ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION

AUX DROITS DES FEMMES

ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES

ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 40

Mardi 11 septembre 2001
(Séance de 15 heures)

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

SOMMAIRE

 

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- Auditions sur la proposition de loi de M. François Colcombet (n° 3189) relative à la réforme du divorce :

Mme Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre

M. François de Singly, professeur à l'Université de Paris V, directeur du centre de recherches en sociologie de la famille

M. François Boulanger, professeur de droit privé et de droit international privé à l'Université de Paris VIII

Mme Danièle Hervieu-Léger, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales

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La Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a entendu Mme Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans la perspective de la prochaine discussion de la proposition de loi sur le divorce, déposée par M. François Colcombet, la Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes a souhaité, avant de s'exprimer sur ce texte important du droit de la famille, recueillir l'opinion de praticiens du droit, de juristes et de sociologues, comme elle l'a fait précédemment pour des textes concernant la prestation compensatoire, les droits du conjoint survivant ou l'autorité parentale.

Vous êtes, Madame, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre. Vous préconisez, depuis plusieurs années, une profonde réforme du divorce, créant un divorce pour cause objective, dans une perspective de pacification des conflits familiaux.

A partir de votre expérience de praticienne du droit de la famille, du constat que vous dressez des effets destructeurs des séparations litigieuses, du point de vue psychologique et individuel, du point de vue familial, dans la mesure où les enfants en sont victimes, mais également du point de vue judiciaire et économique, en raison de la durée et du coût des contentieux, vous défendez un divorce moderne - "un divorce du XXIème siècle" selon vos propres termes - fondé sur le constat de la dissolution irréversible du lien conjugal, la notion de faute étant, selon vous, psychologiquement erronée et inadaptée à la conception actuelle du mariage. Vous souhaitez que, dans les procédures, priorité soit donnée à la négociation, à la réflexion, à la médiation pour déboucher sur des solutions constructives, particulièrement en ce qui concerne les enfants.

Partageant cette analyse, notre collègue, M. François Colcombet, envisage dans sa proposition de loi, à côté du divorce par consentement mutuel, l'instauration d'un divorce pour cause objective ou pour rupture irrémédiable du lien conjugal.

Si nous partageons le constat que la cause du divorce, en général, n'est pas la faute, mais l'échec et le dysfonctionnement du lien conjugal, certains points soulèvent des interrogations.

Ainsi, la disparition du divorce pour faute et de la notion de violation des obligations du mariage ne risque-t-elle pas de porter atteinte à la symbolique du mariage, conçu encore souvent comme un engagement fort et solennel impliquant droits et devoirs ? Ou bien, l'évolution sociale contemporaine tend-elle à banaliser et le mariage et sa rupture ?

Le divorce pour faute, avec tout ce qu'il implique de difficultés et de frustrations, ne présente-t-il pas le risque d'orienter nombre de couples vers le PACS, afin de s'éviter ce que vous appelez "l'horreur de la procédure" ?

Les procédures proposées permettront-elles d'apporter une solution équitable à des situations de véritables comportements fautifs, par exemple, en cas de violence conjugale, cause non négligeable des divorces difficiles engagés pour faute ? La seule réparation des préjudices subis par dommages et intérêts apparaîtra-t-elle suffisante ?

Lorsqu'il y a défaut de constat du caractère irrémédiable du lien conjugal, la période de réflexion fixée par le juge, qui ne pourra être supérieure à dix-huit mois à compter de l'ordonnance de non-conciliation, est-elle suffisante pour faire le deuil du lien conjugal ?

Enfin, quel rôle attribuer à la médiation familiale et judiciaire ? Ne convient-il pas de l'harmoniser avec le rôle qui lui est dévolu dans le texte sur l'autorité parentale ?

Mme Danièle Ganancia, juge aux affaires familiales du tribunal de grande instance de Nanterre : Je salue la proposition de loi de M. François Colcombet, dont je considère qu'elle correspond à la vocation de toute loi saine sur le divorce, qui se doit d'être pacificatrice et d'aider à la reconstruction de l'avenir de chaque conjoint et de celui des enfants.

Cette vocation passe, selon moi, d'une part, par la suppression du divorce pour faute, avec son côté à la fois anachronique et destructeur, d'autre part, par l'instauration d'un divorce moderne qui, dans cette proposition, tend - et c'est l'originalité de ce projet - à substituer à une logique d'affrontement, d'accusation et de destruction, une logique de dialogue notamment par la médiation. Le projet vise ainsi à conduire à un processus de négociation et à un règlement global des effets du divorce, puisque son propos est de lier le prononcé du divorce à la liquidation du régime matrimonial dans un seul et même jugement. Il s'agit d'une logique qui va inciter les intéressés à se responsabiliser et à devenir acteurs de leur divorce.

La suppression du divorce pour faute ne signifie pas que la notion de faute va se trouver gommée : soyons bien clairs sur ce point. Il n'est pas question de conférer une immunité à tous les comportements, mais de faire en sorte que la faute ne puisse plus être la condition du divorce.

Aujourd'hui, on sait bien que celui qui veut divorcer n'a qu'une alternative : soit le consentement mutuel qui suppose que l'on soit d'accord sur tout jusque sur le nombre de petites cuillères à partager, soit le divorce pour faute, puisque les procédures intermédiaires, notamment celle du divorce par demande acceptée, ne sont utilisées que dans 13 % à 14 % des cas, de nombreuses raisons faisant obstacle à leur fonctionnement.

Les cas de divorces se déclinent donc essentiellement en deux versions : 52 % de divorces par consentement mutuel et environ 46 % de divorces pour faute.

Le choix qui se pose actuellement est donc celui du consentement mutuel ou du divorce pour faute.

Or, le divorce ayant pour condition l'allégation de la faute n'est plus acceptable aujourd'hui et ne correspond plus à nos mentalités. Il est totalement obsolète et archaïque, puisqu'on sait pertinemment que l'impossibilité de vivre ensemble, qui empêche la relation de fonctionner, est la cause réelle et commune à tous les divorces.

On sait également que le divorce aujourd'hui n'est plus du tout vécu par nos concitoyens comme la sanction d'une faute, mais simplement comme le constat de l'échec de l'union.

En effet, si on interroge n'importe quel passant dans la rue et si on lui explique que, ne s'entendant pas avec son conjoint, s'il veut un jour divorcer il lui faudra invoquer des fautes, il s'étonnera que ce système existe encore ! Si on luit dit que, même s'il est parti avec une autre femme, si son épouse refuse de divorcer, il devra procéder de même et l'accuser de tous les maux, il sera plus étonné encore ! ...

La perversité actuelle de la condition de la faute comme point de départ du divorce ajoute, à la souffrance de celui qui est abandonné, l'horreur de l'accusation et de l'invocation d'une faute plus ou moins inventée.

Ayant souligné cette perversité du divorce pour faute, je passerai rapidement sur son côté destructeur pour les liens familiaux. Tout le monde a pointé cet effet ravageur : tous les rapports sur le sujet, dont ceux de Mmes Irène Théry et Françoise Dekeuwer-Défossez, l'ont souligné et tous les professionnels s'accordent à la reconnaître. Le divorce pour faute est destructeur pour les époux, mais également - et c'est l'optique qui nous intéresse le plus aujourd'hui - pour les enfants.

Pour les époux, le premier acte du divorce est un acte d'accusation. On est obligé d'accuser l'autre, de le salir, au besoin par des mensonges, en déformant ou en amplifiant les faits dans des écritures où les gens ne se reconnaissent absolument pas. Ce procédé conduit à un reniement de l'histoire commune, puisque l'on en vient à nier tout ce qui a pu être beau, heureux, positif dans l'histoire d'un couple pour mieux fouiller le passé, remuer la boue et n'en retenir que l'aspect négatif. Tout cela s'opère dans un déballage indécent de l'intimité et de la vie privée, qui passe par la lecture des journaux intimes pour aller jusqu'aux constats d'adultère, dont j'ai reçu encore une demande hier ... On croit rêver de devoir encore en passer par là au XXIème siècle, mais il reste que c'est la condition du divorce : si l'autre ne veut pas divorcer, on est contraint de l'accuser, de le traîner en justice en le diabolisant et en le déclarant coupable de tous les maux, en particulier de l'échec du couple.

Dans ces conditions, le divorce commence par la haine, attise le conflit et débouche sur une escalade, puisque l'autre fera une demande reconventionnelle avec une surenchère d'accusations. Alors que les deux conjoints ont fait le constat de l'échec du couple, la loi actuelle impose ces humiliations réciproques où chacun doit mobiliser des énergies destructrices dirigées vers le passé, en causant des blessures irréparables qui barrent la route à la reconstruction de l'avenir, au dialogue et à la négociation.

On sait que les enfants sont les premières victimes d'une telle situation, puisque c'est le conflit et non pas la séparation des parents qui a le plus de pouvoir destructeur sur eux. Pourtant, la loi, aujourd'hui, exige des gens qu'ils se battent et leur fournit des armes pour ce faire.

Dans ce contexte, les enfants se trouvent pris dans des conflits de loyauté. Ils sont pris à témoin par leurs parents. Ils sont amenés à choisir leur camp et à partager la vision du parent innocent pour rejeter le parent coupable. La famille est coupée en deux clans au gré des attestations et des témoignages. Des enfants se trouvent brouillés avec leurs grands-parents, ces derniers fournissant souvent des attestations en faveur de leur enfant.

Bref : comment un enfant peut-il se construire dans une vision aussi négative de ses deux parents devenus haineux et ennemis ? Alors qu'il est important qu'il se sente issu de l'amour ! Avec cette procédure de divorce, l'enfant devient l'otage du conflit et est souvent conduit, par l'attitude d'un parent, à la rupture des liens avec l'autre.

On touche là au point le plus important de l'aspect guerrier du divorce pour faute, à savoir qu'il sape la coparentalité.

Tous nos voisins civilisés ont bien mesuré la portée du problème et ont supprimé le divorce pour faute. C'est le cas de l'Allemagne, de la Grande-Bretagne et des pays nordiques depuis bien longtemps. Seuls les pays latins - la France, l'Italie, l'Espagne - l'ont conservé, ce qui n'est pas étonnant quand on sait que la faute reste inscrite dans notre culture comme une survivance de l'indissolubilité du mariage.

De mon point de vue, puisque nous avons laïcisé le mariage, il est grand temps de laïciser le divorce.

Ce divorce pour faute est, comme je viens de le montrer, dévastateur des liens familiaux, mais pour quel bénéfice ? Aucun ! Il est stérile et sans aucun bienfait.

Dans l'immense majorité des cas, le divorce sera, de toute façon, prononcé aux torts partagés, tant il est vrai que les juges ont compris qu'il était impossible de faire la lumière dans l'histoire d'un couple. Ils savent qu'il y a deux co-acteurs d'une histoire, dans l'intimité de laquelle il leur est impossible de pénétrer, et que, de toute façon, il n'y a jamais un seul coupable et un innocent, mais deux co-artisans d'un échec. En conséquence, les juges se montrent réalistes et pragmatiques en prononçant, dans les trois quarts des cas, le divorce aux torts partagés.

Il n'y a pas, non plus, de bénéfice financier à ce combat qui se sera traduit par "un double KO", pour reprendre l'expression employée par M. François Colcombet dans l'exposé des motifs de la proposition de loi : à supposer même que le divorce soit prononcé aux torts exclusifs - c'est important de le savoir - les juges accordent des dommages et intérêts soit nuls, soit dérisoires. Quant à la prestation compensatoire, elle n'est pas absolument liée aux torts, puisque dans les cas où le divorce est prononcé aux torts partagés, l'épouse peut avoir droit à une prestation compensatoire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce n'est pas le cas pour le divorce prononcé aux torts exclusifs.

Mme Danièle Ganancia : C'est précisément en quoi réside la perversité du divorce pour faute, puisqu'il consiste à se battre pour obtenir le divorce aux torts exclusifs de l'autre et pour s'exonérer de toute prestation compensatoire et l'on peut dire de toute responsabilité financière.

Ce combat destructeur est donc parfaitement stérile et ses inconvénients l'emportent largement sur ses avantages.

J'estime, pour ma part, que la loi doit être protectrice et pacificatrice.

On va nous objecter, comme vous l'avez signalé, Madame la Présidente, dans vos questions, que certains sont victimes, que d'autres considèrent que le divorce pour faute est une très bonne chose pour expurger le conflit, que l'on a besoin de la reconnaissance par la société de certains dommages et de certaines fautes.

Personnellement, je pense que la justice n'est pas là pour servir de ring ou de théâtre à des vengeances privées et moins encore à des vengeances intimes. La justice doit être pédagogique et ne doit pas encourager des réflexes de pure vengeance, parce que c'est bien de cela qu'il s'agit.

A partir du moment où il y a échec du couple, quel que soit celui qui en est à l'origine, il reste à le constater de façon réaliste  : axer toute la procédure sur la diabolisation de l'autre et la vengeance ne me paraît pas être une bonne chose, y compris pour celui qui invoque cette logique, dans la mesure où elle le pétrifie dans une attitude stérile et destructrice.

Nous voyons, nous juges aux affaires familiales, des avocats et des familles arriver avec des dossiers hauts comme des montagnes, que nous imaginons remplis de kilos d'accusations, d'attestations, de preuves fondées sur les arguments les plus incroyables relatifs aux rapports conjugaux, à la vie privée ou sur des accusations qui remontent à des temps très anciens, voire à l'origine même du mariage... Nous évaluons alors tout ce qu'il a fallu mettre en _uvre et mobiliser comme énergie pour détruire l'autre au lieu de penser à reconstruire son propre avenir et celui de ses enfants.

Bien sûr, il ne faut pas nier certaines souffrances et encore moins certaines fautes, mais, encore une fois, le divorce tel qu'il est proposé dans ce projet ne nie nullement la faute. Il n'est pas question de la gommer : s'il existe des fautes qui ont entraîné des préjudices, elles doivent absolument être réparées.

Avant de parler de la réparation de la faute, je tiens à insister sur le fait que la justice n'est pas le lieu idéal pour purger sa souffrance ou en parler : d'autres endroits sont plus appropriés pour le faire. C'est d'ailleurs le mérite de ce projet que de ne pas se contenter de supprimer le divorce pour faute, mais de proposer une formule beaucoup plus constructive, en offrant un lieu de parole comme celui de la médiation, où les souffrances pourront être dites, exprimées, où chacun pourra écouter le vécu de l'autre et reconnaître l'autre dans sa souffrance.

En effet, il ne faut pas oublier qu'aujourd'hui la procédure avec ses écrits cristallise la haine - on dit des paroles qu'elles s'envolent, et des écrits qu'ils restent - et il est vrai que les écrits restent et que les enfants liront un jour les jugements de divorce - alors que la parole, l'explication mutuelle sont essentielles et deviendront peut-être le moment privilégié de réparation de cette souffrance qu'est la rupture.

Nous pourrons revenir sur cette médiation, qui ne sera peut-être pas recommandée dans tous les cas, et évoquer ses conditions, notamment en cas de violence ou autre.

Quoi qu'il en soit, dans cette proposition de loi, la faute ne disparaît pas, mais se situe ailleurs. Elle n'est plus la condition du divorce. Au XXIème siècle, la rupture du couple constitue une bonne raison de divorcer, car nul ne peut contraindre l'autre à rester dans un mariage-fiction qui ne fera que perpétuer et aggraver les ranc_urs.

La proposition de M. François Colcombet met l'accent sur la médiation et la négociation. En ce sens, elle est beaucoup plus respectueuse de l'autre, que ne l'est la procédure de divorce actuelle.

Aujourd'hui, en effet, l'autre, même s'il refuse le divorce, se trouvera de toute façon divorcé, mais après une procédure avilissante où la parole n'aura pas pu être exprimée. Après un quart d'heure d'audience de non-conciliation, il se retrouvera séparé de ses enfants, expulsé de son couple, de sa famille, de sa maison, sans même avoir eu le temps de dire "ouf ".

A l'opposé de cette violence de la non-conciliation actuelle, M. François Colcombet nous propose une procédure qui respecte l'autre. Si l'autre s'oppose au divorce - et après tout, ses sentiments intimes et son affectivité peuvent s'en trouver atteints - ce nouveau projet accorde une chance supplémentaire de construire quelque chose. Il propose un délai de réflexion au demandeur et permet, aussi bien à celui qui demande le divorce qu'à celui qui s'y oppose, d'aller s'expliquer en médiation.

Je vois dans cette formule un intérêt majeur : elle permettra peut-être de sauver certains mariages.

Autant la procédure actuelle pour faute est à l'évidence une voie qui mène directement à l'échec du couple et barre la route à toute réconciliation, en contraignant les conjoints à se porter des accusations graves, autant la nouvelle proposition serait un frein aux demandes hâtives ou intempestives en divorce, dans notre société où prime souvent la volonté d'épanouissement individuel sur des valeurs de concessions et d'efforts mutuels.

Pourquoi ne pas privilégier cette forme de divorce qui propose aux époux de s'expliquer sur leur couple ? On substituerait ainsi à la répudiation actuelle un devoir de dialogue sur l'histoire commune, dans le respect de leur engagement mutuel.

Pour celui qui demande le divorce quand l'autre le refuse, la médiation serait une condition de la recevabilité. C'est quand même le respect minimum de l'autre que de lui fournir une explication orale, directe, et non plus par avocats interposés, quand la procédure actuelle confisque la parole.

La médiation, néanmoins, n'est peut-être pas à conseiller dans tous les cas. Si l'un des époux s'oppose à la médiation, parce qu'il est l'objet des violences de l'autre, on peut imaginer que le juge ne doive pas l'imposer.

Il n'en reste pas moins que le premier acte d'un divorce auquel l'autre s'oppose, doit être la proposition d'une médiation par le juge.

Le second intérêt de cette forme de divorce tient à l'accent qui est mis sur la négociation. A tous les stades, la négociation va devenir prioritaire, d'abord par la médiation sur le conflit, ensuite sur ses conséquences, car la procédure devra commencer par une proposition de celui qui souhaite divorcer, relative aux moyens par lesquels il compte régler le problèmes des enfants ainsi que celui des conséquences pécuniaires du divorce et de la liquidation.

