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le 20 mars 2000

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N° 2248

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 15 mars 2000.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE (1) SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION (n° 2184) DE M. ALFRED MARIE-JEANNE, tendant à la création d'une commission d'enquête relative à la prévention et à la lutte contre le trafic des stupéfiants dans les départements d'outre-mer,

PAR M. RAYMOND FORNI,

Député.

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Drogue.

La commission des Lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République est composée de : Mme Catherine Tasca, présidente ; MM. Pierre Albertini, Gérard Gouzes, Mme Christine Lazerges, vice-présidents ; MM. Richard Cazenave, André Gerin, Arnaud Montebourg, secrétaires ; MM. Léo Andy, Léon Bertrand, Emile Blessig, Jean-Louis Borloo, Patrick Braouezec, Mme Frédérique Bredin, MM. Jacques Brunhes, Michel Buillard, Dominique Bussereau, Christophe Caresche, Patrice Carvalho, Jean-Yves Caullet, Mme Nicole Catala, MM. Olivier de Chazeaux, Pascal Clément, Jean Codognès, François Colcombet, François Cuillandre, Henri Cuq, Jacky Darne, Camille Darsières, Jean-Claude Decagny, Bernard Derosier, Franck Dhersin, Marc Dolez, Renaud Donnedieu de Vabres, René Dosière, Renaud Dutreil, Jean Espilondo, Mme Nicole Feidt, MM. Jacques Floch, Raymond Forni, Roger Franzoni, Pierre Frogier, Claude Goasguen, Louis Guédon, Guy Hascoët, Philippe Houillon, Michel Hunault, Henry Jean-Baptiste, Jérôme Lambert, Mme Claudine Ledoux, MM. Jean-Antoine Léonetti, Bruno Le Roux, Mme Raymonde Le Texier, MM. Jacques Limouzy, Thierry Mariani, Jean-François Mattei, Louis Mermaz, Jean-Pierre Michel, Ernest Moutoussamy, Mme Véronique Neiertz, MM. Robert Pandraud, Christian Paul, Vincent Peillon, Dominique Perben, Henri Plagnol, Didier Quentin, Bernard Roman, Jean-Pierre Soisson, Frantz Taittinger, Jean Tiberi, Alain Tourret, André Vallini, Alain Vidalies, Jean-Luc Warsmann.

MESDAMES, MESSIEURS,

Le 24 février dernier, M. Alfred Marie-Jeanne a déposé une proposition de résolution « tendant à la création d'une commission d'enquête relative à la prévention et à la lutte contre les stupéfiants dans les départements d'outre-mer ».

Rejoignant ainsi les inquiétudes de nombreux parlementaires d'outre-mer, M. Marie-Jeanne demande à la représentation nationale de se pencher, de manière approfondie, sur la recrudescence incontestée des délits liés à la détention et au trafic de stupéfiants et leur répercussion en terme de délinquance dans les départements d'outre-mer.

Suivant une procédure désormais bien connue, votre rapporteur vous invite à examiner d'abord la recevabilité de la proposition de résolution, au regard des articles 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, et 140 et 141 du Règlement, puis d'en apprécier l'opportunité.

La recevabilité de la proposition peut être admise sans difficulté. Aux termes de l'article 140 du Règlement, la proposition de résolution doit déterminer avec précision les faits donnant lieu à enquête ; bien que la rédaction retenue par M. Marie-Jeanne ne vise aucun fait précis et clairement identifié, il convient d'admettre, en se référant à une jurisprudence traditionnellement compréhensive de la commission des Lois, que la situation et l'état de la lutte contre le trafic des stupéfiants et le blanchiment de l'argent sale en Guyane, en Guadeloupe et en Martinique, correspond à un ensemble de faits et à une situation clairement déterminés.

Ensuite, comme l'a fait savoir la garde des sceaux dans sa lettre adressée au Président de l'Assemblée nationale le 14 mars, les faits donnant lieu à enquête font l'objet de différentes procédures intéressant des infractions en matière de stupéfiants ou de blanchiment du produit de ce trafic dans les cours d'appel de Basse-Terre ou de Fort-de-France. Néanmoins, dans la mesure où l'auteur de la proposition de la résolution s'intéresse au phénomène dans son ensemble, sans citer précisément d'affaires en cours, il conviendrait, là encore, de faire appel à une jurisprudence constamment suivie depuis le début de la législature par la commission des lois, consistant à déclarer la proposition de résolution formellement recevable.

L'opportunité de la proposition de résolution paraît toutefois nettement plus discutable.

Il n'est pas question ici de nier l'importance du trafic de stupéfiants et ses répercussions sur la toxicomanie dans les départements d'outre-mer.

