Commission d'enquête sur le recours aux farines animales dans l'alimentation des animaux d'élevage, la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine et les enseignements de la crise en termes de pratiques agricoles et de santé publique

Rapport n° 3138
Tome II
Auditions - volume 2

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des séances tenues par la Commission
(la date de l'audition figure ci-dessous entre parenthèses)

- M. Lucien ABENHAÏM, directeur général de la Santé (le 30 janvier 2001) 4

- M. Dominique DORMONT, chef du service de neurovirologie du CEA, président du comité interministériel sur les encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles et les prions (le 31 janvier 2001) 25

- M. Gérard PASCAL, directeur scientifique pour la nutrition humaine et la sécurité des aliments de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA)            (le 31 janvier 2001) 51

- M. Vincent CARLIER, professeur à l'Ecole nationale vétérinaire d'Alfort            (le 6 février 2001) 70

- M. Jean-Philippe DESLYS, responsable du groupe de recherche sur les prions au CEA et expert auprès du comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (ESST) (le 6 février 2001) 83

- M. David BARNES, premier secrétaire, en charge des questions agricoles, accompagné de M. Richard MORGAN, premier secrétaire, en charge des affaires politiques, et de Mme Michèle CLARKE-JERVOIS, chargée des affaires politiques à l'ambassade du Royaume-Uni à Paris (le 6 février 2001) 100

- M.  André SYROTA, directeur des sciences du vivant au CEA (le 6 février 2001) 110

Suite des auditions (volume 3).
Sommaire des auditions.


Audition de M. Lucien ABENHAÏM,

directeur général de la Santé

(extrait du procès-verbal de la séance du 30 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Lucien Abenhaïm est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Lucien Abenhaïm prête serment.

M. Lucien ABENHAÏM : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, les députés, je vous remercie de m'entendre aujourd'hui sur cette question importante qui nous a beaucoup occupés ces derniers mois. En tout cas, depuis ma prise de fonctions, elle a représenté un souci constant pour la direction de la santé et qui, d'ailleurs, ne s'est jamais démenti au cours de ces derniers dix-huit mois.

Le but de mon exposé consistera à vous décrire les différentes étapes de la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) et le raisonnement de santé publique que nous avons cherché à appliquer tout au long de la crise. Elle n'est devenue une crise importante du point de vue médiatique et social que depuis l'automne 2000 ; elle n'en représente pas moins une préoccupation forte depuis plusieurs mois.

En termes de santé publique et de lutte contre les maladies transmissibles, deux grands modèles, qui ne sont pas forcément exclusifs, permettent de mieux fixer nos idées. D'une part, la recherche de l'éradication de la maladie ; c'est ce que l'on a tenté de faire, avec succès, pour des maladies comme la variole, que l'on a réussi à éradiquer grâce à la vaccination. D'autre part, la gestion du risque, modèle applicable dans le cas où l'on aurait renoncé à l'éradication de la maladie et où l'on gérerait le risque en essayant de limiter les conséquences de l'exposition en termes de pathologie.

L'ESB et sa traduction chez l'homme, que l'on appelle la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob présente les caractéristiques suivantes. Je note à ce propos que les scientifiques, après avoir dit « nouveau variant » pendant longtemps, préfèrent aujourd'hui que l'on parle de « nouvelle variante », ce qui est plus normal d'un point de vue syntaxique. Donc, nous savons aujourd'hui - le doute est si minime qu'il ne serait pas raisonnable d'y faire référence - que la nouvelle variante a pour origine l'encéphalopathie spongiforme bovine et le même agent qui a produit l'ESB chez l'animal. Cette information est ce que l'on nomme dans notre jargon « l'identification du danger ». Contrairement à d'autres situations de risques, nous avons là une quasi-certitude : il existe une relation entre ce facteur de risque et la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

De la même manière, nous savons que l'exposition s'est probablement effectuée par la voie alimentaire ; du moins, on le suppose. Il existe un consensus général chez les experts, mais l'on ne dispose pas de données permettant d'affirmer que les cas de Creutzfeldt-Jakob chez l'homme se sont développés à partir de la voie alimentaire. C'est le modèle scientifique le plus couramment retenu. Les études épidémiologiques réalisées par les Britanniques, qui disposent d'un plus grand recul que nous, n'ont pas été en mesure de démontrer un facteur de risque plus important chez les sujets touchés que chez des témoins particuliers. Mais ce modèle supposé n'exclut pas, en théorie du moins, d'autres sources de contamination possibles de l'homme.

Quelles peuvent-elles être ?

On a bien sûr imaginé l'exposition résultant des activités de soins, soit par le sang, soit par d'autres interventions. Nous ne disposons d'aucune preuve directe ou indirecte, ni même de probabilité démontrée épidémiologiquement ou statistiquement. Mais la thèse d'une expposition résultant des soins est validée par un certain nombre de modèles. On sait par exemple que, dans la forme classique de la maladie de Creutzfeldt-Jakob - en particulier dans le drame de l'hormone de croissance, autre forme de maladie de Creutzfeldt-Jakob, dite iatrogène - la maladie a pu être transmise, soit par des greffes, soit par l'utilisation de l'hormone de croissance. Sur la centaine de cas déclarés dans le monde, plus de quatre-vingt sont malheureusement survenus dans notre pays. Donc, pour la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, le facteur de risque d'exposition à travers les soins est un facteur de risque dont il faut tenir compte dans la gestion de la maladie et de l'éventuel problème épidémique qu'il pourrait représenter.

Ces deux sources, alimentaire et soins, sont les deux facteurs de risque que l'on peut imaginer pour l'homme ; ils représentent donc, du point de vue de la santé publique, les lieux d'intervention privilégiés.

Il se trouve que la nouvelle variante de Creutzfeldt-Jakob présente chez l'homme semble être plus largement distribuée dans les tissus que la forme classique de Creutzfeldt-Jakob, dans la mesure où elle habite des tissus lymphoïdes, par exemple - la rate, les plaques de Peyer - en plus des tissus nerveux habituels, comme le cerveau. Cette diffusion pouvant être beaucoup plus large, cela signifie que les possibilités de contamination pourraient être beaucoup plus grandes lors des soins. Par ailleurs, nous avons à faire face à de grandes difficultés pour stériliser ou désinfecter les instruments au cours des soins, tant il est vrai que le prion est un agent extrêmement résistant. Au surplus, nous ne possédons pas de moyens de dépistage des personnes qui pourraient éventuellement être contaminées. Enfin, pèse encore une incertitude sur la possibilité de transmission par le sang.

Tout cela nous pousse à dire, du point de vue de la santé publique, que si, par extraordinaire ou par malheur, les populations humaines subissaient une contamination ignorée aujourd'hui, nous pourrions connaître une situation difficile en termes de gestion du risque de la maladie chez l'homme. C'est pourquoi nous avons demandé récemment à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) de revoir l'ensemble des recommandations dans le domaine du sang. C'est pourquoi également nous avons demandé au Conseil supérieur de l'hygiène public, mais surtout au Comité technique des infections nosocomiales, au Comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (ESST), ainsi qu'à un groupe d'experts qui a travaillé avec nous, de revoir l'ensemble des recommandations sur les soins. Nous allons bientôt publier une circulaire à ce sujet. Néanmoins, compte tenu des difficultés dont je vous ai entretenu en introduction, notre logique, du point de vue de la santé publique, est de tendre autant que possible à l'éradication à la source. Dans la mesure où nous ne disposons pas de moyens de dépistage et où les moyens de traitement et les instruments sont limités, nous aurions beaucoup de mal à gérer la situation dans l'hypothèse d'une forte contamination chez l'homme en France. C'est une première raison pour laquelle la direction générale de la santé cherche à défendre l'idée d'une tentative d'éradication.

Pourquoi éradiquer ? On ne peut éradiquer toutes les maladies ou toutes les expositions auxquelles on doit faire face dans un pays. Comme vous le savez, il existe plus de 70 000 substances chimiques largement utilisées. Nous faisons régulièrement face à des contaminations par des bactéries, des virus de toutes sortes ; donc chercher à atteindre une éradication de toutes les maladies auxquelles on est confronté est très difficile, car nous ne disposons pas des moyens pour le faire.

Trois raisons au moins nous font penser que nous devons chercher à atteindre, en l'espèce, une éradication. Tout d'abord, parce qu'elle nous semble presque possible - j'insiste sur le terme « presque ». J'ai appris des spécialistes que des formes spontanées d'ESB peuvent survenir, ce qui est normal, car il a bien fallu que la maladie naisse de quelque part. Si une épidémie s'est déclarée chez les bovins, c'est bien parce que quelques cas spontanés se sont déclarés. Néanmoins, cette épidémie, dans sa très grande majorité, s'est produite en Angleterre, de manière artificielle du fait des activités de l'homme. Il semble donc possible en termes épidémiques et épidémiologiques de l'éradiquer.

Deuxième raison : nous connaissons très peu le prion. Cet agent est souvent nommé « agent transmissible non conventionnel ». Nous avons donc très peu de modèles épidémiologiques sur lesquels nous fonder pour éventuellement gérer le risque contrairement à certaines maladies plus classiques transmissibles ou d'origine environnementale. De ce fait même, nous ne disposons que de peu de modèles pour évaluer avec précision les conséquences de l'exposition.

Il est possible, en théorie, que l'exposition puisse se traduire par un nombre considérable de cas. Je vous rappelle qu'en Grande-Bretagne près d'un million d'animaux ont été atteints, en tout cas 175 000 ont été découverts malades. Cette exposition pourrait se traduire, d'après les chercheurs, par une épidémie pouvant aller de quelques dizaines de cas à 136 000 cas chez l'homme. Même si les travaux des chercheurs, en particulier français, dont Mme Annick Alpérovitch de l'INSERM, considèrent que le nombre de 136 000 est peu probable et peu vraisemblable, on évoque tout de même la possibilité de plusieurs milliers de cas en Angleterre. Cette fourchette de quelques dizaines à 136 000 cas reflète le caractère incertain de l'épidémie et représente pour nous une source de préoccupation, puisque nous ne sommes pas en mesure de gérer le risque. C'est là une troisième raison qui milite pour une attitude de recherche de l'éradication, ce qui ne signifie nullement que nous disposions d'éléments tendant à prouver que le risque est grand ou particulièrement grand. Nous sommes plutôt confrontés à l'incertitude.

J'en viens à l'évaluation de l'importance du risque en France. La France a connu trois cas, deux certains et un très probable de nouvelle variante, chiffre à rapprocher des 87 cas recensés en Angleterre. La courbe épidémique est difficile à prédire. Toutefois, les chercheurs qui retiennent en Angleterre le nombre maximal et réaliste attendu d'environ 6 000 cas, voire une dizaine de milliers, pensent qu'en France l'exposition peut avoir été - il s'agit de l'exposition dans le passé - de l'ordre de 5% de l'exposition en Grande-Bretagne, autrement dit de quelques centaines dans notre pays pour l'exposition passée. Néanmoins, se pose la question de savoir quel pourrait être le risque associé à l'exposition relativement récente, celle-ci étant caractérisée par un changement important : d'une part, le type de matériau entrant dans la chaîne alimentaire d'origine animale en France ; d'autre part, la situation épidémique chez les animaux.

Nous avons suivi cette question avec attention, car nous avions été alertés, comme l'ont été mes prédécesseurs, par le Comité interministériel présidé par le professeur Dormont en 1998. J'ai également été alerté par la lecture des notes dont je disposais en prenant mes fonctions à la Direction générale de la Santé (DGS). Elles signalaient une augmentation possible du nombre de cas « N.A.I.F » (nés après l'interdiction des farines) chez les ruminants en France en juillet 1990.

Nous avons donc suivi cette question avec attention et, quelques mois après mon arrivée, en octobre-novembre 1999, mes services ont commencé à observer, à partir des données connues, une légère augmentation du nombre de cas d'ESB. Nous avons dû procéder aux calculs épidémiologiques nous-mêmes. Des scientifiques de la DGS se sont penchés attentivement sur ces problèmes et ont soulevé la question de savoir si l'on n'était pas en train de vivre une nouvelle épidémie animale plus importante que celle que nous avions connue dans le passé. C'est effectivement ce qui s'est produit en 1999. En octobre-novembre, nous comptabilisions 15 à 20 cas, mais les données pour 1999 - ils sont forcément un peu rétrospectifs - aboutissaient à 30 cas d'ESB en France alors que l'on en avait détecté 18 en 1998, 6 en 1997 et 12 en 1996.

En octobre 1999, nous commencions à percevoir un léger frémissement, autrement dit un nombre de cas légèrement supérieur à celui de l'année précédente, ce qui restait toutefois relativement peu par rapport à ce qui s'était produit en Angleterre, où l'on parlait de plusieurs dizaines de milliers de cas par an au cours des années précédentes. La progression du nombre de cas pouvait s'expliquer par la mise en place d'un meilleur système de surveillance. La DGS ne disposait pas des moyens de l'analyser.

Le mouvement s'est poursuivi de manière très régulière, puisque, au cours de l'année 2000, hormis les cas dépistés par l'enquête systématique dans le Grand-Ouest, 102 cas d'ESB furent diagnostiqués contre 30 en 1999. Dès la fin 1999 et le début de l'année 2000, une augmentation est intervenue ; nous ne savions pas à quoi l'attribuer : elle pouvait être due à une meilleure surveillance ; cela dit, elle était encore relativement faible et les services de la DGS ne disposaient pas des moyens d'obtenir les connaissances d'intervention sur le terrain permettant de comprendre le phénomène. Nous avons saisi l'AFSSA dès novembre 1999 en lui demandant de réévaluer le dispositif pour savoir si les changements qui semblaient se dessiner pouvaient représenter une situation nouvelle et s'ils étaient susceptibles de remettre en cause l'ensemble du dispositif.

Voilà pour mon propos introductif ; j'ai essayé de dresser les grandes lignes de notre approche. Je pourrais être plus précis en répondant à vos questions.

M. le Rapporteur : Je me reporte à vos déclarations de 1996. Vous aviez alors exprimé un point de vue critique sur la gestion de la crise. Que pensez-vous de la gestion actuelle ? Selon vous, y a-t-il des points sur lesquels elle pourrait encore être améliorée ? Que pensez-vous de la décision prise hier de retirer la colonne vertébrale des bovins ?

Maintenez-vous la nécessité, comme vous l'aviez dit, d'une commission d'enquête internationale et, si oui, quels pourraient en être les objectifs ? Quel rôle plus précis a joué la DGS dans la lutte contre l'ESB ? Quels rapports existent et comment s'organisent-ils entre la DGS, l'Académie de médecine, l'Institut de veille sanitaire et la communauté scientifique ? Comment jugez-vous personnellement leur efficacité et, éventuellement, comment les rendre plus efficaces ? À quel moment la DGS a-t-elle pris connaissance d'une possible transmission à l'homme de l'ESB ? Quelles conclusions en ont alors tiré la DGS et le ministère de la Santé ? Je vous remercie de bien vouloir répondre précisément à ces questions.

Des personnes auditionnées ont exclu de leur vocabulaire le terme d'« épidémie ». Or, vous l'avez utilisé à plusieurs reprises. Pourquoi ?

M. Le Président : Nous avons eu parfois le sentiment que cette affaire avait été minimisée. L'a-t-elle à une certaine époque et, si oui, pourquoi ? Des spécialistes de la santé animale que nous avons entendus ont confirmé, bien que le phénomène soit clairement connu en Angleterre, que la communauté scientifique, européenne notamment, ne s'en était toujours pas saisie en 1992, y compris lors d'un colloque international à Amsterdam qui en donnait pourtant l'occasion. Nous aimerions comprendre pourquoi un problème clairement identifié à un moment donné n'est pas devenu « le » problème de la Communauté européenne. Cela vaut aussi pour la santé publique. N'y a-t-il pas eu un certain flottement dans la communication ?

M. Lucien ABENHAÏM : Tout d'abord, une précision sémantique sur le terme « épidémie » ; il y a eu sans nul doute une épidémie animale d'ESB en Angleterre. On parle de plusieurs centaines de milliers de cas. Je suis épidémiologiste. J'utilise le terme comme on l'utilise dans mon métier. Qu'est-ce qu'une épidémie ? Il existe deux définitions issues du grec. Le terme epidêmos signifie « fléau qui s'abat sur le peuple ». Cela fut souvent interprété comme « un grand nombre de cas ». L'autre définition du grec est : « ce qui circule dans le pays. »

D'un point de vue épidémiologique, chez l'animal, il ne fait aucun doute que l'on a affaire à une épidémie. Evitons la confusion : les gens pensent que le terme « épidémie » est relatif à une maladie contagieuse, qui peut être transmise comme il en va de la grippe ; non, c'est une maladie qui s'abat sur le peuple, touchant un nombre inhabituel de personnes. C'est ainsi qu'en épidémiologie on utilise le terme de façon courante. Pour une maladie inconnue chez l'homme, le fait de compter 87 cas en Grande-Bretagne représente une épidémie au sens épidémiologique. Si nous n'avions pas été confrontés à l'expérience britannique, la France, avec trois cas, aurait continué de parler de cas sporadiques. L'existence de la variante en Angleterre et de l'épidémie qui y sévit nous conduit à penser que nous n'avons pas à faire face à quelques cas sporadiques.

Néanmoins, il est exact qu'au cours des dernières années, le nombre de personnes atteintes a évolué en Grande-Bretagne, pour passer de 18 cas en 1998 à 15 en 1999, puis à 25 en 2000, le nombre de cas probables en 2001 étant seulement de quelques-uns. En novembre-décembre 2000, le nombre probable de cas s'élevait à 5. Pour l'heure, on n'assiste pas, en Angleterre, à une progression dramatique du nombre de cas humains chaque année, ce qui ne peut être interprété directement, car, ainsi que je l'ai indiqué dans mon propos liminaire, plusieurs modèles sont compatibles. Malgré la faible augmentation du nombre de cas, si les durées d'incubation sont supérieures à quarante, cinquante ou soixante ans, le nombre de cas pourrait se révéler bien plus élevé dans le futur. Nous n'avons pas assisté à une flambée épidémique forte, mais on ne peut exclure que cela puisse se produire.

J'avais proposé en 1996 qu'un groupe de travail international de scientifiques soit réuni pour évaluer si, oui ou non, l'ESB pouvait être transmis à l'homme, et caractériser des facteurs de risques. À l'époque, pesaient des incertitudes qui ont été levées depuis. De même, un nombre beaucoup plus important de personnes se préoccupe aujourd'hui de la question.

Je ne pense pas qu'il soit nécessaire de constituer un groupe de travail international, cependant il ne serait pas inutile d'obtenir un consensus international sur les prédictions épidémiques. Ce consensus ne me paraît pas pouvoir être atteint aujourd'hui avec la réunion d'un groupe de travail ; mais si celui-ci commençait à travailler en ce sens, on pourrait gagner un peu de temps en termes de prédictions épidémiques. Aujourd'hui, en fait, seule l'équipe britannique publie des prédictions épidémiques. Tous les épidémiologistes savent que ce modèle, comme tous les modèles, est discutable. Je ne serais pas hostile au fait que nous affichions en France une position un peu plus officielle sur la prédiction épidémique française, en tout cas que l'on puisse le faire plus régulièrement. Nous disposons d'une excellente équipe d'épidémiologie dirigée par Annick Alpérovitch de l'INSERM, qui a procédé à des prédictions qu'elle a bien voulu remettre à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, et celles-ci nous servent d'ailleurs à établir des probabilités pour l'avenir.

J'ai été critique sur la gestion de la crise en 1996. Je maintiens ce que j'ai dit en 1996 alors que j'étais un expert extérieur - je n'étais pas alors directeur général de la santé. Des faits me préoccupaient alors et dès que j'ai pris mes fonctions à la DGS, j'ai étudié avec attention ce dossier. Il s'agissait de savoir si les expositions au risque avaient bien été mesurées en France. Elles étaient de deux types : celle liée à la viande bovine d'origine britannique, au début des années 90, voire après ; la seconde, à travers les exportations. Il convenait également de savoir si l'on pouvait considérer que le risque associé aux farines était réduit autant que possible. Je ne dirai pas que j'ai eu des difficultés à obtenir les informations ; il n'en reste pas moins que nous avons obtenu les données d'exposition en termes d'importation de viande britannique de façon quelque peu éparse. Nous ne disposons pas d'évaluations épidémiologiques réelles.

J'ai saisi l'AFSSAPS en février pour qu'elle procède à une évaluation du risque sur le sang. Celle-ci a demandé à Mme Alpérovitch de faire un calcul du risque qui pouvait être associé - calcul que j'avais demandé en 1996 quand j'avais été auditionné. Mme Alpérovitch a produit un calcul qui a abouti à une évaluation selon laquelle l'exposition en France pouvait avoir été de l'ordre de 5 à 10 % de l'exposition en Grande-Bretagne, ce qui me semblait très important en termes de compréhension. Pourquoi ? S'il y a, par exemple, 6 000 cas humains en incubation, comme le présente le modèle le plus probable retenu par Mme Alpérovitch, cela signifie que la France connaîtrait de 200 à 500 cas. Cinq cents personnes aujourd'hui en incubation représentent un élément dont il faudrait éventuellement tenir compte en termes de transfusions sanguines ou de soins.

À l'occasion de ma récente saisine, l'AFSSAPS a produit un excellent rapport établi par un groupe d'experts, conduit par le professeur Bégaud, qui a calculé le risque maximal sur la base de modèles extrêmement rigoureux mais qui recèlent néanmoins une grande incertitude. C'était, pour moi, très important.

Tel est le sujet sur lequel ma critique portait à l'époque. Nous ne disposons pas aujourd'hui d'un modèle sur l'utilisation des farines, excepté celui que je viens d'évoquer. Lorsque mes services ont constaté l'augmentation du nombre de cas d'ESB, nous avons également noté que la légère augmentation du nombre de cas en 2000 était attribuable à des animaux nés en 1993-1994-1995. Il est clair qu'il s'est passé quelque chose à cette période : les hypothèses ont été formulées par le Comité interministériel du professeur Dormont, saisi par les ministères de l'Agriculture et de la Santé dès 1998, dans la mesure où il y avait des cas N.A.I.F. (nés après l'interdiction des farines intervenue en 1990). L'hypothèse la plus probable faisait état de contaminations croisées, même s'il y avait pu avoir des fraudes. Là aussi, l'évaluation quantitative devrait être faite. Elle l'est aujourd'hui en partie grâce aux tests réalisés.

Je remarque que c'est une équipe britannique, celle de Mme Connelly qui a publié récemment dans Nature le nombre d'animaux malades qui auraient pu entrer dans la chaîne alimentaire française. Il me semble donc que nous devons améliorer notre capacité de production scientifique dans la mesure où ce sont les Britanniques qui évaluent aujourd'hui notre exposition au risque, ce qui n'est pas très satisfaisant.

Mes critiques portaient donc sur notre capacité d'évaluation. Je pense que nous devons continuer à améliorer notre capacité d'information scientifique au sujet des modélisations. Je continuerai à les formuler, même si nous disposons aujourd'hui d'un dispositif plus complet avec l'AFSSA, et que les scientifiques sont plus nombreux à se pencher sur ces questions.

Quel a été le rôle de la DGS ? La compétence de la DGS stricto sensu s'applique, bien entendu, à tout ce qui a rapport aux soins, aux médicaments, aux produits de santé, mais elle n'est pas directement responsable de ce qui a trait à la chaîne alimentaire. Néanmoins, comme directeur général de la santé, même si je n'ai pas toute la compétence que peut avoir le ministère de l'Agriculture ou celui de la Consommation sur cette question, je m'en préoccupe directement, puisque c'est une forme d'exposition directe de l'homme et que nous avons un rôle d'expertise nous permettant d'alerter nos partenaires. Cependant, mes services n'ont pas autorité pour effectuer des inspections ni même pour obtenir des données sur toutes les questions, la situation sanitaire des abattoirs par exemple. Nous ne pouvons agir qu'en fonction des informations qui nous sont transmises par le ministère de l'Agriculture ou celui de la Consommation, ainsi que celles qui pourraient être transmises par l'AFSSA, qui a un pouvoir d'autosaisine. Outre les moyens qui sont les nôtres et qui sont extrêmement limités, nous lisons la littérature scientifique. Nous disposons, pour les produits de santé, d'une excellente agence, l'AFSSAPS, qui nous fournit beaucoup d'informations ; pour la surveillance épidémiologique, nous disposons d'une autre excellente agence, l'Institut de veille sanitaire (IVS), avec laquelle nous travaillons très régulièrement. Pour la chaîne alimentaire, nos sources d'informations sont plus aléatoires.

Pour la surveillance de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, nous disposons probablement aujourd'hui du système le plus sophistiqué. Je ne suis donc pas du tout inquiet sur cette question, grâce au réseau de surveillance mis en place avec l'INSERM et à la collaboration de l'IVS. Ce réseau fait face à une difficulté intrinsèque du diagnostic de la maladie. D'une part, c'est une maladie difficile à diagnostiquer ; d'autre part, c'est une maladie qui ne peut être confirmée qu'à l'autopsie. Aujourd'hui, environ 65 % d'autopsies sont acceptées. Ces deux phénomènes font qu'il n'est pas impossible que le nombre de cas définitivement confirmés de la nouvelle variante de Creutzfeldt-Jakob soit sous-évalué. Ce n'est pas le rôle du DGS, mais j'ai demandé à mes services de s'y attacher, il semble peu probable que le nombre de cas fasse l'objet d'une sous-estimation importante, du moins pas au point de nous faire changer complètement notre vision de la question, sachant que l'on ne compte que trois cas en France. Même une sous-estimation d'un, deux ou trois cas ne changerait rien à l'évaluation que nous avons de la question. Compte tenu de ce que nous savons de l'épidémie en Angleterre et de la situation dans d'autres pays, il ne semble pas que le nombre de cas diagnostiqués soit fortement sous-évalué.

Cependant, nous ne sommes pas en mesure d'observer ce qui n'est pas observable, à savoir les cas qui seraient encore en incubation, dans la mesure où nous ne disposons pas de tests appropriés pour détecter l'incubation. Même si nous disposions, par exemple, d'un test sanguin, il n'est pas évident qu'il serait souhaitable de l'appliquer à la population. Pour appliquer un test de dépistage, encore faudrait-il que, d'une façon générale, il existe un bénéfice à tirer de ce test, ce qui n'est pas encore le cas pour cette maladie grave, jusqu'à présent toujours mortelle. Nous pourrions en tirer des estimations à travers les soins, pour le sang, ce dont ne disposons pas pour l'heure. Je ne sais s'il faut s'en plaindre ou s'en réjouir. Peut-être est-ce bon signe que nous ne soyons pas capables de détecter le prion dans le sang, car cela signifie-t-il qu'il n'y est peut-être pas. C'est un élément de la situation actuelle.

Avec le monde scientifique, la DGS doit disposer de l'évaluation réalisée par les agences du ministère : l'AFSSA, l'AFSSAPS, l'IVS, l'établissement français du sang, l'établissement français des greffes, ces agences, chacune dans son domaine de compétences, travaillant de façon extrêmement approfondie.

Il m'arrive de réunir des experts quand j'ai besoin d'être éclairé en termes décisionnels sur certains sujets. J'ai procédé ainsi récemment. L'AFSSA et les experts n'ont pas pensé pouvoir produire une évaluation quantitative du risque résiduel associé à la consommation des aliments en France à la fin de l'année 2000, compte tenu des incertitudes auxquelles ils étaient confrontés. Néanmoins, il était important pour le directeur général de la santé de se poser la question de savoir si la situation appelait l'interdiction de consommer de la viande, s'il convenait de recommander de ne pas consommer de viande de b_uf dans les écoles ou dans les hôpitaux, puisque la question m'avait été posée directement. Dans la mesure où l'AFSSA ne produisait pas cette information, j'ai réuni des experts pour traiter de cette question en leur demandant leur avis sur l'importance du risque. Il m'arrive donc de le faire. Mais l'ensemble de l'évaluation devrait pouvoir reposer sur les agences.

Quand avons-nous eu connaissance d'une possible transmission de l'ESB à l'homme ? Le monde l'a découvert avec quasi-certitude en 1996. Je réclamais l'organisation d'un groupe de travail pour le vérifier, avec de fortes raisons de soupçonner la découverte en mars 1996 de cas humains de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, ce qui n'a été confirmé avec certitude qu'un peu plus tard. Les scientifiques impliqués n'éprouvaient plus guère de doutes en 1996. Les débats se poursuivirent encore quelque temps, mais guère après.

En arrivant à la DGS, j'ai demandé à mes services de dresser un historique. La DGS est intervenue à la fin de l'année 1993, en particulier pour demander un renforcement des mesures concernant les matériaux à risque spécifiés (MRS), le traitement des carcasses, etc. C'était une initiative commune franco-allemande, intervenue en raison des données épidémiologiques publiées, lesquelles montraient que l'ESB se transmettait à des animaux de zoo et aux chats domestiques et également parce que les animaux atteints et nés après l'interdiction des farines en Grande-Bretagne augmentaient de façon importante en 1993. On peut dire que la DGS est intervenue largement notamment pour renforcer les mesures de précaution contre l'ESB. S'agissant des farines et du recyclage, la DGS est intervenue en 1993 avant même que la transmission à l'homme ne soit soupçonnée de façon claire. Il semble qu'elle soit intervenue dès 1988 de façon ponctuelle.

M. le Président : Qui en fut informé ? À qui furent adressées les recommandations ? Auprès de qui est intervenue la DGS pour demander un renforcement des mesures ?

M. Lucien ABENHAÏM : C'est une intervention auprès de la Commission européenne. L'interdiction d'utiliser les farines de viandes et d'os est intervenue dès juillet 1990. Les interdictions intervenues en 1989 et 1990 le furent de façon générale sans savoir s'il s'agissait de protéger l'homme ou les troupeaux.

Vous souhaitez savoir quand la DGS a considéré que la transmission à l'homme était une possibilité à prendre en compte de façon claire. J'ai moi-même posé la question à mes services, qui ont fait état d'une note en date de 1993, à la suite de la transmission de l'ESB à des animaux domestiques et alors que la barrière d'espèces était franchie. Jusque-là, tout le monde pouvait en parler, le subodorer, mais c'était des suppositions qui n'étaient étayées par aucune donnée. C'est en 1993 que la DGS est intervenue sur cette base.

La preuve épidémiologique a été établie en 1996 et la preuve biologique en 1997 ou en 1998. L'identité du prion entre l'ESB et la maladie de Creutzfeldt-Jakob a été découverte, je crois, en 1998. Néanmoins, tout avait été fait bien avant en tenant compte de la très forte plausibilité.

Quelles conclusions ont été tirées ? Une série de mesures a été prise assez rapidement. Nous avons, en tout cas depuis que je suis à la DGS - je pense que cela avait déjà été le cas auparavant - réclamé assez rapidement l'interdiction complète des farines de viandes et d'os en dehors des ruminants, cela pour trois raisons.

Lors de ma prise de fonctions à la DGS, il me fut expliqué que les trois mesures de précaution, qui sont davantage des mesures de prévention d'ailleurs - l'interdiction des matériaux à risques spécifiés, le traitement des farines et l'interdiction des farines pour les ruminants - pouvaient ne pas être étanches à cent pour cent. Nous avions des raisons de le penser : quelques évaluations montraient déjà que le traitement des farines pouvait ne pas être à cent pour cent efficace. Les MRS concernaient surtout les animaux qui étaient nés avant juillet 1991 ; or, il y avait des cas N.A.I.F. (bovins nés après l'interdiction des farines) et l'on pouvait constater une augmentation non négligeable. Par ailleurs, la possibilité de contamination croisée avait été envisagée.

Tout au début, j'ai posé la question à la DGS de l'utilité d'ajouter un quatrième moyen de protection alors que l'on en disposait déjà de trois. C'est en constatant la non-étanchéité des mesures prises et quand nous avons vu le nombre de cas augmenter que nous avons réclamé l'interdiction de farines de viande et d'os, ou plutôt nous avons demandé à l'AFSSA s'il convenait ou non de les interdire, car, sans données scientifiques, nous ne sommes pas en mesure de réclamer quoi que ce soit. Nous avons donc demandé à l'AFSSA qu'elle se penche sur cette question pour savoir s'il convenait d'interdire les farines des viandes et d'os pour les animaux autres que les ruminants. Cela faisait partie d'une saisine de ma part et d'un programme de travail pour l'année 2000. C'est le changement dans la situation épidémiologique de l'ESB qui nous a amenés à nous poser cette question.

Dès lors que l'on a vu le nombre de cas augmenter, bien que n'étant pas spécialistes, nous nous sommes dit que peut-être toutes ces petites infractions cumulées pouvaient représenter un fait significatif. Mais nous n'avions pas le moyen de le savoir. Nous avons demandé à l'AFSSA s'il convenait de revoir le dispositif. Tel était le sens général de l'interrogation et cela faisait partie du programme de travail de l'AFSSA. Il faut quand même se poser la question dans les vrais termes : il y a eu en Angleterre entre 750 000 et un million d'animaux malades. Même dans les pires évaluations établies en France, y compris celles qui ne nous sont pas particulièrement favorables comme celle de Mme Connelly, on parle de l'éventualité de quelques milliers d'animaux atteints au total. Nous ne nous situons pas dans le même ordre de grandeur. En outre, des mesures ont été prises en France. Certes, il y eut beaucoup d'animaux malades en Angleterre, mais surtout jusqu'en 1990 au moins et, par la suite, on a continué à consommer des cervelles ; directement ou indirectement, on a continué d'avoir des expositions à des matériaux à risque spécifiés dans des proportions très supérieures à celles de la France pour la même période. Dans tous les cas de figure, ces questions devaient se poser à partir d'une évaluation de risque ; elles ne pouvaient pas se poser en général.

Y a-t-il eu minimisation ou flottement dans la communication ? Les systèmes de communication pourraient s'améliorer ; cela ne fait, de mon point de vue, aucun doute pour tout ce qui est relatif à la compréhension de l'épidémie animale, des matériaux à risques qui continuaient à circuler malgré les interdictions. Au détour de réunions, j'ai découvert, à l'instar de mes services, l'existence de certaines pratiques comme le jonchage, dont je n'avais personnellement jamais entendu parler avant d'arriver à la DGS.

M. le Président : Pouvez-vous nous éclairer sur cette pratique ?

M. Lucien ABENHAÏM : Le jonchage est une technique qui consiste à abattre les animaux par éclatement du bulbe, ce qui peut donc se traduire par une dispersion de moelle épinière sur les tissus. Je n'avais aucune raison, pas plus que mes services, de connaître l'existence de cette pratique. De plus, on nous disait qu'elle était anecdotique. Or, nous avons appris au cours de réunions, par hasard, que c'était une pratique qui concernait 50% des abattages et ce jusqu'à un moment donné de l'année 2000.

Oui, je pense que l'on peut améliorer l'information. Je ne crois pas à une volonté des gens de cacher quoi que ce soit. La nécessité s'impose que les agences scientifiques puissent disposer de l'ensemble de ces données, en tout cas puissent les réclamer et les obtenir pour établir les évaluations de risques. La situation réelle d'exposition n'est pas connue comme elle le devrait. C'est une préoccupation importante pour moi. C'est, en épidémiologie, la différence entre les deux termes anglais signifiant l'efficacité : efficacy et effectivness que nous traduirons par « efficacité expérimentale » et « efficacité réelle » des mesures. Nous savons, par exemple, qu'interdire l'utilisation d'un certain nombre de matériels spécifiés devrait aboutir à une absence de risques. Encore faudrait-il que l'interdiction soit réellement mise en pratique. Du point de vue de la DGS, sans cette information, il est très difficile de savoir ce qui entre dans la chaîne alimentaire. La communication doit donc être renforcée. Il faut accentuer les efforts dans ce sens.

Je ne suis pas en mesure de dire s'il y a eu une tentative de minimisation de la crise. En tout cas, du point de vue de la DGS, nous avons toujours travaillé dans une hypothèse maximaliste. Je prends l'exemple du sang. Nous avons travaillé à partir de l'hypothèse selon laquelle la maladie pourrait être transmissible par le sang, alors qu'aujourd'hui aucun des 87 cas en Angleterre ne peut être attribué à une transfusion sanguine. Nous ne sommes pas en mesure de détecter le prion dans le sang ; les modèles d'infectiosité établis sont plutôt rassurants sur la capacité du sang à détenir des doses infectieuses importantes ou réelles. Néanmoins, nous avons toujours travaillé dans le cadre de cette hypothèse. De la même façon, nous envisageons l'hypothèse selon laquelle toutes les interventions chirurgicales qui peuvent toucher les tissus lymphoïdes pourraient être potentiellement infectieuses.

Les ministres doivent signer sous peu une circulaire sur les soins. Est-ce raisonnable ? Je le crois, car nous agissons dans le sens d'une tentative de recherche de l'éradication de la maladie. Est-ce à dire que tout devait être fait dans l'extrême urgence ? Je ne le pense pas. Nous l'avons fait pour le sang. Cela étant, nous n'étions pas confrontés à une situation catastrophique appelant des mesures d'extrême urgence, à prendre dans l'heure ou dans la journée, comme c'est le cas pour des explosions accidentelles, ou dans les quelques jours, comme pour les épidémies galopantes.

Il n'en demeure pas moins que nous avons le devoir d'éradiquer cette maladie, d'autant que nous le pouvons. Telle était la philosophie de notre approche tout le long de cette période. Je ne pense pas que le problème, ni son traitement, aient été minimisés si l'on se réfère à d'autres problèmes de santé publique ; on a pris des mesures très importantes et très larges, travaillant dans la précaution, parfois dans l'hyperprécaution s'agissant du sang - c'est le terme qui a été employé - comparativement à l'importance du problème de santé publique. Nous avions le devoir de les prendre dans la mesure où nous pouvions le faire et que nous pouvions aboutir à une éradication.

M. Germain GENGENWIN : Ma première question est relative à vos relations avec vos homologues britanniques. Vous avez indiqué que l'on mangeait encore de la cervelle alors que la maladie était déjà connue en Angleterre. Quelles sont aujourd'hui vos relations avec vos homologues britanniques dans la recherche sur la maladie et son traitement ? Où en sommes-nous au plan de la recherche sur le prion ? Y a-t-il suffisamment de chercheurs ? Des pistes sont-elles ouvertes ? Vous avez indiqué que la DGS n'a pas de pouvoir de contrôle sur ce qui se passe dans les abattoirs ; vous avez semblé regretter ne pas y avoir accès. On sait bien que cela relève des services vétérinaires. Vos relations avec les services vétérinaires sont-elles suffisamment proches pour vous permettre d'avoir accès à l'ensemble des informations dont vous avez besoin ?

M. Lucien ABENHAÏM : En effet, les Britanniques ont continué de consommer de la cervelle après que l'épidémie fut connue, mais avant que la transmissibilité à l'homme ne soit établie. C'est là une précision importante, car il est de mon devoir de dire que, même si l'on a grandement critiqué la gestion de la crise en Grande-Bretagne - les Britanniques ont produit un excellent rapport, le rapport Phillips, qui montre toutes les insuffisances de la gestion de la crise - il faut se replacer dans le contexte. En 1987-1988, on pensait que l'ESB, à l'instar de la tremblante du mouton, ne pouvait se transmettre à l'homme et passer la barrière d'espèces. De ce point de vue, les Britanniques ont pris des mesures intéressantes à étudier. La suppression des farines pour les ruminants en 1988 et ensuite totalement en 1996 a produit, avec le décalage de cinq ans dû à l'incubation de la maladie, une chute considérable de l'épizootie. Tout cela nous fait comprendre qu'il s'agissait d'une mesure extrêmement efficace, puisque, après un pic de 35 000 cas en 1992-1993, la courbe a diminué régulièrement. Il convient de le dire et de le redire : cette mesure était, et de loin, la plus importante. On a ensuite retiré les MRS de l'alimentation humaine, c'est-à-dire les cervelles. Je suis convaincu que l'on constatera de la même façon une correspondance sur la courbe épidémique humaine. Quand ? Je l'ignore. Cela prendra du temps, la durée d'incubation étant très longue. Ces mesures sont donc efficaces. C'est assez rare en santé publique pour le souligner. J'aimerais qu'il en soit ainsi pour traiter toutes les maladies auxquelles nous sommes confrontés. En l'occurrence, nous savons exactement ce qu'il faut faire pour que l'épidémie régresse. J'aimerais qu'il en soit ainsi du tabac, pour faire cesser de fumer les milliers de personnes concernées.

En matière de recherche, nous avons quelques équipes d'excellent niveau en France. J'ai déjà cité le professeur Dormont, Mme Alpérovitch. Il est d'autres équipes, telle celle de M. Cesbron. Mais nous pouvons encore améliorer nos capacités de recherche ; en tout cas, des mesures annoncées par le Premier ministre en ce sens me semblent extrêmement importantes, car nous faisons face à un nouvel agent, le prion, et nous avons tout à gagner à comprendre comment il opère. Il existe aujourd'hui suffisamment de publications tous les jours pour qu'il soit impossible au DGS de les lire ; c'est un domaine qui est sorti de la préhistoire où il se situait autrefois. Le fait que le Prix Nobel ait été attribué à Prusiner a augmenté de façon considérable l'intérêt pour cette question. Beaucoup de travaux sont donc entrepris, mais il n'y en a jamais assez. Je rappelle que les virus ont été découverts à la fin du XIXe siècle ; voyez le succès qu'ils ont eu au XXe siècle ! Espérons qu'il n'en soit pas de même du prion et qu'il ne connaisse pas la même implication dans les maladies.

Cette piste de recherche est essentielle et il faut la suivre. Nous avons tout à gagner à connaître la maladie. En particulier, il convient de travailler la voie du dépistage : a-t-on les moyens d'améliorer les tests de diagnostic le plus précocement possible et éventuellement les traitements ? Des équipes, comme l'équipe suisse, ont déjà ouvert des pistes de recherche dans le domaine du traitement.

Les chercheurs français entretiennent des relations constantes avec les Britanniques sur cette question. Un groupe d'intérêt scientifique s'est récemment constitué, à la suite des mesures lancées par le Premier ministre. Il est en cours de formation ; les membres viennent d'être nommés. J'ai signé pour ma part notre participation il y a quelques jours.

Au sujet des abattoirs, il ne m'appartient pas de décider du modèle de gestion de la sécurité alimentaire. Mais il est très important de multiplier et d'augmenter le rôle de la santé publique sur ces questions. De mon point de vue de DGS, dans la mesure où la sécurité alimentaire joue un rôle de plus en plus important pour nos concitoyens, le poids de la santé publique doit être amplifié et des mécanismes voient être inventés afin d'augmenter notre capacité d'intervention et d'action. Il est important de le dire.

M. Marcel ROGEMONT : Les données qui nous sont transmises par les personnes auditionnées montrent que les dates d'apparition du risque auxquelles il est fait référence sont bien antérieures à 1993. Vous faisiez allusion à l'instant à la suppression des farines animales en Grande-Bretagne en 1988. Ce n'est pas une décision anodine ; elle aurait dû a priori éveiller l'attention. On a compris que la barrière d'espèces était franchie en 1990. La question même du franchissement de la barrière d'espèces se posait avant 1990 ; en 1990, on était « un peu plus sûr dans l'incertitude ». On a l'impression d'un retard dans l'appréhension de la question en France. Donc, à partir de quand est-ce devenu une question de santé publique ? À partir de quand a-t-on pris conscience de la gravité de la situation française du point de vue de la santé publique et non plus seulement en termes de problème touchant la filière bovine ?

M. Lucien ABENHAÏM : Je souscris à votre propos. L'interdiction d'importer les farines du Royaume-Uni a été édictée en août 1989, mais cette mesure a fait l'objet de dérogations d'après les données dont je dispose. L'interdiction d'utiliser des farines de viandes et d'os pour l'alimentation des bovins est intervenue en juillet 1990, mais elle n'a été étendue à l'ensemble des ruminants qu'en décembre 1994. La surveillance de l'ESB a commencé dès le mois de décembre 1990 en France : « Tout bovin suspect doit être abattu. La confirmation du diagnostic entraîne l'abattage du troupeau. ». C'est important. Ce système a permis l'identification d'un petit nombre de cas en 1991. Le problème ne vient pas du fait que les mesures ont été prises tôt ou tard. Il y a certainement eu un décalage. On rapporte en 1991 cinq cas d'ESB chez les animaux, aucun en 1992, un en 1993, quatre en 1994. Il ne faut pas exclure les sous-déclarations, puisque des animaux sont entrés dans la chaîne alimentaire sans être diagnostiqués. Tous les modèles nous le disent. Pour cette époque, c'est moins le fait de prendre des mesures que les contaminations croisées qui importent. C'est davantage l'effectivité de certaines de ces mesures qui semble, avec le recul, devoir être discutée.

Vous posez la question de savoir quand le problème est devenu une question de santé publique. C'est un point extrêmement important et il faut se poser la question complètement.

Qu'est ce qu'un problème de santé publique ? En tant que directeur général de la santé, je suis confronté à 200 cas de listériose par an, dont 60 conduisent au décès. Un problème de santé publique se définit par le nombre de personnes concernées, touchées et malades, mais également par le nombre de personnes qui peuvent le devenir. Autant il est facile de détecter le nombre de personnes touchées ou malades si l'on dispose de bons moyens de surveillance - je crois que c'est le cas en France - autant est plus complexe la question de savoir jusqu'à quel point cela peut devenir un problème de santé publique susceptible de toucher des populations nombreuses. J'ai voulu introduire ici dès le départ un troisième critère : est un problème de santé publique ce qui peut toucher une seule personne et que l'on peut éviter de façon raisonnable. Si l'on peut éviter une mort, une seule, il est évident que nous le ferons si nous en avons les moyens.

Pour l'ensemble des scientifiques de la terre, l'ESB est devenu un problème de santé publique en mars 1996, le jour où dix cas furent annoncés en Angleterre, il y en eut cinq en 1995, mais non rapportés officiellement et dont je n'ai personnellement pas eu connaissance. Il était évident alors que nous devions faire face à une exposition possible. C'est alors devenu un problème de santé publique, mais dont il n'était pas possible de mesurer l'importance puisque nous n'avions par d'idée sur la possibilité de développement de l'épidémie. En 1981, Le Monde rapportait cinq cas de sida ; peu de temps après, on en comptait quelques centaines de milliers, puis plusieurs dizaines de millions. Le début d'épidémie d'une maladie inconnue représente par définition quelque chose d'extrêmement préoccupant pour les épidémiologistes. Nous avons tous été très préoccupés lorsque nous avons pris connaissance de ces quelques cas anglais. Il est important de le signaler.

En France, l'exposition n'est pas du même ordre de grandeur qu'en Angleterre. Même dans l'hypothèse d'une sous-déclaration des cas d'ESB, on est loin d'atteindre le chiffre d'un million. Nous ne serons même jamais proches de 100 000 ; nous avoisinerons un ordre de grandeur inférieur. C'est dire que l'on peut utiliser ce qui se passe en Angleterre comme modèle avec un facteur de sécurité de l'ordre de cent. Ce qui se passe en Angleterre donne des balises pour notre intervention en France. Les Britanniques ont fait face à une situation difficile à gérer ; les Français ont bénéficié de leur malheureuse expérience, ce qui a rendu leur tâche un peu plus facile. Nous savons que nous avons été exposés à hauteur de 5% de l'exposition survenue en Grande-Bretagne et que cette exposition a eu lieu au début des années 1990. Les scientifiques nous disent que les expositions intervenues par la suite étaient probablement très mineures comparées à celle du début de 1990, y compris en prenant en compte l'augmentation du nombre de cas répertoriés récemment, dans la mesure où les matériaux à risque spécifiés ont été retirés de la chaîne alimentaire. Néanmoins, il convenait de se battre pour essayer de rendre cette exposition la plus minime, voire d'éradiquer la nouvelle variante chez l'homme.

