N° 2311

RAPPORT D'INFORMATION
déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe (1)

Président
M. Vincent PEILLON,

Rapporteur
M. Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

TOME I
Monographies
Volume 5 - Le Grand Duché du Luxembourg

AUDITIONS

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Entretien avec M. Laurent MOSAR, Président de la commission juridique, et de M. Lucien WEILER, Président de la commission des finances de la Chambre des Députés, accompagnés de Mmes Lydie ERR, Ancienne Secrétaire d'Etat à la coopération au développement, membre de la Commission juridique, et Simone BEISSEL, Vice-présidente de la commission juridique et de M. Benoît REITER, Secrétaire de la Commission juridique, du Parlement luxembourgeois.

Entretien avec MM. Lucien THIEL et Jean-Jacques ROMMES, respectivement Directeur et Directeur adjoint de l'Association des banques et banquiers luxembourg (ABBL).

Entretien avec M. Jean-Nicolas SCHAUS, Directeur général de la Commission de surveillance du secteur financier, accompagné de M. Arthur PHILIPPE, directeur et de Mlle Isabelle GOUBIN.

Entretien avec M. Jean-Pierre KLOPP, Procureur général d'Etat M. Robert BIEVER, Procureur d'Etat, M. Jean-Paul FRISING, Procureur d'Etat adjoint, Mme Martine SOLOVIEFF, Avocat général.

Entretien avec MM Robert BIEVER, Procureur d'Etat, Carlos ZEYEN, Substitut du Procureur, et Jean-Paul FRISING, Procureur d'Etat adjoint.

Audition de MM. Ernest BACKES, ancien cadre de la société Cedel, et Denis ROBERT, journaliste.

Audition de M. Jacques-Philippe MARSON, ancien directeur général de la chambre de compensation Cedel Clearstream.

Audition de M. Dominique HOENN, membre du conseil d'administration de la chambre de compensation Clearstream International.

Audition de M. H., Ancien cadre de la société Clearstream.

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Entretien avec M. Laurent MOSAR,
Président de la commission juridique,
et de M. Lucien WEILER,
Président de la commission des finances de la Chambre des Députés,
accompagnés de Mmes Lydie ERR, Ancienne Secrétaire d'Etat à la coopération au développement, membre de la Commission juridique,
et Simone BEISSEL,
Vice-présidente de la commission juridique
et de M. Benoît REITER,
Secrétaire de la Commission juridique,
du Parlement luxembourgeois

(compte rendu de l'entretien du 10 février 2000 au Luxembourg)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Laurent MOSAR : Mesdames, Messieurs, en ma qualité de président de la commission juridique du parlement luxembourgeois, je vous souhaite la bienvenue à Luxembourg. Je vais vous présenter mes collègues qui sont présents. Mme Simone Beissel, vice-présidente de la commission juridique, est avocate de profession et membre du parti libéral. M. Lucien Weiler, président de la commission des finances de la Chambre des députés, est également avocat de profession et membre du parti chrétien social. M. Benoît Reiter est le secrétaire de notre commission juridique. Pour ma part, je suis président de la commission juridique, membre du parti chrétien social et avocat de profession.

Après ces présentations, peut-être pourriez-vous nous expliquer l'objet de votre visite. Nous avons déjà lu un certain nombre d'articles dans la presse française et luxembourgeoise. Permettez-moi de vous dire tout d'abord que nous étions quelque peu étonnés, ce matin, de lire dans notre presse, des déclarations qui auraient été faites et dont je vous donne lecture : Vous partagez une certaine exaspération au sujet du Liechtenstein, du Luxembourg et de la Suisse, en ce qui concerne la lutte contre les flux financiers. Vous auriez également déclaré que « le Luxembourg montrait un manque de coopération dans les affaires criminelles, une chose inadmissible pour un pays de l'Union européenne » et que vous alliez « nous exprimer votre indignation ».

Notre étonnement, en lisant ces déclarations, était dû surtout au fait que nous n'avions pas encore eu d'entrevue. Nous aurions préféré que de telles déclarations soient faites après nos entretiens.

Je peux difficilement imaginer que vous pouvez déjà vous faire une opinion sur le fonctionnement de nos institutions avant d'avoir eu des rencontres avec les personnes compétentes. Je souhaitais faire cette remarque préliminaire car vous comprendrez qu'entre parlementaires, nous ayons été surpris par de telles déclarations.

M. le Président : Merci beaucoup de votre accueil. Je vais vous expliquer, en quelques mots, l'objet de notre travail et de ces déclarations. Comme vous le savez, notre Mission ne s'intéresse pas spécifiquement au Luxembourg, mais à l'espace européen. Nous visitons tous les pays d'Europe.

Le travail parlementaire que nous avons entrepris réunit, dans cette Mission d'information, trois des commissions permanentes de l'Assemblée nationale française : la commission des finances, la commission des lois et la commission des affaires étrangères. Le point de départ de cette Mission est l'Appel de Genève par lequel un certain nombre de juges européens avaient fait remarquer que, dans leur travail, ils rencontraient de multiples obstacles dans l'exécution des commissions rogatoires internationales. Ils soulignaient le fait qu'on construisait une Europe dans laquelle pouvaient circuler toutes sortes de marchandises, mais que les juges et les policiers, pour leur part, rencontraient beaucoup de difficultés à circuler quand il s'agissait de traquer les criminels.

Cette préoccupation, partagée par tous les pays européens, s'est exprimée fortement au sommet de Tampere, au travers d'un grand nombre de déclarations. Dans le même temps, l'Union européenne parle d'une voix relativement unie dans les organismes internationaux, notamment le G7 et le G8 lequel s'est saisi de ces questions. Nous avons tendance à faire la leçon aux autres pays du monde, sur les questions concernant les paradis dits bancaires, fiscaux et judiciaires, sans toujours veiller à ce que l'Europe se conforme à nos préoccupations.

Par conséquent, l'un des objectifs de la Mission était d'accorder, au plan européen, les déclarations avec les pratiques, afin de répondre aux difficultés soulevées par certains pays de droit, tout en avançant sur ces questions, y compris vis-à-vis des pays extérieurs à l'Union européenne.

Cela nous amène directement à votre étonnement que j'interprète de façon positive. C'est un point de départ à nos réflexions. Si on ne s'étonne pas, on s'endort. Nous rencontrons, dans chaque pays, nos collègues parlementaires, des responsables de l'exécutif, finances, douane, fiscalité, chargés de ces questions, ainsi que les procureurs et les juges.

Dans la plupart des pays que nous avons visités, nous avons entendu, de la part de nos interlocuteurs, des protestations très directes et très simples qui ne sont pas comminatoires. C'était encore le cas hier matin, aux Pays-Bas, où nos interlocuteurs nous ont fait part des difficultés qu'ils rencontraient, s'agissant des délais de retours ou d'exécution de commissions rogatoires internationales. Leur propos n'était pas de dire qu'ils rencontraient uniquement des difficultés avec le Luxembourg, mais qu'ils rencontraient néanmoins des difficultés particulières avec votre pays.

Notre Mission est donc venue avec l'idée d'examiner avec vous, de façon très sereine, ces questions, tout en sachant que depuis 1997, se déroulent au Luxembourg des débats très vifs sur le projet de modification de votre législation concernant l'entraide judiciaire en matière pénale.

M. Laurent MOSAR : Je voudrais faire une brève introduction. Vous avez évoqué les paradis fiscaux. Nous nous défendons toujours d'être considérés comme tel. Je vous invite d'ailleurs à étudier nos déclarations fiscales. Vous vous apercevrez que nous ne sommes pas un paradis fiscal. Toutes les personnes qui résident et travaillent au Luxembourg paient des impôts qui sont certainement de la même importance que ceux que vous payez en France. Je ne conçois pas que l'on puisse évoquer le Luxembourg comme étant un paradis fiscal, car il n'en est certainement pas un.

Nous vous avons préparé un dossier complet dans lequel vous retrouverez l'ensemble des lois adoptées par le parlement luxembourgeois.

Au cours de la dernière législature, a été adopté un projet très important sur le blanchiment d'argent. Nous ne pouvons entrer maintenant dans le détail de cette loi mais vous pourrez vous faire votre propre opinion. Ce texte réprime très sévèrement toutes les infractions en matière de blanchiment, pas seulement en matière de trafics de drogue, mais également dans un certain nombre d'autres domaines.

Nous avons également adopté, depuis déjà quelques années, une loi sur l'escroquerie fiscale. On dit toujours que le Luxembourg ne poursuit pas les infractions fiscales, ce qui est faux, car nous avons une loi en matière d'escroquerie fiscale.

En troisième lieu, nous avons adopté, dans le courant de la dernière législature, une loi très importante concernant les domiciliations des sociétés. Vous savez que nous avons un système de holding très attractif. Ce type de holding, à un moment donné, a pu être domicilié auprès de toutes sortes de personnes. Désormais, seules certaines professions sont autorisées à domicilier des sociétés, dans des conditions très strictes. Ces contrats de domiciliation doivent être mentionnés dans le recueil des sociétés à Luxembourg, de sorte qu'il y a une parfaite transparence en ce qui concerne ce type de domiciliation.

Enfin, le projet qui vous intéresse plus particulièrement et sur lequel la commission juridique travaille actuellement concerne l'entraide judiciaire en matière pénale.

Avant d'examiner plus en détail ce projet, je voudrais souligner un point qui me semble d'importance. On a parfois l'impression, en lisant la presse étrangère et en écoutant diverses déclarations, qu'à Luxembourg, l'entraide judiciaire n'existerait pas. C'est totalement faux. Je suppose que vous aurez d'autres réunions, notamment avec le procureur général qui pourra mieux que nous vous expliquer comment cette entraide judiciaire a fonctionné et continue de fonctionner dans notre pays.

Je voudrais vous citer un chiffre important, qui figure d'ailleurs dans un document très officiel, à savoir l'évaluation faite par l'Union européenne. Sur une période de deux ans et demi, nous avons reçu environ 2 100 demandes d'entraide judiciaire, parmi lesquelles seules vingt-deux n'ont pas eu de suite. A la lumière de ces chiffres, on ne peut dire qu'à Luxembourg, l'entraide judiciaire ne fonctionne pas. Non seulement il existe une entraide judiciaire, mais elle fonctionne même très bien. Nous acceptons difficilement ces critiques formulées à l'encontre de notre pays.

Dans ce contexte, il convient d'ajouter que certaines conditions sont exigées par le magistrat instructeur qui reçoit une commission rogatoire de son collègue étranger. Notre juge d'instruction sollicite, pour une telle commission rogatoire, des informations de la part de son collègue. Dans un certain nombre de cas, le juge étranger n'ayant pas répondu aux demandes de son collègue luxembourgeois, ces demandes ne sont effectivement plus prises en compte. Toutefois toutes les demandes auxquelles a répondu le juge étranger sont étudiées et, dans la grande majorité des cas, sont exécutées à Luxembourg.

Un autre reproche, fréquemment formulé à l'égard du Luxembourg, concerne le délai de cette entraide judiciaire. Ce reproche n'a pas non plus lieu d'être, mais le procureur pourra mieux vous expliquer dans quels délais ces demandes sont exécutées. Nous ne pouvons plus accepter ce reproche qui consiste à dire que les demandes sont réceptionnées et étudiées dans des délais considérables.

Enfin, il nous est souvent reproché que des recours peuvent être introduits contre les commissions rogatoires et les ordonnances du juge d'instruction. Les chiffres, que j'ai sous les yeux, résultent de la même évaluation de l'Union européenne et montrent que ce reproche n'est pas justifié. L'évaluation indique qu'il y a peu d'affaires dans lesquelles des recours sont entrepris, mais qu'en revanche, dans certaines affaires, il y en a un grand nombre. En 1996, quinze affaires contentieuses ont donné lieu à vingt-neuf recours sur 344 ordonnances au total. Il est donc faux d'affirmer que des recours sont entrepris dans toutes les affaires. C'est uniquement dans le cadre de certaines affaires plus sensibles que les recours sont plus nombreux.

M. le Président : C'est ce qui est indiqué : « sur les affaires importantes ».

M. Laurent MOSAR : Pour revenir sur les affaires importantes, l'un des objectifs du projet de loi, que cette commission juridique étudie actuellement, est la protection des intérêts des justiciables. Un justiciable a également des droits. Même si cette personne s'est rendue coupable d'infractions à l'étranger, elle a le droit d'être défendue sérieusement, le problème étant, notamment de la part du conseil des avocats, que les avocats puissent avoir accès au dossier. Des délais sont prévus ainsi que certaines règles minimales dans le cadre desquelles les avocats peuvent exercer leur travail à Luxembourg.

Mes propos ont pour objet de vous expliquer qu'il est parfois trop simple de dire qu'au Luxembourg, il peut y avoir des recours en cascade, ce qui n'est pas vrai. Il faut laisser un minimum de possibilités de recours aux confrères luxembourgeois. Je suis sûr qu'en France ou dans d'autres pays, il existe également des recours contre des commissions rogatoires. L'Allemagne, dont nous avons étudié la législation, prévoit de nombreux recours. Il ne me semble pas que les recours soient un élément particulièrement répréhensible.

Pour en revenir au projet de loi, si vous avez pu l'étudier, vous aurez constaté qu'il prévoit un certain nombre de mesures qui vont dans le sens d'une exécution meilleure et plus rapide des commissions rogatoires. Mes collègues et moi-même sommes à votre disposition pour répondre à vos questions, mais vous constaterez de vous-même, à l'étude de ce projet de loi, qu'il va dans le sens d'une meilleure et plus efficace entraide judiciaire.

Pour conclure ce premier tour de table, je voudrais vous citer le groupe d'action financière (GAFI) qui a effectué une évaluation plutôt positive du Luxembourg, notamment sur ce projet de loi sur l'entraide judiciaire.

Il me semble que la plupart des reproches, fréquemment formulés à l'encontre de notre pays, sont dénués de fondement. Ces reproches découlent du fait que beaucoup de gens parlent du Luxembourg, mais que peu d'entre eux connaissent réellement le fonctionnement de ses institutions et notamment les différentes lois qui régissent les activités d'entraide judiciaire dans notre pays.

M. le Président : Nous avons eu connaissance de ces différents rapports. Nous sommes conscients qu'au Luxembourg, comme d'ailleurs dans la plupart des pays européens depuis 1990, mais a fortiori depuis que vous avez révisé votre loi sur le blanchiment en 1998, des efforts sont incontestablement faits en raison d'une prise de consciences des pouvoirs publics. Dans le même temps, nous sommes conscients que, malgré cet effort, tout n'est peut-être pas encore parfait. Le titre de notre Mission évoque les obstacles au contrôle. Notre travail en commun de parlementaires doit déboucher sur des textes qui permettent d'améliorer les fonctionnements.

