ASSEMBLÉE NATIONALE


DÉLÉGATION

AUX DROITS DES FEMMES

ET À L'ÉGALITÉ DES CHANCES

ENTRE LES HOMMES ET LES FEMMES

COMPTE RENDU N° 11 

Mardi 28 mars 2000
(Séance de 18 heures 30)

Présidence de Mme Martine Lignières-Cassou, présidente

SOMMAIRE

   

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- Audition de Mme Françoise GASPARD, représentante de la France à la commission de la condition de la femme à l'ONU, sur la préparation de la session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations Unies ("Pékin + 5") qui se tiendra à New-York du 5 au 9 juin 2000

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Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Mes chers collègues, nous accueillons ce soir Mme Françoise Gaspard, représentante de la France à la Commission de la condition de la femme de l'Organisation des Nations Unies, accompagnée de Mme Béatrice d'Huart, chargée de mission à la direction des Nations Unies au Quai d'Orsay, et de Mme Caroline Méchin, chargée de mission au secteur international du service des droits des femmes.

Madame Gaspard, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Nous souhaitons recueillir des informations sur la préparation de la session extraordinaire de l'Assemblée générale des Nations Unies qui aura lieu à New-York du 4 au 9 juin 2000 ("Pékin + 5") et qui fera le bilan de la IVème conférence mondiale sur les femmes, tenue à Pékin en septembre 1995.

Mme Françoise Gaspard : Madame la présidente, mesdames les députées, je vous présenterai tout d'abord un bref rappel historique de la Commission de la condition de la femme. L'intitulé de cette commission est une traduction maladroite de Commission on the status of women, et, à mon sens, devrait être plutôt celui de "commission sur le statut (ou le droit) des femmes".

En 1947, après la conférence de San Francisco qui a institué l'Organisation des Nations Unies, il a été décidé, sous la pression de mouvements féministes de l'époque, et en particulier de Mme Roosevelt et des ONG de femmes, de créer dans le cadre du Comité économique et social une Commission de la condition de la femme.

Cette Commission est aujourd'hui composée de représentants de 45 État, désignés tous les quatre ans au terme d'une élection. La France en a été presque constamment membre depuis 1947. Cette Commission a pour fonction de rédiger des normes internationales en matière d'égalité des femmes et des hommes. Elle a préparé et fait adopter par l'Assemblée générale cinq ou six grands documents internationaux, soumis à la ratification des État, en particulier des textes relatifs aux droits politiques des femmes. La dernière convention qui a été adoptée date de 1979 ; elle est fondamentale, puisqu'il s'agit de la convention sur l'élimination des formes de discrimination dont les femmes sont victimes (convention CEDAW).

Cette convention a été ratifiée par la France en 1983 ; elle est devenue un élément de notre droit national depuis sa publication comme loi de la République en 1984. Il m'a d'ailleurs semblé étonnant qu'aucune référence à cette convention n'ait été faite, non seulement, lors des débats sur le projet de loi constitutionnelle relatif à l'égalité entre les femmes et les hommes, mais également lors de la discussion actuelle du projet de loi sur l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives. A partir du moment où un État ratifiait cette convention, il s'autorisait en effet à considérer qu'il n'était pas discriminatoire de voter, par exemple, des lois favorisant un égal accès aux mandats électoraux et fonctions électives. J'avais donc pensé, à l'époque, qu'en raison de l'adoption de cette loi de ratification, qui n'avait pas été rejetée par le Conseil constitutionnel, notre droit nous permettait déjà de voter un tel texte.

Madame la présidente, nous sommes très heureuses de l'existence d'une Délégation telle que la vôtre, car elle est une condition nécessaire pour que la question de l'égalité entre les hommes et les femmes soit intégrée dans tous les domaines de la vie publique. Et il est vrai, à ce sujet, que la réunion de "Pékin + 5" est une échéance importante.

En dehors de la rédaction de conventions internationales, la Commission de la condition de la femme a été à l'origine des grandes conférences thématiques de l'ONU sur l'égalité. La première a été celle de Mexico, en 1975 ; elle a été suivie de celle de Copenhague, en 1980, puis de celle de Nairobi en 1985 et enfin de la conférence de Pékin en 1995.

