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Edition J.O. - débats de la séance
Articles, amendements, annexes

Assemblée nationale
XIVe législature
Session ordinaire de 2012-2013

Compte rendu
intégral

Première séance du jeudi 6 juin 2013

SOMMAIRE ÉLECTRONIQUE

SOMMAIRE


Présidence de M. Marc Le Fur

1. Neutralité religieuse dans les entreprises et les associations

Discussion d'une proposition de loi

Présentation

M. Éric Ciotti, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social

Discussion générale

M. Jacques Myard

M. Arnaud Richard

M. Sergio Coronado

Mme Annick Girardin

Mme Colette Capdevielle

M. Luc Chatel

M. Jean Glavany

M. Gilbert Collard

M. Guillaume Larrivé

Mme Cécile Untermaier

Mme Elisabeth Pochon

M. Daniel Vaillant

M. Éric Ciotti, rapporteur

Discussion des articles

Article 1er

Mme Arlette Grosskost

Mme Marie-Anne Chapdelaine

Mme Véronique Louwagie

Amendement no 1

Article 2

Mme Arlette Grosskost

M. Jean-Frédéric Poisson

Amendement no 2

Après l’article 2

Amendement no 3

Suspension et reprise de la séance

2. Rétroactivité des lois fiscales

Discussion d'une proposition de loi constitutionnelle et d'une proposition de loi organique

Présentation commune

M. Olivier Dassault, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social

Discussion générale commune

M. Bernard Accoyer

M. Paul Molac

Mme Annick Girardin

3. Ordre du jour de la prochaine séance

Présidence de M. Marc Le Fur
vice-président

M. le président. La séance est ouverte.

(La séance est ouverte à neuf heures trente.)

1

Neutralité religieuse dans les entreprises
et les associations

Discussion d’une proposition de loi

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi de M. Christian Jacob et de plusieurs de ses collègues, relative au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations (nos 998,1084).

Présentation

M. le président. La parole est à M. Éric Ciotti, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. Éric Ciotti, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, dans son article 1er, la Constitution proclame que la République française est laïque, et qu’elle respecte toutes les croyances. Autrement dit, c’est bien parce qu’elle est laïque que la République respecte toutes les croyances. Le principe de laïcité est donc l’un des principes organisateurs majeurs de notre pays.

Cette laïcité à la française est le résultat d’une longue histoire qui n’a pas été simple. Si nous sommes, heureusement, aujourd’hui bien loin des affrontements du début du XXe siècle, certains développements récents de la pratique religieuse dans notre pays posent de nouvelles questions auxquelles il est de notre devoir de répondre. Il en va de la cohésion de notre société.

Nombre de nos concitoyens ont le sentiment, devant la multiplication des atteintes au principe de laïcité, d’un certain recul de notre unité nationale. Il faut le dire et le répéter : sans le respect du principe de laïcité, il ne peut y avoir dans notre pays de cohésion nationale. Sans le respect du principe de laïcité, il ne peut exister d’espace commun où les femmes et les hommes laissent de côté leurs différences pour se parler, se comprendre et, tout simplement, vivre ensemble.

Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs tout dit lorsqu’il a rapproché, dans sa décision du 19 novembre 2004, l’idée de laïcité de celle d’effectivité de la loi commune, interdisant à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes.

La laïcité n’est donc pas un facteur de division mais bien au contraire de rassemblement. Elle n’impose pas de reniement. Elle demande simplement aux uns et aux autres d’accepter de faire ces concessions qui sont indispensables à l’existence d’une vie harmonieuse en société.

Les inquiétudes de nos compatriotes ne doivent pas être ignorées. C’est la raison pour laquelle nous devons faire évoluer les conséquences que nous tirons du principe de laïcité au même rythme que la société, de façon à apporter des solutions adaptées à mesure que les problèmes se posent.

C’est ce que nous avons fait, collectivement, en 2004, en interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école. C’est également ce que nous avons fait en 2010 en interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Le Gouvernement et le Parlement de l’époque ont été systématiquement au rendez-vous des attentes des Français en exprimant leur attachement aux valeurs de la République et de la laïcité, en refusant de céder au repli sur soi et aux communautarismes.

Les récentes décisions de la Cour de cassation ont montré toute l’acuité du débat en nous incitant à prendre une nouvelle fois nos responsabilités en la matière. Par deux décisions du 19 mars 2013 –« Caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis » et « Baby Loup » – la chambre sociale de la Cour de cassation a précisé les limites de la liberté d’exprimer ses opinions religieuses dans le monde du travail.

Dans le premier arrêt, la haute juridiction étend l’obligation de neutralité à l’ensemble des personnes privées chargée d’une mission de service public. Dans le même temps, par le second arrêt, la Cour de cassation a jugé illégal le licenciement d’une salariée de la crèche associative Baby Loup, située dans les Yvelines, au motif qu’elle a refusé d’ôter son voile sur son lieu de travail. La haute juridiction a dit pour droit que, dès lors que cette association ne gérait pas un service public, une clause générale de laïcité et de neutralité prévue par ses statuts applicable à tous les salariés n’était pas justifiée par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché selon les deux critères établis en la matière par la jurisprudence.

C’est donc le caractère général et imprécis de la restriction à la libre expression d’opinions religieuses sur le lieu de travail que la Cour de cassation a en l’espèce sanctionné. Mais cette décision pose en vérité de réelles questions à toute la société française.

Cette décision de justice a en effet été prise dans un contexte où les demandes à caractère religieux sur le lieu de travail augmentent, comme en témoigne une très récente étude de l’Observatoire du fait religieux en entreprise. Si les représentants du MEDEF que nous avons entendus lors des auditions ont souligné que les difficultés demeuraient quantitativement encore peu nombreuses et qu’elles se réglaient, la plupart du temps, de manière pragmatique, ils ont également souligné que le législateur avait tout intérêt à encadrer ces phénomènes « à froid » avant qu’ils ne prennent de l’ampleur.

Face à quelques-uns qui voudraient très clairement défier nos lois pour imposer un autre modèle de société, la République doit offrir un front uni. C’est un combat que doivent mener tous les républicains. C’est l’objet de cette présente proposition de loi déposée par Christian Jacob, François Fillon, Jean-François Copé et de très nombreux députés du groupe UMP.

Les Français ne s’y trompent pas car ils se déclarent à une écrasante majorité opposés au port de signes religieux ostensibles par des femmes travaillant dans des lieux privés accueillant du public.

Mme Elisabeth Pochon. C’est de la désinformation !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Selon un sondage, 84 % des personnes interrogées sont opposées au port de ces signes religieux. Ce chiffre montre un large soutien à notre volonté de légiférer. Et il ne s’agit pas, comme on l’a entendu, de légiférer sous le coup de l’émotion, ni d’adopter une loi de circonstance.

Une réflexion approfondie a été menée sur la question de la neutralité dans l’entreprise depuis dix ans. Le rapport de la commission Stasi de 2003 avait ainsi recommandé qu’au regard des difficultés que rencontrent certaines entreprises, une disposition législative permette au chef d’entreprise de réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux, pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale interne.

M. Laurent Wauquiez. Bien sûr !

M. Guillaume Larrivé. C’est nécessaire !

M. Laurent Wauquiez. Il ne faut pas laisser les chefs d’entreprise seuls !

M. Éric Ciotti., rapporteur. Le Haut conseil à l’intégration a émis un avis dont la finalité est identique. Il a proposé, en septembre 2011, que soit inséré dans le code du travail un article autorisant les entreprises à intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses dans l’entreprise – prières, restauration collective... – au nom d’impératifs tenant à la sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne.

M. Guillaume Larrivé. Absolument !

M. Philippe Vitel. Très bien !

M. Éric Ciotti, rapporteur. C’est également le sens de la pétition lancée par des élus et des intellectuels, publiée par Marianne, qui considèrent que c’est au législateur qu’il revient de combler ce vide juridique qui, menaçant gravement l’application de la laïcité, met en péril le vivre ensemble.

M. Olivier Dassault. Absolument !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Parmi les signataires, on retrouve de très nombreux parlementaires de l’opposition mais aussi de la majorité.

M. Laurent Wauquiez. Très juste !

M. Éric Ciotti, rapporteur. On retrouve le premier secrétaire du parti socialiste Harlem Désir, le président du parti radical de gauche Jean-Michel Baylet, mais aussi Mme Élisabeth Badinter et nombre d’entre vous, chez collègues, qui siégez sur les bancs de la majorité. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

Lors des auditions que nous avons conduites dans le cadre de la préparation de cette proposition de loi – certains députés de la majorité étaient d’ailleurs présents – nous a été décrite la situation terrifiante que connaît la crèche Baby Loup.

M. Arnaud Richard. Mais non!

M. Éric Ciotti, rapporteur. Ainsi, Mme Baleato, sa directrice, nous a informés que la crèche allait être obligée de quitter très prochainement le territoire où elle est implantée à la suite de pressions communautaires.

M. Laurent Wauquiez. C’est de la folie !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Mme Baleato nous a lancé un appel que je vous demande d’entendre : nous avons besoin que la République nous relégitime, a-t-elle dit, car l’arrêt de la Cour de cassation a ouvert la voie au communautarisme.

M. Laurent Wauquiez. Très juste !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Depuis cet arrêt, le personnel de la crèche et elle-même font l’objet de menaces récurrentes, de pressions et la tension est devenue extrême avec certains parents.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Tout de suite les grands mots !

M. Éric Ciotti, rapporteur. La directrice nous a indiqué très clairement qu’existait une volonté de substituer une crèche communautariste, confessionnelle, à cette structure associative dont le fondement était totalement laïc et qui reposait sur l’approche ouverte sur l’ensemble de la société de femmes issues de ce quartier.

Mme Cécile Untermaier. Un fait divers, une loi !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Voilà qui suffit à prouver qu’il est non seulement opportun mais surtout indispensable de légiférer.

Certains proposent d’attendre la réponse de l’Observatoire de la laïcité

M. Olivier Dassault. Il ne faut pas attendre !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Son président, Jean-Louis Bianco, que nous avons auditionné, a précisé que l’Observatoire ne s’était pas encore pleinement saisi de la question et qu’il ne donnerait pas son avis avant la fin de l’année. Or le Président de la République a souligné lui-même qu’il y avait urgence – ce sont exactement ses termes – et l’actuel ministre de l’intérieur, devant l’Assemblée nationale, a également indiqué, le 19 mars dernier, regretter la décision de la Cour de cassation – dans une approche assez originale, sur la forme, et même inédite il faut bien en convenir – qui constitue selon lui une « mise en cause de la laïcité ».

M. Jacques Myard. Très bien !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Nous avons donc tous les éléments à notre disposition. C’est désormais au législateur de prendre ses responsabilités, sans faux fuyant, sans faux alibi, avec courage. La République l’exige et le nécessite.

M. Jacques Myard. Oui !

M. Philippe Vitel. Exactement !

M. Éric Ciotti, rapporteur. La nécessité de légiférer étant posée, la solution consistant à permettre au chef d’entreprise de réglementer le port de signes religieux et les pratiques manifestant une appartenance religieuse sur le lieu de travail semble la plus pertinente et, de surcroît, la plus compatible avec la Constitution et les engagements internationaux de la France, au premier rang desquels la Convention européenne des droits de l’homme.

Dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel considère traditionnellement que toute limitation d’une liberté fondamentale doit être justifiée par une exigence constitutionnelle ou par un motif d’intérêt général.

M. Laurent Wauquiez. C’est le cas ici !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Or le principe de laïcité ne s’applique, vous le savez bien, qu’aux services publics. C’est la raison pour laquelle la présente proposition vise simplement à permettre aux entreprises qui le souhaitent d’encadrer la libre expression d’une appartenance religieuse sur le lieu de travail, de manière précise et proportionnée.

M. Laurent Wauquiez. Très bien !

M. Éric Ciotti, rapporteur. La Cour européenne des droits de l’homme a adopté une jurisprudence similaire en matière de libertés fondamentales, en considérant que la limitation d’une liberté doit poursuivre un but légitime, être prévue par la loi et être nécessaire dans une société démocratique.

M. le président. Merci de bien vouloir conclure, mon cher collègue.

M. Éric Ciotti, rapporteur. La présente proposition de loi vise donc à autoriser explicitement, dans le code du travail, des restrictions aux libertés individuelles. Il s’agit de réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse sur le lieu de travail.

Nous avons opté pour un dispositif pragmatique, qui laisse une liberté de choix aux chefs d’entreprise et aux partenaires sociaux. Enfin, nous avons accordé une portée générale au texte, pour éviter d’avoir à légiférer de nouveau si un cas similaire se produisait en dehors du secteur de la petite enfance, comme par exemple dans un établissement d’hébergement pour les personnes âgées ou dans une clinique.

M. le président. Merci, mon cher collègue.

Mme Cécile Untermaier. Oui, ça suffit !

Plusieurs députés du groupe SRC. C’est terminé !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Dans le cadre du dialogue social interne à l’entreprise, c’est une solution pragmatique, car elle ouvre une faculté d’organisation.

En conclusion, je souhaite que la proposition que nous avons l’honneur de présenter et que j’ai l’honneur de rapporter réponde de façon sereine, apaisée et consensuelle… (Rires et exclamations sur les bancs du groupe SRC.)

M. Jean Glavany. Le consensus est derrière vous !

M. Éric Ciotti, rapporteur. …au défi que les communautarismes lancent à la République, comme l’a fait notre loi de 2004, elle aussi consensuelle (Exclamations sur les bancs du groupe SRC), sur les signes religieux à l’école, ou encore celle de 2010 sur l’interdiction du voile intégral. J’ose espérer que la majorité se ravisera, après son vote négatif en commission…

M. le président. Veuillez terminer…

M. Éric Ciotti, rapporteur. …afin que nous puissions exprimer de façon unanime notre volonté de combattre tous les communautarismes, sans faiblesses ni concessions. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. Olivier Dassault. Très bien !

M. Laurent Wauquiez. Bravo !

M. le président. La parole est à M. le ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.

M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, lorsque fut votée la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905, un orateur, Aristide Briand, se singularisa.

M. Jacques Myard. Il en fut le rapporteur !

M. Michel Sapin, ministre. Il est connu pour ses multiples engagements : fervent défenseur des travailleurs et de la fondation d’un ministère du travail, artisan de la réconciliation avec l’Allemagne après la Grande guerre, il fut aussi l’un des inspirateurs de la loi de 1905. À cette tribune, il appela ses collègues à faire preuve de sang-froid et à résister à la surenchère.

Aristide Briand avait raison : la laïcité, c’est le sang-froid…

M. Laurent Wauquiez. Aristide Briand a agi, lui !

M. Michel Sapin, ministre. …c’est l’apaisement, c’est le calme d’une société certaine de ses valeurs, qui sait se tenir sur l’étroite ligne de crête de ce qui est juste. C’est la position qu’il nous incombe une fois encore, mesdames et messieurs les députés de droite et de gauche, d’adopter.

On doit comprendre, et on peut même partager, l’émoi suscité par l’arrêt « Baby Loup » rendu par la Cour de cassation et annulant le licenciement d’une salariée qui entendait porter le voile au travail.

M. Laurent Wauquiez. La vraie question est de savoir si cette décision est vraiment républicaine !

M. Michel Sapin, ministre. Mais on ne peut oublier qu’un autre arrêt, dit « Caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis », a été rendu le même jour…

M. Jean Glavany. Oui !

M. Michel Sapin, ministre. …qui conforte encore le principe d’une stricte neutralité des services publics et valide, cette fois-ci, le licenciement d’une salariée refusant d’ôter son voile. Cet arrêt s’inscrit dans une longue tradition de neutralité au sein du service public, avec une conception large, affirmée depuis longtemps par la jurisprudence.

Les arrêts « Baby Loup » et « Caisse primaire d’assurance maladie de Seine-Saint-Denis », qui ont été rendus le même jour, montrent justement la vitalité du principe de laïcité. Ils témoignent non pas d’un vide juridique ou d’une forme de laxisme, mais de la capacité des juges à apprécier chaque situation dans sa spécificité.

M. Jacques Myard. Et alors ?

M. Michel Sapin, ministre. Les institutions de notre pays n’ont donc pas failli.

J’en viens plus précisément à l’objet de votre proposition de loi, relative au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations. Nous sommes en l’occurrence au-delà du service public, et c’est un vrai sujet.

Oui, la question de la conciliation entre religion et vie de l’entreprise pose, depuis longtemps et aujourd’hui avec une acuité renouvelée. Des cas problématiques ont surgi, qui heurtent les consciences, comme celui de Baby Loup. Mais non, il n’y a pas de dérive à grande échelle dans le monde de l’entreprise, qui foulerait aux pieds le principe de laïcité.

M. Laurent Wauquiez. La laïcité est un principe, pas une exception !

M. Michel Sapin, ministre. Que cela soit dit, que les fantasmes soient dégonflés et que tous ceux qui souhaiteraient en faire un quelconque usage soient déboutés. Le cas de Baby Loup est loin d’être généralisé.

La représentation nationale, c’est d’abord et avant tout le retour à la raison, pas la fuite en avant. C’est la capacité de ne pas se laisser emporter par l’actualité et le cas particulier, mais d’apporter au contraire la sérénité et la hauteur de vue nécessaires à un débat qui les requiert.

M. Jacques Myard. J’espère que vous écrivez au crayon, car vous allez devoir gommer !

M. Michel Sapin, ministre. Je veux, à ce titre, vous remercier, tous autant que vous êtes, et quelles que soient les apostrophes qui peuvent parfois fuser un peu imprudemment.

M. Jacques Myard. Imprudemment ? C’est vous qui êtes imprudent, monsieur le ministre !

M. Michel Sapin, ministre. Les débats en commission ont fait montre, monsieur le rapporteur, de sérieux et de retenue, chacun veillant à ne pas instrumentaliser un problème qui se pose à tous les républicains. C’est l’honneur d’un Parlement, et j’espère que cela continuera dans cet hémicycle, que de pouvoir travailler en de telles dispositions.

Toutefois, l’argument que je viens d’avancer, selon lequel il s’agit d’un cas spécifique, n’est pas suffisant pour rejeter votre proposition de loi. Le propre d’un principe républicain, comme l’un d’entre vous l’a dit à l’instant, est de ne pas souffrir d’exception. La laïcité n’est pas à la carte, elle est tout entière et s’applique à chaque cas.

M. Daniel Vaillant. Très bien !

M. Michel Sapin, ministre. À la question de savoir de quelle marge de manœuvre dispose le chef d’entreprise pour réglementer le port de signes d’appartenance religieuse dans son entreprise dans son règlement intérieur, le code du travail apporte déjà une réponse : il prévoit que les restrictions à la liberté religieuse doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir, répondre à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et être proportionnées au but recherché. Une telle possibilité existe donc aujourd’hui, à condition cependant, que cette restriction ne soit pas « générale et imprécise », comme le précise l’arrêt de la Cour de cassation.

C’est cela qui a justifié de casser la décision de justice. Il s’agit d’un argument de pur droit, et non d’un principe de fond. Cela signifie que la nullité du licenciement de la salariée concernée n’est que la résultante du défaut du règlement intérieur de cette structure.

Si les instruments juridiques existent déjà, faut-il les préciser encore ? Et la loi est-elle le meilleur moyen de faire changer les comportements ?

M. Laurent Wauquiez. Évidemment !

M. Michel Sapin, ministre. Je suis, comme vous l’êtes certainement aussi, un partisan du dialogue : du dialogue social bien entendu, car c’est le nom de mon ministère, et plus largement de tous les dialogues. La laïcité se construit en parlant avec les salariés, en leur en expliquant les fondements, l’histoire dont nous sommes les héritiers, les principes qui étayent la République.

M. Laurent Wauquiez. Il ne faut pas laisser les chefs d’entreprise seuls face à ce problème !

M. Michel Sapin, ministre. C’est cela qui fait la relation de travail et qui donne sa beauté au rôle du management.

M. Laurent Wauquiez. Quelle lâcheté !

M. Michel Sapin, ministre. Convaincre, c’est plus fort qu’appliquer automatiquement.

M. Erwann Binet. Absolument !

M. Michel Sapin, ministre. Renan ne disait pas autre chose, en faisant de la nation un « plébiscite de tous les jours », c’est-à-dire une construction quotidienne.

M. Daniel Vaillant. Très juste !

M. Laurent Wauquiez. Et les salles de prière ?

M. Michel Sapin, ministre. En tant que ministre du travail, je tiens à dire que j’ai confiance dans la capacité des salariés, des employeurs et des responsables à amener leurs collègues, employés, collaborateurs vers la laïcité, cette laïcité de sang-froid, sans aucun laxisme mais sans aucune surenchère. Du reste, le règlement intérieur et la jurisprudence ont construit un cadre solide pour la laïcité, et l’Observatoire du fait religieux en entreprise a montré que 94 % des problèmes liés aux faits religieux se règlent à l’amiable et par le dialogue.

Mme Elisabeth Pochon. Et voilà !

M. Michel Sapin, ministre. Ce que nous recherchons, c’est donc l’apaisement et la sécurité juridique, pour les entreprises comme pour les salariés ; c’est aussi la concertation, car toutes les parties prenantes doivent avoir le temps de s’exprimer, de trouver des terrains d’entente et de se comprendre.

Restons donc attachés au principe d’une laïcité de sang-froid : la laïcité, toute la laïcité, dans son si subtil équilibre, sans adjectif qualificatif qui en dénature toujours le sens – qu’elle soit positive, intelligente, de combat ou intégrale – sans laxisme, ni surenchère.

