N° 2323

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 4 avril 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES CULTURELLES,

FAMILIALES ET SOCIALES(1)

sur

la démocratie sociale

et présenté

par M. Jean Le Garrec,

Député.

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

INTRODUCTION 5

OUVERTURE DU COLLOQUE 7

Intervention de M. Jean Le Garrec, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales 7

Intervention de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité 9

PREMIÈRE TABLE RONDE : LE PARITARISME 13

EXPOSÉ INTRODUCTIF 13

Intervention de Mme Catherine Vincent, sociologue des relations professionnelles, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES) 13

INTERVENTION DES « GRANDS TÉMOINS » 18

Intervention de M. Jean-Luc Cazettes, président de la CFE-CGC 18

Intervention de M. Alain Deleu, président de la CFTC 19

Intervention de M. Bernard Devy, secrétaire confédéral de FO 20

Intervention de M. Denis Kessler, vice-président du MEDEF 21

Intervention de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT 23

Intervention de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT 24

DÉBAT 33

DEUXIÈME TABLE RONDE : LA NÉGOCIATION COLLECTIVE 33

Intervention de Mme Roselyne Bachelot-Narquin, députée du Maine-et-Loire 33

EXPOSÉS INTRODUCTIFS 34

Exposé de M. Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'Université de Paris I et à l'IEP de Paris 34

Exposé de M. Bernard Brunhes, PDG de Brunhes consultants 38

INTERVENTIONS DES « GRANDS TÉMOINS » 41

Intervention de Mme Michèle Biaggi, secrétaire confédérale de FO 41

Intervention de M. Jean-Luc Cazettes, président de la CFE-CGC 41

Intervention de M. Michel Coquillion, secrétaire confédéral de la CFTC 42

Intervention de M. Jacques Creyssel, délégué général du MEDEF 43

Intervention de Mme Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT 44

Intervention de M. Michel Jalmain, secrétaire national de la CFDT 45

DÉBAT 47

Intervention de M. Jacques Dermagne, président du Conseil économique et social 49

CLÔTURE DU COLLOQUE par M. Jean Le Garrec, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales 53

INTRODUCTION

La démocratie sociale peut se définir par la mise en place et le fonctionnement d'une sphère de régulation du social entre le marché et l'Etat, confiée aux partenaires sociaux. La démocratie sociale comprend deux aspects : le paritarisme et la négociation collective.

En 1945, à partir du programme national de la Résistance, la démocratie sociale a connu son apogée. Le pouvoir politique a en particulier donné la gestion de la sécurité sociale au pouvoir syndical (trois quarts des sièges attribués aux représentants élus des salariés). Mais le régime général de sécurité sociale s'est rapidement éloigné du modèle de démocratie sociale  pour devenir, sous le poids croissant de l'Etat, une institution paritaire à caractère tripartite. De même l'UNEDIC créée en 1958 par les partenaires sociaux a progressivement glissé vers une structure tripartite de fait et un paritarisme sous surveillance.

La crise de la démocratie sociale est donc un phénomène ancien, tant est forte, dans notre pays, la tradition d'intervention de l'Etat dans les relations professionnelles ou la gestion des prestations sociales.

Des décisions récentes du pouvoir politique ont, du point de vue des partenaires sociaux (avec de larges divergences d'appréciation sur chacune de ces décisions), aggravé cette tendance :

- ordonnances de 1996 renforçant le rôle de l'Etat dans la gestion de la sécurité sociale et supprimant le principe de l'élection des représentants syndicaux

- « loi  Robien » réduisant la portée de l'accord de 1995 entre partenaires sociaux portant sur l'aménagement et la réduction du temps de travail

- non-prise en compte du plan de réduction des dépenses d'assurance maladie présenté par le conseil d'administration de la CNAM

- lois sur la réduction à 35 h de la durée du travail et conditions de son financement

Chacun sent le risque de laisser s'affaiblir la démocratie sociale dans un pays marqué par la fragilité des corps intermédiaires. Il est indispensable de préserver le rôle de régulation du social des syndicats et des organisations patronales. Mais il faut aujourd'hui, à l'évidence, clarifier les compétences et les responsabilités respectives de l'Etat, des organisations patronales et des syndicats tant dans la gestion des institutions paritaires que dans la définition du champ et de la portée de la négociation collective.

C'est à cette tâche que la commission des affaires culturelles, familiales et sociales a entendu contribuer en organisant un colloque qui s'est tenu le jeudi 30 mars à l'Assemblée nationale et dont le présent rapport d'information constitue le compte-rendu.

OUVERTURE DU COLLOQUE

Intervention de M. Jean Le Garrec, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales

Je tiens tout d'abord à remercier tous les participants pour leur présence. Je dois ensuite préciser que cette journée a été organisée avec l'accord du bureau de notre commission et se tient dans l'une de ses salles habituelles de réunion. Si elle prend la forme d'un colloque, cette manifestation n'en constitue en effet pas moins une réunion de travail de notre commission à laquelle nous sommes heureux de vous associer. Il était prévu que M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale, introduise nos travaux ; l'actualité récente l'en a empêché ; il n'en est pas moins attentif à leur déroulement.

Les deux tables rondes organisées porteront respectivement pour celle de ce matin sur le paritarisme, pour celle de cet après-midi sur la négociation collective. Je présiderai la première, Mme Roselyne Bachelot-Narquin a accepté de présider la seconde. Nous attendons de nos travaux sur ces deux questions majeures qu'ils soient empreints d'écoute, de dialogue et de réactivité.

Nous commencerons par entendre Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité. Mme Catherine Vincent, sociologue des relations professionnelles, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES), présentera ensuite un exposé introductif à notre thème de la matinée. Interviendront ensuite ceux que nous avons appelés les « grands témoins ». La parole sera enfin donnée à la salle.

Cette séance de travail est pour nous d'une extrême importance.

Il n'est pas question d'opposer la démocratie sociale à la démocratie politique. En tant qu'élus, nous ne pouvons assumer nos responsabilités qu'à la seule condition que nos travaux intègrent l'ensemble des problèmes de société. Il y a là une façon de vouloir et de faire la politique, une véritable éthique de celle-ci.

Il est vrai que depuis quelques années, une révolution du modèle du travail est engagée avec la sortie du « fordisme ». Le trajet des individus tout au long de leur vie professionnelle n'est plus comparable à ce qu'il était, il y a trente ans. Ces évolutions entraînent des interventions régulières du législateur d'où l'importance du débat avec les partenaires sociaux sur ces questions.

Un autre sujet de réflexion, de préoccupation pour nous qui devons statuer sur le budget de la sécurité sociale, est la complexité de gestion des structures paritaires, pendant de leur réussite : cette gestion ne peut plus se faire dans les mêmes conditions. Le champ du paritarisme, le niveau de responsabilité des partenaires sociaux, les règles de représentativité constituent autant de sujets de débat ce matin. Nous allons y participer, mais nous souhaitons aussi vous écouter.

L'ampleur du champ des négociations ouvertes entre les partenaires sociaux est formidable. Plutôt que le terme de « refondation sociale » j'aurais volontiers utilisé celui de « rénovation ». Je le préfère en tout cas à celui de « nouvelle constitution sociale ».

La négociation engagée répond à des préoccupations justes. Nous souhaitons qu'elle débouche sur des avancées. Laissons la se dérouler, si possible se conclure. Nous sommes prêts, le cas échéant, à traduire ses résultats en termes normatifs si cela est indispensable.

Mon souhait est donc que cette initiative de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale aide ce dialogue dans l'intérêt de tous, et notamment des salariés.

Intervention de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité

Je remercie M. Jean Le Garrec, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales, d'avoir organisé ce colloque au bon moment. En effet, après deux années de débat un peu houleux, caractéristique des passions françaises, nous nous trouvons devant un tournant que la globalisation nous interdit de manquer.

Nous devons être performants dans la construction de la France, de la société de demain. Nous devons aborder ce débat avec simplicité : personne ne peut dire aujourd'hui quelles seront demain les données des relations dans l'entreprise, le nouveau contrat ou statut du travail.

Aussi n'ai-je pas l'intention de vous faire un discours, mais juste de proposer au débat un certain nombre de réflexions, de convictions, mais aussi d'interrogations.

Un enjeu essentiel pour le politique est d'être capable à la fois de définir un environnement favorable à la création des richesses, au bon fonctionnement des entreprises, et de permettre à chacun de trouver sa place dans la société par un emploi incitant chaque salarié à se mobiliser. Enfin, les questions abordées aujourd'hui sont majeures parce qu'une société va mal si elle n'est pas capable de faire dialoguer ses acteurs et de faire porter par eux, sinon un modèle, du moins des valeurs communes.

S'inscrivent au c_ur de nos débats des questions notamment relatives au rôle de l'Etat. Comment anticiper l'avenir ? Comment faciliter l'émergence de nouveaux besoins encore non solvabilisés par le marché ? Comment favoriser la réduction de la durée du travail ? L'Etat peut-il montrer le cap quitte à renvoyer, comme il l'a fait pour les 35 heures, à la négociation ? Son rôle est également majeur dans des domaines comme la lutte contre l'exclusion où il faut mobiliser l'ensemble des acteurs : services de l'Etat, collectivités territoriales, partenaires associatifs. Un exemple en est celui de la mise en _uvre de la couverture maladie universelle qui illustre bien le rôle impératif de l'Etat dans l'articulation entre la décentralisation d'une politique et la nécessaire garantie de l'égalité de traitement.

Je crains aujourd'hui pour la France un retour à ces vieilles lunes que sont les oppositions idéologiques stériles qui n'ont jamais fait avancer. L'inanité de l'opposition entre le « tout-Etat » et le « non-Etat » n'est plus à démontrer. Ce débat aurait dû rester celui du milieu du XXe siècle. A cet égard, je souhaite revenir sur les propos tenus par Tony Blair à l'Assemblée nationale selon lesquels il n'y aurait pas une politique de droite et une politique de gauche mais seulement une bonne ou une mauvaise politique. Il a encore ajouté qu' « une société moderne est une société sans Etat ». Ces formules sont éminemment contestables. Ma préférence va au « mieux-Etat » ; c'est-à-dire un Etat qui agit quand il fait mieux que les autres acteurs et qui laisse faire quand ce n'est pas le cas. C'est vrai dans le domaine économique et celui de la régulation sociale. Cet Etat se doit d'être exemplaire pour être crédible, il doit en outre être capable d'évoluer de sorte que chaque franc prélevé sur les citoyens soit bien utilisé.

La question n'est pas aujourd'hui de savoir où passerait quelque frontière irrémédiable et permanente entre le rôle de l'Etat et celui des acteurs économiques et sociaux, mais de savoir sur quelles valeurs repose cette frontière susceptible d'évoluer. Ainsi les nationalisations de 1981 ont sauvé des entreprises qui, recapitalisées, ont pu retourner au marché et à la concurrence. Ceci est exemplaire d'un traitement pragmatique des problèmes.

Vouloir le retrait de l'Etat est une erreur. Son intervention, y compris dans le domaine du « lien social » est nécessaire. La loi garantit l'égalité des parties nécessaire au contrat. En effet, lorsqu'il y a inégalité, le contrat ne peut pas tout faire et doit être protégé par ce qu'il ne faut pas craindre d'appeler « l'ordre public social ». Ainsi les règles du droit du travail sont partie de la protection des salariés par l'Etat puisque le rapport de force est par essence inégal au sein des entreprises. Il s'agit de ne pas construire une société éclatée où dominerait la loi du plus fort ou l'intérêt individuel. L'Etat doit garantir le rôle des valeurs démocratiques, de règles universelles qui s'imposent à tous, y compris au contrat.

Cette reconnaissance du rôle de l'Etat est aussi une reconnaissance de ce qu'est la démocratie ; si l'on nie la possibilité d'un volontarisme de transformation de la société, supprimons la politique ! Si la démocratie a un sens, c'est celui de savoir où se place à un moment donnée la frontière entre l'intervention de l'Etat - qui doit de plus en plus animer, coordonner, mettre en mouvement la société - et celle des autres acteurs. C'est le rôle même du politique et la force du modèle européen depuis le XVIIIe siècle par rapport à d'autres conceptions. Ce modèle repose sur l'idée que les citoyens peuvent penser ensemble à ce que doit être la société et la faire bouger. « Ensemble » ne signifie pas que le pouvoir politique peut tout, mais qu'il est capable à un moment donné de convaincre une majorité, de faire bouger les acteurs vers un but qui peut d'ailleurs varier au gré des élections.

L'Etat est d'autant plus légitime à montrer un cap qu'il est exemplaire. Un des grands sujets est la réforme de l'Etat et des pouvoirs publics, force majeure de la France, environnement formidable pour les entreprises.

De ce point de vue, l'attitude des organisations syndicales hospitalières, à l'occasion de la conclusion du récent accord, a été exemplaire. Les exigences liées au service public, au malade et à la qualité du service rendu ont été au premier rang de leurs préoccupations et l'accord s'est inscrit dans la poursuite de la politique hospitalière entreprise par le Gouvernement auquel ces organisations ont dit adhérer.

Le rôle de l'Etat doit être exemplaire, y compris dans la négociation de la réduction du temps de travail. Je regrette que l'Etat n'ait pu signer le protocole proposé sur l'application des 35 heures dans l'ensemble de la fonction publique, qui aurait permis un dispositif commun en faveur de tous les fonctionnaires, assurant l'équité entre les différentes catégories. Un accord cadre dans le secteur hospitalier devrait cependant être prochainement conclu. En outre, on peut se féliciter des succès obtenus en matière de résorption de l'emploi précaire dans l'administration et les services publics.