Cette dernière conférence à eu un écho particulier, dans la mesure où l'on a assisté à une participation massive des ONG : 30 000 ou 40 000 personnes sont ainsi venues assister aux débats concernant les différents aspects des droits des femmes. En outre, à l'issue de cette conférence, ont été adoptées, d'une part, une déclaration politique, et, d'autre part, une plate-forme d'action en douze points stratégiques sur lesquels les États doivent rendre des comptes.

Il est vrai qu'une plate-forme politique n'a pas la même force qu'une convention en termes d'engagements juridiques. Néanmoins, notamment parce qu'elles ont été étroitement associées à cet événement, les ONG surveillent l'application des engagements pris à Pékin par chacun des États membres.

Depuis 1996, la Commission a examiné, par bloc de trois ou quatre, chacun des douze domaines qui avaient été identifiés à Pékin. Des conclusions ont ensuite été adoptées, ce qui a permis d'avancer un peu dans ces différents domaines.

La conférence du mois de juin n'aura pas la même ampleur que les trois précédentes ; il s'agit seulement d'examiner, cinq ans après la conférence de Pékin, l'état d'avancement de l'application de cette plate-forme.

Nous ressentons, depuis l'année dernière, des résistances de la part d'un certain nombre d'États qui, au mieux ne veulent pas aller plus loin que ce qui a été acté à Pékin, et, au pire, souhaitent que l'on recule sur un certain nombre de formulations. Comme vous le savez, l'ONU travaille par consensus ; il suffit donc à quelques État d'opposer leur veto pour bloquer l'avancement du processus.

Le document, sur lequel nous avons essentiellement travaillé au cours des trois semaines de réunions à New-York, comporte deux parties. La première, regroupée dans les chapitres 1, 2 et 3, ne semblait pas devoir présenter de difficultés puisque, mis à part l'introduction, il s'agissait d'un bilan et d'un recensement des difficultés d'application de la plate-forme. Et pourtant, nous sommes loin d'arriver à la rédaction du texte de cette première partie.

La deuxième partie du document - le chapitre 4 -, était plus compliquée, puisqu'il s'agissait de déterminer les nouveaux engagements que les État pourront prendre pour aller au-delà de ce qui avait été décidé à Pékin, compte tenu notamment du fait qu'en cinq ans la situation a changé. En effet, la mondialisation, les crises économiques, l'évolution des nouvelles technologies et des nouveaux médias, les violences dans les conflits armés appellent de nouveaux engagements des État.

La négociation de ce chapitre 4 a donc été particulièrement difficile. Je dirai même qu'elle s'est engagée d'autant plus difficilement que, à l'ONU, en séance plénière, les État ne s'expriment pas à titre individuel ; des positions communes sont préparées à l'intérieur de trois grands groupes : l'Union européenne, le groupe des 77 qui regroupe les pays en voie de développement et la Chine, et le groupe du Juscanz qui rassemble des pays aussi divers que la Suisse, le Canada, le Japon ou l'Australie.

Chacun de ces trois groupes se réunit et élabore des amendements au texte. L'Union européenne, qui est actuellement présidée par le Portugal, a joué un rôle très important dans l'avancement des travaux, en proposant des amendements à chacun des paragraphes du texte proposé par la présidente de la Commission et le secrétariat de l'ONU.

En revanche, nous avons pu constater que les pays du groupe des 77 n'étaient pas parvenus à s'entendre ; ils ne voulaient négocier sur aucun des paragraphes. La raison tient au fait que ce groupe est extrêmement hétérogène, en matière de droits de la personne en général et de droits des femmes en particulier. Il réunit en effet des pays tels que l'Afrique du Sud, plus avancée que nous en matière d'égalité formelle et des pays tels que le Soudan, l'Algérie ou le Pakistan.

Cette mésentente pose d'ailleurs le problème global du fonctionnement des Nations Unies et de l'existence de ces trois grands groupes. A un moment donné, la négociation était si difficile à l'intérieur même du groupe des 77 que chaque pays prenait son autonomie et multipliait les déclarations.

Le seul point sur lequel ce groupe s'accorde concerne l'aide au développement. Ces pays nous affirment que s'ils n'ont pas davantage avancé en matière d'égalité entre les femmes et les hommes, c'est parce qu'ils ne sont pas assez aidés sur le plan international ; ils souhaitent donc que l'on inscrive dans le texte des objectifs chiffrés d'aide au développement.