M. Claude GATIGNOL : Vous êtes parti d'un cas d'épidémie animale qui s'est transformée en zoonose après confirmation de la rupture de la barrière d'espèces par les vétérinaires anglais, la maladie ayant atteint des chats. En qualité de DGS, considérez-vous que les avis sur les risques de zoonose, sur les mesures de prévention, relèvent d'une structure interministérielle et pas seulement du ministère de la Santé, puisque l'on a affaire en l'espèce à différentes entités ministérielles, tout cela devant aboutir à un avis sur les probabilités de transmission à l'homme ? Selon vous, la DGS doit-elle bénéficier de cet éventail interministériel pour être en mesure de rendre ses avis, sachant qu'en amont vos interlocuteurs majeurs sont l'AFSSA et l'AFSSAPS ?

Compte tenu des mesures prises pour l'alimentation humaine, les techniques médicales, que ce soit dans le domaine de la transfusion, de l'usage de certains matériels chirurgicaux, des greffes, des autres matériels médicaux, quel est votre sentiment sur les dérivés industriels provenant du bovin tels que la gélatine et certains produits pharmaceutiques ? Quels sont les risques qui s'y attachent ? Comment les évaluez-vous à ce jour ?

Outre la thérapeutique ou la prévention, la DGS a-t-elle un avis sur les communications scientifiques, sur les recherches suisses portant sur l'usage du plasmigène, mais également sur les dernières communications relatives au rôle des carences en cuivre et des excès en manganèse ?

Le Président Sauvadet a parlé de minimisation. Vous avez répondu. Ne croyez-vous pas, au contraire, qu'il y a eu amplification exagérée du phénomène, ce qui a fait courir de grands risques économiques à l'ensemble d'une filière, de même qu'une certaine amplification médiatique a failli tuer les productions de fromages français au lait cru par l'évocation de quelques cas de listériose ?

M. Lucien ABENHAÏM : L'AFSSA est le lieu de travail interministériel avec le ministère de l'Agriculture pour l'analyse des données sur les aliments. La gestion de la crise a suscité beaucoup de réunions et de relations interministérielles. Il ne m'appartient pas de décider si la sécurité alimentaire doit être gérée ainsi. C'est l'objet de vos travaux, dont nous attendons beaucoup.

Je reste sur ma faim à un double titre, à propos de la questions sur l'amplification ou la minimisation du risque. Face à cette situation, je pense qu'il a manqué - en tout cas, cela m'a cruellement fait défaut - une analyse du risque dans le domaine alimentaire. Tout au long de la période, les avis ont évolué. On ne nous a jamais dit qu'il n'y avait pas de risque ; on nous a surtout dit qu'il y avait un risque alimentaire, excepté dans certains situations particulières. J'ai trouvé cette situation difficile, sans analyse générale car c'était un point particulier. On peut observer que dans le domaine du sang, les experts, contrairement à ce qui est advenu pour l'alimentation, ont accepté de prendre position sur la quantification du risque. Se fondant sur les données britanniques, ils nous ont dit que, au maximum une personne sur 120 000 est actuellement contaminée en France, en retenant des hypothèses maximalistes et compte tenu des traitements apportés au sang : on peut abaisser de trois ou quatre logs la contamination ; on peut dire que le facteur huit est négligeable ou qu'il faut exclure des collectes de sang les gens ayant séjourné en Grande-Bretagne. Il y a donc eu une quantification à la fois en termes absolus et en termes relatifs.

Dans le domaine de l'alimentaire, l'AFSSA ne m'a jamais fourni et aucun des scientifiques ne m'a fourni d'évaluation comparable ; par exemple, en novembre 1999, on ne m'a pas dit si la viande britannique à l'exportation risquait d'être plus ou moins contaminée que la viande consommée en France. Cette évaluation comparative était importante pour la levée de l'embargo. Imaginez que la viande britannique ait présenté moins de risques que la viande consommée en France ; on aurait alors dû lever l'embargo pour ne plus consommer que de la viande britannique exportée. Je caricature, mais c'est une situation qui aurait pu se produire si l'on avait travaillé sur le plan quantitatif et comparatif. Bien que je les aie réclamées, ces données ne m'ont jamais été fournies. Est-ce parce que ce n'était pas possible ou très difficile ou parce que les données ne furent pas à la disposition des personnes de l'AFSSA que j'ai interrogées ? Je l'ignore, mais c'est, selon moi, là que réside la plus grande faiblesse de la gestion de la crise. Je ne disposais pas d'éléments quantitatifs, ne serait-ce que grossiers, généraux. Ne pouvait-on me fournir les comparaisons de consommation de viande en France en 1999-2000 et en Grande-Bretagne en 1985, 1986 et 1987 ? Cette information n'a pas été fournie au directeur général de la santé. C'est la très grande faiblesse de la gestion de cette crise qui m'a laissé dans le noir sur l'importance du risque en question.

J'ai pu me renseigner auprès d'un certain nombre de personnes à qui j'ai demandé leur avis afin de déterminer le caractère d'urgence de la situation. À partir des données que l'on me fournissait, je n'ai jamais considéré qu'il y avait une situation d'urgence absolue, même si je pensais qu'il fallait se battre pour éradiquer la maladie, puisqu'on le pouvait. Le rythme de l'éradication, la façon dont on y procède, peuvent modifier complètement la perception du risque par nos concitoyens, leur sentiment de sécurité ou leur confiance dans l'alimentation. Ce fut l'élément le plus dommageable de la situation.

J'insiste à nouveau sur la comparaison avec le sang. Il n'y a pas eu de crise du sang en France ; le débat n'a pas été ouvert sur l'éventualité du prion dans le sang. Je ne pense pas que des craintes s'expriment actuellement, car le risque a été quantifié et évalué de façon à nous permettre de prendre des décisions fondées sur des chiffres.

Pour en revenir à la question sur l'amplification ou la minimisation, ma réponse est qu'il faut quantifier, ce qui n'a pas été fait dans le domaine alimentaire. C'est une critique sérieuse que je formule.

M. Claude GATIGNOL : Sur les produits pharmaceutiques contenant des extraits d'origine animale et bovine, la DGS a-t-elle un avis ? Et sur les communications scientifiques relatives aux thérapeutiques, aux traitements, aux méthodes de préventions ?

M. Lucien ABENHAÏM : Des interventions assez rapides ont eu lieu. Quand a-t-on commencé à s'en préoccuper ? Bien avant 1993. J'ai évoqué cette date pour rappeler l'intervention auprès de la Commission européenne. L'arrêté du ministre de la Santé en date du 3 juillet 1992 demandait d'interdire l'exécution et la délivrance de préparations magistrales à usage humain à base de tissus d'origine bovine. Cet arrêté a donc été publié bien avant 1996. Ensuite, cet arrêté a fait l'objet d'améliorations : un arrêté du 26 mai 1996 porte interdiction de l'exécution de toute préparation à base de produits d'origine bovine. Il y a donc eu des interventions dans le domaine des médicaments, dans le domaine des cosmétiques également, puisque l'avis du Conseil supérieur de l'hygiène public de France en date du 25 novembre 1992 porte une recommandation sur les produits ovins et bovins entrant dans les cosmétiques. Ainsi la préoccupation a commencé à se manifester dès 1992.

M. le Président : Que recouvraient ces recommandations ? Mettaient-elles en garde contre un risque potentiel ?

M. Lucien ABENHAÏM : Les arrêtés faisaient état d'un risque potentiel, puisque l'arrêté portait interdiction de la fabrication et la délivrance de préparations magistrales à usage humain à base de tissus d'origine bovine (cf. Journal Officiel du 10 juillet 1992). L'arrêté du 22 juillet 1992 interdisait la fabrication et la délivrance de médicaments homéopathiques à base de tissus d'origine bovine.

S'agissant des gélatines, nous sommes confrontés à une difficulté. La plupart des gélatines produites en France sont traitées par procédé alcalin, procédé qui, selon les scientifiques, semble être efficace sur les gélatines. Néanmoins, il reste une petite production de gélatine traitée par procédé acide, qui pourrait ne pas être totalement efficace, mais ce problème dépasse très largement la question de la France, puisque nous consommons des produits pharmaceutiques importés de partout dans le monde. L'AFSSAPS a réclamé à la Commission européenne une interdiction totale de la production de gélatine non traitée comme il faudrait et incorporant des tissus d'origine bovine provenant de pays de niveau 3. Cette décision n'est pas encore obtenue, mais nous n'avons pas de moyens d'intervention autres que la demande sur les médicaments très largement diffusés. Il semble toutefois que le risque soit extrêmement faible. Mais nous ne bénéficions toujours pas de la mesure réclamée, qui doit être prise, car aucune raison milite en sens contraire.

M. le Président : A quoi servent les gélatines ?

M. Lucien ABENHAÏM : Aux gélules, aux médicaments que nous pourrions consommer. J'en viens à la question des traitements. Nous suivons de près les travaux de l'équipe suisse sur le plasmigène. Pour ce qui est de la carence en cuivre et de l'excès en manganèse, nous ne disposons pas de données confirmant ou infirmant des travaux relativement récents et incomplets à ma connaissance - mais je suis incompétent sur ce point précis.

M. André ANGOT : Vous avez évoqué la présence possible de prion dans le sang. C'est inquiétant pour les vétérinaires qui procèdent à des actes chirurgicaux et à des césariennes à mains nues. Existe-t-il une probabilité plus grande pour les vétérinaires d'être contaminés que les autres personnes ?

M. Lucien ABENHAÏM : Les études épidémiologiques n'ont pas permis ce jour de mettre en évidence, en tout cas en Grande-Bretagne, pays le plus atteint, un risque accru pour une profession par rapport à une autre. Néanmoins, comme on enregistre 87 victimes de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, cela ne suffit pas pour mettre en évidence un éventuel excès de risque pour telle ou telle profession. La puissance des études n'est pas suffisante. Il n'en reste pas moins que la possibilité théorique existe. C'est d'ailleurs pourquoi nous formulons des recommandations générales sur cette question. Mes collègues de la Direction des relations du travail (DRT) ont été saisis et ont émis des recommandations, à ma connaissance comparables à celles relatives aux risques biologiques en général : pas de précautions particulières, puisque vous savez qu'il y a bien d'autres risques biologiques auxquels le vétérinaire s'expose en travaillant avec les animaux. Il semble que les précautions opératoires sont de même nature et que l'on aura à les rappeler à nouveau en présence du prion.

M. le Rapporteur : Je reviens sur les données quantifiables que vous n'avez pu obtenir et qui, selon vous, représentaient un véritable obstacle. À qui ont-elles été commandées ? Qui pouvait les fournir ? Cela ne pose-t-il pas pour l'avenir le problème de l'indépendance des experts ?

M. Lucien ABENHAÏM : Cette question relève de l'AFSSA, dont la mission, déterminée par la loi, est celle de l'évaluation du risque, laquelle implique une quantification quand elle est possible. Interrogée à ce sujet par mes services et par voie de saisine, l'AFSSA a répondu que cette quantification lui semblait, non pas impossible, mais difficile.

On parle de quantification du risque. Il y en eut plusieurs. J'en citerai quelques exemples. La campagne de tests dans le Grand-Ouest a révélé la probabilité de deux cas d'animaux contaminés sur mille parmi les animaux abattus d'urgence pouvant entrer dans la chaîne alimentaire. C'est là une forme de quantification du risque. Néanmoins, elle n'est pas complète, compte tenu de la situation épidémique en France et du nombre d'animaux, dans l'hypothèse où l'on prend comme modèle la Grande-Bretagne en fixant à 10 000 cas les animaux contaminés en Grande-Bretagne, voici le risque que cela représente en France. Le risque est-il d'un sur cent millions pour un consommateur ou d'un sur mille ? Je pense que l'on a les moyens de fixer une fourchette. Peut-être celle-ci est-elle trop grande.

S'agissant des experts, je ne crois pas qu'ils ne soient pas indépendants. Ils n'ont pas souhaité se prononcer sur la quantification du risque. C'est un point qu'il faut retenir. Cela me mettait en situation difficile en termes de gestion. Dans d'autres domaines, ils se sont prononcés. On constate donc une différence marquée entre le risque alimentaire et celui du sang.

M. François DOSÉ : Appréhendez-vous le stockage, la manipulation, la destruction par incinération des farines comme un problème de santé publique ?

M. Lucien ABENHAÏM : Le stockage et le traitement des farines posent des questions de plusieurs ordres. Dans un premier temps, celle de la manipulation qui, à ma connaissance, n'est pas différente de celle pratiquée à l'époque où les farines étaient utilisées ; il est même probable que moins de personnes soient exposées à la manipulation aujourd'hui qu'au moment de l'utilisation. De ce point de vue, elle pose les mêmes types de problème, ce qui ne signifie pas qu'il n'y en a pas. La manipulation appelle la prise de précautions, celles-ci ayant été indiquées très clairement dans les recommandations.

Se pose ensuite la question du devenir environnemental au sens large du terme. Des opinions ont été exprimées. Je ne dispose pas d'études permettant de quantifier ni de qualifier le risque, même si des opinions que je ne mets nullement en cause ont été formulées sur la possibilité de transfert à l'environnement. J'attends des évaluations. Pour l'heure, les farines sont censées pouvoir être stockées et confinées sans exposer le public, excepté les personnels. Je suis persuadé que le Préfet, responsable de ces mesures, s'en occupe de façon très stricte.

M. François DOSÉ : Les farines sont stockées et manipulées pour être détruites. Des destructions sont-elles entamées ou programmées ? On sait même que certaines entreprises en font un champ d'investigation économique, cogénération ou pas. Si, demain, on donne l'ordre d'entamer la destruction, nous n'allons pas cette fois nous en tenir à des opinions ou à des idées ! Il faudra bien procéder aux investigations nécessaires. Ce n'est pas là une accusation, mais un souci de vigilance. Je ne voudrais pas que, dans trois ou quatre ans, on crée une commission d'enquête sur la destruction et l'incinération des farines.

M. Lucien ABENHAÏM : Dès l'instant où se posera la question de la destruction, notamment la question de savoir s'il pourrait y avoir une dispersion ou non d'éléments, y compris de dioxine, comme cela m'a été suggéré, la destruction devra faire l'objet d'une étude d'impact incluant une étude sanitaire, comme cela devrait se faire, à mon sens, pour l'ensemble des interventions dans le domaine environnemental. J'espère que nous disposerons dans quelques mois d'une agence de sécurité sanitaire de l'environnement, ce qui n'est malheureusement pas le cas à l'heure actuelle. Entre temps, cette question peut faire l'objet d'évaluations par des organismes compétents, mais il est très clair que cette question devra être évaluée. J'ai créé au sein de mes services une sous-direction de l'évaluation de la gestion des risques qui, bien entendu, posera la question.

M. le Président : Je souhaiterais obtenir votre sentiment sur quelques points. Des viandes sont en stock. Elles seront mises à la consommation sans avoir été testées. Quel est votre sentiment sur ce problème en termes de santé publique ? Nous importons de la viande. S'est-on assuré que toutes les viandes mises sur le marché et qui proviennent d'importations sont bien dans la même situation que celle de nos animaux testés, autrement dit indemnes de tout risque ?

Nous ne comprenons pas que les mesures d'interdiction des farines pour l'alimentation des bovins en Angleterre, en 1988, n'aient pas empêché l'exportation de celles-ci alors que le risque était identifié. A cela s'ajoute le fait que l'on ait attendu encore des années avant de prendre des mesures d'interdiction de l'ensemble des farines, compte tenu des risques de contamination croisée. Il faut que nous comprenions, grâce aux travaux de la commission d'enquête et des personnes qu'elle reçoit, comment cela a été possible. Nous avons reçu des spécialistes de la santé animale qui nous ont indiqué qu'ils s'étaient réunis dans un cadre européen en 1992 et qu'ils n'avaient guère évoqué cette question fondamentale. On ne peut répondre que l'on ne savait pas, puisque la question était clairement posée dans un pays proche. Or, on a importé des farines en grande quantité, y compris des matériaux à risques. Il faut que nous allions jusqu'au bout de la question.

M. Lucien ABENHAÏM : La viande stockée doit-elle être testée ? La réponse a été apportée. La viande destinée à la consommation à partir de 2001 est testée. Or, on ne peut tester que les cerveaux des animaux. Quant à la viande surgelée qui aurait pu être stockée, aucune décision n'a été prise.

M. le Président : Selon vous, doit-elle être éliminée ?

M. Lucien ABENHAÏM : Il n'y a aucune différence entre cette viande et celle que nous avons consommée en décembre 2000 ou avant. Sur la base des informations dont nous disposions en novembre-décembre 2000, nous n'avons jamais dit aux Français qu'il ne fallait pas consommer la viande bovine de l'époque. Nous n'avons reçu aucune information nous permettant de penser que prévalait un risque inacceptable, présent, réel ou résiduel, à consommer de la viande. Si j'avais disposé d'une telle information, j'aurais informé les cantines et les hôpitaux. Il n'y a aucune raison de santé publique pour que la viande ne soit pas consommée.

M. le Président : Mais elle n'est pas testée.

M. Lucien ABENHAÏM : La pratique des tests est généralisée depuis janvier 2001. Auparavant, nous ne disposions pas du test. Il a fallu le valider avant de reconnaître son utilisation. Aujourd'hui, il est disponible et son utilisation généralisée me paraît tout à fait normale. En revanche, du point de vue de la santé publique, je ne vois pas l'intérêt de l'utiliser de façon rétrospective.

Selon les premiers résultats des tests, il y aurait un animal positif sur 70 000. Il convient de se méfier de ce chiffre, car cela signifie que beaucoup d'animaux sont éliminés de la chaîne alimentaire avant d'arriver au test, ce qui est une bonne chose, mais cela ne nous permet pas de conclure au plan épidémiologique. Cela donne une idée, si je puis dire, de l'ampleur du problème. Pour livrer mon sentiment, je ne vois pas pourquoi on appliquerait rétrospectivement une mesure qui n'avait alors pas été prise. Si cette décision a été prise à partir de janvier 2001, ce n'est pas parce que l'on pense que le risque est plus grand aujourd'hui qu'auparavant. Cela étant, il convient, selon moi, de poser la question à l'AFSSA, dont le rôle est de déterminer le risque qui s'attache à cette viande. À la DGS et surtout au ministère de l'Agriculture ensuite de considérer si le risque est ou non acceptable en termes de gestion.

Pour l'heure, je ne dispose pas d'éléments supplémentaires au sujet de cette viande et je déjugerai l'ensemble de notre action passée si je mettais en garde aujourd'hui contre une viande que je considérais à l'époque comme consommable. Ce serait ridicule. Nous n'avions pas de raison de le penser.

Je vous répondrai un peu différemment pour la viande importée. La direction générale de la santé ne dispose d'aucun moyen pour déterminer elle-même si les critères de cette viande correspondent ou non aux critères que l'on cherche à appliquer. Nous ne sommes ni les douanes ni la DGCCRF. Nous n'avons pas les moyens de savoir si ces critères sont ou non respectés. Nous ne pouvons agir qu'en fonction de l'information que nous recevons. D'une certaine façon, cela fait partie du problème.

Quant aux farines de viandes et d'os, elles ne relèvent absolument pas de la responsabilité de la DGS. Je mets là en exergue une difficulté de la gestion de la sécurité alimentaire. C'est un domaine complexe qui mobilise aujourd'hui de très nombreux intervenants. On a essayé de résoudre une partie du problème avec la création de l'AFSSAPS, agence jeune, qui ne dispose pas de toutes les informations, même si elle dispose d'assez bons moyens. Il faudra régler ce problème.

Pour vous livrer mon sentiment, la crise de la vache folle révèle les grandes faiblesses d'un système multigéré avec de multiples intervenants. C'est positif dans la mesure où multiplier les points de vue permet d'augmenter les sources d'intervention. Mais je plaiderais pour ma paroisse en disant que, dans certains pays, la sécurité alimentaire est entre les mains de la santé publique. Même en termes économiques, je ne suis pas certain que les conséquences eussent été aussi graves. On nous dit qu'une question aussi importante ne peut être mise entre les mains de médecins qui, comme on sait, sont « irresponsables » économiquement - j'exagère bien sûr. On nous dit souvent que si ce problème était remis entre les mains de la santé, les enjeux économiques ne seraient pas pris en considération. Mais une situation où la gestion est multigérée et où il est difficile pour chaque acteur de disposer de toute l'information aboutit à une crise de confiance avec des conséquences graves y compris économiques, en dehors même de celles de santé publique. J'insiste sur l'aspect économique, car c'est celui que l'on nous oppose souvent. Il est évident que les problèmes de santé publique sont ceux qui me préoccupent.

Vous avez la gentillesse de me demander mon sentiment. Je dirai que nous l'avons échappé belle, parce que le risque est considérablement inférieur à celui auquel l'Angleterre a été confrontée. Dans une situation similaire, qui est beaucoup plus grave, on ne s'en serait pas sorti aussi bien. Heureusement qu'il ne s'agit pas d'un virus aussi dévastateur que d'autres que nous connaissons et qui tuent rapidement et en grand nombre. Je dis « nous l'avons échappé belle », mais je ne parle que pour le court terme.

M. le Président : Quelle est votre impression sur les longs délais qui ont précédé l'interdiction des farines ?

M. Lucien ABENHAÏM : Je vais vous parler de ce que j'ai vécu directement, autrement dit en 1999-2000. Je ne suis pas du tout certain que la décision d'interdire des farines était commandée par des raisons de santé publique. En revanche, je sais qu'il n'y avait pas de raisons de santé publique à conserver les farines et que, de toute façon, elles étaient condamnées à moyen ou à long terme, dans la mesure où beaucoup de questions se posaient déjà à leur sujet. Je crois que nous aurions pu le faire plus calmement et plus rapidement.

On a pris du temps parce que les gens n'étaient pas convaincus. Je ne suis pas sûr que cette perte de temps ait eu des conséquences de santé publique. J'espère qu'elle n'en aura aucune, mais il est certain que cela aurait pu être fait plus rapidement.

M. le Président : A la lumière des années 1988-1990, pensez-vous que l'on puisse améliorer le délai de réactivité face à un problème clairement identifié dans un pays et prendre plus rapidement des mesures analogues à celles que l'on prend dans un autre pays européen ?

M. Lucien ABENHAÏM : Oui, puisque l'on disposait de l'exemple britannique avec une intervention épidémiologiquement assez claire. Retirer les farines en Angleterre a entraîné une chute considérable de l'épidémie. En santé publique, on rencontre rarement une situation expérimentale aussi claire. Il faut apprendre à décider et à mettre en _uvre des mesures difficiles. Bien sûr, on aurait pu le faire. Cela dit, le ministre de l'Agriculture a indiqué - je suis assez d'accord avec cette formulation - qu'il s'agissait surtout d'une mesure de simplification au moment où elle a été prise, plus que d'une mesure qui s'imposait en termes de risques ou de santé publique. Je suis tout à fait d'accord avec cette approche.

M. le Président : On parle d'une agence européenne. Quelles relations voyez-vous entre son action et les décisions prises dans un pays ? Nous savons qu'il est complexe de gérer une crise à l'échelle européenne, dans la mesure où la crise ne s'est pas manifestée dans tous les pays. Nous avons constaté les différences d'approches entre les experts, à l'échelle européenne mais aussi dans le cadre national. Avec la création d'une agence européenne, comment concevez-vous les relations entre cette agence européenne et les instances nationales compétentes en matière de santé publique ?

M. Lucien ABENHAÏM : La question est extrêmement intéressante. Prenez l'exemple du désaccord entre l'expertise européenne et l'expertise nationale. J'ai analysé la question en détail. Le premier désaccord, qui en fait n'en était pas un, est celui apparu à propos de la levée de l'embargo sur la viande britannique. Les experts français de l'AFSSA ont dit que le risque d'exportation de viande contaminée n'était pas totalement maîtrisé en Angleterre. Les experts européens du Comité scientifique directeur ont dit que la viande contaminée qui serait exportée d'Angleterre ne serait pas plus dangereuse que celle consommée ailleurs en Europe. Force est de reconnaître que ce point de vue était exact. Le nombre de cas a augmenté en France, puis en Allemagne. Les pays potentiellement importateurs de viande d'origine britannique n'étaient pas des pays indemnes d'ESB. C'était même des pays où, en 1996, il y avait autant de cas d'ESB nés en France qu'en Angleterre. La différence était une différence de perspective. Les experts européens n'avaient pas davantage raison ou tort que les experts français. L'expertise réalisée en France portait sur le risque ; celle des Européens était comparative, ce qui, de leur position, était justifié.

Je ne vois pour ma part que des avantages à ce que cette situation soit évaluée comme le fit à l'époque le Comité scientifique directeur de façon centrale et égale pour tous en établissant les mêmes normes d'évaluation pour tout le monde. Nous importons des produits de différents pays. Il est strictement impossible d'avoir une vision globale dans chaque pays. De ce point de vue, je suis extrêmement favorable à cette approche. Une petite différence a porté sur le retrait des colonnes vertébrales ; cela peut arriver. Nous sommes allés un peu plus loin en termes de précaution en France qu'en Europe. Il restera toujours la possibilité pour chaque État d'aller un peu plus loin. Cela peut poser quelques difficultés juridiques en matière d'importations. Je suis favorable à cette approche. Peut-être l'Europe tirera-t-elle les conclusions des dysfonctionnements comme nous les tirons ici, car ils n'ont pas été que nationaux. Si dysfonctionnements il y a eu au niveau communautaire, ils se sont traduits en termes de prise de conscience de l'ESB.

M. le Rapporteur : Pour conclure, le directeur général de la santé dirait-il aujourd'hui : « Mangez de la viande de b_uf, il n'y a pas de risques, en tout cas moins qu'il y a dix ans. » ?

M. Lucien ABENHAÏM : Il est vrai que cette question m'est posée quotidiennement. La responsabilité qui est la mienne est telle qu'au moment fort de la crise, en novembre 2000, il fallait répondre aux hôpitaux. Nous avons interrogé l'AFSSA et d'autres experts ; sur la base des informations que nous avons reçues, nous avons conclu qu'il n'y avait aucune raison de santé publique à interdire la consommation de la viande en France. Nous l'avons dit et répété. C'est un point important. Est-ce à dire que le risque n'existe pas ? Certainement pas. Il existe toujours des risques. On peut tendre vers un objectif d'éradication sans l'atteindre en un temps très court, mais, en termes de santé publique, c'est normal. Il faut gérer la situation en termes de santé publique en fonction des contraintes ; on ne peut interdire tous les fromages, toutes les rillettes et les langues de porc au prétexte que pourrait s'y déclarer une listeria.

M. le Président : Cela s'appelle « la gestion du risque ».

M. Lucien ABENHAÏM : Nous gérons le risque.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition du M. Dominique DORMONT,
chef du service de neurovirologie du CEA,
président du comité interministériel sur les encéphalopathies

subaiguës spongiformes transmissibles et les prions

(extrait du procès-verbal de la séance du 31 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

Le Docteur Dominique Dormont est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, le Docteur Dominique Dormont prête serment.

M. le Président : Nous souhaiterions que vous nous donniez une chronologie de nature à nous éclairer depuis l'apparition de la maladie en Angleterre et sa traduction en France, ainsi que votre analyse personnelle en indiquant, en l'état des connaissances, les points susceptibles d'intéresser notre commission. Je dois vous dire que nous avons été étonnés par l'absence de réactions de la communauté scientifique à certaines périodes. Après l'apparition, en 1986, d'un phénomène identifié de transmission de la maladie par les farines animales aux ruminants en Angleterre, il a fallu attendre trois ans avant que soient prises des dispositions en France. Nous souhaiterions savoir pourquoi, une fois connue la situation en Angleterre, nous n'avons pas pris des mesures chez nous ? Nous cherchons à comprendre ce qui a pu se passer et votre témoignage nous paraît essentiel.

M. Dominique DORMONT : A la fin de l'année 1986, est diagnostiqué le premier cas d'encéphalopathie bovine spongiforme en Grande-Bretagne ; la première publication faisant état d'un développement des cas britanniques paraît courant 1988. C'est le premier repère : la communauté scientifique extra-britannique est informée réellement et de façon précise de l'encéphalopathie bovine spongiforme et en prend pleinement conscience durant l'année 1988.

Très peu de temps après, arrive en France un autre problème, celui de la transmission de la maladie de Creutzfeldt-Jakob par l'hormone de croissance extractive. Elle avait été décrite en 1985 par les Américains et les Britanniques mais les premiers cas français apparaissent en 1989. C'est important à signaler, parce que cela explique un certain nombre de choses, notamment, une certaine dissociation entre la prise en compte du risque hypothétique par le versant santé et celle, moins nette, par le versant agriculture.

Fin 1989-début 1990, c'est le premier signe d'alerte pour les scientifiques. C'est la description de l'encéphalopathie féline spongiforme, dont on sait depuis quelques années qu'elle est due à la transmission aux chats de l'agent de la maladie bovine. Pour les scientifiques, cette apparition, et cette confirmation dans les années 1990-1991, de la possibilité qu'a cet agent d'infecter des carnivores par une voie naturelle liée à l'alimentation, constitue un signe d'alerte. À ma connaissance, mais je n'étais pas partie prenante à l'époque, ce signe d'alerte semble avoir été répercuté auprès des autorités, puisqu'un premier embargo, de courte durée, a été décidé sur les viandes britanniques en juin 1990.

Fin 1990-début 1991, sous l'impulsion de deux universitaires, le professeur Florian Auraux, décédé l'année dernière, professeur à l'institut Pasteur, et le professeur Jean-Hugues Trouvin, professeur de pharmacie à l'université de Châtenay-Malabry, un certain nombre d'universitaires et de chercheurs se sont réunis de façon informelle à l'ex-direction de la pharmacie et du médicament au ministère de la Santé, pour revoir la sécurité de tous les médicaments d'origine biologique, faisant l'hypothèse que l'encéphalopathie bovine était transmissible à l'homme.

A partir de 1991, commence le « nettoyage » des médicaments. Il est réalisé, tout d'abord, par identification des médicaments d'origine bovine, ovine et humaine et en second lieu, par évaluation par les experts cliniciens et pharmacologues de l'efficacité de ces médicaments. Si les médicaments n'étaient pas efficaces, ils étaient purement et simplement interdits ; s'ils étaient efficaces, ce groupe d'universitaires et de chercheurs qui est devenu par la suite le groupe de sécurité virale, analysait le risque lié à ces médicaments.

L'hypothèse, qui avait été posée d'emblée, était une hypothèse qui était apparue maximaliste à l'époque, et qui s'est révélée, malheureusement, la bonne. Elle consistait à dire que l'agent bovin présentait un risque de pathogénicité pour l'homme. Cela explique que dans les années 1992-1993 vous trouviez, dans le Journal officiel, toute une série d'interdictions de médicaments ou de restrictions de leur usage.

En 1992, M. Hubert Curien, ministre de la Recherche et de l'Espace m'a demandé un rapport traitant de l'état de la recherche en France sur l'encéphalopathie spongiforme bovine et sur les maladies à prions en général. Ce rapport, réalisé collégialement avec un certain nombre de mes collègues, lui a été rendu au cours de l'été 1992. Il contenait une partie scientifique sur l'état des connaissances, une partie organisationnelle sur l'état des laboratoires qui travaillaient sur le sujet en France, et une partie concernant les besoins de la recherche pour essayer d'avancer sur ces maladies.

Pour ma part, en dehors du médicament et de contacts fréquents avec la direction générale de la santé au sujet de la contamination des enfants par l'hormone de croissance d'origine extractive, je n'ai pas été concerné par le versant agricole de cette crise. Je n'ai commencé à être en contact avec le ministère de l'Agriculture qu'à partir de mars 1996. D'autres chercheurs, à la compétence tout à fait reconnue, étaient cependant en relation avec ce ministère. Je ne veux donc pas dire que les choses n'étaient pas faites, mais simplement vous expliquer les raisons pour lesquelles je ne peux pas donner de détails sur ce qui se passait dans le domaine de l'agriculture à propos de cette crise avant 1996.

1996 arrive. Je dois signaler que quelques mois auparavant s'était déroulé un congrès scientifique à Göttingen, au cours duquel un médecin britannique, le professeur Robert Will, avait présenté deux cas de maladies de Creutzfeldt-Jakob chez des patients très jeunes, montrant des signes atypiques, qui avaient attiré l'attention de la communauté scientifique et nous avaient « interpellés » pour employer un mot à la mode.

Très peu de temps auparavant, à la suite de la description de l'encéphalopathie féline spongiforme, nous avions inoculé dans mon laboratoire l'agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine à des primates. On s'attendait à ce que cet agent contamine les primates comme le fait l'agent de la tremblante. Il n'y avait donc pas de nouveauté dans la contamination du primate, mais nous voulions voir si, pour un primate, le caractère pathogène était comparable à celui de la tremblante ou si, au contraire, il était moins ou plus virulent. Nous avons été malgré tout assez surpris de voir les primates inoculés développer une maladie assez rapidement par rapport à ce que nous avions vu dans la dizaine d'années précédente, lorsque l'agent de la tremblante avait été inoculé à des primates.

Nous n'étions pas allés plus loin que ce constat. Ce n'est que lorsque les Britanniques nous ont montré les lésions qu'ils observaient dans le système nerveux central des patients atteints de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob que nous avons constaté qu'elles étaient strictement identiques aux lésions assez particulières que nous avions observées dans le cerveau des singes inoculés par l'agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine. Cette concordance des lésions présentes chez le singe inoculé par l'agent bovin et chez l'homme présentant la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob a constitué le premier élément expérimental en faveur de la démonstration du passage de l'agent bovin chez l'homme au mois d'avril-mai 1996, après la description et l'annonce par le ministre de la Santé britannique à la Chambre des communes des dix premiers cas britanniques.

En 1996, nous avons donc eu la description de ces dix cas de nouvelle variante en Grande-Bretagne et peu après celle d'un cas en France : aucune autre explication possible rationnelle en dehors de celle du passage de l'agent bovin à l'homme. Le premier élément expérimental est celui de cette inoculation aux primates. Depuis, aucun résultat expérimental n'est venu contredire l'hypothèse du passage de l'agent bovin à l'homme.

Les arguments biochimiques sont rapidement apparus en provenance du laboratoire du Professeur John Collinge à Londres, en octobre 1996. Puis, ce furent des résultats biologiques, en provenance d'un laboratoire britannique d'Edimbourg, dirigé par le Docteur Moira Bruce et, enfin, l'année dernière, sont arrivés des résultats du laboratoire du prix Nobel de 1997, Stanley Prusiner, de San Francisco, qui a fourni un élément sans doute pas capital, mais indiquant tout de même que cet agent infectieux humain avait bien des liens extrêmement proches avec l'agent bovin.

Comme vous le savez, nous ignorons toujours ce qu'est un prion. Personne n'en a jamais vu, nous ne savons pas de quoi il est composé exactement. On ne peut donc pas vous dire aujourd'hui, en toute rigueur, que le prion bovin est celui de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. En tant que scientifiques, la seule chose que nous puissions dire est qu'avec les méthodes dont nous disposons aujourd'hui, il n'y a aucune différence dans les propriétés biologiques et biochimiques identifiables à ce jour entre le prion de l'encéphalopathie spongiforme bovine et celui de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Ces quasi-certitudes biologiques sont éminemment renforcées par l'épidémiologie, puisqu'il y a 180 000 cas d'ESB déclarés en Grande-Bretagne contre moins de 2 000 hors Grande-Bretagne, et il y a 91 cas de nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en Grande-Bretagne contre 4 hors Grande-Bretagne. La similitude épidémiologique recouvre donc les données de la biologie.

Qui plus est, la maladie humaine est arrivée dix ans après la maladie bovine, ce qui, compte tenu de ce que nous savons des encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles, est compatible avec un passage inter-spécifique par voie orale du bovin à l'homme.

Voilà ce que l'on peut dire en termes d'évolution des connaissances scientifiques depuis 1986 jusqu'à 2001.

M. le Président : En fonction de l'état des connaissances, avez-vous le sentiment que, pour la santé animale et la santé humaine, toutes les décisions ont été prises rapidement ?

M. Dominique DORMONT : En termes de santé animale, je n'ai pas vécu cette histoire, je ne peux donc pas avoir une vision claire de la situation. En termes de santé humaine, à mon sens, la France a été le pays qui a sûrement le plus anticipé le risque lié à cet agent bovin.

M. le Rapporteur : Je pense que mes questions se développeront en fonction des réponses que vous serez amené à donner. Néanmoins, j'aborderai d'emblée trois sujets. Vous disiez que le rapport que vous avez remis à M. Curien. comportait trois volets : l'état des connaissances, l'état des laboratoires et les besoins en matière de recherche. Pourriez-vous nous indiquer quelles étaient les grandes orientations que vous aviez définies dans ce rapport - dont nous allons prendre connaissance - concernant les besoins de la recherche en 1992 ?

M. Dominique DORMONT : Je vais replacer les faits dans leur contexte. Les premiers financements publics des institutions de recherche nationale sont arrivés en 1991 ou 1992, si mes souvenirs sont bons, sous la forme de 50 000 francs destinés au réseau de surveillance de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Ils étaient donnés par l'INSERM. Jusque-là, seul le ministère de la Défense avait subventionné cette recherche au travers de la direction de la recherche et de la technologie (DRET). De 1970 à 1994-95, la DRET a donné, à fonds perdus pour elle, de 200 à 300 000 francs par an pour soutenir cette recherche qu'elle jugeait importante sur le plan intellectuel. Tel était l'état des financements avant la remise de mon rapport.

Ce rapport concluait à la nécessité de renforcer les équipes, puisqu'elles étaient très peu nombreuses à travailler sur le sujet : il demandait modestement un doublement ou triplement des effectifs, ce qui ne représentait pas grand chose. Il proposait également la création d'un groupement d'intérêt scientifique (GIS) visant à coordonner cette recherche afin qu'elle ne parte pas dans toutes les directions, et insistait sur la nécessité de créer en France des structures d'études des maladies émergentes et de réponse à ces maladies, structures qui n'existaient pas et qui n'existent d'ailleurs toujours pas. Telles étaient, présentées de façon schématique, les propositions qui étaient faites dans ce rapport.

Le ministre a décidé la création du groupement d'intérêt scientifique (GIS). Cette décision a reçu un accueil mitigé de la part des institutions de recherche. Les choses ont un peu traîné jusqu'au changement de majorité, qui s'est traduit par un changement de gouvernement ; le GIS a alors été enterré. Mais en 1995, pour la première fois, est arrivé du ministère de la recherche un financement d'incitation à la recherche spécifiquement dédié aux prions. Il faisait partie des actions concertées mises en place en 1995 : la dixième de ces actions s'appelait biopathologie des prions. Il y a donc eu, pour la première fois, à cette date, un effort direct du ministère de la recherche pour la recherche sur les prions.

M. le Rapporteur : Quand fut créé le GIS ?

M. Dominique DORMONT : Le GIS a été créé par M. Schwartzenberg il y a huit jours. Mais la première tentative datait de 1992.

M. le Rapporteur : Vous avez également évoqué le nombre de cas que l'on pouvait évaluer. Hier, devant la commission, le Professeur Abenhaïm a regretté que l'on ne puisse donner de quantification sur l'évolution de la maladie. Mais peut-on quantifier ?

M. Dominique DORMONT : Je connais le souci de quantification de M. Abenhaïm, qui correspond à sa culture, puisqu'il est épidémiologiste, et à sa fonction, puisqu'il est directeur général de la santé. Il faut donc qu'il puisse faire des prévisions et que celles-ci s'appuient sur des modélisations et des quantifications. C'est parfaitement normal.

Cela dit, en dehors de ces problèmes opérationnels, si l'on reste sur un strict plan scientifique, je ne vois pas comment on pourrait quantifier aujourd'hui. Je crains toujours que les quantifications ne donnent un faux sentiment de sécurité. Je rappelle souvent que c'est au nom de ces analyses quantifiées et en se basant sur un certain nombre de concepts du moment qu'on a dit en 1988, puis 1990, puis 1992 en Grande-Bretagne, qu'il n'y avait pas de risque pour l'homme. Je rappelle aussi que tous les modèles d'extinction de l'épidémie de l'ESB en Grande-Bretagne proposés en 1990, 1992, 1993 se sont révélés faux.

Dans ce domaine particulier, autant je comprends que l'utilité qu'il y aurait à quantifier, autant je recommande la plus grande prudence dans l'utilisation des modèles ou des quantifications qui pourraient être faites.

M. Pierre HELLIER : Vous venez de parler des difficultés de quantification, voire des dangers qu'il y a à quantifier. Quand vous parlez d'épidémie, vous évoquez une épidémie animale ou humaine ?

M. Dominique DORMONT : Il est beaucoup plus facile aujourd'hui de raisonner sur l'animal. Les modèles britanniques actuels sur l'évolution de l'épidémie en Grande-Bretagne permettent une quantification acceptable. En revanche, en France, nous avons encore beaucoup de mal à quantifier et, pour l'homme, nous sommes dans l'impossibilité totale d'avoir une approche raisonnable.

M. Pierre HELLIER : Pensez-vous que la modification du procédé de chauffage des farines animales en Angleterre est une des raisons essentielles de cette épidémie animale ? Le prion est-il une cause ou une conséquence ? Vous disiez que l'on avait jamais vu de prion mais on parle de sa structure. Pouvez-vous nous donner quelques explications à ce sujet ?

M. Dominique DORMONT : La modification du chauffage des farines animales est-elle la cause unique ? Je ne pense pas qu'une catastrophe comme celle-là soit monofactorielle. Sans cette modification des procédés de chauffage, les conséquences auraient été probablement extrêmement différentes, mais ce n'est peut-être pas l'unique facteur. Cependant je n'ai pas d'éléments me permettant de vous indiquer d'autres facteurs, si ce n'est peut-être - mais je sors là du domaine scientifique et je revendique d'autant plus le droit à l'erreur - le deuxième choc pétrolier et la crise du suif qui sont apparus un peu avant la modification du procédé du chauffage.

Je rappelle néanmoins que ce procédé de chauffage a été utilisé par les Etats-Unis jusqu'à un passé extrêmement récent et que le procédé de fabrication des farines américain n'a pour le moment pas donné naissance à une catastrophe du même ordre sur le territoire américain. C'est ce qui me fait dire que d'autres facteurs interviennent certainement.

Face à cette maladie, vous avez aujourd'hui une hypothèse qui est considérée comme la plus probable, celle du prion. Selon cette hypothèse, une protéine de l'hôte serait capable de modifier sa structure tridimensionnelle et cette acquisition d'une structure tridimensionnelle anormale suffirait à conférer à cette protéine un caractère infectieux.

Cette hypothèse cadre avec 95 % des résultats expérimentaux mais n'a pas été démontrée. On ne sait toujours pas, en particulier, si la protéine pathologique associée à la maladie a vraiment une structure tridimensionnelle différente de celle de la protéine normale. Un biophysicien de Zurich, le professeur Kurt Wüthrich, qui a montré la structure tridimensionnelle de la protéine normale que l'on connaît maintenant, dit que l'hypothèse du prion est fausse : selon lui, cette hypothèse de modification de forme est intéressante intellectuellement mais en fait, les modifications biophysiques observées dans ces maladies sont liées à l'agrégation des protéines et non à une modification de la structure tridimensionnelle.

Pour prouver l'hypothèse du prion, il faudrait fabriquer par génie génétique la protéine normale (PrP) dont il faudrait ensuite modifier la structure tridimensionnelle in vitro dans un système acellulaire pour enfin l'inoculer à l'animal afin d'obtenir une maladie et montrer que cette maladie est transmissible. Cette expérience n'est pas encore réalisée aujourd'hui.

M. le Président : Monsieur Hellier, estimez-vous avoir obtenu réponse à vos questions ?

M. Pierre HELLIER : Oui, sauf peut-être sur la quantification des données relatives à l'épidémie humaine.

M. Dominique DORMONT : Je ne vais pas vous répondre, parce que je ne sais pas. Je vous rappelle que l'on ne connaît pas la force de la barrière d'espèces entre le bovin et l'homme ; on ne connaît pas la dose à laquelle la population britannique a été exposée ; on connaît encore moins celle à laquelle la population française a été exposée ; on ne connaît pas l'efficacité de la voie orale dans la contamination humaine ; on ne connaît surtout pas, et c'est le point qui m'apparaît le plus important, l'effet de petites doses non infectieuses mais répétées dans le temps ; enfin, on ne connaît pas la période d'incubation moyenne chez l'homme. Comment, dans ces conditions, établir des modèles ?

M. le Rapporteur : A-t-on une idée de la dose d'aliments contaminés qu'un être humain doit ingérer pour être susceptible de développer la nouvelle variante ? Qu'en est-il du terrain génétique ?

M. Dominique DORMONT : Je vais commencer par le terrain génétique parce que c'est le plus simple. Il existe, au niveau du 129ème acide aminé de la protéine PrP, un polymorphisme silencieux qui n'a aucune conséquence, ni psychique, ni intellectuelle, ni physique, qui fait qu'à cette position 129 vous pouvez avoir deux acides aminés différents : une méthionine ou une valine. Selon le patrimoine génétique dont vous héritez de vos parents, vous pouvez être homozygote méthionine-méthionine, valine-valine ou hétérozygote méthionine-valine ; 50 % de la population humaine est homozygote, 50 % hétérozygote.

Un certain nombre de laboratoires, dont celui de John Collinge en Grande-Bretagne et le mien, avaient montré au début des années 1990 que l'homozygotie au codon 129 était un facteur de prédisposition à la maladie de Creutzfeldt-Jakob, sporadique et iatrogène. Cela s'est confirmé par la suite, puisque tous les cas aujourd'hui recensés de nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob sont homozygotes méthionine-méthionine au codon 129. C'est encore un des facteurs qui rend toute projection dans l'avenir difficile : les homozygotes valine-valine sont-ils résistants à la maladie ou ont-ils simplement une période d'incubation plus longue ? Les hétérozygotes sont-ils totalement résistants ou ont-ils eux aussi une période d'incubation encore plus longue ?

C'est d'ailleurs ce qui a été constaté pour l'hormone de croissance : les homozygotes avaient une période d'incubation courte et les hétérozygotes, une période d'incubation longue. La même chose a été observée dans le cas du Kuru, maladie d'une tribu papoue de Nouvelle-Guinée. Les enfants qui développaient un Kuru étaient très majoritairement homozygotes au codon 129, alors que les adultes qui faisaient un Kuru après un temps d'incubation beaucoup plus long étaient hétérozygotes. Nous pouvons donc craindre une apparition éventuelle de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob dans les dix, quinze ou vingt ans, des homozygotes valine-valine, puis des hétérozygotes. Mais nous n'en avons aucune preuve.

On ne peut pas répondre à la question portant sur la quantité d'aliments qui serait contaminante. On peut simplement dire que, pour contaminer un bovin par voie orale avec l'agent bovin, 10 à 100 milligrammes de cerveau de vache infectée suffisent probablement. C'est en cours d'étude en Grande-Bretagne mais ce sera certainement de cet ordre. Vous contaminez à tout coup un mouton par l'agent bovin en lui donnant 500 milligrammes de cerveau d'un bovin infecté au stade clinique de la maladie.

Ce sont les éléments que je peux vous donner aujourd'hui. L'expérimentation qui vise à déterminer la dose minimale infectieuse pour le primate commence à peine à l'aide d'un réseau de laboratoires européens, parce que nous avons mis énormément de temps à obtenir l'accord de certains de nos partenaires, en particulier d'Etats membres de l'Europe du Nord, pour utiliser des primates pour ce type d'expérience. Cette expérience qui était prévue dès 1996 commence seulement maintenant pour des raisons d'éthique d'expérimentation animale, qui sont compréhensibles.

M. Germain GENGENWIN : Monsieur le professeur, c'est la deuxième commission parlementaire d'enquête portant sur ce sujet puisque nous avions déjà évoqué ces problèmes lors de celle portant sur la sécurité alimentaire. Mais je dois avouer que ce que je viens d'entendre est extrêmement inquiétant. Vous dites que la maladie est aussi transmissible par l'hormone de croissance...

