S O M M A I R E

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iii.  à la recherche des causes : l’inconstance des gouvernements, les défaillances des pouvoirs locaux, la puissance des réseaux d’intérêt (suite)

B.– la responsabilité et les insuffisances de l’état *

1.  Des tactiques successives mises en échec *

a) Trois voies ont été parallèlement explorées *

·  L’approche institutionnelle *

·  La réintégration des nationalistes dans la vie politique insulaire *

·  L’approche économique *

b) L’État a réagi par éclipses *

c) L’État a employé des méthodes qui se sont révélées discutables *

·  Des négociations en catimini *

·  Des subventions d’apaisement *

d) L’État s’est laissé enfermer dans une impasse *

2.– La gestion inadaptée des services publics *

a) Les administrations de l’État sont fortement présentes en Corse *

b) Les administration de l’État travaillent dans un contexte très particulier *

·  Un contexte pesant *

·  Des pressions incontestables *

c) Les administrations sur place n’ont pas fait l’objet d’une attention suffisante *

·  Les administrations centrales se bornent à appliquer des règles ou des procédures nationales *

·  Les administrations centrales semblent s’être résignées aux spécificités de l’île *

d) Des maillons faibles dans le réseau des comptables du Trésor *

3.  Des fonctions régaliennes en crise *

a) Une justice fragilisée *

·  Le malaise de la justice corse s’était déjà exprimé publiquement *

·  Ce malaise persiste *

·  Ce malaise nuit encore aujourd’hui à l’action de l’État *

b) Une police contestée *

·  Une gestion du personnel problématique *

·  Des résultats notoirement insuffisants *

 

B.– la responsabilité et les insuffisances de l’état

La mise en cause de la responsabilité de l’État dans l’aggravation et la persistance du problème corse constitue un point sur lequel la quasi-totalité des élus insulaires s’accordent volontiers. Pour n’être pas, loin de là exclusive, cette responsabilité n’en est pas moins réelle.

Comme l’indiquait devant la commission d’enquête un haut responsable administratif sur l’île, " les Corses n’ont pas confiance. Pour eux, l’État c’est incontestablement l’impuissance dans l’exercice des fonctions régaliennes, la complaisance avec un certain nombre de réseaux divers et les moulinets sécuritaires : il faut bien en convenir, dès qu’il y a un drame, on envoie les CRS en grand nombre et on attend le prochain drame ".

Ephémères et souvent à la remorque des événements, explorant plusieurs voies parfois antinomiques, les stratégies mises en œuvre par les gouvernements successifs n’ont pas peu contribué au désarroi de l’opinion publique, insulaire et continentale, et des services de l’État.

On reste confondu par l’aveuglement manifesté par les administrations centrales malgré l’accumulation au cours des années de rapports d’inspections pointant souvent avec une grande lucidité, les dysfonctionnements des services administratifs. Se contentant visiblement d’un effort quantitatif incontestable, elles ont largement traité l’île comme elles le feraient de départements ordinaires et sans histoire.

Enfin, les fonctions régaliennes de l’État n’apparaissent plus assurées convenablement, tiraillées entre une justice fragilisée et une police contestée.

1.  Des tactiques successives mises en échec

Depuis plus de vingt ans, les gouvernements ont adopté des politiques tâtonnantes – cela peut se comprendre –, fluctuantes même. Quelquefois, le même gouvernement a mené des politiques différentes, alternant fermeté et compromission, ou l’inverse " a reconnu un ministre en exercice devant la commission d’enquête. Ces tâtonnements et ces revirements sont régulièrement invoqués comme explications, voire comme justifications des échecs rencontrés et de la persistance des difficultés.

Les alternances politiques, les changements d’hommes et d’équipes constituent évidemment les moments privilégiés de ces changements de caps, de priorités ou de méthodes. Parfois, le même gouvernement, voire le même ministre, est amené à conduire en Corse une politique fort différente.

Si ces oscillations ne sont pas niables, la commission d’enquête ne peut en conclure que, à un moment ou un autre, un gouvernement ou un ministre ait décidé de " laisser filer ". La plupart, en leurs âme et conscience, ont tenté de trouver la meilleure approche et les meilleurs moyens de résoudre un problème qui accède régulièrement à la une de l’actualité. " Je ne pense pas qu’un quelconque gouvernement ait essayé d’acheter la paix civile par la renonciation à ses responsabilités. C’est plus compliqué que cela. Nous avons essayé, les uns comme les autres, d’inciter les Corses à prendre eux-mêmes en main leur sort et à ne pas tout attendre des décisions venues, comme on dit, de Paris " a ainsi indiqué un ancien ministre de l’Intérieur.

a) Trois voies ont été parallèlement explorées

L’approche institutionnelle – donner à la Corse et à ses habitants une maîtrise plus complète de leur destin –, l’approche politique – réintégrer les militants nationalistes dans le jeu politique et leur faire abandonner la violence –, l’approche économique – créer les conditions nécessaires au développement de l’île – : voilà les trois voies que les gouvernements successifs ont explorées au cours des vingt dernières années, en les dosant parfois différemment, mais en tentant souvent de les mener de front.

·  L’approche institutionnelle

L’apparition des mouvements nationalistes au cours des années 1960 a contribué à mettre sur le devant de la scène la recherche de solutions institutionnelles au problème corse.

Déjà, dans le projet de loi soumis à référendum en avril 1969 par le général de Gaulle, la Corse faisait l’objet de trois articles spécifiques érigeant le département de Corse en circonscription régionale. Quand en 1970 une commission de développement économique de la Corse est instituée, la revendication de la plupart des élus de l’île porte sur la création d’une véritable région, dotée d’un conseil élu au suffrage universel, jugeant l’étape d’une simple région de programme totalement dépassée.

Défendant, devant l’Assemblée nationale en avril 1975, le projet de loi portant réorganisation de la Corse qui instituera la bi-départementalisation, le ministre de l’Intérieur de l’époque, M. Michel Ponatiowski, déclarait : " la Corse a une unité politique, morale, sentimentale et historique que personne ne conteste, mais il faut renforcer les structures d’une île aujourd’hui sous-administrée en créant un nouveau centre de décision à Bastia.(…) Il s’agit d’organiser le développement économique de manière à préserver l’identité corse et sauvegarder la qualité de la vie. Le moment est venu de fixer, en accord avec la population, la grande orientation à donner au développement économique ".

En janvier 1982 à la tribune de l’Assemblée nationale, Gaston Defferre expliquait que " c’est pour donner aux Corses les moyens d’être enfin eux-mêmes et de construire ensemble leur avenir qu’il convient de doter l’île d’un statut particulier ". Evoquant le contexte politique, il poursuivait en affirmant " depuis mai 1981, la Corse a retrouvé le calme parce que les Corses ont maintenant l’espoir d’être compris et d’être entendus. C’est ce qui a permis au gouvernement de renouer les fils du dialogue et d’élaborer un statut particulier qui répond aux attentes des Corses ".

A la même tribune en novembre 1990, M. Pierre Joxe indiquait " il faut revenir aux principes mêmes de la décentralisation et définir les moyens de leur traduction concrète pour la Corse de demain. Il appartient donc aux Corses eux-mêmes, dans le cadre de la République, dans le respect du droit, de se déterminer sur les conditions de l’indispensable développement de la Corse. Dans cette perspective, il est apparu nécessaire, en prolongeant la logique du statut particulier, de doter les institutions de la Corse d’un régime différent du droit commun des autres régions (…) ".

Outre qu’elles entendaient placer la Corse sous une responsabilité accrue des Corses eux-mêmes, ces réformes institutionnelles étaient également un moyen de tenter de réintégrer dans le jeu politique local les militants nationalistes à la condition qu’ils renoncent à une violence qui serait devenue inutile.

·  La réintégration des nationalistes dans la vie politique insulaire

Cette volonté de réintégrer les nationalistes dans la vie politique était d’abord un moyen de faire reculer et disparaître la violence politique. " Je considère que ceux qui participent à la vie démocratique en renonçant à la violence sont les bienvenus " déclarait Gaston Defferre lors d’un déplacement sur l’île en août 1984 quelques jours avant les secondes élections régionales. Déclaration révélatrice puisque la liste présentée par le Mouvement corse pour l’autodétermination, emmenée par M. Pierre Poggioli, comportait trois candidats emprisonnés.

 L’attention portée à la sincérité des scrutins

Elle témoignait aussi, malgré les discours officiels, de la reconnaissance du discrédit de la classe politique traditionnelle et du bien-fondé de certaines des critiques avancées par les nationalistes. Outre la critique du clanisme, l’attention portée aux listes électorales et, plus généralement, à la sincérité des élections soulignait l’absence de confiance de l’État dans les élus locaux.

Par l’attention qu’ils ont attiré sur les mouvements nationalistes corses dénonçant de longue date les pratiques électorales insulaires, les événements d’Aléria ont, on le sait, puissamment contribué à l’adoption de la loi du 31 décembre 1975 supprimant le vote par correspondance et instituant le vote par procuration.

Avant les premières élections régionales organisées en août 1982, les listes électorales avaient fait l’objet d’un examen attentif conduisant à 70.000 rectifications d’erreur matérielle et 5.500 radiations. De plus, il avait été mis fin à 8.500 inscriptions multiples, les intéressés ayant fait le choix de rester inscrits seulement en Corse. De même, une commission de neuf sages, présidée par un conseiller à la Cour de cassation, était chargée de veiller à la sincérité et à l’honnêteté du scrutin.

Enfin, la loi du 13 mai 1991 prévoyait la refonte des listes électorales en Corse, dérogation au principe de permanence de celles-ci.

 L’ouverture du jeu électoral

Le choix du mode de scrutin proportionnel adopté dans le cadre du premier statut particulier, qui plus est sans exigence d’un seuil de représentation, est évidemment dicté par le souci de voir les nationalistes représentés au sein des nouvelles institutions régionales.

Cette politique aura des effets puisque des élus nationalistes feront leur entrée dans l’Assemblée de Corse dès les élections de 1982. Alors que les groupes les plus radicaux boycottaient le scrutin, la sensibilité nationaliste était représentée par l’Union du peuple corse (UPC), emmenée par M. Edmond Simeoni, et le Parti populaire corse, emmené par M. Dominique Alfonsi. Ces deux listes obtiennent respectivement 14.502 voix (soit 10,6%) et 7 élus et 2.902 voix (soit 2,1%) et un élu.

Aux élections de 1984, trois listes représentent la mouvance nationaliste puisque toutes les tendances décident de participer au jeu électoral. Le Mouvement corse pour l’autodétermination (MCA), emmené par M. Pierre Poggioli, obtenait 7.161 voix (soit 5,2%) et trois élus, soit un score analogue à celui de l’UPC, emmenée par M. Edmond Simeoni (7.146 voix, soit 5,2%) et trois élus. Enfin, le Mouvement corse pour le socialisme, qui s’était allié avec le PPC et était emmené par M. Charles Santoni, n’obtenait aucun élu puisqu’il n’avait rassemblé que 1.323 voix (soit 0,96%).

En 1986, l’élection a lieu dans le cadre départemental comme dans les autres régions. La liste unique MCA-UPC, emmené par M. Pierre Poggioli, recueille 6.783 voix en Corse-du-Sud (soit 9,7%) et trois élus. Celle emmenée par M. Edmond Simeoni en Haute-Corse recueille 7.214 voix (soit 8,3%) et trois élus également.

Lors des élections de 1992 dans le cadre du statut de 1991, une coalition Corsica nazione rassemble l’UPC (de M. Edmond Simeoni), A cuncolta nazionalista (" vitrine légale " du FLNC Canal historique), l’Accolta naziunali Corsa (de M. Pierre Poggioli), I verdi corsi et Per U paese. Elle obtient 17.429 voix (12,4%) au premier tour et améliore son score au second : 21.872 voix (soit 16,8%) et 9 élus. Mais la mouvance nationaliste était également représentée par le Mouvement pour l’autodétermination (MPA) qui présentait une liste emmenée par M. Alain Orsoni ; elle obtenait 9.466 voix au premier tour (7,4%), 10.360 au second (8%) et comptait 4 élus.

En 1998, la mouvance nationaliste était divisée en cinq listes. Une seule, celle présentée par A Cuncolta, est parvenue à dépasser le seuil de 5% au premier tour en obtenant 5.665 voix (soit 5,3%), les quatre autres listes (dont une conduite par M. Gilbert Casanova et une autre par M. Edmond Simeoni) totalisaient 12.398 voix (soit 11,6%). Au second tour, la liste restée en lice améliorait son score sans faire le plein des voix nationalistes, puisqu’elle obtenait 12.224 voix (soit 9,9%) et 5 élus.

