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N° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES OBSTACLES AU CONTRÔLE ET À LA RÉPRESSION DE LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE ET DU BLANCHIMENT DES CAPITAUX EN EUROPE (1)

Président
M.
Vincent PEILLON,

RAPPORTEUR
M.
Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

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TOME II
La lutte contre le blanchiment des capitaux en France :
un combat à poursuivre
Volume 2 - Auditions
Pour en faciliter la consultation en ligne, ce volume a été scindé en 6 parties (le sommaire des auditions est repris dans la première partie)

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission
Retour au sommaire des annexes

Sixième partie

 

- M. Laurent FABIUS, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie, le 13 février 2002


647

- Entretiens du Rapporteur

 

- M. Jean-Pierre MURCIANO, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Grasse, le 20 mai 2000


659

- M. Eric de MONTGOLFIER, Procureur de la République au Tribunal de grande instance de Nice, le 11 juillet 2000


675

- M. Joël BUCHER, ancien Directeur général adjoint de la Société Générale à Taipeh, le 27 mars 2001


687

- M. Etienne CECCALDI, ancien Substitut général au Tribunal de grande instance d'Aix-en-Provence, le 7 juin 2001


705

- Mme Isabelle ARNAL, ancien Substitut du Procureur de la République au Tribunal de grande instance de Grasse, le 20 juin 2001


725

- MM. Alain BERTAUX, Directeur des services fiscaux des Alpes-Maritimes, et Jean-Paul BIANCAMARIA, le 14 juin 2001


735

- M. Yves LE BOURDON, Président de la Chambre d'accusation d'Aix-en-Provence, le 28 février 2002


757

Audition de M. Laurent FABIUS,
Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie

(Compte rendu de la séance du mercredi 13 février 2002)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Monsieur le ministre, nous sommes particulièrement heureux de vous accueillir aujourd'hui, car vous avez contribué à la création de cette Mission en juin 1999. Nous avons reçu, ces dernières semaines, vos collègues de l'Intérieur, des Affaires étrangères et de la Justice, et nous sommes heureux de conclure cette série d'auditions avec vous.

Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous vous poserons un certain nombre de questions. Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Laurent FABIUS : Monsieur le président, messieurs les députés. La lutte contre le blanchiment des capitaux est un devoir et un défi pour les démocraties. Devoir de combattre le crime et la délinquance, défi de préserver la stabilité et l'intégrité du secteur financier au niveau national comme à l'échelle mondiale. Son utilisation à des fins criminelles comporte aujourd'hui des risques de déstabilisation et de dislocation qui appellent une action globale. C'est pourquoi la France inscrit son action dans les trois dimensions - globale, européenne et bien sûr nationale - d'une action publique de régulation. L'Europe doit jouer un rôle moteur dans ce combat où se conjuguent ses valeurs, sa propre pratique et son projet : il lui faut être elle-même irréprochable pour mieux porter cette ambition sur la scène internationale. Comme le Premier ministre l'a rappelé vendredi à l'Assemblée nationale, c'est tout le sens de l'engagement du gouvernement depuis cinq ans, et singulièrement du ministère de l'Economie et des finances.

Le rôle pionnier joué par la France dans les enceintes internationales est connu. Le GAFI en est une illustration, et nous y jouons un rôle moteur : pays et territoires non-coopératifs, révision des 40 Recommandations, extension de son mandat initial à la traque des sources de financement du terrorisme, rôle des institutions financières internationales. Les résultats parlent d'eux-mêmes, comme en ont témoigné les discussions à Ottawa ces derniers jours sur la lutte contre le financement du terrorisme.

La lutte contre le blanchiment et le rôle du GAFI ne sont qu'un élément de l'arsenal mobilisé par notre pays en faveur d'une régulation renforcée. Au-delà des dangers engendrés par les bulles financières, la faillite d'Enron confirme que la maîtrise des abus de la globalisation reste à consolider et qu'une trop grande confiance dans les seuls mécanismes du marché est périlleuse. Les travaux du Forum de stabilité financière, notamment ceux qui ont été menés avec le FMI sur les centres offshore mal régulés, et les initiatives de l'OCDE sur les pratiques fiscales dommageables sont essentiels. S'agissant de l'OCDE, je suis attaché au respect de l'échéance du 28 février, étape déterminante dans l'identification des « paradis fiscaux non coopératifs ». Je souhaite aussi que soient accomplies des avancées en matière de levée du secret bancaire dans le domaine fiscal ou encore des échanges d'informations. Sur ces enjeux, la France fait valoir une vision globale et durable comme j'ai eu l'occasion de le rappeler au G7 samedi dernier.

Les discussions internationales sur ces sujets sont souvent difficiles et longues. Il faut tenir un langage de vérité : nous ne devons pas dissimuler ou minimiser les divergences qui peuvent exister entre les Etats. Nos positions « en avance » sur ces questions nous ont parfois isolés, rendant indispensable une forte détermination de la part des pouvoirs publics. Au total, au cours de cette législature, nous avons fait progresser les idées françaises en faveur d'une meilleure régulation de la globalisation, fondée sur la coopération internationale.

Au niveau européen, au cours du deuxième semestre 2000, la présidence française de l'Union européenne a permis de mettre la lutte contre le blanchiment au c_ur des priorités des Quinze. La traduction la plus importante est l'élaboration de la position commune du Conseil sur la révision de la directive anti-blanchiment, qui a été finalement approuvée à l'issue du processus de codécision à l'automne 2001. Vous connaissez son contenu. Nous allons désormais engager le processus de transposition en droit français. Je suis certain qu'il s'agira d'un chantier prioritaire du prochain gouvernement.

La France a également milité et agi pour le développement d'une action européenne multidisciplinaire en matière de lutte contre le blanchiment par le conseil conjoint JAI/ECOFIN. Nous avons ici aussi fait _uvre de pionniers. Seule une action résolue et concertée entre les sphères financière, policière et judiciaire permet d'obtenir des résultats concrets durables dans la lutte contre le blanchiment.

Les travaux sur la fiscalité de l'épargne sont déterminants dans l'agenda européen. La France plaide pour une approche volontariste. En ce domaine, les décisions se prennent à l'unanimité et certains de nos partenaires - l'Autriche, la Belgique et le Luxembourg - ont soulevé des réserves sur ce texte. Le principal point d'achoppement est l'adoption de mesures équivalentes à l'échange automatique d'informations par six pays tiers dont les Etats-Unis, la Suisse, le Liechtenstein ou Monaco. Un accord a pu finalement être trouvé et l'adoption définitive de cette directive devrait, je l'espère, intervenir d'ici à la fin de cette année, selon les résultats des négociations avec les pays tiers. Parallèlement, la France a été très active dans la lutte contre la concurrence fiscale dommageable au sein de l'Union, avec le code de conduite sur la fiscalité des entreprises. Autant de fronts sur lesquels la finalisation du paquet fiscal en 2002 sera déterminante.

Au niveau national, le dispositif français, après onze années d'existence, dans l'ensemble fonctionne bien. Face à la menace mouvante du blanchiment, il convient de ne pas relâcher nos efforts et de veiller à la pleine adaptation de notre dispositif. C'est pourquoi il a été renforcé l'année dernière avec l'adoption des dispositions contenues dans la loi relative aux nouvelles régulations économiques.

TRACFIN joue un rôle essentiel dans le dispositif français de lutte contre le blanchiment. Je sais l'attention que vous y portez. Le nombre croissant de déclarations de soupçon transmis à TRACFIN souligne la sensibilisation croissante du secteur financier. Afin que TRACFIN puisse être en mesure de faire face à ces nouvelles missions et à cette montée en puissance, j'ai décidé d'accroître ses effectifs et de les porter à cinquante personnes.

Les autorités de supervision du secteur financier, à travers les contrôles qu'elles exercent, occupent également une place centrale dans notre dispositif. Ainsi, la Commission bancaire, comme son président Jean-Claude Trichet vous l'a expliqué, a-t-elle intégré cette dimension dans ses contrôles. S'agissant de la Commission de contrôle des assurances, la loi NRE affirme explicitement sa compétence pour vérifier que les entreprises d'assurance et les courtiers respectent leurs obligations de vigilance. J'ai décidé d'augmenter les effectifs du corps de contrôle afin que la CCA puisse renforcer sa surveillance en ce domaine et impliquer davantage la profession dans la lutte contre le blanchiment. Ces actions commencent à porter leurs fruits puisque la part de déclarations de soupçon en provenance des entreprises d'assurance, longtemps demeurée faible, est en progression notable depuis quelques mois.

Nous avons obtenu des résultats concrets. Nous ne pouvons cependant nous satisfaire de la situation actuelle. Le Premier ministre a tracé devant vous les principales orientations et ambitions de la France aux niveaux multilatéral et européen. Elles sont en cohérence avec les actions que j'ai engagées et confortent ma détermination à _uvrer en ce sens. J'ai ainsi pu insister lors des réunions d'Ottawa du G7 ce week-end sur l'urgence à concilier les actions de court terme, telles que le gel des avoirs des organisations terroristes, et les actions plus structurelles liées notamment à la transparence et à la traçabilité des flux financiers.

Au plan national, l'efficacité de la lutte contre le blanchiment suppose la participation active du secteur financier. Cela nécessite notamment que soient précisées les modalités pratiques des obligations de vigilance des opérateurs afin d'en renforcer l'efficacité et l'effectivité. L'internationalisation des flux économiques et financiers mais aussi le développement des nouvelles technologies rendent de plus en plus complexe la détection des mouvements suspects. Il importe donc d'en adapter les contrôles, de les rendre plus opérationnels et d'en accroître la portée. C'est pourquoi j'ai mis en place avec les professions financières, la Banque de France et la Commission bancaire, un groupe de travail interministériel sur les obligations de vigilance. Là aussi, une démarche partenariale doit être privilégiée. Notre objectif doit consister à susciter une réflexion collective et pragmatique sur l'efficacité des contrôles, à élaborer une gamme de textes visant à préciser les obligations de vérification, qui doivent être ciblées et sélectives, et à agir en ce sens. Les textes devront fixer un objectif ambitieux aux professions concernées, banques et assurances.

Les premiers travaux montrent une volonté des professionnels de dégager, en concertation avec les pouvoirs publics, des solutions pragmatiques aux différents types de risques liés aux différentes opérations financières, pour améliorer leur capacité de détection des opérations suspectes. Sur la question prioritaire des chèques, j'espère parvenir à des solutions dans un calendrier rapproché - sans doute à la fin de ce mois - même si, compte tenu des objectifs ambitieux de ces travaux qui conduiront à édicter des règles plus contraignantes et plus exigeantes que les pratiques actuelles, il conviendra de prévoir des délais d'adaptation pour les établissements. Ces travaux seront étroitement coordonnés avec ceux que mènent les instances internationales responsables des travaux sur le blanchiment.

Sur la mise en _uvre de la loi NRE, nous concentrons nos efforts sur deux chantiers principaux : d'une part, la mise en _uvre des contre-mesures adoptées par le GAFI à l'égard des pays et territoires non coopératifs. La loi NRE autorise le gouvernement à les mettre en _uvre par décret. Cette disposition vient de connaître sa première concrétisation avec la publication d'un décret la semaine dernière concernant Nauru ; d'autre part, une concertation interministérielle est en cours sur le projet de décret de création d'un comité de liaison. Nous souhaitons répondre à trois objectifs : assurer l'indispensable retour vers les professions financières, utiliser cette enceinte pour apporter aux professions concernées les réponses aux enjeux de mise en _uvre, renforcer la coordination opérationnelle entre les différentes administrations compétentes. S'appuyer sur un instrument pour répondre à tous ces objectifs n'est pas aisé, mais je souhaite que ce texte, très attendu par la représentation nationale et la profession, soit très rapidement publié.

Le combat contre le blanchiment est un combat permanent. Notre mobilisation est complète pour mieux maîtriser et gouverner la globalisation. Nous avons obtenu des avancées. Elles justifient l'engagement qui est le nôtre - et le vôtre - pour aller plus loin encore.

M. le Président : Monsieur le ministre, je vous remercie pour cet exposé complet qui marque bien la volonté qui est la vôtre et celle de la France de lutter contre le blanchiment d'argent sale.

Pouvez-vous nous dire dans quel état d'esprit sont les pays concernés par la lutte contre le blanchiment et la délinquance financière que vous rencontrez lors des négociations internationales que vous menez ?

Avant les événements du 11 septembre, nous avions le sentiment qu'un certain nombre d'initiatives françaises prises dans le cadre du G7, du G8 et autour des forums de stabilité financière s'enlisaient, notamment en ce qui concerne la lutte contre les territoires non coopératifs. Y a-t-il, aujourd'hui, un véritable changement d'état d'esprit ?

M. Laurent FABIUS : La réponse est clairement oui. Vous avez rappelé que la France plaide et agit pour une lutte efficace contre le blanchiment d'argent. Mais jusqu'au 11 septembre, nous rencontrions de nombreuses difficultés avec nos partenaires. En effet, il est évident que la lutte contre le blanchiment, et d'autres formes de criminalité, à un moment ou à un autre, entre en collision avec d'autres intérêts, d'autres habitudes. Je me souviens, avant le 11 septembre, avoir participé à des réunions avec mes collègues, y compris dans le cadre du G7, où nous éprouvions ces résistances.

Depuis, l'état d'esprit a énormément changé, notamment compte tenu de l'attitude des Etats-Unis qui se sont rendu compte qu'il n'y a pas de terrorisme sans financement du terrorisme et que pour traquer le terrorisme, il convient de traquer également l'argent sale. De ce fait, le G7 et le G20 ont pris des positions très fortes, et le GAFI s'est vu confier de nouvelles missions. La réponse à votre question est donc clairement oui.

Cependant, je ferai trois observations. Tout d'abord, il n'est pas toujours facile, techniquement, pour les petits pays qui se sont convertis, depuis peu, à davantage de transparence, de disposer des outils adéquats pour traquer ces capitaux. Il serait donc nécessaire que l'ensemble des pays riches mette à leur disposition des expertises et des experts.

Ensuite, même s'il existe une spécificité du blanchiment des capitaux et une spécificité du financement du terrorisme, c'est la partie obscure qui est la plus intéressante. Si nous nous intéressons à certaines techniques de fraude pour les déjouer, les fraudeurs, les criminels utiliseront d'autres techniques. Il est donc nécessaire, si l'on tire un bout de la ficelle, de tirer l'ensemble de la pelote. Et cela débouche sur des problèmes qui n'ont pas été pris en compte par ceux qui étaient sincèrement prêts à avancer sur le sujet. Je prendrai l'exemple des Britanniques. Ils sont certainement tout à fait déterminés à lutter contre le financement du terrorisme - notamment parce que de nombreux réseaux d'extrémistes sont localisés dans leur pays -, mais pour cela ils doivent soulever le couvercle ; et le couvercle, ce sont, par exemple, les trusts, qui sont des éléments importants dans le développement de la City. Il y a donc là une contradiction que l'on ne peut pas traiter par une simple déclaration.

Enfin, le blanchiment d'argent dans le cadre du terrorisme est d'une nature différente, voire inverse, du blanchiment international qui blanchit de l'argent sale pour le réinjecter dans le marché. L'argent du terrorisme peut être de l'argent honnêtement gagné que l'on utilise à une fin criminelle - achat d'armes, etc. Les techniques, les circuits ne sont donc pas les mêmes et souvent ne sont pas décelables. On ne va pas, par exemple, s'intéresser à un crédit consenti par une famille du Proche-Orient à un correspondant résidant en Europe. Ce n'est donc pas en montant des systèmes sophistiqués que l'on déjouera ces transferts d'argent.

M. Philippe AUBERGER : Monsieur le ministre, le premier texte relatif au blanchiment a été voté en 1990, à l'initiative de M. Bérégovoy, et il a été étendu, en 1996, à l'ensemble de l'argent provenant du crime ; or les résultats, en matière de lutte contre le blanchiment, dans notre pays, sont malheureusement encore faibles. Peu de déclarations de soupçon ont été transmises à TRACFIN - du moins au début - et, peu d'affaires ont été transmises de TRACFIN à la justice ; le bilan que l'on peut faire de ces dix années est donc bien faible.

Il est vrai que l'actualité s'est un peu accélérée, notamment avec l'affaire de la Société générale. Nous n'avons pas encore entendu, monsieur le ministre, votre analyse sur cette affaire : faut-il remettre en cause la législation - récente - ou s'agit-il d'un problème de relations entre la direction du Trésor et la Commission bancaire ? La Commission bancaire a-t-elle donné toutes les informations préalables nécessaires aux banques pour pratiquer les contrôles ?

Quoi qu'il en soit, cette affaire interpelle les pouvoirs publics dans la mesure où il existe un danger à laisser la justice partir seule sur des affaires de cette nature, alors qu'elle n'a pas forcément la connaissance des circuits, des mécanismes et des pratiques. Cela risque d'introduire des dysfonctionnements dans le système bancaire et des distorsions par rapport à la concurrence.

Deuxième point, vous l'avez dit, le blanchiment international et le financement du terrorisme peuvent relever de deux logiques différentes. Par ailleurs, si le blanchiment porte sur des sommes très importantes, le financement du terrorisme ne repose pas sur des sommes énormes. Les attentats du 11 septembre n'ont pas coûté cher ! Je ne pense donc pas que l'on puisse inférer du fait que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne ont été obligés d'adopter une attitude très ferme à l'égard du financement du terrorisme pour dire qu'ils vont changer d'attitude en ce qui concerne le blanchiment. Les Etats-Unis ont toujours été réticents à lutter contre le blanchiment et la Grande-Bretagne, on a pu le constater à de maintes reprises, ne répond pas aux commissions rogatoires.

Enfin, le troisième point que je voudrais aborder concerne les paradis fiscaux, les zones de non-droit. Ces zones sont recherchées pour leur absence de fiscalité, l'anonymat des transactions et leurs systèmes opaques. Mais le fond du problème est que ces paradis fiscaux sont dans l'incapacité de réaliser un contrôle suffisant du système bancaire et des règles prudentielles en matière bancaire. Tant qu'un tel dispositif de surveillance n'existera pas, les personnes intéressées auront tout intérêt à aller dans ces pays où elles peuvent faire tout et n'importe quoi.

Ces Etats - je parle surtout des îles - ne disposent pas, en général, de règles de droit très strictes et la démocratie est inexistante ; il convient donc de passer par des Etats démocratiques disposant de règles de droit pour pouvoir atténuer les effets extrêmement nocifs de ces paradis fiscaux. Ce n'est pas en les inscrivant sur la liste noire du GAFI que l'on fera progresser les choses.

M. Laurent FABIUS : Il convient effectivement de faire une distinction entre le blanchiment et le financement du terrorisme. Cependant, le financement du terrorisme est assuré à la fois par de l'argent honnêtement gagné, et par de l'argent du crime ; il existe certainement des liens entre les trafics de stupéfiants et d'armes et les activités terroristes.

En ce qui concerne TRACFIN, je ne partage pas votre jugement que je trouve sévère. Même s'il reste des progrès à réaliser, il y a eu des avancées. Par ailleurs, il convient de rester circonspect sur l'évolution des statistiques, les affaires ne se traitant pas en une année. L'objectif n'est pas que nous ayons une multiplicité de déclarations, car TRACFIN pourrait vite être noyé, débordé. Si les banquiers et les compagnies d'assurance saisissaient TRACFIN de centaines de milliers de dossiers, il serait dans l'incapacité de faire face.

Le problème a été débattu par les banques, notamment depuis que leurs dirigeants sont responsables pénalement. Ils sont tout à fait d'accord pour participer à la lutte contre le blanchiment en déclarant les soupçons qu'ils peuvent avoir sur tel ou tel dossier, mais si cela ne suffit pas, ils se couvriront en transmettant à TRACFIN tous leurs dossiers. Or s'ils agissaient ainsi, quels que soient les effectifs de TRACFIN, cela ne marcherait pas.

Quelle est notre philosophie ? Outre notre propre démarche, il existe un partenariat, une collaboration entre les intermédiaires financiers, les assurances et TRACFIN qui permet de faire avancer les procédures.

Il est vrai qu'au départ les banques et les compagnies d'assurance étaient très réticentes. Petit à petit, cette réticence a disparu, les responsables de ces établissements ayant compris l'intérêt qu'il y avait à participer à la lutte contre le blanchiment. Mais je ne crois pas que leur objectif doit être d'augmenter massivement le nombre de déclarations de soupçon ; ils doivent être vigilants et saisir TRACFIN si une affaire leur paraît litigieuse. 

Des progrès importants ont été réalisés, j'ai pu le constater notamment à l'occasion du dispositif que j'ai mis en place sur la lutte contre le financement du terrorisme. Je ne sais pas quelles seront vos propositions, mais je pense que ce serait une erreur de démanteler le système ou de le noyer. Je pense sincèrement que la coopération entre les finances, les établissements concernés et la justice a progressé.

S'agissant de la Société générale, je ne ferai aucun commentaire sur une affaire en cours de jugement. Je dirais simplement qu'il existe une imbrication de textes qui rend les obligations des uns et des autres pas très claires : les textes relatifs aux chèques fixent les obligations de vérification des banquiers avec une vocation purement civile et commerciale ; les textes relatifs à la prévention du blanchiment fixent les obligations des banquiers pour se mettre en situation de déceler les fonds d'origine criminelle ; le code pénal qualifie de blanchiment, depuis 1996, différents faits, etc. Il me paraît donc nécessaire, effectivement, de clarifier les obligations de chacun.

C'est dans cet état d'esprit que j'ai créé ce groupe de travail interministériel qui a pour objectif d'aboutir à plus d'efficacité dans la lutte contre le blanchiment. Je n'ai pas d'a priori, mais je ne pense pas qu'il soit nécessaire, pour procéder à cette clarification, de passer par la loi ; attendons la conclusion de ce groupe.

Avec quatre milliards de chèques émis par an, il n'est évidemment pas possible de tous les vérifier. L'objectif est de mettre en place des procédures d'alerte qui permettent aux banquiers de s'intéresser à un cas précis. Je suis certain que les dirigeants et le personnel de nos banques sont des personnes très consciencieuses, honnêtes. Nous ne devons pas transposer au domaine financier la psychologie du Dr Knock : un bien-portant est un malade qui s'ignore ; un chèque normal est un chèque frauduleux qui s'ignore !

En revanche, M. Auberger, je vous rejoins lorsque vous dites que la justice ne doit pas être seule à s'occuper de ces affaires ; il ne lui appartient pas de diriger les banques ou l'économie de notre pays.

Dernier point : les paradis fiscaux, les zones de non-droit. Vous avez parfaitement raison, il est important que le contrôle prudentiel soit renforcé dans ces zones. Concrètement, comment cela peut-il se passer ? La plupart de ces paradis fiscaux sont dans la juridiction d'un grand pays ; il appartient donc à tous les pays, notamment les plus puissants, de faire pression sur ces Etats pour que les choses évoluent, soient par l'intermédiaire de leur propre autorité prudentielle, soit par les relations courantes qu'ils entretiennent avec ces paradis fiscaux. Le Canada, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ont, de par leur géographie, une série d'îles dans leur juridiction ; s'ils sont décidés à avancer, je pense sincèrement qu'ils feront ce qu'ils ont à faire.

M. le Président : Je voudrais revenir sur l'affaire de la Société générale, pour distinguer la question de l'application de la loi de 1996 et le problème lié aux modalités de contrôle des chèques. Certaines personnes ont demandé une révision de la loi de 1996, au motif que l'intentionnalité du délit de blanchiment n'étant pas spécifiée, cette intentionnalité n'était pas exigée. Or tel n'est pas le cas, puisqu'en application, dans notre droit, du principe général de l'intentionnalité des délits, le délit de blanchiment suppose le caractère intentionnel.

Nous n'avons pas accès au dossier de l'affaire de la Société Générale, et nous n'avons pas à contester la décision du juge ; je rappellerai simplement que ce dernier est censé connaître et appliquer le droit et donc le principe d'intentionnalité.

Enfin, en ce qui concerne le traitement des chèques, il existe, sans doute, pour nos banques, une difficulté particulière à exercer leur obligation de vigilance et la création du groupe de travail interministériel devrait permettre de clarifier ce point.

M. Charles de COURSON : Monsieur le ministre, ma question concerne les frais commerciaux exceptionnels (FCE), pour s'exprimer en termes convenables lorsqu'on désigne en réalité les « pots-de-vin ». Quelle est l'attitude du Gouvernement face à ces autorisations douanières qui sont l'une des sources d'alimentation de l'argent sale, tant sur les marchés privés que sur le marché public ? Je connais bien le problème, pour les avoir contrôlés lorsque j'étais magistrat à la Cour des comptes. Il existe tout de même un paradoxe à lutter contre le blanchiment alors que l'une des sources du blanchiment sont les FCE qui donnent lieu à des autorisations douanières ! Avec une quasi-impossibilité de contrôler le lien qui existe entre le FCE versé et le marché.

M. Laurent FABIUS : Une évolution de notre droit a eu lieu à partir de dispositions prises au niveau de l'OCDE, et les autorités françaises, comme c'était leur devoir, ont fait savoir qu'elles appliquaient cette convention internationale. Or je n'ai pas eu connaissance, depuis, de difficultés particulières.

M. Charles de COURSON : La convention que nous avons ratifiée ne concerne que les fonctionnaires et les agents publics, elle est donc facilement contournable. En tant que ministre, vous continuez - ou plutôt vos collaborateurs - à signer des autorisations douanières concernant les FCE. Or deux sociétés, qui sont des entreprises publiques, l'OFEMA et l'OGEA - qui sont en train de fusionner - font leurs chiffres d'affaires uniquement avec des pots-de-vin.

Une autorisation douanière autorise, par exemple, un taux raisonnable pour un marché d'armes - les taux sont différents par pays ou par catégorie de pays ; taux qui peut varier de 10 à 40 %. Mais comment vous, ministre, pouvez savoir à qui ces commissions, in fine, vont bénéficier ? Vous ne le saurez jamais, car les fonds sont virés sur des comptes en Suisse ou d'autres paradis fiscaux, où un intermédiaire détient la liste, en exemplaire unique, des bénéficiaires - chef d'état-major, président de la République, président du parti dominant, etc. Et toutes ces personnes possèdent des comptes dans des paradis fiscaux. Par ailleurs, vous ne savez pas si une partie de cet argent n'est pas rapatrié par ceux-là mêmes qui sont chargés de le gérer.

Je me suis heurté à ce problème en tant que magistrat de la Cour des comptes, j'avais donc demandé de l'aide au Parquet, mais cela n'a rien donné. Un magistrat français ne peut pas aller en Suisse vérifier quels sont les bénéficiaires de cet argent.

M. Laurent FABIUS : J'avoue que je ne sais pas quoi vous répondre. Je vais me renseigner et je vous communiquerai une réponse complète.

M. Jacky DARNE : Les choses évoluent, il est vrai que nous avons transposé dans notre droit la convention de l'OCDE et les conventions de l'Union européenne pour incriminer des faits de corruption internationale qui n'existaient pas antérieurement ; la corruption internationale vise, in fine, des représentants de l'Etat élus ou des fonctionnaires du pays destinataire. Le principe même du droit, c'est l'interdiction de verser des commissions qui ont pour but de permettre à un fonctionnaire ou à une autorité de prendre une décision qui serait contraire à l'intérêt général.

Cela ne veut pas dire qu'auparavant le versement des commissions était fait de façon directe. Tous les contrats passent par des mandataires commerciaux. Le fond du problème est le suivant : existe-t-il une cause ou non dans telle ou telle opération ? C'est là que j'élargirai un peu votre question, en m'adressant au ministre.

Monsieur le ministre, quelle est la relation entre les services de l'administration fiscale, lorsqu'il y a contrôle fiscal, et les services de lutte contre le blanchiment ? La tentation est de séparer les deux concepts, alors qu'en réalité, toute une série d'infractions passe par des opérations sans cause. Lorsque nous parlons de territoires - qui sont des territoires sur lesquels il n'y a pas de richesses possibles - il ne faut pas oublier qu'une opération financière a une cause fictive ; on doit effectivement expliquer pourquoi l'argent entre et sort à un endroit. Il y a donc un contrat, une facture qui n'a pas de cause. L'administration fiscale, comme d'autres organes de contrôle, a la possibilité d'interroger les personnes intéressées.

Ma question est donc la suivante : dans l'organisation de la recherche des informations, pensez-vous que nos services - administration fiscale, direction générale des impôts - collaborent de façon efficace dans ce domaine ? Ne pensez-vous pas que le prétexte fiscal n'est pas un frein à la lutte contre les infractions qui sont la cause...

M. Laurent FABIUS : Qu'appelez-vous prétexte fiscal ?

M. Jacky DARNE : Je veux dire que la seule présence d'un élément fiscal permet d'invoquer l'excuse fiscale et de s'exonérer de toute coopération permettant de révéler des faits ou de donner des informations. Et le territoire qui a mis en place ce système permettant à des individus de faire de l'optimisation fiscale ne participe pas à la lutte contre le blanchiment ; au contraire, il attire des capitaux criminels.

M. Laurent FABIUS : Il s'agit là d'une question de philosophie politique. Je vous ai dit que depuis les événements du 11 septembre, tous les pays étaient d'accord pour collaborer à la lutte contre le blanchiment. En revanche, certains pays considèrent que la concurrence fiscale relève d'un autre débat. Or il est vrai qu'à un moment donné, les choses s'interconnectent ; et je reconnais qu'il s'agit là d'une difficulté.

En ce qui concerne les différents services, je puis vous assurer qu'ils collaborent efficacement. Lorsque les services fiscaux ont connaissance d'un fait qui pourrait avoir une autre connotation, ils font leur travail.

M. Jacky DARNE : Monsieur le président, si vous le permettez, je voudrais faire un commentaire sur la réponse de M. le ministre en ce qui concerne les déclarations de soupçon.

Monsieur le ministre, je ne partage pas l'avis des banquiers - que vous relayez aujourd'hui - sur le fait qu'il ne faut pas multiplier les déclarations de soupçon au motif que TRACFIN serait noyé. Les Etats-Unis et la France ont, en la matière, des pratiques assez différentes.

En France, les banques doivent faire une déclaration dès qu'elles ont un soupçon. Nous leur imposons donc une obligation qui laisse une part d'appréciation. Aux Etats-Unis, le nombre de déclarations de soupçon est bien plus important car elles sont fondées sur un certain nombre de critères objectifs - origine de l'opération, éléments internes de procédure, etc.

Chaque banquier a une relation avec sa clientèle ; il fixe donc ses critères de manière qu'il n'y ait pas un afflux inconsidéré de déclarations de soupçon. En effet, une déclaration de soupçon entraîne la perte de confiance du client si celle-ci est injustifiée. Commercialement, le banquier est donc astreint à s'imposer des critères discriminants.

Il me semble donc que le groupe de travail que vous avez créé devrait s'inspirer de méthodes qui ne sont pas dans la tradition française mais qui sont plus objectifs ; le minimum, pour un banquier, est de connaître son client et de savoir ce qui se passe sur le compte de celui-ci. Il convient donc, à partir de là, de définir des critères objectifs.

M. Laurent FABIUS : Vous savez, le modèle américain... il a aussi quelques faiblesses. J'étais à New York récemment, pour le forum de Davos, et des collègues américains me disaient, eux, du bien du système français, dans ce domaine... Alors bon !

Je crois comme vous qu'il convient d'être pragmatique. Mais c'est l'histoire de l'épée et du bouclier ; les trafiquants sont ingénieux : ce qu'ils vont inventer, c'est ce qui va sortir du critère. Par ailleurs, la France a une spécificité puisque nous émettons 70 % des chèques européens - ce qui va peut-être changer avec l'euro. Je retiens donc l'idée qu'une clarification est nécessaire, sans pour cela mettre en place un système qui ferait que l'on passerait à côté de certains éléments utiles.

Ce groupe de travail, dont je viens de décider la création, est intéressant, car pour une fois les intérêts des uns et des autres sont les mêmes. L'administration souhaite que l'intérêt public soit respecté et les banques veulent clarifier les choses afin de ne pas voir leur responsabilité engagée sur des bases mal définies.

Je voudrais d'ailleurs souligner - ce qui n'a rien à voir avec le sujet - que l'on parle beaucoup de l'attractivité de la France ; or si les responsables des banques ou d'autres entreprises sont, de façon trop systématique, déférés devant le juge, on ne peut pas parler d'un élément d'attractivité puissant !

M. Charles de COURSON : Je voudrais revenir sur la question de la politique fiscale française et le problème de la théorie française de l'abus de droit. Selon cette théorie, en matière fiscale, n'est pas condamnable un montage fiscal s'il n'est pas exclusivement monté pour une raison fiscale. Et il appartient à l'administration fiscale de prouver qu'il est uniquement monté à des fins fiscales.

Dans ce concept d'abus de droit, l'administration fiscale ne dispose pas d'outils adaptés ; en effet, il est quasiment impossible de prouver qu'un montage a été réalisé exclusivement à des fins fiscales. Monsieur le ministre, êtes-vous pour le maintien de la théorie actuelle de l'abus de droit ?

M. Laurent FABIUS : Sincèrement, je n'ai pas d'idée sur la question. Il faut que j'étudie le problème.

M. Jacky DARNE : Monsieur le ministre, lorsque je vous parlais de critères à définir et que je faisais référence aux Etats-Unis, je pensais notamment à la connaissance du client qui est un élément à la fois qualitatif et quantitatif et qui correspond à nos traditions.

Ma dernière question est relative à l'organigramme des services qui luttent contre le blanchiment : TRACFIN, un service central de prévention de la corruption, trois ministères impliqués - l'Intérieur, les Finances et la Justice - des organes de police internationaux, tels qu'Interpol, Europol, etc. Que pensez-vous de cet organigramme ?

M. Laurent FABIUS : Pour être clair, en ce qui concerne la question précédente, je dirais qu'il convient, certes, de mieux préciser les obligations des banques, mais que l'obligation générale de vigilance reste fondamentale.

S'agissant de l'organigramme, il est vrai que l'on peut le trouver complexe et que l'on pourrait avoir tendance à vouloir le rationaliser. Cependant, le point central, et vous l'avez souligné, ce sont les bonnes relations qui doivent exister entre les services et les personnes qui y travaillent. Or, de ce point de vue, je pense que beaucoup de progrès ont été réalisés, y compris avec les établissements bancaires. Lorsque j'ai installé la cellule qui s'occupe de la lutte contre le financement du terrorisme, j'ai tenu à ce que tout le monde soit présent.

Un rattachement unique entraînerait, j'en suis persuadé, une perte de matière. Et un rattachement à qui ? Si c'est au ministère que je dirige, la partie pénale disparaîtrait. Et le problème se pose de la même manière si ce rattachement est fait au ministère de la justice. En outre, je ne suis pas sûr que la collaboration entre les établissements financiers serait bonne.

Je vous concède que le système actuel est peut-être un peu complexe, mais il est indispensable de posséder un réseau qui ne laisse rien échapper. Par ailleurs, il est également indispensable que les personnes qui y travaillent restent à leur poste un grand nombre d'années et que l'on joue à fond l'interdisciplinaire. Si nous devons faire des propositions, faisons-le pour dire que les croisements doivent être plus fréquents et encore plus efficaces qu'ils ne le sont.

M. le Président : Des évolutions ont eu lieu depuis le début de nos travaux, même s'il reste deux ou trois points sur lesquels il conviendrait d'insister. Tout d'abord, les déclarations de soupçon. Le nombre de déclarations de soupçon donnant lieu à une transmission au parquet et à l'ouverture d'une information judiciaire est en augmentation de près de 50 % par an depuis 1998 - avec une accélération récemment.

Je voudrais revenir sur la querelle qui a eu lieu au moment de l'installation de TRACFIN, entre les douanes et différents services. Les travaux que l'on a menés, y compris avec les services de la justice et de l'intérieur, font que des fonctionnaires - de ces deux ministères - sont maintenant délégués directement à TRACFIN. Certes, ils sont en nombre insuffisant - un par ministère - mais cette idée est maintenant acceptée.

Ce qui est plus préoccupant, c'est que certaines professions - vous avez parlé des assurances et vous avez parfaitement raison - sont très peu motivées, alors que la confiance aurait dû s'installer depuis plusieurs années. Il reste donc un travail important à effectuer à ce niveau.

Ensuite, une évolution de la Commission bancaire dans ses missions d'inspection des banques est absolument nécessaire. Si elle effectue des inspections sur place de manière assez traditionnelle, elle n'organise pas de formations pédagogiques autour des difficultés que peuvent rencontrer les banques. L'idée d'une collaboration amplifiée est bonne, mais certains secteurs doivent être ciblés et les organes de surveillance et de contrôle dynamisés.

M. Philippe AUBERGER : Nous pouvons tout de même discuter du problème de la séparation du Comité de réglementation et de la Commission bancaire, car ces deux organes sont liés et les problèmes de la Société générale viennent peut-être de là.

Mais il existe un autre sujet sur lequel nous pourrions réfléchir : avec la constitution des plates-formes financières, nous avons réalisé un progrès important dans la spécialisation des magistrats chargés de ces affaires. Cependant, les dossiers sont toujours traités avec une très grande lenteur, les magistrats reprenant souvent à zéro les affaires qui leur sont transmises. Ne serait-il pas opportun de rattacher la police judiciaire, dans ce domaine, aux plates-formes financières ? La séparation entre la police, qui dépend du ministère de l'Intérieur, et des magistrats, qui dépendent de la Chancellerie, est-elle justifiée ? En effet, si la police judiciaire était à la disposition directe des magistrats, nous obtiendrions, sans aucun doute, de bien meilleurs résultats.

M. Laurent FABIUS : Il s'agit là d'un problème beaucoup plus vaste.

M. Philippe AUBERGER : Mme la Garde des Sceaux nous l'a dit très clairement : les moyens insuffisants de la police judiciaire entraînent un retard des enquêtes, les brigades spécialisées régionales croulent sous le nombre des affaires, etc.

M. le Président : Bien, mes chers collègues, nous allons arrêter là cette audition. Monsieur le ministre, je vous remercie infiniment d'avoir répondu à notre invitation.

Entretien du Rapporteur avec M. Jean-Pierre MURCIANO,
Juge d'instruction au tribunal de grande instance de Grasse

(extrait du procès-verbal de la séance du 20 mai 2000 à Nice)

M. le Rapporteur : Je vous remercie d'avoir accepté de vous exprimer devant la mission. Nous avons souhaité vous entendre pour plusieurs raisons, et tout d'abord parce que vous êtes spécialiste des questions de délinquance économique et financière et que vous avez approfondi des techniques d'investigation. Vous avez donc une maîtrise approfondie de la situation sur les départements côtiers, notamment les Alpes-Maritimes, dans l'un des ressorts où vous exercez les fonctions de juge d'instruction.

Dans un premier temps, je souhaite que vous exposiez les méthodes habituelles du blanchiment d'argent illégal que vous avez constatées au travers de vos dossiers, et, plus largement, les techniques de délinquance économique et financière, tant dans la commission de l'infraction que dans sa dissimulation à travers le blanchiment.

M. Jean-Pierre MURCIANO : Vous avez parlé de spécialistes. Une des difficultés de ce type de poste, à Grasse ou à Nice, est que nous ne sommes pas des spécialistes, mais des généralistes. L'essentiel de notre temps est consacré à la délinquance « de voie publique ». Lors de la semaine de permanence - qui intervient toutes les six semaines, sachant que nous sommes six magistrats à Grasse -, nous sommes saisis de toutes les affaires de faits divers : viols, meurtres, trafics de stupéfiants, vols de sac-à-main à l'arraché, infractions d'individus en séjours irréguliers, violences.

Ces infractions amènent dans la plupart des cas le juge à prononcer un mandat de dépôt. Compte tenu de la gravité de cette privation de liberté, et des délais impartis, les magistrats grassois consacrent l'essentiel de leur temps à la gestion de ces dossiers de détenus qui sont prioritaires par rapport aux autres. Le temps passe trop vite quand on a rentré 10 à 12 détenus dans la semaine de permanence. Les avocats sont là pour nous aiguillonner, faire les confrontations dans les meilleurs délais possibles ; les familles souhaitent des permis de visite ; les intéressés vont demander leur mise en liberté, faire appel en cas de refus. Ce sont des dossiers qui absorbent l'essentiel de notre temps. Après cinq semaines, il y a une nouvelle semaine de permanence, et on recommence.

Le temps que nous pouvons consacrer aux dossiers importants de délinquance économique et financière, très complexes par nature, est donc bien trop court par rapport au temps que nous devons consacrer à tous les dossiers qui s'accompagnent de mesures de détention provisoire. C'est un premier obstacle.

Cela fait de nombreuses années - bientôt douze ans en ce qui me concerne - que nous attirons l'attention sur cette difficulté, sans être vraiment entendus. Cela nous désespère et nous amène parfois à nous demander si ce n'est pas volontairement qu'on nous laisse dans un tel dénuement de moyens. D'autant que cela se répercute sur les services de police qui connaissent les mêmes problèmes d'effectifs.

Cela aboutit à la situation actuelle à Grasse où chaque juge doit avoir plus de 220 dossiers en stock, c'est-à-dire parfois le triple de ce qui est constaté sur le territoire national en moyenne. Non seulement, nous avons du mal à traiter dans des délais raisonnables nos procédures, mais nous devons parfois abandonner certaines prérogatives aux enquêteurs auxquels nous délivrons des commissions rogatoires sur lesquelles nous avons peu de contrôle.

Les enquêteurs étant eux-mêmes surchargés, ils traitent dans l'ordre qu'ils veulent bien ces procédures, en privilégiant éventuellement celles qui, à leurs yeux, méritent l'attention et qui ne sont pas forcément celles qu'aurait traitées en priorité le magistrat. Il y a tout un transfert de prérogatives qui se fait au profit des OPJ, ce qui pose de nombreux problèmes.

Ce préalable étant fait, les infractions économiques et financières supposent que le bénéficiaire puisse en jouir ouvertement par la suite. Si vous avez attaqué une banque ou si vous vivez du produit de la vente de stupéfiants, l'intérêt est de pouvoir vous en servir. Si vous êtes obligé d'avoir un train de vie conforme à ce que vos revenus avoués permettent d'apprécier, cela ne sert plus à grand-chose. D'où la nécessité de blanchir, c'est-à-dire de pouvoir donner à cet argent produit par l'infraction l'apparence de la légalité, l'apparence d'une origine honnête.

La question se pose pour le petit délinquant qui circule dans un véhicule immatriculé au nom de sa mère ou qui possède une Harley Davidson dont la carte grise est au nom de sa grand-mère !

En matière d'infraction économique et financière, les procédés mis en place sont beaucoup plus astucieux. Parmi les phénomènes rencontrés le plus souvent, il y a celui qui consiste à acquérir un bien sur la Côte d'Azur, souvent un bien immobilier - sachant que certaines villas bien situées atteignent des prix de 15 à 20 millions de francs -, et à le revendre avec une plus-value fictive. Le prétendu acquéreur se voit remettre par son vendeur les fonds occultes qui vont lui permettre de lui racheter plus cher ce bien immobilier.

Quelques temps après la guerre du Golfe, on avait constaté sur la Côte un écroulement général du marché des grosses villas de luxe. Un avocat, en même temps syndic d'un lotissement d'importantes villas au-dessus de la Côte, s'était aperçu qu'une certaine villa, malgré la crise de l'époque, s'était vendue à plusieurs reprises et, à chaque fois, à un prix très au-dessus du cours habituel.

En réalité, ce mécanisme montrait simplement qu'un certain nombre de personnes avaient créé par ces ventes successives une plus-value parfaitement fictive qui permettait à l'avant-dernier propriétaire de justifier d'une rentrée d'argent importante après avoir réalisé une très bonne affaire en ayant acheté ce bien et en ayant trouvé à le revendre très vite à un prix nettement supérieur.

Le même phénomène est pratiqué très souvent avec les _uvres d'art qui peuvent se payer sans qu'il y ait beaucoup de justifications demandées quant à l'origine des fonds. Il est très facile de créer des cotes fictives, d'exposer telle ou telle _uvre dans une vente ayant une certaine notoriété et de la racheter soi-même à un prix supérieur pour lui donner une valeur fictive qui permettra ensuite de justifier d'un train de vie supérieur ou de revenus ultérieurs.

Parmi les pratiques les plus courantes, il y a celle qui consiste à obtenir d'un établissement bancaire une ligne de crédit quelconque, un découvert, un prêt qui, en réalité, sont garantis par un dépôt en espèces fait soit au sein du même établissement bancaire, soit dans une autre banque, le plus souvent à l'étranger, et qui vient garantir le prêt sollicité ou la ligne de découvert.

Ce type de mécanisme avait été mis en évidence, notamment à Monaco, lors d'une affaire qui a été jugée concernant la Banque industrielle de Monaco (B.I.M). La commission bancaire française avait constaté que cet organisme était spécialisé dans l'ouverture de comptes au nom de résidents monégasques qui percevaient un petit pourcentage sur toutes les sommes que des Français ou des Italiens déposaient et en contrepartie desquelles il leur était octroyé différents prêts qui permettaient en France ou en Italie de justifier de leur train de vie.

On peut s'étonner que l'administration fiscale ne dénonce pas plus souvent ces pratiques puisqu'il s'agit généralement de prêts qui ne sont jamais remboursés, ce qui devrait attirer l'attention. Dans certains autres cas, le dépôt en garantie est remplacé par des sociétés de caution. Là aussi, le phénomène est assez voyant puisque ces prêts ne sont jamais remboursés. Systématiquement, on fait jouer les sociétés de caution qui ne se plaignent de rien et qui aussitôt après, bien qu'elles se soient substituées à un emprunteur, sont prêtes à nouveau à lui octroyer différents prêts et à se porter à nouveau caution alors qu'il est un débiteur officiellement défaillant.

Dans un dossier que j'ai instruit récemment, j'ai eu la surprise de constater que ce phénomène ne fonctionnait pas seulement dans les paradis bancaires que vous connaissez avec des sociétés offshore, mais tout simplement dans une banque française, la Banque Populaire de la Côte d'Azur, dont le directeur niçois était également directeur d'une filiale située à Monaco. Les bénéficiaires de prêts sur la Banque Populaire niçoise déposaient des fonds sur la filiale monégasque et le directeur des deux établissements possédait des lettres de garantie à la première demande qui venaient justifier l'octroi de prêts accordés par la banque française.

Ce phénomène était évident puisqu'il y avait identité, non seulement sur la personne juridique puisque la banque monégasque était la filiale de la banque niçoise, mais également sur la personne physique puisque le même directeur assurait la direction des deux établissements.

Néanmoins, nous nous sommes aperçus dans le dossier que pour masquer ce mécanisme, lorsqu'il s'agissait de faire jouer ces lettres de garantie, un nouveau stratagème avec la Banque générale du Luxembourg permettait de renvoyer les fonds vers le Luxembourg où le déposant, grâce à un contrat fiduciaire, obtenait à nouveau en contrepartie un prêt qu'il affectait au remboursement de la BPCA à Nice.

M. le Rapporteur : Il s'agissait donc de prêts qui remboursaient des prêts.

M. Jean-Pierre MURCIANO : Le banquier niçois n'allait pas jusqu'à faire jouer directement ces lettres de garantie à la première demande sur les fonds déposés à Monaco ; on les faisait transiter par la Banque générale du Luxembourg où ils étaient déposés. En vertu d'un contrat de fiducie, un prêt était accordé qui venait rembourser la banque française. Cette espèce de triangle était destiné à masquer ce qui se passait localement avec la BPCA et sa filiale monégasque.

M. le Rapporteur : A quelles années ces faits remontent-ils ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : De 1992 à 1995.

M. le Rapporteur : Cette pratique a-t-elle cessé à ce jour ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Pour cette banque précise, cela a cessé dans la mesure où la filiale monégasque a été rachetée par la banque Pallas Stern et que le directeur en question est parti. Ce directeur a vu d'ailleurs son nom cité à nouveau dans une immense escroquerie, l'affaire Europa Vie. Un nouveau directeur l'a remplacé. Depuis 5 ans, si mes informations sont bonnes, la BPCA de Nice réalise des résultats nettement excédentaires par rapport à l'époque antérieure.

