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le 17 octobre 2001

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N° 3313

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 octobre 2001.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L'ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE (1) SUR LA PROPOSITION DE RÉSOLUTION (n° 3215) DE M. JEAN-PIERRE BRARD, visant à la création d'une commission d'enquête relative à l'ampleur et à la responsabilité des arrestations arbitraires, détentions illégales, actes de tortures et exécutions sommaires imputables aux autorités françaises durant la guerre d'Algérie,

PAR MME NICOLE FEIDT,

Députée.

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(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Droit pénal.

La Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la République est composée de : M. Bernard Roman, président ; M. Pierre Albertini, Mme Nicole Feidt, M. Gérard Gouzes, vice-présidents ; M. Richard Cazenave, M. André Gerin, M. Arnaud Montebourg, secrétaires ; M. Léon Bertrand, M. Jean-Pierre Blazy, M. Émile Blessig, M. Jean-Louis Borloo, M. Michel Bourgeois, Mme Danielle Bousquet, M. Jacques Brunhes, M. Michel Buillard, M. Dominique Bussereau, M. Christophe Caresche, M. Patrice Carvalho, Mme Nicole Catala, M. Jean-Yves Caullet, M. Olivier de Chazeaux, M. Pascal Clément, M. Jean Codognès, M. François Colcombet, M. François Cuillandre, M. Henri Cuq, M. Jacky Darne, M. Camille Darsières, M. Francis Delattre, M. Bernard Derosier, M. Franck Dhersin, M. Marc Dolez, M. Renaud Donnedieu de Vabres, M. René Dosière, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Laurence Dumont, M. Renaud Dutreil, M. Jean Espilondo, M. Roger Franzoni, M. Pierre Frogier, M. Claude Goasguen, M. Louis Guédon, Mme Cécile Helle, M. Philippe Houillon, M. Michel Hunault, M. Henry Jean-Baptiste, M. Jérôme Lambert, Mme Christine Lazerges, Mme Claudine Ledoux, M. Jean-Antoine Léonetti, M. Bruno Le Roux, M. Jacques Limouzy, M. Noël Mamère, M. Thierry Mariani, M. Jean-Pierre Michel, M. Ernest Moutoussamy, Mme Véronique Neiertz, M. Robert Pandraud, M. Dominique Perben, Mme Catherine Picard, M. Henri Plagnol, M. Didier Quentin, M. Dominique Raimbourg, M. Jean-Pierre Soisson, M. Frantz Taittinger, M. André Thien Ah Koon, M. Jean Tiberi, M. Alain Tourret, M. André Vallini, M. Michel Vaxès, M. Alain Vidalies, M. Jean-Luc Warsmann, M. Kofi Yamgnane.

MESDAMES, MESSIEURS,

La guerre d'Algérie est un souvenir douloureux. Quarante ans après la signature des accords d'Evian, la France a encore du mal à analyser les événements qui ont précédé l'accession à l'indépendance de son ancienne colonie.

Sans doute les souffrances ressenties par les populations rapatriées d'Algérie en 1962, et en particulier par les anciens supplétifs de l'armée française, ont-elles empêché les blessures de se cicatriser. La décennie terrible que vient de traverser l'Algérie a également contribué à raviver le souvenir de ce conflit. Mais cette incapacité à regarder le passé de façon apaisée s'explique aussi par la brutalité des méthodes répressives qui furent mises en _uvre, à l'époque, par l'armée française : le fait qu'un pays qui a forgé son identité sur le respect de la personne humaine ait pu se rendre coupable d'actes de torture et d'exécutions sommaires est une réalité difficile à admettre.

Occulté parfois, refoulé toujours, ce débat a été relancé, en juin 2000, par le témoignage de Louisette Ighilahriz : dans les colonnes du journal Le Monde, cette ancienne militante du Front de libération nationale (FLN) accuse alors de hauts responsables de l'armée française de l'avoir torturée, dans des conditions épouvantables, à la fin de l'année 1957. L'émotion ressentie par les lecteurs de ce récit fut considérable. Le 31 octobre, dans les colonnes de L'Humanité cette fois, douze intellectuels appelaient le président de la République et le premier ministre à condamner publiquement cet usage de la torture (1).