L'Etat a donc un rôle majeur à jouer, la loi aussi. Elle ne doit cependant pas tout traiter. La variété des situations selon la taille des entreprises, le secteur d'activité et le statut des salariés exige de rechercher une véritable complémentarité entre la loi et la négociation à tous les niveaux. Tout ne peut être défini ni dans la loi ni dans le contrat. Il est heureux que chacun redécouvre l'intérêt de la négociation, laquelle n'est pas synonyme de dérégulation. On peut de ce point de vue faire confiance aux organisations syndicales pour veiller à une protection contractuelle efficace.

La définition des enjeux, des moyens et des solutions à mettre en _uvre repose sur la qualité des articulations qu'il faut trouver :

- Articulation entre l'économique et le social

La question posée n'est plus aujourd'hui celle de la répartition de la richesse mais plutôt celle de la définition d'un environnement qui permette tant le développement économique que l'accès de tous aux droits fondamentaux. La récente reprise de l'économie française, qui repose sur cette bonne articulation entre la politique économique et la politique sociale, démontre qu'une économie plus solidaire est une économie plus performante. De ce point de vue, les mentalités ont considérablement progressé, y compris par exemple au sein du G8. Plus personne ne peut penser que le coût de l'exclusion est supportable pour une société démocratique.

- Articulation entre l'Etat et les différents acteurs.

Il s'agit de déterminer la place de la loi et de la négociation. La loi a un rôle à jouer, d'autant plus important que les partenaires sociaux ne prennent pas toute leur place dans le champ social. Nous avons progressé sur ce point. La négociation aide à construire le droit du travail. L'exemple des 35 heures est à cet égard remarquable, la première loi ayant incité à la négociation et la seconde s'étant appuyée sur les accords conclus. Grâce à ce schéma, 45 % des salariés des entreprises de plus de vingt salariés sont aujourd'hui couverts par des accords. Les négociations ont montré que les partenaires sociaux sont capables de construire le droit du travail en répondant aux demandes de souplesse des entreprises lorsqu'elles sont légitimes, sans que cette souplesse signifie précarisation. La loi d'orientation relative à la lutte contre les exclusions illustre quant à elle la nécessité de la coordination des interventions de l'Etat, des départements et des communes, en collaboration avec les caisses d'allocations familiales, les caisses d'assurance maladie et le monde associatif.

- Articulation entre la macro et la micro-économie.

A la demande des départements, la compétence en matière d'aide médicale gratuite est remontée vers l'Etat avec la loi créant la couverture maladie universelle (CMU). Il ne faudrait pas cependant que l'exigence d'un traitement équitable pour tous sur l'ensemble du territoire conduise à rassembler les compétences au niveau central aux dépens des avantages considérables que représente la proximité au niveau local. Il faudra veiller à cela à l'occasion de la réforme prochaine de la prestation spécifique dépendance (PSD).

- Articulation entre la vie familiale et la vie professionnelle.

Le débat sur la flexibilité est aujourd'hui dépassé. On doit en effet prendre en compte dans la négociation la demande de souplesse issue de l'entreprise mais aussi des salariés. Il convient seulement de définir de nouvelles sécurités. C'est pourquoi je me réjouis que les partenaires sociaux aient choisi de débattre de l'avenir de l'UNEDIC et de lancer parallèlement la réflexion sur la formation professionnelle.

Grâce à ces nouvelles articulations, le paritarisme n'est plus seulement un mode de gestion des fonds financiers, il devient un moyen d'agir sur la société pour changer les comportements dans une logique de responsabilités partagées. C'est à ces conditions que l'on permettra aux entreprises d'être plus compétitives, aux services publics d'être plus efficaces et à nos concitoyens de vivre mieux.

PREMIÈRE TABLE RONDE : LE PARITARISME

Thèmes :

- Faut-il redéfinir le champ du paritarisme par rapport à l'Etat et au marché ?

- Les partenaires sociaux sont-ils prêts à assumer des responsabilités renforcées ?

- Les règles de représentation au sein des instituions paritaires sont-elles adéquates ?

EXPOSÉ INTRODUCTIF

Intervention de Mme Catherine Vincent, sociologue des relations professionnelles, chercheuse à l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES)

Cet exposé introductif porte sur un des aspects de la démocratie sociale : le paritarisme. J'ai organisé en fait mon intervention en partant des trois questions posées par les organisateurs de cette journée. Non pas pour me positionner dans les débats d'actualité - le rôle du paritarisme dans la gestion des organismes sociaux fait toujours l'objet d'un débat politique très controversé - mais plutôt pour apporter quelques éléments de compréhension de ce mode de gestion du social en le regardant tant dans une perspective historique que sous l'angle de la comparaison internationale.

La première question porte sur la nécessité d'une redéfinition - ou d'une refondation - du champ de la gestion paritaire entre l'Etat et le marché. Avant de redéfinir, il faudrait définir. Or, le paritarisme soulève de façon immédiate des problèmes de définition, qui se reflètent dans la diversité des acceptions de ce terme :

- pour certains, il exige la participation exclusive, et à parité, des représentants des employeurs et des salariés, c'est ce que certains appellent le paritarisme « pur » (AGIRC, ARRCO, UNEDIC) 1 ;

- pour d'autres, il englobe toutes les formes de représentation de ces intérêts, dans des cadres institutionnels qui peuvent être variables.

Je crois qu'il ne faut pas trop s'arrêter aux modalités de fonctionnement des institutions paritaires pour les définir, même si les règles qu'elles se sont données influent beaucoup sur leur degré d'autonomie par rapport à l'Etat ; c'est l'objet de l'une des autres questions posées ce matin.

On peut définir les dispositifs paritaires comme des formes institutionnelles spécifiques de relations entre les organisations représentatives des employeurs et des salariés et entre celles-ci et l'Etat. En cela, le paritarisme constitue, au même titre que la négociation collective, une sphère autonome de régulation sociale entre l'Etat et le marché.

Autonome ne veut pas dire indépendante. Les institutions paritaires sont toujours fondées sur une répartition particulière des pouvoirs entre l'Etat et les partenaires sociaux dans la mise en _uvre des politiques publiques. Le paritarisme implique donc autant des relations entre les acteurs sociaux qu'entre ceux-ci et l'Etat. Même dans un pays comme l'Allemagne où les partenaires sociaux sont fortement impliqués à tous les niveaux dans l'élaboration des politiques sociales et où le fonctionnement du système de protection sociale est proche de la France, les grandes orientations en matière de sécurité sociale sont fixées par l'Etat et la gestion des caisses est déléguées au partenaires sociaux. De la même manière, aux Pays-Bas, l'Etat a été conduit très récemment à réduire le rôle des partenaires sociaux dans la gestion du système d'incapacité de travail - ce système couvre là-bas environ 800 000 personnes pour une population active de 7 millions. Cette décision a été prise car l'Etat jugeait les organisations syndicales et patronale trop laxistes vis-à-vis des entrées dans ce régime. Pourtant, le modèle néerlandais est donné comme exemple de la concertation sociale à tous les niveaux.

L'Etat est toujours plus ou moins présent et c'est lui qui délègue aux partenaires sociaux la gestion du social. Dans les discours, ceux du patronat surtout, l'autonomie contractuelle est souvent opposée à l'étatisation : il existe, en réalité, une imbrication étroite entre négociation collective et intervention publique.

Cependant, l'autonomie par rapport à l'Etat reste constitutive des institutions paritaires quels que soient les modes de fonctionnement que ces institutions se donnent. Pour autant, la question de la parité numérique au sein de ces organismes n'est pas mineure.

J'en viens donc à ma deuxième question - qui est en fait la troisième dans le programme du colloque - à savoir, les règles de représentation au sein des institutions paritaires. Cette question peut être abordée de deux manières. Tout d'abord, celle du choix des organisations qui participent au paritarisme. C'est la question très actuelle de la remise en cause de la légitimité des acteurs sociaux, notamment syndicaux. Je ne m'attarderai pas sur cette question car elle sera certainement plus longuement abordée cet après-midi. Je mentionnerai juste qu'un certain nombre de voix, y compris au sein de l'administration, s'appuient sur le constat de l'affaiblissement du syndicalisme dans l'entreprise pour lui contester la légitimité à parler au nom de l'ensemble des salariés. Peut-on, dans ce contexte, se passer plus longtemps d'un retour à une vérification électorale de l'audience des syndicats ? Doit-on faire entrer ou accroître le rôle dans ces organismes des représentants des bénéficiaires (associations de chômeurs, fédérations de retraités) ? Je pense que ces questions seront abordées dans le débat.

Pour l'instant, je veux plutôt insister sur un autre aspect de la question des règles de représentation, celui de la diversité des modes de fonctionnement institutionnel adoptés au sein des organismes paritaires : prépondérance ouvrière, parité stricte ou encore tripartisme et du sens qu'on peut donner à ce choix.

Si l'on regarde l'histoire du paritarisme en France, c'est principalement au sein des institutions de protection sociale que la forme paritaire s'est développée. Concrètement, des formes paritaires coexistent partout à côté de formes tripartites. Mais, l'histoire du paritarisme montre que les modes de gestion de ces institutions ont toujours été un point crucial de conflit entre les acteurs sociaux et que les choix faits ont été le résultat d'un rapport de forces :

- Ainsi, avant 1945, le paritarisme constitue une formule institutionnelle réservée aux caisses d'assurances sociales d'origine patronale pendant que les caisses de secours mutuels privilégient la gestion par les intéressés. A cette époque, le patronat défend le paritarisme comme l'instrument d'un double refus : celui du contrôle de la protection sociale par l'Etat et celui de son administration par les bénéficiaires.

- Le modèle qui s'impose au contraire en 1945, qui est notamment porté par la CGT et par le gouvernement, est celui de la gestion ouvrière des caisses, c'est-à-dire par les syndicats. La loi donne, en 1946, les trois quarts des sièges aux syndicats contre la tradition mutualiste antérieure de gestion par les bénéficiaires.

- L'évolution ultérieure du nombre de représentants syndicaux dans les caisses de sécurité sociale reflète assez bien les rapports de forces en présence : instaurée en 1967, la parité numérique entre représentants patronaux et syndicaux résistera aux évènements de mai 68, bien que le retour à la situation antérieure ait été vigoureusement réclamé par les syndicats ; le rétablissement de la prédominance syndicale sera l'un des premiers actes de la gauche à son arrivée au pouvoir en 1981 ; enfin, la réforme de la sécurité sociale menée par le gouvernement Juppé a restauré l'équilibre à parité au sein de la représentation.

- Parallèlement, le modèle de la gestion paritaire s'est imposé dans la protection sociale complémentaire créée par voie conventionnelle. L'ensemble des syndicats, à l'exception longtemps de la CGT, ont soutenu ces formes conventionnelles et paritaires de protection sociale.

La leçon que l'on peut tirer de ce survol historique est que le fait que l'Etat participe ou non à la gestion de telles institutions n'empêche pas son ingérence en tant que puissance de tutelle et qu'il peut facilement réduire l'autonomie des partenaires sociaux. Cette autonomie a certes plus de chances de résister dans les organismes dont la gestion paritaire est elle-même le résultat d'une convention collective, comme c'est le cas pour les retraites complémentaires ou l'assurance-chômage, mais leur origine conventionnelle ne constitue pas une garantie absolue comme on a pu le voir encore très récemment à l'occasion du financement des 35 heures. La garantie de l'autonomie se trouve peut être plus dans l'étendue des responsabilités que les partenaires sociaux sont prêts à assumer.

Ce sera la troisième et dernière question de cette matinée : l'étendue des responsabilités que les partenaires sociaux sont prêts à assumer. On peut reprendre l'exemple de la sécurité sociale. Les différents changements dans les règles de représentation au sein des conseils d'administration ont surtout eu une portée symbolique. Quel que soit le partage des pouvoirs au sein des conseils, et même au plus fort du pouvoir ouvrier, l'Etat central s'est réservé la capacité d'intervenir sur les cotisations et dans une large mesure sur les prestations. Le pouvoir majeur dévolu aux partenaires sociaux est celui de la gestion interne du système.

Mais la place prépondérante prise par l'Etat est aussi celle que lui laissent les partenaires sociaux. Ainsi, lors de la réforme de 1967, les syndicats et le CNPF ont tacitement refusé d'assumer la responsabilité financière : la réforme permettait en effet à la CNAMTS 2, en cas de déséquilibre financier d'une caisse locale, d'intervenir pour faire modifier cotisations ou prestations. Les acteurs paritaires n'ont jamais utilisé cette possibilité. Ce refus de prendre des responsabilités financières est bien sûr plus difficile quand se pose, comme à l'heure actuelle, la question de l'équilibre financier de la protection sociale. La crise financière de l'assurance-chômage en 1982 le montre bien. Face à la montée d'un chômage de masse et au déficit important du régime, le CNPF - qui refusait une augmentation des cotisations et souhaitait voir l'Etat prendre en charge une large part du financement des indemnités de chômage - a dénoncé la convention UNEDIC, obligeant l'Etat à gérer le régime par décret pendant deux ans.

Il faut cependant souligner que ce refus d'assumer des responsabilités n'est pas général puisque, au sein des caisses de retraites complémentaires, AGIRC et ARRCO, les partenaires sociaux, avec un grand sens des responsabilités, ont pris avec une relative sérénité, les mesures nécessaires au maintien de l'équilibre financier de ces régimes. Là, on a pu constater l'efficacité sociale de la régulation paritaire comparée à la gestion étatique des retraites.

Mais c'est malheureusement l'exception, avec l'UNEDIC plus récemment. Si l'on reprend la comparaison avec l'Allemagne, l'origine étatique du modèle bismarckien n'empêche pas une grande latitude et responsabilité données par l'Etat aux gestionnaires des caisses qui modulent les taux de cotisations et les prestations. Dans le système allemand, l'idée paritaire révèle un consensus sur la nécessité d'un compromis entre employeurs et salariés. Ce sont en effet l'ensemble des relations professionnelles, jusque dans l'entreprise, qui sont marquées par une tradition de coopération qui garantit l'autonomie des acteurs sociaux. En France, le paritarisme reste confiné à la sphère du social. On n'a pas une régulation paritaire unifiée mais plutôt une « galaxie paritaire », tant les jeux des acteurs façonnent des institutions à la physionomie variable. Et le constat de l'omniprésence de l'Etat n'explique pas à lui seul la faiblesse récurrente de la régulation paritaire et contractuelle. C'est aussi le produit de la stratégie des deux autres acteurs : patronat et syndicats, car l'intervention de l'Etat vient souvent pallier les carences dans la prise de responsabilités des autres acteurs.

