intéressantes. Nous ne pouvons que partager ces objectifs.

    De quels moyens disposez-vous pour vous assurer que cela se passe vraiment comme vous le souhaitez dans le système pénitentiaire ? Lorsque je me suis rendu en établissement, j'ai rencontré des surveillants totalement désemparés, estimant que la délinquance des jeunes constituait une bizarrerie. Vous dites que vous allez les former, mais on a le sentiment de personnes totalement débordées par le sujet dans une incompréhension totale. De quels moyens disposez-vous donc pour contrôler que les actions que vous décidez sont effectives ?

    Quelles relations entretenez-vous avec les magistrats, car l'on constate une grande absence des magistrats dans les prisons, en dehors du juge de l'application des peines dont c'est le métier ? Comment coopèrent les magistrats à cette politique que vous souhaitez mettre en place, notamment en milieu pénitentiaire ?

    Enfin - vous avez commencé de l'évoquer avec les structures de placement - quelles alternatives à l'enfermement ? Les jeunes détenus sont souvent très frustres, issus de milieux extrêmement pauvres, et généralement ne comprennent pas pourquoi ils sont là. Ils attendent que cela se passe et on n'a pas le sentiment que beaucoup d'entre eux sortiront de prison très changés.

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Je ne pourrai parler des moyens de contrôle à la place de Mme Viallet, directrice de l'administration pénitentiaire. Je soulignerai simplement que l'un des objectifs premiers consiste à travailler à la formation des surveillants postés. Nous allons spécialiser l'encadrement des mineurs, avec pour objectif d'avoir en permanence les mêmes surveillants dans les quartiers des mineurs, afin d'éviter le tour de rôle qui existe à l'heure actuelle dans les autres unités pénitentiaires. Sans spécialisation et sans permanence, il est très difficile de travailler sur ce sujet.

    Sur les relations avec les magistrats, nous avons demandé à plusieurs reprises - cela existe, non dans toutes les juridictions, mais dans une grande majorité - que des commissions de travail rassemblent le juge des enfants, le juge de l'application des peines et les services déconcentrés de nos directions pour assurer un suivi des mineurs incarcérés. En Région parisienne, elles se réunissent très régulièrement dans tous les départements parisiens pour examiner la situation des mineurs incarcérés chaque mois. C'est plus inégal en province, mais, à l'inverse, en province, nous avons des relations de proximité plus grandes. Nous constatons aussi que le juge des enfants ne visite pas souvent les mineurs - loin de là - ni les parquets des mineurs. C'est l'une de nos préoccupations.

    Sur les alternatives à la prison, c'est tout le travail engagé par ma direction pour construire une capacité de prise en charge suffisamment structurée à l'égard des mineurs. Aujourd'hui, l'accent est mis sur le développement de l'hébergement, sur le placement à travers l'accueil d'urgence et les centres de placement immédiat et, seconde structure, les centres éducatifs renforcés, lesquels permettent des séjours courts et de couper réellement une relation avec un quartier et de créer une autre relation éducative avec les jeunes.

    De quels moyens disposons-nous ? J'ai indiqué qu'en matière de centres éducatifs renforcés, le programme fixé par le gouvernement consiste à atteindre cent structures d'ici à la fin 2001. À l'heure actuelle, trente-sept centres ont ouvert ou vont ouvrir avant l'été. Nous pensons aboutir à soixante créations à la fin de l'année, chacune de ces structures n'accueillant que cinq à six mineurs. C'est la raison pour laquelle je disais que nous aboutirons à une capacité de prise en charge à un jour j de 350 mineurs à la fin de l'année.

    Les centres de placement immédiat sont des structures accueillant une dizaine de mineurs, que nous allons spécialiser dans l'urgence. C'est un sujet difficile qui ne recueille pas toujours l'assentiment de l'ensemble des professionnels, mais il me semble déterminant, car, en l'absence de solution, le jour de la présentation du mineur, ce dernier peut faire l'objet d'une incarcération, faute d'alternative. Il est donc impératif que nous parvenions à construire mieux l'accueil d'urgence dans chacun des départements ; c'est un sujet complexe, non encore résolu dans tous les départements. C'est un objectif important pour les deux ou trois années à venir.

M. Jacky DARNE : Je vous prie d'excuser par avance le flou de ma question.

    Je reviens sur la conclusion de votre intervention. Vous avez indiqué que l'on ne pouvait rien faire seul, d'où la nécessité d'un partenariat. C'est là une idée un peu «tarte à la crème» que l'on retrouve en permanence.

    Chacun parle de partenariat mais recherche en réalité quelque chose qui est de l'ordre de la coordination d'actions, chacun restant chez soi. Or en matière d'action en direction des mineurs, les intervenants au titre des administrations ou des collectivités sont divers. Il est utile d'aller au-delà de la coordination et d'un partenariat un peu formel. L'efficacité appelle une vraie coopération entre les intervenants et un chef de file, une personne capable d'individualiser la relation avec le mineur, de savoir qui peut répondre de lui, le suivre, assumer finalement la responsabilité du suivi. Estimez-vous que l'organisation administrative de notre pays, qu'il s'agisse des collectivités locales ou de l'administration elle-même, permet une vraie réponse ? Créer des institutions, établir des budgets, c'est bien. Moi, je constate, en tant que maire, que si les intervenants sont nombreux autour de la table dans la journée, quand il s'agit d'être présent pour un mineur à dix ou onze heures du soir, on ne les trouve plus.

    Lorsque nous voulons définir pour un individu un suivi cohérent englobant tout à la fois le problème de la famille, de l'école, de la formation, du logement, les intervenants sont nombreux entre l'ANPE, les acteurs médico-sociaux, la PJJ et autres, mais il existe peu de structures capables de réponse. Ne conviendrait-il pas de décloisonner les administrations et les métiers, organiser une mobilité, afin que chacun ne se referme pas sur son métier ? Vous disiez que vous formiez les surveillants. Où sont les compétences, jusqu'où chacun peut-il aller ? Les éducateurs de la PJJ ne doivent-ils pas être des surveillants et les surveillants des éducateurs de la PJJ ? C'est un exemple, on pourrait pousser plus avant.

    Comment percevez-vous l'évolution des métiers, des compétences et la réponse à apporter aux mineurs ? Comment, par exemple, un centre de placement immédiat peut-il fonctionner, avec quel type de réponse à chaque enfant ? Vous expliquez que vous intervenez auprès des mineurs. Très souvent, les jeunes savent très bien quand ils sont pénalement responsables et quand ils ne le sont pas. Le nombre de bêtises qu'ils commettent avant et après leur majorité est différent. Comment se passe la transition entre le moment où un jeune est mineur et le moment où il ne l'est plus ? Vos services continuent-ils à s'en occuper jusqu'à leurs vingt-deux ans ou cessent-ils de s'en occuper à leur majorité ?

Mme Sylvie PERDRIOLLE : En ce qui concerne le partenariat, je rejoins votre analyse. Je tente pour ma part d'engager une coopération active. Je m'appuierai sur deux exemples. Le premier concerne la santé mentale des adolescents. Au regard de ces adolescents qui posent d'extrêmes difficultés en raison de comportements parfois très violents, chaque administration est compétente, mais dans son champ. Nous avons engagé une action avec le directeur des hôpitaux pour élaborer un travail commun et non pas simplement conjoint. Concrètement, dans les Hauts-de-Seine, nous avons construit un service d'hébergement individualisé, composé d'une équipe éducative de trois ou quatre éducateurs qui suivent quinze adolescents très en difficulté. Les hôpitaux ont dégagé un médecin psychiatre qui intervient très régulièrement dans ce service et nous avons noué une collaboration très étroite entre les services hospitaliers des Hauts-de-Seine et notre service, qui permet d'accueillir les mineurs en situation de crise dans des lits d'hôpitaux et d'engager dans le même temps un suivi pluridisciplinaire.

    Le second exemple est celui du travail que nous avons engagé avec l'Education nationale sur les classes-relais, puisque, à l'origine, les classes-relais, programme très fortement repris, consistent en un éducateur-un enseignant qui prennent en charge une dizaine de jeunes pour les rescolariser. Nous menons une coopération très active autour des mineurs et non uniquement dans le cadre de réunions de travail. Le programme des classes-relais se révèle aujourd'hui extrêmement positif. La direction de la PJJ ne peut suivre à la hauteur du monde de l'enseignement, puisque nous comptons 3 000 éducateurs et plus d'un million d'enseignants. Nous évaluons la situation de chaque mineur pris en charge, de l'arrivée à la sortie. Ces mineurs déscolarisés se retrouvent pour 70 % d'entre eux dans un dispositif d'insertion. Ce type d'action me semble positif, car nous assurons la prise en charge immédiate des jeunes.

    L'organisation administrative de notre pays est une question complexe. Dans le champ de l'enfance, les intervenants sont très nombreux. En tout cas, le ministère de la Justice travaille conjointement avec les conseils généraux, car nous partageons des compétences dans le même secteur. A ce titre, le travail est engagé de manière plus précise.

    Cela dit, je ne crois pas qu'il faille s'acheminer vers une confusion des métiers. Il est plus important, selon moi, de travailler sur la pluriprofessionnalité dans des cadres cohérents, construits, de travail précis à l'égard des mineurs. Au début des années 80, cette question avait été envisagée pour la police. Je ne suis pas certaine que ce soit aujourd'hui l'axe de travail retenu. Nous avons davantage le souci de mieux connaître chacune des institutions et de parvenir à un travail pluriprofessionnel, plus précis, plus construit et plus encadré.

M. Jacky DARNE : Les intervenants professionnels ont des compétences. Chacun ne peut être tout à la fois psychologue, orienteur professionnel, conseiller, chacun a sa compétence et il ne s'agit pas de la nier. En même temps, si un individu mineur est entouré de dix personnes, comment voulez-vous que l'on s'y retrouve entre celui qui s'occupe de la tête, l'autre du physique, le troisième de la formation, le quatrième du cadre parental... ? Dès lors que l'on arrive à réunir dix personnes, il s'agit de savoir qui est capable de faire travailler le jeune ? Si on décide qu'un jeune est apte à faire du foot, c'est l'entraîneur qui devait être chargé par les autres d'être le psychologue, l'orienteur, le père, la mère, le copain. Celui qui concentre cet ensemble de fonctions est le vrai médiateur, le déclencheur de la socialisation : pour l'un sortir de la drogue, pour l'autre se marier, en tout cas se situer normalement et trouver un repère. Cela passe par quelque chose auquel nos intervenants ne parviennent pas, car précisément, ils sont éclatés. Je comprends cette envie de fonder son action sur des savoirs professionnels, mais, tant pis !, moins de compétences est préférable ou alors des compétences en arrière-plan. Le médiateur doit cependant rester au c_ur d'une équipe qui peut servir à analyser la situation pour éviter les erreurs, car personne n'en est à l'abri.

    J'ai le sentiment qu'aujourd'hui ce qui manque aux mineurs c'est le repère, paternel d'une certaine façon, la référence. Notre organisation administrative est compliquée. Vous disiez travailler avec le conseil général. Or il ne sait comment gérer ce type de problème ; il essaye alors de contracter avec les communes en leur expliquant qu'il faut créer des comités. Le conseil général est une structure lointaine ; or la connaissance des problèmes passe par l'immeuble, le quartier : elle est d'une dimension plus immédiate. Sans contester la mobilisation de moyens d'autres collectivités, j'estime que le lieu principal de la coordination est la commune et, si on le pouvait, le quartier. Je trouve que notre administration souffre d'un manque de souplesse et d'organisation.

M. le Président : Il est intéressant que Mme la directrice réagisse aux propos d'un praticien. M. Darne est député-maire de Rillieux-la-Pape dans la banlieue lyonnaise. C'est un homme de terrain et de tête !

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Je rejoins tout à fait M. Darne. Au regard de la multiplicité des interventions sociales auprès des familles et des jeunes, comment construire un chef de projet ou un chef de file plutôt que de morceler les interventions ? Je crois que nombre de recommandations s'inscrivent à l'heure actuelle en ce sens, sans même modifier l'organisation administrative que nous connaissons. Sur ce point, je me rallierai à une proposition qui permettrait de dégager un intervenant référent. Je soulignerai cependant un autre point : ma direction a affaire aux mineurs, au noyau des jeunes les plus confrontés à la violence ou à ceux qui commettent les infractions les plus répétées et les plus graves. Nous avons besoin d'une palette d'interventions, car il n'y a pas de réponse ni magique ni unique à offrir à ces jeunes. Nous constatons que c'est après deux, trois ou quatre tentatives, qu'un accrochage est enfin engagé avec un adulte et que sa réinsertion s'amorce. Dans ce secteur, nous avons besoin de professionnels suffisamment construits et stables.

    Qui plus est, en détention, on ne peut omettre le métier de la garde. Le surveillant est le premier référent, car c'est lui qui est quotidiennement présent. La mission de la DPJJ est de conserver le fil conducteur avec l'extérieur et de pouvoir à tout moment assurer une continuité du travail social au moment de la sortie, le suivi du mineur, la caractéristique de l'incarcération des mineurs étant sa brièveté. Il est donc extrêmement important de ne pas perdre le fil et d'assurer aussitôt une prise en charge après la sortie.

M. Jacky DARNE : Vous avez indiqué que vous aviez formé les surveillants. Cela va dans le sens que j'indiquais : le surveillant est présent, il est un interlocuteur et peut avoir une dimension multiple.

    Combien de temps dure cette formation ? Combien d'heures ? Quels programmes ?

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Les surveillants ont reçu deux semaines de formation avec une prise de connaissance du travail réalisé dans les services de la protection judiciaire de la jeunesse pour permettre une meilleure collaboration ou coordination et une meilleure connaissance des mineurs placés, puisque, comme le disait M. le Président, les surveillants s'interrogent sur les mineurs. Par conséquent, pendant quelques jours, ils sont confrontés à ces jeunes en d'autres lieux afin de leur faire comprendre qu'une action éducative est possible et que l'on peut construire quelque chose avec eux. Parallèlement, il existe une formation au droit des mineurs, et aux façons d'appréhender les situations de violence et d'intervenir. Tel est le programme. Je ne dis pas qu'il est complet. Nous commençons.

M. Jacky DARNE : Au cours des visites de prison, les surveillants m'ont dit qu'ils n'avaient souvent pas le temps de suivre les formations, par insuffisance d'effectifs.

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Celle à l'instant évoquée est obligatoire.

M. Jacky DARNE : Par ailleurs, ils expriment le souhait d'élargir le champ de leurs compétences. Ils ont conscience de leurs difficultés à répondre à la demande et sont les premiers à dire qu'ils pourraient faire davantage, qu'ils ne veulent pas se contenter d'ouvrir et de fermer les portes. Ils nous l'ont précisé ici, ils l'ont exprimé sur place. Ils souhaiteraient faire davantage notamment avec les mineurs, mais ils n'ont pas le savoir-faire.

M. Claude GOASGUEN : Le sujet déborde largement le problème pénitentiaire pour devenir un problème de société, dans la mesure où il touche à la violence et à la délinquance des jeunes. C'est là une préoccupation prioritaire des années que nous traversons et probablement des décennies à venir.

    Ma remarque porte sur l'effroyable éclatement du traitement pénitentiaire et du traitement tout court des jeunes. Cet éclatement s'explique par l'affaiblissement quantitatif dans la période des années 80 du nombre d'incarcérations. Il se comprend d'autant moins que l'on enregistre une croissance exponentielle.

    La question que je me pose est la suivante : s'il peut être contesté pour les adultes, l'aspect éducatif ne peut l'être pour les jeunes ; il est au c_ur de la réinsertion. Si, en effet, on peut se poser la question pour une personne incarcérée de cinquante ou de soixante ans, pour le mineur, la question éducative est liée à la question pénitentiaire. Ne pourrait-on, imaginer un système qui donne une spécificité administrative complète, unitaire, au système de traitement de la délinquance des jeunes ?

    Par ailleurs, que pensez-vous des établissements spécialisés éducatifs et de cette idée qui a couru sous son aspect péjoratif il y a des décennies concernant ce que l'on appelait «les maisons de correction», qui revient aujourd'hui sous un aspect beaucoup plus conforme à l'humanité et à la réinsertion : l'établissement spécialisé ?

