Document mis

en distribution

le 20 mars 2000

graphique

N° 2246

--

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 15 mars 2000.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE (1) SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION (n° 2120) DE M. CHRISTIAN ESTROSI, tendant à la création d'une commission d'enquête relative à la pénétration des mafias des pays de l'Est en France,

PAR M. RAYMOND FORNI,

Député.

--

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Ordre public.

La commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République est composée de : Mme Catherine Tasca, présidente ; MM. Pierre Albertini, Gérard Gouzes, Mme Christine Lazerges, vice-présidents ; MM. Richard Cazenave, André Gerin, Arnaud Montebourg, secrétaires ; MM. Léo Andy, Léon Bertrand, Emile Blessig, Jean-Louis Borloo, Patrick Braouezec, Mme Frédérique Bredin, MM. Jacques Brunhes, Michel Buillard, Dominique Bussereau, Christophe Caresche, Patrice Carvalho, Jean-Yves Caullet, Mme Nicole Catala, MM. Olivier de Chazeaux, Pascal Clément, Jean Codognès, François Colcombet, François Cuillandre, Henri Cuq, Jacky Darne, Camille Darsières, Jean-Claude Decagny, Bernard Derosier, Franck Dhersin, Marc Dolez, Renaud Donnedieu de Vabres, René Dosière, Renaud Dutreil, Jean Espilondo, Mme Nicole Feidt, MM. Jacques Floch, Raymond Forni, Roger Franzoni, Pierre Frogier, Claude Goasguen, Louis Guédon, Guy Hascoët, Philippe Houillon, Michel Hunault, Henry Jean-Baptiste, Jérôme Lambert, Mme Claudine Ledoux, MM. Jean-Antoine Léonetti, Bruno Le Roux, Mme Raymonde Le Texier, MM. Jacques Limouzy, Thierry Mariani, Jean-François Mattei, Louis Mermaz, Jean-Pierre Michel, Ernest Moutoussamy, Mme Véronique Neiertz, MM. Robert Pandraud, Christian Paul, Vincent Peillon, Dominique Perben, Henri Plagnol, Didier Quentin, Bernard Roman, Jean-Pierre Soisson, Frantz Taittinger, Jean Tiberi, Alain Tourret, André Vallini, Alain Vidalies, Jean-Luc Warsmann.

MESDAMES, MESSIEURS,

Les investissements immobiliers d'origine douteuse se sont multipliés ces dernières années sur la Côte d'Azur, à Paris et dans le pays de Gex, près de la frontière et des banques helvétiques.

L'achat en 1997, dans les Alpes-Maritimes, du château de la Garoupe et d'une demeure attenante, pour des montants respectifs de 55 et 90 millions de francs, a relancé les spéculations sur la présence de la mafia russe dans cette région. Il est vrai que cette propriété a été acquise grâce à un montage financier particulièrement opaque, faisant intervenir des sociétés de droit français, suisse et luxembourgeois, avec la présence de financiers russes de l'entourage du président Elstine.

Le scandale de la Bank of New York, impliquant un certain nombre de russes ayant acquis la nationalité américaine et révélant des détournements de fonds portant sur des montants proches de 10 milliards d'euros, a démontré, s'il en était besoin, l'étendue des ramifications internationales de ce nouveau type de criminalité.

C'est dans ce contexte que s'inscrit le dépôt de la proposition de résolution de M. Christian Estrosi tendant à la création d'une commission d'enquête relative « à la pénétration des mafias des pays de l'Est en France ».

Comme pour toutes les propositions de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête, il convient d'examiner l'initiative de M. Estrosi sous le double point de vue de sa recevabilité et de son opportunité.

La recevabilité de la proposition n'est pas évidente.

Outre le fait qu'il n'est pas certain qu'elle « détermine avec précision » les faits donnant lieu à enquête, comme l'exige pourtant l'article 140 du Règlement de notre Assemblée, elle porte, tout au moins partiellement, sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires.

Dans une lettre du 18 février dernier adressée au Président de l'Assemblée nationale, la garde des Sceaux a fait savoir « qu'une information judiciaire est actuellement en cours au tribunal de grande instance de Paris à la suite de la mise en cause de ressortissants du Kazakhstan dans des opérations de blanchiment ». Par ailleurs, la ministre signale la condamnation définitive, par la tribunal correctionnel de Grasse, de deux membres d'un groupe criminel géorgien poursuivis du chef d'association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime d'enlèvement (Affaire Tariel Oniani octobre 1998).