Les principaux acteurs de la guerre d'Algérie, concernés ou interpellés, ne sont pas restés silencieux.

Le général Massu, qui avait reconnu, dès 1971, à l'occasion de la parution de son livre, La vraie bataille d'Alger, l'usage de la torture en Algérie, a été l'un des premiers à prendre la parole. Tout en affirmant ne pas se souvenir de Louisette Ighilahriz, il déclarait, dès le 22 juin : « Peut-être que son récit est un peu excessif, mais il ne l'est pas nécessairement et, dans ce cas, je le regrette vraiment ». Puis il prononça ces mots, simples mais importants : « Non, la torture n'est pas indispensable en temps de guerre, on pourrait très bien s'en passer. Quand je repense à l'Algérie, cela me désole, car cela faisait partie d'une certaine ambiance. On aurait pu faire les choses différemment » (2).

D'autres, militaires de carrière ou simples soldats du contingent appelés en Algérie, se sont également exprimés, parfois pour la première fois. Ainsi, un ancien appelé admet avoir cherché, en vain, à tourner la page : « J'avais tout oublié. Du moins, je le croyais. Mais quand j'ai lu l'histoire de Louisette Ighilahriz, l'Algérie d'un seul coup m'a sauté à la tête ». Un lieutenant-colonel en retraite, capitaine à l'époque de la guerre, reconnaît : « Je n'ai pas été courageux. Sinon, j'aurais hurlé mon dégoût. Je n'ai rien dit. J'ai subi ». Un autre soldat du contingent, incorporé en 1958, évoque des épisodes pénibles et ne cache pas ses remords : « Il y a des scènes précises qui m'obsèdent et que je ne me pardonne pas. J'ai ri, à l'époque, au lieu de réagir. De repenser à ces hommes qu'on mettait par terre à quatre pattes, qu'on tabassait, qui saignaient de partout, et nous qui rigolions, moi y compris, ça me fait pleurer aujourd'hui. (...) Je me sens un salaud » (3).

A l'inverse, le général Bigeard a choisi de nier les faits. Au début de l'année 2001, il répond à ses accusateurs dans un ouvrage intitulé : J'ai mal à la France (4). Il se défend : « Pourquoi ce livre ? Pour faire face à toutes ces attaques, de gauche, d'extrême gauche dirigées contre moi et contre d'autres militaires de haut rang ». Car, selon lui, ce débat sur la torture est « une machination montée de A à Z » : « les véritables tortionnaires ce sont les gens du FLN ». Le récit de Louisette Ighilahriz ne serait qu'« un mensonge abject », « une histoire bidon ». Certes, il n'exclut pas que, de façon isolée, des militaires aient pu se livrer à des débordements, voire commettre des actes répréhensibles, mais il en rejette alors la responsabilité sur les hommes politiques de l'époque, indécis ou incapables. Sa conclusion est claire : « J'estime que, compte tenu des manières utilisées par nos ennemis, nous avons fait un travail propre, et je sais que je peux avoir la conscience nette. (...) Je sais que nous avons bien agi, et si c'était à refaire, je le referais ».

Mais le général Aussaresses ira, malheureusement, plus loin encore... Lorsque paraît, au début de l'année également, Services spéciaux, Algérie 1955-1957 (5), les Français découvrent un homme, longtemps resté dans l'ombre, par choix et par devoir, qui reconnaît avoir pratiqué la torture et ordonné de très nombreuses exécutions sommaires. Il l'assume, voire le revendique. Il n'exprime aucun regret : on cherchera en vain, dans ce récit minutieux, froid et détaillé de ses activités en Algérie, un soupçon de compassion, un quelconque état d'âme : « Ce que l'on a fait en pensant accomplir son devoir, on ne doit pas le regretter » (6).

Dans ce contexte, M. Jean-Pierre Brard a déposé, le 29 juin dernier, une proposition de résolution (n° 3215) tendant à créer une commission d'enquête « sur l'ampleur et la responsabilité des arrestations arbitraires, détentions illégales, actes de torture et exécutions sommaires imputables aux autorités françaises, durant la guerre d'Algérie ». Il appartient à l'Assemblée nationale de se prononcer sur la recevabilité, d'une part, et l'opportunité, d'autre part, de cette initiative.