Où en êtes-vous de ce projet de loi que vous avez déposé en 1997, qui n'est pas adopté et qui a donné lieu à des avis très contradictoires que nous avons lu avec beaucoup d'intérêt ? Même s'il y a eu les élections et des retards liés aux questions politiques, nous sommes sur un sujet très sensible, car le rapport que vous citez indique que ce sont des procédures manifestement dilatoires. On voit qu'il y a là un problème ; par ailleurs, les praticiens que nous avons rencontrés évoquent bien ces voies de recours. Vous comprenez la difficulté de la situation. L'intention est là depuis 1997, mais toujours non suivie d'effets.

M. Laurent MOSAR : Je peux vous apporter un premier élément de réponse que M. Weiler, membre du bureau de la chambre, pourra compléter car il connaît mieux le fonctionnement de notre parlement. Dans notre parlement - chose qui n'est pas exceptionnelle car on la retrouve en France - certains projets de loi mettent quelquefois plusieurs années avant d'être adoptés. Ce n'est peut-être pas très heureux, mais c'est malheureusement ainsi.

S'agissant du projet de loi sur l'entraide judiciaire, nous avons eu des élections en 1999, mais l'ancienne commission juridique, que je présidais, avait déjà commencé l'étude du projet. Comme vous l'avez rappelé, cela a donné lieu à des avis très contradictoires, mais très étoffés, qu'une commission juridique ne pouvait survoler lors d'une discussion de quelques minutes. Ce sont des avis très sérieux, et notre commission juridique a pour principe de discuter chaque avis qui lui est soumis.

Nous avons continué nos travaux au mois de novembre dernier, mais certains problèmes intérieurs nous ont retardés. Nous avons été confrontés, comme la France, à un problème de réfugiés venant de l'ancienne Yougoslavie. C'est seulement hier que nous avons pu adopter un rapport sur un nouveau droit d'asile au Luxembourg. Ce projet de loi nous a pris beaucoup de notre temps. C'est la raison pour laquelle la commission juridique, depuis novembre dernier, n'a pu travailler à ce projet de loi d'entraide judiciaire.

Comme cela a été rappelé hier à la commission juridique, la priorité de notre travail consistera à adopter ce projet de loi. Mon intention est de conclure les travaux parlementaires avant Pâques, voire de faire adopter le projet avant les vacances parlementaires. Voilà en ce qui concerne la procédure, mais je peux vous affirmer qu'il n'y a - du moins de la part de notre commission juridique - aucune volonté de vouloir bloquer ce projet. Au contraire, et mes collègues vous le confirmeront, nous nous sommes déjà penchés, lors de plusieurs séances, sur ce projet qui se situe à un niveau juridique très complexe.

M. Lucien WEILER : Nous sommes soixante parlementaires et vous êtes environ six cents. Ces soixante parlementaires doivent accomplir le même travail administratif que l'Assemblée nationale. Nous sommes chacun membre de six ou sept commissions parlementaires. Cela vous laisse imaginer le travail que chacun d'entre nous doit fournir, en particulier pour étudier les dossiers à fond. C'est un travail inouï. De plus, nous avons très peu de collaborateurs. Mon groupe, qui compte dix-neuf députés, n'a à sa disposition que trois collaborateurs et demi. Ce manque de moyens pose problème.

En second lieu, le rapporteur de ce projet de loi, qui est entré au gouvernement en août dernier, avait déjà élaboré cinquante-quatre pages d'amendements et de commentaires à ce projet de loi, sur la base des différents avis dont nous pourrons discuter en détail. Ce projet avait bien avancé, mais il a, par la suite, pris du retard en raison du départ du rapporteur et de l'arrivée des réfugiés que M. Mosar vient d'évoquer.

Nous avons dû travailler trois ou quatre mois sur ce projet de droit d'asile. L'arrivée des réfugiés au Luxembourg a eu beaucoup plus de conséquences au Luxembourg que dans tous les autres pays de l'Union européenne, en raison de l'importance de ce phénomène.

En dehors de ces événements indépendants de notre volonté, nous n'avons aucune raison de retarder ce projet puisque le protocole additionnel à la convention européenne sur l'entraide judiciaire de 1958 a été approuvé et qu'il y aura ratification. Dans ce projet de loi, vous verrez que les délais d'exercice des recours sont extrêmement stricts pour les différents recours. Nous en avons longuement discuté avec le procureur et d'autres, qui ont soulevé quelques questions sur la brièveté de ces délais pour exercer les recours, car il convient de prendre en considération les problèmes qui s'ensuivent, tels que savoir si le destinataire a été contacté ou non. Certaines questions juridiques doivent être tranchées si on veut persévérer dans la voie qui a été tracée.

Notre souhait est de faire aboutir ce projet, qui a été déposé en septembre 1997. Ces deux ans et demi, pour une affaire d'une telle envergure, représentent peu. Nous devrions aboutir d'ici quelques mois. A ce moment-là, beaucoup sera déjà fait lorsque nous aborderons le projet sur l'escroquerie fiscale, projet qui jusqu'à présent n'a pas été touché par l'entraide judiciaire, hormis sur la base de conventions bilatérales et autres. Nous entrerons dans le vif du sujet lorsque le projet sera voté et le protocole des instruments de ratification déposé.

M. le Président : Le rapport du Conseil de l'Europe, que vous avez évoqué, énonce clairement un certain nombre de points, notamment l'examen par le ministre des commissions rogatoires internationales, processus qui semble quelque peu particulier. J'ai été étonné à la lecture de l'avis, très motivé et très fort, de votre procureur d'Etat, qui reprend les propos du Conseil de l'Europe : « Ce projet consacre la main mise du gouvernement sur l'exécution des commissions rogatoires ; le choix du législateur et des politiques se fait contre les exigences d'une exécution rapide de décisions des juges étrangers et contre le respect de l'indépendance des juges ».

Ces propos prouvent que vous avez un procureur indépendant. Je ne me serais jamais autorisé un propos aussi fort, mais celui-là est tenu par le procureur d'Etat qui fait allusion à un des points qui revient en permanence dans le rapport du Conseil de l'Europe.

Après avoir fait un quasi-tour d'Europe, nous constatons que cette question se pose de l'examen politique préalable des commissions rogatoires internationales. L'évolution serait plutôt de le lever. Comment avez-vous arbitré cette question ?

M. Laurent MOSAR : Vous avez cité les propos du procureur. Vous pouvez ainsi constater qu'il travaille d'une façon indépendante, sans aucune influence du pouvoir politique. Comme vous l'avez constaté à la lecture des différents avis, plusieurs sources d'appréciation interviennent : le parquet, le procureur, l'association des banquiers luxembourgeois. Toutefois, il ne faudrait pas négliger l'avis du conseil de l'ordre des avocats car pour eux, se posent principalement des problèmes d'accès aux dossiers, la façon dont les recours sont instruits, les délais des recours. Il ne s'agit pas uniquement de prendre en compte la position du procureur, mais également celle de ceux qui demain pourraient être jugés dans le cadre de telles affaires.

Le souci de cette commission juridique est de trouver le juste équilibre entre différents intérêts : ceux du parquet, du procureur et du justiciable. Je me suis également entretenu avec un certain nombre de juges d'instruction qui sont chargés de dossiers de cette nature. La plupart m'ont indiqué que les dossiers, qui leur sont envoyés par leurs collègues étrangers, sont très mal instruits. C'est la raison pour laquelle ces dossiers sont retournés et font l'objet de recours au niveau de la recevabilité.

La commission juridique se façonne une opinion sur les différentes positions des personnes et des associations concernées. Mais je suis persuadé que nous trouverons là aussi le bon équilibre.

Dans le domaine du blanchiment, on se trouve confronté exactement aux mêmes problèmes, c'est-à-dire d'un côté le parquet, de l'autre l'association des banquiers. Cela est également vrai pour notre législation sur la domiciliation des sociétés. Je suis relativement optimiste sur le fait que cette commission réussira à trouver le bon équilibre, ce dans des délais raisonnables.

M. Lucien WEILER : Je voudrais ajouter que, dans des cas d'urgence, du côté judiciaire, des saisies peuvent se faire sans même la décision d'une banque.

M. le Président : C'est déjà le cas.

M. Lucien WEILER : Cette question mérite réflexion. Peut-être est-ce bien de procéder ainsi. La commission n'a pas décidé sur ce point prévu dans le projet gouvernemental. C'est ce que le procureur a affirmé.

M. le Président : A mon avis, il vous rend service car les banques sont sévères d'un autre point de vue. Pour que votre travail trouve un équilibre, il lui faut un contrepoids.

M. le Rapporteur : Je vais m'exprimer avec une certaine franchise. Notre position, au sein de cette Mission qui fait un tour d'Europe, est une position de principe contre les voies de recours quelles qu'elles soient.

Je voudrais vous exposer le point de vue français. Il n'existe pas de voie de recours en France, contrairement à ce qu'affirme d'ailleurs l'ordre des avocats qui utilise un arrêt de 1997. En France, il existe des voies de recours utilisables uniquement par les parties poursuivies.

Toutefois, la perquisition, considérée dans tous les pays européens comme une mesure permettant la constitution de preuves, ne sert au Luxembourg qu'à corroborer des indices ou des preuves déjà existantes, c'est ce malentendu qui existe entre nos deux pays.

Pour évoquer les éléments qui constituent nos divergences de fond, le Luxembourg considère la perquisition bancaire comme une mesure grave, attentatoire aux libertés publiques alors que la France la considère comme une mesure technique. D'ailleurs, nous ne l'appelons pas perquisition, mais simple réquisition.

Par ailleurs, nous disposons d'un fichier centralisé qui permet d'obtenir, en 48 heures, sur simple lettre d'un juge d'instruction, connaissance de l'ensemble des comptes bancaires sur la totalité du territoire. Cette mesure est une de nos revendications à l'égard de tous les pays européens.

Nous considérons que le fait de connaître l'existence soit du patrimoine, soit de l'état des biens entreposés sur des comptes bancaires, ne porte nullement atteinte aux libertés publiques. C'est une possibilité qui existe et c'est la raison pour laquelle les perquisitions ou les réquisitions bancaires, effectuées en France, ne posent aucun problème et ne peuvent faire l'objet d'un recours qu'en cas de poursuites contre la personne concernée.

Les recours que vous offrez ici ne concernent pas seulement les résidents luxembourgeois, mais aussi votre clientèle, constituée dans la majorité des cas par des non-résidents qui ont des comptes bancaires ouverts à Luxembourg. Au vu de ces différents éléments, vous comprendrez que nos opinions soient très divergentes. Parmi tous les pays de l'Union européenne, il n'existe qu'un seul pays qui organise ce type de voies de recours, c'est le Luxembourg.

Même s'il existe des voies de recours aux Pays-Bas pour les personnes poursuivies, ces recours ne sont pas suspensifs, c'est-à-dire que l'autorité judiciaire requérante obtient en priorité des informations sur la personne concernée, dans le pays qui fait la réquisition bancaire.

Je vais maintenant vous exposer les conséquences pratiques engendrées par la position de l'ordre des avocats, des banques, voire de celle du procureur d'Etat qui néanmoins fait des concessions à cette tradition juridique luxembourgeoise. Nous avons à faire valoir les protestations des juges italiens et néerlandais dont les récriminations sont identiques à celles des juges français. Dans tous les pays européens que nous avons visités et avec lesquels nous avons eu des contacts de praticiens, nous avons entendu les mêmes critiques à l'égard de ce système qui sont les suivantes : il est nécessaire de vous apporter, ici, le numéro du compte et le nom de la personne titulaire. Si l'un des éléments ne correspond pas, il est rigoureusement impossible d'obtenir une réponse.

La réponse que l'on obtient est une réponse de courtoisie indiquant que vous n'avez pas les éléments. Cela signifie qu'il faut avoir déjà en main les preuves avant de se présenter à Luxembourg, ce qui est une position, pour nous, politiquement inacceptable.

M. Laurent MOSAR : Je ne suis pas entièrement d'accord avec vos propos. Tout d'abord, en ce qui concerne l'exécution pratique des commissions rogatoires, le procureur sera mieux placé pour vous donner une réponse. Je ne suis cependant pas tout à fait certain que la procédure soit, à Luxembourg, telle que vous venez de la décrire, c'est-à-dire avoir au préalable le numéro de compte et le nom du titulaire du compte. Sans vouloir m'immiscer dans le fonctionnement de notre justice, selon mes informations, il ne me semble pas être tout à fait celui-ci.

Je voudrais revenir sur votre position concernant le fonctionnement de notre entraide judiciaire. Je me livre actuellement à une comparaison du système d'entraide judiciaire français avec le système luxembourgeois, ce que j'ai fait auparavant avec le système allemand. Je peux vous affirmer que la législation allemande est très stricte sur les recours, voire sur les recours des tiers. Je ne sais pas si la Mission a rendu visite à l'Allemagne, bien qu'elle ne soit pas un pays cible, pour y constater la façon dont fonctionne l'entraide judiciaire.

Un autre pays beaucoup plus restrictif, et sur lequel vous pourrez interroger notre procureur qui en a une certaine expérience, c'est le Royaume-Uni, s'agissant de l'exécution des entraides judiciaires. Si vous souhaitez avoir des informations sur les sociétés, posez la question à notre procureur qui vous dira comment cela fonctionne en pratique.

La Suisse, qui est un cas particulier, a également une sorte d'entraide soumise à des règles très strictes. Au regard de ces divers éléments, il serait faux de dire que le système luxembourgeois est particulièrement restrictif et unique en Europe.

Nous étudions actuellement le point que vous venez de souligner, à savoir qui pourra engager un recours. Nous sommes d'accord qu'il reviendra à la partie poursuivie d'engager un recours.

M. le Rapporteur : Si elle est poursuivie dans le pays requérant, les droits de l'Homme sont garantis. Les droits de l'Homme étant garantis dans tous les pays de l'Union européenne, pourquoi doubler les recours. D'ailleurs, selon le rapport d'évaluation européen, tous les recours qui ont été exercés au Luxembourg ont abouti à une irrecevabilité, sauf dans un cas puisqu'en fait, l'autorité judiciaire requérante n'était pas une autorité judiciaire conforme.

Cela signifie que les recours ne servent à rien puisqu'ils sont systématiquement rejetés en l'état du recours. Ils servent à faire gagner du temps.

Quant aux conséquences pratiques pour un juge d'instruction français dans les affaires sensibles, elles sont les suivantes. Avec la possibilité des recours au Luxembourg et en Suisse, il lui faut six ans - trois ans dans chaque pays - pour reconstituer le parcours de cet argent criminel, alors qu'en 24 heures, les fonds peuvent passer d'un compte au Luxembourg à un compte en Suisse, puis repartir au Liechtenstein. Ce n'est pas acceptable.

