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le 15 janvier 2001

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N° 2855

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 10 janvier 2001.

RAPPORT

FAIT

AU NOM DE LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES (1) SUR LA PROPOSITION DE LOI, ADOPTÉE PAR LE SÉNAT, relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915,

PAR M. FRANÇOIS ROCHEBLOINE,

Député

--

(1) La composition de cette commission figure au verso de la présente page.

Voir les numéros :

Sénat : 60 et T.A. 22 (2000-2001)

Assemblée nationale : 2688

Droits de l'Homme et libertés publiques

M. François Loncle, président ; M. Gérard Charasse, M. Georges Hage, M. Jean-Bernard Raimond, vice-présidents ; M. Roland Blum, M. Pierre Brana, Mme Monique Collange, secrétaires ; Mme Michèle Alliot-Marie, Mme Nicole Ameline, M. René André, Mme Marie-Hélène Aubert, Mme Martine Aurillac, M. Édouard Balladur, M. Raymond Barre, M. Dominique Baudis, M. Henri Bertholet, M. Jean-Louis Bianco, M. André Billardon, M. André Borel, M. Bernard Bosson, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Hervé de Charette, M. Yves Dauge, M. Patrick Delnatte, M. Jean-Marie Demange, M. Xavier Deniau, M. Paul Dhaille, Mme Laurence Dumont, M. Jean-Paul Dupré, M. Charles Ehrmann, M. Jean-Michel Ferrand, M. Raymond Forni, M. Georges Frêche, M. Michel Fromet, M. Jean-Yves Gateaud, M. Jean Gaubert, M. Valéry Giscard d'Estaing, M. Jacques Godfrain, M. Pierre Goldberg, M. François Guillaume, M. Jean-Jacques Guillet, M. Robert Hue, Mme Bernadette Isaac-Sibille, M. Didier Julia, M. Alain Juppé, M. André Labarrère, M. Gilbert Le Bris, M. Jean-Claude Lefort, M. François Léotard, M. Pierre Lequiller, M. Alain Le Vern, M. Bernard Madrelle, M. René Mangin, M. Jean-Paul Mariot, M. Gilbert Maurer, M. Jean-Claude Mignon, Mme Louise Moreau, M. Jacques Myard, Mme Françoise de Panafieu, M. Étienne Pinte, M. Marc Reymann, M. Jean Rigal, M. François Rochebloine, M. Gilbert Roseau, Mme Yvette Roudy, M. René Rouquet, M. Georges Sarre, M. Henri Sicre, Mme Christiane Taubira-Delannon, M. Michel Terrot, Mme Odette Trupin, M. Joseph Tyrode, M. Michel Vauzelle.

SOMMAIRE

___

INTRODUCTION 5

I - LA RECONNAISSANCE PUBLIQUE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN
     DEPUIS LE VOTE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
7

A - LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN PAR PLUSIEURS       PARLEMENTS 7

B - LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN PAR LES EGLISES 8

C - DES POSITIONS MOINS RÉSERVÉES AU SEIN DE L'EXÉCUTIF EN FRANCE 8

II - LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN PAR LE SÉNAT :
     LA FIN D'UNE LONGUE ATTENTE
9

A - L'ATTITUDE INITIALE CRITIQUE DU SÉNAT 9

B - LE VOTE D'UNE NOUVELLE PROPOSITION DE LOI IDENTIQUE À CELLE
      DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE
10

C - DES DÉBATS AXÉS SUR LE RÔLE DU PARLEMENT 11

CONCLUSION 15

EXAMEN EN COMMISSION 17

Mesdames, Messieurs,

Lors d'une séance historique, le 29 mai 1998, l'Assemblée nationale adoptait à l'unanimité une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Chacun se souvient de l'émotion qui saisit l'hémicycle et le public lors de ce débat de très haute tenue.