M. Dominique DORMONT : Ce n'est pas la même chose : je ne parlais pas alors de la maladie bovine, à laquelle est liée la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Dans le cas de l'hormone de croissance extractive, il s'agit d'une contamination interhumaine

M. Germain GENGENWIN : Merci. Vous dites qu'en 1992, le risque pour l'homme est connu...

M. Dominique DORMONT : Il n'est pas connu en 1992. Il est seulement évoqué, puisque les premiers cas ne sont apparus qu'en 1995. La première publication relative à deux d'entre eux date de 1995 et ce qui a emporté la conviction, ce sont les dix premiers cas qui représentent un cluster, un groupe assez important en mars 1996.

M. Germain GENGENWIN : Nous savons qu'a été interdite en France, dès 1989, l'importation de farines animales de Grande-Bretagne, dont on connaissait les facteurs de contamination, mais nous savons aussi que cette interdiction n'a en pratique pas été bien respectée et que nous avons toléré la prise de risque pendant plusieurs années, en fait, jusqu'en 1996, lorsque le grand public a eu véritablement connaissance de cette maladie et de ses risques. La communauté scientifique a-t-elle effectivement tiré les sonnettes d'alarme qu'il fallait dès ce moment ?

M. Dominique DORMONT : Encore une fois, je ne peux vous répondre que pour la santé. Je pense que, pour la santé, la sonnette d'alarme a été tirée tôt, et efficacement tirée. Pour l'agriculture, je n'ai pas de compétence en la matière. Je suis médecin et je n'ai pas participé à ce travail. Il faut vous tourner vers les scientifiques qui, à cette époque, travaillaient avec le ministère de l'Agriculture.

M. Germain GENGENWIN : Vous parliez du rapport demandé par M. Curien en 1992...

M. Dominique DORMONT : Il concernait la recherche. Ce rapport a été remis au Gouvernement. C'était un ministre qui l'a eu entre les mains. Il avait tous les éléments scientifiques du moment entre les mains.

M. François GUILLAUME : Je m'interroge sur les raisons pour lesquelles le ministère de la Défense s'est intéressé au prion. Il doit tout de même exister une autre raison que celle de la simple curiosité ; on ne dispense pas ainsi des crédits pour une recherche sans objectif précis.

M. Dominique DORMONT : Il se trouve que la transmission du Kuru et de la maladie de Creutzfeldt-Jakob avait été démontrée aux Etats-Unis en 1966 et 1968 par Carleton Gajdusek, qui a reçu le Prix Nobel de 1976. A la fin des années 1960, cet américain recherchait des personnes qui connaissaient bien l'électroencéphalographie du chimpanzé, pour essayer de voir si, pendant la période d'incubation de la maladie de Creutzfeldt-Jakob expérimentale chez le singe, il existait des dysfonctionnements du cerveau. Il n'en a pas trouvé aux Etats-Unis et, en France, les spécialistes de l'électroencéphalogramme du chimpanzé étaient des militaires, qui étudiaient l'effet des rayonnements sur le cerveau et qui avaient à l'époque des méthodes d'analyse du fonctionnement du cerveau tout à fait performantes.

C'est donc le médecin général Louis Court qui a été contacté par les Américains, via le docteur Françoise Cathala, pour savoir s'il accepterait de travailler sur cette maladie. De plus, à cette époque, une étude de Raymond Latarget, de l'Institut Curie, avait montré l'énorme résistance aux radiations ionisantes de ces agents infectieux.

Il était logique de penser que si l'on parvenait à comprendre pourquoi ces agents infectieux étaient aussi résistants à l'irradiation, on pourrait peut-être en tirer les conséquences en termes de radio-biologie fondamentale et de thérapeutique. C'est la raison pour laquelle le ministère de la Défense a soutenu ce projet. Rapidement, on s'est aperçu que cette voie d'application radio-biologique n'était pas porteuse de tous les fruits dont on l'avait parée initialement. Mais ayant trouvé le sujet intéressant et comme cela représentait probablement une part extrêmement faible de son budget et que les chercheurs qui travaillaient sur le sujet relevaient de son autorité, le ministère de la Défense a continué à le soutenir.

M. François GUILLAUME : On ne sait finalement pas grand-chose sur le prion...

M. Dominique DORMONT : On sait beaucoup de choses, mais pas les choses « ultimes ».

M. François GUILLAUME : Ceux qui vous ont précédé nous ont expliqué que le prion pourrait n'être finalement qu'un véhicule, et qu'un agent serait derrière tout cela, qui apporterait les transformations du prion telles que vous les avez indiquées. Mais il semblerait que l'on s'interroge et que l'on n'ait rien de concret à ce sujet.

M. Dominique DORMONT : C'était la raison pour laquelle je disais que l'on doit considérer aujourd'hui, en toute rigueur scientifique, le prion comme l'hypothèse la plus probable, mais que l'on ne peut pas éliminer des hypothèses alternatives. Il en existe deux : soit il existe un autre agent qui induit chez l'individu infecté l'accumulation de la protéine du prion, et dans ce cas le prion tel qu'on l'entend aujourd'hui serait la conséquence de la multiplication de l'agent ; soit la protéine du prion est une partie de l'agent infectieux, elle lui est associée, et il y a autre chose, qu'il nous faudrait trouver.

Mais à ce jour, personne n'a trouvé ni un autre agent ni autre chose qui pourrait être associée à la protéine. Ce n'est pas pour cela qu'il faut éliminer ces hypothèses. S'il y a bien une attitude à avoir par rapport à ces maladies, c'est l'absence totale de dogmatisme. Il faut savoir que c'est un domaine ouvert. C'est la raison pour laquelle il faut s'appuyer sur ce que l'on connaît et, bien que nous ne connaissions pas la nature exacte de l'agent, nous savons depuis longtemps quelle est sa sensibilité à la chaleur ou à divers traitements chimiques car nous savons la mesurer dans des essais chez la souris et le hamster.

L'absence de connaissances de l'agent infectieux n'empêche pas d'avoir une idée de ses propriétés biologiques et de l'efficacité d'un certain nombre de méthodes d'inactivation. Mais je vais tout à fait dans votre sens : il faut bien garder présent à l'esprit le fait que le prion est considéré comme l'hypothèse la plus probable, mais que l'on ne peut pas en éliminer une autre.

M. François GUILLAUME : Quels sont les moyens de le détruire ? L'un des grands problèmes qui se pose actuellement est celui de l'accumulation des farines et des risques que cela peut présenter. Nous avons vu qu'il résiste bien à la chaleur et que l'ionisation ne permet pas de l'éliminer, si j'ai bien compris.

M. Dominique DORMONT : L'ionisation est probablement l'une des méthodes les moins efficaces. Quant à la chaleur, le prion résiste bien à la chaleur sèche. En revanche, il est beaucoup moins résistant à la chaleur humide. Il faut aussi rappeler un élément important, c'est que l'efficacité d'une méthode d'inactivation d'un agent infectieux dépend du micro-environnement de cet agent et de son histoire récente. Vous ne pouvez pas vous baser totalement sur la bibliographie pour affirmer que le procédé que vous employez est efficace.

Je vais prendre un exemple : 134 à 136 ° pendant dix-huit minutes d'autoclavage, chaleur humide sous pression, sont considérés par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS) comme efficaces pour réduire l'infectiosité de cinq à six log, c'est-à-dire d'un facteur 100 000 à 1 million, ce qui est compatible avec ce qu'on attend d'une stérilisation hospitalière, par exemple.

Vous prenez un petit morceau de cerveau provenant d'un patient décédé et vous l'autoclavez, vous réduisez sa charge infectieuse d'un facteur 1 million, ce qui suffit généralement. Mais si, avant de faire cela, vous avez trempé ce morceau de cerveau dans du formol pour pouvoir après l'examiner au microscope, le traitement au formol protège le prion des effets de l'autoclave. Ce n'est donc pas parce que vous utilisez un procédé qui est efficace que vous serez certain de l'efficacité de ce que vous faites. Il faut valider l'ensemble de la chaîne d'événements que vous appliquez à votre produit d'origine biologique pour être certain de votre procédé d'inactivation.

M. François GUILLAUME : Question complémentaire sur ce point : les solvants utilisés par les équarrisseurs, au lieu et place d'une cuisson longue à une température que vous avez définie tout à l'heure comme de l'ordre de 135°, pouvaient-ils jouer ce même rôle de protection ?

M. Dominique DORMONT : Il y a un an ou deux, je vous aurais répondu probablement positivement. Il se trouve que, depuis, les Anglais ont publié des résultats indiquant que le solvant par lui-même n'avait pas un effet drastique, mais que la présence du solvant imposait par la suite, pour pouvoir utiliser les farines, des chauffages à températures plus élevées. C'est surtout le chauffage à ces températures supérieures qui avait des propriétés de protection de la santé animale.

M. François GUILLAUME : Quels peuvent être les problèmes posés par la diffusion du prion - pour l'instant tenons-nous en à l'hypothèse du prion - lors du stockage des farines, par les nuisibles et les insectes ?

M. Dominique DORMONT : Je vais vous faire là une réponse personnelle qui n'engage que moi. A mon avis, il faut continuer à trier. Il ne faut pas stocker au même endroit les farines à haut risque et celles à bas risque. Les abats à risque spécifié, les saisies d'abattoir, les animaux trouvés morts, les animaux abattus d'urgence pour raison médicale ou chirurgicale, toute cette population à haut risque ne doit pas être mélangée avec les populations à bas risque ; elle doit être traitée non seulement avec rapidité à 133°, 3 bars, 20 minutes, mais aussi très rapidement incinérée.

Les farines à bas risque devraient continuer à être traitées à 133°, 3 bars, 20 minutes, préalablement à leur stockage, de façon à éviter qu'un rongeur sauvage, appartenant à une espèce que l'on sait sensible au prion, comme la souris ou le rat, ne puisse ensuite disséminer. C'est un avis personnel, ce n'est donc pas celui de l'AFSSA ou d'un comité scientifique.

M. François GUILLAUME : Mais cet avis personnel est-il partagé aujourd'hui ?

M. Dominique DORMONT : Je ne peux pas vous répondre car le Comité interministériel que je préside n'a pas été saisi de ce problème. C'est l'AFSSA qui en a été saisie et a mis en place un certain nombre de groupes de travail à cet effet, dont les résultats seront soumis au Comité interministériel mais, pour l'instant, nous n'en avons pas encore débattu. Des scientifiques travaillent donc déjà sur le sujet depuis plusieurs mois. C'est une question qui touche plusieurs domaines différents : l'environnement, la contamination de la faune, le niveau de risque - farines à bas ou haut risque - la technologie utilisée, le traitement d'incinération.

Tout cela est étudié par des comités spécialisés : lorsqu'ils auront terminé leur travail, une synthèse sera effectuée et, à ce moment-là, le comité interministériel, ou l'organisme qui lui succédera, sera interrogé.

M. le Président : Précisément, la précaution ne devrait-elle pas jouer sur ce point car, si j'ai bien compris, nous sommes en train de stocker également des farines à haut risque ?

M. Dominique DORMONT : Je ne sais pas ce qui se passe, je ne peux pas vous répondre.

Mme Monique DENISE : On nous dit qu'elles sont à bas risque. Des farines vont être stockées dans ma circonscription. Or personne ne nous dit si elles ont été correctement traitées, c'est à dire portées à 133°, sous pression de 3 bars pendant vingt minutes. On nous dit aussi qu'on va nous les mettre en sacs. Très bien, sauf que, lors d'une précédente audition, on nous a dit qu'elles devaient être enfermées hermétiquement, comme dans une boite de conserve. Seulement une boite de conserve de la contenance d'une tonne, ça n'existe pas ! D'où, l'inquiétude des gens.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais des précisions sur le cheminement de l'agent pathogène jusqu'au système nerveux central.

M. Dominique DORMONT : On sait qu'il ne passe pas par l'estomac mais par l'intestin. Il n'y a pas d'absorption au niveau de l'estomac. On pense aujourd'hui - parce que, là encore, subsistent de nombreux points d'interrogation - que deux voies sont possibles. Mais auparavant, première inconnue, on ne sait pas comment l'agent franchit la barrière digestive. On pense qu'il passe par les cellules du tube digestif dont le rôle est généralement de véhiculer les pathogènes de l'extérieur du tube vers le milieu intérieur (les cellules M), mais nous n'en sommes pas sûrs. On sait, en revanche, qu'une fois la barrière digestive traversée, l'agent infectieux passe dans les formations lymphoïdes et les formations nerveuses associées au tube digestif, c'est-à-dire les plaques de Peyer et les plexus de Maisner.

A partir de ces éléments, vous pouvez envisager deux chemins théoriques. Le premier est un chemin nerveux direct ; le second est un chemin immunologique, puis nerveux. Le chemin théorique nerveux direct existe dans quelques modèles expérimentaux. Le chemin lymphoïde nerveux indirect existe lui aussi. Il est donc probable que les deux mécanismes coexistent.

Donc, le premier signe de réplication serait le tissu immunitaire associé au tube digestif. A partir de ce tissu et grâce aux cellules du système immunitaire qui circulent, il va y avoir colonisation des organes lymphoïdes secondaires. Dans ces organes, une population cellulaire réplique le prion, ce sont les cellules folliculaires dendritiques. Il semblerait, car les preuves ne sont pas apportées, que, près de ces cellules folliculaires dendritiques au sein des ganglions lymphatiques, il y ait de petits filets nerveux, et que la transition, l'entrée dans le système nerveux se fasse au niveau de ces contacts entre cellules du système immunitaire et les nerfs du système sympathique. A partir de là, en remontant dans les axones, l'agent infectieux gagnerait la racine postérieure de la moelle épinière, puis entrerait dans la moelle et diffuserait ensuite par les cordons postérieurs de la moelle à l'ensemble du système nerveux.

M. le Rapporteur : Il n'y a pas de passage sanguin ?

M. Dominique DORMONT : Le passage sanguin est un gros problème aujourd'hui. Je vais peut-être avoir besoin de temps pour l'expliquer, je m'en excuse, mais il est important que ce soit clair. Le passage sanguin existe en théorie, parce que l'on voit mal comment il y a une dissémination de l'agent infectieux aux formations lymphoïdes secondaires sans passage, à un moment au moins, dans la circulation sanguine. C'est la théorie. Néanmoins, il faut avoir deux notions présentes à l'esprit, qui compliquent considérablement le problème.

La première, c'est que la distribution de l'agent infectieux en dehors du système nerveux central dépend de la souche de prion et de la génétique de l'hôte. Un même prion dans deux espèces différentes n'a pas la même distribution. De même, deux prions différents dans la même espèce n'ont pas la même distribution. Par exemple, lorsque vous recherchez où est le prion bovin chez la vache infectée dans la phase clinique de la maladie, vous le trouvez dans le cerveau et la rétine, la moelle épinière et le cervelet, exceptionnellement dans l'iléon distal dans la maladie naturelle - alors qu'on l'y trouve dans la maladie expérimentale. Vous ne le trouvez nulle part ailleurs. Le même prion bovin inoculé expérimentalement au mouton, vous le trouvez certes dans le cerveau, mais aussi dans la rate, dans les ganglions, dans la muqueuse digestive. Il est partout. La seule différence est le changement d'espèce.

M. le Rapporteur : Inoculation orale ?

M. Dominique DORMONT : Oui. Toutes choses égales par ailleurs, la distribution de l'infectiosité dépend du type de prion, de la génétique de l'hôte et de l'espèce considérée. Cela complique considérablement les choses car vous ne pouvez pas extrapoler, par exemple, à l'homme ce que vous constatez chez la souris. Tout ce que je vous ai dit jusqu'à présent en termes de cheminement concerne la souris, parce que nous ne sommes pas capables de l'analyser chez l'homme, vous vous en doutez, et pas encore chez le bovin de façon précise.

Maintenant, je parlerai des faits. Y a-t-il de l'infectiosité dans le sang dans les cas de maladies naturelles ? La réponse aujourd'hui est négative. Qu'il s'agisse de maladies humaines ou animales, jamais n'a été mise en évidence une infectiosité associée au sang. Je mets simplement un énorme point d'interrogation sur la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, puisque les expériences sont en cours et qu'il va falloir quelques mois ou années avant d'en recueillir les résultats. En dehors de la nouvelle variante, pour laquelle on attend les résultats des expériences, on a jamais vu d'infectiosité associée au sang.

Je mets un deuxième point d'interrogation, moins fort, sur le bovin : pour mettre en évidence le prion, la meilleure façon que nous avons trouvée aujourd'hui est de l'inoculer par voie intracérébrale à un animal receveur. C'est le test le plus sensible. Mais si vous voulez être le plus sensible possible, il faut l'inoculer à un animal de la même espèce que celui que vous testez. Donc, pour mettre en évidence l'absence ou la présence d'infectiosité dans le sang de bovin, il faut inoculer des bovins sains avec du sang de bovin infecté. Or cette expérience vient de débuter en Grande-Bretagne.

Tout ce que nous savons pour l'instant, c'est que l'inoculation de sang de bovin infecté à la souris ne détecte pas d'infectiosité. Or, on sait que l'inoculation d'un tissu bovin à la souris ne permet pas de détecter en dessous de 1 000 unités infectieuses par gramme. On sait donc seulement sur la maladie bovine qu'il y a moins de 1 000 unités infectieuses par gramme dans le sang. Nous n'avons aucune information pour la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob. Par ailleurs, pour la tremblante naturelle du mouton, pour l'encéphalopathie du vison, pour la maladie de Creutzfeldt-Jakob humaine sous la forme sporadique ou familiale, quarante années d'études montrent qu'il n'y a pas d'infectiosité associée au sang.

Dans les modèles animaux, quand vous inoculez expérimentalement un rongeur, c'est-à-dire une souris ou un hamster, et même quand on inocule un mouton, vous pouvez mettre parfois en évidence la présence d'une légère infectiosité dans le sang. Cela varie en fonction de la souche de prion et de la génétique de l'animal que vous utilisez. Toutes les souris - vous savez qu'il existe des souches de souris avec des génétiques particulières - n'ont pas forcément de présence d'infectiosité dans le sang. Quand celle-ci existe, elle est de faible niveau, toujours inférieure à 100 unités par millilitres et elle est répartie pour 90 % dans les cellules mononucléées du sang et pour 10 % dans le plasma.

Voilà l'état actuel de nos connaissances sur le risque associé au sang.

M. Jean-Michel MARCHAND : Je voudrais que l'on revienne quelques instants sur cette dissémination de l'agent infectieux dans l'environnement au sens large du terme et pas uniquement sur ce qui risque de nous arriver avec le stockage des farines à haut ou bas risque. Il avait été question, à un moment donné, d'une éventuelle troisième voie de contamination. Que sait-on dans ce domaine ? Des recherches portent-elles sur cette troisième voie ? Celle-ci nous permettra-t-elle de tirer des conséquences sur la persistance ou l'évolution de cette maladie à la fois chez l'animal et chez l'humain ?

M. Dominique DORMONT : Là encore, nous abordons un problème difficile. En termes d'encéphalopathie bovine spongiforme, il y a un certain nombre de choses qu'il faut garder présentes à l'esprit.

Premier point, la très grande majorité des résultats sont britanniques : ce sont eux qui disposent du matériel, qui ont constitué des équipes et qui ont réalisé les études ; ce sont eux qui ont inoculé les bovins. 99 % des résultats scientifiques sur l'encéphalopathie spongiforme bovine sont britanniques.

Deuxième point, compte tenu de la durée d'incubation de l'ESB, qui est de cinq ans en moyenne, vous ne pouvez avoir une traduction précise de mesures prises par un gouvernement ou une administration que cinq ans après. Par ailleurs, le scientifique qui étudie l'évolution épidémiologique est bien incapable de savoir, parce que ce n'est ni dans sa culture ni dans sa compétence, si les mesures sont appliquées ou pas et quel est le degré d'application des mesures décidées.

En d'autres termes, lorsque vous regardez l'évolution de l'épidémie bovine en Grande-Bretagne, vous avez deux possibilités : soit vous admettez que les mesures sont appliquées à 100 %, qu'il n'y a pas d'erreur et que tout est contrôlé, auquel cas vous êtes obligés de faire l'hypothèse d'une troisième voie de contamination, puisque les farines ont été interdites et que des animaux nés après cette interdiction développent encore cette maladie. C'est l'élément principal de doute car, selon que vous admettez ou non que les contrôles sont bons et que les mesures sont appliquées, les hypothèses que vous pouvez faire varient.

Où en est-on aujourd'hui des hypothèses concernant la transmission ? La transmission par la voie des farines est absolument démontrée. La transmission mère-veau, si elle existe - en fait, de plus en plus de questions se posent parce que les expériences qui ont été faites sont méthodologiquement critiquables - est faible. Elle est au maximum de quelques pour-cent pendant la dernière année de la phase d'incubation de la mère. Mathématiquement, elle ne peut donc pas rendre compte de la totalité des cas nés après l'interdiction des farines. Pour expliquer ces derniers cas, vous avez plusieurs scénarios possibles. Le premier, compte tenu de ce que l'on connaît, est celui d'une exposition involontaire, ou tout du moins non programmée et qui n'aurait pas dû se produire, du cheptel bovin à des farines ou à l'agent bovin. C'est la distribution aux bovins d'aliments destinés à d'autres espèces animales. Si l'on vous dit que cela ne peut être le cas et que tout est sous contrôle, il y a bien la voie mère-veau mais elle n'est pas suffisante pour expliquer la situation. Alors, quand on demande au scientifique d'expliquer le phénomène, celui-ci entre dans les hypothèses.

Parmi les hypothèses, il rappelle que chez le mouton, des cas assez étonnants d'observation indiquent qu'il existe peut-être une transmission horizontale de la tremblante. Par assimilation, il dit que si les règles sont vraiment appliquées à 100 %, et compte tenu de ce que l'on sait de la transmission verticale, il existe peut-être une troisième voie de contamination.

M. Jean-Michel MARCHAND : Vous nous avez dit que vous ne connaissiez pas l'agent infectieux mais que vous connaissiez ses propriétés biologiques et ses capacités de résistance. Ces éléments confirment-ils son éventuelle présence dans un environnement extérieur animal ?

M. Dominique DORMONT : Ils ne confirment pas, ils disent que c'est possible.

M. André ANGOT : Vous avez évoqué l'absence de prion dans le sang...

M. Dominique DORMONT : Oui, dans les maladies naturelles.

M. André ANGOT : Pourtant, les centres de transfusion sanguine refusent de collecter du sang pour les personnes ayant vécu un an en Angleterre. Est-ce un effet du principe de précaution ?

M. Dominique DORMONT : Absolument. Je vais me permettre de revenir sur ce point car il est, à mon avis, crucial. Je vais une nouvelle fois vous livrer un avis personnel. Je pense que le problème bovin est en voie de résolution, même si je ne suis pas sûr que l'on éradique totalement la maladie bovine. Je ne sais s'il ne persistera pas un état endémique de maladie bovine. Mais le corps social a pris conscience du problème ; les autorités communautaires également, enfin ! Je crois que nous ne devrions pas connaître des catastrophes de type britannique.

En revanche, on ignore absolument l'amplitude du problème humain et les potentialités de transmission interhumaine possibles. Le problème de la contamination éventuelle par le sang est donc un élément extrêmement important. Nous disposons pour répondre à cette interrogations des éléments que je vous ai donnés tout à l'heure, et qui sont plutôt rassurants. Néanmoins, il existe un élément moins rassurant : lorsque, par des méthodes d'inoculation au singe ou à des souris génétiquement modifiées, vous mettez en évidence la protéine pathologique anormale - ce que l'on sait faire - ou que vous recherchez cette protéine pathologique anormale chez l'homme qui présente une maladie de Creutzfeldt-Jakob familiale ou classique, vous ne la trouvez que dans le cerveau, la rétine et la moelle épinière. Elle n'est pas présente en dehors du système nerveux central. Si vous faites cela dans le cas de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeld-Jacob, vous la trouvez dans toutes les formations lymphoïdes : la rate, les amygdales, les ganglions lymphatiques, l'appendice. Cela confirme ce que je disais précédemment, à savoir que deux prions différents dans une même espèce ont des distributions d'infectiosité différentes en périphérie.

Dans la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, il y a des niveaux d'infectiosité probablement élevés dans le tissu lymphoïde périphérique, puisque l'on arrive à y détecter la protéine anormale. Or les méthodes dont nous disposons aujourd'hui pour détecter la protéine anormale ne nous permettent de détecter que des niveaux supérieurs à 10 000 unités infectieuses par gramme de tissu - en dessous, on ne sait pas faire. Cela signifie donc qu'il y a au moins 10 000 unités infectieuses par gramme de tissu. Ce résultat indique que la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob engendre une infectiosité, en quantité non négligeable, en périphérie. Cela justifie que l'on prenne les mesures de précaution que vous venez d'évoquer, dans l'attente des résultats des expériences en cours.

M. François GUILLAUME : Certains de vos prédécesseurs se sont interrogés aussi sur les contaminations qui pourraient intervenir par des voies autres que celles que l'on considère les plus probables aujourd'hui. L'un d'eux a pu parler de « terrains plus propices ». A la suite de son intervention, je lui ai demandé si l'on pouvait associer cela à ce que l'on appelle les « champs maudits », où le charbon emphysémateux subsiste et dans lesquels, de temps en temps, on retrouve des animaux atteints de charbon.

Comme vous nous avez expliqué que la protéine infectieuse passait par l'intestin, on peut considérer aussi qu'il peut y avoir des prions dans les excréments, donc dans les pâtures. Même s'il existe un lien très direct entre la tremblante du mouton et l'ESB, il faut prendre en considération le contexte particulier de la Grande-Bretagne, où il n'y a pas de grands troupeaux de moutons comme ceux que nous avons en France et qui sont bien localisés. Les bêtes sont partout enfermées dans des parcs, surtout dans le Sud de l'Angleterre, davantage qu'en Ecosse. Ce n'est pas la méthode pratiquée chez nous. Pensez-vous que la contamination par les excréments soit une voie possible, du fait de l'importance du cheptel ?

M. Dominique DORMONT : Les expérimentations faites par les Britanniques pour la détection de l'infectiosité dans les matières fécales des animaux malades ont été, pour le moment, négatives. Cependant, elles sont peu nombreuses et n'impliquent pas la transmission bovin-bovin mais celle bovin-souris.

On a parfois évoqué ce que certains appelaient autrefois des prés à tremblante qui pouvaient donner l'impression que des troupeaux sains, venant pâturer après des troupeaux atteints de tremblante, étaient contaminés par cette maladie transmise en raison d'une localisation géographique commune du pâturage.

Ces observations n'ont jamais pu être corrélées avec ce que l'on sait maintenant de la génétique de résistance du mouton à la tremblante. On connaît maintenant de façon extrêmement précise la génétique des moutons qui sont naturellement résistants ou naturellement sensibles à la tremblante. Ces observations intéressantes mais anciennes ont été faites avant que l'on connaisse ces marqueurs génétiques de susceptibilité de résistance à la tremblante. Il serait donc extrêmement intéressant de trouver un moyen de les reproduire expérimentalement en tenant compte de ces critères de résistance et de susceptibilité génétique.

Deuxièmement, - mais là encore je rappelle que je suis médecin et non vétérinaire - il semblerait que le comportement des moutons soit différent de celui des bovins en termes de placentophagie. Celle-ci serait beaucoup plus fréquente chez l'ovin que chez le bovin. Or, chez l'ovin, compte tenu de la distribution périphérique de l'infectiosité très importante, le placenta est infectieux, les cotylédons placentaires sont infectieux. La placentophagie pourrait être une voie de transmission intéressante à étudier. Il semblerait que le bovin ait peu de comportements placentophages par rapport au mouton.

M. François GUILLAUME : Simplement parce qu'il ne vit pas en liberté de la même façon.

M. Dominique DORMONT : Mais, je le redis, ce n'est pas ma partie. Je terminerai en expliquant les raisons pour lesquelles nous formulons des réponses scientifiques aussi peu précises sur ces voies de contamination théoriques. En fait, la majorité des résultats sont britanniques et l'effet farines de viande en Grande-Bretagne a été tellement important que cela a pu masquer toutes les voies alternatives possibles de contamination, si elles existent. Ce n'est que maintenant ou dans les années à venir, une fois l'effet farines disparu, que nous pourrons commencer à voir la réalité d'hypothétiques modes alternatifs de transmission.

M. Claude GATIGNOL : Vous avez rappelé le rôle bien connu de contamination par les farines. Vous avez indiqué que ces farines étaient maintenant classées selon leur niveau de risque. Est-il possible de quantifier ce risque par des méthodes de détection ? Il pourrait y avoir une zone de quelques grammes, de quelques centaines de grammes qui soit plus contaminante. De surcroît, nous voyons bien que la technique d'élimination semble avoir des limites. On parle d'incinération mais on recherche aussi d'autres techniques, notamment des procédés biologiques. Mais ces farines représentent tout de même un million de tonnes, chiffre à rapprocher des vingt-cinq millions de tonnes d'aliments concentrés que consomment nos animaux en France. Pourra-t-on dire un jour que tel lot est peu contaminant, en-deçà de cette fameuse dose de 10 000 unités par gramme dont vous parliez...

M. Dominique DORMONT : La réponse est non.

M. Claude GATIGNOL : ...ce qui permettrait de redonner un jour aux animaux cet excellent aliment à haute performance, cette source extraordinaire en acides aminés que sont les farines animales ?

M. Dominique DORMONT : Aujourd'hui, nous ne savons pas faire cela, et je doute que l'on sache le faire avant quelques années. D'où l'importance du tri des farines.

M. Claude GATIGNOL : Les farines étant bien triées et traçables, peut-on parler d'un moindre risque ?

M. Dominique DORMONT : Ce fut la réponse des scientifiques, quand on leur avait posé la question en 1996, ce qui avait conduit à l'élimination des abats à risque spécifié et à l'interdiction de l'entrée dans la fabrication des farines de viande destinées à l'alimentation des espèces non ruminantes de tout ce qui n'était pas consommable par l'homme. En conséquence, si vous triez vos sources, vous diminuez la charge infectieuse potentielle et, à ce moment-là, le traitement à 133°, 3 bars pendant 20 minutes devient efficace. Si, en revanche, vous avez une forte charge infectieuse parce que vous n'avez pas trié - ce qu'ont fait les Allemands jusqu'à un passé récent - le traitement à 133°, 3 bars, 20 minutes n'est pas suffisant pour inactiver l'agent infectieux et vous risquez des accidents. Le tri des matières premières est l'élément clé dans cette affaire.

M. Claude GATIGNOL : Les travaux anglais semblent montrer qu'à chaque fois qu'un animal a été malade, il présentait un fort déficit en cuivre et un excès de manganèse. Est-ce une communication anecdotique ?

M. Dominique DORMONT : Je ne le pense pas. Sur le plan purement scientifique cette fois-ci et complètement déconnecté du problème pratique, on sait que la protéine PrP fixe le cuivre et l'on commence à voir l'implication de cette protéine dans ce que l'on appelle les mécanismes de défense contre le stress oxydatif. Il semblerait que la protéine normale ait un rôle dans les processus de défense naturelle contre le stress oxydatif. Qu'il y ait des relations entre l'anomalie de la protéine et des anomalies des ions bivalents comme le cuivre, en théorie, c'est acceptable. Cela dit, est-ce qu'il y a un lien avec la maladie ? Je n'irai pas jusque-là.

M. le Président : Et les Suisses, avec le plasminogène ?

M. Dominique DORMONT : C'est autre chose. La découverte du laboratoire d'Adriano Aguzzi est extrêmement intéressante sur le plan scientifique et pourrait peut-être avoir des applications intéressantes, mais je ne dispose pas des informations nécessaires. C'est la première fois que l'on montre qu'une molécule est capable de se lier spécifiquement à l'une des deux formes de la protéine. Le plasminogène est capable de s'accrocher à la forme pathologique, alors qu'il ne s'accroche pas à la forme normale.

C'est intéressant, en particulier, pour le diagnostic, mais cela va dépendre de l'affinité du plasminogène pour la protéine. Si cette affinité est faible, ce ne sera pas utilisable. Si elle est forte, on peut envisager le développement d'un test de diagnostic. Vous vous doutez bien que cela est couvert par des brevets et que nous n'avons pas accès à l'ensemble des informations aujourd'hui.

M. le Président : Les farines animales, actuellement, ne sont-elles pas triées ?

M. Dominique DORMONT : Théoriquement, elles sont triées. Mais il faut le demander à la Direction générale de l'alimentation (DGAL).

M. le Président : Nous le ferons. En principe, donc les farines sont triées. Ce qui est à haut risque est éliminé.

M. Dominique DORMONT : En théorie, oui, et incinéré.

M. le Président : Seraient seules stockées des farines à bas risque.

M. Dominique DORMONT : Les sources d'informations sont la DGAL et la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF).

M. le Rapporteur : Dans la suite de ce qui vient d'être dit sur le dépistage, quel est votre sentiment sur les deux tests aujourd'hui pratiqués et dont l'un serait plus sensible que l'autre ?

M. Dominique DORMONT : Une étude très bien conduite et parfaitement objective a été réalisée par la Commission européenne en 1999 sur quatre tests de dépistage de la protéine pathologique : ils ont été étudiés en aveugle avec des échantillons et sous contrôle. Ce travail a été remarquablement accompli. Trois tests se sont révélés hautement spécifiques. Un autre n'était pas encore arrivé à un stade suffisant ; c'était, paradoxalement, le test britannique qui, en fait, quelques semaines plus tard, était aussi performant que les trois autres : il s'agissait uniquement d'un petit problème de transfert technologique. Ce test aurait dû passer à quelques semaines près.

Ils sont donc trois : un test irlandais sur lequel on connaît peu de choses, la société est très opaque et l'on n'arrive pas à savoir exactement ce qui est fait ; un test français, qui est devenu américain à la suite de la restructuration de l'industrie pharmaceutique ; et un suisse. Les tests irlandais et français sont des test Elisa et le test suisse est un Western Blot.

Selon l'étude faite par la Commission européenne dans les laboratoires de recherche et sur des échantillons préparés à cet effet, le test français était trente fois plus sensible que le test suisse. Voilà l'avantage du test français.

L'avantage du test suisse tenait à ce qu'il avait déjà plus de dix-huit mois d'utilisation sur le terrain et qu'il avait montré sa capacité à être utilisé sur le terrain. Les personnes qui sont en charge des choix budgétaires et scientifiques ont pris la décision de prendre le test qui était certes moins performant, mais qui avait fait ses preuves sur le terrain. C'est leur choix. C'est à eux qu'il faut poser la question de ce choix.

M. le Rapporteur : Qui l'a choisi ?

M. Dominique DORMONT : Une commission a été mise en place par le ministère de l'Agriculture. Des rapports ont été demandés à des scientifiques qui ont donné leur avis. Puis, une commission a choisi. Je ferai, si vous le voulez bien, trois commentaires à ce sujet.

Le premier est d'un ordre général. Que sait-on faire aujourd'hui ? On sait mesurer la présence de la protéine pathologique dans une zone du cerveau qui est l'obex. Pour que le test soit positif, il faut, premièrement que l'agent infectieux soit arrivé dans le cerveau et, deuxièmement, que la quantité de protéines soit suffisante pour que le test le détecte. Selon ce que nous ont dit les Britanniques et des résultats publiés, l'agent n'arrive dans cette portion du cerveau qu'au cours du dernier quart ou cinquième de la période d'incubation. Cela signifie donc qu'un test négatif de ce type ne peut pas servir à certifier qu'un animal n'est pas contaminé par l'ESB. Seul un test positif est pleinement utilisable : il détecte la contamination. Vous avez certainement dû entendre ce discours mais il est important qu'on le répète.

Deuxième point, d'autres tests sont en cours d'évaluation. Une deuxième campagne va porter sur cinq nouveaux tests et sera soumise à l'évaluation de la même structure communautaire.

Le troisième point, que je crois essentiel et dont l'initiative revient à la France, c'est le fait d'avoir introduit la notion même de test. Ce point est important : par une sorte de jeu de dominos, l'Europe a accepté de recourir à des tests et, ceux-ci étant devenus obligatoires, un certain nombre de pays ont découvert des cas d'ESB. Cela a modifié totalement le paysage en termes de prévention et cela a permis, en particulier, d'arriver à la mesure essentielle qui est l'élimination des abats à risque spécifié, mesure qui n'a été prise, comme vous le savez, qu'en octobre 2000 à l'échelle de l'Union européenne.

M. François GUILLAUME : Qu'en est-il des tests in vivo ?

M. Dominique DORMONT : Pour qu'il y ait un test in vivo, il faut que l'organe dans lequel il y a de l'infectiosité soit accessible du vivant de l'animal. Or, chez la vache, cela peut être soit un ganglion - on peut faire une ponction ganglionnaire - soit le sang. Pour le moment, d'après ce que nous disent les Britanniques, on n'a pas d'infectiosité dans les ganglions ni dans le sang.

Comme je vous l'ai dit précédemment, des expériences sont en cours. Si l'expérience de transmission bovin-bovin avec le sang montre la présence d'infectiosité, la technologie permettra dans les années à venir d'avoir un test de dépistage in vivo. Mais si cette infectiosité dans le sang ou les ganglions lymphatiques n'existe pas, je ne sais pas comment nous ferons.

Mme Monique DENISE : Sur les thymus de veau, il existe en ce moment une polémique entre la France et les autres Etats européens. Il semblerait que les ris de veau soient encore interdits en France, alors qu'ils sont autorisés dans les autres Etats membres.

M. Dominique DORMONT : Vous abordez là une problématique qui est celle du principe de précaution.

Pour la gestion de l'exposition de l'homme à l'agent de l'ESB, vous avez la prévention et la précaution. La prévention consiste à éliminer de la consommation humaine ce qui est connu pour être infectieux, c'est-à-dire l'iléon distal, le ganglion rachidien et le système nerveux central. Leur élimination de la chaîne alimentaire est une mesure de prévention parce qu'on sait que l'infectiosité peut y être présente.

Au-delà, vous pouvez faire la constatation que je faisais tout à l'heure : la très grande majorité des résultats que nous avons aujourd'hui proviennent d'inoculation de tissu bovin infecté à la souris. Donc, nous pouvons seulement dire aujourd'hui qu'il y a moins de 1 000 unités infectieuses par gramme de tissu ; on ne peut pas affirmer qu'il y a zéro unité infectieuse par gramme de tissu.

Dès lors, compte tenu du fait que vous ne connaissez pas la dose infectieuse pour l'homme, vous pouvez admettre l'exclusion des tissus pouvant être potentiellement la cible de l'infection par les prions et qui pourraient être, parce que cela a été montré dans d'autres espèces, un site de réplication des prions. Cette exclusion est un effet du principe de précaution.

M. Pierre HELLIER : Vous nous avez dit que, selon les espèces, les types de contamination, la localisation de l'infection pouvait être différente. Or, vous n'avez jamais évoqué le muscle. Est-ce pour vous une certitude en l'état actuel des connaissances ?

M. Dominique DORMONT : Ma réponse est affirmative, dans l'état actuel des connaissances, des miennes tout du moins : aucune expérimentation à partir de muscles d'animaux naturellement ou expérimentalement atteints n'a transmis l'infection. Mais, il faut être rigoureux et tout de suite ajouter que la transmission expérimentale ne se fait pas dans des conditions qui sont superposables avec la découpe des viandes.

M. Pierre HELLIER : Cela veut dire qu'il faut être très précis dans le respect de l'exclusion des tissus à risque.

M. Dominique DORMONT : Absolument. Il ne faut pas que le steak soit contaminé par un tissu à risque au cours des processus de découpe.

M. François GUILLAUME : Qu'en est-il du lait ? Un chercheur britannique aurait soulevé récemment cette question dans des conditions telles qu'on assiste à la recherche en direct comme on a assisté à la guerre du Golfe en direct !

M. Dominique DORMONT : C'est normal. Ce sont des choses avec lesquelles il faut vivre. On peut comprendre aussi que le consommateur et le citoyen s'intéressent à ce problème. L'épidémiologie ne permet pas de suspecter une transmission par le lait. Les expériences réalisées à partir de lait provenant d'animaux naturellement ou expérimentalement infectés n'ont jamais permis de transmettre l'infectiosité.

Là encore, il nous faut rester rigoureux : quand vous réalisez ce test, vous prenez du lait d'une vache infectée que vous inoculez à la souris. Or, on ne peut inoculer à la souris que 20 microlitres dans le cerveau car, si vous concentrez trop les protéines, vous tuez la souris. Il faudrait inoculer des dizaines de milliers de souris pour pouvoir répondre de façon rigoureuse. D'où l'utilité de l'expérience qui est conduite actuellement en Grande-Bretagne, qui est de nourrir des veaux avec du lait provenant d'animaux infectés pour voir s'ils développeront une maladie.

Dans cette recherche, on est aidé par ce que l'on sait de la maladie humaine. La maladie de Creutzfeldt-Jakob touche la femme et l'homme, dans sa forme sporadique, entre 60 et 70 ans ; dans ses formes familiales, plus précocement, entre 45 et 65 ans. Il n'empêche que, de temps à autre, on rencontre des cas de Creutzfeldt-Jakob plus jeunes, même dans des formes sporadiques. On connaît quelques cas, six dans le monde à ma connaissance, de femmes qui ont développé une maladie de Creutzfeldt-Jakob alors qu'elles étaient en âge de procréer et qui, soit avaient procréé avant leur maladie, soit étaient enceintes au moment où elles sont tombées malades. Avec maintenant plus de dix ans de recul pour au moins trois d'entre elles, aucun des enfants nés de ces mères - lesquelles sont décédées de leur maladie depuis lors - n'a développé, à ce jour, de signes cliniques de maladie de Creutzfeldt-Jakob.

Deuxième point, les médecins néo-zélandais, australiens, britanniques et américains qui se sont occupés du Kuru ont recensé plusieurs centaines de femmes qui ont allaité soit pendant le début de leur maladie, soit à la fin de leur période d'incubation. Aucun des enfants n'a développé de Kuru, sauf bien sûr s'il a participé à des repas funéraires rituels ultérieurement. On peut donc conclure aujourd'hui, avec les restrictions méthodologiques que j'ai indiquées, qu'expérimentalement, le lait ne transmet pas l'infection et que l'épidémiologie ne semble pas plus indiquer que le lait soit une voie majeure de transmission des prions.

M. Germain GENGENWIN : Un de vos confrères médecins aujourd'hui à la retraite me disait récemment que, durant sa période d'exercice de la médecine, il a connu deux ou trois cas qui répondaient parfaitement à cette maladie de Creutzfeldt-Jakob. Peut-on dire qu'elle existait déjà depuis longtemps, peut-être sous une autre forme, avant que n'ait été fait le rapprochement avec la maladie bovine ?

M. Dominique DORMONT : Je pense que ce médecin faisait référence à la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique. Elle a été décrite en 1920 et 1921. Elle existait donc déjà avant 1996. Environ soixante cas par an sont déclarés en France, qui n'ont rien à voir avec l'encéphalopathie spongiforme bovine. C'est la nouvelle variante qui est liée à l'encéphalopathie bovine spongiforme et vous ne pouvez affirmer le diagnostic de nouvelle variante que sur l'examen histopathologique du système nerveux central.

Il devait donc faire allusion aux formes habituelles de cette maladie. Effectivement, si un médecin rencontre deux ou trois cas de Creutzfeldt-Jakob en quarante ans d'exercice, c'est bien le maximum.

M. François GUILLAUME : Ne peut-il exister de cas anciens de ce qu'on appelle la nouvelle variante ? On n'a jamais fait d'observations dans le passé pouvant aller dans ce sens ?

M. Dominique DORMONT : Vous vous doutez bien qu'en 1996, lorsque les Britanniques ont rapporté les cas de nouvelle variante, l'une des premières choses que nous avons faites a été de réunir tous les neuropathologistes européens, australiens et américains et de leur demander de repartir dans leurs collections et de réexaminer les cas archivés avec les techniques modernes. Aucun n'a trouvé cela. Il y avait même à la Pitié-Salpetrière des chercheurs qui disposaient de collections de cerveaux provenant d'autopsie de sujets morts jeunes de démences inexpliquées ; là encore, ils n'ont pas trouvé de lésions pouvant faire penser à la préexistance de la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob.

M. le Rapporteur : Puisque nous avons évoqué l'état de la recherche à ses débuts, pourriez-vous nous dire si les mesures qui viennent d'être prises dans la recherche vous semblent suffisantes ? Si tel n'était pas le cas, quels sont les points sur lesquels on devrait insister en matière de recherche ?

M. Dominique DORMONT : J'ai comme habitude d'être pragmatique. Un dispositif a été mis en place, donnons-lui le temps de faire ses preuves avant de porter un jugement de valeur. Je n'ai pas d'a priori sur telle ou telle structure pour permettre la recherche qu'il faut. Mon seul critère est qu'elle soit efficace. Accordons-lui un an ou deux avant de faire le bilan et voir si ce dispositif était bon ou non.

Le point qui me semble le plus important est la pérennité du dispositif et du financement qu'on lui accordera. En effet, ce sont des maladies lentes. Pour regarder, par exemple, l'efficacité d'un procédé de décontamination qui pourrait être potentiellement appliqué aux instruments de chirurgie, entre le jour où l'on pense au procédé et celui où l'on a le résultat, il faut en moyenne trois ans et il faut avoir inoculé probablement 2 000 à 4 000 souris. Cela vous indique qu'un effort de recherche sur ces maladies à prions, quand il est décidé, doit être pérenne. C'est sa caractéristique essentielle ; un coup de boutoir pendant un ou deux ans n'est pas suffisant.

M. François DOSE : Des recherches sont-elles menées sur la qualité de l'incinération des farines classées dans le groupe à haut risque ? Pouvez-vous nous rassurer, en tant que scientifique, quant aux conséquences de l'incinération ?

M. Dominique DORMONT : En Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, des expérimentations ont été réalisées sur ce sujet, mais non en France. La dernière publication importante sur ce point date de mars 2000 ; il s'agit d'une étude de Paul Brown qui est parue dans les Proceeding of the National Academy of sciences, USA. Elle montre qu'une incinération à 850 ° permet de détruire l'infectiosité de la souche 263K de tremblante expérimentale du hamster.

M. le Président : Puisque vous ne pouvez pas nous faire de recommandations sur les dispositifs qui ont été mis en place...

M. Dominique DORMONT : Il me semble prématuré de se prononcer sur ce qui vient d'être mis en place.

M. le Président : Vous avez insisté sur le caractère pérenne des financements et sur le fait que cet effort de recherche devait être soutenu. C'est un élément.

M. Dominique DORMONT : Si vous me permettez d'ajouter un point : il faudrait que les élus que vous êtes réfléchissent à ce problème de traitement de maladies émergentes en France.

M. le Président : C'est une très bonne suggestion. Vous nous avez dit que les premiers indices de franchissement de barrières d'espèce avaient été reconnus en 1990...

M. Dominique DORMONT : Je précise : naturellement ; car expérimentalement, il était normal d'obtenir un franchissement de la barrière d'espèces.

M. le Président : ...et que c'est à partir de 1996 que vous-même avez été sollicité. Quel regard jetez-vous sur ce délai ? Pourquoi n'avez-vous pas été impliqué plus tôt ? Etait-ce normal, dès lors que vous êtes un des grands spécialistes de cette question ?

M. Dominique DORMONT : J'étais médecin et, à ce titre, plutôt impliqué dans ce qui était médical : les médicaments, les dispositifs médicaux sur lesquels nous nous sommes penchés dès 1985, d'abord, avec l'hormone de croissance, ensuite avec le groupe de sécurité virale de l'Agence du médicament.

M. le Président : Les choses ont donc, selon vous, fonctionné normalement. Il était normal que vous ne soyez pas sollicité ou alerté.

M. Dominique DORMONT : Il y a d'autres personnes qui travaillent sur les prions et les maladies à prions en France. Je rappelle que ce problème était vétérinaire au départ. Donc, que des médecins ne soient pas tout de suite impliqués directement ne me choque pas.