Sur le plan de la recevabilité, il ressort des articles 6 de l'ordonnance n° 58-1110 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, et 140 et 141 de notre règlement, que la création d'une commission d'enquête est soumise au respect de deux conditions.

-  La résolution doit déterminer avec précision soit les faits sur lesquels la commission d'enquête orientera ses investigations, soit les services publics ou les entreprises nationales dont elle examinera la gestion.

De ce point de vue, la résolution n° 3215 n'est pas à l'abri de toute critique. La période de l'histoire sur laquelle il est proposé de se pencher est particulièrement vaste, d'autant que certains font remonter au soulèvement sanglant du Constantinois, en mai 1945, le début de la guerre d'Algérie. Les personnes visées sont désignées, quant à elles, sous le terme très générique d'« autorités françaises ». Quant aux actes qui pourraient leurs être reprochés, ils couvrent tout le champ des méthodes répressives : arrestations arbitraires, détentions illégales, actes de torture et exécutions sommaires...

-  Les faits ayant motivé le dépôt de la proposition de résolution ne doivent pas faire l'objet de poursuites judiciaires.

Dans un courrier daté du 1er août dernier, la garde des Sceaux a fait savoir au président de l'Assemblée nationale qu'à la suite de la publication de l'ouvrage du général Paul Aussaresses, cinq plaintes avec constitution de partie civile ont été déposées, entre le 9 mai et le 26 juin 2001, auprès du doyen des juges d'instruction du tribunal de grande instance de Paris, visant les infractions de crimes contre l'humanité, enlèvement, séquestration ou assassinat qui auraient été commises par des militaires français en Algérie entre 1954 et 1962. Des procédures judiciaires sont donc en cours sur les faits qui ont motivé le dépôt de la proposition de résolution.

Cela étant, la rapporteure n'entend pas se fonder sur ces seules observations pour se prononcer sur la résolution n° 3215, qui aborde des questions trop importantes pour ne pas être également appréciée en termes d'opportunité. A cet égard, deux questions peuvent être posées : est-il encore nécessaire d'enquêter sur les méthodes répressives mises en _uvre par les autorités françaises durant la guerre d'Algérie ? Ce travail doit-il être effectué dans l'enceinte du Parlement ?

· Un premier constat s'impose : si les faits publiés dans la presse depuis le témoignage de Louisette Ighilahriz sont très graves, leur révélation n'est pas nouvelle. Que des militaires français aient eu recours de façon abusive à la violence durant la guerre d'Algérie, qu'ils se soient rendus coupables de nombreuses exactions en marge de toute légalité, sont des réalités avérées de longue date.

Les racines de ce mal sont profondes. Tous les témoignages concordent, en effet, sur le fait que cet usage de la violence n'est pas apparu avec le conflit armé : avant même son déclenchement, les Algériens étaient parfois traités par la police comme le sont les délinquants en France métropolitaine. Les rapports inégaux forgés par la situation coloniale sont le terreau sur lequel l'usage de la torture s'est développé. Il est d'ailleurs significatif que des militaires français aient également eu recours à des méthodes répréhensibles durant le conflit Indochinois : torture et guerres coloniales sont deux questions indissociables, comme l'écrivait récemment le philosophe Francis Jeanson (7).

A partir de 1956-1957, dans le sillage du vote d'une législation d'exception qui fit des militaires les maîtres du terrain, et face à la multiplication des attentats sanglants, plus que jamais, le renseignement et le contrôle des populations devinrent des enjeux majeurs : la torture fut alors considérée et utilisée comme une arme, pour obtenir des informations, voire pour dissuader les terroristes. Les responsables de l'Etat ne se donnèrent pas les moyens de contrôler les agissements des véritables détenteurs du pouvoir en Algérie : la police et les militaires.