Les droits de la défense constituent, dans le cas présent, des obstacles majeurs à la lutte contre l'argent sale. Ce ne sont d'ailleurs pas les droits de la défense car toute personne poursuivie, dans un des pays européens, a des droits pour se défendre. Si le Luxembourg poursuit, des droits existent ici pour se défendre. Si la France poursuit et demande des informations complémentaires - et pas davantage - il existe des droits pour se défendre en France. C'est ainsi dans tous les pays qui sont au même niveau de protection juridique. Il faut que vous compreniez que notre position politique est très éloignée de la vôtre.

Dans toutes les affaires sensibles, l'argent de la corruption politique et économique français ou allemand passe par le Luxembourg, la Suisse et le Liechtenstein. Si ce n'était pas le cas, le problème des voies de recours ne se poserait pas.

M. Laurent MOSAR : Tous les systèmes d'entraide judiciaire que j'ai examinés prévoient le recours de la partie poursuivie, qu'elle soit résidente ou non-résidente dans ce pays.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas le cas dans notre pays.

M. Laurent MOSAR : Dans ce cas, la France fait exception, mais dans tous les autres pays européens dont j'ai étudié la législation, la partie poursuivie doit toujours avoir un recours. Notre position est effectivement diamétralement opposée à la vôtre, puisque je ne peux imaginer qu'on ne prévoit plus, au Luxembourg, de recours de la partie poursuivie. C'est un principe de droit. Une partie poursuivie, dans n'importe quel pays, doit avoir la possibilité de se défendre dans ce pays.

M. le Rapporteur : Elle n'est pas poursuivie. Soyons clairs sur les choses dont on parle. Si elle est poursuivie au Luxembourg, elle a des voies de recours au Luxembourg, ce qui est normal. Si elle est poursuivie en France, elle a des voies de recours en France. Si elle n'est poursuivie ni au Luxembourg, ni en France, et fait simplement l'objet d'une demande de renseignements sur ses comptes bancaires au Luxembourg, il est tout à fait anormal qu'elle ait des voies de recours, puisqu'elle n'est pas poursuivie.

M. Laurent MOSAR : Dans ce genre d'affaires, il y a toujours plusieurs parties, rarement une seule. Prenons l'exemple d'une affaire qui nous vient de Belgique où le procureur belge poursuit une personne. Il demande, dans sa commission rogatoire, la perquisition auprès d'une banque luxembourgeoise. Lors de sa perquisition, d'autres personnes tierces deviennent victimes dans cette affaire. N'estimez-vous pas que ces parties tierces doivent avoir la possibilité d'engager un recours ?

M. le Rapporteur : Mais quelle est l'atteinte à leurs droits ? Est-ce le fait qu'un juge d'instruction, qui ne les poursuit pas car elles ne sont pas accusées, puisse connaître le contenu de leurs comptes bancaires ?

M. Laurent MOSAR : Je ne comprends pas pourquoi un compte bancaire serait saisi à Luxembourg sur la base d'une affaire. Cela induit un préjudice. Si la personne n'a rien à voir avec cette affaire, elle doit pouvoir se défendre. Demandez comment fonctionnent en pratique ces demandes d'entraide judiciaire. La police judiciaire se déplace auprès d'une banque, puis un certain nombre de comptes sont saisis. Des tierces parties sont forcément victimes de ce genre de mesures. Cela arrive tous les jours.

M. le Rapporteur : Il y a un petit malentendu sur le mot saisie. Si cela concerne la remise de documentation, il n'y a aucun préjudice. Toutefois, s'il s'agit du gel de biens, nous sommes tout à fait d'accord, il y a préjudice.

M. Laurent MOSAR : Il faut donc qu'il y ait un recours.

M. le Rapporteur : Nous sommes d'accord sur la saisie, mais sur la remise de documentation, il n'y a aucun préjudice. Notre problème à nous est l'information.

M. le Président : Un praticien que nous avons rencontré nous a dit cette chose tellement simple : « Si je veux savoir qui est le titulaire du compte 22B, on ne me répondra pas. Je dois être capable de donner le nom de la personne. » Dans toute investigation, cela pose un problème considérable. Il faudrait déjà avoir identifié la personne dans la bonne banque et savoir exactement qui possède ce compte avant de pouvoir obtenir des informations.

Cette pratique bloque l'avancée de la plupart des recherches. Sur ce point tout à fait essentiel de l'avancée du droit, quel est l'état de vos réflexions ?

M. Laurent MOSAR : Il faudrait que vous posiez la question au procureur, mais cela m'étonnerait que ce soit le cas.

M. le Président : Prévoyez-vous un fichier centralisé, démarche qui relève du domaine législatif ?

M. Laurent MOSAR : Imaginons l'exemple suivant : M. Schmit est poursuivi en Belgique pour des affaires de blanchiment. Le juge d'instruction belge transmet des commissions rogatoires à son collègue à Luxembourg, car cette personne est soupçonnée d'entretenir des comptes auprès de la Banque internationale à Luxembourg. Le juge d'instruction luxembourgeois fait alors une perquisition auprès de la BIL pour constater tous les comptes qui apparaissent au nom de M. Schmit.

S'il est bénéficiaire économique d'une holding, la situation est différente. Il n'est pas possible d'aller perquisitionner toutes les holdings pour voir si M. Schmit n'est pas, pas hasard, également bénéficiaire économique d'une de ces sociétés. Toutefois, si une entraide judiciaire est entamée contre M. Schmit auprès de la BIL, tous les comptes de M. Schmit sont perquisitionnés. Il ne vous est même plus nécessaire de communiquer tous ses numéros des comptes.

M. Jacky DARNE : Ne faut-il pas autant de commissions rogatoires que de banques...

M. le Rapporteur : Exactement. C'est ce que dit le rapport d'évaluation mutuelle.

M. Jacky DARNE : Il est dit qu'il faut autant de commissions rogatoires qu'il y a d'établissements bancaires, ce qui implique l'envoi de trois cents demandes...

M. Laurent MOSAR : Comment faire ? Indiquer que vous avez des soupçons contre M. Schmit et demander aux autorités d'aller voir auprès de toutes les banques de la place si M. Schmit n'y a pas de comptes.

M. le Rapporteur : C'est ce que nous avons en France.

M. Jacky DARNE : Dans la plupart des pays, il existe un fichier centralisé de l'ensemble des comptes ouverts dans toutes les banques. Cela permet, par une seule commission rogatoire, de connaître tous les comptes ouverts.

M. Laurent MOSAR : Non, cela n'existe pas partout. J'ai bien étudié le cas de l'Allemagne où ce n'est pas du tout le cas. En Allemagne, lorsqu'un juge fait une demande d'entraide judiciaire, il doit fournir des précisions très détaillées. Un tel fichier centralisé des comptes bancaires n'existe pas en Allemagne, et pourtant c'est un pays au-dessus de tout soupçon en matière de blanchiment.

M. Jacky DARNE : A l'inverse, les juges ne se plaignent pas d'une absence d'information de l'Allemagne, alors qu'ils le font pour le Luxembourg et la Grande-Bretagne.

M. le Président : Il ne faut pas qu'il y ait un problème de susceptibilité. Nous sommes des législateurs totalement indépendants. Nous menons un combat que nous croyons juste sur le fond et que nous pensons pouvoir mener avec nos collègues parlementaires de tous les pays, y compris le Luxembourg. Il ne s'agit pas de venir ici pour stigmatiser le Luxembourg. Nous vous rapportons des propos et vous donnons des standards dont nous pensons qu'ils méritent d'être discutés.

Vous avez évoqué le cas de la Grande-Bretagne. Notre visite dans ce pays est déjà programmée. Nous irons en Grande-Bretagne où nous nous exprimerons très clairement sur les îles anglo-normandes, mais aussi sur la place de Londres. Nous rencontrerons des parlementaires anglais qui, eux-mêmes, ne sont pas très satisfaits de ce qui se passe dans leur pays.

Toutefois, il ne s'agit pas seulement d'aller pointer les points faibles de nos voisins car, pour ce qui concerne la France, nous ferons des propositions au gouvernement français. En effet, nous considérons que, dans la lutte contre le blanchiment, il y a encore chez nous de véritables progrès à réaliser.

M. Laurent MOSAR : Je suis toujours curieux de vous entendre, vous ou d'autres collègues, dans ce type de démarche puisque vous avez Monaco.

M. le Rapporteur : Cela ne s'est pas bien passé à Monaco, nous avons quasiment frôlé l'incident diplomatique. En revanche, cela se passe très bien à Luxembourg.

M. Laurent MOSAR : Je ne connais pas en détail les liens qui existent entre la France et Monaco, mais je sais qu'ils existent.

M. le Rapporteur : Cela se dégrade.

M. Jacky DARNE : Cela étant, la puissance financière de Monaco et celle du Luxembourg sont sans commune mesure. Cela ne nous a pas empêché de faire part de notre avis aux autorités monégasques. Toutefois l'importance de ces deux places financières, en Europe et dans le monde, se situe dans un rapport de 1 à 300.

M. Lucien WEILER : Le Luxembourg est plus social car il accepte des clients moins bien dotés que ceux de Monaco ! (Rires.) Comprenez notre susceptibilité sur ce point, car nous sommes en permanence dans la visée de tout le monde. On nous reproche tout et n'importe quoi, bien que nous ayons, ces dernières années, installé un cordon sanitaire relativement étoffé auquel nous travaillons encore.

Au début de notre entrevue, vous nous avez fait part de protestations. Je ne sais si j'ai bien saisi ce que vous visiez par ces dernières. M. Mosar vous a fait état, sur une année, de deux mille demandes d'entraide, parmi lesquelles vingt-deux ont été refusées, le reste ayant été traité.

Pour autant que je me souvienne d'une entrevue que nous avons eue avec le procureur d'Etat, dans le cadre d'une réunion de la commission juridique ou des finances, celui-ci a indiqué que le système d'entraide judiciaire fonctionnait à la satisfaction des autorités étrangères qui font ces demandes. Ces protestations proviennent-elles d'autorités judiciaires ?

M. le Président : Je vais vous citer un exemple qui concerne une affaire de drogue et qui nous a été donné par un juge belge, lorsque nous sommes allés en Belgique. Dans sa commission rogatoire, ce juge avait inclus un certain nombre de chefs d'inculpation ainsi qu'une question fiscale. Il lui a été indiqué que cette commission, parce qu'elle incluait la question fiscale, n'était pas recevable. Si la question fiscale n'est pas prépondérante, il y a d'autres questions à prendre en compte. Cet exemple pratique nous a été donné par un juge important, qui a travaillé sur de grosses affaires. Dès lors que, dans ses demandes, la question fiscale se trouvait incluse parmi d'autres questions relatives au trafic de drogue, il n'a pas obtenu satisfaction.

Ceci est un exemple des protestations que j'évoquais. Un autre juge, lors d'une audition, nous a relaté que, dans le cadre d'une enquête, il avait été obligé chaque fois, sans jamais obtenir de réponse, de fournir des éléments. Il ne le pouvait pas, tout en sachant que l'affaire était bien réelle.

M. Lucien WEILER : Cette question est à discuter avec le procureur d'Etat qui nous avait donné une autre impression en la matière. J'imagine qu'il y a des cas où le système d'entraide ne fonctionne pas bien. Toutefois, il ne faut pas occulter le fait que ce système a tout de même fonctionné pour deux mille demandes. Je ne peux m'imaginer qu'une majorité de demandes posent problème. Ce point sera à discuter avec le procureur.

M. le Rapporteur : Nous avons deux points de discussion avec le Luxembourg : l'exécution des commissions rogatoires par les autorités judiciaires luxembourgeoises et la configuration juridique du dispositif qui relève de la décision politique.

Au regard de ces deux niveaux - politique et judiciaire - nous ne voulons pas mélanger les critiques. Il y a ce qui relève de votre responsabilité et ce qui relève de la responsabilité de l'autorité judiciaire.

Le président Peillon vous a exposé clairement les revendications des juges français, belges, néerlandais et italiens - soit quatre pays. Tous les avis convergent pour dire que la conception de l'entraide est restrictive et qu'elle aboutit non pas à des refus - c'est pourquoi vos statistiques en agrégats sont à l'avantage du Luxembourg dans la mesure où il y a toujours une réponse - mais à une réponse soit tardive, soit demandant un complément d'information.

D'ailleurs, les auteurs du rapport d'évaluation mutuelle font état d'une critique des statistiques établies par le Luxembourg : « Les statistiques du Luxembourg sont sommaires et difficilement exploitables pour une analyse fine et des délais et points forts ou faibles du système. Il serait souhaitable que le Luxembourg envisage rapidement la mise au point d'un système plus performant en ce domaine. »

A ce stade de l'évaluation, nous pouvons considérer que les vingt-deux refus, qui sont des refus politiques, sont à nos yeux inacceptables, car nous ne pouvons imaginer l'immixtion du pouvoir exécutif dans l'exécution des commissions rogatoires internationales, pour quelques motifs que ce soit. C'est d'ailleurs le point de vue du procureur d'Etat du Luxembourg. En dehors de ce point de refus, tous les autres éléments dilatoires font l'objet d'une analyse dans ce rapport d'évaluation mutuelle.

Notre position est la suivante. La question des voies de recours, qui relève de votre décision politique parlementaire, doit être traitée sur le plan politique. Notre revendication est la suivante : dès lors qu'il existe, dans tous les pays européens adhérant à la convention de Schengen, des standards de protection des droits de l'Homme, il ne semble pas nécessaire que tout ressortissant, poursuivi dans le pays requérant, dispose d'une deuxième voie de recours au Luxembourg.

M. Laurent MOSAR : Ce n'est pas une deuxième voie de recours, mais une voie de recours sur une mesure accessoire.

M. Jacky DARNE : Que pensent les législateurs de l'intervention du pouvoir exécutif ? Trouvez-vous normal que ce soit le ministre qui reçoive et qui décide de l'opportunité...

M. Laurent MOSAR : En fait, le ministre ne prend aucune décision. Il reçoit la demande d'entraide et la transmet au parquet pour examen. Je vous concède que cette procédure peut susciter des questions, toutefois ce n'est pas le ministre qui décide s'il y a lieu de donner suite ou non à la demande.

Quand vous dites que les vingt-deux dossiers refusés concernaient des affaires politiques, ce n'est pas le cas. Il faudrait examiner les raisons exactes pour lesquelles ces vingt-deux dossiers n'ont pas été acceptés, mais en aucun cas, on ne peut affirmer que ce soit pour des raisons politiques. Dans un certain nombre de dossiers, il s'est passé la chose suivante. La demande d'informations complémentaires n'a pas été suivie d'effet de la part du juge étranger. Il est normal, si notre juge d'instruction demande un complément d'information et qu'il ne reçoit aucune réponse, qu'il mette alors de nouveau le dossier dans un tiroir. On ne peut exiger de nos juges d'instruction qu'ils fassent du zèle en poursuivant des dossiers sans être en mesure de les poursuivre.