Le rapporteur de cette proposition de loi, M. René Rouquet a démontré que les massacres des Arméniens de l'Empire ottoman avaient constitué le premier génocide du XXème siècle. Ainsi après les rafles d'intellectuels écrivains, poètes, journalistes, médecins, écrivains, savants et prêtres arméniens les plus en vue de Constantinople et leur élimination, l'enchaînement inexorable des faits a conduit au massacre de la population arménienne vivant dans l'empire ottoman. Une loi édictée le 27 mai avait légalisé la violence contre les Arméniens. Les opérations à grande échelle ont d'abord touché les provinces orientales de l'Arménie historique pour s'étendre à partir d'août 1915 à tout l'Empire ottoman à l'exception de Smyrne et Constantinople. Quels que soient les lieux les opérations étaient savamment orchestrées et supervisées par une organisation spéciale formée par le noyau dur du parti "Union et Progrès" comme le confirme en 1919 le procès de Constantinople.

Notables et responsables politiques arméniens des villes et villages furent arrêtés, accusés de participer à un vaste complot, sommés, souvent sous la torture, de livrer armes et déserteurs. Femmes, enfants, vieillards, organisés en convois furent déportés, à pied ou dans des wagons à bestiaux. En cours de route, les convois ont été décimés par les pillards, les conditions extrêmement rudes du voyage et les exécutions sommaires. Les déserts de Mésopotamie et de Syrie furent le tombeau de ces colonies de déportés. Les récits et témoignages du calvaire de ces survivants, majoritairement des femmes et des enfants, sont particulièrement horribles. La déportation fut en soit une mise à mort. Lorsque l'année 1916 s'achèva, le génocide des Arméniens de l'Empire ottoman était pratiquement consommé. Sur 1.800.000 Arméniens vivant dans l'Empire, 600.000 avaient été assassinés sur place, 600.000 au cours de leur déportation, soit 1.200.000 morts ; 200.000 se réfugièrent dans le Caucase, 100.000 furent été victimes d'enlèvements, 150.000 survécurent dans des camps à la déportation et 150.000 seulement échappèrent à la déportation.

Le caractère massif, planifié et ciblé de ces massacres démontre amplement qu'il s'agit d'un génocide, le premier du XXème siècle qui préfigure la Shoah. Les massacres systématiques d'hommes de femmes et d'enfants sont commis au nom de leur appartenance ethnique ce qui correspond à la définition juridique du génocide, donnée une première fois en 1943 par le juriste polonais Raphaël Lemkin : "par génocide, nous voulons dire la destruction d'une nation ou d'un groupe ethnique (...). En général, le génocide ne veut pas dire nécessairement la destruction immédiate d'une nation. Il signifie plutôt un plan coordonné d'actions différentes qui tendent à détruire les fondations essentielles de la vie des groupes nationaux, dans le but de détruire ces groupes mêmes."

Les textes internationaux article 6 c de la Charte du Tribunal militaire international de Nuremberg, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, comme le Statut de la Cour Pénale Internationale du 17 juillet 1998 et l'article 211-1 du code pénal français se réfèrent à cette définition. Ils confèrent au crime de génocide un caractère imprescriptible qui interdit l'oubli.

Depuis le vote historique de l'Assemblée nationale le génocide arménien a été reconnu par de nombreuses instances. Le Sénat passant outre certaines critiques, s'est après une trop longue hésitation rallié à la position prise par l'Assemblée nationale.

I - LA RECONNAISSANCE PUBLIQUE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN DEPUIS LE VOTE DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Les travaux des tribunaux pénaux internationaux pour le Rwanda et l'ex-Yougoslavie , la signature du Statut de la Cour Pénale Internationale ont souligné l'absolue nécessité de lutter et contre l'impunité et contre l'oubli des génocides et crimes contre l'humanité.

On sait maintenant plus que jamais que nier l'existence d'un génocide c'est tuer une seconde fois les victimes et donc raviver la douleur des survivants et de leurs descendants. C'est pourquoi la reconnaissance du génocide arménien a progressé comme en témoigne la publication fin 1999 des actes du colloque sur l'actualité du génocide des Arméniens qui s'est tenu à la Sorbonne en avril 1998.

A - La reconnaissance du génocide arménien par plusieurs parlements

Le Sénat belge et le Sénat argentin ont reconnu le génocide arménien respectivement en mars et avril 1998 pratiquement au même moment que l'Assemblée nationale, répondant sans doute à la requête du Président de la République arménienne M. Robert Kotcharian. Celui-ci avait solennellement demandé le 30 mars 1998 la reconnaissance internationale du génocide en expliquant "Il n'est pas la tragédie d'un seul peuple mais celle de l'humanité toute entière".