C'est une nouveauté par rapport à la procédure actuelle dans la mesure où l'accent est mis sur la responsabilisation. Les gens vont devenir acteurs de leur divorce. Ils vont devoir dire, non seulement : "je veux divorcer", mais aussi : "voilà comment je vois les choses ; voilà comment, à l'issue de la procédure, je veux régler, dans mon intérêt, dans celui de l'autre et des enfants, l'ensemble des conséquences du divorce".

En effet, selon la nouvelle rédaction de l'article 234 du code civil proposée par la proposition de loi : "L'époux demandeur doit, dans sa demande, préciser les moyens qu'il mettra en _uvre pour régler les conséquences du divorce, concernant notamment les enfants mineurs, les pensions et prestations ainsi que la liquidation du régime matrimonial."

Par ailleurs, conformément à la nouvelle rédaction proposée de l'article 252, le juge va lui demander au moment même de la conciliation "... de présenter pour l'audience un projet de règlement des effets du divorce concernant notamment les modalités d'exercice de l'autorité parentale, les pensions et prestations ainsi que la liquidation du régime matrimonial. A cet effet, il propose une mesure de médiation qu'il ordonne avec l'accord des deux époux."

Ainsi, le délai de réflexion qui va être proposé, voire imposé par le juge, présente un double intérêt dans le cas où l'un des deux époux refuse de divorcer : un intérêt psychologique et un intérêt pratique.

L'intérêt psychologique du délai tient à son éventuelle faculté de sauver certains mariages, notamment en cas de demandes intempestives déposées sur un coup de tête, alors que la rupture n'est pas irrémédiable. Personnellement, je pense que beaucoup de divorces pourront être évités par ce délai de réflexion ainsi que par la médiation et le dialogue qui seront mis en place.

L'intérêt psychologique est également dans la possibilité de faire le deuil du couple. Dans la procédure actuelle, personne n'a le temps de faire le deuil du couple, puisque la requête en divorce et les accusations sont suivies, un mois plus tard, d'une assignation en divorce. Tout se passe dans la cristallisation de la haine. A l'inverse, dans la nouvelle formule, la procédure proposée est respectueuse de l'autre.

J'ajoute qu'à mon sens, il conviendra quand même d'indiquer dans la requête en quoi la rupture du lien est devenue irrémédiable, afin que l'autre le sache : c'est un point qui n'a pas été suffisamment précisé, mais qui me semble important et utile. C'est une forme de respect vis-à-vis de l'autre que de dire, dans la requête même, pourquoi on considère la rupture du lien conjugal comme irrémédiable. Si l'autre ne partage pas le même point de vue, il pourra encore une fois en discuter et, en tout cas, obtenir, ce qui est le minimum, un délai de réflexion afin de panser ses plaies et faire le deuil de la rupture.

L'intérêt pratique de ce délai est de pouvoir mettre en place un processus de négociation sur l'après-divorce, puisque le divorce interviendra en tout état de cause à l'issue de ce délai.

Dans un premier temps, interviendra donc une médiation où l'on tentera de discuter sur le divorce lui-même puis, dans un second temps, s'il n'y a pas de réconciliation, un délai fixé par le juge qui sera utilisé pour le règlement des conséquences de l'après-divorce.

C'est alors que l'on va solliciter et les parties et leurs conseils pour être actifs.

Actuellement, il suffit de s'accuser sans penser à l'après-divorce et le divorce sera prononcé.

L'intérêt de la nouvelle formule sera de lier le prononcé du divorce et le règlement de toutes ses conséquences, y compris la liquidation du régime matrimonial.

Il est très important de lier le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial - et c'est la grande originalité de ce projet - car cela va permettre d'apurer le passé des époux par un seul et même jugement et d'empêcher qu'il y ait une sorte de deuxième procédure de divorce. Aujourd'hui, comme on prononce le divorce en laissant complètement "en plan" le problème de la liquidation, les intéressés ignorent, s'ils vont garder le logement familial, ce qu'il va advenir des parts de société, si cette dernière pourra être conservée, s'ils vont pouvoir poursuivre leur activité dans leur fonds de commerce, etc...

Toutes ces questions demeurent dans un flou artistique qui n'est absolument pas examiné par le juge du divorce et qui va donner lieu à un contentieux de l'après-divorce qui servira encore de prétexte pour remuer les souffrances : les notaires savent bien que les parties rejouent devant eux la scène du divorce.

Dans ces conditions, pourquoi ne pas apurer tout ce passif et tout ce contentieux dans un même temps ?

Je le crois d'autant plus nécessaire que le contentieux de l'après-divorce est souvent extrêmement purulent et que les gens n'ont pas l'impression d'avoir été vraiment divorcés. C'est ce qui explique que l'on s'entende souvent dire : "mon divorce a duré dix ans" et les mêmes personnes d'ajouter devant l'étonnement qu'elles suscitent : "Non, mon divorce a été prononcé au bout d'un an, mais on a mis dix ans pour liquider le régime matrimonial...". Durant tout ce temps de la liquidation, une relation très malsaine s'établit entre les époux, et complexifie les comptes à établir.

Le fait de lier le prononcé du divorce et la liquidation du régime matrimonial présente donc un intérêt psychologique, puisqu'il permet de définitivement couper les liens, mais également un intérêt financier et pratique qui est essentiel.

Nous, juges de divorces, savons à quel point nous sommes incapables de fixer une prestation compensatoire sans avoir un aperçu global de la liquidation du régime matrimonial. C'est absolument capital et indispensable. Il faut savoir, en effet, qu'il est très difficile de fixer une prestation compensatoire, puisque le code civil précise que l'un des critères de fixation du montant de la prestation compensatoire doit être la consistance du patrimoine après liquidation du régime matrimonial, donnée dont nous ne disposons pas au moment où les époux divorcent.

L'intérêt de ce projet sera donc de faire en sorte que, dès le départ, le juge soit en possession de tous les éléments sur la liquidation du régime matrimonial, puisqu'il sera demandé aux époux de présenter un projet.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans le texte sur la prestation compensatoire, on a déjà prévu le cas.

Mme Danièle Ganancia : Oui, mais pas totalement : le texte ne va pas jusqu'au bout, puisqu'il demande simplement aux époux d'indiquer dans une attestation sur l'honneur la consistance de leur patrimoine et de leurs revenus.

M. Patrick Delnatte : On avait demandé, au cours du débat précédant l'adoption du texte, que la liquidation du régime matrimonial soit faite, mais cela n'avait pas été accepté.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il y peut-être des couples qui ne le souhaitent pas.

Mme Danièle Ganancia : C'est pourtant capital.

M. François Colcombet : L'idée, c'est que les juges fassent ce travail.

M. Patrick Delnatte : Les juges peuvent demander l'aide d'un notaire.

Mme Danièle Ganancia : Tout à fait. C'est l'idée qui est proposée.

M. François Colcombet : A mon avis, dans de nombreux cas, les juges peuvent pendant cette période se faire une idée du patrimoine. Il est d'ailleurs prévu que l'on puisse donner une avance sur la part de communauté de biens indivis, afin que les intéressés aient tout de suite de quoi vivre.

Mme Danièle Ganancia : Oui, mais ce qu'il est important de savoir, c'est que le juge, actuellement, fixe une prestation compensatoire sans connaître exactement la liquidation du régime matrimonial. Qu'est-ce qui se passe ensuite ? On liquide le régime matrimonial ; on va s'expliquer devant le notaire et là - ô surprise - l'un des deux époux va dire que, marié en séparation de biens, il a financé l'achat d'un bien, que c'est une donation indirecte et qu'il la révoque. C'est un cas extrêmement fréquent.

La prestation compensatoire a été fixée en tenant compte du fait que le bien devait être partagé en deux parce qu'il était indivis aux deux époux ; or, l'un d'entre eux, au moment de la liquidation peut le revendiquer entièrement au motif qu'il aura été intégralement financé par lui-même, ou par ses parents ou qu'il aura été restauré par ses soins, etc... Ce sont des problèmes très techniques qui font qu'au moment de la liquidation, l'un des époux peut n'avoir droit à rien.

Parfois, les droits à liquidation d'un des époux dans la communauté peuvent se trouver complètement réduits à néant, alors même que, pour fixer la prestation compensatoire, on avait tablé sur une communauté partagée.

De telles surprises peuvent être dramatiques, et c'est pourquoi il est indispensable de lier le prononcé du divorce et la prestation compensatoire à un aperçu de la liquidation du régime matrimonial. Ce n'est pas difficile : il suffit simplement de demander, au départ, à chaque époux de proposer un projet de règlement de la liquidation du régime matrimonial en faisant état des difficultés qui pourront être invoquées, comme les récompenses, les donations, etc...

Si les deux époux sont d'accord - cela peut arriver d'autant que le juge est là aussi pour favoriser la communication - le juge, au moment du divorce, homologuera le projet concordant des deux époux.

Il pourra, également, au moment de l'ordonnance de non-conciliation, si les projets sont divergents, comme cela est précisé dans le texte, "désigner un notaire ou un professionnel qualifié chargé d'élaborer un projet de liquidation du régime matrimonial."

Le juge aura ainsi un aperçu des problèmes que pose la liquidation.

S'il y a accord, le juge l'homologuera. S'il n'y a pas accord, le juge pourra, au moins, avoir connaissance de toutes les difficultés susceptibles de se présenter, statuer sur ces difficultés - ce qu'il n'a pas le droit de faire aujourd'hui, seul le juge de la liquidation étant habilité à le faire, parfois d'ailleurs trois ou quatre ans après le prononcé du divorce - et renvoyer ensuite le partage au notaire liquidateur.

De la sorte au moins, au moment du divorce, "l'essentiel du travail sera fait" comme le dit M. François Colcombet dans son exposé des motifs. On aura une vision globale de la liquidation et le divorce sera beaucoup plus sain qu'il ne l'est à l'heure actuelle.

Je conclurai cet exposé en disant que le divorce proposé par M. François Colcombet correspond à un divorce sain, parce qu'il est d'abord pacificateur, ensuite axé sur le dialogue, la négociation et la responsabilisation.

Aujourd'hui, l'heure n'est plus à passer son temps à s'accuser, à appeler à la rescousse le "juge bobo" qui va punir l'autre de l'échec du couple : il est grand temps que les époux se considèrent comme responsables du mariage, que l'on fait à deux et que l'on défait à deux, et qu'ils puissent consacrer leur énergie et leur temps au dialogue et à la reconstruction de leur avenir.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je reviendrai sur l'un des derniers points de votre exposé : la simultanéité de la liquidation et du prononcé du divorce.

En effet, j'ai entendu dire que, si certains couples choisissaient la formule du divorce par demande acceptée, c'est aussi parce qu'ils ne souhaitaient pas liquider la communauté, mais préféraient la conserver indivise, pour qu'elle passe aux enfants ou pour d'autres raisons.

Mme Danièle Ganancia : Tout à fait, et dans ce cas il n'y a pas de problème. Si les gens sont d'accord et qu'ils proposent un projet au juge, ce dernier l'homologuera et tout sera réglé. Y compris dans cette formule de divorce, le juge pourra toujours homologuer les accords des personnes pour rester dans l'indivision ou pour faire une attribution préférentielle, par exemple, de la maison à l'épouse.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : C'est une précision que je suis contente d'entendre, car il me semblait que l'on allait systématiquement à la liquidation des biens.

M. François Colcombet : Ce qu'on liquide, c'est le régime et pas autre chose.

Mme Danièle Ganancia : Oui, il faut faire attention : la liquidation du régime ne signifie pas forcément la vente des biens.

M. François Colcombet : Actuellement, lors d'un divorce pour faute, dans la première partie de la procédure, on ne travaille que sur la faute, alors que, dans la formule que je propose, dès cette étape, on travaillera à savoir quelle est la consistance des biens et si on peut procéder à la liquidation du régime matrimonial. Si on ne peut pas y procéder, on "bottera en touche", puisque le juge peut verser des avances conformément à l'article 9 de la proposition de loi, qui précise : "il peut, dans tous les cas, accorder une avance sur la part de communauté ou de biens indivis...".

Mme Nicole Catala : Ne serait-il pas judicieux de préciser que le statut juridique de cet ensemble que constituait la communauté change et que l'on passe de l'organisation juridique de la communauté à celle de l'indivision ?

Mme Danièle Ganancia : Il appartiendra au juge en prononçant le divorce de le faire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : J'aurai, pour ma part, à poser encore deux questions de fond.

Premièrement, je suis frappée de constater que, vingt-cinq ans après la création du divorce par consentement mutuel, près de la moitié des couples divorcent encore selon la procédure pour faute.

Ne sommes-nous pas dans une situation où le recours à la faute se fait, non pas parce que l'on estime que les liens du mariage sont indissolubles - on n'est plus dans cette idéologie, ni dans ce contexte - mais parce que l'on vit dans une société où la demande de reconnaissance du préjudice est extrêmement forte et va en s'accroissant ?

J'ignore s'il appartient effectivement à la justice d'encourager ce mouvement, mais - et tous, autour de cette table, nous sommes d'accord pour dire que le divorce est le constat d'un échec - si l'aspiration des conjoints à la reconnaissance du préjudice est si forte, est-ce que les couples qui divorcent ne vont pas, d'une façon ou d'une autre, contourner la procédure ?

Au-delà du fait que la loi peut pousser les gens à se battre, même si la reconnaissance de la faute peut encore être reconnue de façon marginale et par le même juge aux affaires familiales dans la proposition de loi, ne va-t-on pas assister à un retournement et à une poussée de la demande de réparation du préjudice dans l'ordre pénal ?

Toujours dans le même ordre d'idées, en créant un recours au divorce pour cause objective, on crée un concept nouveau, celui de la rupture irrémédiable du lien, sans pour autant le dessiner.

Si cette problématique fonctionne lorsqu'il y a une volonté commune pour divorcer et pour reconnaître le dysfonctionnement du couple, lorsqu'un époux demande le divorce et que l'autre le refuse, ne risque-t-on pas de retrouver l'état d'esprit qui préside aujourd'hui au divorce pour faute ? Est-ce que nous n'allons pas nous retrouver de nouveau dans une procédure dilatoire aussi longtemps que l'on n'aura pas défini le contenu de la rupture irrémédiable du lien ?

Mon interrogation porte moins sur le fait que le divorce doit être un constat d'échec d'un couple - sur ce point, il semble y avoir un consensus - que sur le fait qu'un tel enchaînement au divorce pour faute obéit peut-être à de très fortes aspirations de reconnaissance du préjudice. Cela renvoie à la question de savoir quel est le désir profond des personnes qui divorcent.

Pour ma part, je doute que la médiation soit un lieu où "parler de sa souffrance" pour reprendre votre expression ; j'estime que ce lieu est plus propice à la négociation pour envisager l'avenir par rapport aux enfants ou aux biens.

Mme Danièle Ganancia : Je peux modestement vous livrer le constat que je dresse à partir de ma pratique de juge aux affaires familiales.

Le chiffre de 46 % de divorces pour faute ne s'explique nullement à mon avis par une demande de reconnaissance de préjudice : son importance tient uniquement à ce que je j'exposais précédemment, à savoir l'absence d'alternative pour les époux qui divorcent, sauf à être d'accord sur tout, ce qui, par hypothèse, est plus que difficile en cas de divorce.

Quand tel n'est pas le cas, et que l'on ne peut choisir le consentement mutuel, les époux n'ont pas d'autre solution que de demander un divorce pour faute. S'ils ont recours à cette procédure ce n'est pas parce qu'ils réclament à tout prix la mort du pécheur, mais parce qu'ils n'ont pas d'autre solution. Tous les jours, je reçois des gens qui ont engagé une procédure de divorce pour faute et qui m'expliquent qu'ils ne l'ont pas fait de gaieté de c_ur, qu'ils auraient préféré l'éviter, mais qu'ils n'avaient pas d'autre solution, soit qu'ils n'aient pas trouvé d'accord sur le montant de la pension alimentaire, sur la garde des enfants, sur les conséquences du divorce ou d'autres points, soit, tout simplement, que l'une des parties n'était pas mûre pour accepter la décision.

Il faut bien comprendre - et c'est à partir de mon expérience de juge aux affaires familiales que j'apporte avec force ce témoignage - que les gens ne veulent pas aller à la faute, mais qu'ils y sont contraints, "faute" d'une vraie alternative.

Il reste, il est vrai, la possibilité du recours à la procédure de demande acceptée, mais les avocats la déconseillent et la raison est évidente. Pourquoi ? Parce que, dans une telle procédure, l'époux défendeur, dont dépend l'issue du divorce, va vouloir négocier son acceptation. Ou bien l'accord échoue et on a perdu du temps par rapport à une requête pour faute, ou bien on arrive à une sorte de consentement mutuel. En réalité, la plupart des demandes acceptées déguisées sont des consentements mutuels déguisés, souvent destinés à éviter une liquidation immédiate du régime matrimonial.

Tout cela pour dire qu'il n'y a actuellement pas de vraie alternative et qu'il faut choisir entre un consentement total sur toutes les conséquences du divorce et le divorce pour faute, qui est rarement choisi dans un pur désir de vengeance.

Mme Nicole Catala : Pour ce qui me concerne, je vois plusieurs inconvénients à la suppression du divorce pour faute et, au risque de paraître archaïque, je vais m'attacher à vous les exposer.

D'abord, la constatation d'une faute dans le déroulement de la vie conjugale est la conséquence normale du fait que le code prescrit aux époux de respecter certains devoirs. Quel sens aura encore la lecture du code civil aux époux, au moment de leur mariage, si l'inobservation de ces obligations ne reçoit aucune sanction juridique ? Il me paraît incohérent de maintenir la prescription de devoir des époux et d'annuler ses conséquences juridiques.

Ensuite, les propositions de M. François Colcombet me semblant se ramener pour l'essentiel à l'organisation d'un divorce par voie d'accord, qu'il s'agisse d'un divorce par consentement mutuel ou pour cause objective, il conviendra, dans les deux hypothèses, que les époux soient d'accord, dans le premier cas sur l'ensemble du sujet, dans le second, au moins sur le principe du divorce. Or, il y a des situations où un seul des époux souhaite la rupture du lien.