    Je suis enseignant, professeur, inspecteur général de l'Education nationale. Ce que vous avez dit des classes-relais, je n'en partage pas un mot, pas un seul. Si vous le voulez, je vous enverrai les rapports de l'Inspection générale de l'Éducation nationale sur le sujet. Si les classes-relais sont un succès c'est un succès qui se camoufle et qui se camoufle au fond des écoles, car je vous invite à aller les visiter. Voilà une bonne idée, M. le Président : en même temps que les prisons, visitons les classes-relais ! Vous constaterez qu'elles sont souvent l'endroit où l'on ne pénètre pas. Je trouve méritoire que magistrats et professeurs continuent à essayer de gérer dans ce contexte. Souvent, la classe-relais est le lieu où l'on met le caïd. Etre dans une classe-relais ne participe pas à la réinsertion, c'est probablement une gratification dans un climat de violence où l'organisation sociale est totalement pervertie. Etre dans une classe-relais c'est la consécration du fait que l'on est hors normes et que, par conséquent, l'on détient un pouvoir par rapport à ses camarades qui, eux, n'ont pas «la compétence» d'y aller. Je ne crois donc pas que le système éducatif français soit pour le moment en mesure de contrôler la montée en force de la violence. Je trouve que, s'agissant des jeunes, nous avons une inaptitude profonde à traiter l'aspect éducatif.

    Sur le principe, êtes-vous favorable à des établissements spécialisés, édulcorés ? Y réfléchissez-vous dans votre direction ? Avez-vous des contacts et avez-vous engagé des travaux avec d'autres ministères, notamment celui de l'Éducation nationale à ce sujet ? Avez-vous des réflexions personnelles à cet égard, quitte à sortir peut-être de votre strict rôle administratif ? Dans la mesure où vous êtes quotidiennement confrontée au problème, peut-être vous vient-il de temps à autre l'idée d'un aménagement administratif plus conforme aux besoins sociaux dont on voit bien, désormais, qu'il faut les traiter d'une façon plus conforme à nos traditions de respect de l'individu et des droits de l'homme.

M. Hervé MORIN : Quel a été votre cursus professionnel pour exercer votre actuelle fonction ?

    Connaissez-vous le taux de récidive des adolescents ?

    Vous avez déclaré que, par nature, les adolescents et les jeunes avaient des courtes peines. En les rencontrant, j'ai eu le sentiment de voir des jeunes, devenus vieux, mais qui avaient subi de longues peines. J'ai rencontré Patrick Henry dont on a parlé ; il a passé un long temps en prison.

M. le Président : C'est un cas exceptionnel.

M. Hervé MORIN : J'ai également rencontré celui qui a inspiré le film «L'appât».

M. le Président : Ils n'en restent pas moins des cas exceptionnels.

M. Hervé MORIN : Pas tant que cela !

M. Bruno LE ROUX : Je voudrais poser une question sur le travail d'intérêt général, notamment des mineurs, sur les enseignements que vous pouvez en tirer, notamment pour l'avoir mis en place depuis plus d'une dizaine d'années. Je partage assez l'opinion de M. Goasguen sur les classes-relais. En même temps, sur la foi des chiffres qui m'ont été transmis par les services de l'État sur le travail d'intérêt général des mineurs, je tire le constat que, sur les postes créés dans ma ville, la réussite dépasse 86 % de jeunes qui n'ont plus jamais été confrontés au système judiciaire après être passés par le travail d'intérêt général. Certes, il s'agit d'un investissement lourd en matière de formation au quotidien pour les services municipaux. Ne pensez-vous pas que le mouvement s'est rapidement essoufflé alors qu'il a enregistré de bons résultats ? Les chiffres ne sont pas très différents dans les autres villes ayant mené cette expérience. Or elle n'a pas été relayée par l'Etat, même si lui-même ne peut s'appuyer que sur la volonté des élus locaux pour mettre en place une telle politique. On ne perçoit guère de mobilisation de l'Etat alors que, pour autant, l'action existe et qu'elle semble obtenir de bons résultats. N'y a-t-il pas là une contradiction à dépasser ?

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Au sujet des classes relais, je ne voudrais pas que mon propos soit mal compris. Par cette action, nous répondons à la question de l'Éducation nationale et à la prise en charge de la violence. Nous répondons ponctuellement à la situation de quelques jeunes. J'ai mis l'accent sur la coopération positive entre les deux administrations.

    Sur les établissements spécialisés, ma réponse serait la suivante : nous essayons de reconstruire de petits internats, permettant d'accueillir des mineurs dans le cadre de l'urgence ou de l'éloignement, ce qui répond à cette notion d'établissement spécialisé éducatif pour mineurs délinquants, l'encadrement n'étant qu'éducatif dans les deux cas de figure. J'ai indiqué que l'internat avait été quelque peu dévalorisé ou délaissé dans les années soixante-dix/quatre-vingt alors que nous sommes aujourd'hui sur un chantier visant à redonner des fondements, des références pédagogiques, à reconstruire de petits internats permettant un accueil mieux structuré que ce ne fut le cas jusqu'à présent.

M. Claude GOASGUEN : Comment choisissez-vous les mineurs ?

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Les magistrats placent les mineurs. Par conséquent, nous ne les choisissons pas nous-mêmes ; simplement, nous proposons aux magistrats des fonctions d'accueil sur les centres de placement immédiat correspondant à ces jeunes. Les places d'accueil sont réservées à des mineurs délinquants, présentés pour des faits graves, éventuellement réitérants. Les analyses dont nous disposons, aussi bien sur les centres éducatifs renforcés que sur les centres de placement immédiat, indiquent qu'environ 25 % d'entre eux sortent de prison, tous ayant été placés après un parcours délinquant important.

M. le Président : Je vous remercie de répondre ainsi à M. Goasguen, car je m'aperçois que je vous avais posé une question sur vos relations avec les magistrats, à laquelle vous n'avez pas répondu - par distraction...

Mme Sylvie PERDRIOLLE : J'ai parlé des commissions de suivi composées de magistrats.

M. le Président : Vous dépendez beaucoup de la décision des magistrats. J'en connais qui emprisonnent facilement, d'autres qui ne veulent surtout pas emprisonner. Vous êtes réduits à lire et à relire les circulaires de la garde des sceaux...

Mme Sylvie PERDRIOLLE : Vous m'avez posé une question sur mon cursus professionnel : je suis magistrate. J'ai été juge d'instruction, juge des enfants, juge aux affaires familiales. J'ai exercé préalablement des responsabilités au ministère de la Justice, à la direction des affaires criminelles, puis à la direction de la protection judiciaire de la jeunesse. J'ai ensuite fait un court séjour à l'IGAS avant d'être appelée à mes fonctions actuelles.

    En matière de récidive, nous ne disposons malheureusement pas d'études récentes sur les mineurs que nous suivons. C'est un manque auquel nous devons remédier. En revanche, nous disposons d'études constantes des services de police et de gendarmerie, lesquelles montrent que, sur une même année, 80 % des mineurs ne sont arrêtés que pour un seul fait ; 20 % d'entre eux répètent des faits de délinquance et 10 % répètent plus d'une dizaine de faits. C'est dire un petit noyau qui répète de très nombreuses infractions.

    Sur les récidives après prise en charge, les évaluations les plus récentes portent sur la prise en charge dans les centres éducatifs renforcés ou bien sur la prise en charge après une mesure d'intérêt général ou une mesure de réparation. Une autre étude récente a été effectuée à partir des CPAL. Heureusement, nous ne retrouvons pas comme majeurs tous les mineurs qui ont été suivis et non plus tous les mineurs les plus réitérants. Mais je ne dispose pas de données plus précises par défaut d'études récentes, les dernières remontant aux années quatre-vingt.

    Au sujet des courtes peines, je précise mes propos : la durée moyenne de détention provisoire des mineurs est d'un à deux mois. En revanche, lorsqu'il y a une peine d'emprisonnement, il s'agit d'affaires criminelles, de meurtres ou de viols, et alors de longues peines sont administrées qui peuvent aller jusqu'à quinze ou vingt ans d'emprisonnement. La très grande majorité des mineurs n'est incarcérée que pour une période d'un à deux mois ; un très petit nombre connaît de très longues peines d'incarcération.

    Le travail d'intérêt général présente effectivement un intérêt réel pour les mineurs. D'une certaine manière, le développement récent de la mesure de réparation a pris le pas sur le développement du travail d'intérêt général. L'accent a moins porté sur le travail d'intérêt général auprès des juridictions, mais nous pourrions certainement mettre l'accent sur cette peine et développer nos efforts à ce titre, car, dans certains cas, qu'il s'agisse de mesures de réparation ou de travail d'intérêt général, les résultats sont intéressants.

M. le Président : Les élus ici présents en ont conscience. J'ai moi-même à connaître des exemples positifs de cette mesure dans la ville de Vienne et alentours dont je suis élu. De vraies réussites sont enregistrées.

Audition de M. Gilbert BONNEMAISON,
député-maire honoraire

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 7 juin 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

M. Gilbert BONNEMAISON est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gilbert Bonnemaison prête serment.

M. le Président : Monsieur Bonnemaison, vous avez rendu un rapport sur la modernisation du service public pénitentiaire, quelle analyse portez-vous sur ce que l'on en a fait ?

M. Gilbert BONNEMAISON : Je pense qu'il était possible d'aller beaucoup plus loin dans sa réalisation, mais sa mise en _uvre a été singulièrement compromise par le fait que je m'étais rangé à l'avis du gouvernement, lequel m'avait demandé de ne pas faire état d'une disposition considérée à l'époque comme essentielle par les syndicats : la mise en application de la bonification dite «du cinquième».

    Quand j'ai rédigé ce rapport, plusieurs mouvements sociaux étaient en cours dont un, particulièrement dur, celui des infirmières. Tous les mouvements sociaux de l'époque dans la fonction publique réclamaient des améliorations du régime des retraites. Le Premier ministre m'avait précisé : « Si jamais le rapport préconise l'adoption de la bonification du cinquième, nous refuserons de la décider. Au surplus, l'effet serait catastrophique sur l'ensemble des autres professions.» Après maints débats, j'avais été amené à déclarer au Premier ministre et à ses conseillers que cela entraînerait immanquablement, avec une violence redoublée, la reprise du mouvement de grève que j'avais, un temps, réussi à interrompre un mois avant. J'avais ajouté, mais cela reste entre parenthèses, que ce serait pour moi une sorte de suicide politique. Cela s'est avéré vrai pour le rapport qui, dans l'effervescence générale, n'a pu être étudié en détail de façon sérieuse. L'absence de référence à la bonification du cinquième a remis le branle-bas dans les prisons, avec, ce que je continue de regretter, le non-respect des dispositions du statut spécial des fonctionnaires pénitentiaires. J'avançai alors auprès des conseillers du Premier ministre qu'il convenait de donner la bonification du cinquième ou une formule proche que j'avais étudiée et qui ne figure pas non plus dans le rapport - pour les mêmes raisons -, en contrepartie d'une négociation englobant le respect du statut spécial.

    Dans la mesure où les surveillants demandaient à bénéficier d'une disposition qui existe pour les autres métiers de sécurité - j'avais fait écrire dans la loi de 1987 que l'administration pénitentiaire participe à la protection de la sécurité - il eût été normal d'astreindre les surveillants au respect élémentaire d'une règle qui s'applique à eux comme aux autres métiers de sécurité.

    Que des fonctionnaires chargés de surveiller les détenus violent la loi devant les portes des établissements, quand ce n'est pas à l'intérieur, m'a toujours paru un exemple abominable. Quand on enferme des gens au motif qu'ils n'ont pas respecté la loi, ceux qui appliquent la sanction se doivent de la respecter eux-mêmes.

    Malheureusement, je n'ai pu réaliser cela et la bonification du cinquième a été ensuite accordée sans aucune contrepartie ; l'on voit ainsi se perpétuer les mêmes errements regrettables.

    Pour l'anecdote, je me souviens, questeur de permanence, m'être retrouvé seul en séance avec le rapporteur sur un projet de loi émanant de la commission des affaires sociales visant à accorder la bonification du cinquième aux contrôleurs aériens. J'ai ressenti quelque émotion et une forte envie, ce soir-là, de repousser ce texte, même si j'étais un député discipliné. Mon sens du devoir l'a emporté et j'ai voté la bonification du cinquième pour les aiguilleurs après avoir tant souffert de ne pas l'avoir obtenue pour l'administration pénitentiaire. La vie parlementaire présente parfois des ironies - j'y repense souvent.

    Nombre des propositions formulées il y a dix ans dans mon rapport restent, me semble-t-il, valables, sous réserve d'inventaire, voire d'actualisations. Vos questions éventuelles me permettront d'entrer dans leur détail.

    Je vous dirai en préambule ma conviction, forte hier, plus forte encore aujourd'hui, que vider les prisons de leur trop plein et créer les moyens d'interdire la reproduction de celui-ci par le numerus clausus est le seul moyen de résoudre le problème des prisons. Mais, par ce moyen, ou par la libération conditionnelle, il ne peut s'agir de lâcher les personnes dans la nature sans encadrement ou en se contentant d'un semblant de contrôle. Ce serait inéluctablement vouer ces expériences à l'échec, les mettre à la merci, au premier incident, des professionnels de la démagogie. Ils paraissent somnolents, ils n'ont pas cessé d'exister.

    Il faut donc se décider, enfin, à se doter d'un milieu ouvert solide et important et le mettre en _uvre avec une logistique rigoureuse tant pour la formation des personnels que pour l'action sur le terrain. Il faudra autour de lui établir de fortes solidarités, pas seulement policières. L'ensemble de la population, y compris, et peut-être surtout, la plus démunie, doit être sensibilisé. Cela implique de mettre en _uvre des moyens puissants de communication. Je suis consterné de constater que l'on s'apprête à renouveler les erreurs du passé en construisant à nouveau des prisons dispendieuses et dangereuses, en supprimant de surcroît les maisons d'arrêt de centre ville au lieu de les rénover et de les restructurer, ce qui est cependant possible ; j'en ai vu maints exemples en Angleterre, aux États-Unis et en France. Quand on connaît les coûts divers de l'éloignement entre les prisons et les palais de justice ou entre les détenus et leur famille, c'est aberrant socialement et économiquement.

    Je me souviens des débats parlementaires de 1987 et des années suivantes. La construction de 15 000 places de prisons devait régler les problèmes de sécurité dans notre pays. Subsidiairement, le problème des droits de l'homme consécutif à la surpopulation des maisons d'arrêt devait être résolu.

    Vous êtes réunis pour dresser le constat de ce qu'il en advint.

    Dès le mois de décembre 1987, le garde des sceaux d'alors reconnaissait devant la commission des lois qu'il était déjà envisagé de placer deux lits dans les cellules construites pour une personne. La porte aux dérives était ouverte avant même la construction ! Quatre-vingt-dix pour cent des personnes arrêtées pour faits de délinquance n'étaient pas incarcérées. Il en va de même aujourd'hui.

    Il faut savoir que 97 000 personnes étaient incarcérées en 1980, 80 000 en 1996 pour la seule métropole. On a réussi le tour de force surprenant de sanctionner moins de monde en incarcérant aussi mal, après avoir construit quelques 18 000 places de prison, et dépensé combien de milliards en frais de construction et de fonctionnement sans rien consacrer au milieu ouvert ! On avait, pour payer une partie de ces places, supprimé des crédits et des postes d'éducateurs.

    Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, c'était pourtant dans le milieu ouvert, là où vivent nos concitoyens, délinquants y compris, qu'il fallait impulser les moyens pour intervenir massivement. Hélas, nous sommes toujours à côté de la plaque !

    Les mesures envisagées aujourd'hui pour le milieu ouvert ne sont pas négligeables, bien que très insuffisantes. Elles auraient été très appréciables il y a quinze ans mais pour faire face aux dégâts consécutifs au choix retenu alors du tout carcéral, je suis bien obligé d'observer ce que sera à nouveau la triste réalité : elles seront tout justes capables d'accompagner la poursuite exponentielle de la dégradation de la sécurité des personnes et des biens entamés depuis plus d'une décennie. La peur des représailles qui n'existaient pas alors est devenue un mal endémique de tous les quartiers. Eussions-nous bénéficié il y a dix ou quinze ans de ce que Mme la garde des sceaux propose aujourd'hui eût été appréciable, mais c'est totalement inadapté à la situation actuelle.