Ce tour d'horizon historique et international ne donne pas de réponses ni de solutions toutes faites à la crise du paritarisme. Au contraire, il montre la grande diversité et variabilité des configurations retenues par les acteurs, la grande diversité des possibles. Mais justement, le coup de force du MEDEF, obligeant les syndicats à discuter d'une refondation, peut être une opportunité de redéfinir globalement les modes de régulation sociale français pour qu'enfin, les acteurs confèrent aux institutions paritaires un sens qui leur soit commun. Car si l'on regarde une dernière fois à l'étranger, le seul modèle alternatif de gestion de la protection sociale, est le modèle anglo-saxon qui allie une régulation étatique d'un système « plancher » de protection sociale et une régulation privée (issue de l'entreprise ou fournie par le marché), cette dernière forme de protection sociale étant réservée aux catégories de salariés les plus insérés dans la société.

INTERVENTION DES « GRANDS TÉMOINS »

Intervention de M. Jean-Luc Cazettes, président de la CFE-CGC

Le paritarisme et la négociation sociale sont deux sujets très proches, même si la négociation est la condition de réalisation du paritarisme. Avant de discuter du champ du paritarisme, je souhaite aborder la définition de son objet.

On peut entendre le paritarisme comme un outil complémentaire en matière de protection sociale à ce qui a été mis en place par la puissance publique. Ce sont ainsi les partenaires sociaux qui ont développé les retraites complémentaires, les institutions paritaires de prévoyance et la formation continue. Le but de cet outil est d'assurer une meilleure sécurité d'ensemble, en conciliant l'impératif d'efficacité des entreprises et l'amélioration de la situation des salariés. Dans cette définition du paritarisme, je mets toutefois à part la sécurité sociale, dont la structure est en fait tripartite. Cette structure ne me semble pas d'ailleurs contestable puisque le champ d'action des branches de la sécurité sociale déborde largement le salariat aujourd'hui.

Faut-il renforcer le paritarisme ? Telle est la question actuellement en débat entre les partenaires sociaux. Il faut bien mentionner le risque permanent de blocage existant dans le paritarisme intégral, qui paradoxalement contraint au compromis. Dans les régimes véritablement paritaires, les partenaires sociaux n'ont pas fui leurs responsabilités. Je citerai à cet égard l'exemple des retraites complémentaires.

Mais il faut disposer de la totalité des outils. Or, pour la sécurité sociale, quelle peut être la responsabilité des partenaires sociaux s'ils ne contrôlent ni les recettes, ni les dépenses, ni la gestion interne des caisses soumises à tutelle ? Se pose aussi le problème du pouvoir des juges, qui peut faire peser une incertitude sur les décisions prises par les partenaires sociaux dans le cadre d'une négociation paritaire.

Je voudrais enfin aborder la question de la meilleure représentation possible au sein des organismes paritaires. Indubitablement, je pense que la meilleure forme est l'élection, même si cela implique des problèmes de gestion qui rendent sa systématisation difficile. Je voudrais aussi faire remarquer que le paritarisme rétabli à la sécurité sociale par les ordonnances de 1996 n'est que de vitrine du fait de la présence de nombreuses personnalités qualifiées au sein du conseil d'administration des caisses.

Intervention de M. Alain Deleu, président de la CFTC

Notre débat porte sur la démocratie sociale. Il présente un intérêt particulier puisqu'il intervient en pleine phase de négociation, or le paritarisme est le fruit de la négociation et ne peut en être dissocié. Nous avons à traiter d'une véritable question de société : comment garantir l'avenir de notre communauté confrontée à des contradictions et des mutations ? Ensemble, nous devons élaborer une manière de vivre en société qui ne soit pas seulement un assemblage d'individus.

Notre réponse à cette question est la subsidiarité, au niveau des partenaires sociaux, de l'Etat, de l'Europe. Chacun est maître de son domaine propre et les autres domaines sont partagés. Je ne pense pas, comme l'a indiqué Mme Martine Aubry, que l'Etat doive intervenir seulement s'il fait mieux que les autres. A mon sens, il a aussi un rôle pédagogique à jouer à l'égard des partenaires sociaux, et, même s'il pourrait faire mieux qu'eux sur certains sujets, il est bon en démocratie qu'il leur permette néanmoins d'agir : les responsabilités sont complémentaires.

Le paritarisme est avant tout affaire de bonne pratique. A cet égard, l'expérience de la négociation sur les 35 heures n'est pas à rééditer. Tout était déjà dit dans le remarquable accord signé le 31 octobre 1995, qu'il eut été préférable d'approfondir entre partenaires sociaux. Ils sont en effet une source de droit, conventionnel bien sûr, mais aussi législatif par les propositions qu'ils peuvent faire. Le paritarisme, c'est aussi un mode de gestion, en propre ou par délégation. La sécurité sociale n'est pas vraiment un exemple dans ce cas puisqu'il s'agit d'un jeu complexe dans un « ménage à trois ».

Y a-t-il une volonté des partenaires sociaux de faire revivre le paritarisme ? C'est essentiellement une affaire de volonté que de prendre plus de responsabilités. Notre congrès en novembre dernier a beaucoup insisté sur le rôle nouveau à jouer par les partenaires sociaux, compte tenu des évolutions de la société : nouveau statut du travail, nouvelle vision de l'emploi et de sa relation à la formation, nouvelles technologies...

Ce renouveau du paritarisme doit aussi se développer au niveau local. Nous n'avons ainsi pas du tout aimé le « lâchage » de la prise en charge de l'action sociale des chômeurs dans les ASSEDIC. Au contraire, il faut d'avantage d'animation sociale locale en direction des exclus.

Quant à la manière dont sont construites les structures paritaires, la sagesse réside dans la diversité. Il me semble aussi important que les syndicats intègrent mieux ce que l'on appelle - comme pour les opposer - la société civile dans leurs organes. Ce sera aussi un facteur de redynamisation du paritarisme.

Intervention de M. Bernard Devy, secrétaire confédéral de FO

En propos liminaire, j'estime exagérée l'idée selon laquelle le paritarisme serait « usé » ; tout au plus est-il fragilisé par la plus grande implication des pouvoirs publics dans un champ relevant traditionnellement des partenaires sociaux.

La légitimité de ceux-ci repose sur le salaire différé que constituent cotisations patronales et syndicales. Il faut donc distinguer entre les organismes de sécurité sociale et les organismes paritaires purs tels les régimes complémentaires de retraites. Ces derniers constituent l'ultime rempart de la légitimité des partenaires sociaux dans la mesure où ils y exercent la plénitude de leurs responsabilités : fixation des taux de cotisations, détermination de la valeur du point de retraite,... Même dans ces organismes, les « accidents de parcours » peuvent arriver du fait des politiques de l'emploi, d'exonérations de charges sociales mêmes. La résolution récente du problème des retraites FNE 3- pendant depuis 1984 - en atteste.

L'utilité de la pratique contractuelle est incontestable. Pourtant, à cet égard, les récentes propositions du MEDEF sur une « refondation sociale » suscitent des inquiétudes : comment peut-on affirmer à la fois qu'on souhaite négocier sur des problèmes extrêmement importants et menacer de quitter les instances au sein desquelles les négociations doivent avoir lieu ? Les conditions d'exercice du paritarisme changent parce que les mandats changent et que les représentants patronaux ne disposent plus de la souplesse nécessaire. Enfin, on assiste aujourd'hui à une transformation du contrat collectif en contrat individuel : le paritarisme ne peut pas être demain le transfert de ce qui relevait de la solidarité vers une logique de gestion de contrats individuels qui transparaît dans certaines négociations en cours.

Depuis plus de 50 ans, le paritarisme a permis la construction de notre édifice social. Pour maintenir son efficacité, il convient de clarifier les responsabilités et les financements entre l'Etat et les organismes paritaires. Il appartient à l'Etat de fixer le cadre juridique général pour l'ensemble des salariés ainsi que celui de la négociation collective.

Si cette clarification est opérée, les partenaires sociaux seront en mesure d'élargir leur champ de compétences.

Concernant les règles régissant leur représentativité, il appartient aux organisations signataires des accords de participer à la gestion des organismes concernés.

Intervention de M. Denis Kessler, vice-président du MEDEF

Je voudrais d'abord m'étonner du départ, après l'intervention de Mme Vincent, de Mme Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, car dans le mot « paritarisme », il y a la notion de symétrie, et, à ce titre, il paraît curieux qu'après avoir été écouté, le représentant des pouvoirs publics parte sans entendre ses partenaires. On peut également s'étonner de l'emploi du mot « paritarisme » alors que l'on oppose cinq représentants de centrales syndicales de salariés à un seul représentant des chefs d'entreprises.

On observe un formidable décalage d'évolution des différents secteurs de la vie sociale. Le secteur financier évolue infiniment plus vite que l'économique, lui-même plus performant que le social, tandis que le public se caractérise par un immobilisme total. L'Etat ne devrait-il pas montrer l'exemple, qu'il s'agisse de la réforme des retraites ou des négociations relatives à la réduction du temps de travail ? De fait, il est en retard. L'Etat doit être exemplaire au sens où il doit suivre l'exemple du secteur privé.

Procédons tout d'abord à un état des lieux du paritarisme. Il représente un enjeu financier considérable de plus de 1 700 milliards de francs. Par ailleurs, le fait de confier au patronat la charge de prélever un impôt constitue une spécificité franco-belge.

Le paritarisme est remis en cause politiquement par les pouvoirs publics qui exercent depuis une trentaine d'années une tutelle de plus en plus étroite dans le domaine social, en particulier sur la sécurité sociale, en élargissant la sphère de la démocratie politique au détriment de celle de la démocratie sociale. On ne peut de ce point de vue que regretter que le plan stratégique élaboré, au sein de la CNAMTS, par les partenaires sociaux ait été écarté par les pouvoirs publics.

Au plan des financements, nous devons mener un combat permanent contre les intrusions des pouvoirs publics, comme on l'a vu pour les ponctions envisagées sur les régimes de sécurité sociale pour financer les 35 heures, un combat aussi pour que l'Etat tienne ses engagements, par exemple le remboursement de sa dette à l'égard de l'UNEDIC.

Enfin, la multiplication des assiettes, des impôts, des cotisations, des transferts, a conduit à une formidable opacité du système, dont on ne sait plus s'il est commutatif ou distributif, d'où la distorsion croissante entre les cotisations et les prestations.

L'organisation de notre système social est marquée par une usure à trois niveaux :

- Sur le plan de la légitimité, il est difficile, en particulier pour les jeunes générations, de se reconnaître dans un système où règne la confusion des financements et des responsabilités ; il est nécessaire de rebâtir un système de droits et de devoirs réciproques qui redonnerait une véritable responsabilité à des partenaires réduits au rôle de gestionnaires, voire de délégataires des pouvoirs publics.

- Le ratio coûts/avantages va en se dégradant : les prestations sociales sont instituées sans être compensées par des gains de compétitivité, les déficits constatés étant comblés par voie de ponctions.

- Force est en outre de constater l'inefficacité des prestations mises en place puisque l'on passe son temps à en appeler au secteur solidarité pour colmater les brèches. Il faut passer au crible l'ensemble des dispositifs. N'oublions pas que, dans le cadre de l'euro, il n'y a plus de mécanisme d'ajustement monétaire possible pour pallier une perte d'efficacité collective.

- Enfin, il y a une usure du point de vue de la compatibilité avec la situation économique et technologique actuelle. Notre droit social n'intègre pas les éléments fondamentaux des nouvelles relations économiques et sociales.

Que faut-il donc faire ? Il est indispensable de repenser avec nos partenaires syndicaux notre politique sociale. C'est l'objet de la « refondation sociale », c'est-à-dire non pas des mesures à la marge, mais la définition d'un nouveau pacte avec les salariés pour construire une protection sociale conforme à notre temps, impliquant un réengagement dans certains secteurs et un désengagement éventuel dans d'autres.

Cette refondation est un formidable exercice qui implique une volonté forte. Seuls les partenaires sociaux en sont capables et peuvent dire comment rénover les relations sociales et établir les règles adaptées aux entreprises et à leur développement.

La réforme doit s'appuyer sur de nouvelles méthodes de négociation, prendre en charge de manière globale les problèmes et refuser de définir un équilibre partiel alors qu'un réaménagement total est nécessaire. La mise en place du MEDEF, qui n'est pas une simple opération de « maquillage » du CNPF, correspond à cette volonté de progresser, et c'est sur ce projet qu'il entend réaffirmer sa représentativité, sa légitimité et sa crédibilité.

Le président Jean Le Garrec.- Je précise qu'il était convenu que la participation de Mme Aubry au colloque se limiterait à une intervention liminaire, les parlementaires représentant par ailleurs aussi les pouvoirs publics.

Intervention de Mme Nicole Notat, secrétaire générale de la CFDT

Je souhaite tout d'abord évacuer les visions simplistes qui opposeraient loi et négociation, législateur et négociateur, démocratie politique et démocratie sociale. Nous sommes tous confrontés à des questions d'envergure. Une réflexion critique est nécessaire de la part de tous les acteurs, aucun d'entre eux n'ayant l'apanage de la capacité de réformer.

La réflexion sur le paritarisme s'articule autour de trois enjeux : la démocratie, l'efficacité et la modernisation.

Il est clair tout d'abord qu'une démocratie sociale vivante nourrit la démocratie. La notion de démocratie sociale se caractérise par la présence de corps intermédiaires entre l'Etat et les citoyens, lesquels assurent la liaison entre l'Etat et le marché, entre le marché et l'économie.