Mme Danièle Ganancia : Le cas est prévu à l'article 3 de la proposition de loi, qui précise : "A défaut de constat commun, lorsque l'époux demandeur invoque le caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal...".

M. François Colcombet : Dans une grande partie des cas, le couple est au moins d'accord pour divorcer.

Mme Nicole Catala : Vous avez des cas où l'un des époux disparaît, refait sa vie ailleurs et ne demande pas le divorce.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il s'agit alors d'une séparation de fait, dont M. François Colcombet propose de ramener la durée de six à trois ans.

Mme Nicole Catala : Et vous ne trouvez pas inique que l'époux délaissé doive attendre trois ans avant de savoir s'il peut ou non refaire sa vie ?

Mme Danièle Ganancia : Il suffira à l'époux délaissé souhaitant divorcer d'invoquer le caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal.

Mme Nicole Catala : Mais on ne peut assurer le caractère irrémédiable de la rupture. Imaginez que l'époux reparaisse.

Je trouve qu'il y a là un vrai problème. La situation que j'évoque, et dont j'ai eu maints exemples dans mon existence, ne trouve aucune solution avec cette proposition de loi.

Mme Danièle Ganancia : Si l'un des époux disparaît, l'autre peut demander le divorce parce qu'il n'y a plus de lien.

M. François Colcombet : Il existe des ressources de procédure. Admettons que l'époux qui a disparu soit en prison et qu'il n'ait pas été touché par l'assignation, il pourra, à sa libération, faire opposition.

Mme Nicole Catala : Je ne prendrai pas cette hypothèse, mais celle d'une femme qui, ayant rencontré l'homme de sa vie, disparaît avec lui, laissant son mari sans nouvelles. Il pourra l'attendre six mois, un an, mais quand la rupture du lien deviendra-t-elle irrémédiable ? Si lui-même rencontre une autre personne, que se passera-t-il ?

En outre, je vois que le juge peut imposer un délai de réflexion, puis un médiateur. Or, il ne me paraît pas toujours souhaitable d'allonger les délais de procédure. Pour ce qui me concerne, j'ai le sentiment, lorsque les rapports entre époux se sont beaucoup envenimés, que la solution la plus sage est de prononcer la résidence séparée le plus vite possible.

Mme Danièle Ganancia : Tout à fait, et elle est prononcée dès la première audience.

Je souhaiterais, Madame la Présidente répondre sur un problème que vous avez évoqué, à savoir le déplacement de la faute dans l'ordre pénal.

Je pense que c'est le contraire qui va se produire. En effet, aujourd'hui, nous constatons que toutes les procédures pénales - je suis également juge correctionnel - qui ont trait à l'abandon de famille, à la non-présentation d'enfant, à des accusations d'abus sexuels ou à d'autres conséquences de divorces mal digérés, font suite à des divorces pour faute.

Cela prouve bien que la procédure de la faute ne fait qu'attiser la haine et que le problème n'a pas été réglé avec le prononcé du divorce. Les personnes divorcées, suite à la guerre qu'elles se sont livrées, ne paient pas les pensions alimentaires, alors qu'elles le font à la suite de divorce par consentement mutuel ou après médiation : on sait que les pensions alimentaires fixées après médiation sont toujours payées.

Tout ce qui est pénal fait suite à des divorces prononcés pour faute, y compris les violences : combien de fois des accusations de violence sont portées pour prouver la faute et obtenir le divorce !

M. Patrick Delnatte : Il faut bien constater que la procédure du divorce pour faute est largement condamnée, mais cela ne justifie pas l'amalgame qui est fait des défauts d'une procédure pour aller vers la suppression de la faute, d'autant que vous la réintroduisez par la violence.

Mme Danièle Ganancia : Mais la faute n'est pas supprimée.

M. Patrick Delnatte : Dans le divorce, il y a la procédure, le motif, et le fait de la séparation. La présentation des choses donne l'impression que l'on va supprimer le divorce pour faute. Je suis entièrement d'accord pour que la procédure soit totalement révisée, mais tous les juristes ne demandent pas, - je pense en particulier aux travaux de Mme Dekeuwer-Défossez - la suppression du divorce pour faute.

Que la procédure soit totalement modifiée pour apaiser, pacifier, simplifier, j'en suis d'accord, mais de là à supprimer totalement la notion de faute dans le divorce, il y a un pas que je ne franchirai pas.

La question requiert un débat de fond. A vous écouter, on a l'impression que la chose va de soi, mais je n'ai pas le sentiment qu'elle donne lieu à un tel consensus.

Par ailleurs, vous avez dit que les enfants lisaient les jugements de divorce, alors que je pensais que cela ne correspondait plus à la pratique générale ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : On peut ne pas faire figurer les motifs dans le jugement.

Mme Danièle Ganancia : Seulement si les époux s'accordent dans ce sens. Ils sont un certain nombre à y parvenir, mais il reste les irréductibles de la faute.

M. François Colcombet : En réalité, les juges suggèrent souvent aux parties de ne pas faire figurer les griefs, mais les conclusions détaillées restent. Dans les tiroirs, tous ces écrits s'accumulent et quand ils tombent sous les yeux d'un enfant de douze ou treize ans, ils peuvent laisser des marques.

Mme Nicole Catala : Je pense qu'il faudrait ne pas préciser la faute dans la rédaction du jugement.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le juge peut le faire s'il y a accord des parties.

M. François Colcombet : Si ce n'est pas le cas, c'est une cause de cassation.

Mme Danièle Ganancia : Quand vous dites que l'on supprime les devoirs et obligations du mariage, je ne suis pas d'accord, puisque, encore une fois, il n'y a pas d'immunité et que la faute reste, non plus comme condition du divorce, mais comme condition pour l'obtention de dommages et intérêts, lorsque l'on s'estime gravement lésé.

Cela va changer complètement les choses dans la mesure où, précisément, on va marginaliser le rôle de la faute et les demandes de dommages et intérêts seront réservées aux cas graves et mieux prises en considération.

Mme Nicole Catala : Dans de nombreux cas, l'aspect purement matériel n'est pas la motivation principale.

M. François Colcombet : Dans la pratique, il y a peu de dommages et intérêts. Dans de très nombreux cas, lorsque des dommages et intérêts sont demandés, le juge reconnaît le principe de faute, mais la faute ne valant rien, le franc versé est symbolique. Dans d'autres cas, les juges utilisent parfois les dommages et intérêts pour rééquilibrer l'absence de prestation compensatoire ou régler d'autres problèmes du même genre. Voilà comment se passent les choses dans la pratique.

Au nombre des suggestions qui ont été faites, j'ai noté qu'il serait souhaitable de faire figurer dans la requête en quoi la rupture du lien est irrémédiable.

Mme Danièle Ganancia : Je crois que ce serait effectivement une bonne chose.

M. François Colcombet : Le but est de faire en sorte que la faute n'envahisse pas tout. C'est comme pour les accidents de la route. Avant la loi Badinter, on ne pouvait être indemnisé que si l'on prouvait la faute de l'autre. Depuis la loi Badinter, on est indemnisé et la faute est sanctionnée ensuite au niveau pénal. Or, vous avez probablement utilisé contre la loi Badinter exactement le même style d'arguments que ceux que vous avancez aujourd'hui et fait valoir que la loi Badinter poussait les conducteurs à ne pas être conscients des fautes qu'ils commettent. Or, les conducteurs sont toujours sanctionnés pour la faute, mais la réparation intervient indépendamment de la faute. Dans la pratique, c'est un formidable changement qui est profitable à tous et on pourrait d'ailleurs imaginer de créer des fonds pour d'autres types d'accidents.

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La Délégation a ensuite entendu M. François de Singly, professeur à l'Université de Paris V, directeur du centre de recherches en sociologie de la famille.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir M. François de Singly, professeur à l'Université de Paris V, directeur du centre de recherches sur les liens sociaux (CNRS), qui a été membre de la commission de Mme Irène Théry, puis expert auditionné par le groupe de travail de Mme Françoise Dekeuwer-Défossez sur la réforme du droit de la famille. Il est surtout auteur de nombreux livres sur la famille.

Vos nombreux travaux sur les transformations de la famille contemporaine portent sur l'articulation complexe entre les différents intérêts au sein de la sphère privée : intérêt de l'Etat et de la société, intérêt de la femme, de l'homme, intérêt de l'enfant et du groupe familial. Citons parmi vos ouvrages récents : "Sociologie de la famille contemporaine", "Le soi, le couple et la famille", "Libres ensemble - L'individualisme dans la vie commune".

C'est en tant que sociologue que la Délégation aux droits des femmes a souhaité vous entendre pour nous donner, au regard de la réforme envisagée du divorce qui fait disparaître la notion de faute dans un but de pacification des conflits, votre appréciation sur la crise actuelle de la vie conjugale, les problèmes des couples affrontés au divorce, la signification passée et présente de la notion de faute, les perspectives d'avenir, et sous quelles formes, du couple dans la société.

M. François de Singly : Je suis actuellement en train de conduire un travail sur le processus de divorce et de séparation, dont je n'ai pas encore les conclusions, et avant d'en aborder l'aspect juridique, je commencerai par dire - sans entrer dans la logique argumentaire - que nous ne disposons pas, depuis 1975, à une ou deux exceptions près - je ne parle pas des essais sur le sujet - de travaux de recherches précis, ne serait-ce que sur le processus de séparation.

Avec d'autres, je suis, par certains côtés, compétent en la matière, mais on peut dire que les travaux français sont, sur le sujet, inexistants.

Cet état de fait est d'autant plus remarquable et significatif que de l'argent est consacré à la recherche et que nous avons, depuis 1975, des majorités de sensibilités diverses. Je m'étonne d'ailleurs toujours que ceux que j'appellerai "conservateurs", ne cherchent pas à comprendre le pourquoi d'une situation qu'ils trouvent triste, à savoir le divorce, terme que je prends au sens large en y englobant les concubins.

Pour ma part, j'en fais l'interprétation suivante : j'observe qu'il y a une sorte de division du travail idéologique - j'ignore comment appeler cela autrement - avec d'un côté un homme et une femme qui s'aiment ou qui ne s'aiment pas - mais c'est une affaire de caractère privé que, d'ailleurs, ils revendiquent - et d'un autre côté, vous les législateurs et, au-delà, la société, qui continuez à les regarder en tant que couple parental, invention qui demeure bizarre.

Il faut rappeler que c'est là un concept - celui de couple parental - qui n'est pas évident et que c'est précisément la raison pour laquelle la proposition qui vous est faite ne l'est pas non plus. En effet, on agit comme si l'on pouvait découper dans une identité les parts du conjugal et du parental, ce qui est à la fois possible et impossible. C'est d'ailleurs bien parce que les deux choses parfois ne sont pas coupées dans la réalité qu'il y a éventuellement du conflit et de la faute.

Il est tout à fait intéressant de constater que les majorités, indépendamment de leur couleur - mon propos n'est pas politique - ont pris en charge la question de l'enfant sans beaucoup se préoccuper des adultes, si ce n'est en tant que parents : on parle en effet beaucoup de soutien parental, d'éducation parentale...

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Excepté pour le PACS.

M. François de Singly : N'abordez pas ce point, car, si vous me lancez sur le sujet, cela nous conduira à des bilans. Vous me permettrez, néanmoins, d'ouvrir une parenthèse, à ce propos, pour dire que j'ai entendu, à l'Assemblée nationale, les ministres, et notamment Mme Martine Aubry, déclarer que le PACS n'était pas la famille. Je retrouve là les inventions de la fiction.

Ce qui m'intéresse, c'est l'analyse. Or, qu'est-ce que je porte au doigt ? Une alliance. Je me suis marié le 20 juin 1970. Qu'est-ce que j'ai reçu à la mairie ? Un livret de famille. La famille naît donc avec le mariage. Lorsque vous-mêmes ou des ministres en exercice prétendez le contraire, vous avez d'une certaine façon raison, mais il faut savoir que vous déstabilisez l'institution du mariage, car je suis au regret d'affirmer que, pour l'instant, il y a "plusieurs entrées-famille" : "l'entrée-mariage", "l'entrée-enfant", pour ne pas parler des entrées clandestines.

Je maintiens que le mariage crée la famille : j'ai un livret de famille depuis le jour de mon mariage, les choses n'ont pas bougé depuis, et si je n'avais pas fait d'enfants, nul ne serait venu me le retirer. D'ailleurs, peu importe : je veux simplement montrer que les "institutions" parlent ou écrivent souvent sans bien réfléchir et j'en apporterai un second exemple qui me choque, étant précisé que je ne suis pourtant pas classé parmi les sociologues conservateurs.

Si vous prenez les statistiques européennes sur les différents types de familles - familles monoparentales, familles recomposées - vous pourrez, comme moi, voir apparaître régulièrement, depuis deux ans, la rubrique "familles traditionnelles". Qu'est-ce que "la famille traditionnelle" ? Les couples mariés. C'est quand même joli, car, à ma connaissance, pour un certain nombre de personnes, l'adjectif traditionnel ne véhicule pas forcément un compliment.

Quoi qu'il en soit, c'est une absurdité parce que, par exemple, vous voyez en ma personne, quelqu'un censé représenter une famille traditionnelle. Si ce soir, je divorce, tous ces gens qui produisent du discours vont me dire "moderne", puisque l'on arrive à ce type de représentations, dont j'ignore qui en est à l'origine, tout en sachant que ce sont des représentations d'Etat qui véhiculent l'idée que le divorce serait plutôt de nature, en Europe, à faire entrer dans la modernité.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Non, M. de Singly !

M. François de Singly : Pouvez-vous m'expliquer pourquoi les couples mariés forment des familles classées "traditionnelles" ? C'est une catégorie qui n'existait pas il y a six ans.

M. François Colcombet : La famille est citée pour la première fois dans la constitution de 1946, qui est celle qui nous régit. C'est le texte fondateur qui affirme l'égalité de l'homme et de la femme. L'élaboration de ce texte a donné lieu à un débat très important, qui s'est soldé par un vote établissant très clairement que le terme "famille", dans le texte de référence, ne s'appliquait pas qu'aux gens mariés, mais renvoyait à une conception plus large. C'est dans ce sens que le texte a été voté, à l'Assemblée constituante, au terme d'un débat auquel participaient d'ailleurs également des femmes.

On repart donc de cette idée et d'une conception de la famille complètement différente de celle de la famille antérieure, qui reposait sur la notion de village et de communauté, pour en arriver à la famille qui élève des enfants.

M. François de Singly : Je parle en tant qu'observateur, je ne cherche pas la "vérité".

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je crois aussi que l'on considère que la vie du couple relève d'une affaire strictement privée et que le développement des droits individuels fait que, si deux adultes responsables vivent ensemble, on estime que c'est leur affaire et que la société n'a le droit de jeter un regard sur la famille qu'à partir du moment où il y enfant. Il est de la responsabilité de la société d'avoir un regard, non pas sur le mode d'organisation de deux adultes responsables, mais sur la protection de l'enfant.

M. François de Singly : Je suis d'accord avec vous, parce que cela correspond à ma position personnelle, mais ma position personnelle doit être mise entre parenthèses. Si l'on est dans la logique qui veut que la vie conjugale relève du privé et que ce soit l'enfant qui justifie le regard de la société, j'en reviens à ma première proposition : si la famille naît avec l'enfant, le mariage en tant qu'institution, tel qu'il est régulé, de mon point de vue, n'a pas de sens.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il n'a pas le même sens que celui qu'il avait hier.

M. François de Singly : Il n'a pas de sens et c'est la même chose pour le PACS, encore que pour le PACS, c'est encore plus beau, puisque l'Etat s'en mêle en interdisant officiellement l'enfant. Cela signifie bien qu'il s'intéresse au conjugal, ce qui me fait dire que l'on est en pleine contradiction.

En même temps que vous déclarez que le conjugal relève du privé, on fait le PACS dont vous vous êtes justement réclamée, sur le fondement d'un texte qui, malgré ses limites, est bien bâti sur le conjugal. Or, par rapport à votre argument, il serait totalement absurde de créer du conjugal régi par l'Etat.

Il n'y a que deux positions possibles. Soit on considère que le conjugal n'a pas de sens sans production d'enfant, soit on considère qu'il en a du point de vue de l'intérêt général, indépendamment de la procréation, auquel cas, on doit s'en mêler. En effet, l'argument consiste à dire que, y compris par rapport aux idées que je développe sur les sociétés individualistes, on peut considérer que c'est un type de lien et qu'on ne va pas faire durer le conjugal et le magnifier uniquement pour le bien de l'enfant.

On a vraiment l'impression que le conjugal est une affaire privée, mais ce qui me choquait au fil de mes lectures et relectures de ce texte, c'est que le lien conjugal, et non pas l'unité homme-femme en tant que parents, n'est pas, de mon point de vue, suffisamment pris au sérieux.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pouvez-vous vous expliquer sur ce point ?

M. François de Singly : Je vous propose de remonter pendant deux minutes le cours de l'histoire.

A la fin du XIXème siècle, on lance le rétablissement du divorce par consentement mutuel. Ce qui est très intéressant et que j'ai mis du temps à comprendre, c'est qu'Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie scientifique, un sociologue progressiste, ami de Jaurès, va prendre des positions, participer à des débats et publier des textes contre le projet de loi sur le divorce par consentement mutuel. Ce n'est pas forcément ma position, mais il n'en reste pas moins que son point de vue est intéressant, car il renvoie à une question qui n'est pas posée de façon sous-jacente dans ce texte et qu'il convient de se poser. Durkheim soutient que toute réforme du divorce est une réforme du mariage.

Or, dans le projet qui nous intéresse, je constate que l'on fait comme si on aménageait uniquement le divorce. C'est la raison pour laquelle je vous invite à réfléchir - parce qu'il est préférable de le faire avant le vote qu'après, même si tout cela nous échappe -, à la question de savoir ce que cela changera dans le mariage, du fait de la réforme.