    La loi sur la présomption d'innocence que vous venez de voter a heureusement décidé la mise en _uvre d'une des propositions du rapport. Elle devrait rendre plus nombreuses les libérations conditionnelles et donc faire diminuer les récidives. Mais, je le répète, une condition préside à la réussite : que les agents du milieu ouvert soient en nombre suffisant pour s'en occuper utilement, efficacement. Personne d'autre ne peut le faire, notamment pas les policiers, dont ce n'est pas le travail. Si les personnels du milieu ouvert doivent continuer à devoir suivre quelque cent cinquante dossiers, les contrôles seront quasi inexistants, comme c'est déjà le cas actuellement. Les échecs se multiplieront, les médiatisations suivront, l'émotion populaire aussi.

    Les magistrats en tireront les conséquences : pas de libérations conditionnelles, recours à l'incarcération, les prisons seront bien remplies. Il faudra quelques milliards supplémentaires pour en construire de nouvelles. Avec une grande désolation pour les droits de l'homme bafoués.

    Outre le renforcement du milieu ouvert, il faut conjointement diversifier les sanctions, les hiérarchiser, non seulement pour les prononcer, mais pour pouvoir passer, selon l'évolution des individus, de l'une à l'autre. C'est pourquoi j'ai, le premier, proposé le bracelet électronique, qui à mon sens est moins contraire aux droits de l'homme que le séjour à quatre ou cinq personnes dans une cellule pourrie prévue pour une seule. Il doit être conçu comme une étape d'un système évolutif, de gradation des sanctions.

    J'ai, au cours des années, proposé diverses autres formes de diversification des sanctions et des moyens qui n'ont jamais connu de suite...

    On m'opposera que mes propositions coûtent cher. L'insécurité violente actuelle est le prix payé pour l'inaction d'hier. Faut-il placer pour l'avenir de nouvelles bombes à retardement ? C'est la question. Il y a longtemps que la prison coûte cher et que les effets pervers de la surpopulation sont démontrés. Je dois vous redire ce que j'ai exprimé depuis le début : quand la commission des maires que je présidais en 1982, rédigeait son rapport, si j'avais, avec mes collègues, pensé qu'il suffisait de recruter des policiers ou de construire des prisons pour régler les problèmes d'insécurité, le « rapport Bonnemaison » aurait tenu en deux pages, que dis-je ! en deux mots : Recrutez ! Construisez ! Hélas, l'incarcération a un résultat inverse à celui que l'on en attend.

    La promiscuité qui règne dans les prisons, le caïdat, etc., sont incontrôlables quand il n'y a qu'un personnel pénitentiaire pour cinq détenus et que six personnes par 24 heures sont nécessaires pour assurer une présence effective et un contrôle permanent. En fait, trente agents pénitentiaires seraient nécessaires pour cinq détenus ! Mais cela coûterait plus cher encore.

    Voilà, ce qui me paraît essentiel, le reste l'est aussi, mais découle, pour être heureusement mis en _uvre, de ce qui précède.

    Monsieur le président, mesdames, messieurs, voilà ce que je désirais vous dire.

M. le Président : Etes-vous favorable à l'élaboration d'une loi pénitentiaire pour reconnaître les droits et les devoirs des surveillants et des détenus, dont on ne cesse de répéter qu'ils demeurent des citoyens et doivent être considérés comme tels ?

    Quelles mesures proposez-vous pour améliorer les conditions de travail et les conditions de vie des détenus - les deux sont liées - et pour améliorer la formation des personnels ?

M. Gilbert BONNEMAISON : Une loi, oui, bien sûr, si vous aviez le pouvoir de voter dans le même temps les crédits correspondants. Rien n'est pire dans un tel domaine que de ne pas appliquer le droit. La prison est un microcosme, tout ce qui s'y fait comme tout ce qui ne s'y fait pas se répercute et prend rapidement de l'ampleur. Pour avoir souvent parlé avec les personnels pénitentiaires, je sais combien les informations les plus ahurissantes peuvent circuler. Il faut être prudent si l'on avance une proposition. Voilà pourquoi je me suis refusé à recourir à la démagogie en proposant la bonification qui n'aurait pu être appliquée de suite. Il ne faut pas se donner le beau rôle à mauvais escient. Loi pénitentiaire, oui, mais prudence : il faudra avoir les moyens d'appliquer ce qui y figurera.

    J'avais proposé, pour les surveillants et pour les éducateurs, que l'on change les appellations. J'avais proposé «agent de justice».pour les premiers. Cela peut paraître minime, mais les mots revêtent parfois une importance et cela donnerait peut-être une autre valeur à une profession qui rencontre toujours une certaine difficulté à s'assumer.

    Quand je voyais des jeunes « éducateurs » se présenter comme tels devant des détenus de trente ou quarante ans, ancrés dans la délinquance, l'appellation me semblait saugrenue. Il faut proposer une appellation conforme aux interlocuteurs, qui rappelle le caractère judiciaire de la profession et le fait qu'ils sont là pour appliquer des sanctions. Je crois également une telle perspective nécessaire pour la formation.

    Au sein du conseil national de prévention de la délinquance, j'avais contribué à fournir des ordinateurs aux détenus. Des salles avaient été aménagées à cette fin en détention ; dans le même temps, le personnel des greffes continuait de travailler à la plume ou avec de vieilles machines à écrire. Voilà un exemple qui éclaire la nécessité de faire très attention au microcosme. La revendication des personnels de s'équiper pouvait paraître légère, elle était essentielle. J'avais également proposé qu'un plan de vie, qu'une logique de l'établissement soient débattus avec les surveillants. Je ne sais si les choses ont changé, mais les surveillants ne connaissaient rien du dispositif de sécurité applicable en cas d'incidents. Certes, en cette matière, des éléments doivent être gardés secrets, mais, à trop en faire, il ne faut pas être surpris des réactions peu compréhensibles des surveillants. Quand on ne connaît pas le dispositif général de sécurité de son établissement, cela ne fonctionne pas.

    De même, l'on ne doit jamais engager de rénovation dans un établissement pénitentiaire sans rénover les locaux affectés au personnel en même temps que la détention. Réaliser quelque chose pour les détenus sans simultanément réaliser pour les personnels pénitentiaires conduit à des déconvenues.

    Il m'a été beaucoup reproché, dans le rapport, d'avoir évoqué les détenus et pas uniquement des personnels. Comment est-il possible de parler d'améliorer la prison en ayant le souci de ceux qui sont d'un côté des portes sans prendre en compte les besoins de ceux qui sont de l'autre côté ?

    Sur le plan de la formation, sans connaître les programmes actuels, il me semble que beaucoup reste à entreprendre pour la formation initiale, sur la connaissance du droit notamment. La partie sociologie, psychologie, des programmes de la formation initiale devrait être modifiée de fond en comble. A l'époque, un surveillant n'était pas autorisé à parler avec un détenu d'autre chose que des strictes consignes de service !

M. le Président : Rassurez-vous, cela a évolué.

M. Gilbert BONNEMAISON : C'est une des propositions que j'avais faite. Quand un détenu dit à un surveillant : «Je suis ennuyé, je n'ai pas de nouvelles de ma femme depuis huit jours » et qu'il s'entend répondre «Ne t'inquiète pas, elle a de quoi s'occuper !» psychologiquement ce n'est pas excellent. Or de tels incidents sont quotidiens. Toute vérité n'est pas bonne à dire. Heureusement, sous l'effet de la montée du chômage, le bagage universitaire des surveillants s'est considérablement amélioré par rapport à une vingtaine ou à une trentaine d'années ; si l'on se donne la peine de concevoir la formation, ils sont donc tout à fait capables de la recevoir.

    Encore une fois, je reviens sur la nécessité d'un projet d'établissement afin que nul n'ignore ce qui doit se passer, pourquoi l'on entreprend telle ou telle action, quelles sont les perspectives d'amélioration. Ce savoir ne doit pas être le seul fait des chefs, mais être partagé par tous.

M. Bruno LE ROUX : Dans votre esprit, à quoi doit correspondre le milieu ouvert : à une version renforcée en moyens de ce qui existe actuellement ou doit-il fonctionner différemment ? L'on s'aperçoit en effet, à la lecture du rapport, que le milieu ouvert prend une importance capitale dans le dispositif.

    Ma deuxième question est liée à l'extension du milieu ouvert et à l'extension que pourrait connaître, dans le futur, le contrôle de peines de réparation dans notre pays, lequel reste liée à la carrière des agents de l'administration pénitentiaire. Lors de mon tour des prisons, j'ai été choqué par la désespérance de surveillants qui atteignent leur fin de carrière parfois très jeunes, dans l'incapacité de progresser, d'emprunter la moindre passerelle et surtout de l'incapacité de l'administration à reconnaître la prise de responsabilités. Pourrait-on imaginer des passerelles pour que la vie d'un surveillant ne se déroule pas uniquement en détention, que l'on ouvre au sein de l'administration pénitentiaire le champ des métiers accessibles à ceux qui n'ont de perspectives aujourd'hui qu'en détention ?

    Parmi vos propositions figurait le bracelet électronique qui sera mis en place dans les semaines qui viennent. Il existait des préventions liées à son usage afin qu'il ne concerne pas un seul type de population, laissant en détention les plus défavorisés. Cette proposition arrivant en application plus de dix ans après qu'elle ait été formulée, votre philosophie a-t-elle évolué sur cette question ? Quels conseils donner pour sa mise en place ?

M. Gilbert BONNEMAISON : Sur le milieu ouvert, il faut déjà changer les appellations, les formations et assurer des apports professionnels divers. Je me souviens que, président du Conseil national des villes, j'avais proposé à M. Balladur de lancer un appel à volontaires parmi les policiers, les gendarmes, éventuellement les douaniers, les surveillants de prison, plutôt que d'organiser des concours s'adressant exclusivement à de jeunes diplômés. Trouver quatre à cinq mille volontaires parmi ces 250 000 personnes pour s'occuper du milieu ouvert, et l'on aurait bénéficié de personnes ayant un bagage, notamment parmi les surveillants. Il est plus important d'avoir un bagage quand on travaille en milieu ouvert que pour surveiller des détenus le long d'une coursive. On récupérerait des agents ayant une pratique des publics auxquels ils se trouvent confrontés et une formation autrement plus efficace qu'une formation scolaire. Si l'on ajoute une brève formation initiale d'adaptation et des formations continues régulières, je pense que nous pourrions avoir là des personnes très rapidement opérationnelles sur le terrain. Sans parler du numerus clausus, la loi que vous venez de voter sur les libérations conditionnelles oblige à renforcer le milieu ouvert si l'on veut qu'elle prenne un tour un peu significatif. L'on ne peut se permettre de renvoyer les gens dehors avec l'encadrement dont on bénéficie à l'heure actuelle. Cela ne signifie pas que les équipes actuelles forment un mauvais encadrement mais, face à une action de masse, elles sont en nombre insuffisant. Il convient de promouvoir une logistique nouvelle et très élaborée d'interventions recourant aux forces de l'ordre. Il ne revient pas aux policiers d'appliquer des sanctions, mais ils doivent apporter la solidarité nécessaire pour faire que les propos des personnels non armés, en charge d'appliquer les sanctions, soient effectivement respectés.

    Au-delà de la police, c'est l'ensemble de la population qui doit être sensibilisé. Si l'on explique aux populations démunies que l'on est sérieusement décidé à entreprendre quelque chose pour rompre le contexte actuel, il existe des possibilités de se faire entendre dès lors que l'on atteste d'un projet sérieux et de moyens. Cela vaut aussi pour les délinquants, s'ils comprennent qu'une réponse interviendra dès la première et non la dixième incartade, comme c'est le cas quand on avance comme seule réponse la prison. J'ai connu des personnes soumises à des mesures de contrôles judiciaires qui n'avaient pas vu un contrôleur depuis trois ou six mois. Comment voulez-vous que ces personnes acquièrent le respect de la loi que l'on prétend leur rappeler quand elles se trouvent dans de telles situations ?

    Il m'est arrivé de dire à des juges que leur pratique actuelle ressemblait à des poteaux indicateurs «défense de stationner» avec une voiture au pied ! Il faut avoir commis un délit très violent ou être un bon récidiviste pour faire connaissance avec la prison ; mais, d'une certaine façon, heureusement qu'ils ne sont pas incarcérés, ce qui ne servirait qu'à finir de les pervertir.

    Pour obtenir des hommes dotés d'une certaine expérience, l'on pourrait ouvrir un concours à des chômeurs de longue durée ayant dépassé la quarantaine pour venir renforcer ces services. Il faut revenir sur l'erreur qui a consisté à recruter des emplois jeunes dans la police aux ordres du ministère de l'Intérieur sans avoir recruté autant d'emplois-jeunes dans la Justice pour participer aux missions du milieu ouvert, encadrés par les 4 000 ou 5 000 agents d'expérience évoqués précédemment. Mais je ne crois pas que l'on peut être un bon éducateur toute sa carrière à circuler à l'intérieur des quartiers. Il faut assurer un brassage de générations et de professions; Evidemment, mes propos tendent à doubler ou à tripler les effectifs de la direction de la protection judiciaire de la jeunesse et des services publics d'insertion et de probation - les anciens CPAL. Cela changerait du tout au tout les données, notamment dans les quartiers, où cela rendrait un peu de crédibilité aux conseils communaux de prévention et aux contrats locaux de sécurité si l'on savait que dès qu'une sanction - qui n'a nul besoin d'être terrible - est prise, son exécution ferait l'objet d'un suivi. Je pense que cela modifierait considérablement les données. Ce n'est pas en construisant 3 000 places de prison de plus que l'on y parviendra.

    Actuellement, le bracelet est conçu pour être relié aux téléphones, ce qui pose un problème technique. L'évolution des techniques oblige certainement à réétudier la possibilité d'une solution plus efficace, notamment grâce au recours aux satellites, qui ne permettent vraiment pas de sortir de l'endroit assigné et, si vous le faites, l'on saura vous localiser, ce qui n'est pas le cas avec le téléphone.

    Pour répondre aux critiques qui considèrent que le bracelet rappelle les poulets d'élevage ou l'esclavage, j'ai prononcé un discours muni d'un bracelet au bras, que je m'étais fait prêter par la société Bertin qui les utilise dans les centrales atomiques pour savoir où sont les agents qui travaillent dans les zones dangereuses. Au terme de mon intervention, j'ai révélé l'existence de mon bracelet et j'ai dit ne pas avoir eu l'impression de ressentir une infamie ou d'avoir donné à penser quoi que ce soit. Certes, cela oblige à avoir un veston, ou, s'il est placé à la cheville, un pantalon. C'est tout de même mieux que de partager une cellule à cinq ! Le coût en est élevé, mais il nettement moins cher qu'une journée de détention qui s'élevait, à l'époque du rapport, à 320 francs. Le bracelet coûte moins cher, mais sa valeur tient en ceci que l'essentiel du contrôle est opéré par du personnel organisé. Il est donc possible de passer du bracelet au contrôle sans bracelet ; cela impliquerait également que les comités communaux de prévention de la délinquance ou des associations trouvent un lieu d'hébergement et une occupation aux personnes sans moyens mais c'est vrai aussi de la libération conditionnelle sans bracelet.

    Mon slogan de 1982 était : prévention, répression, solidarité. A l'époque, le Premier ministre m'avait demandé de disjoindre le terme «répression», alors peu en vogue, contrairement à aujourd'hui où il est plus à la mode. Je suis convaincu que les trois termes forment une seule démarche de service public. Non seulement les termes ne sont pas contradictoires entre eux, mais vont de soi. Quand on lâche des gens à 11 heures du soir de la prison de Fresnes avec tout juste un ticket de métro dans la poche, on fabrique des délinquants. La société voudrait les voir revenir en prison qu'elle n'agirait pas autrement. Il faut les trois. Cela nécessite une structure de communication interministérielle pour lancer une large campagne d'information bien conçue, avec des ethno-psychologues, pas seulement des communicants, mais des personnes connaissant intellectuellement, moralement, psychiquement les populations auxquelles l'on va s'adresser. Un des éléments essentiel serait de supprimer les grâces présidentielles et de procéder à des libérations tout au long de l'année, bien suivies et bien encadrées. Il est plus facile de gérer 150 sorties tous les quinze jours que d'en gérer 2 ou 3 000 d'un seul coup.