Il s'agit du seul point qui fait l'unité de ces pays. Sur d'autres questions, telles que la référence à la "bonne gouvernance" -la démocratie-, le rôle des femmes au sein de la famille, l'offre par les État de services de santé, l'évaluation au niveau international de l'application de la plate-forme de Pékin ou la référence à la diversité des femmes -en raison de leur handicap, de leur statut de réfugiée ou de migrante, ou de leur orientation sexuelle-, il y a un gouffre, et certains mots demeurent tabous.

Nous avons vécu, au cours de ces trois semaines à New-York, un événement assez singulier qui n'a pas de précédent dans l'histoire des Nations Unies : les lieux où se réunissent la Commission et les forums des ONG ont été envahis par plus de 300 personnes -beaucoup de représentants du clergé, beaucoup d'hommes portant des badges bleus ou rouges sur lesquels était inscrit "the family"- qui ont tenté de nous intimider, notamment lorsqu'on abordait des thèmes tels que l'orientation sexuelle ou la contraception. Cet incident a conduit la présidence de l'Union européenne, lors de la dernière séance, a faire une déclaration très vigoureuse sur le problème de la liberté d'expression au sein des Nations Unies.

En outre, la négociation a été rendue difficile par la présence d'un représentant du Saint Siège -celui-ci a un statut d'observateur et, jusque-là, n'intervenait que sur les questions liées directement à la contraception, aux services de santé, etc.- qui s'est mis à intervenir sur chaque paragraphe, chaque virgule du texte, ce qui a ralenti considérablement les négociations.

Tout cela nous promet pour l'avenir des moments assez difficiles, en particulier pour la préparation des réunions de la Commission qui auront lieu aux mois de mai et de juin.

Mme Nicole Bricq : J'ai l'impression qu'il y a une différence de statut entre la conférence de Pékin et celle de "Pékin+5", cette dernière étant, non pas un très vaste rassemblement, mais une session extraordinaire de l'Assemblée générale de l'ONU. Je voudrais savoir quelles en seront les conséquences, en termes de participation, notamment en ce qui concerne les ONG ? Sans faire de parallèle, il convient de se souvenir des négociations sur l'OMC à Seattle, où nous avons assisté à une explosion de l'intervention des ONG et des pays du tiers-monde.

Ma seconde question concerne davantage le fond de la conférence. A la conférence de Pékin, douze problèmes avaient été identifiés, des engagements chiffrés avaient été pris - ce qui est assez rare pour ce type de conférence - avec des calendriers précis. Un bilan des suites données à cette conférence a-t-il été effectué ?

Mme Françoise Gaspard : En ce qui concerne la participation des État et des ONG à la conférence de "Pékin+5", il s'agit d'un des points - avec celui sur la déclaration politique - sur lesquels il y a eu un accord.

Chaque État doit déterminer le niveau de sa participation avant le 20 avril. Un tirage au sort aura lieu pour la prise de parole, chaque État disposant de sept minutes ; il se fera en fonction du titre de la personne qui conduit la représentation nationale : premiers ministres, ministres puis secrétaires d'état. D'après le tour de table auquel nous avons procédé au sein de l'Union européenne, ce seront les ministres chargés des droits des femmes ou de l'égalité, donc, pour la France, Mme Nicole Péry, qui assureront la représentation pour chaque pays de l'Union Européenne.

En ce qui concerne les ONG, leur participation avait posé un problème l'année dernière, l'Algérie et Cuba refusant qu'elle soit ouverte à de nouvelles ONG créées depuis Pékin. Or, ces ONG ont été créées parce que de nouveaux problèmes sont apparus depuis cette dernière conférence, notamment en matière d'information, de nouveaux médias ou de nouvelles technologies. Ainsi, une ONG a été créée pour la ratification du protocole additionnel à la convention CEDAW, une autre pour la négociation en cours sur la Cour pénale internationale.

La négociation a été rouverte sur cette question à l'initiative de l'Union européenne, et nous avons obtenu que de nouvelles ONG puissent demander leur accréditation jusqu'au 20 avril, délai extrêmement court cependant pour monter un dossier.