M. le Président : Cela dit, des vétérinaires avaient écrit, y compris dans des revues scientifiques, qu'il y avait un risque de transmission à l'homme. Un travail évoquait cette possibilité dès 1989, puisqu'un professeur avait publié un article dans une revue spécialisée. Pourquoi ensuite tant de retard de la communauté scientifique ?

M. Dominique DORMONT : Je vois deux types d'explications. Le premier est que nous sommes en Europe et qu'il y avait des comités scientifiques européens qui disaient des choses, mais qu'il n'y avait pas de structure identifiée d'expertise scientifique en France. Jusqu'en 1996, il n'y avait pas d'expertise scientifique sur les prions en France. A partir d'avril 1996, le comité interministériel a été mis en place et, en 1998 ou 1999, a été créée l'AFSSA. Il n'existait donc pas en 1989-1990 de structure nationale en tant que telle chargée de l'expertise scientifique, même si les pouvoirs publics consultaient les experts, alors qu'il y avait des comités scientifiques vétérinaires européens et le comité vétérinaire permanent au niveau européen.

Deuxièmement, quand on a demandé à un scientifique s'il était possible qu'il y ait transmission de l'ESB à l'homme, il a répondu que c'était possible, comme l'aurait fait tout scientifique, en son temps. La question suivante est de savoir si c'était déjà arrivé. La réponse était négative. Cela s'est-il déjà produit dans d'autres situations de même maladie ? La réponse était également négative. Il faut aussi tenir compte de cela. Il ne s'agit pas d'excuser. J'essaie simplement de donner les éléments qui peuvent intervenir dans la perception d'un risque.

M. le Président : Un embargo très bref est intervenu sur le b_uf britannique en juin 1990. Il a fallu ensuite attendre plusieurs années pour qu'il soit remis en place. Comment a-t-il pu être levé et pourquoi ?

M. Dominique DORMONT : Je n'en sais rien. J'ai entendu dire par la presse, mais je n'ai pas de source directe, que la Commission européenne s'était opposée à l'embargo français. C'est à vérifier.

M. le Président : Dernière question, si vous le permettez, sur le décloisonnement. A partir de quelle période l'information a-t-elle vraiment bien circulé ?

M. Dominique DORMONT : Sur le plan scientifique pur, elle n'a jamais été vraiment cloisonnée. Elle a été totalement décloisonnée au plan de l'expertise scientifique avec la mise en place du Comité interministériel en 1996.

M. le Président : Etait-il normal que cette décision n'intervienne pas auparavant ?

M. Dominique DORMONT : Ce sont les pouvoirs publics qui décident de la mise en place de l'expertise.

M. le Président : Est-ce qu'elle aurait été souhaitable plus tôt, en l'état des connaissances ?

M. Dominique DORMONT : Il est difficile de répondre à cette question. Si vous interrogez un scientifique, il va vous répondre oui, d'autant plus qu'il y avait eu ce rapport en 1992. Si vous reprenez les noms des personnes qui avaient participé à l'élaboration de ce rapport en 1992, vous verrez que vous les retrouvez pour la plupart au sein du Comité interministériel de 1996.

M. le Président : C'est un élément très important de savoir qu'il y avait eu en 1992 un rapport préconisant un certain nombre de dispositions. Nos propos ne sont pas accusateurs, nous cherchons à comprendre.

M. Dominique DORMONT : Je me permets de préciser, car il faut essayer d'être le plus rigoureux possible, que ce rapport a été remis au ministre de la Recherche et de l'Espace, mais pas au ministre de l'Agriculture ni à celui de la Santé qui, eux, n'étaient pas signataires de la demande.

M. Pierre HELLIER : Ce que je vais dire n'engage que moi : dans cette affaire, au stade l'épidémie animale, les Anglais se sont plutôt mal comportés à l'égard de la Commission européenne. En revanche, dès que les cas humains ont été repérés en Angleterre, avec la comparaison histologique entre l'ESB et le nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, les médecins anglais et les autorités anglaises se sont comportés correctement. Est-ce votre avis ?

M. Dominique DORMONT : Mon avis sera différent, vous m'en excuserez, mais les scientifiques et les médecins anglais se sont toujours bien comportés.

M. Pierre HELLIER : A partir du moment où ils ont eu conscience de l'épidémie humaine.

M. Dominique DORMONT : Même avant. Nous les rencontrions dans les congrès scientifiques, cela a toujours été sans problème. Il n'y a eu qu'un seul temps de flottement, que l'on peut comprendre, juste au moment de l'annonce du ministre de la Santé britannique aux Communes. Ils ont alors été complètement assaillis par les médias et par leurs différentes autorités de tutelle. A cette époque, pendant quelques semaines, ils ont été très difficiles à joindre et ils ne parlaient pas beaucoup. Mais, en dehors de cette période, nous n'avons jamais eu de problème majeur d'opacité de la part des scientifiques et des médecins britanniques.

M. François GUILLAUME : Vous avez évoqué le traitement des maladies émergentes. Naturellement, aujourd'hui, avec le recul, on peut se demander pourquoi nous ne nous sommes pas occupés du prion plus tôt. Nous admettons parfaitement que les ministres et le Comité scientifique soient assaillis de nombreuses propositions de chercheurs qui, chacun, défendent leur sujet, le jugeant naturellement toujours extrêmement intéressant. Au milieu de tout cela, il faut trancher, en s'armant de bon sens et en essayant d'axer les recherches sur les menaces les plus fortes. Néanmoins une question se pose en ce qui concerne la recherche : il y a la recherche publique et la recherche privée ; derrière la recherche privée, naturellement, se trouvent des intérêts tout à fait justifiés. Mais comment se fait-il que sur une affaire aussi importante que celle-là, où nous étions un peu démunis, la communauté scientifique internationale, ou plus simplement européenne, ne se soit pas penchée sur le problème pour obtenir des moyens lui permettant de l'approfondir, laissant ensuite aux laboratoires privés la possibilité de travailler sur les tests ou d'autres aspects.

M. Dominique DORMONT : C'est un peu ce qui s'est fait.

M. François GUILLAUME : On a vécu, à une époque, l'opposition entre les professeurs Montagnier et Gallo sur le virus du Sida. On avait l'impression qu'il y avait plus de rivalité que de coopération.

M. Dominique DORMONT : Entre qui et qui ?

M. François GUILLAUME : Entre les équipes mais aussi entre les Etats membres quant aux recherches poursuivies sur tel ou tel sujet.

M. Dominique DORMONT : Mon premier commentaire sera pour dire, encore une fois, que la majeure partie des recherches et du matériel disponible se trouve chez les Britanniques. Pour la simple raison qu'ils ont 180 000 cas d'ESB, qu'ils ont le matériel et les structures pour inoculer les bovins, ce qui n'existe nulle part ailleurs en Europe. Ils ont commencé dès 1986, donc très tôt. Par conséquent, il est normal que la majeure partie de la connaissance du sujet ou, tout du moins, la majeure partie des travaux sur le sujet vienne de chez eux.

Deuxièmement, vous demandez comment il se fait que les chercheurs ne se soient pas réunis. Mais ils l'ont fait, très régulièrement. Depuis 1979, se tiennent très régulièrement des congrès sur les prions, mais la quantité et la qualité de recherche dépend quelque peu, tout de même, des budgets qui sont alloués. Les budgets sont décidés par vous. La répartition de ces budgets est du ressort des institutions de recherche, dès lors qu'ils sont dans le cadre que vous avez indiqué, et ce sont les directeurs de ces institutions qui fixent les priorités.

Lorsque le problème se pose de façon aiguë en 1996, une réponse importante est apportée. L'Europe notamment amène une masse financière assez considérable, qui a pour effet non seulement de permettre aux laboratoires de vivre mais aussi, étant donnée la structure obligatoire des projets européens, d'obliger les laboratoires européens à travailler ensemble. Cela a été assez positif.

M. le Rapporteur : Je poserai pour terminer une question brutale, à laquelle vous n'êtes pas obligé de répondre : avez-vous eu un moment l'impression que les intérêts économiques avaient pu l'emporter sur les intérêts de santé publique ?

M. Dominique DORMONT : Je vais fractionner ma réponse : avant 1996, pour ce qui est de l'agriculture, je ne peux pas vous répondre. Pour l'alimentation avant 1996, je ne sais pas. Je salue simplement la mesure qui a été prise en 1992 à l'initiative, je crois, de la DGCCRF, d'éliminer dans les petits pots de nourriture pour bébé la cervelle de bovin. Cela a été une très bonne mesure.

En revanche, je peux vous dire que je n'ai jamais vu de contraintes économiques opposées aux propositions que faisait le groupe de sécurité virale à l'Agence du médicament pour l'interdiction ou la restriction d'usage d'un médicament. Tout a été suivi d'effet.

Au niveau du Comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes, qui fonctionne depuis 1996, la très grande majorité des mesures proposées ont été appliquées. Bien sûr, quelques-unes ne l'ont pas été tout de suite. Je pense à l'une d'entre elles, à savoir l'exclusion des colonnes vertébrales des bovins, mesure qui, semble-t-il, pose des problèmes technologiques, mais les autres ont, dans les vingt-quatre ou quarante-huit heures, huit jours au maximum, été suivies d'effet.

Au niveau européen, les recommandations des scientifiques européens n'ont pas été suivies d'effet depuis 1997. J'en prends pour preuve l'exclusion des abats à risque spécifié qui faisait partie des recommandations issues de la première réunion du comité scientifique multidisciplinaire de 1997 et qui vient seulement d'être mise en place au mois d'octobre dernier.

M. Pierre HELLIER : Qu'en est-il des maladies émergentes ?

M. Dominique DORMONT : Je suis désolé, je n'ai pas de solution toute faite. Il faut trouver une structure qui puisse répondre de façon souple et rapide. Pour en donner juste un petit exemple, aujourd'hui, vous appartenez à une institution de recherche, vous voyez une maladie émergente apparaître ; ce problème n'est que peu ou pas du tout traité dans l'institution, seuls un ou deux petits laboratoires travaillent sur le sujet. Si vous voulez travailler sur cette question, il faut donner les moyens à ces laboratoires. Comment le faire alors que le droit du travail, par exemple, ne permet pas d'accorder de contrat à durée déterminée de plus de dix-huit mois ? Vous ne pouvez pas avoir de chercheurs post-doctorants pendant plus d'un an. Il faut mettre en place des structures qui permettent de répondre rapidement.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Gérard PASCAL,
directeur scientifique pour la nutrition humaine et la sécurité des aliments
de l'Institut national de la recherche agronomique (INRA)

(extrait du procès-verbal de la séance du 31 janvier 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Gérard Pascal est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Gérard Pascal prête serment.

M. Gérard PASCAL : Je commencerai par quelques mots de présentation. Je partage mes activités entre trois missions, celles de directeur scientifique à l'INRA, de président du Conseil scientifique de l'Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) et de président du Comité scientifique directeur de l'Union européenne.

Je suis un nutritionniste et un toxicologue de l'alimentation et non un scientifique spécialiste des maladies à prions, encore moins de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB). J'ai donc appris sur le terrain et je vais vous dire quels furent mes différents contacts avec cette maladie.

Le premier eut lieu en 1992 lorsque je présidais la section de l'alimentation du Conseil supérieur d'hygiène publique de France. La direction générale de la santé nous avait interrogés à l'époque, à la suite de dispositions réglementaires prises par notre pays interdisant l'utilisation de certains tissus et organes bovins dans les aliments pour nourrisson. A l'été 1992, un arrêté avait été pris dans ce sens. La direction générale de la santé nous avait aussi posé une question plus large, qui concernait la prévention d'une éventuelle transmission à l'homme de cet agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine par les denrées animales ou d'origine animale. C'était pratiquement la première fois que j'avais un contact scientifique sérieux avec ce problème.

Nous avons donc, au sein du Conseil supérieur d'hygiène publique de France, émis un avis au mois de novembre 1992, avis dont je ne sais ce qu'il est advenu. Avec les professeurs Gounelle de Pontanel et Jean Rey, nous nous battions déjà depuis plus de dix ans pour obtenir que ces avis soient publiés. Je ne sais pas si celui-ci l'a été, mais je vous en laisserai copie. Nous y évoquions déjà les risques de transmission de cet agent de l'ESB à l'homme et la nécessité de prendre des mesures en matière d'élimination des tissus et organes de bovin, en particulier de ceux provenant de pays où l'ESB avait été signalée à un niveau relativement important. C'était mon premier contact avec cette maladie. Par la suite, j'ai plutôt suivi dans la presse l'évolution de la situation, puisque aucune autre question n'a été posée au Conseil supérieur d'hygiène publique sur le sujet.

J'ai ensuite présidé le Comité scientifique de l'alimentation humaine de l'Union européenne, où l'on ne nous posait pas non plus de questions sur le sujet, puisque ce comité scientifique était rattaché à la direction générale de l'industrie et n'avait à se prononcer que sur des questions portant sur les produits ayant subi une transformation industrielle. La viande et les produits carnés de première transformation n'entraient pas dans ce cadre.

C'est seulement en 1995 que la Commission nous a interrogés sur un sujet qui avait un rapport direct avec l'ESB, puisqu'il concernait à nouveau les aliments de l'enfant - les petits pots pour bébé - et que la Commission avait reçu une demande de saisine du Comité de l'alimentation humaine de la part de l'Allemagne. Ce second contact avec l'agent de l'ESB et les maladies à prions devait être de longue durée puisqu'il n'a pas cessé depuis. Nous avons essayé, au sein de ce Comité de l'alimentation humaine, de nous informer en réunissant de multiples documents et en entendant de nombreux experts. La situation ne nous a pas paru à l'époque d'une grande clarté.

Sur le plan scientifique, il était évident que l'on manquait énormément d'informations précises sur la nature de l'agent, sur les voies de contamination, sur son cheminement dans l'organisme animal. Cependant, dès cette époque, nous avons transmis à la Commission des recommandations de prudence dans un avis qui a été exprimé le 8 mars 1996 et dont je vous laisserai également une copie rédigée toutefois en anglais.

Dans cet avis, paru avant l'annonce par les Britanniques de la réalité de la transmission de l'agent de l'ESB à l'homme, nous insistions sur le risque, qui nous paraissait probable, d'une telle transmission. Nous recommandions à la Commission de suivre de très près l'extension de l'épidémie ainsi que le développement des connaissances scientifiques et de nous en tenir informés.

Très rapidement, nous avons été saisis d'une nouvelle demande de la Commission, qui concernait cette fois les méthodes de réduction de la présence de l'agent de l'ESB dans certains produits, en particulier dans la gélatine. C'était vraiment tout de suite après, puisque le Comité scientifique de l'alimentation humaine a tenu une réunion spéciale, le 15 avril 1996, pour étudier l'influence des traitements de fabrication de la gélatine, du phosphate bicalcique et des suifs. Nous avons seulement émis un avis sur la gélatine, parce que nous n'avions pratiquement aucune information précise nous permettant de nous prononcer sur le suif et le phosphate bicalcique.

Avant d'émettre cet avis, nous avons entendu les représentants de l'interprofession des fabricants de gélatine et nous n'avons pas du tout été satisfaits des réponses et des informations qui nous ont été apportées. Nous avions cependant eu connaissance de l'existence d'une expérimentation commanditée par ces fabricants de gélatine, dont les résultats préliminaires nous ont été communiqués à cette époque et dont nous aurions aimé avoir les résultats définitifs, qui étaient annoncés comme imminents par les industriels, voire comme déjà fournis à la Commission. Nous avons, là encore, émis un avis de prudence - dont je vous laisserai copie - rédigé également en anglais.

C'était au mois d'avril, après l'annonce par le ministère de la Santé britannique de l'existence d'une nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et de la forte probabilité d'une transmission de l'agent de l'ESB à l'homme. A la même époque, une crise a éclaté au sein de la Commission, très violemment attaquée par le Parlement européen pour la manière dont elle avait traité le problème de l'ESB depuis le début des années 1990. Face à ces remises en cause, la Commission a décidé une réorganisation de ses comités scientifiques.

Je me suis rendu compte alors, et mes collègues du Comité de l'alimentation humaine également, de certains dysfonctionnements au sein de la Commission : en particulier, les résultats définitifs de l'expérimentation concernant la gélatine que je viens d'évoquer étaient très vraisemblablement disponibles auprès de la Commission au moment où l'on nous a demandé d'émettre un avis sur l'efficacité du traitement de décontamination dans cette gélatine de l'agent de l'ESB. Pourtant, nous n'avons pas eu ces résultats définitifs. Il s'agissait d'un dysfonctionnement manifeste et d'un manque de transparence dans la communication de documents scientifiques aux comités d'experts qui devaient rendre des avis à la Commission.

La Commission a donc décidé de réagir et de créer auprès de son secrétariat général, et non plus au sein d'une direction générale, un comité particulier pour traiter spécifiquement de ces problèmes, lequel s'est intitulé Comité scientifique multidisciplinaire sur l'ESB. C'était la manifestation du fait que la Commission souhaitait retirer les avis scientifiques sur l'ESB des directions générales, qui pouvaient en effet être directement impliquées dans la réglementation ou avoir des intérêts dans le traitement de problèmes économiques liés soit à l'agriculture et à la production agricole, soit à l'industrie et à la transformation industrielle.

J'ai été l'un des sept membres de ce comité multidisciplinaire qui était constitué de cinq spécialistes des maladies à prions, virologues et épidémiologistes, et de deux « Candide ». J'étais l'un d'eux, le second étant mon collègue Fritz Kemper, qui présidait ce comité. Celui-ci s'est réuni de juillet 1996 à octobre 1997 et j'ai beaucoup appris en écoutant ces spécialistes des maladies à prions qui étaient vraiment les plus compétents, me semble-t-il, dans ce domaine à l'échelle européenne. Le professeur Dormont participait d'ailleurs à ce comité.

Je me suis aperçu à cette occasion qu'au sein de réunions de spécialistes les plus compétents, il était très difficile d'aboutir à un accord ou à un avis qui puisse aider les gestionnaires de risque, les décideurs administratifs et politiques. J'ai assisté à des discussions scientifiquement passionnantes, à un débat très animé entre ces spécialistes qui n'ont, je dois l'avouer, jamais réussi, au cours de l'année durant laquelle ce comité s'est réuni, à se mettre d'accord sur un minimum de recommandations qui auraient pu aider les décideurs et les gestionnaires.

C'est au cours de l'été 1997 que la Commission a mis en place, à la suite de sa réflexion sur la réorganisation de l'expertise scientifique, les nouveaux comités scientifiques, non plus au sein des directions générales impliquées dans les affaires économiques et commerciales et dans la réglementation, mais au sein de la direction générale XXIV de l'époque, qui était intitulée avant cette réorganisation « Politique des consommateurs » et qui est devenue « Politique des consommateurs et protection de leur santé ».

Ont été recréés huit comités scientifiques spécialisés et, chose nouvelle, un comité scientifique directeur. Leurs membres ont été nommés après appel à candidature et sélection par des jurys. J'ai été personnellement nommé membre du comité scientifique directeur : il était constitué de huit membres nommés au titre de leur compétence et de leur expérience, et qui ont présidé ultérieurement les jurys de sélection des huit comités scientifiques plus spécialisés. Ce comité scientifique directeur s'est trouvé ensuite complété par les huit présidents élus de ces comités scientifiques spécialisés. Il est donc composé de seize membres : huit qui n'appartiennent à aucun autre comité scientifique et huit qui sont les présidents des comités scientifiques spécialisés. Dès sa mise en place, lui a été attribuée, entre autres, la mission de suivre les questions relatives à l'ESB.

Tout en mettant en place ce comité directeur, la Commission avait prévu, dès l'origine, la création au sein de ce dernier d'un groupe ad hoc spécialisé dans les maladies à prions et, en particulier, l'ESB. Ce groupe ad hoc a été très rapidement créé après que le comité directeur eut désigné ses président et vice-présidents. J'ai eu l'honneur d'en être élu président en novembre 1997. Le comité a mis en place le groupe ad hoc sur l'ESB constitué, d'une part, de membres du comité directeur et, d'autre part, des experts les plus compétents sur le plan scientifique dans le domaine. Le professeur Dormont en a fait partie dès le début.

A partir de cette date, ce groupe a été systématiquement consulté sur toutes les questions qui nous étaient posées par la Commission et nous a préparé le travail sur le plan purement scientifique. Il travaillait avec des spécialistes extrêmement pointus venus de toute l'Union européenne, voire d'autres pays, en particulier de la Suisse qui, sur le plan de la recherche, comptait parmi les pays les plus avancés en ces matières. Ce groupe ad hoc pouvait faire appel à d'autres experts. Il l'a fait à maintes reprises lorsque le besoin s'en faisait sentir, faisant même venir parfois certains experts des Etats-Unis.

Depuis 1997, le comité scientifique directeur a émis plus d'une quarantaine d'avis qui représentent plusieurs centaines de pages, rédigées, encore une fois, uniquement en anglais. Cependant l'ensemble des ordres du jour, des comptes rendus des réunions et des avis émis a été placé sur Internet. Ils ont été et continuent d'être accessibles à toute personne intéressée.

Je vais essayer de résumer en quelques mots, car je suppose que vos questions sont nombreuses, la façon dont le comité scientifique directeur a travaillé pendant plus de trois ans sur ces problèmes de l'ESB et dont il a appréhendé ces questions difficiles puisque le substratum, la base scientifique, est extrêmement fragile et qu'il s'agissait d'un problème totalement nouveau posé en termes d'évaluation.

Dans un premier temps, nous nous sommes fixés comme objectif d'évaluer les risques d'exposition de l'homme - ce qui nous importait au premier chef - ainsi que les risques de propagation de la maladie chez l'animal car, à l'évidence, une fois la maladie éradiquée chez l'animal, il n'y aura plus de risque d'exposition de l'homme.

Notre priorité consistant à éviter l'exposition de l'homme à l'agent de l'ESB, ce fut l'objet d'un de nos premiers avis. Nous avons conseillé à la Commission, pour limiter au maximum cette exposition, d'éliminer de tous les circuits de l'alimentation humaine mais aussi de l'alimentation animale certains matériaux à risque spécifiés, c'est-à-dire ceux qui risquaient d'être contaminés par l'agent de l'ESB - le prion - à savoir le système nerveux central, la moelle épinière et un certain nombre de tissus et d'organes dont la liste était relativement longue.

M. le Président : En quelle année cela se passait-il ?

M. Gérard PASCAL : Le premier avis a été émis en décembre 1997, c'est-à-dire un mois après l'installation de ce comité scientifique directeur. Nous avions publié dans cet avis une première liste de matériaux à risque spécifiés.

M. le Président : Auparavant, il n'y avait pas eu d'avis sur ces matériaux à risque spécifiés ?

M. Gérard PASCAL : Il me semble qu'il y avait eu un avis du comité scientifique vétérinaire, vraisemblablement au début de 1997, voire en 1996, mais ce serait à vérifier. Ce comité scientifique vétérinaire était, à l'époque, placé au sein de la direction générale de l'agriculture. Son mode de fonctionnement - que j'avais pu observer en participant à titre d'observateur à l'une de ses dernières réunions avant le remaniement des comités scientifiques - m'avait beaucoup surpris : en effet, j'avais pu voir en entrant dans la salle de réunion, sur la table, un document très important qui devait être un avis adopté par le comité scientifique vétérinaire et qui n'avait pas été envoyé auparavant à ses membres. C'était un avis complexe, très important, qui soulevait déjà la question de la présence possible de l'agent de l'ESB chez le mouton. Figurait également sur la table, un projet d'avis sur un autre sujet qui était déjà pré-rédigé. Je n'avais jamais vu ce mode de fonctionnement dans le comité scientifique de l'alimentation humaine dans lequel je travaillais depuis déjà dix ans. Cela m'a surpris. C'est une simple observation.

Fin 1997, le comité directeur a émis un premier avis sur cette question. Dans les mois qui ont suivi, nous en avons encore élaboré un certain nombre mais, en même temps, nous avons essayé de définir une méthodologie pour aborder ces problèmes.

Nous avons tout d'abord constaté que cette maladie posait des problèmes très différents de ceux auxquels on avait pensé initialement, alors que tout le monde se référait évidemment aux problèmes du sang contaminé et du virus du sida. Il nous a fallu plusieurs mois pour prendre conscience que, pour le prion et l'ESB, la situation était tout autre : il y avait un facteur temps qui était déterminant dans cette affaire.

Je vais essayer d'expliquer ce que j'entends par « facteur temps » : lorsque l'on est contaminé par le virus du sida, cette contamination est détectable quelques semaines après qu'elle a eu lieu ; lorsqu'un animal est contaminé par l'agent de l'ESB, cette contamination n'est détectable que - à l'époque surtout - cinq ans après, puisque la période d'incubation moyenne de la maladie chez le bovin est de l'ordre de cinq ans. Pour l'homme et la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob, les premiers signes cliniques n'apparaissent que - grande incertitude - entre cinq ans et trente à quarante ans après la contamination initiale.

Ce facteur temps, fondamental, nous a amenés à la conclusion qu'il ne fallait pas seulement prendre en compte - je reviens à l'animal - l'incidence de la maladie, c'est-à-dire le nombre d'animaux atteints au temps t pour connaître véritablement le risque pour l'animal à ce même temps t. Si l'animal déclarait la maladie au temps t, c'est qu'il avait été exposé à un risque cinq ans auparavant, au temps t-5. Le risque au temps t pour des animaux non atteints n'était plus du tout celui qu'il avait été cinq ans auparavant si des mesures avaient été prises.

En d'autres termes, si l'on se contentait de prendre en compte l'incidence de la maladie bovine, on déniait toute efficacité à toutes les mesures qui avaient pu être prises pendant les cinq ans qui précédaient. Il nous fallait donc revoir entièrement notre approche et prendre en compte l'efficacité de toutes les mesures qui avaient été prises. Cela nous amenait à ne plus considérer la situation britannique de la façon dont on l'aurait fait si l'on n'avait pris en compte que l'incidence de la maladie, qui était toujours très élevée chez les bovins en Grande-Bretagne.

Pour en revenir aux risques pour l'homme, il était très important de prendre en compte le risque de contamination des bovins au moment où l'on voulait juger du risque d'exposition de l'homme et de tenir compte également de toutes les mesures qui avaient été prises.

Nous nous sommes livrés à un travail de fond qui nous a pris deux ans pour essayer, dans un premier temps, d'évaluer le risque de présence de l'agent de l'ESB chez les bovins dans différents pays. Nous avons élaboré toute une méthodologie pour évaluer ce risque que nous avions appelé « risque géographique » d'ESB chez les bovins. Nous avons publié, en juillet 2000, l'évaluation du risque géographique pour vingt-trois pays : quatorze membres de l'Union européenne -  seule la Grèce n'avait pas fourni de dossier - et neuf pays tiers. Nous continuons l'exercice : vingt-cinq nouveaux dossiers d'évaluation de pays tiers sont prêts, dont nous allons discuter la semaine prochaine. Les rapports d'évaluation devraient être publiés d'ici un mois ou deux.

Au printemps 2000, tous les rapports n'étaient pas totalement finalisés mais nous avions déjà les conclusions principales. Cette méthodologie nous avait permis de conclure que l'ESB était probablement présente au Danemark. J'étais en train de relire le projet de conclusions sur le dossier du Danemark lorsque j'ai reçu un appel de Bruxelles m'annonçant la déclaration du premier cas d'ESB au Danemark. Dans ces mêmes documents, nous avions également conclu qu'il était extrêmement probable que l'ESB soit présente en Allemagne, en Espagne et en Italie. Quelques mois plus tard, l'actualité nous a donné raison.

Pourquoi ? Ce n'était pas un exercice de voyance, c'était un exercice basé sur les facteurs de risque : il s'agissait essentiellement, comme facteur de risque extérieur, de l'importation de farines et d'animaux vivants en provenance de Grande-Bretagne, et comme facteurs de risque interne, des systèmes propres aux pays qui interdisaient les farines de viande et d'os pour les ruminants ou qui les interdisaient totalement pour toutes les espèces animales, des modes de surveillance épidémiologique de la maladie dans les troupeaux bovins, des systèmes d'équarrissage et de leur efficacité, etc. Bref, toute une série de facteurs permettaient de porter un jugement sur le risque de présence de l'ESB dans les différents pays.

Nous avons eu quelques difficultés avec les Etats membres pour publier ces rapports, qui ne faisaient pas plaisir à certains d'entre eux à l'époque. Ces conclusions ont été fournies à titre d'information aux Etats membres pour qu'ils puissent réagir et nous apporter des compléments nous amenant éventuellement à les corriger. Les réactions ont été violentes dans certains pays mais, je le répète, l'actualité nous a donné raison puisque nous avions estimé qu'en Allemagne, Espagne et Italie, l'ESB était présente.

M. le Président : Quand avez-vous remis ces rapports ?

M. Gérard PASCAL : Les allers-retours avec les Etats membres ont commencé courant 1998. C'est une méthodologie qui s'est mise au point peu à peu, justement à partir des réactions, des observations et des critiques des Etats membres sur les premiers projets de rapports : ils nous ont indiqué ce qui n'allait pas et ce qu'il était bon de corriger. Les pré-rapports définitifs ont été soumis aux Etats membres au début de l'année 2000, avec des réactions à la fin de l'hiver et au début du printemps 2000.

M. le Président : Une copie était transmise à la Commission ?

M. Gérard PASCAL : Tout à fait, la Commission disposait de tous ces documents. Dès le départ de cet exercice et sur la base d'autres avis que nous avions émis, nous lui avions recommandé très fortement d'obtenir l'harmonisation de l'élimination des matériaux à risque spécifiés au sein de l'ensemble des Etats membres de l'Union européenne.

Très rapidement, la Commission avait proposé un projet de décision aux Etats membres harmonisant cette élimination des matériaux à risque spécifiés. Elle a défendu son projet sans succès pendant plus d'un an et demi et j'ai l'impression personnelle qu'il a fallu la découverte du premier cas au Danemark pour décoincer le système et faire en sorte qu'une majorité d'Etats membres ne s'y oppose plus.

Une décision d'harmonisation de l'élimination des matériaux à risque spécifiés a été adoptée fin juin 2000 et devait entrer en application au 1er octobre. Nous avions signalé à plusieurs reprises à la Commission, qui l'avait indiqué aux Etats membres et, en particulier, à l'Allemagne, que cette dernière faisait courir des risques considérables et inconsidérés à sa population en ne prenant aucune mesure, en n'éliminant pas les matériaux à risque spécifiés et en continuant à incorporer - cela avait été publié par une équipe de scientifiques allemands - des éléments du système nerveux bovin dans des produits destinés à la consommation humaine, saucisses et pâtés. Cette situation a perduré en Allemagne jusqu'au 1er octobre 2000 et peut-être même encore après : je ne sais pas ce qu'il en est des contrôles qui y ont été réalisés.

Les Allemands ont mené une bataille effrénée contre la Grande-Bretagne et la France qui demandaient cette élimination des matériaux à risque spécifiés et une harmonisation de cette élimination depuis très longtemps. Ils ont soutenu que leur pays était exempt de l'agent de l'ESB, que la technologie d'équarrissage et de traitement des farines de viande et d'os allemande était efficace à 100 %, ce qui était manifestement faux, les scientifiques le savaient depuis très longtemps. L'Allemagne a d'ailleurs réussi à imposer à l'ensemble des pays de l'Union européenne cette technologie des 133 °, vingt minutes, 3 bars, qui provient d'une proposition allemande parce que c'était le système utilisé en Allemagne et prétendument efficace à 100 %. C'est avec de tels arguments que l'Allemagne s'opposait violemment à toute mesure d'élimination des matériaux à risque qui aurait pu avoir un impact économique.

M. le Président : Selon vous, existe-t-il des pays européens qui pourraient être exempts de l'ESB ? On parle de la Suède. Et si on élargit cette question à l'échelle mondiale ?

M. Gérard PASCAL : Dans les rapports que nous avons publiés, nous avons établi un classement des vingt-trois pays qui ont déjà été évalués en quatre catégories. La catégorie 1 est celle des pays dont on peut penser que la présence de l'ESB y est hautement improbable. Aucun pays de l'Union européenne n'est classé dans cette catégorie.

M. le Président : Pas même la Suède ?

M. Gérard PASCAL : Non, la Suède figure dans la catégorie 2. La catégorie 2 est celle des pays dans lesquels il est peu probable qu'il y ait la présence de l'agent de l'ESB, mais où on ne peut pas totalement l'exclure. Trois pays de l'Union européenne y figurent : la Suède, la Finlande et l'Autriche.

La catégorie 3, dans laquelle il est démontré ou probable que l'agent de l'ESB existe soit parce que des cas ont été signalés, soit parce qu'il est vraisemblable que cette ESB existe, est celle où l'on retrouve le plus grand nombre de pays. On y retrouve les pays dans lesquels, à l'époque, des cas avaient été signalés, c'est-à-dire la France, l'Irlande, la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et le Danemark et trois pays qui prétendaient en être exempts, l'Espagne, l'Italie et l'Allemagne.

Enfin, la catégorie 4 est celle dans laquelle l'ESB est présente à un niveau très élevé : l'Angleterre et le Portugal.

Pour les pays tiers, l'exercice est beaucoup plus difficile, parce que nous ne pouvons pas aller vérifier l'exactitude des renseignements qui sont fournis. Par exemple, les Etats-Unis ont été classés en catégorie 2. La Nouvelle-Zélande, en revanche, est classée en catégorie 1. Des pays comme l'Argentine ou le Chili, sur lesquels il était difficile d'obtenir les renseignements, ont été classés en catégorie 1, mais nous pouvons revoir notre jugement au regard d'informations complémentaires. L'Inde avait envoyé un dossier, mais nous n'avons pas voulu nous prononcer parce que la nature des informations qui nous étaient fournies nous semblait sujette à caution.

L'exercice est donc beaucoup plus difficile pour les Etats tiers, mais il nous faut bien évaluer l'ensemble des pays fournisseurs de l'Union européenne. Cette évaluation est en cours. Nous irons sûrement plus vite maintenant que nous sommes rodés, mais cela représente tout de même un énorme travail. Je n'ai pas évoqué le différend franco-européen concernant la levée de l'embargo, mais je pense que vous m'interrogerez à ce sujet.

M. le Rapporteur : Tout d'abord, concernant l'INRA, il semble que la recherche sur la maladie de la « vache folle » proprement dite soit intervenue assez tardivement par rapport aux informations que l'on avait, l'INRA étant plus préoccupé par des maladies comme la tremblante du mouton, la listériose, etc. Vous venez seulement de vous doter d'une station de recherche sur les bovins. Pourquoi ce retard ? Comment s'oriente la recherche ? Pouvez-vous également nous indiquer les objectifs et les premiers résultats du groupement d'intérêt scientifique (GIS) ?

M. Gérard PASCAL : Pourquoi le retard ? Je n'ai pas été directement impliqué dans les choix qui ont été faits à l'époque, au tout début des années 1990, mais je pense pouvoir répondre que, l'ESB n'existant pas alors en France, nous n'avions pas de matériel pour travailler sur les bovins et sur cet agent bovin. Le premier cas d'ESB a été signalé et observé en France en 1991. Quand on n'a pas de matériel pour travailler sur un sujet, il est quand même difficile de s'engager dans des programmes de recherche.

Face à cette situation, l'INRA a décidé de mettre tous ses moyens sur la tremblante du mouton puisque, dans ce domaine, nous disposions de matériel. Nous avions en effet, malheureusement, des troupeaux de l'INRA sérieusement atteints de tremblante. Les agents de la tremblante sont des prions qui présentent des analogies fortes avec celui responsable de l'ESB et, donc, les travaux se sont déroulés dans ce domaine.

Je pense que l'INRA a eu raison. J'ai au moins un argument qui me semble assez fort pour pouvoir le dire, c'est la difficulté qu'ont rencontrée mes collègues du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) pour se procurer du matériel ; je pense au professeur Dormont mais aussi au docteur Grassi, qui a été l'artisan du test de détection de l'ESB dit « test CEA ». Pour mettre au point un test, il fallait avoir du matériel contaminé, mais pour se procurer des échantillons de cerveaux d'animaux atteints d'ESB, ils ont rencontré des difficultés considérables. C'est finalement grâce aux relations personnelles de Dominique Dormont avec des collègues britanniques que ces échantillons ont pu entrer en France et permettre la mise au point de la méthode de dosage du CEA.

Il était très difficile d'avoir du matériel. Les Anglais en avaient qu'ils gardaient précieusement pour eux. J'ai malheureusement le sentiment qu'il y a également eu des dysfonctionnements sur le plan français puisque, alors même que, les années passant, le nombre de vaches atteintes d'ESB augmentait, les laboratoires du CEA n'ont pas pu se procurer d'échantillons français contaminés par cet agent. Quand on n'a pas le matériel, comment développer des recherches ?

Il me semble que les travaux développés par l'INRA sur la tremblante du mouton ont apporté des éléments scientifiques qui sont déjà aujourd'hui et seront dans un avenir très proche extrêmement utiles. L'INRA a mis au point des modèles de souris « ovinisées », c'est-à-dire des souris génétiquement modifiées, qui permettent de détecter les agents de la tremblante dans des délais beaucoup plus brefs que ceux obtenus avec des souris traditionnelles. Nous sommes en train de valider un modèle de souris-bovin qui permettrait également de détecter l'agent de l'ESB dans des délais très raccourcis. Quand je dis très raccourcis, c'est de l'ordre de 60 à 70 jours contre 300 à 600 jours avec des animaux traditionnels.

L'INRA a aussi beaucoup progressé sur les caractéristiques génétiques qui peuvent présider à la résistance ou à la sensibilité à la contamination, ou au développement de la maladie dans le cas de la tremblante. Nous sommes, me semble-t-il, parmi les meilleures équipes au monde à avoir mis en évidence les spécificités génétiques de la sensibilité ou de la résistance à la contamination. Sur cette base, nous avons une bonne chance de nous diriger dans quelques années vers une éradication de la tremblante en utilisant des souches d'animaux résistants génétiquement.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur un point que vous venez d'évoquer. Vous dites qu'il était difficile de se procurer en Angleterre des cerveaux de bêtes contaminées pour pouvoir travailler en France. Je ne comprends pas bien, car cela signifie que l'on connaissait, en France, la possibilité d'évolution de la maladie et que, dans le même temps, les farines animales et les abats à risque en provenance de l'Angleterre continuaient d'entrer en France. Que peut-on penser d'une telle coopération ? Pour nous, il est vraiment très surprenant de voir qu'un problème se posait dans un pays européen, un pays voisin et que, dans le même temps, la recherche française ne puisse pas s'appuyer sur ce pays pour éviter que la même catastrophe ne se reproduise ailleurs. Je suis assez surpris de ce constat.

M. Gérard PASCAL : Je ne peux que confirmer la difficulté de coopération scientifique. Je suis assez mal placé pour évoquer ces années-là, parce que je n'étais pas du tout impliqué dans ces problèmes d'ESB. Mais j'ai pu constater la difficulté qu'il y avait, surtout avant le mois de mars 1996, d'obtenir des informations scientifiques de la part de nos collègues anglais.

Depuis 1996, je dois reconnaître que la situation s'est améliorée mais il reste encore difficile d'obtenir toutes les précisions que nous souhaiterions. Nous devons assez souvent leur arracher les informations. Cela étant, en termes de fourniture d'échantillons, ils ont parfaitement collaboré avec la Commission pour la mise en place d'une analyse circulaire des tests, qui a permis de mettre en évidence que trois des tests présentés étaient tout à fait intéressants, sensibles et précis. Ce sont les Anglais qui ont fourni le matériel.

Donc, depuis 1996, la situation a manifestement changé mais, auparavant, le manque de transparence était assez total. A cela s'ajoutait un manque de prise en compte de la gravité de la situation en termes de risque pour l'homme. Mais je ne peux pas dire véritablement ce qui s'est passé entre 1990 et 1996, puisque je n'étais pas du tout impliqué dans ces problèmes à cette époque.

Comment s'orientent les recherches actuellement ? La mise en place, en France, du groupement d'intérêt scientifique (GIS) permettra une collaboration plus efficace entre les différents organismes impliqués dans les recherches sur l'ESB et sur le prion en général, aussi bien dans les différentes espèces animales qu'en termes d'épidémiologie et de risque pour l'homme.

Les moyens alloués à ce GIS sont considérables. La mise à disposition d'un P3, c'est-à-dire d'une installation permettant de travailler sur les bovins, permettra enfin de pouvoir développer des recherches sur ces animaux. Mon souhait le plus cher est que ces recherches se fassent en étroite collaboration avec les Britanniques, parce qu'ils ont commencé ce type de recherches depuis près de dix ans - ils disposaient de matériel et se sont dotés des installations nécessaires - mais aussi parce que, à mon sens, ils ont apporté les éléments les plus solides pour faire une évaluation de risque. Toutes ces expérimentations sur les bovins menées par les Anglais nous apportent tout de même des éléments forts permettant de porter un jugement sur les risques liés aux différents tissus et organes. J'espère que l'on ne va pas recommencer la même chose.

M. le Président : Comment expliquez-vous que, depuis 1996, époque à laquelle on a pris conscience de l'ampleur des risques, il ait fallu attendre cinq ans pour avoir enfin une installation qui permette de lancer des études sur les bovins ? A partir de 1996, il ne me semble pas que l'on puisse dire que l'on ne savait pas !

M. Gérard PASCAL : En 1996, on ne pouvait pas dire que l'on ne savait pas. Pourquoi cinq ans ? J'ai des difficultés à répondre. Un organisme de recherche comme l'INRA ne pouvait pas réaliser un tel investissement sur ses crédits propres. C'est un investissement d'un coût qui n'est pas compatible avec le budget d'un seul organisme. Il fallait donc une initiative nationale pour développer une telle installation.

L'INRA a déjà fait des efforts pour développer des installations permettant d'accueillir des moutons dans les mêmes conditions de sécurité. L'installation bovine était au-dessus de nos moyens dans la mesure où l'on nous demandait aussi de faire face à de nombreuses autres questions scientifiques, en particulier, de nous investir en génomique animale et végétale - ce qui nous a obligés à investir considérablement et à redéployer des équipes - et en même temps dans des structures très importantes en matière de santé humaine ; les centres de recherche en nutrition humaine ; l'INRA a beaucoup investi dans ces centres, sur trois sites dans un premier temps, puis, sur un quatrième et, bientôt, sur un cinquième.

Nous avions beaucoup de fers au feu. Un P3 était au-dessus de nos possibilités. Vous pouvez regarder le budget et la dotation de base disponible pour les recherches et vous constaterez que c'était une dépense trop importante.

M. le Rapporteur : Mais y avait-il une demande de l'INRA dans ce domaine car, lorsque l'on parle de financements, il faut en face une demande précise ? Si oui, quelle était-elle ? Ne pensait-on pas à ce moment-là, à l'INRA, que compte tenu du nombre de cas peu élevé, ce n'était pas une priorité ?

M. Gérard PASCAL : La demande n'existait pas de la part de l'INRA, elle émanait du Centre national d'études vétérinaires et alimentaires (CNEVA). Il faudrait vérifier auprès des responsables de l'ex-CNEVA et de l'INRA de l'époque, mais il me semble qu'il y avait eu une sorte de partage des tâches entre le CNEVA, qui se préoccupait plus des bovins et l'INRA, qui se chargeait plutôt des ovins et des caprins. Cette demande existait donc de la part du CNEVA depuis plusieurs années. Je ne pourrais pas préciser depuis quand exactement, mais au moins depuis 1997, cela, j'en suis sûr, il proposait qu'une installation de ce type soit installée à Lyon.

M. le Rapporteur : Cette demande était-elle faite auprès du ministère de la Recherche ou du ministère de l'Agriculture ?

M. Gérard PASCAL : Pour ce qui concerne l'INRA, nous avons une double tutelle. A chaque fois que nous formulons une nouvelle demande, nous la présentons à la fois au ministre de la Recherche et au ministre de l'Agriculture. Le CNEVA, pour sa part, dépendait à l'époque directement et uniquement du ministre de l'Agriculture. C'était avant la création de l'AFSSA et de l'intégration du CNEVA au sein de l'AFSSA.

M. Marcel ROGEMONT : Dans l'environnement européen tel que vous nous l'avez défini, avez-vous eu le sentiment que la France était plutôt en avance, au diapason ou en retard des recherches ?

M. Gérard PASCAL : J'ai eu clairement l'impression que la France était en avance, en accord jusqu'au mois d'octobre 1999 avec les Anglais. On pouvait comprendre qu'après avoir pris conscience qu'ils couraient un risque majeur de santé publique, les Anglais prennent des mesures. Mais la France a rapidement compris aussi, je crois, que les mesures prises par les Britanniques dans une situation gravissime par rapport à celle que connaissait notre pays, pouvaient également réduire considérablement le risque pour la population française. L'Angleterre et la France ont défendu en permanence les mêmes mesures au sein de l'Union européenne. Ils ont progressivement réussi à convaincre d'autres Etats, mais cela a été très difficile. En matière de mesures de protection, la France m'a paru être à la pointe du combat.

M. le Président : Que s'est-il passé en octobre 1999 ?

M. Gérard PASCAL : Un différend entre la France et la Commission européenne, qui a fait apparaître la France comme ayant des positions maximalistes en ce qui concerne l'embargo sur les viandes britanniques.

M. Jacques LE NAY : Vous avez parlé de rapports sur lesquels certains Etats membres montraient des réticences. Vous évoquiez notamment le cas de l'Allemagne. D'autres Etats membres étaient-ils également réticents ? Ces rapports remis à la Commission courant 1998 ont-ils fait l'objet de censure ?

M. Gérard PASCAL : Nous parlons bien de la transmission des rapports concernant l'évaluation du risque géographique ?

M. Jacques LE NAY : Ce sont en effet ceux dont vous parliez, me semble-t-il.

M. Gérard PASCAL : Il n'y a pas eu de censure. Évidemment, ces pré-rapports n'ont pas été publiés, puisque la démarche adoptée par la Commission était de soumettre les premiers projets de rapports aux Etats membres pour qu'ils puissent réagir et que leurs réactions soient communiquées au Comité directeur, afin que ce dernier puisse juger s'il y avait lieu de modifier ou non le rapport. Il y a eu, en général, deux navettes avec les pays, parfois trois, ce qui nous a été fort utile.

Ces rapports ont circulé. Puis, nous avons pris en compte ou non les observations, les critiques et les remarques des Etats membres. Je dois dire que nous en avons pris en compte certaines, lorsqu'il s'agissait de critiques factuelles, d'erreurs à corriger dans les chiffres ou dans les dates, mais lorsqu'il s'agissait de grandes déclarations comme « Vous portez atteinte à l'intégrité et à l'honneur de nos vétérinaires en prétendant que nous avons de l'ESB sur notre territoire », nous n'en avons évidemment pas tenu compte.

L'ensemble des rapports a ensuite été communiqué à tous les Etats membres avant leur mise sur Internet pour qu'ils puissent une dernière fois réagir avant publication, chacun étant au courant de l'évaluation qui avait été portée sur les autres.

Nous avons rencontré des difficultés à nous procurer des informations parce que les Etats n'étaient pas équipés et ne disposaient pas eux-mêmes de ces informations. Nous nous sommes aperçus à cette occasion que bien peu de pays, voire aucun, ne disposaient de toutes les informations dont nous aurions souhaité pouvoir disposer pour porter un avis documenté. Lorsque nous manquions d'informations sur une question, nous considérions que la situation était la pire possible. C'est ainsi que nous avons opéré : pas d'information, scénario du pire.

M. Jacques LE NAY : Vous n'avez pas répondu à ma première question sur les Etats membres réticents. Vous avez parlé de l'Allemagne, y en a-t-il eu d'autres ?

M. Gérard PASCAL : Il y a eu aussi l'Espagne et l'Italie, pays qui prétendaient n'avoir aucun risque. Les Etats-Unis ont réagi aussi mais d'une façon assez constructive. Ils n'étaient pas contents d'être en catégorie 2 et non en catégorie 1. Ce qui se passe aux Etats-Unis en ce moment montre bien qu'ils réagissent. Ils ont pris des mesures rapidement, bien avant l'Allemagne, l'Espagne ou l'Italie.