M. Jean Glavany. Bravo !

M. Michel Sapin, ministre. C’est le sens de la démarche initiée par le Président de la République au travers de l’installation de l’Observatoire de la laïcité.

M. Laurent Wauquiez. Aristide Briand aurait apprécié !

M. Michel Sapin, ministre. Le Président de la République a formulé une demande claire. Il a déclaré que l’arrêt rendu par la Cour de cassation sur la crèche Baby Loup avait soulevé la question de la définition et de l’encadrement de la laïcité dans les structures privées qui assurent une mission d’accueil des enfants, et qu’il demandait donc à l’observatoire d’émettre rapidement, en lien avec le Défenseur des droits et en tenant compte des consultations que le Premier ministre aura faites avec l’ensemble des groupes parlementaires, des propositions sur ce point.

Au terme de ses travaux, auxquels participent des parlementaires de l’UMP, comme le sénateur François-Noël Buffet ou la députée Marie-Jo Zimmerman, l’Observatoire de la laïcité rendra son avis. Le Gouvernement prendra ses responsabilités sur cette base. C’est la bonne démarche. La loi peut être un outil, elle ne doit pas être exclue, mais prenons le temps de peser les choses.

J’ajouterai aussi un argument de méthode : la présente proposition de loi n’a pas été débattue aussi profondément qu’elle aurait dû l’être avec les partenaires sociaux…

M. Laurent Wauquiez. Quelle hypocrisie !

M. Michel Sapin, ministre. …alors même qu’elle touche clairement à une dimension importante des relations individuelles et collectives au travail et que les partenaires sociaux sont donc en première ligne.

Je note également le caractère très général des formulations proposées, s’agissant notamment de la question du « bon fonctionnement » des entreprises…

M. Laurent Wauquiez et M. Guillaume Larrivé. Eh bien amendez le texte !

M. Michel Sapin, ministre. …qui pourrait conduire, au-delà du questionnement sur la constitutionnalité et la conventionalité du texte, à une plus grande insécurité juridique pour les entreprises, au regard de la jurisprudence. En effet, si celles-ci venaient à édicter des restrictions trop générales et imprécises sur le fondement de la proposition de loi, elles seraient sanctionnées par le juge en cas de contentieux alors même qu’elles n’entendraient que faire appliquer la loi.

Je voudrais conclure avec un mot grave.

M. Guillaume Larrivé. L’impuissance !

M. Michel Sapin, ministre. Nous savons que la laïcité peut être récupérée par ses ennemis, par ceux qui l’ont toujours eue en horreur et qui tentent d’en faire aujourd’hui une arme contre une religion, l’islam.

M. Jean Glavany et Mme Marie-Anne Chapdelaine. Très bien !

M. Michel Sapin, ministre. Nous ne sommes dupes d’aucun extrémisme, d’aucune manipulation. Nous sommes des républicains debout et décidés à défendre le principe d’une laïcité de sang-froid, tout en délivrant un message de confiance à la société, qui sait gérer sans heurts ni fracas la majorité de ces questions. C’est ainsi que notre pays entretient et entretiendra la flamme de la laïcité.

M. Laurent Wauquiez. Quelle naïveté !

M. Michel Sapin, ministre. En conséquence, sans exclure, le moment venu, et dans un climat apaisé, le vote d’un texte de loi…

M. Philippe Vitel. Quand viendra-t-il, ce moment ?

M. Michel Sapin, ministre. …le Gouvernement donne un avis défavorable à la présente proposition de loi, relative au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations. (Applaudissements sur les bancs des groupes SRC et écologiste.)

M. Jean Glavany. Le ministre est un vrai républicain !

Discussion générale

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Jacques Myard.

Mme Cécile Untermaier. Le poulet au champagne !

M. Jacques Myard. La question qui justifie notre débat d’aujourd’hui n’est pas une question secondaire, ni une lubie d’experts bornés et attardés, qui ne comprendraient rien à l’évolution du monde. Elle n’est pas non plus conjoncturelle : elle est au cœur de notre vouloir vivre ensemble et constitue, à elle seule, la colonne vertébrale de la paix civile, la loi structurelle de la société qui dépasse les particularités de chacun, les croyances ou les incroyances, qui les transcende en respectant les consciences et instaure l’harmonie sociale au bénéfice de tous et de chacun.

Oui, la laïcité est la pierre angulaire de l’édifice républicain. Oui, la laïcité est un principe d’une jeunesse toujours renouvelée, le bain de jouvence de notre démocratie et de la République. Mais il faut se rendre à l’évidence : nous avons trop souvent considéré la laïcité comme un acquis impérissable, parce qu’en raison de sa force rationnelle intrinsèque, elle allait de soi. Nous ne l’avons pas suffisamment défendue…

M. Laurent Wauquiez. Très bien !

M. Jacques Myard.…enseignée et transmise. Oui, nous avons collectivement failli, souvent par laxisme – et je crains, monsieur le ministre que ce ne soit encore votre cas aujourd’hui – mais aussi par une naïveté coupable, car le règne de l’individualisme, le droit absolu de tout faire au nom de son droit nous a conduits à refuser de voir la montée du « poison du communautarisme », selon l’expression très juste de Jean-Louis Debré.

Face à ce danger, il fallait réagir. C’est l’honneur de notre Parlement de l’avoir compris. Il a cependant fallu agir avec opiniâtreté, car l’aveuglement qui perdure encore sur certains bancs était total, notamment au sein de l’éducation nationale, tour d’ivoire qui s’est toujours crue immunisée des tendances de la société.

Le 23 mai 2003, j’ai organisé le colloque « La laïcité au cœur de la République. » Il a fait l’objet d’une publication dont je vous recommande la lecture. Jean-Louis Debré y écrivait que la « laïcité n’est ni faiblesse, ni démission, c’est une laïcité exigeante comme on l’a peut-être trop facilement oublié. Cette laïcité repose, en effet, sur une double exigence : celle de la liberté de l’individu de croire ou ne pas croire, de penser comme il l’entend et donc de s’exprimer librement ; celle ensuite de la soumission de l’individu aux lois de la République. (…) Ce n’est pas la divinité quelle qu’elle soit qui est source de légitimité, c’est la Loi (…) L’oublier, c’est prendre le risque de voir réapparaître, tôt ou tard, les querelles religieuses et les guerres de religion qui ont trop souvent divisé et ensanglanté notre pays. »

Mais cette approche de raison a dû se frayer son chemin avec ténacité face à la naïveté que j’ai déjà dénoncée. J’ai participé aux travaux de la mission d’information présidée par Jean-Louis Debré, alors président de l’Assemblée nationale, dont le rapport « La Laïcité à l’école : un principe républicain à réaffirmer » a été rendu le 4 décembre 2003. Nous avions tous pris conscience de la dégradation de la situation et de la montée inexorable du communautarisme destructeur. Quelques jours plus tard, le 11 décembre 2003, la commission Stasi remettait son rapport au président Jacques Chirac. Il allait dans le même sens.

C’est à la suite de ces travaux toujours d’actualité, et que je vous invite à relire, monsieur le ministre, que notre Parlement a voté la loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Son article 1er précise : « le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »

Il ne s’agit bien évidemment pas de bannir la petite croix, la main de Fatima ou l’étoile de David portées autour du cou…

Mme Elisabeth Pochon. Si !

M. Jacques Myard. …mais de bannir les signes ostensibles au nom de la laïcité et du respect de l’autre.

Le combat pour la laïcité, clé de voûte de notre harmonie civile, prit un tour beaucoup plus tendu avec l’apparition du voile intégral. J’ai été le premier à en demander l’interdiction, tant j’ai été choqué par ces femmes contraintes de dissimuler leurs visages et de disparaître en tant que personnes.

M. Laurent Wauquiez. C’est vrai !

M. Jacques Myard. Comme le soulignait Mme Badinter : « il n’y a pas, dans la civilisation occidentale, de vêtement du visage ». Le visage doit rester la porte ouverte de l’âme d’un être humain vers l’autre.

Députés de droite, de gauche ou du centre, nous avons œuvré ensemble dans la mission Gérin pour que cette ignominie, cette négation du respect de la dignité de la femme soit bannie du territoire de la République. Le rapport Gérin a été rendu le 26 janvier 2010. Il a permis le vote de la loi du 11 octobre interdisant le voile intégral dans l’espace public. Le Conseil constitutionnel a validé la loi en précisant qu’elle ne s’appliquait pas dans les lieux de culte ouverts au public. Cette décision du Conseil du 7 octobre 2010 est d’autant plus intéressante qu’elle illustre l’équilibre entre la sauvegarde de l’ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés. Dès lors « l’interdiction de dissimuler son visage (…) ne saurait (…) restreindre l’exercice de la liberté religieuse dans les lieux de culte ouverts au public. »

Voilà une décision sage et équilibrée. Je regrette cependant que le Gouvernement n’applique pas cette loi, et que son laxisme laisse trop de femmes voilées aller et venir.

M. Jean Glavany. Le gouvernement précédent ne l’appliquait pas plus, tout simplement parce qu’elle est impossible à appliquer !

M. Jacques Myard. Si j’ai rappelé ce long processus législatif, près d’une dizaine d’années, ce n’est pas pour jouer les vieux soldats qui rappellent leurs faits d’armes, mais pour souligner que le combat pour la laïcité, fondement de la tolérance, est un combat permanent. Combat pacifique, mais déterminé et ferme pour qu’un principe qui est le fondement et le gage de la paix civile soit respecté.

Les religions existent, et il ne saurait être question d’en limiter le culte. Mais la vie en société, le respect de l’autre qui ne partage pas vos croyances nécessite une certaine retenue, une tolérance réciproque.

Une récente affaire au sein d’une entreprise associative, la crèche associative Baby Loup, nous amène aujourd’hui à compléter le code du travail. On connaît le cas : une éducatrice de jeunes enfants a été licenciée au motif qu’elle contrevenait au règlement intérieur en portant le voile islamique. La Cour de cassation, dans son arrêt du 19 mars 2013, a relevé que l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale », qui instaure le principe de laïcité, n’est pas applicable aux salariés des employeurs de droit privé qui ne gèrent pas un service public. La Cour a en conséquence cassé l’arrêt d’appel.

Éric Ciotti nous propose de compléter les articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du code du travail afin de donner aux chefs d’entreprise la possibilité d’introduire dans le règlement intérieur l’encadrement de l’expression d’une appartenance religieuse sur les lieux de travail. Ces restrictions doivent être justifiées par la neutralité requise dans le cadre des relations avec le public ou par le bon fonctionnement de l’entreprise, et proportionnées au but recherché. Ces dispositions seraient au préalable soumises à l’avis du comité d’entreprise ou aux délégués du personnel. Cette proposition de loi va dans le bon sens, et je l’approuve au nom de notre groupe et à titre personnel.

Néanmoins, il va falloir examiner la pratique de ces dispositions qui renvoient au règlement intérieur. Dans certaines entreprises, il n’est pas sûr que ce processus se fasse sans opposition forte, voire des menaces, tant il est vrai que certains intégrismes religieux peuvent être virulents, voire violents.

Il n’est pas impossible que le législateur soit amené à être encore plus ferme en interdisant tout signe religieux ostentatoire au sein des entreprises privées pour préserver l’harmonie sociale. Cette interdiction ne s’appliquerait bien évidemment pas aux entreprises à vocation confessionnelle.

Je salue donc ici l’avancée pour la paix sociale que constitue la proposition d’Éric Ciotti. Le rôle de la loi est majeur dans la défense de la laïcité. La loi garantit à la fois la liberté de conscience et l’ordre public pour tous, garant de la paix civile. Voilà pourquoi vous voterez cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard.

M. Arnaud Richard. Permettez au député élu de Chanteloup-les-Vignes que je suis de vous dire son émotion au moment d’intervenir sur ce sujet essentiel pour notre pays.

M. Jean Glavany. Vous êtes député de la nation !

M. Arnaud Richard. Le « républicain debout » qui vous parle ne peut que regretter les excès et les surenchères politiques et surtout médiatiques liées à cette affaire. J’invite celles et ceux qui douteraient de l’apaisement républicain qui a été trouvé à Chanteloup-les-Vignes à y venir, et pas simplement pour faire quelques pas autour d’une voiture ministérielle.

De quoi parlons-nous : d’une vieille lune dont on nous rebat les oreilles régulièrement, comme on sort une relique des placards de notre longue histoire de France ? De cette laïcité dont on nous dit qu’elle organise tout et dont on craint qu’elle ne représente plus rien ? De ce qu’aujourd’hui bien des jeunes considèrent comme un slogan aussi éculé dans la vie qu’indispensable aux ritournelles politiques, à la façon de « l’ascenseur social » ou de « l’excellence républicaine » ?

Oui, nous parlons bien de cela. Mais la lune brille encore.

Nous parlons de ce principe qui traduit la nature profonde de l’État en France, qui se fonde historiquement sur un accord rationnel plutôt que sur l’alliance de tribus, d’ethnies ou de religions, parce que la nation en France n’existe que par l’État.

Voilà pourquoi il ne peut être toléré que cette charte rationnelle initiale soit fragilisée ou mise en doute par des groupes, des logiques ou des aspirations concurrentes.

Au fond, la laïcité vient de là, et donc du plus profond de notre histoire. Nous parlons de ce principe qui se fonde non sur des croyances ou des appartenances, mais sur l’individu. Nous parlons de ce principe qui présuppose l’intelligence humaine, c’est-à-dire la capacité de chaque citoyen de fonder sa distinction du bien et du mal sur un acte de raison personnel, distinct de toute référence à un principe d’autorité religieux, distinct de toute injonction religieuse.

M. Jean Glavany. En bref : la philosophie des Lumières !

M. Arnaud Richard. Nous parlons de ce modèle laïc français qui est ainsi sans doute un des mieux constitués pour répondre au défi des circonstances.

Au moment de la montée des communautarismes, le propre du système français est d’illustrer jusqu’au bout la logique des Lumières en reconnaissant des droits aux seuls individus. À l’inverse, il nie ces droits aux groupes susceptibles d’aliéner le jugement individuel en l’inféodant à une appartenance corporatiste, idéologique, ethnique ou religieuse.

Bref, en toute chose, notre modèle postule l’autonomie de la volonté de chacun de nos concitoyens, parce qu’il est consubstantiel à une philosophie individualiste et universaliste, qui est le vivier de la démocratie.

Ainsi que cela est dit de façon très solennelle dans l’article premier de la Constitution : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »

Mais tout naturellement cette laïcité a des contours ondoyants, que les circonstances aident sans cesse à préciser.

Est-ce pour autant une démarche de circonstance que propose Éric Ciotti, comme l’ont dit certains en commission des lois ? Je ne le crois pas, pas plus que ne l’était la loi interdisant le port des signes religieux ostensibles à l’école en 2004 ; pas plus que ne semble le traduire la réaction du ministre de l’intérieur et des cultes qui, quelques heures après la décision de la Cour de cassation répondait à une question que je lui posais dans l’hémicycle en dénonçant « une mise en cause de la laïcité » ; pas plus que la propre réaction du Président de la République qui, une semaine après cette décision, annonçait qu’une loi était nécessaire pour poser les règles, au moins dans le secteur de la petite enfance, et sans exclure du champ de la future loi des entreprises ayant « un contact avec le public ou remplissant une mission d’intérêt général ou de service public. »

Nous serons tous bien d’accord, en s’armant d’un minimum de bonne foi, pour convenir que les circonstances sont le meilleur outil pour faire vivre la laïcité. Parce que nous touchons à un impératif vital pour notre communauté, qui évolue par nature et au fil du temps. Et nous pourrons même tous convenir ici du besoin de légiférer sur ce sujet, ce dont je ne désespère pas de convaincre Mme Bechtel.

À ce double titre, la proposition de loi d’Éric Ciotti lance opportunément le débat. La question est de savoir si la solution qu’il propose est la plus adaptée.

C’est ce dont il s’agit de discuter ensemble. Au-delà des principes généraux et des grandes déclarations de toute éternité, nous avons à trouver la bonne expression de ces principes.

Pour Edgar Faure, le véritable choix n’est pas le choix entre les idéaux, c’est le choix entre les moyens. Le mauvais choix des moyens est le véritable choix contre l’idéal.

M. Jacques Myard. Et la girouette ?

M. Arnaud Richard. Ces moyens sont à trouver avec les outils que nous fournit la décision de la chambre sociale de la Cour de cassation, qui a déjà été longuement évoquée.

Cette décision respecte strictement les dispositions de la loi de 1905 en censurant l’interdiction générale et absolue présente dans le règlement intérieur de la crèche Baby Loup, sans viser directement la jeune femme. Cette décision souligne l’écart entre les structures relevant du secteur public, qui doivent respecter l’obligation de neutralité, et celles qui, bien qu’accomplissant une mission évidente de service public, bénéficiant de fonds publics et étant soumises au contrôle des autorités publiques, demeurent sous statut privé et ne sont pas soumises aux mêmes règles.

Il y a donc là deux critères qui permettent d’identifier un champ précis d’intervention dans cette zone intermédiaire, à la frontière de l’espace public et de l’espace privé.

En réalité, cela revient à s’interroger sur la définition de l’idée d’espace public, de la limite entre sphère publique et sphère privée. N’est-ce pas, comme l’écrit le Haut conseil à l’intégration, un « espace social » où s’exercent pleinement les libertés publiques, mais dans les limites de l’exercice des libertés d’autrui et du respect de l’ordre public ?

Cet espace devrait être soustrait au droit de vouloir travailler dans un cadre religieusement neutre, les individus pouvant y être préservés de toute pression communautaire.

Face à l’absence de lois claires sur ce sujet et de consensus sur un certain nombre de ces questions, l’entreprise est souvent laissée seule juge face à des demandes d’accommodements – comme nos amis canadiens s’y sont laissé prendre – qui n’ont parfois plus rien de raisonnable

M. Jean Glavany. Très bien !

M. Arnaud Richard. Ces questions-là appellent d’évidence une réponse législative. Sur ce point précis, le temps du Parlement est venu.

Pour répondre à la question posée par la Cour de cassation, celle de savoir comment un employeur privé peut donner l’ordre à ses employés de ne pas porter un signe religieux ostentatoire, de façon spécifique et proportionnée, sans porter atteinte aux libertés publiques des travailleurs, la solution proposée par Éric Ciotti est à notre sens trop générale.

M. Jean Glavany. Bien sûr !

M. Arnaud Richard. Il s’agirait tout simplement d’introduire dans le code du travail une disposition rendant la chose universellement possible.

Pour ma part, je crois à la logique qui marquait la proposition de loi déposée par Jean Glavany, ici présent, en février 2008, qui disposait que « dans les entreprises, après négociation entre les partenaires sociaux, les chefs d’entreprise puissent réglementer les tenues vestimentaires et le port de signes religieux pour des impératifs tenant à la sécurité, aux contacts avec la clientèle, à la paix sociale à l’intérieur de l’entreprise ».

M. Jacques Myard. C’est casse-gueule !

M. Arnaud Richard. L’important, c’est l’accord apaisé de la communauté de travail, c’est l’accord large de tout le personnel de l’entreprise.

M. Jacques Myard. Il n’y aura pas d’accord !

M. Arnaud Richard. Cet accord doit pouvoir s’élaborer, en cas de besoin, à partir de dispositions très précises inscrites dans le règlement intérieur de l’entreprise.

De ce point de vue, il conviendrait de s’inspirer des recommandations de l’avis du Haut conseil à l’intégration du 1er septembre 2011 – et je tiens ici à rendre hommage aux travaux de Mme Blandine Barret-Kriegel. Le HCI propose notamment d’insérer dans le code du travail un article autorisant les entreprises à intégrer dans leur règlement intérieur des dispositions relatives aux tenues vestimentaires, au port de signes religieux et aux pratiques religieuses dans l’entreprise, au nom d’impératifs liés à la sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne.

Voilà donc une bonne proposition de loi, qui mérite néanmoins d’être prolongée par une réflexion avec les partenaires sociaux. Monsieur le ministre, je suis heureux que ce soit vous qui représentiez le Gouvernement ce matin. Il n’est que temps que les partenaires sociaux se penchent vraiment, sérieusement et profondément sur cette question et qu’ils prennent des décisions attendues, qui seront tout à leur honneur.

Sur la question précise de la crèche Baby Loup et de l’accueil des enfants de moins de six ans dans des structures privées bénéficiant de délégations de service public, le temps du Parlement est venu, et encore plus si l’on considère les avis de la HALDE, qui ont changé en fonction de ses présidents, ou des différentes juridictions. Mais s’agissant du règlement intérieur de l’entreprise, le temps doit encore être à la négociation entre les partenaires sociaux.

Au-delà des arguties politiques ou juridiques, le groupe UDI fait le choix de la méthode, et donc le choix de l’abstention sur cette proposition de loi, tout en soulignant la qualité des travaux et la sagesse avec laquelle le rapporteur a abordé un sujet sur lequel, je vous l’accorde, monsieur le ministre, il faut garder beaucoup de sang froid. Même si certains laissent entendre que Chanteloup-les-Vignes est un quartier terrifiant, je vous invite à y venir, monsieur le ministre.

M. Michel Sapin, ministre. Je connais !

M. Arnaud Richard. Avec Jean-Louis Borloo, nous y étions encore il y a quelques jours : nous y avons passé un moment républicain plein d’émotion. (Applaudissements sur plusieurs bancs du groupe SRC.)