Nos juges d'instruction, et notamment le procureur, nous ont indiqué que ces dossiers sont très souvent mal instruits. Il est alors normal que le juge d'instruction luxembourgeois pose des questions. On ne peut pas toujours faire porter la responsabilité à nos juges d'instruction, encore faut-il voir la situation du dossier. Dans les affaires sensibles, à savoir les affaires politiques, M. Biever nous a dit que s'il souhaitait avoir plus d'informations sur un dossier, il lui suffisait de lire la presse, car il en apprend plus dans la presse que dans le dossier lui-même.

M. le Président : C'est inquiétant pour la démocratie.

M. le Rapporteur : Je voudrais faire une remarque sur ce point, même si c'est en dehors de nos discussions très techniques. La convention européenne des droits de l'Homme consacre le droit de chacun de savoir lorsqu'un dirigeant public est impliqué dans une affaire de corruption. C'est un droit constitutionnel dans notre pays. Heureusement que la presse existe ! Pour ma part, je n'ai aucun problème vis-à-vis de la presse.

Notre détermination à avancer sur le terrain de l'entraide judiciaire est justifiée par les sinistres judiciaires que provoque le refus de coopération de pays, situés dans l'espace européen et dont certains, comme le Royaume-Uni ou le Luxembourg, sont membres de la Communauté européenne, ce qui pose problème.

Je voudrais que vous entendiez bien nos revendications qui sont les suivantes. Il est inacceptable que le juge procède à un contrôle de proportionnalité, ce qui n'est jamais le cas lorsque le Luxembourg adresse une commission rogatoire à la France, de même qu'il est inacceptable qu'il procède à un contrôle de principe de spécialité.

Nous considérons que si les voies de recours peuvent s'exercer dans le pays requis, ce ne peut être que pour les personnes qui seraient poursuivies, qui subiraient un préjudice et, par ailleurs, qui seraient exclusivement des résidents ou des personnes de nationalité luxembourgeoise que vous entendriez protéger particulièrement. En revanche, que des Français non-résidents qui ont des comptes au Luxembourg, alors qu'on demande la documentation bancaire au Luxembourg, puissent faire traîner une affaire trois ou quatre ans car ils peuvent justifier des trois niveaux de recours, nous paraît totalement inacceptable.

M. le Président : Sur ce point, le rapport du Conseil de l'Europe dit précisément en sa page 24 : « Par ailleurs, il est ressorti une forme de méfiance à l'égard des demandes d'entraide prenant la forme d'une institution (...) sur le respect des droits de la défense, comme si cet aspect du droit était inconnu ou ignoré des autres Etats membres qui sont pourtant tous signataires de la convention européenne des droits de l'homme, d'où l'incrimination et le droit de proportionnalité. » Tout ceci est de l'ordre de la législation.

Je voudrais revenir au blanchiment proprement dit. Vous avez modifié la loi et mis en place un certain nombre de structures. On lit dans ce même rapport que, néanmoins, le système ne fonctionne peut-être pas aussi bien qu'il le pourrait. Par exemple, un certain nombre d'établissements financiers ne font pas de déclaration de soupçon. A l'examen de la masse des déclarations de soupçon, certains établissements en font, d'autres pas. Cela donne lieu à des difficultés. Par ailleurs, on constate un manque de moyens en personnel, au niveau du parquet, pour traiter ces déclarations.

En tant que parlementaires, par rapport à cette procédure intéressante que vous avez mis en place, avez-vous prévu une commission d'évaluation, un retour sur ce fonctionnement ou encore un durcissement par rapport aux établissements qui ne font pas de déclarations ?

M. Laurent MOSAR : Ayant été rapporteur du projet sur le blanchiment, projet très sévère, je peux vous fournir immédiatement une réponse. Ont été prévues, dans le cadre de cette loi, un certain nombre de dispositions, notamment des sanctions tant financières que des peines de prison à l'encontre des banquiers, des avocats, des experts-comptables, de toutes les personnes travaillant sur la place financière et qui ne respecteraient pas ces dispositions.

Peut-être est-ce vrai que certaines banques font plus de déclarations que d'autres, mais en tant que législateur, on ne peut uniquement que créer un cadre légal. Nous avons donc créé un cadre très strict, et toutes les personnes qui ne respecteraient pas les dispositions de la loi sur le blanchiment seraient exposées à des sanctions.

M. Lucien WEILER : La comparaison avec d'autres pays en ce domaine serait intéressante. La connaissez-vous ?

M. Jacky DARNE : C'est très variable. Reste à savoir, lorsqu'on constate qu'une banque fait peu de déclarations de soupçon, si on laisse faire ou s'il faut intervenir pour que les banques participent.

M. Lucien WEILER : Quelle est la situation en France ?

M. Jacky DARNE : En France, les agents du TRACFIN, lorsqu'ils constatent la faible contribution d'un établissement ou d'une profession, entreprennent des démarches pédagogiques, de concertation, de discussions, de conviction afin que les banques augmentent leurs déclarations de soupçon. Mais ils sont loin d'avoir obtenu de toutes les banques, une égale coopération.

Le problème se pose dans d'autres secteurs, mais on peut néanmoins citer le rapport du GAFI qui indique qu'un certain nombre d'institutions financières n'ont jamais fait de déclarations chez vous, au Luxembourg. On sait pertinemment que certaines banques n'appliquent pas les textes...

M. Laurent MOSAR : Mais nous avons créé un cadre législatif très strict et qui prévoit des amendes, jusqu'à 50 millions de francs. S'il y a un soupçon, il faut une dénonciation. Une banque ne peut pas faire, chaque année, douze déclarations si elle ne rencontre pas de problèmes particuliers. Si une banque n'a pas de déclaration sur une année, on ne peut tout de même pas l'obliger à en faire.

M. Jacky DARNE : Si on le considère sous l'angle de la caricature, vous avez raison. Mais il ne s'agit pas tout à fait de cela, mais bien de constater que les procédures internes des banques entraînent ou non une certaine collaboration. La question de fond, pour vous comme pour nous, est la suivante. Sur une place financière de l'importance du Luxembourg, pense-t-on réellement être capable de faire fuir l'argent sale ou au contraire, l'attirer ?

Je vous sens sur la défensive, quand vous dites qu'ici, ce n'est pas pire qu'ailleurs et que votre place se comporte normalement. Or les échos venus de l'extérieur sont plutôt différents, si l'on prend le GAFI, le Conseil de l'Europe ou les juges étrangers. Le mois dernier, les banques elles-mêmes ont fondé un organisme car elles se sentent sur le banc des accusés et, malgré les lois, veulent redonner une image positive à la place financière luxembourgeoise.

Par conséquent, l'environnement juge la situation autrement. Soit tout le monde se trompe et le Luxembourg est victime d'un jugement excessif, soit il y a une part de vérité, et effectivement cette place financière très importante attire des capitaux sales. Il faut agir ensemble pour que, dans toute l'Europe, y compris au Luxembourg, ces types de capitaux ne s'y abritent pas. Dans les moyens d'éviter que ces capitaux viennent au Luxembourg, il y a l'entraide judiciaire, la façon de gérer un secret bancaire, l'aspect fiscal.

Partant de là, soit on se dirige dans une voie qui, progressivement, fait que le Luxembourg a la même image que les autres places, soit le Luxembourg reste tel quel, et sera à terme perdant parce que son image se détériorera s'il ne collabore pas. En l'occurrence, l'Europe entière y perdra parce que fiscalement, le Luxembourg y perdra.

Cela me permet de revenir sur l'aspect fiscal. Vous avez indiqué que les résidents paient des impôts comme dans les autres pays. Toutefois le paradis fiscal n'est pas principalement fait pour les résidents, mais plutôt pour des personnes extérieures. Les douze mille sociétés holdings de la loi de 1929 ne sont pas là par hasard. Peut-être certaines le sont-elles pour des questions de malversations criminelles, mais la plupart le sont sans doute pour des raisons fiscales.

Même les holdings pour la gestion des participations financières, qui ont un régime fiscal différent mais quand même très avantageux, ne sont pas non plus au Luxembourg par hasard. L'idée de paradis fiscal repose le fait que l'on constate un afflux de sociétés qui, en réalité, cherchent à bénéficier d'une situation fiscale très avantageuse au Luxembourg.

Cela pose la question d'une certaine harmonisation dans l'ensemble des pays européens. Je sais que vous me conseillerez d'aller regarder ce qui se fait dans des holdings néerlandaises ou ailleurs. Il ne suffit pas de dénoncer celui qui est égal ou pire ou à peine meilleur, mais plutôt d'accepter le fait que la divergence fiscale attire des capitaux et que, sous couvert ensuite de fiscalité, on fait passer autre chose.

Cette divergence fiscale permet de faire passer d'autres choses ou d'en être à l'origine. Les Néerlandais nous expliquaient hier que l'une de leur meilleure action est d'avoir associé l'approche fiscale et la lutte contre le blanchiment. En effet, ils ont démontré, par leurs enquêtes et leur travail, qu'en réalité, ces deux aspects étaient souvent liés, l'un n'allant pas sans l'autre.

M. Laurent MOSAR : Vous avez dit que le Luxembourg n'est pas un paradis fiscal pour les Luxembourgeois, mais peut l'être pour les non-Luxembourgeois. Tout le problème réside dans le fait que nous sommes un petit pays, entourés de grands pays. Tous ceux qui ne veulent pas payer d'impôts viennent au Luxembourg car ils peuvent y ouvrir un compte.

C'est ce que notre Premier ministre tente toujours d'expliquer à ses collègues allemands, peu satisfaits du système luxembourgeois. Mais en fait, cela n'a rien à voir avec le fonctionnement de notre système qui fonctionne exactement de la même façon que le système allemand. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle le Luxembourg est d'accord pour une retenue à la source, que nous avons même proposée à 15 %. Nous ne voyons aucun inconvénient à une retenue à la source, mais nous ne pouvons tout de même pas adopter une imposition plus importante qu'en Allemagne. Ce problème, dont nous sommes tout à fait conscients, vient du fait que nous sommes un petit pays.

Je voudrais revenir au problème de l'absence de dénonciation de la part des banques, qui a peut-être une explication. Le Luxembourg abrite des banques de toutes natures. Certaines sont spécialisées dans la gestion de portefeuilles, d'autres dans les crédits. Les affaires, qui donnent lieu à des dénonciations, sont souvent en relation avec des gestions de portefeuille. Or beaucoup de banques n'ont pas de telles activités. C'est peut-être également la raison pour laquelle ces banques ne font pas de dénonciations. On parle toujours du Luxembourg comme un nid d'argent noir, mais la place financière de Luxembourg vit principalement grâce aux fonds communs de placement, et non pas de la gestion de portefeuille, comme on le croit toujours.

M. Weiler, en sa qualité de président de la commission des finances, pourra vous le confirmer. Les entrées fiscales sont expliquées par le développement des fonds communs de placement.

M. le Président : Sur cette question très intéressante, vous avez mis en place cette loi anti-blanchiment. Je comprends fort bien que, dès lors que le législateur a fait son travail, l'exécution des lois ne lui appartient plus. Nous pouvons lire, dans tous les rapports, que sur la place de Luxembourg, qui est très importante, seuls deux policiers sont affectés à la cellule anti-blanchiment pour analyser l'ensemble des déclarations.

La totalité des déclarations n'a engendré seulement qu'une dizaine d'informations judiciaires. Il est vrai que le système d'amendes et de sanctions est très dur à l'égard de ceux qui ne respecteraient pas leurs obligations. Combien d'amendes ont-elles été prononcées et combien de sanctions ont-elles été prises ?

Sur ces questions, vous parlementaires, pour précisément aller dans le sens donné à votre législation, avez-vous procédé à des évaluations ou comptez-vous le faire ? Contrôlez-vous le travail exécutif et administratif derrière vos lois, ou une fois votées, vous n'avez plus, sur leur exécution, d'informations particulières ? Ce problème est noté dans tous les rapports.

M. Lucien WEILER : Comme vous l'avez indiqué vous-même, le contrôle de l'exécution, qui pose partout le même problème, est a fortiori encore plus grand chez nous. Dans ce parlement, nous sommes soixante députés qui doivent accomplir le même travail législatif que pour un grand pays. Nous sommes membres d'une ou plusieurs commissions. Les parlementaires allemands, que nous avons rencontrés, sont membres d'une seule commission et connaissent leurs dossiers en détail. Nous n'en avons pas la possibilité.

Au Luxembourg, la commission de surveillance du secteur financier a établi une liste des transactions dites anormales, en raison de la subjectivité de la dénonciation. Cette liste, qui n'est pas exhaustive, a le mérite d'exister. Tous les responsables du secteur financier l'ont reçue.

Ce que vous dites est juste. La commission de surveillance du secteur financier devrait examiner si des banques font des dénonciations très souvent, d'autres jamais. Il y a là quelque chose qui ne va pas et que la commission de surveillance devrait examiner.

Je vous concède volontiers que la commission des finances au parlement pourrait proposer de convoquer les responsables de la commission de surveillance et leur poser la question. Nous avons établi, en tant que législateur, ces dispositifs et avons intérêt à ce qu'ils fonctionnent.

M. le Président : En France, nous avons un organisme chargé de ces déclarations de soupçon et de contrôle. Nous avons fait des remarques sur ses dysfonctionnements qui sont réels, avec des possibilités d'amélioration. Cela ne fait jamais plaisir, mais c'est ainsi. A la lecture des deux rapports, celui du conseil de l'Europe et celui du GAFI, qui sont identiques dans leurs remarques, certaines choses nous paraissent inexplicables vues de l'extérieur. Il est impensable d'avoir deux personnes chargées des déclarations de soupçon, sur une place financière européenne de cette importante mondiale, alors que l'on sait que, dans la plupart des pays, c'est standardisé.

Cela ne manifeste pas non plus une grande volonté politique aux yeux de l'extérieur. Quelle que soit la qualité de la loi, cela donne l'impression qu'elle a été faite pour être une vitrine et que derrière, dans le magasin, les choses continuent comme avant. Je ne porte pas de jugement, je vous fais part simplement de notre impression.

Ces rapports, qui concernent le Luxembourg, disent la même chose. Pour contrôler les opérations sur la place de Luxembourg, il n'y a que deux personnes alors qu'à Monaco, dont la place est beaucoup plus petite, elles sont trois. On a sans doute le sentiment qu'a été mise en place une législation répressive et sérieuse, étendue en 1998 à d'autres professions, mais l'intendance ne suit pas. On sait que si l'intendance ne suit pas, cela ne sert pas à grand-chose. Cette question très pragmatique est aussi très importante parce que si c'est une guerre d'image, comme vous l'évoquez parfois, il y a quand même des raisons à cela.