Or, dès 1954, et plus encore à partir de 1956, des voix - celle de François Mauriac par exemple - se sont élevées pour révéler ces brutalités. En 1957 paraît le livre de Pierre-Henri Simon : Contre la torture. La même année, le général de Bollardière, qui commandait le secteur Est-Atlas, dénonce les méthodes utilisées en Algérie et demande à être relevé de son commandement. En février 1958, Henri Alleg, ancien directeur du journal Alger Républicain, raconte, dans La question (8), les tortures qui lui ont été infligées par des militaires français, pendant un mois, après son arrestation durant la « bataille d'Alger » : décharges électriques (la « gégène »), supplice dit de la baignoire, pendaison par les pieds, brûlures, violences... Quelques lignes sont également consacrées à Maurice Audin, ce jeune universitaire et militant du parti communiste qu'il sera l'un des derniers à apercevoir, au fond de sa geôle, avant sa disparition. « Tout cela, je devais le dire pour les Français qui voudront bien me lire. (...) Il faut qu'ils sachent ce qui se fait ici en leur nom ». Jusqu'à la fin du conflit, L'Humanité, L'Express, Témoignage chrétien, France-Observateur, Le Canard enchaîné et Le Monde, ou des revues comme Esprit, multiplieront les révélations.

La dimension politique de l'usage de la torture en Algérie a également été analysée, en particulier par Pierre Vidal-Naquet dans La torture dans la République (9). Certes, la torture est une pratique judiciaire ancienne : les exemples ne manquent pas, dans l'Athènes classique, la République romaine ou le Moyen Age occidental. La France y eut recours à d'autres moments de son histoire, avant comme après 1789, ne serait-ce, d'ailleurs, que durant le conflit indochinois. Mais elle prit, en Algérie, une dimension particulière, en raison de son caractère systématique et, surtout, de ses auteurs, puisqu'elle fut pratiquée par des représentants légitimes d'un Etat démocratique et développé. Elle devint une affaire d'Etat : « Du policier qui torturait au juge qui tenait pour bons les résultats d'un tel interrogatoire, et au président du Conseil qui mentait ou se taisait, toute une machine de mensonge a été peu à peu bâtie ».

Ainsi, pour maintenir un ordre colonial contesté, non pas seulement par une armée, mais par tout un peuple rebelle, un pays de tradition libérale a vu, en quelques années, ses institutions, ses dirigeants, son armée, sa justice, sa presse, corrodés par la pratique de la torture. Les combattants algériens ont également commis des actes qui relèvent évidemment de la barbarie, mais ceci ne constitue pas une excuse absolutoire : « Chaque société doit être jugée - au moins en partie - selon les normes qu'elle proclame », répond Pierre Vidal-Naquet.

Quelles que soient les dénégations, maladroites ou odieuses, de certains acteurs de ce conflit, il apparaît donc que les révélations publiées dans la presse au cours de la période récente n'ont fait que « confirmer » - le terme est d'ailleurs utilisé à deux reprises dans les premières lignes de l'exposé des motifs de la proposition de résolution - des faits déjà largement connus. Faut-il en conclure qu'il n'est pas nécessaire d'enquêter davantage ? Non, à l'évidence. Le débat national provoqué par le récit de Louisette Ighilahriz montre qu'un travail objectif d'explication et de compréhension est encore nécessaire.

En effet, si des témoignages ont révélé, dès le début de la guerre, les pratiques de certains policiers ou militaires français en Algérie, il reste que la dénégation et la minimisation des faits par les représentants de l'Etat ont empêché ces récits de s'inscrire dans la mémoire collective de notre pays. Récemment encore, Pierre Vidal-Naquet insistait sur ce conflit passé entre vérité, mensonge et oubli : « Entre les pouvoirs publics et une fraction de l'opinion, ce fut un combat inégal. Nous n'avions accès ni à la radio ni à la télévision, et celles-ci gardaient un silence total. Et après 1962, l'éclatement du FLN, les débuts chaotiques de l'Algérie indépendante, le silence s'étendit à tous. Les uns voulaient oublier, les autres n'avaient jamais eu envie d'entendre » (10).

Aujourd'hui, en 2001, il semble enfin possible d'achever ce travail de mémoire. Il ne s'agit pas de faire acte de repentance mais, ce qui est plus ambitieux, de permettre à la société française de prendre réellement conscience de ce que fut la torture en Algérie, au nom de la vérité sur le passé et de la vigilance pour l'avenir. Le premier ministre s'était d'ailleurs prononcé dans ce sens, dès le 4 novembre 2000, à l'occasion du dîner annuel du Conseil représentatif des institutions juives de France : « Je suis convaincu que ce travail de vérité n'affaiblit pas la communauté nationale. Au contraire, il la renforce en lui permettant de mieux tirer les leçons de son passé, pour construire son avenir différemment ».