Il faut bien comprendre que l'un des handicaps auquel se heurte la représentation des ONG à "Pékin+5", c'est que cette conférence se déroule à New-York, dans un espace réduit, et qu'elle coûte cher. Nous constatons chaque année, à la réunion de la Commission, qu'il est extrêmement difficile de travailler compte tenu des espaces réduits dont disposent les ONG, voire les État. Deux représentants seulement des ONG accréditées seront admis à participer à la conférence. Cela ne veut pas dire que la participation ne pourra pas se faire dans la rue comme à Seattle.

Mme Yvette Roudy : Y aura-t-il une conférence intergouvernementale et un forum des ONG, comme à Pékin ?

Mme Françoise Gaspard : Il ne s'agit pas d'une conférence internationale, mais d'une conférence d'étape, cinq ans après Pékin. Un forum est prévu le samedi et le dimanche précédant l'ouverture de la session. Il y a donc une volonté de limiter la participation.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Quel bilan peut-on tirer des engagements de la plate-forme de Pékin et de leur respect ?

Mme Béatrice d'Huart : Comme l'a dit Françoise Gaspard, même sur la première partie du document, qui n'aurait pas dû poser de problème, puisqu'elle établit un constat et présente les acquis et les obstacles concernant les douze points de la plate-forme, la négociation a été extrêmement difficile.

Il existait toujours, en effet, une ambivalence, entre les pays, certains, dont les pays de l'Union européenne, demandant que soit mise en avant la responsabilité des État, d'autres comme les pays du groupe des 77 avançant systématiquement le manque de moyens pour expliquer leur carence dans la mise en œuvre de la plate-forme. Nous n'avons donc pu examiner que cinq points sur douze, étant entendu que nous ne sommes pratiquement jamais arrivés à des accords et que la plupart des textes sont en attente. Il s'agit, pour le moment, d'une première lecture et l'on se contente donc de recenser les positions des uns et des autres.

Les cinq thèmes examinés sont les suivants : la pauvreté, l'éducation, la prise de décision, les mécanismes institutionnels et la santé. Sur ce dernier point, le groupe des 77 n'est pas arrivé à un accord interne et la présidente du groupe a dû accorder la liberté de parole aux délégations ; une trentaine de pays sont donc intervenus sur le point très précis des droits en matière de reproduction et de sexualité, les pays d'Amérique latine ayant déjà pris, dans leur conférence régionale préparatoire, une position commune sur la promotion de ces droits.

Il a été frappant de constater que le groupe des 77 n'a pas évoqué tout ce qui leur posait trop de problèmes, et en particulier celui de la violence. Certains thèmes sont toujours très conflictuels. Le groupe des 77, et c'est relativement nouveau, utilise le thème de la migration pour faire appréhender les notions d'exploitation sexuelle et de prostitution - même s'il reprend le terme de prostitution forcée que nous avions réussi à abandonner.

Mme Françoise Gaspard : Nous avions en effet réussi à retirer le mot "forcée" il y a deux ans dans les conclusions agréées, alors que nous avons longtemps été isolés sur cette question au sein de l'Union européenne. Le soutien que nous a apporté la Suède en 1998 a permis de trouver un nouveau consensus au sein de l'Union. Mais ce mot revient en force, et nous devons vérifier chaque jour tous les textes.

Mme Béatrice d'Huart : Je tiens à dire que, sur ce point, nous étions sur la même longueur d'ondes que le Saint Siège ! Objectivement, nous sommes ravis de pouvoir nouer des alliances avec le Vatican, car, en général, il en a plus souvent avec le Soudan et la Syrie qu'avec nous !

Dans la mesure où nous n'arrivions pas à débloquer la situation sur le bilan, nous sommes passés au chapitre 3 relatif aux nouvelles tendances, c'est-à-dire aux nouveaux faits intervenus depuis 1995. C'est par ce biais que nous avons examiné la question de la migration. Mais nous n'avons pour ainsi dire pas avancé sur ce point.

D'autres questions sont difficiles : en ce qui concerne l'approche de la femme par exemple, le Saint siège rejoint la position de certains pays du groupe des 77 pour lesquels la femme n'existe pas hors du contexte de la famille.