Début novembre 2000, un projet de résolution sur le "génocide des Arméniens de l'Empire ottoman entre 1915 et 1923" a été présenté devant la Chambre des Représentants du Congrès américain. Elle aurait probablement été adoptée si le Président Clinton n'avait pas exercé des pressions sur certains membres du Congrès au nom des intérêts nationaux américains. Cette résolution pourrait revenir en discussion prochainement.

Fidèle à la résolution du 18 juin 1987 reconnaissant le génocide arménien, le Parlement européen a réaffirmé ce principe par le vote le 15 novembre 2000 d'une résolution sur le rapport concernant les progrès réalisés par la Turquie sur la voie de l'adhésion dont le rapporteur était M. Philippe Morillon. Le paragraphe 10 de cette résolution "invite le Gouvernement turc et la Grande Assemblée Nationale turque à accroître leur soutien à la minorité arménienne - qui représente une part importante de la société turque - notamment par la reconnaissance publique du génocide que cette minorité avait subi avant l'établissement d'un Etat moderne en Turquie". La résolution du Parlement européen va très loin puisqu'elle lie l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne à la reconnaissance du génocide arménien. Le 17 novembre 2000, la Chambre des Députés du Parlement italien a adopté une résolution reprenant les termes de celle du Parlement européen. A la même période le génocide arménien a été évoqué par les Eglises.

B - La reconnaissance du génocide arménien par les Eglises

Le Pape Jean Paul II et le Catholicos Karenine II ont évoqué le génocide des Arméniens du début du XXème siècle dans une déclaration commune qui faisait suite à leur rencontre au Vatican les 14 et 15 novembre 2000. Ils ont souligné que "le génocide arménien avait été le prélude des horreurs qui ont suivi, les deux guerres mondiales, d'innombrables conflits régionaux et des campagnes d'extermination délibérément organisées, qui ont supprimé des fidèles". Cette référence au génocide arménien replacé dans une perspective historique constitue une novation pour le Saint Siège.

C - Des positions moins réservées au sein de l'exécutif en France

Malgré la position très réticente adoptée par l'exécutif français sur la proposition de loi reconnaissant le génocide arménien, on note un infléchissement récent. Certes le terme génocide n'a été employé récemment ni par le Président de la République, ni par le Premier Ministre malgré leurs engagements respectifs auprès de la communauté arménienne pendant les campagnes présidentielle et législative mais certaines déclarations sont plus nuancées.

Ainsi le 10 mars 2000 le Premier ministre Lionel Jospin dans un courrier adressé au Président du Comité de défense de la Cause arménienne (CDCA) écrivait que le vote de l'Assemblée nationale du 29 mai 1998 n'était pas un acte d'accusation mais un acte de paix contrairement au point de vue de l'Elysée et du Quai d'Orsay.

Le 30 juin 2000 à l'issue d'un entretien avec son homologue arménien le Président Robert Kotcharian, le Président Jacques Chirac a évoqué la question du génocide en ces termes : "je connais parfaitement l'importance que les autorités arméniennes et la communauté arménienne attachent à juste titre à ce problème. Je n'ai pas besoin de vous dire que je le comprends parfaitement, d'autant que la communauté, en France comme dans d'autres pays, est composée par les descendants directs des victimes."

Pourtant le vote historique de l'Assemblée nationale restait sans lendemain, le Gouvernement, s'en remettant à la sagesse du Sénat, ne demandait pas l'inscription de la proposition de loi à l'ordre du jour prioritaire du Sénat.

II - LA RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN PAR LE SÉNAT : LA FIN D'UNE LONGUE ATTENTE

La proposition de loi votée par l'Assemblée nationale n'a jamais pu être formellement examinée par le Sénat en raison de la position critique à l'égard de ce texte de la Conférence des Présidents. Mais l'obstination de sénateurs appartenant à chacun des groupes politiques du Sénat permit par l'utilisation de la procédure de discussion immédiate le vote d'une nouvelle proposition de loi au dispositif identique à celle votée par l'Assemblée nationale.