Ce qui est fabuleux, c'est que le divorce a été institué pour la première fois le 20 novembre 1792, en même temps que le mariage civil. Cela signifie bien qu'il ne s'agit pas d'une réforme annexe et que, si l'on a inventé le divorce, c'est qu'il n'est pas une crise, mais une conception particulière du mariage.

M. François Colcombet : Le divorce existait aussi chez les Romains.

M. François de Singly : Peut-être, mais il y a un sens historique qui a conduit à l'inscrire plus tard.

Ce qui est intéressant dans l'histoire plus récente, c'est que tout le monde s'est trompé, y compris les sociologues, puisqu'en faisant la loi de 1975, on était persuadé que très progressivement la faute allait disparaître au profit du nouveau modèle de divorce tellement attractif qui était proposé.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Et vingt-cinq ans plus tard, on est toujours à 46 % de divorces prononcés pour faute.

M. François de Singly : C'est tout à fait normal et au vu des processus de séparation, on pourrait même s'étonner qu'on parvienne à 52 % de divorces par consentement mutuel, dont il est d'ailleurs dit qu'ils sont partiellement travaillés par d'autres acteurs.

La logique révolutionnaire, malgré sa superbe, est quand même un peu branlante, car le consentement mutuel suppose un désaccord sur tout, sauf sur le fait de se séparer : c'est un modèle qui ne correspond pas à la réalité, ce qui ne tient pas au fait que les acteurs sont plus ou moins modernes, mais au fait qu'ils sont des hommes et des femmes.

Pour illustrer le malheur de certaines femmes, de mon point de vue, Mme Françoise Chandernagor n'est pas le meilleur exemple, mais c'est une autre affaire. Il n'en reste pas moins que la constante dans le couple veut que l'un des deux époux - et les divers travaux de sociologie démontrent que ce n'est pas toujours la femme - est un peu plus attaché que l'autre, indépendamment même de la force du lien. Même dans un couple qui fonctionne bien, il est faux de prétendre que l'attachement est le même pour les deux conjoints, car le lien de dépendance existe - je ne parle pas de dépendance économique, ni de ses effets. Lorsque l'un des époux prend ses distances, cela peut tomber brutalement sur la tête de l'autre qui peut être dans l'abnégation, mais je vois rarement de moments où, par probabilité, les deux intéressés seraient d'accord.

Cela étant, lorsqu'un des conjoints en vient au divorce, c'est souvent après un an ou deux de travail sur lui-même et le second conjoint peut accepter le fait que le processus est irrémédiable. Pour autant, cela ne signifie pas que cette personne considère qu'il n'y a pas de faute.

Revenons à la cérémonie du mariage civil. Comme c'est le cas pour tous les mariages auxquels il vous a été donné d'assister, un certain nombre de textes sont lus aux futurs époux avant que ce mariage ne soit prononcé.

M. François Colcombet : Je peux vous les rappeler, car je célèbre des mariages tous les samedis : "Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance". "Les époux assurent ensemble la direction morale et matérielle de la famille. Ils pourvoient à l'éducation des enfants et préparent leur avenir". "Si les conventions matrimoniales ne règlent pas la contribution des époux aux charges du mariage, ils y contribuent à proportion de leurs facultés respectives" (articles 212, 213, 214 du code civil).

M. François de Singly : On parle donc de devoirs et voilà que l'on supprime la faute.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Toutes les fautes ne sont pas réductibles à ces obligations.

M. François de Singly : Certaines le sont quand même, ici, au moins dans la dimension écrite, de ces articles lus à la mairie. Qu'en fait-on alors ?

Durkheim avait bien dit que dans un contrat tout n'était pas contractuel et je n'ai pas dit que la faute se réduisait à cela, car il y a l'insupportable, comme les femmes battues - les coups et blessures, faits d'injures - mais cela ne concerne pas que le lien conjugal : si je bats ma voisine la faute est tout aussi grave et cela ne relève pas du même article.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il n'y a pas symétrie totale.

M. François de Singly : Entendons-nous bien : je ne vais pas pleurer sur la fin du mariage, mais je ne voudrais pas que, par la suite, ceux et celles qui vont voter le texte viennent se plaindre du fait qu'il y ait trop de divorces.

Tout le problème consiste à se demander ce que l'on fait.

A mon avis, avec la suppression de la faute et l'introduction du caractère irrémédiable de la rupture, qui peut d'ailleurs donner lieu à contestation, vous êtes en train d'inventer - et cela ne me choque pas : j'ai pris position sur le PACS - le PACS dans le mariage.

M. François Colcombet : Le mariage est tout de même mieux, surtout avec ce nouveau projet.

M. François de Singly : Précisément.

Mme Nicole Catala : On reprend le PACS : il a raison.

M. François Colcombet : Non, pour un couple, avec le système que je propose, il est préférable de se marier plutôt que de se pacser.

M. François de Singly : Le PACS, pour moi, n'est pas négatif. Je voulais simplement dire qu'il s'inscrit justement dans la logique de l'union conjugale contractuelle.

Il n'y a aucun autre exemple de contrat qui exige que les deux parties soient d'accord pour rompre : aussi bien dans un contrat de travail que dans un contrat de location, des conditions sont prévues pour sortir du contrat et, que je sache, on ne procède pas à des licenciements par consentement mutuel.

C'est dès le départ toute la contradiction de la Révolution française qui a été d'inventer, à partir d'une logique argumentaire qui est celle du contrat, un contrat un peu spécifique avec une dose d'accord mutuel.

M. François Colcombet : Il s'agit plus d'une institution que d'un contrat.

M. François de Singly : Ce que je veux dire ici, même si naturellement ce n'est pas très politique, c'est que je plaide plutôt en faveur de la clarté.

Pour moi, vous inventez quelque chose que je ne sais pas encore très bien comment nommer, mais qui ne correspond pas au titre de la réforme.

M. François Colcombet : Vous souhaiteriez que l'on parle d'une "réforme du mariage" ?

M. François de Singly : Non, car on peut très bien concevoir plusieurs types de mariage.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pourriez-vous être plus explicite ?

M. François de Singly : Normalement, par ce texte, tel que je l'ai compris, on instaure sans le dire un second divorce, qui correspond à ce que dit explicitement le PACS, à savoir que le mariage pourrait être aussi rompu de façon unilatérale. On peut l'assumer, mais on ne peut pas en parler sous la formule que vous employez : "divorce pour cause objective".

M. François Colcombet : Vous avez parfaitement raison. On peut supprimer la formulation "cause objective". On a, sous cette expression, envisagé deux cas de divorce car, en réalité, il existe déjà actuellement un divorce par répudiation : celui qui est prononcé au terme de six années de séparation.

Vous me permettrez de vous faire la remarque suivante : j'ignore où est la vérité mais, en tout cas, si le droit devait exactement entériner les termes de l'article 212 du code civil, selon lequel les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance, la logique voudrait que dans tous les cas d'adultère, le mariage soit dissous. Or, premièrement, la Cour de cassation considère depuis longtemps que l'adultère n'est pas une cause de rupture irrémédiable ou de divorce, deuxièmement, comme vous ne l'ignorez sans doute pas, environ 30 % des troisièmes enfants des couples mariés ne sont pas du père. Ce sont des statistiques approximatives, qui ont été faites lorsqu'on a voulu faire figurer le groupe sanguin des parents sur les cartes d'identité des enfants, ce qui aurait conduit ces derniers, avec l'augmentation du niveau de culture, à savoir très rapidement s'ils étaient de leur père ou non.

On a donc renoncé à faire figurer cette mention. En réalité, d'ailleurs, tous les enfants sont des enfants du père à partir du moment où la mère et lui-même les reconnaissent comme tels.

L'adultère n'est pas une des causes de la dissolution du mariage, il ne le devient que si les gens le veulent et que si l'une des parties l'invoque.

A Mme Christine Boutin qui me dit que, pour l'adultère, la solution c'est le pardon, je réponds qu'effectivement, on peut pardonner à condition de savoir. Une fois le pardon accordé, on repart sur d'autres bases et l'adultère n'est pas une cause de divorce. Ainsi, si l'on n'a pas été fidèle, on peut malgré tout demeurer marié.

M. François de Singly : Je suis d'accord avec vous, mais je fais observer que la fidélité est supprimée de l'article du PACS, ce qui est tout de même plus correct. Le PACS impose des devoirs, mais pas la fidélité.

Ce qui est étonnant c'est que l'on réforme plutôt dans le bon sens, mais que le mariage reste, officiellement, inchangé. Comment osez-vous, tous les samedis dans les mairies, en mariant vos concitoyens, parler de devoir de fidélité, sachant pertinemment qu'il sera enfreint ? On vit dans un état de délinquance organisée permanente.

M. François Colcombet : Le mariage que je prononce n'est plus ce qu'il était dans les années soixante-dix, dans la mesure où il repose sur une égalité absolue qui suppose, d'une part la démocratie dans le couple et non plus la royauté, d'autre part le dialogue. Par ailleurs, je précise aux jeunes mariés qu'ils le sont pour l'équivalent de trois vies, qu'ils seront amenés à évoluer, à changer de métier et que, s'ils n'avancent pas ensemble, leur couple ne tiendra pas, que la société n'ira pas rechercher le conjoint qui partira, mais ne fera que mettre, tout au plus, si ma réforme est acceptée, un peu de baume sur les plaies.

M. François de Singly : De mon point de vue, vous introduisez le divorce par décision unilatérale. Au niveau des personnes et sans vouloir faire pleurer, je considère que vous sous-estimez l'un des conjoints et je ne parle pas des situations économiques parce que, sur le fond, la politique sociale n'est pas si mauvaise.

En effet, plus la logique conjugale est affective et plus il y a souffrance et par rapport à cet aspect des choses, vous m'excuserez de dire que je serais très vexé, dans un processus où mon conjoint serait amené à me quitter, de m'entendre dire qu'il y a "cause objective". Cette formulation est, selon moi, une gifle absolument scandaleuse pour les conjoints qui ne participent pas forcément au processus de séparation et qui sont plus nombreux qu'on ne le pense, comme en témoignent les 46 % des divorces prononcés pour faute.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comment expliquez-vous ce pourcentage ?

M. François de Singly : L'importance de ce pourcentage tient à l'importance de l'affectif dans la vie à deux.

Sans m'y arrêter trop longuement, il me faut rappeler que le mariage a été institué pour des raisons de stabilité et autres, mais jamais pour le couple. La logique de la continuité ne renvoyait donc pas au couple : que les gens soient heureux ou non, peu importait. Les hommes pouvaient vaquer à leurs affaires, contrairement aux femmes, dont la liberté représentait une menace pour les enfants légitimes. Pour le reste, le mariage était affaire d'arrangements.

Régulièrement, d'ailleurs, on me dit que l'on pourrait peut-être revenir au mariage de raison, où chacun bricole sa vie dans le cadre d'une structure stable.

Tout le problème c'est qu'historiquement nous tous, les hommes en grande partie sous la poussée des femmes, avons adopté un modèle électif amoureux qui n'est pas le modèle du mariage. La Révolution française ne s'est pas posé la question, puisqu'en 1792, l'amour n'étant pas dominant dans le mariage, on a pu penser le contrat beaucoup plus tranquillement que nous ne le faisons de nos jours.

Aujourd'hui, il se trouve que l'on veut que le mariage soit contractuel, alors que, depuis 1792, il est devenu à la fois affectif et électif.

A cela s'ajoute le fait que, dans la logique de l'élection, si l'intensité des sentiments n'est pas forcément la même chez les partenaires au moment de l'entrée dans le couple, elle ne l'est pas non plus à la sortie du couple. C'est totalement évident et on a institué, dès 1975, le consentement mutuel pour régler le problème de l'enfant.

Pour ma part, je pense que l'on a sous-estimé et que l'on continue à sous-estimer le conjugal : il y a des hommes et des femmes qui sont déstabilisés. Puisque l'on s'inscrit dans une logique de soutien, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas prévoir du soutien conjugal. Je ne parle pas de prévention : qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, je ne me situe pas dans une perspective de prévention du divorce, mais je considère que l'on peut être détruit par une séparation sans que ce soit à cause des enfants.

C'est l'aspect privé de la question, mais à trop séparer les choses, on en arrive à inventer une fiction. Si le droit, j'en conviens, relève de la fiction, encore faut-il savoir jusqu'où elle est crédible. Ce pourcentage de 46 % de divorces pour faute nous rappelle que le problème est difficile et qu'en regardant leurs enfants, certains parents continuent à voir leur conjoint. Comme vous le savez, les sentiments d'amour et de haine sont compliqués et le plus terrible peut être le conjoint qui continue à aimer l'autre. Que fait-on de cela ?

Je suis favorable au pluralisme des formes, y compris lorsqu'elles sont proposées par l'Etat, mais j'aime autant que les étiquettes soient justes - vous voyez que ma proposition est modeste - c'est-à-dire qu'il n'y ait pas de publicité mensongère. Or, pour moi, la formule "cause objective" relève de la tromperie. Elle ne trompera évidemment personne, mais il n'en reste pas moins qu'elle n'est pas très gratifiante pour celui qui est lâché, alors que "la rupture irrémédiable" dit clairement ce qu'elle veut dire.

Par ailleurs, si l'on introduit dans la procédure le divorce unilatéral, il conviendra quand même de se pencher sur la question de la signification du mariage, et de son poids "institutionnel".

Selon moi, on invente une procédure - et je répète que cela ne me choque pas - ce qui revient à dire que, si la loi est adoptée, il y aura déjà, objectivement, deux mariages : le mariage qui pourra être dissous par consentement mutuel et l'autre. Or, pour l'autre, il est bien précisé que, de toute façon, il n'est pas question que le juge dise quoi que ce soit des faits dont d'ailleurs certaines évocations justifieraient quelques modifications. Dans le texte, on y parle, en effet "des griefs parfois abominables", c'est vrai  ! "... souvent faux, toujours excessifs et déformés ..." : mais c'est normal ! Vous n'avez jamais eu un accident de voiture ? Lorsque vous sortez de la voiture, les témoins objectifs sont les personnes qui ne se trouvent pas concernées.

Il n'est pas possible de nier à ce point la caractéristique des unions contemporaines, l'affection. Nous sommes, depuis environ 1920, dans un modèle dominé par l'amour. Qu'est-ce que l'amour ? C'est la montée et la représentation historique, qui a mis huit siècles à s'imposer, de la subjectivité et de la subjectivation des hommes d'abord, des femmes ensuite, qui ont acquis progressivement la capacité d'être subjectives, au sens d'individus pouvant avoir des sentiments et les moyens de les exprimer. Il est donc totalement aberrant qu'une étape supplémentaire de ce processus de subjectivation et d'individualisation ait une dénomination contraire à ce processus : c'est le divorce le plus subjectif possible que de prétendre rompre tout seul un contrat.

A titre personnel, je suis favorable à cette proposition, à la condition qu'elle soit nommée. En effet, si c'est moi qui romps, il est inutile de le cacher, parce que l'autre aura le droit de penser du mal de moi. Ce serait le comble que ceux qui n'ont rien fait aient mauvaise conscience au motif qu'on leur dirait qu'il y a "cause objective".

Lorsque l'un des deux conjoints veut rompre le contrat, ce n'est pas une cause objective. Dans la rupture unilatérale d'un contrat, il y a quand même l'une des deux parties qui est en droit de se plaindre : on ne va pas exiger du locataire expulsé, du salarié licencié de continuer à être heureux. Un peu de sérieux tout de même.

Il faut donc concevoir que, sauf à supprimer le mariage affectif, ce qui n'est pas de notre ressort, s'il y a affection, s'il y a subjectivité, il faut éviter certains mots qui, non seulement sont inadéquats, mais qui, en plus, font du mal à ceux qui ne seront pas les initiateurs.

Pour me résumer je dirai du divorce qui nous est proposé, d'abord, qu'il est unilatéral, ensuite, qu'il existe du point de vue de l'Etat sous la forme actuelle du PACS - il serait bon de le dire pour rendre hommage à cette formule, jugée affreuse il y a six mois, et qui se retrouve tout à coup dans la loi du mariage, ce qui est, pour le moins bizarre - enfin, que sa nomination pose problème et que la réforme ne nous économisera pas une réflexion générale sur le mariage.

En effet, le mariage pour ceux qui sont opposés au divorce - le mariage religieux, catholique, par exemple - n'est pas le même que pour ceux qui sont favorables au divorce. Il ne s'agit pas simplement d'idéologie, on en trouve l'illustration dans les enquêtes. Les gens qui se marient religieusement n'ont pas la même vision du monde, le même rapport à la durée, etc...

Toute l'histoire du mariage repose sur une proportion d'institution et de contrat.

Le divorce par consentement correspondait à une montée du contrat. Durkheim y était opposé au motif, disait-il, que les conjoints rentraient dans le mariage, qu'ils devenaient fonctionnaires domestiques et que c'était l'Etat qui les gérait. Il prétendait que le mariage échappait aux intéressés alors qu'il souhaitait, lui, qu'il soit un élément de stabilité sociale.

Le divorce unilatéral, c'est encore plus de contrat et j'observe, à ce propos, puisque je travaille aussi sur les relations parents-enfant, qu'aujourd'hui de nombreuses familles commencent à rentrer dans des logiques contractuelles, y compris avec leur enfant, et que les enfants nous proposent de plus en plus de contrats, que ce soit, ou non, avec un cadeau à la clé.

Au nombre des logiques d'échange, la logique contractuelle est devenue dominante, mais il convient de la nommer. Si ce divorce est instauré, le mariage civil français va connaître une autre étape, qui mettra à la disposition de nos concitoyens un mariage plus contractuel.

De mon point de vue, c'est une évolution qui s'inscrit pleinement dans le sens de l'histoire de la vie privée occidentale, mais assumons la jusqu'au bout, même si cela nous contraint, comme cela sera le cas, à nous poser des questions sur sa célébration. On ne peut, en effet, pas continuer à vendre le mariage avec de vieux textes à l'entrée et dire à la sortie que certaines choses ne vont pas. Une institution installée dans la fiction ne rend service à personne et au lieu de fermer les yeux, mieux vaudrait songer à changer les textes .