M. Lucien WEILER : Nous sommes parfois énervés d'être épinglés dans le cadre de l'harmonisation fiscale, dans les limites de la question sur l'impôt sur le revenu, la fiscalité des entreprises, la concurrence déloyale, car nous disons que tel n'est pas le cas, surtout maintenant que la question a été bloquée au sommet par l'attitude de l'Angleterre.

Or on n'a même pas évoqué le problème luxembourgeois sur les investissements où on veut avoir des exceptions, tout a été bloqué par les Eurobonds et la question des Anglais à ce sujet. Vous comprendrez que, d'un autre coté, nous fassions aussi des avances. Nous n'avons aucun intérêt à introduire cet impôt retenu à la source, mais nous voulons être coopératifs, faire quelque chose de sérieux.

Cette place ne bloque pas tout pour sauvegarder les meubles. Nous sommes une place financière qui, dans certains domaines, est d'importance mondiale. Même avec un impôt à la source, cette place ne s'écroulera pas. Nous avons, par ailleurs, une renommée dans bien des domaines et une spécialisation. Nous avons tout intérêt à le faire, et aucun intérêt à ce que la Belgique continue, pour ébranler le secret, à procéder à la hache. Un certain procureur belge essaie d'avancer à la hache estimant qu'ainsi on peut par endroits ébranler l'institution.

M. le Président : Vous évoquez l'affaire de la KBlux. Je voudrais vous donner une indication sur un point précis. Sur cette holding, j'ai lu qu'il y avait des cessions de parts au porteur. Cela signifie qu'on peut céder des parts de la société au porteur et, par conséquent, on ne sait pas qui est l'ayant droit économique. Je voulais attirer votre attention sur ce point par rapport aux règles en vigueur en Europe. Cela pose quand même un problème, en dehors des avantages fiscaux d'une holding.

M. Laurent MOSAR : Une holding, en France, n'est pas non plus imposable.

M. le Président : En dehors des avantages fiscaux, vous avez un réel moyen, dans la lutte contre le blanchiment, qui est la possibilité d'identifier les ayants droit économiques. S'il y a effectivement des cessions de parts au porteur de la société holding à Luxembourg, cela pose un véritable problème.

M. Laurent MOSAR : Nos banques ont l'obligation de connaître le bénéficiaire économique. Quand un non-résident luxembourgeois ouvre un compte auprès d'une banque luxembourgeoise, il doit remplir différents formulaires et indiquer l'identité des bénéficiaires économiques. Le domiciliataire d'une société holding doit également connaître les bénéficiaires économiques. La situation n'est pas telle que personne ne connaît les vrais bénéficiaires économiques des sociétés.

M. Jacky DARNE : Régulièrement, des textes sur le fonctionnement de holdings donnent l'impression qu'on attache plus d'importance à la forme qu'au fond. Par exemple, on peut tenir des assemblées générales à l'extérieur, quand les procurations sont faites, sans être obligé de connaître le nom de celui qui a donné procuration. Tout un ensemble de présentations du déroulement de la vie sociale fait qu'on s'interroge. Dans le cadre d'une assemblée générale tenue à l'extérieur avec des procurations dont on ne connaît pas l'origine, comment connaître la réalité de ce qui se passe derrière ? Cela donne l'impression que celui qui doit avoir des informations est dans l'impossibilité de les obtenir.

M. Laurent MOSAR : Dans le cadre de l'entraide judiciaire, s'il y a une commission rogatoire et que le juge luxembourgeois l'accepte, la banque est dans l'obligation de fournir le nom des bénéficiaires économiques.

M. le Président : S'il y a une cession de parts au porteur, je ne suis pas obligé de la déclarer, car j'ai fait ma déclaration à l'ouverture du compte.

M. Laurent MOSAR : A ce moment-là, celui qui agit ainsi et ne le déclare pas est en infraction. Le banquier, à savoir le domiciliataire, doit informer son client qu'il est tenu de lui fournir toutes les informations s'il y a une cession. C'est même très clairement stipulé dans la législation. Il y a peut-être parfois une distorsion vis-à-vis de la législation existante. Vous pouvez avoir l'impression que cette législation n'est pas toujours respectée, mais il me semble que c'est un problème général qui existe également en France.

Vous avez également en France des lois qui ne sont pas toujours respectées. Ici, à Luxembourg, le problème n'est pas en fait un problème de loi, car nos lois sont aussi strictes que de nombreuses lois dans d'autres pays. On peut parfois s'interroger si ces lois sont toujours respectées, mais au niveau législatif, je ne pense pas qu'on peut faire un quelconque reproche à notre pays.

Effectivement, en matière d'entraide judiciaire, nos positions sont quelque peu divergentes puisque, me semble-t-il, vous plaidez pour une entraide judiciaire très large. Pour notre part, nous ne pensons pas qu'une entraide judiciaire aussi large soit souhaitable dans l'intérêt des justiciables. Toujours pour vous donner l'exemple de l'entraide judiciaire dans d'autres pays qui sont plus restrictifs que notre système, il suffit d'examiner la législation allemande qui est beaucoup plus stricte que le projet actuellement en discussion.

M. Jacky DARNE : Avez-vous une idée du nombre de sociétés domiciliées et immatriculées au Luxembourg car, depuis vos derniers textes, il y a maintenant une obligation d'immatriculation ?

M. Laurent MOSAR : Le chiffre est énorme.

M. Jacky DARNE : Cent mille...

M. Laurent MOSAR : Peut-être pas autant, mais il y en a beaucoup. Il faudrait poser la question au ministre qui dispose peut-être des derniers chiffres. Mais nous ne contestons pas qu'il y a beaucoup de sociétés holdings.

Il faut aussi préciser un autre point. Les gens s'imaginent toujours que les sociétés holdings sont des sociétés camouflées dont les bénéficiaires économiques ne sont pas connus. Ce n'est pas vrai. Nous avons beaucoup de grandes sociétés qui sont, officiellement à Luxembourg, actionnaires dans une société holding pour la bonne et simple raison que la société holding n'est pas imposable fiscalement. La même chose existe pour une société holding au Danemark comme aux Pays-Bas. Ce n'est donc pas une spécificité luxembourgeoise.

M. Lucien WEILER : En termes de moyens humains, nous sommes certainement en retrait par rapport à l'importance qu'a pris la place financière. C'est un problème qui existe partout et qui n'est pas particulier au domaine de la place financière. En matière de justice, nous avons des retards énormes dans tous les tribunaux. Il me semble que d'autres pays connaissent la même situation.

J'ai rencontré, il y a quelques jours, le procureur qui a également fait des remarques sévères en la matière. Le ministère de la Justice a essayé d'obtempérer en rappelant qu'il avait fait, ces dernières années, beaucoup d'efforts en matière de ressources humaines, dans le domaine judiciaire. Je concède que ces efforts ne sont pas suffisants, mais ce n'est pas un problème propre au Luxembourg.

Si la commission juridique disposait de plus de moyens en ressources humains, elle serait plus en mesure de poursuivre cette évolution. Mais l'Etat doit suivre ses priorités.

M. le Président : Nous vous remercions chaleureusement de votre accueil. Nous comprenons qu'il ne soit pas facile, voire inhabituel, d'avoir des échanges aussi francs. Pour nous, c'est un exercice très satisfaisant.

M. Laurent MOSAR : Je voudrais vous remercier au nom de mes collègues. Cette discussion a été très intéressante, même si nous n'avons pas trouvé un consensus sur tous les points. Ce n'est certainement pas la dernière fois que nous aurons l'occasion de nous entretenir de problèmes de cette nature qui sont importants. A cet égard, vous pouvez nous adresser vos questions que nous transmettrons à notre commission juridique ou toute autre commission concernée.

Cet entretien a eu lieu le 10 février 2000.

S'agissant de la coopération judiciaire internationale en matière pénale, le Luxembourg a, sur ce sujet, adopté le 8 août 2000 une législation réglementant les voies de recours qui fait l'objet d'une analyse dans le présent rapport et d'une note du Procureur d'Etat du Luxembourg présentée en annexe.

Entretien avec MM. Lucien THIEL et Jean-Jacques ROMMES,
respectivement Directeur et Directeur adjoint
de l'Association des banques et banquiers luxembourg (ABBL)

(compte rendu de l'entretien du 10 février 2000 au Luxembourg)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Nous avons connaissance de vos problèmes y compris de votre législation, dont nous avons déjà discuté avec vos parlementaires. Nous allons principalement évoquer avec vous la loi sur la réforme de l'entraide judiciaire.

M. Lucien THIEL : J'aurai une question au préalable. L'exercice est un peu inhabituel pour nous. En tant que parlementaires français, que venez-vous faire exactement à Luxembourg ?

M. le Président : Nous sommes des parlementaires français, membres d'une Mission qui visite l'ensemble des pays d'Europe dans le but d'examiner les obstacles intervenant dans la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment de l'argent. Comme vous le savez, les Etats de l'Union européenne ont adopté une législation et ont pris un certain nombre d'engagements à Tampere ou dans d'autres enceintes comme le GAFI pour lutter contre le blanchiment de l'argent sale.

Nous examinons la situation française et celle de nos amis européens pour voir quels sont les systèmes qui fonctionnent et ceux qui fonctionnent moins bien et pour quelles raisons. Ce problème doit être abordé très franchement ; la mission que nous nous sommes fixée est d'identifier, sur cette question du blanchiment, tous les obstacles en matière d'entraide judiciaire, de traçabilité des mouvements de capitaux, et de faire cet exercice en collaboration avec nos partenaires européens car ce problème se pose à un niveau international.

M. Lucien THIEL : Nous avions l'impression que des politiciens étrangers venaient enquêter et nous interroger sur la façon dont cela se passe à Luxembourg, démarche qui nous parait assez inhabituelle. Nous n'avons pas l'habitude de ce type d'exercice même s'il y a quelques mois, nous avons reçu la visite de M. Brard qui travaillait plus sur la fiscalité. Ce n'était ni un débat, ni une discussion contradictoire, mais une prise d'information. Je considère votre visite de la même façon, c'est-à-dire une visite amicale d'information et non comme un exercice d'inquisition.

M. le Président : En tout premier lieu, nous vous remercions de nous recevoir car vous n'êtes aucunement dans l'obligation de le faire. Nous venons nous informer, mais il y a deux façons de le faire : soit rester dans des généralités, soit avoir des interrogations précises sur les problèmes qui nous sont rapportés et essayer d'y répondre. C'est le deuxième exercice que nous devons faire ensemble.

M. Lucien THIEL : Je suppose qu'il n'est pas nécessaire de faire une longue introduction car vous savez déjà le type d'informations que vous voulez. Nous sommes là pour vous répondre. A cet égard, j'ai demandé à M. Rommes, le directeur de notre service juridique, de venir nous rejoindre pour répondre à vos questions de nature juridique.

M. le Président : La place financière de Luxembourg est aujourd'hui remarquable et en pleine expansion, que ce soit la banque ou les fonds de placement. Quels sont, selon vous, les atouts qui expliquent le succès de votre place financière ?

M. Lucien THIEL : L'explication a son origine dans les débuts de la place, il y a environ trente ans. A la fin des années soixante, il y a la première apparition de ces phénomènes que l'on appelle aujourd'hui la globalisation. Les premiers marchés à se globaliser ou à s'internationaliser furent les marchés financiers, où les besoins se faisaient ressentir. Or à l'époque, chaque Etat d'une certaine envergure avait encore un réflexe protectionniste, notamment envers sa monnaie. Il n'y avait donc pas l'ouverture ou l'interpénétration qui aurait pu répondre aux besoins de cette internationalisation.

Le Luxembourg s'est prêté à cet exercice par le simple fait qu'il a toujours été un pays intégré dans une entité économique plus importante. Avant la première guerre mondiale, le Luxembourg faisait partie de l'Union douanière allemande, ce qui a d'ailleurs accéléré notre industrialisation car c'est à cette époque que la sidérurgie prit son essor.

Après la première guerre mondiale, nous avons cherché un autre partenaire économique et monétaire. A l'époque, par référendum, le Luxembourg s'était décidé pour la France, mais cette dernière refusait une alliance et nous avons dû nous tourner vers la Belgique, qui n'était en fait pas la plus mauvaise des solutions.

Dans le domaine monétaire, nous abandonnions partiellement notre souveraineté par une association monétaire qui comportait, par exemple, la même monnaie bien que distincte juridiquement, mais avec une parité fixe. Du fait de notre petite taille et du fait de n'avoir qu'une seule industrie, l'industrie sidérurgique, totalement exportatrice, il nous fallait nous ouvrir vers l'extérieur. Pour survivre économiquement et politiquement, l'ouverture était pour nous une question fondamentale.

Voilà l'environnement général qui a permis l'éclosion de la place financière. De plus, il y a eu - coïncidence dans le temps - le besoin des banques allemandes de s'internationaliser de nouveau après l'isolement de l'après-guerre. Pour se lancer dans les affaires internationales, notamment les euromarchés, les grandes banques allemandes se sont tournées vers le Luxembourg en raison de la proximité. Le Luxembourg présentait un second avantage nullement fiscal mais principalement commercial, en ce sens que la réserve obligatoire auprès de la Bundesbank n'existait pas à Luxembourg, du simple fait que nous n'avions pas de banque centrale. Nous avions confié toutes les missions de banque centrale à la Banque nationale de Belgique qui ne connaissait pas non plus le principe de la réserve minimale.

A l'origine, l'essor de la place financière, est venu de cette internationalisation et de ce phénomène des euromarchés, c'est à dire l'utilisation d'un mélange de devises en dehors de leur pays d'origine.

Ces euromarchés ont joué le rôle de locomotive jusqu'au début des années quatre-vingts. Puis la place connut une transition, suite à la crise internationale d'endettement. A cette époque, les euromarchés avaient plongé puisque les pays émergents, qui en étaient les grands clients, rencontraient des problèmes. A la suite de la baisse importante du prix de leurs matières premières, ces pays s'étaient surendettés.

C'est alors que les opérateurs et les autorités politiques de la place ont voulu ajouter un second pilier à la place financière, en se tournant vers ce qu'on appelle la clientèle privée. D'aucuns disent qu'il suffisait au Luxembourg d'imiter les Suisses, car le Luxembourg est assez souvent comparé à la Suisse. Il y a nombre de parallèles entre le Luxembourg et la Suisse, toutes proportions gardées.

Cet intérêt pour une clientèle privée était probablement dû au fait que les banquiers avaient constaté l'émergence d'un phénomène intéressant. C'était cette nouvelle génération d'investisseurs potentiels, issue de l'après-guerre, disposant de modestes fortunes qu'ils cherchaient à faire fructifier au-delà d'un simple livret d'épargne.