M. Jean Glavany. Très bien !

M. Jacques Myard. C’était un bon discours radical-socialiste !

M. le président. La parole est à M. Sergio Coronado.

M. Sergio Coronado. Sous couvert de défense de la laïcité, le Parlement a été saisi à de nombreuses reprises de propositions de loi, projets de loi et résolutions. Nous savons les uns et les autres qu’en réalité, il s’agit pour l’essentiel de la place de la deuxième religion de France, l’islam, dans la République. L’émergence de cette religion, sa sortie des caves et des lieux de fortune pour s’affirmer suscite parfois des crispations chez nos concitoyens et, malheureusement, une course dangereuse pour les responsables politiques où l’instrumentalisation le dispute à la stratégie de la peur et de la stigmatisation.

M. Jacques Myard. Arrêtez !

M. Sergio Coronado. La proposition de loi qu’Éric Ciotti a présentée à cette tribune vise au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations. La restriction proposée par ses deux articles est présentée comme nécessaire au bon fonctionnement de l’entreprise. Elle sera à l’initiative de l’employeur.

Comme je l’ai déjà indiqué en commission, le ton et les termes de l’exposé de M. Ciotti sont bien plus modérés que ceux que nous avons parfois entendus chez certains responsables de l’opposition, et je m’en félicite. Cependant, cette proposition de loi n’échappe pas au mouvement général qui a saisi le Parlement depuis 1989 et qui consiste à vouloir légiférer à tout va sur ces questions.

M. Jacques Myard. Quoi ?

M. Sergio Coronado. Le groupe UMP a décidé d’inscrire ce texte à l’ordre du jour de sa journée réservée : c’est dire à quel point il juge la question urgente !

Pour m’inscrire en faux contre ce sentiment, je voudrais citer l’étude publiée le 27 mai dernier par l’Observatoire du fait religieux en entreprise. Celle-ci montre que, si près d’un tiers des responsables des ressources humaines en entreprise ont déjà été confrontés à la question du fait religieux, seulement 6 % des cas ont mené à des blocages. Seuls 2 % des managers de proximité jugent opportun d’adopter une nouvelle loi, et seulement un tiers des personnes interrogées souhaiteraient que les règles régissant le service public soient appliquées dans les entreprises privées. Nous ne disposons pas de beaucoup de travaux sur ces questions : pour une fois qu’une étude est publiée et qu’elle est argumentée, prenons la peine de l’examiner pour nous en inspirer !

Les managers ne sont pas les seuls à juger inopportun le recours à la loi : comme l’étude l’indique, c’est également le cas des salariés et des managers de proximité. Les partenaires sociaux dans leur ensemble n’ont d’ailleurs pas demandé l’inscription de la question du fait religieux dans l’entreprise dans les négociations mises en place par le Gouvernement : leurs priorités vont plutôt vers la sauvegarde de l’emploi, la formation, l’apprentissage, la question des salaires et la reprise des sites.

Enfin, l’étude publiée la semaine dernière met également en évidence le fait que les désaccords à caractère religieux d’apparence relèvent en réalité souvent de dysfonctionnements organisationnels transformés en problèmes relationnels et personnels lorsque la hiérarchie ne parvient pas à soutenir les managers de proximité.

La présente proposition de loi ne répond en aucune mesure à ces difficultés rencontrées sur le terrain : sa vocation et sa portée sont bien trop générales.

Par ailleurs, elle ignore malheureusement la mise en place, le 8 avril dernier, par le Président de la République de l’Observatoire de la laïcité, dont la création, décidée en 2007, n’avait pas encore été concrétisée. Celui-ci a notamment pour tâche d’étudier le fait religieux dans notre société, dans nos entreprises, dans nos gestionnaires de service public et dans toute organisation aux activités d’intérêt général. Il eût été sage et constructif d’attendre ses premiers travaux : l’Observatoire déposera d’ici quatre à cinq semaines un rapport intermédiaire qui fournira de premières recommandations et fera le point sur les dispositions légales adoptées en 2004 et 2010 ainsi que sur les dernières décisions jurisprudentielles.

Il eût été également judicieux d’attendre le très prochain arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme sur la loi française relative à l’interdiction du voile intégral dans l’espace public. En effet, le débat qui nous anime aujourd’hui revêt clairement une dimension européenne. Les différentes décisions l’ont montré : le débat sur le fait religieux à l’école ou dans l’entreprise existe dans la très grande majorité des pays européens.

La Convention européenne des droits de l’homme reconnaît, dans son article 9, la liberté de pensée, de conscience et de religion, dont fait partie la liberté de manifester sa religion, ainsi que le droit au respect de la vie privée. Ces deux principes fondamentaux ont donné lieu à une jurisprudence qui ne cesse de se renforcer depuis la décision Leyla Şahin contre Turquie, rendue en 2005, concernant une étudiante voilée au sein de son université. Dans chacune de ses décisions, la Cour européenne des droits de l’homme a cherché une solution adéquate et proportionnée aux éventuelles tensions pouvant naître entre laïcité et liberté religieuse, dans le respect des conceptions nationales et des droits humains. Ses arrêts ont souvent entraîné des modifications législatives, des adaptations de notre droit. Par exemple, le 15 janvier dernier, la Cour a estimé que le port d’une croix par une hôtesse de l’air ne nuisait pas à l’image de marque de sa compagnie aérienne.

La HALDE a récemment défendu à peu près la même position : pour toute restriction à la liberté religieuse, le chef d’entreprise doit justifier de la pertinence et de la proportionnalité de la décision au regard de la tâche concrète du salarié et du contexte de son exécution afin de démontrer que l’interdiction du port de signes religieux est, en dehors de toute discrimination, proportionnée et justifiée par la tâche à accomplir.

Malgré les dénégations de notre collègue rapporteur, je ne puis donc que constater que la proposition de loi étudiée s’inscrit dans la catégorie des lois de circonstance. Cette fois, il s’agit de faire suite au fameux arrêt de la Cour de cassation « Baby Loup ». Bien que mesurée et se voulant de portée générale, elle ravive le souvenir d’autres propositions de loi inscrites à l’ordre du jour des précédentes niches du groupe UMP – je pense notamment au rétablissement du droit de timbre pour l’accès à l’aide médicale d’État – qui nourrissaient les peurs et stigmatisaient une partie des citoyens français.

Ma collègue Esther Benbassa, intervenant au Sénat sur un texte similaire, avait souligné que nous nous attachions bien souvent à des conflits gigognes palliant un vide ou un désarroi idéologique au lieu de nous attaquer au fond des problèmes.

Avec cette proposition de loi, la loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État voit son sens une nouvelle fois détourné. Compromis plutôt libéral, cette séparation prônait avant tout le dialogue, le consensus, la paix civile, le respect. Si nous souhaitions nous inscrire dans la lignée du législateur de l’époque, nous devrions continuer à privilégier le dialogue, la non-stigmatisation, la recherche du « meilleur vivre » et du « meilleur travailler ensemble » si souvent évoqués ces dernières semaines.

Il faudrait notamment renforcer les capacités au dialogue des partenaires sociaux dans l’entreprise, contrairement aux auteurs de ce texte qui donnent toute latitude aux employeurs pour régir le fait religieux dans leurs entreprises sans y intégrer obligatoirement la négociation entre les partenaires sociaux. C’est d’ailleurs cette question, si j’ai bien compris, qui justifie l’abstention du groupe UDI. L’obligation de saisir les partenaires sociaux de toute volonté de restreindre la liberté religieuse dans l’entreprise était d’ailleurs l’une des propositions du rapport Stasi de 2003.

M. Michel Sapin, ministre. Absolument !

M. Sergio Coronado. Les auteurs de la proposition de loi s’en sont parfois inspirés, mais ont aussi laissé de côté un certain nombre de recommandations de ce rapport fort intéressant.

Pour le dire franchement, cette proposition de loi s’inscrit en fait dans un mouvement global : depuis l’affaire de Creil, sous couvert de défense de la laïcité et de lutte contre le communautarisme, le législateur stigmatise d’une certaine manière l’islam de France. Chers collègues de l’opposition, nous vous avons connus moins exigeants sur la question des pratiques religieuses il y a encore quelques semaines, lors de manifestations de rue qui s’accompagnaient de prières.

M. Jean Glavany. Très bien !

M. Sergio Coronado. Deuxième religion de France, pratiqué par quelque 5 millions de Français, l’islam semble passionner le législateur.

Mme Claudine Schmid. Qui a parlé d’islam ?

M. Sergio Coronado. Nous ferions mieux de nous intéresser à la manière de lui garantir un financement indépendant et transparent, sans recours aux fonds étrangers, et à la formation de son clergé. Ces deux questions me paraissent fondamentales.

Les écologistes ne considèrent pas, n’ont jamais considéré la laïcité comme la négation du phénomène religieux. Nous avons toujours décidé de nous opposer à de telles initiatives législatives. En 1994, nous avions soutenu la jurisprudence du Conseil d’État qui avait recommandé le dialogue pour régler les questions liées au port du foulard dans l’enceinte scolaire. Nous nous étions également opposés à l’interdiction du port du voile intégral dans l’espace public, parce que nous pensions qu’il s’agissait d’une atteinte aux libertés fondamentales. Pour ces mêmes raisons, nous ne voterons pas cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Annick Girardin.

Mme Annick Girardin. Sur tous les bancs de cet hémicycle, nous poursuivons le même objectif : le respect de la neutralité religieuse. Il n’est nul besoin de revenir aux mannes du radicalisme pour l’expliquer, même si je pourrais être tentée de le faire. Nous poursuivons tous cet objectif, car nous sommes républicains et représentants de la nation française qui s’est bâtie autour de la laïcité et de l’humanisme rationnel.

Nous poursuivons tous cet objectif, mais nous divergeons quant aux moyens d’y parvenir. C’est bien naturel : c’est l’art du politique, finalement, que d’être une herméneutique des moyens plutôt qu’une généalogie des valeurs. C’est ce qui nous distingue, députés de la majorité et députés de l’opposition. Nous voulons tous une société plus libre, plus égalitaire et plus fraternelle, nous œuvrons tous pour que nos concitoyens vivent mieux, nous travaillons tous à une société mieux ordonnée, mais nous ne sommes pas d’accord sur les moyens d’y parvenir.

En cela, le texte qui nous est soumis ce matin, à l’initiative du groupe UMP, est très politique. J’ai même la nette impression qu’il n’est que politique. Si vous souhaitiez, par ce débat, démontrer qu’il existe un parti intransigeant qui se bat contre un parti opportuniste, vous échouerez. Je ne tomberai pas dans le piège symétrique, ce qui pourtant ne serait pas si difficile car les arguments sont, en définitive, réversibles.

Cette proposition de loi vise à prévoir explicitement dans le code du travail l’autorisation pour les employeurs de restreindre les libertés individuelles pour réglementer le port de signes et les pratiques religieuses sur le lieu de travail. L’article 1er tend à poser le principe de telles restrictions par l’ajout d’une phrase – problématique – à l’article L. 1121-1 du code du travail, et le second insère les mêmes dispositions dans son article L. 1321-3, relatif au règlement intérieur des entreprises. Cette homothétie n’apparaît pas correcte du point de vue de la science juridique, car l’un des deux articles du code est un article de principe et le second n’en est qu’une application.

Ainsi, et je rejoins les observations faites par Colette Capdevielle en commission des lois, se pose la question de la constitutionnalité de cette proposition de loi : les dispositions ainsi introduites dans l’article de principe du code par l’article 1er ne comportent pas de critères précis et le Conseil constitutionnel ne manquerait pas de les censurer, considérant que l’atteinte aux droits et libertés individuelles est disproportionnée par rapport à l’objectif recherché. Elle a évoqué d’autres objections dirimantes touchant à l’inconventionnalité du texte, sur lesquelles je ne reviendrai pas.

Guy Geoffroy, quant à lui, a tenté d’expliquer l’objet de cette proposition de loi en commission. Il s’agirait non pas d’étendre artificiellement le champ de la laïcité à la sphère privée, mais d’intégrer à la sphère publique le secteur qui se trouve dans un délicat entre-deux : pas totalement privé, mais pas véritablement public non plus. On ne saurait être plus clair… Pour ma part, je préfère le terme « d’espaces intermédiaires » utilisé par Marie-Françoise Bechtel : j’y reviendrai tout à l’heure.

Ces explications emberlificotées ne nous renseignent guère. Il s’agirait de « sécuriser le dispositif actuel », fruit d’un accord, dans l’immense majorité des cas, entre employeurs et employés sur les conditions de travail de ces derniers. Traduction : ce texte entend enserrer le juge amené à trancher les éventuels conflits dans des limites étroites.

Qui trop embrasse mal étreint : les députés du groupe RRDP préfèrent, quant à eux, se concentrer sur les « espaces intermédiaires » identifiés comme posant un problème vis-à-vis de la neutralité religieuse des personnes y travaillant, et non sur les structures privées en général, ce qui pose les problèmes juridiques que j’ai évoqués.

Les structures privées en charge de la petite enfance sont indiscutablement des « espaces intermédiaires » où le respect du principe de laïcité doit être assuré. Introduire une obligation de neutralité dans les dispositifs législatifs relatifs à la qualification professionnelle et à l’agrément des personnes habilitées à accueillir de jeunes enfants, afin d’assurer le caractère laïque des structures collectives – crèches, haltes-garderies, jardins d’enfants – et à domicile – crèche familiale, assistantes maternelles – est assurément de bonne législation.

C’est l’objet de la proposition de loi déposée par notre collègue sénatrice Françoise Laborde et les membres du groupe RDSE, proposition de loi dont les députés membres du groupe RRDP ont repris le texte en déposant une proposition identique.

Dans l’arrêt « Baby Loup », comme l’a rappelé Marie-Françoise Bechtel en commission, c’est l’interdiction générale et absolue présente dans le règlement intérieur de la crèche qui fondait la décision d’empêcher une jeune femme voilée d’y accueillir des enfants qui a été censurée par la Cour de cassation, et non la décision de licencier la jeune femme. La présente proposition de loi tente assez maladroitement de répondre à la question posée par cette affaire car, sous couvert d’en empêcher la réitération dans le champ privé d’une manière générale, elle présente le risque, dans le meilleur des cas, de ne servir à rien car elle est mal orientée.

Nous pensons en effet qu’au lieu de toucher à l’édifice du code du travail et au droit s’appliquant aux travailleurs qui en relèvent – traditionnellement très protecteur des salariés en France – il vaut mieux modifier les textes de loi circonstanciés en fonction des secteurs où se pose un problème de neutralité religieuse. Pour le secteur de la petite enfance dont je viens de parler, il s’agit bien entendu du code de la santé publique et du code de l’action sociale.

Vous l’aurez compris, mes chers collègues, ce texte ne trouve aucune grâce à nos yeux. Le groupe RRDP ne le votera pas. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. Jean Glavany. Voilà une bonne républicaine ! Venue de Saint-Pierre-et-Miquelon… C’est dire !

M. Michel Sapin, ministre. Est-ce que Saint Pierre est républicain ?

M. Jean Glavany. Miquelon est sans doute plus républicain que Saint Pierre ! (Sourires.)

M. le président. La parole est à Mme Colette Capdevielle.

Mme Colette Capdevielle. Les débats sereins que nous avons menés en commission des lois ont montré que le sujet est sensible, complexe et mérite d’être étudié avec un certain recul. Je déplore que cet état d’esprit ne soit pas parvenu jusque dans l’hémicycle, l’UMP préférant instrumentaliser ce texte à des fins politiciennes.

En commission des lois, nous avons déjà développé nos réticences face à un texte de circonstance qui répond précisément à une jurisprudence spécifique, à la suite d’une affaire qui du reste n’est pas terminée : elle doit venir devant la chambre sociale de la cour d’appel de Paris. À cette affaire très, trop médiatisée, cette proposition de loi n’apporte pas de réponse globale satisfaisante. Mes collègues exposeront les raisons politiques qui nous font douter de l’opportunité d’un tel texte.

En complément à ce qui a déjà été débattu en commission, permettez-moi de revenir en détail sur les aspects juridiques de ce texte. L’interdiction que vous posez est-elle juridiquement possible compte tenu de l’ensemble des règles constitutionnelles et européennes auxquelles nous sommes soumis ?

Nous attendons l’arrêt qui doit être rendu en septembre par la Grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme au sujet de l’interdiction de la burqa dans l’espace public.

La première difficulté qui se pose consiste à définir ce qu’est exactement un signe religieux : soutane, col romain, voile, burqa, calotte, chapeau, turban, barbe… Les limites sont ténues, incertaines entre le religieux, le spectaculaire et parfois le pittoresque.

Une interdiction de port de signes religieux se heurte à des problèmes évidents de qualification des signes et ensuite de qualification des pratiques religieuses.

Une interdiction totale et générale des signes religieux dans le cadre de l’entreprise de droit privé est juridiquement impossible.

M. Jacques Myard. Ah bon ?

Mme Colette Capdevielle. Une telle interdiction générale peut-elle résulter de la loi ? La question mérite d’être posée.

Ne s’agit-il pas d’une atteinte directe à la liberté religieuse ? Si cette liberté peut et doit être limitée et réglementée, elle ne peut être totalement supprimée. Dès lors, limiter et réglementer par la voie législative est très difficile et nécessite un long travail de réflexion et un fort consensus social.

Le code du travail, notamment pas son article L. 1121-1, permet à l’employeur de limiter les droits et libertés des salariés pendant la période de travail, M. le ministre l’a rappelé. Il s’agit d’une limitation et non d’une suppression de la liberté des salariés pendant leur temps de travail, une limitation qui doit être motivée, cantonnée au strict nécessaire et sous le contrôle permanent du juge.

Sur le plan juridique, est-il nécessaire de recourir encore à de nouveaux outils législatifs ou réglementaires ? L’expérience montre que ces questions se règlent par le dialogue, une gestion sociale humaniste, le management de la diversité religieuse, la négociation, le compromis, le « bien vivre » et le « bien travailler » ensemble.

Le régime actuel permet, sous le contrôle du juge, de cantonner les excès de « zèle religieux » au sein des entreprises de droit privé sans porter atteinte à la liberté religieuse – qui reste aussi un principe – afin de favoriser une laïcité nécessaire à la vie et au travail en commun.

En l’état, le texte tel que proposé au vote présente un risque d’inconventionnalité au regard de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme.

M. Jacques Myard. Absolument pas.

Mme Colette Capdevielle. Un projet de loi complet aurait le mérite de garantir le contrôle du Conseil d’État et surtout d’aborder la question de la laïcité de manière globale, les questions étant multiples et ne se cantonnant pas à l’entreprise de droit privé, mais à tous les secteurs dans lesquels nous sommes amenés à vivre ensemble.

Il ne nous paraît pas pertinent de légiférer dans l’urgence. Le Président de la République, fort opportunément, vient de remettre en place l’Observatoire de la laïcité. Créé en 2007 par un effet d’annonce, il n’avait jamais fonctionné. Son président Jean Louis Bianco déposera prochainement un rapport d’étape. Il fera des propositions constructives. Je rappelle que des parlementaires de l’opposition dont Mme Zimmermann en sont membres et y ont toute leur place. (Rires sur les bancs du groupe UMP.)

Nous ne sommes ni naïfs, ni laxistes. Ce texte est politiquement inopportun, juridiquement très risqué et essentiellement à visée électoraliste.

Le rôle du législateur n’est pas de réagir aux émotions et sensations. Plus que jamais, il est nécessaire de prendre du recul et de la hauteur, de réfléchir, d’apaiser, d’éviter le repli communautariste en stigmatisant.

M. Jacques Myard. Courage, fuyons !

Mme Colette Capdevielle. Évitons de surdimensionner et de victimiser. Trop de loi tue la loi. Pardon de vous le dire, chers collègues : d’un côté, vous demandez toujours plus de lois et de l’autre, vous dénoncez l’inflation législative. Quelle schizophrénie !

M. Christian Jacob. Si vous n’avez que ces arguments…

M. Bernard Accoyer. C’est faible !

M. le président. Merci de conclure, madame.

Mme Colette Capdevielle. Nous faisons aussi confiance aux partenaires sociaux qui règlent cette question dans la très grande majorité des cas, et à la justice qui pose les règles de droit.

Pour être efficace, toute intervention du législateur devra nécessairement recueillir l’assentiment du corps social.

M. le président. Veuillez conclure, chère collègue.

Mme Colette Capdevielle. Ce n’est pas le cas de ce texte. Nous voterons donc contre cette proposition de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Luc Chatel.

M. Luc Chatel. Par cette proposition de loi, nous souhaitons mieux faire partager les valeurs de la République. Éric Ciotti, citant l’article 1er de la Constitution, a rappelé le principe de laïcité.

La loi de 2004 a été une conquête. Elle a constitué une avancée réelle vers plus de République, plus de République à l’école. Je voudrais ici en témoigner, rappeler ce qui nous a conduits à légiférer et ce qui a guidé Jacques Barrot, à partir du travail de certains d’entre nous, François Baroin en particulier.

Jacques Barrot avait souligné que la loi devait se concevoir comme un signal fort et rassurant sur la volonté démocratique de rester fidèle à une conception largement partagée dans toute la communauté nationale, celle d’une égalité de l’homme et de la femme. Elle devait permettre aux chefs d’établissements et aux enseignants d’adopter des attitudes harmonisées et, par là même, mieux acceptées. Je veux témoigner du progrès qu’a constitué cette loi dans nos écoles. Elle a apporté de la stabilité et de la sérénité. Ce fut un message fort en direction des chefs d’établissements qui avaient été abandonnés par les pouvoirs publics.