M. François Colcombet : A mon sens, le mariage n'est pas un contrat, mais une institution de type contractuel.

M. François de Singly : Vous avez raison, mais alors si la logique de la fidélité relève de l'appréciation de chacun, vous ne pouvez pas prétendre avoir un consensus.

M. François Colcombet : Les gens que l'on marie vivent déjà ensemble depuis un certain temps.

M. François de Singly : Qu'est-ce que vous entendez par la notion de "cause objective", puisqu'il n'y a pas d'objectivité dans la logique contractuelle, mais seulement deux visions subjectives ?

Je tiens quand même à souligner qu'au niveau du texte, il y a des termes un peu trop durs pour les accidentés. Je revendique pour les gens qui se séparent le droit de n'être pas objectifs sur leur histoire conjugale. Cela me paraît quand même nécessaire.

Mme Nicole Catala : Vous dites avec beaucoup plus de persuasion et de force ce que j'avais tenté d'exposer à mes collègues entre les auditions. Néanmoins, je suis frappée par le fait que vous n'avez évoqué le mariage en tant qu'institution qu'à la fin de votre propos, que vous avez essentiellement consacré au contrat.

A mon sens, le mariage est, et doit rester, une institution, parce que la société a besoin que les individus soient stables. Si on impose aux époux un devoir de secours, c'est justement que l'entraide qu'il doit y avoir entre eux évite à la société de prendre en charge des détresses ou des difficultés individuelles, comme celles que l'on observe fréquemment au sein des familles monoparentales. Il ne faut pas gommer cette dimension.

M. François de Singly : Pour aller vite, je dirai que le couple conjugal est du côté du contrat et que le couple parental est du côté institutionnel, mais - et j'ai bien entendu ce que vous avez dit - la question que vous posez, et qu'il faut se poser si le mariage n'est pas que pour les enfants, est celle de son sens. Cela renvoie au débat sur le PACS dont l'instauration conduit à penser, sans quoi il n'aurait aucune raison d'être, que, même quand il n'est question que de conjugal, le mariage a un sens au regard de la société.

Il faut donc poser la question du conjugal et, jusqu'à présent, je n'ai rien vu pour ma part, qui y fasse référence. Pour moi, poser la question du conjugal, c'est prendre au sérieux la nature de ce lien qui est, malheureusement ou heureusement, spécifique, mais indéniablement et justement affectif.

M. Patrick Delnatte : Il a été fortement bousculé.

M. François de Singly : Il a effectivement été secoué, mais par des choses positives. S'il est secoué, c'est parce que nous avons instauré au c_ur du conjugal la priorité de l'affectif. Il y a très peu de personnes dans les pondérations, indépendamment de la question de l'enfant et des difficultés qui se posent, qui préfèrent vivre seules plutôt qu'avec un mauvais conjoint. C'est donc que, dans la hiérarchisation, si l'on vit avec quelqu'un, c'est pour avoir des satisfactions que j'appelle "de type relationnel". Si ce n'est pas le cas, le conjoint est inutile.

La complication tient au fait que la logique de l'amour est intrinsèquement une logique contractuelle.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il est frappant de constater combien peu de contrats sont passés au moment du mariage. Aujourd'hui, les personnes qui se marient ne font pas une démarche volontaire en vue du choix d'un régime matrimonial : elles sont complètement prises par l'aspect affectif et non par l'aspect matériel.

M. Patrick Delnatte : C'est une erreur de notre système.

M. François de Singly : Il faudrait une "préparation" plus sérieuse au mariage, mais pas dans le sens catholique du terme. Alors que la logique contractuelle est dominante, la plupart des gens se désintéressent du contrat de mariage, ce qui est quand même complètement fou.

M. François Colcombet : Actuellement, les gens qui se marient ont généralement déjà vécu ensemble et le font sans aucune obligation, de telle sorte que le mariage est une démarche mutuelle volontaire de gens qui savent parfaitement à quoi s'en tenir.

En outre, très souvent, on peut observer qu'un équilibre économique existe entre les deux futurs époux. En même temps, on constate une disparition du compte bancaire conjoint au profit des doubles comptes avec procuration. En clair, cela signifie que l'on donne le droit à l'autre d'intervenir dans sa vie, mais tout en conservant une partie de vie privée.

La nouvelle organisation des couples ce n'est pas la séparation de biens, ni la communauté, c'est une nouvelle pratique qui est en train de s'inventer.

Pour ce qui est de l'affectif, dans neuf cas sur dix, il a fonctionné bien longtemps avant le mariage, et beaucoup de couples fonctionnent sur l'affectif, ainsi que vous l'avez dit avec talent, sans pour autant être mariés. Donc, le mariage ne se limite pas à l'affectif, mais traduit la volonté des gens de rentrer dans une institution de forme contractuelle par un acte public.

M. François de Singly : Vous me permettrez d'ajouter simplement que, comme vous le savez vous-même, la plupart des gens qui se marient ne le font pas à l'aveugle. A travers les milliers d'entretiens approfondis auxquels il m'a été donné de participer, j'ai été très frappé de constater qu'une partie des gens qui se marient savent qu'il y a dans leur démarche une dimension que je suis d'accord avec vous pour qualifier "d'institutionnelle", même s'ils ne l'appellent pas ainsi, préférant parler de l'enfant alors que l'on sait, en grattant un peu, qu'il s'agit d'autre chose, comme on l'a bien vu avec le PACS.

Ma position n'est pas de défendre des liens éternels, ni des liens effrités : entre rien et tout, il y a place pour l'invention.

Plus on explicite la logique pour aider les gens, plus on remarque que les gens qui se marient n'ont pas de discours construit sur leur mariage. Selon moi, ce n'est pas positif. Il me semble préférable, en rentrant dans une institution, et le mariage n'est pas une institution quelconque, de comprendre comment elle fonctionne.

Ayons une attitude pédagogique, y compris par rapport à votre texte, et essayons de réfléchir de manière plus approfondie.

De mon point de vue, votre réforme vaut mieux que votre argumentaire, car elle concerne aussi les adultes que nous sommes et ne vise pas uniquement à réduire les cris, à soulager les tribunaux et à faire que nos enfants restent heureux. Pensons aussi aux hommes et aux femmes !

M. François Colcombet : Il ne s'agit pas de soulager les tribunaux, mais il est vrai que le bonheur des enfants compte parmi nos objectifs.

M. François de Singly : Vous avez raison, mais il faut aussi penser aux autres, aux adultes, parce que nous ne nous marions pas uniquement pour nos enfants.

M. François Colcombet : L'objectif avoué du texte est effectivement de tenter de mettre en place une formule permettant au couple parental de continuer à fonctionner.

M. François de Singly : Je suis d'accord, mais il faut énoncer quelque chose sur le conjugal.

*

* *

La Délégation a ensuite entendu M. François Boulanger, professeur de droit privé et de droit international privé à l'Université de Paris VIII.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vingt-cinq ans après la réforme du divorce de 1975 qui introduisait - véritable révolution - le critère de consentement mutuel dans le divorce, partant du constat que la cause du divorce en général n'est pas la faute, mais la faillite et le dysfonctionnement du lien conjugal et que la notion de faute engendre des conflits destructeurs, la réforme proposée par M. François Colcombet vise à remplacer le divorce pour rupture de la vie commune et le divorce pour faute, par une seule catégorie : le divorce pour cause de rupture irrémédiable du lien conjugal ou cause objective.

La Délégation aux droits des femmes a souhaité entendre le professeur François Boulanger, professeur de droit privé et de droit international privé à l'Université de Paris VIII, spécialisé depuis déjà de nombreuses années dans le droit de la famille, particulièrement dans ses aspects comparatifs et internationaux.

Il nous a paru, en effet, intéressant d'avoir un aperçu des législations des pays européens en matière de divorce, certains comme les pays scandinaves ou l'Allemagne ayant écarté, depuis longtemps déjà, toute référence au divorce pour faute. Il semble toutefois, en Norvège comme en Allemagne, que, dans des situations de comportements abusifs, le divorce peut être obtenu dans les délais les plus rapides.

Ces pays connaissent-ils, comme en France, une crise de la vie conjugale et le recours à d'autres formes de vie en couple moins contraignantes ? Quelle est la pratique du divorce dans ces pays où l'on s'efforce de faciliter l'accès au divorce, tout en respectant la volonté des époux ? Quel est le rôle imparti à la médiation ? La disparition de la notion de faute a-t-elle permis de mieux résoudre les conflits du divorce ? Quelle est l'importance des contentieux concernant la garde des enfants ?

M. François Boulanger : Pendant longtemps, les civilistes ont montré un grand scepticisme quant à ce que pouvait apporter le droit comparé, particulièrement en matière de divorce.

Un très grand juriste du XXème siècle, le doyen Carbonnier a, un jour, écrit un article "A beau mentir qui vient de loin" sur le mythe du législateur étranger.

Pourquoi ? Parce que, classiquement, il existait une grande opposition dans les droits européens entre ceux qui étaient attachés à une forte restriction à la dissolution du mariage, ceux qui, comme l'a fait longtemps l'Espagne, condamnaient toute possibilité de dissolution et ceux qui, comme la France, s'en tenaient à l'exigence classique de la notion d'excès, sévices et injures graves, traduction laïque, si je puis dire, de la notion de méconnaissance des devoirs conjugaux et en quelque sorte de péché.

On n'a pas suffisamment porté attention au fait qu'il existait à cette époque de grands contrastes. En effet, par opposition à la France, les pays du nord de l'Europe ont, très tôt, connu le divorce : le divorce par consentement mutuel et même le divorce par séparation prolongée.

C'est dès le XVIème siècle, à la suite notamment de la Réforme qui a marqué une coupure décisive par rapport au principe classique de l'indissolubilité, que le divorce a été introduit dans les pays nordiques. Il l'a été au Danemark en 1536, en Suède en 1572 et au XVIIIème siècle par le code prussien, l'un des codes européens les plus complets de l'époque qui reconnaissait déjà le divorce pour consentement mutuel et ce qu'il appelait le divorce "pour aversion insurmontable".

Je rappelle que c'est dans cette optique que, lors de la première loi de 1792, un de vos lointains prédécesseurs, Aubert Dubayet, avait déclaré qu'il était opportun, en admettant le divorce par consentement mutuel et par rupture de vie commune, après conciliation préalable devant le conseil de famille, de délivrer la femme "de la perfidie des maris et de la tyrannie des pères".

Ses idées très larges s'étaient finalement trouvées en retrait dans le code de 1804, puisque vous savez que ce dernier connaissait essentiellement le prononcé pour faute. Le divorce ne durera pas en France au-delà de 1818, mais le principe sera repris en 1884 dans la "loi Naquet".

Quand Naquet voudra revenir à la loi de 1792, le Sénat l'écartera, de telle sorte que c'est seulement en 1975 que l'on consacre une sorte de trépied qui aboutit à la fois à la reconnaissance du divorce par consentement mutuel, du divorce pour rupture de la vie commune et du divorce pour faute.

Pour ma part, je considère que les obstacles apportés au divorce pour rupture de la vie commune ont été l'une des causes de son échec : il s'agissait en quelque sorte de faire payer au conjoint demandeur sa volonté ou son audace d'invoquer la rupture.

Si pendant longtemps des oppositions se sont manifestées, nous allons voir qu'il existe aujourd'hui une espèce de consensus dans les droits européens quant à la réforme du divorce.

Je vais essayer de dégager rapidement avec vous les grands traits communs du droit européen qui sont fondés, grosso modo, sur l'idée que reprend actuellement le projet français, puisqu'ils s'attachent essentiellement au divorce par consentement mutuel et au divorce pour rupture.

Pour autant, nous allons voir que la pratique ne comporte pas, entre les deux formes de divorce, cette scission qui apparaît dans le projet français.

Tout d'abord, la principale caractéristique commune aux différents pays d'Europe est la multiplication des divorces. Elle s'observe dans tous les pays avec pour conséquence la multiplication des coûts, notamment celui de l'aide juridictionnelle. Je précise tout de suite que cette notion est importante parce que le recours moderne à la médiation, qui est envisagé, sera jugé par les Etats moins coûteux que l'aide juridictionnelle.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous sommes sceptiques sur ce point.

M. François Boulanger : Je citerai quelques chiffres : le nombre de divorces prononcés en Grande-Bretagne qui était de 25 000 en 1960 est passé à 190 000 en 1985 et on comptait en Allemagne dont la population est, il est vrai, plus importante que la population française, 130 000 divorces en 1984.

Si nous nous attachons aux plus petits Etats, nous obtenons des données intéressantes, puisqu'il s'agit d'Etats qui ont une pratique relativement longue des divorces : selon des chiffres datant de la période 1995-1998, le Danemark enregistre 13 000 divorces pour 35 000 mariages et la Suisse, qui vient tout récemment de modifier son droit sur le divorce, 17 800 divorces pour 38 500 mariages.

Cette inflation générale s'est traduite, au cours des vingt dernières années, par une multiplication des réformes.

Après la réforme du droit anglais en 1996 et celle du droit allemand qui, en 1997 complétait la loi de 1976, la loi norvégienne a été modifiée, à son tour, le 4 juillet 1991. L'une des réformes les plus récentes, sur laquelle je tenterai de revenir, reste cependant la loi suisse du 26 juin 1998, qui a modifié le droit du divorce, tel qu'il existait dans le code de la famille de 1907.

La formulation générale des causes de divorce, auxquelles j'ai déjà fait allusion précédemment, est celle "d'échec de l'union".

Cette notion était apparue dès après-guerre dans les législations d'Europe de l'Est avec ce précédent du code polonais de la famille du 27 juin 1950 - lequel code avait d'ailleurs été repris dans le code de la famille et de la tutelle du 20 février 1964, en principe toujours en vigueur - qui parlait de la notion d'échec irrémédiable, que les Britanniques appellent le "breakdown" et les Allemands le "Scheitern der Ehe".

Cette notion d'échec irrémédiable, constitue dans certains droits, dont le droit polonais et la loi allemande, une cause unique de divorce, alors qu'elle donne lieu, dans d'autres systèmes, comme ceux de la Grande-Bretagne, de la plupart des Etats scandinaves et de la Suisse, à un dualisme, puisque sont à la fois possibles la formule de la demande conjointe des époux et celle de la rupture irrémédiable.

Nous verrons que les choses ne sont pas aussi simples qu'il y paraît - et je m'efforcerai ultérieurement de revenir sur ces deux causes distinctes de divorce - dans la mesure où les droits qui s'en tiennent à la notion d'échec irrémédiable contiennent néanmoins des éléments subjectifs, ce qui revient à dire qu'ils ne sont pas entièrement dégagés de l'appréciation de la conduite des intéressés.

Il est intéressant de relever que les deux causes de divorce les plus connues actuellement dans les droits européens - le consentement mutuel et le divorce pour échec irrémédiable - se distinguent souvent par une sorte de dualisme de procédure.

Ce dernier s'observe tout d'abord en Scandinavie, où la tradition rapporte qu'à l'origine c'était un acte royal avec délégation aux services de la chancellerie qui autorisait le divorce et cela très précocement : en 1790, au Danemark, une ordonnance royale permettait déjà la conversion de la séparation de trois ans en divorce, qu'il y ait ou non consentement des époux.

Cette procédure précoce s'est trouvée confirmée au XIXème siècle par la Constitution danoise de 1849, de telle sorte qu'on a assisté ensuite à un doublement de compétences puisqu'il y avait, d'un côté, les compétences administratives et, de l'autre, les compétences judiciaires au sein d'un système qui s'est maintenu, à la fois au Danemark et en Norvège, mais pas en Suède, où les compétences de divorce ont été unifiées au profit de la seule autorité judiciaire.

La caractéristique de ces droits, et notamment celle du droit danois depuis 1969 et de la Norvège qui, par la suite, s'est détachée politiquement du Danemark, tient au fait que les divorces administratifs qui, en réalité, sont les plus nombreux, sont fondés sur la constatation du consentement mutuel des époux.

De la sorte, la compétence judiciaire, quand elle existe, s'exerce surtout sur les suites du divorce et principalement sur l'attribution de la garde des enfants. Le sort des enfants après le divorce est la question qui semble justifier le plus l'appel aux tribunaux, étant précisé que, dans leur majorité, les divorces sont des divorces non contentieux. Ce sont des gouverneurs de district, appelés statsamtmand au Danemark et fylkensmann en Norvège, qui sont habilités à constater le consentement des époux et à intervenir dans les suites du divorce quant à l'octroi de pensions alimentaires ou de pensions d'entretien.

A côté de ces pays où des autorités administratives sont compétentes pour les divorces non contentieux, nous trouvons le cas de la Grande-Bretagne où, à l'origine, un acte du Parlement était nécessaire et où pendant très longtemps la seule High Court de Londres a été compétente pour connaître des divorces.

A partir de 1973, année qui, de l'avis des auteurs britanniques, a marqué un tournant, on a pratiqué ce que l'on a appelé "affidavit", déclaration sous serment attestant qu'un fait vient justifier le divorce, sans que cela implique un quelconque contrôle du juge.

Pratiquement, on s'en est tenu à une simple vérification administrative notamment à la suite d'un arrêt que les auteurs considèrent comme important : l'arrêt "Calderbank" de 1976, selon lequel il n'y pas lieu de vérifier la réalité du consentement.

Le système anglais a organisé une alternative, à savoir que, si les parties ne manifestent pas le désir de divorcer par consentement mutuel, il y aura alors lieu de recourir à la forme judiciaire de divorce. En même temps, le défendeur est prévenu qu'un divorce judiciaire perdu implique, pour lui, d'assumer entièrement les frais du procès.

Nous touchons ici à l'un des dangers du consentement mutuel : ce divorce anglais, de l'avis même des auteurs, est une sorte de divorce-résignation compte tenu du fait que le conjoint refuse de courir des risques, le juge anglais disposant de pouvoirs beaucoup plus étendus qu'en droit continental s'agissant des questions relatives à la répartition des biens et au sort des enfants.

En définitive, après avoir parcouru la proposition de loi de M. François Colcombet, je veux exprimer mon accord sur l'idée que le divorce doit rester judiciaire en droit français, au regard même de la protection égale des époux et pas seulement de la femme.