 Les amnisties

Outre les amnisties faisant suite aux élections présidentielles de 1981 et de 1988, deux amnisties spécifiques à la Corse ont été adoptées.

La première figure à l’article 50 de la loi du 2 mars 1982 portant statut particulier de la Corse. Comme l’expliquait en séance Gaston Defferre " pour que ce texte obtienne une pleine réussite, pour que tous les Corses, quelles que soient leurs opinions et leurs tendances, oublieux du passé, se tournent vers l’avenir et repartent ensemble, le gouvernement pense qu’il faut savoir tourner la page ". Cette amnistie portait sur " toutes infractions commises antérieurement au 23 décembre 1981 à l’occasion d’événements d’ordre politique ou social en relation avec la détermination du statut de la Corse ". Elle était particulièrement généreuse puisque, contrairement à l’amnistie de 1981, elle concernait les infractions ayant entraîné soit la mort, soit des blessures, ou ayant consisté en une tentative d’homicide volontaire par arme à feu sur des agents de la force publique.

La seconde amnistie a été adoptée dans le cadre de la loi du 10 juillet 1989 qui, initialement, ne concernait que la Guadeloupe et la Martinique. C’est, en effet, lors de la nouvelle lecture, que l’Assemblée nationale a adopté le principe d’une amnistie portant sur " les infractions commises avant le 14 juillet 1988 à l’occasion d’événements d’ordre politique et social en relation avec une entreprise tendant à modifier le statut de la Corse ". Cet amendement avait été présenté par deux élus insulaires, l’un appartenant à la majorité – M. Emile Zuccarelli – l’autre à l’opposition – M. José Rossi. Après avoir rappelé que l’amnistie avait été souhaitée par l’Assemblée de Corse dans une motion adoptée la veille, le gouvernement s’en remettait à la sagesse de l’Assemblée, tout en déclarant que cette amnistie était parfaitement envisageable puisqu’elle intervenait dans un contexte précis, " après plus d’un an de paix civile, période au cours de laquelle la démocratie a retrouvé ses droits ".

·  L’approche économique

Dans l’analyse de la situation corse, il est toujours difficile de déterminer si la violence constitue un obstacle au développement économique ou si, au contraire, celui-ci ne serait pas le moyen le plus efficace de rétablir la paix civile.

Egalement ministre de l’aménagement du territoire lors de son second passage place Beauveau, M. Charles Pasqua a insisté sur l’aspect économique du dossier corse en initiant l’élaboration par l’Assemblée de Corse d’un plan de développement économique, social et culturel de l’île pour les quinze prochaines années.

Ce plan, prévu par la loi du 13 mai 1991, a été adopté en septembre 1993 après un large débat, les groupes nationalistes s’abstenant après avoir néanmoins étroitement participé à sa discussion.

Dans un document intitulé " Stratégie de l’État en Corse ", le gouvernement se félicitait de cette adoption : " Cet acte revêt une portée historique car c’est la première fois que les Corses se prononcent sur leur devenir collectif, par l’intermédiaire de leurs élus et au terme d’un vrai débat. (…) Au prix de concessions mutuelles, les principales forces politiques de l’île ont su se rapprocher pour dégager un projet de développement réaliste. Il ne s’agit pas d’un consensus de façade, éphémère et fragile, mais d’une démarche approfondie, permettant une convergence des analyses et un soutien de l’opinion. ". Le gouvernement entendait s’associer à cette démarche en menant une action répondant à deux orientations : d’une part, " chercher à créer les conditions du développement par certaine réformes structurelles que justifie la situation spécifique de l’île au sein de l’ensemble national ", d’autre part, " apporter sa contribution à la réalisation du plan de développement, à travers deux démarches : les crédits contractualisés (contrat de plan, programme opérationnel intégré) et une série de mesures spéciales proposées en complément ".

Comme l’expliquait un haut fonctionnaire au fait du dossier corse, cette approche économique découlait de la volonté de donner du " grain à moudre " dans la politique menée à l’égard de l’île afin qu’elle ne se réduise pas à une simple approche policière ou judiciaire. L’adoption du plan de développement n’en constitue pas le seul exemple. Suivront, dans la même optique, le statut fiscal particulier et la zone franche

La succession des plans de désendettement de l’agriculture corse, à un rythme croissant au cours des dernières années, participe aussi d’un désir de mettre de l’huile dans les rouages et de désamorcer les protestations sectorielles récupérées ou initiées, selon les cas, par les mouvements socio-professionnels ou nationalistes.

De même, l’ampleur sans commune mesure prise en Corse par l’activité de la commission des chefs de services financiers et des représentants des organismes de sécurité sociale (dite COCHEF) participe de cette même volonté d’apaisement. Au 30 juin 1998, 1.272 plans d’étalement des dettes fiscales et sociales avaient été accordés (soit près de 80% des demandes déposées). Les 813 encore actifs à la même date portaient sur un montant global de dettes de 240,9 millions de francs. Il faut dire que, lors de sa visite dans l’île en janvier 1996, le ministre de l’Intérieur avait déclaré avoir donné des instructions fermes pour que les demandes de rééchelonnement soient " examinées et satisfaites en fonction des besoins des entreprises, et ce dans les plus brefs délais ".

b) L’État a réagi par éclipses

Ce qui frappe dans l’analyse des politiques menées par les gouvernements successifs depuis les événements d’Aléria en 1975, c’est le caractère éphémère des remises en ordre. Tout se passe comme si, après quelques mois et la constatation des premiers résultats obtenus sur le terrain de l’ordre public, l’effort se relâchait. Le retour au calme, qui a toujours été relatif et provisoire, faisait sortir la Corse de la première place des journaux et l’île rétrogradait progressivement dans le classement des priorités gouvernementales.

Les justifications données aux amnisties illustrent bien, on l’a vu, cette sorte d’impatience à revenir à une situation plus normale. Une année environ d’accalmie sur le plan des attentats et de la violence justifie que la page soit tournée.

Un brusque regain de tension conduit le gouvernement à durcir son action et, par la nomination d’hommes déterminés, à engager une remise en ordre au nom de l’indispensable restauration de l’État de droit.

Ainsi, par exemple, l’année 1983 marque assurément un raidissement de la politique menée en Corse. Devant la recrudescence des attentats, le gouvernement dissout le FLNC, nomme en Corse un préfet de grande qualité, M. Paul Bernard, et crée un poste de commissaire de la République délégué à la police, poste confié au commissaire Robert Broussard.

La liste des actions engagés alors par le préfet Paul Bernard est étonnante. L’analogie avec celles menées aujourd’hui par le préfet Bernard Bonnet est confondante :

    • de nombreuses inspections et missions de contrôle sont lancées dans les organismes les plus variés : formation professionnelle continue agricole, caisse d’allocations familiales de Corse-du-Sud, URSSAF, centre hospitalier de Bastia et d’Ajaccio, office départemental d’HLM de Corse-du-Sud, COTOREP de Corse-du-Sud, université de Corte, association de formation professionnelle des adultes, Chambre des métiers de la Corse-du-Sud,…
    • le contrôle de légalité et budgétaire sur les actes des collectivités locales est renforcé, des procédures judiciaires sont engagées en matière de marchés publics (délits d’ingérence), des maires condamnés pour fraude électorale sont poussés à la démission ou démis d’office,
    • les aides publiques alloués à différents secteurs font l’objet d’un suivi attentif (gîtes ruraux, primes d’orientation agricole, primes d’équipements hôteliers,…).

Et pourtant, après le départ du préfet Paul Bernard en août 1985, cette stratégie va être mise à mal. L’histoire personnelle de M. François Garsi, procureur général près la Cour d’appel de Bastia muté en 1984 en raison de son laxisme, nommé préfet de Corse en 1986, et de nouveau écarté onze mois plus tard, est assurément l’un des exemples les plus frappants de " tête-à-queue " dans la politique de l’État de ces vingt-cinq dernières années.

De même, s’agissant du domaine judiciaire, le procureur général près la Cour d’appel de Bastia, M. Jean-Louis Nadal, arrivé en janvier 1991, indiqua dans son discours inaugural : " Je ne cesserai de rappeler la place de la loi. Elle est applicable à tous. Il ne peut y avoir de supra, d’infra ou de non-droit. L’exigence d’égalité entre tous les citoyens est une nécessité, une obligation. C’est la donnée incontournable : la loi ne peut être bafouée(…) On ne transige pas avec l’ordre public ". Il développa une vision extensive de sa tâche, annonçant qu’il travaillerait étroitement non seulement avec la police et la gendarmerie – notamment à travers la mise en place d’ " observatoires de la délinquance " - mais aussi avec tous les services chargés de faire appliquer les législations économiques, financières et fiscales et ceux chargés de l’urbanisme et de l’environnement.

Ce discours, on le voit, tranche avec celui tenu par un de ses successeurs qui, dans une note interne transmise aux deux procureurs de la République et une quinzaine de jours après le déplacement sur l’île du ministre de l’Intérieur, incitera à " la plus grande circonspection dans la conduite de l’action publique ".

M. Jean-Louis Nadal ne restera que 18 mois sur l’île, puisqu’il sera nommé procureur général à Lyon en juillet 1992.

De même, de nombreux témoignages recueillis par la commission d’enquête confirment que l’attentat perpétré à la mairie de Bordeaux, en octobre 1996, a provoqué un tournant majeur dans la politique de l’État et dans l’adoption d’une politique ferme, mais progressive, de retour à la loi.

c) L’État a employé des méthodes qui se sont révélées discutables

Parce qu’ils se méfiaient des élus insulaires et qu’ils prenaient acte du poids électoral des mouvements nationalistes, plusieurs des gouvernements successifs, de droite comme de gauche, nouèrent avec les élus nationalistes, parfois dans le plus grand secret, des contacts, voire menèrent des négociations épisodiques avec l’une ou l’autre des composantes nationalistes. Certains n’hésitèrent pas à actionner des réseaux parfois douteux. La distribution d’argent public a constitué également un instrument jugé utile.

Les contacts ou négociations qui ont pu avoir lieu n’ont pas tous été de même nature. Ils ne sont pas forcément condamnables, tant il est vrai, comme l’indiquait un ancien ministre de l’Intérieur, que " lorsque l’on veut faire la paix, on la fait avec ses ennemis ". Cependant, force est de constater que, dans ce domaine, tout a été tenté et que rien n’a jamais abouti à des résultats durables. En Corse depuis vingt ans, toute tentative d’échanger des préalables institutionnels, des avancées économiques ou des dérogations à la loi républicaine contre une renonciation à la violence s’est soldée par un échec.

·  Des négociations en catimini

Un ancien ministre de l’Intérieur entendu par la commission d’enquête a indiqué, lorsqu’étaient évoquées d’éventuelles négociations ou discussions à propos de la Corse, qu’il avait pris soin de ne dialoguer qu’avec des élus du suffrage universel.

Pourtant, un ancien préfet en poste sur l’île a stigmatisé devant la commission " la prétention parisienne, sous la forme de chargés de mission qui allaient et venaient ", car expliquait-il : " quand des chargés de mission à Paris, prétendent discuter avec les éléments nationalistes, sur place il est impossible de continuer à travailler. Les gens le savent. Quand il y a des fuites dans la presse, tout le monde est paralysé par la peur, et c’est en pure perte ".

Comme l’écrit dans ses mémoires le commissaire Robert Broussard, et ses mots dépassent la seule période de sa présence sur l’île : " A quoi bon arrêter des poseurs de bombes s’ils doivent être relâchés quelques jours plus tard ? A quoi bon interpeller des flingueurs de façades de gendarmerie si, une fois libérés, ils deviennent des interlocuteurs du pouvoir ?"

·  Des subventions d’apaisement

L’accusation d’avoir fait circuler des valises de billets destinés à l’un ou l’autre des mouvements clandestins a parfois été portée contre certains gouvernements, dans des intentions purement polémiques. Rien ne permet d’étayer une telle accusation et la réalité se révèle plus prosaïque.

Comme l’explique M. Nicolas Giudici, les milieux nationalistes ont pris le contrôle de l’université de Corte – " le plus important gisement d’emplois publics de l’après-guerre " - et acquis des positions fortes dans le milieu agricole ainsi que dans les mouvements associatifs et culturels. Dès lors, " les méthodes utilisées par les gouvernements successifs ne consistent pas à offrir des liquidités aux clandestins mais, ce qui revient au même, à soutenir certains de leurs projets agricoles, industriels, touristiques, associatifs ou culturels, sans vérifier l’utilisation des fonds ".