C’est dans la droite ligne de la loi de 2004 que j’ai été amené, en tant que ministre de l’éducation nationale, à réglementer la question des parents accompagnateurs de sorties scolaires par une circulaire. J’étais confronté à la question des mères qui accompagnaient des sorties scolaires en étant voilées. Interpellé par les chefs d’établissements, j’ai voulu traiter cette question en rappelant les principes républicains et en affirmant que, l’école républicaine étant laïque, on ne devait pas, lorsqu’on participait à l’action éducative, manifester ses convictions religieuses.

C’était une position que je considérais comme simple, républicaine. Elle n’était pas nécessairement évidente à affirmer mais j’avais voulu trancher car j’estimais qu’il en était de notre responsabilité.

Aujourd’hui, je considère que nous sommes appelés à nous inscrire dans la continuité de ces avancées républicaines. Nous devons adapter la loi à la sphère privée pour permettre au chef d’entreprise, au directeur d’association, de disposer d’un outil simple et clair pour réguler le bon fonctionnement de sa structure, quand et seulement quand cela s’avère nécessaire.

En effet, nous savons tous que les questions qui se posent aujourd’hui sont principalement liées à des difficultés d’intégration, notamment de la part de personnes – il faut le dire – de religion musulmane, comme on l’a vu dans l’affaire Baby Loup.

Nous osons, avec Éric Ciotti, avec le groupe UMP, apporter ici une réponse à la question du religieux qui se pose avec de plus en plus d’acuité ces dernières années dans le champ social. Dans la droite ligne des différentes recommandations rappelées dans l’exposé des motifs de cette proposition de loi – avis du Haut conseil à l’intégration, résolution de l’Assemblée nationale entre autres – nous proposons une forme de neutralité qui ne constitue pas une sanction de l’expression religieuse mais un appui au bon fonctionnement de l’entreprise ou de l’association, en son sein comme dans son rapport aux usagers.

Il est important de fixer aujourd’hui une règle claire, valable dans chaque lieu de travail, dans le but de donner au chef d’entreprise ou d’association un outil au service du bon fonctionnement de sa structure, et ce afin d’éviter à l’avenir la situation ubuesque de ce qui est devenu l’affaire Baby Loup, dont les rebondissements se poursuivent depuis 2008.

Nous ne légiférons pas par opportunité ou par opportunisme. Ce que nous souhaitons, c’est que le récent arrêt de la Cour de cassation ne fasse pas jurisprudence. Finalement, l’on voit les conséquences dommageables d’une faille juridique qui a conduit à cinq ans de combat et d’incertitude pour la personne licenciée d’un côté et à la mise en péril de la crèche Baby Loup de l’autre, par la publicité donnée à cette affaire. Il en va de l’intérêt de tous de préciser les limites du port et de la pratique de signes religieux dans la sphère professionnelle privée.

Nous ne cherchons pas à étendre le principe de laïcité à l’ensemble des entreprises en calquant la règle qui s’applique dans le service public, nous voulons permettre à celles qui le souhaitent d’encadrer avec proportion la libre expression d’une appartenance religieuse sur le lieu de travail. Nous proposons une forme de réserve en matière d’expression religieuse – et non une interdiction – qui soit respectueuse de la cohésion entre les salariés et qui ne vienne pas heurter certains d’entre eux.

Ce que nous voulons, c’est créer une règle pour tous ces lieux où en raison des échanges, de l’accueil de personnes extérieures – je pense aux crèches mais aussi aux cliniques privées, aux établissements pour personnes âgées, aux commerces – ou même de contraintes liées à l’activité de l’entreprise, des valeurs et des principes communs doivent prévaloir.

Il en va, à notre sens, de la cohésion de notre société et du bon fonctionnement des lieux de travail, qui sont des lieux de vie primordiaux. Ce sera au chef d’entreprise, au directeur de proposer d’éventuelles règles en matière de neutralité dans le règlement intérieur, en soumettant bien sûr celui-ci au comité d’entreprise ou, à défaut, aux délégués du personnel, afin d’en faire une règle de vie commune. Nous lui proposons cette loi pour le guider, mais laissons à son jugement éclairé de l’appliquer avec intelligence.

À chaque fois que la République avance, je considère que nous devrions nous rassembler. C’est la raison pour laquelle, chers collègues de la majorité, je vous invite à vous inspirer de votre vote positif au moment de la loi de 2004, qui a été un grand progrès en matière de laïcité, une grande avancée dans le partage des valeurs républicaines. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à M. Jean Glavany.

M. Jean Glavany. Monsieur le président, mes chers collègues, vous excuserez le caractère cursif de mon intervention : je m’en tiendrai à l’essentiel.

Deux remarques préalables.

D’abord, monsieur le rapporteur, nous ne refusons ni de débattre – nous participons au débat qui, je dois le dire, est plutôt de bonne qualité – ni de légiférer. Nous ne voulons simplement pas de cette proposition de loi en particulier, j’expliquerai pourquoi dans un instant. Comment pourrions-nous du reste refuser de légiférer en ce domaine alors que le Président de la République lui-même nous a demandé de le faire ? Vous savez que nous sommes de fidèles et loyaux soldats.

M. Jacques Myard. Garde-à-vous ! (Sourires.)

M. Jean Glavany. Ensuite, je vous remercie, monsieur Ciotti, d’avoir eu la délicatesse de ne faire figurer le mot de laïcité ni dans le corps de votre proposition de loi ni dans son titre, alors qu’il y a quelques années, vous n’aviez pas hésité à le faire dans d’autres textes, vous livrant à un raccourci très réducteur de cette belle valeur. Du coup, vous avez été obligé d’inventer un nouveau concept, la neutralité religieuse, dont on comprend bien le sens mais qui n’a jamais eu de traduction juridique dans le droit français et qui aboutirait à des choses assez curieuses.

J’aimerais à présent vous exposer les quatre raisons qui nous amènent à refuser votre proposition de loi.

La première est d’ordre juridique et législatif. Vous avez sûrement de très bons juristes à l’UMP et au conseil général des Alpes-Maritimes, mais moi j’ai la prétention de penser que l’adoption de votre proposition de loi ne changerait rien. Cela ne changerait rien en particulier à la jurisprudence de la Cour de cassation. M. le ministre l’a dit avec beaucoup de précision et de pertinence. J’ai la conviction profonde que ce serait légiférer pour rien, ce qui n’est pas exactement une bonne manière de faire.

La deuxième raison tient à la méthode. Comme l’ont souligné le ministre et Colette Capdvielle, le président de la République, mettant en œuvre la promesse d’un autre président, faite six ans auparavant, a créé l’Observatoire de la laïcité, auquel participent des parlementaires de droite et des parlementaires de gauche. Chaque semaine, membres de la majorité et de l’opposition travaillent sur le sujet afin de faire des propositions, y compris sous forme législative, en recherchant un consensus. Un consensus, monsieur Ciotti. Ce n’est pas : « Voilà ce que je vous propose, alignez-vous derrière moi ! » Ce n’est pas : « Je suis M. Ciotti, de l’UMP, et il faut faire ce que je dis ! »

M. Jacques Myard. Oh !

M. Jean Glavany. Je le dis aimablement !

Non, le consensus, c’est se mettre autour d’une table et travailler ensemble, monsieur Ciotti. Si vous cherchez vraiment le consensus républicain, venez donc travailler avec nous au lieu de brandir cette proposition de loi.

Tout cela me rappelle – excusez-moi si ce rapprochement vous vexe – la commission que M. Copé voulait créer il y a quelques années au sujet du voile intégral : « Créons une commission mais, d’ores et déjà, je vous le dis, elle devra conclure à l’interdiction ». (Rires sur plusieurs bancs.) Membres de l’opposition d’alors, nous avions été gênés, heurtés, choqués même ! Le consensus, si c’est ce que vous voulez, et il le faut, ce n’est pas de cette manière que vous y parviendrez. Attendons donc les conclusions des travaux de cet observatoire.

La troisième raison tient à votre logique de la législation par à-coups : un fait, une décision de justice, une émotion, une loi. Moi, je suis un parlementaire plus ancien que vous, même si j’ai davantage de cheveux…

M. Éric Ciotti, rapporteur. Fait personnel !

M. Michel Sapin, ministre. Doublement personnel !

M. le président. Triplement ! (Sourires.)

M. Jean Glavany. J’en ai marre, je le dis avec cette vulgarité, j’en ai marre de cette manière de légiférer par à-coups, sans vue globale et sans distance par rapport aux faits. Ce n’est pas une bonne manière de faire, je vous le dis.

La quatrième et dernière raison tient à votre conception de la laïcité, une conception singulièrement rabougrie et réductrice puisqu’elle se résume à des interdits. Reprenons la liste de vos lois en ce domaine : interdiction des signes religieux dans les établissements scolaires – loi que j’ai votée – interdiction du port du voile intégral dans l’espace public – je me suis abstenu, je vous ai expliqué pourquoi – interdiction des signes religieux dans l’entreprise… L’interdit, toujours l’interdit !

Qui plus est, c’est un interdit à géométrie variable, car il vise toujours les mêmes. (Exclamations sur les bancs du groupe UMP.)

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Exactement !

M. Jean Glavany. Je ne suis pas un tenant de la théorie de la stigmatisation mais j’aimerais appeler votre attention sur le cas des prières de rue. Vous avez eu raison de les combattre lorsque vous étiez au pouvoir, et mon collègue Daniel Vaillant a uni ses efforts à ceux du gouvernement que vous souteniez afin de les éliminer dans le XVIIIe arrondissement, avec succès. Je note toutefois, à la suite de Sergio Coronado, que les prières de rue qui ont eu lieu devant l’Assemblée pendant des semaines ne vous ont pas gênés du tout !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Très juste !

M. Jean Glavany. Pourtant, il s’agissait de prières dans l’espace public, tout aussi choquantes que les autres.

Mme Cécile Untermaier. Et avec des enfants !

M. Jean Glavany. Je vais vous dire les choses telles que je les ressens, monsieur Ciotti : la laïcité ne peut se résumer à des interdits. Je lance un appel, auquel j’essaierai de trouver une traduction au sein de l’Observatoire de la laïcité : et si, dans notre manière de légiférer, nous trouvions des moyens de rendre la laïcité aimable, selon une belle expression de l’historien Alain Bergounioux ?

M. Michel Sapin, ministre. Très bien !

M. Jean Glavany. Pas seulement des interdits : une laïcité aimable. Ce n’est pas exactement ce à quoi tend votre texte.

Je finis en revenant à l’histoire de la laïcité, comme nous y a invités M. le ministre en citant Aristide Briand. Monsieur Ciotti, la laïcité est née d’un débat à la fin du XIXe siècle qui a opposé non pas la droite à la gauche – la droite a toujours été contre – mais divers partis au sein de la gauche. Le petit père Combes, du côté des radicaux, voulait régler un compte aux religions, en particulier à la religion catholique. Briand, avec l’appui de Jaurès, voulait, lui, faire de la loi sur la laïcité une loi de protection d’une grande liberté, la liberté de conscience.

M. Jacques Myard. Contresens historique : Combes est allé moins loin que Briand !

M. Jean Glavany. C’étaient des libéraux, au sens politique du terme. Jaurès et Briand l’ont emporté sur le petit père Combes. La laïcité n’est en rien ce combat contre les religions. Sans vouloir vous vexer, monsieur Ciotti, je dirai que vous êtes un peu trop le petit père Combes du XXIe siècle. Nous, nous voulons continuer à rester fidèles à Jaurès et à Briand. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Gilbert Collard.

M. Gilbert Collard. Nous venons donc d’apprendre grâce à M. Glavany que la laïcité à la française ne serait pas aimable. Pourtant, il existe une solution esthétique pour ce faire : le management de la diversité religieuse. Nous avons donc le choix entre cette proposition de loi, que j’approuve – et je crains d’ailleurs que cela ne nuise à l’efficacité du combat de ses auteurs – et cet appel au dialogue pétri de bons sentiments, ce consensus – joli mot qui en dit long sur certains, ce souci de ne pas stigmatiser, de ne pas victimiser.

Je peux comprendre cette préoccupation mais je voudrais tout de même rappeler qu’au fondement même de la laïcité, il y a la théorie de la neutralité. Relisez les pères fondateurs du radicalisme : c’est bien de neutralité qu’ils parlent, le terme de laïcité n’est intervenu que beaucoup plus tard.

Voilà ce qu’il faut obtenir dans ce pays pour avoir la paix, sans haine, sans discrimination. La haine et la discrimination, laissons-les à ceux qui les voient partout chez les autres. Prétendre que ceux qui se battent pour la laïcité veulent en réalité la combattre, c’est prêter aux autres les idées inconscientes que l’on peut avoir soi-même.

Les choses sont simples. Dans l’affaire de la crèche Baby Loup, il est clair que ce n’était pas un homme vêtu d’une tenue couleur safran et se disant moine tibétain qui a posé problème. Cela ne veut pas dire pour autant que nous avons une quelconque hostilité pour une quelconque religion. Je respecte toutes les religions mais je ne veux pas qu’elles interfèrent dans la vie privée…

Mme Cécile Untermaier. Dans la vie privée ?

M. Gilbert Collard. …J’entends par là les lieux de travail, la vie dans la sphère privée. C’est comme cela que nous aurons la paix sociale.

Dans toutes les religions, il y a des propagandistes, des intégristes qui, d’un côté ou de l’autre, vont prier dans les rues. Et ce n’est pas bien ! Nous avons le devoir de réagir dès l’instant où l’on localise dans une religion donnée des instruments de propagande soutenant une invasion de l’espace privé. Sinon, nous laisserons au jour le jour se détruire cet espace de paix publique dont nous avons besoin.

Alors, arrêtez la guimauve ! Vous savez très bien que ce n’est pas en allant discuter, palabrer, rechercher un consensus, qu’on empêchera les extrémistes de tout bord, je dis bien de tout bord, de se rejoindre dans l’espace hélas médiatique où le combat se mène, et d’utiliser les signes extérieurs de leur propre religion pour faire de la propagande. Finalement, c’est cela qui détruit cette paix sociale.

Ce qui est extraordinaire, c’est que vous, les partisans de la laïcité, laissez faire des actes qui détruisent l’idée même de laïcité.

Le ministre nous dit qu’il faut une laïcité sans qualificatif… mais il parle immédiatement de laïcité de sang-froid, ce qui est un qualificatif. Mais peu importe le caractère de la laïcité, peu importe qu’elle soit de sang-froid ou de sang chaud : ce qui est important c’est qu’elle existe, qu’elle soit défendue. Ce texte a au moins le mérite d’organiser une défense de la laïcité sur le territoire où l’on travaille. Imaginez le désordre créé dans une entreprise si chacun peut imposer les signes extérieurs de sa religion !

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Caricature !

M. Gilbert Collard. Cela vous dérange, bien sûr. C’est la preuve évidente que vous êtes des laïques religieux, qui n’ont qu’une seule religion, celle qui leur amène des voix.

M. Erwann Binet. C’est un expert qui parle !

M. Gilbert Collard. C’est un peu lamentable.

M. le président. La parole est à M. Guillaume Larrivé.

M. Guillaume Larrivé. Parce que nous sommes les députés de la nation, nous savons que la République est laïque.

Cette laïcité signifie d’abord une neutralité de l’État et de l’ensemble des agents publics, parce qu’ils sont, au fond, le bras anonyme de la République. Sauf à méconnaître leur devoir de représentant de l’État, ils ne sauraient exprimer publiquement en cette qualité une conviction religieuse qui ne peut être que personnelle.

Mais parce que notre République respecte les libertés, la laïcité n’est évidemment pas la négation partout, tout le temps, de toute expression religieuse. Plus encore, la restriction de l’expression religieuse ne peut être que l’exception, justifiée par les nécessités de l’ordre public.

C’est la mission du législateur que de faire vivre ces principes de laïcité et de liberté, en organisant les relations entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas.

Le temps ne s’est pas arrêté en 1905. La loi de séparation des Églises et de l’État est une loi d’importance majeure, bien sûr, que personne ne songe à ébranler, mais elle n’a pas épuisé toutes les questions qui se posent au législateur ici et maintenant.

Disons les choses telles qu’elles sont : les formes de l’expression religieuse sont à nouveau devenues un sujet de débat public et d’interrogations juridiques.

La plus grande erreur serait de refuser de regarder la réalité en face, de refuser de répondre aux interrogations légitimes de nos compatriotes, de se contenter de pétitions de principe…

M. Bernard Accoyer. Très bien !

M. Guillaume Larrivé. …et de laisser démunies, sur le terrain, les personnes devant faire face à des revendications communautaristes.

Dans la dernière décennie, le législateur a pris courageusement ses responsabilités. Comme l’a rappelé Luc Chatel, sous l’impulsion du président Jacques Chirac, la loi du 15 mars 2004 a interdit dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse. Et sur l’initiative du président Nicolas Sarkozy, la loi du 11 octobre 2010 a interdit la dissimulation du visage dans l’espace public.

Ce sont des avancées législatives. Personne aujourd’hui, je crois, ne les conteste. Personne aujourd’hui, notamment dans les membres de la majorité, ne propose l’abrogation de ces lois qu’ils n’ont pourtant pas forcément votées. Ces avancées, voulues par les députés de la droite républicaine et du centre, ont été nécessaires.

D’autres avancées le sont aujourd’hui. C’est pourquoi Éric Ciotti a eu raison de présenter cette proposition de loi réfléchie, responsable et équilibrée.

M. Bernard Accoyer, M. François Baroin et M. David Douillet. Absolument !

M. Guillaume Larrivé. Il ne s’agit pas de poser une interdiction générale et absolue qui prévoirait que, dans toutes les entreprises, dans toutes les associations, aucun signe religieux ne peut jamais être porté par quiconque. Mais il ne s’agit pas non plus de se satisfaire du statu quo qui interdit aujourd’hui au responsable d’une boulangerie, d’une crèche ou d’une clinique de demander à ses salariés de s’abstenir d’une expression religieuse lorsqu’ils sont en contact avec le public.

Dès lors qu’elles sont justifiées par la neutralité requise dans le cadre des relations avec le public, des restrictions visant à réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse sont pleinement légitimes et doivent être organisées par la loi. C’est ni plus ni moins ce que nous vous proposons. C’est pourquoi je voterai avec détermination en faveur du dispositif proposé l’excellent Éric Ciotti, au nom du groupe UMP.

Mesdames et messieurs les députés de la majorité, chacun doit prendre ses responsabilités. Notre devoir est de conforter l’action des personnes qui, au quotidien, sur le terrain, avec difficulté, luttent aujourd’hui contre la montée des communautarismes et seront ainsi, demain, les meilleurs défenseurs de nos libertés et de la paix civile. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Cécile Untermaier.

Mme Cécile Untermaier. Dans une démocratie pluraliste comme la France, la liberté d’expression et la diversité doivent être respectées par les pouvoirs publics. Ces principes se manifestent par la reconnaissance de la liberté – la liberté de conscience, la liberté religieuse en particulier – garantie à toute personne, c’est-à-dire dans le droit d’avoir ou de ne pas avoir des croyances et des convictions. Cette liberté se matérialise dans le droit de les exprimer librement et notamment par le port de signes religieux ostensibles.

Contrairement à ce que soutient la proposition de loi discutée aujourd’hui devant vous, le port d’un signe religieux, fût-il un voile islamique, ne suffit pas à caractériser une attitude prosélyte. Le port d’un vêtement ou d’un insigne répondant à une pratique religieuse ou manifestant l’appartenance à une religion, à un parti politique ou à un mouvement philosophique ne constitue pas en soi un acte de prosélytisme. C’est ce qu’affirment conjointement le Conseil d’État, la Cour de cassation et la Cour européenne des droits de l’homme.

Par conséquent, si l’interdiction du port de signes religieux ostensibles se justifie dans le service public où le principe de laïcité doit évidemment primer sur toutes les convictions personnelles, y compris religieuses, rien ne justifie son extension au secteur privé, hormis des raisons sécuritaires ou sanitaires bien établies. Car, comme son nom l’indique, le secteur privé constitue un espace privé dans lequel la liberté doit pleinement s’exprimer. L’interdiction du port de signes ostensibles au travail participerait d’une société liberticide et intolérante en stigmatisant une fois encore, mais pas seulement, les femmes musulmanes. Or on sait combien ce type de législation renforce le communautarisme dans notre société au lieu d’instaurer une solidarité dont nous avons plus que jamais besoin. À quand un licenciement fondé sur la couleur de peau, l’origine, les convictions politiques au motif que les clients ou les collègues ne supportent pas cette différence ? Notre devoir n’est pas seulement de légiférer mais aussi d’apprendre à s’abstenir pour protéger la liberté inhérente à la sphère privée des citoyens.

Toutes les cours suprêmes se rejoignent d’ailleurs aujourd’hui pour garantir la liberté de conscience, la liberté religieuse, en particulier au travail. Aussi bien la Cour de cassation dans son arrêt « Baby Loup » de mars 2013 que la Cour européenne des droits de l’homme dans quatre espèces du 15 janvier 2013 ont affirmé avec force qu’une atteinte à cette liberté doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir. Cette atteinte doit être proportionnée au but recherché et ne peut constituer une fin en soi. Une interdiction trop générale et absolue ne manquerait pas d’être censurée par le Conseil constitutionnel attentif à cette exigence de proportionnalité. Avant de briser l’unanimité des cours suprêmes et l’équilibre qui résulte de la jurisprudence actuelle, réfléchissons aux nombreuses conséquences négatives qu’entraînerait une telle loi.