Mme Yvette Roudy : En ce qui concerne les viols qui ont eu lieu pendant le conflit du Kosovo et qui sont maintenant reconnus comme une arme de guerre, il convient de savoir qu'on leur reconnaît désormais l'appellation de crimes de guerre et qu'ils sont donc susceptibles d'être poursuivis devant les tribunaux. Il s'agit là d'une amélioration depuis la conférence de Pékin. Sur ce point, le Vatican devrait être à nos côtés.

Mme Béatrice d'Huart : Oui, je pense effectivement que l'on devrait se rejoindre sur ce point. Mais nous ne sommes pas arrivés à ce stade de la discussion !

Mme Françoise Gaspard : La question de la définition des crimes est actuellement en cours d'examen, dans le cadre du statut de la Cour pénale internationale.

Mme Yvette Roudy : Je pensais que le Tribunal pénal international avait déjà accepté de reconnaître que ces viols étaient des crimes de guerre.

Mme Françoise Gaspard : Les collègues que nous avons croisés dans les couloirs à New-York et les e-mails que nous recevons d'un certain nombre d'ONG montrent qu'il y a encore des problèmes en suspens, en ce qui concerne notamment la définition exacte de ces crimes.

Mme Béatrice d'Huart : Nous avons donc examiné un certain nombre de chapitres, sur lesquels nous ne sommes pas arrivés à un consensus. Nous ne parvenons pas à dégager des grandes tendances sur lesquelles nous serions d'accord. En fait, on nous explique constamment que la raison première est le manque d'argent. Par ailleurs, les sujets sont à peu près systématiquement biaisés ; il va donc falloir que l'on parvienne à remettre les choses au clair.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Il vous reste donc trois séances de travail, une en avril, une en mai et la troisième en juin.

Mme Béatrice d'Huart : Non, seul le groupe des 77 travaillera en avril. Car dans la mesure où il n'avance pas dans ses travaux, nous leur laissons très régulièrement, pour leur permettre de discuter, les locaux et les interprètes. En fait, chaque groupe travaille de façon autonome. Au mois d'avril, le groupe des 77 est censé balayer tout le reste du texte et formuler ses propositions.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le texte final risque-t-il donc d'être en retrait par rapport à celui qui a été élaboré à Pékin ?

Mme Françoise Gaspard : Non, mais il risque de ne pas avancer.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : En termes de rapport de forces, quelle est la position du Canada et des État-Unis ?

Mme Caroline Méchin : Ils ont toujours le même comportement. Il est clair que seule l'Union européenne montera vraiment au créneau pour défendre les droits de la femme. Je me suis occupée, avec Françoise Gaspard, de la troisième partie, plus prospective du texte. Or le fameux groupe du Juscanz, celui qui a le plus de moyens, a été dans l'incapacité de proposer des amendements au texte, attendant que les pays de l'Union européenne en présentent pour les reprendre à leur compte.

Les pays les plus radicaux craignent que nous reprenions les conclusions agréées, celles dont nous parlions tout à l'heure, qui sont, sur un certain nombre de points, bien plus avancées que le texte issu de la conférence de Pékin. Ces conclusions traitent, par exemple, de législations en matière de violence et non pas de campagnes d'information, traitent également des législations pénalisant les mutilations sexuelles -apport de la France-, du rôle des hommes, de la contraception, de l'information des adolescentes.

Nous en resterons donc, au pire, au texte élaboré à la conférence de Pékin. Mais on peut alors se demander quel serait l'intérêt de faire une telle évaluation, si nous ne faisons que reprendre le même texte que celui de 1995.

Certains faits nouveaux sont apparus : le comportement des pays latino-américains en matière de santé, par exemple. En effet, en 1995, le Saint Siège bénéficiait du soutien de tous les pays latino-américains ; ce n'est plus le cas aujourd'hui. Revenir au texte de Pékin serait donc un minimum, mais le groupe de l'Union européenne souhaite aller au-delà.

Mme Yvette Roudy : Comment est assurée la présidence portugaise de l'Union européenne ?

Mme Françoise Gaspard : La délégation est fort bien conduite par un ambassadeur portugais, mais une autre personnalité portugaise, Maria Regina Tavares, a joué un rôle très important, extrêmement brillant et moteur tout au long de la négociation. Le Portugal est un petit pays, mais la façon dont il a présidé les réunions a été tout à fait remarquable.