C’est ce que confirmait devant la commission d’enquête un ancien ministre, qui indiquait de manière volontairement caricaturale : " vous savez comment cela se passait. Des groupes nationalistes, il y en a plusieurs. Un jour, un ministre disait qu’il allait discuter avec les nationalistes. Il rencontrait un groupe, qui lui disait : " c’est tant ". On payait et le groupe partait dans la nature en disant qu’il ne ferait plus rien. Mais un autre commettait ensuite des exactions. Puis, on changeait de ministre. Les autres disaient : " c’est tant ". On payait. C’est cela aussi l’empilement des régimes fiscaux dérogatoires ". Explicitant ce qu’il entendait par " on payait ", il précisait qu’il ne s’agissait pas, bien entendu, de valises de billets mais du financement d’activités économiques rencontrant des difficultés : " quand vous négociez avec ces gens, ils vous disent : " vous comprenez, nous avons des problèmes ; à Bastia par exemple, il faut plus de crédits pour la formation professionnelle ". On paye, c’est cela. Il faut de la formation professionnelle, il faut conclure un marché… ".

d) L’État s’est laissé enfermer dans une impasse

On a souvent cru qu’on pouvait trouver des accommodements avec les milieux nationalistes. En réalité, chaque fois qu’on négociait avec des terroristes, quand ce n’était pas avec des délinquants ou criminels de droit commun, on finissait par s’apercevoir qu’on aboutissait à une impasse. Je ne jette la pierre à personne, mais toute tentative de ce genre, jusqu’à présent, a abouti à une impasse manifeste.(…) Il n’y a pas de place pour des négociations qui, à chaque fois qu’elles ont eu lieu, ont conduit à l’impasse et à la ridiculisation des pouvoirs publics " a dit, devant la commission d’enquête, un ministre.

La tenue périodique de conférences de presse clandestines, par des militants cagoulés exhibant complaisamment leur armement, participe de cette ridiculisation.

Chacun a encore en mémoire le malheureux épisode de Tralonca en janvier 1996, le plus spectaculaire sans doute, avec plusieurs centaines de personnes cagoulées et armées jusqu’aux dents filmées par les équipes de la télévision.

De même, certaines couvertures d’U Ribombu, hebdomadaire de la Cuncolta naziunalista, sont proprement stupéfiantes.

Plus grave : aux journées de Corte d’août 1993, les responsables de la Cuncolta naziunalista revendiquent publiquement, à la tribune devant laquelle ont pris position des militants armés, l’assassinat de trois militants nationalistes, dont Robert Sozzi.

L’existence de la société de sécurité privée, Bastia Securita, a souvent été évoquée devant la commission d’enquête. Son cas est exemplaire de la décrédibilisation des autorités publiques.

Bastia Securita est l’officine sociale de la Cuncolta, c’est-à-dire le FLNC Canal historique " a expliqué un magistrat. " Cela signifie que Bastia Securita n’emploie évidemment que des nationalistes patentés avec un fort taux de rotation, ce qui permet aux intéressés de bénéficier d’une couverture sociale à l’issue de leur contrat d’embauche. Bastia Securita a réussi l’exploit rare d’obtenir pratiquement le monopole du transport de fonds en Haute-Corse (…) On a braqué à peu près tous les autres transporteurs de fonds, à un point tel qu’ils se sont retirés du transport de fonds en Haute-Corse.(…) J’observe d’ailleurs que nous sommes arrivés au taux zéro d’attaque de transports de fonds. " continue-t-il. Installée géographiquement en face du commissariat de police de Bastia, cette société a parfois compté, hélas, dans sa clientèle un service public. " On est ainsi arrivé à une situation extrêmement paradoxale " poursuit ce magistrat : " il y a trois ou quatre ans, au moment de la saison estivale, le directeur de la Poste (…) me disait : "je vais devoir faire appel, cet été, à Bastia Securita pour assurer les transports de fonds, qui connaissent une forte augmentation l’été, car je ne parviens plus à obtenir d’autres sociétés le supplément de travail dont j’ai besoin pour assurer l’approvisionnement des bureaux de poste" ". Un ancien ministre de l’Intérieur confiait à ce propos : " ce problème me tient à cœur et a été pour moi l’occasion, lors d’une soirée, de me mettre en colère. J’ai, en effet, été surpris, pour ne pas dire choqué, d’apprendre que (cette société) était utilisée par certaines administrations. J’ai appelé un certain nombre de mes collègues pour leur dire " vous êtes fous ", mais j’avais l’impression que j’étais le seul à trouver cela anormal ".

Quant à connaître les raisons de cette situation, les explications fournies devant la commission d’enquête n’emportent guère l’adhésion :

Il paraît – d’après la direction des services fiscaux et la trésorerie générale – que cette société tient les comptes les plus clairs qui soient. Il n’est guère surprenant de présenter des comptes équilibrés avec de tels tarifs et le fait que les clients paient rubis sur l’ongle. Comment pouvons-nous intervenir dans une société de ce genre ? Nous nous posions quotidiennement la question. En réalité, nous pensions, vraisemblablement à tort, que par l’observation des différents convoyeurs de fonds ou de gardiens nous pourrions établir un lien entre les activités de la société et les activités terroristes. Ce lien a été démontré individuellement à plusieurs reprises entre tel ou tel individu de Bastia Securita et un attentat ou une activité terroriste, mais la société en tant que telle n’a jamais été impliquée " expliquait un ancien préfet.

Le magistrat déjà cité a évoqué une autre piste : " il y a eu, pour le principe, deux ou trois enquêtes qui ont consisté à essayer de savoir si les détentions d’armes des personnels étaient légales. Les personnels roulent généralement en 306 gris métallisé. Quand on est à un certain niveau de la hiérarchie du FLNC canal historique, on a droit à une 406. On les voit, on les reconnaît, on sait que ce sont des véhicules de location. Il n’y a jamais eu de véritable enquête, notamment auprès de la société Filcar, qui appartenait à M. Filippi, assassiné quatre ou cinq jours avant l’ouverture du procès de la catastrophe de Furiani, et qui représente Hertz en Haute-Corse. Jamais, alors que je l’ai réclamé à cor et à cri, on n’a enquêté auprès de Hertz pour connaître les contrats de location passés entre cette société et les membres notoires de la Cuncolta. Ce travail, demandé un certain nombre de fois, n’a jamais été fait par aucun service de police ".

On peut en tout cas s’interroger sur les motifs qui ont conduit l’autorité administrative à accorder les autorisations de ports d’armes initiales, sans lesquelles ce " fonds de commerce " n’aurait pu être constitué.

2.– La gestion inadaptée des services publics 

La vie administrative de la Corse ne se résume pas aux à-coups politiques, pour déstabilisants qu’ils soient. L’activité quotidienne des services de l’État, a pour les habitants de l’île une importance beaucoup plus tangible et leur fonctionnement interne constitue un enjeu essentiel.

Un ancien ministre de l’Intérieur posait, devant la commission d’enquête, les données du problème : " le rôle que peut et doit jouer l’État est extrêmement difficile. L’État, c’est quoi ? Les ministres ? D’accord. Les directeurs de ministère ? Ils donnent des instructions. Les directeurs départementaux de l’équipement, de l’agriculture ? Encore faut-il trouver des personnes qui veuillent bien venir en Corse car on ne les nomme pas comme des capitaines de l’infanterie coloniale ! On parvient enfin à trouver le meilleur. Il arrive là-bas, donne des instructions à ses chefs de bureaux, qui les transmettent à leurs subordonnés. Mais, si en bas, dans une proportion importante , les gens sont pris dans un système de relations de cousinage, de voisinage, de compromissions, de menaces, de promesses, qui fait que les instructions ne sont pas exécutées et que les règles ne s’appliquent pas (…). Il est extrêmement difficile de réformer (…) ".

Interrogé sur l’absence de volonté de l’État de faire appliquer le droit, il continuait : " Mais la volonté de l’État, c’est la volonté d’un gouvernement, puis de ministres, puis de préfets, puis d’un directeur départemental de l’équipement ou de l’agriculture, qui donnent des ordres à des chefs de bureaux, qui eux-mêmes… La volonté de l’État s’exprime au moment où M. X derrière son bureau, va dire oui ou non sur un dossier. C’est cela la volonté de l’État. Ici, vous parlez de l’État dans sa majesté mais, vues de Corse, les décisions de telle Cotorep, les décisions en matière agricole, ce sont, à un moment donné, des micro-décisions. Des micro-décisions qui sont, en très grand nombre, prises contrairement à la loi. Je comprends que cela vous choque. Je l’ai été moi aussi. Je le suis encore ".

Même si la Corse ne peut être considérée comme une région sous-administrée, au moins en termes quantitatifs, on ne peut ignorer que les services de l’État sont amenés à remplir leurs missions dans un contexte très particulier. Malgré tout, les services de l’État en Corse n’ont pas fait l’objet d’une attention suffisante, de nature à surmonter les difficultés rencontrées. La responsabilité des chefs de service sur place est certes engagée. Celle des administrations centrales l’est sans doute plus encore, alors qu’elles étaient largement averties des dysfonctionnements par les multiples rapports rédigés sur le sujet. A cet égard, il est stupéfiant de constater la totale actualité du rapport accablant établi par MM. Cabanes et Lacambre dans le cadre des travaux des tables-rondes réunies en 1989.

a) Les administrations de l’État sont fortement présentes en Corse

La Corse n’est pas sous-administrée. Cette affirmation, contestée par certaines des personnes entendues par la commission d’enquête, pourrait surprendre dans le contexte actuel de mise en cause de certaines carences de l’État dans l’île. Pourtant, elle est corroborée par un certain nombre d’informations statistiques communiquées à la commission par la direction générale de l’administration et de la fonction publique.

En effet, il apparaît clairement que, en ne tenant compte que des ministères civils (et hors postes et télécommunications), la Corse présente le plus fort ratio d’agents de l’État par habitant des vingt-deux régions métropolitaines : 39 agents de l’État pour 1.000 habitants, au lieu de 30 pour la moyenne métropolitaine à la fin de 1996. Elle dépasse même l’Ile de France, puisque celle-ci n’occupe que la deuxième place (avec 37 agents de l’État pour 1.000 habitants), suivie du Limousin (33,3) et de Midi-Pyrénées (32,1). Cette situation n’est pas nouvelle puisque, déjà à la fin de 1980, la Corse n’était devancée que par l’Ile de France, 33 au lieu de 36 agents de l’État pour 1.000 habitants, alors que la moyenne métropolitaine n’atteignait que 28,2. Comparée à cette moyenne nationale, la situation de la Corse s’est d’ailleurs améliorée au cours de cette période puisque elle dépassait la moyenne métropolitaine de 17% en 1980 et de 29% en 1996.

Sur les 10.140 agents des ministères civils de l’État présents en Corse à la fin de 1996, plus de la moitié relevait du ministère de l’éducation nationale (5.316, soit 52,4%). Les principaux ministères suivants étaient l’Intérieur (1.267, soit 12,5%), l’Equipement, le logement et les transports (1.234, soit 12,2%) et l’Economie et les finances (1.219, soit 12%) : ces quatre ministères représentent donc près de 90% des effectifs présents en Corse.

 

Répartition régionale des agents de l’état (1)

   

1980

   

1996

 

Evolution du

 

Population

Nbre de fonctionnaires

Nbre de fonctionnaires / 1.000 hab

Population

Nbre de fonctionnaires

Nbre de fonctionnaires/1.000 hab

nombre d'agents de l'État entre 1980 et 1996

Alsace

1.566.000

45.007

28,7

1.690.000

50.992

30,2

+13%

Aquitaine

2.657.000

70.539

26,5

2.867.000

80.488

28,1

+14%

Auvergne

1.333.000

37.961

28,5

1.315.000

41.516

31,6

+9%

Basse-Normandie

1.351.000

35.268

26,1

1.413.000

39.469

27,9

+12%

Bourgogne

1.596.000

45.618

28,6

1.623.000

50.484

31,1

+11%

Bretagne

2.708.000

61.569

22,7

2.846.000

70.857

24,9

+15%

Centre

2.264.000

56.928

25,1

2.433.000

65.829

27,1

+16%

Champagne-Ardenne

1.346.000

39.019

29,0

1.352.000

42.838

31,7

+10%

Corse

240.000

7.919

33,0

260.000

10.140

39,0

+28%

Franche-Comté

1.084.000

31.446

29,0

1.113.000

35.499

31,9

+13%

Haute-Normandie

1.655.000

43.508

26,3

1.777.000

50.812

28,6

+17%

Ile de France

10.073.000

362.301

36,0

10.982.000

406.277

37,0

+12%

Languedoc-Roussillon

1.927.000

53.335

27,7

2.221.000

63.074

28,4

+18%

Limousin

737.000

21.662

29,4

719.000

23.924

33,3

+10%

Lorraine

2.320000

68.094

29,4

2.311.000

73.327

31,7

+8%

Midi-Pyrénées

2.325.000

69.614

29,9

2.494.000

80.161

32,1

+15%

Nord Pas de Calais

3.933.000

98.686

25,1

3.995.000

112.616

28,2

+14%

PACA

3.965.000

104.138

26,3

4.426.000

124.491

28,1

+20%

Pays de la Loire

2.930.000

62.733

21,4

3.138.000

74.601

23,8

+19%

Picardie

1.740.000

43.003

24,7

1.855.000

50.986

27,5

+19%

Poitou-Charentes

1.568.000

40.549

25,9

1.618.000

45.966

28,4

+13%

Rhône-Alpes

5.016.000

132.810

26,5

5.572.000

155.183

27,9

+17%

France métropolitaine

54.334.000

1.531.707

28,2

58.020.000

1.749.530

30,2

+14%

(1) Agents des ministères civils (hors P.T.T. en 1980)

Source : Direction générale de l’administration et de la fonction publique.