La loi n’est pas le remède à toutes les inquiétudes de notre société et ne peut servir de réponse incantatoire à tous les faits divers, aussi importants et médiatiques soient-ils. Écoutons les Français qui, d’après une étude très sérieuse de l’Observatoire du fait religieux en entreprise de Sciences Po Rennes, privilégient le dialogue et préfèrent maintenir la conciliation plutôt que de subir les contraintes unilatérales de la loi. Si plus d’un quart des managers de ressources humaines ont été confrontés au fait religieux, 80 % d’entre eux disent ne pas ressentir de malaise avec cette question qu’ils souhaitent gérer de manière pragmatique. Il était d’ailleurs surprenant d’entendre, ce matin, un candidat à la présidence du Medef, souhaiter une telle loi et dans le même temps se plaindre de l’inflation législative dans le code du travail.

Notre responsabilité de législateur nous impose donc de ne pas réagir de manière excessive et irréfléchie à cette question.

M. Jacques Myard. Parlez pour vous !

Mme Cécile Untermaier. À tout le moins, avant de légiférer faut-il s’inspirer des expériences des acteurs concernés, salariés et entrepreneurs, ainsi que des expertises des organes compétents tels que l’Observatoire sur la laïcité, car rien ne sert de mettre en place des outils de réflexion si l’on ne s’en sert pas ensuite.

Mme Marie-Christine Dalloz. Créez une commission !

Mme Cécile Untermaier. Pour toutes ces raisons, sans naïveté ni laxisme, je vous propose de ne pas voter ce texte. En tout cas, je ne le voterai pas. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Élisabeth Pochon.

Mme Elisabeth Pochon. La proposition de loi qui nous est soumise est relative au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations. Pour assurer cette prétendue neutralité, elle propose de modifier le code du travail afin de fournir aux employeurs la possibilité d’encadrer le port des signes d’appartenance religieuse dans les entreprises.

Permettez-moi une simple question : serions-nous là aujourd’hui à débattre de cette proposition de loi si l’affaire Baby Loup n’avait pas été médiatisée ?

Cette affaire concerne un conflit du travail, le licenciement d’une seule salariée, éducatrice dans la crèche associative Baby Loup, au motif qu’elle s’est présentée portant un voile intégral à son retour dans l’entreprise après six ans d’absence.

On peut partager l’émoi de ses collègues. Il semble que l’inadéquation de sa tenue avec la nature de la tâche qu’elle devait accomplir au sein de la crèche, son incapacité du fait de ses vêtements à se soumettre aux exigences professionnelles requises, notamment les normes d’hygiène auprès des enfants, auraient pu être des motifs suffisants pour permettre un licenciement. Le choix d’y recourir au motif de l’atteinte à la laïcité se révèle non seulement illégal, mais aussi destructeur. Destructeur, car cette procédure au long cours ruine l’association, que la crèche et ses personnels qui méritent pourtant la reconnaissance de tout un quartier et majoritairement des femmes pour l’œuvre qu’elle poursuit se retrouvent fragilisés, et que cette affaire a permis de donner une tribune à l’attitude radicale et provocatrice d’une salariée qui ne souhaitait pas réellement reprendre son travail.

Cette affaire est instrumentalisée de tous côtés. Bref, c’est un énorme gâchis qui appelle davantage à une vraie réflexion sur la régulation du vivre ensemble dans un espace privé qu’une énième loi qui n’aurait d’autre effet que de stigmatiser une fois de plus nos concitoyens musulmans. Je devrais d’ailleurs dire nos concitoyennes musulmanes, tant il est vrai que c’est contre les femmes qu’on légifère en France au nom de la laïcité, toujours contre les femmes.

M. Jacques Myard. Vos propos sont scandaleux !

Mme Elisabeth Pochon. Le voile, le foulard… arrêtons avec cette stigmatisation des femmes musulmanes. Que je sache, nous ne légiférons jamais sur les longueurs de barbe ! La tentation est manifeste de limiter leur accès à certaines professions, de les empêcher d’accompagner leurs enfants en sortie… Seules leur formation, leurs compétences, l’observance des règles élémentaires de l’entreprise ou du droit doivent déterminer l’accès des femmes au travail auprès des enfants.

La liberté de se vêtir n’est évoquée par aucun de nos textes fondamentaux, tant il est évident qu’elle participe de la liberté tout court.

Il n’est pas acceptable que les femmes musulmanes soient l’objet de pressions multiples, objets tout court, soit au nom de la tradition religieuse, soit au nom de la laïcité, et qu’elles soient, du fait de ces concepts de deux camps, réduites et renvoyées à une identité unique, celle de leur appartenance religieuse.

Quand cette seule appartenance est touchée, voire attaquée, affirmer son identité devient un acte de courage, un acte libérateur.

Mme Marie-Christine Dalloz. Vous n’avez pas songé qu’elles peuvent être victimes ?

Mme Elisabeth Pochon. Cette fois encore, c’est au sujet d’une femme que la question de la laïcité est reposée, comme si nous découvrions par cette affaire que le fait religieux existe en entreprise.

L’Institut Randstad et l’Observatoire du fait religieux en entreprise ont récemment présenté les conclusions d’une étude commune sur le fait religieux en entreprise depuis cinq ans. Près d’un tiers des responsables des ressources humaines disent y avoir été confrontés. L’étude a montré que des désaccords, en apparence à caractère religieux, relèvent souvent en réalité de dysfonctionnements organisationnels qui se sont transformés en problèmes relationnels et qu’il est important de résoudre les conflits avant qu’ils prennent de l’ampleur. Les conflits inhérents au monde du travail doivent se régler par le dialogue et la négociation, et les textes en vigueur le permettent déjà. Il n’y a pas de demande de loi spécifiquement attendue.

Négociation, dialogue : voici la ligne politique que la gauche fait sienne pour reprendre le débat de la laïcité. Dialogue qui semble étranger à vos pratiques en la matière ! Il est d’ailleurs regrettable que les syndicats n’aient pas été conviés aux auditions, dans une affaire qui concerne directement les relations au travail.

Mme Marie-Christine Dalloz. Ce n’est pas aux syndicats de légiférer !

Mme Elisabeth Pochon. Voilà pourquoi nous ne voterons pas cette proposition de loi. Souvenons-nous que c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances et que c’est aussi notre regard qui peut les libérer. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à M. Daniel Vaillant.

M. Daniel Vaillant. Mesdames et messieurs du groupe UMP, le moins qu’on puisse dire, c’est que votre proposition de loi relative à la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations est tout sauf neutre !

En effet, à travers cette initiative, vous suggérez de poser un cadre qui permettrait à un ou à une chef d’entreprise d’intégrer dans son règlement intérieur des dispositions visant à réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse.

Devant cette démarche, personne ici n’est dupe, non seulement des intentions qui sont les vôtres, mais également des effets néfastes qu’aurait l’application de cette loi sur une composante religieuse de notre pays, à savoir l’islam en France : un islam déjà largement stigmatisé à des fins politiques, et ceci depuis des années, par le pouvoir qui a été en place durant une décennie, le vôtre.

Faut-il rappeler que les responsables de cette religion, l’islam, sont les tenants d’un islam respectueux des lois de la République, d’un islam ouvert sur lequel on peut compter quand il faut légitimement lutter contre toutes les formes d’intégrisme ou de fanatisme ?

Vous fondez votre argumentation sur différentes préconisations faites depuis 2003, de la commission Stasi au Haut Conseil à l’intégration, en passant par une résolution votée par votre groupe parlementaire le 31 mai 2011. Je note donc au passage qu’à l’époque, vous n’aviez pas jugé opportune l’initiative législative et vous aviez raison, chers collègues.

Aujourd’hui, votre proposition de loi n’est ni plus ni moins qu’un texte de réaction à ce qui n’est rien de plus qu’un fait-divers, ou plutôt deux. Je ne reviendrai pas sur les propos de mes collègues, rappelant que la loi ne peut pas être la réponse systématique à tout fait-divers dans notre société. Je crois simplement qu’en cette matière, plus on tente de perfectionner le droit, plus il est imparfait.

D’ailleurs, il ne vous aura pas échappé qu’une étude récente a montré que 94 % des problèmes liés au fait religieux étaient résolus dans les entreprises, par les managers et les responsables des ressources humaines, sans conflit ni heurt. Il faut donc prendre à la fois hauteur et responsabilité devant ce phénomène – certes croissant – du fait religieux dans les entreprises, pour déterminer ensuite les voies à emprunter, dans un objectif de respect de la laïcité.

Je suis, vous le savez, très attaché à ce principe de laïcité. Dois-je rappeler que, dans notre pays, la loi de 1905 garantit à chacun les moyens de pratiquer librement sa religion dans le respect d’autrui ? Dois-je rappeler que la laïcité est un heureux compromis, permettant l’exercice d’une religion dans le respect des lois de la République ? Mon collègue Glavany en a justement rappelé l’histoire.

Je tiens à affirmer ici avec fermeté l’idée que le respect de la laïcité doit pouvoir exister dans le cadre d’un travail partenarial avec les différentes confessions de notre pays. Car, mesdames et messieurs, quand un problème survient, on le règle. Le contentieux Baby Loup est un problème. Ne peut-on pas le régler par le dialogue et si besoin, par le règlement en matière d’hygiène et de sécurité, quand il s’agit d’établissements accueillant des bébés, des patients ou des clients ?

Mesdames et messieurs, la loi n’est pas la réponse à tout. Il faut, par exemple, se rappeler que pendant dix années, vous avez tenté – y compris vous, cher Éric Ciotti – de répondre à l’insécurité par dix-sept textes de loi.

M. Jean Glavany. Avec quel succès !

M. Daniel Vaillant. Aujourd’hui, légiférer sur la question de la nécessaire neutralité religieuse dans les entreprises et les associations serait sans doute, là encore, voué à l’échec.

En la matière, j’en suis certain, une loi de plus serait une loi de trop. Ce serait prendre le risque de heurter des responsables de religion, et particulièrement de celle à laquelle vous pensez tous. Le véritable enjeu consiste à faire en sorte que, dans un esprit de dialogue et de consensus, chaque confession parvienne à trouver sa place, dans le plus grand respect des lois de notre République. Ainsi, nous réunirons les conditions pour combattre toutes les formes de repli et d’extrémisme religieux qui mettraient en péril notre capacité à vivre ensemble, conformément au triptyque républicain « liberté, égalité, fraternité »…

M. Nicolas Bays. Très bien !

M. Daniel Vaillant. …auquel j’ose ajouter « laïcité ». (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La discussion générale est close.

Monsieur le rapporteur, vous avez demandé la parole.

M. Éric Ciotti, rapporteur. Au terme de cette discussion générale, je me réjouis de la qualité de nos débats. Nous abordons un sujet extrêmement difficile ; les réponses sont multiples et peuvent en appeler à l’expression de nos consciences, qui ne peuvent entrer toutes dans un même moule. Merci à chacun des orateurs pour la qualité et la mesure des interventions.

Vous me permettrez néanmoins de noter l’hésitation et quelquefois les contradictions qui ont pu traverser les bancs de la majorité sur cette proposition de loi que nous avons déposée, avec Christian Jacob, François Fillon, Jean-François Copé et les parlementaires du groupe UMP.

Sur l’opportunité de légiférer, je note avec satisfaction que M. le ministre lui-même n’a pas exclu – tout est question de calendrier – de le faire prochainement. Vous l’avez dit et tout est dans ces mots : « le moment venu », vous n’excluez pas de légiférer.

C’est la première question à laquelle nous devons répondre aujourd’hui : faut-il ou non légiférer ? Jean Glavany a rappelé fort opportunément que le Président de la République lui-même, dans le discours qu’il a prononcé pour l’installation de l’Observatoire de la laïcité, avait posé comme préalable la nécessité de légiférer sur cette question, en demandant à l’Observatoire de lui formuler des propositions. Le principe selon lequel il faut légiférer a été posé : c’est un point positif sur lequel au moins une grande majorité d’entre nous peut se retrouver.

D’autres orateurs n’ont pas souhaité aller dans le même sens. Je crois qu’il est nécessaire de légiférer, non dans l’émotion ni sur un fait isolé, mais parce que la jurisprudence de la Cour de cassation pose aujourd’hui une règle de droit qui impose que nous confortions nos dispositions législatives et que nous modifiions le code du travail, pour faire en sorte qu’il puisse y avoir des restrictions à cette liberté constitutionnelle d’expression religieuse. Si nous ne le faisons pas, les restrictions qui pourraient résulter du dialogue social, que nous appelons tous de nos vœux, seraient juridiquement fragiles. J’insiste sur ce point. Il y a, du point de vue juridique, nécessité de légiférer.

Sur les vecteurs qui doivent conduire à modifier notre législation, nous avons fait un choix qui nous paraît pragmatique. Je souligne qu’il respecte pleinement, contrairement à ce qui a été dit par certains, notre Constitution et nos engagements conventionnels. Ce texte est totalement conforme à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme. (Plusieurs députés du groupe SRC entrent et prennent place.)

M. Jacques Myard. Ils ont eu peur !

M. Éric Ciotti, rapporteur. Mes chers collègues, je salue votre arrivée. Elle témoigne sans doute de votre volonté d’approuver ce texte et donc de rejoindre tous ceux qui veulent promouvoir la laïcité dans l’entreprise. Je suis très sensible à votre présence. (Sourires.)

Je soulignerai quelques hésitations, quelques contradictions. Certains ont dit que le dispositif proposé était trop précis, d’autres appellent à des dispositions beaucoup plus générales. Enfin, permettez-moi de relever avec amitié, je le dis notamment à Jean Glavany, les contradictions profondes entre les interventions de qualité que avons écoutées dans cet hémicycle et l’appel que j’ai lu dans un grand hebdomadaire. Il était intitulé « Appel à toutes les consciences républicaines » et concluait par cette phrase : « C’est au législateur qu’il revient de remédier à cet état de confusion et de combler ce vide juridique qui, menaçant gravement l’application de la laïcité, principe constitutionnel de notre République, met en péril le vivre ensemble. » Cet appel était notamment signé par Jean Glavany, par Jean-Pierre Blazy, par Gérard Charasse, par un nombre très important de parlementaires de la majorité, par Harlem Désir, par des présidents de groupe de cette Assemblée, par Mme Girardin qui est intervenue tout à l’heure. Il y a une certaine contradiction à promouvoir dans la presse un appel à légiférer et à défendre aujourd’hui une position différente.

Quant à la « laïcité aimable » que vous avez appelée de vos vœux, je ne sais pas ce que recouvre ce concept un peu flou. Ce que je sais, c’est que nous sommes confrontés – et l’exemple de Baby Loup l’a démontré – à un communautarisme qui n’a rien d’aimable pour notre République et je crois que l’honneur de notre Assemblée serait d’apporter une réponse ferme et unanime, de la part de tous les républicains. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

Discussion des articles

M. le président. J’appelle maintenant les articles de la proposition de loi dans le texte dont l’Assemblée a été saisie initialement, puisque la commission n’a pas adopté de texte.

Article 1er

M. le président. La parole est à Mme Arlette Grosskost.

Mme Arlette Grosskost. J’ai cosigné, sans état d’âme d’ailleurs, cette proposition de loi de clarification et de sécurisation juridiques qui m’apparaît très équilibrée.

Pour autant, je voudrais profiter de ce débat sur la liberté religieuse pour évoquer ici le Concordat. C’est une formule heureuse, l’apaisement appelé de vos vœux, monsieur le ministre. Élue du Haut-Rhin, je mesure chaque jour combien le régime concordataire instauré en 1801 est une chance pour l’Alsace et la Moselle. Il a permis, et permet encore, que les pouvoirs publics et les autorités religieuses œuvrent harmonieusement, dans les croyances de chacun.

Dans ces trois départements, la loi de séparation des Églises et de l’État de 1905 ne s’applique pas. C’est le régime du Concordat qui organise les cultes catholique, protestant et israélite. Les ministres du culte sont rémunérés par l’État et les collectivités territoriales contribuent au financement des édifices cultuels.

M. Jean Glavany. Quel rapport avec ce texte ?

Mme Arlette Grosskost. Aujourd’hui, l’islam est la deuxième religion de France. Est-il compréhensible qu’en 2013, les musulmans, également citoyens et contribuables, soient exclus du Concordat ? Devons-nous continuer à nous voiler la face, ou faire un pas courageux pour intégrer l’islam dans le régime concordataire ?

Cela pourrait être une expérience intéressante. Je rappelle que l’université de Strasbourg accueille actuellement deux chaires de théologie, l’une catholique et l’autre protestante. Elles enseignent évidemment toutes les religions. La création d’une chaire de théologie islamique serait bénéfique à l’islam de France : ce serait le moyen de s’éloigner de l’obscurantisme et de moderniser l’islam. Les imams formés et diplômés au sein de l’université auraient les mêmes droits et les mêmes devoirs que leurs collègues, dépendraient comme eux du ministère de l’intérieur et seraient tenus au respect des lois de la République. Plus de financements extérieurs, plus de prêches en langues étrangères ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à Mme Marie-Anne Chapdelaine.

Mme Marie-Anne Chapdelaine. Avant toute chose, il me tient à cœur de rappeler notre ambition laïque. Celle-ci garantit la coexistence des opinions, religieuses ou non, dans l’espace public et dans les espaces et services dédiés au public, afin de permettre à chaque citoyen de construire son propre jugement, de confronter à son éducation les autres conceptions idéologiques et philosophiques que son quotidien lui fera croiser, et de les respecter, même si bien souvent sa pente naturelle – et humaine – l’amène à les trouver bien peu respectables.

L’éducation et la construction d’un jugement critique et éclairé se font par l’accès à la connaissance, préalable à une confrontation sereine des opinions, dans un espace qui le permet parce qu’y sont édictées des règles garantissant le respect de l’autre. Interdire ces échanges signifie nourrir l’indifférence, alimenter les égoïsmes, faire prospérer l’intransigeance et la bêtise.

Chers collègues, la laïcité n’est pour moi ni un concept creux, ni un slogan. Je n’en fais pas un argument électoral, mais un choix de vie quotidien. Si cette proposition de loi a pour but de réaffirmer notre attachement à la laïcité, à la loi de 1905 et au fait que tout service public, délégué ou non, doit respecter le principe de neutralité, je ne pense pas que nous manquions aujourd’hui d’outils pertinents en la matière. Elle a cependant le mérite de nous rappeler à nos fondamentaux : tolérance, respect, égalité, justice.

Il ne s’agit donc pas de légiférer à chaque fait divers : les Français ont mis un terme il y a un an à cette facilité médiatique et à cette ineptie politique.

La laïcité n’est pas un paillasson sur lequel les agitateurs d’esprits de tous bords peuvent s’essuyer les pieds. S’il est indispensable de la défendre, je pense qu’il est nécessaire d’avancer sur ce terrain avec beaucoup de modestie et de précaution.

Aussi, j’invite chacun d’entre nous à se prononcer contre cette proposition de loi de circonstance. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Véronique Louwagie.

Mme Véronique Louwagie. Cet article premier apporte une réponse à une problématique certaine et réelle.

Je regrette que cette proposition de loi ait été vidée de sa substance lors de son examen en commission. Le dispositif en est pourtant pragmatique et souple, car il laisse une liberté de choix au chef d’entreprise et aux partenaires sociaux.

L’arrêt de la Cour de cassation du 19 mars 2013 « Baby Loup » pose question à l’ensemble de la société française, et par ricochet au législateur que nous sommes. Devant l’Assemblée nationale, le ministre de l’intérieur a déclaré regretter cette décision de la Cour de cassation, estimant qu’elle constituait une mise en cause de la laïcité.

Personne ici, notamment parmi les auteurs de cette proposition de loi, n’envisage de porter atteinte aux principes de liberté religieuse et de non-discrimination. Cet article premier propose de modifier le code du travail afin de fixer un cadre aux restrictions visant à réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse.

La question qui se pose en réalité est de savoir s’il convient d’étendre le principe de neutralité religieuse dans les entreprises et les associations qui, en tant qu’employeurs privés et en l’état actuel de la législation, ne peuvent prévoir dans leur règlement intérieur de restrictions relatives à la tenue vestimentaire ou au port de signes religieux.

Le traitement de ces problèmes doit se faire de manière apaisée – tel est le but de cette proposition de loi –, au cas par cas et sans pour autant pointer de l’index quiconque, et surtout pas une religion, comme cela a été dit lors de la discussion générale.

Il convient toutefois d’admettre que c’est principalement en raison du caractère général et imprécis de la restriction à la libre expression religieuse sur le lieu du travail que cette sanction est intervenue. Il existe donc un vide juridique à combler.

Nous avons entendu il y a quelques instants, sur les bancs de la majorité, que la loi n’est pas la réponse à tout ; je ne partage pas du tout cet avis, au contraire ! Il est de notre devoir d’apporter une réponse ferme et définitive à cette question de société. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. Nous en venons aux amendements sur l’article premier.

La parole est à M. Arnaud Richard, pour soutenir l’amendement n° 1.