En effet, il semble nécessaire - et je vais détailler la question des deux causes de divorce que sont l'échec et le consentement mutuel - d'une part de vérifier la réalité de la volonté mutuelle des deux époux de divorcer, d'autre part de préserver le sort des enfants. De plus, il y a ce danger, en l'absence de contrôle, si on se borne à entériner les conventions, de voir l'un époux exposer l'autre, faute d'acceptation de ses offres, à tous les aléas d'un procès.

Après cette présentation générale, je souhaiterais revenir en détail sur les deux causes possibles de divorce, dont la première qui est évidemment la plus importante repose sur la notion d'échec irrémédiable.

En réalité, en droit comparé, les choses sont relativement complexes, plus qu'elles n'apparaissent dans la réforme proposée, qui consiste à constater qu'un délai de séparation, qui pourrait être d'une durée de trois ans, serait susceptible d'entraîner la rupture de l'union.

Les premières difficultés sont apparues - et je vais tenter de respecter l'ordre chronologique - en droit polonais avant de surgir en droit allemand, même si l'on observe une certaine similitude entre les solutions du droit polonais, celles du droit allemand, voire celles plus récentes du droit suisse.

En effet, le code polonais de 1950, repris en 1964, se fonde, dans sa rédaction actuelle à l'article 56, sur la "désunion complète et durable" et il a été admis qu'en principe celui qui a été considéré comme responsable de cette désunion, n'est pas fondé à réclamer le divorce. Pourtant, le cas se modifie si l'autre époux y consent - ce qui introduit déjà la notion de consentement dans les causes de divorce - ou si un refus de consentement s'avérait contraire aux principes de la vie sociale. Cela revient à dire qu'on pourrait passer outre à cette règle et une directive de la Cour suprême de Pologne, datant de 1968, indique notamment que si, par exemple, il y a eu une longue période de séparation, ou si le demandeur vit en concubinage, en l'absence d'enfants, il n'y a pas de véritable intérêt à maintenir le mariage.

On part ainsi de l'idée que celui qui est à l'origine de l'échec ne peut pas réclamer le divorce, pour arriver à la conclusion que, dans certaines situations, surtout en l'absence d'enfants, on peut passer outre au fait qu'il y a un responsable.

Cette idée, exprimée un peu sommairement a surtout été développée dans la loi allemande de 1976 - toujours en vigueur, la réforme de 1997 dont je vous ai parlé concernant, elle, l'autorité parentale après divorce - puisque l'article 1565 du B.G.B. - Bürgerliches Gesetzbuch - stipule qu'il y a lieu à divorce quand il n'y a plus de communauté de vie entre époux et aucun espoir que cette dernière se rétablisse.

Ceux qui étaient encore attachés à l'idée de faute ayant naturellement déposé un recours, mais cette disposition a été jugée non contraire à la constitution par la Cour constitutionnelle. Des précisions sont même apportées à cette absence de communauté de vie par le code allemand qui indique qu'elle résulte le plus souvent de la séparation et que même si les époux, par nécessité en quelque sorte, continuent de vivre dans un même logement, il peut néanmoins y avoir destruction de la vie commune.

La difficulté du droit allemand tient au fait que les facteurs subjectifs sont réintroduits. L'article 1565 est en effet suivi d'un article 1566 qui crée deux présomptions d'échec.

La première concerne d'une part le cas où les époux, séparés depuis un an, demandent tous les deux le divorce, d'autre part celui où l'un des époux ayant déposé une demande initiale, l'autre y acquiesce. Le code de procédure civile allemand exige d'ailleurs que, devant la juridiction, le demandeur mentionne cet accord qui est révocable jusqu'à la fin du procès. Il s'agit donc d'une présomption d'échec reposant sur l'acquiescement de l'autre époux.

La seconde, quant à elle, se veut destinée à éviter toute immixtion et suppose trois ans de séparation. Un genre de choix se trouve ainsi offert entre un an de séparation, mais il faut que le défendeur acquiesce ou qu'il y ait une demande conjointe des deux époux, et trois ans de séparation, auquel cas, on passe outre à l'exigence d'accord conjoint.

A ces deux cas vient s'ajouter une autre proposition qui peut paraître plus complexe mais qui, d'un point de vue féministe, peut être considérée comme plus favorable : la faculté de demander le divorce - dans la pratique, il semble que ce soit plus souvent la femme qui ait recours à cette possibilité - dès lors que la durée de la séparation a été inférieure à un an, au motif que l'union deviendrait impossible pour des motifs tenant à la personne de l'autre conjoint (§ 1565-2°).

On retrouve ainsi cette notion connue du droit français, un peu spéciale en l'occurrence, de "dureté insupportable" pour la personne du demandeur en raison, après moins d'un an de vie commune, de certains faits et gestes de son conjoint.

Il est à préciser que, comme dans la plupart des législations modernes, nous ne trouvons pas dans le code civil allemand la notion très générique française "d'excès, sévices et injures graves". Les faits de nature à rendre le maintien de l'union impossible pour le demandeur y sont toujours détaillés. Les violences ou les violations de l'union conjugale figurent au nombre d'entre eux.

Il est intéressant de voir que cette espèce de dualité dans les présomptions d'échec, avec intervention de l'autre conjoint, va se retrouver dans les droits scandinaves et en droit suisse.

Dans les droits scandinaves, la séparation est brève, puisqu'elle se limite à six mois ou à un an en cas de contestation au Danemark, à un an en Norvège et à six mois en Suède, excepté s'il y a des enfants de moins de seize ans ou si le divorce n'est pas contesté.

La tendance dans les pays nordiques semble être de ne pas même s'en tenir à ces délais qui paraissent très faibles au regard du droit français, d'où la possibilité éventuelle d'accueillir immédiatement le divorce pour certains actes tels que violences, adultère, sévices.

Cette possibilité conduirait même certains époux, si j'en crois un article qu'il m'a été donné de lire - mais il reste toujours difficile pour un Français d'obtenir beaucoup de détails sur le fonctionnement pratique du droit scandinave - à invoquer d'entrée de jeu cette notion de violences conjugales pour essayer de contourner les délais.

J'évoquerai maintenant le cas du droit suisse. Ce dernier est très intéressant parce qu'il a été réformé récemment et qu'il constitue, en quelque sorte, une synthèse entre certains points de vue français et allemands.

En droit suisse, on trouvait déjà la notion de "vie commune insupportable" en 1874. A cette date, la Suisse avait mélangé la notion de demande conjointe et de vie insupportable : les deux époux pouvaient demander le divorce s'il apparaissait, pour l'avenir, qu'il ne pouvait plus y avoir de vie commune, selon les termes du fameux article 142 du code suisse, introduit en 1907, qui permettait à chacun "de demander le divorce quand le lien conjugal est si profondément atteint que la vie commune est devenue insupportable".

Le défendeur pouvait cependant encore opposer la notion "d'abus du droit de réclamer le divorce" ce qui ne supprimait pas totalement le caractère subjectif de la rupture.

La loi nouvelle suisse du 26 juin 1998, l'un des textes étrangers les plus récents, a entièrement remis à plat le droit du divorce. Elle rétablit la demande conjointe, disparue en 1907, en même temps qu'elle connaît, dans son article 114, le divorce pour quatre ans de séparation. Il est à noter que la notion de divorce pour séparation prolongée joue, en principe, en cas d'échec d'une requête conjointe.

Nous retrouvons là un peu le système allemand puisque, au-dessous de ce délai de quatre ans, l'article 115 prévoit que le divorce est possible si "la continuation du mariage est insupportable pour motif sérieux, non imputable à l'époux."

Cela signifie que l'on en revient à admettre que le demandeur peut se contenter d'une durée de séparation moindre, dès lors qu'existent des causes se référant en réalité aux anciennes dispositions du droit suisse, à savoir les mauvais traitements corporels, la conduite déshonorante, la maladie mentale et incurable au bout de trois ans, en la personne du partenaire.

L'énumération de causes qui existait dans la loi suisse avant la réforme jouera ainsi dans le cas où, la durée de séparation étant inférieure à quatre ans, un époux serait désireux de demander le divorce.

La notion de "rupture irrémédiable de la communauté de vie" ne prévaut pas uniquement en Allemagne, en Scandinavie et en Suisse puisque nous la retrouvons également en Belgique dans la loi du 1er juillet 1974, revue par la loi du 2 décembre 1982, qui prévoit, à côté du consentement mutuel, le divorce après une séparation de cinq ans.

Pour ce qui concerne l'Italie, elle connaît, depuis la réforme du 6 mars 1987 sur le régime du divorce, dont vous savez qu'il a été introduit par la loi du 1er décembre 1970, la transformation, au terme de trois ans, de la séparation en divorce. Elle distingue la séparation consensuelle, où les époux admettent d'un commun accord que la séparation pourra être transformée en divorce et la séparation judiciaire, où il apparaît que se manifestent, là encore, des faits qui rendent intolérables la vie commune ou, dit l'article 151 du code civil italien "qui portent un préjudice grave à l'éducation des enfants."

Comme dans les autres droits, il y a donc combinaison de l'échec et du consentement.

Je pourrais également vous citer le cas du code grec de 1983, où la rupture est présumée irréfragable si les époux ont vécu séparés depuis quatre ans et où le divorce peut être demandé, même si la personne du demandeur est à l'origine de la rupture. Outre ces quatre ans de séparation, le code grec connaît aussi la rupture présumée, si le défendeur s'est rendu coupable d'un des faits énumérés par le code grec : bigamie, adultère, abandon, atteinte à la vie du conjoint, faits graves censés être assimilés à la rupture.

Il est bon de préciser qu'un certain nombre de droits étrangers connaissent encore l'actuel régime français de refus possible du divorce, dont j'ai constaté qu'il disparaissait dans la proposition de loi de M. François Colcombet, puisque seulement la notion de faute subsisterait pour la réparation du préjudice matériel ou moral et que la clause de dureté de l'article 240 du code civil disparaîtrait.

Je dois dire que cette clause est maintenue dans les droits qui se fondent encore sur la notion d'échec irrémédiable.

C'est ainsi que le code civil belge, dans son article 232 actuel, refuse le divorce pour séparation de cinq ans s'il y a eu une aggravation notable de la situation matérielle des enfants nés du mariage ou adoptés.

J'attire surtout votre attention sur l'article 1568 du code civil allemand qui déclare que, malgré l'échec du mariage, il n'y a pas de divorce "si le maintien du mariage est dans l'intérêt des enfants mineurs ou s'il existe des motifs particuliers pour le défendeur". C'est la Cour Fédérale allemande qui a précisé quels étaient ces motifs particuliers. Elle a notamment envisagé le cas où la femme se serait sacrifiée professionnellement pour se consacrer à la situation du mari ainsi que celui où il y aurait une menace de suicide des enfants.

Tout cela prouve que, malgré le divorce pour rupture, un certain nombre d'éléments subjectifs subsiste encore dans tous ces droits. Par la suite, nous verrons même qu'en droit allemand la notion de faute peut réapparaître dans certaines suites du divorce.

Après avoir évoqué le divorce pour rupture, je souhaiterais en venir rapidement au divorce sur demande conjointe, auquel les droits étrangers, à la différence du droit français, réservent rarement un traitement séparé, le liant le plus souvent à l'échec du mariage.

C'est le cas du droit anglais - Family law Act de 1996 - qui, prévoit qu'il y a une déclaration, soit unilatérale, soit bilatérale, que le mariage a échoué, avec nécessité de respecter un délai de trois mois, lequel s'accompagne d'une médiation obligatoire et d'une information sur les effets de l'union et les conséquences de son échec.

Le droit anglais prévoit - et c'est sa caractéristique intéressante - que le divorce ne peut, en principe, pas être prononcé aussi longtemps que les parties ne se sont pas engagées à en régler les effets. Au terme d'une suspension d'une période de douze mois, l'une et l'autre partie déclarent que le mariage ne peut pas être sauvé et apporte à la juridiction la preuve que les arrangements financiers et relatifs aux enfants ont été pris.

La caractéristique du droit anglais, sur lequel je reviendrai si vous m'interrogez sur le détail des suites du divorce, réside dans le fait que la cour ne s'immisce absolument pas dans les arrangements financiers entre époux. En revanche, elle vérifie s'il y a bien eu sauvegarde des intérêts des enfants.

Le modèle scandinave, quant à lui, obéit, ainsi que je vous l'ai dit, au principe que le divorce est de la compétence des autorités administratives pour autant que les époux sont d'accord sur le fait de divorcer et sur le versement éventuel de pensions, y compris de pensions d'entretien, dans la mesure où leur montant est fixé par une autorité administrative.

A ce propos, je me permets d'évoquer l'arrêt rendu par la cour de Cassation en date du 20 novembre 1990. Il concernait un Turc et une Danoise, naturalisés Français, qui, le ménage battant de l'aile, avaient décidé de retourner au Danemark. Le mariage avait été prononcé par le tribunal d'Elseneur et il était demandé au juge français d'en tirer les conséquences, en tenant compte de cette fameuse intervention des autorités administratives et notamment du fait que la pension avait été fixée par décision administrative. Dans cette affaire, où la femme avait eu l'initiative, le mari avait protesté, déclarant qu'il n'avait pas joui des garanties procédurales normalement accordées en droit français.

La cour de Cassation a écarté l'objection en soulignant que l'autorité administrative avait pris soin de convoquer le mari qui ne s'était pas rendu à la convocation et qu'elle l'avait, à l'avance, informé des conséquences pécuniaires du divorce sans, apparemment, susciter de sa part la moindre protestation.

La règle est la même en Norvège où la séparation et le divorce sont également de la compétence des autorités administratives à l'exception, encore une fois, des dispositions relatives aux enfants, du droit de garde et du droit de visite, qui relèvent des tribunaux judiciaires.

Ce qui est important dans toutes ces législations, c'est le rôle de la médiation. Selon la loi danoise de 1985, c'est le gouverneur, donc une autorité administrative qui offre conseil aux parents et aux enfants, dont l'acceptation n'est pas obligatoire, mais qui paraît acquise dans 60 % des cas.

A l'inverse, en Norvège, la médiation n'est pas facultative, mais obligatoire. La loi norvégienne de mars 1991 est allée loin, puisqu'elle fait obligation aux époux et aux enfants de moins de seize ans de se soumettre à la médiation.

D'après ce que j'avais retenu de l'article d'un juge de Copenhague, publié à l'occasion d'un colloque qui s'était tenu à Bruxelles sur les familles et la justice, sur 12 600 divorces prononcés au Danemark, la pratique de la médiation arrivait à ramener les cas judiciaires au nombre de 3 400, ces derniers portant essentiellement sur les problèmes de garde des enfants. C'est donc faute de suivre l'avis des médiateurs que l'on passe là-bas du stade administratif au stade judiciaire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pouvez-vous être plus explicite ?

M. François Boulanger : Dans un premier temps, le gouverneur offre la médiation et se fonde, par conséquent, sur le consentement mutuel des parents pour régler les problèmes de divorce. Comme j'aurai sans doute l'occasion de le dire, les problèmes pécuniaires sont peu fréquents dans les Etats scandinaves et, dans la plupart des cas, si l'entente ne se réalise pas, c'est pour des motifs d'un autre ordre. Dans ces pays qui connaissent des régimes de communauté, il y a d'ailleurs possibilité pour le juge, qui jouit de pouvoirs assez étendus quant à l'attribution de biens consécutive au divorce, de déroger au partage par moitié de la communauté.

Ce n'est que lorsque les époux ne parviennent pas à s'entendre sur les problèmes de garde et de visite des enfants que l'affaire est soumise aux tribunaux judiciaires. Cela revient à dire qu'en l'absence d'enfant, le divorce est quasiment un acte purement administratif.

Pour ce qui est de la Suisse, dans le texte de 1998, c'est l'article 136 du code suisse qui prévoit une requête conjointe portée devant le juge sans qu'il y ait, en principe, de procédure préalable de conciliation. Le juge doit entendre les parents ensemble et séparément et s'assurer du caractère volontaire du consentement au divorce. Il doit, précise l'article 140 du code suisse "... s'assurer que la convention est claire et complète et qu'elle n'est pas manifestement inéquitable".

Les cantons, de leur côté, peuvent offrir aux parties une médiation qui n'existe pas au niveau fédéral et la mission du juge suisse consiste à constater que s'il n'y a pas accord complet sur les suites du divorce, la demande conjointe se transforme en demande unilatérale, ce qui signifie que le débat contentieux s'ouvre alors à la demande des époux, étant précisé que la préférence va nettement au consentement mutuel.

Voilà l'essentiel de ce que l'on peut dire sur les causes de divorce.

Je suis prêt à vous fournir sur le contenu des conventions et les suites du divorce quelques détails qui témoignent, y compris dans les cas de rupture complète de l'union, de l'existence d'une certaine subjectivité.

M. François Colcombet : Qu'en est-il des régimes matrimoniaux que vous avez évoqués au passage ?

M. François Boulanger : Je vous citerai un cas intéressant qui est, au demeurant, l'un de ceux que je connais le mieux : les suites patrimoniales.

Ces dernières, en droit allemand, obéissent à l'article 1569 du BGB selon lequel un époux ne peut revendiquer un entretien pour autant qu'il n'est pas en mesure de pourvoir lui-même à ses besoins. Cet article nous entraîne assez loin de la notion de prestation compensatoire française. Il ne s'agit pas d'une sorte de rétablissement mathématique de l'équilibre, mais du présupposé que, dans la société moderne, chaque époux a normalement une activité et que s'il y a une obligation pécuniaire après le divorce, c'est pour permettre ou faciliter une réinsertion.

Nous assistons, à cet égard, à une réintroduction des critères subjectifs, notamment dans l'article 1361-B du BGB qui, introduit en 1984, prévoit qu'un époux peut exiger de l'autre l'abandon de l'utilisation de tout ou partie de la maison d'habitation conjugale, "pour éviter une trop grande dureté" précisent les termes du même article.

La jurisprudence allemande a été relativement abondante sur la question de l'attribution de pension, puisqu'elle n'est offerte que dans la mesure où "l'un des époux n'est pas à même de pourvoir lui-même à ses besoins". Que faut-il entendre par cette formule ?