M. François GUILLAUME : Vous avez parlé de la gélatine ; or, il nous a été dit, que seul le système nerveux central, moelle épinière comprise naturellement, était éventuellement contaminant. Pourquoi la gélatine, faite à partir de la moelle des os, pose-t-elle un problème ?

Ensuite, vous disiez que la Commission avait fait une proposition d'élimination du matériel à risque et que, devant l'obstruction allemande, il avait fallu un an et demi pour qu'elle soit finalement adoptée. Ce problème est-il resté au niveau Comité spécial agricole (CSA), du Comité des représentants permanents (COREPER), ou est-il monté jusqu'au Conseil des ministres ?

Enfin, vous nous avez expliqué que le comité scientifique avait eu du mal à définir une position claire dans la mesure où chacun étant très pointu dans son domaine scientifique, vous obteniez plus un recueil des connaissances qu'une position arbitrale sur laquelle auraient pu se fonder les décisions politiques. La crainte des scientifiques tient-elle à ce que l'on se souvient de ce qui n'a pas été dit, mais que l'on ne se souvient pas de ce qui a été dit en trop ?

M. Gérard PASCAL : Les matériaux comportant le risque de contamination le plus élevé sont le cerveau et la moelle épinière. En ce qui concerne le bovin, les intestins peuvent également être contaminants. C'est le premier organe contaminé ; ensuite, le prion chemine jusqu'au système nerveux central. Il est vrai que, chez le bovin, en dehors des intestins, du système nerveux central et d'un certain nombre de ganglions, on n'a pas pu mettre en évidence la présence de prion dans d'autres tissus ou organes, au moins en quantité importante. Il existe cependant un seul résultat sur la moelle des os longs, provenant de la grande expérimentation anglaise que j'évoquais, qui n'a jamais pu être reproduit et dont les Anglais disent qu'il s'agit peut-être d'une contamination en laboratoire. Mais ce résultat est là, tout dépend de la façon dont les gestionnaires veulent le prendre en compte. Personnellement, il me semble assez douteux.

Ce qui nous importe pour la gélatine, c'est la colonne vertébrale, qui peut être contaminée par des résidus de système nerveux central, de cerveau, quand on sait la manière dont est réalisée la fente d'une carcasse et les éclaboussures plus ou moins importantes de système nerveux sur la colonne vertébrale. On peut entraîner quelques ganglions, qui sont contaminants aussi, on l'a démontré.

La gélatine nous posait donc un problème et ce que nous voulions connaître, et que nous ne savons toujours pas véritablement, c'est l'efficacité de décontamination de l'ensemble des opérations qui conduisent à la fabrication de la gélatine. Nous attendons les résultats d'une nouvelle expérimentation en cours, soutenue financièrement par la profession des producteurs de gélatine.

Quant à l'opposition de certains Etats membres, l'Allemagne n'était pas la seule, mais elle était le chef de file. C'est monté jusqu'au Conseil des ministres. Il s'agit d'une responsabilité politique de certains Etats membres, sans aucun doute.

Le fait d'avoir des comités composés de scientifiques pointus pose un vrai problème, qui a fait l'objet de nombreuses discussions à l'occasion du désaccord sur la levée de l'embargo entre les experts français et le comité scientifique directeur. Je suis mal placé pour le dire, puisque je ne suis pas un spécialiste des maladies à prions mais plutôt l'autre type d'expert, celui qui a une certaine expérience de l'expertise nationale et internationale et une certaine connaissance du monde de l'agroalimentaire, de l'élevage et des industries alimentaires ; j'ai l'impression que la richesse des comités européens tient à cette mixité entre des groupes de travail comportant des personnes extrêmement pointues sur un sujet et un comité réunissant des personnes possédant l'expérience qui leur permet d'extraire de ce que disent les scientifiques les éléments qui peuvent aider les décideurs.

C'est un sentiment que je conforte au fil des ans, mais qui peut être discuté, puisque la critique immédiate consiste à se demander comment des gens incompétents peuvent s'exprimer sur un sujet, alors que ceux qui sont engagés dans la recherche et au sein des laboratoires ne sont pas forcément suivis. Mais souvent on ne peut pas les suivre, car lequel suivre lorsque leurs avis sont quelque peu divergents ?

M. François DOSÉ : Pendant des décennies, on a finalement accepté que la décision politique vienne après le résultat d'une investigation. On parlait d'ailleurs d'une « aide à la décision ». Depuis quelque temps déjà, on admet plus volontiers qu'en attendant le résultat, tandis que l'investigation est en cours, on a intérêt à prendre une décision préalable qui s'appelle « la précaution ». On mesure ensuite si celle-ci a été timide ou trop forte.

Aujourd'hui, dans vos responsabilités en nutrition humaine et sécurité des aliments, êtes-vous en attente de précautions qui, dans notre pays ou en Europe, ne seraient pas à la hauteur de ce que vous espéreriez ? Où en sommes-nous dans ce type de relations ? Cela renvoie au triptyque scientifique-expert-décision politique. Tirez-vous quelques leçons de votre expérience ? Avez-vous des suggestions à faire ?

M. Gérard PASCAL : C'est une réflexion que je mène depuis longtemps puisque j'ai des responsabilités scientifiques en termes d'orientation et de priorités de recherche, et également en termes d'expertise. A mon sens, la première priorité serait d'essayer d'avoir une classification, une hiérarchisation des risques dans le domaine alimentaire. C'est un exercice difficile, car nous ne disposons pas de toutes les informations qui seraient nécessaires. Cet exercice est entrepris au Conseil national de l'alimentation, - M. Guy Pallotin est particulièrement intéressé à cette approche - mais il l'est également dans le cadre d'une collaboration entre l'Institut national de veille sanitaire et l'AFSSA. Nous essayons aussi de le conduire au sein de l'INRA, pour aider les décideurs à prendre conscience des niveaux de risque de santé publique.

Cela ne veut pas dire que ce sera le seul élément d'appréciation pour les décideurs politiques, parce que la perception du risque par le citoyen ne sera pas forcément en accord avec l'évaluation du scientifique. Néanmoins, je m'interroge très sérieusement sur l'insuffisante prise en compte du risque nutritionnel. Il me semble grave de voir se développer l'obésité chez nos enfants, dont les conséquences à terme en matière de santé publique ne sont pas discutées, sans que ce problème soit pris en compte plus sérieusement que d'autres problèmes de santé publique.

Il est évidemment beaucoup trop tôt pour pouvoir se prononcer sur l'importance que revêtira la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob en termes de santé publique. Mais, les problèmes de listériose, par exemple, qui font les grands titres de la presse, ne sont pas des problèmes majeurs en terme de santé publique, même s'ils sont perçus comme tels par le citoyen. J'aimerais pouvoir contribuer à l'élaboration d'une échelle de risques, de manière à ce que l'on puisse mettre en face les mesures de précaution qui sont prises pour pallier et combattre ces risques. C'est vraiment un exercice difficile.

Pour revenir à la question qui m'était posée concernant l'INRA et les recherches qu'il réalise, comment choisir les investissements dès lors qu'on ne peut pas investir dans tous les domaines sur lesquels on nous demande de travailler ? Comment choisir entre des recherches en nutrition humaine, des recherches sur l'ESB, des recherches en génomique fondamentale ou en post-génomique ? C'est vraiment une question extrêmement difficile.

L'intérêt scientifique des problèmes entre en jeu. Il est évident que l'ESB est un problème passionnant pour les chercheurs et que s'intéresser à l'obésité est plus classique ; s'intéresser aux mécanismes de régulation de la prise alimentaire et des comportements alimentaires est déjà plus intéressant, parce que ce thème a été moins exploré. C'est véritablement la difficulté du métier d'animateur scientifique.

M. François DOSÉ : Doit-on imaginer que, dans un grand pays comme la France, il y ait des doublons dans les recherches, tandis qu'il y aurait des espaces où l'on manque de recherches ? Pourriez-vous me dire que sept ou huit laboratoires travaillent sur un sujet, alors que quatre seraient peut-être suffisants, par manque de coordination dans la décision ou parce que c'est, par exemple, la rançon de l'autonomie, et que, pendant ce temps, nous, qui sommes responsables de la santé publique, ne sommes pas capables de déplacer l'argent, de le distribuer autrement ? Le problème est-il qu'il faut accorder encore plus d'argent à plus de laboratoires ? Sommes-nous déjà un peu défaillants aujourd'hui avec nos laboratoires et devrions-nous faire mieux en termes de moyens ?

M. Gérard PASCAL : Cela a été un problème et l'est encore un peu mais beaucoup moins qu'auparavant. Dans ma carrière de scientifique, j'ai vécu une compétition entre les différents organismes de recherche, une compétition extrêmement dure, où chacun voulait faire la même chose et prétendait être meilleur que le voisin. Parfois d'ailleurs, tous étaient mauvais par rapport à la compétition internationale, mais on continuait malgré tout.

Aujourd'hui, dans les domaines que je connais, la situation me semble s'être améliorée. Par exemple, dans le domaine de la nutrition, la création des centres de recherches en nutrition humaine a contribué à obtenir une bien meilleure collaboration entre des équipes appartenant à des universités ou à des instituts différents ; des hospitalo-universitaires, qui ont des compétences complémentaires, viennent travailler ensemble au sein d'une même structure. Je trouve cela très positif.

Les ministres de la recherche successifs ont été très vigilants à cet égard et ont veillé à éviter les doublons dans les différents centres de recherches en nutrition humaine. Nous sommes toujours très attentifs, dans le cadre d'un projet de création d'un centre de recherches en nutrition humaine en Île-de-France, à éviter ce risque de doublon.

Sur les aspects génomiques - question qui nous préoccupe beaucoup ces dernières semaines, en tout cas à l'INRA - des investissements considérables restent à faire en matière de recherches et de séquençage des génomes, des génomes animaux en particulier mais aussi des génomes végétaux. Nous allons proposer de s'orienter vers une action européenne et que soit mis en place un réseau de laboratoires européens contribuant, chacun de leur côté, à séquencer des morceaux de gènes de la vache, du poulet, etc. Je pense que l'on ne peut plus se permettre de faire autrement.

Cela dit, au sein d'un organisme - dans le cadre de ma direction scientifique, j'anime quelque 800 personnes, 400 chercheurs et une vingtaine de laboratoires - c'est toujours une épreuve sur le plan humain que d'avoir à redéployer rapidement des moyens. On ne peut le faire que progressivement.

Or nous avons la grande chance - à ne pas manquer au sein de tous les organismes, surtout dans ceux de recherche, la situation universitaire est peut-être différente - que, dans les dix prochaines années, environ la moitié de nos agents va partir à la retraite. C'est une occasion extraordinaire de redéployer les moyens de la recherche, - en raisonnant à moyens constants, ne rêvons pas ! - et de nouer des collaborations plus étroites avec nos collègues européens pour essayer de couvrir le plus largement possible les domaines scientifiques qui doivent l'être.

Mais il est vrai que sur le terrain, cela n'est pas toujours très facile d'un point de vue humain. Les scientifiques sont toujours persuadés que le sujet sur lequel ils travaillent est le plus important.

M. le Président : Dans toute cette affaire, nous avons vu qu'entre la prise de conscience de la gravité de la situation et la prise de décisions s'écoulaient de longs délais. On peut s'interroger sur la perception par la communauté scientifique française du problème qui est apparu en Angleterre en matière de nutrition animale. La relation entre l'utilisation de farines animales et de déclenchement de la maladie bovine a été établie clairement, mais il nous a fallu deux ans avant que la décision soit prise d'interdire les importations de farines et plusieurs années encore pour que l'utilisation des farines soient interdites.

Aucun scientifique ne pouvait ignorer une question aussi sensible que celle des matériaux à risque. Vous nous l'avez d'ailleurs confirmé vous-même. Mais malgré les avis scientifiques, nous sommes tout de même probablement arrivés à importer en France, si je comprends bien, de la saucisse venue d'Allemagne et d'Italie. A-t-on une idée du risque que représentent nos importations, puisque vous parliez d'évaluation des risques ? Ces importations n'ont pas été arrêtées alors que l'on était conscient du risque ? Le risque n'a pas été pris en compte, semble-t-il. C'est une responsabilité politique. Vous l'avez indiqué très clairement. C'est une responsabilité politique des pays qui, après un diagnostic et une expertise scientifiques, n'ont pas pris les décisions qui s'imposaient. Le problème se pose pour les importations de ces produits dits à risque en provenance des pays de l'Union européenne. Ce sera l'objet de ma première question.

Ma deuxième question se projette dans l'avenir. Une agence européenne sera créée : comment se situera alors la prise de décision par rapport à l'avis scientifique que délivrera cette agence, qui sera le prolongement du travail dont vous parliez ? Comment chaque pays pourra-t-il prendre les mesures de précaution qu'il estimera indispensables par rapport à un avis scientifique ? C'est une question qui me paraît extrêmement importante parce qu'il me semble que l'on a, face à un risque identifié et après expertise, exposé la population en permettant l'importation de denrées et de produits alimentaires pendant plusieurs années faute d'avoir pris une décision. Qu'en pensez-vous ?

M. Gérard PASCAL : La difficulté, me semble-t-il, réside dans le fait que si un Etat membre prend des mesures de restriction à l'égard des importations et n'arrive pas à en obtenir l'harmonisation à l'échelle communautaire, il s'expose à des attaques de la Commission. La difficulté est de parvenir à faire adopter la généralisation de ces mesures. On a bien vu que c'était cela le frein à la mise en _uvre rapide de méthodes de décisions de prévention et de protection.

J'ai quelque peine à répondre sur le risque pris en matière d'importation de produits allemands. Ce que je sais des publications scientifiques de l'équipe allemande qui a mis en évidence, par des dosages de protéines spécifiques du système nerveux central bovin, la présence de celui-ci dans des saucisses et des pâtés me semblait concerner des produits très particuliers de certaines régions et dont je n'ai pas l'impression que le consommateur français soit très friand. On peut espérer que, par chance, ils n'ont pas été importés. C'est tout ce que je peux dire.

En tout cas, on savait effectivement que l'Allemagne ne prenait aucune mesure de précaution. A chaque fois que j'ai eu l'occasion de soulever le sujet dans les médias, j'ai essayé de dire, en me faisant quelques ennemis, que des pays comme l'Allemagne faisaient courir des risques considérables à leur population.

L'obstacle majeur est la difficulté d'harmoniser et d'obtenir un accord politique lorsque des mesures ont un impact économique et lorsque des pays se refusent à reconnaître la réalité du risque. C'est typiquement ce qui s'est passé avec l'Allemagne. C'est aussi ce qui se passait avec le Danemark. Il est vraiment frappant de voir avec quelle rapidité ces pays ont réagi à la découverte d'un seul cas au Danemark - depuis lors, un second est suspecté. Cet Etat a opéré un renversement complet de sa position et pris des mesures qui pouvaient paraître, dans un premier temps, disproportionnées par rapport à l'ampleur du risque réel. L'Espagne a également fini par réagir. Et, en Allemagne, on voit bien la tempête que cela a provoqué.

La difficulté est bien de trouver un accord politique. J'ai toujours l'impression que l'on assiste au sein de chaque gouvernement à une lutte d'influence entre l'économie, l'agriculture et l'industrie, et la santé. Il faut trouver un équilibre harmonieux entre ces différents intérêts, mais il ne faudrait pas non plus que de prétendus problèmes de santé l'emportent systématiquement. Il faut que nous ayons une évaluation réelle d'un risque en matière de santé publique. Il faut, en d'autre termes, mais je crois que c'est une des bases de l'application du principe de précaution, que les mesures prises soient proportionnées au risque, ce qui n'est pas forcément toujours le cas. C'est un dialogue qui doit s'équilibrer entre les différents intérêts nationaux et internationaux. Ce n'est pas simple, mais on ne peut pas basculer totalement d'un côté ou de l'autre.

M. le Rapporteur : Justement à ce propos - c'est une question que j'ai aussi posée au professeur Dormont - l'embargo sur le b_uf britannique est-il aujourd'hui toujours justifié ? Ne s'agit-il pas uniquement d'un système de protection des consommateurs, d'ordre psychologique, car on nous dit aujourd'hui que le b_uf britannique est plus sûr que le b_uf français ? Je sais que ce sujet suscite une bataille d'experts, mais qu'en pensez-vous ?

Je voudrais également évoquer le problème de la substitution des farines, qui fait partie du travail de notre commission d'enquête. Nous allons devoir trouver des substituts aux farines animales. Elles sont pour l'instant interdites pour six mois mais j'ai les plus grands doutes sur la possibilité d'en rétablir l'utilisation à l'issue de ce délai.

Se pose donc le problème de leur remplacement par des protéines dont on sait que certaines ne sont pas suffisamment riches. Cela implique donc l'importation de soja. Or qui dit soja importé, dit OGM. Pouvons-nous avoir votre sentiment à ce sujet ?

M. Gérard PASCAL : En ce qui concerne l'embargo, ma position n'a pas changé depuis octobre 1999. J'étais en plein accord avec mes collègues du Comité directeur, non pas pour juger de l'opportunité de la levée de l'embargo car ce n'est pas aux scientifiques de répondre à cette question, mais pour estimer que le risque lié à la consommation de viande exportée de Grande-Bretagne, dans le respect des conditions qui étaient annoncées par les Anglais, était tout à fait analogue, similaire, comparable au risque lié à la consommation de viande produite dans d'autres pays de l'Union européenne, dont la France, et que ce risque était extrêmement faible.

C'est ce que nous avions déclaré et je persiste à penser que c'est vrai. Nous l'avions dit sur la base de ce qui n'était pas démontré à l'époque, à savoir l'existence en France et dans d'autres pays de l'Union, d'animaux en phase d'incubation passant à l'abattoir et dont les produits entraient dans le cycle de la consommation humaine. Je pense qu'aujourd'hui plus personne ne peut le nier. Nous en connaissons au moins un exemple, mais il y en aura d'autres. Concernant le troupeau anglais dont la viande aurait pu être exportée, les prévisions étaient de l'ordre de un ou deux animaux - c'est peut-être en fait cinq ou dix. L'évolution de la situation nous montre que nous avions raison.

Mais nous ne nous étions pas placés au même niveau, puisque nous avions comparé les risques dans différents Etats de l'Union européenne, alors que le Comité français a répondu uniquement sur le risque lié à la viande anglaise. Il a répondu que ce risque n'était pas totalement maîtrisé. Pour notre part, nous avons répondu que ce risque n'était pas non plus totalement maîtrisé dans d'autres pays de l'Union et que cette absence de maîtrise, qui ne présentait pas de risque majeur, était à peu près comparable dans tous les Etats membres, au moins dans ceux pour lesquels il y avait des cas cliniques de maladie de la vache folle.

Aujourd'hui, je n'ai absolument aucune raison de changer d'avis. Je pense que, scientifiquement, le maintien de l'embargo sur la viande anglaise n'est pas justifié si l'on a l'assurance que les mesures proposées par les Anglais sont respectées pour l'essentiel - ne disons pas à 100 % car qui peut prétendre que des mesures complexes sont respectées à 100 % ?

Mais il était très important dans notre esprit, à l'époque, qu'il s'agisse bien d'animaux âgés de moins de trente mois, que les matériaux à risque spécifiés soient bien éliminés, qu'il s'agisse d'animaux de plus de six mois dont on pouvait s'assurer que les mères n'avaient pas développé la maladie pendant leurs six premiers mois d'existence et qu'il s'agisse de viande désossée, préparée dans des abattoirs qui étaient particulièrement inspectés et dotés d'installations spécifiques dont ne disposent pas la plupart des abattoirs ; abattoirs que les Anglais d'ailleurs ne peuvent se permettre de créer à plus de deux exemplaires. Il n'existe en effet que deux abattoirs de ce type en Angleterre, il en résulte que le prix du kilo de b_uf anglais aurait considérablement augmenté et que la viande anglaise n'aurait pu être qu'une viande réservée aux plus grands hôtels internationaux, certainement pas celle que l'on risquait de trouver dans les cantines scolaires ou les hôpitaux. J'allais oublier de citer parmi les mesures prises par les Anglais, l'interdiction totale des farines animales pour toutes les espèces.

Toutes ces raisons nous paraissaient compenser l'incidence bien plus forte de la maladie en Angleterre. Il me semble d'ailleurs que nous nous orientons au sein de l'Union européenne, en particulier en France, vers la prise de mesures analogues à celles prises par les Anglais. Cela me paraît donc avoir été la bonne voie.

En ce qui concerne les farines animales, je ne suis pas très pessimiste. Un de mes collègues, M. Guy Riba, a fait une étude rapide sur la possibilité de substituer des produits d'origine végétale cultivés en France et en Europe, et cela ne nous apparaît pas être un objectif impossible à atteindre dans un délai raisonnable bien sûr, car il faut planter. Quels peuvent être ces produits ? Du soja car on ne peut pas s'en passer totalement : si nous pouvions cultiver plus de soja dans nos pays, en Italie et dans le sud de la France, nous pourrions disposer de quantités de soja pratiquement suffisantes, en y associant d'autres sources.

Il y a un problème politique lié à l'accord de Blair House mais, techniquement, c'est possible. Il faudrait y ajouter d'autres ressources, sur lesquelles on a beaucoup travaillé ; l'INRA a des dossiers énormes sur toutes les possibilités d'utilisation de différentes sources de protéines végétales, de protéagineux, qu'il s'agisse du pois, de la féverole, du tournesol, de la luzerne, des acides aminés de synthèse... Bref, il existe des rapports et des chiffres sur la surface d'emblavage que cela suppose selon le type de variétés. Vous pouvez les demander à l'INRA, je ne les ai pas ici.

Selon une pré-étude qui a été réalisée rapidement mais qui donne des chiffres, cette mise en _uvre n'est techniquement pas impossible si l'on peut lever les verrous internationaux. Nous disposons de toutes les connaissances en termes d'alimentation animale pour savoir ce qu'il faut faire. Il faudra cependant prévoir en supplément des apports en acides aminés de synthèse.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Vincent CARLIER,
professeur à l'Ecole nationale vétérinaire d'Alfort

(extrait du procès-verbal de la séance du 6 février 2001)

Présidence de M. Jacques Rebillard, Vice-président

M. Vincent Carlier est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Vincent Carlier prête serment.

M. le Président : Je vous souhaite la bienvenue. Vous êtes spécialiste en hygiène et industrie des denrées animales et expert en microbiologie, membre du groupe de microbiologie ainsi que du groupe d'évaluation du risque de l'AFSSA. Vous êtes, enfin, responsable d'un laboratoire de microbiologie des aliments, qui effectue à la fois des activités de diagnostic et de recherche.

Vous êtes donc en mesure d'éclairer la commission d'enquête sur plusieurs des questions qu'elle se pose puisqu'elle a pour mission, en matière de protection des consommateurs, de vérifier qu'à mesure de l'avancée de connaissances scientifiques concernant l'ESB, la chaîne alimentaire a fait l'objet de mesures de précaution appropriées. Notre curiosité porte aussi sur le présent : le risque qui s'attache à la consommation de viande bovine est-il suffisamment limité pour que l'on puisse rassurer le consommateur ? Et sur l'avenir : quelles dispositions prendre pour qu'une pareille mésaventure, qui a déstabilisé toute une filière, non seulement en France, mais dans plusieurs pays européens, ne se puisse se reproduire ?

M. Vincent CARLIER : M. le Président, M. le Rapporteur, messieurs les députés, je tiens à vous dire combien je suis sensible à l'honneur que vous me faites en me recevant.

Je vous rappellerai tout d'abord qu'à l'Ecole vétérinaire d'Alfort, nous travaillons en duo avec Mme Brugère-Picoux. Elle s'intéresse aux problèmes de l'amont, de « la fourche », et je m'occupe de l'aval, de « la fourchette ». Mme Brugère-Picoux m'abandonne les animaux à la porte de l'abattoir, je me charge de les transformer jusque dans l'assiette du consommateur. J'espère que nous allons pouvoir encore témoigner de cette complémentarité au travers des propos que je pourrai tenir.

Je vous parlerai donc essentiellement de ce qui se produit à partir du moment où les animaux arrivent à l'abattoir, ayant été pendant près de huit ans vétérinaire inspecteur dans un abattoir. Je dresserai ensuite une espèce de catalogue des pratiques existantes, dont certaines m'apparaissent sécurisées ; d'autres pratiques ont pu présenter un risque ; un dernier groupe de pratiques, enfin, peut encore présenter un risque.

En préliminaire, je rappelle que les risques qui demeurent tiennent au fait que l'agent de l'encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) est suspecté, mais non encore connu. Quand on ne connaît pas l'agent contre lequel on lutte, il est difficile de déterminer les mesures à prendre. L'existence du prion, qui vous a sans doute été rappelée, demeure une hypothèse. D'autres analyses sont possibles. Aujourd'hui, les équipes de chercheurs semblent, pour 90 % d'entre elles, d'accord sur cette hypothèse du prion et 10 % de « vilains petits canards » disent qu'« autre chose se cache derrière le prion ». Cela change éventuellement les méthodes de lutte fines, mais ne modifie pas les objectifs généraux. Il me semblait important de rappeler ce point.

Pour entrer dans le vif de ma spécialité, je voudrais vous présenter maintenant ce fameux catalogue. Premier point sur lequel je voudrais attirer votre attention : aujourd'hui, il n'existe toujours pas de définition communautaire précise de la viande, cette définition variant selon les pays. C'est ainsi que les échanges intra-communautaires se font sur des produits qui ne sont peut-être pas équivalents d'un pays à l'autre. Dans les textes européens, la viande est définie comme « toute partie consommable d'animal de boucherie », ce qui est remarquablement vaste. En fait, on peut très bien considérer que la cervelle, le foie ou les intestins sont de la viande. Pourquoi ne pas élaborer, dès lors, des produits à base de viande à partir de ces produits, en toute légalité ?

Nous avons, en France, une définition beaucoup plus restrictive. Par exemple, dans le domaine de la viande hachée, nous avons, depuis 1974, une définition beaucoup plus étroite : la viande, c'est le muscle, et encore, le muscle strié, c'est-à-dire qu'il n'est pas possible d'y introduire le c_ur, par exemple. En conséquence, notre marché intérieur est peut-être sûr, mais les importations que nous devons accepter, conformément aux principes de la Communauté européenne, font que l'on a pu introduire dans notre pays des denrées alimentaires qui ne répondaient pas à la définition que nos consommateurs donnent de la viande. Quand nous les interrogeons, la plupart des professionnels de la filière agro-alimentaire nous disent qu'il faudrait commencer par définir ce qu'est la viande. Cela me paraît être l'élément le plus important à vous soumettre et je pense que je pourrais presque arrêter là mon propos.

Je vais tout de même aller un peu plus loin et me rendre à l'abattoir. Un des points qui mérite votre attention est la question de l'inspection des animaux vivants arrivant à l'abattoir, ce que l'on appelle l'inspection ante mortem. Cette inspection ante mortem est un passage nécessaire dans la lutte contre l'encéphalopathie spongiforme bovine, dans la mesure où un tri des animaux doit être effectué en fonction de leur type de production, de leur état de santé et de leur comportement. Ce tri doit être effectué par des hommes connaissant bien leur métier. Or aujourd'hui, si cette inspection ante mortem est largement pratiquée, je ne suis pas sûr qu'elle le soit de façon optimale. Si des moyens supplémentaires ont été mis à la disposition des abattoirs français depuis que la crise de « la vache folle » est entrée dans un stade aigu, je pense que nous devons réfléchir pour l'avenir à la mise en place d'une inspection ante mortem beaucoup plus précise et plus efficace et ce, peut-être en changeant les conditions de réception et d'examen des animaux.

Quand vous recevez à l'abattoir un camion d'animaux qui viennent d'être transportés pendant plusieurs heures et sur plusieurs centaines de kilomètres, il est évident qu'on ne peut fonder sur le comportement de ces bêtes, au moment où elles descendent du camion et qui est le seul sur lequel on se fonde, une appréciation du risque d'encéphalopathie spongiforme.

Poursuivant mon tour dans l'abattoir, j'attire votre attention sur les problèmes liés à l'étourdissement des animaux au moyen de ce fameux pistolet à cheville percutante que l'on emploie pour les bovins. J'ai connaissance d'au moins deux articles scientifiques qui précisent que, dans certains cas, lorsque la charge explosive de la cartouche que l'on introduit dans le pistolet est d'une force trop importante, il peut y avoir embolisation, c'est-à-dire passage de tissus nerveux jusque dans la profondeur de la carcasse. Ils passent par voie sanguine et peuvent se retrouver dans d'autres tissus. Je peux vous montrer une photo indiquant que, dans l'artère pulmonaire, on a pu retrouver des fragments de cinq à dix centimètres de tissu cérébral.

Cette façon d'insensibiliser les animaux pour des raisons « humanitaires », mais aussi de commodité et de manipulation, devrait être réévaluée à la lumière du risque ESB. Il existe sans doute d'autres manières de pratiquer que le recours à ce pistolet. Cela mériterait un examen attentif, car le passage de tissu cérébral dans la circulation est incontestablement lourd de conséquences.

On en a bien heureusement terminé avec la pratique du « jonchage » des animaux, c'est-à-dire de l'emploi de ce jonc de saignée qui venait détruire une partie du cerveau, du bulbe rachidien et de la moelle épinière et émulsifiait ce cerveau dans la circulation sanguine, l'animal n'ayant pas été saigné. Sur ce point, nous étions en désaccord avec la médecine du travail, qui exigeait souvent que ce « jonchage » soit effectif pour des raisons de sécurité des personnels. Cela évitait à ces derniers de recevoir des coups de pieds réflexes de l'animal lorsqu'il était suspendu. Les services vétérinaires ont très souvent, et même presque toujours, été contre le « jonchage », parce qu'avant même la crise de l'ESB, il était source de contaminations profondes et inacceptables des viandes. Le « jonchage » est désormais interdit. Mais il faudrait aller plus loin aujourd'hui et faire disparaître les joncs des abattoirs, puisqu'ils n'y sont plus utilisés. J'ai malheureusement vu dans certains abattoirs le jonc pendu à côté du poste d'étourdissement.

La fente des carcasses reste, quant à elle, aujourd'hui une opération à risque, parce que, sur un animal en milieu ou fin d'incubation, la protéine prion ou l'agent transmissible a effectivement rejoint le tronc cérébral et la moelle épinière. En fendant les carcasses, la lame de scie passe exactement au milieu du canal rachidien, coupant la moelle épinière en deux. Il peut donc y avoir passage de fragments de moelle épinière sur la surface de coupe ainsi dégagée. Cela nécessite, à mon avis, une suppression systématique de la vertèbre - bien entendu, cela vient d'être rendu obligatoire - et, sans doute aussi, un parage soigneux sur la côte, l'entrecôte et le faux-filet de la surface musculaire qui a été en contact avec la lame de scie. S'il reste un problème, je pense que celui-ci se produit au niveau de la surface de coupe.

S'agissant des produits issus des bovins abattus, si la cervelle et la moelle épinière font partie des abats à risque spécifié et sont donc éliminés, en revanche, les ganglions paravertébraux restent dans les morceaux, c'est-à-dire dans le faux-filet, la côte à l'os, l'entrecôte et la basse côte. Il faut changer ces pratiques de boucherie, de façon à apprendre aux gens à parer le morceau de viande qui se trouve contre la vertèbre afin d'éliminer ces ganglions paravertébraux. Ceux-ci ont en effet une infectiosité reconnue sur l'animal en fin d'incubation.

Pour les intestins, qui sont très utilisés pour l'enveloppe de nos produits de charcuterie traditionnelle, voire en consommation directe, l'infectiosité vis-à-vis du risque d'encéphalopathie spongiforme bovine n'a été prouvée que pour l'iléon, c'est-à-dire uniquement pour une partie d'une vingtaine de centimètres.

L'infectiosité du reste de la masse intestinale n'a pas été démontrée. Enlever l'ensemble de l'intestin des bovins est donc une mesure de précaution. Il est possible aussi que ce danger soit inégal suivant les espèces. C'est une question que je pose, même si elle n'a pas de fondement scientifique. C'est une question ouverte, dont je ne voudrais pas qu'elle soit à l'origine d'une nouvelle psychose et d'une nouvelle polémique. Mais j'ai toujours regretté de ne pas avoir suffisamment d'arguments scientifiques pour pouvoir affirmer que l'intestin du porc était sans danger.

Le porc a probablement reçu pendant très longtemps et jusqu'à un passé récent, des aliments composés contenant peut-être des farines contaminées. Le porc n'est pas sensible par voie orale, mais seulement par voie intracérébrale. Mais dans l'intestin, qui est l'organe de réception du prion ou de l'agent transmissible, y a-t-il persistance de ce prion ou non, lorsqu'une dose infectieuse est ingérée ? Et si cette persistance existe, combien de temps dure-t-elle ? Cette question est importante car les produits à base d'intestins de porc, comme les andouilles et les andouillettes, sont très consommés en France. Il y aurait lieu, comme le font les Anglais aujourd'hui avec le lait, de mener certaines expérimentations, de manière à rassurer définitivement le consommateur.

Le sang n'a jamais été reconnu comme infectieux à ce jour ; c'est bien heureux, car quelle que soit l'efficacité de la saignée, il reste environ 45 % à 50 % du sang dans le muscle. Donc, quand on mange du muscle, on mange aussi du sang. Il en va de même lorsque l'on mange du foie, qui reste un organe très gorgé de sang. Le sang fort heureusement n'a pas été reconnu infectieux. J'espère qu'il en sera de même pendant les réévaluations qui doivent avoir lieu dans les mois qui viennent.

En ce qui concerne le thymus, c'est-à-dire le ris de veau, la position que nous avons prise est très spécifique, puisque le thymus a été retiré de la consommation, depuis quelques semaines, alors que le Comité scientifique directeur de l'Union européenne s'apprête à rendre un avis dans lequel il indique que le thymus n'est pas dangereux vis-à-vis du risque d'encéphalopathie spongiforme bovine. Cette mesure de « sur-précaution », prise l'automne dernier, devrait donc être réévaluée, le thymus étant à nouveau autorisé à la consommation, ce qui serait heureux pour les gastronomes.

La rate est éliminée chez le bovin, alors que son infectiosité n'a été prouvée que chez le mouton dans le cadre de la tremblante. Mais c'est de moindre importance, car elle n'est pas d'un grand intérêt économique. Les amygdales sont également éliminées. Il en reste des vestiges sur l'arrière-gorge et j'insiste toujours pour que leur élimination se fasse au mieux, car elles sont, à mes yeux, de véritables nids à microbes.

J'évoquerais enfin trois problèmes importants.

Le premier est celui de la moelle osseuse hématopoïétique. C'est un nom bizarre qui correspond, en fait, à un produit que l'on utilisait, hélas, de façon très commune : la « viande séparée mécaniquement », celle que l'on obtenait après broyage des os et poussage - donc, utilisation de la pression - pour récupérer les 3 ou 4 % de viande qui restaient collés à l'os après désossage. Cette pratique devrait être systématiquement prohibée. Elle est insalubre du point de vue de la sécurité des aliments et représente un danger bien identifié. Elle est d'ailleurs tellement insalubre que les viandes de volaille séparées mécaniquement sont l'un des seuls produits alimentaires pour lesquels on ait le droit d'employer l'irradiation, l'ionisation, à des fins de décontamination. C'est un produit qui présente un risque vis-à-vis de l'encéphalopathie spongiforme quand on broie les os, on récupère la moelle rouge et, dans cette moelle hématopoïétique, il peut y avoir une infectiosité résiduelle. Il faudrait faire disparaître ces « viandes séparées mécaniquement ».

Un autre problème qui doit être rapidement résolu parce que les professionnels s'y intéressent, est celui de la présence de vestiges de ganglions lymphatiques dans les viandes hachées. C'est un problème difficile à résoudre, car cela pourrait aboutir à remettre en question certaines pratiques de découpe et de désossage, qui sont pourtant courantes depuis plusieurs années. Il faut faire disparaître ces vestiges de ganglions lymphatiques, que l'on retrouve encore dans les viandes hachées. La plupart des grands fabricants se penchent déjà sur le problème et devraient modifier leur cahier des charges sur le point du désossage des carcasses.

Le dernier problème est celui des abattages d'urgence.

Je suis stupéfait par l'évolution que connaît la formule de l'abattage d'urgence. En cas d'abattage d'urgence pour cause de maladie, il est évident que, derrière une maladie, on peut cacher beaucoup de choses ; il faut donc être sévère et interdire ce type d'urgence. Reste l'abattage d'urgence pour cause d'accident. Celui-ci ne devrait pas être systématiquement prohibé, sauf à ouvrir un risque très important d'abattages clandestins et de marché noir. Selon moi, ces urgences devraient continuer à rejoindre l'abattoir, quitte à ce que les vétérinaires inspecteurs reçoivent des consignes sévères et des définitions strictes à leur sujet. L'arrêté ministériel du 15 mai 1974 qui définissait les abattages d'urgence allait dans le bon sens et définissait clairement l'accident comme « un traumatisme survenant brusquement sur un animal auparavant en bonne santé ». Je pense que cette définition doit être reprise, de façon à éviter que ne se produise une autoconsommation de viande qui pourrait être dangereuse. Aujourd'hui, j'ai entendu dire que, dans la campagne française, les congélateurs se remplissaient.

Tels sont, en quelques mots, les éléments d'information que je voulais soumettre à votre attention.

M. le Rapporteur : Je vous remercie, monsieur le Professeur, pour cet exposé qui présente des pistes de réflexion et souligne des interrogations. Le premier point sur lequel je voudrais revenir concerne la définition de la viande. Nous connaissons l'importance des échanges européens et vous nous dites que les définitions de la viande varient d'un pays à l'autre. Comment modifier cette situation ?

S'agissant des mesures de retrait dans les abattoirs, étant maire d'une commune dans laquelle se trouve un abattoir, je voudrais faire observer que de nombreux problèmes se posent aussi bien pour les personnels que pour les matériels auxquels on recourt. Ne croyez-vous pas qu'il faille envisager de revoir tout cela dans le cadre d'une réglementation beaucoup plus stricte et précise, car souvent les personnes qui travaillent dans les abattoirs sont démunies et ne savent plus ce qu'il faut vraiment faire. Il faudrait également que les méthodes soient clairement définies.

Vous n'avez pas évoqué les décisions prises par les pouvoirs publics et je comprends bien que cela n'est pas vraiment de votre ressort. Quel regard portez-vous sur les mesures prises par les pouvoirs publics la fin des années 1980 et plus récemment ?

M. Vincent CARLIER : Sur la définition de la viande, j'ai quelques difficultés à vous répondre, dans la mesure où cette question intéresse le monde scientifique, mais aussi les filières alimentaires depuis plus de vingt ans. Lorsque l'on propose une définition de la viande, elle est immédiatement battue en brèche par un certain nombre d'instances car elle comporte de multiples répercussions. En définissant la viande, vous modifiez de façon profonde notamment les règles d'étiquetage. Si vous devez étiqueter tout ce qui n'est pas de la viande, les industriels ont tendance à dire qu'il faut une définition qui soit la plus large possible pour éviter des étiquettes « roman-fleuve », ne serait-ce que dans un but de simplification de la tâche.

En tant que consommateur, je serais beaucoup plus extrémiste et je considérerais la viande comme « chair musculaire », c'est-à-dire le « muscle strié ». Si l'on optait en faveur de cette définition restrictive, les industriels devraient trouver une façon d'étiqueter tout ce que l'on peut introduire dans les produits et qui n'est pas du muscle strié. Un étiquetage convenable sera difficile à formuler pour certains produits, comme ceux de la charcuterie, par exemple, mais la sécurité et l'information du consommateur sont à ce prix. Nous sommes confrontés à une certaine psychose aujourd'hui parce que le consommateur ne s'estime pas assez informé. Les étiquettes sont excessivement vagues. Pour ne prendre qu'un exemple, je dirais que la viande séparée mécaniquement est actuellement considérée comme de la viande, ce qui fait que l'on n'étiquette pas spécialement quand on en rajoute. Cela me semble dommage, parce qu'il s'agissait d'une information que le consommateur est en droit de posséder et d'un élément qui peut aiguiller son choix du produit alimentaire.

Quant aux mesures de retrait prises depuis la fin des années 80, je citerai simplement l'arrêté que nous appliquons dans les abattoirs daté du 17 mars 1992. Il a été modifié onze fois ; chaque modification doit être prise en compte et change les pratiques dans les abattoirs, puisque les gens postés doivent, du jour au lendemain, effectuer une tâche supplémentaire. Pour vous donner un exemple de la complexité des opérations, dans les abattoirs, on effectue le dégraissage superficiel des carcasses. Cela s'appelle l'« émoussage ». Bien souvent, les morceaux de moelle épinière qui traînaient finissaient dans les bacs d'émoussage. Il y avait là un risque de contamination des graisses d'équarrissage ; aussi demande-t-on aujourd'hui aux personnes de considérer cette moelle épinière comme un matériel à risque spécifié. Ce n'est là qu'un exemple pour montrer que l'on modifie fréquemment les pratiques en cours, ce qui pose de réels problèmes.

Les retraits qui sont effectués aujourd'hui sont, à mon avis, judicieux. En tant qu'agent du ministère de l'agriculture, je n'ai pas à m'exprimer sur la pertinence des mesures prises, mais je quitte là ma réserve de fonctionnaire pour parler comme un citoyen éclairé.

Je dois dire que les mesures prises aujourd'hui sont justifiées par le retrait nécessaire des organes pouvant présenter un risque vis-à-vis de l'encéphalopathie spongiforme. Ce risque a été quantifié par le Comité scientifique directeur le 10 décembre 1999 : le cerveau représente 64 % de la charge infectieuse de l'animal, la moelle épinière 26 %, les ganglions nerveux paravertébraux 6 ou 7 %. En y ajoutant l'iléon, la rate et les yeux, on arrive à retirer aujourd'hui, 99,8 % de la charge infectieuse. Nous sommes vraiment dans une zone de sécurité vis-à-vis du consommateur. On va me dire qu'il reste 0,2 %. Ces 0,2 %, je les mets sur le compte des incertitudes en matière de calcul de la charge infectieuse, aussi longtemps que l'on ne connaîtra pas l'agent causal de l'ESB.

Ces mesures sont, pour moi, justifiées. Je ne sais si l'on aurait pu les prendre avant. La Grande-Bretagne a pris des mesures de retrait de certains abats, qu'elle considérait à risque, mais son attitude a été pour le moins ambiguë, puisque ce qu'elle ne consommait pas, elle l'exportait ! Elle pensait qu'il y avait un risque, mais elle n'est pas allée jusqu'au bout, puisqu'elle n'a pas retiré ces abats de la consommation.

Compte tenu de l'évolution des connaissances scientifiques, je pense enfin que la réactivité des pouvoirs publics a été correcte, d'autant que l'on sait les interférences qui peuvent se produire entre les avis européens et franco-français. Je ne m'exprime pas en tant fonctionnaire un peu « fayot » ; je le dis en tant que citoyen qui connaît un peu le dossier de l'encéphalopathie spongiforme, rassuré par les mesures récentes.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais que vous puissiez revenir de façon plus détaillée sur les méthodes d'abattage, puisque vous avez insisté sur les risques inhérents à certaines d'entre elles, ainsi que sur le problème de l'arrivée des bêtes à l'abattoir.

M. Vincent CARLIER : En ce qui concerne les méthodes d'abattage, pour parler clairement, le pistolet à cheville percutante doit disparaître. Il a été employé à la suite du merlin qui était utilisé dans les années 1960. Le masque d'abattage a été remplacé par ce pistolet. Je ne suis même pas sûr que, du point de vue de la protection « humanitaire » des animaux, ce soit un progrès. Les confessions juives et musulmanes ne veulent pas en entendre parler. On doit pouvoir trouver d'autres méthodes d'insensibilisation des animaux qui présentent moins de risques vis-à-vis de l'encéphalopathie spongiforme. Pour moi, le pistolet à cheville percutante est un mauvais instrument, dangereux pour le personnel, mais également pour l'animal, car il y a des ratés et on peut avoir, au lieu d'une protection « humanitaire », de véritables actes de cruauté, certes involontaires. Peut-être la généralisation du box rotatif utilisé pour l'abattage rituel présenterait-elle moins de danger, pour une protection « humanitaire » équivalente.

L'inspection ante mortem pose de graves problèmes et comporte des enjeux économiques considérables ; si l'on veut qu'elle soit efficace vis-à-vis du risque de l'encéphalopathie spongiforme, il faut laisser les animaux se reposer à l'abattoir et, sans vouloir me lancer dans un cours de physiologie, je pense que c'est un problème très délicat. On doit laisser les bêtes s'apaiser. Dans quelles conditions ? Il faudrait des conditions similaires à celles qu'elles connaissaient en partant de l'exploitation. Si vous laissez un animal pendant douze ou vingt-quatre heures dans une étable d'abattoir, au lieu de se reposer et de s'apaiser, cet animal s'excite et on obtient des viandes à évolution anormale, telles que les viandes dites « surmenées ». En voulant mieux faire, on fera pire et l'on portera atteinte à la salubrité même de la viande. Il faut étudier d'autres pistes. J'ai quelques idées sur cette question ; il faudrait mettre au point une autre façon de concevoir cette étape de réception et ce tri des animaux avant l'abattage. Il ne s'agirait pas d'accroître les délais avant l'abattage, mais de faciliter les pratiques d'inspection.

M. Germain GENGENWIN : Vous vous définissez vous-même comme spécialiste « du côté de la fourchette ». Nous vous faisons pleinement confiance de ce point de vue. Mais si nous nous reportons quelques mois en arrière, nous voyons combien la situation a pu être dramatisée : une bête était malade et une grande surface en a profité pour essayer d'en faire une affaire publicitaire. Cela s'est finalement retourné contre elle ; il y a eu ensuite des interventions politiques, puis la déclaration de la ministre de la Santé annonçant un certain nombre de morts et enfin, nous avons vu des images très choquantes à la télévision. Mais nous n'avons pratiquement pas entendu ceux que nous aurions dû entendre, à savoir les services de la santé et les services vétérinaires. Ces services n'ont-ils pas manqué à leur mission ? Aujourd'hui, les Français et l'ensemble des Européens sont très inquiets. La filière bovine est effondrée, avec toutes les inquiétudes que cela suscite.

Or, vous posez encore une question sans y répondre, en vous demandant si l'intestin du porc est bon ou pas. Si la presse, qui nous écoute, soulève cette question, demain, c'en est fini des andouillettes et des saucisses ! Ne devrions-nous pas attendre une information plus précise de votre part ?

M. Vincent CARLIER : Je reviens tout de suite sur mes derniers propos car je ne voudrais pas qu'ils soient mal interprétés. Pour moi, l'intestin du porc est sûr et je continue à titre personnel à consommer de l'andouille et de l'andouillette, mais je regrettais l'absence de fondements scientifiques. On sait cela de façon indirecte, car nous n'avons pas observé aujourd'hui de démarrage de courbe des cas humains, fort heureusement. Quelques expérimentations ont été tentées au Royaume-Uni, mais assez peu en France. Je ne veux pas que mes propos engendrent de psychose à l'égard des intestins de porc. Mais je déplore que nous soyons à la traîne de la recherche anglo-saxonne. C'est dommage, parce que nous disposons d'un marché. Bien entendu, les Britanniques ont 180 000 cas d'encéphalopathie spongiforme bovine et ils sont beaucoup plus concernés que nous. Cependant, la santé de nos consommateurs nous préoccupe tout autant et nous sommes à la traîne.

Je partage votre avis sur le fait que l'épisode déclenchant de la dernière crise
- la dramatisation par une grande surface d'un simple petit problème de fraude, d'une « magouille » -, a été géré de façon imbécile. Cela a abouti à flanquer par terre toute une filière. Les services des ministères ont réagi. Je ne sais pas si l'on peut dire « mollement » car ils ont réagi mais, parfois, les journalistes qui font du sensationnel ont plus envie d'entendre certaines choses que d'autres. Des propos rassurants ou lénifiants ne passent pas.