A l'exception du département de la Réunion qui paraît relativement épargné par le phénomène, les départements d'outre-mer ont effectivement connu ces dernières années une évolution inquiétante ; la zone Caraïbes est constituée d'une trentaine d'Etats de petite taille, pour la plupart indépendants, qui la rend particulièrement vulnérable au trafic de stupéfiants. Elle est, de plus, géographiquement située entre les régions de production, localisées en Amérique du Sud et les régions de consommation de l'Amérique du Nord et de l'Europe.

Compte tenu de cette situation géographique, les départements français d'Amérique se retrouvent aujourd'hui au centre du trafic de stupéfiants. L'importance des saisies effectuées par les douanes atteste de ce phénomène : les saisies de cocaïne se sont élevées à plus de 167,5 kilos, en 1997, et à 175 kilos en 1998. La moitié de ces saisies a eu lieu dans le département de la Guyane. Le trafic de crack, produit dérivé de la cocaïne obtenu par adjonction d'ammoniaque ou de bicarbonate de soude, a également connu un essor inquiétant : les saisies ont ainsi atteint 20,3 kilos en 1998 contre 9,75 kilos en 1997. L'essentiel de ces saisies a eu lieu en Martinique. C'est également dans ce département qu'a été réussie la prise la plus importante jamais réalisée en France, qui s'est élevée à 15,5 kilos.

Le trafic international suit différentes voies : c'est essentiellement par la Guyane que transite la cocaïne en provenance du Surinam, pour des destinations telles que la France métropolitaine ou les Pays-Bas. La Martinique connaît également des trafics de cocaïne, mais paraît plus particulièrement touchée par le passage de cannabis ou de crack vers la France métropolitaine ou le Royaume-Uni. Enfin, la Guadeloupe se trouve dans une situation particulièrement délicate, liée essentiellement à la spécificité de sa principale dépendance, Saint-Martin ; cette moitié d'île partage en effet une frontière commune avec Sint-Marteen, dépendance néerlandaise qui ne relève pas des accords de Schengen. La perméabilité de cette frontière artificielle crée les conditions favorables à un trafic international très développé.

Le fait nouveau, au sujet de ce trafic de stupéfiants dans les départements français d'Amérique concerne l'augmentation tout-à-fait inquiétante du trafic à destination de la consommation locale. Jusqu'au milieu des années 90, la toxicomanie se limitait à l'utilisation de dérivés de cannabis, sans grand effet sur la délinquance ; elle se caractérise désormais par une consommation importante de crack en Guadeloupe et Martinique et de cocaïne en Guyane. Les effets du crack sur l'évolution de la délinquance sont connus : la dépendance quasi-immédiate qu'il entraîne sur l'organisme conduit ses utilisateurs à perpétrer des actions violentes pour se procurer les ressources nécessaires à son acquisition. La recrudescence des vols à main armée et des vols avec violence dans les départements français d'Amérique paraît ainsi étroitement liée à cette nouvelle forme de toxicomanie ; en Martinique, où les saisies de crack ont été particulièrement importantes en 1998, cette forme de délinquance a connu une progression de plus de 31 % par rapport à 1997.

La gravité de l'évolution du trafic des stupéfiants et ses répercussions sur la toxicomanie ont conduit le Gouvernement à placer la lutte contre la drogue comme un des axes prioritaires de l'action entreprise dans les départements d'outre-mer.

L'action du Gouvernement s'est, en premier lieu, traduite par un renforcement des moyens mis à disposition des forces de police : le SRPJ Antilles-Guyane a ainsi vu ses effectifs accrus ; les moyens techniques ont été modernisés grâce à l'installation du fichier Canonge à Fort-de-France ; la mise en _uvre du plan départemental de sécurité, dans lequel la lutte contre la toxicomanie constitue un élément essentiel a été poursuivie ; l'installation d'un centre interministériel de formation anti-drogue à Fort-de-France (CIFAD) a permis de dispenser des actions de formation et des stages au bénéfice de fonctionnaires des services français et étrangers concernés ; enfin, une unité spécialisée dans la lutte contre la drogue et la toxicomanie a été mise en place au commissariat central de Pointe-à-Pitre.

Le cadre législatif a également été adapté en conséquence : la loi du 29 avril 1996, qui transpose en droit français l'article 17 de la Convention de Vienne de 1988, autorise l'interception et l'arraisonnement en haute-mer des navires susceptibles de se livrer au trafic de stupéfiants ; la marine nationale s'est ainsi vue accorder des moyens juridiques d'intervention lui permettant de lutter efficacement contre le trafic de stupéfiants dans la zone caribéenne.

S'agissant de la lutte contre le blanchiment de l'argent de la drogue, la loi du 13 mai 1996 a étendu le délit de blanchiment à tous les profits des trafiquants, auxquels il appartient désormais de démontrer l'origine légale de leurs biens.