C'est alors que la position géographique du Luxembourg a joué un rôle important. En effet, nous nous trouvions dans une région économique très dynamique avec la Ruhr, la Belgique, les Pays-Bas, la France. C'est probablement cette perspective qui a orienté les opérateurs vers la clientèle privée et les a surtout amenés à chercher le produit idéal à offrir à ces clients, à savoir les fonds d'investissement.

De nouveau, sur un petit créneau, le Luxembourg s'est lancé dans les fonds d'investissement. Les autorités politiques de l'époque ont eu l'habileté de transposer la directive européenne sur les fonds d'investissement, dans un très bref délai. De ce fait, le Luxembourg a été le premier pays à offrir aux gestionnaires de fonds d'investissement, la possibilité de commercialiser les fonds à travers toute l'Europe, à l'époque les Communautés européennes, aujourd'hui l'Union européenne.

C'est donc le deuxième pilier qui fut rajouté au premier pilier. Même si, par la suite, le premier pilier s'est redressé, nous avons néanmoins perdu la part du lion qui est passée à Londres, notamment après la réforme fiscale de Mme Thatcher au début des années 80. Cela nous a coûté notre position de leader en matière d'euromarchés, bien que nous en ayons gardé une partie à Luxembourg.

Ceci est un rapide résumé des deux piliers qui supportent la place financière : d'un côté les clients institutionnels et les euromarchés, de l'autre la clientèle privée et la gestion patrimoniale.

M. le Président : Vous avez aujourd'hui une activité importante qui est de la banque de gestion de fortune.

M. Lucien THIEL : Grosso modo, cela se répartit ainsi : une moitié en clients institutionnels et une moitié en gestion de patrimoine, avec une certaine prédilection des banquiers pour les clients institutionnels en raison des volumes plus importants et d'un engagement en personnel et en moyens relativement faible.

Le revenu provient davantage des euromarchés ou de la clientèle institutionnelle que de la clientèle privée, même si dans ce cas le plus grand nombre de clients compense le volume.

M. le Président : Les banques sont-elles spécialisées dans l'un ou l'autre domaine, ou les deux à la fois ?

M. Lucien THIEL : Les deux. Nous connaissons ici le type de la banque universelle. Depuis peu, nous avons un nouveau type de banques qui sont les banques d'émission de lettres de gage, mais en règle générale, il n'y avait aucune distinction entre clients institutionnels et clientèle privée. Une banque est libre de mener toutes ces activités, même si certains établissements se sont plus spécialisés dans un domaine que dans l'autre.

Ainsi, aujourd'hui, certaines banques ne s'intéressent nullement à la clientèle privée, alors que d'autres ne travaillent principalement qu'avec la clientèle privée. Cela dépend aussi du positionnement de la banque à l'intérieur du groupe dont elle fait partie car la quasi-totalité des banques présentes à Luxembourg font partie d'un groupe bancaire multinational.

M. le Président : Le ministre du Budget nous disait aujourd'hui qu'il n'y avait plus qu'une seule banque encore luxembourgeoise au Luxembourg.

M. Lucien THIEL : Ce n'est pas tout à fait exact. En fait, certaines banques traditionnellement luxembourgeoises ont eu, dès le départ, un actionnariat partiellement étranger, mais avec le temps, celui-ci a pris une part prépondérante. Par exemple, une grande banque traditionnelle, la Banque Générale, a été reprise par le groupe Fortis, qui était déjà actionnaire principal.

Les seuls établissements financiers encore luxembourgeois sont, en fait, la Banque et Caisse d'Epargne de l'Etat - qui appartient à 100 % à l'Etat luxembourgeois - mais qui, tout en étant une banque publique, joue un rôle identique à celui des autres banques commerciales. Nous avons également un réseau de banques agricoles, purement luxembourgeoises, qui sont de petites associations locales, mais avec une centrale à Luxembourg, un peu dans la même veine que le Crédit agricole en France. Enfin, nous avons une institution qui, auparavant ne travaillait qu'avec les petits comptes d'épargne, et qui va se transformer en banque. Au total, nous avons trois institutions à actionnariat exclusivement luxembourgeois.

M. le Président : Les autres banques sont-elles principalement européennes ?

M. Lucien THIEL : Elles sont aux deux tiers européennes, avec une forte proportion de banques allemandes représentant quasiment un tiers des banques de la place. Les grandes banques allemandes sont venues très tôt s'installer à Luxembourg, puis les petites banques - une bonne soixantaine - ont suivi le mouvement en raison de l'internationalisation de leurs clients.

Ensuite viennent les établissements financiers belges, néerlandais, italiens, français, suisses - qui sont fortement représentés -, et scandinaves. En dehors des banques européennes, vous avez une dizaine de banques japonaises, cinq banques brésiliennes, quelques banques américaines dont le nombre a diminué avec la réduction des euromarchés, car elles ont alors eu tendance à se regrouper à Londres. Toutefois il en reste quelques-unes, dépositaires des fonds d'investissement, qui travaillent principalement dans le « custody business ». En effet, les Américains utilisent Luxembourg comme leur plate-forme européenne pour les fonds d'investissement, de la même façon d'ailleurs que les Suisses.

M. le Président : Dans le dernier rapport du GAFI de 1998, il est évoqué un problème de blanchiment, ce qui implique de la part des banques, des obligations de diligence et des contraintes. Le rapport indique qu'un certain nombre d'organismes financiers répondent bien à cette obligation, tandis que d'autres ne s'y soumettent jamais et ne font aucune déclaration de soupçons. Quel est votre point de vue à cet égard ?

M. Lucien THIEL : Avant de passer la parole à M. Jean-Jacques Rommes, qui vous répondra plus d'un point de vue technique, je vais vous faire part de mon sentiment personnel. Nous sommes bien évidemment préoccupés par cette question car le Luxembourg s'est toujours targué d'avoir été le précurseur en matière de lutte contre le blanchiment.

Le Luxembourg a été le premier pays à criminaliser le blanchiment, même s'il ne s'agissait, à l'époque, que du blanchiment de trafics de stupéfiants. Ce fut aussi le premier pays à engager un grand procès contre un blanchisseur en 1991. Ce dernier, qui habitait le Luxembourg, menait une partie de ses activités en France.

Nous sommes très pointilleux sur cette question car nous sommes conscients que nous pouvons perdre notre réputation, ce qui signifierait la perte de notre activité bancaire. La réputation constitue le fonds de commerce d'une place financière.

Vous me demandez ensuite pourquoi certaines banques semblent être plus diligentes que d'autres. Les banques n'ont pas toutes la même culture. Certaines se dessaisissent de leurs responsabilités en déclarant immédiatement leurs soupçons auprès du parquet. D'autres, qui peuvent avoir un doute sur un de leurs clients, estiment toutefois que, d'une part, elles ne sont pas des bureaux de police et que, d'autre part, il ne suffit pas d'avoir un doute pour faire une déclaration au parquet. Ces banques préféreront refuser un client, pour des raisons diverses et variées. Je comprends leur position. Est-ce aux banques de faire le travail des policiers ? Mais là c'est un sentiment que je me suis forgé moi-même.

M. Jean-Jacques ROMMES : En fait, il existe deux différences techniques majeures. La première concerne la dimension de l'établissement. A Luxembourg, il y a quantité d'établissements de toute petite dimension. Par conséquent, la possibilité qu'elles se trouvent face à un client que l'on peut soupçonner d'un trafic quelconque ou d'un blanchiment est plus faible.

Par ailleurs, les banques ne travaillent pas dans les mêmes créneaux d'activités. Ainsi, les banques japonaises sont très spécialisées dans la banque dépositaire de fonds d'investissement, mais n'ont aucun client privé, d'où le fait qu'elles ne font jamais de déclarations de soupçon. C'est l'exemple extrême. Puis, vous avez des banques qui ont un réseau d'une cinquantaine d'agences couvrant l'ensemble du territoire du Grand-duché. Ce sont ces banques qui font le plus de déclarations.

S'agissant du nombre de déclarations de soupçon, de façon générale, en Europe cohabitent deux attitudes : la culture de la quantité et celle de la qualité. L'exemple extrême, dans la quantité, est celui de l'Espagne ou de l'Angleterre où les établissements font des milliers de déclarations et dont nos collègues, notamment en Angleterre, nous disent que celles-ci, après avoir été reçues par les services policiers, ne font l'objet d'aucun suivi.

Au Luxembourg, nous ne déclarons pas auprès d'un bureau de police, mais auprès du parquet qui prend l'affaire très au sérieux. Le parquet, qui veut avoir des interlocuteurs fiables dans les banques, a émis une circulaire dans laquelle il indique vouloir avoir affaire, dans chaque banque, à une seule personne qui soit toujours la même. Il ne veut pas que chaque employé de la banque ait la possibilité de faire une déclaration.

En Angleterre, la situation est telle que chaque employé de banque peut déclarer auprès d'un bureau de police. Ces disparités, au niveau européen, sont énormes. Peut-être qu'au Luxembourg on déclare moins, mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas de figure. Cela varie d'un pays à l'autre. Toutes proportions gardées, nous nous rapprochons d'autres pays comme la Belgique ou la France.

On ne peut pas non plus exclure que des banques imposent des seuils de sensibilité, au moment de la déclaration, plus élevés que d'autres. Nous n'en savons rien. Les autorités luxembourgeoises prévoient, à cet effet, que les cabinets de réviseurs d'entreprise - au nombre de cinq d'où leurs noms, les « big five » - contrôlent les procédures afin justement d'obtenir une harmonisation des procédures, entre les différentes banques.

Cela ne se fait pas automatiquement. Les banques viennent de pays très différents, avec des procédures internes de contrôle de blanchiment très souvent imprégnées par leur pays d'origine, même si d'autres différences font que toutes ne déclarent pas de la même manière.

M. le Président : Je suis très sensible au propos de M. Thiel, d'autant qu'on le retrouve dans le rapport du Conseil de l'Europe qui souligne que les banques à Luxembourg font assez peu de déclarations, tout en ayant néanmoins refusé, dans le même temps, la relation d'affaires.

Dans des proportions étonnantes, ces banques ont préféré refuser le client. L'exemple même est celui d'une banque qui a fait une dizaine de déclarations, mais a renvoyé quelque 180 clients dans l'année, ceci sans faire de déclaration de soupçon. Cela constitue un vrai problème de conception du système car il repose sur la déclaration du banquier.

Cette démarche de refus est-elle judicieuse ? En effet, comment avoir la certitude que le client, auquel une première banque refuse d'ouvrir un compte considérant qu'il n'offre pas les garanties suffisantes, ne trouvera pas un autre établissement plus accueillant parmi les quelque deux cents établissements financiers sur la place de Luxembourg ?

Que ce soit en Suisse ou à Monaco, les associations de banques reconnaissent que cette démarche soulève des interrogations. Sur les deux cent banques de la place luxembourgeoise, certaines se soumettent à leur obligation de diligence, d'autres ne font pas de déclaration de soupçon mais refusent simplement de faire affaire avec un client.

M. Lucien THIEL : Je ne peux ni confirmer ni infirmer votre supposition. Je tiens toutefois à souligner que la procédure, qui a donné lieu au procès de blanchiment en 1991, a été déclenchée par la déclaration de sept banques. Le blanchisseur n'avait pas d'autres comptes à Luxembourg en dehors de ces sept banques, lesquelles ont toutes fait une déclaration, indépendamment les unes des autres.

Dans ce cas précis, les banques avaient toutes des soupçons et, de ce fait, avaient fait une déclaration, mais ce n'était nullement à la suite d'une action concertée entre elles. L'une d'entre elles s'était même adressée à nous, ne sachant pas exactement ce qu'impliquait cette démarche de déclaration. Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, nous n'avions pas encore l'actuelle loi de 1993, mais une loi de 1989 qui, en résumé, indiquait que le banquier est coupable lorsqu'il est impliqué dans une affaire de blanchiment d'argent, sciemment ou en méconnaissance de ses obligations professionnelles.

A l'époque, nous avions longuement discuté ce point des obligations professionnelles. Notre Institut Monétaire, l'autorité de surveillance de l'époque, avait alors précisé que très vite, nous pouvions, en tant que banquier, nous retrouver responsable. De toute façon, si vous agissez en n'ignorant pas que vous mettez en jeu votre avenir ou votre existence, vous allez très vite vous rendre compte de vos responsabilités. Cet exemple montre que le système a fonctionné à une époque où nous n'avions pas encore de loi stipulant une obligation de déclaration.

Les avocats des inculpés ont d'ailleurs reproché aux banques d'avoir violé leur secret professionnel. Sans en être totalement convaincus, nous avons néanmoins le sentiment que le fait d'avoir agi de façon voyante et démonstrative avec ce projet de loi, a eu pour effet de montrer à tous les blanchisseurs potentiels que le Luxembourg n'était pas le bon endroit pour mener leurs activités.

D'ailleurs, le blanchisseur en question avait écrit à ses patrons colombiens de Cali qu'il pensait quitter le Luxembourg parce que les autorités devenaient si pointilleuses que le terrain ne convenait plus à ses activités.

Ceci explique peut-être l'absence d'affaires par la suite, sans toutefois pouvoir exclure que c'est peut-être aussi parce que d'autres éléments dans le système n'ont pas fonctionné. Toutefois, il serait étonnant que le système n'ait fonctionné que dans cette affaire et plus par la suite. De plus, nous avons maintenant des règles plus strictes et des procédures plus précises.

M. Jacky DARNE : Comment concevez-vous le rôle de l'association dans le domaine de la lutte contre le blanchiment, y compris de coopération judiciaire entre les différents pays ? En effet, j'ai été étonné de la position très hostile, en tout cas très protectrice, de l'association des banques sur le projet de loi actuel concernant l'entraide judiciaire.

Quel est votre état d'esprit et l'idée que vous vous faites de votre rôle en ce domaine ? Comment expliquez-vous cette position si hostile à ce projet que nous considérons, somme toute, très en de ça de ce qu'il faudrait.

M. Lucien THIEL : Vous avez raison, mais il faut replacer cet avis dans son contexte. Nous étions, en tant qu'association, demandeur de ce que l'on a appelé une loi de procédure. Nous considérions que notre procédure était désuète et qu'elle devait devenir plus précise, car ne répondant plus aux exigences actuelles. C'est surtout parce que le Luxembourg avait signé le protocole additionnel n° 99 à la convention européenne d'entraide judiciaire de 1959. Nous avions donc besoin d'une loi sur l'entraide.

Nous avons contribué à élaborer un avant-projet de loi très sophistiqué, mais qui n'a pas été accepté par le gouvernement, parce que d'aucuns étaient d'avis qu'il fallait simplifier la procédure afin d'aller plus vite. Pour notre part, nous voulions néanmoins que certains principes juridiques et la tradition judiciaire soient respectés, car la grande religion pour le Luxembourg, c'est l'entraide judiciaire et non pas l'entraide administrative.