La démocratie sociale repose donc sur une logique d'acteurs collectifs différente du corporatisme. Le bien-fondé de cette logique d'acteurs collectifs repose sur leur légitimité ; il est donc nécessaire de réfléchir sur la représentativité afin d'éviter que cette légitimité ne soit contestée. La logique d'acteurs collectifs est aussi celle d'acteurs autonomes dans leurs orientations et dans la qualité des relations qu'ils construisent les uns avec les autres. Ils doivent en outre disposer d'une réelle capacité d'engagement qui leur permette de s'inscrire dans une logique de responsabilité.

Le deuxième enjeu est celui de l'efficacité des relations sociales. L'Etat est-il à même d'assurer à chaque citoyen salarié les bonnes garanties et protections individuelles et collectives ? Non. Ce n'est pas un procès d'intention, mais la tâche est insurmontable. Il faut d'ailleurs à cette occasion s'interroger sur ses véritables domaines d'intervention nécessaire ; l'enjeu de la redéfinition de ses missions est aussi important que celui de la réflexion sur les missions des partenaires sociaux. Il convient par ailleurs de rappeler que, sans accords collectifs, le salarié se trouverait dépourvu de levier pour infléchir le rapport de forces inégal que crée à son détriment le seul contrat de travail. Aussi la véritable question est-elle sans doute de savoir si la société française ne souffre pas d'un manque de contrat collectif.

Le troisième enjeu, celui de la modernisation, a une importance fondamentale pour la CFDT ; le statu quo présente bien des défauts et des carences. La CFDT a également une certaine idée de la « refondation » et de ce que doivent être les équilibres socio-économiques, les garanties individuelles et collectives pour tous les salariés. Ainsi peut-on se pencher sur la protection sociale et s'interroger sur la validité de l'organisation actuelle en termes de performances. Là encore, le statu quo n'est pas satisfaisant. Il est nécessaire de réfléchir à de nouvelles modalités d'organisation et notamment à l'intérêt d'intégrer des éléments de déconcentration dans le schéma actuel.

Le législateur doit prendre sa part dans la réflexion, aller au-delà du seul commentaire de la négociation. Nous devons aboutir à une plus grande efficacité cumulée des différents acteurs.

Intervention de M. Bernard Thibault, secrétaire général de la CGT

Le choix du thème de la démocratie sociale est tout à fait judicieux. Ce concept est central et négligé quant on songe que 90 % de la population, active ou retraitée, est constituée de salariés ou d'anciens salariés qui ne disposent pas de pouvoir d'intervention alors même que ce sont eux qui sont responsables au premier titre de la production des richesses. La démocratie politique a sa propre légitimité, elle ne se substitue pas pour autant à la nécessaire légitimité de la démocratie sociale.

J'ai des doutes sur la pertinence des propos de M. Kessler selon lesquels les modifications intervenant dans le système économique doivent se traduire par des modifications de nature sociale. Il est à tous égards préférable de parler d'articulation entre ces deux champs plutôt que de raisonner en terme d'entraînement mécanique.

Il est important de rappeler que l'intervention sur la sphère de l'entreprise relève d'un combat permanent. S'agissant de la protection sociale, elle doit d'abord être du domaine des salariés. Il faut revenir à l'inspiration d'origine pour sortir de la situation de menace permanente exercée par le patronat. De même faut-il trouver une issue au dilemme entre l'assurance individuelle et la solidarité.

Pour faire écho aux propos de M. Kessler, le critère financier n'est certainement pas le seul ni le plus pertinent pour juger de l'importance du paritarisme.

Le paritarisme actuel est loin d'être un exercice achevé de la démocratie sociale. Il a été détourné de son esprit premier. En outre, il y a une déconnexion croissante entre les organismes gestionnaires et les assurés sociaux, ce qui rend à nos yeux souhaitable l'organisation de nouvelles élections. Il faut tendre vers la restitution aux usagers sociaux de la définition des politiques et des conditions de gestion dans un mouvement de décentralisation.

Le débat doit porter sur la dimension d'acteur des salariés dans le domaine de la protection sociale et il est fondamental que soit pleinement respecté le principe constitutionnel de libre association des salariés dans l'entreprise, très largement bafoué.

J'entends dire que le thème de la « refondation » suscite un véritable débat d'idées. Nous en avons, même si nous n'entendons pas forcément nous caler sur cette dimension de « refondation ». En effet, pour le moment, plus qu'un vaste champ de négociation potentiel, nous avons le sentiment d'être devant un immense champ de conversation.

Je pense qu'il convient d'intégrer dans la réflexion d'autres structures de représentations issues des mondes mutualiste et associatif porteuses d'inspirations qui, sans mettre en cause le statut des syndicats représentatifs, méritent d'être prises en compte.

Quant à la représentativité, une des questions fondamentales me semble être celle de la représentativité des organisations patronales, alors que leur expression est souvent monocolore.

Enfin l'Etat se doit d'intervenir en qualité d'arbitre pour clarifier les responsabilités des différents acteurs, tout en n'oubliant pas qu'il est aussi un employeur qui doit savoir évoluer.

DÉBAT

M. Claude Evin.- Parmi les trois thèmes qui devaient être abordés ce matin, figurait la question suivante : êtes-vous prêts à assumer des responsabilités renforcées ? Sur quels thèmes ? Nous n'avons pas eu la moindre esquisse de réponse. Il y a évidemment un problème d'articulation entre la Constitution, la loi et la gestion par les partenaires sociaux, la Constitution prévoyant que c'est la loi qui définit la protection sociale, champ privilégié du paritarisme.

Personnellement, je n'ai pas de réponse, mais vous, êtes-vous prêts à aller au-delà de vos responsabilités actuelles, qui sont, il faut le reconnaître, souvent réduites à des responsabilités de gestion ?

Mme Roselyne Bachelot-Narquin.- M. Alain Deleu a prononcé un plaidoyer en faveur de l'accord national interprofessionnel de 1995, mais l'application de ce texte pose problème. Il consacre le rôle normatif des conventions de branche tout en les réduisant à une fonction supplétive quand il existe un accord d'entreprise. Les propositions émises par le MEDEF le 14 mars dernier visent à remettre l'entreprise au c_ur du dialogue social. N'y a-t-il pas un risque de voir l'accord interprofessionnel dévoyé, perverti ? Cette vision de l'accord interprofessionnel ne constitue-t-elle pas un risque de dérive de la négociation collective ?

M. Gaëtan Gorce.- Il ne faut pas opposer systématiquement la loi et le contrat, faute de quoi, dans des domaines comme l'assurance-chômage, le rôle du contrat serait très réduit et livrerait à la loi l'essentiel. Ne méconnaîtrait-on pas ainsi une évolution essentielle ? L'ordre public social connaît de plus en plus de dérogations qui se fondent sur des accords majoritaires. La défense de l'autonomie de la sphère des partenaires sociaux ne passe-t-elle pas par une réflexion sur leur représentativité ?

M. Bernard Outin.- Ce colloque étant consacré à la démocratie sociale, il convient de saluer l'initiative du président du MEDEF de rendre publics ses revenus, ce qui contribue à la transparence et la démocratie.

La démocratie sociale, c'est aussi la vie associative, la vie mutualiste, dimensions qu'il ne faut pas négliger.

Aujourd'hui, les décisions économiques et financières entraînent des conséquences sociales. Le projet du MEDEF prévoit-il de faire primer le social sur le financier ?

Mme Marisol Touraine.- Si tout le monde est d'accord pour donner plus d'autonomie à la démocratie sociale, la part de ce qui doit revenir respectivement aux partenaires sociaux, aux pouvoirs publics et au Parlement est en débat. La comparaison entre démocratie sociale et démocratie politique est éclairante. La démocratie politique se fonde sur des acteurs identifiés, des mécanismes de légitimité et des règles du jeu. Il n'est pas sûr que ces critères soient transposables au domaine social.

Jusqu'où peut aller le champ de ce qui doit relever des pouvoirs publics et du Parlement ? Doivent-ils intervenir comme filet de sécurité quand il n'y a pas d'accord ? Ou faut-il un partage des tâches plus clair ? La réflexion paraît plus avancée pour les relations du travail qu'en matière de protection sociale.

Mme Jacqueline Fraysse.- Notre époque se caractérise par la volonté des citoyens d'intervenir à tous les niveaux et, dans tous les domaines, il y a une demande d'information, de transparence. Les citoyens n'entendent plus donner de chèques en blanc aux responsables, ce qui oblige ceux-ci à revoir les modes de fonctionnement, les conceptions mêmes de la pratique démocratique. Il convient de s'interroger sur l'équité dans la représentativité : alors que 90 % des citoyens sont des salariés, actifs ou retraités, la représentation des salariés dans les différentes instances devrait impliquer le rétablissement de l'élection. Quelles propositions peut-on faire pour rapprocher ces instances des usagers ?

M. André Roulet, questeur du Conseil économique et social.- Le paritarisme repose sur deux fondements : la gestion du salaire différé et la gestion sur une base conventionnelle, qui caractérise l'UNEDIC et les retraites complémentaires. Ces piliers sont ébranlés dès lors que la nature du financement a changé et que l'intervention de l'Etat s'accroît. Peut-on légitimement gérer de façon paritaire des systèmes financés par l'impôt à plus de 50 %, où l'Etat définit presque tout ? Le MEDEF et, avant lui, le CNPF, auraient été plus crédibles pour formuler cette critique s'ils avaient contesté à temps des réformes telles que le plan Juppé.

M. Claude Pigement, délégué national du parti socialiste.- M. Claude Evin, au nom de la commission des affaires sociales, a fait récemment des propositions sur la déconcentration du système de santé. Une organisation déconcentrée et régionalisée est-elle compatible avec le paritarisme ?

Le président Jean Le Garrec.- Il convient effectivement de s'interroger sur le renforcement des responsabilités. Que reste-t-il aujourd'hui de l'accord interprofessionnel de 1995 ? Au représentant du MEDEF, on peut faire valoir que, quand il y a des vitesses différentes et pas de régulateur, les trains risquent de dérailler. Où est, dans les propositions du MEDEF, le régulateur ?

Mme Nicole Notat.- La CFDT ne refuse pas a priori le renforcement des responsabilités, mais où, pour faire quoi et comment ? Ainsi, pour l'assurance-maladie : quelle assurance-maladie, pour répondre à quels défis ? Avec quel mode d'organisation ?

Grâce à deux lois successives, le mandaté dans l'entreprise, prévu par l'accord de 1995, a été consacré. Il s'agit d'une dérogation par rapport aux principes de représentation du personnel, mais elle permet de se rapprocher du principe de réalité, d'être présent dans davantage d'entreprises. Ce n'est pas une dérogation synonyme de régression sociale, mais d'avancée.

Les partenaires sociaux négocient en ayant à l'esprit le schéma de la grande entreprise industrielle, ce qui exclut 80 % des entreprises. Ainsi, l'obligation de négocier instaurée par les lois Auroux ne vaut que pour un salarié sur cinq. Même chose pour les délégués de site. On s'enlise si l'on discute en termes de prérogatives, on ne s'enlise pas si la loi fixe les grands principes. Il existe un écart entre le droit formel et le droit réel.

Pour l'UNEDIC, c'est la loi qui a explicitement délégué des responsabilités aux partenaires. Il est normal qu'en cas de blocage d'une négociation, le Gouvernement puisse intervenir. Il ne faut pas s'abriter derrière des lignes Maginot. En revanche, les règles et procédures sur les relations Etat-partenaires doivent être stables.

Il convient de redéfinir les responsabilités de l'Etat et des partenaires sociaux.

Donner le pouvoir plein et entier aux organisations syndicales n'est pas une solution viable : il est évident que l'Etat a une responsabilité fondamentale en matière de protection sociale d'assurance maladie et de politique de la famille est évidente. Si l'on organise des élections, c'est pour exercer un véritable pouvoir dont la définition nous ramène à la question de départ.

Pour ce qui est de la représentativité des organisations syndicales, ce sont les élections professionnelles de proximité - l'élection des délégués du personnel et des délégués syndicaux - qui doivent fonder la représentativité de référence et non pas les élections prud'homales et les élections à la sécurité sociale.

M. Denis Kessler.- La question posée par les différents intervenants est en fait celle du lien entre la démocratie sociale et la démocratie politique. L'histoire de France montre que lorsque règne la confusion des responsabilités et lorsque l'exercice du pouvoir par l'Etat est remis en cause ou se pose en termes nouveaux, la constitution politique a été réformée. En effet, les citoyens demandent avant tout de comprendre qui fait quoi dans la société. Il est d'ailleurs éclairant de constater que ces changements interviennent à l'occasion de chocs (guerre, choc technologique, choc de production). Derrière les débats idéologiques la seule question fondamentale est comment bien composer une société. Le rôle des uns et des autres doit être clairement défini.

En France, le problème crucial est celui d'une société civile atrophiée. C'est la principale différence par rapport aux grandes démocraties modernes. En effet, la France ne souffre pas tant d'un Etat trop fort, mais bien d'une société civile trop faible, que ce soit dans le domaine culturel, éducatif et surtout social. Partis politiques, syndicats et associations fonctionnent moins bien, de façon moins responsable.

Ainsi, au terme de cinquante ans de paritarisme, il convient de redessiner les frontières entre société politique et société civile et les compétences du législateur et des partenaires sociaux que dans d'autres pays comparables.

Ce moment de refondation pose trois types de problèmes :

- Celui de la confiance entre les partenaires. Aujourd'hui, l'Etat qui a tendance à se placer au-dessus d'eux n'a pas à « infantiliser » les partenaires sociaux.

- Celui des compétences des uns et des autres. Par exemple le patronat souhaite se réengager dans le domaine de la formation qui a été longtemps négligé par les entreprises.