A la suite de l'épisode de la dioxine du début 2000, nous avons essayé de faire une communication raisonnable avec les gens de la filière de la dinde française. Nous avons rencontré un journaliste médical d'une grande revue à diffusion nationale ; celui-ci nous a gentiment éconduits avec cette phrase très connue : « Monsieur, on ne fait pas d'information avec les trains qui arrivent à l'heure.» Cela signifie qu'en dehors du sensationnel, on a beaucoup de mal à faire passer un message rassurant.

Mme Brugère-Picoux a été sollicitée jour et nuit. Pour ma part, j'ai coupé le téléphone la nuit, mais j'ai été sollicité pratiquement de manière continue ces deux derniers mois. Hier soir, c'était la mairie de Saint-Germain-en-Laye, ce soir, ce sera celle de Château-Thierry. La communication n'est pas institutionnelle. Certains montent au créneau et d'autres restent discrets. C'est là une remarque à adresser aux services de presse des ministères.

M. François GUILLAUME : J'ai une série de questions et d'observations. Tout d'abord, en ce qui concerne la réglementation communautaire, il est certes regrettable de ne pas avoir une réglementation identique mais cela implique à la fois des problèmes sanitaires et économiques. Vous avez parlé du steak haché dont on n'a jamais été fichu d'avoir une définition européenne claire. Si, en France, on sait que c'est du muscle avec un pourcentage de graisses indiqué sur chacun des produits, l'Allemagne y introduit du soja et d'autres choses encore. Se pose alors un problème de concurrence délicat qui révèle une faille importante sur le plan européen.

En ce qui concerne l'étiquetage, je serais plus prudent que vous, car le développement des informations sur l'étiquette est un bon moyen de cacher l'essentiel. Les consommateurs s'y perdent et prêtent attention à des composants sans aucune importance en oubliant l'essentiel. Mais enfin, il s'agit là de problèmes qui relèvent de la Communauté européenne, où l'effort de normalisation s'avère particulièrement difficile.

Vous avez critiqué l'abattage au pistolet à cheville percutante et le jonchage. Tout cela est juste. Cependant, le retour vers l'abattage rituel me semble plutôt compromis, car ce type d'abattage est contesté et constitue déjà en lui-même une dérogation à la règle qui veut qu'on essaie d'éviter de faire souffrir les animaux. Il existe bien la technique du choc électrique, celle qui est utilisée pour les porcs. Mais elle présente l'inconvénient de durcir la viande pour la consommation.

Parmi l'ensemble des mesures de contrôle, vous avez évoqué le contrôle ante mortem. Il s'agit en effet d'un contrôle extrêmement difficile. Il est vrai que ces animaux changent profondément entre le moment de leur départ de la ferme et celui de leur arrivée à l'abattoir après deux heures de transport. Même s'ils n'ont pas accompli un long voyage, on ne les reconnaît plus. Veillons à ce que la recherche du bien ne soit pas plus dangereuse que le mal lui-même. Pour le transport des animaux, par exemple, on a cru bon de faire descendre des animaux pour les faire boire. Sur le papier, c'est facile, mais il faut réfléchir aux conditions concrètes d'application et au coût de telles mesures.

Il est vrai qu'il faut retirer du canal rachidien la moelle épinière qui peut être parfois endommagée par la scie. La rapidité d'exécution est indispensable au sein des abattoirs, les chaînes fonctionnent à une cadence donnée et ne pas les respecter induirait un coût supérieur à la sortie. On ne peut faire abstraction de cet aspect, parce que, malheureusement, en dépit des accords interprofessionnels, les tests sont, en fin de compte, payés par l'agriculteur, puisqu'il est payé sur ce qui reste et non par le consommateur. Si on impose des pratiques nouvelles et coûteuses, le beefsteak atteindra un niveau de prix trop élevé et le consommateur s'en détournera en sorte que tous les agents de la filière se retourneront vers le producteur et essayeront de faire pression sur les prix. Je me demande, par exemple, si le recours à un jet d'eau sur le canal rachidien ne permettrait pas de protéger la viande et d'enlever ce qui a été haché par la scie.

N'oublions pas non plus le problème des suifs. Nous ne savons plus où nous en sommes sur ce plan. On me dit que certaines graisses sont toujours utilisées pour les laits de remplacement, sans lesquels le prix du veau serait excessif, mais nous savons par ailleurs que 200 000 tonnes de graisses viennent s'ajouter aux 800 000 tonnes de bêtes d'équarrissage et de résidus d'abattoirs qui sont traitées chaque année. Comment s'opère le tri ?

J'aborderai enfin la question des bêtes accidentées. Je suis heureux d'entendre vos propos à ce sujet, car je trouve qu'il y a là un gaspillage éhonté. A mon avis, cela n'entraînera pas nécessairement des détournements de trafic et des abattages clandestins, car vous savez aussi bien que moi qu'un agriculteur doit rendre des comptes en fin d'année. Il existe malgré tout un carton sanitaire par animal et il faut bien expliquer ce qu'il est advenu de chaque animal. Cela devient d'ailleurs infernal : les animaux finissent par faire l'objet d'un suivi plus fourni que les familles avec le livret de santé !

En fait, je reproche surtout le systématisme. Le principe de précaution inspire des mesures dont le coût économique est finalement supporté par les producteurs et par les contribuables. Il faut savoir raison garder ! Vous savez mieux que nous, et sans doute pouvez-vous nous le préciser, qu'auparavant, lorsqu'une bête morte malade ou d'accident arrivait à l'abattoir, elle était munie d'un certificat du vétérinaire praticien dont l'agriculteur est client, qui rendait compte de tous les traitements qui lui avaient été administrés, comme ceux d'antibiotiques qui sont réglementés. Une bête accidentée est facile à repérer. Lorsque aujourd'hui, dans mon village, voire dans ma propre exploitation, un animal est écartelé en pleine santé, le vétérinaire arrive immédiatement pour l'euthanasier. Et c'est terminé ! Au regard de ceux qui n'ont pas les moyens de s'acheter de la viande, c'est un scandale qui, lui, n'est pas dénoncé par la presse.

J'espère donc que cette mesure sera revue. Je comprends à la limite que dans les conditions actuelles, pour les bêtes malades, traitées à la pénicilline ou autre, on déroge à la règle en vigueur jusqu'ici, en les mettant directement à l'équarrissage. Mais que l'on conserve au moins les bêtes accidentées, car l'agriculteur n'en tire déjà pratiquement rien. Avant l'intervention de la nouvelle réglementation, quand les bêtes avaient une patte cassée tout près du sabot, on enlevait toute la cuisse. Ce sont là des réflexions, mais elles contiennent leur part d'interrogation.

M. Vincent CARLIER : En ce qui concerne l'insensibilisation des animaux, nous n'allons pas nous lancer dans une polémique sur l'abattage rituel, mais je ne suis pas sûr que celui-ci provoque plus de souffrances que l'abattage au pistolet. Les professeurs de physiologie en discutent depuis trente ans et il y a autant d'arguments d'un côté que de l'autre. Le choc électrique, l'anesthésie par électronarcose, peuvent être utilisés chez les bovins, mais avec une extrême prudence, dans la mesure où, pour insensibiliser de gros animaux, il faut employer des voltages qui ne sont pas forcément compatibles avec la sécurité des personnels. Si c'était si facile, on le ferait depuis longtemps, mais il semble que l'on bute sur des impératifs de sécurité. Pour un mouton, il suffit de 90 volts ; pour un bovin, il faut des voltages bien supérieurs. Il ne s'agit pas tant d'un risque de durcissement de la viande, auquel nous savons remédier, que d'une question de sécurité des personnels à l'abattoir.

En ce qui concerne le contrôle ante mortem, je suis tout fait d'accord avec ce que vous avez dit. Pour l'ESB, le problème est très délicat, puisque nous cherchons à mettre en évidence des symptômes de modification d'un comportement qui sont remarquablement discrets. Ou alors, c'est un constat d'impuissance, c'est dire que nous ne pouvons rien voir à l'arrivée à l'abattoir. Heureusement, un cas ou deux ont été dépistés lors de cette inspection ante mortem au cours de ces derniers mois, ce qui prouve qu'elle a son utilité. Mon propos ne visait en fait qu'à optimiser cette pratique.

Même si l'on ne risque pas de réutiliser le couperet pour le bovin, il faudra malgré tout réfléchir à d'autres méthodes. Dans certaines instances telles que le Centre national du machinisme agricole, du génie rural et des eaux et forêts (CEMAGREF), on réfléchit à une nouvelle façon de pratiquer la découpe des carcasses, non plus avec des scies à ruban, mais avec des scies à boules, ce qui permettrait non plus de fendre, mais d'enlever les vertèbres et le canal rachidien. C'est une recherche très prometteuse pour l'avenir, mais qui aura des répercussions économiques, dans la mesure où trois cents abattoirs devront modifier leurs installations.

Les suifs présentent un problème hypothétique, mais nous sommes là dans le domaine de la précaution. Deux types de matières grasses peuvent être utilisées : les matières grasses dites de « fonderie », c'est-à-dire celles qui sont récupérées sur la carcasse et les matières grasses provenant de la fabrication de la gélatine, c'est-à-dire les matières grasses d'os. A mon avis, ce sont ces dernières qui devraient aujourd'hui faire l'objet d'une interdiction car elles sont en contact avec la moelle osseuse et elles peuvent récupérer une certaine dose d'infectiosité.

L'abattage d'urgence, je partage votre avis, constitue un gaspillage certain. Quant à savoir comment justifier auprès de l'établissement départemental de l'élevage et de la direction des services vétérinaires d'un carton sanitaire sans présenter le bovin qui y correspond, je vous accorde que c'est difficile.

M. Claude GATIGNOL : Nous avons écouté avec intérêt vos conclusions d'homme de terrain qui a passé des années dans un abattoir. Mais, puisque vous nous avez dit que vous étiez plutôt « du côté de la fourchette », j'aurais deux questions à vous poser. Cette alimentation animale qui a fait apparaître, depuis un certain nombre d'années, des farines d'origine carnée a-t-elle eu pour vous une incidence sur la nature même de ce que nous trouvions dans notre assiette et sur la qualité de notre alimentation ? Ce péril venait-il du fait que l'on en donnait aux animaux ou que ces farines de viandes et d'os contenaient des matériaux à risque spécifiés ?

Pour la viande hachée, vous nous avez rappelé que, depuis 1974, nous avions une définition assez précise de ce que doit être la composition du steak haché en France. Mais lorsque nous parlons des viandes hachées, d'autres produits sont concernés, tels que les saucisses, les farces et tout ce qui est proposé à la consommation haché ou réduit en petits morceaux. Nous confirmez-vous qu'en France, la traçabilité de la viande hachée est certaine ? Car l'application de différents arrêtés a conduit à la disparition de fait de la viande hachée artisanale, ce produit ne pouvant être distribué dans nos restaurants de collectivité que s'il a une nature industrielle. Et je regrette un peu le boucher de proximité qui, un quart d'heure avant le repas de la cantine, transportait dans de bonnes conditions, je crois, la viande - le muscle - produite localement, qu'il hachait lui-même. Quel est votre sentiment sur cette question ?

Puisque nous essayons de trouver des cheminements de produits à risque, pensez-vous que des mouvements de viande hachée ont permis d'importer en France ce type de produits en provenance de pays à risque ?

M. Vincent CARLIER : Votre première question relative à l'incidence de l'alimentation animale sur la qualité de l'alimentation de l'homme, est une question presque philosophique, pas technique. Je crois que la réponse est positive et je vais, pour illustrer cette affirmation, prendre des exemples dans des filières extrêmement spécifiques. Je constate que, lorsqu'on organise une dégustation de produits, des jurys de consommateurs savent reconnaître à chaque fois le produit que j'appellerais « bio » et le produit industriel. Par « bio », j'entends, par exemple, celui qui a reçu un peu plus de grain. C'est le cas, en particulier, entre l'_uf d'une volaille qui a mangé du grain et d'une autre qui a mangé des aliments préparés. Il en va peut-être de même pour des productions de viande, mais je pense que c'est plus délicat, notamment pour la viande bovine, car la satisfaction finale du consommateur dépend pour 80 % de la préparation culinaire et pour 20 % seulement des méthodes d'élevage.

En ce qui concerne la viande hachée, vous avez peut-être un peu dérivé dans vos propos sur ce que l'on appelle les « préparations de viande » et les « produits à base de viande ». Je n'entre pas dans les complexités de la réglementation mais, en France, la viande hachée obéit à une définition précise, le steak haché ne contenant que du muscle. En revanche, les préparations de viande, les saucisses, et surtout ce qu'on appelle communément le « hamburger » contiennent de la viande, à laquelle s'ajoutent éventuellement d'autres produits alimentaires. Il a pu y avoir en ce cas une hétérogénéité de la composition de ces produits, s'il y a eu des échanges entre les pays qui interprétaient de façon différente les directives communautaires.

Néanmoins, j'ai personnellement appelé plusieurs fabricants d'une certaine importance pour leur demander si l'on avait importé de la viande hachée du Royaume-Uni. Leur réponse a été négative, pour la raison que le Royaume-Uni n'avait jamais transcrit dans sa réglementation nationale la directive communautaire sur les viandes, ce qui lui interdisait de fait l'exportation de viande hachée. Mais il a pu envoyer des préparations de viandes. Si danger il y a, c'est là qu'il a pu être.

M. Claude GATIGNOL : Quel est votre sentiment sur la nature des préparations de viande que vous évoquez ?

M. Vincent CARLIER : Mon sentiment est celui que je vous donnais précédemment, à savoir le regret qu'il n'existe pas d'étiquetage informant le consommateur de la nature exacte des produits qui entrent dans la composition. Aujourd'hui, on n'étiquette que les protéines végétales car on ne peut pas dire qu'une protéine végétale soit de la viande et, s'il y a 10 % de protéine végétale ou de soja, on est obligé de l'indiquer. Mais si l'on incorpore des produits issus d'un animal, on a encore le droit aujourd'hui d'appeler cela « viande ». Je le déplore, car si l'on insère de la viande séparée mécaniquement ou certains abats hachés, il faudrait, selon moi, que cela figure sur l'étiquette. Le consommateur a droit de le savoir.

M. François GUILLAUME : Vous connaissez parfaitement les abattoirs et il serait important que vous nous disiez ce que vous pensez des abattoirs étrangers qui exportent des viandes vers la France. Je sais que les Etats-Unis, que l'on considère comme un modèle, en fait, n'en sont pas un. Les commissions de vétérinaires envoyées par le ministère de l'Agriculture pour agréer les abattoirs étrangers - je ne sais pas si cela se pratique encore - reviennent parfois désemparées, sachant que, politiquement, il n'est pas possible de refuser tous les abattoirs mais que ceux qui sont agréés sont très loin des normes européennes. Cette remarque peut s'étendre aux pays d'Europe centrale et orientale qui vont rejoindre l'Union européenne et qui nous envoient des viandes. C'est difficilement refusable mais comment cela va-t-il se passer ? D'ailleurs, dans les quinze pays de l'Union européenne, existe-t-il une sorte de « super-contrôle » des abattoirs ? Je ne pense pas à la France, mais plutôt à certains pays légèrement plus laxistes comme, par exemple, les pays du Sud de l'Europe ?

M. Vincent CARLIER : Hors Union européenne, et même en son sein, il est, en effet, des pays qui ne sont pas des modèles d'hygiène. Vous avez évoqué les Etats-Unis. Je peux confirmer votre propos, mais je pense que cela tient à leur manière d'aborder le problème de l'hygiène. De façon extrêmement schématique et quelque peu caricaturale, je dirai que la philosophie des Américains en la matière les conduit à ne pas trop se préoccuper de ce qui se passe en amont et de croire aux vertus d'un traitement final qui va tout assainir. Le tissu agro-alimentaire aux Etats-Unis n'est pas aussi évolué que le nôtre. Il en va de même pour la Grande-Bretagne, où cohabitent deux types d'établissements d'abattage, ceux qui sont agréés pour l'exportation et qui font des efforts et les abattoirs locaux qui ressembleraient plus à ce que l'on appelait, chez nous, avant 1965, les tueries particulières. C'est consternant.

Une instance européenne qui siège à Dublin, l'Office alimentaire et vétérinaire (OAV), est chargée d'envoyer des missions d'inspection dans certains pays du monde ; mais ces missions d'inspection ne procèdent qu'à des constatations. L'OAV n'a aucun pouvoir de déqualification, ce qui est regrettable ; il faudrait lui donner ce pouvoir.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Philippe DESLYS,
responsable du groupe de recherche sur les prions au CEA
et expert auprès du comité interministériel sur les encéphalopathies spongiformes subaiguës transmissibles (ESST)

(extrait du procès-verbal de la séance du 6 février 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. Jean-Philippe Deslys est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. Jean-Philippe Deslys prête serment.

M. Jean-Philippe DESLYS : Comme vous le savez, je suis responsable du groupe de recherche sur les prions au CEA. J'ajouterai, afin de vous mettre tout à fait à l'aise, puisque vous avez rappelé que j'étais à l'origine du fameux test français d'ESB mis au point au CEA, que, travaillant dans un organisme public de recherche où les inventeurs ne touchent strictement rien, je ne suis pas en situation de conflit d'intérêts.

Je me suis, en fait, lancé dans cette problématique de test parce que, médecin de formation, j'ai été confronté au problème lié à l'hormone de croissance : en effet, c'est ainsi que cela a commencé, en 1986, en France. Je me suis occupé de l'évaluation des procédés de purification de l'hormone de croissance et j'ai vu les premiers enfants développant cette maladie. J'étais donc extrêmement sensibilisé aux possibilités de contamination humaine.

C'est ainsi qu'en 1996, lorsque ce problème est apparu, j'ai recherché comment l'on pourrait empêcher la crise. J'ai alors pensé que le seul comportement logique serait de bloquer à l'abattoir les bovins contaminés. Si l'on parvenait à bloquer à l'abattoir les bovins contaminés, ceux-ci n'entreraient plus dans la chaîne alimentaire : le consommateur serait ainsi protégé et il n'y aurait donc plus de raison de craindre une crise.

En protégeant la population, vous évitez une crise économique aux répercussions considérables. Régulièrement, il est vrai, vous entendrez des gens dire qu'ils ne comprennent pas une telle attitude, puisque très peu de patients développent cette maladie : pour eux, il y aurait disproportion entre ses conséquences pour la population et les sommes astronomiques « gaspillées » dans ce domaine, qui pourraient être employées plus utilement ailleurs.

Incontestablement, cette question revêt une dimension particulière liée au fait que, dans notre inconscient, il y a certes l'évaluation du risque mais également la perception du risque. Il faut bien comprendre que l'alimentation est censée apporter la santé, en tout cas être parfaitement saine. Dans l'inconscient collectif, l'idée d'être empoisonné par ce que l'on mange, et surtout l'idée de nourrir ses enfants avec des aliments dangereux, est parfaitement inacceptable. Vous avez là une dimension tout à fait particulière, qui brouille énormément le jeu et qu'il fallait anticiper.

S'agissant de la nature de l'agent, on vous a dit que 90 % des scientifiques imaginent que c'est une protéine autoréplicable. C'est l'hypothèse du prion. D'autres personnes pensent que c'est autre chose. Nous-mêmes avons fait des travaux montrant que, apparemment, l'hypothèse du prion n'expliquait pas tout et qu'il pouvait y avoir autre chose en plus. Mais, à la limite, ce sont des querelles entre spécialistes, qui n'intéressaient personne quelques années auparavant. L'important est d'arriver à protéger la population.

Je m'efforcerai de vous montrer comment on peut avancer à partir d'éléments que l'on n'arrive pas à déterminer, puisque les spécialistes ne sont pas d'accord entre eux. Stanley Prusiner, qui est l'apôtre de l'hypothèse du prion et qui a reçu le prix Nobel en 1997 pour les recherches qu'il a réalisées en ce domaine, disait, jusqu'en décembre 1999, dans les conférences de presse, que l'agent de l'ESB n'était pas responsable de la nouvelle variante. Si le plus grand spécialiste mondial, reconnu comme tel, pouvait tenir ces propos - il a changé d'avis depuis - imaginez le degré d'indécision dans lequel sont plongés les experts, et, par conséquent, les difficultés auxquelles se trouvent confrontés les décideurs, qui n'arrivent pas à trouver des experts d'accord entre eux. Ce qui, par définition, est logique puisqu'il s'agit d'une nouvelle maladie, sur laquelle nous n'avons pas le recul nécessaire. Ce sont donc des concepts qui échappent à la norme.

En 1994, le ministère de la Santé m'avait demandé ce que je pensais des affirmations des Britanniques, selon lesquelles l'agent bovin venait de la tremblante du mouton et, puisque que celle-ci n'était pas dangereuse pour l'homme, il ne fallait pas s'inquiéter, l'encéphalopathie spongiforme bovine ne posait aucun problème. J'avais répondu que ce n'était pas du tout le cas, que c'était le type même du raisonnement aberrant fondé sur une simple hypothèse. En effet, si vous regardez le spectre de transmission de cette maladie à partir du mouton, vous constatez que la tremblante du mouton est une maladie endémique qui existe depuis des siècles et ne pose aucun problème. Les bergers et les vétérinaires n'ont pas plus de maladies de Creutzfeldt-Jakob que les autres populations. A l'inverse, des pays comme l'Australie, ou la Nouvelle-Zélande, dans lesquels il n'y a pas de tremblante reconnue, connaissent le même taux de maladie de Creutzfeldt-Jakob qu'ailleurs. Jusqu'à preuve du contraire, la tremblante n'est pas transmissible à l'homme ou, du moins, une transmission n'est pas détectable dans les conditions habituelles, car il faut bien voir qu'avec des maladies dont la période d'incubation peut atteindre vingt ans, trente ans, voire quarante ans, il n'est pas évident d'arriver à retracer une contamination.

Toujours est-il que la tremblante du mouton était transmissible par voie orale à la chèvre et à la vache et, par voie intracérébrale, à la souris, au vison et au singe. Le fait qu'elle soit transmissible par voie intracérébrale au singe est important : cela montre que si l'on inoculait du cerveau de mouton par voie intracérébrale à l'homme, on obtiendrait une maladie de Creutzfeldt-Jakob. Mais, dans nos pays, que je sache, nos parents et nos grands-parents ont mangé des moutons atteints de tremblante sans que cela pose problème parce que, dans les conditions naturelles, ce n'est pas une maladie transmissible à l'homme.

C'est vrai de la même manière de n'importe quel micro-organisme. Vous avez dans votre intestin des milliards et des milliards de bactéries. Je vous déconseille fortement de vous amuser à vous les injecter par voie intraveineuse et, encore plus, par voie intracérébrale. Vous avez des barrières naturelles. La maladie résulte de l'inadéquation entre l'attaquant - le micro-organisme - et les défenses de l'hôte.

La tremblante du mouton ne posait donc pas de problème naturel. Par contre, en observant l'encéphalopathie spongiforme bovine, on se rend compte d'emblée que l'on n'a pas du tout le même spectre de transmission. Cette maladie s'était transmise naturellement à toute une série de ruminants et de carnivores et par voie intracérébrale au singe, au porc. A l'époque, j'avais indiqué que c'était une pure hypothèse d'affirmer qu'elle n'était pas transmissible à l'homme. On pouvait tout à fait sur cette base constater qu'existait là une souche plus virulente au sens microbiologique classique du terme, sans qu'on soit d'accord sur la nature de l'agent. Dès lors que vous avez une souche d'un agent qui présente des propriétés différentes, on ne peut absolument pas affirmer qu'elle n'est pas dangereuse pour l'homme. Voilà ce que je disais alors ; malheureusement, vous le savez, cela s'est confirmé.

C'est ce qui a été à l'origine de la crise de 1996. Au cours du congrès international que nous avions organisé à Paris, au Val-de-Grâce, brutalement, tous nos amis britanniques ont quitté la salle. C'était un peu surprenant et nous avons appris a posteriori qu'ils avaient été rappelés par leur gouvernement, parce que le ministre anglais de la Santé annonçait au Parlement la découverte d'une nouvelle forme de maladie chez l'homme, cette fameuse nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob chez des patients anormalement jeunes. Ils étaient dix cas à l'époque -  ils sont quatre-vingt-huit aujourd'hui - pour lesquels, en matière épidémiologique, on ne retrouvait rien : pas de contamination par l'hormone de croissance, pas de mutation, rien en dehors du fait qu'ils avaient le malheur d'être nés dans le pays on l'on recensait le plus grand nombre de cas de maladie dite de la « vache folle ».

Sur le fondement d'arguments épidémiologiques, il s'agissait d'une nouvelle maladie avec des lésions tout à fait particulières chez des personnes anormalement jeunes. Quand tous nos collègues ont repris leurs lames sur des patients de moins de quarante ans, ils n'ont jamais retrouvé ces lésions. C'était vraiment tout à fait nouveau. Les arguments épidémiologiques montraient un signe très fort indiquant un passage à l'homme.

Ensuite, nous avons regardé sur les singes ce qu'il en était. Ce travail s'est fait en laboratoire. Nous avons retrouvé exactement les mêmes lésions chez les macaques que l'on avait inoculés avec l'agent bovin par voie intracérébrale. Nous avions donc la même signature. C'était la première preuve expérimentale que nous avons publiée en juin 1996 dans Nature.

Puis nos collègues britanniques ont montré que le profil électrophorétique de cette fameuse protéine anormale - c'est-à-dire en Western Blot, technique où l'on sépare le marqueur spécifique de cette maladie - était chez les patients atteints de la nouvelle variante tout à fait particulier, différent de tout ce que nous connaissions précédemment. Nous avons retrouvé le même profil chez le premier patient français qui a développé cette maladie, dans la région de Lyon. En revanche, nous ne l'avons pas trouvé chez un deuxième patient qui présentait des signes différents et qui a donc été confirmé comme étant atteint d'une autre maladie.

Enfin, les Britanniques ont montré - mais nous l'avons fait également en France - que, si on inocule la souche bovine à la souris, on a ce qu'on appelle un profil lésionnel : selon l'agent qui vient du bovin, du mouton, mais même de différents moutons, selon la forme de la maladie, vous aurez une signature caractéristique lorsque vous l'inoculez à l'animal. Cette signature différente est liée au fait que ces souches ont des propriétés différentes, ce qui explique que les signes cliniques diffèrent, étant liés au fait qu'elles ne touchent pas exactement les mêmes zones du cerveau. Dans des zones différentes, vous n'avez pas le même profil. Par exemple, on observe une coupe du bulbe criblé de trous par l'agent de l'ESB ; avec la nouvelle variante, on constate la même chose. En revanche, avec la tremblante, toujours dans la même zone du cerveau, le bulbe ne présente pas d'anomalie. C'est typique. Cet ensemble de preuves a constitué la démonstration expérimentale que l'agent responsable de la plus importante contamination bovine que l'on ait jamais vue en Grande-Bretagne et l'agent qui avait contaminé l'homme étaient exactement les mêmes, issus de la même souche.

Nous n'avons pas la démonstration que cette contamination soit passée par voie orale, mais nous ne voyons vraiment pas comment cela a pu passer autrement. Nous ne sommes plus dans le cadre de la science, mais de l'enquête policière où, après avoir éliminé toutes les causes possibles, vous concluez. Je fais toujours la comparaison avec la situation dans laquelle vous trouvez quelqu'un enfermé dans une pièce seul, un pistolet à la main, avec à ses pieds un cadavre tué par balles. Vous ne l'avez pas vu tirer mais, vraiment, vous ne voyez pas ce qui a pu se passer d'autre.

L'hypothèse de la contamination par voie orale est donc la plus vraisemblable aujourd'hui.

Le problème considérable auquel on est confronté est que personne ne peut dire combien d'hommes vont développer cette maladie au final. Nous ne connaissons pas la durée de la période d'incubation, ce qui me fait dire que nous ne savons pas quand les cas actuels ont été contaminés à l'origine. Représentent-ils le pic de l'épidémie ? Auquel cas, même si nous sommes désolés pour les patients atteints et leur famille, nous sommes rassurés pour la population dans son ensemble, parce que la situation va s'améliorer. Ou bien ne représentent-ils que le tout début d'une énorme vague ? Nos craintes se fondent notamment sur l'expérience du Kuru.

Le Kuru était une maladie liée à des contaminations lors de rites cannibales dans des tribus de Papouasie-Nouvelle-Guinée. L'expérience nous fait dire que les cas les plus jeunes que l'on ait pu observer concernaient des enfants de quatre ou cinq ans - ce qui implique une période d'incubation minimale de quatre ans et demi chez l'homme - et que les plus anciens ont été développés en 1998, soit plus quarante ans après la contamination. Voyez que la durée d'incubation s'étend de quatre à quarante ans, avec une moyenne de douze ans.

Douze ans en moyenne, cela paraît peu mais c'était dans des conditions très particulières, avec une souche humaine, c'est-à-dire parfaitement adaptée à son hôte, les meilleures conditions possibles pour la contamination, avec des gens qui manipulaient et mangeaient directement du cerveau infecté. C'est la raison pour laquelle cela touchait principalement les femmes, car c'étaient elles qui étaient chargées de la « cuisine », qui mangeaient les bas morceaux - les muscles étant réservés à l'homme - et qui pouvaient alors contaminer leurs enfants.

Donc, on peut penser que, chez l'homme, la période d'incubation serait susceptible d'atteindre quarante ans et plus. Telles sont les raisons pour lesquelles les épidémiologistes ne peuvent pas vous dire si nous aurons moins de cent cas ou plus de cent mille. Les premières estimations atteignaient même plus de cinq cent mille. Aujourd'hui, on envisage deux ou trois mille cas en Grande-Bretagne, et peut-être dix fois moins en France compte tenu des importations. Mais ce sont des hypothèses, certes raisonnables, mais des hypothèses tout de même ; pour le moment, nous n'avons aucune certitude.

Vous voyez donc qu'en 1996 nous avons toutes les amorces d'une crise. D'autant que quelques problèmes subsidiaires viennent s'ajouter. On se rend compte, premièrement, que plus de 900 000 bovins sont entrés dans la chaîne alimentaire humaine en Grande-Bretagne, dont près de la moitié avant l'interdiction des abats à risque, c'est-à-dire avant l'interdiction du cerveau et de la moelle épinière, qui sont les tissus les plus contaminants que l'on connaisse. Ce sont d'ailleurs les seuls que l'on connaisse comme étant contaminants chez les bovins contaminés par voie naturelle. Deuxièmement, on sait que les moutons ont reçu exactement les mêmes farines. Or, ces derniers sont très sensibles à ces agents et l'on ne sait pas faire la différence entre la tremblante et l'ESB - du moins pas de manière simple. Troisièmement, le nombre de cas chez l'homme va augmenter, mais on ne sait pas dans quelles proportions. Potentiellement, il y a des possibilités de transmission secondaire, notamment par transfusion sanguine. J'y reviendrai tout à l'heure, cette souche présente malheureusement chez l'homme des propriétés particulières.

Quel est le risque pour l'homme ?

On lit beaucoup de choses dans les journaux et les gens paniquent parce qu'il y a mélange des genres. Les cas actuels sont dus à des contaminations qui ont eu lieu il y a très longtemps, liées aux importations de viande britannique. Quand je dis viande, entendons-nous bien, je pense immédiatement à la cervelle, à la moelle épinière et à tout ce qui a pu contenir des tissus contaminants de bovins britanniques. Si vous mettez, comme je l'ai fait, sur un même graphique les cas britanniques plus les cas français d'ESB, vous vous rendez compte, même s'il manque quelques cas français qui sont apparus depuis lors, que les cas français sont totalement écrasés par les 180 000 cas britanniques. De même, si l'on essaie de se rendre compte de ce qu'il s'est passé en France pour essayer de définir le degré d'exposition de notre population, il faut diviser ces chiffres environ par 10 pour tenir compte du pourcentage de viandes britanniques consommées par la population française. À cela vous ajoutez l'embargo de 1996, en considérant qu'il a été efficace et vous voyez là encore que l'immense vague de contamination est antérieure.

Ce qui est vraiment dangereux, ce sont les abats : cerveau, moelle épinière. En prenant les exportations d'abats du Royaume-Uni, on a une mauvaise surprise : on constate en effet que, à partir de 1987, celles-ci ont été multipliées environ par un facteur vingt. En fait, on ne sait pas exactement quels abats ont pu être exportés. Je tiens ces chiffres de Mme Brugère-Picoux. Ils ne recouvrent donc pas que le cerveau et la moelle épinière, mais ils indiquent néanmoins un phénomène de croissance. Donc, les abats sont interdits en novembre 1989 dans l'alimentation humaine au Royaume-Uni et en février 1990 en France. Entre ces deux dates, il y a peut-être eu encore des transferts. On ne sait pas trop ce qu'il s'est passé, mais incontestablement la période à risque est là.

Je voudrais souligner que les risques que nous courons aujourd'hui sont infiniment moindres. Les cas n'ont strictement aucun rapport. Toutes les précautions sont prises pour l'élimination des abats à risque, notamment cerveau et moelle épinière, qui sont les tissus les plus dangereux.

Mais pour mieux appréhender le risque, il faut ajouter une précision. Un cerveau pèse de l'ordre de 500 grammes, la moelle épinière 200 grammes, soit 700 grammes au total. Ce sont vraiment les parties les plus dangereuses, mais il faut bien voir que ces agents se disséminent tout le long des nerfs, par voie ascendante ou descendante. Donc, quand on vous dit qu'il n'y en a pas dans le muscle, il ne faut pas perdre de vue deux aspects. D'une part, c'est un muscle qui a été prélevé très proprement par un scientifique, lequel n'a surtout pas ouvert le système nerveux central avant ce prélèvement. Or j'ai cru remarquer que, dans les abattoirs, ce n'était pas tout à fait la technique utilisée, puisque l'on coupe les carcasses en deux en passant par la moelle épinière. On nous explique que nous avons des « as de la scie » qui veillent à ne pas entamer la moelle épinière, mais ce n'est pas tout à fait ce que j'ai vu. En tout état de cause, il y a les gros troncs nerveux qu'il faut bien couper.

D'autre part, vous avez des nerfs jusque dans les muscles. Quand on dit que ce n'est pas dangereux, cela signifie en fait qu'on se situe en deçà de la dose détectée comme étant dangereuse, en dessous de la dose contaminante.

C'est-à-dire que, quand vous l'inoculez à une souris, vous ne détectez rien. Inoculer à une souris signifie que vous êtes capables d'inoculer dans son cerveau 20 microlitres au maximum, soit, en pratique, 2 milligrammes de tissu. Donc, si votre infectiosité est répartie dans un plus grand volume et que vous êtes en dessous du seuil fatidique, vous ne détectez rien, par définition.

La courbe que j'avais établie en novembre fait ressortir les cas par année de naissance : en effet, il est plus intéressant de présenter l'atteinte, non pas par année d'apparition mais par année de naissance, puisqu'en France on détruit tout le troupeau chaque fois qu'il y a un cas. Vous constatez un premier pic en 1988-1989. C'est le moment où les farines anglaises entrent sur notre territoire ; puisqu'elles sont interdites au Royaume-Uni, les Britanniques les bradent et les exportent massivement partout où ils peuvent. Puis, il y a une interdiction. On en voit l'effet mais, ensuite, la courbe des cas remonte de manière extrêmement inquiétante. J'ai mis les deux représentations afin que vous ne soyez pas abusivement rassurés par la première courbe établie en mai 2000, où vous voyez que cela décroît. Cette décroissance traduit simplement le fait que nous n'avons pas assez de recul. C'est une maladie dont la moyenne d'incubation est de cinq ans. Donc, nous ne voyons pas tous les cas de 1995 en 2000. En se plaçant non plus en mai mais en octobre, on voit que la décroissance est en train d'être compensée très largement.

Par ailleurs, quand on regarde les années d'apparition des cas, on constate un phénomène très inquiétant que j'avais signalé dès 1998 ou 1999, c'est l'apparition de cas chez des bovins de quatre ans, anormalement jeunes, alors qu'en principe plus aucune farine animale ne rentre. Par définition, s'il y a un petit quelque chose qui rentre, cela devrait toucher des bovins de plus en plus âgés, parce que la période d'incubation est proportionnelle à la dose : plus la dose est faible, plus la période d'incubation devrait être longue. Donc, nous devrions voir apparaître la maladie chez des bovins âgés. Le fait que des bovins anormalement jeunes soient touchés peut signifier soit une contamination très précoce, soit des doses infectieuses importantes, soit les deux.

Ce phénomène très inquiétant se traduit par cette courbe. Lorsqu'on fait le bilan en 2000 sur l'autre graphique, les échelles sont complètement écrasées et présentent un aspect exponentiel. Il est exact que vous avez un effet boule de neige. Vous avez une amplification du phénomène, parce que plus il y en a, plus les gens sont attentifs. De plus, la campagne de test a commencé, augmentant d'environ 30 % le nombre de cas détectés. Mais ce n'est qu'une amplification de quelque chose qui existe.

Nous savons que l'épidémie a été amplifiée par les farines de viande et d'os. C'est très clairement établi. Quant à son origine, nous ne savons pas si elle provient d'une souche de tremblante ou d'une souche qui aurait existé chez les bovins de manière sporadique, comme la maladie de Creutzfeldt-Jakob sporadique existe chez l'homme.

Toujours est-il que l'ESB a été favorisée par le changement du mode de fabrication des farines et l'abaissement des températures, lesquels ont accru la probabilité de contaminer des animaux. Puis, la machine infernale a été amorcée, les premiers bovins malades sont entrés dans la chaîne, ont été transformés en farines, et les Britanniques ont réussi à contaminer l'ensemble de leur cheptel puis l'ensemble de l'Europe, à des degrés moindres du fait du coût de transport des farines. Elles représentaient des tonnages importants ; les transporter au plus près était le mieux. Il ne devient rentable de les transporter loin que si elles ne valent plus grand chose sur place. Voyez la logique du système.

En tout cas, ce sont les farines de viande et d'os qui, très clairement, sont à l'origine du problème britannique. Cela dit, ce n'est peut-être pas le seul vecteur. C'était le plus apparent. C'est lui qui est à l'origine du maximum de contaminations, mais celles que l'on voit apparaître ne sont plus forcément dues aux farines ou uniquement à elles. Dès lors que vous avez une contamination à très large échelle, de nouveaux phénomènes peuvent apparaître, notamment des contaminations à des taux supérieurs à ceux que l'on avait à l'origine.

Je vous ai dit que le problème était, à l'origine, britannique, avec près de 900 000 bovins contaminés estimés comme étant passés dans la chaîne alimentaire : les cas de NAIF - nés après l'interdiction des farines animales, chez nous, et born after the ban, pour les Britanniques - indiquent que nous n'avons pas complètement maîtrisé le phénomène. Il y a la transmission potentielle au mouton et la transmission à l'homme dont le nombre de cas va croissant. Le verrou logique à mettre en place était la mise au point et l'utilisation à grande échelle de tests rapides et sensibles afin, d'un côté, d'éliminer tout ce qui pouvait continuer à entrer dans la chaîne alimentaire humaine et, de l'autre, d'éviter les risques de transmission secondaire par la transfusion et les greffes, puisque le gros problème de ces agents est leur formidable potentiel d'amplification : avec une particule infectieuse, vous en fabriquez des milliards. Il faut donc vraiment casser la chaîne.

Vous connaissez tous les mesures de protection de l'homme. C'est, tout d'abord, l'élimination systématique des abats à risque, parmi lesquels la cervelle et la moelle épinière sont les tissus les plus importants. Sachez que lorsque l'on dit que l'iléon est dangereux, cela n'a été trouvé que dans le cas de bovins contaminés de manière artificielle avec de très fortes doses d'agent infectieux par voie orale - 100 grammes de tissus infectés. Chez les bovins développant naturellement une ESB, on n'a rien trouvé. Cela ne veut absolument pas dire qu'il n'y ait pas d'infectiosité dans l'intestin, mais seulement que l'on est en dessous du seuil.

L'élimination du troupeau est la politique décidée en France ; en Suisse, ils éliminent la cohorte ; au Royaume-Uni, ils n'éliminent rien du tout, mais bloquent tous les bovins de plus de trente mois pour qu'ils n'entrent pas dans la chaîne alimentaire. La mise en quarantaine a été dévoyée parce qu'une mise en quarantaine, cela signifie quarante jours. A l'origine, cette durée était adaptée aux maladies virales classiques de nos ancêtres. Sur des maladies dont les périodes d'incubation peuvent atteindre des années, cela signifie un embargo.

L'exclusion du don du sang est une autre des mesures prises. Elle touche les personnes ayant séjourné sur les îles britanniques mais également maintenant celles qui ont séjourné en France.

Des mesures ont également été prises à l'égard des farines, ainsi que dans les abattoirs, où nous pratiquons l'élimination ciblée. Nous n'avons pas été les seuls à y penser. L'Union européenne a lancé, en 1998, une opération d'évaluation des tests qui pourraient être utilisables à l'abattoir. Il était demandé de donner un résultat en moins de vingt-quatre heures et de proposer un matériel susceptible d'être industrialisé. Pourquoi moins de vingt-quatre heures ? Parce que vous avez, après l'abattage, ce que l'on appelle une phase de ressuyage : après avoir abattu et découpé la bête, on la laisse en chambre froide jusqu'au lendemain matin. Cela laisse donc un délai pour obtenir un résultat, parce qu'ensuite l'animal est découpé, les avants partent en viande hachée, etc. Techniquement, si l'on ne voulait pas bloquer les abattoirs, c'était le créneau possible.

Douze dossiers de tests ont été soumis à la Commission. Quatre ont été sélectionnés par les experts européens : un test britannique développé par la société Wallac, basé sur une technique de luminofluorescences ; le test suisse Prionics, basé sur une technique de Western Blot ; un test irlandais développé par la société Enfer, qui était un test Elisa, simple et rapide ; et le test que nous avions développé, qui à l'origine n'avait pas de partenaire industriel. C'était donc un test de recherche, mais préindustriel. Le CEA est un institut public de recherche. Nous dépendons du Gouvernement et n'avons aucune vocation à commercialiser quoi que ce soit. Mais notre objectif était de fournir un outil qui puisse être mis à disposition. Nous avons obtenu quelque chose d'un peu sophistiqué parce que je m'étais rendu compte très rapidement que le seul marqueur que nous ayons pour ces maladies est cette fameuse protéine anormale du prion. Tous les tests sont basés là-dessus. On peut la purifier, elle s'accumule de façon proportionnelle à l'agent. Dans l'hypothèse du prion, c'est l'agent lui-même.

Mais je m'étais rendu compte rapidement que le problème était le manque de sensibilité. Or, si l'on veut protéger les gens, il faut un test sensible, sinon, certes, vous enlevez quelques bovins, mais qu'en est-il pour les bovins que vous avez laissé passer ? C'était le fond du problème. Nous avons donc un test en deux parties, avec, d'une part, une purification de cette protéine anormale et, d'autre part, un test Elisa sensible. Le principe de tous ces tests repose sur ce marqueur. La protéine du prion est une protéine normale de l'hôte ; elle est présente chez tous les mammifères, et ce sont les petites différences qui existent entre le mouton et nous, entre le bovin et nous, qui créent la barrière d'espèces. C'est ce qui fait qu'un agent ne passe pas facilement d'une espèce à l'autre. Cela dit, lorsque vous y mettez la dose par la bonne voie, vous arrivez à passer.

Quand on fait agir une protéase, la protéine normale est entièrement détruite. Chez un animal infecté, elle s'accumule, elle n'est pas détruite, elle résiste. C'est d'ailleurs parce qu'elle résiste à la dégradation par une protéase qu'elle s'accumule, la cellule n'arrivant pas à s'en débarrasser. C'est ce que l'on appelle un mécanisme de transconformation : si cette protéine possède sous sa forme normale essentiellement une structure en hélice alpha, lorsqu'elle s'accumule et devient anormale, elle acquiert une structure dite en feuillets bêta, qui favorise l'agrégation. Vous imaginez aisément qu'une chose très agrégée va résister à la dégradation.

Cela explique les propriétés tout à fait extraordinaires de résistance de ces agents. Ils résistent même dans le sol : vous avez des champs à tremblante comme vous avez des champs à charbon. Il est une expérience célèbre d'un chercheur qui, pour vérifier cette résistance, avait pris du cerveau et l'avait mélangé à de la terre. Il avait ensuite séparé ce composé en deux, dont une moitié fut mise au congélateur, l'autre dans un pot de fleurs exposé aux intempéries pendant trois ans. Au bout de trois ans, il déterra le pot et récupéra la terre dessus et dessous, ainsi que celle mise au congélateur. Il les a inoculées à des animaux et s'est rendu compte qu'il avait perdu moins de deux log - en l'occurrence un facteur 6 - dans la terre du dessus. C'est dire que ces agents présentent une résistance tout à fait extraordinaire à la dégradation. Pour comprendre la logique, il faut se dire que tout ce qui favorise la dessiccation favorise la résistance. Il faut raisonner comme avec des spores, avec du clostridium, avec des choses qui sporulent. Dès que c'est agrégé, ça résiste. Toujours pour l'anecdote, quand les voisins ont appris cela, plus personne ne voulait acheter sa maison, il a subi une moins-value très importante, alors que c'était une souche de laboratoire qui ne posait pas de problème. Voilà encore un aspect de la perception du risque, qui est donc différente de son évaluation. Il n'y avait pas d'agent infectieux dans la terre du dessous ; il s'est donc produit une adsorption au contact de la terre présente en superficie. Ce qui pose des problèmes, par exemple pour les effluents des abattoirs ou des centres d'équarrissage.

Le premier article en anglais que je vous ai remis sur les bases scientifiques des tests a été publié en juillet 1999 dans Nature. L'évaluation s'est déroulée en mai 1999. Le test A, le test britannique, a été recalé. Il y avait des faux positifs et des faux négatifs. C'était le moins sensible. Les trois autres ont été validés parce qu'ils ont été capables de détecter tous les bovins qui présentaient des signes cliniques et ne se sont jamais trompés sur un bovin qui n'avait aucun signe. Donc, techniquement, vous aviez trois tests qui étaient bons pour trouver des bovins ayant des signes cliniques.

Mais ce n'était pas le plus intéressant, en tout cas, de notre point de vue. Le plus intéressant, c'était d'aller le plus loin possible pour protéger les gens. Ce fut l'objet de la deuxième partie de l'évaluation, la comparaison de la sensibilité. Ils ont pris des cerveaux positifs, ont fait des dilutions, ont donné tout cela en aveugle aux laboratoires et ont comparé les résultats. Le test B, le test suisse, était dix fois plus sensible que le test A, qui avait été recalé. Le test C, Enfer, était 30 fois plus sensible que le test A ; et le test D, le test français, était 300 fois plus sensible. Nous étions très fiers. Nous avions réussi à mettre au point le meilleur test de ce point de vue.

Le principe de ce test est le suivant. La première étape est celle de la purification, sur laquelle j'ai déposé un brevet car une petite centrifugation permet, en cinq minutes, d'avoir le résultat alors que, auparavant, il fallait des heures d'ultracentrifugation. Vous obtenez un petit culot, vous le resuspendez et faites un test Elisa, un test sandwich comme cela se fait partout.

Mais l'important n'est pas d'avoir le test le plus sensible, c'est de savoir ce que ce test apporte pour la protection du consommateur. Cela fait l'objet d'un article qui vient de paraître dans Nature. Nous avons regardé ce que ce test permettait, c'est-à-dire ce qu'il signifie pour les bovins qui ne sont pas détectés positifs. Quel degré de confiance peut-on avoir sur l'utilisation d'un tel test ? Nous nous heurtions à deux obstacles : premièrement, nous ne connaissons pas la dose infectante pour l'homme par voie orale ; deuxièmement, aucun test ne garantira jamais que vous n'ayez pas un bovin infecté, car il y a toujours un moment où votre bovin est infecté avant que votre test devienne positif. D'autant plus que ces tests sont utilisés au niveau du système nerveux central - actuellement, c'est ainsi qu'ils sont conçus. Il faut donc le temps que l'agent chemine jusqu'au système nerveux central.