Force est de reconnaître cependant que le champ d'investigation proposé pour la commission d'enquête, la pénétration des mafias des pays de l'Est en France, dépasse le simple cadre judiciaire.

Plus que sa recevabilité, c'est l'opportunité de la proposition de résolution qui paraît contestable.

Les quelques exemples marquants précédemment cités ne doivent en effet pas occulter le fait que l'implantation de la mafia russe en France est encore limitée. Comme l'indique le texte proposé, il est d'ailleurs plus juste de parler des mafias russes, car la criminalité russe est une nébuleuse, à l'inverse de la mafia italienne, qui est, elle, très structurée.

Le chiffre de 1000 signalisations de dossiers, cité dans l'exposé des motifs de la proposition de résolution, concerne l'ensemble des déclarations de soupçon reçues annuellement par TRACFIN, sans qu'il soit possible de connaître précisément leur répartition, ne serait-ce que par secteur économique. Le rapport sur les actions de la douane en 1998 indique simplement que TRACFIN a reçu cette année là 1244 déclarations de soupçon, les paradis fiscaux, la côte d'Azur, la région parisienne, la Savoie et la région des Caraïbes étant « les théâtres favoris de ces escroqueries ».

Les sommes investies par des russes dans des biens immobiliers sur la côte d'Azur sont encore assez faibles. Le président de la chambre départementale des notaires, M. Philippe Armengau, évalue leur montant au millième des investissements italiens.

Les enquêtes menées récemment par le journal Le Monde concluent au caractère limité de l'implantation des mafias russes dans notre pays, notamment par rapport à nos voisins européens. La Belgique et l'Allemagne sont ainsi régulièrement le théâtre de sanglants règlements de compte. Quant à la Suisse, son procureur général, Mme Carla Del Ponte, estimait en 1999 à 300 le nombre d'entreprises de ce pays contrôlées par la mafia russe et à près de 40 milliards de francs suisses le montant des sommes investies.

En France, en revanche, les citoyens russes restent relativement discrets. Même s'il est évident que les fonds investis sont parfois d'origine douteuse, il semble que ces fonds soient déjà « blanchis » au moment de leur arrivée en France. D'après Inciyan Erich, auteur d'un dossier sur la lutte contre les mafias russes en France, notre pays est « une base de repli et de villégiature prisée par des mafieux qui continuent de diriger leurs affaires à l'étranger », « un havre de paix, idéalement situé à proximité des paradis bancaires que sont le Luxembourg et la Suisse, Monaco et Andorre, Jersey ou Guernesey ».

La lutte contre les mafias russes passe donc avant tout par un meilleur contrôle des circuits de blanchiment des capitaux en Europe.

Or cette question fait actuellement l'objet d'une mission d'information commune, créée en juin 1999. Cette mission, chargée d'étudier « les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe », devrait rendre prochainement ses conclusions.

Par ailleurs, lors de la discussion en deuxième lecture du projet de loi relatif à la lutte contre la corruption, la garde des Sceaux, en réponse à une intervention de M. Michel Hunault, s'est engagée à faire adopter, dans le cadre du projet de loi relatif aux nouvelles régulations économiques, des dispositions renforçant la lutte contre le blanchiment des capitaux.

Dans ces conditions, la constitution d'une commission d'enquête n'apparaît pas justifiée. Votre rapporteur ne peut donc que vous inviter à rejeter la proposition de résolution qui vous est soumise.

*

* *

Intervenant dans la discussion générale au titre de l'article 38, alinéa premier, du Règlement, M. Christian Estrosi a tout d'abord observé que les faits de délinquance des personnes originaires des pays de l'Est étaient de plus en plus nombreux, notamment dans le domaine de la prostitution. Il a cité, à cet égard, les statistiques de l'Office international pour les migrations, qui évalue à 300 000 le nombre de femmes originaires des pays de l'Est se prostituant en Europe, l'âge moyen se situant autour de 17 ans. S'agissant plus précisément de la délinquance financière, il a rappelé que TRACFIN recevait plus de 1 000 signalisations par an. Evoquant son expérience en tant que membre de la commission d'enquête sur la mafia italienne, il a estimé que les mafias russes étaient fortement implantées dans notre pays, qui n'est pas seulement un lieu de villégiature, mais abrite également des activités mafieuses moins visibles. Tout en reconnaissant qu'il était difficile de distinguer les actes individuels de la criminalité organisée, il a jugé nécessaire qu'une commission d'enquête examine l'ensemble de ces phénomènes. Il a également fait valoir qu'il était préférable d'éradiquer ces actes de délinquance à la source, avant qu'ils ne deviennent difficiles à maîtriser. Il a enfin fait état des nombreux dossiers parus dans la presse sur ce sujet et d'un rapport des renseignements généraux, estimant qu'ils démontraient que ce phénomène n'est pas quantitativement si limité que cela.