- Celui de l'engagement des corps intermédiaires. Les acteurs doivent être avant tout des acteurs engagés, c'est-à-dire des acteurs responsables bénéficiant d'une réelle représentativité - et c'est à chaque acteur de se poser la question de sa propre représentativité - et des acteurs crédibles, n'empiétant pas sur la compétence du politique.

En ce qui concerne l'ordre public social, le principe qui doit être appliqué est celui de l'ordre public en général, à savoir la liberté tempérée par les lois. Ainsi les partenaires sociaux doivent être libres de définir les règles qui régissent leurs relations, sauf à dénaturer les valeurs de la société. De point de vue, l'Etat doit impérativement faire respecter l'ordre public social de façon stricte, dès lors qu'il a été convenablement défini.

M. Bernard Thibault.- La légitimité première en matière sociale vient évidemment des assurés sociaux. Les salariés doivent voir leur pouvoir d'intervention direct s'accroître. Par exemple, en matière d'assurance maladie, il est regrettable - comme l'ont noté certains parlementaires - que la politique de santé ne fasse l'objet que d'un débat au Parlement lors du vote annuel du budget de la sécurité sociale.

Il est utopique de croire que le champ social est un champ pacifié où les partenaires sociaux dépasseraient les conflits d'intérêt. Ces conflits existent et les moyens d'application des lois protectrices des droits des salariés sont insuffisants. Les droits et moyens d'expression accordés aux salariés sont prévus par la loi mais sont peu appliqués dans la réalité.

Pour ce qui est de la représentativité, il est évident que ce sont les élections les plus proches du terrain qui doivent fonder la légitimité des partenaires sociaux.

En ce qui concerne la nature du mandat des représentants des salariés, il ne suffit pas d'être informé lorsque les décisions sont prises. Il convient de donner un véritable droit d'expression et d'intervention aux travailleurs car ceux-ci sont tout à fait aptes à être responsabilisés et à comprendre les enjeux sociaux et économiques.

M. Jean-Luc Cazettes.- Je réponds par la négative à la question du renforcement ou non des pouvoirs des partenaires sociaux. Les partenaires sociaux doivent avant tout accompagner l'évolution de la société, les mutations du travail. Dans une société toujours plus dynamique et concurrentielle, ils doivent avant tout se concentrer sur la protection du salarié et sur la nécessité d'assurer à celui-ci un minimum de sécurité.

Le MEDEF parle de refondation sociale mais pour refonder un bâtiment il faut démolir les murs, ce que la CFE-CGC ne veut pas. En effet, la hiérarchie entre la loi et le contrat ne doit pas être modifiée. La loi votée par les élus de la Nation s'impose à tous, et les accords interprofessionnels viennent l'améliorer. Inverser cette pyramide ne répond ni aux souhaits ni aux besoins des salariés. Le rôle de protection de l'Etat doit être maintenu, surtout face à la multiplication des accords dérogatoires.

M. Alain Deleu.- Les partenaires sociaux sont-ils prêts à assumer des responsabilités renforcées ? Cette interrogation appelle selon la CFTC une réponse positive. L'entreprise paritaire reste à construire ; les résultats des concertations actuellement menées nous permettront précisément de nous engager dans ce sens.

Le paritarisme tel qu'il est conçu en France a bien une spécificité partagée avec la Belgique. Elle résulte de l'influence du syndicalisme chrétien, point commun fondamental entre les deux pays. Je considère que, dans chacun de ces pays, la vision particulière de notre famille syndicale a profondément marqué l'élaboration des systèmes de protection sociale et des relations sociales en général.

Il faut se souvenir qu'en 1945, alors que la CGT se déclarait en faveur du système de protection sociale tel qu'il fut mis en place à cette époque, la CFTC avait, pour sa part, regretté que le champ du mutualisme se trouve réduit. A cet égard, notre confédération considère aujourd'hui encore que la dimension mutualiste reste tout à fait essentielle.

L'accord national interprofesssionnel du 31 octobre 1995 constitue un document très novateur qui peut opportunément servir de base à des concertations entre partenaires sociaux. Il s'agit d'un socle à partir duquel il est aisé de construire d'autres types d'accords. On ne peut que constater et déplorer, cependant, que l'annonce de la réforme Juppé, deux semaines après la signature de cet accord interprofessionnel, ait radicalement changé la donne.

La question des accords signés par des syndicats minoritaires se pose de façon sérieuse. Il est certain que le nombre et la qualité des signatures syndicales constitue un critère majeur d'appréciation de la solidité d'un accord.

Le mode électif demeure le seul valable pour assurer l'efficacité et la crédibilité des institutions paritaires. Les élections représentent un bon moyen de responsabiliser les partenaires sociaux. Se pose toutefois une question à ce sujet : celle de l'égalité d'accès aux salariés électeurs lors des campagnes. Un syndicat comme la CFTC part, pour les élections prud'homales par exemple, en situation d'inégalité. On peut s'interroger sur le caractère réellement démocratique d'un système dans lequel, de fait, les différentes organisations ne disposent au départ des mêmes moyens pour faire entendre leur voix.

M. Bernard Devy.- A la question de savoir si les partenaires sociaux sont en capacité d'assumer des responsabilités renforcées, FO répond : « oui mais ». Ce débat suppose préalablement de bien définir les légitimités des uns et des autres. Si les syndicats ont en charge les intérêts des salariés, les pouvoirs publics doivent quant à eux se préoccuper de l'intérêt général. Les partenaires sociaux peuvent également se retourner vers les pouvoirs publics pour assurer la bonne application des accords signés. Il convient en tout état de cause d'éviter des dérives qui tendraient à faire jouer aux partenaires sociaux un rôle de régulateur qui revient incontestablement à l'Etat. Mais il est bon qu'en certaines occasions, le législateur puisse donner une valeur législative à des accords préalablement conclus entre partenaires sociaux. Sur certains thèmes, le droit conventionnel doit en effet précéder l'intervention de la loi.

Le premier accord d'octobre 1995 sur l'aménagement et la réduction du temps de travail s'est soldé par un échec : les pouvoirs publics ont ainsi pris l'initiative de faire voter deux lois sur les 35 heures afin d'assurer l'effectivité de la réduction du temps de travail dans les entreprises. On peut à cet égard critiquer le fait que la première loi, votée le 13 juin 1998, ait incité les partenaires sociaux à négocier, tandis qu'une deuxième loi, du 19 janvier 2000, réglemente a posteriori des thèmes déjà débattus par les mêmes acteurs sociaux au niveau de leur entreprise ou de la branche.

Le président Jean Le Garrec.- Je tiens à féliciter l'ensemble de nos « grands témoins » pour la franchise de leurs propos et la clarté des idées avancées ce matin. Il est évident que cette journée de travail ne permettra pas - et d'ailleurs tel n'était pas son objectif - de conclure sur un sujet aussi vaste et complexe. Néanmoins, ces échanges présentent le mérite d'aborder dans un cadre assez informel des questions essentielles pour l'avenir des Français. Je suis persuadé que les préoccupations citoyennes qui nous animent les uns et les autres doivent nous permettre de trouver certains terrains d'entente.

Un régulateur de vitesse est nécessaire pour que les sphères financière, économique, et sociale - auxquelles M. Denis Kessler faisait tout à l'heure allusion - aient des rythmes compatibles entre elles. Si un frein n'est pas mis par les pouvoirs publics dans certaines circonstances, c'est le train social tout entier qui est susceptible de dérailler.

Un profond respect pour les partenaires sociaux nous anime. L'organisation de ce colloque témoigne d'ailleurs d'une forte volonté de voir le paritarisme se prolonger et se développer dans les meilleures conditions possibles.

DEUXIÈME TABLE RONDE : LA NÉGOCIATION COLLECTIVE

Thèmes :

- Quelle doit être la place respective de la loi et de la négociation collective ?

- Comment les partenaires sociaux peuvent-ils accompagner les mutations du travail ?

- Quels doivent être les acteurs de la négociations collective ?

Intervention de Mme Roselyne Bachelot-Narquin, députée du Maine-et-Loire

Mme Roselyne Bachelot-Narquin.- Le débat lancé par Jean Le Garrec sur le paritarisme au cours des discussions de la matinée a déjà largement abordé la question du champ de la négociation collective et du rôle des partenaires sociaux en matière d'accompagnement des mutations du travail.

M. Jean-Jacques Dupeyroux a présenté l'introduction du fait majoritaire dans la négociation collective comme un « véritable séisme », consacrant en réalité ce qu'il conviendrait d'appeler une révolution culturelle. Toute négociation aboutissait dans le système antérieur à une avancée ; peu importait finalement la représentativité du signataire. Plus encore que dans le fait majoritaire, le séisme réside aujourd'hui, me semble-t-il, dans la possibilité que les accords ne comportent désormais pas nécessairement des dispositions favorables aux salariés.

Un premier débat s'est engagé lors du vote à l'Assemblée nationale de « l'amendement Michelin » à l'occasion de l'examen du deuxième projet de loi sur la réduction négociée du temps de travail, amendement par lequel il était demandé à la négociation collective d'être « loyale et sérieuse ». Même si cette disposition a connu la mésaventure que l'on sait (le Conseil constitutionnel l'a jugé non conforme à la Constitution), cette approche qualitative de la négociation ouvre un chantier immense. Mais le second questionnement concerne la qualité elle-même des acteurs de la négociation collective et la possibilité du mandatement.

Le principe selon lequel un accord peut être conclu par un salarié mandaté par une organisation syndicale avait été admis par l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995. La loi d'orientation et d'incitation à la réduction du temps de travail du 13 juin 1998 en a généralisé la possibilité mais seulement pour la négociation des accords sur la réduction de la durée du travail. On imagine mal que la possibilité du mandatement ne s'étende pas aux autres thèmes de la négociation. Même si chacun a pris soin de rappeler que le fait majoritaire ne devait pas remettre en cause le droit de la négociation collective et en particulier le fait qu'un syndicat représentatif puisse engager la totalité des salariés, cette évolution semble inéluctable. Personne ne saurait nier que la boite de Pandore a été ouverte.

Enfin, l'évolution du droit européen montre que la négociation collective ne saurait se passer d'un cadre législatif. Le droit communautaire, qui pose comme fondement la liberté de circulation des biens, des services et des capitaux, a fait de la liberté de circulation des travailleurs une conséquence du principe de la coordination entre les systèmes de protection sociale. L'égalisation des conditions de travail a surtout été conçue à l'origine comme une clause de non-concurrence. Certes le protocole annexé au Traité de Maastricht a consacré la négociation collective entre les partenaires sociaux européens mais, en l'absence d'une armature législative, ce dialogue est condamné à une certaine stérilité comme le montre le fait que deux accords seulement, d'ailleurs de portée limitée - l'un sur le congé parental et l'autre sur le travail à temps partiel - ont été conclus jusqu'à aujourd'hui. Il y a là matière à la réflexion, réflexion que le professeur Jean-Emmanuel Ray, qui se définit lui-même comme « un colbertiste », va à présent prolonger.

EXPOSÉS INTRODUCTIFS

Exposé de M. Jean-Emmanuel Ray, professeur

à l'Université de Paris I et à l'IEP de Paris

Nous sommes invités à nous interroger sur la place respective du législateur et des partenaires sociaux. Qui fait quoi en France sur le terrain social ? Il s'agit là d'un débat ancien, bien que les données en aient été renouvelées. La nature même de la négociation collective a en effet profondément évolué depuis le début des années 1980. Les mots utilisés restent identiques, mais leur sens a notablement changé. Ainsi, la négociation collective n'est plus à sens unique mais à double sens car elle peut s'avérer désormais défavorable aux salariés. Son centre de gravité s'est déplacé, le système du « toujours plus » qui a longtemps prévalu ayant été remis en cause par la négociation dérogatoire (1982), puis de concession (1992).

Il nous faut tout d'abord répondre à cette question : pourquoi la France a-t-elle connu un siècle d'omnipotence législative en matière sociale ? Ce phénomène s'explique par trois facteurs principaux. Tout d'abord, seule la loi peut viser l'ensemble des salariés et des entreprises. Ensuite, elle seule peut édicter des sanctions pénales - ce qu'un accord collectif ne peut évidemment pas faire - afin de faire respecter les règles d'hygiène et de sécurité par exemple. Enfin, l'intervention fréquente du législateur dans les matières sociales a découlé dans le passé d'une certaine réticence voire d'une incapacité des partenaires sociaux à négocier en ce domaine.

Aujourd'hui, avec la montée en puissance de l'autonomie normative des partenaires sociaux, on peut avoir le sentiment d'être passé d'un excès à l'autre, du « tout Etat, au tout négociation collective », ce qui n'est guère acceptable d'un point de vue social. L'Etat semble se désengager progressivement de cette sphère d'intervention. Il a géré les Trente Glorieuses, puis en période de moindre croissance économique, il lui a paru sans doute plus aisé de laisser faire aux partenaires sociaux le « sale boulot ». Il est probable également que le départ de hauts fonctionnaires ayant à traiter de dossiers liés à l'emploi, à la solidarité et la protection sociale vers le monde de l'entreprise a pu priver les administrations compétentes d'une partie de leurs forces vives. Surtout, l'Etat, parfois considéré comme incapable de gérer la complexité du social et le changement perpétuel, aurait préférer déléguer cette lourde tâche aux partenaires sociaux considérés comme plus proches du terrain.

En réalité, il n'existe pas de concurrence mais bien une complémentarité entre l'Etat et les partenaires sociaux. La seule rivalité susceptible d'exister pourrait éventuellement se situer au niveau du législateur et des grandes confédérations syndicales.

Le droit français s'inscrit dans un cadre juridique imposé constitué du droit communautaire et du droit constitutionnel qui se fondent en ce domaine sur deux approches différentes. Alors que le droit communautaire tend à conférer une puissance accrue aux partenaires sociaux, le droit constitutionnel français, à l'inverse, consacrant la prééminence de la loi, aboutit à limiter de fait leur autonomie.