C'est à cause de cela que nous nous sommes exprimés contre l'actuel projet de loi, puisqu'il ne tenait pas compte de nos propositions. D'ailleurs par la suite, ce n'est pas nous qui avons empêché ce projet de passer, mais notre Conseil d'Etat qui y a fait opposition et qui a demandé à ce que l'ensemble du texte soit maintenant remis sur le métier.

M. Jean-Jacques ROMMES : Je connais bien l'avis évoqué. Nous écrivons cela parce que le Luxembourg est toujours - ou presque - le pays requis et jamais, en pratique, le pays requérant. Etre le pays requis fait que ce sont les banques qui font les frais de ces enquêtes. Pour vous donner un ordre de grandeur, la Banque internationale luxembourgeoise (BIL), un des grands établissements de la place, exécute une commission rogatoire en moyenne par semaine, sur demande d'un juge étranger.

Nous ne souhaitons pas qu'il y ait des délais. Au contraire, nous souhaitons que la procédure se fasse vite. Mais c'est un fait, lorsque les commissions rogatoires sont exécutées, les clients semblent interloqués car dans leur esprit, il y avait un secret bancaire à Luxembourg. Nous leur indiquons qu'il existe effectivement un secret bancaire, mais pas en matière pénale ni en matière d'entraide judiciaire pénale.

De là, le client rétorquera qu'il ne s'agit pas d'une affaire pénale, que c'est une mascarade, qu'il souhaite être entendu sur le sujet. Nous estimons normal qu'il ait un recours dans ce cas. Ce recours ne peut porter sur le fond, car cette entraide se fait dans le cadre d'une procédure dont le fond se passe à l'étranger. Toutefois, un certain nombre de conditions sont stipulées dans les traités que nous avons signés et sur la base desquels cette entraide se fait. Nous voulons que ces traités soient respectés et être en mesure de vérifier qu'ils le sont effectivement.

Or le seul, qui en décide actuellement à Luxembourg, est le juge d'instruction. Les Français ne sont pas les seuls à penser que le juge d'instruction est l'homme le plus puissant du pays. Vous allez d'ailleurs réduire ses pouvoirs en France. C'est le seul juge d'instruction qui décide, et une fois sa décision prise sur la base d'un dossier qui comporte souvent peu d'éléments, l'affaire est pour ainsi dire close au Grand Duché.

C'est là que nous intervenons pour dire qu'il serait bien que d'autres magistrats, avant une décision définitive, entendent la personne concernée ou le tiers saisi, à savoir la banque. Notre position n'est pas de dire que la procédure doit durer. Le problème majeur, à l'heure actuelle, est la façon dont les recours peuvent être exercés. La situation est telle que le délai court seulement après la prise de connaissance par les parties concernées. C'est évidemment malheureux car il n'est pas possible de prouver à quel moment elles ont été informées de la procédure. De ce fait, elles disent venir d'en prendre juste connaissance, et les recours se succèdent.

A la lecture de notre avis, vous constaterez que nous ne sommes pas du tout d'accord pour maintenir cet état de choses. Toutefois la rédaction initiale du projet de loi stipulait que le délai devait courir à compter de l'ordonnance. Or lorsqu'on sait que les ordonnances mettent sept jours avant de parvenir à une banque, alors que le délai lui-même est de sept jours, vous conviendrez qu'il n'y a plus de recours.

Par ailleurs, nous ne voulons pas des « fishing expeditions », procédure qui implique de mener une recherche dans toutes les banques, pour une infraction relativement mineure. Nous souhaitons que les demandes soient ciblées car il est impensable de demander à des centaines d'employés à Luxembourg de travailler pour les quelques centaines de commissions rogatoires annuelles. Nous avons voulu que nos intérêts soient respectés, mais sans empêcher l'entraide.

Nous avons été demandeurs d'une entraide judiciaire se déroulant dans la sécurité juridique et en bonne relation avec nos autorités. C'est le fond du problème. L'énervement vient du fait que nous avons fait des propositions positives à ce sujet auxquelles la réponse a été de mettre un recours dont le délai est de fait déjà expiré au moment de la prise de connaissance du fait générateur d'un tel recours. Nous en avons été mécontents et nous exprimons ce mécontentement.

M. Jacky DARNE : Je voudrais revenir sur la dernière partie de votre intervention. Vous dites ne pas souhaiter donner suite à une demande de « fishing expedition » qui viserait toutes les banques. A cet égard, nous avons évoqué, ce matin avec le ministre, la possibilité d'un fichier centralisé des comptes ouverts par la même personne physique ou morale.

Grâce à ce fichier, on peut immédiatement identifier les banques dans lesquelles des comptes sont ouverts. Cela permet d'éviter la multiplication des commissions rogatoires et d'avoir une connaissance rapide de l'existence de ces comptes. Il s'agit là de collecte d'informations et non pas de saisie ou de blocage.

Or vous semblez très hostile à cette idée de fichier centralisé, en arguant du secret bancaire. Peut-être pourriez-vous nous expliquer quelles pourraient être, selon vous, les conséquences d'un tel fichier qui existe déjà en France. Estimez-vous que les pertes de clientèle seraient très importantes si vous mettiez en place une procédure de cette nature ?

M. Lucien THIEL : Ce n'est pas qu'une question strictement commerciale, mais également de principe et de philosophie. Nous avons tout à fait conscience d'être isolés dans cette opinion, mais nous avons une base philosophique très simple et qui repose sur notre législation, relative à la protection de la vie privée.

Si on reste fidèle à cette législation, on reste également fidèle à l'idée d'un secret professionnel, dans lequel vous trouvez les banquiers. Il faut bien préciser qu'il y a un secret bancaire, lequel découle directement de notre philosophie concernant la protection de la vie privée.

En ces temps, où des interférences par Internet ou d'autres réseaux font de l'homme un être transparent au travers duquel tout le monde peut regarder, nous considérons qu'il faut sauvegarder une certaine vie privée, ce que les Américains appellent « privacy ». Toutefois, et c'est là qu'il y a parfois une incompréhension, nous estimons que ce secret bancaire a un corollaire, à savoir son non-abus.

Nous sommes d'avis que le secret bancaire est tout à fait justifié pour des raisons qui relèvent du respect des droits de l'Homme, mais sous condition qu'il ne donne pas lieu à des abus, notamment en permettant de cacher de l'argent d'origine criminelle. Le corollaire est donc une législation anti-blanchiment très solide et très sérieuse. C'est la raison pour laquelle le Luxembourg a encore légiféré il y a deux ans, et va continuer à le faire.

L'introduction du principe de l'entraide en matière fiscale rentre dans ce domaine et le secret bancaire ne saurait être opposable à ce qu'on appelle en droit luxembourgeois, l'escroquerie fiscale. Nous voulons respecter les droits de l'Homme, et éviter que des abus soient faits, tout en sachant qu'il y aura toujours des tentatives. C'est un exercice de haute voltige que nous devons faire. Nous comprenons très bien que cela soit difficile à gérer, et que cela soit plus facilement gérable, dans un petit Etat que dans un grand ; c'est d'ailleurs pourquoi nous essayons toujours de convaincre, au moins les grands Etats, d'y réfléchir.

M. Jacky DARNE : Ma question porte sur cet équilibre. En matière fiscale, vous évoquez la criminalité, toutefois vous prenez une position extrêmement ferme sur l'évolution qui consiste à déclarer des bénéficiaires de revenus d'intérêts en disant qu'il y aurait aussi atteinte au secret bancaire.

Ma perception est qu'il y a finalement un ensemble de dispositifs en matière fiscale, de coopération judiciaire et de droit des sociétés qui sont très protecteurs pour les individus, c'est-à-dire qui les mettent à l'abri.

Dans votre exposé initial, vous contestiez l'idée de paradis fiscal et il est sans doute vrai qu'il n'y a pas de paradis fiscal. Toutefois, vous contestez le fait que les holdings de la loi de 1929 sont considérées par l'Union européenne comme faisant partie des catégories d'entreprises dont le régime fiscal est dans une situation telle qu'il fausse la compétitivité, du point de vue européen.

Si ces raisons d'abri fiscal sont efficaces pour attirer des capitaux qui proviendraient de l'évasion fiscale, cela entraîne du même coup la possibilité que de l'argent sale circule puisqu'il bénéficie de la même protection, c'est-à-dire une relative difficulté de mise en _uvre de l'entraide judiciaire grâce aux recours. Cet attrait de capitaux peut s'expliquer pour différentes raisons qui, du même coup, peuvent faciliter l'arrivée de capitaux dont l'origine est suspecte, voire criminelle.

M. Lucien THIEL : Je vous suis reconnaissant de ne pas faire l'amalgame entre l'évasion fiscale et la protection de l'argent criminel.

Je n'exclus nullement que des gens amènent leur argent à Luxembourg pour tenter d'éviter la fiscalité de leur pays de résidence. C'est un problème d'abord européen parce que, même si nous sommes dans un espace économique intégré, nous n'avons pas encore un espace fiscal unique. Ce problème est déjà largement discuté. Le Luxembourg n'a jamais été opposé à une harmonisation fiscale, sous réserve qu'elle soit conduite selon certaines conditions d'ordre très pratiques. Ça servirait à quoi d'harmoniser et puis de constater que l'argent part ailleurs.

De plus, nous ne voulons pas que demeurent des enclaves à l'intérieur du territoire européen. Nous ne posons pas de conditions, mais certains préalables avant d'accepter les retenues à la source. L'harmonisation fiscale ne doit pas uniquement se limiter aux revenus de l'épargne. D'autres choses sont aussi à harmoniser. Mais cette harmonisation n'est acceptable que si nous n'abandonnons pas certaines protections, comme la protection du patrimoine et de la vie privée au travers d'un secret professionnel.

Avec une retenue à la source libératoire, vous pouvez faire venir ou revenir à l'Etat ce qui lui revient sans qu'il soit nécessaire de déshabiller l'individu. Par conséquent, le Luxembourg a récemment encore proposé une retenue à la source minimale. Il en accepte le principe, même si son montant est en dessous de celui qu'envisagent des responsables français.

Le problème fiscal va beaucoup plus loin. Nous nous trouvons dans une situation telle que d'aucuns croient qu'on peut réaliser du jour au lendemain, ex cathedra, l'harmonisation fiscale. Même s'il y a une volonté politique, harmoniser quinze systèmes fiscaux avec des traditions et des procédures différentes constitue un énorme chantier.

Même si nous sommes d'avis qu'il y aura à terme une harmonisation fiscale, elle ne sera jamais totale. En effet, il ne faut pas occulter le fait que nous sommes dans une union de pays qui veulent chacun garder une certaine souveraineté, la dernière expression en étant la fiscalité, le droit de percevoir des impôts nationaux, à côté des impôts communs.

M. Jean-Jacques ROMMES : Je voudrais ajouter que cet environnement, même s'il est protecteur pour l'individu, ne protège pas le criminel. Ce serait comme dire que de ne pas pouvoir écouter toutes les conversations téléphoniques favoriserait le crime même s'il est évident que si toutes les conversations pouvaient être écoutées, partout sans aucun contrôle, la lutte contre le crime serait favorisée.

C'est pourquoi, en matière de législation anti-blanchiment, le Luxembourg a toujours été ou essayé d'être le plus à la pointe des législations européennes. Il n'a jamais été en recul sur ce point. Nous avons vu, de même que nos autorités, qu'il fallait faire attention à bien identifier les bénéficiaires économiques. C'est un point indispensable. Quand vous avez des sociétés telles que les holdings de la loi 1929, vous devez savoir qui se cache derrière, en tant qu'établissement de crédit. Les autorités judiciaires doivent également pouvoir le savoir, si besoin est.

Toute cette législation a été mise en place, d'une part, pour pouvoir garder l'environnement protecteur et, d'autre part, pour ne pas favoriser le crime. Toutefois, cela ne signifie pas qu'il faille rendre l'homme transparent. Sinon la solution serait l'Etat policier.

M. le Président : Je souhaiterais revenir sur la question du droit des sociétés, que je maîtrise mal. Le banquier a cette obligation de connaissance des ayants droit économiques, mais par ailleurs, il existe aussi cette possibilité de cession de parts au porteur. Une fois la relation d'affaires engagée, le banquier s'assure moins de la bonne foi de son client qui peut alors céder ses parts à de nouveaux ayants droit économiques, sans en informer son banquier. N'y aurait-il pas des évolutions à envisager sur ce point ?

M. Jean-Jacques ROMMES : Techniquement, vous avez raison, la possibilité de la cession des parts existe, mais elle n'est pas la solution à tous les problèmes du blanchisseur. L'important est de savoir qui dispose des droits sur le compte. Dès lors que le banquier s'aperçoit d'évolutions à ce niveau ou du changement d'identité de son contact, il ne peut continuer comme si de rien n'était. Il doit garder son fichier en ordre.

Le banquier doit alors - cela fait partie de ses obligations de diligence - vérifier si le bénéficiaire économique, qui figure au fichier à l'ouverture du compte, est toujours le même. Il est évident que le banquier peut être trompé, mais il n'en a pas moins une obligation de diligence dans la recherche du bénéficiaire économique. Il me semble que le bénéficiaire du droit de disposition du compte reste l'élément clé puisque c'est lui qui fait les mouvements de compte.

C'est la réponse d'un point de vue technique, bien que juridiquement, la cession de parts pourrait donner un droit de propriété à quelqu'un qui n'est pas connu de la banque. Toutefois, pour que celui-ci puisse mouvoir les capitaux, car c'est ce qui est intéressant dans le blanchiment, il lui faudrait approcher la banque.

M. Jacky DARNE : On peut déjà avoir des transferts de propriété et de dividendes, du fait que les assemblées générales se tiennent à l'étranger avec des procurations dont on n'est pas obligé de donner le nom de celui qui donne procuration. Le banquier, si le compte fonctionne normalement, doit être particulièrement alerté, au regard de nombre de sociétés, pour exercer un suivi attentif d'un compte, surtout si les procédures internes de la banque sont laxistes.

En effet, on constate une diversité de pratiques d'une banque à l'autre. Certaines appliquent et suivent les procédures de façon rigoureuse ; d'autres à l'inverse sont, volontairement ou involontairement, très laxistes.

Pour reprendre votre intervention liminaire, il ne faut se reposer sur des réviseurs externes pour harmoniser des procédures de contrôle interne en matière de blanchiment. Ils vont s'assurer d'une sincérité ou d'une régularité des comptes, mais non pas d'un système qui doit être de contrôle interne.

M. Lucien THIEL : Si, c'est inscrit dans la loi.

M. Jean-Jacques ROMMES : Les réviseurs ont à cet égard une obligation de dénonciation vis-à-vis des autorités de contrôle et de surveillance.