Paradoxalement, en abandonnant ce type de mécanisme, la banque a de meilleurs résultats, ce qui laisse penser que ce blanchiment d'argent avait un coût, y compris pour la banque, puisque désormais les résultats financiers seraient bien meilleurs qu'auparavant. C'est à vérifier quoique ces renseignements m'aient été donnés par quelqu'un de bien informé. Sur ce mécanisme, c'est assez évident. Je pourrais éventuellement vous remettre des copies de ces contrats de fiducie du Luxembourg si vous n'en avez pas recueilli par ailleurs.

Les contrats, les imprimés faits au Luxembourg sont des actes stéréotypés, qui ont valeur d'exemple indépendamment du nom qui figure sur le document.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous développer l'utilisation qui est faite de ces sociétés offshore, appelées fiduciaires dans les pays latins, trusts dans les pays anglo-saxons ou Anstalt dans les pays germaniques, en tout cas de ce que vous en voyez du côté de la justice française des Alpes-Maritimes ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Quand on est confronté à ce problème, on voit qu'il n'y a pas une personne qui compte dans la région qui soit propriétaire du bien immobilier où elle vit. Tout cela est toujours masqué derrière une société, une Anstalt, un trust ou une fiduciaire en Suisse. Le premier obstacle au fonctionnement de la justice est que l'on ne peut plus identifier, sauf à mener une enquête fouillée et difficile, les propriétaires des biens immobiliers.

Par exemple, quand on parle de l'implantation de la mafia russe, les informations émanent des services de Renseignements Généraux locaux et apprennent que tel ou tel bien immobilier extrêmement coûteux aurait été acheté par un individu de nationalité russe.

Quand, judiciairement ou policièrement, on veut s'intéresser à une telle question, il faut se livrer à des investigations d'une grande complexité pour essayer d'identifier, caché derrière toute une cascade de sociétés, le plus souvent sises à l'étranger, le véritable propriétaire. En raison de ces contrats de fiducie, c'est-à-dire à ces prêts accordés à des sociétés et adossés à des dépôts anonymes, on a bien du mal à identifier les véritables propriétaires de tel ou tel bien immobilier.

M. le Rapporteur : Comment faites-vous en pratique pour les identifier ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : En pratique, il faut qu'une information judiciaire soit ouverte. Ce n'est pas souvent le cas puisque, tant que cette recherche n'est pas faite, le parquet n'arrive pas à motiver l'ouverture d'une information, puisqu'il lui manque au moins les éléments préliminaires.

Dans ce cas, on est obligé de consacrer pratiquement une année de travail d'un des rares O.P.J. de la section financière de la P.J. de Nice qui doit patiemment remonter l'identité de chacune des sociétés qui ont successivement vendu ce bien, les modes de paiement allant en général avec des banques qui sont à Panama, au Liberia, dans les paradis bancaires. Il essaye ainsi de retrouver finalement le prêt bancaire qui paraît être celui qui masque le dépôt, c'est-à-dire, quand on a un peu de chance, celui qui s'accompagne d'un intérêt quasiment nul, du genre 0,25 %, qui n'est jamais remboursé, alors que néanmoins la banque n'entame aucune action contre ce prétendu débiteur défaillant.

Quand tous ces éléments sont réunis, on peut supposer que l'on a affaire au vrai propriétaire qui a obtenu ce prêt apparent. Selon le pays où cela se situe, il faut, sur commission rogatoire, obtenir que l'on puisse entendre le banquier, qu'il puisse expliquer pourquoi il a octroyé un prêt à des conditions si avantageuses, qu'il veuille bien répondre que ce prêt est garanti par un dépôt et qu'il veuille bien nous dire qui a fait ce dépôt qui n'est parfois même pas fait dans le même pays.

Ce sont donc des enquêtes très complexes.

M. le Rapporteur : Les mécanismes d'actes authentiques de conservation d'hypothèques ne permettent-ils pas de partiellement répondre à ce désir d'identification des véritables propriétaires des biens immobiliers ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Les exigences du service des hypothèques sont que telle villa du Cap d'Antibes a été cédée par la SCI X à la SCI Y, mais les propriétaires n'apparaissent pas. Ensuite, la transmission de tous ces biens se fait par la vente des parts de société et non pas par la vente d'un bien immobilier.

Puisqu'elle a été jugée, on peut parler d'une autre affaire, celle de la villa du promoteur Pellerin où une SCI a été créée dans laquelle son nom n'apparaît absolument pas. Il suffit d'une cession de parts en blanc chez un notaire ou un conseiller juridique pour quelques francs pour vendre l'intégralité des parts de la société afin que le vrai propriétaire, M. Pellerin, redevienne le propriétaire de cette villa. Là encore, sans formalisme. Ce sont des biens qui peuvent changer de mains par une simple cession de parts, moyennant quelques milliers de francs de prix de cession.

Quant aux sociétés fiduciaires, elles impliquent une opacité complète sur l'identité véritable des propriétaires. Lorsque, par chance, on arrive à saisir parfois quelques documents qui traduisent l'existence de cette fiduciaire, le titulaire du ou des comptes bancaires que l'on va identifier n'est pas l'utilisateur de la fiduciaire, mais la fiduciaire elle-même. C'est-à-dire qu'aucune réquisition bancaire, même dans l'hypothèse où le pays concerné accepte de collaborer, ne permettra d'identifier un compte au nom du personnage sur lequel on enquête, puisqu'il s'agira d'un compte ouvert au nom de la fiduciaire dont seuls les gérants savent à qui elle appartient ou à qui elle a appartenu dans la période de temps concernée.

Dans un autre dossier que j'avais à traiter il y a quelques années, j'avais eu l'occasion d'interroger un avocat genevois qui gérait une centaine de sociétés au Liechtenstein. Il a expliqué, en première comparution, le fonctionnement de ces sociétés qu'il appelle lui-même des coquilles vides.

Lorsque des personnes ont besoin d'une société au Liechtenstein pour une opération précise et pendant un temps déterminé, on vient le trouver. Lui, il reçoit deux personnes dont l'une donnera des instructions pour faire entrer l'argent et l'autre pour le faire sortir. A partir de là, il ne cherche plus à connaître ni l'origine des fonds, ni les motivations des personnes qui se sont entendues devant lui.

La société de Vaduz, par exemple, qu'il met à disposition, va recevoir des fonds, selon les accords qui ont été préalablement définis, par ce qu'il appelle le donneur d'ordre « in ». Ces fonds ne pourront sortir que quand il aura des instructions du donneur d'ordre « out ». En dehors de cela, il ne sait rien et il ne veut rien savoir de plus. Cela permet à des ressortissants, français notamment, de conduire des opérations totalement opaques avec la complicité « objective » de ces gérants de fiduciaires genevoises qui ne sont pas susceptibles d'apporter beaucoup d'informations quand ils sont entendus, parce que, au mieux, ils connaissent l'identité de deux personnes venues se mettre d'accord chez eux, mais ils ignorent tout de l'origine des fonds et de leur destination.

Récemment, dans une affaire importante, après un peu plus de deux ans de commissions rogatoires à Genève, le gérant de la fiduciaire nous a fait savoir simplement qu'il ne se souvenait plus de l'identité de ses clients, que, malheureusement, ses archives avaient été volées, et que d'ailleurs il déposait plainte pour ce vol, bien qu'il n'ait aucun soupçon et aucun espoir d'identifier les auteurs ! Cela veut dire qu'il nous renvoie ainsi à nos chères études pour ce qui est d'une éventuelle collaboration dans la recherche des véritables propriétaires de l'argent qui a circulé sur sa fiduciaire.

Il s'agit quand même, pour la seule année 1995 dans ce dossier, de plus de 250 millions de francs qui se trouvaient sur un compte à Bruxelles, dans une banque Hispano-Bénélux, compte ouvert par une société située au Panama. Après deux ans d'investigation et avec la collaboration de la justice suisse, on apprend simplement que malheureusement ce mandataire a perdu la mémoire et qu'on lui a volé ses archives.

Cela vous donne une idée du rythme auquel avancent nos enquêtes, étant entendu que, par virement électronique, cet argent circule en une demi-seconde autour du monde, alors que pendant des mois, voire des années, on attend et espère la collaboration de la justice belge et de la justice suisse en l'occurrence.

M. le Rapporteur : Considérez-vous que cette utilisation est très répandue dans l'immobilier, dans les affaires ordinaires, c'est-à-dire des investissements soit à l'étranger, soit des étrangers en France, en tout cas dans le département dont vous êtes juge d'instruction ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Dans les affaires à connotation pénale et qui donnent lieu à ouverture d'une information, ces pratiques sont plus que répandues : elles sont systématiques. Il n'y a pas un dossier où n'apparaisse une société offshore, un compte à l'étranger dans un paradis bancaire. Ce qui devient très inquiétant, c'est que la délinquance de droit commun, c'est-à-dire le banditisme, connaît désormais et utilise les mêmes filières qui étaient à notre connaissance réservées à certaines délinquances financières.

Cela peut s'expliquer par le fait que les conseils juridiques en la matière sont les mêmes ou que, peut-être, ces pratiques commencent à être connues et vulgarisées. On constate que l'individu qui braque une banque ou qui importe des tonnes de cocaïne du Brésil utilise les mêmes réseaux de blanchiment qu'un promoteur immobilier pour masquer une commission.

Cela rend très pessimiste sur la poursuite de ces infractions puisque ces délais de l'enquête très longs dont je vous parlais ne sont pas compatibles avec la détention provisoire. Quand on est aux prises avec un gros dossier de trafic international de stupéfiants en bande organisée qui doit se terminer devant une cour d'assises, on est obligé de laisser de côté les investigations financières qui supposeraient à chaque fois de 18 mois à 2 ans d'investigations hypothétiques et, en contrepartie, la mise en liberté préalable de tous les intervenants.

M. le Rapporteur : Dans l'affaire de stupéfiants que vous citez, quel est le pays concerné et quelle est la formule juridique utilisée pour dissimuler les produits du crime ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Dans ce cas précis, c'est la Roumanie. Avec des difficultés encore plus évidentes pour les enquêteurs et avec un double avantage, puisque des sociétés roumaines ont été créées non seulement pour blanchir, mais aussi pour justifier le train de vie de tous les bénéficiaires de ces infractions en France et en Espagne. Elles permettent de blanchir, mais aussi de vivre confortablement sans ressources en prétendant justifier de revenus avouables.

M. le Rapporteur : Quels sont les pays avec lesquels vous rencontrez le plus de difficultés en matières bancaire et fiduciaire pour l'exécution des commissions rogatoires internationales que vous délivrez ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Les difficultés sont les mêmes, aussi bien avec les pays de la Communauté européenne qu'avec nos voisins suisses et monégasques.

Contrairement à ce que l'on pouvait espérer, il n'y a aucune différence sensible entre les délais et la qualité des réponses qui nous sont faites. Quand on s'adresse à la Belgique, au Luxembourg, à l'Angleterre, à l'Irlande, l'opacité est aussi compacte qu'avec nos voisins monégasques et suisses.

M. le Rapporteur : Je suis surpris que vous parliez de la Belgique en ces termes. J'y ai rencontré des magistrats du Parquet et du Siège qui, bien que vivant dans le dénuement, sont très désireux de coopérer, car soucieux d'obtenir eux-mêmes notre coopération. Avez-vous des cas précis pour lesquels je pourrais demander, au nom de la justice française, quelques informations à vos homologues belges ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : J'ai le cas précis de cette banque Hispano-Bénélux, gérée de Suisse par une fiduciaire. Les comptes étaient ouverts théoriquement au nom d'une société panaméenne. Les magistrats ont transmis les demandes, mais les réponses parvenues de cette banque sont parfaitement incomplètes. On sent bien que les réticences sont aussi fortes que lorsque l'on s'adresse à Zurich ou à Genève.

Il est vrai que c'est une expérience unique. Il y a peut-être des contre-exemples.

M. le Rapporteur : Avez-vous des exemples récents montrant des réticences dans la coopération judiciaire avec les Monégasques ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Les réticences découlent du fait qu'à chaque fois que l'on demande des investigations à l'étranger, elles sont conduites par les policiers locaux. On autorise ou non les policiers français à assister à ces investigations.

La réciproque est vraie d'ailleurs. Quand la France accepte de collaborer avec un pays étranger, c'est elle qui effectue des actes. Dans cette hypothèse, si le dossier est considéré comme sensible par les autorités monégasques, elles ont toute latitude pour limiter les témoins ou les mis en cause qui vont être entendus. Seules les questions que les policiers locaux estiment devoir être posées seront retenues sans que le policier français qui y assiste puisse intervenir.

M. le Rapporteur : Est-ce le cas dans une affaire que vous instruisez actuellement ? (assentiment) Vous n'arrivez pas à obtenir l'exécution de vos commissions rogatoires internationales ! ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Si. Les personnes que je souhaitais entendre l'ont été, mais les enquêteurs français présents n'ont pas été autorisés à mettre en avant des charges précises, à solliciter des explications complémentaires. Il s'agit d'une audition qui a été menée comme les policiers monégasques ont bien voulu la mener.

M. le Rapporteur : Etes-vous revenu à la charge en demandant des compléments d'explication ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Non. J'ai choisi de convoquer moi-même ces personnes pour les entendre. Bien qu'il s'agisse de sujets monégasques, on peut espérer qu'ils se présenteront à ces convocations car ils ne peuvent se permettre, vivant à Monaco, d'avoir un mandat d'amener ou d'arrêt sur le territoire français, ce qui les condamnerait à vivre éternellement dans la Principauté.

Quand le dossier le permet et que les charges suffisantes ont été réunies, il y a cette faculté de convoquer une personne pour qu'elle soit entendue en qualité de mis en examen et, à défaut, de décerner un mandat, ce qui est assez dissuasif, en tout cas pour Monaco.

M. le Rapporteur : Quelles difficultés rencontrez-vous avec le Luxembourg ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Nous en parlions tout à l'heure. Ce système de fiducie qui nous contrarie tant est au Luxembourg quelque chose de tout à fait légal. Ce sont des gens qui vous apportent leur collaboration sérieuse, mais qui ont érigé ce système qui conserve toute son opacité, même en cas de collaboration.

Les contrats sont faits de la façon suivante : M. X dépose une somme d'argent sur un compte. En contrepartie, la banque s'engage à accorder un prêt du même montant, sous réserve de quelques frais de dossiers et d'agios, à toute personne que M. X lui désignera.

C'est-à-dire que, lorsque la collaboration avec le Luxembourg s'exécute, on nous donne tous ces éléments. Cependant, on ne saura pas d'où ce M. X a tiré les fonds qu'il a déposés et on ne sait pas quel sera le bénéficiaire qu'il aura choisi pour bénéficier du prêt garanti par ce dépôt.

M. le Rapporteur : Cela vous paraît-il conforme aux quarante recommandations du GAFI ? Il est vrai que ce ne sont pas les mêmes critères d'appréciation que les vôtres. Nous étudierons cette question en interrogeant les autorités luxembourgeoises.

M. Jean-Pierre MURCIANO : C'est quelque chose qui, pour eux, n'est peut-être pas sujet à discussion. Peut-être qu'ils ne mesurent pas à quoi cela peut servir dans les autres pays de la Communauté.

Dans les autres procédés de blanchiment dont on a parlé tout à l'heure, il faudrait signaler le système de compensation, mais que je n'ai jamais rencontré dans un dossier. Il s'agit d'une information que j'ai recueillie d'une personne qui pratique ce genre de chose, car seules les personnes qui sont au c_ur de ces problèmes peuvent parfois devenir de bons informateurs.

Cette pratique semble se répandre énormément et a été mise en évidence dans l'affaire dite du « Sentier » à Paris. Comme plusieurs banques internationales compensent chaque matin les sommes qui leur sont dues réciproquement, et ne s'échangent que les soldes, les commissionnaires ou les livreurs de sociétés de gestion de fortune procèdent de la même façon, à savoir que lorsqu'une personne qui a déposé des fonds, par exemple à Genève, a besoin de 5 millions de francs en France et qu'en contrepartie un autre client a besoin de faire un dépôt équivalent, ce commissionnaire se déplace et fait circuler l'argent localement, ce qui correspond néanmoins à débiter l'un et à créditer l'autre du même montant, mais l'argent, physiquement, ne quitte pas la France.

Cela rend illusoire toute espérance de saisie douanière, puisque, jusqu'alors, l'une des façons de démasquer ces phénomènes de blanchiment était de temps en temps d'ouvrir un coffre de voiture et de découvrir des valises contenant des fortes sommes. Ce système de compensation qui est calqué sur quelque chose d'institutionnel, mais qui concerne cette fois des espèces, exclut le transfert des fonds d'un pays à l'autre et évite aux intéressés de prendre le risque d'une interpellation, d'une saisie.

On m'a signalé également un autre phénomène qui se produit depuis que le législateur a limité les montants en espèces que les notaires sont autorisés à recevoir lors de la vente d'un bien et qui, à ma connaissance, sont de 20 000 francs. Les personnes qui souhaitent néanmoins régler leur achat en espèces se font établir tout simplement un mandat aux CCP. Cette fois, le notaire peut dire sur son acte qu'il n'a pas été payé en espèces, mais qu'il a été créditeur d'un mandat des CCP, ce qui revient exactement au même.

Je voulais aussi évoquer deux phénomènes. J'ai constaté le premier à l'époque de cette affaire de la Banque industrielle de Monaco et je le retrouve actuellement dans un autre dossier en cours. Le blanchiment de l'argent sale se fait souvent avec un rapport qui n'est pas de 100 %. De la même façon que le cambrioleur qui a fait la vitrine de Van Cleef et qui a emporté 10 millions de bijoux est très satisfait s'il arrive à les vendre pour 500 000 francs. Le taux d'exigence n'est pas le même que pour tout un chacun, puisque c'est de l'argent totalement noir. Si on le blanchit à 70 ou 80 %, c'est déjà un excellent résultat.

On constate aussi que certains organismes bancaires acceptent de faire des prêts à des gens qui sont rejetés par le système traditionnel. Ces personnes qui se présentent dans toutes les banques à leur disposition se voient expliquer qu'elles ne remplissent pas les conditions pour obtenir le prêt souhaité. Ce sont des clients à risque. Ils aboutissent inévitablement sur une certaine officine qui est en rapport avec une banque capable de leur donner satisfaction.

Tout cela a un coût parce que cet intermédiaire prend une commission occulte. L'expert évaluateur, qui évalue le bien donné en garantie et très souvent aussi le surestime, perçoit aussi une commission occulte. Finalement, ces gens vont emprunter encore plus d'argent que ce dont ils avaient initialement besoin. Ils obtiennent de cette banque un prêt relais sur deux ans, mais se retrouveront inévitablement, à l'issue des deux ans, dans la même difficulté et, sauf miracle, le bien est vendu. L'organisme bancaire ou la caution, quand il y en a une, deviennent ainsi officiellement propriétaires d'un bien immobilier compte tenu de la défaillance de l'emprunteur.

Ce mécanisme avait été démonté dans l'affaire de la BIM où se cachait manifestement du blanchiment puisque, par la suite, on a découvert l'existence de comptes de trafiquants colombiens qui approvisionnaient la banque en narcodollars.

Dans cette affaire en cours, cela n'est pas encore démontré, mais il semble bien que si cette banque accepte de prêter des fonds à des gens qui sont rejetés par l'ensemble du système bancaire traditionnel, c'est manifestement qu'elle n'a pas le souci de sa gestion, mais qu'elle cherche surtout à devenir propriétaire « légalement », par décision de justice, sur saisie immobilière d'un patrimoine immobilier, alors que peut-être, au départ, celui-ci a été acquis avec des fonds d'origine inavouable.

M. le Rapporteur : Nous avons fait là une visite guidée passionnante à travers les divers mécanismes de blanchiment que vous avez eu à connaître. Je voudrais vous remercier d'avoir procédé à une évaluation de terrain rapide des dysfonctionnements du système de coopération judiciaire internationale que nous avons déjà par ailleurs bien identifié et bien évalué à travers une vision plus globale.

Je voudrais en venir aux particularités des ressorts judiciaires des Alpes-Maritimes et vous poser une question très directe : considérez-vous que la répression de la délinquance économique et financière dans ce département fonctionne normalement ? Si tel n'était pas le cas, quelles seraient les carences que vous pourriez identifier ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Nous avons évoqué les moyens au début de l'entretien. Le manque de moyens est encore plus net dans ce domaine qui supposerait des actions dans la continuité. Pour se pencher sur un dossier difficile, que ce soit le magistrat ou le service enquêteur, il faut disposer d'un peu de temps libre. On ne peut pas engager des investigations complexes si l'on n'a que quelques heures devant soi ou quelques jours. On repousse souvent le traitement de ces dossiers que l'on regardera quand on aura du temps devant soi, ce qui n'arrive quasiment jamais.

Pendant ce temps, comme on l'a vu, l'argent fait le tour du monde à travers ces sociétés offshore, ces fiducies, etc.

Il arrive néanmoins que, de temps en temps, on débouche quand même, notamment en matière de corruption, puisque souvent le blanchiment d'argent s'accompagne de corruption et qu'en tout cas, la corruption n'existe que parce que le blanchiment existe. Il m'est arrivé au moins à quatre reprises de pouvoir conduire, à peu près jusqu'à la démonstration de l'existence des infractions, des dossiers de ce type dont j'ai été systématiquement dessaisi.

Ces quatre dossiers avaient comme point commun de concerner des dossiers, soit de blanchiment, soit de détournement de fonds publics, impliquant des personnalités locales et relatifs à des infractions dont la commission n'était possible que par l'existence de réseaux extrêmement élaborés.

Le premier dossier concernait une organisation de fonctionnaires corrompus de l'administration fiscale qui, avec l'aide du grand banditisme local, ont racketté un certain nombre de contribuables.

Les autres dossiers concernaient l'immobilier et l'urbanisme. Là encore, les infractions n'étaient possibles que par l'existence de réseaux extrêmement structurés, puisque de nombreux « fusibles » sont en place pour éviter que ces infractions ne soient possibles.

Lorsque, malheureusement, ces fusibles ne fonctionnent pas, les faits constatés impliquent nécessairement, par exemple en matière d'urbanisme, des promoteurs, des architectes, des fonctionnaires municipaux, des élus, une commission d'urbanisme. Lorsque la décision est prise au niveau préfectoral, là encore, des fonctionnaires, dont le rôle est justement de contrôler la légalité de ces actes, sont impliqués. Faute de quoi l'arrêté municipal irrégulier n'aurait pas dépassé le stade du contrôle de la légalité.

Ces infractions très productrices en matière de richesses supposent la mise en place d'un certain nombre de personnes censées se contrôler réciproquement et qui ont mis au jour l'existence de ces fameux réseaux récemment dénoncés par M. le Procureur du tribunal de Nice.

A titre indicatif, je peux citer un exemple récent qui concerne, sur la Croisette à Cannes, un immeuble existant déjà. Il s'agit d'une résidence hôtelière fermée par manque de rentabilité. Une décision municipale est sollicitée pour autoriser sa transformation et sa vente sous forme d'appartements. Cet exemple est frappant car il n'y a pas de travaux à effectuer. L'immeuble est construit et ne suppose donc aucune modification du décor, aucuns travaux. La simple signature du maire permettant la transformation et le changement de destination de cet immeuble s'avère valoir 1 milliard de francs ! Cette résidence fermée qui fait environ 10 000 m2 habitables s'est vendue grâce à cette signature à 100 000 francs/m2, ce qui signifie que cette autorisation municipale a rapporté au propriétaire une plus-value de 1 milliard de francs.

On imagine les mécanismes mis en _uvre, y compris les offres de corruption, lorsqu'une simple décision peut valoir 1 milliard de francs pour le propriétaire. Pour qu'une telle autorisation illégale soit accordée, il a fallu d'abord que les enquêteurs, employés municipaux qui préparent le dossier, soient impliqués ; il a fallu qu'une commission d'urbanisme mixte, qui comprend des fonctionnaires mais aussi des élus, soit impliquée également ; il a fallu que le service des Domaines, qui dans ce type de dossier fixe le prix au m2en fonction du marché constaté, soit également concerné ; il a fallu ensuite qu'au niveau du contrôle de légalité, à savoir au niveau des services de la préfecture, à nouveau, les personnes chargées de contrôler une telle opération soient impliquées.

Evidemment, ce type de dossier est difficile à mener à son terme. En tout cas, c'est mon expérience puisque j'ai été dessaisi pour des motifs procéduraux que je continue de décrire comme inexistants et qui, dans d'autres circonstances, même s'ils avaient donné lieu à des nullités de procédure, n'auraient pas conduit au dessaisissement.

M. le Rapporteur : Cela semble vouloir dire que la chambre d'accusation a dans quatre dossiers que vous évoquez...

M. Jean-Pierre MURCIANO : J'ai été dessaisi de quatre dossiers : trois fois par la chambre d'accusation, une fois par la Cour de cassation.

M. le Rapporteur : La chambre d'accusation nous a expliqué qu'elle aurait été justifiée à prononcer certaines nullités, comme cela arrive dans certaines procédures, mais pas à aller jusqu'au dessaisissement.

M. Jean-Pierre MURCIANO : Dans les trois dossiers soumis à la chambre d'accusation, je persiste à dire qu'il n'y avait même pas matière à nullité.

M. le Rapporteur : Voilà, les choses sont dites clairement. L'autre question est de savoir si ces procédures ont suivi un cours normal après votre dessaisissement. C'est très important pour nous.

M. Jean-Pierre MURCIANO : Ce que je veux dire, c'est que non seulement il n'y avait pas matière à nullité, mais encore s'il y avait eu matière, la pratique courante est de corriger une nullité lorsqu'elle existe et de renvoyer le dossier au magistrat instructeur pour qu'il reprenne le cours de son information, vidé de ces éventuelles nullités. En ce qui me concerne, dans ces trois cas, j'ai été dessaisi.

Dans le premier cas, la chambre d'accusation a évoqué, c'est-à-dire qu'elle a décidé de continuer elle-même cette instruction. L'instruction a été confiée au président de la chambre d'accusation qui s'est limité à retirer aussitôt la commission rogatoire qui avait été confiée aux gendarmes et à ordonner un non-lieu immédiat pour les personnalités politiques qui avaient été convaincues de détournement de fonds publics.

M. le Rapporteur : Vous considérez que c'est un non-lieu vraiment immédiat et qu'il n'y a vraiment pas eu d'investigations complémentaires.

M. Jean-Pierre MURCIANO : L'adjudant-chef de la section de recherche (SR) de Marseille qui à l'époque était en charge de ce dossier est venu en faire le témoignage officiel devant le CSM (Conseil supérieur de la magistrature).

M. le Rapporteur : Comment s'appelait cette affaire et qui concernait-elle ? Cette affaire a bien été jugée ? Nous pouvons en parler ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Elle a été jugée sans les personnalités politiques qui, à mon avis, auraient dû y figurer.

M. le Rapporteur : Qui étaient ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : M. Jean-Claude Gaudin et son directeur de cabinet.

M. le Rapporteur : Quel type d'infraction cette affaire concernait-elle ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Cela concernait des emplois fictifs procurés à un individu extrêmement douteux, Fernand Saincené, qui, depuis, est décédé avec son frère dans une voiture à Tourtour dans le Var. Il s'agissait d'une affaire connue à Marseille sous le nom de l'affaire des « ripoux du fisc », qui s'était déroulée sur fond de campagne électorale en vue des élections régionales de 1992.

Les enquêteurs avaient été amenés à découvrir l'existence d'une association dont la préfecture des Bouches-du-Rhône avait confirmé qu'elle n'avait pas d'existence légale depuis plusieurs années, mais qui a continué à vivre uniquement parce que son compte bancaire a continué à fonctionner, alimenté par des subventions du conseil régional, qui étaient dépensées par la seule personne qui figurait sur le carton de signature à la banque, à savoir M. Gaudin lui-même. Il attribuait donc des subventions à une association dont la seule existence était celle d'un compte bancaire sur lequel il avait seul le pouvoir d'ordonner les dépenses.

M. le Rapporteur : De quelle année date ce dessaisissement ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Le 15 avril 1993. La seconde affaire est celle de la villa Pellerin. J'en ai été dessaisi au moment où l'expert que j'avais désigné avait constaté non seulement l'existence de mètres carrés superflus, d'ailleurs reconnue par l'intéressé, mais surtout l'existence de fausses factures qui avaient permis de sortir de la BNP environ 160 millions de francs supplémentaires par rapport au coût réel des travaux.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous préciser ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Cette villa a été construite grâce à des fonds qui ont été prêtés par la BNP à Christian Pellerin et grâce à un jeu de fausses factures consistant tout simplement à surévaluer le coût des travaux. Il a présenté des devis qui ont justifié la sortie d'environ 180 millions de francs, alors que l'expert que j'ai désigné pour chiffrer le coût réel arrivait à un coût qui n'excédait pas 20 millions de francs. 160 millions de francs s'étaient ainsi évaporés.

En même temps, il était apparu que le maire de la ville d'Antibes qui avait délivré ce permis pouvait être impliqué et qu'il aurait, semble-t-il, été corrompu, notamment par le cadeau d'un véhicule Mercédès.

J'avais eu le temps, avant d'être dessaisi, de vérifier si ce maire possédait effectivement une Mercédès. C'était le cas. Lorsque j'avais demandé au garagiste comment il avait payé cette voiture, celui-ci a répondu, sur P.V., que, depuis quelque temps, Pierre Merli, le maire en question, venait de temps en temps déposer des billets de 500 francs et que, quand il y en avait eu assez, environ 350 000 francs, il a acheté cette voiture qui était désormais la sienne.

M. le Rapporteur : Les investigations se sont-elles poursuivies à la suite de votre dessaisissement ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : A la suite de mon dessaisissement, Christian Pellerin a été condamné par le tribunal correctionnel. Le dossier est en appel, ce qui pourrait faire croire que, malgré le dessaisissement, le dossier a connu une suite judiciaire. En réalité, seuls les éléments évidents, à savoir cet excès de mètres carrés, ont été poursuivis.

M. le Rapporteur : C'est donc l'infraction à la législation sur l'urbanisme, exclusivement.

M. Jean-Pierre MURCIANO : Plus personne ne s'est alors jamais intéressé aux 160  millions de francs qui se sont évaporés de la BNP.

M. le Rapporteur : Quel est le troisième cas ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Le troisième cas concernait M. Claude Muller, qui est, par ailleurs, le beau-père de Christian Pellerin. Sans entrer dans les détails, cette affaire m'a été retirée le 7 avril 1994. La presse vient de relater la décision de l'assemblée plénière de la Cour de cassation datant de quelques semaines, qui enterre définitivement ce dossier dans lequel aucun acte supplémentaire n'a été fait depuis mon dessaisissement.

M. le Rapporteur : J'ai sous les yeux un arrêt de la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence du 24 juin 1998 qui concerne M. Guibal, maire de Menton, M. Bigarini*, juge au tribunal de commerce, et Mme Jourdan*, premier adjoint au maire de Menton, du chef de corruption passive.

J'observe que la chambre d'accusation avait évoqué cette affaire ; elle avait très certainement été saisie directement car il s'agissait encore, à l'époque, d'instruire, s'agissant de dépositaires de l'autorité publique, en vertu du texte qui conférait le monopole de ce type d'investigation à la chambre d'accusation. La chambre d'accusation avait en effet déclaré le 23 octobre 1991 : « y avoir lieu à ouverture d'une information contre les trois intéressés ». J'observe qu'aucun acte n'ayant été effectué depuis le procès-verbal d'audition d'un témoin le 7 juillet 1992, il y avait extinction de l'action publique par prescription.

La chambre d'accusation d'Aix-en-Provence est assez spécialisée dans ce type de négligence. Avez-vous eu connaissance de cette affaire dans le cadre de votre fonction ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Non, j'en ai eu connaissance par la presse récemment. Manifestement, c'est encore un cas où la chambre d'accusation est prompte à évoquer, mais plutôt inerte après.

M. le Rapporteur : Avant que vous n'évoquiez le quatrième cas, considérez-vous qu'il y a un problème avec la chambre d'accusation qui est chargée de vous contrôler mais aussi de vous soutenir. Elle doit soutenir l'action investigatrice des juges d'instruction. Pensez-vous qu'il y ait un problème à Aix-en-Provence ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Je pense qu'il y a un grave problème. D'ailleurs, à l'occasion de ces trois dessaisissements dont je viens de parler, j'estime que la chambre d'accusation a masqué ses propres turpitudes en imputant dans ma notation la responsabilité de ces dessaisissements. Et ce, en des termes d'une extrême violence qui auraient dû conduire, soit à me déférer devant un conseil de discipline, soit à me retirer toute fonction d'instruction.

Je ne peux pas comprendre que l'on puisse écrire dans cette notation que je suis un magistrat totalement incompétent - M. Mistral précise à un moment que quand il ouvre mes dossiers sa main tremble de peur - et qu'en même temps on continue pendant des années à me laisser en place, à me confier toujours les affaires les plus sensibles, au mépris de l'intérêt du justiciable.

J'ajoute que, fort heureusement, ce problème n'existe qu'avec la chambre d'accusation et que, quand je suis noté par les présidents des juridictions de fond - présidents de tribunal correctionnel, président de la Chambre des appels correctionnels, président des cours d'assises -, ceux-ci au contraire, de façon assez unanime, estiment que mon travail, mes mérites, valent des éloges.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous ces anomalies du côté de la chambre d'accusation ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Je pense que la chambre d'accusation est manifestement sujette à des pressions, notamment lorsque ce sont des hommes politiques qui sont en cause, ce qui était le cas des trois dossiers dont j'ai été dessaisi, sur environ 1 900 que j'ai traités pendant toutes ces années à Grasse.

En ce qui concerne mon cas personnel, je pense que ces dessaisissements correspondent également à la certitude pour la chambre d'accusation que, si elle m'avait laissé poursuivre ces dossiers, je n'aurais pas renoncé à les conduire jusqu'au bout.

Je prends pour exemple d'autres dossiers, notamment sur Nice, où la chambre d'accusation a annulé des pièces qui concernaient là encore des hommes politiques locaux, mais où elle a laissé le magistrat instructeur saisi, lequel a abandonné cet aspect des poursuites et n'a jamais refait les investigations prétendument entachées de nullité.

M. le Rapporteur : Nous allons parler maintenant de la quatrième affaire dont vous n'avez pas encore parlé, l'affaire Mouillot. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir les motifs de votre dessaisissement et de savoir si des investigations supplémentaires et ultérieures ont eu lieu ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : J'ai été dessaisi à la suite d'une requête en suspicion légitime présentée par un promoteur, M. Goslan, qui me reprochait devant la chambre criminelle d'avoir communiqué une attestation à M. Bernard Tapie, à la suite de propos qui m'avaient été tenus, non par M. Goslan, mais par l'ancien président de la banque SDBO qui, lui, ne se plaignait de rien, et ce en dehors de toute procédure.

J'ai su récemment que M. Goslan avait également adressé à la chambre criminelle un rapport émanant d'un détective privé, selon lequel on essayait de prétendre que j'aurais déjeuné avec M. Bernard Tapie à l'époque des faits.

M. le Rapporteur : M. Bernard Tapie a-t-il été de près ou de loin l'une des parties, soit du côté de la partie civile, soit du côté de la défense, dans l'un des dossiers qui nous a occupés ?

M. Jean-Pierre MURCIANO : Dans le dossier dont nous parlons, absolument pas. Il avait été partie civile dans le premier dossier évoqué concernant l'affaire Gaudin-Saincené. J'ai été dessaisi par la chambre criminelle suite à cette suspicion légitime. Entre-temps, M. Mistral a quitté la chambre d'accusation d'Aix et fait désormais partie de la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Ce dossier a été transmis à un juge de Nice et, selon les déclarations que j'ai pu lire dans la presse, M. de Montgolfier aurait constaté que depuis mon dessaisissement aucun acte n'a été effectué par le juge qui m'a succédé, sinon ceux qui ont été demandés par M. Michel Mouillot et Me Salpierre contre moi-même. C'est ce que M. de Montgolfier a dit devant le CSM.

M. le Rapporteur : Nous allons nous arrêter là pour l'instant. La méthode sera la suivante. Je vais procéder à des vérifications auprès des intéressés de l'ensemble de ces anomalies. J'ai besoin de procéder à une vérification contradictoire de tous ces éléments.

Concernant le procès-verbal, quelle force voulez-vous donner à ces déclarations ? Souhaitez-vous leur publication ou non ? Si elles le sont, sous votre contrôle ou non ? Et après autorisation ou non ? Ce sont là des éléments que je demande toujours quand des déclarations sont faites dans des conditions délicates.

M. Jean-Pierre MURCIANO : Nous avons évoqué de nombreux sujets dans un temps très court. Avant de vous répondre, il y a une anecdote que je ne peux pas ne pas signaler : quand j'ai été dessaisi des dossiers Pellerin et Muller, quelqu'un avait fait croire au parquet général que je voulais, dans le cadre de ces dossiers, mettre en examen le Garde des Sceaux, M. Méhaignerie. A tel point qu'un rapport a été demandé par le parquet général au parquet de Grasse.

Pour chacun des dossiers, il y aurait de nombreuses anecdotes extravagantes. Je revois le procureur ouvrant ma porte, sans tenir compte du fait que j'étais en interrogatoire, pour me demander si j'allais mettre en examen le Garde des Sceaux. Dans un premier temps, cela a provoqué une réaction de moquerie de ma part parce que cela me paraissait ridicule. Quelques temps après, la presse a révélé que M. Méhaignerie était impliqué dans le financement du CDS, impliquant notamment Christian Pellerin, propriétaire de l'immeuble occupé par le CDS à Paris ; que d'autres rumeurs laissaient entendre que la villa de M. Méhaignerie à Théoule-sur-Mer aurait été financée par l'entreprise de Christian Pellerin.

En tout cas, le Garde des Sceaux de l'époque a dû trouver suffisamment sérieuses ces rumeurs pour demander un rapport au parquet général. J'ai été dessaisi quelques jours après. Avec le recul, j'ai pensé que cette fausse nouvelle avait certainement contribué à créer le contexte.

Pour le reste, sauf erreur, je pense avoir essayé d'éviter de citer des affaires qui ne soient pas encore publiques. Je peux acquiescer et donner l'autorisation après relecture.

M. le Rapporteur : Je ne veux pas vous mettre en difficulté ; nous verrons cela avec votre avocat.

 

La Mission a reçu du Directeur Général de la Banque Populaire de la Côte d’Azur (BPCA) la mise au point suivante :

" Les propos de M. Murciano mettent en cause nominativement notre Banque dans des termes que nous ne pouvons laisser sans réponse […]

D’une part, notre Banque n’a été destinataire à ce jour d’aucune information sur le sujet évoqué alors que les faits tels qu’ils sont rapportés par le juge, se situeraient entre 1992 et 1995. Au surplus, les propos tenus comportent des erreurs factuelles et des raisonnements non probants ; ainsi, la banque monégasque citée a été cédée à une filiale du Groupe allemand BAYERISCHE VEREINS BANK et non à la banque française PALLAS STERN ; de même, il est fait état d’une amélioration des résultats de notre Banque depuis 1995. En attribuer la cause à un arrêt de pratiques que le magistrat imputerait à notre banque, est non seulement économiquement absurde, mais relève, de surcroît, d’une affirmation susceptible de nuire gravement à l’image et à la réputation de notre Banque. "

 

Entretien du Rapporteur avec M. Eric de MONTGOLFIER,
Procureur de la République au Tribunal de grande instance de Nice

(procès-verbal de la séance du 11 juillet 2000)

M. le Rapporteur : Nous avons de nombreux sujets à aborder. M. Murciano que j'ai entendu il y a quelques temps nous a déjà longuement exposé son point de vue sur les problèmes de recyclage de l'argent illégal, ce qu'il pensait des moyens mis en _uvre pour lutter contre la délinquance financière, les raisons pour lesquelles il estimait qu'il existait des failles dans la législation en vigueur, notamment en matière immobilière, domaine pour lequel il nous a fait un exposé assez complet des mécanismes du blanchiment. Il nous a également parlé de la manière dont il considérait que la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence exerçait son contrôle et la façon dont il a lui-même été dessaisi. Il nous a beaucoup donné à méditer.

Certains de vos collègues se sont prononcés sur cette affaire et ont fait l'objet de procédures disciplinaires. Notre Mission d'information, quant à elle, n'a pas souhaité s'exprimer. Pour ma part, j'ai rédigé une lettre de soutien à ce magistrat de manière à bien faire comprendre qu'il méritait d'être défendu plutôt que poursuivi.

Tels sont les éléments que je voulais vous soumettre pour vous assurer d'une entière liberté de parole.

M. Eric de MONTGOLFIER : Je ne vous dirai rien qui ne soit répétable ! (Sourires) Accepter d'être entendu par la représentation nationale, c'est accepter de dire ce qu'on a à dire, sans rien inventer. De prémisses justes, on tire trop souvent des conclusions contestables. Et sous la réserve d'être obligé de répondre à des questions diffamatoires, je répondrai aux questions posées.

Plusieurs paramètres doivent être pris en compte. La délinquance financière, selon moi, c'est un traitement judiciaire, mais aussi et d'abord une information que l'on peut approcher par une question simple : comment sommes-nous capables de traiter la délinquance financière dans un ressort comme celui qui nous est confié ?

Il faut partir du plus général, c'est-à-dire du traitement des affaires pénales. Vu sous l'angle de la dyarchie des juridictions, un président et un procureur exercent les mêmes pouvoirs. Le président est plutôt jugé sur le traitement des affaires civiles, tandis que le procureur l'est sur les affaires pénales. Il s'agit donc d'une fausse dyarchie. Le tribunal en souffre d'autant plus que les dossiers ne sont pas uniquement instruits par des magistrats, mais aussi par des fonctionnaires. D'où des retards sur tous les dossiers. Le bureau d'ordre ouvre une plainte plus de deux mois après son arrivée et les jugements correctionnels sont tapés avec un retard de près de huit mois et ne peuvent donc être lus qu'après ce délai. Une telle situation est dangereuse et engendre une cascade de problèmes, notamment s'agissant de l'exécution des peines.

Ce n'est pas un problème de magistrats mais de fonctionnaires. On juge, souvent à tort, que le traitement de la délinquance est trop désorganisé, qu'il manque de cohérence. En réalité, nous manquons de magistrats, de juges et de parquetiers. Et c'est une nécessité absolue, comme certains le souhaitent depuis de nombreuses années, que les procureurs soient présents devant les juridictions commerciales. Cela donne au juge consulaire une grande liberté, comme au mandataire de justice.

Si l'on veut donc avancer en matière de délinquance financière, il faut être présent, dynamique et actif. Pour cela, il faut donc disposer de beaucoup de temps. Si l'on souhaite avancer et obtenir des résultats dans le domaine de la délinquance financière, il faut rendre le système cohérent. Et un jour où l'autre, il faudra bien renoncer à cette dyarchie car le juge, contrairement au procureur, a besoin d'un greffier. Certes des fonctionnaires sont affectés de manière résiduelle au pénal, mais leur nombre reste trop insuffisant. Cela explique qu'une juridiction peut être à jour en matière civile et très en retard en matière pénale. A partir du moment où un président sera responsable de l'intégralité d'une juridiction, il sera selon moi plus attentif à faire fonctionner de manière cohérente l'attelage civil-pénal.

A Nice, en particulier, la situation est pire que tout, alors que l'attente de la population en matière de justice, on le sent bien, est très forte. Pour ma part, je ne vois pas comment la satisfaire sans compromettre une branche d'activité. Actuellement, la justice consiste à faire des choix de pénurie : faut-il ne plus s'occuper de la petite délinquance ? Faut-il abandonner le traitement de la délinquance financière ? En fait, celle-ci n'est pas traitée dans les petites juridictions qui n'en ont pas les moyens. La délinquance financière, ne l'oublions pas, demande du temps, des compétences et suffisamment de fonctionnaires. S'agissant des magistrats, chacun se plaint de ne pas en avoir assez - c'est souvent vrai. Par contre, ce qui est incontestable, c'est que le traitement de la délinquance économique et financière manque singulièrement d'assistants. On a certes créé des pôles économiques et financiers, mais à Marseille où il en existe un, le procureur a déjà eu l'occasion de me dire de ne pas trop compter sur lui pour m'aider à traiter mes dossiers. Je le conçois. En plus, un pôle économique et financier peut-il fonctionner sans connaissances suffisantes des dossiers ? Je n'en suis pas persuadé. Je peux certes m'adresser au pôle économique et financier de Marseille qui vient enfin d'être mis en place, mais plus mes dossiers sont gros, moins il peut m'aider.

Pour autant, je ne suis pas persuadé de la nécessité de créer un tel pôle à Nice. Pendant des années, rien n'a été fait en matière économique et financière. Depuis, on a créé ces pôles économiques et financiers qui représentent une avancée, mais il faut savoir que l'on peut avoir à traiter des dossiers énormes et que la formation des magistrats dans une matière aussi technique que la délinquance financière est insuffisante. L'école de la magistrature les prépare mal à affronter ce type d'affaires. Il faut donc beaucoup de volonté. De surcroît, de plus en plus de magistrats s'intéressent au domaine financier, mais ce n'est pas à quarante-cinq ans que l'on entreprendra une formation.

Nous avons donc besoin de gens compétents, de gens qui pourraient être détachés du Trésor ou des services fiscaux. C'est ce que j'ai demandé au Garde des Sceaux avec, pour l'heure, un succès mitigé. Le cabinet de Mme Guigou est d'accord pour m'affecter un assistant, mais je suis persuadé que le procureur n'en veut pas. Il me l'a d'ailleurs dit lui-même. Là où il y a des contentieux financiers, fiscaux et comptables complexes, nous devrions disposer d'une personne compétente. C'est très important. Certes, certains dossiers sont relativement simples, mais on a toujours besoin de savoir ce qui se ce cache derrière. Comment traiter ce type de dossier ? Faut-il commencer par un balayage interne qui nous permettrait de déterminer clairement ce que nous voulons ? Quelles doivent être les priorités du dossier ? Peut-on se passer de l'aide de la police judiciaire et financière ?

L'approche d'un dossier est toujours très diversifiée. Certains peuvent ne pas comprendre grand chose à un dossier, mais sentir que l'affaire est complexe et importante. Ils décident alors d'ouvrir une enquête. Je crois que la vraie réforme consisterait à contraindre les magistrats du parquet qui ordonnent les enquêtes à expliquer clairement ce qu'ils ont compris. Lorsqu'on ouvre une enquête, ne l'oublions pas, les plans de charge sont inconnus du fait de la structure même de l'instruction judiciaire. Le SRPJ de Marseille, par exemple, est également compétent pour Nice, les Alpes de Haute-Provence et le Var. Lorsque l'on s'adresse à lui pour une affaire trop compliquée, il nous répond toujours : « on a trop de travail ! » Comment puis-je contrôler cette affirmation ? Dans les faits, aucun service de police judiciaire ne nous apporte son aide. Voilà pourquoi nous sommes si peu efficaces. Je n'ai pas d'autres explications, plus techniques ou politiciennes pour comprendre cette situation. J'affirme simplement que nous n'avons aucun service de police judiciaire dont nous pouvons mesurer la charge effective de travail. Lorsqu'ils sont à cheval sur plusieurs ressorts, c'est encore plus vrai.

Nous ne contrôlons donc aucun service. Et je ne crois pas à l'efficacité de modifier la loi. Mais à l'heure où l'on parle de police de proximité, le problème se posera : comment espérer des résultats sans qu'un corps de police qui ne traite que du judiciaire nous soit rattaché ?