Conséquence logique de la subsidiarité politique, la subsidiarité sociale reconnue par le droit communautaire repose sur l'analyse selon laquelle les partenaires sociaux seraient les plus aptes à agir car ils sont proches de la réalité sociale et des problèmes sociaux. Selon cette conception, les acteurs du terrain savent « mieux faire » et sont en toute hypothèse plus efficaces que les pouvoirs publics sur un grand nombre de questions. De ce principe de base découlent plusieurs implications importantes :

- La Commission européenne propose des thèmes aux partenaires sociaux mais s'interdit de modifier les accords auxquels ceux-ci parviennent.

- Le Traité de Maastricht permet la transposition nationale des directives sociales directement par la voie d'accords collectifs.

- Les partenaires sociaux peuvent même prendre l'initiative de la négociation ; c'est ainsi que la CES 4 s'est auto-saisie en mars 2000 de la question du travail temporaire.

Il est même arrivé, comme cela a été le cas pour l'accord européen sur le contrat à durée déterminée (CDD), que soit posé le principe selon lequel la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) doit saisir les partenaires sociaux en cas de problème d'interprétation d'une disposition d'un accord signé par eux.

Plus significatif encore, l'arrêt du TPI (tribunal de première instance) du 17 juin 1998 sur le contrat à durée déterminée a précisé « qu'en l'absence de participation du Parlement européen, le respect du principe démocratique requiert que la participation des peuples soit assurée de manière alternative, en l'occurrence par l'intermédiaire des partenaires sociaux ». Selon cette approche, l'intervention des partenaires sociaux constitue donc une alternative à celle des pouvoirs publics : elle n'y est pas a priori subordonnée.

Au contraire, le droit constitutionnel français affirme sans ambiguïté la suprématie du législateur. Seuls un pouvoir réglementaire et un rôle d'éclaireur sont conférés aux partenaires sociaux. Le Conseil constitutionnel a conforté cette prééminence du législateur dans sa décision en date du 13 janvier 2000 relative à la deuxième loi sur la réduction négociée du temps de travail. Dans cette décision qui fait figure de rappel à l'ordre, le Conseil indique en fait que l'autonomie des partenaires sociaux s'arrête là où commence le rôle du législateur.

Quel est dès lors le rôle respectif du législateur et des partenaires sociaux dans la création des normes ? Auparavant, même un négociateur d'entreprise peu habile parvenait toujours à obtenir un avantage supplémentaire au bénéfice des salariés (« au pire, c'est mieux » selon la formule lapidaire mais juste d'un syndicaliste interrogé il y a plusieurs années sur le contenu des accords qu'il signait). Aujourd'hui, un délégué syndical peut faire courir de véritables risques à ses camarades s'il s'engage sur un accord par trop déséquilibré. La négociation collective a en effet connu une évolution radicale depuis les lois de 1982 et de 1992. Par voie conventionnelle, peuvent désormais être définies des règles moins avantageuses pour les salariés. En vertu de l'article L. 132-7 du code du travail relatif à la révision d'accords collectifs, un syndicat minoritaire peut par exemple remettre en cause l'existence du treizième mois pour l'ensemble des salariés de l'entreprise, sans donner lieu à un contrôle de majorité.

Enfin, se pose une question essentielle au c_ur même de tous les débats sur la notion de démocratie sociale : comment articuler l'intérêt général avec la défense des actifs salariés ? Ce débat, très classique, a par exemple fait s'opposer les représentants de deux confédérations : d'une part, Marc Blondel (FO) défendant l'optique exclusive de la défense des salariés, ses mandants, et d'autre part, Nicole Notat (CFDT) convaincue qu'un grand syndicat doit et peut également représenter l'intérêt général.

La démocratie sociale suppose en effet que personne ne soit laissé au bord de la route. Se pose à cet égard le problème des chômeurs qui sont aujourd'hui privés de canaux réguliers de médiation sociale. Leur représentation spécifique doit-elle être organisée, avec le risque, en créant des syndicats de chômeurs fonctionnant grâce à des représentants permanents, d'inscrire ces personnes définitivement dans le chômage ?

Il convient également de s'interroger sur la présomption irréfragable de représentativité reconnue aux cinq grandes organisations syndicales. Utile à l'origine, en 1968 (il s'agissait de permettre aux confédérations de relancer leurs activités et de s'imposer dans le monde de l'entreprise), elle a eu l'inconvénient d'inciter les délégués syndicaux à quitter l'action de terrain. Elle apparaît ainsi aujourd'hui comme une fausse bonne idée. A un syndicalisme de militants s'est substitué progressivement un syndicalisme d'électeurs, de même que l'on est passé, pour résumer, de Germinal à Internet. Dans cette nouvelle optique, on ne peut nier l'urgence de la question de la majorité. Mais pour tenter de sortir de cette situation peu satisfaisante, il faut préalablement résoudre une difficulté et savoir au travers de quelles élections professionnelles la représentativité devrait être évaluée. Rappelons qu'aux dernières élections prud'homales, les deux tiers des salariés se sont abstenus. Ainsi un tiers seulement a voté, mais 92 % des suffrages se sont portés sur les cinq grandes confédérations. Les élections professionnelles d'entreprises enregistrent, quant à elles, 66 % de taux de participation mais il faut relever qu'un maximum de 5 millions de salariés sur un total de 14 millions sont actuellement employés dans des entreprises dotées de comités d'entreprises.

En conclusion, je dirai que le « tout négociation d'entreprise » n'a pas d'avenir en France, notamment parce qu'il laisse au bord de la route les millions de salariés qui ne sont pas couverts par la négociation d'entreprise. Pour négocier, deux partenaires au moins sont indispensables. Or dans de très nombreuses entreprises, on doit déplorer l'absence de représentation syndicale, ce qui a été d'ailleurs à l'origine du développement du système du mandatement.

Si la technique de la « négociation légiférante » peut constituer une solution, en revanche, celle de la loi « expérimentale » - à l'instar de ce qui a été fait avec la première loi sur les 35 heures - suscite des critiques notamment de la part des juristes. Une loi jetable n'est pas une loi respectable ! En outre, le droit comme l'économie ont besoin de stabilité.

Enfin, il ne faudrait pas dans ce constat négliger le rôle du juge qui s'avère dans les faits tout à fait primordial. C'est à lui que revient la charge de juger les nombreux contentieux, et ainsi d'interpréter parfois très largement la volonté du législateur.

Mais en définitive, aujourd'hui, avec le retour de la croissance, les difficultés liés à la négociation collective apparaissent solubles et préférables à celles qui ont caractérisé les périodes de récession !

Exposé de M. Bernard Brunhes,

PDG de Brunhes consultants

Je me placerai dans mon propos du point de vue de l'entreprise et particulièrement de l'entreprise européenne.

Outre le fait que les négociations ne sont pas toujours gagnantes pour les salariés - ce que Jean-Emmanuel Ray vient précisément de démontrer - d'autres facteurs ont fait évoluer les données du dialogue social. Il s'agit en premier lieu des conséquences de la décentralisation des négociations. La volonté des dirigeants de négocier au plus près du terrain correspond à une réalité économique et technologique qui a conduit notamment à la création de « business units », filiales autonomes regroupant dans de petites unités toutes les fonctions habituelles d'une entreprise. Or, les syndicats éprouvent d'importantes difficultés pour se décentraliser spécialement lorsque, comme en France, le taux de syndicalisation reste très faible. Dans un pays comme la Suède, les négociations peuvent plus facilement se dérouler au niveau des structures de petite taille car même à cette échelle, il existe des délégués syndicaux capables de négocier des accords avec les employeurs.

En France, la situation n'est pas la même et risque encore d'empirer puisque chacun sait que les emplois ont tendance à disparaître dans les grandes structures et à se développer dans les petites et très petites entreprises. Or les syndicats sont absents des PME dans la plupart des cas. Comment faire pour que soient néanmoins élues les institutions représentatives du personnel ? Faut-il développer le système du mandatement ? J'ai un doute sur ce point, à l'expérience des négociations sur les trente-cinq heures où l'on a vu apparaître des « hommes de paille » auxquels les employeurs demandaient seulement de signer un accord déjà ficelé. Convient-il de développer le syndicalisme du site ? Faut-il enfin modifier le droit du travail pour autoriser la négociation avec les délégués du personnel ou les membres élus aux comités d'entreprise ?

Un troisième changement de grande ampleur consiste dans les conséquences de l'individualisation des conditions de travail et de rémunération. On vit actuellement la fin du schéma d'organisation taylorienne du travail. Chacun doit prendre des initiatives et on ne demande plus au salarié de reproduire perpétuellement le même geste. La distinction entre donneurs d'ordre et exécutants tend à s'estomper. De ce fait, on assiste à un essoufflement des négociations collectives portant sur des grilles détaillées de classification. Le rôle des syndicats consiste désormais davantage à défendre individuellement les salariés dans le cadre de règles collectives. Cette évolution est particulièrement notable pour les négociations sur la réduction du temps de travail.

Un quatrième changement découle de l'irruption de la notion de compétences qui tend à remplacer celle de qualifications. Les entreprises font aujourd'hui moins appel aux qualifications de leurs salariés, dans le sens d'un savoir-faire précis, acquis à l'issue d'une formation sanctionnée par un diplôme et traduit par un niveau de rémunération. Ce qui est recherché, ce sont les capacités, « abilities » en anglais. Les systèmes de reconnaissance de ces capacités - au-delà même de l'entreprise - et de rémunération afférent apparaissent nécessairement moins simples, sans doute moins objectifs et de plus en plus décentralisés.

Une cinquième évolution concerne les conséquences de l'éclatement de l'entreprise par l'externalisation. On assiste aujourd'hui à la fin de l'unité de production intégrée, tandis que se développe le recours à l'intérim, au travail temporaire, aux filiales ou à la sous-traitance. L'ensemble des salariés sur un site forme toujours une communauté de travail, mais tous n'ont pas un lien de dépendance juridique vis-à-vis du même employeur. Les organisations syndicales peuvent ainsi se trouver relativement déstabilisées par cette nouvelle donne.

Un sixième changement consiste dans le développement de l'actionnariat salarié. L'opposition classique entre le capital et le travail semble remise en cause par cette nouvelle forme d'association des salariés aux résultats de leur entreprise. A terme, c'est une nouvelle formule de représentation du personnel qui pourrait ainsi se dessiner.

Pour conclure, je souhaiterais faire deux remarques. Sur la notion de branche tout d'abord. Dans tous les pays de l'OCDE, on constate une diminution des négociations de branche et on ne parle plus guère de politique des revenus au niveau inter-professionnel alors que cela constituait une préoccupation forte dans les années 70. Il me semble périlleux de laisser se faire ce glissement en France alors qu'il n'y a pas de négociations d'entreprise dans beaucoup de PME.

Ma deuxième remarque concerne le rôle de l'Etat. Il faut bien constater que lorsque l'Etat ne s'implique pas en France, les négociations entre partenaires sociaux ont du mal à aboutir. Je rappellerai à cet égard l'exemple de l'UNEDIC en 1958 - c'est le général De Gaulle qui a fortement incité les partenaires sociaux à conclure un accord à ce sujet à l'époque - et l'échec de l'accord du 31 octobre 1995 - qui a eu peu de retombées concrètes pour une grande partie parce que les pouvoirs publics s'en sont largement désintéressés -. Pour éviter cet écueil à l'avenir et pour que l'articulation entre la loi et la négociation collective soit bonne, il me semble qu'il est indispensable de définir une règle du jeu claire en matière de représentativité syndicale.

INTERVENTIONS DES « GRANDS TÉMOINS »

Intervention de Mme Michèle Biaggi, secrétaire confédérale de FO

Je refuse pour ma part de rentrer dans le débat sur la représentativité syndicale. Le législateur s'est déjà prononcé sur ce point et les bases militantes du syndicalisme n'ont pas évolué depuis. Je souhaite plutôt indiquer quelle doit être la place de la loi par rapport au contrat collectif. Il faut tout d'abord rappeler le fond historique qui est lié à l'histoire du mouvement ouvrier français. La politique contractuelle a toujours été considérée comme un outil essentiel de la liberté syndicale. Elle est garantie par la Constitution, par des conventions internationales et par plusieurs lois. Elle ne saurait donc être remise en cause car il s'agit d'un socle indispensable à l'indépendance syndicale. Les syndicats doivent pouvoir contracter des droits collectifs et individuels pour l'ensemble des salariés.

La négociation de branche doit constituer la base de ce contrat collectif, ce qui permet d'éviter toute concurrence sociale. Chaque niveau de négociation doit concrétiser un progrès social, mais l'extension du libéralisme économique et du dirigisme social des gouvernements en Europe favorise aujourd'hui un modèle unique qui tend à défaire le code du travail en faveur du marché. Pour FO, postuler le « tout législatif », c'est nier le rôle de la négociation collective et du syndicalisme. A l'inverse, postuler le « tout contractuel », c'est renier les règles républicaines. Nous plaidons par conséquent pour promouvoir le contrat collectif dans le cadre des lois en vigueur.

Intervention de M. Jean-Luc Cazettes, président de la CFE-CGC

Je me sens en situation d'accusé après avoir entendu les experts aborder comme ils l'ont fait la question de la représentativité syndicale. Il n'y a jamais eu de syndicalisme d'adhérents en France, mais il existe indéniablement un syndicalisme militant. Cette situation s'explique très largement par l'absence de caractère « alimentaire » du syndicalisme. En France, pour toucher des indemnisations chômage, une retraite ou être remboursé pour des frais de maladie, il n'est nul besoin d'être syndiqué contrairement à la situation de certains pays européens. En dépit de cette réalité, les organisations syndicales placent aujourd'hui plus de cartes de membre que les partis politiques dans notre pays ! Quant au taux de participation aux élections politiques, il baisse autant que celui enregistré aux élections professionnelles, sans qu'il soit pour autant question de remettre en cause la représentativité des députés.