La France prenant la présidence à partir du 1er juillet, elle n'a donc pas eu à assumer ce rôle difficile de négociation. Cependant, nous avons joué un rôle dynamique. Je voudrais d'ailleurs insister sur un point important concernant le travail que nous avons à mener, et pour lequel, en temps que Délégation, vous pouvez jouer un rôle.

Nous avions relevé, à Vienne, en 1994, comme à Pékin, en 1995, une insatisfaction des ONG francophones devant la prédominance de l'anglais et la difficulté, dans les négociations, pour les non anglophones de suivre les débats : on ne travaille en effet qu'à partir de documents rédigés en anglais et, lors des séances de nuit, il n'y a pas d'interprètes.

A notre initiative, s'est mis en place depuis l'année dernière, à New-York, un réseau très efficace des délégations francophones. En effet, nous avons ressenti, en 1999, la nécessité d'aider certaines délégations francophones pour la négociation d'un texte dans laquelle elles ont joué un rôle important : le protocole facultatif additionnel à la convention CEDAW, c'est-à-dire la convention sur l'élimination des discriminations dont les femmes sont victimes. Ce texte tout à fait fondamental, a été signé par la France dès le 6 octobre dernier. Notre pays doit encore ratifier ce texte, très important pour le respect des droits des femmes, puisqu'il leur permet de faire appel, si elles estiment que leur droit n'a pas été respecté dans leur pays, au comité CEDAW.

Pour la préparation de "Pékin+5", plusieurs réunions de francophones ont été prévues, celle d'Addis-Abeba, et la conférence "Femmes de la francophonie" à Luxembourg, en février dernier, qui a permis d'adopter un texte commun de la francophonie ; c'est très important puisque plus de 50 pays ont le français en partage !

Disposer d'un texte pouvant servir de base aux discussions, aussi bien dans le groupe des 77 que dans le groupe du Juscanz et dans le groupe de l'Union européenne, constitue une sorte d'événement. J'ai tendance à dire aujourd'hui que la francophonie va être sauvée par les femmes, et qu'elle en a bien besoin !

Par ailleurs, au sein de l'Agence de la francophonie va se mettre en place un comité de terminologie pour que nous nous mettions d'accord sur les termes et les traductions de l'ONU. Un terme tel que parity a, en effet, au moins trois traductions différentes dans les textes : parité, égalité et équité.

Lors des réunions de la Commission de la condition de la femme, les rapports des État -qui ont tous tendance à dire que tout va bien chez eux- permettent de constater tout de même des changements depuis la conférence de Pékin. Je vous cite quelques exemples : les droits de la personne dans un certain nombre de pays musulmans ; la question de l'excision en Afrique, pour laquelle il y a eu des avancées et des lois importantes ; la participation des femmes au pouvoir -j'ai en effet recensé, sur les soixante pays qui se sont exprimés en mars, une trentaine de pays qui ont pris des mesures telles que, quotas, parité, etc-. Nous notons donc des avancées qui ne sont pas négligeables. Le développement du micro-crédit est également fondamental dans l'évolution de la condition des femmes.

Mme Caroline Méchin : S'agissant de la dernière partie du texte en négociation, la notion du contrôle des femmes sur les ressources, qui n'était pas forcément accepté en 1995, l'est aujourd'hui. Il ne suffisait pas que soit inscrit l'accès égal aux ressources, il fallait aussi faire accepter l'idée d'une maîtrise par les femmes de l'utilisation et de la gestion des ressources. Cette notion est une véritable avancée.

Mme Françoise Gaspard : Malheureusement, nous pouvons également noter, parmi les nouveautés, l'augmentation de la pauvreté des femmes et les conséquences du virus du sida, cette maladie étant devenue en Afrique une pandémie féminine.

Mme Béatrice d'Huart : Les Africaines francophones nous disent cependant que le paludisme tue plus dans leur pays que le sida, et cela, sans spécificité sexuelle, bien entendu.

L'exercice que nous sommes en train de faire pour "Pékin+5", ne rend pas exactement compte de la réalité, en raison du fonctionnement interne propre aux Nations Unies qui rend très difficile toute expression commune. Il y a donc, d'un côté la réalité des faits qui se traduit par des avancées, et de l'autre, la difficulté que l'on a à la traduire dans les textes.