A - L'attitude initiale critique du Sénat

La Conférence des Présidents relayant la Commission des Affaires étrangères du Sénat a refusé d'inscrire à l'ordre du jour la proposition de loi de l'Assemblée nationale en se fondant sur des arguments diplomatiques et juridiques peu convaincants au regard des enjeux éthiques d'un tel texte. Il est rapidement apparu que le Gouvernement se contenterait de transmettre au Sénat la proposition de loi adoptée par l'Assemblée nationale sans en demander l'inscription à l'ordre du jour prioritaire du Sénat. Aussi appartenait-il à celui-ci de décider lui-même de la date de son éventuel examen.

La Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat a donc interrogé le ministre des Affaires étrangères M. Hubert Védrine le 17 mars 1999. Celui-ci a qualifié la tragédie de 1915 de "massacres abominables" "d'atrocités", "d'une barbarie programmée" qui marquent "de manière indéniable l'Histoire" alors qu'en septembre 1983, comme conseiller technique du Président François Mitterrand, il la qualifiait de génocide dans une lettre adressée au collectif des femmes arméniennes. M. Hubert Védrine a justifié le refus du Gouvernement d'inscrire la proposition de loi à l'ordre du jour du Sénat par des raisons d'opportunité. Il a craint que "son adoption serve avant tout ceux que tentent le repli sur soi, le nationalisme autoritaire et la répudiation des valeurs de progrès et d'ouverture." Il a estimé qu'un tel vote ne servirait pas les objectifs de la France de voir cesser les antagonismes existants de la Méditerranée à la Caspienne et a rappelé que ni le Gouvernement, ni le Président de la République ne pensaient qu'il appartient à la loi de proclamer la vérité sur cette tragédie historique.

Influencée par le ministre des Affaires étrangères s'exprimant au nom du Gouvernement et du Président de la République, la Conférence des Présidents du Sénat du 23 mars 1999 décidait de ne pas inscrire la proposition de loi à l'ordre du jour en prétextant les premiers bombardements sur Belgrade. De même un an plus tard, le 22 février 2000, cette même instance par 15 voix contre 6 prenait une décision identique. Elle justifiait ainsi sa position dans un communiqué de presse "la Conférence des Présidents n'a pas estimé opportun d'inscrire la discussion de la proposition de loi sur le génocide à l'ordre du jour des travaux du Sénat. Elle a considéré que la Constitution n'autorise par le Parlement à qualifier l'Histoire ; que ni le Président de la République, ni le Gouvernement ne souhaitaient la discussion de cette proposition de loi qui risque de contrarier le processus de réconciliation en _uvre dans les Etats du Caucase du Sud".

Dès lors, le dépôt d'une nouvelle proposition de loi s'imposait afin de pouvoir passer outre les refus répétés de la Conférence des Présidents du Sénat d'inscrire la proposition de loi de l'Assemblée nationale à l'ordre du jour du Sénat.

B - Le vote d'une nouvelle proposition de loi identique à celle de l'Assemblée nationale

Le 21 mars 2000 le Sénat est appelé à se prononcer sur la procédure de mise en discussion immédiate d'une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915 déposée par MM. Gilbert Chatroux (Soc) et Robert Bret (CRC) . Mais par 172 voix contre 130 les sénateurs refusent la mise en discussion immédiate de la proposition en se basant sur les arguments diplomatiques et juridiques énoncés précédemment.

Le 3 octobre 2000, la Conférence des Présidents du Sénat décide de conditionner l'inscription à l'ordre du jour de la proposition de loi aux explications du ministre des Affaires étrangères qui devant la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat indique que le Gouvernement n'entendait pas demander l'inscription du texte à l'ordre du jour prioritaire du Sénat, celui-ci étant libre de l'inscrire à son ordre du jour complémentaire.

Le 27 octobre 2000, MM. Jean-Claude Gaudin (RI), Jacques Pelletier (RDSE), Bernard Piras (Soc), Robert Bret (CRC), Michel Mercier (UC) et Jacques Oudin (RPR) déposent une nouvelle proposition identique à celle adoptée par les députés disposant que "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915". C'est ce texte qui sera examiné lors de la demande de discussion immédiate du 7 novembre 2000. C'est la première fois que des sénateurs de tous les groupes parlementaires de la Haute Assemblée déposent de concert une proposition de loi. Une telle initiative est lourde de symboles.