M. Arnaud Richard. Même si l’article premier me paraît de grande qualité, je propose par cet amendement de le réécrire, en intégrant dans le code du travail le respect du principe de laïcité. Cela revient à peu près au même, me direz-vous ; mais l’acception proposée est ainsi un peu plus resserrée.

À l’issue de la discussion générale, si vous m’autorisez à poursuivre, monsieur le président, je crois qu’il n’existe pas tant de divergences que cela entre nous, loin de là, et quoi que puissent laisser entendre certains de nos collègues. Le principe de laïcité ne souffrant pas d’adjectif, le clivage dans nos échanges me semble assez mal venu, car nous sommes tous d’accord sur ce principe.

Puisque cet amendement ne sera pas adopté, je serais heureux que le ministre du travail qui, sauf erreur de ma part, siège à un rang très éminent au sein de la grande conférence sociale – désormais appelée « conférence sociale » –, demande de façon extrêmement formelle aux partenaires sociaux de se saisir rapidement de ce sujet, ce qu’ils n’avaient pas choisi de faire jusque-là.

Je regrette les propos de nos collègues, qualifiant ce texte de proposition de loi de circonstance, car les travaux menés par Jean Glavany, Bernard Stasi ou le Haut conseil à l’intégration montrent que le sujet du fait religieux dans l’entreprise mérite d’être traité dès maintenant.

Il nous paraît donc évidemment nécessaire que les partenaires sociaux émettent un avis de façon formelle, sinon le législateur, comme le propose notre collègue Ciotti, devra s’en saisir.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. La commission des lois a émis un avis défavorable à cet amendement soutenu par Arnaud Richard. Je comprends bien entendu l’argumentation qu’il vient de défendre avec talent : elle rejoint l’objectif qui motive notre proposition de loi.

Toutefois, le vecteur choisi, beaucoup plus large puisqu’il pose le principe de laïcité de façon globale, me paraît contraire à la Constitution et à nos engagements conventionnels, notamment l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, dans l’arrêt Eweida et autres c./ Royaume-Uni du 15 janvier 2013, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné la discrimination subie par une hôtesse de l’air de British Airways parce qu’elle portait une croix.

Outre ces principes conventionnels, l’article premier de la Constitution pose le principe d’une laïcité de l’État ; mais il n’existe pas une laïcité de la société. Cet amendement, s’inscrivant dans cette voie, me paraît donc contraire à la Constitution.

M. Jacques Myard. Ce n’est pas vrai !

M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?

M. Michel Sapin, ministre. Je ne reviens pas sur les arguments constitutionnels que vient d’avancer le rapporteur, que je crois exacts – même s’il me semble qu’ils s’appliquent également à l’ensemble de la proposition de loi. C’est du reste une des difficultés que nous rencontrons, même si nous n’avons pas voulu en faire un débat d’ordre constitutionnel, car c’est par ailleurs un débat dans notre société, qui est parfaitement légitime.

Monsieur Richard, je dirai sur cet amendement, comme sur les autres amendements que vous avez déposés, la même chose. Je m’en tiens à la conclusion de votre intervention, que je trouve juste et équilibrée, comme je vous l’ai d’ailleurs fait savoir.

Votre conclusion est la suivante : il y a besoin d’un dialogue entre les partenaires sociaux. Vous venez d’ailleurs de m’appeler à les en saisir : je pense que c’est nécessaire, et pas seulement sur cette question.

Nous pouvons tomber d’accord entre nous. Chacun se focalise sur la question du voile, risquant par là même de stigmatiser une seule religion.

M. Jacques Myard. Il n’y a pas que le voile !

M. Michel Sapin, ministre. Mais aujourd’hui, dans les entreprises, se posent des questions très concrètes et très précises ; comment par exemple organiser le temps de travail en respectant les différentes fêtes religieuses ?

M. Jacques Myard. Eh voilà !

M. Michel Sapin, ministre. Certaines fêtes religieuses sont inscrites dans la loi.

Un député du groupe UMP. C’est un terrain glissant !

M. Michel Sapin, ministre. Ce n’est pas que le terrain soit glissant : cette question se pose pour des religions – la religion juive comme d’autres – dans des termes extrêmement concrets et précis, qui font l’objet dans la plupart des cas, pour ne pas dire la quasi-totalité, d’un dialogue dans l’entreprise permettant de respecter les uns et les autres, ainsi que l’organisation du travail.

M. Jacques Myard. C’est complètement dingue d’entendre ça !

M. Michel Sapin, ministre. Ainsi, les sujets qui doivent être discutés par les partenaires sociaux s’agissant de la question du travail – je ne me situe que sur ce plan, car nous parlons aujourd’hui du code du travail ; c’est d’ailleurs le bon endroit pour en parler – peuvent porter sur d’autres points que celui dont nous traitons.

Monsieur Richard, je pense, tout comme vous, qu’il est trop tôt pour légiférer ; il est donc trop tôt pour amender.

M. Arnaud Richard. Et pour en appeler aux partenaires sociaux ?

M. le président. La parole est à M. Jacques Myard.

M. Jacques Myard. Je suis en désaccord avec le ministre : la République est bien entendu laïque, mais notre société également.

M. Jean Glavany. C’est vrai !

M. Jacques Myard. Lorsqu’on entend dire qu’il faut tenir compte des fêtes religieuses dans notre calendrier, c’est véritablement ouvrir la boîte de Pandore ! Vous allez donc accepter que ceux qui sont musulmans… (Exclamations sur les bancs du groupe SRC.) C’est ce que vous venez de dire !

M. Michel Sapin, ministre. Pas dans le calendrier, monsieur Myard : ne dites pas n’importe quoi !

M. Jacques Myard. C’est vous qui avez dit n’importe quoi, monsieur le ministre ! Il faut vous calmer ! (Mêmes mouvements.)

M. Michel Sapin, ministre. Cela concerne l’organisation du travail !

M. Jacques Myard. L’organisation du travail ! Si je décide de prendre un jour de congé un vendredi ou un samedi parce que ma religion me le dicte, est-ce que vous l’accepterez ? (Mêmes mouvements.)

M. Michel Sapin, ministre. Allez voir dans les entreprises, alors !

M. Jacques Myard. Allez-y également, monsieur le ministre ! Où est la cohérence ? (Mêmes mouvements.)

M. le président. Chers collègues, seul M. Myard a la parole ; le débat pourra se poursuivre ensuite.

M. Jacques Myard. Un peu de responsabilité ! Vous êtes en train d’ouvrir la boîte de Pandore et de vous prendre les pieds dans le tapis ! Il faut que cela cesse !

Introduire le principe de laïcité dans le code du travail ne me choque pas, parce que ce principe doit non seulement s’appliquer au Gouvernement et à la République, mais aussi garantir le respect de chacun et la tolérance.

Si vous commencez à tenir compte des fêtes religieuses à chaque instant dans la vie sociale, vous ouvrez la boîte de Pandore et donnez des verges pour vous faire battre ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. Bernard Accoyer. Bravo !

M. le président. La parole est à M. Jean-Frédéric Poisson.

M. Jean-Frédéric Poisson. Pour rebondir sur le débat qui vient de s’ouvrir à l’instant, je voudrais, au risque de mécontenter mon collègue Myard, qui n’en a pourtant pas besoin à cet instant, dire que je suis d’accord avec ce que vient d’indiquer le ministre M. Sapin : en effet, le problème se pose.

De mon point de vue, dans la question que nous examinons aujourd’hui, le port de vêtements ostensiblement religieux dans les entreprises pose trois niveaux de problématiques. Le premier niveau concerne les salariés qui portent ces vêtements en étant en contact avec le public ou les clients ; le deuxième niveau concerne les salariés portant ces vêtements en n’étant pas en contact avec les clients, et qui ne mettent donc pas en jeu, d’une manière ou d’une autre, l’image de l’entreprise à l’extérieur ; enfin, le troisième niveau concerne, notamment dans l’industrie, mais pas seulement, des croyants qui veulent, au moment des fêtes religieuses, organiser des temps de prière sur le lieu de travail, ce qui aurait pour effet de modifier, voire de perturber l’organisation générale du travail. Ces problèmes existent, c’est vrai.

Je suis pour le coup d’accord avec M. Myard, et donc réservé sur les solutions qui consisteraient à traiter ces problématiques en accordant des libéralités ou des droits particuliers aux salariés pour des motifs religieux, car cela ne me paraît conforme ni à la volonté de l’employeur, ni à ce que doit faire notre droit.

Ainsi que je l’ai déjà indiqué en commission au rapporteur M. Ciotti– que je remercie à cette occasion de soutenir ce texte devant l’Assemblée –, je ne crois pas que la diversité de ces situations puisse être réglée par un texte législatif uniforme.

Même si ces problèmes existent, ces questions sont extrêmement difficiles et variées. Ce texte manifeste avant tout le malaise que nous ressentons. Nos échanges sur la laïcité – la société est-elle laïque, ou bien est-ce l’État, ou encore la République ? – pourraient animer nos débats pendant des nuits entières.

J’ai la conviction que les solutions nécessaires doivent être trouvées par les partenaires sociaux. Je pense donc que le véhicule législatif est une solution qui, en dépit de toutes ses vertus, est trop uniforme pour prendre réellement en compte cette diversité.

Je ne vois donc pas d’autre possibilité que de recourir à l’avis des partenaires sociaux sur un tel sujet.

M. Michel Sapin, ministre. Merci, monsieur Poisson !

M. le président. La parole est à M. Jean Glavany.

M. Jean Glavany. L’intervention de notre collègue Poisson va me faciliter la tâche. Je souhaite dire à notre collègue Myard qu’il a raison sur un point, contrairement au rapporteur : ce n’est pas l’État qui est laïque, c’est la République !

M. Jacques Myard. Bien entendu !

M. Jean Glavany. La République signifie l’État et la société ; la République est laïque !

En revanche, la neutralité s’impose à l’État, alors que la société n’est pas neutre. Dans la conception de la République laïque, l’État est neutre, mais pas la société.

Cela étant, M. Myard a totalement tort de s’énerver d’une part, et de faire un procès d’intention au ministre d’autre part ! Notre collègue Poisson lui a déjà répondu, et il vient de donner les meilleurs arguments pour voter contre.

M. Jean-Frédéric Poisson. Je n’ai pas dit que j’allais voter contre !

M. Jean Glavany. Je suis de ceux qui pensent que la mesure proposée par M. Ciotti est totalement inefficiente – totalement ! Cela ne changerait rien, notamment à la jurisprudence de la Cour de cassation. Il faut donc faire quelque chose de plus précis et de mieux adapté à la diversité des situations.

En conclusion, sur cet amendement, nous n’allons pas amender un texte que nous refusons pour les raisons que je viens d’évoquer. Nous voterons donc contre cet amendement.

M. Jacques Myard. Cela ne m’étonne pas !

M. le président. La parole est à Mme Colette Capdevielle.

Mme Colette Capdevielle. Nous partageons totalement l’analyse de cet amendement faite par M. le ministre, tout en saluant les propos de M. Richard qui apporte une réflexion et des éléments intéressants pour le débat. En cohérence avec le sens de notre vote tel qu’annoncé tout à l’heure, nous ne voterons pas pour cet amendement.

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard.

M. Arnaud Richard. Évidemment la République est laïque, mais je comprends le propos du rapporteur quand, en toute honnêteté intellectuelle, il fait état de la décision de la CEDH, qui est un vrai problème pour nous. Nous pouvons évidemment être tous d’accord sur le fait que la République, l’État et la société française sont laïques, sauf que la décision de la CEDH nous pose un vrai problème de droit.

Par ailleurs, avec toute l’habileté que l’on lui connaît, M. le ministre n’a pas répondu à l’appel que je lui demandais de faire aux partenaires sociaux qu’il va rencontrer bientôt, lors de la conférence sociale – laquelle, s’il lançait cet appel, mériterait à nouveau le nom de grande conférence sociale.

À mon sens, le principe de laïcité ne doit pas être un champ de bataille entre nous, mais bien un principe intangible, partagé et respecté.

(L’amendement n° 1 n’est pas adopté.)

(L’article 1er n’est pas adopté.)

Article 2

M. le président. La parole est à Mme Arlette Grosskost, inscrite sur l’article 2.

Mme Arlette Grosskost. Vous me permettrez de persister et de signer :…

M. Jacques Myard. Diabolicum !

Mme Arlette Grosskost. ...la concorde, mesdames et messieurs, encore et toujours la concorde (Sourires) ! La laïcité positive qu’est le régime concordataire se construit en parlant, monsieur le ministre, ce que vous aviez évoqué tout à l’heure.

L’intégration de l’islam dans le Concordat n’impacterait pas la société civile, mis à part une conséquence budgétaire. Mais j’estime que les plus seraient nettement supérieurs aux moins. Outre une totale transparence, elle apporterait une nette amélioration du dialogue interreligieux, ce qui éviterait les crispations, dans quelque situation que ce soit. Des règles communes, y compris vestimentaires, seraient établies en accord avec toutes les autorités religieuses.

En somme, le texte qui nous est soumis aujourd’hui n’aurait plus lieu d’être, puisque discuté puis réglé entre toutes les parties prenantes et imposé à tous. Je livre ces propos à votre réflexion.

M. le président. La parole est à M. Jean-Frédéric Poisson.

M. Jean-Frédéric Poisson. Je voulais répondre à notre collègue Glavany, que je n’aperçois plus mais qui m’entend sûrement.

Le problème se pose malgré tout, et je ne suis pas d’accord avec Jean Glavany quand il dit que le texte que propose notre collègue Ciotti ne réglerait rien. Ce n’est pas vrai du tout. Au contraire, nous devons modifier la législation actuelle si nous voulons régler ce problème. Ce que je conteste, c’est que la loi soit le bon moyen d’y parvenir, compte tenu de son poids et de son caractère universel. Telle est ma position.

Si les partenaires sociaux adoptaient un texte équivalent à celui qui est proposé par Éric Ciotti, cela me poserait beaucoup moins de problèmes, mais je pense qu’ils l’écriraient autrement.

Il est clair que le problème se pose ; il est sûr qu’il faut modifier le code pour le régler comme il faut ; mais laissons le soin aux partenaires sociaux de le faire. En cas de vote définitif, je ne voterai donc pas contre ce texte, mais je m’abstiendrai pour les raisons évoquées à l’instant et précédemment.

M. Arnaud Richard. Très bien !

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard, pour soutenir l’amendement n° 2.

M. Arnaud Richard. Cet amendement concerne plus spécifiquement le principe de laïcité dans les structures de droit privé accueillant des enfants de moins de six ans. Il s’agit d’intégrer ce principe dans le code du travail via l’amendement 2, et dans le code de la santé publique via mon amendement suivant, le n° 3.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. Pour les mêmes raisons que celles évoquées à propos du précédent amendement d’Arnaud Richard, la commission des lois a émis un avis défavorable.

(L’amendement n° 2, repoussé par le Gouvernement, n’est pas adopté.)

(L’article 2 n’est pas adopté.)

Après l’article 2

M. le président. La parole est à M. Arnaud Richard, pour soutenir l’amendement n° 3, portant article additionnel après l’article 2.

M. Arnaud Richard. L’argumentation du précédent amendement vaut pour l’amendement n° 3, à ceci près que celui-ci a vocation à s’insérer dans le code de la santé publique.

Il répond aussi à certaines personnes, dont le rapporteur a fait état, qui pourraient laisser croire qu’en cas de fermeture, la crèche Baby Loup pourrait être transformée en crèche confessionnelle.

Sur ce sujet, il ne faut pas raconter n’importe quoi. L’article L. 2324-1 du code de la santé publique et certains articles du code du travail prévoient que les autorités publiques, que ce soit le conseil général ou le préfet, doivent émettre des avis lors de l’ouverture de ce type de crèche.

Cette crèche est soumise à un bruit médiatique assez assourdissant, mais il ne faut pas laisser dire n’importe quoi quant à l’accueil des enfants dans ce quartier.

M. le président. Quel est l’avis de la commission ?

M. Éric Ciotti, rapporteur. L’éventuelle fermeture de cette crèche et son possible remplacement par une crèche confessionnelle ont été évoqués par les dirigeants de l’établissement, notamment Mme Baleato que nous avons auditionnée en présence de membres du groupe socialiste comme Mme Capdevielle et Mme Pochon. Cette crainte a d’ailleurs motivé l’appel qu’elle nous a lancé pour que la République réagisse. Voilà pour le contexte mais vous avez des éléments qui sont sans doute différents.

Votre argumentation est au cœur du choix juridique que nous avons à effectuer. Vous proposez que l’on légifère uniquement sur le secteur de la petite enfance. C’est le chemin choisi notamment par une proposition de loi de Mme Françoise Laborde qui a été adoptée au Sénat. Nous avons fait un choix différent qui englobe une problématique générale. Pourquoi choisir la petite enfance ? Les mêmes difficultés peuvent apparaître dans le secteur hospitalier privé, dans les établissements d’accueil de personnes âgées dépendantes. Comme certains orateurs l’ont souligné, elles peuvent aussi apparaître dans des entreprises privées qui sont en contact avec le public.

Nous avons borné les critères posés dans ce texte pour qu’il ne soit pas anticonstitutionnel ou contraire à nos engagements conventionnels. Nous avons retenu les critères de contact avec le public et de bon fonctionnement de l’entreprise. Mais je crains que votre amendement, qui ne vise que le secteur de la petite enfance, ne soit trop réducteur. C’est pour cela que la commission des lois a émis un avis défavorable.

(L’amendement n° 3, repoussé par le Gouvernement, n’est pas adopté.)

M. le président. Nous avons achevé l’examen des articles de la proposition de loi.

L’Assemblée ayant rejeté tous les articles de la proposition de loi, il n’y aura pas lieu de procéder au vote solennel décidé par la Conférence des présidents.

Nos travaux sont suspendus quelques minutes avant l’examen du deuxième texte soumis à l’ordre du jour.

Suspension et reprise de la séance

M. le président. La séance est suspendue.

(La séance, suspendue à onze heures cinquante-cinq, est reprise à douze heures cinq.)

M. le président. La séance est reprise.

2

Rétroactivité des lois fiscales

Discussion d’une proposition de loi constitutionnelle
et d’une proposition de loi organique

M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion des propositions de loi constitutionnelle et organique de M. Olivier Dassault et de plusieurs de ses collègues tendant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales (nos 567 et 568, 1089 et 1090).

La conférence des présidents a décidé que ces deux textes donneraient lieu à une discussion générale commune.

Présentation commune

M. le président. La parole est à M. Olivier Dassault, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République.

M. Olivier Dassault, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République. Monsieur le président, monsieur le ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, mes chers collègues, il ne se passe pas une année sans que nous votions des mesures fiscales qui bouleversent les fondements des calculs microéconomiques sur lesquels reposent les décisions d’investissement, d’emploi et de production de nos concitoyens. Les derniers débats budgétaires l’ont encore montré. Je pense notamment à la fiscalisation des heures supplémentaires, que la majorité avait initialement envisagé de faire rétroagir au 1er janvier 2012, avant de reculer, sous la pression de l’opposition et de l’opinion, pour finalement lui donner effet à compter du 1er septembre de la même année. Je pense aussi à la suppression rétroactive du caractère libératoire du prélèvement forfaitaire opéré sur les dividendes et les produits de placement en 2012 ; cette mesure particulièrement choquante, qu’a votée l’actuelle majorité, heurtait à ce point les fondements de notre droit que le Conseil constitutionnel l’a déclarée non conforme à la Constitution, faute d’être justifiée par un motif d’intérêt général suffisant.

L’article 2 de notre code civil l’énonce clairement : « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif. »

Nous l’oublions trop souvent, mes chers collègues. Il s’agit pourtant là, comme l’expliquait Portalis au Corps législatif en 1803, j’insiste sur la date, d’une vérité utile « qu’il ne suffit pas de publier une fois, mais qu’il faut publier toujours » et qui doit « sans cesse frapper l’oreille du magistrat, du juge, du législateur » : « L’office des lois est de régler l’avenir » Et de pourfendre « les lois à deux faces qui, ayant sans cesse un œil sur le passé, et l’autre sur l’avenir, dessèchent la source de la confiance et deviennent un principe éternel d’injustice, de bouleversement et de désordre. »

Le principe de non-rétroactivité des lois en matière civile n’étant posé que par une loi ordinaire, donc dépourvue de valeur constitutionnelle, le législateur ne cesse, depuis des décennies, d’y déroger, particulièrement en matière fiscale. C’en est au point qu’un conseiller d’État, M. Olivier Fouquet, a pu écrire que « la rétroactivité des lois fiscales donne à la France, cet “État de droit” des discours officiels, l’image d’une République bananière ».

M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Oh !

M. Olivier Dassault, rapporteur. Je sais bien, c’est un peu excessif, mais enfin c’est un conseiller d’État qui le dit, ce n’est pas moi !

Les dispositions législatives ont proliféré dans le domaine fiscal en prenant différentes formes.

Certaines d’entre elles sont juridiquement rétroactives. La rétroactivité juridique s’entend d’une rétroactivité au sens strict : la loi fiscale s’applique alors à des faits générateurs d’imposition qui sont survenus avant son entrée en vigueur. C’est notamment le cas des lois de validation et d’interprétation.