Quelle que soit la bonne volonté des uns et des autres, on ne peut pas aujourd'hui conserver le secret de l'enquête. Est-il vraiment normal, par exemple, que certains soient au courant d'un entretien entre un préfet et un directeur de police judiciaire ? Il y a tout de même des moments où l'on ne souhaite pas que les faits s'ébruitent. Or aujourd'hui, on ne maîtrise pas la discrétion, on ne maîtrise pas le déroulement d'une enquête. Ainsi, lorsque l'on ouvre une enquête concernant un homme politique, on aimerait bien que celui-ci ne le sache pas tout de suite. Je pense en particulier à ce conseiller général qui, semble-t-il, a beaucoup d'affection pour les maisons de retraite... (Sourires) dans lesquelles, en effet, il détient des intérêts et que cela n'empêche pas de voter des subventions du Conseil général destinées aux maisons de retraite. A la lumière de ces informations, j'avais décidé d'ouvrir une enquête pour m'assurer qu'il détenait bel et bien des intérêts dans une maison de retraite. J'écris donc au préfet, précisément au directeur de la DASS en lui demandant de m'éclairer. Trois jours après, je reçois un appel téléphonique du conseiller général, étonné de l'intérêt que je portais à son patrimoine... j'ai alors pris mon téléphone, contacté le directeur de la DASS et lui ait demandé des explications. Visiblement gêné, il m'a dit que c'était une erreur... Une erreur ! Cela fait partie des choses que l'on n'explique pas !

En tant que procureur, que puis-je prétendre maîtriser ? Pas grand chose ! L'article 40 du code de procédure pénale représentait une source d'informations jusqu'à la décision, très inquiétante du Conseil d'Etat. Je ne sais pas qu'elles étaient ses intentions en faisant de l'article 40 un principe hiérarchique, mais je mesure chaque jour les résultats de sa décision. Et cela n'empêche pas les dérives.

Les sources d'information devraient être abondantes. Or, le rôle des chambres régionales des comptes me laisse perplexe. J'ai en effet le sentiment que les textes ne sont pas appliqués de la même façon, notamment s'agissant des lettres d'information. Exemple : un maire reçoit une lettre d'observation. Tout le monde est au courant, sauf le procureur. La chambre régionale des comptes refuse toujours de me communiquer de telles lettres qu'elle adresse pourtant au conseil municipal. Ce sont des documents publics, mais le procureur ne peut les obtenir ! C'est une situation pour le moins curieuse ! Je crois qu'il faut revoir les choses, à moins que je ne comprenne pas le rôle de cette institution. Souvent, on dispose d'informations de manière officieuse, mais qu'est-ce que cela signifie ? Peut-on sérieusement travailler officieusement avec des institutions ?

Nos sources sont donc souvent impures. C'est d'autant plus vrai à l'approche des élections municipales. Ainsi, nombre d'élus m'adressent des courriers visant à dénoncer les pratiques de leurs adversaires. Voilà qui est curieux ! Or le grand problème de la lutte contre la délinquance financière, c'est l'information : comment être informé de ce qui se passe ? On n'a pas encore su mettre au point un système officiel qui fonctionne. Dans les faits, il fonctionne parce que les hommes s'entendent. J'ai moi-même d'excellents rapports avec le procureur général, le directeur des services fiscaux, et tous ceux qui ont accès aux informations. Mais si nos rapports ne sont pas bons, l'institution ne peut pas fonctionner correctement. Le législateur devrait se pencher sur ce problème, réexaminer à nouveau l'article 40 du code de procédure pénale et préciser ce que l'on en attend, car aujourd'hui, cet article est un peu un « fourre-tout ». Pour cela, il faut une volonté politique. Le préfet ne se tiendra à l'article 40 que si le ministre de l'intérieur le lui dit, c'est-à-dire si le Gouvernement le souhaite.

Je crois que les sources d'information constituent le problème d'entre les problèmes. Ce n'est qu'après qu'entre en jeu notre capacité professionnelle à traiter les dossiers.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu l'occasion de travailler en articulation avec le service central de la prévention et de la corruption ?

La direction des affaires criminelles et des grâces vous apporte-t-elle un soutien technique, en matière de documentation, notamment ? Comment appréciez-vous son rôle ? Cette question suscite aujourd'hui un débat politique et certains se demandent s'il faut maintenir une cellule d'information. Certains de vos collègues, notamment, nous ont fait part de leurs regrets après les restructurations engagées.

M. Eric de MONTGOLFIER : S'agissant du service central de la prévention et de la corruption, j'ai le sentiment qu'on a voulu lui faire jouer un rôle considérable. C'est sans doute un bel instrument, mais je ne peux pas vous dire ce qu'il représente. Le corps judiciaire, dans son fond, est animé par une culture anti-parisienne. Imposer un service central de la chancellerie pose toujours des problèmes. Au sein de notre institution, il y a des relations régionales grâce aux Cours d'appel. Le procureur régional n'a aucun pouvoir en matière d'action publique. A quoi sert-on ? C'est la question que tout le monde se pose.

Pour ma part, je ne crois pas que ce soit à ce niveau que se situe la difficulté. Si l'on veut conserver la structure de ce service, il faudra rapidement lui trouver une raison d'être car aujourd'hui, on est dans le flou. Un service de ce type doit être connecté sur une région afin d'en connaître le particularisme pour nous fournir de bonnes informations. Pour l'avoir vécu pendant huit ans au ministère de la justice, je peux vous assurer qu'on a à Paris une vision extrêmement globale des choses. On peut certes donner ponctuellement des coups d'accélérateur, mais si l'on veut un réel suivi sur le terrain, un relais s'impose. La France reste très provinciale, comme le corps judiciaire, d'ailleurs. Et je ne suis pas persuadé que la disparition de la section des affaires financières puisse jouer un rôle, car elle n'avait d'intérêt que lorsque le ministre pouvait ordonner des instructions individuelles. Aujourd'hui, il faut faire une demande pour consulter le service de documentation, à moins d'avoir des entrées personnelles. Dans les faits, c'est compliqué. Ce service peut faire partie des instruments utiles, car notre droit étant très jurisprudentiel, nous avons besoin d'informations. Et aujourd'hui, il n'existe aucun service qui appelle notre attention sur des arrêts particuliers.

M. le Rapporteur : Quelle analyse faites-vous du type de criminalité auquel les parquets du sud de la France sont confrontés ? Comment jugez-vous la capacité de réaction de l'institution judiciaire et policière ? Comment appréciez-vous les pratiques souvent répétitives de la direction économique et financière de votre ressort ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Je n'ai pas le sentiment de bien savoir ce qui se passe dans ma circonscription. J'y découvre chaque jour des choses très particulières, propre à une région où, c'est vrai, des gens se compromettent. Un exemple parmi d'autres : un dossier vient d'être ouvert sur un homme qui n'a pas une « surface » sociale considérable mais que l'on retrouve dans de nombreuses affaires où l'on se rend service... Je travaille dans une circonscription où le maître mot est « arrangement » et où le monde des voyous côtoie souvent celui des « honnêtes gens »... Dès lors, toute la difficulté de notre travail est de savoir à qui on s'adresse, de quel bord est tel ou tel. Cela, c'est très compliqué. Car cette situation a largement pénétré le Palais de justice lui-même. Voilà pourquoi ma mission est encore plus difficile. J'ai du mal à avoir une vision claire de la délinquance, car je ne sais pas toujours à qui poser les questions. Je me suis bien adressé au commissaire de police et lui ai demandé de quoi la délinquance niçoise était faite. Pour seule réponse, il m'a répondu ceci : « Je ne peux pas vous répondre. Tous les mois, j'ai des statistiques à faire. » Or, si l'on souhaite traiter correctement les dossiers, cette personne est un pivot essentiel.

Je m'inquiète parfois de la situation paradoxale du proxénétisme. Car si nous sommes très performants s'agissant du traitement du proxénétisme étranger, je constate qu'aucune opération ne touche le proxénétisme local. Peut-on pourtant croire un instant que celui-ci n'existe pas ? Pour ma part, je crois plutôt que l'arbre cache la forêt. De même, s'agissant du débat sur la présence de la mafia russe qui, dit-on, serait en train d'investir massivement dans le sud de la France. Il y a de cela quelques temps, une note blanche des renseignements généraux a été rédigée sur cette question. Elle a été rendue publique. C'est d'ailleurs ainsi que j'en ai pris connaissance... Encore une source d'information sur laquelle on peut s'interroger, car les procureurs, je vous le rappelle, n'ont pas accès aux sources des renseignements généraux dont les informations sont, en principe, seulement destinées au préfet. Dès lors, comment une note des RG peut-elle être publique ? Cela mérite qu'on y réfléchisse ! Bref, la note en question est publiée. Je la lis et je m'étonne d'abord d'y trouver des éléments que j'avais donnés aux RG. Je m'étonnais, en effet, du battage organisé autour de la mafia russe, au point que je me demandais à qui cela pouvait profiter. Cette mafia russe, en effet, je trouvais qu'elle captait beaucoup trop l'attention. Je restais cependant mesuré sur l'analyse de la situation, car il existe bel et bien une mafia russe qui achète des grosses propriétés avec de l'argent dont on ne connaît pas très bien la provenance. Mais à trop parler d'elle, on oublie un peu la mafia locale, pourtant très présente et discrète, et comme préservée par une sorte d'écran de fumée.

Voilà ce qui m'impressionne : la difficulté à voir ce qu'il y a derrière les apparences. Car à Nice, ne l'oublions pas, il y a un milieu. Régulièrement, des gens sont abattus, et tout récemment, deux en l'espace de huit jours. Il y a un milieu de la nuit à Nice, sur lequel on dispose d'informations précises. Il y a même un établissement situé sur le port de Nice qui a représenté longtemps le symbole de la possession mafieuse. Le propriétaire en était le chef. Et je ne suis pas vraiment persuadé que les choses ont changé aujourd'hui. 

Des interrogations pèsent donc tout particulièrement sur certains dossiers. Qui s'y intéresse et pourquoi ? Parfois, on peut être très surpris de voir apparaître le nom de certaines personnes. Je pense par exemple à un dossier récemment ouvert où l'on retrouve - tout cela reste à démontrer - un élu municipal, un commissaire de police, un voyou et le propriétaire d'un débit de boisson dont je n'ai pas encore très bien compris le rôle. La difficulté, c'est d'identifier les gens, quels qu'ils soient. Car les gens, je ne les trouve pas seulement à la ville, mais parfois aussi, au Palais... C'est un problème considérable et c'est la première fois que je dois parfois m'interroger sur certains juges.

Dans l'image populaire de la justice, il y a le bon - le juge - et le méchant - le procureur. J'ai l'impression qu'à Nice, l'ordre des choses est inversé. Je ne suis pas sûr de n'avoir en face de moi que des « bons ». Cela pose d'énormes problèmes car lorsqu'on ouvre une information, on doit être certain qu'elle aboutisse sans qu'il y ait des interventions ou des interférences. Or à Nice, il faut constamment rester attentifs et souvent rappeler au président que telle ou telle affaire est à risque, car entachée par des relations personnelles.

Il existe une règle assez tranchée dans notre droit, celle selon laquelle le juge, lorsqu'il est saisi d'un dossier, est le seul à décider du moment de sa fermeture. Selon moi, c'est une règle abominable, car on peut être très présent, prendre des réquisitions, mais si le juge ne veut pas s'arrêter, il ne s'arrêtera pas. Comment sortir d'une telle situation puisque le juge ne peut pas être contraint ! De surcroît, il est inamovible. Or, il se trouve que j'exerce dans une région ensoleillée où l'inamovibilité est plus poussée qu'ailleurs. Pourquoi certains dossiers mettent-ils tellement de temps à sortir ? Pourquoi faut-il parfois tant d'énergie pour obtenir des mises en examen ? Je pense en particulier à un dossier financier concernant le président du Conseil général des Alpes Maritimes.

Il faut sortir d'un tel système pernicieux. Il faut en finir avec l'inamovibilité. Plus de dix ans de carrière à Nice, je ne suis pas persuadé que cela soit une bonne chose. Le système est d'autant plus corrupteur qu'il est agréable. A tout prendre, on préfère avoir une villa avec piscine, mais il faudrait sans doute prendre quelques précautions s'agissant de certains magistrats dont les signes extérieurs de richesse me laissent parfois songeur.

M. le Rapporteur : Certains juges auraient-ils les moyens de vivre au-dessus de leurs moyens ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Je suis étonné du train de vie de certains magistrats, en effet. Sur la côte d'Azur, une villa avec piscine, c'est très cher ! Mais peut-être nomme-t-on à Nice des gens qui disposent déjà d'une importante fortune personnelle... Quoi qu'il en soit, je crois qu'il serait utile d'examiner tous les cinq ou six ans le train de vie de certains magistrats. Les services financiers pourraient mettre au point un plan de contrôle des ressources. Si l'on gagne au Loto, tant mieux, mais c'est facilement vérifiable.

M. le Rapporteur : Vous avez émis des doutes sur l'impartialité de certains magistrats de votre ressort. Considérez-vous que la démonstration de doute est encore à faire ?

M. Eric de MONTGOLFIER : La démonstration est à accomplir, en effet. A mon arrivée, j'ai découvert certaines choses troublantes. Certains dossiers m'ont laissé perplexe. Lorsque l'inspection générale des services judiciaires se déplace, il serait préférable qu'elle agisse sur la base d'éléments. Il n'est pas dans la culture judiciaire, ne l'oublions pas, de se répandre. Des choses ont été dites publiquement. Du coup, on m'a apporté des dossiers qu'on aurait dû donner à l'inspection générale. C'est pourquoi je souhaite que le Garde des sceaux sache que je suis favorable à la venue d'une inspection. Je serais désireux de savoir ce que l'on peut penser de certaines stratégies judiciaires, encore que dans notre ressort, les juges sont les premiers à dénoncer la nullité de la procédure. Je pense en particulier à un dossier où il fallait mettre en examen l'adjoint au maire de Nice pour atteinte à la dignité de la personne sur les SDF de Nice. Le juge l'a bel et bien prononcée, mais le lendemain, il y a eu nullité. Il a donc fallu reprendre le dossier. Qu'est-ce que cela signifie ? Les juges ne sont pas les premiers à dénoncer leur nullité et parfois, je trouve que l'on a trop joué avec les réquisitions supplétives.

M. le Rapporteur : Que voulez-vous dire ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Je pense à l'affaire Mouillot, bien entendu, qui était relativement simple au départ : un élu pris quasiment avec une valise à la main. Mais on a trop joué et pris beaucoup trop de temps. Au final, ce dossier n'a pas été jugé alors qu'une partie aurait pu l'être.

Je pense également à d'autres dossiers, plus complexes, notamment celui de l'office HLM des Alpes Maritimes, où on a, en fait, jugé des lampistes. Un dossier avait bel et bien été ouvert et jugé, mais mettre en cause le fonctionnement d'un office HLM sans entendre son président, c'est pour le moins étonnant.

M. le Rapporteur : Qui était juge ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Jean-Paul Renard. Quant au doyen, il avait bel et bien entendu le sénateur et placé le compte-rendu de son audition dans le dossier.

M. le Rapporteur : Avez-vous entendu le doyen ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Si je l'avais convoqué, cela se serait su et aurait nuit à sa carrière.

Autre dossier pour lequel j'ai eu l'occasion de m'exprimer devant le conseil supérieur de la magistrature : le dossier Kamal, qui me laisser rêveur quant au fonctionnement de la justice. Kamal fait une déclaration dans laquelle il affirme avoir été entraîné dans des « parties fines » et cite le nom de plusieurs magistrats. Une information est alors ouverte, confiée à Jean-Paul Renard qui semble avoir été l'un des acteurs de ces « parties fines ».

M. le Rapporteur : A-t-il été nommé ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Je ne le sais pas clairement.

M. le Rapporteur : Etait-il identifiable ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Je pense que oui, mais je n'en suis pas sûr. Bref, le parquet décide de saisir le juge d'instruction qui procède alors à des investigations. Puis la famille Kamal, alors même que la procédure n'est pas achevée, veut se constituer partie civile devant le doyen des juges d'instruction. Une autre procédure est ouverte. Lorsque la première est achevée, on apprend à la famille Kamal qu'on ne peut pas informer. L'inconvénient, c'est qu'on leur a permis de jouer le rôle de la partie civile.

M. le Rapporteur : Le Parquet a soutenu cette procédure, n'est-ce pas ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Bien sûr !

M. le Rapporteur : Le Parquet et le Siège étaient donc de connivence !

M. Eric de MONTGOLFIER : Par la force des choses. Je m'occupe aujourd'hui des ouvertures d'information, et lorsque je suis face à deux dossiers qui n'en font qu'un, on ne peut pas continuer à les dissocier : ils ne doivent faire qu'un.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu à connaître des formes d'inertie de la part des juges d'instruction ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Non, à part cette prescription d'action relative à un dossier Tannouri qui m'a heurtée. Cet escroc international avait en effet réussi à construire illégalement une villa du côté du Cap d'Antibes qui empiétait sur le domaine public. Or à la fin de l'année 1999, j'ai découvert que nous avions ouvert un dossier qui, pendant quatre ans, n'avait connu aucune activité. Je décide d'en savoir plus. Le procureur général me demande alors d'interroger le magistrat chargé du dossier. Celui-ci m'affirme qu'il n'arrive pas à expliquer cette situation, alors que dans le même temps, le maire qui avait déposé plainte m'affirme qu'il a insisté à de multiples reprises pour que l'affaire avance. Mais il est vrai que dans cette histoire, le procureur était âgé et à la veille de la retraite...

Mais voilà, des rumeurs persistantes circulent sur Tannouri, notamment sur les fêtes somptueuses qu'il donne et auxquelles des magistrats auraient participé. Deux d'entre eux auraient même accepté comme cadeau des montres Cartier. L'enquête n'a rien donné, mais aujourd'hui, on dispose peut-être d'une chance pour connaître la vérité, les magistrats en question ayant déposé plainte pour dénonciation calomnieuse.

M. le Rapporteur : Dans une interview datée du 16 avril 1988, Tannouri affirme entretenir des relations avec des magistrats français. La nature de ces relations a-t-elle été explicitée par la justice ? Y a-t-il eu une enquête ?

M. Eric de MONTGOLFIER : L'affaire des montres Cartier a fait l'objet d'une enquête. Elle est cependant assez limitée, puisqu'il s'agissait de savoir si des montres avaient bel et bien été offertes. Certaines personnes ont été entendues. Les déclarations doivent être vérifiées. La rumeur est si forte que tout doit être vérifié.

M. le Rapporteur : S'agit-il d'une affaire en cours ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Oui !

M. le Rapporteur : Le bâtonnier de Nice vous a adressé une liste d'une vingtaine de dossiers dans lesquels il relève plusieurs dysfonctionnements. Quelle est la nature de ces anomalies ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Le bâtonnier de Nice est intervenu, mais sa liste est parue avant ma nomination et j'ai appris que les avocats niçois avaient préparé une liste beaucoup plus importante, d'une quarantaine de dossiers. Au final, le bâtonnier a remis au procureur général une liste de vingt-trois dossiers. Celui-ci me l'a adressée officiellement et j'ai alors demandé à les examiner.

Le bâtonnier faisait état de dysfonctionnements. Certains dossiers sont achevés. Je pense en particulier à un dossier mettant en cause le député Estrosi, concernant la SARL du golfe de Nice où une somme de 75 000 francs avait été détournée et avait transité du Conseil général à cette SARL qui n'aurait jamais restitué la somme en question. L'affaire est assez curieuse sur le plan pénal. Le Conseil général porte plainte. Une enquête est ouverte ; elle arrive à son terme ; les conclusions sont négatives. Or, au même moment, une plainte est déposée pour les mêmes raisons contre M. Estrosi. Le bâtonnier demande alors si une enquête sera ouverte. On lui répond que non, alors qu'il était pourtant simple de lui dire qu'une information serait ouverte. On ne trouve rien alors que l'on sait que l'on va ouvrir une information. Au final, l'information s'achève par un non-lieu.

D'autres dossiers m'ont également beaucoup surpris. Je pense à une information concernant la station d'épuration de la ville de Menton. Je pense aussi à un dossier sur l'extrême droite niçoise où apparaissaient des jeunes gens de bonnes familles.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu connaissance de l'affaire Isola 2000 et des conditions d'une part dans lesquelles la presse s'en est fait l'écho, d'autre part le juge d'instruction a tenté « d'obtenir » le dossier ? Quelle est votre analyse ?

M. Eric de MONTGOLFIER : C'est très compliqué. Comment expliquer qu'un juge a de l'intérêt pour un dossier ? Je pense à un dossier qui mettait en cause un promoteur et pour lequel un juge d'instruction avait manifesté son intérêt, alors même que le président du tribunal avait désigné un autre juge. Pour finir, le dossier s'est perdu...

M. le Rapporteur : C'est incroyable ! Comment est-ce possible ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Tout ce que je peux vous dire, c'est que le dossier s'est perdu. Tirez-en les conclusions que vous voulez. Le dossier a donc dû être reconstitué. Ce n'est pas normal !

Pour quelles raisons un juge peut-il s'intéresser à un dossier ? Il peut y avoir un intérêt intellectuel à traiter certains dossiers. Vous savez bien qu'à Nice, il est une question que tout le monde se pose : « Quel est l'intérêt ? » (Sourires) A cet égard, je ne partage pas l'analyse du garde des sceaux sur la théorie du jardin secret. A Nice, en particulier, il doit être plus réduit qu'ailleurs. L'avantage de Nice, c'est que les gens parlent de tout et qu'on finit par savoir des choses. On apprend ainsi un jour que tel juge qui instruit tel dossier appartient à telle ou telle loge. Faut-il alors décider de l'écarter du dossier ? Par principe, je crois que oui !

J'aperçois des man_uvres, des stratégies qui me paraissent grandement s'écarter du chemin judiciaire. Lorsque je parlais d'intérêt intellectuel, on peut penser à cela. Je me souviens d'un dossier concernant un commando anti-IVG pour lequel j'ai vu des juges se battre pour l'instruire, certains parce qu'ils étaient pour, d'autres parce qu'ils étaient contre.

Croyez-moi, on ne peut pas rêver les institutions ! La justice est un idéal républicain, c'est tout. Mais il faut tout faire pour la rendre à la République, car les juges ne sont pas différents des autres hommes. C'est pourquoi un jour ou l'autre, il faudra changer le mode de recrutement des magistrats.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous nous parler de la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Laquelle ? La présente ou l'ancienne ?

M. le Rapporteur : Celle qui est à l'origine du dessaisissement de votre collègue. J'ai eu l'occasion d'évoquer subrepticement le problème avec lui. Nous sommes partis d'un arrêt de la chambre d'accusation d'Aix-en-Provence du 24 juin 1998. De 1992 à 1998, celle-ci a eu la charge d'enquêter sur le maire de Menton, poursuivi pour corruption passive. Or en dix ans, il n'y a pas eu un seul acte.

M. Eric de MONTGOLFIER : Une seule audition a été organisée.

M. le Rapporteur : En 1992, en effet. Monsieur le procureur de la République, quelle est votre analyse ? (Sourires)

M. Eric de MONTGOLFIER : Il y a certainement une explication. C'est un sujet qui mérite d'être creusé.

M. le Rapporteur : J'ai interrogé M. Murciano et lui ai demandé son sentiment sur son dessaisissement à trois reprises. Celui-ci m'a expliqué qu'à chaque fois qu'il avait été dessaisi, les affaires n'avaient pas abouti à la mesure des investigations déployées par lui-même et le Parquet. Qu'en pensez-vous ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Lorsque je me suis exprimé sur cette affaire devant le CSM, c'était pour décrire le système local. J'ai également rappelé que plus le système était compliqué, plus nous avions le devoir de nous tenir dans des limites étroites. Je ne sais pas ce que seraient devenus les dossiers conduits par M. Murciano dans l'hypothèse où il aurait continué à les instruire. Je suis d'accord pour dire que s'agissant au moins d'un dossier, j'attendais mieux du passage de témoin. Cela dit, il faut bien reconnaître que le dossier tel qu'il est arrivé est infiniment compliqué. Lui-même s'en serait-il sorti ? Je n'en sais rien. J'essaie de me garder des analyses paranoïaques, bien que Nice soit une ville où on peut le devenir rapidement. Beaucoup de choses se passent, comme je n'en ai jamais vu. Il y a des comportements étranges. Si je pouvais faire la démonstration que ces comportements sont pénalement condamnables, je le ferais volontiers. Je ne le fais pas parce que je ne dispose pas d'éléments suffisants. Cela dit, la suspicion existe sur bien des points.

M. le Rapporteur : Nous avons eu l'occasion d'auditionner M. Murciano. Voici ce qu'il nous a dit au sujet des quatre dossiers dont il a été dessaisi (le Rapporteur donne lecture de l'audition de M. Jean-Pierre Murciano).

J'ignore si ce qu'il décrit concernant l'affaire des « ripoux du fisc » et l'affaire de la villa Pellerin est exact, mais je fais cependant confiance à M. Murciano qui peut avoir l'estime de la représentation nationale. Que pensez-vous de ses déclarations ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Beaucoup de choses sont troublantes, c'est vrai. La difficulté de ce type de dossier, c'est non pas de juger le juge, mais de se convaincre de sa culpabilité fautive. Ainsi, lorsque j'ai examiné les vingt-trois dossiers dont j'ai parlé, l'un comportait un réquisitoire signé d'un magistrat concernant un refus d'informer. Comme je ne comprenais pas, je suis allé trouver le signataire et lui ai demandé pourquoi il avait décidé de signer le document. Il m'a répondu ceci : « Je n'ai pas rédigé. Je me suis contenté de signer », et m'a désigné un autre magistrat, auteur du document, qui lui, ne voulait pas signer au prétexte qu'il était déjà beaucoup trop présent dans le dossier.

Il y a donc vraiment une perte de sens moral : on sait que l'on ne doit pas, alors, on le fait faire par un autre. C'est cela qui est très angoissant. J'ai rappelé tout à l'heure qu'on pouvait rapidement devenir paranoïaque et, c'est vrai, on peut très rapidement ne plus avoir confiance en personne. Or, la justice, c'est aussi la confiance. Et c'est bien la première fois de ma carrière que je suis obligé de me servir d'un coffre-fort pour y ranger mes dossiers, et lorsqu'un doyen ne répond à mes questions que par « Ah bon ? », on navigue en pleine équivoque. C'est cela qui rend la justice si critiquable. Encore une fois, les juges ne sont que des hommes. Ainsi, lorsque l'on entend dire qu'un juge doit mettre en examen un élu et que l'on apprend qu'ils ont déjeuné ensemble la veille, on peut s'inquiéter. Cela signifie que dans l'esprit des gens et des décideurs, la justice est corrompue. Si cela est vrai, il faut que cela cesse. Mais si c'est faux, c'est tout aussi terrible. Ne rien faire, ne rien dire serait la pire des choses.

Quoi qu'il en soit, on ne peut pas laisser perdurer un système où les magistrats se méfient les uns des autres. Quant à la délinquance financière, il faut vraiment changer les choses si l'on veut s'y attaquer. J'en suis réduit à mettre au point des organigrammes qui me permettent de distinguer les gens sûrs de gens qui le sont moins, afin de faire travailler quelqu'un de sûr avec quelqu'un qui l'est moins. Par rapport à l'idée que l'on se fait de la justice, c'est minable ! Si l'on veut travailler, c'est pourtant nécessaire. Le Parlement doit intervenir. Ne sous-estimons pas l'adversaire ! Le juge ne peut plus être un électron libre, se réfugiant derrière son indépendance. Comment le contrôler ? Il manque à notre démocratie un vrai mécanisme de contrôle.

M. le Rapporteur : Nous verrons bien jusqu'où on peut aller. Après tout, le pouvoir exécutif dispose d'un corps d'inspection et le Parlement de pouvoirs d'investigation.

M. Eric de MONTGOLFIER : Philippe Dorcet, un magistrat de grande qualité, pourrait vous apprendre bien des choses.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous recommander d'autres personnes, des policiers, par exemple ?

M. Eric de MONTGOLFIER : Non. La police n'est pas un système très protecteur. Le nôtre interdit la lâcheté. Malheureusement, il ne favorise pas le courage. Philippe Dorcet a vécu en direct bien des choses et a même subi des humiliations.

M. le Rapporteur : Notre Mission d'information a recueilli les impressions d'une avocate qui a travaillé au Liechtenstein et qui, à cette occasion, a décidé de violer son serment. Certaines de ses déclarations concernaient notamment votre ressort. Elle nous a parlé en particulier de certains Russes qui investissaient de manière douteuse sur la Côte d'Azur.

M. Eric de MONTGOLFIER : C'est intéressant !

M. le Rapporteur : Je pense qu'elle pourrait même vous donner des noms. Aujourd'hui domiciliée au Canada, elle est à l'origine des nombreuses arrestations en série destinées à accélérer le processus de nettoyage de la place financière de ce pays. Elle nous a beaucoup parlé et je crois que vous auriez tout intérêt à l'entendre.

M. Eric de MONTGOLFIER : Volontiers ! Le marché immobilier de la Côte d'Azur me laisse perplexe. On y voit des propriétés extraordinaires. Le législateur ne pourrait-il pas imposer quelques précautions qui, au demeurant, existent déjà dans le domaine des sociétés. Certaines règles devraient être imposées. Par exemple, rendre obligatoire la production de justificatifs à partir du paiement d'une certaine somme. Car je constate qu'en matière fiscale, nous arrivons toujours trop tard.

Il faut mettre au point un système un peu simpliste, certes pas très libéral. Mais le libéralisme et la délinquance financière, ne l'oublions pas, constituent un couple infernal. Pourquoi attendre que le mal se produise ? pourquoi ne pas prendre des précautions ?

M. le Rapporteur : Eh oui, mais je vous signale qu'au cours de notre discussion, vous avez cité deux parlementaires, un député et un sénateur...

M. Eric de MONTGOLFIER : Ce n'est pas la majorité, n'est-ce pas ?

Notre législation doit mettre en place des mécanismes qui empêchent la fraude. J'ai le sentiment que le législateur n'arrivant pas à développer une législation de protection, se tourne vers la justice en espérant qu'elle résoudra les problèmes.

M. le Rapporteur : Nous avons cependant décidé d'agir dans le cadre de notre Mission d'information. Le combat reste à mener, en effet, et il est difficile de rattraper un retard de près de quinze ans.

M. Eric de MONTGOLFIER : Pourquoi viser l'international, alors que le combat peut être mené en France.

M. le Rapporteur : Il doit être mené partout.

M. Eric de MONTGOLFIER : J'ai parfois le sentiment que l'on se disperse trop. TRACFIN, par exemple, est certes un bel instrument, mais à mon sens trop inadapté. Son système d'information me laisse perplexe. Je suis persuadé qu'il nous manque un instrument européen pour franchir les frontières. Une volonté européenne existe-t-elle ?

M. le Rapporteur : Nous n'en sommes pas là ! Les choses avancent lentement et difficilement.

M. Eric de MONTGOLFIER : On n'ose pas enquêter sur un juge. On met souvent en avant la responsabilité, mais celle-ci a-t-elle un sens si le juge est intouchable ?

M. le Rapporteur : C'est pourquoi notre Mission a décidé d'intégrer un volet sur les départements côtiers. Nous pourrons peut-être avancer sur le sujet.

M. Eric de MONTGOLFIER : On avance. Je ne suis pas désespéré, même s'il existe des situations de blocage. Les choses changent et les majoritaires d'hier deviennent aujourd'hui minoritaires. Je vous ai parlé du fonctionnement de la justice à Nice. Aucun juge digne de ce nom ne peut pas ne pas s'inquiéter de cette situation. Les choses doivent être dites, car la mort de la démocratie, c'est le silence. Plus on parlera, plus on aura la chance de modifier les choses.

Audition de M. Joël BUCHER,
ancien directeur général adjoint
de la Société Générale à Taipeh

(procès-verbal de la séance du jeudi 22 mars 2001)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Tapporteur

M. le Rapporteur : Monsieur, vous nous avez écrit pour apporter votre témoignage à la Mission anti-blanchiment.

Je précise que la Constitution nous interdit d'entrer dans le domaine judiciaire et que nous n'aborderons donc pas « l'affaire des frégates », une instruction judiciaire étant en cours à son propos.

Ce qui nous intéresse, c'est la façon dont, à partir de commissions qui ont été à l'évidence versées et dont vous avez été le témoin, à Taipeh, l'argent est revenu s'injecter dans des circuits économiques normaux et légaux, ce qui constitue une opération de blanchiment.

C'est ce point précis qui nous intéresse dans la mesure où il nous permet de nous concentrer sur la description des mécanismes.

Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce que vous faisiez jusqu'en 1992, à la Société Générale ?

M. Joël BUCHER : J'étais donc deputy general manager, c'est-à-dire Directeur général adjoint, et, à ce titre, je dirigeais pratiquement une entreprise de plus de 200 personnes.

M. le Rapporteur : A Taiwan même ?

M. Joël BUCHER : A Taipeh : nous n'avons pas ouvert de filiale à Kaohsiung malgré la signature du contrat de livraison des frégates qui devait s'y dérouler.

Je m'occupais particulièrement de promouvoir les sociétés françaises sur place dont Air liquide, Airbus, Matra, Alsthom...

M. le Rapporteur : Comment une banque peut-elle s'occuper de promouvoir des produits français ?

M. Joël BUCHER : Une banque détient beaucoup de sources d'information et je vais vous expliquer pourquoi.

Les services diplomatiques de la France établissent leurs statistiques sur la base des informations provenant des douanes qui mettent un an pour les collecter. Ensuite, il leur faut plusieurs mois pour les analyser et environ un an pour les publier.

En conséquence, lorsque les exportateurs français arrivent de France avec les informations de la DREE - Direction des relations économiques extérieures - ces dernières s'avèrent insuffisantes. Ils s'adressent alors aux postes d'expansion économique qui se fondent sur les informations communiquées par les douanes locales qui elles sont sujettes à caution et qui, comme en France, sont publiées tardivement.

Ne disposant pas d'informations actualisées, les exportateurs, à l'instar de ce qu'a fait M. Lagardère en 1987, par exemple, s'adressent aux banques qui, ayant les bilans des entreprises chinoises, payant les chèques, faisant les règlements ou les opérations de financement, sont au courant de l'orientation de l'économie. Elles ont pour clients des entreprises locales qui jettent un regard envieux sur les produits français.

Pour avoir été auparavant en poste à Londres et à Abou Dhabi, je peux vous dire que lorsqu'on est banquier on a, dans ces pays-là, une aura extraordinaire : tout le monde ne parle que du TGV, des Airbus, des Mirage... Par la suite, nous avons bien sûr, également entendu parler des frégates.

Le rôle des banques est donc très important, au niveau de la promotion, au point que j'avais même préconisé à mon siège de créer un service commercial pour vendre ces informations qui ont une forte valeur ajoutée. Avec les services Internet actuels, il ne serait pas impossible pour une banque d'assurer un service d'informations, de vendre un service relationnel. A partir du moment où nous avons des clients qui veulent acheter français, je ne vois pas pourquoi une banque ne ferait pas la promotion de l'activité de ses clients...

M. le Rapporteur : Ce sont là des problèmes internes à votre banque...

La Société Générale a confirmé que vous aviez été Directeur général adjoint de l'agence de Taipeh de 1987 à 1990 et que vous aviez quitté la Société Générale en 1992. Que s'est-il passé entre 1990 et 1992 ?

M. Joël BUCHER : Le placard...

M. le Rapporteur : Où aviez-vous un poste ? A Paris ?

M. Joël BUCHER : J'étais à Bordeaux, mais je n'avais pas de poste, pas de bureau, rien !

M. le Rapporteur : On ne vous a pas licencié ?

M. Joël BUCHER : Non ! Ensuite, j'ai été affecté dans une agence à Cannes.

M. le Rapporteur : En effet, ce n'était pas une situation de la même envergure !

M. Joël BUCHER : Non, et comme la retraite n'était pas ma «  cup of tea », j'ai démarché Aérospatiale et, apparemment, cela a déplu...

M. le Rapporteur : Vous avez donc été le témoin de la signature de ce contrat historique. Vous avez déclaré à l'Agence France-Presse qu'il s'agissait d'un contrat de 16 milliards de francs puisque chaque frégate coûtait, disiez-vous, 1,5 milliard de francs. Cela vous paraissait surprenant, mais le contrat comprenait une commission de 2,5 milliards de francs...

M. Joël BUCHER : Absolument !

M. le Rapporteur : Cette commission n'était pas prévue dans le contrat puisque Taiwan était demandeur de ces frégates.

Vous vous étonnez donc de la présence de cette commission. Vous avez rédigé le contrat avec vos services et les juristes des deux parties ?

M. Joël BUCHER : Les choses se sont faites en deux temps : il y a d'abord eu une lettre d'intention, qui était l'âme du contrat, signée au mois de juin 1990, au Grand Hôtel de Taipeh et dont j'ai effectivement participé à la rédaction. Je l'ai fait parce que j'étais le banquier local de la Sofrantem qui finançait la DCN et que j'étais le seul à pouvoir aider la Société Générale de Paris à ouvrir un crédit documentaire.

En effet, puisqu'il s'agissait d'un contrat commercial, il fallait faire un crédit documentaire : livraison de frégates contre documents ! Il convenait également que la Banque centrale de la Chine ouvre un compte en francs français puisque le contrat était libellé en francs français, ce qui est difficile puisque la France ne reconnaît pas Taiwan. Cela permettait à la Chine populaire de dire : « ce sont mes devises ! » et comme Taiwan était, à l'époque, la première réserve en devises au monde, vous imaginez les convoitises que cela pouvait susciter...

Quelques mois plus tard, Taiwan va d'ailleurs transférer l'équivalent de 30 milliards de dollars en francs français mettant le franc en position d'euphorie...

M. le Rapporteur : Cela signifie que des francs avaient été accumulés en réserve ?

M. Joël BUCHER : Taiwan avait 110 milliards de dollars de réserve qui ont, en partie, été convertis en francs, notamment en prévision de l'achat de frégates et d'Airbus. En outre, Air Liquide et Carrefour arrivaient là-bas : on parlait de 100 milliards de francs de contrats entre la France et Taiwan. Ces gens qui sont intelligents savaient qu'il leur fallait acheter des devises françaises !

M. le Rapporteur : C'était une des exigences françaises ?

M. Joël BUCHER : Il s'agissait surtout - j'étais en contact avec ces gens, et je peux donc le dire - d'une politique de Taiwan qui savait qu'en provoquant une hausse des achats français, il s'ensuivrait un renchérissement de la devise. Ils ont donc préféré l'acheter à terme.

Quand nous en arriverons à parler des opérations de blanchiment, je vous dirai que, si elles sont très difficiles à détecter en cash, elles sont carrément impossibles à déceler à terme. Or, il faut savoir que les Taiwanais joueurs sont les spécialistes du terme !

M. le Rapporteur : Expliquez-nous les raisons de votre surprise au regard du montant du contrat par rapport au produit.

M. Joël BUCHER : J'ai été surpris parce que j'avais, avant de partir, été en démarches à Brest et à Lorient où j'avais conservé des amis.

Quand je monte un dossier de crédits, je fais marcher le réseau de la Société Générale. J'ai donc interrogé la Société Générale de Lorient pour demander, une frégate se vendant comme une voiture, quel en était le coût. Je me souviens parfaitement que mon correspondant m'avait répondu que cela dépendait si elle était armée ou non, mais qu'une somme de 1,8 milliard de francs était un grand maximum.

En voyant le montant du contrat, j'ai fait un rapport à mon siège pour demander les raisons pour lesquelles il me fallait financer à un acheteur un montant qui s'élevait pratiquement au double, ce qui me faisait prendre un risque commercial important.

M. le Rapporteur : Quelle a été la réponse ?

M. Joël BUCHER : Rien !

M. le Rapporteur : Cela étant, l'accord entre le prix et la chose revient aux deux parties, et en l'espèce, aux deux Etats concernés...

Comment voyez-vous apparaître la commission ?

M. Joël BUCHER : Je ne l'ai pas vue tout de suite. Plus tard, alors que j'étais de retour à Taipeh, des amis de Taiwan ont attiré mon attention sur ce fait, et j'ai entendu des observations portant sur un autre contrat.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous précisément dans quelles circonstances vous avez découvert l'existence de cette commission de 2,5 milliards de francs dont vous avez fait état à l'Agence France-Presse.

M. Joël BUCHER : J'ai, exactement, découvert cette commission au moment où je m'occupais de la promotion des produits Dassault.

A mon retour en France, j'ai eu l'occasion de rencontrer M. Li-Hsien, Attaché Commercial représentant le ministère des Affaires Economiques de Taiwan en France, qui m'avait demandé de lui présenter d'abord le directeur de la société Dassault à Bordeaux, ensuite M. Serge Dassault qu'il a rencontré à Bercy, en décembre 1991.

Comme il avait signé le contrat, il s'est tout de suite inquiété de son coût et il m'a demandé s'il était vrai que des commissions avaient été payées.

Je me suis alors livré à un petit calcul et j'ai trouvé une grosse différence entre les montants que la France déclarait à l'exportation et ceux que Taiwan déclarait à l'importation. Il s'agissait d'une énorme différence...

M. le Rapporteur : La France déclarait combien ?

M. Joël BUCHER : Je ne parle pas seulement de l'affaire des frégates mais de l'ensemble des contrats : Taiwan déclare des importations à hauteur de 135 milliards de francs et la France des exportations à hauteur de 75 milliards de francs.

Quand on prend le rapport de la DGA qui énumère ses exportations à l'étranger, celles vers Taiwan n'y figurent pas et n'apparaissent que dans un sous-total.

Excusez-moi de vous le dire, mais on voit bien qu'il y a un rideau de fumée qui est tissé.

Mon correspondant M. Li-Sien s'en inquiète et me demande pourquoi la France ne publie pas les résultats des marchés français à l'export, pourquoi les hommes d'affaires ne publient pas les fantastiques succès qu'ils enregistrent. Il s'en étonne d'autant plus qu'à cette époque-là, les exportations de la France sont du niveau de celles du Japon et dépassent largement les 50 milliards de francs alors qu'on en déclare moitié moins.

A ce propos, j'ai d'ailleurs constitué un dossier que j'ai remis au tribunal.

M. le Rapporteur : Ce ne sont pas des informations, mais des déductions ?

M. Joël BUCHER : Non, puisque, plus tard, j'ai été conduit à rencontrer M. Savignac, porte-parole de Dassault auprès de M. Bérégovoy - comme M. Dassault n'entretenait pas de bons rapports avec Bérégovoy, M. Savignac servait d'intermédiaire. C'est grâce à lui que le représentant de Taipeh a rencontré Serge Dassault à Bercy, dans les bureaux de Bérégovoy.

C'est ainsi que, petit à petit, j'apprends qu'il y a des « pratiques ».

M. le Rapporteur : Que vous a dit M. Savignac ?

M. Joël BUCHER : Qu'il fallait passer par « l'autoroute à péage » et qu'il avait l'autorisation de la CIEEMG - Commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre - ce que j'ai vérifié parce que je connaissais les procédures même si, à l'époque, je ne faisais pas de vente de matériel militaire. J'étais, en effet, chargé de la promotion du Mercure modernisé - on était loin du Mirage - qui intéressait les Taiwanais désireux d'acheter un avion court-moyen-courrier.

Or, très vite à Bercy, au lieu de parler Mercure, on a parlé Mirage. Lorsque M. Dassault s'est inquiété de savoir s'il pourrait vendre des Mirages, immédiatement, à Bercy, le représentant de Taiwan lui a fait savoir qu'il voulait soixante appareils. Cela s'est passé très rapidement et c'est plus tard que M. Savignac, m'a parlé de « l'autoroute à péage ».

M. le Rapporteur : Cela concernait un autre contrat !

Revenons à celui dont vous avez surveillé la signature...

M. Joël BUCHER : J'y reviens très précisément. Je ne disposais pas de cette information quand j'étais à Taiwan. Mais, en m'inquiétant de savoir si Dassault avait l'autorisation de la CIEEMG, j'en ai profité pour voir si cet organisme avait donné une autorisation pour les frégates : je me suis alors rendu compte que c'était le cas et que les douanes et même le fisc avaient autorisé, très officiellement, la société Thomson à déduire fiscalement 2,5 milliards de francs de ses impôts.

M. le Rapporteur : Thomson qui a armé les frégates ?

M. Joël BUCHER : Non, Thomson a équipé les frégates en électronique pour la détection sous-marine : l'armement était interdit par Mme Cresson. Quand on parle d'armement, on fait allusion aux exocets qui, vous le savez, valent très cher : les frégates sont des lanceurs d'exocets, mais les Taiwanais n'ont toujours pas équipé les leurs. Ils n'y ont mis que des canons qui, d'ailleurs, rouillent...

M. le Rapporteur : Maintenant que nous avons un plan un peu près clair des opérations, expliquez-nous la circulation de ces 2,5 milliards de francs. Ils ont bien été versés dans vos comptes de la Société Générale ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

M. le Rapporteur : A partir de là, que devient cet argent ?

M. Joël BUCHER : En théorie, il s'agit d'une commission. C'est-à-dire que Thomson, pour vendre ses frégates, se dit, ce qui est courant « j'ai des frais et je dois payer des Taiwanais pour les convaincre d'acheter les frégates. » Le groupe déclare l'argent à Bercy, mais, dans les années 1987-1989, Thomson n'a pas suffisamment de trésorerie pour verser de telles commissions. Je peux vous dire qu'au nom de la Société Générale, je n'aurais pas donné un sou de crédit à Thomson qui revenait alors de l'affaire D2 Mac-Paquets, qui avait une trésorerie exsangue, un bilan catastrophique et une gestion contestable.

Le groupe est donc incapable d'avancer ces 2,5 milliards de francs qu'il doit théoriquement payer aux Taiwanais. Cependant, Mme Cresson donne son accord sur le contrat des frégates, en juin 1991, à condition que Taiwan verse 40 % d'acompte à la commande.

En conséquence, au mois d'août 1991, le contrat est signé après la lettre d'intention. Au moment de la signature du contrat, des documents bancaires sont émis et Taiwan verse 4 milliards de francs. Sur cette somme, 2,5 milliards de francs devraient normalement être retournés aux Taiwanais, conformément à la déclaration faite aux douanes et à la CIEEMG.

Or il n'y a jamais eu 2,5 milliards de francs versés au Taiwanais. Pourquoi ? Parce que, à Taiwan - chose que l'on sait peu en France et je pense que Thomson l'ignorait ou n'en n'a pas pris conscience- il est impossible de verser des devises en raison d'un contrôle des changes qui s'exerce, si je puis dire, à l'envers. Alors que, le plus souvent, le contrôle des changes évite aux devises de sortir, dans ce cas, comme le pays est un pays fort où l'on spécule beaucoup, il bloque l'entrée des devises et impose un contrat commercial.

Les Taiwanais ont donc, ainsi que j'ai pu le constater, calculé que les déclarations de devises qui ont été faites à Taiwan ne dépassaient 800 millions de francs, la différence constituant ce que l'on appelle les « rétro commissions ».

M. le Rapporteur : Cet argent, où l'avez-vous vu partir ?

M. Joël BUCHER : Partout !

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Je n'étais plus là, mais je l'ai appris en retournant à Taiwan où j'ai toujours des cadres qui travaillent et des amis qui sont banquiers.

M. le Rapporteur : Que savez-vous de précis ?

M. Joël BUCHER : Je sais, d'après mes collègues, que trois banques ont reçu de l'argent de Taiwan en francs français - la BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais - et qu'elles ont rétrocédé en Europe et en Afrique du Sud la différence entre ces 2,5 milliards de francs et ces 800 millions de francs. Cet argent est parti dans tous les systèmes que vous pouvez imaginer.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Une bonne partie de l'argent est partie au Luxembourg, sur des comptes que nous avions ouverts depuis longtemps. Ce sont 600 comptes qui ont été ouverts depuis mon départ.

M. le Rapporteur : Ces comptes ont été ouverts au Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : C'est compliqué parce qu'on ne conseille plus - je dois vous le dire puisque cela a été mon travail - à nos clients qui veulent blanchir - excusez-moi mais on le sait : ces rétro commissions sont du blanchiment ! - d'aller en Suisse.