· La nécessité de ce travail étant reconnue, il reste à définir de quelle façon il doit être conduit pour que ses conclusions puissent « faire autorité ».

Relève-t-il des tribunaux ? Certains le pensent et demandent à la justice de se prononcer. Il est vrai que, au cours de la période récente, les procès se sont multipliés contre d'anciens tortionnaires, coupables de crimes ou de violences, devant des juridictions nationales, étrangères ou internationales.

Toutefois, la prescription des crimes est acquise, en France, au terme d'un délai de dix ans. Cette limite s'applique aussi bien aux crimes de droit commun qu'aux crimes de guerre, bien que plusieurs conventions internationales, non ratifiées par la France, prévoient l'imprescriptibilité de ces derniers. Seuls les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles.

Peut-on considérer, alors, que les actes de torture en Algérie, en raison de leur ampleur et du nombre des victimes, sont des crimes contre l'humanité ? Aujourd'hui, le droit ne le permet pas : dans un arrêt rendu le 1er avril 1993 à propos de l'affaire Boudarel, la chambre criminelle de la Cour de cassation a limité cette accusation aux seuls actes commis pendant la seconde guerre mondiale. Certes, le nouveau code pénal a supprimé cette restriction en 1994, et la définition des crimes contre l'humanité, qui figure à l'article L. 212-1, est désormais plus large : « La déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d'exécutions sommaires, d'enlèvements de personnes suivis de leur disparition, de la torture ou d'actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d'un plan concerté à l'encontre d'un groupe de population civile ». Mais, à supposer que cette définition puisse s'appliquer aux actes de tortures commis durant la guerre d'Algérie, elle ne pourrait pas pour autant être invoquée à leur encontre, en application du principe de non-rétroactivité de la loi pénale.

Ce problème de prescription peut-il être surmonté lorsque les victimes ont disparues, en faisant valoir que le délit se poursuit car les corps n'ont pas été retrouvés ? La réponse est sans doute négative car, en toute hypothèse, les condamnations prononcées et les faits eux-mêmes datant de la guerre d'Algérie ont tous été amnistiés (11).

Comme on l'a vu, plusieurs plaintes ont néanmoins été déposées après la publication du livre du général Aussaresses. Il est désormais acquis que celui-ci comparaîtra devant un tribunal, ne serait-ce que pour apologie de crimes de guerre. Mais, compte tenu des obstacles juridiques précités et sous réserve d'une éventuelle évolution de la jurisprudence, il est peu probable que les exigences de vérité et de justice puissent se rejoindre davantage. D'ores et déjà, le parquet de Paris et le juge d'instruction saisi de l'affaire ont refusé d'instruire les plaintes pour crimes contre l'humanité déposées, notamment, par la Fédération internationale des droits de l'homme (FIDH) et le mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (MRAP).

Ce travail doit-il alors relever d'une commission d'enquête parlementaire, comme le demande M. Jean-Pierre Brard ? Il n'est pas nécessairement incongru que, parfois, le Parlement s'intéresse à la lecture de l'histoire : ainsi, s'agissant de l'Algérie, une loi a consacré, il y a deux ans à peine, le terme de « guerre » pour qualifier ces événements qui, officiellement, n'avaient consisté qu'en des opérations de « maintien de l'ordre » (12). Mais, de façon générale, la fonction du Parlement est bien de faire des lois et de contrôler l'action du gouvernement ; elle n'est pas d'établir une lecture officielle de l'histoire de notre pays. Au demeurant, la reconnaissance politique des faits visés par M. Jean-Pierre Brard dans sa proposition de résolution ne passe pas nécessairement par la constitution d'une commission d'enquête : le discours précité prononcé par le Premier ministre le 4 novembre 2000 participe également de cette démarche, ainsi que la publication du présent rapport qui confirme les faits auxquels il est fait référence. Au-delà, comme l'écrivait récemment Robert Badinter dans Le Nouvel Observateur : « L'heure est aujourd'hui aux historiens ».