M. Jean-Marc NUDANT : Je remercie tout d'abord M. Bonnemaison de ses propos, mais j'ai envie de procéder à un commentaire pessimiste. J'ai le sentiment, sans avoir lu son rapport, que M. Bonnemaison a formulé un certain nombre de propositions que l'on a en envie de reformuler aujourd'hui. On peut se demander si le rapport que nous allons produire ne va pas connaître le même sort que celui qu'il a naguère élaboré.

M. le Président : Gilbert Bonnemaison a précisé lui-même que la période était un peu plus favorable, que l'opinion publique était plus ouverte ; d'ailleurs, M. Badinter a décelé l'existence d'une certaine fenêtre permettant de faire bouger les choses. Et puis il s'est tout même réalisé beaucoup de choses à la suite des propositions de M. Bonnemaison. La vie est une longue patience.

M. Bruno LE ROUX : En outre, il était seul, nous sommes trente !

Audition de Mme Elisabeth GUIGOU,
garde des sceaux, ministre de la justice

(procès-verbal de la séance du 8 juin 2000)

Présidence de M. Louis MERMAZ, Président

Mme Elisabeth GUIGOU est introduite.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, Mme Elisabeth GUIGOU prête serment.

M. le Président : Madame la garde des sceaux, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation car nous souhaitions vous entendre sur la situation dans les prisons françaises, objet de travail de cette commission d'enquête qui travaille depuis le mois de février et terminera ses travaux à la fin du mois de juin.

      Mme Elisabeth GUIGOU : Monsieur le Président, M. le Rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous dirai d'abord combien je suis sensible à l'attention que l'Assemblée nationale porte aux prisons. J'imagine que certains d'entre vous sont entrés pour la première fois dans une prison à l'occasion de cette commission, qui a effectué les visites de façon systématique puisque vous aurez vu la totalité des établissements pénitentiaires. Je ne doute pas que vous ayez éprouvé le choc que j'ai moi-même ressenti lors de ma première visite dans une prison lorsque je suis devenue garde des sceaux. Nous le savons, même dans les établissements qui ne sont pas vétustes, c'est le bruit incessant, les clés qui tournent, l'odeur mais aussi, souvent, la détresse d'un certain regard.

        Les visites que j'ai effectuées, même dans les établissements les moins vétustes, m'ont forgé deux convictions : il fallait radicalement changer la situation et aussi faire comprendre à nos concitoyens ce qu'était la situation de nos prisons car celles-ci sont une institution publique. A ce titre, la prison ne peut être cachée. C'est la raison pour laquelle j'ai autorisé ces deux dernières années cinq cents reportages, deux cents de la presse nationale et trois cents de la presse régionale. C'est la première fois que l'on ouvre les prisons de cette façon. Vous en voyez la traduction puisque se multiplient les reportages sur ce sujet, y compris télévisuels. C'est une bonne chose parce que si l'on veut que l'intérêt pour les prisons ne soit pas qu'un feu de paille, épisodique, il faut donner à voir nos prisons. J'espère qu'au fur et à mesure que cette commission avancera, nous aurons un point de vue plus nuancé, mais il est important, en effet, de donner à voir ce que sont nos prisons.

        Comment vois-je la prison ? Deux éléments y sont particulièrement spéciaux : l'espace et le temps. Ce sont eux qui font la différence entre le détenu et l'homme libre. L'espace est limité, le temps est compté. L'espace est cloisonné, le temps est immobile.

        Une certitude aussi : une porte d'une prison n'est pas qu'une porte d'entrée, c'est aussi une porte de sortie. Une porte de prison doit être entendue à double sens. Il faut que tous nos concitoyens soient convaincus que tous les détenus, sauf quelques exceptions très rares, sortiront un jour. Lorsque nous parviendrons à faire comprendre qu'on ne parque pas les détenus sur une autre planète, où on les oublierait définitivement, mais que tous sortiront un jour, à part quelques-uns, nous aurons fait un grand progrès dans notre pays sur la compréhension de la situation pénitentiaire parce que c'est cette conviction qui permet de s'interroger sur le sens de la peine, sur ce que doit être la prison et même sur sa légitimité.

        D'ailleurs, la prison doit-elle exister ?

        Je n'ai jamais entendu un parlementaire me poser cette question, sauf peut-être en son for intérieur, mais je ne le sais pas. Pourtant, certains la posent et il peut sembler paradoxal que pour réinsérer des personnes privées de liberté, la société commence par les enfermer loin d'elle. Pour l'instant, c'est une question philosophique qui reste théorique parce que la société doit aussi prendre en compte les plus faibles et les victimes et les mettre à l'abri de ceux qui ont contrevenu à nos lois et leur ont porté atteinte.

        Vous aurez compris à travers ces brefs propos liminaires que je pense que la prison doit devenir le dernier recours lorsque aucune autre solution n'est possible et que lorsque la situation de la prison s'impose, le temps qui y est passé doit être strictement nécessaire, si possible positif, au moins neutre. Il faut que, dans toute la mesure du possible, le détenu sorte dans de meilleures dispositions qu'il n'est entré.

        Or c'est une autre constatation, la prison est un lieu de contrainte légale. Les hommes - car la prison est majoritairement un monde d'hommes - sont détenus contre leur volonté. C'est donc un monde de violence, de violence potentielle mais qui se manifeste en de multiples occasions : violence contre soi même par le suicide, j'y reviendrai ; par les automutilations ; violence entre détenus ; violence contre les personnels ; et, parfois, violence des personnels. La vigilance contre la violence est un combat de tous les instants.

        Ce sont ces observations, ces interrogations qui ont présidé à la mise en _uvre de ma politique pénitentiaire. Je ne m'attarderai pas sur ce sujet puisque je l'ai présentée en conseil des ministres le 8 avril 1998, sauf pour rappeler les trois axes majeurs de cette politique : l'amélioration des conditions de prise en charge des détenus ; une politique pour les personnels de l'administration pénitentiaire ; une politique résolument tournée vers les alternatives à la détention et la réinsertion.

        Des progrès importants ont été accomplis, grâce au soutien du Parlement. J'en ferai quelques rappels.

        Les excellents budgets des trois dernières années ont permis la création de 1 030 emplois entre 1998 et 2000, dont 558 emplois de surveillants et 300 emplois de personnels socio-éducatifs affectés dans les services pénitentiaires d'insertion et de probation, les SPIP.

        Les crédits de fonctionnement ont sensiblement augmenté pour atteindre 2,198 milliards de francs en 2000. Le surplus sur ces crédits de fonctionnement a donc été de 40 % supérieur à l'augmentation constatée pour les trois ans 1995-1997. Quant aux crédits d'investissements que vous avez bien voulu voter ces trois dernières années, ils atteignent 3,491 milliards de francs et sont quatre fois supérieurs à ceux de la période 1995-1997.

        Mon programme de construction, vous le savez, porte sur dix nouveaux établissements pénitentiaires ainsi que sur la réhabilitation des cinq plus grosses maisons d'arrêt et sur la rénovation de l'ensemble du parc classique.

        Mais il ne suffit pas de s'occuper des murs. Il faut faire en sorte que les détenus aient chaud, qu'ils mangent à leur faim -  si je dis cela, c'est que ce n'est pas encore tout à fait le cas. Il faut agir pour diminuer le nombre de personnes incarcérées. C'est tout le sens de ma politique sur les alternatives à la détention.

        J'aborderai maintenant brièvement trois sujets : les conditions de travail des personnels ; la situation des détenus ; les contrôles et la construction des nouveaux bâtiments.

        Pour ce qui est de la situation des personnels pénitentiaires, je veux avant tout rendre hommage au sens des responsabilités de ces personnels qui, dans leur immense majorité, accomplissent leur travail avec conscience et dévouement. C'est un métier difficile. C'est aussi un métier risqué : 278 agressions répertoriées en 1998 et 320 en 1999.

        J'ai constaté que même les reportages les plus sombres  je pense notamment à un excellent reportage d'Envoyé Spécial sur les prisons de Lyon - ont tous renvoyé une image positive de ces agents de l'administration pénitentiaire, dont on voit à quel point ils allient une conscience professionnelle et un savoir-faire.

        Mais ces personnels sont inquiets, très inquiets même.

        Tout d'abord, ils aspirent à une plus grande reconnaissance de la Nation. Ils exercent une mission difficile et souffrent de l'indifférence, voire du mépris, dont leur profession a été trop longtemps l'objet. Ensuite, leur métier évolue et il faut qu'ils se préparent à une mutation dans l'exercice d'une activité où la surveillance et la réinsertion seront mieux identifiées. Ils doivent appliquer des méthodes ou des technologies nouvelles, auxquelles ils ne sont d'ailleurs pas généralement hostiles. C'est le cas avec le projet d'exécution de peine, avec les centres pour peines aménagées, la mise en service des unités de vie familiale qui induiront de nouvelles méthodes de travail et une nouvelle relation avec les détenus.

        Je citerai tout particulièrement la restructuration des quartiers de mineurs, mieux identifiés et délimités géographiquement, qui constituent aujourd'hui un espace de la prison réservé aux mineurs et, éventuellement, aux jeunes majeurs.

        A mon arrivée dans ce ministère, il n'existait pas de poste de surveillant comprenant une spécialité pour les mineurs. J'en ai créé 218, affectés à l'encadrement des mineurs, et j'ai affecté, la première année, l'essentiel des créations de postes de surveillants à ces postes de surveillants de mineurs. Cela n'a d'ailleurs pas été sans susciter des remous. Ces surveillants reçoivent une formation particulière en liaison avec les services de la protection judiciaire de la jeunesse. Leur travail est organisé de telle sorte que ce soient toujours les mêmes qui soient en relation avec les jeunes. Ils sont donc mi-surveillants, mi-éducateurs.

        Enfin, de nouveaux métiers apparaissent.

        Je pense à la généralisation du logiciel GIDE, gestion informatisée des détenus, qui fait appel à de nouvelles compétences pour les greffes pénitentiaires et qui soulage la charge d'écritures manuscrites, mais aussi au bracelet électronique, qui implique un nouveau mode d'intervention des personnels, tant de surveillance qu'éducatifs. Il y a également la réforme des services pénitentiaires d'insertion et de probation, qui a permis aux travailleurs sociaux d'intervenir dans un cadre nettement plus large que par le passé, c'est-à-dire de suivre les mêmes personnes dedans et dehors.

        C'est donc à une réelle révolution que sont confrontés les personnels pénitentiaires. Ils sont, naturellement, constamment associés et consultés. Une rencontre se tient mensuellement au siège de l'administration pénitentiaire entre mes services et ces organisations syndicales. J'ai moi-même avec eux des contacts réguliers.

        J'ajoute qu'un comité d'hygiène et de sécurité sera, cette année, mis en place dans les 94 établissements comptant plus de cinquante agents. Cela signifie que ce dispositif n'existait pas auparavant. J'ai relancé le dialogue social. Je reçois régulièrement les organisations syndicales. Je me rends d'ailleurs demain matin au congrès de l'UFAP.

        En ce qui concerne la situation des détenus, je voudrais insister sur une première priorité qui devrait aller de soi, mais qui n'est pas remplie aujourd'hui : il faut détenir les personnes privées de liberté dans des conditions de dignité.

        Pour la dignité des détenus, j'ai pris des mesures concrètes : droit à trois douches hebdomadaires - c'est en train d'être généralisé cette année ; remise à tous les entrants d'une trousse comprenant des produits d'hygiène corporelle, renouvelée pour les indigents ; installation de laveries accessibles aux détenus ; rénovation des sanitaires dont la séparation dans toutes les cellules devrait être achevée en 2001 ; aide aux indigents, pour lesquels nous avons créé un groupe de travail et je ferai des propositions dans le projet de loi de finances pour 2001.

        La dignité, cela passe aussi par des locaux décents, suffisants, qui ne coupent pas du monde : c'est dire l'importance de la lumière, des espaces, de la vue. Le confinement produit des troubles. N'ajoutons pas des contraintes supplémentaires à l'enfermement.

        Offrir des locaux qui permettent de respecter davantage le rythme de la vie libre : jour et nuit ; locaux privatifs et locaux collectifs ; intimité et sociabilité ; travail et repos ou loisirs. Tel est le cahier des charges des nouveaux établissements.

        Mais si les locaux ne doivent rien empêcher, ils ne peuvent pas tout faire. C'est là qu'intervient la notion de temps. Que penser, pour se réinsérer, d'une journée limitée de 7 heures du matin à 18 heures le soir ? Que penser de détenus enfermés vingt-trois heures sur vingt-quatre, seuls dans une cellule ? Comment sortira un détenu à qui, 24 heures sur 24, il a été dit, heure par heure ce qu'il devait faire ?

        Voilà les questions.

        Il faut allonger la journée de détention, mais pour cela, il faut des personnels.

        Il faut calmer les angoisses des prévenus qui ne vivent que pour leur juge, qui ne vivent que dans l'attente de leur procès. Pour cela, il faut des enquêtes sociales, des psychologues, un hébergement au dehors, des garanties de représentation. Il faut faire en sorte que le condamné se projette dans une occupation dynamique de son temps, mais il faut des dates de fin de peine appréhendables et si ces dates sont trop lointaines, il faut gérer à la fois l'installation dans la vie de détenu et la préparation à la sortie.

        Une seconde priorité est de rappeler que les détenus ne sont pas sans droits, même si ceux-ci font l'objet d'interrogations. Le rapport Canivet nous rappelle que la réponse est simple, même si sa mise en _uvre est difficile : les détenus ont les mêmes droits que le reste des citoyens, sous réserve des restrictions particulières causées par les décisions de justice et des contraintes incontournables de la détention.

        Or dans sa très grande majorité, la population pénale est très vulnérable. La prison représente le bout du bout de l'exclusion. Vous avez sûrement en tête ces quelques chiffres concernant la population pénale : 10 % cumulent l'usage de l'alcool et de stupéfiants ; 10 % ont fait l'objet d'un suivi psychiatrique avant leur incarcération ; 16 % ne dépassent pas le niveau d'études primaires ; 21 % des détenus sont illettrés ou proches de l'illettrisme, 30 % déclarent une consommation excessive d'alcool ; 30 % déclarent une consommation de drogue ; 65 % sont sans activité professionnelle et 28 % sont chômeurs indemnisés ; enfin, plus de 20 % sont étrangers, ce qui peut induire une exclusion dans l'exclusion.

        C'est pourquoi la prison, lieu d'exécution des décisions de justice, doit par nature être accessible au droit et, si les détenus ont des devoirs, comme tous les citoyens, ils ont aussi en effet, comme le dit le rapport Canivet, des droits. J'évoquerai rapidement certains d'entre eux. Je répondrai aux questions que vous voudrez me poser, j'imagine, notamment sur l'application de la loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l'administration, mais il en existe d'autres.

        Je pense, premièrement, au droit à la sécurité.

        Vous le savez, la violence existe en prison. Vous avez dû le constater. Des actes très graves peuvent être commis, comme le rappelait au début de cette année le procès d'un détenu pour le viol d'un compagnon de cellule. Une affaire similaire a récemment été jugée à Cayenne. Les rapports d'incidents font état de 74 agressions entre détenus en 1999 et l'on peut penser que ce chiffre, établi sur le seul comptage des rapports d'incidents, ne reflète qu'une partie de la réalité.

        Le suicide est aussi un souci lancinant, sans doute l'un des plus graves défis auxquels est aujourd'hui confrontée l'administration pénitentiaire. L'augmentation de ces actes désespérés nous fait craindre des chiffres plus mauvais encore que l'année passée. L'an dernier, nous avions eu 125 suicides. On en dénombrait 56 au 1er juin 2000, soit 4 de plus qu'en 1999 à la même date. Cela représente onze suicides par mois, presque trois suicides par semaine.

        Dans un tel contexte, les mesures que j'ai prescrites par circulaire du 29 mai 1998 doivent être complétées. Je viens de recevoir une étude - que je peux vous remettre si elle vous intéresse - faite par mes services à partir d'un examen de 244 suicides ces trois dernières années. Les conclusions qui s'en dégagent sur le profil du détenu susceptible de passer à l'acte et sur le moment du geste désespéré seront exploitées sans délai.