   

 

Du 31 décembre 1980 au 31 décembre 1996, le nombre d’agents de l’État en Corse a augmenté de 28% (soit +2.221). Cela représente la plus forte progression régionale constatée en France métropolitaine et un rythme d’évolution deux fois plus important que la moyenne nationale. Ces agents supplémentaires relèvent principalement des quatre ministères déjà énumérés : Education nationale – elle représente près de la moitié de l’accroissement constaté - (+1.066, soit +25,1%), Intérieur (+318 , soit +33,5%), Equipement (+236, soit +23,6%) et Economie et finances (+202, soit +19,9%).

Ce nombre plus élevé d’agents de l’État en Corse ne signifie pas bien sûr qu’il n’existe pas, ici ou là et notamment dans des secteurs sensibles, des manques criants. Il témoigne simplement que l’île n’est pas mal traitée dans la répartition des effectifs de fonctionnaires de l’État.

b) Les administration de l’État travaillent dans un contexte très particulier

Ce contexte particulier a été évoqué par plusieurs témoins devant la commission d’enquête. Leurs témoignages n’étaient toutefois que des confirmations de la persistance d’une situation déjà décrite précédemment.

·  Un contexte pesant

Comme on l’a déjà indiqué, ce contexte insulaire a été remarquablement analysé dans le diagnostic sans complaisance établi par MM. Cabanes et Lacambre en septembre 1989, diagnostic qui n’a hélas pas pris une ride :

- la multiplication des institutions publiques et privées (collectivités locales, organisations professionnelles, syndicales ou politiques) font que " l’intérêt général, guide du fonctionnaire, s’exprime ici par mille voix souvent discordantes (…) ",

- le cumul fréquent des mandats et le poids du secteur public font que " rares sont ceux qui ne sont ni par eux-mêmes ni par un proche soit rémunérés par une collectivité publique, soit pensionnés d’une collectivité publique, soit subventionnés ou aidés par une collectivité publique, soit dépendants de près ou de loin de décisions prises par une ou plusieurs collectivités publiques (…) ",

- " La Corse est une extraordinaire caisse de résonance, où tout est amplifié, où tout vient sur la place publique, puisqu’aussi bien chacun se connaît (…) ",

- " L’anonymat des dossiers administratifs, qui protège autant celui qu’il concerne que celui qui le traite, n’existe pas dès lors que le problème est pris en charge dès son apparition par des élus ou représentants qui doivent faire savoir qu’ils interviennent. L’acte unilatéral perd de sa netteté et devient un acte négocié, se rapprochant du contrat ; quant au contrat, il ne lie pas vraiment ses auteurs et est toujours susceptible de révision. Dans ces conditions, la dérogation injustifiée se développe, la décision prise sur pièces fausses apparaît (…) ".

Le rapport ne se voulait certes pas une condamnation sans appel des fonctionnaires. Ses auteurs reconnaissaient que " bien présomptueux serait celui qui prétendrait avoir les qualités voulues pour ne pas entrer dans un tel système ".

Ils poursuivaient : " qu’ils soient du groupe des "météores" ou du groupe des "autochtones", ils sont de bons fonctionnaires, qui veulent bien faire leur travail. Mais ils savent qu’ils n’échapperont pas aux critiques de leur administration centrale en cas d’incident, et à celle des usagers parce que, de toute façon, il est impossible de donner un nouveau cours aux choses et faire respecter les textes et procédures. Ils seront victimes de menaces anonymes et de mesures d’intimidation, en particulier lorsqu’ils gèrent des crédits, des subventions, interviennent dans leur distribution ou accordent des autorisations. Ils subissent, en tout état de cause, un système qui ne leur permet pas d’agir avec autorité ; ils regrettent de ne pouvoir dire non lorsqu’il y a lieu de le faire, sans crainte d’être pratiquement désavoués par une juridiction, lorsqu’ils veulent faire sanctionner un comportement illégal. Il faut être sensible au désespoir qu’exprime ce fonctionnaire de responsabilité d’une administration financière qui déclare en réunion que, au bout de six mois, "on est pris par le système ; on est grillé". "

·  Des pressions incontestables

Il serait illusoire d’espérer que la violence que l’on peut constater dans l’île ne perturbe pas le fonctionnement des services publics, d’autant plus qu’ils constituent eux-mêmes bien souvent la cible des poseurs de bombes ou des auteurs de mitraillages.

Le directeur de la comptabilité publique expliquait devant la mission d’information sur la Corse, en mars 1997, que ses services avaient subi 150 attentats depuis 1979. Un témoin entendu par la commission d’enquête expliquait que la trésorerie de Prunelli en Haute-Corse, plastiquée à seize reprises, était abritée dans deux bâtiments distincts. Les services fiscaux ne sont pas en reste : plus d’une trentaine d’attentats en dix ans et l’hôtel des impôts de Bastia a été partiellement détruit par un violent attentat en décembre 1995.

Ce climat n’est évidemment pas idéal pour un fonctionnement normal des services. Cependant, ses effets sur les personnels ont été diversement commentés devant la commission d’enquête. Spontanément et immanquablement mis en exergue, ils ont été néanmoins relativisés par un responsable syndical :

Question : " Avez-vous réellement le sentiment qu’un fonctionnaire des services fiscaux ou du Trésor, qui voit ses lieux de travail plastiqués, n’est ni troublé ni stressé par cette situation ? Qu’il considère que ce n’est pas lui qui est visé mais l’État, et que donc, il peut continuer sereinement à faire son travail dans un préfabriqué ? "

Réponse : " Tout à fait. Je suis affirmatif pour avoir été dans ce cas. Les agents des impôts, même quand l’hôtel des impôts est détruit, n’ont à aucun moment ressenti ces actions comme s’adressant à eux, pour la simple raison que d’emblée, la revendication portait sur autre chose. Ceux qui l’ont revendiqué disaient qu’ils visaient cela comme ils auraient visé une sous-préfecture, etc. Cela ne s’est jamais accompagné de revendications qui les appuieraient en disant " Arrêtez de faire votre travail. " Jamais. "

Les pressions ne se résument pas aux attentats. Outre les pressions exercées directement sur les fonctionnaires, dont il est difficile de mesurer l’ampleur et la fréquence, il existe des pressions indirectes s’adressant, par voie de presse ou de communiqués, à tel ou tel service de l’État pour dénoncer son action. On a déjà évoqué les communiqués du Rialzu Economicu dénonçant dans des communiqués l’action menée par l’URSSAF. Son "homologue" de Haute-Corse protestait de même, en juillet 1997, contre la reprise par les services fiscaux de leurs " actions négatives envers les socio-professionnels " et indiquait être prêt " pour le dialogue et la conciliation " mais par pour " la tonte ".

c) Les administrations sur place n’ont pas fait l’objet d’une attention suffisante

Certains élus insulaires plaident pour que la Corse soit administrée comme un département ordinaire du continent. Il semblerait bien que, paradoxalement, cela soit déjà le cas.

Les administrations centrales des ministères, fautes d’orientations politiques différentes, se bornent dans maints domaines à appliquer aux services présents simplement les règles ou les procédures nationales, sans visiblement s’interroger sur l’opportunité d’une attention particulière. Il est à craindre que cette attitude résulte plus d’une résignation condamnable aux spécificités corses que d’un aveuglement que la multitude des rapports et des inspections rendrait totalement inexplicable.

·  Les administrations centrales se bornent à appliquer des règles ou des procédures nationales

Ce traitement ordinaire des services déconcentrés s’observe à la fois dans la détermination des besoins quantitatifs, dans la répartition territoriale des structures et dans la persistance des difficultés de recrutement.

 Des besoins estimés sans prise en compte des spécificités locales

En termes quantitatifs, à chaque fois que la commission d’enquête interrogeait des responsables administratifs sur le caractère suffisant ou non des effectifs présents, il était systématiquement répondu par référence à des ratios définis au niveau national. Or, ces ratios reflètent une approche essentiellement quantitative des charges de travail en ignorant dans une large mesure tout ce qui peut rendre ces charges plus lourdes et plus difficiles à assumer qu’ailleurs.

La justice constitue à cet égard un exemple particulièrement éclairant. Une circulaire de la Chancellerie en date du 23 mars 1998 a précisé la méthodologie suivie pour procéder à la répartition des emplois budgétaires nouveaux créés par la loi de finances pour 1998 (100 emplois de magistrats, 280 emplois de fonctionnaires, 220 emplois d’assistants de justice). Différents critères étaient utilisés tenant aux effectifs déjà sur place, à l’activité des juridictions (nombre d’affaires nouvelles, nombre d’affaires jugées, nombre d’affaires en cours,…), à la population actuelle et attendue du ressort, etc… Il apparaît que par le jeu de l’ensemble de ces critères les juridictions corses ne se seraient vues affecter aucun magistrat supplémentaire dans le cadre de cet exercice purement arithmétique. Elles n’ont d’ailleurs obtenu à ce titre qu’un seul emploi de fonctionnaire et qu’un seul emploi d’assistant de justice. Les mesures récentes de renforcement des juridictions corses, sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir, montrent à l’évidence les limites de tels raisonnements globaux détachés des réalités locales.

Comme le confiait un ministre en exercice, " les moyens mis à la disposition des services déconcentrés doivent être évalués par rapport aux objectifs des politiques que l’on peut leur demander de mener. Jusqu’à présent, les deux départements de Corse ont été traités sur les mêmes bases de critère de gestion que les autres. La situation actuelle et les objectifs nouveaux de l’État en Corse nous conduisent, bien sûr, à réévaluer cette situation ".

 Des structures administratives parfois trop dispersées

S’agissant de la dispersion de certaines structures administratives, la Corse ne se distingue sans doute pas de certains départements de la France continentale, notamment à dominante rurale. Mais, ce qui ne pose guère de problèmes dans le Massif central peut ne pas être aussi neutre dans le contexte particulier de la Corse.

Comme l’expliquait le rapport Cabanes-Lacambre, " il est vrai qu’il serait souhaitable de déconcentrer certaines décisions mais que, compte-tenu de la pression sociale locale, ce mouvement pourrait provoquer un accroissement du nombre des décisions discutables ".

Un haut fonctionnaire du ministère de l’économie et des finances soulignait devant la commission d’enquête l’éparpillement du réseau du Trésor public, expliquant qu’il existait 29 perceptions en Corse " ni plus ni moins que dans les départements de la même taille. Il n’y a pas de caractéristique corse de ce point de vue. On peut trouver contestable l’éparpillement des perceptions qui correspond à un état de la France qui est plutôt celui de 1789 que de 1998, mais c’est vrai de la Haute-Saône comme de la Corse. Cependant, en Haute-Saône, les perceptions ne sautent jamais ! ". Il ajoutait qu’il avait ainsi rencontré plusieurs perceptions " laissées en déshérence ".

Une telle analyse peut également être faite concernant les brigades de gendarmerie ou les subdivisions de l’Equipement. Une note de la direction générale de l’urbanisme, de l’habitat et de la construction soulignait, en effet, que " s’agissant de l’application du droit des sols, que celle-ci concerne les communes disposant d’un POS approuvé ou non et donc les autorisations délivrées au nom des communes ou de l’État, la déconcentration en subdivision de cette application conduit trop souvent les instructeurs à être en prise directe avec le binôme " élu-pétitionnaire " et donc à des pressions locales souvent très fortes ".

 Des difficultés de recrutement non résolues

Autre manifestation d’une gestion inadaptée des services publics, l’indifférence aux difficultés de recrutement apparaît trop grande.

Celles-ci pourtant sont réelles. Comme l’indiquait le rapport Cabanes-Lacambre, " il est vrai que dans certains cas existent des files d’attente de fonctionnaires voulant travailler en Corse tandis que, dans d’autres, on cherche en vain des volontaires ; il est vrai que certaines catégories de fonctionnaires sont sous-qualifiées tandis que d’autres sont surdiplômées (…); il est vrai que des postes de responsabilité sont difficiles à pourvoir tandis que de véritables guerres de succession font rage pour en pourvoir d’autres ".