Le raisonnement est le suivant : comparons avec l'inoculation par voie intracérébrale de la souris, qui est le test de référence. Si l'on prend un échantillon qui a été titré sur une souris, on constate qu'à la dilution 1 pour 1000, où nous continuons à détecter la contamination avec le test, il n'y a plus qu'une souris qui est positive, c'est-à-dire que nous sommes en dessous de cette fameuse dose létale de 50 % - celle qui tue 50 % des souris. En deçà, quand on ne tue plus aucune souris, nous sommes en dessous du seuil de positivité du test, c'est-à-dire que nous avons un test qui est aussi sensible que le bio-essai, à savoir l'inoculation à la souris. La démonstration devient intéressante car nous avons expérimentalement les échelles de comparaison. Nous savons qu'un bovin contaminé par voie orale est beaucoup moins sensible qu'une souris contaminée par voie intracérébrale et qu'il a un facteur 100. Donc, avec les 100 milligrammes de cerveau utilisé pour tracer la courbe précédente, nous avons de quoi tuer 200 souris, mais seulement deux bovins.

De même, on sait que l'homme contaminé par voie orale est censé être moins sensible que le bovin, du fait de la barrière d'espèces. Dans la pire des hypothèses, nous serions aussi sensibles. Je rappelle que 180 000 bovins ont développé la maladie en Grande-Bretagne. J'espère pour nous que nous sommes beaucoup moins sensibles. Dès lors que vous avez un test qui est aussi sensible que pour la souris, en théorie, si vous l'utilisez, vous éliminez tous les bovins qui sont dangereux pour la souris ; donc, vous éliminez tout ce qui est dangereux pour l'homme.

Voilà pour la protection du consommateur. Ensuite, vous avez le problème de la confirmation, celui des faux positifs potentiels. On vous dit que c'est bien beau d'avoir un test sensible, mais que vous aurez des faux positifs et tout bloquer. Non, un test de screening est fait pour protéger mais, derrière, il faut un test de confirmation. On ne nous l'avait jamais demandé mais j'en ai tout de même développé un. Donc, il est possible d'avoir un Western Blot aussi sensible que ce test à grande échelle pour obtenir cette confirmation. Techniquement, si on le désire, on peut avoir très rapidement un résultat. Il faut, premièrement, que le test soit bien utilisé et, deuxièmement, mettre en place très rapidement un test de confirmation, de manière à ne rien bloquer. Il faut, à mon sens, arrêter de mettre en opposition les tests. Il se trouve que, pour le moment, c'est celui-là le meilleur mais, demain, c'en sera un autre. Ce qu'il faut retenir, c'est qu'il est possible d'avoir des outils techniques qui vous donnent des garanties, sans pour autant bloquer toute l'économie et toute la chaîne.

C'est vrai chez les bovins, c'est vrai également chez les moutons. Ce genre de tests fonctionne très bien pour les moutons également, c'est-à-dire que le même outil devrait permettre de protéger la filière ovine si nécessaire. D'ailleurs, les Allemands demandent que l'on commence à l'utiliser à grande échelle.

Venons-en à la contamination humaine. Sur les deuxième et troisième patients français, on trouve ce marqueur au niveau des amygdales, alors que l'on ne le retrouve pas chez les patients qui développent une maladie de Creutzfeldt-Jakob habituelle. En d'autres termes, à partir du moment où on le trouve dans la rate, les plaques de Peyer, les ganglions lymphatiques, les amygdales, etc., potentiellement, vous avez un risque pour le sang, que l'on ne connaissait pas jusqu'à maintenant avec les formes habituelles de maladies de Creutzfeldt-Jakob, pour lesquelles il n'y a pas de risque de transfusion sanguine reconnu. C'est le nouveau problème que nous avons avec cette maladie.

De nouveaux tests arrivent. Ils seront évalués par la Commission européenne. Les Britanniques en ont un nouveau, les Américains en présentent un. Prionics a maintenant un test Elisa parce qu'ils se sont rendu compte qu'avec le Western Blot, ils rencontraient un problème technique. Nous-mêmes avons d'autres choses sous le coude. Même si l'on est d'accord avec l'hypothèse du prion - celui de la protéine autoréplicable - même si c'est un virino, c'est-à-dire un petit acide nucléique protégé par une coque constituée de cette fameuse protéine anormale, même si c'est un autre type de virus non identifié, à la limite peu importe, laissons cela aux spécialistes. L'important, c'est de se débrouiller pour que la population soit protégée.

M. le Rapporteur : La dernière partie de votre intervention sur les tests ne peut que soulever de nombreuses questions. Vous évoquez toute la recherche que vous avez faite et la sensibilité plus forte de votre test. Or, c'est un autre qui a été choisi par les autorités françaises au nom, dit-on, de l'expérience et de l'antériorité. A votre avis, sont-ce les seuls motifs qui sont entrés en ligne de compte ? Nous sommes assez surpris du choix du test et souhaiterions des éclaircissements sur ce choix.

Vous évoquez également des tests ou des perfectionnements que vous avez « sous le coude ». De quels moyens disposez-vous pour progresser dans ce domaine ?

M. Jean-Philippe DESLYS : Je ne peux que considérer que le choix du test a été bon puisqu'il est le fait du Gouvernement. Par définition, il a été opéré en fonction de critères qui sont les siens. J'ai cru comprendre qu'à l'origine, le problème n'était pas un problème de protection du consommateur. Les tests n'étaient pas pris sous cet angle. L'idée était d'accumuler du savoir, d'avoir plus de connaissances épidémiologiques. C'était l'avis d'un certain nombre d'experts.

Je vous ai présenté un cheminement logique. Je dis certaines choses depuis le début. Elles semblent logiques à tous aujourd'hui, mais quand je les disais à l'époque, je n'étais pas écouté. Les experts considéraient que jamais un test ne permettrait de faire quoi que ce soit, qu'il ne serait jamais assez sensible, qu'il n'y aurait jamais les cadences nécessaires. Bref, ils imaginaient toute une série d'obstacles.

J'ai l'impression également que l'opinion qui prévalait - mais c'est une analyse qui m'est propre - consistait à penser que, si l'on creusait la question, on ferait apparaître encore plus de cas et l'on mettrait encore plus en péril le système, alors que le problème était en train de se résoudre tout seul. Il suffisait d'attendre, le nombre de cas allait décroître. Les scientifiques qui cherchaient absolument à faire des exploits techniques étaient un peu considérés comme des empêcheurs de tourner en rond.

C'est ainsi que je l'ai ressenti. L'analyse était que l'ESB était un problème passé, en train de disparaître, et que, dès lors, il suffisait d'attendre. Une simple étude épidémiologique permettait d'avoir l'assurance que finalement l'on était dans une phase de décrue, que le danger était passé, et que tout allait rentrer dans l'ordre.

Je me suis un peu heurté au système. Je n'ai jamais été missionné pour mettre au point un test de dépistage de l'ESB. Normalement, notre mission n'est pas de développer ce genre de recherches ; je me suis donc retrouvé un peu en porte à faux. A l'heure actuelle, je ne m'occupe plus vraiment du développement de ce test. On m'a dit que ce n'était pas au CEA de le faire, car il n'est pas missionné pour cela, mais à l'industriel. Je pense qu'une partie des problèmes que nous avons rencontrés - c'est pourquoi je vous ai prévenus d'emblée que je n'avais pas d'intérêt personnel dedans - vient d'un certain ostracisme : on est expert dans ce domaine mais, comme on développe un test, on est suspecté d'avoir des intérêts commerciaux. Si l'on a des intérêts commerciaux, il ne faut plus qu'on intervienne. Du coup, on ne fait plus partie des systèmes où l'on peut donner un avis.

C'est parfaitement compréhensible mais ce n'est peut-être pas totalement adapté à la situation actuelle.

M. François GUILLAUME : J'aurai plusieurs questions à formuler. Le stockage des farines présente-t-il un risque, car on peut supposer que les conditions de fabrication ne sont plus respectées, puisqu'elles sont destinées à être détruites ? Peut-il y avoir, par les rongeurs, les insectes ou autres, une diffusion du risque ? Comment détruire le prion ? On nous a dit qu'il fallait des températures très élevées. Ensuite, la maladie de Kuru ne peut-elle permettre d'établir des statistiques ? Les membres de la tribu en question ont quasiment tous consommé de la cervelle humaine. Quelle est la proportion de gens qui ont été malades après ?

Enfin, vous parliez de champs dans lesquels subsistaient des prions montrant une très forte résistance, comme l'on avait des champs maudits pour le charbon emphysémateux, tout simplement parce que les gens enfouissaient les cadavres. Je m'interroge, parce qu'en Irlande et surtout en Grande-Bretagne, où le nombre des animaux est important, il y a des moutons partout : pas seulement en Ecosse, mais aussi en Angleterre, et cela depuis des siècles. Or quand un mouton meurt, ce n'est pas comme une vache, on peut l'enterrer dans un coin : cela se passait ainsi. N'y a-t-il pas possibilité de contamination par ce biais ? Quand on s'aperçoit que, finalement, les lésions caractéristiques de la tremblante, de l'ESB et de la nouvelle variante de Creutzfeldt-Jakob présentent de grandes analogies, ne peut-on se demander si la chaîne de contamination ne s'est pas engagée de cette façon à travers ces pâtures infestées ? Donc, les animaux, les farines mal traitées et, ainsi de suite, pour arriver jusqu'à l'homme ?

M. Jean-Philippe DESLYS : C'est tout à fait possible. En ce qui concerne la contamination humaine, le Kuru touchait jusqu'à 10 % de la population dans certaines tribus. C'est également la proportion que l'on observe à l'heure actuelle avec l'hormone de croissance : sur près de mille enfants traités en France, près de quatre-vingts ont développé une maladie de Creutzfeldt-Jakob liée à l'hormone de croissance.

En ce qui concerne le danger des farines, pour le moment j'aurais tendance à dire, sans faire de jeu de mot, que l'on met toutes les farines dans le même sac. C'est là un gros problème, à mon sens - mais là encore je sors de mon domaine de compétence pure, je fais une analyse à partir de ce que j'en sais - car il semblerait plus logique de séparer de manière à avoir un volume raisonnable, traité de manière efficace, et un volume conséquent, traité d'une autre manière. C'est ce que ce genre de test permet de faire. On pourrait distinguer la cervelle, la moelle épinière, toutes les parties vraiment dangereuses, ainsi que les animaux détectés positifs, de façon à prendre à leur égard des mesures drastiques et, pour ce qui n'est pas dangereux, et qui, en plus, aura été sécurisé, avoir un mode de destruction plus simple, qui n'« emboliserait » pas tout. En effet, quand je vois à la télévision les tracto-pelles, il y a une incohérence quelque part : soit c'est dangereux et il faut se mettre en scaphandre pour se protéger, soit ce n'est pas dangereux et il n'est nul besoin de recourir à des dispositifs de destruction aussi sophistiqués.

De même, quand on nous dit que les labos doivent être absolument P3, je veux bien, mais quand je vois des ouvriers à l'abattoir qui attrapent la moelle épinière à mains nues et l'attaquent au couteau, je me pose des questions. Il y a un manque de cohérence dans la chaîne de protection.

Pour éviter toute diffusion, par exemple due à l'action des rongeurs, l'agent contaminant étant extrêmement résistant, il faut incinérer les farines dans de bonnes conditions. Mais, si vous vous laissez déborder par les volumes, vous aurez un nivellement par le bas des mesures de sécurité.

En ce qui concerne les champs, effectivement, la tremblante est endémique depuis des siècles. Il est possible que ce soit par ce biais, par le biais des placentas contaminés, par le biais éventuellement des fèces. Officiellement, les fèces ne sont pas contaminantes ; en effet, d'habitude l'intestin n'est pas contaminant chez les bovins. En revanche, chez les moutons, l'intestin est entièrement contaminant. Cela signifie que si l'agent de l'ESB passe chez le mouton, il a des chances de devenir endémique comme l'est la tremblante et de tout contaminer comme le fait la tremblante. C'est l'autre gros problème lié aux ovins. Par ailleurs, quand on dit que les fèces ne sont pas contaminantes, il faut souligner que lorsque vous inoculez des fèces à l'animal de laboratoire, vous êtes obligé de les diluer énormément parce qu'injecter par voie intracérébrale des matières fécales, c'est assez mal supporté par l'animal. En plus, pour vous donner un ordre d'idée, une souris de 20 grammes crotte un gramme par jour : il y a donc un volume de dilution énorme et vous avez toutes les chances de ne rien détecter. Cela, c'est en valeur relative. En valeur absolue, en revanche, dès lors que l'intestin est contaminant, il ne serait pas surprenant du tout que les fèces le soient un peu.

M. Claude GATIGNOL : J'ai une grande interrogation sur les farines car si la dilution interdit toute détection d'éléments contaminants...

M. Jean-Philippe DESLYS : Il faut le faire à l'abattoir. C'est le seul endroit logique. C'est là qu'il faut faire le tri entre ce qui est dangereux et ce qui ne l'est pas. Une fois que c'est aggloméré avec des insolubles, vous perdez les seuils de sensibilité.

M. Claude GATIGNOL : Le chercheur que vous êtes a-t-il une explication sur l'apparition de l'ESB chez des animaux plus jeunes ?

M. Jean-Philippe DESLYS : On trouverait sans doute l'explication en cherchant si ces cas d'ESB plus jeunes auraient pu être contaminés plus jeunes qu'on ne l'a vu au départ. Il y a la question des compléments alimentaires. Il y a aussi celle du « silo-hôpital », c'est-à-dire des retours de farines qui venaient de porcs ou de volailles ; car lorsqu'un agriculteur sacrifie son banc, ce n'est pas lui qui décide du moment mais la coopérative. Il peut donc se retrouver avec un silo à moitié plein. Celui-ci est repris par l'usine et ne peut retourner dans l'alimentation des vaches laitières à cause, me semble-t-il, des antiparasitaires, mais il peut en revanche retourner dans l'alimentation des veaux. C'est une des explications.

L'autre explication avancée est liée aux graisses. L'agent de l'ESB est extrêmement hydrophobe. Si vous avez des graisses chauffées à pleine température avec un agent hydrophobe qui résiste pratiquement à tout et que ces graisses sont réutilisées pour remplacer la crème du lait dans les lactoremplaceurs, que ce soit pour les bovins comme pour les ovins, vous pouvez obtenir aussi une contamination de jeunes bovins.

Mais, là encore, pour répondre à cette crise, il faudrait réunir autour d'une table les personnes compétentes dans les différents domaines, réunir les spécialistes des différents maillons de la chaîne.

M. Claude GATIGNOL : Une espèce paraît totalement résistante à ce jour, ce sont les chiens. Tous les félidés, y compris les animaux de zoo, sont extrêmement sensibles, tandis que le chien ne l'est pas. Puisque l'on ne sait pas trop maîtriser l'agent quel qu'il soit, virino ou protéine résistant aux protéases - c'est d'ailleurs assez curieux, cela a fortement intrigué les vétérinaires : comment se fait-il qu'une protéine puisse transiter par tous les éléments digestifs d'un bovin ou d'un autre animal ?

M. Jean-Philippe DESLYS : A partir du moment où vous avez une structure en feuillets bêta, pourquoi pas ? La soie est en feuillets bêta. Ingérez du fil de soie, je peux vous garantir qu'il ressort.

M. Claude GATIGNOL : C'est un excellent élément de suture en chirurgie intestinale ! Peut-on envisager une protection, une thérapeutique par les techniques de modification de gènes ? En sait-on suffisamment dans ce domaine pour essayer d'avancer, aussi bien sur les animaux que sur l'espèce humaine ?

M. Jean-Philippe DESLYS : La thérapie génique chez l'homme, non. Mais chez les animaux, certains ont envisagé de fabriquer des animaux qui ne seraient plus porteurs du gène prion. Des sélections sont envisagées visant à sélectionner des moutons qui auraient des allèles de résistance, c'est-à-dire qui seraient moins sensibles à ces agents. Toute une approche en ce sens est faite, principalement par l'INRA. Cela amène des questions subsidiaires : par exemple, est-on sûr que, ce faisant , on ne va pas sélectionner autre chose ?

L'expérience a montré que, chez les moutons résistants à la tremblante, des souches inhabituelles avaient tendance à se développer. Le gène de la PrP est très conservé au cours de l'évolution. Donc, au début, on pensait qu'il était un gène indispensable et on a été surpris de constater que les souris knock out, c'est-à-dire les souris qui n'exprimaient plus cette protéine, se portaient très bien. En fait, l'organisme est très bien fait et permet de compenser toute une série d'altérations. Les rats qui n'expriment plus le gène de l'albumine se portent très bien aussi. On aurait pourtant pu penser que l'albumine était importante.

Cela dit, en s'amusant à fabriquer des populations auxquelles on enlève des points d'appui, on peut voir apparaître des choses inattendues. Il y a toujours un côté apprenti sorcier qui, s'il est appliqué à très large échelle, peut avoir des conséquences qu'on ne verra que dans de très nombreuses années.

En ce qui concerne les molécules, notamment les possibilités thérapeutiques pour l'homme, nous avons toute une série d'axes de recherche sur des molécules qui seraient susceptibles d'enrayer l'évolution de ces maladies. Nous avons même décrit les molécules qui, à ce jour, étaient les plus efficaces. Le seul problème, c'est qu'elles ne sont pas applicables pour le moment à l'homme. S'il faut les injecter à dose très forte en permanence, c'est toxique et nous n'obtenons qu'une augmentation de la durée d'évolution. Donc, pour le moment, nous ne sommes pas satisfaits. Nous avons de nouvelles approches. Plusieurs personnes de mon équipe travaillent dessus. Mais nous n'en sommes malheureusement qu'au début.

M. Jean-Pierre DUPONT : Simple curiosité de ma part : en 1980, les Anglais modifient leurs méthodes de traitement des farines. Ils ne les chauffent plus qu'à 60 ° et utilisent des solvants, si j'ai bien compris. A-t-on essayé expérimentalement de reproduire ces conditions pour savoir si, finalement, les solvants ont agi comme des catalyseurs, modifiant les gènes d'acides aminés pour parvenir à un prion pathogène ?

M. Jean-Philippe DESLYS : Des expériences en ce sens ont été faites en Grande-Bretagne. Taylor en a conduit toute une série. Il était parvenu à la conclusion que l'élimination du traitement à l'hexane n'avait rien changé. Je ne suis pas entièrement persuadé que cela n'ait rien changé, parce que je ne suis pas sûr qu'il ait reproduit exactement les conditions de leur mise en _uvre : en effet, dans le traitement à l'hexane, vous aviez ensuite une étape de chauffage pour éliminer l'hexane, qui devait favoriser la destruction de l'agent infectieux.

Toujours est-il que ce qui a été démontré, c'est que la plupart des traitements étaient peu efficaces, que seuls les traitements à très haute température avaient un effet. Pour autant, il ne faut pas non plus, comme les Allemands, croire que le traitement thermique élevé en fin de parcours résolve tous les problèmes. Le même Taylor a montré que le simple fait de laisser macérer un homogénat avant de le soumettre à température le rendait résistant. Il avait imaginé que c'était le séchage sur les parois du tube qui protégeait l'agent. Voyez qu'il suffit parfois de peu de chose pour avoir des conditions qui créent de la résistance. Pour combattre efficacement ces agents, il faut agir à tous les points de la chaîne pour enlever un pourcentage important du risque à chaque stade ; en bout de chaîne, vous parvenez à la sécurité.

Je ne vous ai pas dit, en vous parlant du test, qu'il représentait la solution idéale et que, du coup, l'on pouvait consommer à nouveau la cervelle et la moelle épinière. Surtout pas. Il faut s'attaquer au maillon faible, au point où l'on voit que l'on est capable de faire quelque chose. Si vous me demandiez quelles mesures prendre, ce qui me semble le plus efficace serait de continuer à se focaliser sur la cervelle et la moelle épinière. Il y a peut-être d'autres organes que l'on a enlevés par prudence et qui n'ont pas besoin de l'être et pour lesquels c'est vraiment un luxe de précaution. En revanche, il faut coupler cela avec le test le plus sensible, que ce soit celui-ci ou un nouveau, peu importe, mais ce n'est qu'en couplant ainsi diverses mesures que l'on aura une réelle efficacité.

De même, la mesure consistant à dépister l'ESB chez les animaux de trente mois est, de mon point de vue, un peu faible. Il vaudrait mieux abaisser cette limite d'âge. Nous avions proposé vingt-quatre mois au départ. Cela me paraissait plus logique. Les Allemands sont en train de le demander également, parce qu'ils ont détecté, justement avec le test Bio-Rad, un bovin de vingt-huit mois. A mon sens, il y aurait plus de sécurité en procédant de cette manière.

De même, pourquoi nous intéressions-nous à la physiopathologie ? Il faut bien voir que nous sommes aujourd'hui aux limites de ce que l'on sait faire techniquement, mais cette limite donne déjà une marge de man_uvre extrêmement confortable vis-à-vis du consommateur.

Il faut vraiment prendre les meilleurs tests possibles mais il faut aussi les utiliser dans de bonnes conditions. Il faut, par exemple, s'attaquer à l'obex et pas au reste du cerveau, parce que c'est dans l'obex que vous trouvez le noyau du nerf vague qui innerve tout le système digestif : c'est donc à cet endroit que vous allez voir en premier, et aux plus fortes concentrations, votre marqueur. C'est vraiment là qu'il faut chercher. Si vous cherchez ailleurs, c'est comme si vous aviez un test moins sensible. Il y a vraiment une logique à respecter.

Cette logique dépend un peu de la volonté politique. Si la volonté politique est de faire uniquement de l'épidémiosurveillance, c'est-à-dire de faire des tests à plus grande échelle, restons-en là, ce que je dis n'est pas utile ; les choix qui ont été opérés étaient très logiques. Mais il faut bien voir que plus vous allez chercher et plus vous allez trouver car, par définition, plus vous allez vous attaquer à des populations à risque et plus vous allez augmenter la probabilité de trouver des cas, et plus vous risquez d'affoler la population.

M. le Rapporteur : J'aurais une autre question à vous poser sur les tests. Aujourd'hui, le prix du test fait beaucoup parler. On s'interroge notamment sur sa prise en charge. Par qui ? Le consommateur ou le producteur ? C'est au bout de la chaîne que, en général, cela se paie. Comment voyez-vous l'évolution du prix, qui paraît élevé, alors qu'il y a quand même un nombre important de tests à faire et donc un véritable marché ? Enfin, pouvez-vous offrir une lueur d'espoir sur la possibilité de tester des animaux vivants ?

M. Jean-Philippe DESLYS : Encore une fois, en vous répondant, je sors complètement de mon domaine de compétence. Ce ne serait pas à moi de vous répondre sur ce sujet. Je réponds donc en tant que citoyen. A mon avis, nous aurons une évolution très favorable des prix. Au départ, j'ai entendu M. Manfredi (1) annoncer que le prix serait de 1 500 francs, dont 100 francs pour le test et 1 400 francs pour ce qu'il y avait autour, mais je vois qu'en deux mois, les prix ont déjà énormément évolué.

J'aurais tendance à dire que si ces prix devaient être appliqués tels quels, ils rendraient toute médecine vétérinaire inopérante. Il me semble, a priori que, les lois du marché jouant, des pressions économiques s'exerceront qui ramèneront le prix à des proportions raisonnables. Si pour prélever un morceau de cervelle et l'amener à un laboratoire pour qu'il fasse un test, cela coûte 1 400 francs par animal, je pense sincèrement que l'on ne pourra plus faire tester quoi que soit à l'avenir.

De la même manière, le prix de 100 francs par test - c'est un avis personnel - me semble aussi excessif. Si les industriels ont des garanties de marché, ce qu'ils n'avaient pas jusqu'à présent, ils reverront leurs prix à la baisse. De plus, la concurrence jouera entre les industriels. Tout cela devrait, à mon sens, ramener ces tests vers des prix tout à fait raisonnables, ce qui n'est absolument pas le cas à l'heure actuelle.

Concernant les tests sur animaux vivants, le problème est différent entre les bovins et les moutons. S'agissant des bovins, dès lors que nous ne détectons rien sur la souris en dehors du système nerveux central ni en biochimie, nous ne serons pas capables avant très longtemps de détecter quoi que ce soit sur les tissus périphériques. C'est d'ailleurs heureux car, sinon, cela voudrait dire que l'ensemble de la carcasse est bonne pour partir à la poubelle.

À l'inverse, chez le mouton, sur lequel la détection est très facile dans tous les tissus périphériques, les ganglions, les amygdales, etc., il a été montré qu'il était possible de transmettre la maladie par transfusion sanguine. Nous arriverons certainement, à mon avis, à mettre au point quelque chose. Notre projet - c'est ce que j'essaierai de faire en fonction des moyens que j'arriverai à récupérer - serait d'arriver à détecter quelque chose dans le sang. Ce sera pour le mouton, mais ce que nous visons derrière, ce n'est pas le bovin, parce qu'à mon sens nous aurons de gros problèmes techniques, mais l'homme.

Il faut impérativement empêcher qu'il y ait des transmissions secondaires à partir de porteurs sains. Là encore, deux possibilités s'offrent à nous : soit nous y arrivons techniquement, et ce sera une très mauvaise nouvelle pour la transfusion, parce que cela voudra dire que l'on a pris des risques ; soit on montre qu'il n'y en a pas, ou très peu, et ce sera tant mieux. C'est un nouveau défi qui nous est lancé.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M. David BARNES,
premier secrétaire, en charge des questions agricoles,
accompagné de M. Richard MORGAN,
premier secrétaire, en charge des affaires politiques,
et de Mme Michèle CLARKE-JERVOIS,
chargée des affaires politiques

à l'ambassade du Royaume-Uni à Paris.

(extrait du procès-verbal de la séance du 6 février 2001)

Présidence de M. Jacques Rebillard, Vice-président

M. David Barnes est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées.

M. le Rapporteur : Je souhaite la bienvenue à M. Barnes, premier secrétaire en charge des questions agricoles à l'Ambassade du Royaume-Uni à Paris, qui est accompagné de M. Richard Morgan, premier secrétaire en charge des affaires politiques, et de Mme Michèle Clarke-Jervois également chargée des affaires politiques à cette ambassade.

La Grande-Bretagne a été le premier pays d'Europe touché par l'ESB, mais aussi le premier à lancer les recherches sur cette nouvelle épidémie. C'est également, et de loin, le pays le plus profondément atteint. C'est enfin celui où a été conduite l'enquête la plus approfondie, en témoignent les travaux de Lord Phillips, qui se sont déroulés sur trois années et ont été rendus publics à l'automne 2000.

M. David BARNES : Je tiens à vous remercier de cette invitation de la part des autorités britanniques. C'est avec plaisir que nous y répondons et que nous vous présentons notre expérience douloureuse de l'ESB en Grande-Bretagne. Mon pays est malheureusement celui qui a l'expérience la plus grave de l'ESB ; il est aussi celui qui a conduit l'enquête la plus approfondie, je veux parler de l'enquête menée par Lord Phillips. Cette enquête a été lancée en 1997 par le gouvernement britannique actuel pour faire le point sur la gestion de la crise de l'ESB en Grande-Bretagne jusqu'en mars 1996, époque à laquelle un lien a été établi entre la maladie bovine et une nouvelle variante de la maladie humaine de Creutzfeldt-Jakob. Plus de trois cents témoins ont été entendus. L'enquête a donné lieu à un rapport de quatre mille pages rassemblées dans seize volumes. J'ai fait traduire certains extraits des conclusions principales de ce rapport récapitulés dans un document de sept à huit pages qui reprend l'historique de l'épidémie au Royaume-Uni. Les enquêteurs ont pris soin d'analyser les actions et les décisions prises sur la base des connaissances scientifiques de l'époque et non sur la base des connaissances actuelles, qui ont progressé. Je pense que votre approche est la même.

Nous sommes heureux de pouvoir vous présenter le rapport Phillips aujourd'hui. Je ne pourrai malheureusement vous faire part des réactions du gouvernement sur ce rapport, tout simplement parce que la réponse officielle au rapport Phillips n'a pas encore été rendue publique.

Les mesures contre l'épidémie d'ESB en Grande-Bretagne ont été prises en deux temps. La fin des années 1980 marque l'apparition de la nouvelle maladie. Il a fallu très rapidement rechercher les causes de cette épidémie et une première vague de mesures a été prise pour protéger la santé animale et humaine entre 1988 et 1990. Nous avons connu ensuite une seconde vague entre 1994 et 1996, se soldant par un renforcement des mesures de protection.

Dans les années 70 ou dans les années 80, on ne sait pas précisément, survient le premier cas d'ESB. Lors des premiers cas avérés, on pensait que c'était probablement la tremblante du mouton qui avait franchi la « barrière d'espèces » du fait d'un changement dans le traitement des farines. Le « rapport Philipps » donne une autre version des faits, en s'appuyant sur des éléments scientifiques que l'on peut discuter. Les enquêteurs qui ont réalisé ce rapport estiment que l'agent de l'ESB n'est pas celui de la tremblante et qu'il est tout à fait différent. A leur avis, il est plus probable que ce soit le résultat d'une mutation aléatoire d'une protéine chez une vache dans le Sud-Ouest de l'Angleterre. Nous ne connaîtrons jamais l'origine fondamentale de l'épidémie, mais nous pouvons dire, avec certitude, que l'agent infectieux a été recyclé dans les farines animales.

Nous pouvons dire aussi que, du fait de la période d'incubation très longue de cette maladie, des milliers de vaches sur le sol britannique et probablement à l'étranger, ont été infectées, avant même que les autorités vétérinaires aient pu remarquer cette nouvelle maladie. Le rapport Phillips estime à 50 000 le nombre de bovins britanniques contaminés avant même que les autorités vétérinaires aient pu détecter cette nouvelle maladie. Il faut cependant noter que les scientifiques ont dit à l'époque que c'était probablement la tremblante du mouton qui avait franchi la « barrière d'espèces » et cela explique les mesures prises alors. Quelles étaient ces mesures ?

Les autorités britanniques ont créé rapidement une commission scientifique chargée de donner un avis. Cette commission était présidée par le professeur Southwood. Elle a pu préciser, je cite ses conclusions en anglais, pour être tout à fait clair, qu'il était « most unlikely », c'est-à-dire, en français, « très improbable », qu'il y ait un risque pour la santé humaine. Nous savons aujourd'hui tragiquement qu'il y a eu un risque pour la santé humaine mais, à l'époque, les scientifiques pensaient que l'on était en présence de la tremblante du mouton, maladie connue depuis déjà au moins deux siècles et ne présentant pas le moindre risque pour la santé humaine.

Sur la base de cet avis, les autorités britanniques ont pris des mesures de précaution et de protection pour la santé humaine et animale. Elles ont exclu de la chaîne alimentaire toutes les vaches visiblement atteintes de la maladie ainsi que certains abats de tous les bovins, même de ceux apparemment sains. Nous ne savions pas en effet, à ce moment-là, dans quels abats se trouvait l'agent de cette nouvelle maladie. Nous avons donc dressé une liste des abats dans lesquels se situe l'infectiosité pour un mouton atteint de la tremblante. Avec les années, nous avons constaté que cette liste d'abats bovins interdits a été plus ou moins correcte. Des aménagements mineurs ont dû être apportés mais, pour l'essentiel, dès le début, nous avons interdit les tissus « à problèmes » chez les bovins.

Ces mesures - exclusion des vaches visiblement atteintes et exclusion des abats à risque - ont eu un effet positif en matière de santé humaine et animale. Elles ont permis de sécuriser les farines. De plus, nous avons prévu une interdiction partielle des farines animales, partielle, parce qu'elle ne concernait que l'utilisation de ces farines dans l'alimentation des ruminants. Les scientifiques estimaient à l'époque que ces farines ne présentaient pas de risque pour les porcs et les volailles. Aujourd'hui encore, il semble qu'il n'existe pas de risque d'ESB pour les porcs et les volailles, alors qu'il y a un risque de contamination croisée des aliments.

Telles furent les mesures de la première vague dont je fais mention, qui ont été inégalement appliquées. Nous avons réussi à freiner l'épidémie mais, malheureusement, nous ne sommes pas parvenus à l'enrayer totalement. Plus tard, les scientifiques ont estimé qu'il suffisait d'une très faible quantité d'aliment infecté, de la taille de deux grains de poivre, pour contaminer un bovin. Le risque de contamination croisée des aliments, qui avait été écarté au début, semblait subitement réel. De surcroît, les autorités britanniques ont trouvé que, malgré les mesures d'exclusion des abats à risque, des morceaux de moelle épinière passaient parfois à travers les mailles du filet et, qu'en conséquence, les farines que nous croyions sécurisées ne l'étaient pas nécessairement. Il a donc fallu opérer un renforcement du dispositif.

Presque en même temps, les scientifiques ont appris aux autorités britanniques, en mars 1996, qu'il existait probablement un lien entre une nouvelle variante de la maladie humaine de Creutzfeldt-Jakob et une exposition à l'agent de l'ESB. C'est ainsi qu'en 1996, les nouvelles mesures prises par les autorités britanniques ont eu pour objectif à la fois de renforcer la protection de la santé humaine et d'empêcher les phénomènes de contamination croisée des aliments. Nous avons, en conséquence, prévu une interdiction totale des farines animales dans l'alimentation du bétail et interdit l'exportation des farines animales et des aliments pour animaux contenant des farines animales. En matière de santé humaine, nous avons pris une mesure draconienne, qui était l'exclusion de la chaîne alimentaire de tous les bovins âgés de plus de trente mois. Aujourd'hui, partout en Europe, sauf en Grande-Bretagne, il existe ce dispositif de tests sur les bovins âgés de plus de trente mois. En Grande-Bretagne, le dispositif est plus strict, puisqu'il s'agit d'une exclusion totale de ces bovins de la chaîne alimentaire ; en outre, ces animaux ont été élevés dans des conditions où les farines sont totalement interdites depuis 1996.

Telles sont les principales mesures prises en Grande-Bretagne dans la première et la deuxième vague. On peut dire, avec un certain optimisme, que ces mesures sont effectives. La date de naissance la plus récente d'un cas d'ESB en Grande-Bretagne est celle du mois d'août 1996. A ce jour, il n'existe aucun cas d'ESB constaté chez un bovin qui soit né après août 1996, ce qui ne veut pas obligatoirement dire qu'il n'y en aura pas quelques très rares cas.

Les scientifiques acceptent l'hypothèse selon laquelle il pourrait, malgré l'interdiction totale des farines, y avoir quelques cas de transmission maternelle. Ils ont prévu cinq à dix cas par an de bovins atteints d'ESB nés après l'interdiction totale des farines ; à ce jour, nous n'en connaissons qu'un seul.

Quant à la viande britannique consommée, il faut préciser que nous ne mangeons actuellement que les bovins nés après juillet 1998, date butoir qui change constamment parce que le délai correspond à trente mois à compter d'aujourd'hui, alors qu'il y a un écart de deux ans entre la date de naissance la plus récente d'un cas d'ESB et celle des bovins déclarés propres à la consommation. Il faut toujours rester vigilant, mais nous pouvons cependant cultiver un certain optimisme s'agissant de la situation au Royaume-Uni, même s'il nous faut encore déplorer plus de mille cas d'ESB déclarés pour l'année 2000.

Quels sont les liens entre ces événements en Grande-Bretagne et la situation en France ? Je voudrais développer trois points. Il est très probable, tout d'abord, que l'ESB a été introduit en France par le biais des farines britanniques, avant même que les autorités vétérinaires aient pu identifier et analyser cette nouvelle maladie. J'insiste sur ce fait, parce que l'étude du professeur Donnelly, publiée en décembre dernier dans la revue scientifique Nature, montre que les dates d'apparition de cas d'ESB en France remontent à 1987, alors que ce n'est qu'en 1988 que les autorités britanniques ont confirmé que les farines en étaient la cause et qu'elles ont pris les premières mesures d'interdiction partielle. Malheureusement, il semble que la maladie ait été introduite en France pendant cette période où personne ne connaissait son existence.

Deuxième point, quand on pense à l'évolution de l'épidémie en France, on lit très souvent dans les journaux français ou anglais des articles sur l'importation des farines anglaises, sur des réseaux commerciaux présents dans d'autres pays, mais il ne faut pas oublier qu'il existe aussi des farines produites localement. Toujours dans l'étude du professeur Donnelly, il est dit que l'épidémie en France présente des similitudes avec celles de la Suisse ou du Portugal, où la maladie a été introduite puis recyclée au moyen de farines produites localement. Cela a-t-il pu se produire en France ? Je ne suis pas un expert scientifique, mais il me semble logique de dire que cela aurait pu se produire aussi en France. On sait, en effet, qu'il y a eu des bovins contaminés dans votre pays. On sait aussi que la contamination croisée d'aliments pour bovins est un risque réel, alors qu'on ne le savait pas à l'époque. On sait encore que l'intestin bovin est un abat dans lequel peut se trouver le prion ; or les intestins bovins n'ont été totalement interdits à la consommation en France qu'en octobre 2000. Je ne suis pas un expert scientifique et n'ai aucune compétence me permettant de vous donner un avis scientifique, mais il me semble logique que l'agent de l'ESB ait pu être recyclé par le biais des farines françaises durant cette période des années 90. Il faut bien sûr envisager toutes les pistes, sans en omettre une seule. Tout ce que je suggère, c'est de ne pas oublier cette piste éventuelle.

En développant le troisième point, qui concerne les liens entre les événements survenus au Royaume-Uni et en France, je voudrais répondre aux accusations lancées dans la presse, tant anglaise que française, sur l'exportation des produits. Il est très souvent dit, de manière schématique, que les Britanniques ont permis l'exportation de produits qui étaient à l'époque interdits chez eux. Ces accusations sont tout simplement sans fondement, si l'on regarde les faits. Lorsque nous avons décidé une interdiction totale des farines en Grande-Bretagne, nous avons interdit également l'exportation de ces farines. Il est exact que nous avons autorisé les exportations après la mesure d'interdiction partielle de 1988, jusqu'au moment où, en 1996, nous avons renforcé cette interdiction partielle, la transformant en interdiction totale. Durant cette période, de 1988 à 1996, les farines n'étaient pas interdites totalement en Grande-Bretagne ; elles étaient toujours autorisées pour l'alimentation des porcs et des volailles, parce que les scientifiques avaient dit que cette utilisation pouvait être considérée comme saine.

De surcroît, on pensait à l'époque qu'il n'y avait pas de risque de transmission à l'homme, à partir de l'avis scientifique de la « commission Southwood » ; nous avions malgré tout pris des mesures pour sécuriser les farines et protéger la santé humaine. Pour les farines exportées, nous avons pris soin d'informer les instances européennes, les autorités des pays importateurs ainsi que l'office international des épizooties. Nous avons publié des articles dans des revues vétérinaires, exposant clairement qu'il ne fallait surtout pas donner cette farine aux ruminants.

De même, pour les abats, on entend dire que les Britanniques ont interdit les abats bovins chez eux, mais qu'ils ont continué à les exporter. Le problème de ce point de vue concerne en fait les statistiques douanières : le système douanier n'était pas destiné à traquer les produits liés à l'ESB. Il est vrai que nous avons interdit certains abats chez nous et que nous avons continué à exporter des abats, mais ces derniers étaient les abats qui étaient autorisés également en Grande-Bretagne. Dans les statistiques des douanes, il n'est pas possible de les différencier. C'est la raison pour laquelle un journaliste a pu titrer : « Interdiction des abats en Grande-Bretagne ; exportation des abats le lendemain. » Les choses ne se sont pas passées comme cela, en réalité.

Ces deux accusations, exportation des farines et exportation des abats après leur interdiction sur le sol britannique, sont sans fondement. Il faut regarder de près les actions et les décisions prises à l'époque. Le rapport Phillips l'a fait, mais il faut surtout analyser ces actions en se fondant sur les faits et non sur des à-peu-près susceptibles de créer des malentendus.

Je voudrais maintenant aborder la question de l'embargo des autorités françaises sur le b_uf britannique. Je ne vais pas vous livrer toutes les données scientifiques qui montrent que le b_uf britannique autorisé à la consommation et à l'exportation est aussi sain que celui de n'importe quel autre pays d'Europe. Les faits sont là. Nous ne demandons pas aux autorités françaises d'abandonner le principe de précaution. Tout ce que nous demandons, c'est que ce principe soit appliqué de manière égale et juste pour les produits, quelle qu'en soit l'origine.

Et je me permets d'aborder à nouveau un sujet traité par votre dernier intervenant : celui du mouton et de la possibilité éventuelle d'une contamination de l'ESB par le biais de terres infectées, atteignant le mouton, la vache, puis l'homme. Je ne suis ni vétérinaire ni expert scientifique, mais je peux vous présenter certains éléments à ce sujet. Tout d'abord, à ma connaissance, les scientifiques sont d'accord pour dire que l'ESB ne se confond pas avec la tremblante. C'est une maladie tout à fait différente. Nous ne pouvons donc établir de liens entre les deux maladies.

Il faut ensuite repréciser quel est le système de production ovine en Grande-Bretagne. Dans mon pays, il pleut toujours ; l'herbe y pousse et nous avons donc énormément d'herbe pour nourrir les moutons. Dès lors, la quantité d'aliments complémentaires donnée aux moutons est relativement faible. Cela influe sur le niveau d'exposition des moutons britanniques à l'agent de l'ESB. Enfin, il faut bien sûr faire un effort de dépistage sur les moutons. Nous faisons ce dépistage sur les moutons apparemment atteints de la tremblante afin de confirmer qu'ils sont bien atteints de la tremblante et non de l'ESB. A ce jour, heureusement, nous n'avons pas trouvé de cas d'ESB sur un ovin.

M. Marcel ROGEMONT : Je reviens sur le dernier point de votre intervention, parce que la probabilité du démarrage de l'épidémie et de sa transmission dans des pays autres que le vôtre apparaît comme étant suffisamment forte pour qu'elle constitue une hypothèse de travail. Vous dites avoir pris des mesures et avoir informé les autres pays, alors qu'un doute plane sur ce point.

Je reprends l'exemple des abats à risque, dont vous nous dites que les statistiques des douanes ne permettent pas de connaître la nature exacte. Je m'interroge car je ne suis pas sûr qu'entre ce que vous nous dites et les dates qui nous ont été jusqu'à présent communiquées, il n'y ait pas une différence. J'aimerais que vous reveniez sur ce point, parce que nous avons l'impression que votre pays n'a pas suffisamment informé les autres Etats de l'Union européenne.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais compléter la question de mon collègue Marcel Rogemont. Je vous remercie de toutes les indications que vous avez données avec précision sur l'importation des farines anglaises et des abats. Il n'en demeure pas moins que la communication entre experts et entre scientifiques nous semble surprenante. Vous dites que les farines ont pu être exportées parce qu'elles étaient réservées aux seuls non-ruminants. Mais en France, à cette époque, nous avons continué à les donner à des ruminants. C'est ce point que nous ne comprenons plus. Nous pouvons comprendre que les farines puissent continuer à être exportées pour les non-ruminants ; mais qu'elles soient exportées chez nous et données à des ruminants, alors que vous les aviez interdites à la même époque pour ces derniers, cela nous échappe. Croyez bien que je ne cherche pas à établir des responsabilités là où elles ne sont pas. Je vois là néanmoins un manque de communication et d'informations qu'il faut éclaircir.

M. David BARNES : Comme je l'ai dit en préambule, je me limiterai aux faits, mais je n'ai sans doute pas été suffisamment clair sur les abats : la législation britannique exigeait la destruction des abats à risque. Donc, si cette législation a été respectée, ces abats ne pouvaient être consommés en Grande-Bretagne ni exportés à l'étranger. Il fallait, bien sûr, que cette législation soit mise en application de façon adéquate. Ainsi, par exemple, jusqu'en 1995, les services d'inspection des abattoirs et des ateliers de découpe dépendaient des autorités locales. Or, on s'est rendu compte que les mesures prévues étaient inégalement appliquées dans le pays. Nous avons donc réuni des services d'inspection au sein d'un service national, pour faire en sorte que la législation soit vraiment respectée de façon identique dans l'ensemble du pays.

Sur la question de la communication, je suis obligé là aussi de me limiter aux faits. Je peux vous recommander la lecture du chapitre 6 du volume 3 du rapport Phillips, qui décrit toute cette histoire. Octobre 1987 : article dans une revue vétérinaire ; du 16 au 20 mai 1988, le chef des services britanniques donne une présentation des faits lors d'une réunion de l'Office international des épizooties ; avril, mai et juin 1988 : quatre nouveaux articles paraissent dans une revue vétérinaire ; 25 juillet 1988 : lettre des autorités britanniques aux autorités européennes ; 26 et 27 juillet 1988 : présentation des faits par les autorités britanniques lors d'une réunion du comité vétérinaire permanent à Bruxelles. Tout cela figure dans le rapport. Vous avez, bien sûr, la possibilité d'en tirer vos propres conclusions. Mais les choses qui ont été faites pour informer la communauté internationale sont toutes reprises dans le rapport.

En 1989, si je me souviens bien, a été formulée au niveau européen une proposition visant à interdire partout en Europe les farines dans l'alimentation des ruminants. Le Royaume-Uni y a été favorable ; la France également, à ma connaissance. Cette proposition n'a pas été adoptée, mais elle traduisait un effort de la part des autorités britanniques pour sécuriser le système à l'échelle internationale.

De plus, rappelons qu'à l'époque, nous pensions avoir sécurisé les farines, parce que nous avions retiré les carcasses des vaches atteintes et retiré les abats à risque. Nous pensions qu'il n'y avait aucun risque pour les humains parce que la « commission Southwood » avait précisé qu'il était « très improbable » qu'un tel risque existe. Ce sont les faits de l'époque. Vous pouvez en tirer des conclusions mais faites-le, je vous en prie, sur la base de faits avérés.

M. Jean-Michel MARCHAND : Vous nous dites que les bovins de plus de trente mois n'entrent pas dans la chaîne alimentaire, que les farines animales ne sont plus utilisées depuis 1996 et qu'il n'y a plus de possibilité de contamination croisée. Vous n'excluez pas une transmission maternelle, puisque vous reconnaissez un cas né après l'interdiction. Aussi permettez-moi de vous poser cette question : le phénomène étant tellement important dans votre pays et le travail de recherche et d'investigation aussi considérable, et légèrement antérieur à celui accompli dans notre pays, vous avez peut-être des informations à nous communiquer sur une éventuelle troisième voie de contamination. Quelles sont les recherches faites dans ce domaine dans votre pays ?

M. David BARNES : Je dois répondre à cette question sur la base de mes connaissances personnelles. J'insiste sur le fait que je ne suis pas scientifique mais, à ma connaissance, les recherches scientifiques sont conduites sur toute piste qui se présente. Si la possibilité d'une nouvelle voie de transmission apparaît, la recherche est engagée pour vérifier s'il s'agit d'une véritable voie de transmission.

Certains aspects méritent d'être étudiés. L'intervenant précédent évoquait la situation de la tremblante du mouton, dans laquelle l'intestin est très infectieux. Il envisageait qu'il puisse y avoir, de ce fait, une contamination des terres. Je sais que des recherches ont été faites en ce sens, mais, à ce jour, aucune autre voie d'infectiosité n'a jamais été trouvée. Même la voie maternelle n'a jamais été démontrée de manière pratique lors d'une expérimentation scientifique. On pense que cela arrive parce que des études épidémiologiques le suggèrent. Ces études donnent à penser que, dans le cas d'une vache contaminée, si le vêlage a lieu au cours des derniers mois d'incubation, il existe un risque de 10 % de transmission maternelle. On le pense sur la base d'études statistiques, épidémiologiques, mais pas sur la base d'expériences biologiques pratiques.