        J'ai donné pour instruction à mes services de s'informer sur les pratiques étrangères en la matière car en lisant des études comparatives, on s'aperçoit que tous les pays qui nous entourent connaissent des chiffres de suicides inférieurs aux nôtres. Une mission se rendra prochainement dans les Etats qui paraissent les plus avancés dans ce domaine.

        J'ai demandé aussi à mes services des actions plus immédiates : les directeurs régionaux des services pénitentiaires sont régulièrement sensibilisés à ce problème par des réunions spécifiques qui se tiennent à l'administration pénitentiaire.

        Deuxièmement, le droit à la santé.

        Il est le même en prison qu'en liberté. Tous les détenus bénéficient d'une couverture sociale, tandis que les soins qui leur sont dispensés le sont sous la responsabilité exclusive du corps médical, sans possibilité pour l'administration de s'immiscer dans la relation thérapeutique.

        Mais, dans le même temps, la prison est le lieu de bien des pathologies pour lesquelles le milieu carcéral n'est pas le plus adapté. Je pense, en particulier, aux détenus présentant des troubles mentaux, dont le rapport Pradier, établi en septembre 1999 à la demande de Bernard Kouchner et moi-même, nous dit qu'ils sont de plus en plus nombreux. Le nombre des non-lieux pour cause d'irresponsabilité est passé de 16 % des personnes accusées d'un crime dans les années 80 à moins de 0,2 % en 1997. Qu'est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu'on ne met plus personne dans les hôpitaux psychiatriques et qu'on les met en prison ! Les prisons ne sont pas adaptées pour cela.

        J'annoncerai, avant la fin de ce mois, avec ma collègue Dominique Gillot, secrétaire d'Etat à la santé, la constitution de groupes de travail et d'une mission d'inspection en vue d'expertiser et d'améliorer le système de santé en milieu carcéral.

        Troisièmement, le droit au maintien des liens familiaux.

        Ces liens sont essentiels pour un retour plus facile à la vie libre et pour supporter la détention. Ils sont actuellement maintenus selon un dispositif classique et hélas souvent défaillant : parloirs, correspondance, appels téléphoniques dans les établissements pour peine, permissions de sortie lorsque les conditions sont remplies. J'ai voulu aller plus loin en créant des unités de vie familiale. Actuellement en construction, elles devraient voir le jour l'année prochaine. Ainsi pourrons-nous permettre à des détenus, je pense en particulier aux condamnés à de longues peines, de retrouver périodiquement une intimité familiale.

        Quatrièmement, le droit à préparer la sortie.

        La réinsertion est une partie intégrante de la mission de l'administration pénitentiaire au même titre que la surveillance ; et les surveillants y tiennent beaucoup. Autrement, la prison ne serait qu'un moyen de mise à l'écart.

        L'administration pénitentiaire ne reste pas inactive et fait appel à de nombreuses interventions touchant à l'enseignement, au travail et à la formation. Au titre de l'enseignement - mais je crois que nous pouvons faire des efforts supplémentaires - nous comptons quatre cent sept instituteurs, trente-cinq enseignants du secondaire, sept cents enseignants vacataires et 800 étudiants bénévoles du GENEPI, que je remercie car c'est une association formidable de jeunes qui fait un important travail en prison. Trente mille détenus ont été inscrits en 1999 dans une action d'enseignement ; dix-huit mille ont suivi une formation de base, c'est-à-dire d'alphabétisation, il ne faut pas se cacher derrière les mots. L'alphabétisation, en prison, c'est apprendre à lire ; douze mille ont suivi des cours secondaires ; les trois quarts des mineurs détenus ont été scolarisés, c'est-à-dire trois mille sur quatre mille.

        Au titre de la préparation à la sortie, j'évoquerai plus particulièrement la réforme des SPIP, le projet d'exécution de peine et les centres pour peines aménagées et la réforme de la libération conditionnelle que je vous remercie d'avoir récemment votée.

        La réforme des SPIP donne aux travailleurs sociaux un véritable outil leur permettant de faire un travail plus conséquent et cohérent.

        Le projet d'exécution de peine est actuellement en place dans dix sites pilotes avant généralisation. Il associe dès le début, le détenu, le juge de l'application des peines, les personnels pénitentiaires, les chefs d'établissement, les surveillants et éducateurs, éventuellement le corps médical, dans le suivi d'un projet individualisé, par lequel le détenu accepte des objectifs - formation professionnelle, travail suivi, etc. - qui donnent un sens à sa peine et lui permettent de travailler effectivement dans l'optique de sa sortie. L'individualisation de la peine, qui doit être ce vers quoi nous devons tendre absolument, est ainsi, avec ces projets, véritablement assurée.

        Les centres pour peines aménagées sont réservés aux détenus subissant de courtes peines ou en phase de préparation à la sortie. Je rappelle que 30 % de la population pénale subit une peine inférieure à un an. Trois centres pour peines aménagées sont actuellement en cours de démarrage : Metz, Marseille et Villejuif. Leur régime sera axé non sur la sécurité, mais sur un retour à la vie libre et sans récidive.

        Je mentionne aussi la libération conditionnelle qui doit, évidemment, donner aux détenus les moyens de défendre avec toutes les garanties judiciaires leur projet de sortie appuyé sur des efforts sérieux de réinsertion.

        Le troisième axe que je voulais développer devant vous est le contrôle des établissements pénitentiaires.

        Pourquoi un tel contrôle ? Cette question m'est souvent posée en interne. Je réponds qu'il ne s'agit nullement de méfiance. Il s'agit, là encore, d'équilibre des pouvoirs. Comme toute institution à laquelle la loi confie l'exercice d'une contrainte, l'administration pénitentiaire doit avoir une déontologie et doit admettre un contrôle extérieur car les abus de pouvoir éventuels commis par le personnel pénitentiaire est sans commune mesure pour les victimes avec les abus de pouvoir commis par un agent de n'importe quelle autre administration. La transparence est ici la garantie de cette exigence.

        C'est le sens du rapport Canivet. Le sujet implique l'administration pénitentiaire dans son ensemble et il est important, si l'on veut que la réforme aille à son terme, que les objectifs soient clairement définis et que les personnels soient consultés et associés à la réflexion. Cette réflexion est lancée. Le rapport Canivet a été présenté au Conseil supérieur de l'administration pénitentiaire le 20 mars dernier. Il a naturellement été immédiatement communiqué aux organisations syndicales ainsi qu'aux associations et aux juridictions.

        Les 22 et 23 mai, une cinquantaine de personnels pénitentiaires appartenant à l'encadrement, directeurs d'établissements, chefs de services pénitentiaires et premiers surveillants, ont été réunis à ma demande par la directrice de l'administration pénitentiaire avec l'assistance d'un consultant extérieur, pour s'exprimer sur les propositions du rapport Canivet. Un second séminaire réunira les directeurs régionaux et les cadres de l'administration centrale les 21 et 22 juin et j'ai moi-même engagé la discussion avec les organisations syndicales, dans un cadre informel, par deux fois, et nous aurons une discussion plus formelle lors du comité technique paritaire ministériel au mois de septembre prochain.

        S'agissant de l'architecture - dernier sujet - des établissements pénitentiaires, je voudrais rappeler au préalable un élément important concernant mon programme de construction : il ne s'agit pas de créer de nouvelles places en prison comme cela fut le cas des précédents programmes. Je ne construis pas ces prisons pour augmenter le nombre de places disponibles en prison, mais pour remplacer les établissements vétustes et permettre l'encellulement individuel comme l'impose, dans un délai de trois ans, la loi sur la présomption d'innocence que vous avez votée.

        Je me suis exprimée sur ce délai de trois ans mais l'objectif est fixé. Je suis convaincue qu'il faut tout faire pour diminuer le nombre de personnes incarcérées. D'ailleurs, les dispositions que le Parlement vient de voter sur la détention provisoire dans la loi sur la présomption d'innocence vont dans le bon sens puisque la seule élévation des seuils de placement en détention provisoire devrait entraîner mécaniquement une diminution de quatre à cinq mille détentions provisoires.

        Je sais que certains d'entre vous contestent la rénovation du parc immobilier en affirmant que l'augmentation du nombre des places induit celle du nombre de détenus. Le fait est loin d'être vérifié et je citerai, à cette fin, des chiffres qui n'ont jamais été publiés : en 1987, le déficit était de 12 500 places pour 51 000 détenus ; en 2000, le déficit a été ramené à 4 600 places et la population pénale est de 51 900 détenus exactement en ce moment, avec une tendance à la baisse. C'est donc bien que l'on arrive à diminuer la pénurie de places disponibles sans augmenter le nombre de détenus.

        Je dirai un mot également sur la dimension des établissements pénitentiaires puisque certains d'entre vous ont émis des interrogations à ce sujet, qui rejoignent une interrogation qui m'habite depuis le début : existe-t-il un modèle type de prison ? Quelle logique préside à l'existence de grands établissements pénitentiaires ?

        J'apporterai deux précisions concernant les établissements actuellement en cours de construction. D'une part, ils sont d'une taille nettement inférieure à celle de nos grands établissements comme Fleury-Mérogis, Fresnes, la Santé ou les Baumettes qui comportent plus de 1 200 places. 3 500 même pour Fleury. Ce sont des établissements de 600 places. Cela n'a rien à voir. Si nous avons choisi ce gabarit, c'est parce que, malheureusement, nous avions besoin, dans ces endroits où nous reconstruisions, d'établissements de 600 places, à la fois pour faire face à la surpopulation des établissements qu'ils remplacent et pour permettre un encellulement individuel des prévenus, ainsi que le prévoyait le cahier des charges.

        Pour autant, je suis convaincue qu'il ne doit pas y avoir de dogme au nom duquel une maison d'arrêt ou un établissement pour peine devrait dans tous les cas compter au moins 600 places. L'argument économique n'est pas négligeable mais, s'il doit être intégré dans la discussion, il ne peut être le seul critère puisque nous avons à intégrer évidemment le souci d'humanité. Si une petite prison favorise mieux la réinsertion qu'une grande, alors sa construction ne doit pas être considérée comme une dépense, mais comme un investissement. Et si nous avons besoin de construire une grande prison, alors son organisation et l'organisation du travail des personnels doit prendre en compte cet objectif, c'est-à-dire que dans une prison de 600 places, on peut très bien gérer des groupes de détenus inférieurs. C'est d'ailleurs ce que nous réalisons pour les mineurs. On n'est donc pas obligé de gérer indistinctement des groupes de 600 détenus.

        Je serai donc extrêmement attentive à toutes les suggestions que vous pourriez écrire sur ce sujet.

        En conclusion, j'aborderai deux points.

        Je veux, d'une part, vous redire que l'ensemble de ma politique pénitentiaire a pour objet de donner un sens à la peine. Cette peine doit prendre en compte la victime, la société et le délinquant. Elle ne peut pas être une simple mise à l'écart, une vengeance, même si elle est une sanction. Elle doit rester orientée sur ce qui arrivera nécessairement un jour, sauf cas très exceptionnel : la sortie du détenu. Elle doit favoriser la réparation et, pour ce faire, apporter des réponses diversifiées.

        Je pense que nous avons fait des progrès importants avec le lancement de la rénovation du parc immobilier, avec le projet d'exécution de peine, avec la réforme des SPIP et celle de la libération conditionnelle. Il nous reste cependant beaucoup de chemin à parcourir.

        Je veux d'ailleurs rendre hommage au travail des associations qui assurent une présence régulière en détention et dont les interventions constituent un prolongement ou un complément précieux de l'action de l'administration.

        Il faut compter avec des moyens plus importants... et aussi avec le temps. On ne rattrape pas en quelques mois ni même en quelques années un retard de plusieurs décennies, voire, en certains lieux, de plus d'un siècle. Il faut du temps. C'est sans doute ce qui est le plus difficile à admettre et à faire admettre. Mais cet obstacle, nous le réduirons d'autant mieux que les moyens dont nous disposerons seront plus importants.

        J'ai déjà dit que, dans son ensemble, le programme de construction, de réhabilitation et de rénovation des établissements, condition première, essentielle, mais non suffisante bien sûr, à la transformation de la prison, représentait près de 13 milliards de francs, en plus des crédits déjà prévus dans le budget voté. Un tel programme ne pourra être conduit sans l'appui du Parlement, à vrai dire, de la Nation tout entière car, à ce niveau, il faut des arbitrages budgétaires qui doivent être expliqués et compris par le pays. Il faudra trouver des montages financiers nouveaux, qui restent à créer. J'y travaille avec la Caisse des dépôts et consignations et je dois dire que je trouve à Bercy, sur ce sujet, une ouverture plus grande que par le passé.

        Vos constatations et vos propositions seront un précieux soutien. Quel qu'il soit, votre constat aura l'immense mérite de désigner clairement ce qui doit changer. Il est certain que, sur un sujet de cette importance, le Gouvernement et le Parlement seront d'accord pour mettre un terme - non pas immédiatement, c'est malheureusement impossible - mais dans des délais aussi brefs que possible à une situation qui n'est pas digne d'une démocratie comme la nôtre.

      M. le Président : Je vous remercie, Mme la garde des sceaux. Vous avez, il faut vous en féliciter, largement anticipé sur les travaux et les conclusions de la commission d'enquête.

        Vous avez légitimement rappelé tout ce que vous aviez fait - et je pense que l'on peut dire que l'on n'avait jamais tant fait en si peu de temps - et vous avez beaucoup insisté sur tout ce qui reste à faire. Notre rôle, puisque nous nous serons rendus dans la quasi-totalité des établissements pénitentiaires, sera de vous informer plus encore que vous ne pouvez l'être, de la différence qu'il y a forcément entre vos objectifs, ce que vous avez déjà fait, et la réalité sur le terrain. Comme nous ne sommes pas là pour faire chacun un discours, je vais vous poser quelques questions qui seront forcément parcellaires. J'en poserai peu pour laisser ensuite la parole au rapporteur et à mes collègues.

        Je vous ai écrit personnellement. Puis, les quatre députés - M. Blessig, M. Masdeu-Arus, M. Suchod et moi-même - qui se sont rendus en Guyane, Martinique et Guadeloupe vous ont écrit pour vous signaler que nous avions trouvé à Basse-Terre une maison d'arrêt contiguë au palais de justice innommable, dans laquelle nous avons rencontré dix à douze détenus enfermés vingt-deux heures sur vingt-quatre, réduits à vivre accroupis - un tabouret pour douze personnes - allongés sur des bas-de-flanc ; je ne vous décris ni les sanitaires ni le lavabo. Vous voyez bien ce que cela représente. Des cours exiguës, surchauffées dès que la saison chaude arrive.

        C'est un symbole : à quelques centaines de mètres de là, une très belle préfecture, c'est normal, ornée d'un drapeau tricolore de la taille de ceux qu'on attache à l'Arc de triomphe, le 14 juillet. Notre indignation est immense. Vous nous avez déjà répondu, mais je voudrais que vous preniez la pleine dimension de ce problème. C'est un véritable scandale qu'il faut faire cesser le plus tôt possible.

        Par ailleurs, est-il vrai qu'un problème foncier retarderait la construction d'une nouvelle prison à Saint-Denis-de-la-Réunion, que vous avez décidé d'ouvrir ?

      Mme Elisabeth GUIGOU : J'étais informée des problèmes de la prison de Basse-Terre et vos courriers m'ont apporté des précisions qui m'ont encore davantage alertée. Je vous ai déjà répondu à ce sujet. J'irai au mois de septembre dans les départements d'Outre-mer que vous avez cités.

        S'agissant de Saint-Denis-de-la-Réunion, je n'ai pas eu connaissance de problèmes fonciers. Pour nous, le dossier suit son cours.

      M. le Président : Les élus de la Réunion, Mme la garde des sceaux, nous ont dit récemment, à l'occasion des débats sur la loi d'orientation des départements d'Outre-mer, qu'un problème foncier risquait de retarder son avancée. Je vous en informe pour que vos services puissent s'en saisir.

      Mme Elisabeth GUIGOU : Nous allons regarder cela de plus près puisque vous nous le signalez, mais je ne peux vous en dire plus à ce sujet.