Un des débats actuels porte sur les accords dérogatoires et sur la possibilité laissée à des délégués syndicaux ou des salariés mandatés de signer des accords moins intéressants pour le collectif des salariés. Si cette situation apparaît choquante, il ne tient qu'au législateur de revenir sur les dispositions législatives qui ouvrent cette faculté. D'ailleurs, les négociations « donnant-donnant » étaient concevables dans les périodes de crise ; un tel système ne se justifie plus depuis deux ans. La pyramide actuelle qui va de la loi au contrat individuelle doit demeurer tele quelle étant entendu que c'est la loi, émanation des élus de la Nation, qui doit primer. Du reste, les négociations européennes ne sont pas un exemple particulièrement brillant de négociation collective.

A la question de savoir si les partenaires sociaux sont pas là pour « accompagner » l'évolution de l'économie, la mondialisation, la réponse de la CGC est claire : les syndicats représentent les intérêts, la sécurité, la garantie des droits des salariés. Leur rôle ne saurait se cantonner à accompagner les mutations du travail.

Intervention de M. Michel Coquillion, secrétaire confédéral de la CFTC

Nous sommes très attachés à la hiérarchie des normes. Si cette hiérarchie n'était pas respectée, l'atomisation des pratiques sociales aboutirait probablement à des injustices flagrantes. Nul ne saurait nier que les parlementaires ont seuls la légitimité nécessaire pour garantir l'ordre public social qui apparaît comme le bien commun de la Nation.

Le rôle de la négociation professionnelle ne doit pas pour autant être négligé. La CFTC reste très attachée à l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995. D'ailleurs des négociations interprofessionnelles auraient opportunément pu intervenir en amont des deux dernières lois sur la réduction du temps de travail. La négociation collective doit être source de droit, elle doit permettre d'améliorer la législation. Pourquoi ne reconnaîtrions-nous pas un droit de saisine du législateur par les partenaires sociaux pour qu'il transforme en loi un accord négocié par eux ?

Nous récusons, pour notre part, l'idée que les partenaires sociaux doivent « accompagner » les mutations du travail. Nous refusons la dictature de l'économie. Il nous faut négocier seulement sur les effets de ces mutations.

Pour répondre à la troisième question qui porte sur les acteurs, j'estime que si pendant les Trente glorieuses, le système a bien fonctionné, aujourd'hui les conditions des négociations et l'environnement ont indéniablement évolué. Faut-il remettre en cause la présomption irréfragable de représentativité ? Si une telle démarche était réalisée, il y a fort à parier que, dans cinq ou six ans, il n'existerait quasiment plus de syndicats dans les entreprises. On sait d'ailleurs qu'en dépit de la représentativité irréfragable, certains employeurs tentent d'empêcher ou se montrent à tout le moins très réticents vis-à-vis de l'implantation de sections syndicales au sein des entreprises. Que se passerait-il si cette présomption était remise en cause ? La démocratie sociale n'y gagnerait manifestement rien.

Il faut rappeler que l'accord de 1995 laisse place à une négociation avec les élus. Quelle est la légitimité de cette négociation ? Le problème majeur vient-il de l'absence d'interlocuteurs du côté des salariés dans les entreprises ou du déséquilibre inhérent à la négociation collective elle-même ? Il semble que les difficultés tiennent davantage au poids des contraintes économiques et à la menace du chômage qu'aux règles de la négociation elles-mêmes. Quant au mandatement, même s'il peut être parfois utile, il ne saurait être considéré comme la forme définitive de représentation des salariés.

Le président Jean Le Garrec.- Il convient de ne pas se méprendre sur le sens de l'expression « accompagner les mutations économiques ». Dans l'esprit des organisateurs du colloque, cela ne signifiait naturellement pas que les syndicats ou le champ social en général doivent être à la remorque de l'économie. Il s'agit de s'interroger sur la capacité des partenaires sociaux à prendre en compte et à comprendre les dernières évolutions marquantes du monde du travail afin d'améliorer encore l'environnement de travail des salariés.

Intervention de M. Jacques Creyssel, délégué général du MEDEF

La pratique d'un véritable dialogue entre partenaires sociaux responsables bénéficie aux salariés comme aux entreprises. Nous avons incontestablement besoin d'une vraie réforme du système d'élaboration de la norme sociale et l'entreprise doit être au c_ur de la négociation. Le système actuel, fondé sur la primauté de la loi, a vieilli.

Quatre problèmes se posent à nous et tiennent dans l'empilement des législations et réglementations successives, leur inadaptation aux évolutions économiques et sociologiques, la difficulté à répondre aux attentes des entreprises de terrain, les PME, enfin le phénomène de confusion des responsabilités de chacun accentué par une propension à 1'ingérence de la part des pouvoirs publics. Un tel système n'est pas viable : il doit être réformé en profondeur et permettre une clarification des rôles incombant aux différents acteurs en présence. Le dialogue social doit être mené au plus près des problèmes et se concrétiser par le contrat, comme c'est le cas chez nos concurrents.

Trois questions doivent être abordées. La première consiste à s'interroger sur les moyens d'élargir le champ du contrat, alors que la loi définit aujourd'hui très en détail les modalités du droit du travail. Une deuxième question se pose s'agissant des moyens de la généralisation et de la décentralisation de la négociation. Force est de constater que le dispositif actuel freine le dialogue social et que l'accord de 1995 est dépassé. Il faudrait en particulier apporter de nouvelles solutions pour développer la négociation collective au sein des PME et réfléchir sur un autre mode de conclusion des accords. La troisième question concerne la nécessaire garantie de l'autonomie de la négociation collective. L'exemple du dialogue social européen est à cet égard intéressant. Il faudrait que le législateur national accepte systématiquement de s'abstenir d'intervenir lorsque les partenaires ont entamé des négociations sur tel ou tel aspect. On pourrait même envisager qu'en cas de conclusion d'un accord interprofessionnel par les partenaires sociaux, le Parlement n'ait le choix qu'entre la ratification sans modification ou le rejet en bloc. Il faut par ailleurs rénover les conditions actuelles d'extension des accords collectifs conclus.

En conclusion, on a pu observer que ce sont dans les pays où le dialogue social est le plus décentralisé que la négociation collective est la plus fructueuse. Ceci nous conduit à penser qu'il ne faut pas en France continuer à légiférer à l'excès en matière sociale.

Mme Roselyne Bachelot-Narquin.- Je regrette pour ma part que le dialogue européen soit aussi peu développé et que des pans entiers de la négociation en soient exclus. Il est souhaitable que ce dialogue soit relancé et étendu.

Intervention de Mme Maryse Dumas, secrétaire confédérale de la CGT

Je souhaite exprimer mon profond désaccord avec les organisations d'employeurs et certaines organisations syndicales qui préconisent le renversement de la hiérarchie des normes, au profit des accords d'entreprises et se déclarent favorables à la création d'un nouveau contrat de travail « de mission », lequel serait synonyme d'une aggravation de la précarité et de la subordination des salariés.

Il y a désaccord également s'agissant des constats. Ainsi, selon le MEDEF, la loi est trop complexe ; mais je crois que rien ne prouve que les accords de branche le soient moins. La situation des PME est certes inquiétante mais elle résulte de leur excessive dépendance vis-à-vis des grands donneurs d'ordres qui font appel à elles en tant qu'entreprises sous-traitantes ou filiales. La hiérarchie des normes telle qu'elle est établie aujourd'hui agit comme un frein à une externalisation non maîtrisée des coûts des grands groupes sur les PME ou des entreprises sur leurs salariés.

On ne saurait prétendre que le syndicalisme militant a disparu. Si celui-ci n'existait plus, la discrimination dont les représentants syndicaux font l'objet aurait elle aussi été éliminée. Or on connaît le très grand nombre de salariés protégés qui sont chaque année menacés de licenciement voire même licenciés pour des raisons qui ne sont souvent pas étrangères à leur engagement syndical. Je conteste également l'idée que la frontière entre le donneur d'ordres et l'exécutant s'efface.

La vraie question concerne le bon niveau de la négociation collective. On observe que dans les pays où le niveau de l'entreprise prime, la précarité est maximale. La CGT est pour sa part favorable à l'émergence d'un droit rénové de la négociation collective qui préserve l'indépendance syndicale. L'égalité entre les employeurs et les syndicats est une fiction ; la force des liens de subordination, les tentatives d'intimidation émanant des employeurs et les menaces de sanctions existent bel et bien. Il faut donc protéger le droit syndical au sein de l'entreprise, en particulier au sein des PME où il est si souvent bafoué. La CGT s'est d'ailleurs prononcée en faveur de la disparition des seuils notamment pour l'établissement des représentations syndicales.

Les règles d'extension des accords doivent être repensées afin de préserver le droit de la minorité. Il convient également de revoir à la baisse le champ des accords dérogatoires : il faut circonscrire les domaines pouvant ainsi faire l'objet d'un accord dérogatoire. Par ailleurs, se pose avec une acuïté particulière la question de l'applicabilité des accords dans leur globalité, certains employeurs en faisant une application souvent partielle et partiale.

Intervention de M. Michel Jalmain, secrétaire national de la CFDT

Le présent débat est à la fois « décapant », risqué mais prometteur. Il démontre en tout cas que le déficit de démocratie sociale est aujourd'hui évident et que l'Etat et la loi ont montré leurs limites. Le contrat social fondé il y a trente ans est mis à mal par les grandes mutations de la société. Il faut donc réfléchir à une véritable rénovation de notre système de relations sociales.

Par ailleurs, force est de constater que dans la période récente, la crise des relations professionnelles s'est accentuée. La négociation collective mérite aujourd'hui d'être fortement relancée. Trois pistes peuvent être explorées à cette fin. Il convient de :

- revoir l'articulation entre la loi et la négociation dans un esprit de complémentarité, en élargissant l'espace contractuel tout en respectant les prérogatives de l'Etat ;

- responsabiliser davantage les partenaires sociaux en donnant une plus grande valeur aux contrats, ce qui pose la question de la légitimité et de la représentativité des différents acteurs ;

- reconquérir la notion de représentation collective en cherchant en particulier à répondre de façon la plus efficace possible aux attentes des salariés, ce qui exige une plus grande créativité notamment dans les PME.

DÉBAT

M. Bernard Outin.- Je voudrais revenir sur la question de la représentativité comparée des syndicats de salariés et du MEDEF. Il faut en effet souligner que les chefs d'entreprises ne sont pas tous, loin s'en faut, logés à la même enseigne. Il existe sans doute plus de différences entre le patron d'une grande entreprise et celui d'une petite entreprise sous-traitante qu'entre celui-ci et ses salariés. Or il est notoire que le MEDEF représente presque uniquement les grandes entreprises qui se situent à l'articulation entre la finance et l'économie. Je voudrais aussi poser une autre question : pourquoi ne pas inclure dans le champ de la négociation collective la rémunération des actionnaires ?

M. Jacques Creyssel.- Je tiens à indiquer que la représentativité du MEDEF n'est pas à mes yeux contestable puisque notre mouvement représente quantité de petites entreprises innovantes et de moyennes entreprises, et non pas uniquement les grandes entreprises.

Le MEDEF est par ailleurs favorable à la démocratie actionnariale et par voie de conséquence à toute démarche tendant à promouvoir la transparence en ce domaine. Je rappelle d'ailleurs qu'en matière de transparence, les entreprises privées réalisent aujourd'hui des efforts significatifs par exemple sur la publicité des rémunérations y compris celles des plus grands patrons.

Mme Michelle Biaggi.- Je considère que le débat sur la représentativité n'a pas lieu d'être. L'arrêté de 1966 est très clair à ce sujet et ne doit nullement être modifié. En ce qui concerne FO, je signale que notre syndicat est présent dans tous les départements français y compris dans les DOM. Quant au mandatement, je rappelle que FO n'est pas signataire de l'accord de 1995 qui a mis en place cette technique qui nous apparaît en fait comme un moyen de contourner la représentation syndicale dans les entreprises. Je rappelle enfin que FO a été la première centrale à réclamer la suppression des seuils afin de permettre la présence des délégués syndicaux dans chaque entreprise.

M. Michel Coquillion.- Je crois que ce n'est pas tant le problème de la représentativité qui se pose que la question plus vaste de la crise de la représentation qui touche aussi bien des organisations politiques que syndicales et s'exprime par la montée de l'abstention et la perte de confiance du public pour leur action. A la crise actuelle, je vois deux causes majeures qui sont la moindre influence de l'action des syndicats et des partis politiques sur le cours des événements et le développement d'une forme exacerbée d'individualisme dans nos sociétés.

Le vrai enjeu se situe dans les entreprises, les plus nombreuses, où il n'existe aucune représentation syndicale. A cet égard, il faut souligner que la représentativité n'est qu'un outil. La bonne démarche consiste à réfléchir à ce que nous voulons en faire.

M. Jean-Luc Cazettes.- On ne peut qu'être frappé par la situation paradoxale qui veut qu'il existe cinq organisations représentatives des employeurs mais que seule l'une d'entre elles, le MEDEF, semble habilitée à s'exprimer au nom des autres !

Il m'apparaît souhaitable d'ouvrir la discussion sur la rémunération des actionnaires car si les accords dérogatoires reposant sur un système de « donnant-donnant » ont pu se justifier en période crise, il en va tout autrement aujourd'hui où ils semblent avoir pour fonction de permettre une bonne rémunération des actionnaires au détriment des salariés. On ne saurait nier que l'impératif de rentabilité immédiate entraîne inévitablement une diminution de la protection des salariés.

Mme Maryse Dumas.- Je voudrais insister sur la situation existant dans les PME qui font figure de véritable déserts syndicaux et dans lesquelles, trop souvent, les donneurs d'ordre transfèrent les coûts sur les salariés. C'est là aussi que la répression anti-syndicale est la plus forte.