C'est cependant essentiellement sur le développement de la coopération internationale qu'ont porté les efforts du Gouvernement : une structure de coopération spécifique à la zone, le Bureau des liaisons opérationnelles, implanté au sein du SRPJ, a été mis en place afin d'optimiser l'action de la police, de la douane et de la gendarmerie, à travers l'analyse et l'échange du renseignement opérationnel au niveau international, régional et local. La coopération internationale s'articule également autour du réseau Interpol, du service de coopération technique internationale de police (SCTIP), et de l'Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants (OCRTIS). Dans le cadre de cet organisme, a été mis en place un réseau de délégations et d'antennes internationales ; ont ainsi été placés des agents de l'OCRTIS à Caracas, Miami, Porto-Rico et dans la zone caribéenne. Un programme européen, auquel participent les pays intéressés de la zone, ainsi que la France, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas et l'Espagne permet, avec la collaboration américaine, de mieux coordonner les moyens de coopération maritime.

Grâce à cette collaboration internationale, et à la cohérence des coordinations inter-services, la lutte contre les stupéfiants a obtenu des résultats en constante progression : en 1999, les saisies de cannabis en Martinique ont augmenté de 50 % et les saisies d'héroïne et de crack ont connu des succès comparables en Guadeloupe.

Il faut dès lors faire preuve de beaucoup de mauvaise foi pour prétendre, comme le fait M. Alfred Marie-Jeanne dans sa proposition de résolution, qu'il existe à la fois une « absence et [une] mauvaise répartition des moyens fonctionnels de prévention et de lutte contre l'emploi et le trafic de stupéfiants ». Certes, la lutte contre le trafic de stupéfiants se heurte à des obstacles d'importance, mais ceux-ci tiennent principalement à la disparité des législations et des procédures judiciaires, à l'absence de conventions judiciaires avec certains pays et aux différences de traditions juridiques avec des pays de culture anglo-saxonne. Comme on le constate, la création d'une commission d'enquête ne serait en aucune façon la réponse appropriée à de telles difficultés. Elle ne ferait que rendre plus délicat le travail des services de police sur le terrain et contribuerait à alimenter les suspicions.

Dès lors, jugeant que la constitution d'une commission d'enquête ne contribuerait ni à alimenter utilement le débat, ni à proposer des solutions réalistes et viables, votre rapporteur ne peut que vous inviter à rejeter la proposition de résolution qui vous est soumise.

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Plusieurs commissaires sont intervenus dans la discussion générale.

Intervenant à la demande de M. Alfred Marie-Jeanne, et regrettant la sévérité des appréciations du rapporteur, M. Alain Tourret, a exprimé son soutien à cette résolution tendant à la création d'une commission d'enquête. Se référant à la récente visite effectuée en Martinique et en Guadeloupe par le Président de la République, au cours de laquelle il a déclaré constater les ravages dans ces départements d'une toxicomanie qui n'existait pas lorsqu'il était Premier ministre, M. Alain Tourret a souligné que l'accroissement rapide des infractions à la législation sur les stupéfiants justifiait pleinement la création d'une commission d'enquête. Il a précisé qu'entre 1993 et 1996 les infractions à la législation sur les stupéfiants avaient augmenté de 25 % en Guyane, les interpellations liées à la consommation et au trafic de cannabis ayant été multipliées par cinq sur la même période en Martinique. Observant que la région des Antilles se transformait progressivement en plaque tournante du trafic de stupéfiants entre les pays producteurs et les Etats-Unis d'Amérique, il a indiqué que 80 % de la cocaïne consommée aux Etats-Unis transitait par cette région. Déplorant les graves retombées locales du développement de la consommation et du trafic des stupéfiants, et remarquant qu'aucun organe parlementaire ne travaillait sur ce sujet à l'heure actuelle, il a souhaité que la commission des Lois se prononce en faveur de la proposition de résolution présentée par M. Alfred Marie-Jeanne.

Tout en admettant que la consommation et le trafic de stupéfiants constituaient un véritable fléau pour la région des Antilles, M. Ernest Moutoussamy a souscrit aux conclusions de rejet du rapporteur. Faisant référence à la table ronde qui a eu lieu en présence du président de la République, lors de son récent voyage en Martinique et en Guadeloupe, il a indiqué qu'elle avait conclu à la nécessité de renforcer, en priorité, la coopération dans la lutte contre le trafic de stupéfiants dans la zone caraïbe.

En réponse aux intervenants, le rapporteur a jugé peu souhaitable que les départements d'outre-mer se trouvent singularisés par la création d'une commission d'enquête sur la lutte contre le trafic des stupéfiants dont le champ d'investigation serait limité à leur seule situation particulière. Il a considéré qu'une telle initiative ne pourrait qu'alimenter les suspicions et risquerait, par là-même, d'aggraver un contexte économique et social difficile.

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Conformément aux conclusions du rapporteur, la Commission a rejeté la proposition de résolution n° 2184.