      M. le Président : Je tenais à vous poser quelques questions précises. Quant à la philosophie du sujet, nous aurons l'occasion d'en débattre.

        En ce qui concerne les mineurs, ce qui nous a le plus frappé, c'est leur incompréhension de se trouver là. On peut d'ailleurs se demander à quoi cela sert d'enfermer des mineurs ainsi un, trois ou six mois ; n'est-il pas possible d'envisager d'autres structures ? Je sais que vous y pensez. Mais nous avons aussi constaté, très souvent, malgré la compétence des personnels engagés, l'incompréhension, la stupéfaction des surveillants face aux comportements des mineurs.

        On a l'impression que ces deux populations, les surveillants qui font leur travail généralement correctement et les mineurs, se tournent le dos, ne comprennent pas pourquoi ils sont les uns en face des autres. Cela m'avait beaucoup stupéfié dans les prisons de la métropole et dans celles des départements d'Outre-mer aussi.

      Mme Elisabeth GUIGOU : En ce qui concerne les mineurs, il faut dans la mesure du possible éviter la prison. Pour une raison simple, non pas pour éviter la sanction, parce que je pense au contraire que pour les mineurs, quand un acte de délinquance est commis, il faut qu'il y ait systématiquement une sanction.

      M. le Président : Tout à fait.

      Mme Elisabeth GUIGOU : Nous sommes tous d'accord sur ce sujet. Mais nous devons préférer d'autres types de sanction parce qu'en prison, nous n'avons pas aujourd'hui les moyens de suivre les mineurs, comme peut le faire la protection judiciaire de la jeunesse dans des centres d'accueil. Lorsque nous suivons un mineur délinquant dans des centres éducatifs renforcés, par exemple, qui accueillent justement des délinquants multirécidivistes que les magistrats ont choisi de ne pas envoyer en prison ou que l'on a fait sortir de prison, il faut savoir que vous avez deux adultes pour un enfant ou pour un adolescent. Tel est le taux d'encadrement, que l'on ne peut absolument pas atteindre en prison.

        Nous avons là un véritable problème de société parce que chaque fois qu'un mineur commet un acte de délinquance, une clameur enfle, relayée par de nombreux parlementaires de l'Assemblée nationale - on entend cela tous les mercredis aux questions d'actualité - : « Il faut les mettre en prison ! Pourquoi les relâche-t-on ? » J'entends ça toute la journée !

        C'est affaire de cohérence. J'aimerais bien que les groupes politiques qui vont signer le rapport, s'ils s'expriment dans le sens que vous venez d'indiquer, aient ensuite une expression cohérente dans l'hémicycle.

        Pour la prise en charge des mineurs dans les prisons, il existe aujourd'hui cinquante-trois établissements habilités à recevoir des mineurs. Nous pourrions en créer davantage. Nous avons mis au point, mais c'est également une question de formation des personnels de l'administration pénitentiaire, un suivi particulier et une formation d'éducateur. J'ai visité des prisons dans lesquelles les surveillants arrivent à instaurer avec les mineurs une relation éducative ; une relation à la fois ferme, très ferme même, mais qui, en même temps, a le mérite d'amener le mineur à s'intéresser à quelque chose car il n'y a rien de plus terrible que de voir ces jeunes de quinze à dix-huit ans, le regard vide. J'en ai vu comme ça. A part le suicide, il n'y a rien de plus affreux que de voir ces jeunes qui semblent avoir perdu tout espoir, qui sont comme des légumes.

        J'ai vu des surveillants parvenir à établir cette relation. Le problème, ils le disent, c'est le temps. Lorsqu'un mineur est mis en prison pour un ou deux mois, c'est à peine le temps d'instaurer cette relation.

        Il faut parvenir à avoir un débat public et un discours collectif sur la cohérence de ce que nous demandons concernant les mineurs. Certains préfèrent dire, et c'est très répandu : « Qu'on les mette en prison huit jours, ça leur apprendra ! » Mais que peut-on faire huit jours avec un mineur en prison ? Comme vous dites, il a à peine le temps de comprendre. De toute façon, il sortira et ce sera un petit caïd.

        Nous avons besoin d'augmenter l'encadrement, d'accroître le nombre d'enseignants, d'enseignants formés car, même s'ils sont motivés, j'en ai vu beaucoup, ils sont obligés de faire du sur-mesure. Le taux d'enseignants par mineur en prison est équivalent à celui de l'extérieur ; or il faut les prendre un par un, parce qu'ils ne savent pas lire. Vous ne pouvez pas faire des classes de dix ou de quinze. Cela ne sert à rien. C'est ce que j'ai vu à Lyon, par exemple.

        Le problème est le suivant : la Nation veut-elle donner au ministère de l'Education nationale les moyens suffisants pour qu'il y ait un nombre suffisant d'enseignants dans les prisons qui puissent prendre véritablement le temps d'apprendre à lire à ces mineurs, c'est-à-dire que, pendant qu'ils apprennent à lire à ceux-là, ils n'apprennent rien d'autre à des élèves de 3ème ou de 4ème.

      M. le Président : Je partage votre point de vue : nous ne devons pas être le miroir des fluctuations de l'opinion publique. Il faut incarner et respecter le peuple, mais se méfier des caprices de l'opinion, même s'ils sont durables.

        De quels moyens disposez-vous, Mme la garde des sceaux, pour faire en sorte que les magistrats s'impliquent davantage dans ce qui se passe dans les prisons ? Car dans beaucoup d'établissements, les directeurs, après un moment de gêne, nous disent qu'ils ne les voient pas souvent ; parfois ils ne les ont pas vus depuis un an. C'est un grave problème. Il ne suffit pas d'envoyer les gens en prison et de ne plus se préoccuper de ce qu'ils deviennent.

      Mme Elisabeth GUIGOU : Je crois que les choses changent.

        Avant que je réunisse la commission Canivet pour la première fois, j'avais envoyé tous les membres de mon cabinet ainsi que des membres de l'inspection générale des services judiciaires dans les prisons sur ce sujet précis : le contrôle par les magistrats. Le soir, tous ont fait rapport devant le conseil supérieur de l'administration pénitentiaire pour dire ce qu'ils avaient vu, ou pas vu. C'était absolument convergent.

        Le rapport Canivet s'est fait l'écho de ce grave problème. Il y a une prise de conscience maintenant. J'en ai parlé à chaque occasion avec les premiers présidents et procureurs généraux que je réunis régulièrement. Les pratiques sont très variables. Certains juges d'instruction visitent régulièrement les personnes qu'ils ont placées en détention provisoire. Certains magistrats et procureurs visitent régulièrement les prisons. D'autres n'accomplissent pas cet effort.

        Je signale que le président de la chambre d'accusation de Paris est allé visiter la prison de la Santé il y a trois ou quatre mois. Il a constaté qu'une personne était là en détention provisoire depuis deux ans, sans qu'il y eût d'acte d'instruction. La chambre d'accusation a immédiatement fait libérer cette personne.

      M. le Président : On pourrait dire la même chose des avocats commis d'office que les détenus se plaignent de ne pas voir souvent.

      M. le Rapporteur : Madame la garde des sceaux, l'ampleur de votre description et l'analyse que vous faites de la situation de l'administration pénitentiaire et des prisons montrent bien que nous avons eu raison de proposer et de mettre en place une commission d'enquête parlementaire. D'autant plus que cette commission d'enquête depuis qu'elle travaille a un vrai rôle pédagogique vis-à-vis de l'ensemble de nos collègues députés, qui nous posent des questions sur la réalité de la situation.

        Comme nous avons visité l'ensemble des établissements, nous allons pouvoir vous faire un portrait tel que nous l'avons vu, avec les qualités et les défauts d'un tel type d'enquête. Nous pourrons répondre, par exemple, à votre dernière question : les magistrats vont-ils dans les établissements, puisque nous avons interrogé et posé des questions sur les rapports qui sont faits à votre administration chaque année. Nous savons qui va et qui ne va pas dans les prisons. C'est intéressant parce que cela permettra aussi d'améliorer le fonctionnement.

        Mais ce que nous ressentons après ces visites, c'est d'abord la nécessité de transparence de cette administration. C'est une administration de la République ; sur ses frontons, il y a le drapeau de la République et il est écrit « Liberté, Egalité, Fraternité ». Pourtant, ces établissements sont fermés à l'ensemble des citoyens qui en assurent pourtant le fonctionnement et doivent en assurer aussi la responsabilité.

        Nous avons vu dans ces établissements des choses très raisonnables. Nous avons vu les applications de vos directives dans un certain nombre de domaines. Mais nous avons vu également des choses indignes.

        M. le Président vous a parlé de la prison de Basse-Terre. Sans les avoir rencontrées avec autant d'outrances dans certaines prisons métropolitaines, nous avons aussi trouvé des situations qui ne sont pas dignes d'une administration du XXIème siècle, pas dignes de la République aujourd'hui.

        Nous avons rencontré des personnels compétents, efficaces qui cherchent à faire leur travail dans les meilleures conditions possibles, mais qui n'ont pas toujours, au bout du compte, non pas la récompense escomptée, mais simplement les moyens de fonctionner. Par exemple, l'absence de remplacement systématique quand il y a des absences de personnel de surveillance, voire de direction. Nous avons vu parfois des chefs de détention prendre des directions d'établissements pendant plusieurs mois. Nous voyons des postes de surveillants non remplacés pendant quelques mois, voire l'année dépassée. Il semblerait que dans cette administration, il n'y ait pas de gestion dynamique des personnels.

        Par ailleurs, Mme la garde des sceaux, nous avons constaté comme vous que la prison est un monde de violence et qu'il fallait faire une réforme et une rénovation complète des établissements parce que la situation immobilière ou la situation « de confort » de ces établissements est telle qu'ils induisent eux-mêmes la violence ; nous nous apercevons que parfois des efforts ont été faits, et j'étais avant-hier dans la prison de Vannes, vieille prison s'il en est, puisque le bâtiment date du XVIème siècle, rénovée car les trois derniers directeurs ont fait le nécessaire pour demander des crédits auprès de la direction régionale. Les autres établissements de la région ne demandant rien, c'est la prison de Vannes qui a pu récupérer tous les crédits de la direction régionale de Rennes. Aujourd'hui, on voit dans chaque cellule la douche, les toilettes. D'un vieil établissement, on peut donc faire quelque chose d'équilibré.

        Je tenais à vous dire cela, car on ne peut avoir une vision systématique des choses. Il n'y a pas de situations complètement indignes, ni complètement extraordinaires, mais toute une gamme, celle-ci allant plutôt vers le négatif que vers le positif, ce qui montre l'ampleur du travail qu'il nous reste à faire.

        Ma première question sera la suivante. Notre rapport va nous conduire obligatoirement à proposer des textes législatifs pour améliorer la situation pénitentiaire. Je souhaiterais savoir si vous seriez partisane d'une solution qui tendrait, avec l'appui du Parlement, à le faire dans le cadre d'une grande loi pénitentiaire.

        Ma deuxième est subsidiaire, mais me paraît cependant intéressante. Vous avez parlé des jeunes en prison. Les règlements actuels ne prévoient pas qu'un jeune de plus de seize ans et de moins de vingt ans, par exemple - qui sont les plus nombreux en prison - puisse obligatoirement suivre les cours. J'ai rencontré l'autre jour, dans une prison, un jeune de seize ans et demi qui m'a dit qu'il n'avait plus d'obligation scolaire et qu'en conséquence, il ne suivait pas de cours. Dans notre rapport, nous avons peut-être l'intention de préconiser cette obligation de formation professionnelle et d'obligation scolaire. En êtes-vous partisane ?

        Ma dernière concerne la réhabilitation : quel devenir assurer au casier judiciaire ?

      Mme Elisabeth GUIGOU : Je partage absolument toutes vos constatations. Vous avez souhaité faire un diagnostic qui prenne en compte la diversité des situations. L'une des constatations que l'on peut faire, en dehors du choc face à la vétusté de certains établissements et aux conditions de détention inacceptables, est qu'il existe aussi des établissements qui fonctionnent bien. On est donc frappé par la profonde injustice de la répartition sur le territoire d'établissements tout à fait corrects et d'autres dont on a honte.

        Une loi pénitentiaire ? J'ai été très intéressée par cette proposition du rapport Canivet, car il y aurait besoin de rassembler dans un même texte l'ensemble des dispositions concernant l'administration pénitentiaire. Aujourd'hui, ces dispositions sont très éparpillées et certaines ont été prises par voie réglementaire alors qu'elles auraient nécessité un traitement législatif. De plus, l'élaboration d'une loi pénitentiaire serait aussi l'occasion d'un grand débat sur la prison. Je ne suis pas hostile à une telle perspective.

        Il est certainement nécessaire, mais cela représente un long travail que nous avons déjà commencé, de distinguer ce qui est réglementaire de ce qui est législatif. C'est une perspective qu'il ne faut pas fermer, en effet.

        Les mineurs sont soumis aux mêmes obligations qu'à l'extérieur. Nous trouvons sur l'enseignement les mêmes règles qu'à l'extérieur. Ne faut-il pas, et cette question que vous posez peut s'appliquer pour l'enseignement, la formation ou la prise en charge médicale, avoir des règles particulières en prison pour tenir compte de la particularité de la situation ?

        Tout ce qui permettrait d'inciter, voire d'obliger, les jeunes à avoir une activité en prison me semblerait salutaire. Rien n'est plus consternant que de voir ces jeunes passer la journée devant un poste de télévision. Et encore, heureusement qu'il y a la télévision car c'est une ouverture sur l'extérieur ! Mais vous avez tous vu cela : on arrive dans une cellule, les jeunes sont couchés, en pleine journée. On se demande quand et comment changer cela.

        Nous avons surtout ce problème avec les jeunes majeurs. Mais il est vrai que dans les quartiers pour mineurs, tels qu'ils sont aujourd'hui pris en charge et parce qu'il existe des surveillants formés pour cela, à Fleury-Mérogis, par exemple, pour les moins de seize ans, vous avez des cellules absolument impeccables. Ils ont même mis des patins, je n'en revenais pas. Et les jeunes sont dynamiques ; ils vont dans les activités, ils vont au sport, ils suivent un enseignement, etc. Mon objectif pour les centres mineurs est celui-là.

        Envisager une obligation d'activité, d'enseignement, de formation est sans doute une question à se poser.

        En ce qui concerne le casier judiciaire, des procédures permettent aujourd'hui, y compris pour des personnes qui ont été condamnées à de longues peines - j'ai en tête le cas d'une personne qui a fait l'objet d'une libération conditionnelle à la suite d'une condamnation très grave - de demander par l'intermédiaire de l'avocat la radiation des condamnations du casier judiciaire.

        Peut-on assouplir ces procédures ? J'y serais assez favorable si c'était possible. Il faut voir dans quelles conditions. Voir quelqu'un qui a été libéré de prison, traîner son casier toute sa vie durant... Cela fait partie de la réinsertion que de faire en sorte de supprimer ce type de stigmatisation.

      M. Claude GOASGUEN : Mes questions ne seront pas une critique car j'ai été tout à fait séduit par votre introduction et la manière large dont vous avez posé les problèmes, mais une question me paraît essentielle.

        A la visite des prisons, le parlementaire, qui a un peu l'habitude du monde judiciaire, a le sentiment d'être, plus qu'ailleurs, dans un système administratif ; un système administratif dans lequel règne plus que dans les autres, le sentiment de l'injustice car les autres systèmes administratifs ont sécrété des recours pour excès de pouvoir, des mises en cause de responsabilité d'individus. Dans le système carcéral, nous nous retrouvons dans un endroit où, tout à coup, après être passé par une phase judiciaire aiguë, les individus tombent dans un canevas administratif dont la justice est désormais absente parce que, Mme la garde des sceaux, le sentiment que nous avons tous eu est que se trouvaient là des fonctionnaires très méritants et très courageux, mais pas de magistrats.