D’autres dispositions législatives sont rétrospectives. Il s’agit de mesures de la loi de finances de l’année qui s’appliquent aux opérations survenues la même année, mais souvent bien avant l’adoption de cette loi. Une fiction juridique veut que le fait générateur de l’impôt survienne le dernier jour de l’année civile, pour l’impôt sur le revenu, et à la date de clôture de l’exercice, qui est le plus souvent fixée au 31 décembre, pour l’impôt sur les sociétés, de sorte que la loi de finances, promulguée en général un ou deux jours auparavant, s’applique à ce fait générateur de façon non-rétroactive.

Si, juridiquement, la loi de finances n’est pas rétroactive, il n’en demeure pas moins qu’elle est rétrospective puisqu’elle trouve à s’appliquer à des opérations survenues le plus souvent plusieurs mois auparavant, de sorte que, pour reprendre les mots d’un membre du Conseil d’État, devenu un éminent avocat fiscaliste, « le contribuable ignore, au moment où il accomplit l’acte générateur de revenu, quel sera le régime applicable ».

Ce suspense fiscal est déroutant pour les particuliers comme pour les entreprises. Il est d’autant plus étonnant qu’il n’est entretenu en France que depuis 1948. Auparavant dans notre pays, comme dans bien d’autres encore aujourd’hui, la loi fiscale applicable aux revenus, bénéfices et gains réalisés au cours de l’année N était celle en vigueur au 1er janvier de ladite année N.

Enfin, des dispositions législatives qui ne sont pas juridiquement rétroactives, parce qu’elles ne disposent que pour l’avenir, peuvent néanmoins être économiquement rétroactives dans la mesure où elles bouleversent le traitement fiscal des situations en cours, par exemple en supprimant pour l’avenir un avantage fiscal antérieurement institué pour une durée déterminée.

Parce qu’elles modifient les fondements sur lesquels les contribuables ont pris leurs décisions d’emploi, de production et d’investissement dans le passé, ces mesures constituent de véritables ruptures des engagements de l’État et trahissent la confiance légitime que nos concitoyens peuvent avoir dans leurs institutions et dans leurs représentants.

Cette rétroactivité aux multiples visages, pour reprendre la très juste expression de notre collègue Jean-Luc Warsmann, a contribué à placer la France au 169e rang des 185 pays étudiés en 2012 par le cabinet PricewaterhouseCoopers, en matière d’attractivité fiscale pour les entreprises. Selon l’OCDE, l’impossibilité d’avoir une vision exacte du régime fiscal et social applicable l’année suivante vient en tête des raisons avancées par les étrangers pour renoncer à un investissement en France. Et les créateurs de richesse quittent le territoire national pour investir chez nos concurrents – l’an passé, les départs de chefs d’entreprise vers l’étranger se sont multipliés par cinq –, tandis que ceux de nos concitoyens qui investissent encore leur épargne en France ne cessent d’interpeller les responsables politiques, les exhortant à inscrire dans la Constitution le principe de non-rétroactivité des lois fiscales.

Dans un contexte de crise économique et de concurrence fiscale acharnée, il est urgent de favoriser l’attractivité du territoire français et de restaurer un climat de confiance propice à l’afflux de nouveaux investisseurs ; ce n’est pas vous qui me direz le contraire, monsieur le ministre, et je suis heureux de vous voir hocher la tête.

M. Michel Sapin, ministre. Ce n’était pas pour ça ! C’était sans rapport avec le débat ! (Sourires.)

M. Olivier Dassault, rapporteur. C’est précisément ce que s’efforce de faire l’association Génération entreprise-Entrepreneurs associés, que j’ai créée en 2002 avec M. Jean-Michel Fourgous, alors député des Yvelines, pour promouvoir l’esprit d’entreprise.

C’est aussi la finalité des vingt et une propositions en matière fiscale que l’UMP a formulées en mars dernier. La quatorzième suggère de restaurer la confiance fiscale en assurant la non-rétroactivité et la stabilité dans le temps des mesures fiscales, stabilité que le Président de la République appelle aujourd’hui lui-même de ses vœux.

Le juge, qu’il soit européen, constitutionnel, judiciaire ou administratif, s’est efforcé de pallier la carence du pouvoir constituant, mais désormais, le temps est venu, mes chers collègues, de restaurer l’État de droit et de conférer une valeur constitutionnelle au principe de non-rétroactivité des lois fiscales. Contrairement à ce qu’ont pu soutenir en commission certains de nos collègues de la majorité, l’édifice jurisprudentiel actuel ne suffit pas à protéger le contribuable : il ne fait que pallier les insuffisances de nos textes constitutionnels, dans l’attente d’une intervention du pouvoir constituant et du législateur organique.

C’est la raison pour laquelle moi-même et de nombreux collègues, à qui je rends hommage et dont certains sont présents ce matin, avons décidé de prendre nos responsabilités, en déposant, le 19 décembre dernier, une proposition de loi constitutionnelle tendant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales.

Son article unique tend à modifier la rédaction du cinquième alinéa de l’article 34 de notre Constitution, qui, comme vous le savez, définit le domaine de la loi en y intégrant notamment l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures. Susceptible d’être précisé à la marge par l’amendement purement rédactionnel que j’ai déposé, cet article unique vise à graver dans le marbre de notre loi fondamentale le principe selon lequel les règles relatives à l’assiette et au taux des impositions de toutes natures ne peuvent pas être rétroactives et à inscrire par la même occasion dans notre Constitution le principe de sécurité juridique qui figure à l’article 9 de la Constitution espagnole, que nos voisins allemands et le juge européen ont depuis longtemps adopté sous la forme du principe de confiance légitime, et que le Conseil d’État a expressément reconnu dans un arrêt rendu en 2006, mais que le Conseil constitutionnel se refuse toujours à consacrer.

Une fois ancré dans notre Constitution, ce principe de non-rétroactivité des lois fiscales pourra être détaillé et faire l’objet d’aménagements dans le cadre d’une loi organique qui, comme vous le savez, ne peut intervenir que dans les domaines et pour les objets limitativement énumérés par la Constitution.

C’est justement afin de préciser les contours du principe de non-rétroactivité des lois fiscales, et les exceptions qui doivent être admises à ce principe dans l’intérêt du contribuable, que j’ai déposé avec de nombreux collègues une proposition de loi organique inspirée par d’autres initiatives prises par le passé. À l’origine de ces propositions de loi, on comptait notamment Nicolas Sarkozy, alors député, Pascal Clément, Philippe Marini, Alain Suguenot, Charles Millon, Michel Meylan ou encore Jean-Claude Carle, auxquels je tiens à rendre hommage.

L’article 1er de cette proposition de loi organique réaffirme d’abord avec force le principe selon lequel les lois relatives à l’assiette et au taux des impositions ne disposent que pour l’avenir. Le recours à la loi organique permet ainsi d’assurer le respect du principe de non-rétroactivité des lois fiscales par le législateur non seulement pour ce qui concerne les lois ordinaires, mais aussi – et surtout – dans les lois de finances et de financement de la sécurité sociale, qui ne pourront ni méconnaître les dispositions de la loi organique ni empiéter sur son domaine.

Cependant, la rétroactivité des lois fiscales peut ne pas être préjudiciable au contribuable ; c’est assez rare, mais cela peut arriver. Il est donc impératif d’aménager des exceptions à ce principe. C’est tout le sens des dispositions de l’article 1er qui prévoient d’admettre la validité des dispositions législatives diminuant rétroactivement l’assiette ou le taux des impôts indirects. Concrètement, il s’agit de préserver la possibilité, pour le législateur, de faire rétroagir la baisse d’un taux de TVA à la date de son annonce, afin d’éviter que les consommateurs ne diffèrent leurs achats entre cette date et la date de promulgation de la loi de finances. Ces reports d’opérations pourraient avoir des conséquences particulièrement dommageables pour l’économie.

Par ailleurs, afin de traduire dans la loi organique la jurisprudence élaborée par le Conseil constitutionnel au sujet des lois fiscales rétroactives, et notamment des lois de validation fiscales, le dernier alinéa de l’article 1er réserve au législateur la possibilité d’adopter des mesures modifiant rétroactivement les règles d’assiette des impositions, dès lors que ces mesures reposent sur un motif d’intérêt général.

En conclusion, l’établissement d’un impôt rétroactif est contraire à la liberté fondamentale de nos concitoyens de pouvoir déterminer leurs actes en fonction d’un état du droit déterminé. L’absence de garantie constitutionnelle altère l’esprit d’entreprise des contribuables. L’instabilité de l’environnement juridique de l’entreprise et des particuliers tend à les dissuader de développer leurs activités, de consommer ou d’investir. Enfin, l’utilisation intempestive de la rétroactivité en matière fiscale affaiblit la crédibilité et l’efficacité de la politique fiscale, car les contribuables sont moins réceptifs aux incitations fiscales quand ils savent que celles-ci peuvent être remises en cause dans une ou plusieurs années.

Aussi le pouvoir constituant doit-il intervenir pour apporter à nos concitoyens la sécurité juridique qu’ils appellent de leurs vœux. Il ne tient qu’à vous, mes chers collègues, de répondre aux attentes de nos concitoyens en adoptant ces deux propositions de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

Mme Véronique Louwagie et M. Bernard Accoyer. Très bien !

M. le président. La parole est à M. le ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social.

M. Michel Sapin, ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social. Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous présente les excuses de Pierre Moscovici. Il sera présent à l’Assemblée nationale cet après-midi, mais il m’a demandé de le remplacer lors de la présentation de ces deux propositions de lois organique et constitutionnelle.

Je vous le dis clairement d’emblée : le Gouvernement n’est favorable à aucune des deux propositions de lois, constitutionnelle et organique, qui sont débattues aujourd’hui.

Mme Véronique Louwagie. Quelle surprise !

M. Michel Sapin, ministre. Cela se justifie par une raison simple, qui se suffit à elle-même : ces propositions, si elles poursuivent des objectifs tout à fait louables, n’apportent rien à l’état actuel du droit.

Mme Véronique Louwagie et Mme Claudine Schmid. Mais si !

M. Michel Sapin, ministre. Je souhaite en effet vous montrer que notre Constitution répond déjà à l’objectif de sécurité juridique auquel sont attachés les auteurs de ces propositions – comme l’est le Gouvernement – et que les évolutions proposées ne constituent pas une réponse adaptée au défi, bien réel, de la stabilité fiscale.

La jurisprudence du Conseil constitutionnel autorise, certes, la rétroactivité de la loi dans les matières autres que pénales. La rétroactivité de la loi est exclue par la Constitution en matière pénale et plus largement en matière répressive, mais elle est théoriquement autorisée dans les autres domaines, y compris le domaine fiscal. La formule célèbre de l’article 2 du code civil que vous avez citée, monsieur le rapporteur : « la loi ne dispose que pour l’avenir », n’est en effet pas un principe de valeur constitutionnelle.

Tel est le point de départ de votre raisonnement ; c’est ce qui motive vos propositions. Néanmoins, le Conseil constitutionnel limite d’ores et déjà sévèrement la rétroactivité des lois. Il le fait au titre de la garantie des droits, au titre de la liberté contractuelle, et au titre du contrôle des lois de validations. Dans une décision du 18 décembre 1998, le Conseil constitutionnel a bien résumé sa doctrine à ce sujet. Il a jugé – permettez-moi de citer, un peu longuement, cette décision – que « le principe de non-rétroactivité des lois n’a valeur constitutionnelle, en vertu de l’article 8 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qu’en matière répressive, que néanmoins, si le législateur a la faculté d’adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu’en considération d’un motif d’intérêt général suffisant » – vous faites d’ailleurs référence à ce critère dans votre proposition de loi organique – « et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles ».

Ainsi, en se référant à la notion d’intérêt général suffisant, le Conseil constitutionnel exerce un contrôle de proportionnalité. Il vérifie que l’atteinte portée au droit individuel est strictement nécessaire à la réalisation de l’objectif d’intérêt général invoqué. Et le Conseil constitutionnel, comme vous le savez, monsieur le rapporteur, n’est pas indulgent dans ce domaine ! Il n’admet pas, par exemple, que la recherche d’un rendement budgétaire soit un motif d’intérêt général suffisant. Tels sont, mesdames et messieurs les députés, les critères, strictement contrôlés par le Conseil constitutionnel, qui définissent d’ores et déjà, dans notre droit actuel, le principe de sécurité juridique.

En matière fiscale, le droit applicable est le droit en vigueur au moment du fait générateur de l’impôt. En d’autres termes, le droit qui s’applique est celui qui existe au moment où la dette d’impôt du contribuable est effectivement constituée. Vous avez fait allusion à ce principe, monsieur le rapporteur, qui a été élaboré par la jurisprudence du Conseil d’État, et a été jugé conforme à la Constitution par le juge constitutionnel.

Pour l’impôt sur le revenu, la dette du contribuable est constituée le 31 décembre de l’année. Pour l’impôt sur les sociétés, elle est constituée à la clôture de l’exercice comptable, c’est-à-dire, pour les sociétés dont l’exercice est calé sur l’année civile, au 31 décembre, même si l’impôt est définitivement liquidé et payé au printemps de l’année suivante. Pour ces deux impôts – impôt sur le revenu et impôt sur les sociétés – la règle fiscale votée par le Parlement peut être adaptée tout au long de l’année. Le Parlement n’a pas manqué d’utiliser cette possibilité à de nombreuses reprises. Vous avez dû vous-même, monsieur le rapporteur, voter de nombreuses dispositions de cette nature au cours des années passées.

La règle fiscale peut donc être votée en fin d’année, et s’appliquer à l’ensemble du revenu ou du bénéfice accumulé au cours de l’année, sans être juridiquement rétroactive. Le résultat pratique de cette situation, c’est – vous y avez fait allusion – de donner à la règle fiscale un caractère rétrospectif : c’est ce que l’on appelle sa « rétrospectivité ». Vous avez critiqué cela, mais vous l’avez fait en opportunité, non pas en légalité, car il n’y a pas là de rétroactivité au sens juridique du mot. C’est pourquoi, en l’état actuel de vos propositions, telles qu’elles ont été examinées en commission des finances, cette « rétrospectivité » ne serait pas affectée !

Mais alors, me direz-vous, pourquoi ne pas interdire aussi la « rétrospectivité » de la loi fiscale ? Parce que la règle de l’annualité budgétaire, également reconnue par la jurisprudence constitutionnelle, et qui est fondamentale pour la gestion du budget de l’État, s’en trouverait gravement fragilisée. En effet, si l’on interdisait la « rétrospectivité », le législateur perdrait toute influence sur les recettes d’impôt sur le revenu et, dans une large mesure, d’impôt sur les sociétés pour l’année à venir. Le législateur serait privé, au moment de l’examen de la loi de finances pour l’année suivante, de toute marge de manœuvre en matière d’impôt sur le revenu et d’impôt sur les sociétés. Il faut bien avoir ces conséquences en tête : les effets réels d’une modification, réalisée à la fin d’une année n par le Parlement, des règles de l’impôt sur le revenu ou de l’impôt sur les sociétés, n’interviendraient qu’au cours de l’année n+2 ! Les marges de manœuvre budgétaires seraient alors concentrées sur la seule fiscalité indirecte, car elle seule est payée au fil de l’eau, au fur et à mesure de la réalisation des opérations taxées. Pour l’État, la TVA deviendrait le seul outil disponible pour faire évoluer les prélèvements d’une année sur l’autre. Est-ce souhaitable, en termes de politique fiscale et économique ? Pour ma part, je ne le crois pas.

II y a en réalité très peu de lois fiscales réellement rétroactives, au sens juridique du mot. Hormis les lois de validation, les seuls cas notables pour lesquels le Conseil constitutionnel autorise la rétroactivité sont les entrées en vigueur anticipées à la date d’adoption en Conseil des ministres des nouvelles dispositions fiscales. Une disposition peut entrer en vigueur à la date de présentation du projet de loi au Conseil des ministres, bien que la loi ne soit effectivement adoptée et publiée qu’en fin d’année.

La loi a donc ici un caractère évidemment rétroactif, mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel admet cette rétroactivité car elle est limitée à quelques mois et fait partie du dispositif d’entrée en vigueur de la loi nouvelle. C’est par exemple le cas des mesures visant à lutter contre les abus. Dans ce domaine, en effet, il est indispensable, pour que la loi soit efficace, qu’elle prenne effet dès son annonce : il faut éviter que certains contribuables s’organisent pendant la courte période qui sépare l’annonce d’une mesure de son entrée en vigueur pour tenter d’y échapper. Veut-on se priver de ce moyen d’éviter les comportements d’optimisation fiscale, qui sont préjudiciables au bon fonctionnement de notre système fiscal – voire de notre République tout entière ? Je ne le pense pas.

Enfin, mesdames et messieurs les députés, tout ne se résume pas à une question juridique. Le Gouvernement, qui prépare les lois de finances, est soucieux de garantir les droits des contribuables, et d’assurer la prévisibilité du droit fiscal. Ce souci est largement partagé sur ces bancs, comme vous l’avez rappelé ; c’est aussi le souci du Gouvernement.

À cet égard, vous aurez noté que le pacte de compétitivité a prévu la sanctuarisation, pour toute la durée du quinquennat, de cinq dispositifs fiscaux à propos desquels les contribuables ont besoin de visibilité. Il s’agit du crédit d’impôt recherche, de la cotisation économique territoriale, des aides à l’investissement au capital des PME, des pactes d’actionnaires pour faciliter la transmission d’entreprise, et des exonérations sociales en faveur des jeunes entreprises innovantes.

Le pacte de compétitivité promeut également une relation de confiance entre les entreprises qui le souhaitent et l’administration fiscale. Les entreprises volontaires pourront, en échange d’une plus grande transparence vis-à-vis de l’administration fiscale, obtenir des réponses plus rapides de cette dernière ; leurs déclarations fiscales seront validées au fil de l’eau, ce qui leur évitera d’avoir à se justifier, trois années plus tard, à l’occasion d’un contrôle fiscal. J’espère que les entreprises se saisiront de cet outil important pour renforcer la sécurité juridique.

Vous le voyez : la rétroactivité de la loi, et en particulier de la loi fiscale, est déjà encadrée, principalement au titre du principe constitutionnel de garantie des droits énoncé par la Constitution. Ce n’est qu’au motif d’un intérêt général suffisant et à la stricte condition que l’atteinte portée au principe de garantie des droits soit proportionnelle au motif d’intérêt général invoqué, qui ne peut être uniquement budgétaire, que la rétroactivité est acceptée par le juge constitutionnel.

Ainsi, il existe un équilibre entre la garantie des droits des contribuables et la liberté du Parlement d’adopter des mesures fiscales dans les conditions qu’il juge nécessaires. Il me semble que cet équilibre est aujourd’hui parfaitement cohérent, comme le montre la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Ces propositions de lois, constitutionnelle et organique, n’ajoutent en réalité strictement rien à cet état du droit, puisqu’elles prévoient que la loi fiscale ne peut être rétroactive sauf à justifier d’un motif d’intérêt général. Or le contrôle du Conseil constitutionnel s’exerce déjà selon ces critères !

Je conclurai en citant Montesquieu : « Les lois inutiles affaiblissent les lois nécessaires ».

Mme Claudine Schmid. C’est toujours la même chose !

M. Michel Sapin, ministre. Or je crains que les lois qui vous sont soumises aujourd’hui appartiennent davantage à la première catégorie qu’à la seconde. C’est donc précisément au nom de la sécurité juridique, qui ne s’accommode pas de l’empilement de normes sans réel effet juridique, que le Gouvernement est défavorable à ces deux propositions de lois. Le Gouvernement appelle donc votre assemblée à les rejeter. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. Bernard Accoyer. Au nom de la sécurité juridique ! Ça c’est fort !

Discussion générale commune

M. le président. Dans la discussion générale, la parole est à M. Bernard Accoyer.

M. Bernard Accoyer. Les deux propositions de loi dont nous traitons ce matin ont un objectif extrêmement important pour notre pays, puisqu’elles concernent la non-rétroactivité des lois fiscales. Elles visent à ériger en règle constitutionnelle le principe de cette non-rétroactivité des lois fiscales et, ainsi, à garantir une sécurité juridique pour tous les contribuables, personnes physiques ou morales. Nul n’évitera l’évidence de ces mesures pour l’avenir du pays.

En 1803, Portalis affirmait déjà : « L’office des lois est de régler l’avenir ; le passé n’est plus en leur pouvoir. » Or la rétroactivité des lois fiscales, spécificité française, amplifie de façon évidente et très conséquente pour notre économie l’instabilité nationale maladive de notre fiscalité, véritable handicap économique et social pour notre pays.

Mme Claudine Schmid. C’est vrai !

M. Bernard Accoyer. Il s’agit là d’une véritable injustice pour les citoyens. À l’heure même où le Président de la République affirme un objectif que nous partageons tous, celui de la sauvegarde de l’emploi, de la lutte contre le chômage, de l’inversion de la courbe du chômage, il est paradoxal que nous ne puissions, aujourd’hui, partager cette évidence que la rétroactivité des lois fiscales amplifie les handicaps de notre pays dans des domaines où il faudrait d’abord avoir confiance dans les règles qui encadrent toute initiative.

L’article 2 du code civil précise que « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif. » Or, en droit fiscal français, l’insécurité prévaut. Instabilité, rétroactivité, insécurité juridique, telle est l’image, totalement contradictoire avec l’objectif d’attractivité, qui colle désormais à notre pays. D’ailleurs, monsieur le ministre, la place de cent soixante-cinquième sur cent quatre-vingt-cinq en matière d’attractivité fiscale ne peut manquer d’appeler votre attention, compte tenu des responsabilités que vous avez l’honneur d’assumer au sein du Gouvernement.