Mme Yvette Roudy : Qui va représenter les État-Unis ?

Mme Françoise Gaspard : Nous ne le savons pas encore. En principe ce sera une ambassadrice auprès de l'ONU. Quand Hillary Clinton est venue à Pékin -comme Mme Chirac, d'ailleurs- elle ne représentait pas son pays : elle était une invitée spéciale du secrétaire général.

Mme Yvette Roudy : A Nairobi, c'était la fille de M. Reagan.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Comment notre Délégation, ou celle du Sénat, peut-elle s'inscrire dans la préparation de "Pékin+ 5" et plus tard dans la session des Nations Unies ?

Mme Françoise Gaspard : C'est une question à laquelle il est difficile de répondre !

Mme Yvette Roudy : Ce n'est pas prévu, mais je pense que par le biais européen, nous pourrions plaider notre cause auprès du Gouvernement français, dans la mesure où nous sommes sans cesse saisis de demandes d'harmonisation, de mises en conformité avec telle ou telle directive. Nous sommes donc partie prenante dans le processus de la construction européenne.

Mme Françoise Gaspard : L'administration a établi un rapport "Pékin+5", il serait peut-être bon que vous en établissiez un aussi.

Mme Caroline Méchin : Nous vous l'avons d'ailleurs envoyé fin novembre.

Mme Yvette Roudy : Il existe donc un rapport du Gouvernement sur lequel nous sommes en droit, en tant que Délégation, de donner un avis. Le Parlement contrôle le gouvernement ! Nous pouvons même rédiger un rapport d'avis.

Mme Caroline Méchin : C'est dans cet esprit que nous vous avions envoyé le rapport.

Mme Françoise Gaspard : Il a été adressé aux Délégations parlementaires et aux ONG afin que l'on puisse inclure dans le rapport définitif les observations des différentes institutions.

Mme Yvette Roudy : En fait, il serait intéressant que notre Délégation suive un peu plus les travaux européens. Il y a là une filière à trouver, une pratique à inventer, car ce n'est que dans le mouvement que l'on pourra exister. Si nous sommes offensives et que nous faisons des propositions, la reconnaissance viendra.

Mme Béatrice d'Huart : Les autorités américaines ont l'intention d'organiser, pendant la session spéciale, un certain nombre d'événements sur lesquels nous n'avons pas encore beaucoup d'informations.

Mme Françoise Gaspard : En effet, une déclaration à ce sujet a été faite le dernier jour, et un document a été distribué.

Mme Yvette Roudy : L'organisation Now qui a un réseau dans de nombreux pays devrait être très active.

Mme Françoise Gaspard : Nous n'avons pas beaucoup vu Now ces derniers temps.

Mme Yvette Roudy : Les femmes de cette organisation se sont en effet divisées à propos de l'affaire Monica Lewinsky : certaines ont défendu le président Clinton en criant à la manipulation politique, tandis que les autres ont considéré qu'il avait eu une attitude scandaleuse.

Mme Françoise Gaspard : Il convient d'analyser l'évolution des ONG. Nous sommes en train d'assister, notamment en raison des nouveaux moyens de communication, à la création de nouvelles ONG, extrêmement sectorielles, extrêmement pointues, professionnelles et internationales. Les ONG nationales, plus généralistes, sont en train de reculer par rapport à des réseaux de femmes juristes ou des réseaux de femmes des médias qui renouvellent profondément le débat, ainsi que le lien entre État, institutions internationales et société civile.

Il existe, par exemple, un site sur Internet - en dehors de womenwatch, qui est le site des Nations-unies sur les femmes- qui s'appelle womenaction.org sur lequel vous avez les toutes dernières informations, en trois langues, sur les débats de l'ONU et sur ce qui se passe au niveau international, par exemple les positions des ONG, à Seattle ou ailleurs.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Vous considérez donc qu'il y a un profond bouleversement des mouvements féministes américains.