M. Michel Hunault a considéré que l'adoption de la proposition de M. Christian Estrosi aurait le mérite de permettre au Parlement de se pencher sur un problème mis en lumière actuellement par la presse. Il s'est réjoui, par ailleurs, du fait que le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques contienne des dispositions de lutte contre le blanchiment. Rappelant qu'il participait lui-même à la mission d'information chargée d'étudier les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe, il a souligné que le Parlement ne s'était jamais désintéressé de ces questions, comme l'adoption de la loi du 13 mai 1996 relative à la lutte contre le blanchiment et la discussion en cours du projet de loi relatif à la lutte contre la corruption le prouvent. Il a souhaité que la mission de la commission des lois sur le blanchiment élargisse son champ d'investigation, et pour aller plus loin que la proposition de M. Estrosi, au-delà même des seules activités de la mafia est-européenne. Il a dénoncé, en effet, les mécanismes d'une économie parallèle destinés à blanchir de l'argent sale, mécanismes que la règle de droit appréhende avec difficulté. A titre d'exemple, il a cité les développements récents des modes de paiement électronique. Au total, il a souhaité que le Parlement, et plus précisément la commission des lois, soit, en ce domaine, le lieu de propositions innovantes. Il a enfin estimé que les assemblées devaient contribuer à resituer le débat dans un cadre moins confus que celui qui préside parfois à l'évocation de ces questions complexes.

M. Jacky Darne a souligné que la mission d'information chargée d'étudier les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe prenait déjà en compte les problèmes soulevés par M. Christian Estrosi. Indiquant que la mission d'information avait fait le constat d'une augmentation des capitaux illicites en circulation sur la Côte d'Azur, notamment en interrogeant les notaires de la région, il a fait part à la Commission de la décision de la mission de s'y rendre prochainement dans le but de conduire des investigations plus approfondies. Pour ces raisons, il a jugé que, même si les questions soulevées par la proposition de résolution étaient importantes, il était préférable d'attendre les conclusions de la mission d'information pour juger quelle serait la réponse la plus appropriée.

Pour éclairer son examen sur le projet de loi relatif aux nouvelles régulations économiques et, le cas échéant, lui permettre d'apprécier l'opportunité de la compléter par des amendements, Mme Catherine Tasca, présidente, a souhaité que la commission des lois soit éclairée par ceux de ses membres qui y siègent, sur les travaux de la mission d'information relative au blanchiment des capitaux.

En réponse aux intervenants, le rapporteur a apporté les précisions suivantes.

-  Si la prostitution des femmes originaire des pays de l'Est pose de réels problèmes, la mafia n'est pas toujours présente, cette prostitution étant souvent alimentée par une immigration économique.

-  Les mille signalisations évoquées par M. Christian Estrosi ne concernent pas uniquement des sommes liées à la mafia russe. Ainsi, en 1998, TRACFIN a reçu au total 1 244 déclarations de soupçons concernant différents secteurs économiques. Toutefois, force est de reconnaître que ce service ne fonctionne pas parfaitement, en raison notamment des comportements parfois contestables des banques.

-  Si personne ne conteste l'utilité des commissions d'enquête qui permettent au Parlement d'exercer sa fonction de contrôle, il convient d'éviter la multiplication d'initiatives parlementaires portant sur des sujets voisins. La question du blanchiment des capitaux étant traitée au sein de la mission d'information créée sur ce thème, il est nécessaire, à tout le moins, d'attendre ses conclusions avant d'envisager une éventuelle création de commission d'enquête.

*

* *

Conformément aux conclusions du rapporteur, la Commission a rejeté la proposition de résolution.