La perspective de servir en Corse ne semble pas susciter des vocations suffisamment nombreuses pour laisser beaucoup de choix aux directions du personnel des différents ministères. Tous les témoignages devant la mission d’information sur la Corse ou devant la commission d’enquête convergent sur ce point.

Je constate effectivement qu’il n’y a pas pléthore de candidats pour aller dans les départements corses, qu’ils soient d’ailleurs originaires de Corse ou non " reconnaissait le directeur de la comptabilité publique devant la mission d’information. De même, un agent des impôts soulignait devant la commission que " la Corse est plus accessible que la région parisienne à l’occasion des mouvements de mutation, c’est-à-dire que la demande (…) n’y est pas pressante ".

Ce manque de candidatures crée bien évidemment des problèmes de recrutement et de résorption des postes vacants. Bien souvent, les directions du personnel se voient dans l’obligation d’affecter en Corse des agents sortant des écoles.

Ce phénomène s’observe de haut en bas de l’échelle et touche aussi bien les administrations que les juridictions, qu’elles soient judiciaire, administrative ou financière. De même, l’administration accepte sans trop d’examen les quelques candidatures spontanées qui peuvent se manifester qu’elles émanent de fonctionnaires souhaitant terminer leur carrière sur l’île ou, au contraire, faire d’un passage le plus court possible en Corse, la simple étape d’un déroulement de carrière bien géré. Devant la commission d’enquête, un magistrat qui a été en poste en Corse décrivait ainsi l’attitude de la direction des services judiciaires lorsqu’elle enregistrait une candidature pour la Corse : " ce poisson est si rare que lorsqu’ils en tiennent un, ils le poussent alors qu’il n’est pas digne d’aller en Corse ".

 La " corsisation des emplois " : un vrai-faux débat ?

Ce délicat problème des nominations – seuls des Corses seraient spontanément volontaires pour servir dans l’île - est l’occasion d’évoquer un phénomène qui fait parfois couler beaucoup d’encre, celui de la " corsisation " des emplois publics.

La direction générale de l’administration et de la fonction publique a fourni à la commission d’enquête un certain nombre d’informations statistiques concernant l’origine natale des agents de l’État en poste dans les différentes régions françaises.

Or, cela peut constituer une surprise, la Corse apparaît être l’une des régions où le taux d’agents des ministères civils de l’État en poste dans leur région de naissance est le plus faible. Avec un taux légèrement supérieur à la moitié à la fin de 1996 (50,6%), la Corse arrive au 18ème rang des régions métropolitaines. Le taux n’est inférieur que dans quatre autres régions : Languedoc-Roussillon (49,2%), Centre (48%), Provence-Alpes-Côte-d’Azur (43%) et Ile de France (40,1%). La Corse est loin derrière les régions pour lesquelles ce taux est le plus élevé : Nord-Pas-de-Calais (80,7%), Lorraine (73,2%) ou Bretagne (66,9%). L’étude plus affinée au niveau des diverses catégories de fonctionnaires titulaires ne modifie pas la conclusion : la Corse est au 16ème rang pour les fonctionnaires de catégorie A (42,6%), au 20ème rang pour la catégorie B (47,7%), au 18ème rang pour la catégorie C (59%) et 18ème rang ex æquo pour la catégorie D (55,6%).

Entre 1990 et 1996, on observe que le taux a diminué en Corse, tant au niveau global (54,8% en 1990) que pour les catégories B, C et D (respectivement 53,4%, 63,2% et 76,4% en 1990). Mais, le classement de la Corse a peu changé puisqu’elle occupait déjà le 17ème rang en 1990.

 

PART DES AGENTS EN POSTE DANS LEUR REGION DE NAISSANCE (1)

     

1990

       

1996

   
 

pourcentage de natifs dans

pourcentage de natifs dans

 

effectif global

Titulaires catégorie A

titulaires catégorie B

titulaires catégorie C

titulaires catégorie D

effectif global

titulaires catégorie A

titulaires catégorie B

titulaires catégorie C

titulaires catégorie D

Alsace

60,0

51,3

68,9

58,2

73,3

57,7

52,4

66,0%

60,0

55,6

Aquitaine

57,9

47,7

61,5

63,9

73,1

55,8

48,5

58,4%

63,4

60,0

Auvergne

62,7

49,9

66,4

69,0

75,8

62,2

52,5

64,4%

71,7

72,7

Basse-Normandie

60,8

45,8

62,1

71,6

79,7

59,4

48,0

61,8%

70,9

60,0

Bourgogne

56,4

43,2

60,0

65,2

70,4

55,2

45,6

58,8%

64,1

82,6

Bretagne

70,1

59,7

72,5

77,4

84,4

66,9

57,9

69,1%

77,2

76,0

Centre

49,5

35,2

52,3

58,7

67,7

48,0

37,6

52,1%

57,7

76,0

Champagne-Ardenne

61,4

45,4

64,8

71,0

76,7

61,0

47,6

67,8%

72,2

65,4

Corse

54,8

41,5

53,4

63,2

76,4

50,6

42,6

47,7%

59,0

55,6

Franche-Comté

66,9

53,5

71,6

75,8

78,2

65,4

55,9

69,7%

76,0

75,0

Haute-Normandie

51,6

37,6

55,1

57,6

74,7

52,3

41,9

57,4%

61,4

61,5

Ile de France

39,1

38,7

44,6

31,4

39,0

40,1

41,1

45,9%

32,6

47,2

Languedoc-Roussillon

52,7

44,1

56,0

57,1

65,4

49,2

43,0

51,4%

56,2

50,0

Limousin

61,5

48,3

66,3

70,1

76,3

58,6

48,3

62,9%

69,0

71,4

Lorraine

73,2

62,3

76,9

80,8

81,7

73,2

65,2

78,0%

81,8

81,3

Midi-Pyrénées

60,5

49,7

64,3

67,3

72,1

57,6

49,7

60,0%

66,7

68,0

Nord Pas de Calais

81,6

69,9

86,4

90,7

91,4

80,7

71,4

86,6%

90,9

93,3

PACA

43,1

38,3

47,3

40,5

53,1

43,0

40,9

44,6%

42,5

50,0

Pays de la Loire

55,9

38,3

56,6

68,1

76,1

55,1

41,9

57,2%

68,1

58,8

Picardie

56,3

39,5

57,7

70,6

74,8

55,2

42,0

59,3%

70,1

81,3

Poitou-Charentes

58,9

42,3

61,9

70,6

76,3

55,8

43,3

59,2%

69,4

75,0

Rhône-Alples

58,8

52,8

63,8

57,7

67,3

58,3

54,9

61,9%

59,4

72,7

France métropolitaine

55,1

54,4

(1) Agents des ministères civils de l’État.

Source : Direction générale de l’administration et de la fonction publique.

         

 

Ainsi, la " corsisation " de l’administration apparaît toute relative. Elle ne constitue pas à l’évidence l’origine principale des maux dont l’administration peut souffrir en Corse. Cependant, et certains témoins l’ont souligné devant la commission d’enquête, la proportion de fonctionnaires originaires de Corse peut, même si elle n’est pas plus importante qu’ailleurs, avoir dans une île aussi peu peuplée et dans une société où les relations familiales et de voisinage ont l’importance que l’on sait des conséquences plus fortes que l’ampleur du phénomène ne pourrait le laisser supposer.

" Quant aux fonctionnaires de responsabilité, qui, en fin de carrière, ont réussi à obtenir un emploi dans leur île natale, il ne faut pas attendre d’eux qu’ils signalent à leur administration centrale les difficultés d’un poste qu’ils ont vivement revendiqué pendant des années et dans lequel ils espèrent bien rester jusqu’à leur retraite " estimait le rapport Cabanes-Lacambre.

En tout cas, la commission d’enquête a pu constater combien cette question avait de graves conséquences dans certaines administrations exerçant des fonctions régaliennes de l’État, à savoir la police et la justice, jetant parfois le trouble ou le soupçon.

Là encore, seule l’application sans réserve des lois républicaines par tous ceux dont c’est la charge, permettra de dépasser ses interrogations.

·  Les administrations centrales semblent s’être résignées aux spécificités de l’île

Le peu de suites données aux rapports pointant les dysfonctionnements administratifs dans l’île amène à se demander si les administrations centrales ne se sont pas accommodées du contexte insulaire et si elles ne souhaitent pas avant tout ne pas entendre parler de la Corse.

Le rapport Cabanes-Lacambre s’interrogeait sur les raisons de la non prise en compte des problèmes corses par les administrations centrales :

" Parmi les motifs de cette attitude, il entre sûrement cette idée que la Corse c’est spécial, qu’on ne comprendra jamais cette particularité de la République ; que c’est petit et qu’il y a plus urgent à faire qu’à s’occuper d’un problème concernant deux, quatre ou dix agents. Il entre aussi le souvenir de ce que, depuis des années, des efforts ont été faits – en particulier en ce qui concerne l’augmentation des fonctionnaires – sans contrepartie perceptible ; il entre également cette constatation – qui résulte de rapports de l’inspection générale – que le milieu local dévie les meilleures initiatives et, en fin de compte, la conviction que dans une période où les ressources sont limitées il vaut mieux les affecter à des régions plus "normales".

 Des conséquences graves sur le fonctionnement des services

Les conséquences d’un tel désintérêt portent d’abord sur le fonctionnement interne des services de l’État et plus généralement sur la gestion des ressources humaines.

A titre d’exemple, il est intéressant de citer le rapport d’inspection périodique de la direction départementale de l’équipement de Corse-du-Sud réalisé par le conseil général des Ponts et Chaussées en 1994 qui met au jour des carences fondamentales largement transposables à l’ensemble des services de l’État présents en Corse :

– des cadres insuffisamment formés au management : " les cadres doivent être de vrais managers, c’est-à-dire raisonner sur des objectifs stratégiques à moyen terme, suivre l’exécution des programmes prévisionnels et des plans d’action, mesurer la productivité et juger de l’action en termes de résultat. (…) Il est indispensable que l’encadrement fasse l’effort de se former au management sous peine de se disqualifier définitivement aux yeux de leurs collaborateurs. (…) La modernisation implique une évolution culturelle de la DDE qui passe en priorité par une révolution culturelle de l’encadrement " ;

– une rotation trop rapide de ceux-ci : " dans l’ensemble, les cadres de la DDE sont mutés après un court séjour de 2 à 3 ans environ.(…) Si ce renouvellement permanent des cadres apporte du sang neuf, par contre lorsque ce renouvellement est trop rapide, il ne permet pas un ancrage des démarches de progrès et de mobilisation du tissu local et ne laisse, sur le terrain, aucune trace durable de l’action. (…) Leur départ fait toujours peser un doute sur la poursuite de la démarche de modernisation. Cette situation est d’autant plus sensible que les catégories B et C du personnel sont souvent en poste depuis leur entrée dans l’administration du fait de la corsisation des postes. Cette fracture nette entre l’encadrement trop mobile et le reste du personnel trop sédentaire ne favorise pas la cohésion au sein de la DDE " ;

– un absentéisme important : " l’étude (…) fait ressortir un taux d’absentéisme de 15% pour l’année 1992 et 17% pour l’année 1993. Ce taux, en forte progression, se situe très au-dessus de la moyenne nationale. Par ailleurs, aucune sanction disciplinaire n’a été prononcée durant les trois dernières années et la dispersion des notations n’est pas significative pour y déceler une quelconque récompense des mérites ou une sanction pour des manquements graves(…) Alors qu’ils ont le devoir de faire observer les horaires de travail, les cadres ont trop tendance à fermer les yeux sur la quantité et la qualité des prestations fournies par leurs collaborateurs. Ils n’en tiennent pas suffisamment compte dans les appréciations annuelles sur la manière de servir, sur la notation, les propositions d’avancement et de promotion(…) ".

 Des conséquences graves sur l’application de la loi

Après avoir tenté une explication de l’attitude des administrations centrales, le rapport Cabanes-Lacambre en analysait les redoutables conséquences sur l’application des lois et règlements :

" Le directeur départemental ou régional rarement volontaire, lorsqu’il n’est pas originaire de Corse, est nommé sur place non pas pour régler des problèmes jugés vraiment inextricables mais pour éviter qu’il s’en révèle. Bien sûr des instructions formelles ne sont jamais données en ce sens mais ces choses se comprennent si elles ne sont pas dites ; elles font que l’administration centrale ne répond pas aux demandes de son représentant local ou qu’elle répond avec retard ; elle ne réagit guère plus aux rapports faits par les inspections générales (…).