Plus que les juges ou les hommes politiques, les historiens sont, en effet, les mieux placés pour poursuivre ce débat et porter un regard objectif sur les faits, envisagés dans leur ensemble et dans leur contexte. Leur légitimité était ainsi justifiée, récemment, par Pierre Vidal-Naquet : « Ces hommes et ces femmes sont capables de croiser les sources, les témoignages bien sûr, mais aussi les documents d'archives, français ou algériens, de les faire parler les uns par les autres, de susciter les interrogations et les dialogues » (13). Sans doute ce jugement a-t-il été conforté par le travail considérable réalisé, à la fin de l'année 2000, par une jeune historienne, sur « L'utilisation de la torture par l'armée française dans la répression du nationalisme algérien », dans le cadre d'une thèse de doctorat : plusieurs années de recherche et, au final, une étude exhaustive, à caractère scientifique, qui souligne également que l'usage de la torture en Algérie par l'armée française était répandu et qu'il peut être considéré comme un élément du système colonial et de la vision du monde qui en résulte (14). Faut-il aller plus loin en envisageant la constitution formelle d'un comité d'historiens ? Est-ce au gouvernement d'en prendre l'initiative ? Toutes les hypothèses sont envisageables mais ces questions sont, finalement, secondaires.

Le plus important, en effet, est d'admettre la légitimité, évidemment, mais également la nécessité de la démarche des historiens et de faciliter leurs recherches, en particulier en leur permettant d'accéder sans restriction aux archives de l'époque. A cet égard, le premier ministre s'était engagé, dès le 28 novembre 2000, à l'Assemblée nationale, au nom du gouvernement, « à favoriser un tel travail scientifique et historique ».

En principe, toutes les archives publiques sont accessibles au terme d'un délai de trente ans : la plus grande partie des documents afférents à la guerre d'Algérie est donc ouverte au public depuis 1992. Mais l'article 7 de la loi du n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les archives porte ce délai à soixante ans pour les documents qui contiennent des informations mettant en cause la vie privée ou intéressant la sûreté de l'Etat ou la défense nationale : sur ces fondements, de nombreux dossiers ne peuvent donc toujours pas être consultés. Le débat qui s'est développé dans notre pays à propos de la torture en Algérie doit conduire le gouvernement à faire en sorte que l'ouverture des archives soit la plus large possible.

En attendant, la création d'une commission d'enquête parlementaire n'apparaît pas comme la solution la plus appropriée pour apporter une réponse aux questions évoquées et la rapporteure vous invite, en conséquence, à rejeter la proposition de résolution qui vous est soumise.

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* *

Plusieurs commissaires sont intervenus dans la discussion générale.

M. Jean-Pierre Brard a salué le travail documenté et précis de la rapporteure. Tout en déclarant partager son analyse, il a observé qu'il ne parvenait pas, cependant, à la même conclusion.

Il s'est félicité, en effet, que soit reconnue la nécessité de faire la lumière sur les pratiques attentatoires à la dignité humaine et aux valeurs républicaines et humanistes dont la France s'est rendue coupable en Algérie, quelques années seulement après la victoire contre le nazisme. Considérant, néanmoins, que ce devoir de mémoire ne pouvait être laissé aux seuls historiens, il a jugé que le Parlement se devait d'établir clairement pourquoi et comment un pays comme la France a pu glisser dans l'inhumanité et le non-droit. Il a estimé que les pratiques condamnables des militants du FLN ne la dispensaient pas de s'interroger sur ses propres actions, soulignant que celles-ci étaient indissociables de cette guerre coloniale qui, il y a quarante ans, a menacé à plusieurs reprises notre démocratie, jusqu'au putsch militaire qui est à l'origine de la Ve République. Il a jugé, au demeurant, que le Parlement, qui s'apprête à apprécier, au regard des libertés publiques et des droits de l'homme, l'éventualité d'autoriser la fouille des coffres des véhicules par la police pour lutter contre le terrorisme, ne pouvait, sans être incohérent avec lui-même, faire preuve d'indifférence à l'égard des atteintes portées à ces mêmes principes, il y a moins d'un demi-siècle.