La possibilité d'autres voies d'infection n'est pas exclue ; on mène des recherches en ce sens, mais, à ce jour, nous n'avons rien trouvé. De plus, il suffit de regarder les chiffres de l'épidémie en Grande-Bretagne. Cette épidémie s'est énormément accélérée. En 1992, nous avons eu plus de 30 000 cas d'ESB en Grande-Bretagne. Après avoir prévu une interdiction partielle des farines, nous avons constaté que le nombre de cas diminuait, puis après une mesure d'interdiction totale prise en 1996, on a observé une nouvelle diminution. Logiquement, sans être spécialiste, il me semble que, si l'on a réussi à diminuer de pratiquement 95 % l'épidémie en coupant les voies connues d'infection, s'il existe d'autres voies d'infection, celles-ci doivent être bien moins importantes.

M. François DOSE : Je tiens à vous dire que nous ne vous considérons pas comme des accusés devant un tribunal. Que les choses soient claires, il s'agit d'une commission d'enquête et nous cherchons à apprendre et à comprendre. Premièrement, sur la commercialisation, vous nous dites que votre pays a pris certaines décisions allant à l'encontre de ce que l'on dit habituellement. Par ailleurs, on nous fait remarquer que certains produits ont été recyclés commercialement par l'Irlande avant de revenir en France.

En second lieu, puisque vous nous présentez des faits, je vous en donne un également. Scientifiquement, il n'est pas prouvé que l'on est en présence du même fondamental pour le mouton et le bovin ; je pourrais dire qu'au niveau comportemental, ce n'est pas la même chose chez l'homme et chez le bovin. Pourtant, je sais bien que c'est le même fondamental. C'est la déclinaison qui n'est pas la même. On peut donc parfaitement imaginer que c'est le même fondamental entre le mouton et le bovin et que c'est la déclinaison qui change, car ce n'est pas la même espèce.

En revanche, sur la question de l'embargo, nous sommes nombreux à penser aujourd'hui, au regard de la définition des obligations que vous vous donnez, que votre production vaut bien celle des autres et que l'embargo nous pose un problème de morale politique. Mais pensez-vous que la Grande-Bretagne met en _uvre au quotidien, dans l'abattoir, les consignes que vous affichez ? Cela vaut d'ailleurs pour nous aussi. Au regard du produit affiché, des consignes et de son environnement administratif, politique, sanitaire, il est vrai que l'embargo ne se justifie pas tellement. Mais nous avons le droit de douter car ce que vous exigez de vous-même est tellement important que la mise en _uvre n'est peut-être pas encore tout à fait réalisée pour que vous exportiez le produit que vous souhaitez.

M. David BARNES : S'agissant de la commercialisation des farines, je n'ai malheureusement aucun élément nouveau à vous donner sur les circuits internationaux. Tout ce que je peux vous dire, c'est que les mesures dont j'ai parlé ont concerné le Royaume-Uni, c'est-à-dire l'Angleterre, le Pays de Galles, l'Ecosse et l'Irlande du Nord. Si donc l'on a pris des mesures pour essayer de sécuriser les farines, elles ont été appliquées partout au Royaume-Uni. En conséquence, il n'y a pas de raison de penser que les produits écossais ou d'Irlande du Nord ont pu être produits dans des conditions différentes de ceux d'Angleterre.

Pour ce qui est de la tremblante et de l'ESB, il est vrai qu'il n'existe aucune certitude. Je ne suis pas compétent pour en parler en détail, mais je peux vous préciser ce que j'ai lu dans le rapport Phillips. J'ai même eu la possibilité de m'en entretenir avec Lord Phillips ; il m'a dit que, pour la tremblante du mouton, il existait une vingtaine de souches de prion. Pour l'ESB, il n'y en a qu'une, qui est différente et qui ne ressemble à aucune des souches de tremblante. Lord Phillips a dit qu'il semblait aux enquêteurs que le fait qu'il n'existe qu'une seule souche pour l'ESB donnait à penser à une origine unique, singulière. Il lui semblait en outre peu probable qu'en abaissant les températures de traitement des farines on soit parvenu à modifier un prion. On peut imaginer logiquement, comme l'on fait les scientifiques de l'époque, qu'en procédant ainsi, l'on arrive à laisser survivre un agent transmissible, mais que le modifier en chauffant moins les farines lui paraissait peu probable. C'est la raison pour laquelle on peut lire dans le rapport Phillips, que c'est plutôt une mutation aléatoire qui a déclenché cette nouvelle maladie. Mais, bien sûr, nous n'aurons jamais de certitude à ce sujet.

Concernant l'embargo, vous avez raison et je suis tout à fait d'accord avec vous pour dire qu'il faut des mesures suffisantes, mais aussi une mise en application adéquate de ces mesures. Pour cela, nous opérons tous les contrôles exigés par les autorités européennes et j'ai déjà évoqué le renforcement de l'équipe d'inspection des abattoirs, permettant de disposer de normes plus fortes et cohérentes partout. Enfin, il est nécessaire que les vérifications soient conduites de façon indépendante. A cet effet, la Commission européenne a un droit de visite lui permettant d'observer comment les choses se passent. Les portes sont ouvertes et la Commission vient de temps en temps, sans prévenir, pour vérifier si les contrôles sont faits de manière adéquate.

Nous sommes tout à fait d'accord avec votre propos, parce que la sécurité du b_uf exporté et celle de la population britannique supposent des contrôles suffisants.

M. Marcel ROGEMONT : Je reviens sur le risque pour l'homme, parce qu'en fait, il a été admis en 1996. Pourtant, dès lors qu'à partir de 1990, on a constaté que le franchissement des barrières d'espèces existait et qu'entre 1990 et 1996, l'accumulation d'informations sur ces franchissements de barrières d'espèces se développait, pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour dire qu'il y avait un risque potentiel, je dis bien « potentiel », puisqu'en 1996, ce n'était plus un risque potentiel mais un risque avéré ? Pourquoi autant de temps pour le reconnaître ? Nous avons l'impression que les mesures qui ont été prises l'ont été sous la pression des faits. Comme vous aimez à dire, bornons-nous aux faits. Mais n'y avait-il pas des mesures à prendre indépendamment des faits, pour l'homme ?

N'y a-t-il pas eu une attitude semblable, vis-à-vis des pays extérieurs à la Grande-Bretagne, pour la connaissance scientifique de cette maladie ? N'y a-t-il pas eu, tant que l'on n'avait pas parfaitement démontré, tendance à ralentir la circulation de l'information ? C'est d'ailleurs un risque à prendre en compte pour ne pas engendrer de panique, car je comprends fort bien que, devant le nombre de cas qui se développaient de façon considérable en Grande-Bretagne, de telles craintes aient pu exister.

M. David BARNES : Le rapport Phillips critique certains décideurs de l'époque, qui n'auraient pas réagi assez rapidement et assez nettement face à l'apparition d'une maladie telle que l'encéphalopathie spongiforme féline. C'est une critique que l'on retrouve dans le rapport. Je ne peux pas vous dire ce que pensent les autorités d'aujourd'hui sur ce point parce que la réponse officielle du gouvernement est toujours en préparation.

Si nous n'avions rien fait en 1990, on pourrait peut-être critiquer encore plus vivement les autorités de l'époque, mais rappelons qu'en 1990 a été prise ce que le rapport Phillips appelle « la mesure clé », à savoir l'exclusion de la chaîne alimentaire des abats à risque de n'importe quel bovin. Je ne peux certes pas me mettre dans le cerveau d'un décideur de l'époque, mais il est possible d'imaginer que l'on pensait toujours à cette mesure prise en 1990. On avait ainsi déjà adopté des mesures pour préserver la santé humaine, bien que la commission Southwood ait précisé qu'il était très improbable qu'un tel risque existe.

Je vous ai déjà dit que le rapport Philipps comporte quelques critiques sur la vitesse de réaction des autorités britanniques de l'époque à tel ou tel nouvel élément, mais rappelons aussi que la mesure clé avait déjà été prise. De plus, en 1996, lorsque la preuve scientifique de la transmission à l'homme a été apportée, on a pu observer une réaction rapide. Les scientifiques ont informé les ministres de ce lien probable le 16 mars et on a donné cette information au public le 20 mars. On n'a pris que quelques jours pour préparer une annonce des mesures à prendre.

Vous m'avez demandé si les mesures de l'époque ont été contraintes par les faits. Je ne peux que vous donner mon impression personnelle, après avoir lu une bonne partie du rapport. Je dirai plutôt que les décideurs de l'époque semblent avoir suivi le Conseil scientifique d'alors. Je ne me rappelle aucune allusion faite dans le rapport au fait que les mesures prises auraient été contraintes par tel ou tel problème pratique.

La communication enfin constitue un véritable défi pour les autorités. C'est aussi un sujet sur lequel le rapport Phillips se livre à un commentaire à propos des actions du gouvernement britannique de l'époque. Il est dit que le gouvernement britannique n'a pas menti au public, mais qu'il a donné une impression trop optimiste, trop rassurante de la situation et de la possibilité d'un risque pour la santé humaine.

J'ai lu des propos très intéressants, rapportés par Lord Philipps, d'un fonctionnaire britannique de l'époque qui témoignait devant la commission d'enquête. Celui-ci disait qu'avec notre stratégie de communication, il se produisait un décalage systématique, parce que la presse déformait toujours les choses. Alors, si sur une échelle de zéro à dix, la vérité est à cinq et que le gouvernement dise effectivement cinq, la presse disait sept ou huit, voire neuf ; ce fonctionnaire a expliqué que, pour donner l'impression au public que la vérité était à cinq, il fallait dire trois, pour compenser l'exagération médiatique.

C'était une minimisation délibérée, mais elle était faite dans le but de donner une impression correcte au public. Le rapport précise donc que cette minimalisation n'était pas faite avec une intention de mentir au public. Encore aujourd'hui, ce défi de communication avec le public est vraiment délicat. Notre expérience, difficile et douloureuse, nous a appris, en fait, qu'il n'existe qu'une seule approche à adopter, c'est d'être tout à fait ouvert et transparent. Il faut donner au public toutes les informations, que les nouvelles soient bonnes ou mauvaises, pour lui permettre de prendre ses propres décisions, de se rassurer s'il peut le faire. C'est d'ailleurs l'approche retenue par notre Agence de sécurité alimentaire.

Nous avons retiré, si je puis me permettre cette précision devant vous, messieurs les députés, les hommes politiques de la gestion de la sécurité alimentaire dans mon pays ; et notre nouvelle Agence de sécurité alimentaire est plus puissante que l'AFSSA : elle ne procède pas seulement à l'évaluation, mais aussi à la gestion du risque. C'est une agence indépendante, sans influence politique, obéissant à une approche de transparence totale. Elle vient, par exemple, de revoir les mesures relatives à l'ESB et à la tremblante du mouton en Grande-Bretagne. Tous ces documents sont disponibles sur Internet ; l'avant-projet de rapport y était consultable et même les réunions où les décisions ont été prises ont été publiques. Chacun peut y assister, les familles des victimes de la maladie de Creutzfeldt-Jakob comme les avocats, les représentants des syndicats agricoles comme ceux de l'industrie de l'alimentation animale. Il y a une transparence absolue. Ainsi, personne ne peut dire qu'une part de la vérité est cachée. Le président de notre Agence de sécurité alimentaire, Sir John Trabes, a affirmé, après la publication en octobre dernier du rapport Philipps, que plus rien ne serait jamais caché.

M. le Rapporteur : On nous dit que l'on constate des foyers particuliers, des zones plus touchées que d'autres. Le constatez-vous également au Royaume-Uni ?

M. David BARNES : Oui, on peut d'ailleurs le voir en consultant le site du ministère britannique de l'agriculture. Je l'ai consulté moi-même hier ; une carte apparaît, sur laquelle, en appuyant sur une touche, vous voyez l'épidémie avancer devant vos yeux. Vous pourrez voir quelles sont les régions les plus touchées. Je ne suis pas compétent pour vous donner une explication scientifique. Je ne puis que vous livrer une impression, qui est la suivante : les régions les plus touchées sont celles où se trouve la production laitière. Cela est normal parce que ce sont les vaches laitières qui ont reçu la plupart des farines animales.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de M.  André SYROTA,
directeur des sciences du vivant au CEA

(extrait du procès-verbal de la séance du 6 février 2001)

Présidence de M. François Sauvadet, Président

M. André Syrota est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d'enquête lui ont été communiquées. A l'invitation du Président, M. André Syrota prête serment.

M. André SYROTA : Monsieur le Président, mesdames, messieurs, les députés, je vous remercie de m'avoir invité. J'ai été nommé directeur des sciences du vivant au CEA en 1993. Cela se situe avant la crise de la vache folle et donne une certaine continuité aux recherches menées. Pour tenter de situer les recherches actuelles et ce que nous nous proposons de faire dans le futur, je voudrais répondre à une question souvent posée par les ministres successifs : pourquoi les prions au CEA ?

Les recherches effectuées au CEA sur les agents transmissibles non conventionnels, comme on appelait à l'époque « les ATNC », résultent d'une collaboration qui date des années 70 avec le service de santé des Armées. Cette collaboration perdure, puisque l'important laboratoire où nous travaillons est mixte avec le service de santé des Armées. Le professeur Dormont est un médecin militaire. Tout cela s'explique. Si nous menons cette collaboration et si l'intérêt du CEA est éveillé depuis vingt-cinq à trente ans sur ces questions, c'est parce que l'on s'était aperçu que les agents transmissibles non conventionnels résistaient aux ultraviolets et aux rayonnements ionisants. Il s'agissait d'agents dont on ne connaissait pas l'origine. Cela posait un problème de santé publique, mais aussi - surtout à l'époque - des problèmes de défense évidents. Le Centre de recherche du service de santé des Armées avait souhaité que l'on développe des recherches fondamentales. C'est la raison pour laquelle a été créé ce laboratoire. Il a donc une longue histoire et les recherches menées ensuite s'inscrivirent dans une continuité.

En 1994, quelques mois après ma nomination, il m'avait semblé que le prion - lequel, à l'époque, ne posait pas un problème de santé publique - était un sujet de recherche fondamentale extrêmement intéressant. En 1994, sont intervenues quatorze actions concertées, coordonnées, pour les sciences du vivant. L'une d'entre elles consistait au développement des recherches sur les prions, ce qui n'était pas évident pour l'époque. En plus de cette action concertée qui avait un but incitatif, des moyens considérables furent accordés au laboratoire de Fontenay-aux-Roses pour développer les recherches sur les prions. Le CEA a consenti plus de vingt millions de francs entre 1994 et 1997 pour constituer des laboratoires P3 et P2 à Fontenay-aux-Roses : des investissements élevés ont donc été consentis en même temps que des chercheurs ont été recrutés. Et, en mars 1996, est survenue la crise que vous connaissez. Lors d'une conférence que nous avions organisée dans l'amphithéâtre du Val de Grâce, les Anglais, qui étaient invités, sont partis précipitamment l'après-midi, rappelés par leur Gouvernement. C'était le début de l'affaire dite de « la vache folle ».

A partir d'avril 1996, le CEA a organisé des réunions ayant pour but de mobiliser l'ensemble des chercheurs au niveau national, sachant qu'à cette époque très peu de chercheurs s'impliquaient dans la recherche sur le prion. Il existait le service que nous avons transformé et qui s'appelle aujourd'hui « service de neurovirologie » dirigé par le docteur Dormont ; un laboratoire de l'INSERM qui se consacrait à l'épidémiologie de même qu'un laboratoire à l'Institut Pasteur de Lille. C'est-à-dire très peu de chose.

Donc, avec l'INSERM, l'INRA, le département des sciences de la vie du CNRS, qui ont pris conscience du problème, j'ai essayé de mobiliser le maximum de chercheurs, qui, jusqu'alors, n'étaient pas impliqués dans la recherche sur les prions.

Nous avons organisé diverses réunions qui ont fait suite à des décisions prises par le ministère de la Recherche de l'époque. Le CEA a mobilisé ses équipes, non seulement celle de Fontenay-aux-Roses, mais également celles qui travaillaient sur des méthodes de dosage ultrasensibles, cela parce que la technique initiale était la radio-immunologie, employant des isotopes radioactifs.

Le CEA compte un service de pharmaco-immunologie à Saclay. Immédiatement, il a travaillé à la recherche d'un test très sensible. A ce titre, des moyens importants ont été impulsés en même temps qu'ont été développées des études de biologie cellulaire et des études, notamment à Grenoble, sur la structure de la protéine prion normal et de la PrP-res pathologique (protéine de prion résistante aux protéases).

Ce service de pharmocologie-immunologie a effectué des développements qui ont permis de développer le test de dépistage actuellement commercialisé par Bio-Rad. Nous avions traité avec Pasteur Sanofi Diagnostic qui, peu après, a été racheté par Bio-Rad, ce qui explique que le test soit commercialisé par cette société.

Que voulons-nous faire et comment situons-nous nos recherches actuelles  ?

Le CEA développe trois axes. Le développement d'autres tests de diagnostic ; une recherche au niveau moléculaire et au niveau cellulaire pour mieux comprendre la nature de l'agent infectieux et sa physiopathologie. On ne couvre pas toutes les recherches sur les prions, mais la physiopathologie est un axe sur lequel nous travaillons. Enfin, un axe sur lequel nous sommes assez innovants : la recherche thérapeutique, pour faire face à un problème de santé publique.

Que souhaitons-nous exploiter au travers de ces trois axes ?

Nous souhaitons mettre au point un test de diagnostic post-mortem pour l'ESB, mais applicable à des échantillons d'iléon et non plus sur des échantillons de cerveau. Nous voulons mettre au point un test diagnostic ante-mortem sur la tremblante chez les ovins, afin de faciliter le suivi épidémiologique. Nous souhaitons également travailler sur la détection différentielle de l'agent bovin et de l'agent de la tremblante chez les ovins, qui est un problème essentiel pour identifier les cas d'une éventuelle contamination des moutons par l'agent de l'ESB.

Nous travaillons encore sur la mise au point d'un test sanguin chez l'homme pour le diagnostic du variant de la maladie de Creutzfeldt-Jakob et des maladies à prions en général. C'est un enjeu considérable et il sera certainement très difficile de répondre compte tenu de la très faible charge en prion qui se trouve dans le sang.

Le deuxième point est la recherche moléculaire et cellulaire qui vise à mieux comprendre la nature de l'agent infectieux et sa physiopathologie. Cela se situe dans une stratégie de prévention et d'identification de voies thérapeutiques possibles. Il nous faut déterminer les interactions entre la matrice extra-cellulaire et la protéine prion (PrP) et essayer d'identifier ses partenaires - normaux et pathologiques.

Une autre voie passe par le développement de nouveaux outils moléculaires que l'on appelle des « aptamères ». Ils permettent de caractériser la PrP pathologique. Nous travaillons sur ce sujet comme sur la pathogénèse de l'infection par voie orale par les prions, donc l'analyse du franchissement des muqueuses, l'identification des cibles cellulaires des prions au niveau de l'intestin et de toutes les cellules immunocompétentes impliquées dans le transport de l'agent. Nous travaillons encore sur tous les phénomènes de signalisation intracellulaire et sur la nature de l'agent infectieux, puisqu'un doute subsiste toujours : les chercheurs du CEA pensent qu'un autre agent infectieux est peut-être nécessaire à la protéine prion pour qu'elle devienne infectieuse.

Le troisième point porte sur la recherche de moyens thérapeutiques. C'est un sujet difficile. La collaboration avec l'industrie pharmaceutique est indispensable, bien qu'elle ne soit pas passionnée par le sujet, dans la mesure où il n'y a pas de clients. Néanmoins, nous poursuivons dans cette voie. Nous identifions des molécules cibles de l'agent infectieux, nous essayons de procéder à un design moléculaire par simulation moléculaire grâce aux outils informatiques du CEA. Nous essayons de développer la chimie combinatoire, le criblage de dizaines de milliers de molécules simultanément pour développer, au hasard - c'est la grande stratégie actuelle dans l'industrie pharmaceutique - un modèle in vitro d'évaluation thérapeutique et d'identifier de nouvelles cibles thérapeutiques, qui correspondent à toutes les cascades moléculaires que l'on connaît de mieux en mieux et qui sont mises en route lorsque le prion arrive dans la cellule.

Une coordination est instaurée entre les organismes. La place du CEA est importante et complémentaire des recherches qui se développent à l'INSERM, au CNRS et à l'INRA. Nous agissons en concertation, nous avons constitué des équipes mixtes. Avec les moyens qui doivent être accordés très prochainement dans le cadre du projet annoncé par le Premier ministre, nous devrions bénéficier de moyens importants pour étudier ces problèmes.

Depuis 1993, je développe cet axe « prion », même si certains pensaient à l'époque que ce n'était pas fondamental et qu'il ne revenait pas au CEA de s'y engager. Finalement, nous avons eu raison compte tenu de ce qui s'est passé en 1996. Cela pose d'ailleurs un problème général de stratégie des organismes. En tout cas, voilà le contexte dans lequel nous pratiquons ces recherches.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur le test Bio-Rad, qui a été élaboré par le CEA : le fait qu'il soit commercialisé par une firme américaine vous empêche-t-il d'avoir un regard sur l'utilisation ou sur l'évolution des tests ? Quelle opinion portez-vous sur le choix des tests qui a été effectué ?

M. Dormont a déclaré, lors de son audition, qu'il avait remis en 1992 un rapport au ministre de la Recherche, qui était M. Curien : dans quel tiroir est passé ce rapport avant de déboucher sur des initiatives comme la création du Groupement d'intérêt scientifique ?

Enfin, nous nous posons beaucoup de questions sur les laboratoires, notamment sur leur nombre, les agréments accordés, la qualité des analyses.

M. André SYROTA : Je réponds en premier lieu à votre question sur la continuité de l'action publique au regard du rapport que Dominique Dormont a adressé à M. Curien. Lorsque j'ai été amené à étudier ce que nous allions faire du laboratoire de Fontenay-aux-Roses, qui n'avait pas reçu beaucoup de moyens, car son souci était un peu excentré par rapport aux préoccupations du CEA, le rapport de Dominique Dormont m'a beaucoup servi. Il a attiré l'attention sur des points importants. A l'époque, il fallait des moyens considérables pour remettre à niveau le laboratoire. Finalement, le rapport Dormont m'a permis de convaincre l'administrateur général de la nécessité d'engager des moyens. Des crédits considérables furent débloqués.

Par ailleurs, il fallait également faire comprendre au cabinet du ministre de la Recherche, en 1994, que s'il mettait au point des actions concertées, il pouvait aussi y avoir, en dehors des thèmes à la mode, des sujets auxquels on devait prêter attention. J'ai été écouté, comme en témoigne cette action concertée pour les sciences du vivant. J'avais demandé trois actions concertées : une sur la radiobiologie, une sur l'imagerie, notamment cérébrale - les processus cognitifs, sur lesquels nous travaillons beaucoup - la troisième sur les prions. Il m'a été répondu que trois actions sur quatorze, cela faisait beaucoup pour le CEA. Théoriquement, les prions ont été confiés à l'INSERM ; en fait, Dominique Dormont a géré l'ensemble, puisque c'est au CEA que se trouvaient les compétences. Autrement dit, la continuité a existé. Connaissant l'ensemble des organismes, le CEA a une capacité de réagir, par sa structure, et d'orienter des moyens rapidement, ce qui a permis d'être présent en ce domaine, comme nous avons été présents dans le séquençage, comme nous sommes présents dans le domaine des biopuces lorsqu'il nous a été demandé de nous investir dans les biotechnologies. Nous avons agi instantanément. C'est dans ce cadre que le rapport Dormont se situe.

S'agissant du test, nous l'avons tout d'abord proposé à Bio-Mérieux, un de nos partenaires habituels dans le domaine du diagnostic, lequel, à l'époque, n'en a pas voulu. Nous avons alors cherché un autre partenaire français. Nous avons traité avec Pasteur Sanofi Diagnostic. Il se trouve que, peu de temps après, celui-ci a été repris par Bio-Rad, qui est alors devenu notre interlocuteur pour les développements. Il nous appartient de développer la recherche, d'améliorer les tests, de constituer un Western blot plus sensible, Bio-Rad s'occupant de la mise en place, de la commercialisation, toutes questions qui ne relèvent pas du domaine d'un organisme de recherche. En revanche, nous sommes au courant de ce que fait Bio-Rad ; il existe des comités de pilotage et nous sommes informés des mesures prises par cette entreprise. Cela dit, les rôles sont séparés. Nous n'avons pas à faire le travail de l'industriel.

Sur les laboratoires, j'ai peu de choses à dire. Nous ne nous mêlons pas de cela, pour deux raisons. D'une part, parce que nous sommes un organisme de recherche. D'autre part, Dominique Dormont étant à la fois président du comité interministériel sur les prions et chef de service au CEA, il veut absolument que les deux domaines soient dissociés. Vous connaissez son honnêteté intellectuelle. Il faut que les choses soient parfaitement claires. Donc le choix des tests relève de la Direction générale de l'alimentation ; quant à nous, nous essayons d'avoir le test le meilleur, d'assurer des publications scientifiques. Le sujet a fait l'objet de deux publications dans Nature. Je rappelle que la première information montrant des similitudes entre la maladie de Creutzfeldt-Jakob et l'ESB transmise à un primate infrahumain a été publiée par Corinne Lasmesas, Jean-Philippe Deslys, Dominique Dormont dans Nature en 1996. Nous essayons de mener une recherche au plus haut niveau international dans ce domaine.

M. le Président : Nous sommes soucieux de savoir si le meilleur test a été choisi. Nous avons posé la question au directeur général de l'AFSSA ; mais sa réponse, dirons-nous, nous a satisfaits à moitié. Nous essayons d'obtenir des éléments pour savoir dans quelles conditions nous avons ou non utilisé le meilleur test.

M. André SYROTA : Le test Bio-Rad fait toujours l'objet de développements, y compris aujourd'hui au CEA. La dernière publication dans Nature, copilotée avec les Britanniques et l'Union européenne, a montré qu'il était aussi sensible que le test chez la souris, lequel n'est pas obligatoirement la référence, mais qui est l'une des références.

Ce test est extrêmement sensible, ce qui peut poser des problèmes de deux ordres. Tout d'abord, il faut que les équipes aient eu le temps d'être entraînés à le manipuler. Il doit donc s'agir de personnes compétentes. L'AFSSA utilise le test Bio-Rad depuis longtemps, notamment pour analyser les échantillons trouvés positifs ou douteux dans le cadre de l'étude épidémiologique avec un autre test. Malheureusement, dans certains pays, il n'y a pas d'agrément : n'importe quel laboratoire, même s'il n'a jamais procédé à un dosage immuno-enzymologique, peut faire le test, ce qui a été la source, non pas de faux-positifs, mais d'erreurs. Manifestement, les personnes qui utilisaient le test ne savaient pas travailler. Mais la situation s'améliore au fil du temps et de la formation.

Ensuite, un test très sensible a un seuil de sensibilité, par définition, qui fait que des tests seront positifs alors que d'autres ne le seront peut-être pas. Il peut être aussi plus sensible que le procédé Western blot qui sert à étalonner un autre test.

Ce sont là les deux difficultés qui peuvent actuellement se produire. La situation risque d'évoluer. On peut imaginer que la semaine prochaine ou dans six mois, sorte un test mille fois plus sensible. Le problème se reposera. Tout le monde, aux Etats-Unis compris, travaille à mettre au point des tests ultrasensibles.

M. le Président : Quelle garantie apportent les tests, d'une manière générale ?

M. André SYROTA : Dans la comparaison faite au niveau européen, il avait été démontré que les trois tests retenus avaient tous une spécificité de 100 %, le quatrième ayant été éliminé. C'est une question de sensibilité ; or, la sensibilité impose de travailler très proprement et oblige les laboratoires à s'informer correctement, ce qui pose la question de mesures lancées dans la précipitation.

M. le Rapporteur : On ne développe que maintenant ces moyens de recherche importants. Est-ce parce qu'auparavant le risque semblait nul, s'agissant notamment de la transmission à l'homme ? On peut s'interroger sur les délais qui se sont écoulés. En second lieu, on nous dit aujourd'hui qu'il faudrait tester les animaux, non plus de trente mois, mais de vingt-quatre mois. Quel est votre sentiment ?

M. André SYROTA : Un grand mouvement de sensibilisation a eu lieu en 1996. Je me souviens de ce qui s'est passé alors au ministère. Nous avions organisé très rapidement une série de réunions scientifiques étalées sur deux jours. Le CEA a organisé des séminaires dans un hôtel de Bougival en faisant venir des gens de toute la France, de pays étrangers, des Américains, les Anglais, etc. Un gros effort a été fait en 1996.

Par ailleurs, des appels d'offres successifs furent lancés ; le comité Dormont s'est constitué. Tout cela a fortement mobilisé les équipes en France, y compris des personnes qui ont souscrit aux appels d'offres. Le prion attirait beaucoup ! On ne peut pas dire qu'il n'y a pas eu d'effort.

D'après ce qui a été décidé récemment, on passe à la vitesse supérieure en accordant des moyens encore plus importants que ceux réunis auparavant. Encore faut-il qu'il y ait des chercheurs. Travailler efficacement sur le prion nécessite des laboratoires. On ne peut travailler sur la protéine pathologique n'importe où ; il faut des laboratoires P3 et des personnes qui sachent manipuler correctement. D'où une limitation de fait.

M. Claude GATIGNOL : Je voudrais revenir sur les tests et l'espoir que l'on peut mettre dans les tests sur le vivant. Les tests actuels témoignent de la présence du prion dans les tissus analysés. D'autres éléments pourraient-ils donner une indication sur l'évolution de la maladie ? On a parlé d'un taux plus ou moins important, plutôt en déficit, des antioxydants. Y a-t-il un lien dans les recherches que vous avez menées ? Deuxième aspect : des espèces sont résistantes. Aucun chien, jusqu'à ce jour, n'a été porteur d'encéphalite. Avons-nous affaire à une spécificité génique et quels espoirs peut-on trouver aux identifications de ces gènes spécialisés dans la résistance ou éventuellement dans une thérapie ?

M. André SYROTA : Une recherche est en cours pour avoir des moyens directs de détecter le prion, notamment dans le sang. C'est une voie de recherche qu'explore Corinne Lasmesas à Fontenay-aux-Roses ; elle travaille sur des liaisons du prion avec des protéines. Il n'est pas impossible que des résultats sortent dans un délai raisonnable. Cela fait partie de ces voies nouvelles, comme la découverte du plasminogène, qui a fait l'objet d'une publication par une équipe suisse il y a quelque temps. En ce qui concerne les spécificités au niveau des gènes, je ne suis pas en mesure de vous répondre.

M. le Président : Vous n'avez pas répondu à la question de M. le Rapporteur sur les tests qui devaient être appliqués aux animaux de vingt-quatre mois.

M. André SYROTA : Je ne suis pas le mieux à même pour répondre.

M. le Rapporteur : Il me semblait qu'il pouvait y avoir une relation avec la sensibilité du test.

M. André SYROTA : C'est autre chose. C'est ce qui a été fait, notamment par les Britanniques : ils ont un troupeau infecté expérimentalement par l'ESB depuis 1991 et dont les individus ont été sacrifiés séquentiellement dans le temps. On n'a pas, en France, de troupeaux de ce type. Grâce aux travaux des Britanniques, nous aurons une idée sur le seuil de détection en remontant dans le temps. Cela dit, on s'est interrogé sur l'intérêt de disposer d'un test ultrasensible, sachant qu'il y a une période de vingt-quatre mois -dont la durée est appelée à décroître - au cours de laquelle on ne peut détecter le prion. Ma réponse est celle-ci : pour toute infection, il est une période au cours de laquelle rien n'est détectable. Quand on détecte des anticorps dans le sida, il y a une période où il ne se passe rien par définition. Mais ne rien détecter n'est pas une raison pour ne pas le rechercher.

M. le Rapporteur : Avez-vous une idée de la répartition des parts de marché dans l'Union européenne entre les différents tests pratiqués ?

M. André SYROTA : Je ne peux vous donner une répartition des différents tests. Actuellement, sous toutes réserves, environ 70 laboratoires en Allemagne utilisent le test vendu par Bio-Rad, lequel a 80 % du marché dans le pays. Ce fut également une source de problèmes, car l'affaire s'est décidée très rapidement sans que les laboratoires aient été agréés et sans qu'il y ait eu de formation. Mais ce n'est pas mon problème, c'est celui du fabricant. En Belgique, onze laboratoires utilisent le test Bio-Rad, c'est-à-dire 100 %, car ils n'utilisent que ce test ; huit laboratoires sont en cours d'agrément. En Suède et en Norvège, les laboratoires de référence utilisent le test Bio-Rad.

En France, six laboratoires ont été agréés Bio-Rad, puisque la France présente l'avantage d'avoir une procédure d'agrément, et dix sont en cours d'agrément.

M. le Rapporteur : Quel est le pourcentage d'utilisation du test Bio-Rad en France ?

M. André SYROTA : Il est très faible si on le compare à Prionics. Parmi les 37 laboratoires agréés, une grande majorité utilise le test Prionics. Celui-ci ayant été le premier à être expérimenté, les laboratoires n'avaient pas de raison d'acquérir un matériel différent.

M. le Président : Avez-vous des statistiques comparées ?

M. André SYROTA : Je ne connais pas le pourcentage actuel de Bio-Rad en France par rapport à Prionics. Encore une fois, ce que je vous livre est sous réserve de vérification.

M. le Président : Quand le test du CEA a-t-il été établi et quand a-t-on été assuré de sa qualité  ? Y a-t-il eu un long délai avant sa mise en _uvre ? Pouvait-on anticiper la décision intervenue en janvier 2000 ? A qui aviez-vous fourni les informations concernant la mise en place de ce test dès lors que vous étiez à peu près assurés de sa validité scientifique ? Pourriez-vous nous dresser un calendrier nous permettant de vérifier que toutes les décisions ont bien été prises en fonction de l'état des connaissances du moment ?

M. André SYROTA : Pour le calendrier, mars 1996 marque la crise ouverte de la vache folle.

Dès juillet 1996, sur la base des compétences à la fois scientifiques et techniques que nous avions dans le domaine des prions et des immuno-analyses, le CEA a lancé un projet de développement de test de détection des encéphalopathies subaiguës spongiformes transmissibles (ESST). J'ai souhaité que tous les laboratoires s'y impliquent. Ils m'ont répondu positivement. Nous avons porté les moyens sur le laboratoire de Saclay au service de pharmaco-immunologie pour développer un test.

Février 1998 : dépôt d'une demande de brevet par le CEA, aujourd'hui étendue au monde entier. Le brevet protège le procédé de traitement de l'échantillon de cerveau et c'est grâce à ce procédé que le test du CEA sera ensuite reconnu comme le plus sensible. Ce test de détection post-mortem, « format laboratoire », a été utilisé en 1998 par les chercheurs du CEA pour valider en interne le test sur des échantillons de cerveaux de vaches atteintes d'ESB en provenance d'Angleterre et d'échantillons fournis par le Centre national d'études vétérinaires et alimentaires (CNEVA). Les résultats préliminaires obtenus avec ce test ont été présentés à la Direction générale de l'alimentation du ministère de l'Agriculture (DGAL) en février 1998.

En mai 1998, on a répondu à l'appel d'offres mondial émis par la DG 24 de la Commission européenne, c'est-à-dire la direction compétente pour la politique des consommateurs et la protection de leur santé, laquelle visait à recenser et à évaluer les techniques.

En juin 1998, le test du CEA est admis pour l'évaluation européenne avec trois autres tests : celui d'Enfer Technology, qui est irlandais, le Prionics qui est suisse et le test de Wallak de Grande-Bretagne. Ce dernier a été éliminé.

Août 1998 : le CEA commence la prospection pour la recherche d'un partenaire industriel spécialisé en diagnostic immunologie capable de produire rapidement des quantités importantes de kits de dosage. Plusieurs sociétés ont été approchées, parmi lesquelles Pasteur Sanofi Diagnostic et Bio-Mérieux, qui avait tout d'abord refusé, puis s'est déclaré intéressé, mais il était trop tard, puisque nous avions signé avec Pasteur Sanofi Diagnostic, le seul à s'être déclaré intéressé par le projet. Nous avons eu du mal à trouver un partenaire.

Mai 1999 : réalisation de l'étude d'évaluation européenne. Cette étude a représenté un défi considérable, puisqu'elle a consisté à analyser en aveugle 1 600 échantillons de cerveaux de vaches, répartis en deux catégories distinctes. Il y avait une première série de 1 400 morceaux de cerveau, tronc cérébral et moelle cervicale, provenant, soit d'animaux sains - il y avait 1 064 échantillons provenant de 1 000 animaux différents - soit d'animaux présentant les signes cliniques de la maladie avec confirmation histopathologique du diagnostic. Il y a eu ainsi 336 échantillons provenant de 300 animaux différents. L'affaire était compliquée par la présence d'échantillons négatifs qui provenaient - nous le sûmes après - d'animaux élevés en Nouvelle-Zélande tandis que les échantillons positifs étaient issus de Grande-Bretagne.

Une deuxième série était constituée de 200 homogenats de cerveaux de vache, préparés à partir d'un homogenat de cerveau infecté, un seul, mais dilué dans un homogenat de cerveau sain. Des dilutions couvraient donc une très large palette, jusqu'à cent mille fois, de façon à évaluer la capacité de chacun des tests à détecter des quantités très faibles de PrP-res et l'homogenat de cerveau infecté utilisé pour ces dilutions avait été titré en termes d'infectiosité à l'aide d'un test réalisé chez la souris.

L'étude s'est déroulée dans des conditions très précises, formalisées par un accord signé entre le CEA et la DG 24. Cela s'est fait en moins de quatre semaines sous le contrôle permanent des personnes de la DG 24. Elles posaient des scellés sur les chambres froides jusqu'au lendemain. Elles ont fait cela à Saclay en même temps que pour Prionics et pour les autres. Les résultats obtenus étaient quotidiennement communiqués de façon codée à la DG 24.

En juin 1999, est parue une communication des résultats de l'évaluation européenne dans un rapport préliminaire. Simultanément, l'Union européenne l'a publiée dans Nature en juillet 1999 : le test du CEA s'est révélé doté d'une spécificité de 100 %. C'est-à-dire que tous les échantillons provenant d'animaux malades ont été trouvés positifs ; cela signifie également qu'aucun faux-positif n'a été enregistré. Nature a montré que notre test était 10 à 300 fois plus sensible que les tests concurrents.

En juin 1999 également, nous avons signé l'accord de collaboration et d'option sur licence. La collaboration avec Sanofi Pasteur Diagnostic porte sur la détection post mortem de l'ESB, sur la tremblante du mouton et sur la maladie de Creutzfeldt-Jakob. D'autres tests sont exclus de cet accord. Nous avons donc signé avec Sanofi Pasteur Diagnostic. En juillet 1999, nous avons présenté les résultats de l'évaluation européenne aux représentants de la DGAL en présence de son directeur. En septembre 1999, Sanofi Pasteur Diagnostic a été acquis par la société américaine Bio-Rad.

En décembre 1999, nous avons réussi le transfert de technologie, c'est-à-dire le premier lot de cinquante microplaques de dosages immunologiques au format recherche et développement fonctionnel, c'est-à-dire 4 500 tests, en améliorant les performances en termes de sensibilité et surtout en raccourcissant la durée du test, qui a été ramenée de vingt-quatre heures à moins de sept heures en 1999.

En janvier 2000, Bio-Rad a fabriqué le premier lot industriel de 250 microplaques, c'est-à-dire 22 500 tests. Et le 3 février 2000, Bio-Rad a diffusé un communiqué de presse annonçant que la société était prête industriellement à répondre à toute demande de test pour des études épidémiologiques, tant en France qu'en Europe. En avril 2000, un premier lot industriel de 60 000 tests, puis un second de 100 000 sont sortis. Elle vient d'annoncer sa capacité à en fournir un million. Il n'y a pas de problème de production.

Voilà pour la chronologie.

M. le Président : Cela permet de savoir qu'en janvier et février 2000, Bio-Rad était prête à répondre aux besoins, alors que d'autres choix ont été faits.

M. André SYROTA : Une raison a été avancée : le test Prionics avait été validé en Suisse sur le terrain alors que, par définition, le test Bio-Rad, qui n'avait pas encore été expérimenté, ne pouvait pas avoir été validé.

M. le Rapporteur : La DGAL a-t-elle ou non émis une réaction officielle dès 1998 ? Ensuite ?

André SYROTA : La DGAL nous avait engagé à poursuivre les recherches.

M. Marcel ROGEMONT : Diriez-vous que la généralisation du test sans une formation suffisante du laboratoire, sans un travail préalable, est un facteur de risque ? Plus largement, pensez-vous que la généralisation du test s'est réalisée à un bon ou à un mauvais, selon vous, quand une généralisation était-elle possible ?

M. André SYROTA : La difficulté, quel que soit le test - pour une maladie thyroïdienne ou pour un diagnostic de cancer - c'est l'exigence de qualité des manipulations et, donc, des équipes qui en sont chargées.

Une partie du test sert à extraire la protéine partiellement résistante aux protéases ou protéine prion pathologique (PrP-res) ; ensuite, s'opère un dosage conventionnel, le même que l'on trouve dans tous les laboratoires dans les passeurs d'échantillons. Il faut que cela soit fait minutieusement, ce qui nécessite une formation soigneuse. En Allemagne, simultanément, des dizaines de laboratoires ont voulu utiliser un test, sans, pour certains, savoir faire un dosage. Le problème est là, mais il va se résoudre : c'est une question de quelques semaines pour que les difficultés disparaissent.

Il n'y a pas de remords à avoir. Les laboratoires sont intéressés quand ils ont un marché. Ils ne l'étaient pas avant, faute de clients. C'est là un problème extérieur à la recherche. Le problème est le même pour la thérapeutique. Il est clair que le marché du test n'est pas celui d'un hypertenseur, d'un antidépresseur ou encore d'un tranquillisant. Dans l'hypothèse improbable, et que je ne souhaite pas, d'une épidémie de la nouvelle variante de Creutzfeldt-Jakob, les industriels accourraient. Cela étant, le rôle d'un responsable d'organisme de recherche est d'essayer de prévoir les crises qui pourraient survenir. En ce domaine, dans la mesure de nos moyens, nous devons prévoir des pistes thérapeutiques. S'il y a de petits industriels, pour l'heure, il n'y a pas de partenaire industriel de taille.

M. le Rapporteur : Le succès de Bio-Rad est-il une manne financière pour la recherche française ?

M. André SYROTA : Oui. Les royalties n'arriveront que dans quelques mois, mais il doit s'agir d'une très bonne affaire. En outre, le test est fabriqué en France, dans le département du Nord.

Mme Monique DENISE : Ce test est fabriqué à Steenvoorde, petite ville du Nord. J'ai visité le laboratoire fin décembre pour me rendre compte de l'état de fabrication du test. Le directeur et le personnel m'ont affirmé qu'ils étaient prêts à fonctionner. Dans la pratique, l'application du test s'étend sur quatre heures environ.

M. le Président : Je vous remercie de cette précision. Le Bio-Rad était-il prêt à être utilisé sur le terrain à compter du 3 février 2000 ? Si oui, qui le savait ?

Mme Monique DENISE : D'après ce que l'on m'a dit lors de ma visite, le test est prêt. Il m'a également été indiqué que ce sont les laboratoires qui choisissaient eux-mêmes leur test. Il ne leur est imposé par quiconque. D'après l'état de mes informations, seuls trois laboratoires en France utilisent le test du CEA.

M. André SYROTA : En effet, le test était prêt à la date que vous avez mentionnée. Bio-Rad a été entendu en même temps que Prionics et Enfer Technology au moment du choix. La DGAL a publié tout cela sur son site Internet. Il se trouve que ce n'est pas le test du CEA qui a été choisi.

M. le Président : Nous consultons les sites, mais nous voulions savoir si, du point de vue scientifique, tous les éléments étaient fournis pour décider l'utilisation dès février 2000 de Bio-Rad.

M. André SYROTA : Si on le compare à Prionics, celui-ci était déjà employé en Suisse, alors que le test Bio-Rad, par définition, n'était pas utilisé en France.

Mme Monique DENISE : Ce matin, un tableau clair nous a été fourni par la DG 24. Il compare l'efficacité des différents tests. D'après le tableau, le test Bio-Rad est de loin le plus précis, le plus fin.

M. André SYROTA : En tant que directeur des sciences du vivant du CEA, je ne participe pas aux critères de décision. J'aurais été très heureux que l'on choisisse le test mis au point par le CEA. On ne gagne pas à tout coup ! Dans un deuxième temps, il a été agréé. Tel est le constat que je fais.

M. le Rapporteur : Pourquoi Prionics avait-il de l'avance sur Bio-Rad ?

M. André SYROTA : Cela résulte du milieu scientifique : les chercheurs suisses sont très bons. Ils ont mis le test au point en premier. Ensuite, ils l'ont utilisé sur le terrain en Suisse. Je pense que ce sont là des arguments, mais la DGAL vous le dira.

M. le Rapporteur : J'aimerais que l'on me confirme, ainsi que nous en a informé Mme Denise, que les laboratoires ont le choix du test.

M. André SYROTA : Oui, un laboratoire privé fait ce qu'il veut. Je ne puis l'affirmer pour les laboratoires vétérinaires, mais probablement choisissent-ils en fonction de leur savoir-faire. Surtout, il y a un effet d'entraînement. Prionics ayant été utilisé par d'autres, il était plus facile de l'utiliser que de se lancer dans une voie inconnue.

M. le Président : Deux questions complémentaires. Est-il plus compliqué d'utiliser le Bio-Rad qu'un autre test ? Quels sont les délais de réponse respectifs des deux tests ? Il faut que nous ayons le test le plus fiable, mais aussi le plus rapide dans les délais de réponse.

M. André SYROTA : Sur la facilité d'utilisation des tests, comme vous pouvez l'imaginer, je n'ai jamais fait un test de ma vie sur le prion ! Ce n'est pas ma spécialité médicale. Mais, ainsi qu'a dû vous le dire Jean-Philippe Deslys ou comme Jacques Grassi vous l'aurait dit, le test mis au point au CEA fait appel à un dosage immunologique très classique ; c'est le test le plus utilisé dans tous les hôpitaux ou dans les laboratoires de ville, parce qu'il est très simple et standard. La partie la plus délicate porte sur la préparation de l'échantillon et sur sa récupération, tâches qui ne sont pas celles des laboratoires. Il convient de le transporter proprement, ensuite d'extraire la PrP-res. C'est Jean-Philippe Deslys, que vous avez entendu ce matin, qui a mis au point une méthode de purification très sensible de ces protéines pathologiques.

Le délai, ainsi que l'a indiqué Mme Denise, est de quatre heures. Le problème ne se situe plus là, il réside dans le fait de récupérer l'échantillon et de le transporter.

M. le Président : Il n'y aurait donc pas de différence de délai entre les tests.

M. André SYROTA : Ce n'est pas un argument discriminant.

M. Germain GENGENWIN : Vous avez parlé de la thérapeutique. Des pistes s'ouvrent-elles ? Peut-on espérer traiter la maladie ? Où en est la recherche sur le prion ?

M. André SYROTA : Peut-être Dominique Dormont vous en a-t-il parlé. Quelques pistes sont tentées par nous et par d'autres. C'est un axe fort que nous voudrions développer au CEA, notamment avec le dérivé de l'amphotéricine. Pour l'heure, ce n'est pas le traitement absolu, il y a encore beaucoup à faire. Avec le criblage à haut débit, qui permet de « screener » des milliers molécules en une journée, avec le design moléculaire - c'est-à-dire des techniques modernes - on peut espérer trouver quelque chose. Mais nous n'en sommes qu'au début. Nous avons demandé que le criblage moléculaire soit pris en compte dans les crédits dont bénéficiera le ministère de la Recherche, ce qui a été accepté.

M. le Président : Nous vous remercions.

() Contrôleur spécial des services vétérinaires


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