C - Des débats axés sur le rôle du Parlement

Les débats du Sénat n'ont pas reflété les clivages politiques traditionnels ; en revanche deux conceptions du rôle du Parlement et du devoir de mémoire se sont opposés. Contrairement à l'Assemblée nationale la proposition de loi reconnaissant le génocide arménien n'a pas été adoptée à l'unanimité, 40 sénateurs ayant voté contre.

Aucun des orateurs hostiles au vote de la proposition de loi n'a émis de doute sur la réalité du génocide arménien de 1915. Ces derniers se sont interrogés sur le bien fondé d'une telle démarche au regard des intérêts de la paix dans le Caucase et ont rappelé l'importance des travaux du groupe de Minsk au sein duquel la France comme la Russie et les Etats-Unis s'efforcent de promouvoir une solution pacifique. Selon ces orateurs les timides ouvertures diplomatiques entre la Turquie et l'Arménie souffriront grandement des tentatives de cette dernière d'obtenir des Parlements nationaux la reconnaissance juridique du génocide. Ces positions certes légitimes ne résistent pas à l'examen dès lors que le Président de la République arménienne considère la reconnaissance du génocide par la Turquie comme nécessaire à l'établissement de relations bilatérales apaisées entre ces deux Etats.

L'effet négatif du vote de cette proposition de loi sur les relations bilatérales franco-turques a été également invoqué pour justifier le refus de voter ce texte. Certes nul n'ignore l'hostilité viscérale de la Turquie à toute reconnaissance du génocide arménien alors même qu'en 1919 et 1920 la cour militaire ottomane a jugé et puni les coupables de ce crime et que la Turquie moderne n'est nullement coupable de cette tragédie. Il ne s'agit donc en aucun cas en votant un tel texte de mettre en cause la Turquie d'aujourd'hui qui souhaite entrer dans l'Union européenne et qui devra progressivement réformer ses institutions en ce sens. Comme d'autres pays membres de l'Union européenne, il lui faudra réfléchir elle-même sur les périodes douloureuses de son histoire. A cet égard, les pressions qu'elle a exercées, et exerce encore à ce jour, à l'encontre des parlementaires favorables à l'adoption de ce texte sont contre-productives ; tôt ou tard, la Turquie devra relire les pages sombres de son histoire.

D'après M. Alexis Govciyan, Président du Comité du 24 avril et le Dr Kevork Kepenekian, membre du Bureau du Comité de Défense de la cause arménienne (CDCA), entendus le 9 janvier dernier par votre Rapporteur, la reconnaissance du génocide arménien par les Etats membres de l'Union européenne devrait encourager le développement des forces démocratiques en Turquie. Elle constitue un préalable à l'instauration de la paix dans le Caucase. Falsifier la mémoire entrave le deuil et nuit aux tentatives de réconciliation.

Plusieurs sénateurs se sont interrogés sur la constitutionnalité du dispositif de la proposition de loi et plus généralement sur la qualification de l'Histoire par le Parlement. Certes la formulation du dispositif "la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915" a un caractère déclaratif puisqu'aucune sanction n'est prévue en cas de négation du génocide arménien. Selon MM. Govciyan et Kepenekian, le dispositif de ce texte démontre l'existence d'une volonté politique plus que juridique d'accomplir un devoir de mémoire. Son caractère déclaratif satisfait la communauté arménienne de France qui n'a pas l'intention de s'en prévaloir pour obtenir des réparations en France. Elle pourrait comme le soulignait à l'époque M. Jack Lang alors Président de la Commission des Affaires étrangères, constituer un précédent intéressant pour l'institution parlementaire qui s'est vue privée du droit de voter des résolutions. Faudrait-il comme votre rapporteur et plusieurs collègues d'autres groupes politiques le préconisaient lors des débats à l'Assemblée nationale sanctionner pénalement la négation du génocide arménien en réformant la loi Gayssot ? La question mériterait d'être posée si la constitutionnalité de ce texte venait à être contestée.