Depuis de nombreuses années, j'ai des recommandations de la part de ma direction de favoriser ce que l'on appelle la Sogenal au Luxembourg. Comme il y a des commissions rogatoires en Suisse, on ne conseille plus à nos clients d'y ouvrir des comptes.

Le Luxembourg sert de filtre, les fonds finissant souvent à Monaco sans que Monaco en connaisse l'origine.

M. le Rapporteur : S'il vous plaît, chaque chose en son temps : vous dites que 600 comptes ont été ouverts, mais ils l'ont été à Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Ils ont été ouverts par Taiwan.

M. le Rapporteur : Par votre agence de Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Par les agences bancaires de Taiwan qui ont reçu ces fonds !

M. le Rapporteur : Dont la vôtre ?

M. Joël BUCHER : Oui !

M. le Rapporteur : Vous dites que la Société Générale à Taiwan a fait ouvrir des comptes qui servaient de réceptacle à l'argent des rétro commissions, que l'essentiel de ces comptes a été ouvert dans vos succursales partout dans le monde, notamment au Luxembourg, et vous ajoutez qu'après votre départ votre agence a conseillé l'utilisation de Sogenal Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : Oui et je dois dire que j'y ai également eu recours moi-même. Déjà, à mon époque, lorsque des comptes avaient été ouverts par le représentant de Thomson, on conseillait aux expatriés et à ceux qui recevaient des commissions d'ouvrir des comptes à la Sogenal Luxembourg. Mais il y avait un écran : il faut que vous sachiez que Taipeh est un paradis fiscal puisqu'on a l'autorisation d'y ouvrir des banques offshore. Moi-même, à Taipeh, j'ai créé une banque offshore.

M. le Rapporteur : Qu'appelez-vous une banque offshore ?

M. Joël BUCHER : C'est une banque en dollars qui échappe à toute réglementation.

M. le Rapporteur : Vous avez fait passer de l'argent de ces rétro commissions dans cette banque offshore ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr, elle servait à cela !

M. le Rapporteur : Elle existe encore cette banque ?

M. Joël BUCHER : Je pense.

M. le Rapporteur : Comment s'appelle-t-elle ?

M. Joël BUCHER : Société Générale. Si vous voulez, c'est un bilan OBU (Offshore Banking Unit).

M. le Rapporteur : Expliquez-nous les détails de tout cela. Comment se monte une telle banque ?

M. Joël BUCHER : C'est très simple : vous prenez un bilan en monnaie locale comme l'est ici un bilan de banque et vous créez des comptes en dollars et un bilan à part que vous ne fusionnez pas avec le premier et que vous ne déclarez pas aux autorités locales. Vous recevez un capital de votre siège en dollars.

M. le Rapporteur : Vous avez des documents à ce sujet ?

M. Joël BUCHER : Non, mais c'est quelque chose d'officiel : les autorités de Taiwan ne diront jamais, puisque ce sont elles qui l'ont voulue, qu'elles ont interdit la création de ces bilans offshore.

M. le Rapporteur : A votre connaissance, les banques concurrentes de la Société Générale qui ont des filiales à Taipeh ont, elles aussi organisé des banques offshore ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

M. le Rapporteur : Le Crédit Lyonnais, la BNP, Paribas ?

M. Joël BUCHER : Oui, même Indo-Suez !

Nous étions les premiers à le faire parce que la Société Générale programmait de nouveaux produits, des produits dérivés. Tout de suite elle s'est lancée dans des opérations folles qui ont atteint 1 milliard de dollars, à partir de ce que l'on appelait des margin accounts, des opérations spéculatives qui permettaient de faire des commissions sans argent, sans mise de fonds préalable. Autrement dit, on créait des opérations de change à terme : c'est inimaginable mais virtuel !

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Il faut, à la base, que vous ayez une entreprise commerciale et je vous fais vendre à terme, c'est-à-dire au 31 décembre, des devises que vous n'avez pas ! Vous ne les avez pas, mais comme vous êtes censé avoir une activité commerciale, - ce n'est pas une obligation si le banquier est complice - vous vendez, à terme, plusieurs millions de dollars. Vous ne les avez pas et je vous les fais racheter avant l'échéance. Un mois plus tard, je vous dirai donc de racheter ces dollars, mais toujours à terme. A l'échéance, que fait-on ? On déboucle les opérations en espérant que vous en tirerez profit.

Cela étant, comme je fais cela avec l'agent de change de Hong Kong, je le fais au cours que je veux. Si vous voulez faire apparaître un gain de change, je vous donne de l'argent, si vous voulez faire apparaître une perte de change, je vous fais perdre de l'argent : il suffit que j'appelle mon agent de change à Hong Kong et que je fasse ce qu'on appelle « un cours hors-cote ». Entendez-moi bien : cela se fait sans un « rond » et j'emploie le terme à bon escient ! C'est ce qu'on appelle le margin account et si ce n'est pas du blanchiment...

Vous voyez qu'il n'est donc pas nécessaire de transférer de l'argent pour faire du blanchiment. Il suffit d'opérations virtuelles !

M. le Rapporteur : Et vous avez fait beaucoup d'opérations de ce type ?

M. Joël BUCHER : Figurez-vous que j'en ai signé pour 800 millions de dollars.

M. le Rapporteur : Et cela concernait l'argent des rétro commissions ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr : c'était fait pour cela ! Il faut quand même qu'à la base il y ait quelque chose car on ne peut pas monter de telles opérations sans un contrat. Qui peut monter ces opérations ? Des gens qui sont supposés recevoir des devises. Si vous me demandez de vendre 500 millions de dollars, je vais vous demander...

M. le Rapporteur : ... d'où ils viennent...

M. Joël BUCHER : Non, justement ! Je vais vous demander de les justifier, non pas de les détenir, mais de me donner le change. Si vous me dites que vous êtes l'agent Thomson et que vous signez un contrat avec Taiwan, je vais naturellement vous les vendre vos devises, même si vous n'allez pas les recevoir et à plus forte raison si vous allez les recevoir !

Ce qui est vicieux, c'est que je vais mélanger vos opérations spéculatives « sans un rond » avec votre contrat. C'est ce qui se fait avec les expatriés : ils arrivent avec un contrat dans lequel ils intègrent leurs rétro commissions.

Je vais vous dire très sincèrement quelque chose : aujourd'hui, ce ne sont pas les produits qui constituent le moteur de nos exportations, mais les montants des rétro commissions. Vous m'entendez bien ? Je vous le prouve quand vous voulez !

M. le Rapporteur : Il va falloir que vous nous le prouviez !

M. Joël BUCHER : Il faut malheureusement attendre les résultats de cette enquête. Aujourd'hui, je veux vous prouver que ces 2,5 milliards de francs correspondent en bonne majorité à des rétro commissions.

M. le Rapporteur : Alors reprenons vos explications qui sont fort intéressantes et qui nous donnent une vision précise du fonctionnement financier interne aux banques et, qui plus est, à nos banques.

M. Joël BUCHER : C'est le terme qui est vraiment redoutable !

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent part à la Sogenal Luxembourg, quel est le comportement de cette filiale Société Générale par rapport à la législation anti-blanchiment luxembourgeoise ?

M. Joël BUCHER : Je n'en ai pas vraiment entendu beaucoup parler...

M. le Rapporteur : Ils vous ont téléphoné pour s'enquérir de l'origine de cet argent ?

M. Joël BUCHER : Jamais !

Ecoutez plutôt. J'ai vu, un jour, un représentant de Marcos à la Société Générale de Taipeh. Il venait en limousine noire, accompagné par des gangsters. On était en cours d'inspection. A son arrivée, j'ai fait venir l'inspecteur de la Société Générale - vous m'entendez bien ? Je lui ai prouvé que ce monsieur déposait des fonds d'origine douteuse puisque quelques coups de téléphone m'avaient suffi pour savoir qu'ils venaient des Philippines. On parlait de plusieurs dizaines de millions de dollars qu'on nous proposait de garder pendant quelque temps pour faire ces fameux certificats de dépôt, et prouver que ces fonds n'étaient pas d'origine douteuse.

Quand l'argent arrive au Luxembourg mes collègues ferment les yeux car ils savent parfaitement que les directeurs de banque en place dans des endroits comme Taipeh ou Singapour, ne sont pas regardants.

Les choses en sont au point que l'inspecteur qui m'inspectait le jour de la visite de M. Marcos m'aurait accordé des bons points dans son rapport si j'avais accepté l'opération. Il n'a pas compris que je la refuse car le simple fait de conserver ces dépôts gratuitement pendant plusieurs jours nous aurait rapporté plusieurs centaines de milliers de francs.

Je dois dire qu'à cette époque-là, la législation n'était pas encore bien claire.

M. le Rapporteur : C'est vrai !

M. Joël BUCHER : Elle s'est éclaircie plus tard.

Seulement, après, quand nous sommes bien avertis, nous recevons le document tel quel sans explication et je n'ai jamais vu un collègue suivre cette réglementation, y compris en France où un texte peut vous impliquer sur le plan pénal...

M. le Rapporteur : L'argent a circulé dans les années 92-93 ?

M. Joël BUCHER : Les premiers transferts ont commencé dès 1989 pour se terminer en 1998 pour l'affaire dont il est question.

M. le Rapporteur : Comment le savez-vous ?

M. Joël BUCHER : Parce qu'il y a eu une dernière livraison de frégates qui devait coïncider avec le versement des 60 % restants et que l'intégralité des fonds revenant à la DCN ne sont jamais revenus. C'est facile à prouver, il suffit d'aller voir les comptes de la DCN pour s'apercevoir que ce n'est pas une entreprise qui fait des profits !

Au moment où la DCN a reçu cet argent, elle ne savait pas quoi en faire tellement il y en avait. La DCN ne pouvait pas gérer les devises. La DCN fabrique et vend au prix coûtant : c'est un arsenal, d'où l'intervention de Thomson.

M. le Rapporteur : Vous prétendez donc que, jusqu'en 1998, des commissions ont été payées selon le même mécanisme que celui que vous aviez monté dix ans plus tôt, c'est-à-dire une banque offshore. Cette banque s'appelle comment : Société Générale Taipeh ?

M. Joël BUCHER : Taipeh offshore OBU ou USD.

M. le Rapporteur : Selon vous, l'utilisation de la Sogenal est aussi avérée ?

M. Joël BUCHER : Comment procède-t-on ? Lorsque l'on reçoit des francs français, on en crédite le compte de la banque locale, ensuite le compte off shore où il y a un premier écran. En offshore, l'opération se fait sur nos comptes en francs français, mais elle est bien souvent immédiatement traduite en dollars. Comme ce sont des fonds qui vont finir par atterrir dans des caisses douteuses, je ne vous dis pas quels cours de change sont appliqués sans que personne ne puisse protester, ni menacer d'aller en justice. Dans ce type d'opérations, les banques gagnent donc une énorme quantité d'argent. Tout se fait à New York car tout ce qui se fait en dollars se fait à New York

Quand il s'agit de francs français tout se fait en France parce que les banques, que ce soit à Monaco, au Luxembourg ou ailleurs, ne gèrent que leurs devises dans leurs comptes correspondants qui sont tenus dans les banques de la devise. Par conséquent, tout ce qui se fait en dollars, que ce soit à Monaco ou au Luxembourg, est traité de New York. Tout se passe dans les comptes à New York et se fait par compensation.

M. le Rapporteur : Bien sûr !

M. Joël BUCHER : J'avais, moi, monté un système justement pour éviter le blanchiment. J'avais fait valoir à ma direction que nous avions tellement de clients qui achetaient et qui vendaient à Taipeh, qu'il était préférable, plutôt que de faire des transferts au siège et de recevoir de l'argent, de tout bloquer dans un compte, de ne pratiquer aucun transfert et que je verse la différence : horreur ! J'ai, en effet, appris par la suite que l'on faisait bien de la compensation, mais pour « planquer » les commissions et dissimuler le blanchiment. Dans ces conditions, quand vous proposez de faire de la compensation pour éviter les transferts de devises, la corruption et la spéculation, vous passez pour une âme damnée.

Si j'ai quitté la Société Générale, c'est parce que j'ai proposé ce système.

M. le Rapporteur : Vous avez un document à nous communiquer ?

M. Joël BUCHER : J'ai fait un rapport à mon siège.

M. le Rapporteur : Vous l'avez conservé ?

M. Joël BUCHER : En partie.

M. le Rapporteur : Vous voudrez bien le transmettre à la Mission ?

M. Joël BUCHER : Je vais vous donner un rapport que j'ai gardé tout à fait par hasard car je ne suis pas du genre à conserver ce genre de documents. Très naïvement, je dois avouer que je n'avais pas conscience de la situation quand j'avais « le nez sur le guidon ».

Quand j'étais à Taipeh et que je revoyais ces opérations, j'ai transmis des rapports à mon siège, sans imaginer une seule minute que, ce faisant, j'allais me suicider. Je pensais, au contraire, obtenir une médaille. Ce n'est que lorsque, de retour en France, je me suis retrouvé mis au placard que j'ai compris.

M. le Rapporteur : J'aimerais avoir une copie de ce rapport.

M. Joël BUCHER : Oui ! Il concerne le fameux margin account et vous y trouverez le chiffre de 800 millions de dollars.

Vous verrez que j'avertis ma direction, concernant la banque offshore et ce montage qui fonctionne et que j'ai signé parce qu'il faut préciser que j'ai eu le culot - tenez-vous bien ! - de signer pour 800 millions de dollars pour arrêter ces pratiques : comment y mettre un terme sans pouvoir les prouver ?

J'ai ainsi agi à mes risques et périls parce que de telles opérations relevaient de la justice pénale à Taipeh. Sur le plan comptable, elles n'apparaissaient pas et étaient hors bilan puisqu'elles ne donnaient lieu à aucun versement de fonds.

Dans ce système, il n'y a pas d'argent, il n'y a que la différence : c'est un système démoniaque qui est géré par toutes les banques. C'est l'affaire Barings figurez-vous !

J'ai donc signé pour 800 millions de dollars de fausses transactions et quand j'ai vu que toutes ces opérations arrivaient à la même échéance, j'ai fait venir une inspection de mon siège, je les ai bloquées, interdites et j'ai pris un avocat local qui m'a couvert.

J'ai cru que la Société Générale allait me suivre et j'étais très fier de moi. Cela a été la stupeur car je me suis mis à dos toute la direction des marchés de la Société Générale qui donnait des instructions à mes dealers dont l'un, le favori, avait un casier judiciaire ! On faisait chanter les gens : vous imaginez dans quel climat on travaillait...

Le patron de ma salle des changes qui était sous ma direction, à qui j'interdisais de faire ces opérations, les faisait avec l'agrément de M. Tuloup, le patron de la direction des marchés. Comme il avait un casier judiciaire, il ne pouvait plus parler.

Or, moi, Français, j'essaye de respecter la réglementation des changes locale. Moi qui, en cas de contravention, compromets ma liberté, et non pas celle de mes patrons qui ne m'auraient jamais soutenu, je prends le risque d'aller dans un sens que je crois le leur, je convoque un inspecteur, je fais venir la Banque centrale qui prouve que ces opérations étaient dangereuses - dans un petit pays comme celui-là, on pouvait faire sauter la devise. On interrompt les opérations, on les interdit, je suis immédiatement rapatrié, mis au placard et le gars qui fait l'inspection va à New York, crée les Socgen Funds (hedge Funds) et met un bazar pas possible dans le marché de New York.

Ce que je vous dis figure dans un rapport de la Banque de France qui dit que les Socgen Funds (hedge Funds) spéculatifs sur les juke bonds et l'opération Barings reproduite à New York ont carrément failli mettre le système international en l'air : il a fallu le support des Etats-Unis pour arrêter ces opérations.

Avec ces margin accounts, on dépasse le cadre même de la corruption pour passer à la spéculation car corruption et spéculation vont de pair.

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent est parti sous formes de rétro commissions, connaissiez-vous les destinataires des comptes ?

M. Joël BUCHER : C'est très difficile et je vais vous dire pourquoi : on ne connaît jamais le destinataire final. Les directeurs financiers des grandes entreprises font des swifts. Vous faites cinq Swift dans la journée, donc cinq écrans. Si nous prenons le destinataire des fonds, par exemple, Monaco où beaucoup, énormément d'argent est parti...

M. le Rapporteur : Vous connaissez les comptes qui ont été ouverts ? Quand on ouvre un compte on connaît le récipiendaire...

M. Joël BUCHER : Non, parce qu'on n'ouvre pas le compte final, mais le compte du nominee ou de l'intermédiaire financier. A Monaco, les banques reçoivent un transfert de Luxembourg en ignorant qu'il vient de Taipeh même si tout se fait dans la même journée.

Le directeur financier de Thomson a un téléphone : dans la même journée, il va passer cinq ordres Swift de transfert. N'oubliez pas qu'en Asie, il n'y a pas de date de valeur et qu'on a sept heures d'avance ce qui donne largement le temps a quiconque est courageux d'appeler Tokyo, Taipeh, Hong Kong ce qui, au petit matin, laisse le temps au Luxembourg d'opérer le transfert à Monaco qui ne peut pas savoir que c'est Taiwan qui a payé. Croyez-moi, le travail du banquier consiste à faire des écrans !

Cela vaut pour le comptant, mais supposez que je le fasse à terme. Même moi qui ai fait le montage comptable des opérations à Taipeh, je serais incapable de le retrouver. Au comptant, on peut le retrouver : il y a des disques car le système Swift laisse des traces, et même si les responsables de Swift font valoir qu'ils ne sont pas responsables des messages, qu'ils n'en sont que les transmetteurs, on peut refaire des historiques.

M. le Rapporteur : C'est ce que dit Clearstream dans l'affaire « Révélations » : vous avez lu le livre ?

M. Joël BUCHER : Sur la Cedel ? Je connais la Cedel, j'y ai ouvert des comptes pour Taiwan.

Je n'ai pas encore lu le livre.

M. le Rapporteur : Lisez-le c'est Ernest Backes, un de vos confrères banquiers qui, lui aussi, s'est fait virer, qui l'a écrit !

M. Joël BUCHER : Qu'est-ce que j'ai fait ? Avec un de mes amis de la Société Générale, nous avons ouvert les comptes Cedel et Euroclear et Taiwan est devenu le premier acheteur en OAT, c'est-à-dire en bons du Trésor.

M. le Rapporteur : Taiwan, c'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : La Central bank of China - CBC - sur les conseils de la direction des marchés de la Société Générale. Vous savez qu'il y a, tous les jours, un trésorier dans une banque qui a besoin de fonds. Eh bien, le premier fournisseur de francs français était, à l'époque, la Banque centrale de Taiwan.

Aujourd'hui - et c'est pourquoi j'étais très inquiet dans cette affaire - je ne comprends toujours pas pourquoi on veut mettre une chape de plomb sur toutes les opérations qu'on fait avec Taiwan. Taiwan nous fournit en devises, Taiwan nous fournit en composants électroniques et sachez que c'est notre troisième source d'importation après le pétrole et les automobiles, mais ces dernières se compensent puisqu'on en achète autant que l'on vend ce qui fait qu'on les enlève en faisant un compte de clearing.

Nos sources d'importation, c'est quoi ? Je pourrais vous montrer les chiffres parce que je m'en suis vivement inquiété concernant Taiwan. C'est, bien sûr, d'abord le pétrole, ensuite les composants électroniques, les mémoires dont la mémoire de votre téléphone. Quel est le premier producteur mondial de mémoires de téléphones ? Taiwan.

Toutes ces opérations avec Taiwan n'ont été faites que « pour le fric » et sans se soucier des répercussions stratégiques, économiques et sociales qu'elles pouvaient avoir. On a cherché le fric pour le fric parce que Taiwan avait de l'argent et qu'il fallait lui en prendre. Qu'importe de vendre des frégates, même si elles peuvent être rachetées par la Chine, parce qu'aujourd'hui, le risque, il est là : vous vendez des frégates à Taiwan, des Mirages, des concours sont lancés pour leur vendre des centrales nucléaires...

M. le Rapporteur : Cela relève de la décision politique. Nous n'entrerons pas dans ce débat qui fera l'objet d'analyses par ailleurs et sur lequel, en ce qui me concerne, je ne souhaite pas intervenir, préférant me concentrer sur les mécanismes du blanchiment qui sont tout à fait passionnants.

Quand vous dites que beaucoup d'argent a été transféré à Monaco, comment le savez-vous ?

M. Joël BUCHER : Tout simplement parce que j'y étais...

M. le Rapporteur : Vous étiez à Cannes ?

M. Joël BUCHER : J'ai travaillé à Monaco, figurez-vous ! Pas longtemps, juste quelques mois ! J'ai été recruté par un des gendres d'un certain M. Pastor qui m'a installé dans un bureau, dans un immeuble, au-dessus de la Société Générale. On a alors commencé à me mettre en relation avec Casa en Espagne...

M. le Rapporteur : Qui sont tous ces gens ?

M. Joël BUCHER : Des gens qui voulaient vendre et avoir beaucoup d'argent pour sauver leur capital. Ce sont maintenant les partenaires de EADS.

On m'a mis en contact avec Balmain pour acheter Balmain et j'ai fréquenté mes collègues...

M. le Rapporteur : Quand vous dites « on m'a mis en relation... », vous voulez parler de vos supérieurs hiérarchiques ?

M. Joël BUCHER : Non, j'ai démissionné, mais vous avez toujours dans la banque des gens qui vous suivent un peu et j'ai reçu des coups de fil. Il faut savoir que j'ai quitté la Société Générale sur un coup de tête !

M. le Rapporteur : Votre positionnement sur cette histoire n'est pas clair ! Vous êtes recruté par qui ?

M. Joël BUCHER : Je me suis retrouvé « à poil » : vous m'entendez bien ? Je ne suis plus banquier !

M. le Rapporteur : Ne vous fâchez pas : j'ai juste dit que je ne comprenais pas votre position...

M. Joël BUCHER : J'étais cadre à la Société Générale, bien payé, je faisais un boulot que j'estimais être honorable et je me suis trouvé pris dans une affaire absolument invraisemblable.

Je me retrouve à Cannes avec un fils qui ne parle pas français puisqu'il allait à l'école américaine. Du jour au lendemain, me voilà donc interdit de chéquier avec les frais de la maison que la Société Générale était chargée de me donner.

M. le Rapporteur : Je comprends, ne vous justifiez pas, mais vous avez été recruté par qui ?

M. Joël BUCHER : Je n'ai pas été recruté, mais contacté par des « grenouilleurs » -passez-moi le terme - de Monaco qui, me sachant en difficulté, ont essayé de me faire sombrer dans l'illégalité. M. Renucci chez Pastor de la Grande Loge Maçonnique.

M. le Rapporteur : Ah, c'est cela ! Et comment s'y sont-ils pris ?

M. Joël BUCHER : Vous savez c'est un petit milieu. Je devais être directeur de la Société Générale à Cannes, j'ai reçu des coups de fil, j'ai vu des Grecs, des Turcs et on a pris peur...

Ce milieu de Cannes est très brillant, mais vous ne pouvez pas savoir le nombre de requins qui y grouillent.

M. le Rapporteur : Expliquez-moi, puisque vous parlez de Grecs et de Turcs, ce que l'on vous proposait, ou demandait.

M. Joël BUCHER : Des sociétés financières comme Pastor m'ont contacté par l'intermédiaire de francs-maçons...

M. le Rapporteur : Vous en êtes vous-même ?

M. Joël BUCHER : Absolument pas ! Mais, durant cette année que je considère comme sabbatique, j'ai pu « phosphorer », écrire et faire des schémas dont l'un représentait un Yin et un Yang entourés d'un triangle. J'ai eu le malheur de le distribuer à des amis avec qui je voulais fonder une société, un club d'affaires pour promouvoir la France sans magouilles. J'avais dans l'idée qu'avec la technologie française et la subtilité de la compensation chinoise, il était possible de faire une joint venture et de compenser entre nous les opérations.

C'est à partir de là que les gens se sont dit qu'ils allaient compenser leurs commissions et que le groupe Pastor m'a proposé de travailler pour lui.

M. le Rapporteur : Il vous a embauché, signé un contrat ?

M. Joël BUCHER : Précisément pas !

Tout était bien trouble puisque l'on me demandait de prouver que j'étais capable de faire quelque chose, moyennant quoi je recevrais des commissions.

C'est ainsi que M. Pierre Bloch m'emmène à Taiwan, à Doubaï, me signe un contrat avec l'Immobilière hôtelière, que je lui obtiens un marché, mais qu'il ne me paye pas...

Ce qui est vicieux dans ce monde, aujourd'hui, c'est qu'on vous fait miroiter des commissions puisque tout se fait à base de commissions. On vous établit même des contrats : je pourrais vous communiquer celui qui a été signé avec l'Immobilière hôtelière. En l'occurrence, j'ai trouvé et construit un projet de 110 millions de dollars, j'ai bâti un montage, je ne me suis pas contenté de présenter un Cheikh (M. Nahyan). Mais alors qu'un contrat est signé avec des honoraires, une fois le projet réalisé, vous ne voyez rien venir et la société disparaît, ce qui revient à dire que vous avez perdu deux années de votre vie à travailler pour rien !

Voilà quelle est la mentalité des affaires ! Voilà où vous mènent les commissions parce qu'aujourd'hui, on ne veut pas payer des honoraires.

J'ai une lettre de Panhard à qui j'ai trouvé un marché de plusieurs milliards de francs pour le GIAT - Groupement industriel des armements terrestres - mais ces gens me proposent des commissions. Je réponds que je n'en veux pas, que je vends des informations. Je leur ai fait signer une lettre d'intention et Taiwan est prête à acheter plus de mille véhicules : la lettre d'intention est sur le bureau des responsables de Panhard depuis plusieurs mois. Que veulent-ils ? Me payer avec des commissions et probablement avec des commissions plus importantes que la moyenne.

Voilà comment on finit quand on est un banquier honnête ! Quand vous êtes un banquier honnête et que vous refusez les commissions - excusez-moi d'avoir, tout à l'heure, explosé - si vous ne vous battez pas, vous êtes mort !

Aujourd'hui, Taiwan continue à acheter des Airbus et je vends mille emplois à Taipeh sans aucun problème.

A Taipeh, je suis reçu par le ministre de l'Economie et des finances, par le ministre de la justice parce que j'ai eu le courage d'aller devant un tribunal et de dire : « Attention, on ne travaille pas correctement ! ». C'est ce que j'ai dit et avec des preuves et des documents à l'appui !

J'ai fait tout cela et j'ai compris, ensuite, en deux temps trois mouvements, sans avoir la prétention d'avoir assisté à tout dans l'affaire des frégates : elle a duré dix ans et vous n'êtes pas dans le même poste de banque plus de quatre ans.

C'est d'ailleurs fait à dessein pour vous empêcher de suivre les affaires : quand vous comprenez une affaire, on vous dégage, et quand vous dites à votre direction : « Attention, cela ne va pas ! », on vous dégage aussi...

Tout est manipulé à très haut niveau et la situation est entre les mains de quelques personnes. Si vous lisez leur jeu, on vous élimine !

M. le Rapporteur : Je vous remercie de ces précisions très importantes !

M. Joël BUCHER : Excusez-moi d'être si virulent !

M. le Rapporteur : Ne vous excusez pas, mais c'est mon rôle de vous questionner, c'est mon travail !

M. Joël BUCHER : Quand vous m'avez demandé qui était venu me voir, je ne souhaitais pas vous laisser croire que j'avais pu accepter de partir à la dérive malgré la difficulté dans laquelle me mettait la Société Générale. Je n'ai jamais failli !

M. le Rapporteur : Et cela vous coûte cher !

M. Joël BUCHER : Ce n'est pas facile !

M. le Rapporteur : Et maintenant, vous vivez de quoi ? Vous êtes à la retraite ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr que non ! De rien ! On m'a tout pris ! Aujourd'hui, on me doit 5 millions de dollars pour avoir travaillé en tant que consultant sur un grand projet pour construire un hôtel d'affaires à Doubaï ce qui m'a pris trois ans : vous pensez bien que l'on ne gagne pas 5 millions de dollars en 48 heures sur un coup de fil...

Cette somme ne me sera jamais versée. J'ai pris un avocat que je ne peux pas payer. Aujourd'hui, je remonte plusieurs contrats avec le GIAT, avec Panhard, avec des sociétés comme la COFRAS (Compagnie Française d'Assistance Spécialisée) DCI, mais ces gens-là ne veulent pas me payer. Pourquoi ? Parce que je ne leur propose pas de schémas de rétro commissions ?

Il n'en est pas question : il n'est pas question que dans les contrats que je fais -je suis peut-être naïf ou idiot - je propose, après ce que j'ai dit à l'AFP, des schémas comprenant des rétro commissions. Je ne veux même pas de commissions pour moi. Je veux travailler honnêtement sur la base d'honoraires.

Je pense qu'aussi longtemps que l'on ne mettra pas en place des organismes travaillant sur honoraires, il y aura des dérives.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous transmettre une copie du dossier que vous avez remis au tribunal ?

M. Joël BUCHER : Tout à fait : le voilà ! Il est très détaillé, très scientifique. J'ai même un dossier qui a été envoyé à l'Assemblée nationale par la DGA.

M. le Rapporteur : Oui nous l'avons reçu !

M. Joël BUCHER : Je vous signale qu'il y a 40 milliards de francs qui concernent Taiwan qui ne figurent que dans un sous-total ce qui est quand même grave ! Envoyer un rapport sans préciser que l'on travaille avec Taiwan, surtout à hauteur de 40 milliards de francs, soit la moitié de l'ensemble du chiffre d'affaires, me semble quand même curieux...

M. le Rapporteur : J'aurai une dernière question à vous poser : lorsque l'argent est arrivé au Luxembourg et à Monaco, vous me confirmez qu'aucun de vos confrères banquiers n'a posé la question de savoir d'où venait cet argent ?

M. Joël BUCHER :  Ils venaient nous démarcher et même nous proposer des rémunérations pour leur ouvrir des comptes.

M. le Rapporteur : Au nom du nominee ou du gestionnaire du compte ?

M. Joël BUCHER : Voilà !

M. le Rapporteur : Quels sont les établissements bancaires qui ont démarché ?

M. Joël BUCHER : Beaucoup, notamment les banques suisses.

Taipeh est une réserve monétaire fabuleuse et j'étais l'un des banquiers les plus avertis puisque j'avais personnellement des contacts avec toutes les grandes entreprises du lieu.

Je peux vous dire que la Sogenal était la première à démarcher, suivie par des banques britanniques, des banques autrichiennes et, naturellement des banques suisses. Toutes les grosses banques sont venues nous démarcher, nous, Société Générale. Il faut savoir qu'il y a un important marché interbancaire. J'avais un employé qui ouvrait des comptes, ce que j'ai d'ailleurs fait arrêter. La Société générale avait un énorme bilan interbancaire.

Cette situation qui était aberrante avait été lancée par les Japonais. Deux banques sont capables de vivre seules puisque l'une prête à l'autre et vice versa. Vous pouvez faire du window dressing...`

M. le Rapporteur : Qu'est-ce que cela veut dire ?

M. Joël BUCHER : Que je vous prête de l'argent et que vous m'en prêtez. Comme je vais prendre des intérêts, vous allez faire du profit et moi aussi...

Si, demain, nous faisons cela, nous allons avoir de très beaux bilans. Je vais vous prendre des taux usuraires et vous allez déclarer des profits fabuleux. C'est facile à faire quand on ne vous demande pas de reverser ces profits à des actionnaires... Le jour où c'est le cas, vous montez un « truc bidon » et avant qu'on ne le découvre, il y aura longtemps que, grâce à ce bilan, vous aurez obtenu des fonds Je peux le faire, si vous voulez. J'aurais pu, si j'avais voulu être malhonnête, gagner beaucoup d'argent en faisant très simplement des montages que vous ne pouvez pas imaginer.

Tous mes collègues m'ont dit : «  Joël, dans la banque, aujourd'hui, on ne peut pas s'en sortir si l'on travaille honnêtement ! »

Tous les travaux que l'on me demandait étaient bâtis sur une magouille : tous sans exception ! Le profit de la banque est proportionnel à la magouille. Plus il y a de magouilles, plus la banque encaisse parce que plus les fonds du client seront douteux et moins il se plaindra.

L'opération « frégates » a rapporté plus d'un milliard de francs à la Société Générale !

M. le Rapporteur : J'aimerais que vous retrouviez dans votre mémoire et que vous nous fassiez passer par écrit le nom des banques qui vous ont démarché pour recycler l'argent de rétro commissions....

M. Joël BUCHER : Je vais retrouver mon annuaire, mais même la Dun & Bradstreet nous démarchait !

M. le Rapporteur : ... le nom des correspondants avec lesquels vous avez fait ouvrir des comptes à Luxembourg, à Monaco, ou dans les îles anglo-normandes et dans tous les paradis fiscaux européens...

M. Joël BUCHER : Londres, Luxembourg, Monaco : c'était ma filière !

M. le Rapporteur : Je vous saurai gré de bien vouloir nous communiquer ces documents assez vite et je vous remercie infiniment de votre courage en vous assurant du soutien de l'Assemblée nationale.

Entretien avec M. Etienne CECCALDI,
ancien Substitut général
au Tribunal de grande instance d'Aix-en-Provence

(Procès-verbal de la séance du jeudi 7 juin 2001)

M. Arnaud Montebourg, Rapporteur

M. le Rapporteur : Monsieur Etienne Ceccaldi, je vous remercie d'avoir répondu à cette demande d'entretien. Nous nous intéressons à la manière dont fonctionne la justice dans les départements dans lesquels vous avez eu à exercer vos fonctions et votre fréquentation des problèmes de la délinquance financière et de la lutte contre le blanchiment nous a amenés à vouloir vous entendre.

M. Etienne CECCALDI : Je suis entré à l'Ecole nationale de la magistrature par le concours externe en 1965.

J'ai été juge d'instruction pendant trois ans. J'ai commencé ma carrière en matière financière sur un certain nombre de dossiers dans un département voisin de celui dont vous êtes l'élu, M. Montebourg, qui constituait un champ complètement inexploré du point de vue de la délinquance financière. Nous avons eu deux ou trois affaires importantes d'infraction en matière de droit des sociétés.

Dans mon esprit, quand je suis arrivé en Bresse, j'imaginais un département rural, avec des poulets et des oies. Je me suis rendu compte qu'en réalité, la proximité de la frontière suisse en faisait une mine à exploiter pour les trafics en tous genres : faux tableaux, instruments de précision, armes, etc.

Nous avons eu des affaires tout à fait exceptionnelles par rapport à l'idée que je me faisais de ce département. C'était un champ inexploré et il y a eu comme un détonateur. La conjonction des actions de François-Victor Colcombet, que vous connaissez, au parquet et moi-même à l'instruction a fait que nous avons un peu révolutionné ce département, à l'indignation de certains notables.

Il faut dire que nous avons commencé par incarcérer un notaire. Il se trouve qu'il avait des pratiques, qui étaient d'ailleurs assez généralisées, de prêt sur billet. Son incarcération a fait prendre conscience aux prêteurs que ce système était complètement irrégulier ; en conséquence, tous les prêteurs sur billet sont allés réclamer à leur notaire le remboursement de leurs sommes. Cela a fonctionné comme le système des assignats en quelque sorte, et l'on s'est rapidement retrouvé avec trois notaires en prison, rejoints par le président de la chambre des avoués. Vous imaginez ce que cela pouvait représenter à Bourg-en-Bresse !

Il se trouve que je me suis un peu « illustré » dans ce type de délinquance et, après une histoire de corruption, les deux étant plus ou moins liées, qui a défrayé la chronique, on m'a vivement conseillé à la Chancellerie de quitter l'instruction pour aller au parquet.

A l'époque, il y avait une mainmise totale du pouvoir politique sur les magistrats. Disons les choses telles qu'elles sont : M. Sadon, alors directeur des affaires judiciaires, et excellent homme par ailleurs, apposait sur les dossiers des magistrats la mention « bon » ou rien. Celui qui avait « bon » sur son dossier, avait fait preuve d'un grand esprit de discipline et de sens de l'opportunité pour reprendre la terminologie toujours en vigueur, de la notation des magistrats.

On m'a donc vivement conseillé de choisir tous les postes que je voulais, sauf l'instruction. C'est ainsi que je suis arrivé au Parquet à Marseille, affecté à la section financière où j'ai donc passé dix ans à traiter des affaires plus ou moins importantes dont certaines ont eu un retentissement national. Je pense notamment aux ententes pétrolières, qui ont constitué un scandale international puisque j'ai fait la Une du New York Herald Tribune et de certains magazines américains. Il faut dire qu'à l'époque, une commission d'enquête parlementaire s'intéressait aux pratiques anticoncurrentielles des compagnies pétrolières.

Cela s'est terminé, comme vous le savez, par des condamnations à l'amende. Pour ma part, je me suis retrouvé au placard, chargé des accidents de la circulation, après mon refus de rejoindre le Parquet d'Hazebrouck où j'aurais été nommé Procureur.

Ensuite, j'ai dirigé un cabinet ministériel de 1981 à 1983, puis j'ai été Préfet de police à Nice pendant deux ans.

M. le Rapporteur : C'était en quelle année ?

M. Etienne CECCALDI : C'était d'avril 1983 à juin 1985.

Je suis tombé dans un département, disons... « particulier ». J'y ai découvert un certain nombre de choses, de réseaux extrêmement imbriqués, de relations à la fois maçonniques mais pas tellement philosophiques, plutôt des réseaux de personnes qui sont ou se disent Niçois et revendiquent cette appartenance. C'est un département dans lequel vous pouvez passer dix ans, et où vous ne serez jamais admis. Nice est une relativement petite ville où le cercle des dirigeants est très réduit. On connaît tout le monde facilement. En six mois, vous avez fait le tour de la ville et du département.

Il se trouve que le premier réseau de corruption que j'ai trouvé reposait sur un commissaire de police, responsable du Groupe socialiste d'entreprise (GSE) police. J'ai cru de mon devoir de mettre un terme à ses agissements. Il a monté une cabale, et c'est ainsi que je suis parti.

J'ai alors été réintégré dans la magistrature où j'ai été affecté au Parquet de Paris, à la 5ème section de la « délinquance astucieuse de profit ». Elle s'occupait de tout ce qui était escroquerie, abus de confiance, etc., avec, par exemple, le dossier des frères Chaumet qui mettait en cause, comme vous le savez, le Garde des Seaux de l'époque.

J'ai vu alors des choses intéressantes. Il s'agissait de la grande délinquance, bien que non qualifiée de financière par les juristes, puisque, par exemple, cette affaire des Frères Chaumet était qualifiée d'abus de confiance. Mais le Garde des Sceaux de l'époque avait retiré rapidement les investissements qu'il avait faits chez les Frères Chaumet et l'on avait retardé la déclaration de cessation des paiements au Tribunal de Commerce de Paris pour lui permettre de retirer à temps ses investissements.

Je n'avais pas l'ambition de faire une carrière parisienne. Je m'y suis retrouvé « coincé » par le fait du détachement et de la réintégration. Je précise tout de même que j'ai été inscrit au « grand tableau » en 1986, qui donne vocation à être soit président de chambre en province, soit premier substitut de Paris. J'aurais dû être nommé premier substitut ou substitut général à Paris en février 1988 et j'y ai renoncé, suivant des formules que vous ne connaissez peut-être pas, sacramentelles : « Je m'engage à ne pas contester, etc. Je renonce expressément au bénéfice du grand tableau ». Et c'est ainsi que j'ai été nommé substitut général à la Cour d'Aix-en-Provence, c'est-à-dire un grade au-dessous de celui auquel j'aurais pu prétendre normalement. J'ai choisi cette proposition et j'ai été affecté à Aix-en-Provence.

M. le Rapporteur : En quelle année ?

M. Etienne CECCALDI : En décembre 1987 et j'ai pris mes fonctions le 3 janvier 1988 à la Cour d'Aix.

Comme on me connaissait comme spécialiste de la délinquance financière, on m'a affecté à la section financière. J'étais censé animer, coordonner et impulser une action en matière de délinquance financière sur l'ensemble des huit tribunaux des départements que vous connaissez. Je dois avouer qu'à plusieurs reprises, je suis allé voir mon Procureur Général pour lui demander si cela valait vraiment la peine que je continue à faire ce que je faisais.

M. le Rapporteur : Qui était votre procureur général ?

M. Etienne CECCALDI : Ce fut essentiellement M. Salavaggione - il y a en eu deux autres ensuite, mais ce furent des météores, passés très vite. Je considère M. Salavaggione comme un honnête homme au sens où il fait son métier de manière droite, sans monnayer comme certains ses possibilités d'action ou d'inaction à l'égard du pouvoir politique. C'est aussi un spécialiste de la délinquance financière qui avait été mon chef à la section financière de Marseille.

Plusieurs fois, je suis allé le trouver pour lui dire que je « n'y arrivais pas », que cela faisait trois fois par exemple que je faisais une note à un Parquet qui ne donnait aucun résultat et que, notamment avec Nice, nous ne parvenions à rien.

M. le Rapporteur : Qu'entendez-vous par « nous ne parvenions à rien » ? C'était en quelle année ?

M. Etienne CECCALDI : Cela date de 1989-1991. Pour vous expliquer ce que j'entends par-là, je peux vous citer l'exemple d'un cas concret.

Monsieur Jacques Médecin avait créé la société du parc d'attractions de Nice, la SPAN, une sorte de Disney Land un peu réduit mais représentant des investissements considérables, puisque cela avait coûté, me semble-t-il, quelques 100 millions de francs. Très rapidement, en deux ans, tout le capital avait été absorbé ; il y avait en filigrane des détournements et des abus de biens sociaux considérables puisque absorber 100 millions de francs d'investissements malgré des recettes et des entrées d'argent importantes et laisser un passif de 100 millions en deux ans seulement, économiquement, cela ne pouvait se justifier autrement que par des prélèvements assez massifs dans la caisse.

Cette affaire a donné lieu à un dépôt de bilan, ce qui a engagé la ville de Nice, qui était caution, à rembourser 30 millions de francs, plus les pertes des organismes bancaires nationalisés (BNP, Crédit Agricole, etc.). Je pense qu'il y aurait dû y avoir une information ouverte. Or, au lieu d'une information, il y a eu une petite enquête préliminaire et une citation directe sur la base du rapport sommaire du syndic. Ce n'est pas à vous que je vais expliquer ce que c'est.

C'est dire que dans une affaire de cette dimension, de 100 millions de francs au moins d'abus de biens sociaux, informé très maigrement par le parquet de Nice et censé, moi-même être responsable de l'action publique dans le département, j'ai adressé des instructions au Parquet de Nice demandant l'ouverture d'une information et que l'on me communique les rapports d'expertises ordonnés par le Tribunal de Commerce.

M. le Rapporteur : Qui était procureur de la République ? M. Durand ?

M. Etienne CECCALDI : Non, M. Durand a connu la fin de l'affaire, car ce sont des affaires qui durent longtemps. Le procureur était... son nom m'échappe. Il est actuellement procureur général à Nîmes ou Montpellier.

M. le Rapporteur : M. Aumeras ?

M. Etienne CECCALDI : C'est cela. M. Aumeras. C'est un bon spécialiste de la grande criminalité et de la lutte contre les trafiquants de drogue. En réalité, à mon sens, ce n'est pas lui qui a exercé réellement le pouvoir dans ces matières financières, mais celui dont vous avez cité le nom, son adjoint, M. Durand.

Pour ma part, informé de ce dossier qui recelait à l'évidence des infractions, c'est du moins l'estimation que j'en faisais et je ne me suis pas beaucoup trompé d'ailleurs, j'ai donné instruction que l'on nous rende compte régulièrement de l'évolution du dossier. Mais ces comptes rendus et rapports ne m'arrivaient guère et quand ils arrivaient, ils étaient assez lacunaires, sans aucun renseignement sur le fond même de l'affaire et les responsabilités éventuelles : « J'attends le rapport d'expertise ordonné par le tribunal de commerce... ».

Quatre mois plus tard, j'ai demandé au Procureur de Nice où en était le dossier. Habituellement, cela ne fonctionne pas ainsi, ce sont les parquets qui rendent compte, sans que l'on ait besoin de les solliciter, surtout quand ils savent que c'est une affaire qui est « suivie ». J'ai donc, à plusieurs reprises, envoyé des dépêches demandant à être tenu informé de l'évolution du dossier. On me répondait, M. Durand et, avant lui, M. Scholem, toujours par des rapports d'attente...

M. le Rapporteur : Nous connaissons M. Scholem.

M. Etienne CECCALDI : On me répondait donc que l'on attendait le rapport d'expertise ordonné par le tribunal de commerce, etc. Puis, un beau jour, le Parquet de Nice m'a écrit que le rapport avait été déposé, qu'il faisait apparaître quelques infractions et que l'on allait faire une citation directe.

J'ai alors demandé que l'on m'envoie le rapport d'expertise comptable, car je voulais moi-même connaître la réalité du dossier. On m'a répondu que celui-ci était très volumineux, qu'il fallait faire des photocopies et que la machine était en panne. Bref, malgré plusieurs relances, je n'ai jamais eu ce rapport de l'affaire SPAN, la société qui gérait le parc.

En même temps, comme on savait que le parquet général tenait à la répression, puisque je l'avais ordonné, on m'écrivait que l'on allait faire une citation directe. Dans une affaire d'infraction sur une société, j'avoue que la citation directe est rarissime, ou alors c'est l'affaire de l'épicier du coin qui a déposé le bilan en emportant la caisse ou en s'achetant une Ferrari. Mais, dans une affaire de cette nature, avec de vraies infractions financières, cela ne se voit pas et je ne l'ai personnellement jamais vu, sauf dans ce cas à Nice.

A réception de cette dépêche, j'ai donc écrit, sous la signature du Procureur général en personne cette fois, parce que je trouvais que cela faisait beaucoup et que je sentais bien des résistances, en donnant instruction expresse d'ouvrir une information judiciaire, c'est-à-dire de saisir un juge d'instruction. Habituellement, les Parquets exécutent ce genre d'instructions. Le temps a passé. Six ou sept mois après, n'ayant pas de nouvelles informations, j'ai encore relancé le parquet de Nice sous la signature du procureur général en personne parce que je pensais que je n'avais peut-être pas l'autorité suffisante ni sur Scholem ni sur Aumeras et que mes précédentes instructions n'avaient pas été suivies d'effet. Je précise que, dans cette affaire, à mon sens, M. Aumeras n'est pas impliqué.

On m'a répondu que la citation directe avait été lancée, que l'on n'avait jamais reçu les instructions du parquet général recommandant l'ouverture d'une information et que tous les prévenus avaient été relaxés et que le délai d'appel était expiré, évidemment. (Sourires.)

Le Parquet de Nice n'avait rendu compte de rien car même d'un point de vue strictement professionnel et indépendamment des instructions reçues dans une affaire signalée, à supposer même que les instructions ne soient pas arrivées, il fallait rendre compte de la condamnation et demander si l'on souhaitait faire appel, quitte à laisser le Parquet Général exercer son droit d'appel propre...

M. le Rapporteur : Vous considérez que c'est là une méthode utilisée par des magistrats du parquet de Nice, puisqu'ils ont en charge l'action publique, pour empêcher la découverte d'infractions graves qui pourraient mêler un certain nombre de notables politiques.

M. Etienne CECCALDI : Bien sûr.

M. le Rapporteur : Je peux résumer la situation ainsi.

M. Etienne CECCALDI : Bien sûr.

M. le Rapporteur : A votre avis, pour quelles raisons ces magistrats se comportèrent-ils, en 1991-1992, de cette façon ?

M. Etienne CECCALDI : C'est le problème de fond de la délinquance financière : qui attaque-t-on en matière financière ? On n'attaque pas le maghrébin lambda en situation irrégulière, on attaque le Président de la Chambre de commerce de Nice. Je cite cet exemple particulier par référence à ce dossier de la SPAN, mais ce sont toujours des notables, des PDG, des dirigeants de société. Ce sont des gens qui ont le pouvoir et, ayant le pouvoir, ils ont le contact avec le pouvoir politique, ce qui fait que lorsqu'on les attaque, quand ils ne se situent pas à gauche, on passe pour un gauchiste ou un excité.