Mme Françoise Gaspard : Des mouvements féministes internationaux en général. Le site womenaction.org, qui est vraiment bien fait, est le produit de la rencontre, au cours des dernières conférences internationales, de Sénégalaises, d'Ougandaises, de Françaises, d'Américaines et de femmes d'Amérique latine - les Pénélopes. Elles sont arrivées, à douze, à publier pendant nos trois semaines de réunion, tous les jours, une lettre d'information en français, en anglais et en espagnol.

Nous sommes en train de nous battre pour demander que les Françaises qui ont participé à cette opération soient plus aidées au mois de juin, car elles étaient les seules à apporter tous les jours une information complète en français. Il s'agit là de nouveaux réseaux internationaux. Il existe une nette démarcation entre les femmes qui branchent leur e-mail quatre fois par jour -c'est une nouvelle génération, qui n'est pas fonction de l'âge d'ailleurs- et celles qui ne savent pas ce que c'est.

Des tables rondes seront organisées en juin, dans le cadre de "Pékin+5". L'Union européenne a proposé trois thèmes : premièrement, le développement des nouvelles technologies de l'information et l'égalité hommes/femmes. En effet, les nouvelles technologies peuvent creuser l'écart, mais elles peuvent également, si elles sont bien gérées, aider à le rattraper. En Afrique, il existe dans les villages des expériences de boutiques informatiques. Deuxièmement, les indicateurs de progrès dans la mise en œuvre du programme d'action de Pékin. Troisièmement, l'implication des hommes dans la mise en _uvre de la plate-forme de Pékin.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Quel lien établissez-vous entre la session de New-York et la présidence française de l'Union européenne ? Y aura-t-il une continuité de la dynamique au niveau de l'Union européenne ? Les propositions de la présidence vont-elles s'appuyer sur les travaux de New-York ?

Mme Caroline Méchin : Tout d'abord, il y a une grande fusion entre la présidence portugaise et la présidence française dans les priorités concernant les domaines égalité hommes/femmes, puisque le thème commun est celui de l'articulation : l'articulation des temps, l'articulation de la vie personnelle et de la vie professionnelle.

Ce thème est directement proposé par l'Union européenne dans toutes les négociations au sein des Nations Unies. Par exemple, lorsque nous parlons de la famille et de la femme, nous parlons de l'articulation des temps. Il y a donc un relais entre les présidences sur les thèmes défendus par l'Union européenne au sein des Nations Unies.

Quant au devenir du texte adopté à New-York, lors de la présidence française, il appartiendra à la Commission européenne d'élaborer un texte mettant en _uvre au sein de l'Union les acquis de ce document. Et nous nous inspirerons de ce qui sera adopté à New-York dans les manifestations que nous allons organiser lors de la présidence française, telles la conférence informelle des ministres de l'égalité et le colloque d'experts sur l'égalité professionnelle et les bonnes pratiques en matière d'articulation des temps.

Mme Danièle Bousquet : Le texte que vous êtes en train d'élaborer sera - semble-t-il - un texte a minima. Si c'est ce dernier qui nous sert de référence pour progresser à l'intérieur de l'Europe, je ne sens pas les choses de manière très positive !

Mme Françoise Gaspard : Les positions européennes sont les plus avancées et elles resteront les positions de l'Union européenne, qu'elles soient ou non actées par l'ensemble des Nations Unies.

Je voudrais attirer votre attention sur un point qui m'est très cher. Je voudrais d'abord dire que le travail qui a été réalisé dans la négociation a été fait grâce à des jeunes fonctionnaires dynamiques, très compétentes dans leur domaine, et malheureusement trop rares. Nous avons besoin de former des hommes et des femmes aux questions de l'égalité. Caroline Méchin et Béatrice d'Huart ne resteront pas éternellement à leur poste ; nous devons donc former des personnes aptes à prendre la relève. Or, dans les universités de droit ou à Sciences Po, les conventions concernant les femmes ne figurent pas dans les enseignements. Dans un livre -français- regroupant toutes les conventions internationales, on a tout simplement oublié la convention CEDAW ! Une Délégation comme la vôtre peut jouer un rôle en faveur de la formation. On m'a demandé, il y a quelques mois, d'établir un projet de formation intégré pour l'ENA sur ces questions, or il dort dans un tiroir ! Cette formation est l'un des enjeux des années qui viennent, et par rapport à certains autres pays européens, nous disposons d'un faible nombre de personnes spécialisées dans le domaine de l'égalité.

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