Le directeur local s’accommode (…) de cette absence de réponse, puisqu’aussi bien il a été convenu qu’il ne resterait pas longtemps sur place et qu’une mutation rapide dans un département ou une région plus calme lui a été formellement promise. Dans ces conditions, les agissements du prédécesseur ne seront pas corrigés ; à un demandeur nouveau on appliquera la règle du précédent c’est-à-dire qu’on ne lui appliquera pas plus la loi qu’à l’autre. L’administration centrale tolérera même qu’il prenne avec les réglementations quelques libertés à la condition qu’il ne fasse pas parler de lui. S’il en va autrement, si pour une raison ou une autre, l’affaire soulève une polémique locale, un inspecteur général sera rapidement dépêché sur place pour expliquer qu’il fallait agir autrement. "

d) Des maillons faibles dans le réseau des comptables du Trésor

Le réseau des comptables du Trésor occupe à l’évidence une place stratégique dans le fonctionnement des administrations de l’État et surtout dans la gestion des collectivités locales. De par leurs fonctions, rien n’est susceptible de leur échapper dès lors qu’un franc d’argent public est dépensé : paiement des traitements des agents, exécution des marchés publics, recouvrement des impôts et taxes, etc… De plus, on connaît le rôle essentiel de conseil que les comptables jouent, dans tout le pays, à l'égard des petites communes, particulièrement nombreuses en Corse.

Or, la commission d’enquête a recueilli de nombreux témoignages évoquant le mauvais fonctionnement des postes comptables dans l’île.

Déjà devant la mission d’information sur la Corse, le président de la Chambre régionale des comptes – alors M. Gilbert Canosci – indiquait qu’il avait entrepris une " action pédagogique " tournée vers les comptables publics car, expliquait-il, " nous avions (…) constaté qu’ils ne jouaient pas, à l’époque tout au moins, le rôle de conseil qui aurait dû être le leur vis-à-vis de leur collectivité ". Il poursuivait : " la Chambre se trouve confrontée à des comptes qui, très fréquemment, sont mal tenus et ne reflètent pas la situation exacte de la collectivité. La faute n’est pas imputable uniquement aux comptables publics, mais elle incombe aussi aux ordonnateurs. Nous avons pu constater des inexactitudes, des erreurs, des insuffisances et j’irai jusqu’à dire des carences dans la tenue même de la comptabilité, qu’il s’agisse des comptes de gestion ou des comptes administratifs. Il est indéniable que cet état de fait a pu, pendant très longtemps, masquer la situation réelle de ces collectivités et, dans certains cas, abuser également les services chargés du contrôle de légalité dans la mesure où l’équilibre des comptes était souvent factice et truqué pour maquiller une situation financière difficile ".

Les causes d’une telle situation ne sont pas très différentes de celles que l’on peut relever pour d’autres services de l’État, à savoir conditions de travail rendues difficiles par les nombreux attentats, trop faible – ou au contraire parfois trop grande – mobilité, difficultés de recrutement.

En effet, continuait le président de la Chambre devant la mission d’information, " la plupart de ces postes comptables sont tenus soit par des gens en place depuis très longtemps ce qui, à mon sens, n’est pas toujours une bonne chose, soit par des comptables qui se succèdent au même poste sur une période très courte ; dans certaines trésoreries rurales comme celle de Lévie, par exemple, les comptables restent un an ou 18 mois. Cette succession de comptables empêche tout suivi du travail accompli ". Evoquant les difficultés du recrutement, il relevait que " ce sont le plus souvent des continentaux frais émoulus de l’école du Trésor qui arrivent dans les trésoreries de Corse, sans avoir d’expérience, avec une formation tout à fait théorique, pour y être confrontés à de gros problèmes de comptabilité et également à des relations difficiles avec les élus ". Un autre magistrat ajoutait, devant la commission d’enquête cette fois, qu’ils n’étaient pas non plus " suffisamment surveillés par leur trésorerie générale respective ".

Cette situation a été à l’origine de plusieurs conflits ayant opposé les comptables publics et la Chambre régionale des comptes. Les premiers contestaient notamment le nombre, qu’ils jugeaient excessifs, des mises en débet prononcées contre eux par la Chambre. Il convient cependant de remarquer, comme l’indiquait son président devant la mission d’information sur la Corse, que " à peu près 99,9% des débets prononcés par la Chambre font l’objet d’une remise gracieuse, la somme qu’il leur reste parfois à payer étant toujours minime ". Interrogée par écrit sur ce point par la commission d’enquête, la direction de la comptabilité publique estimait que la procédure d’examen des demandes de remise gracieuse présentées par les comptables mis en débet est appliquée en Corse selon les mêmes principes que dans le reste du pays.

D’autres conflits plus graves ont éclaté. Un magistrat de la Chambre a rappelé, devant la commission d’enquête, l’épisode du comptable de Corte qui avait entraîné, en mars 1994, une grève de protestation des personnels du Trésor de l’ensemble de l’île. " Lors du contrôle des comptes des exercices 1983 à 1989 du syndicat intercommunal d’électrification du centre de la Corse, le trésorier a produit cinq délibérations manifestement antidatées (…) destinées à régulariser des paiements effectués en dépassement des crédits inscrits au budget, susceptibles d’engager la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable. Ces faits ont été portés à la connaissance du procureur de la République de Bastia le 25 août 1993. Une information contre X du chef de faux en écriture privée ou de commerce et usage a été ouverte par le parquet le 3 septembre 1993. Ce dossier a été alimenté en juillet 1994 par des faits de même nature, le comptable ayant récidivé lors du contrôle des comptes de la commune de Corte. L’incarcération pendant une semaine de ce comptable, en mars 1994, a provoqué de vives réactions des syndicats et des élus, largement relayées par la presse locale. Cette affaire a abouti en janvier 1998 à la condamnation (du comptable) par le tribunal correctionnel de Bastia à un an de prison avec sursis et deux ans de privation des droits civiques. Sur le plan disciplinaire, (…) les faits en cause n’ont eu aucune suite, le comptable étant resté en activité (en congé de maladie) malgré les mesures de contrôle judiciaire lui interdisant l’accès de son bureau. Ce n’est qu’en 1997, après un contrôle interne du poste comptable de Corte, (qu’il) a été sanctionné par une mutation d’office à la trésorerie générale de Rennes. Cette mesure a été interprétée localement comme une promotion (comme en témoigne le discours du maire de Corte lors de la réception de départ) ".

Un autre magistrat de la Chambre entendu par la commission d’enquête a indiqué, en outre, que " à la suite de cette affaire, la Chambre a été "punie". Par exemple, pour le contrôle budgétaire, les comptables sont mis à contribution. Or, ils ne répondaient plus si la Chambre ne passait pas par le trésorier-payeur général, c’est-à-dire par la voie hiérarchique ".

Il ne faudrait cependant pas déduire de ce qui précède que les administrations de l’État en Corse ne fonctionnent pas ou que, en quelque sorte, elles " tournent à vide ". Paradoxalement, on peut constater qu’elles se sont organisées ou qu’elles manifestent une activité réelle, parfois même plus notable qu’ailleurs, dans les domaines d’intervention qui sont plus particulièrement sur la sellette aujourd’hui. Les résultats sont certes contrastés mais les efforts ne sont pas niables.

Ainsi, en matière de contrôle de légalité ou de contrôle budgétaire, les chiffres de saisine par les deux préfets du tribunal administratif ou de la Chambre régionale des comptes, rapportés au nombre d’actes transmis, sont très sensiblement supérieurs à ce qu’ils sont ailleurs, respectivement 7 et 8 fois la moyenne nationale.

En ce qui concerne le suivi des marchés publics ou l’examen des permis de construire, la préfecture de Haute-Corse a mis en place, dès 1992, un " pôle de compétence marchés publics " ainsi qu’une cellule " contrôle de légalité des actes et documents d’urbanisme ". Le taux de participation des fonctionnaires des directions départementales de la concurrence aux commissions d’appel d’offres est également le double de celui observé sur le continent.

3.  Des fonctions régaliennes en crise

Devant une situation de l’île marquée par la fréquence des manquements à la loi et par l’existence de graves troubles à l’ordre public, le rôle de la justice et des forces de police et de gendarmerie acquiert une importance plus grande qu’ailleurs. Force est de constater que c’est dans ces deux domaines que résident les désordres les plus lourds de conséquences dans les administrations de l’État en Corse, au cours des dernières années.

a) Une justice fragilisée

La justice que j’ai vu fonctionner en Corse n’était pas ma justice : ni sereine, ni efficace, ni impartiale " ; " impotence généralisée " ; " le comportement (de la justice) en Corse depuis trente ans est lamentable " : autant de déclarations devant la commission d’enquête de ministres en exercice ou d’anciens ministres qui témoignent d’un profond malaise. Ce malaise, la commission a pu le constater par elle-même au sein de l’institution judiciaire, lorsqu’elle s’est rendue au palais de justice de Bastia. Elle l’a constaté au travers, bien sûr, des propos qui lui ont été tenus mais aussi par le nombre important et inattendu de magistrats qui ont souhaité s’exprimer individuellement devant elle.

·  Le malaise de la justice corse s’était déjà exprimé publiquement

A titre d’exemple, à la suite de l’attentat visant la résidence personnelle du procureur de la République, l’assemblée plénière des magistrats du tribunal de grande instance de Bastia décidait de suspendre toutes les activités des tribunaux de grande instance et d’instance entre le 3 et le 11 novembre 1995 et de renvoyer toutes les affaires fixées aux audiences civiles et pénales, seuls les dossiers revêtant une urgence particulière étant retenus.

Le 12 janvier 1996, quatorze magistrats des deux tribunaux de grande instance adressaient une lettre ouverte au Garde des sceaux, M. Jacques Toubon. Après avoir rappelé les attentats visant la justice ou les forces de l’ordre, les signataires dénonçaient les dérives de l’action publique en Corse et le traitement de faveur dont certains nationalistes faisaient l’objet :

Certaines de ces actions criminelles sont d’origine indéterminée, mais les plus graves d’entre elles ont été revendiquées par l’organisation clandestine FLNC Canal historique au moyen de tracts par lesquels elle mettait en garde les fonctionnaires de police et les magistrats quant aux conséquences que pourrait avoir pour eux l’exercice de poursuite contre ses militants.

Les actions récentes s’inscrivent manifestement dans le cadre d’une campagne de terreur visant plus largement les institutions dans le but avoué d’amener l’État à négocier des avancées institutionnelles, ainsi probablement que des avantages matériels, et ce alors que les dernières consultations électorales ont démontré le profond attachement de la population locale aux valeurs républicaines.

Par ailleurs, les médias se sont fait récemment l’écho de pourparlers qui seraient actuellement menés par des représentants de l’État avec les membres des organisations clandestines.

Il est notoire que des contacts identiques ont été noués dans le passé. Certaines décisions judiciaires intervenues, soit dans des dossiers de nature politique, soit dans des dossiers de droit commun, mettant en cause des personnes se réclamant du nationalisme, ne s’expliquent que par l’existence de telles négociations et tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre les magistrats exerçant en Corse sur des dossiers similaires.

Cette absence de cohérence, largement commentée par l’opinion insulaire et perçue comme une négation du principe d’égalité des citoyens devant la justice, est de nature à affecter durablement la crédibilité et l’efficacité de l’institution judiciaire.

D’une part, elle met quotidiennement en difficulté, voire en danger, ses représentants. Le sentiment d’impunité ressenti par les auteurs des actes terroristes les plaçant en position de force par rapport à l’institution judiciaire locale : il convient à titre d’exemple de rappeler le communiqué publié par voie de presse par l’organisation A Cuncolta nazionalista en réaction à la condamnation de l’un de ses dirigeants pour des faits de port d’armes en décembre 1994 par le tribunal correctionnel d’Ajaccio, condamnation suivie d’un mitraillage de la façade du palais de justice le soir même.

D’autre part, cet état de fait ne peut qu’inciter les délinquants de droit commun à se réclamer de ces mouvements ou à user de leurs méthodes. "

Cette interpellation publique avait conduit le Garde des Sceaux à se rendre sur l’île le mois suivant.

Enfin, le malaise des magistrats s’est manifesté publiquement une troisième fois par l’adoption, le 26 juin 1996, d’une motion par l’assemblée générale des magistrats du tribunal de grande instance de Bastia. Soulignant que " les menaces, pressions et invectives à l’encontre de l’institution judiciaire se sont multipliées depuis (la visite du ministre) ", les magistrats demandaient que des poursuites soient engagées à l’encontre des auteurs de communiqués ou de tracts évoquant des " détentions arbitraires et abusives ", une " justice sélective " et des " juges partisans ".

Force a été pour la commission d’enquête de constater que ce malaise n’avait pas disparu près de deux ans plus tard, un magistrat entendu n’hésitant pas à comparer la justice en Corse à " un bateau ivre ".