Si je veux rester à Nice tranquillement, y faire carrière, nécessairement, il faut que je ne dérange personne, il faut que je manifeste que j'ai un « sens de l'opportunité » des poursuites, adapté à la situation.

Tous ces gens qui font carrière sur place, ne la font que parce qu'ils trouvent le moyen au moment où se pose le problème de leur avancement, d'avoir le relais. Si, par exemple, j'ennuie M. Pasquini, député de la Corse, ancien député des Alpes-Maritimes, au pouvoir important, charmant homme par ailleurs, avocat, et avec lequel j'ai d'excellentes relations, je n'aurai pas le relais pour me faire « pistonner » auprès de la commission d'avancement et du Garde des Sceaux.

Le problème de fond est celui-là : la dépendance de la carrière à l'égard du pouvoir politique. Il y en a une autre dont je vous parlerai ultérieurement, mais, déjà, si l'on veut rester sur place et ne pas se faire d'ennemi, il faut forcément ne pas ennuyer les gens importants. C'est évident.

M. le Rapporteur : Cela, c'était la logique d'avant la politique Guigou ; 1997 a marqué une rupture de ce point de vue ?

M. Etienne CECCALDI : Oui. A mon avis, nous sommes passés de la censure à l'autocensure et de l'intervention du pouvoir politique sur la carrière d'un magistrat à l'intervention de groupes qui ont encore moins de légitimité que le pouvoir politique, en ce sens, je suis adversaire de l'autonomie accordée aux Parquets, aussi curieux que cela puisse paraître.

M. le Rapporteur : Une espèce de corporatisme.

M. Etienne CECCALDI : Une espèce de corporatisme. Il y a des chapelles au sein de la magistrature. Ces groupes ont toujours existé : il y avait dans le temps les « magistrats résistants », qui sont tous morts à l'heure actuelle, ou presque. Les « magistrats routiers » d'inspiration catholique sont aussi en perte de vitesse. Mais il y a toujours l'Ecole de la magistrature et tout ce qui tourne autour. Puis, il y a les groupes qui existent ailleurs dans la société, que l'on retrouve nécessairement. Si l'on faisait un pointage au niveau de la Cour de cassation, et même des tribunaux, des magistrats appartenant à ces groupes, on serait surpris de la répartition en pourcentage dans la haute hiérarchie par rapport à ce qu'elle est dans le reste de la magistrature ou de la population. Ces sont sûrement les plus intelligents, mais il se trouve que les plus intelligents se retrouvent avec des appartenances communes et le plus souvent ignorées du public.

Cette affaire est assez caractéristique. Il y avait donc eu une citation directe, une relaxe générale et impossibilité de faire appel dans un dossier où le Parquet Général avait donné des instructions très fermes de poursuite.

Sur ce, pour montrer jusqu'à quel point cela peut aller, la Direction Départementale ou régionale des impôts me saisit, en me disant qu'elle avait déposé une plainte concernant cette affaire pour un abus de bien social considérable, lié à la cession de droits à bâtir, de l'ordre de 12 000 m- à Nice ! - pour un franc symbolique. Elle avait, comme les services fiscaux en ont la possibilité, dénoncé ce fait au parquet et n'avait pu obtenir aucun renseignement au Parquet de Nice. En désespoir de cause, elle s'adressait au Procureur Général !

J'ai donc interrogé le parquet de Nice pour savoir ce qu'il était advenu de cette plainte. Il m'a été répondu qu'elle avait été agrafée à la citation directe.

Evidemment, tout était prescrit, forcément ! Mais on peut peut-être considérer, sans excès, que ce n'est pas un mode de poursuites habituelles que d'agrafer un papier de plainte à un autre dossier. Pour saisir un tribunal, il faut une citation, une ordonnance de renvoi. C'est dire à quel point on touche à « l'épicerie ». C'est n'importe quoi ! C'est peut-être de l'incompétence, mais l'incompétence répétée fait que l'on finit par se poser de sérieuses questions. Il faut se dire que le bénéficiaire de cet abus de bien social colossal n'était autre que la Chambre de Commerce de Nice présidée alors par M. Stellardo, adjoint au Maire de Nice et incarcéré entre temps dans une affaire de corruption.

M. le Rapporteur : Cette incompétence est-elle sanctionnée ?

M. Etienne CECCALDI : Mais non, parce qu'elle est utile.

M. le Rapporteur : C'est vrai. Mais est-elle surveillée d'une manière ou d'une autre ? Des inspections générales ? Avez-vous réclamé une réaction de l'autorité politique ?

M. Etienne CECCALDI : J'avoue qu'il y a un moment où l'on finit par baisser les bras. J'ai informé le procureur général de cette situation et il était aussi scandalisé que moi.

M. le Rapporteur : Qu'a fait M. Salavaggione ?

M. Etienne CECCALDI : M. Salavaggione a déploré la situation et a dit qu'il fallait se débarrasser de M. Scholem. Il faut dire que M. Scholem, avant d'être intégré directement dans la magistrature, avait été adjoint au Maire RPR d'une commune de la Vésubie.

M. le Rapporteur : Comment s'en est-il débarrassé ?

M. Etienne CECCALDI : Il s'en est débarrassé en le faisant nommer premier juge dans la région parisienne - à Evreux, je crois.

M. le Rapporteur : Il a déplacé Scholem, qui est allé commettre ses méfaits ailleurs. Mais il n'a pas débarrassé la magistrature de Scholem ?

M. Etienne CECCALDI : Mais non, parce qu'entre, si vous voulez, la faute...

M. le Rapporteur : C'est une faute qui était justiciable d'une procédure disciplinaire pour incompétence. L'incompétence dans n'importe quelle entreprise privée, et même dans la fonction publique, est généralement justiciable d'une sanction. Il ne l'a pas fait ?

M. Etienne CECCALDI : Oui, mais que ce soit dans la fonction publique ou dans la magistrature, on hésite, vous le savez bien, à aller jusqu'à la sanction disciplinaire ou même à la procédure disciplinaire.

D'ailleurs, à l'expérience, ces procédures disciplinaires ne donnent pas grand chose, parce qu'il faut établir des faits précis. Souvent, on a des indications, des suspicions mais pas de preuves. Dans l'exemple que je vous donnais, on pourra toujours me dire que c'est la secrétaire, à qui on avait dit de faire une citation, qui a agrafé la plainte du fisc au dossier de banqueroute, etc. Quand on entre dans le contentieux disciplinaire, on se heurte à la difficulté de tout contentieux.

M. le Rapporteur : Poursuivons ce parcours de découverte des dysfonctionnements de la magistrature niçoise.

M. Etienne CECCALDI : Nous avions donc, au Parquet Général d'Aix, des difficultés à faire aboutir des affaires, d'autant qu'en matière financière, les affaires ne sont pas comme en droit commun, elles « n'explosent » pas toutes seules.

Les affaires financières, on les fabrique !

Je me souviens d'un contrôleur général, qui était chef du SRPJ, qui disait : « Ceccaldi fabrique les affairesIl ne suffit pas qu'on en ait spontanément, il nous en envoie encore, il nous les fabrique. » C'est vrai qu'en matière financière si on n'a pas, comment dirais-je, une démarche d'investigation et de mise au jour des faits, les faits restent cachés ou, quand ils éclatent, c'est trop tard et beaucoup échappent à l'investigation. C'est vrai qu'à la différence du droit commun, il faut surveiller la presse, les publicités en matière de prêt d'argent, les démarcheurs immobiliers, etc. Si vous ne faites pas cela, vous ne verrez jamais rien.

Si vous fermez votre journal, vous ne verrez rien de suspect - publicité mensongère, infraction à la loi de 1966 sur l'usure ou autre. Si vous le mettez au panier, comme ce sont des histoires de partage et d'achat d'appartement en multipropriété, personne ne viendra avant le jour où l'usurier ou celui qui a fait la publicité mensongère étant parti avec la caisse en Israël, par exemple, les gens se retrouvent grugés.

C'est trop tard alors qu'il existe pourtant des moyens d'investigation. Si le parquet n'est ni techniquement armé ni animé d'une volonté de poursuivre, il ne verra jamais rien. Si l'on ne veut pas d'histoires, on attend que ça passe et le jour où une affaire éclate, on la traite comme on peut. Si elle met en cause des notables, le temps de l'instruction et de l'expertise est tellement long que la répression n'aboutit pas ou n'aboutit qu'à des sanctions ridicules.

Pour moi, l'un des problèmes essentiels de Nice et d'ailleurs est ce mouvement perpétuel de magistrats, même s'il y en a d'excellents au milieu, qui vont de Nice à Grasse, de Grasse à Nice, de Toulon à Draguignan, de Draguignan à Toulon, de Toulon à Marseille et de Marseille à Toulon. Cela prive le magistrat de sa vraie liberté d'action car il se crée nécessairement des liens.

De plus, si l'on veut faire carrière en restant sur place, c'est malgré tout un avantage considérable que de pouvoir avancer et de faire une carrière à peu près honorable. Vous connaissez la règle des dix ans, qui n'est pas statutaire mais le système fonctionne ainsi : aujourd'hui, après dix ans de carrière, vous ne pouvez plus avancer ; il vous faut avancer dans les temps, sinon, vous êtes coincé.

D'autres problèmes viennent se greffer là-dessus. L'histoire de la répression internationale est souvent agitée comme un alibi, à mon sens. Il est vrai que cela ne marche pas très bien, mais chez nous, le fonctionnement des tribunaux fonctionne tout aussi mal sinon davantage. J'ai vu personnellement toute la cour d'appel, c'est-à-dire Tarascon, Aix-en-Provence, etc. Les services de police y sont peu armés ; on constate une baisse du niveau de la qualité, parce que ce sont des services qui ne sont pas valorisés. On valorise davantage la grande criminalité. Ces services manquent donc de techniciens, sont insuffisamment pourvus en nombre. Quand une affaire arrive du parquet à la PJ financière, elle n'est pas examinée avant deux ans.

M. le Rapporteur : Ce sont les statistiques actuelles ?

M. Etienne CECCALDI : Je vous parle en gros, car j'ai quitté la magistrature depuis deux ans maintenant. Mais j'ai rencontré récemment le contrôleur général de la police, le délai ne me semble pas s'être beaucoup raccourci.

Quand on sait que l'enquête ordonnée par le parquet sur une affaire vient au bout de deux ans, généralement après le dépôt de bilan, le rapport du juge commissaire au parquet, des services de police judiciaire, les faits remontent donc déjà à trois, quatre, voire cinq ans. Cela donne ces diachronismes ou anachronismes qui font que l'on poursuit, y compris des hommes politiques, pour des faits qui remontent à dix ans.

C'est le lot commun de toutes ces affaires : l'abus de bien social date 1991 ; il a été découvert ou il a commencé à apparaître lors du dépôt du bilan en 1994 ; le juge commissaire a envoyé son rapport en 1995 ; le parquet a envoyé à l'instruction ; le dossier a été ouvert par l'enquêteur en 1997 ; l'information est ouverte fin 1998 et, en 2000, on en arrive aux inculpations !

M. le Rapporteur : Reprenons votre parcours. Jusqu'en quelle année êtes-vous resté à Aix-en-Provence ?

M. Etienne CECCALDI : Je suis resté à Aix jusqu'en 1999. J'y ai passé onze ans.

M. le Rapporteur : J'ai besoin d'avoir des exemples, les plus récents possibles. Qu'avez-vous découvert alors ?

M. Etienne CECCALDI : J'ai découvert plein de choses.

M. le Rapporteur : Profitez-en, c'est un moment dans la vie d'un magistrat que de pouvoir expliquer à la représentation nationale les difficultés qu'il rencontre dans sa tâche ! C'est très important. D'ailleurs, nos deux pouvoirs ne se parlent pas assez.

M. Etienne CECCALDI : L'expérience que je fais maintenant des politiques est intéressante aussi, parce que je perçois les choses autrement.

J'ai donc découvert qu'il y a de grandes difficultés à faire aboutir les affaires. C'est vrai pour celle dont je vous parlais, qui est caricaturale, c'est la culmination de ce que j'ai vu : une citation directe dans une affaire d'abus de biens sociaux de 100 millions de francs ; une plainte de l'administration fiscale agrafée à un dossier de citation directe ; une relaxe générale ; pas de compte rendu ; des délais d'appel expirés, même celui du parquet général, etc. Mais, de manière générale, et surtout à Nice, même si je n'en ai pas les éléments de preuve, il y a collusion.

A Nice sans doute plus qu'ailleurs parce qu'il y a là une grande richesse qui s'étale, avec tous ces milieux moyen-orientaux aux trains de vie fastueux que j'ai connus lorsque j'étais préfet de police. C'est un autre monde, une autre planète. Ce sont des gens qui vous disent : « Monsieur Ceccaldi, mon avion est là avec son équipage. Je ne bouge pas pendant quinze jours, n'hésitez pas à faire un tour ; allez faire un saut de quelques jours à la Martinique. » comme d'autres vous diraient : « Tenez les clés de ma 2 CV si vous voulez faire le marché » C'est un autre monde. C'est ce que l'on voit dans les films mais là, c'est dans la réalité, avec de gros moyens financiers, des Rolex en or massif distribuées comme des petits pains, etc. Je crois que c'est cela qui fait la différence de Nice : cette richesse. On note d'ailleurs que même la délinquance de droit commun s'est déplacée vers l'est, attirée par cette richesse : hold up, banditisme, etc.

Cet élément joue donc son rôle mais il y a aussi le particularisme niçois, qui est cultivé depuis des années par les politiques. Il est vrai que quand vous regardez la carte de France, vous voyez Paris, puis Nice tout au bout, au fond à droite. Ce particularisme fut cultivé pendant des années par les politiques, Médecin et son père, mais aussi par les nouveaux élus, par opposition au pouvoir central parisien « colonisateur ». C'est une occasion supplémentaire de resserrer les liens entre les notables.

Ces liens existent partout, de façon naturelle, mais ils sont bien plus forts à Nice que même à Marseille où j'ai exercé pendant dix ans. A Marseille, il existe une espèce de melting pot ; on est vite Marseillais. Au bout d'un an ou deux, vous êtes admis, sauf si vous faites du mauvais esprit mais, à Nice, dix ans après, vous n'êtes pas Niçois, et ne le serez jamais. J'ai entendu dire à la Chambre de commerce au fils d'un de mes amis, qui est né à Nice comme son père mais qui est juif d'origine nord-africaine : « Toi, tu te tais parce que tu n'es pas Niçois. »

Ce particularisme niçois vient donc se surajouter aux raisons économiques et sociologiques.

Si vous ajoutez à tout cela que les gens préfèrent vivre à Nice qu'à Béthune, moi le premier d'ailleurs, il est logique qu'ils soient tentés de monnayer ce pouvoir qu'ils ont d'ennuyer ou pas. C'est ainsi que cela s'explique.

M. le Rapporteur : Monnayer, qu'est-ce que cela signifie ? Quels sont les exemples concrets que vous avez eus à constater ?

M. Etienne CECCALDI : Je ne citerai pas de noms, mais...

M. le Rapporteur : Il va falloir, sinon nous ne pouvons pas travailler. Nous, nous travaillons sur du concret et du vrai.

M. Etienne CECCALDI : Je vais vous dire ce que j'ai entendu mais je ne peux pas citer de noms.

M. le Rapporteur : Nous le vérifierons.

M. Etienne CECCALDI : Par exemple, j'ai de mes oreilles entendu l'ancien procureur de Marseille à propos de l'affaire Tapie dire qu'il en avait marre. Il avait l'enquête de police Tapie sous le coude et des instructions de la Chancellerie de ne pas poursuivre. Il a été nommé procureur général. Il est allé faire une espèce de chantage, j'emploie là des mots un peu forts mais c'est comme cela que cela se passe : « J'ai le dossier Tapie, si vous m'emmerdez, je le balance. »

M. le Rapporteur : Qui était ce procureur ?

M. Etienne CECCALDI : J'ai oublié son nom aussi.

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que ce sont des pratiques courantes ?

M. Etienne CECCALDI : Ce n'est pas exprimé comme je vous le dis, je parle d'une forme de chantage, mais ce sont des pratiques courantes. La manifestation d'un bon état d'esprit à l'égard d'un élu vous vaut la récompense. Ce n'est pas écrit mais ça marche comme ça. Je ne vais pas vous raconter d'histoires, je ne suis pas venu pour ça.

Je connais des gens qui ont reçu la légion d'honneur de la droite pour avoir dans des affaires Gaudin ou autres rendu des non-lieux habilement. Sur le plan politique, tout peut se tenir. Cela se tient juridiquement. Mais ils n'ont pas cherché à ennuyer Gaudin sur certains dossiers. Les uns ont eu l'avancement sur place, d'autres la légion d'honneur, par exemple.

C'est pareil pour la chambre d'accusation.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous le fonctionnement de celle-ci ?

M. Etienne CECCALDI : Il y a le problème général des chambres d'accusation qui sont, comme vous le savez, vous êtes avocat, je crois, essentiellement des chambres de confirmation.

Il y a donc, certes, une raison technique. Une des premières fois où je suis allé à la chambre d'accusation, j'avais requis la mise en liberté parce que j'estimais qu'il n'y avait pas de charges suffisantes. Cela a été confirmé. Le président de la chambre d'accusation qui était un brave homme, avec qui j'ai eu les meilleurs rapports, à la sortie, m'a pris par le cou et m'a dit : « Vous avez raison mais, comprenez, on va les décourager. Si je le mets en liberté, c'est fini, ils ne travaillent plus. Vous savez comment cela se passe, après ils mettent le dossier sur le côté... ». Ce que je vous dis, je l'ai entendu. Je n'invente rien. C'est un des éléments.

M. le Rapporteur : Il n'y a pas que ça à la chambre d'accusation d'Aix ?

M. Etienne CECCALDI : Il y a un peu de ça.

M. le Rapporteur : Mais il n'y a pas que cela.

M. Etienne CECCALDI : Il y a la solidarité...

M. le Rapporteur : Cela se retrouve dans toutes les chambres d'accusation.

M. Etienne CECCALDI : Quand le ministère public requiert le contraire de ce qu'a requis le parquet, au niveau de l'appel, cela fait figure de scandale. Je l'ai fait cinq ou six fois parce que j'estimais devoir le faire, y compris pour des voyous dont je savais qu'ils étaient de voyous. Par exemple, pour le Belge, Van Ver Berghe, après avoir étudié le dossier à fond, je me suis levé en disant que je n'y trouvais pas d'éléments permettant d'affirmer qu'il y avait des charges sérieuses, ni même peu sérieuses contre lui, et qu'il faudrait sans doute un jour se poser la question de sa mise en liberté.

Ils ont confirmé et il a été remis en liberté. C'est souvent ainsi que cela se passe. Un mois ou deux mois après, à l'occasion d'une nouvelle demande, on le remet en liberté.

Il y a ce phénomène de solidarité de corps.

Il y a aussi le fait que le parquet d'instance, qui est très lié avec le juge d'instruction qui a la volonté que cela aboutisse, a une tendance naturelle, je l'ai eue moi aussi, répressive. Pour les mêmes raisons, le juge d'instruction espère des charges qui doivent arriver parce que la police dit qu'elles vont arriver. Et le temps passe. La chambre d'accusation suit un peu le même raisonnement, en se disant que si elle le lâche, elle perd la possibilité d'établir des charges. Elle confirme donc.

Ensuite, vient une seconde la phase au cours de laquelle la cour d'accusation commence à se dire qu'il y a un problème, qu'un an s'est écoulé et qu'il n'y a toujours pas de charges. Elle appelle le juge pour lui dire que, malgré ses allégations, il n'y a toujours rien. On se renvoie alors la balle et on remet en liberté parce que l'on ne veut pas prendre la responsabilité de continuer à détenir quelqu'un.

Pour ma part, j'ai eu des acquittements justifiés de personnes détenues depuis sept ans en cour d'assises, acquittement que j'ai requis parce qu'il n'y avait pas de charges. C'est un scandale ! Je requiers quatre acquittements sur lesquels il n'y avait pas de charges...

M. le Rapporteur : Vous êtes en train de nous expliquer qu'il y a des erreurs manifestes que toute la magistrature connaît, reconnaît et analyse comme telles, qui, par solidarité de corps, ne donnent pas lieu à élargissement en cas de détention, et que, s'agissant des notables, on monnaye une partie des décisions judiciaires. Il va falloir que vous nous donniez des exemples plus précis et concrets.

M. Etienne CECCALDI : En fait, on fait montre ou pas d'un sens de l'opportunité. C'est tout. Il existe, me semble-t-il, dans la notation une rubrique intitulée, « Sens des responsabilités et esprit d'opportunité ». Personnellement, je n'ai pas toujours été très bien noté sur ces aspects.

C'est un état d'esprit de conformisme, dirons-nous, avec l'institution, qui fait que vous êtes reconnu comme quelqu'un à qui l'on peut confier des responsabilités.

M. le Rapporteur : Alors, cette chambre d'accusation d'Aix ?

M. Etienne CECCALDI : Cette chambre d'accusation d'Aix a tous les travers des chambres d'accusation et elle est l'antichambre de la Cour de Cassation. Statistiquement, presque tous les présidents de la chambre d'accusation d'Aix ont fini à la Cour de Cassation, c'est-à-dire qu'il y a là une appréciation encore plus pointue du sens de l'opportunité et du sens des responsabilités des magistrats pour accéder à la cour de Cassation.

Si vous regardez la totalité des magistrats qui se sont illustrés, sans commettre d'erreur technique, dans des affaires importantes, aucun n'a eu des responsabilités de procureur ou de président. Prenez le cas de François-Victor Colcombet, qui est un magistrat considéré comme excellent sur le plan technique et qui est - je crois que l'un des termes qu'il emploie justement est « convenable » - quelqu'un de très convenable, ce n'est pas quelqu'un qui révolutionne, qui choque, il aurait dû être président d'un tribunal ou premier président d'une cour d'appel.

M. le Rapporteur : Il a fait d'autres choix.

M. Etienne CECCALDI : Il a fait d'autres choix, mais aussi parce qu'il n'a pas pu faire dans la magistrature ce que sans doute il aurait dû faire.

M. le Rapporteur : Je voudrais vous lire les déclarations de M. Jean-Pierre Murciano qui s'est exprimé devant nous, qui explique ses rapports avec la chambre d'accusation qui l'a dessaisi de quatre dossiers, je crois qu'actuellement, nous en sommes même à cinq - trois fois par la cour d'accusation, une fois par la Cour de Cassation.

M. Murciano est juge d'instruction, je considère que ses analyses sont aussi fondées que celles de la chambre d'accusation elle-même. (le Rapporteur donne lecture du passage de l'audition de M. Jean-Pierre Murciano concernant son dessaisissement, en avril 1993, de l'affaire des « ripoux du fisc »).

Voilà un exemple. Pouvez-vous confirmer ou infirmer les éléments que M. le juge Murciano a donné à la Mission anti-blanchiment ?

M. Etienne CECCALDI : Je les confirme dans les grandes lignes parce que je n'ai pas le souvenir de tous les détails qu'il cite et qu'il connaît évidemment bien mieux que moi.

Mais j'ai le souvenir d'une affaire voisine concernant un dessaisissement et une mise en liberté sur des histoires de corruption, liées à l'affaire Pellerin, d'ailleurs. Une fonctionnaire de la direction départementale de l'équipement avait déjà été incarcérée une première fois et remise en liberté par la chambre d'accusation pour un fait de corruption. Inutile de dire qu'elle encourait dix ans d'emprisonnement. Sur un second dossier, traitant de faits extrêmement graves, M. Murciano l'avait réincarcérée quelques semaines plus tard, et la chambre d'accusation sur un référé liberté que ses avocats lui avaient instamment demandé de ne pas faire, l'avait remise en liberté. C'était donc un référé-liberté fait par le client seul - sans même la présence d'avocat, suivi d'une mise en liberté immédiate - avant même que le dossier soit arrivé à la cour.

M. le Rapporteur : La question de la détention provisoire me paraît distincte de celle du dessaisissement de juges. Dessaisir un juge est une décision grave, un désaveu par la formation collégiale de la cour d'appel chargée de contrôler le travail des juges d'instruction. Quand on retire un dossier en faisant une analyse de régularité de la procédure observée ou non par le juge et que, procédant à ce dessaisissement, on ne poursuit pas les investigations après évocation du dossier par la chambre d'accusation et que l'on ordonne des non-lieux sans avoir corrigé les dites nullités, nous sommes sur un cas, récent qui date d'une dizaine d'années, tout à fait étonnant, qui laisse matière à douter de la fiabilité de la chambre d'accusation dans laquelle vous requériez.

Je voudrais que vous me donniez des précisions et votre analyse de ce cas sur lequel vous avez dû avoir à requérir ?

M. Etienne CECCALDI : Non, je n'ai pas requis dans cette affaire. Mais je connais M. Murciano et ses démêlées avec la chambre d'accusation. Je l'ai même soutenu sur le plan personnel et encouragé. Je connaissais les affaires parce que la cour d'appel n'est pas immense, il y avait à l'époque dix magistrats au parquet général.

M. le Rapporteur : Cependant cette affaire, telle qu'elle est décrite, vous paraît-elle traduire une pratique courante de la chambre d'accusation ?

M. Etienne CECCALDI : Ce n'est pas une pratique courante mais, notamment à l'égard de M. Murciano et des dossiers qu'il avait, c'est une pratique qui s'est répétée à de nombreuses reprises.

M. le Rapporteur : Cela vous paraît-il justifié ou critiquable de la part de la chambre d'accusation ?

M. Etienne CECCALDI : Pour tout dire, cela ne me paraissait pas justifié.

Je reviens à l'affaire du référé-liberté que je citais tout à l'heure et de l'histoire de la détention : ce n'est pas que je sois un partisan de la détention, je veux seulement dire qu'il est un peu surprenant, pour ne pas dire plus, que l'on mette en liberté quelqu'un dans un dossier, sans même avoir ce dossier.

M. le Rapporteur : J'avais bien compris. Mais ce que nous explique Murciano et l'analyse qu'il en fait vous paraît-il fiable ?

M. Etienne CECCALDI : Ce que dit Murciano n'est pas faux. C'est l'évidence.

M. le Rapporteur : Je vous remercie. C'est un point très important.

M. Etienne CECCALDI : Il n'invente rien.

M. le Rapporteur : Il n'invente rien et cela vous paraît fondé ?

M. Etienne CECCALDI : Il faudrait entendre le magistrat qui a fait cela.

M. le Rapporteur : Etait-ce M. Mistral qui présidait ?

M. Etienne CECCALDI : Cela devait être lui, en effet. C'est sur le dossier ?...

M. le Rapporteur : Sur le dossier des « ripoux du fisc ».

M. Etienne CECCALDI : Oui, c'était bien M. Mistral. J'ai moi-même requis en appel contre l'inspecteur principal des impôts, prévu principal dans cette affaire de corruption.

M. le Rapporteur : La deuxième affaire est celle de la Villa Pellerin. Je lis les déclarations de M. Murciano. (le Rapporteur donne lecture du passage de l'audition de M. Jean-Pierre Murciano, concernant son dessaisissement de l'affaire de la villa Pellerin).

Pouvez-vous confirmer les éléments ainsi décrits par M. le juge Murciano ?

M. Etienne CECCALDI : Je pensais même, de mémoire, que la surfacturation était bien supérieure. Dans mon esprit, il y avait au moins 300 millions de francs de factures injustifiées, ce qui représentaient à peu près dix fois le montant du coût de la construction réelle.

M. le Rapporteur : Qui était le président de la chambre d'accusation ? A votre souvenir, qui a dessaisi dans cette affaire ?

M. Etienne CECCALDI : Je crois que c'était M. Mistral.

M. le Rapporteur : M. Mistral, très bien. Nous allons le convoquer.

M. Etienne CECCALDI : A propos de Merli, il me semble qu'il avait été aussi question d'un bateau. Je crois qu'il avait été établi que M. Merli avait bénéficié du prêt, mais du prêt continu, d'un bateau. Quand je dis bateau, il ne s'agissait pas d'une barque à 50 000 francs.

M. le Rapporteur : Je comprends bien : ce n'est pas un frêle jouet des flots.

Je vous lis le troisième cas cité par M. Murciano. Celui-ci concernait M. Claude Muller, qui est, par ailleurs, le beau-père de Christian Pellerin. (le Rapporteur donne lecture du passage de l'audition de M. Jean-Pierre Murciano concernant son dessaisissement de cette affaire).

Nous en sommes là : vous-même n'avez pas eu connaissance de cette affaire ?

M. Etienne CECCALDI : Non.

M. le Rapporteur : Nous avons une chambre d'accusation qui ouvre une information judiciaire sur le fondement de l'ancien article 680, qui constate qu'elle n'a rien fait et déclare l'action publique éteinte six ans après.

Nous allons convoquer l'auteur de ce bijou. Je ne sais pas de qui il s'agit, ce n'est même pas signé. S'agit-il de M. Mistral ? Je lis M. Philippe Huron, conseiller en service extraordinaire, a siégé en surnombre. Nous n'avons pas le nom, nous avons la signature.

M. Etienne CECCALDI : J'ai su que la chambre criminelle avait désigné Aix-en-Provence, mais je n'ai pas su la suite. A mon sens, ce n'est pas la seule procédure à s'être terminée par des non-lieux par prescription au niveau de la chambre d'accusation.

M. le Rapporteur : Si en plus on les nomme à la Cour de Cassation, cela commence à poser problème !

Quelle est votre réaction ?

M. Etienne CECCALDI : Je savais qu'une information avait été ouverte mais je ne savais pas que cela s'était éteint de la sorte. Je pense qu'il y a eu d'autres dossiers qui ont été prescrits au lieu d'être instruits par la chambre d'accusation.

Il y a aussi des raisons techniques. En fait, la chambre d'accusation n'est pas, contrairement à ce que disent les textes, une chambre d'instruction. Elle n'est pas équipée pour faire de l'instruction, convoquer les gens, etc. Je crois savoir que certains dossiers ont aussi été prescrits, sans qu'ils aient une incidence ou une connotation politique parce qu'en réalité, la chambre d'accusation n'a pas fait son travail car le conseiller est parti à la retraite et que personne n'a pris le relais.

M. le Rapporteur : Peut-être, mais c'est gravissime ; ce n'est pas ainsi qu'on lutte contre la délinquance financière ! Or c'est ce qui nous intéresse.

M. Etienne CECCALDI : C'est sûr.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres éléments à nous apporter, notamment sur l'influence des réseaux maçonniques ?

Je vais expliquer les raisons de cette question : j'observe que ce matin le doyen des juges d'instruction, M. Renard, vient d'être placé en garde à vue. Vous connaissez les nouvelles règles relatives à la garde à vue puisqu'il est désormais nécessaire qu'il y ait des indices d'avoir commis une infraction pour que les policiers puissent utiliser la garde à vue.

Il est suspecté d'avoir détourné le casier judiciaire pour le compte de la Grande Loge Nationale de France, dont il paraît être ou avoir été membre.

M. Etienne CECCALDI : Je connais un peu cette affaire. Il est arrivé à tout magistrat de demander le casier judiciaire de quelqu'un pas directement objet de poursuites, ne serait-ce que pour envisager de les lancer, encore faut-il que cela se rattache à un dossier.

Si l'on a utilisé sa fonction pour des investigations d'ordre personnel, c'est répréhensible.

C'est bien ce que l'on reproche à un policier qui avait reconnu les faits et avait dit qu'il n'avait pas reçu d'instruction supérieure.

Je sais de la franc-maçonnerie qu'il y a des investigations avant l'admission et que si, effectivement, des gens ont des moyens d'investigation, ils doivent les mettre à son service. Mais, à mon sens, de ce que je sais personnellement, ce n'est pas l'institution en elle-même qui a ordonné cela.

M. le Rapporteur : C'est un juge d'instruction.

M. Etienne CECCALDI : Que lui l'ai fait, oui,...

M. le Rapporteur : Il est doyen des juges, ce qui lui confère certains pouvoirs sur les enquêtes.

Avez-vous eu connaissance de comportements curieux, en tout cas qui pourrait recouvrir des anomalies, de la part du doyen des juges d'instruction, M. Renard, dans le cadre de vos fonctions ?

M. Etienne CECCALDI : J'ai vu un dossier curieux, en effet. Dans une affaire Carbonato, qui était un des proches de Jacques Médecin, une information a été ouverte pour abus de biens sociaux, me semble-t-il,... je ne me rappelle plus l'incrimination exacte.

Dans cette affaire, je ne me rappelle plus qu'elle avait été la nullité qu'il avait commise, je crois qu'il avait rendu une ordonnance qui n'était pas signée ; l'information s'est déroulée tout le temps nécessaire aux investigations et, en fin d'information, il y a eu une annulation qu'il a sollicitée lui-même.

M. le Rapporteur : Lui-même ? Sur sa propre procédure ?

M. Etienne CECCALDI : A l'époque, il vivait avec l'avocate de Carbonato.

M. le Rapporteur : C'était en quelle année ?

M. Etienne CECCALDI : Ce devait être en 1993-1994.

M. le Rapporteur : A l'époque, il était établi de notoriété publique qu'il vivait avec cette avocate ?

M. Etienne CECCALDI : Oui. Il est certain que l'avocate de Carbonato se trouvait être en même temps son amie. Il a saisi lui-même la chambre d'accusation aux fins d'annulation pour une nullité qu'il avait commise et dont il s'est rendu compte à la clôture de l'information. C'est surprenant...

M. le Rapporteur : C'est surprenant. D'autres cas vous ont « surpris » ?

M. Etienne CECCALDI : Il y a eu aussi une histoire avec un Libanais... Anthony Tannouri.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous cela.

M. Etienne CECCALDI : Tannouri était impliqué dans une grosse escroquerie au riz malgache. C'est une histoire que je la connais parce que je l'ai eue entre les mains et que j'étais chargé de la suivre. J'ai même eu des contacts directs avec les autorités de la République malgache où je devais être nommé au titre de la coopération.

Tannouri avait monté une opération de livraison de riz à l'Etat malgache, qui avait été dévasté par un cyclone. Il avait promis, avec l'aide d'une personne charmante d'ailleurs que j'avais rencontrée, le Prince Constantin du Liechtenstein, un vieux monsieur sympathique,...

M. le Rapporteur : Il est décédé depuis.

M. Etienne CECCALDI : Quand je l'ai vu, il avait déjà quatre-vingt-dix ans, mais il était très vert. Bref, il a convaincu ce brave homme de l'utilité de monter une opération caritative et de fournir du riz à Madagascar à des prix au-dessous des cours.

Il y a eu là un dysfonctionnement que je ne vais pas me gêner de vous expliquer. Anthony Tannouri a monté une opération spectaculaire - presse malgache, etc., sûrement corruptions locales - et a demandé la garantie de l'Etat malgache, qui devait se manifester par un versement d'or. Après avoir livré quelques tonnes de riz, qui ne représentait pas la dixième de la quantité promise, il a fait valoir que, pour obtenir le solde de la livraison, les banquiers qui cautionnaient cette opération voulaient une garantie d'abord papier, puis, prétendant que ceux-ci n'avaient pas confiance, il s'est fait remettre de l'ordre de 30 à 40 millions de francs en or.

Là-dessus, s'est greffée une plainte de la secrétaire de Tannouri, qui était à la fois sa femme de ménage, sa confidente, etc. La première chose que le juge d'instruction de Nice a faite a été de placer la personne qui se disait victime d'un enlèvement à la suite des déclarations qu'elle avait faites, en garde à vue. C'est une affaire qui n'a rien donné, ce qui ne m'a pas beaucoup étonné.

En revanche, sur cette affaire du riz, je peux vous décrire un autre dysfonctionnement que j'ai constaté de mes yeux : Tannouri, quand il a été inculpé, et d'ailleurs détenu, a soutenu comme le prétendent tous les escrocs, qu'en réalité, avec l'or qu'il avait obtenu, l'opération devait aboutir mais qu'elle n'avait pas pu se faire parce que des intermédiaires avaient détourné les lingots d'or. Une commission rogatoire a donc été envoyée en Suisse pour essayer de déterminer quel avait été l'usage des fonds provenant de l'or négocié.

Quand le dossier est arrivé à la cour d'appel d'Aix sur un appel de Tannouri qui, entre-temps, avait été condamné assez lourdement et qui est libre puisqu'il a pris la fuite, j'ai appris incidemment, par un contact indirect avec le procureur général de Genève, que cette commission rogatoire qui devait déterminer l'usage des fonds, et dont j'avais l'original mais pas les pièces d'exécution, le juge ayant estimé qu'il pouvait clore son information sans que la commission rogatoire soit rentrée, j'ai donc appris que cette commission rogatoire qui était quand même importante pour un abus de confiance ou une escroquerie, avait été, en fait, exécutée. Le Parquet Général de Genève m'a donné les caractéristiques de cette pièce de justice et la date de l'envoi au Parquet de Nice.

Comme je devais soutenir ce dossier à l'audience en appel, j'ai donc écrit au parquet de Nice pour réclamer les procès-verbaux d'exécution en Suisse de la commission rogatoire, en indiquant ce que je venais d'apprendre et en demandant si ces informations que je tenais de Genève étaient exactes. En retour, j'ai reçu la commission rogatoire que M. Durand, car c'est lui qui a traité l'affaire, avait depuis treize ou quatorze mois sous le coude. Sans explication aucune sur les raisons de cette carence, ni réponse à mes questions.

Ce sont des choses qui surprennent qu'un procureur adjoint garde ainsi pendant treize ou quatorze mois une commission rogatoire, exécutée sur une affaire de cette nature qui était suivie à la Chancellerie, au ministère des Affaires étrangères et au parquet général, et dont les éléments étaient capitaux parce qu'à Genève, les Suisses avaient tout de même établi que l'argent provenant des lingots d'or avait servi à l'achat d'une sorte de Mystère 20, un avion à réaction d'affaires, aménagé somptueusement par Tannouri. Donc, grâce à ces pièces, tout le système de défense de Tannouri qui prétendait être victime d'intermédiaires ayant détourné l'argent des lingots d'or, s'effondrait. Cette preuve accablante pour le prévenu est restée treize mois au parquet de Nice avant qu'il me la fasse parvenir à ma demande !

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que Tannouri a réussi à capter la bienveillance des magistrats du parquet de Nice ?

M. Etienne CECCALDI : Je ne sais pas. J'ai poussé des cris.

M. le Rapporteur : Que vous a-t-on répondu ?

M. Etienne CECCALDI : Eh bien, ce n'est pas moi qui suis allé à l'audience ! L'affaire a été confiée à M. Denis Mondon, qui venait d'arriver à Aix. Ce dernier trouvait cette attente de treize mois scandaleuse, disait qu'il fallait la dénoncer. Je lui ai répondu qu'ayant pour ma part été dessaisi de l'affaire, c'était à lui, qui se rendait à l'audience, de le faire. On n'a rien fait.

M. le Rapporteur : Les informations dont je dispose me permettent de penser que nous avons des doutes sur l'intégrité professionnelle du doyen des juges d'instruction, M. Renard.

Je voudrais vous lire les déclarations du magistrat, chef du parquet de Nice, M. de Montgolfier à ce sujet. Vous me direz ce que vous en pensez. (le Rapporteur donne lecture de passages de l'audition de M. Eric de Montgolfier concernant le train de vie des magistrats sur la Côte d'Azur et le traitement troublant de certains dossiers).

Je m'arrête là. Voyez où nous en sommes ! Le procureur de la République d'un ressort dénonce, sur procès verbal et devant la représentation nationale, les dysfonctionnements de son doyen des juges d'instruction.

Je reprends l'affaire Mouillot. Avez-vous eu connaissance de cette affaire ? Etes-vous d'accord avec l'analyse de M. de Montgolfier ?

M. Etienne CECCALDI : Sur l'affaire Mouillot, je vais même « en rajouter » dans la mesure de ce que je sais, car je ne me prononcerai pas sur ce que je n'ai fait qu'entendre et que je n'ai pas connu directement. Mais je sais que le parquet de Grasse, puisque Cannes relève de Grasse, a classé systématiquement. Je le sais, parce que j'ai eu des réclamations de personnes qui s'en étonnaient. Dix ou douze personnes peut-être se plaignaient au Parquet Général des agissements de M. Mouillot, notamment en matière immobilière. Depuis, il y a eu des informations ouvertes.

Je suis tout à fait d'accord avec ce que dit M. de Montgolfier sur M. Mouillot dans la mesure où ce dernier n'a commencé à connaître de difficultés qu'à la suite de « l'affaire des valises ».

En tout cas, cette affaire Mouillot la valise avec la corruption établie certes avec de faux billets, des journaux, mais que celui qui est allé la chercher croyait être des billets de cinq cents francs - a éclaté à Paris. Ce n'est pas la police locale ni le parquet local qui l'ont sortie. Pratiquement toutes les affaires qui ont touché les syndics ou les notabilités niçoises et qui ont abouti, n'ont abouti que parce qu'il y avait un syndic ou un procureur, à Evry ou ailleurs, qui ouvrait une information dont les ramifications s'étendaient jusqu'à Nice. C'est une constatation.

Il est sûr qu'en ce qui concerne le dossier Mouillot, le parquet de Grasse a classé systématiquement toutes les plaintes qui lui étaient adressées concernant Mouillot. Puis, cette affaire de valise de billets éclate. Elle est très circonscrite puisqu'il s'agit d'une affaire de corruption liée à l'histoire du casino, vous la connaissez aussi bien que moi, et où l'on prend la main dans le sac, ou plutôt la valise à la main, l'émissaire de Mouillot qui vient recueillir les fonds.

C'est un fait simple, circonscrit, sans aucune ramification. Le jeu normal du parquet et, effectivement, de tous les parquetiers de France normalement constitués, est de le faire juger. Au lieu de cela, on a étouffé le travail du juge Murciano, puisque le dossier qui était entre ses mains a été ralenti et alourdi, par des supplétifs incessants. On s'est mis à ressortir des plaintes qui n'avaient rien à voir avec la corruption du casino, puisqu'il s'agissait de toute une série d'affaires immobilières - le Gonnet de la Reine, etc. -, et l'on a introduit des réquisitoires supplétifs, Murciano le sait bien mieux que moi puisqu'il a géré le dossier, en sorte que Mouillot n'a pas pu être jugé rapidement et normalement, comme il aurait dû l'être.

Un supplétif normalement vise des faits connexes. Sur une information de corruption, on n'a pas à faire un supplétif pour des affaires de constructions immobilières. Cela n'a pas de sens techniquement. En jouant sur ces supplétifs, à l'évidence, on a ralenti la marche du dossier.

En pratique, pour finir, Mouillot, qui aurait dû être jugé très rapidement sur l'affaire qui était parfaitement établie, n'a pas été jugé. Il a été remis en liberté et coule des jours heureux à Tourtour dans la villa qu'il a acquise avec les prêts innombrables de personnes qui disent lui avoir prêté 200 000 francs, 300 000 francs, etc.

C'est un dossier que j'ai eu entre les mains, que j'ai étudié pour l'avoir eu à traiter : le total des remboursements auxquels les prêts en question auraient abouti si ceux-ci avaient été de véritables prêts représentait cinq fois le salaire de Mouillot. Comment Mouillot aurait-il pu rembourser des prêts ? C'était un dossier accablant ; il avait emprunté 100 millions alors qu'il n'était pas capable de rembourser. Je crois qu'à l'époque, il touchait 8 000 francs de salaire.

Il était d'ailleurs financé à l'époque par le groupe Riccobono qui est le premier groupe de presse hebdomadaire, de fascicule professionnel, de journaux, de programmes télévisés...

M. le Rapporteur : Et sur l'affaire Kamal ?

M. Etienne CECCALDI : Sur cette affaire, j'ai une opinion nuancée indépendamment de la considération de...

M. le Rapporteur : Vous considérez qu'il y a un dysfonctionnement. Vous êtes assez d'accord avec l'analyse de M. de Montgolfier.

M. Etienne CECCALDI : Sur la procédure oui, mais sur le fond non, dans la mesure où l'on a utilisé le fait que Kamal était marié avec la fille d'un magistrat du parquet de Paris, au-dessus de tout soupçon, ancien chef de la brigade financière de Paris, que j'ai connu personnellement à Marseille puis à Paris.

Les Kamal ont utilisé cette situation pour dire que la justice de Nice ne faisait pas son travail parce que l'on a affaire à la fille d'un haut magistrat. Ce magistrat s'était suicidé cinq ou six ans auparavant. C'est comme souvent dans les histoires de garde d'enfants, ils sont fous tous les deux, aussi bien la fille de l'ancien magistrat décédé que Kamal. Celui-ci a une s_ur avocate aux Etats-Unis ; ils ont fait des procédures croisées. Vous savez lorsque les avocats se mêlent de faire de la procédure...

M. le Rapporteur : C'est terrible.

Que pensez-vous de cette affaire des montres Cartier ?

M. Etienne CECCALDI : Je n'ai pas d'opinion, je ne sais pas. Simplement, je me dis que Durand a gardé treize mois une commission rogatoire jusqu'à ce que je la réclame, sinon il l'aurait encore. Il dira peut-être si on l'interroge...

M. le Rapporteur : Mais nous allons l'interroger. Il y a des chances.

M. Etienne CECCALDI : Et cela, c'est un acte de procédure ; il y a des traces. La commission rogatoire transmise par Bertossa est restée au moins treize mois dans la pile des dossiers de M. Durand, sans rejoindre le dossier de fond lui-même.

Elle est peut-être arrivée après la clôture d'instruction. Cela se produit, on envoie une commission rogatoire, elle ne rentre pas. On attend trois mois, six mois, elle ne rentre pas, on ferme le dossier. On ne peut pas attendre éternellement, il y a même des pays d'où elles ne reviennent jamais. Enfin, en principe, les Suisses, surtout pour les escroqueries, même si pour les infractions financières c'est une autre affaire, travaillent.

M. le Rapporteur : Monsieur Ceccaldi, je vous remercie.

Que faites-vous maintenant dans votre vie professionnelle ?

M. Etienne CECCALDI : Je suis en détachement au Conseil général des Bouches-du-Rhône où je suis chef du service des études juridiques, du contentieux, des marchés et du contrôle de gestion. Le président a créé une sorte de pôle de contrôle dans les domaines sensibles.

M. le Rapporteur : C'est une bonne initiative.

M. Etienne CECCALDI : Je le connaissais depuis une dizaine d'années, il a voulu se prémunir.

M. le Rapporteur : Qui est-ce ?

M. Etienne CECCALDI : C'est M. Guerini. Rien à voir avec... en Corse, il y a des noms difficiles à porter.

M. le Rapporteur : Vous avez autre chose à ajouter ?

M. Etienne CECCALDI : Non. J'espère que vous allez faire du bon travail.

M. le Rapporteur : Nous essayons. Nous essayons de redonner un sens au mot République. Je vous remercie d'être venu et de nous avoir consacré tout ce temps, de ces informations et de ces confirmations. J'ai l'impression que les analyses convergent, ce qui est un signe critique pour nous.

M. Etienne CECCALDI : Quand plusieurs personnes issues de secteurs différents arrivent à des idées voisines, c'est qu'ils ne se trompent peut-être pas tout à fait.

Entretien du Rapporteur avec Mme Isabelle ARNAL
ancien Substitut du Procureur de la République
au Tribunal de grande instance de Grasse

(Procès-verbal de la séance du mercredi 20 juin 2001)

M. Arnaud Montebourg, rapporteur

M. le Rapporteur : Je vous remercie d'avoir accepté de vous rendre devant l'Assemblée nationale. Dans quelles conditions avez-vous été en poste dans le sud-est de la France ? Dans le cadre de quelles fonctions ? Quelle a été la nature de votre expérience en matière de lutte contre la délinquance financière ? Je souhaiterais également que nous abordions les problèmes que rencontre ce combat difficile, car la délinquance est astucieuse et les délinquants disposent de moyens imposants. Quelles réflexions les obstacles à la lutte contre ce type de délinquance vous inspirent-ils ?