        La question fondamentale que je voudrais vous poser est de savoir s'il est possible d'imaginer un système d'exécution des peines dont les magistrats puissent être absents d'une manière aussi aveuglante. Que le parquet soit absent, soit. Il a quand même des responsabilités par le code de procédure pénale qui sont énormes et qui ne se limitent absolument pas à la visite annuelle devant le Conseil de surveillance, car la loi est formelle. Elle est incitative. Il a tous les pouvoirs. Que le juge d'application des peines soit débordé, sûrement. Que le juge d'instruction ait besoin de temps, on l'accepte. Mais à la visite des prisons, nous avons ce sentiment général que le monde judiciaire est absent, ou quasiment, de la gestion administrative de la prison. Cela vaut aussi pour les avocats, M. le président a eu raison de le souligner. Je ne suis pas aussi compétent, bien sûr, que l'inspection des services qui est techniquement tout à fait compétente dans le domaine administratif, mais comme nous sommes dans une commission politique, je veux vous poser la question politique : je ne comprendrais pas qu'une loi pénitentiaire ne « rejudiciarise » pas la question de l'administration pénitentiaire.

        Vous avez posé des questions fondamentales. J'ai envie d'en poser une : vous êtes-vous posé la question de la nécessité d'une administration pénitentiaire et d'une direction de l'administration pénitentiaire ? Lorsque l'administration pénitentiaire est venue avec ses valises du ministère de l'Intérieur, on a le sentiment, à la lecture des débats parlementaires, que c'est justement pour rencontrer les juges. Je vous dis, moi, que les juges n'ont pas été rencontrés.

        Par conséquent, la question se pose aujourd'hui véritablement du contrôle extérieur par la justice de l'administration pénitentiaire dont, par ailleurs, vous avez parfaitement souligné les capacités et les vertus, dont je n'ai pas l'approche caricaturale qui en est faite dans la presse car j'ai visité des prisons où tout se passait bien. Je voulais le souligner ici.

        Néanmoins, que cela se passe mal ou bien, le constat qui frappe est que, de magistrats, point. Cela pose un problème juridique et un problème d'organisation générale qui dépassent très largement les problèmes d'administration de vos services.

        Quelles sont vos intentions sur ce point ? Ce que vous avez répondu tout à l'heure va tout à fait dans mon sens. Qu'un président de chambre d'accusation de Paris aille visiter la Santé que, visiblement, il n'a pas visité depuis deux ans et qu'il y découvre quelqu'un en préventive depuis deux ans, qu'il en reparte et convoque ses collègues pour le libérer, vous comprendrez quand même, qu'à la fin du XXème siècle, avec les connaissances juridiques qui sont les nôtres, c'est pour le moins choquant ! Par conséquent, si vous aviez voulu nous tendre la perche pour vous demander de rectifier les relations entre la magistrature et l'administration pénitentiaire, vous ne pouviez pas mieux faire. Peut-être était-ce votre intention, je ne sais pas...

        Ma seconde question porte sur les mineurs. Sur ce point, je partage tout à fait votre sentiment. L'éloignement, Mme la garde des sceaux, ne signifie pas que l'on mette en incarcération immédiatement les mineurs. Il signifie que l'opinion publique réclame que les mineurs soient éloignés lorsqu'ils commettent des actes de violence grave, mais cela ne veut pas dire que l'opinion ne réclame pas pour autant de les éduquer.

        Nous avons rencontré le directeur de la protection judiciaire de la jeunesse hier. Il y a incontestablement un progrès. Etes-vous favorable à des établissements spécialisés éducatifs, car on ne peut imaginer qu'un mineur en détention, même si son délit est de peu de durée et peu de portée, ne puisse être l'objet d'une obligation éducative ?

        Je vous remercie de ce que vous nous avez dit et de la façon dont vous avez situé le problème dans votre introduction.

      Mme Elisabeth GUIGOU : Je vous remercie de vos appréciations, M. le député.

        En ce qui concerne l'absence des magistrats, c'est le premier président de la cour de cassation, M. Canivet, auteur de ce rapport d'une commission elle-même constituée, notamment, de magistrats, qui a fait cette constatation dans les termes les plus nets. Nous avons déjà commencé à prendre des mesures qui vont aller dans le sens d'une présence judiciaire et d'une « juridictionnalisation » des décisions prises en prison, ne serait-ce que parce que les personnes qui sont placées en prison sont placées sous main de justice et que le code de procédure pénale impose des obligations précises aux magistrats, qu'il faut voir respectées.

        Les créations de postes auxquels nous procédons dans les services judiciaires devraient permettre de dégager davantage de temps. Il faut aussi avoir en tête que les magistrats sont confrontés à une explosion des contentieux. Ils ont fait un effort de productivité considérable. Aucun corps de la fonction publique n'a fait un tel effort de productivité depuis vingt ans. Nous créons des postes, nous donnons de l'informatique, nous améliorons la gestion des tribunaux, nous décentralisons. Tout cela pour que les magistrats soient davantage maîtres de leur temps. Je ne voudrais pas que ce soit haro sur les magistrats, mais je sais que vous avez effectué un travail très sérieux et que vous aurez des conclusions qui feront la part des choses, et ce que vous avez dit le montre.

        Concernant l'application des peines, vous avez voté la juridictionnalisation de l'application des peines. C'est une réforme considérable que Robert Badinter avait tentée il y a dix-sept ans et qui avait depuis été remisée dans les tiroirs. Cela veut dire que le juge d'application des peines, qui est déjà présent dans les établissements, lorsqu'il statuera sur une libération conditionnelle statuera non plus, comme c'est le cas aujourd'hui, dans une fonction administrative, mais dans une fonction juridictionnelle. Il sera obligé d'entendre un avocat et sa décision sera susceptible d'appel. Pour les peines supérieures à dix ans, ce sera un véritable tribunal qui décidera avec, là aussi, une possibilité d'appel devant une formation collégiale. C'est une réforme qui induira un changement des comportements extrêmement important parce que, par nécessité, cette juridictionnalisation imposera un regard des magistrats sur les détenus.

        Il y a aussi des recours contre les sanctions auprès du juge administratif.

        Il faut progresser sur ce terrain. C'est à la fois une question de moyens, d'effectifs, et de sensibilisation. A cet égard, votre rapport sera extrêmement important ; si vous mettez l'accent sur cette nécessité, cela ne peut pas ne pas être entendu.

        Nous travaillons sur le contrôle extérieur. La première phase de consultation sur le rapport Canivet sera terminée fin juillet. Nous poursuivrons la consultation des organisations syndicales. Il est indispensable de faire cette réforme avec les personnels ; sinon vous voyez bien qu'elle ne verra pas le jour. Il faut que les personnels s'approprient la nécessité du contrôle extérieur des prisons, qu'ils comprennent que ce n'est pas dirigé contre eux, que c'est justement parce qu'ils font un travail dont ils n'ont rien à cacher, même s'il y a des brebis galeuses comme dans toutes les professions, que ce contrôle est nécessaire.

        D'après les premiers contacts et les premières discussions, je sens des craintes et des réticences, mais je ne vois pas de fermeture absolue sur ce sujet. Il faut parvenir à conduire ces réformes de façon qu'elles puissent être appliquées. Je vous indique à ce propos que j'ai demandé des postes de cadres extérieurs dans le budget 2001 pour commencer à organiser le contrôle extérieur des prisons.

        Sur la question des mineurs, nous savons tous ici qu'il n'y a pas une réponse sur la délinquance des mineurs. Il nous faut arriver à mettre en place des formules d'hébergements diversifiées qui correspondent à la diversité des situations. Il ne faudrait pas non plus se focaliser seulement sur la situation des mineurs en prison - j'en ai parlé, je n'y reviens pas - ni sur la situation des centres éducatifs renforcés - nous en aurons une centaine l'année prochaine, ce qui est considérable -, il faut aussi se préoccuper des hébergements de jour, du suivi, de l'articulation surtout entre les différents services administratifs qui prennent en charge les familles ou ces mineurs.

        Le problème dramatique, c'est le cloisonnement. Les personnes qui suivent des familles en détresse - en général, les jeunes délinquants sont plutôt issus de ces milieux familiaux -, les enseignants, les travailleurs sociaux et les magistrats, sauf quand il existe des contrats locaux de sécurité et des politiques municipales extrêmement actives, ne se rencontrent jamais.

        Alors comment voulez-vous ? Des jeunes passent ainsi constamment au travers des mailles du filet. Des rapports de sociologues, très intéressants, ont même montré que c'était devenu pour certains une motivation, un sport, que de circuler entre les différentes modalités de prise en charge. Nous n'allons pas résoudre ces problèmes uniquement en s'occupant des prisons ou des centres éducatifs. Il faut le faire. Mais il y a un problème profond de coordination, d'attention, de suivi et de prise en charge globale.

      M. Hervé MORIN : Comme Claude Goasguen, je voudrais reconnaître le travail que vous avez accompli depuis que vous êtes garde des sceaux. Tous nos interlocuteurs reconnaissent que, d'une part, sous Pierre Méhaignerie, il y a eu une grande amélioration du droit à la santé des détenus et que, sous votre ministère, il y a eu une prise en compte de la prison. Cependant, beaucoup reste encore à réaliser.

        Nous ne sommes ni dans une vision apocalyptique, telle qu'elle a pu être décrite dans la presse ou dans le livre de Mme Vasseur, ni dans une situation formidable.

        Ma première question porte sur la liberté conditionnelle. Nous avons assisté à une réduction du nombre de libérations conditionnelles. Pensez-vous que nous allons retrouver un rythme plus important de mises en liberté conditionnelle pour donner un sens à la peine, car c'est un des moyens dont nous disposons pour cela ?

        Ma deuxième question concerne les longues peines. J'ai bien conscience que nous sommes entre le besoin de la société de punir, les droits des victimes ou des familles, et la question de la réinsertion. Il est clair aujourd'hui que les longues peines ne sont pas forcément la bonne solution, sauf peut-être pour des délinquants extrêmement dangereux dont on voit mal comment régler la situation. Mais on voit bien que la longue peine n'est pas une solution.

        Ma troisième question a trait aux psychotiques et aux toxicomanes. Il me semble que toute une partie de la population qui se trouve en prison n'a rien à y faire. Vous l'avez dit, Mme la garde des sceaux. Seriez-vous favorable à des établissements spécialisés, réservés aux cas psychiatriques qui sont actuellement en prison et qui, à mon sens, n'ont rien à y faire, ou à des populations comme les toxicomanes qui, certes, sont souvent des dealers mais, bien souvent, ils le sont davantage parce qu'ils sont malades que par vocation à être dealer ? Ne pourrait-on trouver une solution intermédiaire pour, au moins, ces deux populations ?

        Ma quatrième question porte sur l'individualisation des peines : le vrai problème est le manque de moyens. Ce qu'a dit M. Goasguen sur l'absence des magistrats est exact. Certes, quelques magistrats font leur travail, individualisent les peines ; certains juges d'application des peines passent chaque semaine dans les prisons, mais c'est extrêmement rare. Cela nécessite de nombreux moyens, des moyens considérables que nous n'aurons pas pour mettre en _uvre ce genre de dispositif.

        Etes-vous favorable à l'introduction de l'avocat pour les sanctions dans les prisons ? Etes-vous favorable à ce que les magistrats décident d'un certain nombre de sanctions ?

        Enfin, dernier point sur la loi pénitentiaire, il semblerait utile que nous ayons une grande loi pénitentiaire ; cela permettrait au moins à notre pays d'avoir un débat à la fois sur la mission de la prison et sur les moyens que l'on doit y affecter.

      M. Michel HUNAULT : Nous pourrions poser trente-six questions, je n'en poserai qu'une. Mme la garde des sceaux, comme mes collègues, je note les avancées faites sous votre ministère. Je rappellerai à notre collègue, M. Morin, que la prise en charge sur la santé, c'est la loi de 1994. Mais nous ne sommes pas ici pour dresser un bilan.

        Je voudrais parler des petites peines. La loi prévoit que pour les peines inférieures à un an, lorsque la personne a un emploi ou présente certaines garanties, le juge d'application des peines peut favoriser l'exercice de cette peine dans un centre en semi-liberté. Vous avez annoncé, ce matin, la confirmation d'un vaste plan de construction et de réhabilitation des maisons d'arrêt. Ne croyez-vous pas que ce plan devrait mettre l'accent sur les places dans les centres de semi-liberté, qui sont très limitées ?

        Nous avons vu avant-hier un documentaire sur l'incarcération des femmes, certaines d'entre elles étant éloignées de leur famille pour des peines de trois mois et confrontées à des situations humaines très dures. Ne pensez-vous pas que ce soit une piste à approfondir ?

      M. Emile BLESSIG : Après les visites que nous avons faites, nous aurions chacun une multitude de questions à poser. Je voudrais d'abord faire une observation qui découle de l'une de vos remarques. Vous avez indiqué qu'à partir de 2001, les séparations des sanitaires dans les cellules seraient achevées. Permettez-moi d'attirer votre attention sur un établissement, qui a eu son époque de gloire dans les années d'après-guerre : la prison-école d'Oermingen. Dans cet établissement, cent cinq cellules n'ont aucun sanitaire. J'espère qu'ils se retrouveront dans ce projet ambitieux, mais nous ne parlerons pas là de séparation, mais d'existence de sanitaires dans les cellules.

        Ma question porte sur le travail pénitentiaire. Vous avez insisté sur l'importance du temps de la journée du détenu. Le travail pénitentiaire est une composante occupationnelle absolument importante, voire indispensable, dans bon nombre d'établissements et dans l'exécution d'un projet de peine personnel. Il est utile et nécessaire parce que, d'une part, la prison est un univers d'argent. Celui qui n'a pas d'argent n'existe pas en prison. D'autre part, le travail pénitentiaire est aussi l'occasion de retrouver des repères et l'amorce d'une réinsertion.

        Deux remarques. Premièrement, ce travail pénitentiaire s'exécute quelques fois dans des conditions matérielles pour le moins critiquables. Deuxièmement, il existe le travail avec les concessionnaires et le travail dans les services généraux. C'est indispensable, mais la rémunération des détenus utilisés dans les services généraux est indigne, puisqu'elle est de l'ordre de 500 francs par mois, parfois moins.

        Ne pourrait-on pas aussi arriver à une certaine souplesse permettant de concilier enseignement et travail pénitentiaire, car ce dernier est un facteur de responsabilisation qui permet au détenu d'accéder à un certain revenu ? Mais lorsqu'il suit des cours d'enseignement, et non de formation professionnelle, il n'est pas rémunéré. Donc, paradoxalement, cela crée un conflit entre l'intérêt à court terme qui est d'accéder à l'argent et l'intérêt à long terme du projet d'exécution de la peine.

        Dernier point : j'observe au passage, que l'Etat récupère 20 %, me semble-t-il, de l'ensemble des salaires payés sur le travail et, à ma grande surprise, cet argent échappe à votre ministère pour retourner au Trésor. C'est une question que nous ne résoudrons pas ici, mais ces 20 % pourraient être une contribution à l'amélioration de la condition pénitentiaire au sens général.

      Mme Nicole BRICQ : Madame la garde des sceaux, je me contenterai d'une seule question concernant le programme de construction des établissements. Je laisserai de côté l'arithmétique par rapport au nombre de détenus que vous avez utilisée tout à l'heure car j'avoue ne pas l'avoir comprise. Nous avons constaté au fil des auditions qu'il existe un point de consensus, que ce soit de la part des personnels surveillants, des chefs d'établissement, de ceux qui représentent les droits des détenus, de tous ceux qui travaillent à l'intérieur et à l'extérieur de la prison pour que la vie s'y améliore : plus les établissements sont à taille humaine, plus il peut y avoir des relations humaines entre les personnels surveillants qui vivent au quotidien avec les détenus vingt-quatre heures sur vingt-quatre, meilleur est le fonctionnement interne de la prison.

        Je m'interroge sur la solution, technique, qui consiste à construire des établissements dont j'ai pu constater durant nos visites que certains ouverts il y a à peine huit ans, très bien conçus sur le papier, ne correspondaient pas à l'évolution de la population pénale. Je tenais à attirer votre attention sur le programme de construction. Bien que vous nous ayez dit que les critères avaient changé, cela ne semble pas se vérifier dans ce que nous entendons et voyons sur le terrain.

        On a fait un programme de construction purement fonctionnaliste, qui tenait compte, je le comprends, de l'épure budgétaire, mais qui ne correspond ni à l'évolution de la population pénale ni au besoin d'humain et de relationnel dans les prisons.