M. Jean-Pierre Brard a souligné la gravité des faits visés par sa proposition de résolution, observant que ces dérives étaient effectivement antérieures au vote de la loi sur les pouvoirs spéciaux qui, en 1956, a étendu les prérogatives de l'armée et permis à la justice militaire d'écarter progressivement la justice civile. Il a indiqué que de nombreux documents d'archives datant, pour certains, de 1955, attestaient que les autorités politiques avaient donné aux militaires toute latitude pour mener une guerre totale et les avaient assurés d'une impunité protectrice au cas où ils commettraient des infractions « justifiées par les circonstances ».

Il a estimé que la représentation nationale devait assumer pleinement ses responsabilités politiques et historiques.

M. Michel Hunault a rendu hommage au travail de la rapporteure mais a tenu à réagir aux propos de M. Jean-Pierre Brard, en regrettant qu'au cours du débat, il n'ait pas été fait état des actes de torture et des violences dont ont été victimes les militaires français durant la guerre d'Algérie. Il a indiqué qu'il n'appartenait pas au Parlement d'établir une lecture officielle de l'histoire de notre pays, même si les déclarations du général Aussaresses lui ont inspiré du dégoût.

M. Bernard Derosier a déclaré que le sujet évoqué était particulièrement grave, en particulier pour ceux qui, comme lui, ont vécu ces événements en tant que soldat du contingent. Il a indiqué que, à l'image de beaucoup d'autres, il avait connu, à l'époque, une véritable crise de conscience, qui est encore présente dans son esprit plus de quarante ans après les faits.

Il s'est demandé si un travail parlementaire sur la question ne permettrait pas aux acteurs de la guerre d'Algérie de « faire le deuil » de ces événements et d'en dégager des leçons collectives, à partir des travaux réalisés par les historiens. Il a admis, toutefois, que, à quelques mois d'élections majeures pour notre pays et alors même que des poursuites judiciaires ont été engagées contre certains tortionnaires de la guerre d'Algérie, la création d'une commission d'enquête n'était pas nécessairement opportune. Il a toutefois regretté que cette initiative ne soit pas intervenue plus tôt et a espéré que le Parlement y reviendrait à l'occasion de la prochaine législature.

M. Bernard Roman, président, s'est félicité de la qualité des échanges qui se sont déroulés entre les différents intervenants sur un sujet qui touche à une période particulièrement difficile de l'histoire de notre pays.

*

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Conformément aux conclusions de la rapporteure, la Commission a rejeté la proposition de résolution n° 3215.

1 () Henri Alleg, Josette Audin, Simone de Bollardière, Nicole Dreyfus, Noël Favrelière, Gisèle Halimi, Alban Liechti, Madeleine Rebérioux, Laurent Schwartz, Germaine Tillion, Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet.

2 () Le Monde, 22 juin 2000.

3 () Le Monde, 11 novembre 2000.

4 () Général Bigeard, J'ai mal à la France, Editions du polygone, 2001.

5 () Général Aussaresses, Services spéciaux, Algérie 1955-1957, Perrin, 2001.

6 () On pourra également se reporter à l'interview donnée par le général Aussaresses au journal Le Monde le 23 novembre 2000, dans laquelle il admet avoir personnellement participé à 24 exécutions sommaires.

7 () Le Monde, 11 novembre 2000.

8 () Henri Alleg, La question, Editions de La Cité, 1958.

9 () Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la république, Editions de Minuit, 1972.

10 () Pierre Vidal-Naquet, « Algérie, du témoignage à l'histoire », Le Monde, 14 septembre 2001.

11 () Voir le décret du 22 mars 1962, les ordonnances du 29 juin et du 14 avril 1962, les lois du 23 décembre 1964, 17 juin 1966, 31 juillet 1968, 16 juillet 1974, 6 août 1981 et 3 décembre 1982.

12 () Loi n° 99-882 du 18 octobre 1999 relative à la substitution, à l'expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord », de l'expression « à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc ».

13 () Pierre Vidal-Naquet, « Algérie, du témoignage à l'histoire », op. cit.

14 () La thèse de Raphaëlle Branche a récemment été publiée sous le titre suivant : La torture et l'armée pendant la guerre d'Algérie, 1954-1962, Gallimard, 2001.