Mme Isabelle ARNAL : J'ai été en poste de novembre 1995 à fin novembre 1998 en qualité de substitut du procureur de la République à Grasse, dans les Alpes-Maritimes. J'ai été en charge de la lutte contre le trafic de stupéfiants et de la coopération judiciaire. C'est dans ce cadre là que je peux probablement vous apporter mon expérience sur la fonction de substitut, sur une idée de la stratégie pratiquée par les délinquants, et peut-être également sur la façon dont les politiques pénales sont menées pour lutter contre cette délinquance.

M. le Rapporteur : Quels types de difficultés rencontrent les tribunaux de taille moyenne, comme celui de Grasse ou de Nice ? Qu'est-ce qui leur manque pour « faire sortir » les affaires et arriver à des condamnations ? Car nous savons tous que la circulation de l'argent illégal est considérable dans le sud-est, qu'elle est rarement appréhendée par l'appareil judiciaire. Comment fonctionnaient les liens avec TRACFIN et vos informateurs officiels ? Comment étaient traitées les informations vous parvenant sur la base de l'articles 40 du code de procédure pénale ? Quels sont les problèmes de preuves que vous avez rencontrés ? Comment êtes-vous arrivée à démontrer des choses ? Quels étaient les problèmes entre l'instruction et le parquet, étant donné que dans le domaine du blanchiment, le Parquet a une conception plus opportuniste de l'application de la loi que le juge du siège ? Quels sont les problèmes de délai ? Je souhaiterais donc que vous analysiez toute la chaîne.

Mme Isabelle ARNAL : Je veux préciser d'entrée que je n'étais pas en charge du secteur financier. Je n'ai donc pas eu à connaître ce qui relevait de l'article 40. J'ai eu à traiter les procédures parce que j'étais chargée de la coopération judiciaire, mais les informations étaient déjà transmises. Je ne peux donc pas vous parler de façon précise de l'article 40. En revanche, comme tous les magistrats - du moins, j'ai la faiblesse de le penser  - je peux vous apporter des éléments qui pourraient aider à améliorer le travail d'un parquetier dans la lutte contre la délinquance dans le sud-est. Je veux parler d'une meilleure lecture transversale des dossiers judiciaires. Car à Grasse, on ne sait pas ce que fait exactement le collègue de Marseille, de Draguignan ou de Toulon. Cette situation est à l'origine d'une déperdition de l'information, dont souffre, sur le terrain, le substitut de base que j'étais. C'est toujours à titre personnel qu'il faut engager les démarches. Nous sommes trop dépendants d'une information dont l'unique source est la police.

Cette lecture transversale du dossier est une piste à explorer, car les magistrats, sur le terrain, ont besoin de connaître l'expérience d'un collègue qui travaille dans un autre tribunal sur ce même type d'affaires.

Je fais également mon mea culpa, car j'aurais sans doute dû creuser cette piste là moi-même. Quoi qu'il en soit, la coordination des services enquêteurs mériterait d'être renforcée ou repensée. En matière de mafia russe, par exemple, j'avais suggéré à mon procureur, juste avant mon départ, d'organiser une réunion de coordination avec plusieurs services - les renseignements généraux, la police judiciaire et les magistrats. Nous avons certes eu un embryon de relations. Reste que la dispersion de l'information, notamment en matière de blanchiment d'argent, est trop importante. Ce n'est un secret pour personne : on ne peut que s'étonner du résultat judiciaire des informations ouvertes en matières de blanchiment d'argent.

M. le Rapporteur : Que voulez-vous dire ?

Mme Isabelle ARNAL : En trois ans, à Grasse, je n'ai personnellement soutenu l'accusation pour aucun dossier de blanchiment d'argent. Le seul dossier intéressant a fait l'objet d'un non-lieu : nous n'avions pas matière à soutenir l'accusation, alors que plusieurs dossiers avaient été ouverts en matière de blanchiment. C'est dès l'ouverture du dossier qu'il faudrait élaborer des statistiques qui permettraient d'en apprécier le résultat judiciaire.

M. le Rapporteur : Quelle est votre analyse de ces problèmes ?

Mme Isabelle ARNAL : Il y a d'abord une déperdition de l'information. Ensuite, la coordination mérite d'être améliorée. La rapidité est également indispensable en matière financière, ce qui n'est pas forcément le cas dans la manière dont les instructions sont actuellement menées. L'aspect financier d'un gros dossier de stupéfiants a été négligé par manque de rapidité.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ? Donnez-nous des exemples.

Mme Isabelle ARNAL : Il faut avoir une stratégie, aller vite, réunir tous les services. Cela demande beaucoup d'énergie, un soutien et une volonté de tous. Lorsque l'on travaille dans un parquet comme celui de Grasse, mettre en avant la surcharge de travail paraît un argument facile, mais les cabinets d'instruction comprennent parfois 200 dossiers. Certains dossiers sont faciles, d'autres plus compliqués ; il faut faire un choix. J'ai peut-être eu la faiblesse de m'intéresser aux dossiers les plus compliqués. C'est pourquoi mon travail demandait beaucoup d'énergie. Quand on est un jeune substitut, on aimerait avoir le soutien de collègues plus expérimentés.

J'ai souffert de cette situation, du manque de visibilité. La difficulté à travailler dans le sud-est est réelle. Je l'ai ressentie. On ne peut avoir une réelle emprise sur un dossier que lorsqu'on y travaille depuis le début. Là aussi, le rapport entre le parquet et l'instruction est très important. Plus il y a une entente sur la stratégie du dossier, sur la conduite de l'instruction, plus un parquetier pourra avoir une visibilité du dossier et essayer, avec le magistrat instructeur, de conduire une stratégie.

La stratégie  et la coordination  avec l'ensemble des interlocuteurs et des personnes qui ont une action sur l'information - les policiers ou les services financiers - méritent d'être repensées et retravaillées.

M. le Rapporteur : Vous ne me répondez pas clairement sur les problèmes de sortie de dossiers. Vous nous dites qu'il faut avoir une analyse antérieure à l'ouverture, car vous vous plaigniez de ne pas arriver à la condamnation.

Mme Isabelle ARNAL : Ce n'est ni une plainte ni un reproche. C'est une observation que je fais sur quelques dossiers. Je n'oublie pas les dossiers qui prospèrent favorablement pour l'accusation.

En matière de criminalité organisée, j'ai eu un sentiment de frustration, je le reconnais. On a vraiment l'impression que l'on pourrait faire beaucoup plus avec une stratégie efficace. Pourquoi y a-t-il eu non-lieu dans le dossier de mafia russe que j'ai eu à traiter ? Parce que nous n'avons pas réussi à apporter la preuve. Il y a pourtant eu de multiples commissions rogatoires internationales, en Belgique, en Israël, en Afrique du Sud, en Autriche. Malgré une coopération qui n'a pas donné lieu à des difficultés, mis à part avec la Russie, le dossier n'a pas pu aboutir sur le fond.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce qui a manqué dans cette affaire pour établir le blanchiment ?

Mme Isabelle ARNAL : Les mouvements d'argent n'ont pas été établis, mis à part 1,5 million de francs pour l'achat d'une maison à Cannes, ce qui n'a rien d'extraordinaire. Malgré des suspicions et des recherches, nous n'avons pas pu établir que les personnes en cause avaient acheté leur villa avec de l'argent blanchi.

On lit beaucoup de choses sur les investissements russes dans la Côte d'Azur. Quiconque s'y promène peut constater que de nombreuses personnes des pays de l'est y vivent avec beaucoup d'argent. Or quelle est la stratégie judiciaire par rapport à cette situation ? Je me suis souvent posé cette question.

M. le Rapporteur : Quelle était la réponse ? C'est le parquet qui mène la politique pénale. Quelle était donc la politique pénale de M. Durand, votre procureur ?

Mme Isabelle ARNAL : Elle se faisait sans doute en coordination avec le procureur adjoint qui était chargé aussi de la politique des affaires financières.

M. le Rapporteur : Comment s'appelait-il ?

Mme Isabelle ARNAL : M. Farret. Des actions ont été probablement entreprises. Peut-être suis-je partie trop tôt ? Le procureur, je le sais, était sensible à l'approche judiciaire de la mafia russe dans le sud-est. Pour autant, malgré une condamnation importante à Grasse, ensuite allégée par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, le dossier était d'une richesse folle et n'a pas donné les résultats escomptés.

M. le Rapporteur : En quoi ce dossier n'a-t-il pas été exploité ? Vous nous dites que vous êtes frustrée, mais vos frustrations ne nous intéressent que dans la mesure où elles sont la cause d'un système, non d'un désagrément personnel.

Mme Isabelle ARNAL : Je ne suis pas frustrée en tant que citoyenne, mais comme professionnelle.

M. le Rapporteur : Justement, c'est cela qui nous intéresse ! Qu'est-ce qu'on aurait pu faire et qu'on n'a pas fait ? Voilà ce qu'il faut nous dire ! Vous laissez entendre qu'il n'y avait pas de stratégie judiciaire. D'ailleurs, sur la Côte d'Azur, la presse est plus en avance que l'appareil judiciaire.

Mme Isabelle ARNAL : Je crois vous avoir apporté une réponse lorsque j'ai indiqué qu'il y avait intérêt à mettre en place une meilleure coordination.

M. le Rapporteur : Mais encore ?

Mme Isabelle ARNAL : Il faut s'interroger sur la méthode de travail, la coordination et l'échange d'informations pertinentes. Et arrêter de dire que rien ne peut être fait en matière de blanchiment d'argent, au motif que la coopération avec la Russie serait impossible.

M. le Rapporteur : Selon vous, la coopération judiciaire a-t-elle fonctionné normalement dans votre dossier ?

Mme Isabelle ARNAL : Oui, mise à part avec la Russie, puisque aucune commission rogatoire n'a été envoyée, au motif que la procédure prendrait du temps et que nous n'aurions pas affaire aux bons interlocuteurs. Cette frilosité est regrettable. C'est dommage.

M. le Rapporteur : Je suis d'accord avec vous. Ce cas de figure se reproduit souvent.

Mme Isabelle ARNAL : Cela dit, j'étais également en charge du dossier. Donc, j'aurais pu commencer à mettre en place certaines choses. J'ai ma part de responsabilités.

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que le parquet n'était pas un stimulant suffisant pour le siège ? Les demandes de coopération judiciaire auraient-elle permis de faire la preuve des infractions sous-jacentes ?

Mme Isabelle ARNAL : Le parquetier a aussi pour action de définir, avec le juge d'instruction, la stratégie du dossier. Le juge d'instruction peut ensuite faire ce qu'il veut, mais l'impulsion du parquet est très importante.

M. le Rapporteur : Mais le parquet, c'était vous, non ?

Mme Isabelle ARNAL : Oui, en effet. Mais un parquet comprend plusieurs maillons. On n'a pas toujours les bonnes idées et on ne fait pas forcément le bon choix au bon moment.

M. le Rapporteur : Vous venez de nous parler de votre expérience particulière en matière de lutte contre la mafia russe. Vous avez évoqué la coopération judiciaire de manière constructive. On se plaint souvent de pays qui ne coopèrent pas, mais a-t-on vraiment la certitude qu'ils ne coopèrent pas ?

Pouvez-vous nous donner des exemples de coopération judiciaire réussie  ?

Mme Isabelle ARNAL : Non, je me souviens seulement de difficultés. Mais on a trop tendance à ne rien demander au motif qu'on est sûr de rencontrer un échec. Encore une fois, c'est dommage.

M. le Rapporteur : C'est un préjugé.

Mme Isabelle ARNAL : Oui !

M. le Rapporteur : C'est bien le juge d'instruction qui prend les décisions.

Mme Isabelle ARNAL : Oui.

M. le Rapporteur : Vous pouvez pourtant requérir.

Mme Isabelle ARNAL : Oui.

M. le Rapporteur : Le parquet peut tout demander, même s'il n'est pas sûr de tout obtenir.

Mme Isabelle ARNAL : C'est vrai, mais pour les dossiers « lourds », sur lesquels vous devez vous battre sur plusieurs fronts - les démarches peuvent durer trois ans - on se laisse influencer par des arguments pratiques.

M. le Rapporteur : Qui comptent...

Mme Isabelle ARNAL : Oui !

M. le Rapporteur : On nous dit  pis que pendre de la justice niçoise et grassoise ! On nous dit que certains juges essaient de faire leur travail, mais que toute la hiérarchie judiciaire essaie de les en empêcher. Est-ce vrai ? Nous avons de nombreux exemples qui confirment cette position. Vous avez travaillé dans une équipe, au milieu d'un tribunal. Vous n'êtes pas si nombreux que cela à Grasse que vous n'ayez aucune connaissance de ce genre de pratique. Le tribunal dans lequel vous avez travaillé n'est en rien comparable à celui de Paris qui comprend des sections, des sous-sections, des chefs de sections, des procureurs et des substituts. Vous avez évolué dans une juridiction de taille très modeste.

Mme Isabelle ARNAL : Je me veux objective devant une commission parlementaire. A titre personnel, j'ai toujours mené les affaires en accord avec mon procureur, dans le sens qui me paraissait être le plus favorable à l'intérêt public. Ensuite, il peut y avoir des divergences d'appréciation sur un dossier.

Cela dit, je suis comme vous, j'ai beaucoup entendu parler...

M. le Rapporteur : Ah ! (Rires)

Mme Isabelle ARNAL : La question telle que vous l'avez formulée...

M. le Rapporteur : ... est délibérément provocatrice ! (Sourires)

Mme Isabelle ARNAL : Tout à fait !

M. le Rapporteur : Je la pose pour que vous nous en disiez un petit peu plus.

Mme Isabelle ARNAL : Je ne sais pas si je peux répondre à votre question. Mais je peux vous dire qu'à Grasse, à l'époque à laquelle je travaillais, un de mes collègues a été dessaisi d'un gros dossier financier.

M. le Rapporteur : Il a même été dessaisi quatre fois, votre collègue ! C'est beaucoup, vous ne trouvez pas ? Puisque l'on parle de M. Murciano, connaissez-vous le sort des procédures ayant fait l'objet d'un dessaisissement ?

Mme Isabelle ARNAL : Je lis la presse, comme vous.

M. le Rapporteur : Je trouve plutôt sain que les magistrats instructeurs soient contrôlés par la chambre d'instruction. C'est la preuve que les voies de recours servent à quelque chose. Mais qu'en penser lorsqu'on apprend que ce droit sert exclusivement à l'anéantissement du travail effectué par un juge d'instruction ? Plusieurs magistrats ont constaté que des dossiers financiers avaient fait l'objet de dessaisissement. Ces dossiers avaient débouché sur l'inaction publique ? Pourquoi ? Expliquez-moi, en toute franchise, à titre personnel, pourquoi ça marche comme ça dans cet endroit là ? Moi, j'ai été avocat pendant quelques années à Paris. Je peux vous assurer qu'il est très difficile de dessaisir un juge - c'est un désaveu - et lorsqu'il est dessaisi, l'instruction continue jusqu'à une issue judiciaire claire.

J'aimerais donc comprendre la répétition de ces dessaisissements et la raison de l'enterrement des affaires. Il faudra bien que tout le monde s'en explique ! Je peux vous assurer que jusqu'à la fin de la législature, nous ferons la lumière sur tout ça. La haute hiérarchie viendra donc nous expliquer pourquoi et comment il est possible qu'on en soit arrivé là.

Mme Isabelle ARNAL : Il faut recadrer les choses. Moi, je n'étais pas en charge de l'accusation du dossier.

M. le Rapporteur : Cela vous permet de parler librement.

Mme Isabelle ARNAL : Oui, mais je ne peux m'exprimer qu'à titre très personnel. Je n'étais pas le substitut en charge du dossier, et je n'ai pu faire que le même constat que vous : un dessaisissement. Cela dit, c'est une décision de justice : je ne peux pas la critiquer.

M. le Rapporteur : Mais vous pouvez l'expliquer.

Mme Isabelle ARNAL : J'ai du mal à l'expliquer. (Sourires)

M. le Rapporteur : Ah ! Voilà ce qu'il faut nous dire ! (Rires)

Mme Isabelle ARNAL : Je ne peux vous dire que ça.

M. le Rapporteur : C'est déjà pas mal ! La décision ne vous est donc pas explicable.

Mme Isabelle ARNAL : C'est une décision de justice, et je n'ai pas à la commenter. Je ne m'en explique pas, c'est tout ce que je peux dire.

M. le Rapporteur : Nous avons auditionné le procureur Eric de Montgolfier. Il nous a indiqué qu'il trouvait certaines décisions prises dans son tribunal bien curieuses. Il a évoqué le train de vie matériel étonnant de certains magistrats. D'autres magistrats ont évoqué les réseaux d'influence à l'_uvre au sein de la magistrature. Tous ces éléments jettent le soupçon sur certaines décisions difficilement explicables.

Avez-vous entendu parler de ce type de mécanismes à l'_uvre ? Avez-vous le sentiment que cela pouvait être possible ? Ces questions sont difficiles et délicates, mais je suis obligé de vous les poser.

Mme Isabelle ARNAL : Ce que je retire de mon expérience, c'est qu'il y a une réelle difficulté à travailler dans le sud-est. Pour autant, cette difficulté est riche d'expérience. Elle ne doit pas nous empêcher d'y aller, au contraire. On ne peut se rendre compte de ce qui se passe dans le sud-est que lorsqu'on y va, lorsqu'on y est, lorsqu'on y travaille pendant un certain temps et lorsqu'on a l'occasion d'être chargé d'un contentieux qui appelle à toucher des mécanismes de criminalité un peu plus complexes.

Quoi qu'il en soit, je n'ai pas l'explication de cette difficulté.

M. le Rapporteur : Quels en sont les symptômes ?

Mme Isabelle ARNAL : C'est un climat. Ce sont des petites choses qui font que parfois, vous n'avez pas d'explications - rationnelles, logiques ou juridiques - sur la conduite d'un dossier. C'est ce que j'appelle ma difficulté à travailler.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes pas originaire de cette région ?

Mme Isabelle ARNAL : Non, je suis toulousaine. Il y a un climat dans le sud-est. Et je n'ai pas d'explications ni de mots pour le qualifier.

J'ai beaucoup appris dans cette juridiction. J'ai pu constater qu'il y avait une réelle difficulté à travailler dans cette région. C'est pourquoi il faut y aller : on ne peut pas remplacer le travail de terrain.

M. le Rapporteur : Vous évoquez la théorie des climats, à l'instar de ce grand Montesquieu. Mais un climat, il est là, on ne peut pas le changer. On peut changer la loi, mais on ne peut pas changer un climat.

Mme Isabelle ARNAL : Vos auditions devraient amener à rendre ce climat plus prospère et plus serein. Encore une fois, je n'ai pas d'explications objectives à apporter.

M. le Rapporteur : Vous dites que des décisions ne sont explicables ni rationnellement, ni juridiquement ni logiquement. Nous, au Parlement, nous votons la loi et entendons qu'elle soit appliquée de façon uniforme sur le territoire. Vous nous dites que vous n'avez aucune explication à donner. Vous avez également laissé entendre que vous n'aviez pas constaté ce climat dans d'autres départements que celui du sud-est. Expliquez-nous donc précisément ce qui ce passe et ce qui est à l'_uvre derrière les apparences. Car je n'ai jamais rencontré de ma vie de magistrats - et je connais bien ce secteur pour y avoir travaillé - qui m'ont dit ce que vous venez de nous indiquer : qu'ils ne s'expliquaient pas les décisions prises dans leur tribunal.

Mme Isabelle ARNAL : Je n'ai parlé des décisions, mais du travail. Lorsque je parle d'un climat, je ne le ramène pas aux décisions judiciaires, mais à la méthode de travail. Le climat, je l'applique au début et à la fin d'une enquête, en amont et en aval, non à la décision de justice. D'ailleurs, on peut toujours faire appel d'une décision de justice.

M. le Rapporteur : Vous parlez des enquêtes préalables à la construction du dossier. Que voulez-vous nous dire ? Parce qu'on ne comprend pas.

Mme Isabelle ARNAL : Moi aussi, j'aurais bien aimé comprendre !

M. le Rapporteur : Personne ne vous a apporté d'éléments d'explication pendant ces trois années ?

Mme Isabelle ARNAL : Pensez-vous que j'aurais été crédible en allant voir mon procureur pour lui parler de climat ?

M. le Rapporteur : Vous lui posiez des questions, à votre patron.

Mme Isabelle ARNAL : C'est à partir de la troisième année de travail qu'on commence à comprendre une situation, à avoir des éléments de réponse. Or j'ai quitté mon poste à ce moment-là. Il faut également rester modeste. Peut-être suis-je partie trop tôt ?

M. le Rapporteur : Quels sont ces éléments de réponse ?

Mme Isabelle ARNAL : Je ne sais pas. J'en suis restée au stade où je constatais le climat.

M. le Rapporteur : Et aujourd'hui, rétrospectivement, quelle est votre analyse ?

Mme Isabelle ARNAL : Je lis la presse et je me dis que tout ce qui permet d'expliquer un climat est une bonne chose.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

Mme Isabelle ARNAL : Moi, j'ai constaté un climat. Si des explications peuvent apporter des débuts de réponse, comme tous les Français, j'en prendrai connaissance avec intérêt.

M. le Rapporteur : Une note rédigée par un magistrat sur la délinquance et la corruption dans le sud-est se conclut ainsi : « Le problème de la répression de la corruption et des trafics passe par l'inamovibilité de fait des magistrats du sud-est, plus particulièrement ceux de Nice et de Toulon. »

Considérez-vous que l'installation à vie de magistrats dans des ressorts voisins est un des problèmes ?

Mme Isabelle ARNAL : C'est une question difficile, parce deux intérêts sont en jeu : l'indépendance des magistrats, pierre angulaire d'une justice démocratique ; le constat que plusieurs magistrats font carrière dans le ressort d'une cour d'appel. Si vous pointez ce problème sur la cour d'appel d'Aix, c'est que vous considérez qu'elle n'est pas une cour d'appel comme les autres.

M. le Rapporteur : C'est ce que pensent les témoins que nous avons entendus.

Mme Isabelle ARNAL : Faire carrière dans une cour n'est pas le propre de la cour d'appel d'Aix-en-Provence.

La presse s'est fait l'écho des magistrats qui font pratiquement toute leur carrière dans le sud-est. Peut-être faut-il réfléchir à cette situation ?

M. le Rapporteur : Oui, parce que ce que l'on constate, ce n'est pas l'indépendance, mais l'installation dans la dépendance de forces économiques. Dieu sait si dans le sud-est l'argent qui circule est beaucoup plus important, les fortunes bien plus considérables qu'ailleurs. Moi, je suis Bourguignon. De quoi vit mon département : de viande bovine, de maïs, de volaille. Bref, ce n'est pas un département très riche. Les fortunes ne sont pas considérables. La pression de l'argent, surtout en matière de délinquance financière, y est donc beaucoup moins forte que dans le sud-est.

Quel rapport M. Durand entretenait-il avec M. Murciano ?

Mme Isabelle ARNAL : C'est une question très personnelle !

M. le Rapporteur : Quels rapports le procureur entretenait-il avec le juge d'instruction ?

Mme Isabelle ARNAL : M. Durand m'a laissé conduire l'accusation dans les dossiers de stupéfiants. Il s'agissait d'une « triangulaire » « Durand-Murciano-Arnal ».

M. le Rapporteur : Je vous écoute.

Mme Isabelle ARNAL : Je n'ai pas d'observations particulières à faire.

M. le Rapporteur : Il n'y avait donc pas de problèmes personnels entre le procureur Durand et le juge Murciano.

Mme Isabelle ARNAL : Non, pas dans ma triangulaire.

M. le Rapporteur : Et en dehors ?

Mme Isabelle ARNAL : Votre question m'étonne !

M. le Rapporteur : Pourquoi ? Vous m'avez dit qu'il existait parfois des divergences entre les magistrats du parquet et les magistrats du siège.

Mme Isabelle ARNAL : Comme dans toutes juridictions.

M. le Rapporteur : Voilà pourquoi j'essaie de comprendre les éléments du climat.

Mme Isabelle ARNAL : Ah, vous parliez du climat.

M. le Rapporteur : C'est votre concept, ce n'est pas le mien ! (Sourires)

Mme Isabelle ARNAL : Vous le ramenez à un problème de personnes, alors qu'il s'agit d'une notion très générale.

M. le Rapporteur : Le parquet combattait-il la politique agressive de Murciano en matière de délinquance financière ? Combien de magistrats du parquet étiez-vous ?

Mme Isabelle ARNAL : Une dizaine.

M. le Rapporteur : Donc, vous pourriez nous brosser le portrait robot de la politique pénale menée par le parquet de Grasse.

Mme Isabelle ARNAL : Je n'étais pas en charge de la délinquance financière. Je n'ai pas eu de connaissances « institutionnelles » des dossiers sur lesquels travaillait Murciano.

M. le Rapporteur : Mais vous avez une opinion.

Mme Isabelle ARNAL : Je me garderai d'avoir une opinion sans une analyse précise des dossiers.

M. le Rapporteur : Et vos collègues, qu'en pensaient-ils ?

Mme Isabelle ARNAL : Moi, j'ai eu la chance d'avoir un procureur qui m'a encouragée à m'attaquer à une certaine forme de criminalité.

M. le Rapporteur : Dans quelle condition avez-vous participé à l'arrestation de Licio Gelli ?

Mme Isabelle ARNAL : C'est un grand moment de mon expérience.

M. le Rapporteur : Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?

Mme Isabelle ARNAL : Une difficulté très juridique. M. Gelli a été arrêté dans le ressort du tribunal de grande instance de Grasse, à Cannes, et transporté pour les besoins de son audition auprès du SRPJ de l'antenne de police judiciaire de Nice où il a eu un malaise et a été transporté à l'hôpital de Nice. Il a donc été arrêté sur le ressort du tribunal de grande instance de Grasse, et auditionné à Nice. Mais le placement sous écrou extraditionnel - on dispose de 24 heures à peine - aurait dû se faire à Grasse. Comme il a été hospitalisé à Nice, quid de la compétence du parquet de Grasse ou de Nice pour le placement sous écrou extraditionnel ? Première difficulté.

Ensuite, M. Gelli a accepté d'être remis aux autorités italiennes.

M. le Rapporteur : Que pouvez-vous nous dire sur les conditions de son arrestation ?

Mme Isabelle ARNAL : Le dossier aurait été difficile à mettre en _uvre si une information avait été ouverte en France. Mais je n'ai pas d'éclairage à apporter sur son arrestation, si ce n'est que tout s'est fait très vite.

M. le Rapporteur : Quels étaient vos relations avec le parquet de Monaco  ?

Mme Isabelle ARNAL : Personnellement, je n'avais pas de relations avec le Parquet de Monaco.

M. le Rapporteur : Jamais ?

Mme Isabelle ARNAL : Non. J'ai bien lu des commissions rogatoires, mais je n'ai pas d'éléments à vous apporter.

M. le Rapporteur : Souhaitez-vous ajouter quelque chose avant qu'on se sépare ?

Mme Isabelle ARNAL : Non.

M. le Rapporteur : Madame Arnal, je vous remercie.

Audition de M. Alain BERTAUX,
Directeur des services fiscaux des Alpes-Maritimes
accompagné de M. Jean-Paul BIANCAMARIA

(Procès-verbal de la séance du jeudi 14 juin 2001)

Présidence de M. Arnaud Montebourg, Rapporteur

M. le Rapporteur : Monsieur Bertaux, je vous remercie de vous être déplacé. La Mission d'information a engagé un travail d'audit des appareils administratifs et judiciaires des départements côtiers du sud-est de la France relatif aux problèmes d'application de la loi en général et de la loi pénale en particulier dans la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux.

Nous avons un certain nombre de questions à vous poser. Avez-vous une déclaration préliminaire à faire ?

M. Alain BERTAUX : Monsieur le rapporteur, j'ai en effet une déclaration à faire concernant les conditions dans lesquelles j'ai reçu votre convocation et informé mon administration centrale. Il y a environ trois semaines, à la réception de votre convocation, j'ai alerté mon directeur général des impôts en lui demandant si j'étais autorisé à déposer devant vous. La réponse qui m'a été faite a été la suivante : en tant que fonctionnaire, je ne pouvais déférer à votre invitation qu'en ayant obtenu préalablement l'autorisation ministérielle. Cela étant dit, au reçu de la confirmation de notre audition de ce matin, j'ai de nouveau alerté le cabinet de mon directeur général en lui demandant si l'autorisation ministérielle pouvait m'être confirmée par ses soins. Je n'ai à ce jour reçu aucune réponse.

M. le Rapporteur : Aucune autorisation ministérielle ne peut être refusée à des fonctionnaires qui ont l'obligation de se présenter devant la Mission, afin de répondre à toutes ses questions et de lui transmettre tous les documents dits « de service », de nature à faciliter sa tâche. Nous n'entendons pas déroger à cette règle générale qui compte de nombreux précédents ; une assemblée parlementaire ne peut être subordonnée dans ses investigations à l'autorisation donnée par un fonctionnaire, et encore moins par un ministre, car cela briderait l'exercice des fonctions de contrôle parlementaire que nous tenons des textes organiques.

Il est donc inacceptable que l'idée même d'une autorisation puisse être envisagée. Le fait que vous n'ayez reçu aucune autorisation ministérielle ne peut avoir la moindre influence sur les réponses que vous allez nous faire.

S'agissant du secret, je tiens à porter à votre connaissance les termes de l'alinéa 2 de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 : « les rapporteurs des commissions d'enquête exercent leur mission sur pièces et sur place. Tous les renseignements de nature à faciliter cette mission doivent leur être fournis. Ils sont habilités à se faire communiquer tout document de service à l'exception de ceux revêtant un caractère secret concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'Etat et sous réserve du respect du principe de la séparation de l'autorité judiciaire et des autres pouvoirs ».

Il s'agit d'une audition à huis clos, vous relirez vos déclarations qui pourront être corrigées. Leur éventuelle publication fera l'objet d'une délibération collective de la Mission parlementaire.

M. Alain BERTAUX : Je vous remercie de ces précisions.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais que nous abordions la question immobilière, sur laquelle nous avons déjà interrogé de nombreux magistrats du sud de la France et des pôles financiers. Ces derniers relèvent en effet de nombreux obstacles, de nature factuelle ou juridique, à l'identification des ayants droit économiques et des actionnaires se dissimulant derrière les écrans de sociétés civiles immobilières - qui sont monnaie courante dans les départements côtiers du sud de la France.

M. Alain BERTAUX : Le département des Alpes-Maritimes est confronté de plein fouet au problème de l'immobilier qui constitue l'une des sources essentielles de la richesse de son tissu fiscal, que ce soit en termes d'assiette de l'impôt ou de rendement du contrôle fiscal. Nous gérons environ 20 000 sociétés civiles immobilières ; il s'agit de la principale difficulté que nous rencontrons lorsque nous voulons cerner les véritables détenteurs du parc immobilier des Alpes-Maritimes.

En effet, les investisseurs, que ce soit des personnes physiques ou des personnes morales, se dissimulent la plupart du temps derrière des sociétés écrans - dont des sociétés civiles immobilières - de droit français ou de droit international. Il s'agit là d'une réalité objective à laquelle nous sommes confrontés et qui, sans entraver complètement l'activité de contrôle qui relève de nos missions, est une source de difficulté notamment lorsque les patrimoines immobiliers, assis dans le département des Alpes-Maritimes, sont la propriété de sociétés de droit international.

M. le Rapporteur : Cela arrive-t-il souvent ?

M. Alain BERTAUX : Oui, très fréquemment. Les Alpes-Maritimes sont un département de prédilection pour les investissements d'origine étrangère, en particulier italienne ou russe, et des paradis fiscaux - Liechtenstein, Luxembourg.

M. le Rapporteur : Il y a donc des personnes morales de droit luxembourgeois ou liechtensteinois qui investissent massivement dans l'immobilier.

M. Alain BERTAUX : De plus en plus, oui. Mon collaborateur pourra y revenir. Il s'agit d'un gisement sur lequel nous travaillons depuis plusieurs années au travers de la mise en _uvre de l'article 164 C du code général des impôts qui établit une taxation égale à l'impôt sur le revenu sur une base égale à trois fois la valeur locative réelle des immeubles possédés. Cela peut représenter parfois des montants très importants du fait de la consistance des propriétés qui, lorsqu'elles se situent sur les trois caps - cap d'Antibes, Saint-Jean-Cap-Ferrat et cap Martin -, atteignent des valeurs oscillant entre 50 et 400 millions de francs.

Les sociétés de droit international investissent de plus en plus, ce qui favorise un phénomène de blanchiment des capitaux. Nous savons, mes collaborateurs et moi-même, pour le connaître presque au quotidien, que beaucoup de ces propriétés sont acquises en totalité ou en partie au moyen de paiements en espèces.

M. le Rapporteur : Comment connaissez-vous ce phénomène ? Car il s'agit là de blanchiment absolu.

M. Alain BERTAUX : Ce phénomène peut être connu à la faveur de circonstances tout à fait conjoncturelles. Je ferai état, à titre anecdotique, d'une expérience personnelle : lorsque j'étais à la recherche d'un logement à Nice, je me suis déplacé avec des agents immobiliers, et au sortir d'un très beau domaine dans lequel j'avais visité une maison, l'agent immobilier me dit : « Permettez-moi de prendre quelques photos, j'ai un client intéressé par cette maison ». Il s'agissait en fait d'un client russe qui souhaitait acheter la maison évaluée 16 millions de francs ; ignorant quelle était ma profession, l'agent immobilier me confie que ce client voulait payer en espèces.

Nous avons également connaissance de ce phénomène dans le cadre des relations que nous pouvons avoir avec les notaires, certains, étant tout à fait conscients qu'ils ne peuvent pas détourner la législation, ne sont pas enclins à se prêter à ce type de procédés. Ce phénomène est régulièrement identifié au travers des opérations de contrôle fiscal que nous conduisons dans le secteur de l'immobilier

M. le Rapporteur : Mais vous procédez assez facilement à des identifications de ce type de pratiques.

M. Alain BERTAUX : Assez facilement oui, et nous les consignons régulièrement dans les rapports qui font suite à un contrôle fiscal ou dans la perspective de contrôles à venir ; cela fait partie des motifs qui sont parfois mentionnés sur nos fiches dites « 3909 ». Par ailleurs, je participe régulièrement aux travaux de la commission départementale de lutte contre le travail clandestin et l'économie souterraine, ainsi qu'aux travaux du comité départemental que préside le procureur de la République sur le même sujet. Indépendamment des questions d'économie souterraine, viennent régulièrement sur la table ces affaires d'investissement de capitaux étrangers dans le patrimoine français des Alpes-Maritimes.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Dans notre département, les sociétés civiles immobilières sont françaises ou monégasques. Les SCI françaises posent évidemment moins de problèmes que les SCI monégasques quant à l'identification des porteurs de parts.

M. le Rapporteur : Comment procédez-vous quand les personnes morales sont des sociétés domiciliées dans les paradis fiscaux ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Il y a, effectivement, un problème. Le service interroge le dirigeant apparent de la société jusqu'à l'obtention du renseignement.

M. le Rapporteur : Quels sont les paradis fiscaux qui vous répondent le plus facilement ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Aucun.

M. le Rapporteur : Vous avez interrogé Gibraltar par exemple ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Nous avons interrogé de nombreux associés ou dirigeants de sociétés mais nous n'avons jamais obtenu de réponse satisfaisante.

En matière fiscale, le problème est différent. Si nous n'obtenons pas de renseignement, nous taxons la première personne que nous avons identifiée, donc la première personne apparente.

M. le Rapporteur : Si elle n'est pas française ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Nous taxons la SCI. C'est également elle qui paiera les droits d'enregistrement.

Je voudrais revenir à l'article 164 C. Prenons l'exemple d'un résident étranger de la nationalité d'un pays avec lequel nous n'avons pas d'assistance domicilié à Monaco et qui détient une propriété dans le département des Alpes-Maritimes. Nous pouvons alors taxer la personne sur trois fois la valeur locative réelle - qui reste à déterminer aux moyens de termes de comparaison - de la propriété. Pour un bien d'une valeur de 10 millions de francs, la valeur locative réelle déterminée sera de l'ordre de 3 %.

M. le Rapporteur : Vos clients paient, en général. Au moins pour avoir la paix ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : C'est en effet le prix de l'anonymat.

M. le Rapporteur : Le législateur pourrait bien sûr envisager d'augmenter le prix de l'anonymat ! En même temps, on devine bien l'échange implicite qui a lieu. Car une fois que vous les avez fait payer, vous avez fini votre travail.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Il est vrai que l'on nous a reproché de participer, de cette façon, au blanchiment. On valide les sommes.

M. le Rapporteur : Vous validez sur le plan fiscal. Et vous recueillez des informations à cette occasion.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Absolument. Un compte courant qui est approvisionné de façon douteuse, sans justificatif, est taxé. Mais la validation fiscale coûte très cher - 50 %. Peu de délinquants en col blanc acceptent un blanchiment aussi cher. En l'état actuel des choses, se sont nos seules armes : la dissuasion passe par-là.

S'agissant des relations que nous pouvons entretenir dans le cadre de l'assistance administrative ou des correspondances que nous avons avec les dirigeants apparents des sociétés, elles sont très décevantes. Nous n'arrivons pas à savoir.

M. Alain BERTAUX : Cet article 164 C est une arme intéressante qui présente certains avantages au regard notamment de l'objet même sur lequel porte la taxation ; il s'agit d'un immeuble qui peut donc faire l'objet de prises de garanties, de prises d'hypothèques, et permettre ainsi d'assurer le recouvrement effectif de l'impôt dû.

Cependant, on constate également que dans un certain nombre de cas, dès l'instant où les services fiscaux pointent leur nez, très vite ces sociétés, dont les sièges sont dans des paradis fiscaux, procèdent à des dissolutions attributions ; avant même que l'on ait eu le temps de taxer, le patrimoine est complètement transféré et partagé entre de nouvelles entités ayant leur siège à l'étranger. Il existe donc un vide juridique qui ne nous permet pas de garantir toute action dont nous prenons l'initiative en vue de taxer ces patrimoines importants.

M. le Rapporteur : Vous suggérez donc que le législateur améliore l'arsenal fiscal pour répondre à ce type de situation ?

M. Alain BERTAUX : C'est effectivement une suggestion.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : La seule parade, c'est la rédaction d'un rapport - au début des opérations de contrôle - adressé au comptable du Trésor qui pourra prendre des mesures avant...

M. le Rapporteur : ... des mesures de pré-hypothèques pour assurer le recouvrement.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Avant la notification de redressement. Mais en général, le comptable du Trésor hésite, car il convient de présenter des arguments au juge afin qu'il puisse faire le nécessaire. Or, nous ne disposons pas toujours de ces arguments, sauf à dire : s'agissant d'une société étrangère, le risque d'organisation d'insolvabilité est réel...

M. Alain BERTAUX : Il n'est pas toujours facile d'emporter la conviction du juge. Ce qui est un comble ! On se pose parfois des questions au sujet des hésitations des magistrats. Quand, manifestement, il y a une situation de détention d'un patrimoine important avec des présomptions de blanchiment de capitaux étrangers et de fraude fiscale, je me pose toujours la question de savoir pourquoi un juge peut légitimement refuser la prise de garanties.

M. le Rapporteur : Les biens immobiliers de la Côte d'Azur sont des instruments de blanchiment, et nous sommes, nous, législateurs, à la recherche de mesures juridiques efficaces pour lutter contre ces mécanismes.

Vous essayez, préalablement, d'assurer le recouvrement de vos futures créances fiscales, mais, ensuite, informez-vous le procureur sur la base de l'article 40 du code de procédure pénale ?

M. Alain BERTAUX : Non, nous n'en avons jamais fait pour des opérations de contrôle concernant la fiscalité internationale.

L'article 40 du code de procédure pénale fait obligation à un fonctionnaire, quand il a connaissance d'un délit ou d'un crime, d'en informer le procureur. Or ce n'est pas évident ! Dans le cadre des relations habituelles que nous avons avec les parquets - les deux tribunaux de Grasse et de Nice -, nous prenons toujours la précaution de soumettre, a priori, nos propositions d'article 40 au procureur. Mais sur le sujet de la fiscalité internationale, nous n'en avons jamais fait, car il n'est pas évident, à partir de l'application d'une règle fiscale, de démontrer un blanchiment effectif.

Je voudrais, M. le rapporteur, ouvrir une parenthèse. J'ai eu à traiter récemment, en relation étroite avec le préfet des Alpes-Maritimes, un investissement qui, manifestement, doit constituer du blanchiment d'argent sale, réalisé par une secte dont le siège social est situé dans le Jura. Cette secte avait pour projet d'acheter un immeuble bourgeois, dans Nice, relativement important. Je suis étonné par le fait que l'acquisition ait pu se réaliser pour un prix relativement modeste, et alors même que nous sommes alertés sur les mouvements sectaires et que nous avons des instructions pour entraver les projets d'extension d'investissements de ce type. La ville de Nice n'a pas exercé son droit de préemption. Nous pouvons donc nous interroger sur la volonté politique qui existe réellement au plan local d'entraver le développement des mouvements sectaires. Je vous laisserai le dossier, il est tout à fait édifiant à cet égard.

Tout cela pour vous dire que même lorsqu'il existe un dispositif légal et fiscal, nous avons parfois des difficultés à le mettre en _uvre.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Je voudrais revenir sur le thème « fiscalité/blanchiment ». Fiscalement, nous ne rencontrons pas trop de problèmes, le code général des impôts ayant tout prévu. C'est pour qualifier l'opération de blanchiment que nous rencontrons des difficultés : nous avons du mal à qualifier les faits. Nous parlions des paiements en espèces, mais cela a changé : de plus en plus de personnes physiques ou morales empruntent ; et nous savons pertinemment qu'il peut s'agir d'un prêt adossé.

M. le Rapporteur : Qui emprunte ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Les opérateurs empruntent au Luxembourg à la banque du Gothard, à la BNP agence de Jersey, etc. L'établissement bancaire ne prend aucun risque, il sait que l'argent est placé dans telle place offshore.

M. le Rapporteur : Vous observez les non-remboursements ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Mais les remboursements sont effectués. Ce sont les garanties qui ne sont pas...

M. le Rapporteur : Vous observez beaucoup de prêts qui ne sont pas garantis ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Nous avons très peu d'informations sur les garanties.

M. le Rapporteur : Une personne qui achète de l'immobilier prend une hypothèque ; c'est la première garantie.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Elles prennent en effet une hypothèque. Mais, de ce fait, l'administration fiscale arrive en deuxième rang, ce qui le protège car nous avons du mal à garantir les recouvrements.

M. le Rapporteur : Comment pouvez-vous être persuadés qu'il s'agit d'un crédit adossé ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : La plupart du temps, la banque est située à l'étranger.

M. le Rapporteur : Mais ces banques demandent-elles des garanties ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Ce sont des garanties de façade. Nous savons pertinemment que les garanties sont ailleurs.

M. le Rapporteur : Et comment le savez-vous ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : De par notre expérience. On le « subodore » ! Notamment lorsqu'on connaît la personnalité de l'acquéreur. Si Leonid - connu comme l'un des plus importants mafieux en Europe - achète un bien immobilier sur la Côte d'Azur, nous aurons des doutes.

M. le Rapporteur : Le doute n'est pas une preuve.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Le doute n'est pas une preuve, c'est la raison pour laquelle la rédaction de l'article 40 pose problème. Dans le cadre du contrôle fiscal nous signalons surtout les abus de bien sociaux.

M. le Rapporteur : Avez-vous une analyse particulière concernant les relations qui peuvent exister entre la Principauté de Monaco et le département des Alpes-Maritimes ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Les SCI monégasques sont composées d'associés, qui sont en général des sociétés ou des personnes physiques étrangères, qui investissent en France.

Nous n'avons pas évoqué l'ISF. Mais les personnes concernées paient soit l'ISF soit la taxe patrimoniale de 3 % - c'est-à-dire le prix de l'anonymat.

S'agissant des SCI monégasques, c'est la succession d'écrans qui pose problème. J'ai été confronté à une SCI monégasque dans laquelle une société hollandaise avait pour associé une société anglaise - sur une place offshore - qui elle-même avait pour associé une société à Hongkong. Le comptable a bien voulu jouer le jeu et nous donner tous ces renseignements - c'est d'ailleurs la seule fois - et j'ai, à la fin, découvert un trust, un contrat faisant apparaître le chanteur d'un groupe de rock connu. Son souci, d'ailleurs, n'était pas fiscal. Nous rencontrons souvent le cas avec des ressortissants étrangers, notamment suisses, qui souhaitent, dans une succession, privilégier telle ou telle personne. Il n'en reste pas moins que cela a parfois des conséquences qu'ils n'avaient pas prévues et qui coûtent cher.

M. Alain BERTAUX : En ce qui concerne le cas particulier des SCI monégasques, nous avons du mal à appliquer l'article 20 de la convention du 18 mai 1963 qui régit les rapports entre Monaco et la France. Selon les termes de cet article, la France est en droit de solliciter de l'autorité monégasque des renseignements sur l'identité des porteurs de parts des SCI monégasques détenant des immeubles en France soumis à la fameuse taxe de 3 % prévue par l'article 164 C du code général des impôts.

Les Monégasques nous répondent que l'article 20 de la convention ne prévoit de fournir des renseignements sur les porteurs de parts de SCI que s'ils sont utilisés en vue de définir l'assiette de l'impôt sur le revenu - et non pas pour appliquer la taxe de 3 % qui constitue un droit d'enregistrement. Tel est le niveau de subtilité où nous nous situons qui fait que nous n'avons jamais de renseignement sur l'identité des porteurs de parts.

M. le Rapporteur : Nous allons nous intéresser sérieusement à ce problème.

Je voudrais maintenant aborder la question de l'argent provenant des pays de l'Est et qui se recycle essentiellement dans l'économie immobilière de la Côte d'Azur.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : L'année dernière, certains observateurs pensaient que les investissements allaient se tourner davantage vers le secteur industriel, commercial ; cela n'a pas été le cas. L'investissement immobilier reste prépondérant dans le département ; depuis le début du recensement de ces investissements, un milliard de francs a déjà été investi.

Il existe, chez les ressortissants des pays de l'Est, une caractéristique importante : ils ne se cachent pas. Nous n'avons donc pas affaire à des montages compliqués destinés à assurer l'anonymat. Les faits démontrent qu'il s'agit pour eux d'une espèce de garantie, d'assurance vie au profit de leur famille. Nous avons eu affaire à un Russe qui a acheté un bien immobilier, mais qui n'intervient dans l'acte qu'en tant que bénéficiaire d'un droit personnel - jouissance et occupation -, la maison étant la propriété de sa compagne et de l'enfant. En ce qui concerne le financement, il s'agit, la plupart du temps, de paiements comptant, et pour certains - en totalité ou en partie - hors la vue du notaire.

Certains services s'inquiètent de l'entrisme. En effet, on s'aperçoit que des ressortissants des pays de l'Est prennent le contrôle de sociétés qui sous-traitent pour des entreprises du secteur sensible - on en compte une trentaine dans les Alpes-Maritimes - afin de pénétrer le milieu et prendre connaissance d'informations confidentielles.

M. le Rapporteur : Les services spécialisés sont chargés de s'occuper de ce genre de problème.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Dans le secteur industriel et commercial, les investissements ont lieu essentiellement dans le service import/export. Mais, encore une fois, les chiffres ne sont pas significatifs, contrairement à l'immobilier.