En ce qui concerne le mandatement, le bilan m'apparaît très négatif tant sont nombreux les cas dans lesquels l'indépendance du mandaté vis-à-vis de l'employeur n'est pas assurée ou les situations dans lesquelles le salarié mandaté ayant fait preuve d'indépendance se dit ensuite victime d'une répression extrêmement forte de la part de son employeur.

Il existe, il est vrai, un réel problème de confiance dans le syndicalisme de la part des salariés mais également un non-respect récurrent du droit syndical dans l'entreprise. Il appartient au législateur de se saisir de ces difficultés.

M. Michel Jalmain.- Il faut se souvenir qu'au soir du 10 octobre 1997, le CNPF affirmait qu'il n'y aurait plus jamais de grandes négociations collectives interprofessionnelles dans ce pays. Je mesure aujourd'hui le chemin parcouru puisqu'il est désormais question de refondation du système tout entier à négocier entre partenaires sociaux ! Il y a là une opportunité à saisir pour réaffirmer le rôle irremplaçable des syndicats dans la vie sociale.

Intervention de M. Jacques Dermagne, président du Conseil économique et social

La France et la plupart des pays de l'Union européenne se retrouvent comme pris dans la spirale de la mondialisation et comme piégés par un système où la création de valeur prime de plus en plus sur la création de richesse, tandis que l'impressionnante prolongation de la durée de vie bouleverse les données sur lesquelles nous avons fondé la protection sociale et le droit du travail dans nos pays.

Le monde est effectivement devenu un village... Pas plus l'espace que le temps ne connaissent désormais de frontières. Ce qui se passe, en temps réel, dans la banlieue de Séoul ou de San Francisco a de réelles conséquences sur ce qui se passe dans la banlieue de Toulouse ou à Fontainebleau. Internet comme la télévision satellitaire entraînent inexorablement la fin d'un monde où le temps et l'espace apportaient des protections qu'on pensait incontournables. Et le coût des transports et du fret peut bien surcharger le prix des produits de 20 ou 50, voire 100 %... Il demeure marginal lorsque les produits eux-mêmes sont fabriqués sur la base de salaires et de conventions sociales 10 ou 50 fois moins élevés. Bref, au-delà de notre détermination à poursuivre sur le chemin du progrès social, on sent bien que, cette fois, les choses sont plus préoccupantes.

Ainsi la démocratie politique - qui est l'un des biens les plus précieux au c_ur des Français - est-elle terriblement mise à l'épreuve par les nouveaux fondamentaux contemporains. Nous devons combattre pour la protéger, la renforcer, la pérenniser. Et dans ce combat, la démocratie sociale est une alliée déterminante.

La table ronde et le débat de ce matin ont clairement fait apparaître que si l'on veut construire un monde nouveau sans recul pour les nouvelles générations, le paritarisme est l'un des outils privilégiés. Quand, cet après-midi, la deuxième table ronde a abordé la négociation collective, chacun a bien ressenti que la force, la crédibilité et l'applicabilité de la loi sociale dépendent largement de l'accord préalable des partenaires sociaux. Tout cela nous montre combien la démocratie sociale est aujourd'hui d'autant plus nécessaire qu'elle est constamment contestée.

Encore faut-il savoir de quoi l'on parle. La table ronde a bien montré qu'on ne saurait se satisfaire d'un concept abstrait. En définitive, si la démocratie sociale est un idéal exigeant, c'est aussi une réalité à construire avec des procédures acceptables, sinon acceptées par tous.

La démocratie sociale, ce n'est certes pas l'application mécanique des principes, des critères et des procédures de la démocratie politique au champ des relations professionnelles et sociales. Ce n'est pas non plus l'investissement et certainement pas la confiscation du gouvernement de la cité par les seuls représentants des activités professionnelles et sociales. C'est bien plutôt, à mes yeux, l'association à l'élaboration des mesures d'intérêt général, des organisations économiques, sociales et culturelles qui composent la société civile et la structurent aux côtés des organisations politiques et des administrations de l'Etat. La démocratie sociale est ainsi une dimension supplémentaire et nécessaire de la démocratie politique, qu'elle vient enrichir et peut-être même parachever. Ainsi, la démocratie sociale peut-elle se définir comme la forme supérieure du dialogue social, qu'il s'exprime, selon les cas, par l'échange, la consultation, la concertation ou la négociation.

Les sociétés modernes sont marquées à la fois par la globalisation des phénomènes et l'exacerbation des individualismes professionnels, sociaux et culturels. Si l'on veut éviter qu'il en résulte une crise de la démocratie, il faut accompagner le suffrage universel par le renforcement institutionnel de la société civile organisée. C'est la marque des sociétés évoluées que de solliciter l'expérience, l'avis et la participation des hommes et des femmes, non seulement sur la base de leurs opinions et positions idéologiques mais aussi en prenant en compte ce qu'ils sont et ce qu'ils font dans leur quotidienneté.

Encore faut-il ne pas mélanger les genres. Les élus du suffrage universel, députés et sénateurs, représentent le peuple dans son unité. C'est le postulat fondateur de toute démocratie. Eux seuls ont à exprimer la volonté générale par le vote des lois et à contrôler voire à censurer l'action de l'exécutif.

En France, aux côtés des assemblées parlementaires, il existe aussi une assemblée consultative de la République, c'est le Conseil économique et social. Les conseillers économiques et sociaux, par la décision des constituants et des législateurs, représentent la société civile dans sa diversité. Ils représentent l'expertise du quotidien, l'intelligence du terrain, voire, le prosaïsme des acteurs économiques et sociaux. En amont de la décision législative ou gouvernementale, ils n'ont que le pouvoir de conseiller et le devoir de fournir des avis aux pouvoirs publics. Mais nos avis ont été l'objet d'un débat au sein de notre assemblée, ils sont le résultat d'un travail collectif, ils sont le produit de la recherche et de la construction entre nos membres d'un accord au service de l'intérêt général, au service de la Cité.

La caractéristique de 80 % des membres du Conseil économique et social, c'est d'être les représentants d'organisations socioprofessionnelles et d'associations représentatives et reconnues, au sein desquelles ils sont, le plus souvent, élus. C'est dire qu'au témoignage du concret, qu'ils apportent au Conseil, s'ajoute en retour une fonction pédagogique vers les organisations qui leur ont donné mandat de les représenter.

C'est à ces conditions, me semble-t-il, que l'on évitera que les Conseils économiques et sociaux - celui de la République comme ceux des régions - mais aussi les syndicats et organisations représentés en leur sein, se voient concurrencés et parfois parasités par des mouvements et des coordinations en tout genre dont la multiplication, souvent désordonnée, mais souvent médiatisée - souvenez-vous de Seattle, de Davos - ne peut que dévoyer et faire reculer un concept et une pratique dont les démocraties modernes ont grand besoin à tous les niveaux - du local au global. Le débat public organisé m'apparaît en effet préférable au spectacle public, spontané ou mis en scène, de la jacquerie télévisée, fût-elle mondialisée.

C'est dire qu'il n'y a pas de démocratie sociale sans une représentation de la société civile, structurée, légitime.... et écoutée. C'est dire qu'il faut sauvegarder et renforcer la syndicalisation des producteurs de richesse, qu'ils soient salariés ou employeurs et chefs d'entreprise. C'est je crois, la meilleure, sinon la seule façon de satisfaire l'aspiration des citoyens à être représentés dans la diversité de leurs préoccupations et de leurs activités ; et sans doute aussi de les associer à l'élaboration et à la mise ne _uvre de la décision publique.

Tout cela, au fond, n'est pas si loin de la pensée de Jaurès, ni même de celle du général De Gaulle. Si le principe d'une bonne politique, c'est d'aller à l'idéal et de comprendre le réel, alors des assemblées comme le Conseil économique et social sont des acteurs et des moteurs de cette dialectique de l'idéal et du réel ; alors la démocratie politique et la démocratie sociale ont à coup sûr partie liée. Et quand de Gaulle souhaitait rapprocher l'une de l'autre, il n'avait, je crois, pas d'autres préoccupations.

Rendre compatibles abstraction et prosaïsme, idéalisme et réalisme, loi et convention, c'est tout l'enjeu de la démocratie sociale. Et le Conseil économique et social, qui se veut l'assemblée de la démocratie sociale, est sans doute l'un des lieux constitutionnels où peuvent le mieux se dépasser ces contradictions. Car le paritarisme n'est qu'un des éléments, une des formes, de la démocratie sociale. Dès lors qu'on est face à des problèmes de société, le Conseil économique et social peut apporter beaucoup à la République et à la démocratie, parce qu'il réunit déjà en son sein la plus grande part, sinon l'ensemble, des représentations nécessaires aux réponses sociétales à apporter.

Je suis profondément convaincu que chacun d'entre nous, en sa qualité de citoyen, détient une parcelle de souveraineté, que chacun de nous, par son action professionnelle et son engagement social d'une part, par l'expression de son opinion et son engagement civique ou politique d'autre part, peut contribuer, à travers l'exercice de la démocratie sociale comme de la démocratie politique, à améliorer la qualité de la décision publique. Mais, encore une fois, il est important de n'entretenir aucune confusion. La souveraineté nationale n'appartient qu'au peuple dans on ensemble. Et cette souveraineté, conformément à la Constitution, ne peut s'exprimer que par le suffrage universel, c'est-à-dire par le référendum ou par le vote des élus issus du suffrage universel. Il doit, dès lors, être bien clairement compris que la démocratie sociale ne peut qu'être le complément d'une démocratie politique à son plus haut niveau. Mais sans doute aussi son oxygène, c'est-à-dire d'une certaine façon son salut. Alors que la médiatisation - cette tyrannie de l'instant, cette souveraineté de l'immédiat - opprime de plus en plus la capacité de libre décision des gouvernants, ce sont sans doute les procédures de la démocratie sociale qui peuvent redonner, par le débat public organisé, l'espace de liberté nécessaire à une décision publique sérieuse et opportune.

Tous ces principes n'ont pas seulement un caractère intemporel ; ils prennent un relief bien plus important dans le temps d'aujourd'hui : la complexification et la globalisation de notre environnement, l'accélération et la mobilité de notre époque donnent un caractère impératif à ce que, de longue date, on pouvait considérer comme souhaitable. Plus notre société sera sophistiquée, plus la démocratie sociale sera nécessaire.

Mme Martine Aubry n'a-t-elle pas déclaré : « l'affrontement entre le social qui coûte et l'économique qui gagne n'a plus de sens » ? Qui, plus que le président du Conseil économique et social peut être mieux convaincu de cette nécessité ? Mais qui peut mieux savoir que l'affirmation et l'illustration de cette évidence suscitent toujours le débat et trop souvent encore le combat ?

CLÔTURE DU COLLOQUE

par M. Jean Le Garrec, président de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales

Je remercie les participants à ce colloque qui a été organisé, je vous le rappelle, sur l'initiative du Bureau de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales. La commission se doit en effet d'être plus que jamais présente dans le débat, qui ne fait que s'ouvrir, sur la démocratie sociale. Chacun sait ici en effet que, dans les faits, la démocratie politique ne saurait être séparée de la démocratie sociale. Les interventions entendues au cours de cette journée de travail m'inspirent un certain nombre de remarques :

- L'effort, souvent extrêmement coûteux, qui fut demandé à notre pays depuis vingt ans, en particulier aux salariés, commence à porter ses fruits. Alors que l'optimisme reparaît, et que semble pouvoir se prolonger cette nouvelle prospérité, on constate une forte exigence sociale des citoyens qui demandent très légitimement que soit prises en considération leurs préoccupations sociales. Cependant la loi ne peut pas tout et la question est donc de savoir jusqu'où doit aller l'intervention du législateur. On ne saurait en tout cas admettre un système dans lequel un accord collectif, fruit d'une négociation, devrait être soit intégralement repris soit rejeté in extenso par le Parlement. Une telle démarche reviendrait à nier purement et simplement un droit constitutionnel fondamental, le droit d'amendement. Je vous rappelle que les seuls projets de loi ne faisant pas l'objet d'amendements sont les projets de lois de ratification de traités internationaux.

- La légitimité des syndicats ne fait l'objet d'aucune remise en cause de notre part. C'est chaque organisation qui doit en ce qui la concerne s'interroger sur sa représentativité ; il n'est pas dans notre intention de trancher dans ce débat aujourd'hui.

- La présence du seul MEDEF en tant que représentant des entreprises dans le cadre de ce colloque s'explique par le fait que ce dernier a lancé le nouveau concept de refondation sociale qui nous préoccupe aujourd'hui. Il va de soi que des organismes comme l'UPA ou la CGPME sont aussi les interlocuteurs habituels de la commission des affaires culturelles familiales et sociales.

Je conclurai en affirmant que notre pays a besoin d'être encouragé et rassuré. Encouragé, car il est porteur d'une volonté considérable et doit faire face à de profondes transformations sociales. Rassuré, car les femmes et les hommes que nous rencontrons souhaitent que les générations à venir puissent reprendre la progression sociale qui fut malheureusement interrompue un temps. C'est pourquoi le législateur doit rester à l'écoute des Français et des partenaires sociaux et accorder aux débats actuels toute l'attention que nécessitent la gravité et l'importance des négociations en cours.

Au cours de sa réunion du mercredi 5 avril 2000, la commission des affaires culturelles, familiales et sociales a autorisé, en application de l'article 145 du Règlement, la publication sous forme d'un rapport d'information présenté par M. Jean Le Garrec, des actes du colloque relatif à la démocratie sociale organisé le 30 mars 2000.

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N° 2323.- Rapport d'information de M. Jean Le Garrec, déposé en application de l'article 145 du Règlement par la commission des affaires culturelles, sur la démocratie sociale.

1 AGIRC : Association générale des institutions de retraite des cadres

ARRCO : Association des régimes de retraite complémentaire

UNEDIC : Union nationale interprofessionnelle pour l'emploi dans l'industrie et le commerce

2 Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés

3 FNE : Fonds national de l'emploi

4 CES : Confédération européenne des syndicats