·  Ce malaise persiste

De tous les propos qui ont été tenus devant elle concernant les juridictions insulaires, la commission d’enquête a retiré le tableau de juges démotivés, divisés entre eux et peinant à faire face aux difficultés qu’ils rencontrent.

 Des juges démotivés et inégalement préparés

C’est une impression de grande lassitude qui émanait de beaucoup des juges rencontrés par la commission d’enquête. Se comporter en Corse comme il se comporterait sur le continent constitue, à n’en pas douter, l’objectif que s’assigne la plupart des magistrats en poste sur l’île. Mais, même cette éthique d’évidence semble difficile, voire inaccessible. " Tout est compliqué " confiait un magistrat du parquet, y compris quelquefois à cause de simples problèmes matériels. La plus banale des affaires peut se révéler plus " sensible " que prévu.

L’ancienneté des magistrats en Corse n’est sans doute pas étrangère à cette lassitude qui peut se muer en totale résignation. Cette longue durée des séjours sur l’île concerne d’abord les magistrats du siège qui, à l’inverse de leurs collègues du parquet, bénéficient de l’inamovibilité.

Au tribunal de grande instance de Bastia, l’ancienneté moyenne des magistrats du siège est d’environ six ans, l’un des juges étant présent dans l’île depuis plus de seize ans, deux autres étant arrivés en 1989. A l’exception d’un nouveau juge d’instruction qui vient d’être nommé sur l’île, les juges d’instruction à Bastia sont en poste depuis 1994. Au tribunal d’Ajaccio, l’ancienneté moyenne est légèrement inférieure, un peu plus de cinq ans, et seulement deux juges sont en poste depuis plus de 10 ans (l’un depuis 1985, l’autre depuis 1986).

On notera cependant que, dans la période récente, les mouvements de magistrats se sont accélérés en Corse. Compte tenu de la transparence en cours, ceux-ci auront concerné 17 magistrats entre juin 1997 et octobre 1998, pour un effectif total de 50 magistrats à cette date.

De plus, nombreux sont les juges affectés en Corse dès leur sortie de l’Ecole nationale de la magistrature. Cela a été notamment le cas de plusieurs juges d’instruction qui ont donc été affectés sans expérience dans ce contexte difficile et, parce qu’ils sont toujours sur place, ne connaissent que la Corse dans leur vie professionnelle.

Il faut du sang nouveau " a déclaré un des magistrats entendus tandis qu’un autre estimait nécessaire que ceux qui sont réellement démotivés demandent leur changement.

Certains expriment cependant le souhait de quitter l’île. Mais, la difficulté de trouver des " candidatures utiles ", pour reprendre l’expression d’un haut magistrat, freine leur désir de mobilité.

La médiocrité des conditions de travail, si elle s’apparente à celles que connaissent trop de tribunaux français, est également particulièrement pressante en Corse : absences de lieux de travail collectifs, faible sécurisation, promiscuité,…Ainsi, le juge supplémentaire arrivé à Ajaccio a dû être installé dans la bibliothèque. Une aile du palais de justice de Bastia a été détruite par un incendie il y a plus de deux ans et les travaux n’ont toujours pas commencé. Comme l’expliquait un haut magistrat, la mise en place " de conditions de travail un peu plus dignes " constituerait un puissant facteur de remobilisation.

 Des juges divisés

La commission d’enquête a également été frappée par l’absence visible de cohésion et de solidarité entre les magistrats en Corse. Ces divisions traversent le corps judiciaire, entre Corses et non Corses, entre magistrats du siège et magistrats du parquet. Enfin, un manque de confiance très préjudiciable est perceptible entre certains magistrats et les fonctionnaires des greffes.

Parmi les 42 magistrats en poste en Corse, 12 sont originaires de l’île et, parmi ceux-ci, 6 n’ont exercé qu’en Corse. La commission d’enquête n’entend aucunement jeter la moindre suspicion sur les magistrats d’origine corse, mais cette distinction est spontanément faite par les magistrats continentaux qui reconnaissent que leurs collègues insulaires exercent dans des conditions plus difficiles car " ils connaissent beaucoup de monde ". Un magistrat du parquet qui a été en poste dans l’île racontait devant la commission : " Quand je montais au créneau dans les affaires lourdes, j’avais quelques collaborateurs corses qui me disaient : " Sans moi… Toi, tu partiras ; nous, nous resterons. Alors, pas d’histoires… ". C’était affligeant. ".(…) Parfois, je constate une autre façon de voir les choses, selon que l’on est corse ou pas ".

L’absence de solidarité dans un passé récent est manifeste. Certains juges d’instruction s’estiment abandonnés de leurs pairs lorsqu’ils rencontrent des difficultés avec les services d’enquête : commissions rogatoires qui ne reviennent pas ou, au contraire, dont les résultats sont transmis d’abord au parquet ou à la Chancellerie. Les magistrats des formations de jugement soulignent l’inexpérience et la jeunesse de certains magistrats instructeurs, leurs difficultés à organiser leurs instructions ou à affirmer leur autorité sur les services d’enquête. Les magistrats du siège peinent à comprendre la politique menée par le parquet. " Le parquet général n’existe pas et le procureur général est venu pour ne rien faire " comme l’a déclaré l’un d’entre eux.

 Des juges sous influence

Le contexte dans lequel les magistrats sont amenés à remplir leur mission n’est pas toujours propice à l’exercice d’une justice sereine et impartiale.

Ont été évoqués devant la commission d’enquête des cas de " proximités " entre certains magistrats ou leurs proches avec certains milieux politiques, y compris nationalistes, ou certains intérêts locaux strictement privés.

Cette proximité n’est pas étrangère à une attitude dénoncée par un magistrat entendu par la commission, qui s’est déclaré choqué de voir des magistrats venir s’enquérir auprès d’un collègue de l’état d’avancement d’un dossier qu’il traite et dont ils connaissent l’une des parties ; " je n’ai jamais vu cela ailleurs " a-t-il ajouté.

Cette indulgence envers des pratiques locales a pu être constatée par exemple dans l’attitude des juges d’instance amenés à intervenir dans le contentieux des inscriptions sur les listes électorales. Ainsi, évoquant les conditions dans lesquelles s’est effectuée la refonte des listes électorales en 1991, une note de la direction générale de l’administration de juillet 1997 rappelait que les juges d’instance avaient rejeté la très grande majorité des recours préfectoraux contre les décisions d’inscription prises par les commissions administratives : " le juge a rejeté le recours de l’administration, se refusant à contrôler le travail des commissions administratives et se bornant à estimer que les éléments fournis par le préfet n’étaient pas de nature à prouver que l’inscription était irrégulière. Comment s’en étonner quand on sait que les juges d’instance locaux étaient particulièrement bien disposés à l’égard de la situation qui prévalait avant l’intervention de la loi du 13 mai 1991 et que l’un d’entre eux au moins était, de notoriété publique, inscrit irrégulièrement dans la commune de son "domicile d’origine" ? "

Enfin, il est clair que les menaces ou intimidations constituent une réalité. Au-delà des attentats nationalistes dirigés contre les domiciles ou les biens de certains magistrats, il est des menaces plus diffuses et moins tonitruantes. Un haut responsable sur l’île expliquait ainsi devant la commission d’enquête que " lorsqu’on est nommé jeune juge d’instruction à Bastia, il faut savoir que si l’on traite des affaires sensibles liées à la Brise de mer ou au terrorisme, on est assez rapidement confronté à des intimidations très directes ".

 

 Des juges qui accusent

Les magistrats en poste en Corse ne manquent pas d’explications, qui apparaissent comme autant d’auto-justifications, pour analyser la crise de la justice dans l’île.

    • la loi du silence

Les spécificités de la société insulaire sont soulignées, au premier rang desquelles la solidarité ou la loi du silence. " L’instruction est une course d’obstacles à tous les niveaux " explique un juge d’instruction en indiquant que les témoins n’apportent que peu d’éléments exploitables et que peu de personnes reconnaissent les faits qui leur sont reprochés même quand leur culpabilité ne fait aucun doute.

La presse locale a aussi été incriminée et aurait une part de responsabilité dans l’image donnée de la justice. " La longueur des articles est inversement proportionnelle à l’importance des délinquants " a dit un magistrat, tandis qu’un autre citait l’exemple de la condamnation de personnes proches de la " Brise de mer " qui n’a fait l’objet d’aucun commentaire dans les journaux.

    • les mouvements de balanciers des gouvernements successifs

Les magistrats, comme ils l’avaient déjà fait dans leurs manifestations publiques, ont incriminé les volte-faces des pouvoirs politiques successifs, que celles-ci se traduisent par des déficiences dans la mise en œuvre de l’action publique par le parquet ou, lorsqu’une instruction est déjà ouverte, qu’elles influent sur la qualité du travail fourni par les services d’enquête. " A mon arrivée, c’était la répression à tout va. Puis quelque temps après, c’est une autre politique " explique un juge d’instruction, précisant qu’il avait dû réactiver par écrit une commission rogatoire et qu’il lui avait été répondu " c’est la trêve, on arrête tout ! ".

Certains ont aussi évoqué les effets délétères des deux lois d’amnistie, surtout celle de 1989.

    • la police

Les carences ou le manque de disponibilité des services d’enquête sont régulièrement évoqués. " Le SRPJ, c’est un mystère absolu. Ça ne fonctionne pas. Longtemps, nous n’avions rien. Maintenant que nous avons des affaires, elles sont mal traitées, parfois à la limite de la nullité " explique un magistrat.

Un autre estimait que, à son arrivée sur l’île, la police judiciaire " fonctionnait exceptionnellement mal (…) puisque des actes de procédure essentiels, comme des perquisitions, n’étaient pas effectués ou quasiment pas. Par exemple, la perquisition d’un appartement de 150 mètres carrés commençait à 15 heures et se terminait à 15h10, ce qui était dérisoire. Autant dire qu’elle n’était pas faite ".

D’autres ont invoqué l’insuffisance des effectifs, le SRPJ étant mobilisé par l’enquête sur l’assassinat du préfet Claude Erignac et la gendarmerie par celles portant sur l’attentat contre la gendarmerie de Pietrosella et sur la caisse régionale de Crédit agricole.

·  Ce malaise nuit encore aujourd’hui à l’action de l’État

Les relations avec les autorités administratives et préfectorales restent toujours délicates et les dessaisissements au profit des juges anti-terroristes parisiens sont encore parfois mal ressentis.

 Les relations avec les autorités préfectorales sont difficiles

Le dynamisme manifesté par le préfet Bernard Bonnet dans la saisine de la justice en application de l’article 40 du code de procédure pénale n’est pas compris par certains magistrats, comme l’ont confié à la commission un haut responsable administratif de l’île et plusieurs magistrats.

La presse a récemment rapporté les propos d’un magistrat expliquant " il faut quatre minutes pour rédiger un article 40, mais il faut dix-huit mois pour le traiter, et dans ce que nous envoie le préfet, il y a 70% de déchets ". Il regrettait que " tout cela peut donner l’impression d’une sur-pénalisation de la vie publique corse ".

Un ancien préfet adjoint à la sécurité indiquait " il y a eu un problème majeur de compréhension et de confiance entre le groupe des magistrats chargés de l’instruction et les autorités administratives ; une méfiance exacerbée, souvent vexante, blessante, qui conduisait certains magistrats instructeurs à se méfier plus de l’autorité administrative que du milieu contre lequel nous étions censés lutter. Cela a été particulièrement désagréable. S’agissant du travail d’enquête mené par les procureurs, il est vrai que j’ai toujours regretté que l’on ne puisse obtenir de meilleurs résultats ".

Cette discordance est d’ailleurs reconnue par certains magistrats. " Cette vision que j’ai de la collaboration entre les services de l’État n’est pas partagée par un grand nombre de mes collègues. Au nom de l’indépendance de la justice, beaucoup de magistrats du siège, mais aussi un certain nombre de magistrats du parquet, manifestent de l’agacement à voir l’autorité administrative occuper le terrain. Il est incontestable que le meilleur moyen de contribuer à l’échec de l’activité de l’autorité administrative est de faire preuve d’une résistance juste ce qu’il faut pour qu’on ne puisse pas franchement vous en faire reproche et, en tout cas, de ne pas faire de zèle, pour pouvoir dire : " en fin de compte, c’est nous qui avons le dernier mot ". C’est indiscutablement l’état d’esprit de certains " a déclaré un magistrat du parquet devant la commission d’enquête.

Un autre, qui vient de quitter l’île, a regretté que " la presse présente le préfet comme le patron des enquêtes ".

Querelles de préséance ou conflits de territoire, réflexes corporatifs ou déficits de communication, de telles attitudes ne sont pas tolérables au regard des enjeux et doivent être bannies pour l’avenir. La collaboration entre l’autorité judiciaire et l’ensemble des services de l’État est en effet indispensable dans le respect du rôle institutionnel de chacun, qui doit être pleinement assumé, pour assurer le succès de l’action entreprise.