M. le Rapporteur : Comment jugez-vous le rôle des notaires qui, depuis 1998, ont l'obligation de dénonciation à TRACFIN ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Je vais vous faire part d'un cas particulier qui n'est pas notaire. Je me suis intéressé à cette personne après l'identification d'une plaque d'immatriculation. Je me rends à la conservation des hypothèques et découvre une vente d'un appartement dans un immeuble acheté majoritairement par des ressortissants des pays de l'Est. Je m'aperçois alors que l'acheteur et le vendeur ont la même date de naissance, qu'ils habitent la même ville, etc. Bien entendu, il s'agissait d'une seule et même personne.

M. le Rapporteur : C'est un acte authentique.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Le notaire peut effectivement se poser la question. Bien entendu, le « vendeur » était représenté, à l'acte par une autre personne ; il s'agissait en fait d'une superbe opération de blanchiment.

M. le Rapporteur : Qu'a fait le notaire ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Il a enregistré l'acte.

M. le Rapporteur : Il a été poursuivi ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Pas à ma connaissance.

M. le Rapporteur : De quand date cet acte ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : De 1996, et la prescription est de 3 ans.

M. le Rapporteur : Vous devriez surveiller le notaire pour être certain qu'il n'est pas coutumier du fait.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Tout à fait. Dans la région, nous avons l'_il sur l'un d'eux, qui mène des opérations suspectes.

Dans l'affaire que je viens de vous livrer, l'acquéreur/vendeur était un des patrons de la mafia de Budapest. Ce dernier avait été refoulé à la frontière française et avait fait appel de cette décision. Il possède deux comptes bancaires et a un représentant dans le département qui s'occupe de la prostitution des filles de l'Est - ce dernier a une équipe à sa disposition composée d'anciens légionnaires et d'anciens soldats d'Afghanistan.

M. Alain BERTAUX : Les notaires ne jouent effectivement pas toujours le rôle de filtre qu'ils devraient jouer en dénonçant un certain nombre de pratiques. L'ex-président de la chambre départementale des notaires des Alpes-Maritimes, M. Philippe Armengaud, est conscient du phénomène, cela lui posait un problème d'éthique - comme à son successeur. Mais nous ne sommes pas les mieux armés pour faire régner la discipline à l'intérieur de l'ordre.

M. le Rapporteur : Non, ce n'est pas votre rôle.

M. Alain BERTAUX : Mais c'est celui du procureur de la République.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Il est vrai que les actes réalisés par tel ou tel notaire attirent notre attention.

M. le Rapporteur : Auriez-vous d'autres choses à dire sur ces sujets ?

M. Alain BERTAUX : Il faut que vous sachiez qu'une forme d'évasion fiscale existe dans la mesure où les Français résidents de Monaco, domiciliés en France, échappent à l'imposition sur les grandes fortunes.

M. le Rapporteur : Il s'agit d'un élément à mettre dans les débats entre les deux gouvernements pour la remise à plat du traité de 1963.

M. Alain BERTAUX : D'après nos évaluations, les enjeux financiers d'un éventuel assujettissement à l'ISF de cette catégorie de personnes ne sont pas négligeables, puisque les bases taxables s'inscrivent dans une fourchette entre 10 et 80 millions de francs.

M. le Rapporteur : Quelle somme pourrions-nous récolter par cette mesure ?

M. Alain BERTAUX : Je n'ai pas estimé le montant du produit de l'impôt - ce n'était pas l'objet de la demande qui m'avait été présentée par mon administration centrale.

J'aimerais également vous faire part de l'impossibilité dans laquelle nous nous trouvons de vérifier des entreprises situées à Monaco dirigées par des résidents français au sens de la convention franco-monégasque.

Nous avons tenté, récemment, de forcer l'ordre des choses, en décidant, en relation étroite avec mon administration centrale, d'engager des contrôles sur un prestataire de services - un kinésithérapeute - et un redevable aux bénéfices industriels et commerciaux. Nous avons obtenu, jusqu'à présent, aucun succès, les autorités monégasques ne voyant pas d'un bon _il l'éventualité de tels contrôles.

Nous tentons également, avec mon administration centrale, de faire respecter par les contribuables concernés, ceux qui sont passibles de l'impôt sur les bénéfices, les obligations déclaratives inhérentes à tout contribuable français - sont visés les Français qui ont des activités soumises à la fiscalité des « bénéfices industriels et commerciaux » à Monaco. Nous leur demandons de déposer les liasses fiscales, c'est-à-dire les documents permettant d'établir la réalité des bénéfices déclarés ou non.

Une note a été adressée à mes services - du 31 mai 2001 - pour leur demander de mettre en demeure les redevables en question de respecter leurs obligations déclaratives. C'est une affaire à suivre.

J'ai reçu, il y a quelques semaines, la visite de MM. Rouvillois et Gailleteau, inspecteurs généraux des finances, dans le cadre de la mission que le ministre des Finances leur a confiée en vue de toiletter les rapports franco-monégasques. Une étude très intéressante concernant l'identification d'entreprises ayant délocalisé leurs bénéfices à Monaco pour profiter des avantages de l'impôt sur les bénéfices monégasques, démontre que, sous le processus de délocalisation, certaines entreprises de droit français transfèrent à Monaco les bénéfices, parfois substantiels, qu'elles réalisent en France ; elles échappent ainsi à l'impôt sur les bénéfices de droit français.

Je terminerai par les difficultés que nous rencontrons pour obtenir des renseignements bancaires. La convention de 1963 prévoit un échange de renseignements concernant l'identité des personnes ayant des comptes bancaires à Monaco. Lorsque nous adressons des demandes, c'est parce que nous soupçonnons que ces personnes possèdent des comptes à Monaco, mais sans connaître ni l'établissement ni les références du compte. Or les services de Monaco exigent le nom de l'établissement et les numéros de compte pour nous envoyer les relevés.

M. le Rapporteur : Ils n'ont pas de FICOBA.

M. Alain BERTAUX : Certes, mais s'ils le souhaitaient réellement, ils auraient les moyens...

M. le Rapporteur : Mais ils ne veulent pas. Cela fait partie des problèmes que nous avons avec eux.

Je voudrais maintenant aborder un autre sujet : les dysfonctionnements que nous avons constatés dans un certain nombre d'administrations, de services, et la faiblesse avec laquelle l'appareil d'Etat semble réagir face au problème de la délinquance financière.

Considérez-vous que les réseaux d'influence, quels qu'ils soient, qui sont à l'_uvre dans les services de police, de la magistrature, sont aussi à l'_uvre dans les services sur lesquels vous avez autorité ?

M. Alain BERTAUX : Voilà trois ans que je suis directeur des services fiscaux des Alpes-Maritimes, et il est pour moi aujourd'hui évident - j'ai rassemblé des preuves - que ces réseaux d'influence existent dans l'administration que je dirige, comme ils existent dans d'autres administrations de ce même département. Des informations m'ont été fournies concernant l'identité de certaines personnes appartenant à la franc-maçonnerie - de différentes obédiences, principalement la Grande Loge de France, un peu moins le Grand Orient et plus rarement la GLNF - et occupant des postes à divers niveaux de la hiérarchie. Si l'on rapproche ces informations - qui ont été prouvées...

M. le Rapporteur : Elles le sont à vos yeux ?

M. Alain BERTAUX : Oui, je sais de sources sûres, preuves à l'appui, que certains de mes agents, chefs de service ou simples agents sont francs-maçons.

M. le Rapporteur : Combien de personnes travaillent sous vos ordres ?

M. Alain BERTAUX : Un peu moins de 1 650 personnes.

M. le Rapporteur : Et combien de directeurs ?

M. Alain BERTAUX : Deux directeurs départementaux, six directeurs divisionnaires, une receveuse divisionnaire et environ 70 chefs de service intermédiaires, responsables d'unités administratives diverses - inspecteurs principaux, inspecteurs divisionnaires, receveurs principaux, etc.

M. le Rapporteur : Il s'agit donc d'une grosse machine et vous ne pouvez pas surveiller toutes les décisions prises à ces niveaux intermédiaires.

M. Alain BERTAUX : Absolument pas. Le principe de la délégation m'interdit d'avoir connaissance de toutes les décisions qui sont prises. Il m'est impossible de traiter très directement l'immense majorité des affaires ; nous recevons 120 000 réclamations par an, nous réalisons 900 contrôles fiscaux, des milliers de contrôles sur pièces.

M. le Rapporteur : Combien le département compte-t-il de contribuables ?

M. Alain BERTAUX : La population est d'un million d'habitants et le nombre de foyers fiscaux est de l'ordre de 600 000.

M. le Rapporteur : Vous disposez donc de preuves s'agissant de l'appartenance à des réseaux d'influence de certains de vos agents disposant de responsabilités, et vous voulez rapprocher ces éléments de preuve...

M. Alain BERTAUX : ... d'un certain nombre de constats que j'ai pu faire concernant le traitement des affaires, que ce soit le déroulement des contrôles fiscaux ou le traitement de certains contentieux.

Les circonstances récentes font, au-delà de ce constat personnel que j'ai fait depuis quelques mois, qu'un certain nombre de mes collaborateurs - chefs de service et agents - sont venus me dire qu'ils assistaient depuis trop longtemps à des pratiques et des dérives connues de la hiérarchie, qui sont parfois le fait d'un chef de service ou d'un directeur, et qu'ils ne pouvaient plus les tolérer. Ils ont donc décidé de m'apporter des éléments d'information.

Ces aveux m'ont conduit récemment, suite à la parution d'articles dans la presse écrite, à avoir un entretien avec mon directeur général, à l'occasion duquel je lui ai fait part de mes impressions - je lui ai fourni quelques informations. La mission qu'il a ensuite diligentée dans mon département a conduit à ce que d'autres dossiers soient prélevés pour étude, afin de déterminer si les pratiques dénoncées étaient avérées.

Il est un fait patent, c'est que dans un certain nombre de cas, on se demande véritablement pourquoi certaines décisions d'abandon pur et simple de procédures qui, fiscalement, tenaient la route, ont été prises. Je parle de procédures de redressement en cours de vérification à l'occasion d'interlocutions départementales - un stade intermédiaire où un directeur divisionnaire rencontre le contribuable vérifié en présence du vérificateur et de son chef de brigade. Des décisions d'abandon, donc, au niveau de la procédure administrative d'instruction, des réclamations devant le directeur ou après avis de la commission.

Des cas m'ont donc été livrés récemment qui démontrent, effectivement, que certains affaires mettent en relation toujours les mêmes personnes, à la fois du côté de mes services et du côté du contribuable vérifié ou de ses représentants. Je veux dire par-là que certaines des décisions d'abandon ont été prises par des personnes qui, compte tenu de la nature des affaires qu'elles avaient à traiter, auraient pu s'entourer d'un minimum de précautions avant de s'engager dans le cadre de la délégation qui leur est consentie ; une délégation totale, dans les limites maxima prévues par le directeur général des impôts, et qui les amène, au plan contentieux, à avoir tout pouvoir.

J'ai là un certain nombre de dossiers qui montrent qu'il y a souvent, autour de ces affaires, réunion des mêmes personnes : certains membres de mon administration, et, de l'autre côté, avocats ou conseils fiscaux qui, d'ailleurs, sont parfois d'anciens inspecteurs des impôts. Dans les Alpes-Maritimes, contrairement à beaucoup d'autres directions, nous n'avons jamais en face de nous les grands cabinets consultants ; nous avons affaire aux avocats ou aux conseils locaux - parfois même d'assez mauvaise réputation, je pense à un avocat fiscaliste, ancien inspecteur des impôts, qui a fait l'objet d'une procédure pour tentative d'escroquerie.

Les agents - les vérificateurs et leur chef de brigade - qui se sont investis dans les contrôles se posent des questions et se demandent pourquoi, sur des dossiers qui sont fiscalement bouclés, ils reçoivent l'ordre de dégrever totalement. Je pense à une affaire qui a été traitée notamment par M. Jean-Paul Biancamaria, dans laquelle il y a eu une tentative de corruption en cours de vérification, le prix à payer était de 10 % du montant de la notification de redressement qui était de 40 millions de francs. On a donc offert à M. Biancamaria 4 millions de francs pour abandonner la procédure !

M. le Rapporteur : M. Biancamaria, vous pouvez confirmer ces faits ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Absolument.

M. le Rapporteur : Qui était le contribuable ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Une SCI. En cours de vérification.

M. le Rapporteur : Que s'est-il passé à partir de cet événement - qui ne doit pas être très courant, tout de même ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Ce n'est en effet pas très courant. Suite à cette proposition, nous avons mis notre hiérarchie au courant. Mais il s'agissait d'une conversation téléphonique, donc difficile à prouver. Nous avons poursuivi nos investigations et fait valoir le droit.

Il s'agissait donc d'une société civile immobilière qui avait voulu s'inscrire dans le cadre des dispositions de l'article 44 quater du code général des impôts, qui régit le fonctionnement des entreprises nouvelles - exonérations des profits. Nous avons démontré que les dispositions de cet article n'étaient pas applicables à la société et que le profit réalisé était taxable. Nous avons traité cette affaire dans le cadre de la procédure de répression des abus de droit. La commission de répression des abus de droit a été saisie et a rendu un avis favorable sur le fond à notre analyse, mais défavorable sur la forme, précisant qu'il n'était pas nécessaire d'utiliser cette procédure.

La décision est intervenue deux ans après la notification de redressement, nous avons donc renouvelé la procédure dans le cadre de la procédure de redressement contradictoire. Le contribuable a bien entendu utilisé toutes les man_uvres dilatoires possibles et nous sommes arrivés à une date butoir, où l'affaire risquait d'être prescrite fiscalement. Nous avons donc dû la mettre en recouvrement ; je me suis déplacé personnellement, compte tenu des délais incompressibles des procédures, pour demander au receveur des postes la confirmation de la distribution du pli. Le contribuable a ensuite formé une réclamation qui a été instruite par le service contentieux de façon favorable pour l'administration. Il a alors formé une demande devant le tribunal administratif, et c'est à ce stade que l'administration n'a pas souhaité poursuivre.

M. le Rapporteur : Par qui a été prise la décision ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : La décision est fondée sur deux points. Premièrement, l'arrêt Charpentier qui règle un point technique. Le contribuable peut solliciter l'entretien avec l'interlocuteur. Or, il se trouve que les notifications de redressement ayant été envoyées, le contribuable est allé les chercher tardivement ; nous avons établi la lettre 3926 « réponses aux observations du contribuable ». Le contribuable est également allé la chercher tardivement. Il a demandé la saisine de la commission départementale - où il ne s'est pas présenté. Il s'est ensuite présenté à l'hôtel des impôts où il a laissé à l'accueil une lettre dans laquelle il demandait l'intervention de l'interlocuteur départemental. Nous étions alors à la fin du mois de décembre.

La procédure veut que l'on écrive au contribuable afin qu'il se présente, etc. Bref, on dépassait la date limite du 31 décembre. Nous avons donc mis en recouvrement. L'administration locale a fait valoir que la mise en recouvrement était illégale, l'administration n'ayant pas donné suite à la demande d'intervention de l'interlocuteur départemental du contribuable.

Second point avancé : le risque de payer des dommages intérêts.

M. le Rapporteur : Pour procédure abusive ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Oui, mais nous n'étions pas du tout dans ce cas !

M. le Rapporteur : L'enjeu était de combien ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : 40 millions de francs.

M. le Rapporteur : Qui est l'auteur de cette décision ?

M. Alain BERTAUX : Tout cela s'est passé alors que je n'étais pas encore en poste - en 1996 ou 1997.

Ce qui est curieux, c'est que nous avons une tentative de corruption, révélée immédiatement au directeur, et qu'il n'y a pas eu d'article 40.

Il y a donc eu tentative de corruption et non-dénonciation à la justice de cette tentative, et au terme de la procédure relatée par M. Biancamaria, on s'aperçoit que de toute façon on a abandonné l'affaire 18 mois plus tard. Nous pouvons donc légitimement nous poser des questions.

M. le Rapporteur : Quelle interprétation donnez-vous à ces affaires - vous disiez tout à l'heure que vous retrouviez toujours les mêmes personnes dans ces dossiers ?

M. Alain BERTAUX : Connaissant l'identité - et leur appartenance à certaines obédiences maçonniques - d'un certain nombre de personnes de mon administration qui ont infiltré les services et la hiérarchie locale, je pense qu'un jour ou l'autre nous allons mettre en évidence un processus d'association entre ces personnes et d'autres de l'extérieur dans le but de faire tomber des procédures. Avec ou sans contrepartie, cela n'est pas encore déterminé.

A l'heure actuelle, il existe des convergences d'information qui me donnent à penser que cette présomption risque d'être, à très brève échéance, confortée par des éléments de preuve. Au-delà des agents et des chefs de service, des représentants syndicaux - du SNUI et de la CFDT - sont venus m'informer sur des affaires, me demandant que tout cela cesse. Par ailleurs, l'intersyndicale du département m'a fait savoir qu'elle était décidée à monter au créneau pour révéler ces pratiques. Je pense donc qu'il y a un fond de vérité dans tout cela. Les déclarations spontanées de mes collaborateurs sont guidées par le souci qu'ils ont de mettre fin à ces pratiques pour à la fois permettre de remobiliser l'administration fiscale des Alpes-Maritimes et redorer son blason.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous me donner des éléments plus précis ? Par exemple, quels sont les fonctionnaires qui, sous vos ordres, utilisent la délégation organisée par l'administration centrale pour satisfaire d'autres buts que le respect scrupuleux de la loi ?

M. Alain BERTAUX : Je vais vous parler d'un cas qui est tout à fait exemplaire et typique. Il s'agit d'un inspecteur divisionnaire. Il bénéficie d'une certaine immunité d'un droit de non-réponse à la hiérarchie en place, du fait qu'à l'époque de mon prédécesseur il a été mis en relation directe avec la direction de la législation fiscale à Bercy et la sous-direction du contrôle fiscal de la direction générale des impôts pour traiter des questions de fiscalité internationale. Il y a trois ans, lorsque j'ai pris mes fonctions, il était dans cette situation.

Il s'agit d'un élément essentiel, le pivot d'un grand nombre d'affaires concernant la fiscalité internationale ou non qui me sont aujourd'hui révélées. Cette personne est chargée, pour le compte de la division du contrôle fiscal, de sélectionner des affaires à contrôler. Nous nous posons des questions quand nous nous rendons compte que ce monsieur intervient très directement en cours de procédure auprès des vérificateurs, en s'abstenant de respecter tout lien hiérarchique qu'il devrait avoir avec les chefs de brigade et les vérificateurs concernés.

M. le Rapporteur : C'est dans les textes ?

M. Alain BERTAUX : Non, pas du tout ! Il n'a pas à se mêler du suivi du contrôle fiscal réalisé sur des sociétés qu'il a choisies ; ce sont les inspecteurs principaux chefs de brigade qui doivent le faire.

Il intervient donc en cours de procédure, éventuellement pour rectifier les termes de telle ou telle notification de redressement, et je me suis récemment aperçu qu'il était l'un des assistants réguliers du directeur divisionnaire chargé du contrôle fiscal pour des questions d'interlocution départementale - qui débouche souvent sur des abandons. Il est tout de même curieux de constater que la personne qui programme les affaires à vérifier puisse être aussi au milieu de la chaîne pour préconiser un certain nombre d'abandons. L'usage veut que l'on fasse appel au vérificateur et à son chef de brigade. De même, quand il s'agit de soumettre le litige à la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires.

Par ailleurs on retrouve souvent ce fonctionnaire sur les mêmes affaires. Et lorsqu'il y a des mises en recouvrement, on constate que c'est encore lui qui est chargé, pour le compte de l'administration, d'instruire le contentieux ou de proposer, parfois même à l'administration centrale, des arrangements transactionnels. Et ce pour quelquefois aboutir à des abandons totaux.

M. le Rapporteur : Ce n'est même plus une transaction.

M. Alain BERTAUX : Tout à fait, ce sont des abandons.

Tout cela est suffisamment troublant pour qu'un certain nombre de mes collaborateurs se posent des questions et m'en fassent part. Ce qui me trouble, au-delà de la relation de ces faits qui démontrent que c'est le même homme qui est à la source et au débouché d'un certain nombre d'affaires, c'est que j'ai appris, son appartenance à la franc-maçonnerie. Cela ne fait l'objet d'aucun doute. Il est à la GLF. Par ailleurs, il fait partie d'un pentagone - mes agents parlent à son sujet du quadrilatère.

M. le Rapporteur : Vous tenez donc ces informations de vos agents. L'exaspération doit être forte dans vos services.

M. Alain BERTAUX : Elle est très forte.

M. le Rapporteur : Avez-vous signalé toutes ces anomalies à votre hiérarchie ?

M. Alain BERTAUX : En ce qui le concerne, oui. J'ai livré ces informations lors de mon dernier entretien avec le directeur général, le 22 mai dernier.

M. le Rapporteur : Il s'agit donc de découvertes récentes.

M. Alain BERTAUX : En ce qui me concerne, oui.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous cette recrudescence de dénonciations et le fait que ce sujet soit devenu le sujet essentiel de vos préoccupations ?

M. Alain BERTAUX : Une prise de conscience a eu lieu au sein de la collectivité des agents des impôts des Alpes-Maritimes s'agissant des conditions inacceptables dans lesquelles j'ai été amené à déposer une demande de mutation - sous la pression - pour un poste de conservateur des hypothèques, alors que cela ne faisait pas partie de mes projets personnels.

M. le Rapporteur : A quelle date ?

M. Alain BERTAUX : Le 26 octobre 2000.

M. le Rapporteur : On vous a demandé de partir ?

M. Alain BERTAUX : Très clairement, M. le député...

M. le Rapporteur : Et pour quelle raison ?

M. Alain BERTAUX : Je ne le sais pas précisément. La genèse de l'affaire est la suivante : à la suite des événements sociaux qui se sont déroulés dans l'administration fiscale au début de l'année 2000, la question s'est posée de la sortie de la grève. Un dispositif ministériel a été arrêté qui portait principalement sur les modalités de retenues pour faits de grève. Je ne disposais pas de tous les éléments me permettant de procéder de manière équitable aux retenues dans la mesure où, au titre d'une certaine période, je n'avais entre les mains qu'environ 10 % des relevés des chefs de service.

M. le Rapporteur : Admettons qu'il y ait un désaccord sur la manière d'interpréter les directives de sortie de fin de grève.

M. Alain BERTAUX : Cela a été, en effet, le motif déclenchant. Mon directeur général m'a convoqué pour un entretien particulier et m'a reproché trois faits. D'abord, le protocole que j'avais passé avec les organisations syndicales - qui, s'il avait été appliqué, aurait permis au Trésor de récupérer un peu plus d'argent qu'il n'en a récupéré. Ensuite, il m'a reproché une chose tout à fait aberrante : d'être intervenu auprès de M. Christian Sauter, que je connais de longue date, pour favoriser l'arrivée d'un collaborateur de mon choix en qualité de directeur départemental des impôts, puisqu'à cette époque il s'agissait de remplacer le directeur départemental décédé tragiquement quelque temps plus tôt. Enfin, il m'a reproché les résultats d'activité des services fiscaux des Alpes-Maritimes, alors qu'il n'était en poste que depuis peu de temps. Il m'a semblé étonnant qu'il puisse déjà avoir une bonne perception des résultats des Alpes-Maritimes.

M. le Rapporteur : Cela étant dit, il appartient à l'administration de nommer, de recruter, de déplacer, etc. Qu'il y ait un différend sur la manière d'appliquer la politique centrale entre la direction centrale et son directeur dans le département doit être une chose assez courante et normale. Ce que je note, c'est que l'on vous a forcé la main.

M. Alain BERTAUX : On m'a forcé la main huit jours plus tard. Au sortir de ce premier entretien, le directeur général des impôts m'a précisé qu'il allait en référer à Mme Florence Parly et qu'il me ferait connaître la décision. Quelques jours plus tard, je reçois un coup de fil de mon directeur général me disant en substance : « Monsieur Bertaux, j'ai décidé que vous postulerez dans le cadre du prochain mouvement des conservateurs des hypothèques ». J'ai beaucoup réfléchi pendant la période estivale et je n'ai pas déposé ma demande à la date d'échéance prévue fin septembre. Trois semaines plus tard, j'étais à nouveau convoqué par mon directeur général qui, cette fois-ci, n'a plus évoqué les trois premiers motifs.

M. le Rapporteur : Qu'a-t-il donc évoqué ?

M. Alain BERTAUX : Je lui ai exposé mes arguments de défense, je lui ai fait savoir que je considérais comme inique la décision qu'il avait prise dans la mesure où je n'avais pas eu le droit de me défendre et que j'avais donc été moins considéré que n'importe quel agent de mon administration. Pendant trois quarts d'heure je lui ai fait part des difficultés inhérentes à la gestion de cette direction des Alpes-Maritimes, dans le contexte particulier que je vous expose en partie aujourd'hui, qui fait que l'on est confronté à certains usages, certaines pratiques, certains réseaux...

M. le Rapporteur : ... qui expliqueraient les mauvais résultats qui vous sont reprochés ?

M. Alain BERTAUX : Il faut que vous sachiez, M. le député, que dans les domaines du contrôle fiscal externe, de la fiscalité immobilière et en matière d'assiette de l'impôt sur le revenu, ou de contrôle interne, les résultats sont souvent très honorables avec quelques très bons classements. Le recouvrement n'est pas historique. Et les résultats, dans le réseau de la publicité foncière, se sont dégradés, mais cela tient à son informatisation. C'est donc tout à fait conjoncturel. Il s'agissait de faux prétextes.

Mon interprétation est la suivante : on me connaît de longue date, j'en suis à ma quarantième année d'activité à la direction générale des impôts. Je suis un agent totalement indépendant, je ne suis subordonné à aucun homme politique, je ne milite dans aucun parti politique, dans aucun mouvement associatif, je ne fais partie d'aucun réseau. Je fais mon devoir d'agent des impôts avec rigueur et loyauté. Et quand je m'empare d'une mission que l'on m'attribue - celle qui m'avait été confiée par Christian Sauter et par MM. Barilari et Beaufret, directeurs généraux des impôts -, c'est-à-dire faire le ménage à Nice, je fais le ménage à Nice aussi longtemps que l'on ne me dit pas : « M. Bertaux attention, on a changé d'optique, il faut vous arrêter ». On me l'aurait dit, j'aurais parfaitement compris.

Lorsque j'ai vu M. Beaufret, dans le cadre de mon entretien de directeur entrant, il a entériné les orientations du plan d'action que je lui avais présenté. Je n'ai donc pas reçu de contrordre. Au contraire, j'ai été conforté dans cette mission quand Christian Sauter m'a associé en tant que directeur au plan d'intensification du contrôle fiscal dans le département des Alpes-Maritimes, en demandant à M. Beaufret, qui était encore directeur général à cette époque, de mettre à ma disposition tous les moyens dont j'avais besoin. Ce qui explique pourquoi, quand il s'est agi de nommer le directeur départemental que je désirais mettre sur le contrôle fiscal, j'ai écrit à Christian Sauter.

M. le Rapporteur : Il était ministre du Budget à l'époque ?

M. Alain BERTAUX : Il était ministre de l'Economie, des finances et de l'industrie.

Je voudrais tout de même ajouter que j'ai eu un second entretien avec le directeur général. Je n'avais toujours pas déposé de demande et pendant trois semaines un mois, j'ai fait l'objet d'un véritable harcèlement de la part de la hiérarchie de l'administration centrale : on m'a apporté des demandes toutes faites à signer, on m'a menacé de me mettre sur des postes qui ne correspondaient pas à ceux auxquels je pouvais prétendre ; je suis sur une conservation de deuxième catégorie alors que, avec le parcours qui est le mien, je devrais déboucher directement sur une première catégorie, c'est donc une sanction. La mesquinerie a été poussée jusqu'à écrêter ma prime de directeur !

Pour en terminer sur le cas de ce fonctionnaire des impôts, je voudrais vous dire, à propos de ce pentagone, que l'on assiste à un véritable réseau, il lui arrive d'ailleurs de se vanter de rédiger les déclarations d'ISF d'un certain nombre de clients de son fils qui travaille dans un cabinet comptable, au tarif de 5 000 francs.

M. le Rapporteur : Avez-vous engagé une procédure disciplinaire ?

M. Alain BERTAUX : J'ai donné son nom au directeur général, lors de notre dernier entretien, un certain nombre d'éléments d'information, notamment le rapport du chef de la brigade de contrôle et de recherche. Il a procédé à une enquête sur une SARL dans laquelle ce fonctionnaire donne des cours de fiscalité internationale à des clients sélectionnés parmi un public de professions libérales ; des cours dont on se demande parfois s'ils ne relèvent pas davantage du conseil fiscal que du cours magistral. A ce titre, il établit des notes d'honoraires importantes qu'il ne déclare pas toujours.

M. le Rapporteur : Et vous n'avez engagé aucune procédure disciplinaire ?

M. Alain BERTAUX : Pas encore, les informations m'étant parvenues que récemment. Le rapport que j'ai remis à mon directeur général date du 19 avril 2001. Dès l'instant que le dossier est entre les mains de ma hiérarchie, je n'ai pas pris d'initiative, sauf à faire remonter de nouveaux éléments d'information. Il m'a en effet été rapporté qu'il a constitué, à son domicile, un service qui centralise tous les dossiers des sociétés étrangères ; il a donc la mainmise totale et entière sur toute une clientèle d'exception qu'il gère de façon critiquable.

M. le Rapporteur : Il est le seul de vos fonctionnaires dans cette situation ?

M. Alain BERTAUX : Non. J'ai un autre dossier qui concerne deux inspecteurs. Les informations qui m'ont été données tendent à démontrer un enrichissement sans cause.

L'une de ces personnes est intime de la fille de Jacques Médecin ainsi que des filles d'hommes d'affaires influents.

Ces personnes - qui ont des revenus modestes - ont acquis dans des conditions curieuses des terrains à bâtir, sans que la ville de Nice et la SAFER n'aient exercé leur droit de préemption. Bien entendu, ils ne déclarent rien à l'ISF. Par ailleurs, les nouvelles informations qui m'ont été livrées laissent à penser qu'ils pourraient être associés dans une ou des SCI à Madagascar avec un agent des impôts détaché au SRPJ de Nice et sur lequel reposent de sérieux soupçons. Enfin, nous savons également que ces personnes sont francs-maçons.

M. le Rapporteur : D'autres anomalies ?

M. Alain BERTAUX : En l'état actuel des informations dont je dispose et de mes investigations, M. le rapporteur, je n'ai pas d'autres cas à vous citer.

M. le Rapporteur : Vous n'avez pas assez d'éléments et vous préférez rester prudent.

M. Alain BERTAUX : C'est exactement cela.

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres déclarations à faire sur ce sujet ?

M. Alain BERTAUX : Non. Je dirais simplement que ces réseaux existent et qu'ils nous posent un certain nombre de problèmes.

M. le Rapporteur : Lorsque l'inspection générale s'est rendue dans les Alpes-Maritimes, avez-vous - vous, vos collaborateurs et les agents - évoqué ces problèmes ?

M. Alain BERTAUX : J'ai parlé non pas d'inspection générale, mais d'une mission de la direction générale. Cette mission a fait suite à la parution de cet article dans le Parisien qui relatait que l'on assistait sans doute à un certain nombre de pratiques déviantes dans le département des Alpes-Maritimes. Cet article avait été repris le lendemain par Nice-Matin sous le titre « Des agents des impôts sous influence ».

Les agents de cette mission sont arrivés le 11 mai et sont restés les deux premiers jours de la semaine suivante. J'ai été le premier à être entendu par M. Bouriane au téléphone - puisque j'étais en vacances -, dès le vendredi matin. J'ai ensuite été entendu par quatre de ses collaborateurs qui sont restés le lundi et le mardi suivants pour examiner et emporter un certain nombre de documents concernant des affaires pour lesquelles des abandons avaient été prononcés.

M. le Rapporteur : L'administration centrale est donc informée de l'ensemble des faits que vous dénoncez aujourd'hui dans le cadre de cette Mission d'information.

M. Alain BERTAUX : Elle est informée d'une partie des faits, puisque depuis la venue de cette mission d'autres éléments d'information m'ont été fournis ; éléments d'information qui m'amèneront bien entendu à faire remonter quelques dossiers à ma hiérarchie.

M. le Rapporteur : Connaissez-vous le sentiment de ces inspecteurs ?

M. Alain BERTAUX : Absolument pas. C'est le silence radio depuis leur visite.

M. le Rapporteur : Ils vous ont également entendu, M. Biancamaria ?

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Oui. S'agissant des affaires qui suscitent le doute, l'une d'entre elles concerne le Palais de la Méditerranée, la société anonyme immobilière du Palais de la Méditerranée de Nice. Un abandon de redressement a été prononcé dans des conditions douteuses - j'ai bien entendu rédigé un rapport. Une erreur d'interprétation a été prétextée pour justifier l'abandon. Le directeur assistant de l'époque, m'a demandé, alors qu'il reconnaissait que le dossier était impeccablement monté, d'abandonner, et ce pour des raisons politiques.

Le Palais de la Méditerranée avait taxé le profit réalisé à l'occasion de la revente du palais comme une simple plus-value. J'avais alors réussi à démontrer qu'il s'agissait d'une opération de marchand de biens et que le profit était taxable selon le droit commun à l'ISF et à la TVA.

Un autre dossier concerne la SCI Les Pierres. Nous n'avons pas rencontré de difficulté particulière dans cette affaire, mais nous avons eu la surprise d'apprendre que les droits étaient dégrevés - sur décision de la personne qui a instruit favorablement ce dossier au contentieux. Le directeur de l'époque a même indiqué sur un coin de page : le service y perdrait son crédit.

Ce dossier a disparu.

M. le Rapporteur : D'où a-t-il disparu ?

M. Alain BERTAUX : Nous ne l'avons jamais retrouvé alors même que la mission de l'administration centrale voulait l'emporter. Il s'est confirmé qu'un dégrèvement avait été signé. La lettre d'admission de la réclamation a été rédigée par un rédacteur qui n'est actuellement plus dans le département, et signée par M. Duflot, directeur départemental.

M. Jean-Paul BIANCAMARIA : Le rédacteur qui a instruit le contentieux a été scandalisé par la décision d'abandon.

Après le dossier concernant la SCI Les Pierres, il y a eu l'affaire Jacques- Henri Labourdette. Alors que l'on souhaitait que le litige soit porté devant la juridiction administrative, les redressements ont été abandonnés suite à l'interlocution départementale. Nous avons fait connaître notre désaccord à notre directeur, M. Schmitt ; M. Duflot nous a répondu qu'en effet, même si notre position fiscale était peut-être un peu agressive, elle méritait d'être soumise à l'appréciation du juge. Mais l'abandon a été prononcé.

M. le Rapporteur : Ce sont tout de même des pratiques répétées !

M. Alain BERTAUX : Tout à fait, et ce n'est pas fini !

M. le Rapporteur : Avez-vous d'autres cas intéressants à évoquer ?

M. Alain BERTAUX : Bien sûr.

J'ai également reçu deux notes établies par le même inspecteur principal chef de brigade qui sont caractéristiques de l'ambiance dans laquelle nous sommes amenés à travailler : des affaires très confidentielles sont ainsi portées à la connaissance des contribuables vérifiés bien avant que les vérifications ne débutent.

Une note m'a aussi été remise par un représentant syndical établissant la réalité de l'existence des réseaux. Ce dernier a été menacé en cours de contrôle par un contribuable qui a indiqué qu'il ferait agir ses connaissances franc-maçonniques au sein de la DSF des Alpes-Maritimes.

M. le Rapporteur : Nous avons entendu M. de Montgolfier, procureur de la République de Nice. Il nous a parlé de ses collègues magistrats, dans des termes que je cite : « Il faut en finir avec l'inamovibilité ; plus de dix ans de carrière à Nice, je ne suis pas persuadé que ce soit une bonne chose. Le système est d'autant plus corrupteur qu'il est agréable : à tout prendre, on préfère avoir une villa avec piscine ! Il faudrait sans doute prendre quelques précautions s'agissant de certains magistrats dont les signes extérieurs de richesse me laissent parfois songeur. »

Je souhaite vous lire un autre extrait de l'entretien que j'ai eu avec le procureur Eric de Montgolfier.

Question du rapporteur : certains juges vivent-ils au-dessus de leurs moyens ?

Réponse : je suis en effet étonné du train de vie de certains magistrats. Sur la Côte d'Azur une villa avec piscine coûte très cher, mais peut-être nomme-t-on à Nice des personnes qui disposent déjà d'une fortune personnelle ? Qui qu'il en soit, je crois qu'il serait utile d'examiner tous les cinq ou six ans le train de vie de certains magistrats. Les services financiers pourraient mettre au point un plan de contrôle des ressources ; si l'on gagne au loto tant mieux, c'est facilement vérifiable.

Etant donné que vous avez réalisé un travail considérable, avez-vous eu connaissance du train de vie un peu curieux de magistrats du TGI de Nice ? A qui, selon vous, le procureur fait-il allusion ?

M. Alain BERTAUX : Peut-être au doyen des juges d'instruction de Nice.

Je souhaiterais, pour en terminer, M. le rapporteur, vous signaler que l'on assiste, depuis quelque temps, au développement d'investissements immobiliers au bénéfice d'un certain nombre de carabiniers gradés italiens - à la retraite comme en activité. Un premier dossier a été ouvert concernant un général en retraite, nous allons le communiquer aux autorités italiennes.

M. le Rapporteur : Messieurs, je vous remercie.

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Entretien du Rapporteur avec M. Yves LE BOURDON
Président de la Chambre d'accusation d'Aix-en-Provence

(Procès-verbal de la séance du 28 février 2002)

Présidence de M. Arnaud Montebourg, Rapporteur

M. le Rapporteur : Monsieur le président, merci d'être venu. Je suis chargé par la Mission d'établir avant la fin de la législature, après cinq rapports parus sur les paradis fiscaux, financiers, bancaires et judiciaires portant sur le Liechtenstein, la Suisse, le Luxembourg, la Grande-Bretagne, les dépendances de la Couronne et Monaco, qui nous est plus familier, un rapport sur la France, qui n'est pas exempte de critiques.

Nous avons, évidemment, engagé un travail très approfondi sur la réévaluation de l'ensemble des instruments de lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux, nous intéressant à la fois au renseignement financier et aux moyens policiers. Mais nous avons également ouvert un volet judiciaire et avons choisi de nous attarder particulièrement sur les Alpes-Maritimes, car c'est dans ce département que la question de savoir comment fonctionne la justice, ou si elle fonctionne normalement, est le plus souvent soulevée.

La question des moyens n'est pas seule en cause. Se pose aussi celle du contrôle de la justice à travers les organes de la chambre de l'instruction ; c'est ainsi que cela s'appelle désormais - et celle des rapports entre les parquets, les magistrats instructeurs, le contrôle du juge du siège. Toutes ces questions nous paraissent fondamentales.

Vous êtes président d'une des chambres de l'instruction, car il me semble qu'il y en a plusieurs, et vous allez nous expliquer ce que sont vos fonctions. Je souhaiterais également que vous puissiez nous dire quels ont été votre carrière et votre parcours professionnel. Nous débattrons ensuite de l'ensemble des questions que je souhaite voir évoquer.

M. Yves LE BOURDON : Pour ce qui est de mon parcours professionnel, j'ai pris mes fonctions le 1er février 1975. J'ai été installé comme juge des enfants à Aurillac où je suis resté pendant plus de sept ans. J'ai été juge des enfants trois jours par semaine et, le reste du temps, je faisais tous les remplacements que l'on fait généralement dans toutes les petites juridictions : du civil, du pénal...

Au bout de ces sept ans, je suis parti à Clermont-Ferrand où j'ai d'abord été juge des enfants. Puis, j'ai pris la fonction de premier juge des enfants pendant cinq ans. Je siégeais là aussi un peu dans la juridiction, mais principalement au pénal.

Après Clermont-Ferrand, fin 1988, je suis parti comme procureur de la République à Bastia, directement. Je n'avais jamais été au parquet auparavant. J'y suis resté deux ans, jusqu'au début 1991. Je suis ensuite parti procureur de la République à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, où je suis resté jusqu'en mars 1996.

J'ai donc été installé président de chambre « d'accusation », à l'époque, à Aix-en-Provence en mars 1996. Cela fera six ans.

Les chambres de l'instruction à Aix-en-Provence ont une compétence géographique. Elles sont, en effet, au nombre de deux. La 16ème chambre que je présidais jusqu'au mois de janvier dernier s'occupait des appels ou des requêtes des décisions des juges d'instruction des Alpes-Maritimes, du Var et des Alpes-de-Haute-Provence.

Depuis le 1er janvier dernier, le premier président de la Cour d'appel a décidé de permuter les compétences des chambres. Je préside donc maintenant la chambre d'instruction, la 16ème chambre toujours, mais sa compétence géographique est maintenant celle des Bouches-du-Rhône, c'est-à-dire Marseille, Tarascon, Aix-en-Provence.

L'activité est à peu près équilibrée entre les deux chambres puisque chacune rend environ 2 000 arrêts par an. Dans ma chambre, l'an dernier, j'ai dû rendre 2 081 arrêts et 400 ordonnances. Nous fonctionnons à plein temps puisque l'on ne peut faire que cela quand on est président de chambre de l'instruction. Je travaille avec deux conseillers à plein temps, lesquels s'occupent également des appels de rétention administrative.

Ce sont les deux chambres, par rapport au nombre de magistrats et au nombre d'affaires traitées, les plus chargées de France, c'est-à-dire que nous rendons beaucoup plus de décisions par magistrat que dans les autres Cours d'appel. Cela signifie que nous travaillons dans l'urgence, que nous ne travaillons pas toujours très bien et que nous ne sommes pas toujours satisfaits de la forme, au moins, des décisions que nous prenons.

Hier, par exemple, j'ai travaillé durant treize heures d'affilée, de 9 heures du matin à 10 h 30 le soir. J'ai mangé un sandwich à midi et j'ai dîné chez moi en regardant de la documentation judiciaire.

Nous ne travaillons pas dans des conditions tout à fait normales parce que les trois quarts du contentieux des chambres d'instruction sont le contentieux de la détention et nous sommes amenés à prendre connaissance de dossiers parfois très volumineux - une procédure qui nous arrive sur commission rogatoire peut comporter 10, 15 ou 30 tomes, selon les circonstances - et nous avons parfois deux jours, guère plus, pour prendre connaissance de ces trente tomes de documentation au milieu d'autres affaires.

Hier, nous avions seulement trente-deux affaires. La semaine précédente, nous en avions quarante-cinq. La semaine prochaine, j'ai deux audiences, dont l'une de détention lors de laquelle j'aurai entre trente et quarante affaires. Le lendemain, une audience de fond sur les non-lieux, les nullités, les requêtes au cours de laquelle j'examinerai avec mes deux assesseurs dix-neuf dossiers, que nous n'aurons le temps de voir que dans les jours qui viennent. Cela veut dire que nous travaillons très rapidement, et pas toujours très bien.

Nous sommes attachés, en ce qui concerne ma chambre, à tenir les délais. Les instructions sont longues, ce n'est pas à nous de les rallonger. Pour un appel, si je décide de saisir la chambre de l'instruction, entre le moment où je saisis et celui où nous siégeons, deux à trois mois peuvent s'écouler. Nous tenons à délibérer dans la quinzaine, mais parfois nous sommes obligés à des délibérés un peu plus longs. Pour peu qu'il y ait des notifications à faire ou des recours contre nos décisions, cela peut prendre une éternité. Cela se produit dans des affaires assez techniques car, dans ces cas-là, les gens sont généralement bien défendus.

Pour ce qui est de notre pratique en ce qui concerne plus directement les relations avec les juges d'instruction, nous essayons d'avoir des contacts avec eux aussi fréquents et aussi un peu institutionnels, dirai-je, que possible, en ce sens que nous ne nous contentons pas d'examiner des procédures, nous essayons d'aller voir les juges. J'y vais seul ou avec mes assesseurs selon leur disponibilité et tiens des réunions de travail en groupe avec eux. Ensuite, je rencontre individuellement, cabinet par cabinet, chacun des magistrats concernés.

Les réunions de travail prennent des formes différentes selon les juridictions. Dans mon ancien secteur, à Toulon, elles rassemblaient uniquement les juges d'instruction ; la dernière que nous ayons faite en fin d'année dernière comptait les juges d'instructions ainsi que les juges de liberté des détentions. A Draguignan, nous avons réuni essentiellement des juges d'instruction et, lors de la dernière, il y avait aussi le juge de liberté des détentions. A Grasse, l'assistance était un peu plus variée, car nous avions les juges d'instruction, les juges des libertés et de la détention (JLD), et souvent aussi le procureur et le président pour parler de problèmes plus généraux d'approche. Dans les Alpes-de-Haute-Provence, il n'y a qu'un seul juge. Pour ce qui est de Nice, le dernier tribunal de mon ancien secteur, les réunions se tenaient avec les juges d'instruction. Dans chacune des juridictions, nous avions aussi un contact avec les chefs de juridiction.

Dans mon nouveau secteur, nous essayons à nouveau de mettre cela en place. J'ai eu un premier contact avec les juges d'instruction d'Aix-en-Provence, que j'ai pour l'instant rencontrés seuls mais, dans les mois qui viennent, nous devrions les rencontrer ensemble. Nous avons tenu la semaine dernière une réunion avec tous les juges d'instruction, les juges de liberté des détentions de Marseille et la présidente du tribunal. A cette occasion, puisque je savais que je venais, j'ai réuni le pôle financier et je suis allé voir M. Marc Cimamonti.

M. le Rapporteur : Que nous avons entendu...

M. Yves Le BOURDON : ...qui m'a remis d'ailleurs le texte de son audition.

Nous allons la semaine prochaine à Tarascon.

Telle est donc la pratique que je mets en _uvre pour avoir des relations aussi suivies que possibles, qui ne se limitent pas uniquement à l'occasion d'une demande d'explication sur un dossier.

Il est, en plus, un travail propre au président de la chambre de l'instruction. Ce sont les demandes d'information sur les procédures dont je suis saisi par le parquet général, par le justiciable. J'interroge donc le juge d'instruction qui doit me répondre, ce qu'il fait parfois avec un peu de réticence. Mais, en général, ils le font.

Par ailleurs, il y a le contrôle de l'activité par les notices, que j'essaie de faire de façon aussi suivie que possible, mais c'est un travail très lourd car j'ai quand même vingt-cinq juges et les notices sont trimestrielles...

M. le Rapporteur : Sur les Bouches-du-Rhône et Var ?

M. Yves Le BOURDON : Non, je n'ai que les Bouches-du-Rhône. J'en avais tout autant, vingt-quatre ou vingt-cinq, sur les Alpes-Maritimes, le Var et les Alpes-de-Haute-Provence.

M. le Rapporteur : En Corse, existe-t-il une Cour d'appel ?

M. Yves LE BOURDON : Oui, il y a une cour d'appel en Corse que je connais bien puisque j'ai été procureur là-bas. Mais c'est une Cour d'appel...

M. le Rapporteur : Particulière ?...

M. Yves LE BOURDON  : Mais non ! Indépendante !

M. le Rapporteur : La question que nous nous posons car nous travaillons exclusivement sur les questions de délinquance financière, concerne tout d'abord l'évaluation que vous faites du pôle financier, qui est de création récente. Nous avons entendu le procureur de Montgolfier, il y a un an maintenant, mais nous conduisons un travail au long cours. Il nous avait expliqué à l'époque qu'il réclamait la création d'un pôle afin de pouvoir travailler dans de bonnes conditions.

Ce pôle a été créé à Marseille. Je voudrais donc que vous nous donniez votre analyse, en toute liberté et dans l'indépendance du juge du siège que vous êtes, de ce travail et de la façon dont il est réalisé. Comment le voyez-vous, vous qui êtes chargé du contrôle des magistrats instructeurs travaillant dans ce cadre ?