Quant aux arguments déniant au Parlement le droit de qualifier l'histoire, ils sont très surprenants au regard des pouvoirs de contrôle du parlement et de textes adoptés récemment telle la loi n° 98-82 du 18 octobre 1999 relative à la substitution à l'expression "d'opérations effectuées en Afrique du Nord" de l'expression "à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc". Au nom de quel interdit refuser aux parlementaires le droit de qualifier l'histoire en se fondant sur des travaux de recherches alors qu'ils sont systématiquement sollicités pour le faire dans bien d'autres domaines.

On ne compte plus les commissions d'enquête et les missions d'information qui les ont conduit à interpréter le travail des experts et à les interroger. Or ceux-ci ont montré que le massacre de la population arménienne de l'Empire ottoman en 1915 est le premier génocide du XXème siècle dont le déni pèse lourdement sur les descendants des victimes et dont l'oubli n'est pas étranger au drame de la Shoah. "Qui donc parle encore de l'extermination des Arméniens ?" déclarait Adolf Hitler devant les chefs militaires du troisième Reich réunis à l'Obersalzberg le 22 août 1939 pour justifier à l'avance ces crimes.

CONCLUSION

Il appartient à l'Assemblée nationale de se prononcer une nouvelle fois sur le principe de la reconnaissance publique du génocide arménien de 1915 qu'elle a déjà voté pour lui conférer la force d'une loi. Elle ne peut se déjuger en raison de la force symbolique et pédagogique d'un tel texte.

En procédant ainsi elle permet au Parlement de participer pleinement à la lutte contre l'oubli et au devoir de mémoire. De nos jours on mesure mieux ce qu'il en coûte aux Etats et aux populations concernées d'occulter les périodes noires de leur histoire. La reconnaissance des crimes commis demeure le préalable à la réconciliation durable des peuples.

Le devoir de mémoire s'est progressivement imposé en France, le Président de la République a donné l'exemple en 1995 à propos de la rafle du Vel d'Hiv, le Premier ministre l'a publiquement évoqué à propos de l'utilisation de la torture pendant la guerre d'Algérie.

La reconnaissance du génocide arménien par le Parlement participe à ce devoir de mémoire. Hommage est ainsi rendu aux victimes de cette tragédie.

EXAMEN EN COMMISSION

La Commission a examiné le présent projet de loi au cours de sa réunion du mardi 10 janvier 2001.

Après l'exposé du Rapporteur, le Président François Loncle a remercié le Rapporteur pour la qualité de son exposé et pour avoir rappelé que déjà, en mai 1998, l'Assemblée nationale avait adopté à l'unanimité une proposition de loi identique à celle adoptée par le Sénat le 7 novembre 2000 par 164 voix contre 40 et 4 abstentions soumise aujourd'hui à la Commission. Il a ajouté que, dès le lendemain de ce vote, le Président de la République et le Gouvernement avaient publié un communiqué conjoint, déclarant que "la France souhaite continuer à entretenir et à développer avec la Turquie des relations de coopération étroite dans tous les domaines". Le vote du Sénat "intervenu à l'initiative du pouvoir parlementaire et qui relève de sa responsabilité, ne constitue pas une appréciation sur la Turquie d'aujourd'hui".

Selon lui, le Sénat n'ayant pu reprendre le texte voté à l'unanimité par l'Assemblée nationale, il avait du déposer une proposition de loi identique qui revient aujourd'hui devant l'Assemblée, ce qui pouvait poser un problème de procédure ou de forme à certains parlementaires.

Il a fait savoir que les pressions turques dont la Commission des Affaires étrangères avait été l'objet ces dernières 48 heures étaient sans précédent et a indiqué qu'il recevrait prochainement une délégation de parlementaires turcs.

M. René Rouquet s'est félicité que le rapport de M. François Rochebloine soit le terme d'une longue marche. Il a rendu hommage à la sagesse du Parlement qui permet, 85 ans après les faits, de régler cette douloureuse question. Considérant que l'adoption à l'unanimité du texte de l'Assemblée nationale était déjà symbolique, il a salué l'entente des six groupes politiques du Sénat, même s'il a toujours estimé qu'un tel sujet n'était pas de caractère politique.