        Pourriez-vous nous dire quelles réorientations vous envisagez de donner, parce que nous avons l'impression - en cela, je rejoins ce que disais mon collègue M. Goasguen - d'une approche purement technique, technocratique, administrative du problème et d'un train administratif qui roule, quels que soient les ministres et qui conduit effectivement à certaines aberrations. J'ai ainsi visité un établissement complètement isolé en pleine campagne, où il n'y a aucun moyen de transport. Il faut que vous nous donniez votre sentiment sur ce point.

      Mme Yvette BENAYOUN-NAKACHE : Vous avez, Mme la garde des sceaux, tout dit, donné tous les chiffres et évoqué le retard pris depuis des décennies que l'on est en train de rattraper.

        Vous avez parlé de la dignité des détenus. Mais où est la dignité lorsque, dans une cellule de 10 m², prévue pour deux, cinq hommes s'entassent ? Quand un homme malade vous demande d'intercéder en sa faveur afin qu'il puisse faire sa toilette intime à l'écart des autres ? Que dire de l'hypocrisie de certains parloirs ? J'ai visité un parloir où un enfant avait été conçu. Comme vision du monde, il n'a que les visites qu'il peut faire à son père dans ce même parloir.

        Nous pourrions revenir sur des images mais, comme il faut être rapide, je n'évoquerai que deux problèmes.

        Même si certains de mes collègues en ont déjà parlé, je voudrais revenir sur la santé dans les prisons. Le rapport Pradier est accablant sur la recrudescence de la tuberculose en prison avec les malades atteints du VIH et l'hépatite C, sur la lourdeur des malades psychotiques pour lesquels les surveillants ne sont pas du tout formés et qu'ils ont une grande difficulté à appréhender, et sur la polytoxicomanie sous la forme associée de cigarettes, d'alcool et de drogue avec le trafic de hachisch en prison.

        Je poserai deux questions précises parce que cela m'a choquée.

        J'ai visité la maison d'arrêt Saint-Michel à Toulouse lorsque j'ai été élue députée. Ce jour-là, il y a eu une naissance. La seconde fois, je m'y suis rendue dans le cadre de la commission parlementaire, il y avait encore une naissance. Je voudrais vous demander s'il est encore humain de séparer les enfants à dix-huit mois de leur mère emprisonnée ? Ce ne sont pas des cas nombreux, mais cela existe.

        Un facteur me paraît essentiel à développer : le sport, pour l'équilibre entre le mental et le physique. Il est vrai, malheureusement, que pour les maisons d'arrêt construites dans les villes, il est difficile de trouver des terrains de sport. Mais nous l'avons entendu souvent, le sport est un facteur d'équilibre.

      Mme Christine BOUTIN : Il est vrai, Mme la garde des sceaux, que cette commission d'enquête a fait un travail important et que son rapport pourra sûrement aider à la sensibilisation de l'opinion sur le fait que la prison ne doit être que la privation de liberté ; j'insiste sur ce « que », car il faut absolument que les Français se rendent compte que la prison ne devrait pas être autre chose. Or elle est bien autre chose.

        Je voudrais vous remercier très rapidement pour la réponse que vous avez faite à notre rapporteur sur la question du casier judiciaire. Vous savez que j'y tiens beaucoup. C'est tout un ensemble, un regard différent, que nous aurons, par ce biais, sur le sens de la sanction.

        Je voudrais insister sur le mot transparence, indispensable pour le droit des détenus, les personnels et les victimes. En ce qui concerne la transparence, je souhaiterais que les victimes soient davantage informées et associées à la procédure et soient véritablement partie prenante, de façon à ce que, véritablement, la réconciliation puisse se faire chaque fois que possible puisque, nous ne devons pas l'oublier, un délinquant a vocation à sortir. C'est ce moment de la libération qui est particulièrement difficile.

        Les deux questions que je voulais vous poser ont déjà été évoquées, mais personnellement, je serais plus favorable à un médiateur qu'à l'avocat dans le prétoire, c'est-à-dire une personne qui ne soit pas directement liée au délinquant, mais une personne qui ait l'agrément du ministère et qui soit indépendante à la fois du personnel et du détenu, de façon à ce que le personnel puisse maintenir son autorité dans l'établissement et qu'il n'y ait pas une trop grande connivence entre le détenu et celui qui le représente. L'idée d'une tierce personne est une bonne idée, mais il faut trouver une solution pour ne pas toucher à l'autorité du chef d'établissement, tout en maintenant les droits des détenus.

        Ma dernière question a été abordée par M. Blessig. Guidée par les mêmes préoccupations que les siennes, je vous demanderai ce que vous pensez de la création d'un revenu minimum pour les détenus ?

      M. Alain COUSIN : Sur l'approche générale du monde pénitentiaire, Dieu merci, tout le monde pense à peu près les mêmes choses, et depuis longtemps, avec une certaine continuité. Nous recevions hier un de vos prédécesseurs, M. Chalandon, qui employait à peu près les mêmes mots que vous ce matin. Il nous disait notamment que les constructions réalisées en trois ans l'auraient été en douze en utilisant le circuit habituel de l'administration pénitentiaire.

        Ma question porte sur l'échéancier que vous pouvez imaginer et les financements que vous pouvez prévoir s'agissant du remplacement de l'ensemble des prisons du XIXème siècle. Dieu sait, hélas, qu'elles sont encore nombreuses ! Quels montages financiers envisagez-vous pour permettre de remplacer dans les meilleurs délais ces prisons ?

        M. Pradier a déclaré, à ma grande surprise, à propos de la prise en charge médicale, qu'il était incontestable que ce qui avait été mis en _uvre dans le « programme 13 000 » était meilleur que ce qui existe dans les autres prisons, tout simplement parce qu'il y a une obligation contractuelle. Ce sont les liens juridiques qui, semble-t-il, rendent la prise en charge plus efficace.

        Je souhaitais connaître votre sentiment à ce sujet parce que, notamment, dans une prison nouvelle d'un département qui vous est cher et où je me suis rendu il y a quelques jours, on m'indiquait que le cahier des charges concernant la construction nouvelle du secteur sanitaire prévoyait un nombre de mètres carrés inférieur à ce qui existe aujourd'hui. Ce n'est pourtant pas brillant pour le moment. Il semble y avoir là une certaine incompréhension.

      M. Julien DRAY : Madame la garde des sceaux, je voudrais attirer votre attention sur l'opportunité de la situation, car nous sommes un certain nombre de parlementaires à avoir déjà fait ces constats sur la dérive de notre système pénitentiaire. Ces constats ne sont pas nouveaux. Néanmoins, il existe une prise de conscience qui permet aujourd'hui d'adopter des mesures beaucoup plus radicales et de mettre en _uvre une mobilisation des moyens financiers qui n'était pas permise par le passé. L'utilité de cette commission tient au fait qu'il existe un consensus sur la dérive que nous avons constatée, ce qui facilite l'action.

        Je voudrais donc faire trois remarques.

        Premièrement, tant que l'on ne limitera pas l'enfermement, qu'on ne lui donnera pas un sens nouveau, qu'il demeurera la solution de facilité pour ceux qui subissent comme pour ceux qui prononcent, comme c'est le cas aujourd'hui parce que l'enfermement a été totalement banalisé, nous ne nous en sortirons pas.

        Plusieurs directeurs de prison ont évoqué la question du numerus clausus, qui consisterait à mettre en place un système qui ne conduise pas à construire encore et encore, car plus on construit, plus on remplit. Evidemment, le système évite de se poser les questions d'alternatives ou de système alternatif. Tant que nous n'adopterons pas une solution drastique par le numerus clausus, nous n'arriverons pas à faire évoluer la situation.

        Deuxièmement, les établissements de semi-liberté sont des établissements qui fonctionnent bien et qui créent les conditions d'une réinsertion par la suite. Mais ils sont peu nombreux et, dans les programmes prévus, ils n'ont pas fait partie des priorités retenues. N'y aurait-il pas nécessité de rectifier cela ?

        Troisièmement, des expériences étrangères montrent aujourd'hui que tout ce qui est peine de réparation, relevant de juridictions spéciales, fonctionne bien. Ne serait-il pas bon, notamment pour les plus jeunes, car c'est là l'essentiel, de mettre en place des juridictions qui se consacrent exclusivement à ces peines de réparation, ce qui les rendraient effectives ?

        Alors que l'on pourrait prononcer des peines de travaux d'intérêt général, je constate que, comme le système n'a pas été mis en place, on préfère condamner à une peine d'emprisonnement de huit à quinze jours. C'est plus facile.

      Mme Elisabeth GUIGOU : Je vais tâcher de répondre brièvement à toutes ces questions, toutes plus importantes les unes que les autres.

        Monsieur Morin, je vous répondrai surtout sur la présence des avocats au prétoire et l'application de la loi du 12 avril 2000.

        Cette loi est votée, il va falloir l'appliquer. La question est de savoir comment l'appliquer en prison. C'est moins simple qu'ailleurs. La loi ne dit pas « l'avocat ». Je rejoins la remarque de Mme Boutin. Elle indique « un assistant extérieur ». Nous avons besoin de bien réfléchir pour savoir de quelle façon sera appliquée cette loi en milieu pénitentiaire.

        Autorisera-t-on un détenu à demander à un autre de venir l'assister, voire un détenu d'un autre établissement parce qu'il aura été transféré entre-temps ? Toutes sortes de questions se posent. Ce n'est pas nécessairement l'avocat, cela peut être quelqu'un d'autre. C'est une question à examiner en liaison avec le contrôle extérieur, mais la loi sera appliquée. J'ai demandé au Conseil d'Etat une interprétation. La loi s'appliquera. Il faut en étudier les modalités.

        S'agissant des établissements spécialisés pour les détenus qui ont des problèmes psychiatriques, la question est de savoir, dès lors qu'ils auront été déclarés responsables par des experts psychiatres, ce que seront ces établissements : des établissements psychiatriques ? Des prisons ? Il y a des choix à faire. Ce n'est pas géré de la même façon.

        M. Hunault a posé une question très importante sur les longues peines. Depuis le début des années 80, la société est devenue plus répressive. Nous constatons un allongement très net des peines prononcées par les tribunaux. Et, par ailleurs, la loi a institué, à l'initiative de M. Peyrefitte, des peines de sûreté en 1978 et des peines incompressibles sous le ministère de M. Méhaignerie.

        Je me félicite que l'on évolue sur ces sujets parce que les longues peines, pour les personnes qui y sont condamnées, donnent l'impression de ne plus jamais voir le bout du tunnel. Je crois beaucoup au débat public sur ces questions, parce que des consensus se forment et les personnes chargées de prendre des décisions ne restent pas insensibles à ces consensus. Si vous arrivez à modifier les choses, je n'y verrai que des avantages. Mais il y a tout de même des détenus pour lesquels une condamnation à perpétuité se justifie.

        Sur les petites peines, il est vrai qu'il faut préparer la sortie. Nous avons les centres pour peines aménagées que nous allons créer parce que l'on a besoin d'un savoir-faire particulier pour préparer la sortie. Ils accueilleront les semi-libertés, les placements à l'extérieur, les condamnés en fin de peine et ne seront pas axés uniquement sur une seule mesure.

        Je voudrais dire à M. Blessig qui a posé une question sur le travail en prison, que c'est une question que je juge très importante parce que quand les détenus peuvent travailler, on constate un mieux. Mais ce n'est pas possible dans tous les établissements, par manque de place d'ateliers. Dans les nouveaux établissements, nous avons systématiquement intégré cet aspect.

        Il est important que l'on puisse mieux s'occuper des indigents. Nous avons mis en place un groupe de travail sur ce sujet au sein de l'administration pénitentiaire, qui a fait plusieurs propositions que nous sommes en train d'étudier, notamment la création d'un pécule de 150 francs renouvelable par quinzaine, l'augmentation des salaires versés aux détenus affectés au service général et la suppression des frais d'entretien comptés aux détenus.

        Sur la question d'un revenu minimum posée par Mme Boutin, j'indiquerai que les associations sont divisées sur ce thème : le Secours catholique et l'Association nationale des visiteurs de prison sont opposés à toute aide financière à caractère automatique. C'est un sujet difficile.

        Quoi qu'il en soit, je ferai des propositions dans le cadre du projet de loi de finances pour 2001 pour mieux traiter la question de l'indigence en prison parce que les indigents sont souvent persécutés par les autres, parfois traités comme des esclaves.

        S'agissant de la taille des établissements, j'ai dit dans mon introduction à quel point c'était une question que je m'étais posée et que je continue à me poser. A mon avis, il ne faut pas avoir une vision systématique des choses. Les établissements que nous construisons actuellement, tout d'abord, ne sont pas situés en pleine campagne. Ensuite, ils intègrent des préconisations très précises que j'ai demandées dans le cahier des charges : de petites unités, des douches en cellule, la lumière naturelle, des espaces suffisants pour le sport et le travail, les unités de vie familiale, des buanderies, des cellules pour handicapés, des espaces pour le sport.

        En outre, il n'y a aucune fatalité à gérer un établissement de 600 personnes en globalisant ces 600 personnes. Cela dit, il est vrai que nous devons systématiquement nous poser cette question. Par exemple, à Lyon, nous sommes en train d'étudier la possibilité, non pas de construire une seule prison de 600 places pour remplacer les prisons existantes, mais des établissements de 300 places. Nous travaillons sur cette hypothèse. Vous voyez, par conséquent, que nous ne laissons rien à l'abandon. Au contraire, c'est une question que je trouve très importante et je serai très attentive à vos propositions.

        J'ai pris l'année dernière une circulaire au sujet des enfants en prison avec leur mère incarcérée, justement pour que l'on soit beaucoup plus attentif à ces situations. Mais je suis absolument convaincue qu'au bout de dix-huit mois, il est mieux pour l'enfant, parce que j'ai beaucoup parlé de ces questions avec les psychologues et les personnels qui en sont chargés, de sortir. Il faut trouver une situation de placement qui permette à l'enfant de rester en relation avec sa mère et, si possible, avec son père, ce qui n'est pas facile quand les deux sont détenus. Mais on ne peut laisser un enfant en prison. La relation avec la mère est une chose, la socialisation de l'enfant est aussi extrêmement importante.

        Je crois avoir répondu aux deux remarques de Mme Boutin ainsi qu'à M. Cousin dans les remarques générales que j'ai faites.

        Je ne pense pas que le numerus clausus, évoqué par Julien Dray, soit une solution. Il faut, à mon sens, avoir un programme suffisamment ambitieux mais cela demande des financements. J'en ai indiqué le chiffre : 13 milliards pour l'encellulement individuel des détenus que nous avons aujourd'hui, sachant que nous allons avoir une baisse mécanique de leur nombre grâce à la réforme de la détention provisoire.

        Je ne suis pas favorable au numerus clausus parce que je pense que cela pourrait générer des inégalités extrêmement fortes sur le territoire. Dans certains établissements, parce qu'il y aurait de la place, on mettrait les gens en prison, Puis, dans la région voisine, ce ne serait pas le cas parce qu'il n'y aurait pas de place !

        Par ailleurs, cela pourrait générer des bizarreries dans la gestion des établissements.

        Enfin, j'estime qu'à partir du moment où la loi est votée par le Parlement de la République et que des décisions judiciaires fixent un certain nombre de peines, aller à l'encontre, par une décision administrative, de la loi et de son application par les tribunaux, serait vraiment curieux. Je préfère donc que l'on s'y prenne autrement, mais nous poursuivons le même objectif : celui du sens et de l'individualisation de la peine et, bien entendu, lorsque les gens sont en prison, des conditions de détention dignes.

        Pour ce qui est des peines alternatives, il est très important de les développer, notamment pour les mineurs. De gros progrès ont été faits en matière de travail d'intérêt général. En 1989, nous comptions 3 700 travaux d'intérêt général ; en 1999, leur nombre s'élève à 24 000. C'est une peine qui me paraît particulièrement adaptée, notamment pour les mineurs parce qu'elle leur permet de réparer tout de suite.

        Monsieur Cousin, à propos de la nouvelle UCSA d'Avignon, on me dit qu'en effet, le problème a été vu et que l'on est en train d'envisager une redistribution des locaux pour augmenter la surface de l'UCSA.

M. le Président : Madame la ministre, nous vous remercions.

2521 - Rapport de M. Jacques Floch sur la situation dans les prisons françaises : tome II (auditions)