M. Yves LE BOURDON : Il m'est difficile de vous donner un avis sur la question pour la raison suivante : je suis président de chambre de l'instruction ; or, premier point, celle-ci n'a pas la connaissance que peuvent avoir le procureur de la République ou le procureur général, de l'ensemble des procédures du département ou de la Cour puisqu'elle n'intervient que très ponctuellement sur des dossiers d'instruction. En conséquence, tout ce qui se fait au niveau du pôle financier ou ailleurs en enquête préliminaire, nous échappe totalement.

Deuxième point, nous n'avons même pas connaissance de toutes les procédures qui sont menées devant un juge d'instruction. Pour peu qu'il n'y ait pas d'appel ou de requête, nous ne sommes pas saisis et nous n'avons pas à intervenir. Nous avons encore moins connaissance des procédures de blanchiment puisque, dans de telles procédures, il y a très peu de recours.

De plus, nous n'avons pas non plus de contact direct avec les enquêteurs qui nous permettrait d'apprécier la réalité du travail, y compris du pôle. Nous sommes une juridiction de second degré. Nous travaillons sur dossier, enfermés dans notre cabinet.

M. le Rapporteur : Il y a des procédures d'évocation. Cela vous est-il arrivé ?

M. Yves LE BOURDON : Très rarement.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous me dire combien vous avez de procédures évoquées qui ont été retirées au juge d'instruction chez vous, que je puisse me faire une idée statistique du phénomène ?

M. Yves LE BOURDON : Nous n'en avons pas que nous ayons retiré au juge d'instruction pour les instruire nous-mêmes. Nous avons effectivement quelques suppléments d'information, mais ce ne sont que des points techniques. Il m'est arrivé de saisir la chambre de l'instruction pour dessaisir des juges, le dossier a alors été confié à un autre juge.

M. le Rapporteur : Vous ne le reprenez jamais vous-même ?

M. Yves LE BOURDON : Non. Nous n'en avons pas les moyens. Nous n'avons même pas un bureau pour procéder à un acte d'instruction. La seule affaire que j'instruis encore est un dossier de disparition d'enfant dans les Alpes-de-Haute-Provence, mais quand je veux entendre quelqu'un, je fais partir les greffières de leur bureau. Pour peu que je veuille rencontrer quelqu'un, je n'ai pas de greffière capable de prendre une audition, et nous n'avons pas - c'est ce que je vous indiquais tout à l'heure - le temps matériel de le faire. C'est pour cela que nous préférons, quand il y a un supplément d'information, déléguer un juge pour le faire.

Il nous est arrivé effectivement, l'an dernier, de dessaisir deux juges d'instruction de Grasse. Nous avons évoqué six procédures, me semble-t-il. Dans une ou deux, nous avons évoqué pour constater l'extinction de l'action publique par prescription ; dans une autre, nous avons renvoyé au juge parce qu'il s'était décidé à faire des actes et, dans les deux ou trois autres, nous avons dessaisi au profit d'autres juges - donc, nous ne le faisons pas directement, ou très rarement.

Pour ce qui est du pôle financier, je suis d'autant plus gêné pour vous en parler que je ne m'occupe du secteur des Bouches-du-Rhône que depuis le 1er janvier de cette année, et que les procédures suivies par le pôle financier qui pourraient venir au stade de l'instruction étaient, jusqu'à la fin de l'année dernière, suivies par mon collègue M. Malleret.

Donc, du pôle financier, je ne sais que ce que j'en ai vu lors de ma visite il y a huit jours. A part le fait qu'il est dirigé par un magistrat qui me paraît tout à fait remarquable, M. Cimamonti, qui m'a dit qu'il fonctionnait bien avec les juges d'instruction, je ne peux vous en dire beaucoup plus.

M. le Rapporteur : Si vous aviez à résumer sur le terrain de la procédure pénale, la politique jurisprudentielle de votre chambre de l'instruction, c'est-à-dire la façon dont vous vous positionnez par rapport aux exigences que vous manifestez à l'égard des juges que vous contrôlez, comment la décririez-vous ?

Moi, qui suis un ancien avocat ne vous apprendrai rien en vous disant que les deux critiques que l'on entend reprocher sont soit l'extrême habitude de confirmation des chambres d'accusation, soit le contrôle vétilleux qui semble décourager les juges. Ce sont les deux critiques que nous entendons en permanence. Il semble très difficile de trouver l'équilibre.

Je vous pose cette question parce que les derniers événements, à la suite du vote sur la loi relative à la présomption d'innocence, ont placé les juges sous les feux de la critique, pas seulement politique mais aussi policière, à tel point que le président du tribunal de Grande instance de Paris, a rappelé aux policiers qu'ils n'étaient pas l'instance de contrôle des juges d'instruction, ce qui n'est pas tout à fait inexact, et que c'était porter atteinte à la souveraineté des magistrats que d'instruire des procès publics de juges du siège... le parquet, c'est autre chose.

Je rejoins d'ailleurs cette analyse, même s'il est tout à fait intéressant de connaître le positionnement dans la continuité d'une chambre de l'instruction qui décide et qui a forcément une politique à travers les cas qui viennent à elle, dans la mesure où la succession de ces actes et de ces décisions construit une réputation, qui façonne les comportements des juges de premier ressort et engendrent des conséquences sur la lutte contre la délinquance.

C'est donc une question générale que je vous pose là. Elle n'est pas facile. C'est comme si je demandais à M. Cotte de décrire sa politique jurisprudentielle depuis qu'il est premier président de la chambre criminelle. Il en a une, je crois.

M. Yves LE BOURDON : Oui, il en a une, mais je ne suis pas toujours d'accord... (Sourires.)

A mon sens, il faut faire une différence entre la nature des affaires. Pour ce qui est de la détention...

M. le Rapporteur : C'est intéressant.

M. Yves LE BOURDON : ...qui représente les trois quarts de notre contentieux, la chambre de l'instruction, autrefois, arrivait en troisième position, aujourd'hui, elle arrive en quatrième, c'est-à-dire que la détention est, en général, requise par le procureur, demandée par le juge d'instruction et ordonnée par le juge des libertés et de la détention (JLD). Autrefois, l'étape JLD n'existait pas.

Quand ces institutions fonctionnent, chacune a un avis qu'elle fait valoir et une position à prendre, ce qui fait que quand les gens sont placés en détention, trois personnes, au lieu de deux précédemment, se sont penchées sur leur sort. Quand cela vient devant nous, il est rare que nous constations que ces trois personnes se sont trompées. Le fait qu'il y ait eu multiplication des intervenants avant que les chambres de l'instruction soient saisies va rendre celles-ci encore plus des chambres de confirmation qu'elles ne l'étaient auparavant, parce que le filtre aura déjà joué.

Pour ce qui est de la politique en matière de détention, la chambre que je préside a, localement, la réputation d'être un peu plus « répressive » ou, plus exactement, d'être plus sensible à la nécessité de la détention dans certains cas que celle que préside mon collègue. Mais, à la limite, c'est assez marginal parce que, statistiquement, cela doit jouer sur deux ou trois pour cent de décisions, qui sont toujours celles qui sont à la marge, car, en effet, il y a toujours une marge d'appréciation qui fait que l'on peut avoir une opinion qui, parfois, diverge.

Il nous est même arrivé de remettre des gens en détention que le juge avait libérés ou d'ordonner des détentions que le juge n'avait pas demandées. Mais c'est le jeu normal de l'institution...

M. le Rapporteur : C'est votre travail.

M. Yves LE BOURDON : ...qui fait que chacun, au stade où il est, peut avoir une appréciation légèrement différente.

Autrement, pour ce qui est de la détention, ce qui guide beaucoup nos décisions, c'est avant tout son utilité. Est-elle réellement nécessaire à l'instruction pour examiner les preuves ou empêcher des pressions ? Ce sont aussi les problèmes d'ordre public, qui sont parfois assez importants. C'est également l'évolution de l'instruction ; il faut voir si des actes sont faits par le juge qui nécessitent le maintien de la détention.

C'est là-dessus que nous sommes le plus exigeant : nous demandons aux juges que ces détentions ordonnées, maintenues ou prolongées, éventuellement, soient utiles. Je pense à une affaire pour laquelle nous avons dit hier, et marqué dans notre arrêt, que nous ne maintenons la personne en détention que dans l'attente d'une confrontation qui nous paraît nécessaire, et à brève échéance.

On le dit parfois dans l'arrêt. Il arrive aussi qu'on le dise au juge directement. On prend le téléphone et on lui demande qu'elle est sa perspective dans ce domaine et on lui expose notre position : si la prochaine fois que l'affaire revient ou si, au prochain rendez-vous, l'acte que nous estimons nécessaire n'a pas été fait, nous ne maintiendrons pas la détention.

Voilà ce que je peux vous dire pour les détentions, pour lesquelles nous sommes souvent, statistiquement, des chambres de confirmation, comme par le passé. Mais c'est à peu près le cas partout sur le territoire national.

Pour ce qui est des appels de refus d'acte, j'ai une pratique différente de celle de mon collègue de la 12ème chambre. Il saisit, pour sa part, beaucoup plus largement la chambre de l'instruction quand il y a un appel formé par un avocat, par les parties, contre une décision de refus d'acte du juge d'instruction ou lorsque, devant la carence du juge, la partie saisit directement la chambre de l'instruction par requête.

Mon collègue a tendance, pour sa part, à saisir la chambre de l'instruction. Moi, je statue beaucoup plus au fond. Il y a d'abord à statuer sur la recevabilité, point que parfois les juges d'instruction oublient de relever. Je le fais à leur place. Et je statue bien plus sur la nécessité de l'acte ou pas. Si l'acte ne me paraît pas nécessaire, je ne demande pas, sauf exception, à la chambre de l'instruction de le dire parce que j'estime que c'est une perte de temps. Cela rejoint ce que je disais précédemment sur les délais d'audiencement. Au 31 décembre 2001, nous audiençions déjà pour fin mars, pour qu'une affaire soit évoquée simplement sur un acte ou une requête.

Pour ce qui est, ensuite, des non-lieux, c'est là que nous avons le plus de divergences avec les juges d'instruction, où l'on est le moins chambre de confirmation, c'est-à-dire que les appels de non-lieux sont souvent le fait - vous avez dû le voir dans votre carrière professionnelle - de parties civiles qui revendiquent, tout à fait normalement. L'intérêt pénal de l'affaire est parfois assez limité. Ce sont souvent des procédures qui viennent se greffer sur des conflits commerciaux, civils ou familiaux, mais nous demandons aux juges de faire tous les actes qui nous paraissent nécessaires. Ce sont les appels de décision de non-lieu qui donnent le plus lieu à infirmation, du moins en ce qui concerne notre chambre.

Pour ce qui est des requêtes en nullité, nous avons à peu près tous la même jurisprudence. J'avais une divergence d'appréciation avec mon collègue de la 12ème chambre sur l'application dans la période transitoire du délai de six mois pour réclamer des nullités pour les actes antérieurs à la première comparution. Je me suis fait « raser » par M. Cotte. Cela n'a plus qu'un intérêt historique, puisque le délai est passé.

M. le Rapporteur : Sur la question de la finalité financière et de la corruption qui sévit dans le ressort niçois, nous avons eu de nombreuses déclarations de magistrats de Grasse, de Nice, du parquet et du siège, qui nous expliquent que cela ne va pas. Ils considèrent que la justice est en crise, qu'elle ne donne pas satisfaction et qu'ils ont, nous disent un certain nombre de juges d'instruction, des difficultés à progresser.

Comme notre Mission s'attache à identifier les obstacles à la lutte contre ce type de délinquance, nous sommes tout à fait attentifs à leurs déclarations, d'autant que si nous nous abstenons de procéder à des critiques de décision de justice - qui sont revêtues de l'autorité de la chose jugée, qui est d'ailleurs entourée d'une solennité nécessaire - lorsque des magistrats eux-mêmes décident de porter la critique sur ces questions, il nous est apparu nécessaire non pas de refaire les décisions - ce n'est pas notre rôle - mais d'essayer de comprendre ce que peut être la crise dont ils parlent et les ressorts de ce sentiment qui semble se répandre dans les tribunaux des Alpes-Maritimes.

Je souhaiterais vous poser des questions à partir notamment du plaidoyer que vous avez fait devant le Conseil supérieur de la Magistrature au sujet du juge Renard, qui est un magistrat qui, je le rappelle, par une décision du 9 janvier 2002, a été qualifié - je cite les attendus du CSM - de la manière suivante : « Attendu que M. Jean-Paul Renard, qui admet la réalité de ses actes expose avoir agi à des fins strictement personnelles afin de s'éviter la fréquentation d'initiés douteux lors des réunions de la Loge et que, si ces pratiques se sont poursuivies postérieurement à son retrait de celle-ci en 1998, elles ont procédé de la même préoccupation dans la perspective d'une éventuelle réintégration. »

« Attendu que par de tels actes, M. Jean-Paul Renard a frauduleusement utilisé les pouvoirs qu'il tenait de ses fonctions à des fins privées, étrangères à ses missions,

« il doit être disciplinairement sanctionné par une réprimande avec inscription au dossier. »

Comme nous avons été surpris, je ne vous le cache pas, monsieur le président, puisque vous étiez chargé du contrôle de M. Renard, que vous soyez allé présenter une sorte de plaidoyer pour sa défense, je voudrais connaître les raisons pour lesquelles ce juge a fait l'objet d'une défense particulière de votre part, alors que nous considérons que l'affaire Renard a été l'un des symptômes déclencheurs d'appréciations très négatives sur la justice niçoise.

M. Yves LE BOURDON : Je ne suis pas allé le défendre sur le fond. Quand il a comparu devant le CSM sur le fond, je n'y étais pas et je lui ai dit que c'était son problème, que c'était à lui d'en répondre, que je ne serai pas là pour cela. Je suis allé le défendre sur le problème de la suspension provisoire, car je pense que l'on a voulu créer une situation, comme je l'explique dans ce que j'ai dit devant le CSM, qui n'aurait pas dû se présenter dans les termes dans lesquels on l'a présentée.

Nous sommes magistrats, nous sommes tenus de respecter certaines règles et, avant d'accuser publiquement, il faut au moins prouver ce que l'on avance.

Par ailleurs, nous sommes tenus à une obligation de réserve que je me suis toujours imposée, même lorsque j'étais procureur, et je pense que l'on ne doit pas dévoyer ces obligations pour s'attaquer à ce qui peut apparaître aussi comme un règlement de comptes personnel.

Dans mon rôle de président de chambre de l'instruction, je suis allé dire au CSM que l'on était en train de faire un mauvais procès à un juge qui a peut-être failli personnellement mais qui, pour ce qui est des procédures que j'ai pu voir, avait travaillé tout à fait normalement. Il me paraît être un magistrat tout à fait compétent, et ce n'est pas moi qui le dit, ce sont tous les présidents de chambre de l'instruction qui m'ont précédé depuis des années et, il a, me semble-t-il, été désigné à la vindicte publique d'une manière tout à fait anormale.

Comme je l'ai dit également au CSM, j'ai été chef de juridiction et le premier rôle d'un chef de juridiction est de faire en sorte qu'elle fonctionne, ce n'est pas de la mettre à feu et à sang. Or je pense que le procureur de la République a fait en sorte de la mettre à feu et à sang. Je le dis avec d'autant plus de regret que je suis de la même promotion que Eric de Montgolfier. C'était un très bon camarade lorsque nous étions à Bordeaux. Nous nous voyions très fréquemment, faisions partie du même groupe.

Quand Eric de Montgolfier est arrivé à Nice, nous avons eu l'occasion de nous retrouver pour une réunion de travail à Rome avec des magistrats italiens et des magistrats de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence et de Bastia. J'ai, à cette occasion, parlé longuement avec lui et, effectivement, il me disait les soucis qu'il avait ou qu'il pensait trouver. Je l'avais alors incité à la prudence dans l'expression de ces difficultés. Il a choisi ensuite la voie qu'il a estimée nécessaire.

Mais c'est une procédure que je n'accepte pas en tant que magistrat président de la chambre de l'instruction et eu égard, en plus, à ce que l'on faisait à M. Renard, car qu'il ait péché éventuellement, et même certainement puisqu'il est sanctionné, mais qu'on le traîne publiquement et de manière répétée dans la boue, ce n'est pas supportable.

Je me rappelle, allant régulièrement à Nice, comme je le fais habituellement dans les autres juridictions, qu'au plus fort de cette affaire, un juge d'instruction de Nice, qui est quelqu'un de posé, me disait qu'il redoutait en arrivant le matin au palais de Justice de trouver M. Renard pendu à son lampadaire. Ce sont des choses que je ne tolère pas humainement. On a un minimum de respect à avoir à l'égard des individus. On ne doit pas user de sa fonction pour les détruire.

Cela, c'est quelque chose qui m'a réellement choqué. Il y a certainement une autre manière de traiter le problème.

M. le Rapporteur : Quand nous écoutons M. Murciano, un autre de vos juges, que vous avez contrôlé, il dit : « Je fais l'objet d'une inimitié...

M. Yves LE BOURDON : Oui, c'est ce qu'il dit.

M. le Rapporteur : ...tout à fait particulière de la part de mon président de chambre de l'instruction. Je suis systématiquement dessaisi lorsque j'aboutis à la démonstration d'infractions, et les affaires sont enterrées. Lui, à la limite, il n'a pas de scrupule d'auteur. Il dit, en gros, qu'il serait d'accord si les affaires qu'il a fait avancer étaient reprises par d'autres à la suite d'incidents de procédure, mais il dit que tel n'est pas le cas, que les affaires restent enterrées. Il cite un certain nombre d'exemples qui, aujourd'hui, appartiennent à l'histoire.

On a l'impression que pour le juge Renard qui a commis des indélicatesses, qui est toujours en poste, et le juge Murciano, que l'on peut juger de façon tout aussi libre, il y a deux poids, deux mesures. En tant que contrôleur de ces magistrats, ne donnez-vous l'impression - c'est une question un peu provocante de ma part - d'avoir soutenu le juge qui semble être dans des réseaux d'influence plutôt que le juge qui semble avoir voulu s'entêter à démanteler ?

M. Yves LE BOURDON : Je ne sais pas ce que je dois vous répondre ni si je dois vous répondre parce que, premier point, je n'ai pas à me justifier. Deuxième point, il faudrait que l'on parle alors de la pratique de M. Murciano, et je ne suis pas sûr que ce soit le lieu d'en parler.

Monsieur Murciano dit ce qu'il veut. Pour ce qui est de l'inimitié - évacuons cette question - pour ma part, je n'ai pas de relations d'amitié avec les personnes avec lesquelles je travaille. Je travaille, je fais mon travail, il est fait correctement. Que ce soit une personne pour laquelle j'ai de l'estime ou pas, je l'apprécierai à peu près de la même manière. Je le dis avec d'autant plus de conviction que pour tout ce qui est du contrôle des juges, j'essaie d'associer le plus possible mes collègues à mon travail afin d'éviter cet aspect de relation personnelle.

Quand M. Murciano est dessaisi d'un dossier, je vous fais remarquer que les décisions de dessaisissement, ce n'est pas moi qui les prends mais la chambre de l'instruction dans toutes ses composantes.

M. le Rapporteur : Chambre d'ailleurs que vous ne présidiez pas alors. C'était M. Mistral.

M. Yves LE BOURDON : Je ne peux donc pas en répondre, et je n'ai d'ailleurs pas à en répondre car il s'agit d'une décision de justice. Point final. Elle n'a pas à être commentée. Elle s'impose aussi à M. Murciano, qui n'a pas à la critiquer.

D'un autre côté, je veux bien admettre que M. Murciano s'attache à lutter contre la grande délinquance. Il le dit, il y a certainement quelque chose de vrai quelque part. Mais il ne vous a peut-être pas dit qu'il avait laissé prescrire un dossier, un dossier contre M. Mouillot. C'est l'un des dossiers dont je parlais tout à l'heure, que nous avons été obligés d'évoquer pour constater qu'aucun acte n'avait été fait pendant trois ans. Quand on est chevalier blanc, on l'est contre tous et pas contre celui que l'on a voulu désigner à la vindicte publique ! S'il avait été si acharné dans sa lutte contre M. Mouillot, il n'aurait pas oublié un dossier dans ses placards.

Pour ce qui est de la différence d'appréciation que l'on peut porter sur l'activité des magistrats, on peut sans doute se poser aussi la question de savoir s'il n'y en a pas un qui est plus compétent que l'autre. Ce n'est pas ici le lieu d'en débattre, mais c'est l'appréciation que je porte après avoir demandé l'avis de mes assesseurs sur l'activité de ces magistrats. On peut penser que certains dossiers sont peut-être plus activement instruits par d'autres juges que par M. Murciano.

M. le Rapporteur : Il faut nous comprendre ; comme il y a un débat sur la place publique qui interpelle les pouvoirs publics, et notamment le pouvoir politique car la population est inquiète des difficultés dans la situation judiciaire, cela a inévitablement des répercussions à l'extérieur. Lorsque nous avons, par exemple, des magistrats qui critiquent, au procès verbal, l'instruction de M. Renard sur l'OPAM, l'office d'HLM des Alpes-Maritimes, lorsque nous nous apercevons que même le président du tribunal correctionnel de Nice, qui a jugé, dénonce publiquement les carences de l'instruction du juge Renard qui a, par exemple, omis d'interroger les dirigeants politiques de cet office, vous comprenez que, lorsque vous parlez de compétence, je veux bien en convenir mais que cela me semble tout relatif.

Quand on accumule les éléments, quand on regarde de l'extérieur comme nous, qui n'avons pas connaissance des dossiers, nous n'avons d'ailleurs pas à en connaître, le résultat est que l'on a le sentiment que les affaires ne sortent pas, que les résultats sont maigres et que ceux qui essaient de les faire avancer se voient dessaisis des dossiers, sans aucune suite derrière. Nous voyons que ceux qui sont aujourd'hui soutenus par la hiérarchie judiciaire, que vous incarnez à travers l'organe de contrôle, sont ceux qui ont laissé filer certaines choses et qui sont des membres apparemment très actifs de loge maçonnique. Vous comprenez que cela nous pose un léger problème et que nous ne pouvons pas...

M. Yves LE BOURDON : Attention, je...

M. le Rapporteur : Je mets les choses à plat. C'est comme cela et, quand on lit la presse la plus sérieuse, qui n'est d'ailleurs pas attaquée en diffamation, ce qui montre bien que...

M. Yves LE BOURDON : Ce qui ne montre strictement rien.

M. le Rapporteur : ...c'est un des éléments sur lesquels nous avons le devoir de répondre.

M. Yves LE BOURDON : Je vous disais que je pense que nous sommes tenus à une obligation de réserve. Est-ce que j'aurais dû commenter publiquement la qualité de certaines instructions qui me passent entre les mains ? Je ne pense pas que ce soit mon rôle.

Effectivement, le silence que je m'impose me nuit parfois parce que des gens m'attaquent dans la presse sans même m'avoir demandé mon avis. Dois-je pour autant rentrer dans ce jeu ? J'en subis les contrecoups, ma femme reçoit des coups de téléphone pour savoir combien j'ai touché, on m'appelle aussi au Palais de Justice. Je me tais parce que je dois me taire, et j'aimerais que tout le monde en fasse autant.

Si l'on veut nuire à quelqu'un, il suffit de médire, de lancer un bruit, et puis un dysfonctionnement, peut-être, mais encore faut-il le prouver. Il suffit de médire, il en reste toujours quelque chose, on le sait. La sagesse populaire le dit bien.

Donc, je me tais. Je ne devrais peut-être pas le faire, mais j'ai prêté un serment, j'espère le respecter dans la manière que j'ai de fonctionner. Je ne vais même pas vous dire que ce président de correctionnelle n'avait pas à faire de commentaires comme il l'a fait. Il aurait dû se taire, point final. C'est facile pour lui de critiquer. Est-ce que l'on peut ne pas aussi critiquer les décisions qu'il rend ? Si on entre dans ce système, tout le monde peut critiquer tout le monde, et l'institution judiciaire finira effectivement par être la risée de tous !

Ce n'est pas ma manière de procéder. Quand il y a un problème - et des problèmes, il y en a, j'ai eu l'occasion certainement d'en rencontrer - j'utilise les voies que prévoit notre organisation judiciaire. J'en saisis la juridiction, j'en saisis mes chefs de cour quand je dois les en saisir, et c'est tout. Je ne peux pas admettre que l'on vienne laisser porter la suspicion simplement en accusant et je serais curieux de savoir effectivement quels sont les dossiers instruits à une époque par M. le juge de Grasse dont vous parliez, qui furent confiés à d'autres et qui seraient enterrés. On regardera. Mais que l'on nous affirme, comme cela, d'une manière générale, me paraît tout à fait choquant ! C'est facile, je peux dire n'importe quoi, il suffit que j'aille le proclamer sur une marche du palais de justice et l'on m'écoutera, et si je passe à la télévision, c'est encore mieux !

M. le Rapporteur : Monsieur le président, je comprends votre désarroi et votre colère, que vous exprimez de façon très libre, ce dont je vous ne remercie. Vous êtes là pour cela, pour que les choses se disent, parce que nous, nous avons besoin de comprendre ce qui se passe.

D'ailleurs, si Mme la ministre a ordonné une nouvelle inspection générale des services judiciaires, c'est que le procureur l'a demandée car la première inspection ne s'était pas attachée à autre chose qu'aux moyens de fonctionnement et à l'organisation administrative du tribunal. C'est donc bien que des questions se posent, auxquelles il est nécessaire d'apporter des réponses.

Nous, nous avons à traiter une chose. Nous sommes dans un pays où, en quinze ans, l'argent a pris une place fondamentale, où les mécanismes d'utilisation de l'argent issu de crimes ou de délits, qui se commettent d'ailleurs très facilement sur notre territoire, est réinvesti dans le cycle de la vie économique. Nous savons que, dans les Alpes-Maritimes, lieu où beaucoup d'argent se concentre, il existe un milieu très puissant, que la mafia emploie des moyens de terreur procède à des assassinats. Il y a tout de même des meurtres perpétrés en pleine journée à Nice !

M. Yves LE BOURDON : Dans Bastia aussi !

M. le Rapporteur : Egalement. Il y a des zones comme celles-là dans notre pays, sur le territoire de la République, où les pouvoirs publics peuvent légitimement s'inquiéter.

Il est évident que le choix que vous avez fait nous a surpris. C'est le point pour lequel j'ai décidé de vous entendre, je voulais connaître les raisons pour lesquelles vous aviez loué la compétence professionnelle du juge Renard, remarqué et reconnu par tous pour mener des informations avec clarté, rigueur, logique et efficacité ! Je dois dire que ce n'est pas l'avis du président du tribunal correctionnel de Nice à son égard.

M. Yves LE BOURDON : Sur une affaire déterminée.

M. le Rapporteur : Sur une affaire... Mais cela suffit.

M. Yves LE BOURDON : Oui, d'accord, mais tout le monde peut commettre une erreur un jour. Doit-on, pour autant, être condamné pour tout ce que l'on ferait à côté ?

M. le Rapporteur : La réponse est non. Mais pensez-vous vraiment qu'il était naturel de voler au secours d'un magistrat qui, comme d'autres, peut commettre des erreurs, et, en l'espèce, en avait commis une grave ?

M. Yves LE BOURDON : Attention,...

M. le Rapporteur : C'est ma question.

M. Yves LE BOURDON : ...la Constitution et l'ordonnance de 1958 relative à notre statut prévoient qu'un magistrat qui fait l'objet de conseil disciplinaire peut être défendu. La Constitution le dit de manière générale et l'ordonnance de 1958 prévoit que ce magistrat peut être défendu par un collègue. Il arrive assez fréquemment que des magistrats soient défendus devant le CSM par des collègues. Je crois même que M. de Montgolfier est allé témoigner en faveur de M. Murciano, qui n'a jamais fonctionné avec lui, dans aucune juridiction. Il est vrai que je pourrais aussi aller témoigner pour le juge d'instance de Quimper ou d'ailleurs que je ne connais pas et que je n'ai jamais vu. J'imagine que cela donnerait beaucoup de crédit à mes propos.

Mais je n'ai fait qu'exercer, et M. Renard n'a fait que bénéficier d'un droit reconnu par la Constitution, par la Convention européenne des droits de l'Homme et par notre statut. Je ne vois pas pour quelle raison je devrais m'en justifier. Je n'ai pas à le faire.

De plus, comme je vous l'ai dit, j'y suis allé sur la procédure qui lui était faite, pas sur le fond. En défendant ce juge, j'avais le sentiment de défendre l'ensemble des juges d'instruction de mon ressort contre des attaques sur leur indépendance. Beaucoup m'en ont remercié. Ceux-là - j'en ai encore eu un au téléphone la semaine dernière, qui n'est plus d'ailleurs juge de mon ressort, il est maintenant procureur adjoint ailleurs - il faudra que vous émettiez des critiques à leur égard aussi. Je n'ai fait que représenter ce que beaucoup, parmi nous, dans le corps pensent.

Je l'ai fait. Dois-je le regretter ? Je ne le regrette pas. Dois-je en subir éventuellement des conséquences ? Je n'en sais trop rien. Cela me choquerait un peu parce que je n'ai fait qu'appliquer la loi. Ce serait à refaire, je le referais de la même manière. Ce que je regrette, c'est qu'effectivement, cela a des conséquences que je vous ai dites sur l'appréciation que certains portent à mon égard ou entraîne les misères que l'on fait à ma femme qui n'a rien à en subir.

Cela m'a amené à poser la question - et je l'ai écrit au premier président de la Cour de cassation, au directeur ainsi qu'à l'inspecteur des services judiciaires, à mon procureur général et à mon premier président - de ce que sera la suite de ma carrière, car je me suis opposé à la volonté de mon ministre, à la volonté de mon premier président de l'époque et de l'actuel, qui m'a fait savoir qu'il partageait la position de son prédécesseur, et je me suis opposé au président du tribunal de grande instance de Nice.

Je suis un magistrat et j'espère avoir une carrière à peu près satisfaisante. Je suis candidat à des postes en avancement. Qui va décider de mon avancement ? Ce sera, bien sûr, le Président de la République qui me nommera mais sur proposition du directeur des services judiciaires, qui le proposera à Mme la Garde des Sceaux, qui le proposera au CSM, qui entérinera ou pas.

Comme, en plus, je demande des postes de procureur, l'ayant déjà été, le rôle du ministre est, dans ce cas, plus important que celui du CSM. Or, m'étant opposé à mon ministre et à mon directeur des services judiciaires, je peux me poser la question de savoir s'ils vont être eux aussi impartiaux à mon égard. Je le leur ai écrit, j'ai posé la question et n'ai pas reçu de réponse.

Je veux bien que l'on me critique d'avoir fait cette démarche, qui m'expose à des ennuis que je ne suis pas allé chercher de gaieté de c_ur. Je savais que j'allais en hériter. Mais si je l'ai fait, c'est que je pensais devoir réellement le faire. C'est tout.

Ce qui me choque, c'est l'amalgame qui est fait et que l'on veuille mettre tout le monde dans un sac dont certains ont déterminé les contours.

M. le Rapporteur : Que voulez-vous dire par-là ?

M. Yves LE BOURDON : On me met dans le même sac que M. Renard, M. Murciano ; or ceux qui déterminent les critères du débat sont des gens animés d'intentions agressives à l'égard de certains. Je me retrouve actuellement dans ceux qui sont agressés. J'en ai l'habitude car on n'a pas été magistrat pendant vingt-six ou vingt-sept ans et procureur dans des endroits un peu difficiles sans prendre des coups. Mais cela me choque réellement parce que cela ne correspond pas du tout à ce que j'attendais du serment que j'ai prêté.

M. le Rapporteur : Certes, mais cela nous interpelle qu'un procureur de la République nous fait des déclarations très impressionnantes.

M. Yves LE BOURDON : Très certainement, il impressionne beaucoup quand il parle. Il faudrait qu'il impressionne un peu plus quand il agit. Quand on voit l'état de son parquet, je ne pense pas qu'il ait qualité pour donner des conseils à qui que ce soit.

M. le Rapporteur : Notre problème, tout de même, est que nous ayons des résultats dans la lutte contre la délinquance.

Je reviens sur une affaire assez ancienne qui concernait d'ailleurs l'un de mes collègues, M. Guibal - d'ailleurs juge au tribunal de commerce, tiens donc ! - sur une affaire de corruption précise à la suite, me semble-t-il, du rapport rendu en 1993 par M. d'Aubert, un autre de mes collègues, sur la mafia dans le sud-est, rapport qui avait donné lieu à un certain nombre d'articles 40, et à une instruction au long cours. C'est ainsi qu'est arrivé en 1998, devant votre chambre d'accusation, ce dossier qui avait été désigné par arrêt du 6 août 1991 de la Cour de cassation. Je crois que c'était encore la procédure 681. Nous lisons que « la cour de cassation a désigné la chambre d'accusation de la cour d'appel d'Aix-en-Provence pour être chargée de l'instruction de l'affaire concernant M. Guibal, Mme Jourdan et M. Bigarini du chef de corruption.

« Par arrêt du 23 octobre 1991, la chambre d'accusation a dit avoir donné lieu à ouverture d'une information contre MM. Guibal, Bigarini et Mme Jourdan et commis pour y procéder Mme Llaurens, conseiller.

« Le ministère public demande à la chambre d'accusation de déclarer l'action publique éteinte par la prescription.

« Motif de la décision : Il y a lieu de constater qu'aucun acte n'a été effectué depuis le procès verbal d'audition de témoins du 7 juillet 1992. »

Donc, Mme Llaurens, conseiller, désignée le 23 octobre 1991 fait un acte quelques mois plus tard, le 7 juillet 1992. Puis, plus rien... et six ans après, on constate la prescription et l'extinction de l'action publique. C'est d'ailleurs l'une de vos décisions de la 16ème chambre.

Monsieur d'Aubert fait partie de ceux qui avaient travaillé sur cette question en 1993. Il soutient invariablement mes rapports. Il les vote. Cette Mission fait l'objet d'un consensus.

M. Yves LE BOURDON : Mais regardez les dates. La prescription a été acquise alors que j'étais encore en fonction à Nouméa.

M. le Rapporteur : Je ne parle pas de vous, mais du fait que l'on nomme un conseiller qui laisse faire. Du coup, nous avons des déclarations d'un des magistrats du ressort qui dit : « Vous savez, la chambre d'accusation d'Aix n'est pas là pour faire sortir les dossiers. »

M. Yves LE BOURDON : Je ne suis pas là pour répondre de choses qui se sont passées avant que j'arrive. C'était en 1993...

M. le Rapporteur : Mais vous savez ce qui s'est passé quand même. Comment se fait-il que dans une chambre d'accusation, on fasse un acte et l'on arrête tout sur un dossier dont on est saisi ? Expliquez-moi cela.

M. Yves LE BOURDON : Non, je ne vous répondrai pas là-dessus parce que cela s'est passé avant mon arrivée. Si vous voulez des explications, il faut les demander à mes prédécesseurs. La prescription était acquise avant que j'arrive.

M. le Rapporteur : C'est exact.

M. Yves LE BOURDON : Je n'en répondrai donc pas. Je peux vous dire que ce n'est pas le seul dossier. Il y a eu effectivement avant que j'arrive des magistrats qui ont été désignés pour faire des actes. J'ai trouvé, en arrivant, plusieurs dossiers qui ont connu le même sort. Je suis arrivé, et j'ai constaté que la prescription était acquise. Point final. Il fallait bien intervenir un jour. Je n'allais pas faire vivre artificiellement des dossiers dont la prescription était acquise. Vous me demandez de venir, je viens mais...

M. le Rapporteur : Cela ne s'est pas reproduit depuis que vous avez pris la tête de la chambre de l'instruction ?

M. Yves LE BOURDON : Pas à la chambre de l'instruction. Peut-être chez M. Murciano, mais pas à la chambre de l'instruction ! (Sourires.) Mais assurément chez M. Murciano, alors que j'étais président de la chambre de l'instruction, il y en a qui ont échappé à l'examen des notices.

M. le Rapporteur : Excusez-moi, monsieur le président, mais pourquoi tant d'acharnement sur ce pauvre Murciano et tant d'éloges pour ce pauvre Renard ? Cela ne vous choque-t-il pas en tant qu'organe de contrôle, en dehors du fait qu'effectivement, juridiquement, vous pouvez en effet prendre la défense de qui vous voulez, c'est, en effet, dans l'ordonnance de 1958 ? Tout le monde peut se faire défendre, même par un non-avocat.

Je vous assure que je suis très interrogatif. Le fait est que vous avez le pouvoir de noter mais, de là à surexposer vos actes en allant soutenir l'un et en expliquant que l'autre est un incompétent et qu'il a laissé prescrire un dossier - ce qui arrive, n'est-ce pas, y compris à vos prédécesseurs - ne laisse pas de me surprendre.

Que se passe-t-il là-bas ? Pourquoi n'adoptez-vous pas une espèce de neutralité à l'égard de vos juges, considérant qu'il y a du bon et du mauvais partout, comme dans toute société humaine ? Expliquez-moi cela, monsieur le président. Je ne comprends pas. C'est cela qui alimente le soupçon sur la justice.

M. Yves LE BOURDON : On me demande de porter des appréciations sur l'activité des magistrats pour que le premier président puisse les noter. Si je ne fais pas ce travail honnêtement, c'est-à-dire si je ne dis pas que celui-ci me paraît avoir tel ou tel problème et celui-là telle ou telle qualité, je ne fais pas mon travail.

Effectivement, je pourrais me borner à dire que M. ou Mme Tartempion, magistrat depuis telle date, a rendu x décisions, instruit x dossiers et m'en tenir là, mais je ne ferais pas mon travail. Or l'on me demande - et c'est la loi qui me le demande - de porter une appréciation sur l'activité de chacun des juges et je suis bien obligé d'être amené à constater que certains ont plus de qualités pour monter des dossiers.

De plus, ce n'est pas aussi simple que cela car il y a, par exemple, des magistrats qui instruisent très bien des affaires techniques, financières ou économiques et qui sont très mauvais pour interroger un violeur ou entendre une gamine qui s'est fait agresser. Ce n'est pas aussi simple que cela.

Monsieur Murciano a des qualités dans certains domaines mais, pour la gestion d'un cabinet d'instruction, il a un problème. Peut-être a-t-il trop de dossiers ? Mais il en aurait sans doute moins s'il les faisait évacuer plus rapidement. D'autres magistrats ont autant de dossiers que lui et arrivent à mieux les traiter. Je suis bien obligé de le constater aussi.

Quand je reçois les notices, et les notices que m'envoient M. Murciano - quand il me les envoie parce que, pendant très longtemps, il a omis de le faire, ce qui fait que peut-être nous n'avons pas pu constater ou attirer son attention sur les retards qu'il a eus dans certains dossiers - je suis bien obligé de constater que, dans certains dossiers, des actes ne sont pas faits en temps utile et que l'on a tardé à instruire sur certains éléments. Je le lui ai écrit à diverses reprises, comme j'écris à chacun des juges d'instruction du ressort pour leur dire que, dans tel dossier, ils doivent faire attention car une expertise est entrée et n'a pas été notifiée, ou que pour tel individu mis en examen au criminel, le dossier de personnalité n'a pas encore été initié. Je le fais pour M. Murciano comme je le fais pour les vingt-cinq autres dont je m'occupe.

Que l'on parle de l'un, je veux bien, mais que l'on parle aussi des autres. Il y en a auxquels j'ai écrit que cela n'allait pas, qu'ils devaient faire attention. Lorsque le premier président me demande mon avis, je n'hésite pas à dire qu'il y a telle ou telle difficulté et qu'il faudra voir si, à la prochaine évaluation, la situation est toujours identique.

Vous me parlez de M. Murciano, je vous réponds sur M. Murciano. Si vous me parliez d'un autre, je vous dirais qu'il a tel ou tel problème. On focalise sur ces deux personnes, mais ce n'est pas moi qui les ai mises en avant, ce sont elles qui sont allées parler devant des caméras ou qui écrivent des livres, ce n'est pas moi. Renard, c'est M. de Montgolfier qui en parle, ce n'est pas moi. Que l'on vienne ensuite m'interpeller là-dessus, je trouve cela assez anormal.

M. le Rapporteur : Vous avez deux magistrats mis en examen. Pourquoi choisissez-vous de défendre l'un et pas l'autre ?

M. Yves LE BOURDON : Certes.

M. le Rapporteur : Vous louez la rigueur de l'un, qui est tout à fait contestable au vu des résultats...

M. Yves LE BOURDON : Non.

M. le Rapporteur : Tout à fait contestable pour nous, vu de l'extérieur.

M. Yves LE BOURDON : Oui, de l'extérieur.

M. le Rapporteur : En plus, il y a l'appartenance à la loge maçonnique ! Tout cela est accablant. Je me demande ce qu'il fait encore à Nice, ce magistrat, si vous me permettez une appréciation personnelle, qui m'est tout à fait autorisée.

M. Yves LE BOURDON : Allez le dire au président du CSM, ce n'est pas à moi qu'il faut le dire.

M. le Rapporteur : Il sait tout cela, le président du CSM.

Je vais vous lire un extrait des déclarations de M. Murciano, qui parle d'une affaire de 1993, à propos de M. Gaudin : « La chambre d'accusation a évoqué. Elle a décidé de continuer elle-même cette instruction. L'instruction était confiée au président de la chambre d'accusation qui s'est limité à retirer aussitôt la commission rogatoire qui avait été confiée aux gendarmes et à ordonner un non-lieu immédiat pour les personnalités politiques qui avaient été convaincues de détournements de fonds publics. »

M. Yves LE BOURDON : Tout cela s'est passé avant que j'arrive. Demandez des explications à M. Mistral.

M. le Rapporteur : Oui, nous allons le faire.

Quand on demande à M. Murciano sa conclusion, parce qu'il reprend l'ensemble de ces affaires, il dit : « Je pense que la chambre d'accusation est manifestement sujette à des pressions, notamment lorsque ce sont des hommes politiques qui sont en cause, ce qui était le cas des trois dossiers dont j'ai été dessaisi sur environ 1 900 que j'ai traités pendant toutes ces années à Grasse. »

Qu'avez-vous à répondre à M. Murciano ?

M. Yves LE BOURDON : Rien.

M. le Rapporteur : Ce sont pourtant des déclarations tout à fait graves.

M. Yves LE BOURDON : Oui, mais qui n'engagent que lui.

M. le Rapporteur : Certes, mais il les fait. Cela nous interroge. Et il n'est pas le seul à dire des choses de cette nature. Il y en a d'autres.

M. Yves LE BOURDON : Il parle de procédures que je n'ai pas connues. Je ne peux en parler et n'en parlerai pas.

Qu'ensuite, il fasse un amalgame sur ce qu'il pense être une réalité en y associant d'autres personnes, cela me choque.

Pour ce qui est des pressions politiques, le seul problème que j'ai rencontré dans mes fonctions, où que ce soit, c'est que mes chefs n'arrivent pas trop à me faire obéir, même quand j'étais procureur, parce que, justement, je pense devoir appliquer la loi, et pense le faire correctement. C'est le genre de choses que j'ai toujours ignoré. Cela n'a jamais pu influer sur mes actes. C'est une des raisons de mon retour de Calédonie.

Mais je n'admets pas ce procès d'intention s'il me concerne, mais il ne semble pas me concerner puisqu'il touche des procédures antérieures. Vous auriez mes deux assesseurs ici, elles partiraient - ce sont des femmes - très fortement en guerre contre M. Murciano, et s'il est des magistrats indépendants, ce sont bien mes deux collègues. Je pense l'être tout autant et je ne pense pas, réellement, que les commentaires faits par ce magistrat soient l'expression d'une réalité quelconque.

M. le Rapporteur : Vous comprenez que dans cet imbroglio dans lequel nous ne voyons pas clair, toutes les suspicions relatives aux influences, aux réseaux d'influence nous posent question.

M. Yves LE BOURDON : Oui.

M. le Rapporteur : Et l'institution judiciaire va en subir les secousses.

M. Yves LE BOURDON : C'est-à-dire ?

M. le Rapporteur : Il va bien falloir que l'on réforme un jour ou l'autre l'ensemble des mécanismes, notamment les mécanismes de responsabilité des magistrats. Il va bien falloir que nous traitions cette question et que nous fassions des propositions pour avancer et rassurer la population, pour qu'elle ait le sentiment que la justice est, à peu près, même si la justice est toujours une _uvre imparfaite, la même pour tous, pour M. Gaudin, M. Balalero ou le simple citoyen... Tout cela sur fond de grand banditisme et de mafia.

M. Yves LE BOURDON : Ce qui me paraît un peu choquant, c'est qu'en mettant en avant ce que certains considèrent comme un dysfonctionnement - je ne sais pas si ce qu'a fait mon prédécesseur était un dysfonctionnement, il ne l'a pas fait seul, j'imagine, puisque c'était une décision qui était aussi rendue par une collégialité - l'on mette en avant une ou deux affaires, en oubliant qu'à Nice, les sept juges d'instruction doivent avoir actuellement un millier de procédures en cours, qu'à Grasse, ils en ont un peu plus parce qu'ils sont plus chargés, et qu'à Marseille, les quinze juges doivent en avoir 120 chacun.

Qu'à partir de deux affaires où l'un des accusateurs pourrait peut-être se sentir mis en cause, parce que si on lui a retiré la procédure, c'est peut-être aussi qu'elle n'avait pas été instruite correctement, je n'en sais strictement rien, mais que ce soit lui qui vienne ensuite porter le discrédit sur toute l'institution, alors que ce n'est qu'une ou deux affaires sur dix mille, me laisse à penser que le mode de raisonnement est peut-être un peu vicié. Je sais bien que l'on est toujours obligé de légiférer pour la marge, mais doit-on légiférer d'une manière dure alors que, globalement, l'institution ne fonctionne pas si mal.

Je dois dire que, pour ma part, je suis surpris de voir qu'elle fonctionne aussi bien quand je vois les conditions dans lesquelles nous travaillons. Nous avons, entre les deux chambres, 4 000 dossiers qui viennent devant la chambre de l'instruction - 2 000 chez moi, 2 000 chez mon collègue - et rendons en plus chacun 400 ordonnances. Cela signifie que, chaque année, 4 700 dossiers vont et viennent des juridictions, sont vus à la cour, instruits, jugés et repartent. Et il n'y a pas trop d'erreurs ! Et nous n'avons de contrôle que sur ces 4 700 procédures alors qu'il y en a près de 20 000 qui sont instruites !

Donc, que sur 20 000 procédures instruites qui ont pu passer par le filtre des 4 700 que l'on voit, on en extrait une ou deux pour en conclure qu'il y a un dysfonctionnement général ne me paraît pas un mode de raisonnement normal. L'exception n'a jamais été la règle.

M. le Rapporteur : Bien, il nous reste à vous remercier de vous être prêté à cet exercice qui n'est pas facile, dans le respect de vos obligations d'ailleurs. Nous vous adresserons vos déclarations pour que vous puissiez les amender selon vos désirs.

Puis, de notre côté, nous déciderons ce que nous faisons de l'ensemble de ces documents. Je trouve que tout cela n'est pas à l'honneur de la justice. Il y a vraiment quelque chose qui ne fonctionne pas bien.

M. Yves LE BOURDON : Oui, mais il faudrait que la justice respecte ses propres modes de fonctionnement. C'est cela qui crée problème.

Vous ne pouvez pas, après, lui demander de régler ses problèmes internes - et elle en a, j'imagine, et j'en vois comme tout le monde - si vous ne lui demandez pas d'appliquer ses propres règles. Nous sommes des gens qui sommes payés pour appliquer des règles. Il faut d'abord que nous soyons capables de nous les appliquer à nous-mêmes.

Peut-être, par moment, faut-il une manifestation extérieure pour que le problème soit posé de manière plus aiguë, mais on ne peut pas persévérer dans la violation de la règle qui s'applique à nous.

M. le Rapporteur : Nous vous remercions, monsieur le président.

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2311 - Rapport d'information de M. Arnaud Montebourg. Tome II : La lutte contre le blanchiment des capitaux en France : un combat à poursuivre Volume 2 - Auditions (6ème partie)