Plusieurs arrêts de la cour fédérale allemande ont notamment porté sur la question de savoir si un époux qui exerçait une activité pendant le mariage était toujours à même de la continuer, alors qu'il avait des enfants d'âge scolaire qui pouvaient constituer un empêchement à la poursuite de son activité. A cet égard, la jurisprudence prend en considération l'âge des enfants.

Le droit allemand connaît ce que l'on appelle "les clauses d'équité" les "Billigkeits-Klausel". A côté de la clause positive d'équité, existe la clause négative d'équité (§ 1579 BGB).

Les clauses positives ce sont les raisons graves comme, pour un époux, l'incapacité de pratiquer une activité rémunératrice, auquel cas, dit le texte, "il serait très inéquitable de lui refuser une compensation". On cite aussi le cas de la maladie après divorce ou de la créance que pourrait avoir l'époux et qui est d'ailleurs reconnue expressément par le code civil allemand de même que le recyclage professionnel du conjoint, qui a pu perdre son emploi au cours du mariage. Il est donc, ainsi que vous pouvez le voir, très difficile d'éliminer la subjectivité au niveau des conséquences du divorce.

A côté de cette clause positive d'équité il y a la clause négative d'équité qui, à l'inverse, correspond dans certains cas, à un refus d'attribuer une pension au motif que le créancier se serait rendu coupable de certains actes. Le fait pour le créancier de s'être, par exemple, rendu coupable de crimes et de délits à l'encontre de son débiteur, d'avoir provoqué son état de besoin ou négligé l'entretien de sa famille sont autant de motifs justifiant un refus de paiement de la pension, lequel s'effectue généralement sous forme de versement mensuel. Il existe une possibilité de capital, mais contrairement à ce qui se passe dans le droit français, elle n'est que subsidiaire s'il y a là une charge inéquitable pour le débiteur. En cas de remariage, le droit allemand prévoit également d'ailleurs une priorité de l'ex-conjoint par rapport au nouveau.

Il est intéressant de noter que cette question se retrouve dans le droit des Etats scandinaves ainsi que dans le droit suisse.

Dans le droit des premiers, contrairement au droit français, les obligations financières sont très rares et elles ne servent qu'à s'adapter à une nouvelle situation, étant précisé, une fois de plus, qu'il s'agit de pays où la femme est considérée comme ayant une activité professionnelle, ce qui conduit à envisager le versement compensatoire comme étant destiné à lui assurer une réinsertion. Etant donné que les époux sont libres sur ce point, mais que les Cours ont la possibilité de rejeter des accords inéquitables, le droit fixe des limitations dans le temps : la pension ne peut ainsi pas être versée au-delà de trois ans en Norvège et de cinq ans au Danemark.

Dans le droit suisse, c'est le nouvel article 125 de la loi de 1998 du code civil qui dispose que le conjoint doit "une contribution équitable si on ne peut raisonnablement attendre d'un époux qu'il pourvoie lui-même à son entretien, y compris la constitution d'un prévoyance vieillesse appropriée".

Comme c'est le cas en droit allemand, la clause d'équité négative existe. Cette clause négative de l'article 125 du code suisse précise que le créancier qui a gravement violé son obligation d'entretien, qui a provoqué la situation de nécessité où se trouve son débiteur ou qui a commis une infraction pénale pourrait se voir opposer ces motifs à toute réclamation de pension.

De toute façon, j'insiste sur le fait qu'aussi bien dans les droits scandinaves que dans le droit anglais, le juge, à qui sont octroyés de très grands pouvoirs, a la possibilité de déroger au partage égal de la communauté ce qui, dans une certaine mesure, compense la faiblesse des accords financiers, la majeure partie du contentieux portant en réalité sur le sort des enfants et l'autorité parentale.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Je retiendrai de l'ensemble de votre exposé qu'il existe différentes formes de divorce dans les droits européens, mais qu'aussi bien dans la procédure elle-même que dans ses conséquences, les critères subjectifs sont réintroduits de façon plus ou moins importante.

M. François Boulanger : Oui, mais sans cette séparation qui existe entre consentement mutuel et rupture de l'union, étant entendu que le consentement mutuel est souvent premier et que ce n'est que si l'autre époux ne consent pas que l'on est amené à constater la rupture de l'union, les intéressés étant encouragés à régler eux-mêmes les suites de leur divorce.

En ce qui concerne le droit anglais tout au moins, il est certain que le gouvernement britannique actuel est effrayé par l'accroissement du montant de l'aide juridictionnelle à accorder aux parties en cas de procès : on encourage le divorce par consentement mutuel parce que, dans une certaine mesure, il est source d'économies par rapport au contentieux judiciaire qui subsiste dans la plupart des pays.

Même si le point de vue du droit français n'est pas exactement le même, la tendance générale restrictive actuelle tient au fait que l'on considère que les époux sont professionnellement indépendants et qu'ils doivent donc être à même, sauf situation exceptionnelle, de ne pas attendre de secours du conjoint. En conséquence, la plus grosse partie du contentieux sera relative au sort des enfants.

Pour des raisons que je n'ai plus le temps de détailler ici, la plupart des droits modernes, y compris la réforme allemande de 1997, ont complètement banni toute forme de responsabilité, en généralisant l'autorité parentale commune comme c'est déjà le cas dans la loi du 9 janvier 1993

M. François Colcombet : Cette proposition de loi ne va donc pas à contre-courant des idées européennes ?

M. François Boulanger : Bien au contraire : elle s'inscrit au c_ur de la tendance générale.

Vous me permettrez juste de soulever une question : est-on sûr que l'égalité entre époux est totalement assurée par une constatation de l'échec de l'union au terme d'une certaine période ?

Par ailleurs, ne serait-il pas intéressant, de s'inspirer du droit allemand, d'une part en retenant l'idée que dans un délai plus court, un époux pourrait avoir des motifs valables de demander le divorce, d'autre part en prévoyant qu'exceptionnellement des circonstances pourraient continuer de faire obstacle, l'attitude du demandeur lui-même n'ayant pas été irréprochable dans la rupture ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous allons étudier cette question, car il n'y a pas, dans la proposition de M. François Colcombet, de définition du caractère irrémédiable de la rupture.

M. François Colcombet : Il appartiendra au juge de la constater.

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* *

La Délégation a enfin entendu Mme Danièle Hervieu-Léger, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons le plaisir d'accueillir Mme Danièle Hervieu-Léger, sociologue des religions, directrice d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales, directrice du Centre d'Etudes Interdisciplinaires des Faits Religieux, rédactrice en chef de la revue "Archives de Sciences Sociales des Religions".

Lors du colloque "Quel droit, pour quelles familles ?" organisé en mai 2000 par le ministère de la justice, votre intervention sur le thème de la désacralisation de l'institution du mariage avait retenu toute notre attention.

La proposition de loi sur la réforme du divorce déposée par M. François Colcombet tend à simplifier l'accès au divorce par la valorisation des accords entre époux dans le cadre du divorce par consentement mutuel et à pacifier les conflits en supprimant la notion de faute. Le nouveau regard ainsi porté sur le divorce renvoie implicitement au sens et à la valeur que notre société attache aujourd'hui au mariage.

S'agit-il, selon vous, d'une étape supplémentaire dans ce que vous appelez la désacralisation de l'institution ? La notion de faute a-t-elle réellement disparue de nos mentalités avec celle de l'indissolubilité du mariage ? N'est-ce pas la conséquence des nouveaux liens de conjugalité, basés davantage sur l'affectivité, l'individualisation et la privatisation, parallèlement à la pluralisation des modèles familiaux, comme le rappelait Mme Elisabeth Guigou en ouverture du colloque sur la famille ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Je vais commencer - puisqu'après tout il est un peu surprenant de consulter une sociologue des religions à propos de la réforme du divorce et que ma présence peut avoir un caractère quelque peu saugrenu - par un préambule qui m'apparaît nécessaire pour situer mon propos et écarter tout risque de malentendu.

Très souvent, ce malentendu tient au fait que l'on s'attend, en faisant appel à un sociologue des religions, à ce qu'il parle, en un certain sens, au nom de son objet.

Par exemple, on attend qu'il apporte une réponse à la question de savoir ce qui est sacré ; ce qui semble, dans toutes les religions, relever de ce que l'on appelle "le sacré", comme si les grandes religions, parce qu'elles traitent toutes de l'absolu, nous permettaient à nous, sociologues des religions, d'identifier une sorte d'invariant du sacré, (comme on parle d'invariants anthropologiques ou des lois de l'inconscient) et de localiser des référents absolus dont toute société humaine ne saurait se passer.

Si telle était l'attente de mon auditoire, il risquerait une forte déconvenue, parce que le sociologue des religions travaille précisément à rebours de cette perspective : il ne cherche pas à identifier les invariants du sacré, mais à démonter les logiques et les enjeux sociaux de la définition de ce que les différentes sociétés se donnent pour sacré, ce qui est exactement la démarche opposée. Autrement dit, il cherche à savoir comment la délimitation des choses, des principes, des institutions dites "sacrées" correspond à des conditions sociales, culturelles, politiques, économiques, déterminées et singulières. C'est bien dans cette perspective que j'entends situer mon propos s'agissant de l'institution du mariage. N'attendez donc pas de moi que je vous dise en quoi, du point de vue des grandes religions, cette institution a, en tant que telle, un caractère sacré.

Ce qui m'intéresse spécifiquement, c'est le travail de sacralisation mis en _uvre par différentes sociétés, par lequel elles établissent, de façons diverses, le caractère absolu du fait marital. Je vais plutôt tenter de réfléchir devant vous sur la manière dont nous _uvrons dans des conditions sociales et culturelles données à la redéfinition de cette "absoluité", si vous m'autorisez ce jargon, qui permet de comprendre à quoi je fais allusion.

La perspective que je voudrais mettre en _uvre dans ces quelques réflexions sur la signification que revêt, du point de vue d'une sociologue des religions, la suppression envisagée du divorce pour faute et son remplacement par la notion de divorce par constat du caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal, s'articulera autour de trois thèmes principaux que je déclinerai les uns par rapport aux autres.

Premièrement, la problématique de la faute relève de façon ultime, quel que soit par ailleurs le degré de sécularisation qu'elle revêt, notamment à partir du moment où elle fait l'objet d'une qualification en droit, d'une vision de la transgression, elle-même inséparable d'une conception sacrale de l'institution du mariage.

Deuxièmement, la réforme actuelle du droit de la famille tend à prendre en charge le processus de désacralisation radicale dans lequel les transformations de la société et des rapports entre les hommes et les femmes ont engagé cette institution du mariage.

Troisièmement, la disparition du divorce pour faute et son remplacement par la notion de constat du caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal ne constitue pas seulement, de mon point de vue, une disposition pratique et utile destinée à pacifier les circonstances toujours douloureuses de la séparation d'un couple et à faciliter le règlement des problèmes qu'elle engendre, notamment pour les enfants. J'entends démonter qu'elle marque aussi une étape dans un processus de laïcisation qui, de mon point de vue, fait partie intégrante de la modernisation de nos institutions civiles et politiques.

Concernant la problématique de la faute, sur laquelle il me semble intéressant de nous arrêter, je répète que, même envisagée dans une définition juridique formellement laïcisée, elle nous renvoie à l'idée que la rupture du lien conjugal est de l'ordre d'une transgression mettant en jeu la sacralité même de l'institution du mariage.

J'en donnerai, pour exemple, les réactions très intéressantes pour moi, sociologue des religions, qu'a suscitées parmi les juristes l'arrêt de la cour d'appel de Lille autorisant des conjoints en instance de divorce à passer devant le juge une convention par laquelle ils s'accordaient mutuellement le droit à l'adultère. On peut penser ce que l'on veut de cet arrêt, il n'en reste pas moins intéressant pour moi d'observer les réactions des juristes, notamment à travers les articles publiés très vite dans les revues de droit, où ils s'interrogeaient sur le fait de savoir ce qu'il resterait de l'institution du mariage si elle perdait son caractère sacré.

Une telle question apparaît étrange dans un pays qui a inventé le mariage civil pour faire pièce à l'institution religieuse (en l'occurrence catholique) du mariage qui fonde l'absoluité du lien entre les conjoints sur le fait que Dieu s'engage avec eux dans le sacrement. On sait que le projet des révolutionnaires, en 1793, était d'émanciper le mariage de la tutelle de l'Eglise pour aller jusqu'à sa reformulation dans les termes d'un simple contrat civil. La solution retenue par le code civil de 1804 est, en réalité, très profondément différente.

Le code civil de 1804 a réintroduit la sacralité du lien conjugal sous une forme apparemment laïcisée - il n'est plus question de Dieu et je vais essayer de vous proposer une interprétation de ce qui tend à le remplacer - en affirmant le caractère "permanent par destination" du mariage.

Autrement dit, le code civil, en des termes parfaitement séculiers, propose une interprétation de la transcendance du lien conjugal, au-delà de la volonté même des deux époux de faire exister ce lien entre eux. En témoigne la fameuse formule de Portalis "le plus saint des contrats" qui ne s'explique que par là.

D'où cette sacralité séculière du lien conjugal, telle que la pose le code civil, tire-t-elle son origine ?

Ce n'est plus, comme dans le mariage religieux, où les choses ont au moins le mérite de la clarté, de Dieu dont il s'agit. Cette sacralité s'enracine dans l'ordre supposé immuable, donc absolu, de la nature qui assigne aux époux, et spécifiquement à la femme, leur place dans cette relation. Cela n'est pas un fantasme de ma part puisque je le lis, toujours sous la plume du même Portalis, dans cette formule hallucinante lorsqu'on y réfléchit bien : "en se mariant la femme devient mère." J'attire votre attention sur le fait qu'il ne parle pas d'épouse, mais bien de "mère".

Qu'est-ce que cela signifie ? Cela signifie que la transcendance du lien conjugal telle que la pose actuellement le code civil est fondée, aussi solidement que dans sa version religieuse, sur l'impératif biologique et social de la procréation et que le sacré, sorti par la fenêtre avec la création du mariage civil, est rentré dans notre droit par la porte de la nature dont l'ordre prime sur la volonté des individus.

Vous m'objecterez que le divorce est prévu. Certes, il ne faut pas exagérer. Il est bien prévu, mais, il l'est dans ce cadre de pensée, et c'est sur ce point que je souhaiterais insister.

En effet, c'est parce que le divorce ne peut être pensé ultimement que comme transgression de cet ordre, qu'il est inséparable de la notion de faute qui permet de nommer le coupable de la transgression.

Il s'agit d'un problème beaucoup plus grave que celui de l'intensité des bagarres entre époux. Il est essentiel, en effet, de savoir quelle est l'organisation symbolique qui se cache derrière cette construction juridique. De ce point de vue, il est aisé de souligner l'inégalité fondamentale des sexes : dès lors que le rôle de la femme dans le mariage l'enferme directement dans sa condition biologique de mère, le prix à payer de la faute est incomparablement plus lourd, dans la mesure où la divorcée pour faute se trouve, en quelque sorte, "dénaturée". On parle d'ailleurs à leur propos de "mères dénaturées".

La loi de 1975 en introduisant le divorce par consentement mutuel a constitué - ce qui, selon moi, cela n'a pas été suffisamment souligné - non seulement une espèce de commodité pratique, mais aussi et surtout, dans cette construction symbolique du code civil, une première rupture décisive qui, rendue possible, formalise les transformations des rapports entre hommes et femmes, à partir du desserrement de la contrainte procréatrice, qui permet ainsi l'affirmation d'autonomie par rapport à la nature.

Il s'opère là un déplacement symbolique qui est déjà de première importance, car ce qui, dans cette nouvelle version, devient "sacré", - c'est évidemment une façon de parler - c'est la volonté des époux, y compris lorsque le couple se trouve en situation d'échec et qu'intervient la séparation, d'où la notion forte de consentement. Pour le coup, il est important de souligner les termes : la notion de consentement prend toute sa force, car il ne s'agit pas d'assurer un simple aménagement ou une simple commodité pratique, mais de manifester l'expression d'une volonté autonome.

La loi de 1975 laisse cependant subsister parallèlement le divorce pour faute. C'est pourquoi, selon moi, en raisonnant exclusivement sur ce terrain des registres symboliques de construction de l'institution, le régime actuel se trouve à cheval entre deux constructions symboliques de l'absoluité : une première construction symbolique de l'absoluité qui est fondée sur une sacralité du lien comme tel, dans la logique que je viens d'exposer, et une seconde construction symbolique où prévaut la relation contractuelle entre deux sujets.

A mon sens, le premier intérêt de la réforme envisagée est évidemment de rétablir la cohérence du régime symbolique grâce à un dispositif centré sur la volonté des individus. Par ce biais, au-delà de la formule un peu facile qui, d'ailleurs, avait un peu choqué lorsque j'y avais eu recours pour la première fois de la "désacralisation du mariage" (dont vous aurez compris que je la considère comme une opération extrêmement positive), on fait entrer enfin le mariage dans la modernité, c'est-à-dire dans un ordre de société qui est la nôtre, qui est celui des sociétés démocratiques, dans lesquelles c'est l'affirmation des sujets autonomes qui génère la relation qui les unit.

A partir de là, je ferai deux remarques.

D'abord, la reconnaissance éminemment contractuelle du lien conjugal ne signifie nullement, à mon sens, contrairement à ce que l'on entend souvent dire, la privatisation automatique du lien conjugal. D'où l'importance préservée de l'institution du mariage par rapport à d'autres formules possibles de reconnaissance du lien, c'est la force de l'institution du mariage que précisément d'assurer la publicisation de la volonté autonome des époux.

En prétendant, comme c'est fréquent, qu'en désacralisant, on privatise, on manque une médiation. Tout l'enjeu de la réforme actuelle consiste à ne pas transformer le mariage en un simple contrat, mais à assurer, sous la forme solennelle de l'institution du mariage, la publicisation du lien. Le lien est rendu public, mais il est rendu public dans sa spécificité d'expression autonome de deux sujets.