 Les relations avec les magistrats parisiens sont empreintes de méfiance

Les dessaisissements au profit du tribunal correctionnel de Paris pour les affaires de terrorisme au sens strict n’apparaissent pas véritablement contestés par les magistrats en poste sur l’île, dans la mesure où il s’agit d’une simple application du code de procédure pénale. Cependant, ce qui a troublé, et visiblement trouble encore les magistrats en Corse, c’est le systématisme qui a eu cours et, en vertu duquel, ces dessaisissements portaient également sur des infractions de droit commun dès lors qu’un militant nationaliste était impliqué. Les magistrats insulaires s’estiment ainsi dépossédés des dossiers les plus importants et, surtout, de l’être trop tôt pour le déroulement efficace des procédures.

Surtout, ils constatent que la durée des instructions menées par les magistrats parisiens n’est pas, non plus, particulièrement courte et s’interrogent sur les suites données aux affaires transmises. Ils estiment aussi que leurs collègues parisiens ne sont pas plus préservés qu’eux-mêmes des influences politiques. D’ailleurs, n’écrivaient-ils pas dans leur lettre ouverte de janvier 1996 : " certaines décisions judiciaires intervenues, soit dans des dossiers de nature politique, soit dans des dossiers de droit commun, mettant en cause des personnes se réclamant du nationalisme, ne s’expliquent que par l’existence de (négociation avec les organisations clandestines) et tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre les magistrats exerçant en Corse sur des dossiers similaires " ?

Il est vrai que les statistiques relatives à l’état des saisines de la 14ème section du parquet de Paris témoignent d’un taux de classement sans suite considérable. Depuis 1994, la 14ème section a été saisie de 551 attentats. Au cours de la même période, elle a procédé à l’ouverture d’informations judiciaires pour 142 d’entre eux, mais en a classé parallèlement 374 sans suite, soit plus des deux-tiers.

L’harmonisation du travail des magistrats parisiens et des juges en poste en Corse est une nécessité pour que la justice passe et passe vite. C’est ce qu’a bien compris le nouveau procureur général près la Cour d’appel de Bastia qui a organisé, dans ce but le 8 juillet dernier à Bastia, une réunion de travail entre les magistrats de l’île et ceux du tribunal de grande instance de Paris. Cette réunion visait à examiner les critères retenus pour procéder aux dessaisissements, les formes de ceux-ci, les suites à leur donner et de mettre point des mécanismes d’échanges d’information entre les juridictions.

b) Une police contestée

La justice n’est pas la seule institution qui fasse l’objet de critiques. La police en a eu son lot, émanant même d’anciens ministres de l’Intérieur. Ce qui frappe dans ces critiques, c’est leur permanence et le retour, à intervalles réguliers, des mêmes constatations.

·  Une gestion du personnel problématique

Un ancien responsable de la police a expliqué au rapporteur qu’il avait trouvé la police judiciaire, lors de son arrivée sur l’île, dans un véritable état de " délabrement moral ". Dans le passé, des constats aussi pessimistes ont déjà été dressés.

Le commissaire Robert Broussard décrit ainsi la police corse lors de son arrivée sur l’île en janvier 1983 après avoir été nommé comme premier commissaire de la République délégué pour la police : " les policiers corses (…) souffraient de ce que l’on appelait déjà le " complexe du harki ". Les sympathisants de la cause indépendantiste leur reprochaient en effet d’être des " traîtres " à la patrie. (…) Les policiers originaires du continent, traités de " barbouzes " lorsqu’ils essayaient de faire leur travail, se trouvaient dans une position encore plus délicate. Ceux qui n’avaient aucune attache sur l’île rêvaient de repartir. (…) Les fonctionnaires chargés de la lutte contre le terrorisme vivaient souvent dans l’angoisse de l’attentat et devaient prendre les précautions d’usage.(…) Les continentaux mariés à des Corses étaient confrontés à d’autres problèmes. En fin de semaine, lorsqu’ils se rendaient au village, on leur faisait comprendre qu’ils devaient éviter de faire du zèle.(…) L’absentéisme, mal chronique de la police en Corse, atteignait des taux record. J’appris qu’un officier ne venait au commissariat d’Ajaccio que l’après-midi. Le matin, il travaillait dans le magasin d’antiquités d’une amie et, le soir, il jouait de la guitare dans une boîte à touristes. "

Dans un style plus feutré et moins coloré, l’inspection générale de l’administration et l’inspection générale de la police judiciaire établissaient, en 1993, un constat analogue. Elles mettaient en évidence " une démotivation réelle " des personnels de police, qu’elles attribuaient à un changement trop fréquent des politiques et des hommes. Sur ce dernier point, elles faisaient observer que " cette présence trop brêve dans des emplois difficiles ne laisse pas à leurs titulaires le temps de mettre en place des politiques de moyen terme visant à redresser l’action de la police, ni ne permet de conforter leur autorité, voire les incite dans certains cas à garder un " profil bas ", dans l’attente d’une promotion rapide dans une région plus calme ".

S’agissant du recrutement, elles notaient qu’ " une grande partie des effectifs de police affectés sur l’île est constituée de fonctionnaires qui en sont originaires et viennent y finir une carrière commencée sur le continent (…) Force est de constater que la moyenne d’âge des policiers en poste en Corse est sensiblement plus élevée que la moyenne nationale ".

Enfin, elle relevaient aussi un " absentéisme très élevé " : " dans son étude sur les missions des CRS et des corps urbains à Bastia et à Ajaccio, l’IGPN constatait qu’en 1991, chaque fonctionnaire en tenue totalisait en moyenne 33 jours de congé de maladie et 15 jours de congé de longue maladie ou de longue durée à Ajaccio, chiffre qui s’élevait même pour les fonctionnaires en tenue à Bastia à 41 jours et 12,5 jours, soit un absentéisme médical deux à trois fois supérieur aux moyennes nationales observées.(…) A titre anecdotique, on peut noter qu’au sein du corps urbain d’Ajaccio, le corps des brigadiers-chefs se distinguait particulièrement, puisque sur un effectif de 8 agents, 5 étaient, au 11 septembre 1992, en congé maladie depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, dont 4 pour motif psychiatrique, donnant par là un exemple déplorable à leurs subordonnés ".

L’absentéisme constitue à l’évidence un mal chronique maintes fois évoqué devant la commission d’enquête. " J’avais demandé au médecin de la police de se rendre régulièrement en Corse pour vérifier la réalité des arrêts maladie " a indiqué un ancien ministre de l’Intérieur.

Une note établie par le préfet adjoint pour la sécurité en juin 1998 indiquait que les directions des sécurités publiques comptaient 27 fonctionnaires en congés maladie en Corse-du-Sud (soit 13% des effectifs) et 33 en Haute-Corse (soit 14% des effectifs). La note cite le cas de plusieurs fonctionnaires se plaçant en congé maladie pour marquer leur refus d’une nouvelle affectation prononcée en raison d’une " absence totale de dynamisme et de résultats ".

La presse s’est également faite l’écho d’exemples d’absences, qui partout ailleurs prêteraient à sourire : des policiers munis de certificats médicaux gérant en été une buvette sur la plage, un policier en arrêt maladie prenant le départ d’un marathon, une policière n’ayant pas repris son service depuis son mariage avec un Italien en septembre 1996,…

La proportion de Corses dans les corps de police et la moyenne d’âge plus élevée ont été aussi fréquemment évoquées. La nomination en Corse, c’est " la préretraite " a dit un ancien ministre de l’Intérieur.

Pour sa part, un élu de l’île indiquait : " la faute de l’État a été infiniment plus grave, parce que l’État a accepté de nommer policiers tous les Corses de l’hexagone qui avaient envie de rentrer chez eux. C’est une faute impardonnable.(…) Je m’appelle X, je demande à rentrer à Corte . Quand je vais rentrer chez moi, je serai le policier qui rentre chez lui. Je dirai à tous mes copains : " tu as fait une petite connerie, allez, je ne t’ai pas vu ".

Cependant, un ancien préfet adjoint à la sécurité expliquait à la commission d’enquête : " je ne dirai pas que le fait que (la police) soit constituée en majorité d’insulaires soit un handicap. J’ai toujours pensé que parmi les policiers, on pouvait distinguer trois catégories de fonctionnaires : ceux qui étaient – l’on en trouvait parmi les continentaux comme parmi les Corses – loyaux, volontaires, disponibles pour l’action et donc prêts à travailler ; ceux qui avaient peur ou cherchaient à être le moins visibles possible, ceux qui étaient en congé maladie ou avaient un travail peu actif – on en trouvait chez les Corses comme chez les continentaux – ; et, enfin, dans une proportion que je ne peux déterminer, il y a eu quelques individualités qui ont joué, qui jouent peut-être encore, contre l’autorité publique – cela est grave bien sûr, mais jusqu’à présent, aucun élément n’a été rassemblé pour prendre des mesures contre telle ou telle personne. Quoi qu’il en soit, nous devons travailler en tenant compte de ces éléments et ce risque de perte en ligne du renseignement ".

·  Des résultats notoirement insuffisants

Cette insuffisance transparaît dans les statistiques relatives au taux d’élucidation des affaires.

Si celui-ci apparaît globalement supérieur en Corse à ce qu’il est dans le reste du pays (48,9% toutes infractions confondues en 1997, contre 29,5% pour la France entière), on note des résultats tout à fait insuffisants pour les infractions les plus graves, pour moitié moins bons que pour la France entière en 1997 :

    • pour les vols à main armée : 14 ,9% contre 36,1%,
    • pour les homicides : 45,5% contre 80,4%,
    • pour les attentats : 10,3% contre 19%.

Comme l’expliquait un magistrat devant la commission d’enquête en évoquant les relations entre la police et la justice, " la coopération est bonne dans toutes les affaires qui n’ont pas d’incidence. C’est-à-dire que la petite et la moyenne délinquance est traitée comme elle doit être traitée. Je ne dis pas que les taux d’élucidation sont miraculeux, mais ils sont convenables (…) . Nous sommes mauvais lorsqu’il y a interférence possible entre le politique et le judiciaire et nous avons une défaillance majeure dans le domaine économique et financier ".

Un autre haut magistrat a confirmé ce jugement en évoquant un " vide sidéral " en Corse. Pour lui, cette situation s’explique avant tout par l’absence sur ce terrain des services d’enquête qui, soit étaient accaparés par d’autres tâches, soit n’étaient pas saisis. Quant aux services centraux, la Corse ne constituait pas non plus, semble-t-il, une préoccupation majeure en ce domaine.

Une chose est sûre : cette absence de performance ne tient pas à une insuffisance globale des effectifs. Avec un peu plus de 2.500 policiers et gendarmes présents sur l’île, la Corse présente un ratio par habitant considérable (1 policier ou gendarme pour 100 habitants ou presque) double de celui du continent.

Un ancien préfet adjoint à la sécurité a analysé devant la commission d’enquête les insuffisances dont souffrent les services :

Je relève deux insuffisances notables au niveau des services de police, et qui subsistent dès lors qu’on écarte les renforts occasionnels ou exceptionnels. Première insuffisance : les brigades anti-criminalité sont très faibles en Corse, alors qu’elles sont le meilleur moyen de prévenir les attentats (…) Seconde insuffisance : le renseignement opérationnel. Si, en Corse, le nombre de policiers est non négligeable, on dispose d’un service de renseignements généraux qui est à peu près équivalent de celui de la Creuse ! Ils sont certes capables de s’intéresser aux réunions d’associations, mais dès qu’ils cherchent à obtenir des informations concernant les activités nationalistes, ils n’obtiennent que les renseignements que ceux-ci veulent bien leur donner. Il n’y a aucune pénétration de ces milieux. J’en veux pour preuve que, alors que dans toutes les universités des policiers suivent des cours, il n’y a aucune pénétration de l’université de Corte, creuset du nationalisme (…) Il est impossible, et tous les services de police vous le diront, de réussir à s’informer sur les villages. Dès que l’on s’écarte du milieu urbain, les policiers sont immédiatement repérés et ne peuvent pas pénétrer. (…) Par ailleurs, aucun policier n’est valablement implanté sur le sud, du côté de Bonifacio, pour suivre le grand banditisme ". Interrogé sur les raisons d’une telle déficience, manque de moyens ou de volonté politique, il estimait qu’il y avait une " inadéquation des moyens. Je ne pense pas qu’il puisse y avoir un manque de volonté politique, car je ne vois pas quel gouvernement pourrait renoncer à être bien informé, même s’il a l’intention de discuter ".

 

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C.– L’éclatement et les ambiguïtés des pouvoirs locaux

 

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