Il a observé que les autorités arméniennes avaient beaucoup évolué ces dernières années puisque le Président Robert Kotcharian rappelle aujourd'hui à chaque rencontre le génocide et en fait un préalable à toute avancée en quelque matière que ce soit. Il a évoqué la mémoire de toutes les victimes qui n'ont pas pu voir le peuple français reconnaître à travers son Parlement le premier grand massacre du siècle. Il a souligné l'unité de la diaspora arménienne en France.

M. René Mangin a estimé que le geste fort du Sénat et de l'Assemblée nationale aurait dû permettre à la Turquie de se ressaisir et de mieux comprendre la démarche de la France. Il a regretté que la diplomatie européenne ou française n'ait pas su suffisamment tôt saisir l'opportunité d'une "reconnaissance à la Cheysson", et que les Gouvernements n'aient pas accompli cette démarche.

D'après lui, même si ce texte n'ajoute rien, il convient de le voter. La Turquie n'a pas besoin de leçons de morale mais d'un souffle démocratique.

M. Jean-Bernard Raimond a expliqué que le retour de ce texte devant l'Assemblée nationale avait le mérite de permettre la promulgation de la loi. Cette séance est donc de toutes la plus importante.

Selon lui, même si le principe de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne ne fait pas l'unanimité, il est cependant certain que la reconnaissance par la Turquie de son histoire est le préalable à son entrée dans l'Union. Cette démarche devrait sensibiliser le gouvernement turc et le faire évoluer sur le plan des droits de l'Homme.

Mme Bernadette Isaac-Sibille s'est déclarée satisfaite que la proposition ne comporte qu'un article unique. Bien qu'étant impliquée dans de nombreuses actions en faveur de l'Arménie, elle a déclaré s'abstenir de voter la présente proposition de loi estimant qu'il convient de rassembler, non de diviser. Si la Turquie exerce des pressions sur le plan économique, d'autres ne s'en privent pas non plus, or le point de vue économique ne doit pas prévaloir sur les droits de l'Homme. Beaucoup d'entreprises françaises s'inquiètent des retombées de cette reconnaissance officielle et en particulier le Président de Renault, qui est fort présente en Turquie. Cette loi aura des conséquences sur l'économie et sera source de grosses difficultés dans le futur alors que le génocide a eu lieu sous un gouvernement turc fort différent de l'actuel.

Le Président François Loncle a observé que, le 8 novembre 2000, soit le lendemain du vote par le Sénat, Ankara avait donné sa version des événements de 1915 mais en des termes peu satisfaisants. Cependant, des historiens turcs ont évolué positivement. Dans l'avenir, la Turquie évoluera, comme en témoignent les propos d'un historien turc, M. Halil Berktay, cités dans l'Express le 9 novembre 2000, à qui l'on demandait si le tabou de la question arménienne tombera un jour en Turquie : "Nous y parviendrons si nous vivons dans une société libre. Ce n'est qu'à cette condition que nous pourrons affronter la réalité des horreurs de 1915. Nous devons mûrir psychologiquement, car nous n'avons aucune chance de convaincre le monde de notre version des faits."

M. François Rochebloine a estimé qu'il ne fallait pas laisser se constituer des précédents fâcheux en différant l'adoption de propositions de loi qui font consensus.

Il a rappelé le caractère symbolique du vote à l'unanimité du texte par l'Assemblée en présence d'une centaine de députés. Selon lui, ce texte ne cherche pas à diviser bien au contraire. La diplomatie française aurait peut être gagné en efficacité en exerçant des pressions sur la Turquie pour qu'elle reconnaisse le génocide se faisant ainsi du bien à elle-même et s'ouvrant par là même les portes de l'Union européenne.

Il a soutenu que les droits de l'Homme passaient avant les intérêts économiques. D'ailleurs avant le vote historique de l'Assemblée nationale des menaces de représailles économiques avaient déjà été proférées par les autorités turques, qui continuent dans cette voie contre-productive. Il a regretté l'attitude négationniste qui prévaut en Turquie.

Suivant les conclusions du Rapporteur, la Commission a adopté la proposition de loi (no 2688), sans modification.

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La Commission vous demande donc d'adopter, sans modification, la présente proposition de loi.

2855 - Rapport de M. François Rochebloine : reconnaissance du génocide arménien (commission des affaires étrangères)


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