Cela implique, en retour - et je suis, pour ce qui me concerne, très sensible à cet élément - que le divorce ne peut pas, non plus, se réduire une simple déclaration à l'officier d'état civil. Ce point, qui est précisé dans la proposition de loi, me paraît effectivement correspondre à la logique même de l'institution du mariage. Je dirai qu'il y a là une simple règle de parallélisme des formes et que la publicisation de la rupture, en tant qu'elle est décision des intéressés, doit être également solennisée sous une forme qu'il ne m'appartient pas de définir.

La publicisation est donc importante, ce qui, j'y insiste, ne réduit en rien, selon moi les exigences de simplification et de dédramatisation posées opportunément par la proposition de loi.

Maintenir l'idée que l'institution du mariage suppose - par rapport, par exemple, à la formule retenue dans le Pacs - une publicisation spécifique du lien conjugal me paraît impliquer que le divorce ne peut pas se réduire à une simple opération administrative.

Ensuite, il me paraît nécessaire de reconnaître, en effet, l'existence de situations de rupture irrémédiable du lien conjugal, lesquelles peuvent être unilatéralement déclarées telles par l'un des conjoints. C'est une exigence de sécurité des personnes.

C'est en ce point précis que se situe l'intervention du juge qui peut être amené à qualifier des comportements comme fautifs et à définir les modalités de réparation du préjudice commis.

Je voudrais cependant souligner que le travail d'évaluation judiciaire des fautes, qui est réalisé dans une problématique de droit, que ce soit en droit pénal ou en dehors, ne nous reconduit pas à la problématique fondatrice de la faute, telle qu'elle est actuellement engagée dans la définition du divorce pour faute. Car, en réalité, dans le registre symbolique du divorce pour faute, - et j'aurais envie d'écrire pour Faute - c'est le divorce comme tel, en tant que transgression de la sacralité séculière du mariage, qui constitue ultimement La faute.

Je crois donc qu'il faut bien voir que ce qui est véritablement fondamental dans la demande de conserver le divorce pour faute, c'est l'attestation du régime symbolique dans lequel la faute renvoie à une transgression d'une sacralité. C'est là, selon moi, ce qui pose le principal problème.

En revanche, la notion de divorce par constat du caractère irrémédiable de la rupture du lien conjugal nous sort définitivement - et, à ce titre, elle s'inscrit dans la même logique de désacralisation - de ce registre symbolique de la transgression pour nous faire passer dans un autre registre symbolique, qui est celui de la responsabilité.

Je terminerai en répondant à la question de la banalisation du divorce.

Elle éveille étrangement pour moi des résonances d'autres débats portant, par exemple, sur le fait de savoir si la légalisation de l'avortement ne risquait pas de le "banaliser". On sait pertinemment ce qu'il en est. On sait surtout ce qui se joue derrière cela : la question de la banalisation en l'occurrence répond à l'idée que si des individus ont accès à des dispositifs de ce type, ils vont forcément y recourir sans se poser de questions. Je ne pense absolument pas que la suppression de la notion de faute, autrement dit le changement de registre symbolique, nous amène nécessairement à une banalisation du divorce. J'irai même jusqu'à dire qu'on peut reformuler la question autrement. En effet, ce dont il s'agit, c'est finalement de savoir si en sortant de la problématique de la trangression, donc de l'ordre de la sacralité, il est possible de maintenir l'idée d'une importance sociale et existentielle du lien conjugal telle que sa rupture ne puisse jamais être considérée et vécue autrement que comme une douleur, y compris si elle se passe bien.

Le seul véritable obstacle à la banalisation, le vrai garde-fou contre toute banalisation, c'est la qualité même de l'engagement volontaire des conjoints qui fait que, même en situation de consentement mutuel, ils vivent cette rupture comme quelque chose de douloureux ou, au moins, comme une situation d'échec.

Par rapport à cette question de la banalisation, j'aurais envie de poser la question dans l'autre sens en demandant : de quels dispositifs légaux et institutionnels avons-nous besoin pour rendre pleinement justice, en modernes que nous sommes, à l'engagement volontaire, responsable de sujets autonomes qui s'engagent personnellement dans les actes qu'ils posent ?

Pour ma part, dans la mesure où la proposition de loi permet d'abandonner les références, même implicites, à des absoluités transcendantes - en l'occurrence celles de la nature - et parce qu'elle contribue, de ce fait même, à augmenter la place de l'autonomie de l'individu dans nos institutions de façon publique, j'estime qu'elle va dans le bon sens et j'ajoute qu'elle me paraît, par là-même, faire avancer le projet fondateur de la laïcité dont on peut dire, sans commettre d'injustice particulière, qu'il est demeuré sur le terrain des institutions familiales quelque peu évanescent.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comment expliquez-vous le fait que vingt-cinq ans après la réforme sur le divorce, 46 % des divorces sont prononcés pour faute ? Comment analysez-vous ces fautes et à quel ordre les renvoyez-vous ?

Je crois que vous avez bien établi la distinction entre la faute transgression du lien sacré et la faute venant à l'appui d'une demande de réparation de préjudice.

D'après vous, où nous situons-nous aujourd'hui ? Cette interrogation répond au sentiment que l'on a clairement basculé d'un ordre à l'autre. En vingt-cinq ans, je ne dirai pas que le divorce a été banalisé, mais qu'il n'est plus aujourd'hui vécu comme une transgression d'un lien indissoluble. Dans ces conditions, le grand nombre des divorces pour faute tient-il au fait que la société aspire à une reconnaissance des préjudices, ou au fait qu'il permet d'extérioriser la douleur ?

Dans le cas où l'on devrait retenir la seconde hypothèse, je me pose la question suivante : si la médiation ne fait pas son _uvre - et la médiation n'est pas un lieu de parole - et si cette expression de la douleur repose sur une aspiration forte, ne risque-t-on pas, soit de la retrouver ailleurs, dans des procédures pénales de reconnaissance du préjudice, soit d'assister, puisque la proposition de loi crée la notion de rupture irrémédiable du lien conjugal, à un retour du dilatoire et de la subjectivité ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : C'est une question absolument essentielle et à mon sens très judicieuse que je me suis d'ailleurs posée en lisant à la loupe la proposition de loi et en voyant dans l'exposé des motifs l'importance du pourcentage des divorces prononcés pour faute. N'étant pas sociologue de la famille, et n'ayant pas tous ces chiffres en tête, je dois avouer que j'en ai été extrêmement frappée.

Pour répondre à votre question, je dirai qu'il est clair que nous allons retrouver de la douleur ailleurs. Il existe en effet une irréductibilité de l'expérience subjective de l'échec qui fait, quoi qu'il puisse en être du consentement même, que les individus le vivent de façon douloureuse. De toute façon, on ne peut probablement pas prévoir toutes les formes dans lesquelles cette douleur se recristallisera : je pense que l'augmentation des procédures pénales sera l'un des effets les plus vraisemblables de cette recristallisation, mais qu'il y en aura d'autres, comme la manipulation de la médiation, par exemple. Cette expérience-là est irréductible et le législateur ne peut certainement pas imaginer trouver un dispositif miracle qui permettrait de l'évacuer, de la purger de façon définitive. Cela me paraît clair.

Il me paraît clair également que l'ambiguïté qui, aujourd'hui, existe dans cette fameuse notion de divorce pour faute - et que je soulignais en faisant valoir que le juge continuera à repérer des fautes, alors même que le divorce pour faute sera supprimé - favorise un certain nombre de jeux pervers. Il est évident que ce n'est parce que la loi va créer des dispositifs plus simples que ceux des conjoints qui, par exemple, vivent de façon dramatique, avec le sentiment de commettre une faute, le fait de rompre le lien dans lequel ils s'étaient engagés, ne vont pas perdurer dans ce sentiment subjectif de transgression.

Tout ce que l'on peut espérer, c'est que les gens qui se trouvent dans une situation de ce genre puissent en parler, puissent l'exprimer et ne pas la confondre avec des enjeux de type judiciaire, ne viennent pas l'emboîter dans des stratégies sur le terrain pénal, etc...

Le fait de dénouer l'ambiguïté fondamentale de ce divorce pour faute, qui confond, dans sa définition actuelle, d'un côté l'existence de fautes repérables par le juge, et de l'autre, ce rapport à une transcendance supposée du lien conjugal reconstitué de façon séculière dans la manière dont la nature est invoquée, représente une clarification qui, en tout cas, ne peut pas nuire.

Elle ne résoudra pas tout, mais elle peut permettre, d'une certaine façon, d'expliciter l'enjeu de l'invocation de la faute, alors qu'actuellement on est dans le flou : je pense que les gens qui passent par le divorce pour faute, le font pour des raisons extrêmement différentes et le fait de clarifier la situation permettra à des individus, qui continueront de vivre dans le registre de la transgression, de le parler plus explicitement. Selon moi, c'est déjà un gain.

Je suis peut-être extrêmement optimiste par rapport à cette proposition, mais je pense que tout ce qui dilue les ambiguïtés, notamment entre registres symboliques différents, est une bonne chose.

M. François Colcombet : Est-ce que l'on constate que les gens mariés religieusement divorcent moins ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument pas ! Il n'y a aucune corrélation entre le divorce et le fait de passer un mariage civil ou religieux. Il ne faut pas oublier que la nature du mariage religieux s'est d'ailleurs elle-même beaucoup transformée.

M. François Colcombet : Rappelez-nous ce qu'était le mariage religieux au Moyen âge et ce qu'il est devenu.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Il n'est pas nécessaire de remonter aussi loin. Il existe une théologie du mariage. Je parle du mariage catholique, car la version protestante est différente. Les protestants, en effet, qui sont pour partie les inventeurs de la problématique moderne de l'autonomie, considèrent que les conjoints sont des croyants autonomes qui s'engagent l'un par rapport à l'autre. De ce fait, la problématique théologique du mariage protestant est en réalité une problématique contractuelle - c'est d'ailleurs pourquoi le divorce est possible - dont on fait Dieu témoin.

Dans le mariage catholique, il s'agit de tout autre chose, puisque le mariage est un sacrement dans lequel Dieu est acteur partenaire, pris lui-même dans la formulation des consentements. Le lien des époux n'est pas gagé sur leur seul engagement, mais aussi sur Dieu, ce qui explique que la rupture prenne un caractère différent.

Cela étant dit, si cela reste la théologie catholique du mariage, premièrement, elle est de moins en moins prêchée sous cette forme, deuxièmement, elle est surtout de moins en moins reçue sous cette forme, y compris par les croyants les plus fidèles et les mieux intégrés, qui ont une idée généralement assez approximative de l'enjeu théologique.

Si on assiste chez les croyants à une remontée du mariage religieux pour des raisons d'aspiration à une festivité, à une convivialité que seule l'Eglise sait assurer - puisque force est de reconnaître que les institutions laïques n'ont jamais été très douées pour ce genre de choses - il n'en reste pas moins qu'un très grand nombre de catholiques continuent à se marier religieusement pour donner une dimension spirituelle à leur union. Pour autant, cela se joue dans la perspective de rendre Dieu témoin de cette union.

Il y a de ce point de vue, sans aucun doute, dans le monde catholique - et c'est un phénomène auquel je me suis intéressée de près - une forte protestantisation implicite de la vision du mariage.

La liturgie post-conciliaire du mariage et les formules adaptées qui permettent à chacun de bricoler sa cérémonie de mariage un peu à son gré - et je m'emploie à les recueillir, car elles sont d'un grand intérêt - laissent apparaître cette sorte de protestantisation implicite. On invoque, certes, la fidélité de Dieu, mais en lui demandant au fond de soutenir la fidélité des humains.

Par conséquent, y compris de ce côté-là, les choses ont considérablement bougé : il faut bien prendre conscience que c'est tout le paysage qui a bougé.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : D'après vous, que reste-t-il du mariage institution, du mariage sacré, et peut-on assimiler les deux formules ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Soyons bien clairs : je ne parle pas de désintitutionnalisation du mariage, mais des fondements symboliques de l'institutionnalité, ce qui est différent.

Le contrat est, lui aussi, une institution et une institution forte qui peut être solennisé. Cela étant, c'est une chose de fonder cette institution sur une transcendance (celle de Dieu ou, celle de la nature) ou de la fonder sur la solennité des consentements qu'échangent deux individus autonomes.

Ce qui me frappe, c'est qu'en définissant le mariage comme permanent par destination, le code civil propose une institutionnalité qui, en quelque sorte, transcende la volonté des conjoints impliqués dans la relation. Le mariage est supposé être voué à la durée en tant qu'il est le lien par excellence entre l'homme et la femme, tel que la nature le prescrit.

Si on ne fait pas exclusivement référence à la volonté du conjoint, cela implique que l'on cherche à adosser l'absoluité sur autre chose et, pour moi, il est très clair que, lorsque Portalis écrit qu'en se mariant la femme devient mère, il rend parfaitement lisible le fait que l'on a ancré l'absoluité dans l'univers de la nature et qu'au XIXème siècle, les femmes étaient assignées à un rôle procréateur.

On est dans un monde qui, de ce point de vue a complètement basculé. Le travail de désacralisation ne me conduit nullement à considérer que toute forme de sacralisation religieuse du mariage soit inintéressante, bien au contraire : ce sont deux registres de réflexion différents. Je trouve très intéressant et important que, dans une société, des gens continuent à vouloir signifier religieusement la sacralité du lien qui les unit. Cela c'est une chose, mais c'est une autre chose que de savoir si l'institution civile du mariage doit demeurer ancrée dans cette construction transcendante de l'absoluité du lien, qui nous conduit forcément à penser la faute comme transgression.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : L'Eglise a longtemps protégé les jeunes qui souhaitaient se marier sans le consentement de leurs parents. Ce respect de la volonté des individus est-il resté vrai après le Concile de Trente ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout à fait. Dans le rituel tridentin, c'est volontairement et sans contrainte que les conjoints s'unissent. Cela doit être publiquement dit.

Il est intéressant de noter, cependant, que le Concile de Trente a considérablement renforcé tout ce qui touchait à la sacralité de l'encadrement de la vie des fidèles, évidemment en lien avec l'émergence d'une modernité politique, qui a été le grand enjeu de la bataille au moment de la création du mariage civil. Il s'agissait, en réalité, pour l'Eglise de défendre une problématique du fondement sacral de la société et de tout lien social contre la problématique moderne de l'autonomie des sujets.

Ce n'est globalement qu'à partir de Vatican II que les idées ont progressivement évolué. Tous ces changements concernant l'institution du mariage ont littéralement balayé l'Eglise et il est d'ailleurs rétrospectivement amusant de constater combien l'Eglise a eu des mots admirables pour défendre le mariage civil lors du débat sur le PACS.

M. François Colcombet : Notre réforme s'inscrit donc dans le sens de l'histoire ?

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Quel est l'enjeu ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout simplement celui de la modernité, non pas au sens trivial du terme, mais au sens où les sociétés sont fondées sur l'autonomie des sujets, notamment des sujets citoyens.

M. François Colcombet : Et sur l'égalité entre les sujets : à cet égard, la constitution de 1946 qui instaurait l'égalité de l'homme et de la femme a marqué un tournant.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Tout cela est affaire récente, aussi bien du côté religieux que civil.

M. François Colcombet : Il est vrai que, jusqu'en 1970, on ne pouvait pas se marier sans autorisation des parents.

Quelle est l'influence de la présence de nombreux étrangers et, de ce fait, du concours des droits ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : Du point de vue du judaïsme, le mariage est un contrat. Il en va de même pour l'islam. Le problème est plutôt relatif au statut des femmes dans la négociation du contrat et consiste à savoir si ce sont ou non des sujets autonomes qui se présentent pour contracter.

Dans le judaïsme contemporain, et spécialement dans le judaïsme français, il n'y a pas de problème, mais les choses sont plus problématiques avec l'islam.

M. François Colcombet : Cela signifie que la laïcité est vraiment nécessaire et que le caractère contractuel du mariage n'est pas suffisant ?

Mme Danièle Hervieu-Léger : C'est bien le sens de mon propos final. Je ne plaide pas en faveur de l'idée que la relation conjugale serait fondée sur un simple contrat civil, mais bien en faveur de la publicisation du lien et, quand elle intervient, de sa rupture sous une forme ou une autre qui reste à trouver.

Cela me paraît précisément être l'une des conditions pour que cette sorte de contractualisation généralisée se fasse au bénéfice de l'affirmation de l'autonomie des individus et non pas au bénéfice des rapports de force entre eux, ce qui peut être une dérive parfaitement possible.

C'est la raison pour laquelle je considère que la proposition de loi s'inscrit dans une logique que je comprends et que j'approuve. Sur l'articulation des registres symboliques et l'intérêt qu'elle présente du fait de la remise en cohérence du dispositif dans une perspective laïque, les choses sont claires.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Un sociologue que nous avons reçu cet après-midi voyait une contradiction entre le fait de supprimer la notion de faute et les termes du contrat de mariage qui prévoient un devoir de fidélité, secours et assistance.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Rien n'interdit de maintenir des valeurs de ce type.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous ne sommes pas que dans le domaine des valeurs. Cela suppose aussi des devoirs concrets qui peuvent ne pas être respectés.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Le juge est là pour apprécier. Il reste des cas de fautes qui sont des manquements à des obligations légalement spécifiées : il n'y a aucun doute sur ce point. Mais le registre de la transgression, dont je parlais, n'est pas le même que celui de la faute pénale ou du manquement aux obligations civiles. Ce sont des choses qui ne situent pas dans le même ordre et que justement la notion de divorce pour faute mixe d'une façon extrêmement perverse.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous en sommes bien conscients.

M. François Colcombet : On ne parviendra pas à évacuer la faute, mais il est déjà important de la marginaliser dans la procédure.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Il convient surtout de la replacer dans son registre juridique et de l'arracher à la problématique de la sacralité qu'elle charrie actuellement.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Oui, parce qu'il y a dans une société des sujets qui sont à la fois autonomes et responsables et qui demandent à ce que les responsabilités s'exercent.

Mme Danièle Hervieu-Léger : Absolument. Il ne faut pas oublier que le modèle du sujet autonome, c'est le citoyen qui n'est pas "un individu librement flottant".

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