Investir en France est devenu un risque parce que les règles du jeu en vigueur lorsque l’investissement est décidé sont, à tout moment, susceptibles d’être modifiées. Cette modification est parfois rétroactive, ce qui est évidemment incompréhensible et, hélas, inacceptable pour les investisseurs du monde entier.

Mme Véronique Louwagie. Tout à fait !

M. Bernard Accoyer. Dans ce monde ouvert, qui est un monde de compétitivité, de compétition dans tous les domaines, ce handicap est absolument évident. Monsieur le ministre, si vous constatez comme nous avec tristesse que les investissements étrangers diminuent cette année en France, vous devez bien comprendre que c’est, entre autres, cette situation d’instabilité fiscale qui en est à l’origine ; cela vaut également pour d’autres domaines législatifs. Cette instabilité qui contribue, en quelque sorte, à contracter notre tissu entreprenarial est également la cause principale de l’exil fiscal d’un certain nombre de nos compatriotes.

Mme Claudine Schmid. Et ce n’est pas pour frauder !

M. Bernard Accoyer. Je pense qu’il faut regarder cet exil avec un œil lucide. Ce n’est pas avec plaisir que certains de nos compatriotes quittent notre pays, abandonnent leur famille, leurs amis, le lieu où ils ont vécu, où ils ont souvent développé une activité et où ont été créés d’innombrables emplois. L’instabilité que créent nos lois fiscales contraint ces personnes et parfois leurs descendants à se mettre dans une situation difficile et douloureuse. Mais peu importe cet aspect ! En effet, et c’est en cela que vous êtes concerné, monsieur le ministre, ces investisseurs s’installeront ailleurs et on sait, comme l’ont montré des études, qu’ils ne reviendront pas en France. Quel gâchis, quelle tristesse pour notre pays ! Quelle insulte à notre histoire !

Il en va de même des délocalisations de sièges sociaux. Elles se justifient par cette instabilité des règles fiscales. Nous en arrivons, malheureusement, maintenant, à constater que des sites de production déménagent, eux aussi, en raison de cette instabilité fiscale.

Le devoir de l’État n’est-il pas de créer un environnement stable pour lever les incertitudes et retrouver, ainsi, la confiance ? Sans confiance, on ne peut rien construire, qu’il s’agisse d’un projet personnel ou d’un projet entrepreneurial.

Lorsque vous avez, tout à l’heure, défendu l’annualité des lois fiscales, monsieur le ministre, vous avez surtout évoqué la fiscalité directe. Vous avez une nouvelle fois souligné, en pointillés, la priorité de ce gouvernement : faire prospérer une dépense publique qui, vous le savez, étouffe notre pays, notre économie et l’avenir. C’est un choix. La gauche s’est d’ailleurs illustrée, cette année, lors de l’examen de la loi de finances, en multipliant les mesures rétroactives. Celles-ci s’inscrivent dans la hausse d’impôts, estimée à environ 32 milliards d’euros supplémentaires, que vous avez choisi d’imposer à notre pays. Vous avez dans le même temps reconnu ici même, à cette tribune, voici quelques minutes, que le pays avait un besoin pressant de stabilité des normes fiscales.

M. Michel Sapin, ministre. Absolument !

M. Bernard Accoyer. Ce faisant, vous avez dit tout et son contraire.

M. Michel Sapin, ministre. Non, j’ai dit tout, mais vous dites le contraire ! (Sourires.)

M. Bernard Accoyer. Cela conduit nécessairement à ce que nous cherchions à nous retrouver sur une voie commune : la stabilité et la non-rétroactivité des lois fiscales.

Parmi nos partenaires, ceux qui font confiance aux entrepreneurs – les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne – ont tous adopté des règles encadrant strictement le principe de la rétroactivité fiscale. L’Italie et les Pays-Bas, que nos collègues de la majorité auront du mal à dénoncer comme des fers de lance du laisser-faire et de la dérégulation, ont même prohibé toute loi fiscale rétroactive dès lors qu’elle serait défavorable au contribuable. En Suisse, les propositions de modification des règles fiscales, soumises à la votation populaire, prévoient que les mesures envisagées n’entreront en vigueur qu’à l’horizon de cinq ans. C’est un principe sage. Pourquoi ne sommes-nous pas capables, en France, de fixer des programmes de stabilité fiscale, établissant des règles intangibles sur plusieurs années ?

Insécurité juridique, prolifération des normes, complexité des réglementations et des procédures, ce sont les maux profonds dont souffre notre économie ; ce sont les maux profonds qui font pâtir la croissance et qui conduisent, en réalité, à cette courbe désolante de l’emploi en France !

M. le président. Merci de bien vouloir conclure, monsieur le président !

M. Bernard Accoyer. Les entrepreneurs sont trop souvent confrontés à un univers kafkaïen de règles aussi tatillonnes qu’inefficaces.

L’adoption du principe de la non-rétroactivité des lois fiscales est un complément indispensable du choc de simplification promis par le Président de la République.

Mes chers collègues, il n’y aura pas de retour de la croissance sans retour de la confiance. Il n’y aura pas de retour de la croissance sans cap clairement fixé à notre pays, sans l’engagement de réformes de structures courageuses et innovantes que le Gouvernement semble pourtant prompt à différer encore et toujours. Ce retour de la confiance passe indiscutablement par une sécurité juridique, une stabilité fiscale enfin assurées et garanties pour les entrepreneurs et les investisseurs.

C’est pour cette raison, comme pour beaucoup d’autres, que nous devons, aujourd’hui, adopter les excellentes propositions de loi présentées par Olivier Dassault et le groupe UMP. Nous donnerons, ainsi, valeur constitutionnelle à la règle de non-rétroactivité fiscale ! (Applaudissements sur les bancs du groupe UMP.)

M. le président. La parole est à M. Paul Molac.

M. Paul Molac. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, avec ces propositions de loi, nous sommes en présence d’un serpent de mer législatif. Plusieurs recommandations et rapports ont été rédigés par le Conseil des impôts ou d’éminents fiscalistes tendant à demander un meilleur encadrement de la rétroactivité des lois fiscales, voire à la prohiber. Nous l’avons précédemment souligné, tout aussi important est le nombre de parlementaires qui ont déposé des projets de lois organiques ou constitutionnelles sur le sujet. Citons, ainsi, MM. Nicolas Sarkozy, alors député, Philippe Marini, Alain Suguenot, Charles Millon, Michel Meylan ou encore Jean-Claude Carle. Il est d’ailleurs étonnant que Nicolas Sarkozy, lorsqu’il était Président, n’ait pas souhaité inscrire à l’ordre du jour un projet de loi sur le sujet.

M. Michel Sapin, ministre. Cela lui aurait évité d’augmenter les impôts pour 2012 !

M. Paul Molac. Au final, sa décision peut se comprendre, tant la prohibition de la rétroactivité et de la rétrospectivité des lois fiscales relève d’une gageure, car elles s’avèrent nécessaires dans de nombreux cas. Il arrive, premièrement, qu’il faille surmonter les conséquences d’une décision de justice par les lois dites de « validation ». Ces lois fiscales rétroactives permettent de valider pour le passé des impositions qui, si leur légalité venait à être contestée devant le juge, seraient susceptibles de faire l’objet de décisions de décharges massives pouvant porter gravement atteinte aux intérêts financiers de l’État. Nous avons tous en tête l’exemple de 1993, lorsque la validation rétroactive des modalités de calcul de la puissance des moteurs a permis d’éviter que la vignette automobile se trouve privée de base légale, ce qui aurait annulé toutes les recettes fiscales qui y étaient liées.

Deuxièmement, les lois fiscales rétroactives, lorsqu’elles permettent une interprétation rétroactive, peuvent s’avérer utiles pour remédier au manque de clarté de textes antérieurs. Ces lois dites « d’interprétation » permettent, notamment, de faire échec à des comportements d’optimisation et d’évasion fiscales, sujet encore plus brûlant de nos jours.

Troisièmement, les lois fiscales rétroactives peuvent apparaître utiles, lorsqu’il s’agit de corriger les défauts techniques de dispositifs juridiquement valides. La loi de finances pour 1984 a ainsi rétroactivement exonéré les biens professionnels de l’impôt sur la fortune, car de grandes difficultés techniques se sont fait jour lors de la mise en œuvre de l’imposition de ces biens au titre de l’ISF. Le recours à la rétroactivité a permis d’éviter l’abondant contentieux qu’aurait pu provoquer l’adoption d’une mesure d’exonération ne valant que pour l’avenir.

En tout état de cause, il nous paraît utile de souligner que la jurisprudence de la Cour de cassation, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État et de la Cour européenne des droits de l’homme nous paraît encadrer suffisamment la rétroactivité des lois fiscales, empêchant les abus manifestes. C’est ainsi que le Conseil constitutionnel prohibe l’instauration de sanctions plus sévères en matière fiscale et qu’il considère que la loi rétroactive doit être fondée sur un motif d’intérêt général suffisant. D’ailleurs, aux termes du rapport de maître Bruno Gibert remis en 2004 au ministre de l’économie, des finances et de l’industrie, « les dispositions fiscales rétroactives sont loin d’être systématiquement défavorables au contribuable. Ainsi, sur les 308 dispositions rétroactives répertoriées entre 1982 et 1999, 211 ont été favorables aux contribuables. La rétroactivité joue donc au bénéfice direct du contribuable dans près de 70 % des cas ».

Par ailleurs, nous apprenons désormais que le rapporteur souhaite, par voie d’amendement, prohiber la rétrospectivité des lois de finances. Pour prouver le caractère réalisable et souhaitable de cette disposition, on nous avance que c’est le cas aux États-Unis, sous réserve de certaines exceptions, et que, jusqu’en 1948, dans notre pays, la loi fiscale applicable aux revenus, bénéfices et gains réalisés au cours de l’année N était celle en vigueur au 1er janvier de ladite année N.

C’est à notre avis faire l’impasse sur les arguments développés par nombre d’experts en fiscalité, notamment Bruno Gibert, qui, dans le rapport précité, excluait toute remise en cause de la « rétrospectivité » des lois de finances car elle comporterait selon lui deux inconvénients : diminuer considérablement la réactivité de la politique fiscale et économique, en neutralisant en grande partie la capacité d’anticipation et d’intervention de l’État, et impliquer le prélèvement de l’impôt sur le revenu par retenue à la source, ce qui n’est évidemment pas le cas aujourd’hui.

Pour en revenir au fond politique de cette proposition de loi, même si l’aspect technique est prégnant, l’un des principaux arguments développé par notre rapporteur et par M. Accoyer concerne l’incidence de ces lois fiscales rétroactives sur l’attractivité de notre pays en matière fiscale.

Mme Claudine Schmid. Ils ont raison !

M. Paul Molac. Il est faux de dire que cela pose problème, puisque la majorité des autres pays ont un système analogue. Par ailleurs, cela n’empêche pas la France d’être régulièrement placée en tête de l’attractivité pour l’investissement grâce à la qualité de ses services publics, de son système éducatif, de ses transports et de son tissu associatif.

C’est d’ailleurs ce qui ressort de l’étude du cabinet d’audit Ernst and Young publiée pas plus tard qu’hier. Selon cette étude, la France demeure ainsi le troisième pays européen sur quarante-quatre en termes d’attractivité, elle est première en ce qui concerne les implantations industrielles étrangères et demeure la destination européenne la plus attractive aux yeux des investisseurs américains, alors que ceux-ci n’y retrouvent pas le même régime fiscal que chez eux. On voit bien que la rétroactivité et la rétrospectivité ou non de nos lois fiscales n’ont au final que peu d’incidences sur l’attractivité économique de notre pays.

C’est pourquoi, tant pour des raisons techniques que pour des raisons économiques, et en dépit d’une volonté louable de notre rapporteur de clarifier notre droit fiscal, nous ne pourrons voter ces propositions de loi. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La parole est à Mme Annick Girardin.

Mme Annick Girardin. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, à la demande du groupe UMP, nous examinons aujourd’hui deux propositions de lois, l’une constitutionnelle, l’autre organique, visant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales.

Ce n’est pas la première fois, vous l’avez souligné, monsieur le rapporteur, que l’Assemblée examine des propositions de lois de ce type. Il y a eu la proposition de loi constitutionnelle de Pascal Clément en 1991, la proposition de loi organique de Nicolas Sarkozy en 1998 ou celles de M. Millon et de M. Meylan en 2000. Toutes ces propositions de loi avaient leurs particularités et se distinguaient des vôtres par quelques nuances, mais toutes avaient une même singularité : elles ont été déposées par la droite lorsque la gauche gouvernait. Curieuse coïncidence !

M. Michel Sapin, ministre. Ce n’est pas faux !

Mme Annick Girardin. La droite a gouverné sans discontinuer de 2002 à 2012, mais pas une seule de ces propositions de loi n’a été alors remise à l’ordre du jour. Il n’y a même pas eu un projet de loi sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, alors que lui-même avait été plus tôt l’initiateur d’une proposition de loi similaire à celle que nous examinons aujourd’hui. En dix ans, n’y aurait-il pas eu le temps d’examiner un tel projet de loi, un jeudi comme celui-ci par exemple ?

Au-delà des motivations politiques de cette proposition, nous ne pouvons ignorer l’agacement que suscitent chez nos concitoyens les changements de règles en matière de fiscalité.

Vos propositions de loi ont un mérite, monsieur le rapporteur : elles permettent au Parlement de reposer la question de la rétroactivité qui, contrairement à ce que vous laissez entendre, est encadrée. Ces débats nous rappellent qu’il faut limiter le recours à la rétroactivité des lois fiscales à de rares cas bien précis. Mais le constat et les solutions que vous présentez sont bien trop caricaturaux pour être approuvés par les députés du groupe RRDP.

Tout d’abord, le constat. En effet, le législateur n’est pas tenu de respecter l’article 2 du code civil, selon lequel « la loi ne dispose que pour l’avenir » et « n’a point d’effet rétroactif ». Notre hémicycle a ainsi pu adopter des dispositions fiscales rétroactives.

La France, vous avez raison, est souvent pointée du doigt pour la complexité de son système fiscal, mais il ne faudrait pas croire que les systèmes fiscaux des autres pays sont nettement plus limpides. Il est vrai aussi que l’équilibre est fragile entre, d’un côté, la nécessaire stabilité juridique et donc économique des lois fiscales et, de l’autre, l’impératif d’adapter les finances de l’État à la conjoncture.

Mais le trait dessiné par vos propositions est grossier car il prend insuffisamment en compte les garde-fous déjà existants. Il est inexact d’affirmer que la rétroactivité des lois fiscales n’a pas de limite. Elle reste contrainte par la jurisprudence. L’exposé des motifs des deux propositions de lois laisse planer le doute à ce sujet. Fort heureusement, votre rapport rend très bien compte de la situation actuelle et vous confirmez le renforcement de la jurisprudence dans ce domaine. Ainsi, le Conseil constitutionnel encadre déjà la rétroactivité des lois de validation. Pour être acceptables, ces lois ne doivent pas remettre en cause des décisions de justice et doivent répondre à un but d’intérêt général suffisant.

Par ailleurs, la rétroactivité des lois fiscales ne provoque pas que des méfaits. Son premier bénéfice, c’est de pouvoir être favorable aux contribuables. Comme vous l’indiquez dans votre rapport, les dispositions fiscales rétroactives sont, dans 70 % des cas, en faveur des contribuables. Il serait dommage de priver nos concitoyens de telles réductions d’impôts.

En ces temps difficiles, il est pertinent de favoriser l’attractivité de notre territoire par le biais d’une fiscalité stabilisée. C’est d’ailleurs ce à quoi s’est engagé le Président de la République en affirmant qu’il ne remettrait pas en cause plusieurs dispositifs fiscaux lors de son quinquennat. Les députés radicaux saluent et soutiennent cet engagement.

Toutefois, la crise économique et, en particulier, la crise sur les dettes souveraines montrent qu’il est nécessaire, dans une certaine mesure, d’accorder au législateur une certaine marge de manœuvre et d’adaptation en matière budgétaire et fiscale. Par le biais de cette rétroactivité, il nous est permis de prendre en compte les besoins spécifiques à un moment donné. Les lois de validation visent à garantir les intérêts financiers de l’État en corrigeant les défauts techniques des textes. Les lois interprétatives permettent de remédier au manque de clarté d’un texte. Enfin, la rétroactivité des lois fiscales aide à éviter les effets indésirables qui pourraient sinon apparaître entre le moment où la loi est annoncée et celui où elle entre véritablement en vigueur.

Ce nécessaire besoin de marges de manœuvre, vous l’avez très bien compris, monsieur le rapporteur, en précisant vous-même qu’une disposition pourra avoir une portée rétroactive lorsque l’intérêt général l’exige. Vous n’hésitez pas non plus à prévoir une dérogation pour les seules impositions indirectes, c’est-à-dire celles qui ont les plus petits effets redistributifs.

Le constat invite à la prudence, les solutions préconisées aussi. Il est proposé de restreindre purement et simplement la rétroactivité des lois fiscales à l’exception de certains cas. Soit on restreint ces cas d’exception, comme votre proposition de loi organique initiale le propose, et on met alors à mal les avantages que je viens d’évoquer, soit on augmente ces cas d’exception, comme vous l’avez proposé par voie d’amendement en commission des lois, et le texte n’a plus d’intérêt puisque les dispositions sont déjà vérifiées.

Plutôt que la rétroactivité des lois fiscales, n’est-ce pas le changement fréquent de politique fiscale qui est critiqué par les contribuables ? N’est-ce pas sur ce point que devraient converger nos efforts ? Il faut alors bien distinguer deux types d’évolution dans la fiscalité.

La première, ce sont les modifications des lois fiscales qui interviennent lors d’un changement de majorité ou même, plus généralement, à la suite de nouvelles élections générales. Ces modifications doivent pouvoir avoir lieu. Autrement, les politiques publiques seraient figées dans le marbre. Alors que l’on cherche à atteindre des budgets en équilibre, voici qu’un gouvernement qui prendrait des engagements sur cinq ans avant de quitter le pouvoir interdirait toute possibilité à ses successeurs de remettre ses politiques en cause. Des mesures telles que le bouclier fiscal, qui ont été massivement rejetées par nos concitoyens, ne sauraient être abrogées à partir du moment où leur durée aurait déjà été déterminée. Ce serait la fin de la démocratie, l’immobilisme permanent, le règne du conservatisme.

On prendrait ainsi le risque que des gouvernements fassent supporter aux gouvernements futurs des engagements actuels. Pour éviter les dérives, il faudrait renoncer à tout engagement futur de l’État. Cela empêcherait l’émergence de projets continus et toute initiative sur plusieurs années, alors même que nous élaborons et cherchons à respecter des budgets et des plans pluriannuels. L’entrée en vigueur de votre texte serait risquée pour le long terme. La dette laissée par nos prédécesseurs est déjà suffisamment lourde à gérer.

Il y a donc le changement de politique d’un côté, qui requiert des ajustements pour faire vivre la démocratie, mais il y a aussi, et c’est bien plus problématique, les retournements de politique fiscale au sein d’un même gouvernement. Les acteurs économiques peuvent anticiper des modifications de fiscalité d’un gouvernement à l’autre, mais comment peuvent-ils prévoir qu’une même équipe dirigeante supprime une année ce qui a été construit l’année précédente ? Ce sont ces coups de volants excessifs auxquels il faut renoncer.

De ce point de vue, l’ancienne majorité est largement responsable du sentiment d’instabilité fiscale qui peut se faire jour dans notre pays. La précipitation a trop souvent conduit l’ancien gouvernement à revenir en arrière seulement un ou deux ans plus tard.

M. Michel Sapin, ministre. C’est vrai !

Mme Annick Girardin. L’impérieuse nécessité d’apparaître dans l’action l’a conduit à faire puis à défaire.

L’opposition pourfend aujourd’hui l’illisibilité du système fiscal français, et l’incurie des dirigeants politiques qui changent du jour au lendemain les dispositions fiscales. Vous affirmez que la parole de l’État n’est pas respectée. Bref, vous alimentez la perception selon laquelle le contexte économique français serait totalement instable, et les choix économiques devraient être constamment ajustés.

Néanmoins, lorsque l’on creuse un peu plus votre rapport, on voit bien que de nombreux garde-fous existent pour éviter la situation chaotique que vous décrivez. Il est inexact de laisser croire qu’il n’existe aucune contrainte à la rétroactivité des lois fiscales. Ce qui pèse sur l’économie française, c’est au moins autant le niveau de fiscalité que le sentiment de variabilité, une perception qui, au vu de ce qui se fait à l’étranger, repose avant tout sur une impression exagérée.

Vos propositions de loi ne font que renforcer cette perception, et l’on peut sérieusement penser que le dépôt répété de propositions de loi similaires à celles que nous examinons aujourd’hui accroît ce sentiment, ce qui est regrettable.

Pour toutes ces raisons, les députés du groupe RRDP sont défavorables à vos propositions de lois. (Applaudissements sur les bancs du groupe SRC.)

M. le président. La suite de la discussion est renvoyée à la prochaine séance.

3

Ordre du jour de la prochaine séance

M. le président. Prochaine séance, cet après-midi, à quinze heures :

Suite de la discussion de la proposition de loi constitutionnelle et de la proposition de loi organique tendant à encadrer la rétroactivité des lois fiscales.

La séance est levée.

(La séance est levée à douze heures cinquante-cinq.)