Pour revenir aux droits des sociétés, vos propos ne sont pas entièrement faux. Les sociétés peuvent effectivement être un domaine de risque pour la banque, toutefois cela n'a rien à voir avec les holdings du régime de la loi de 1929, puisque ce sont des sociétés anonymes comme les autres.

M. Jacky DARNE : N'importe quelle société domiciliée à Luxembourg peut-elle être dans la même situation ?

M. le Président : Sur la cession de parts au porteur...

M. Jean-Jacques ROMMES : Sur la cession de parts de façon générale, mais vous pouvez avoir des systèmes similaires par des mandats qui s'échangent sur le compte. Quelqu'un fait comme s'il ouvrait le compte, puis les mandats sur les comptes changent. On peut imaginer une multitude de systèmes de blanchiment, mais cela revient très exactement au même point, à savoir que c'est au banquier de connaître son métier et de veiller à ce que les gens qui travaillent dans le département des sociétés connaissent cela.

Maintenant si le banquier fait preuve de mauvaise foi, il n'est plus nécessaire qu'il soit luxembourgeois pour blanchir de l'argent. En revanche, s'il est de bonne foi - et partons de cette hypothèse - il peut parfaitement se rendre compte d'anormalités de cette nature.

Je ne sais pas si, dans votre documentation, vous avez les circulaires de l'autorité de contrôle à ce sujet, mais en tout cas, elles stipulent bien que le devoir du banquier n'est pas un devoir purement formel. Au-delà de détenir les fonds et de constater que formellement tout semble être en ordre sur le compte, il s'agit aussi d'avoir de la jugeote. Si cette jugeote est appliquée dès l'ouverture de compte et si le client est renvoyé, celui-ci garde toutes les latitudes. Mais cette difficulté n'est pas uniquement luxembourgeoise.

M. le Président : Je vous rassure, elle ne l'est pas. Mais que les autres aient des problèmes ne devrait pas vous rassurer.

M. Jean-Jacques ROMMES : Les banquiers européens sont d'abord les victimes du blanchiment. On essaie de saisir la criminalité par son produit, mais tout l'argent passe par nous, que ce soit l'argent des loyers, des salaires ou du crime. On essaie de le saisir chez nous, mais aucun système, que ce soit au Luxembourg ou ailleurs, n'est sans faille. Notre seule solution est de veiller à être de bonne foi, à être sérieusement contrôlé, à avoir des procédures internes.

M. Lucien THIEL : La meilleure garantie est le fait que le banquier, qui se fait prendre dans une affaire de blanchiment, est fini. Vous avez ici, non pas des banques dans le sens classique du terme, mais des gestionnaires salariés ou « patrons » de banque. Par conséquent, ils joueraient leur propre existence pour un client supplémentaire. Ils préfèrent donc renvoyer ce client supplémentaire lorsqu'il leur parait douteux et continuer à vivre heureux plutôt que risquer leur existence et celle de leur entreprise.

M. le Président : Peut-être pourrez-vous tout à l'heure nous dire quelques mots sur la K.B.LUX. Nous avons eu un dossier sur cette affaire sur laquelle nous aimerions connaître votre avis, car elle est très curieuse.

M. le Rapporteur : Je reviens sur les droits de recours et l'avis que vous avez exprimé sur le projet de loi d'entraide judiciaire en matière pénale. La position, que nous avons exprimée à vos parlementaires, à votre ministre de la Justice et à ses fonctionnaires, n'est pas strictement française, car on la retrouve dans l'essentiel des pays européens.

Nous considérons que, dès lors que les pays européens - qui vous adressent des demandes de commissions rogatoires - et votre autorité judiciaire respectent les standards des droits de l'Homme, les voies de recours font double emploi au Luxembourg sur les actes d'exécution et les mesures accessoires demandées dans un pays tel que le Luxembourg.

Les voies de recours n'existent pas en France, contrairement à ce qu'a voulu écrire doctement l'ordre des avocats dans son avis, tout à fait à tort en utilisant et en faisant mentir un arrêt de la Cour de Cassation française.

Je suis très ferme sur ce point et je l'ai rappelé au ministre de la Justice. Il n'y a pas de voie de recours pour une personne qui n'est pas poursuivie en France. Il y a des voies de recours pour une personne qui serait accusée, pour le plaignant ou le parquet, mais certainement pas pour une personne qui ne l'est pas. La conséquence, c'est qu'au Luxembourg, l'ensemble des tiers concernés peuvent déposer des recours.

M. Lucien THIEL : Non, pas actuellement.

M. le Rapporteur : Si, puisque dans le projet de loi, toute personne qui est concernée et ayant un intérêt légitime peut faire valoir un certain nombre d'arguments. Nous avons noté, dans le rapport d'évaluation du Conseil de l'Europe, que tous les recours ont échoué, de sorte que notre position consiste à dire que ces recours sont totalement inutiles et qu'il faut absolument les supprimer.

Maintenant vous nous dites que ce n'est pas une question commerciale, mais de philosophie et de principe. La réponse est que les principes et votre philosophie, qui est la nôtre également, celle du respect de l'Etat de droit et des droits des justiciables, sont préservés dans la mesure où, dans l'ensemble des pays requérants, il y a des voies de recours. Nous sommes d'accord, par exemple, que le Luxembourg veuille protéger les citoyens luxembourgeois contre des demandes de juges étrangers qui ne respecteraient pas les standards en matière de droits de l'Homme. Si le Sultanat de Bahreïn envoie une demande rogatoire à un juge luxembourgeois contre un citoyen luxembourgeois, je comprendrais qu'il y ait des voies de recours. Cependant, lorsqu'il s'agit d'un juge français, italien, néerlandais, allemand qui demande le simple dévoilement d'un compte bancaire et des mouvements de fonds qui s'y sont réalisés, je ne vois pas pourquoi - et je vous le dis avec beaucoup de fermeté, comme nous l'avons dit à vos dirigeants politique - cette demande ferait l'objet d'un recours.

La conséquence de toute cette usine à gaz que le Luxembourg a mis en place, c'est que des juges français attendent pendant des années de connaître un mouvement de compte, de même que des juges néerlandais, belges, italiens... Toute l'Europe est exaspérée par l'absence de coopération judiciaire de la part du Luxembourg. Cela vous donne le débat sur lequel nous sommes.

Le langage, dont nous nous faisons l'interprète, est celui de tous les juges d'Europe. J'ajoute que le Luxembourg est le seul pays européen, membre de l'Union européenne, qui a organisé des recours dans des conditions aussi laxistes et favorables aux détenteurs de comptes.

Où est le préjudice pour la vie privée lorsqu'il s'agit d'une demande d'information de la part d'un juge d'instruction qui défend l'ordre public ? Il s'agit simplement pour ce juge d'accéder à une information, et non pas à la confiscation, car il y aurait là un préjudice en termes de libertés publiques et droit de propriété, et il serait alors normal qu'il y ait des voies de recours sur une mesure accessoire de confiscation, de saisie et de gel des fonds.

En revanche, s'agissant d'une simple réquisition bancaire, en vue de connaître le contenu d'un compte bancaire et les mouvements qui l'affectent, notre position est favorable au démantèlement total des voies de recours, dans toute l'Europe, là où ces procédures existent. Aux Pays-Bas, il n'y a pas de caractère suspensif lié au recours. Il est assez choquant que le juge d'instruction, qui a demandé des informations, ne les obtienne qu'après celui qui est concerné en soit informé. Nous trouvons cela tout à fait choquant. Cela donne l'image d'un pays qui préfère des intérêts financiers pour certains de ces clients à l'évidence douteux, plutôt que l'ordre public et la lutte contre le blanchiment. Ceci est notre analyse politique sur cet équilibre que nous trouvons beaucoup trop favorable aux intérêts financiers de la place.

M. Lucien THIEL : Vous parlez bien de commissions rogatoires où il y a un doute ou un soupçon motivé et justifié...

M. le Rapporteur : Toute commission rogatoire, si elle est faite dans des conditions de professionnalisme - car il y a toujours des juges incompétents. Le juge, qui réclame de connaître le contenu d'un compte bancaire, ne peut le faire pour être recevable en droit quel qu'il soit, dans le cadre de la convention de 1959 de Strasbourg, qu'à partir d'une infraction pénale.

M. Jean-Jacques ROMMES : La cour des droits de l'Homme à Strasbourg est là pour nous en convaincre. Il y a beaucoup de cas qui lui sont opposés et dans lesquels elle ne donne pas toujours raison aux Etats. Mais je ne veux pas faire du Luxembourg l'Etat qui serait là pour rétablir les droits de l'Homme en Europe.

Vous avez parfaitement raison de dire qu'il faut distinguer entre les recours de tiers et les recours de la partie concernée. En ce qui concerne les recours de tiers, le droit actuel luxembourgeois donne un recours théorique aux tiers. En tant que banquiers, en règle générale, nous n'en faisons pas. Même si le banquier est un tiers, il n'est pas un tiers intéressé au sens de la jurisprudence. Par conséquent, les banquiers n'ont pas de recours au Luxembourg actuellement.

Si nous sommes sûrs que le client, pour sa part, a bien un droit de recours effectif, nous avons moins besoin d'en avoir un également. D'ailleurs, à cet égard, mon opinion personnelle est que cela peut mettre le banquier dans une situation difficile d'avoir un droit de recours. Je ne pense donc pas que ce soit le point le plus important, mais c'est quand même ce que l'ABBL a demandé parce que les banquiers sont objectivement intéressés dans une telle procédure. Toutefois le point essentiel est que la personne concernée dispose, quant à elle, d'un recours.

Il n'est pas vrai de dire que le Luxembourg a mis en place une usine à gaz. Au contraire, il n'y a quasiment rien. Tout le débat se passe justement autour du problème de savoir si nous allons vers une loi ou non, car actuellement nous n'avons que les traités et le droit commun. S'il y a une usine à gaz, elle est tout à fait involontaire. Nous voulons qu'il y ait de l'ordre, ce dont tout le monde est d'accord. Mais quel ordre ? C'est là que les choses diffèrent, mais personne n'a mis en place une usine à gaz pour faire quoi que ce soit, c'est plutôt quelque chose qui s'est mise en place et dont personne n'est satisfait.

Cela étant, dire que tous les magistrats étrangers attendent pendant des années et des années, je n'ai pas de statistiques à cet égard, mais des déclarations du parquet de Luxembourg, desquelles il ressort que nous donnons énormément plus de réponses à l'étranger que nous n'en recevons. Proportionnellement, on ne répond pas au Luxembourg sur la moitié des demandes qu'il formule vis-à-vis de l'étranger alors que nous essayons de répondre à la quasi-totalité des demandes qui nous sont soumises. Je vous assure que le parquet fait tout ce qu'il peut en la matière.

S'il avait plus de personnel, peut-être les demandes seraient-elles traitées plus rapidement. D'ailleurs, dans notre avis, nous déclarons que le parquet doit disposer de plus de moyens matériels et humains pour raccourcir les délais de réponse. C'est dans notre intérêt que cela se fasse vite, sinon nous nous voyons opposés des accusations telles que celle de concevoir une « usine à gaz », ou d'être les seuls à ne pas répondre aux attentes de tous les juges européens.

A l'étranger, on médit en permanence sur notre compte alors que le procureur nous dit qu'il donne une priorité absolue à l'entraide judiciaire. D'ailleurs, je peux vous affirmer que si un banquier dépose une plainte pour une escroquerie constatée et dont il est victime, on lui répondra que d'autres dossiers sont à traiter en priorité, c'est-à-dire les commissions rogatoires pour les juges étrangers.

Quand vous dites que tout le monde attend après nous, ce n'est pas notre version des choses. J'espère que vous aurez l'occasion de le dire aux gens du parquet parce que cela leur mettra les larmes aux yeux d'entendre cela.

Je voudrais vous faire part d'une petite anecdote. Nous accordons l'entraide judiciaire dans le cadre des traités que nous avons signés. Nous donnons alors l'information dans le cadre d'une enquête particulière qui est ouverte à l'encontre d'une personne, pour une infraction définie. C'est ainsi que se passe l'entraide. Dans les deux semaines qui suivent, nous apprenons que ce même client a un problème avec son fisc national.

Cela ne crée pas la confiance. Ils nous regardent comme des malpropres et c'est réciproque. Ce n'est pas la confiance qui règne dans le système, je vous l'accorde. (Rires.)

En ce qui concerne les perquisitions et les saisies, vous avez raison de dire que les recours doivent pouvoir être exercés lorsque des droits patrimoniaux sont en cours. Nous considérons - et là nous ne sommes pas d'accord avec vous - que l'information donnée sur un compte à Luxembourg est une information très proche d'un droit patrimonial. Si l'information est partie, elle est partie. Le droit du client de ne pas être connu est parti en fumée. Il serait normal qu'il ait un recours.

M. le Rapporteur : Mais un recours pour quoi faire puisqu'il a ce recours dans le pays requérant, donc vous le faites une deuxième fois. C'est ce que j'essayais de vous expliquer tout à l'heure. Il a le recours de droit.

M. Jean-Jacques ROMMES : Mais lorsqu'un juge luxembourgeois pose un acte en droit luxembourgeois auprès de personnes juridiques luxembourgeoises, trouvez-vous inacceptable d'accorder un recours ?

M. le Rapporteur : Oui, totalement inacceptable, dans la mesure où le juge luxembourgeois n'est que le bras armé d'un corps, qui se trouve dans un autre pays, auquel on peut demander des comptes.

M. Jean-Jacques ROMMES : Vous serez moins énervé demain en rencontrant le parquet parce que c'est ainsi qu'il envisage parfois les choses. Pour notre part, nous pensons que cela se passe dans le cadre juridique du pays requis.

M. le Rapporteur : Pour quelles raisons les recours sont-ils alors tous rejetés, hormis dans un seul cas ? C'est bien qu'ils ne servent à rien !

M. Jean-Jacques ROMMES : Cela devrait vous calmer de dire que tous les recours sont rejetés. Où voyez-vous le problème ?

M. le Rapporteur : Cela montre que ces voies de recours ne servent à rien.

M. Jean-Jacques ROMMES : Ces recours servent actuellement à faire courir les délais. Nous nous sommes clairement exprimés contre la longueur des délais, car cette situation nous nuit. Nous sommes attaqués pour cela alors que nous n'y avons aucun intérêt. Nous sommes pour le recours, mais non pas le délai.

M. le Rapporteur : Un parquet italien nous a communiqué les statistiques suivantes. Trente-cinq commissions rogatoires ont été délivrées et adressées au Luxembourg depuis 1993 ; quinze ont finalement été exécutées après d'interminables délais. Quant aux vingt restantes, elles sont encore dans la nature.

M. Jean-Jacques ROMMES : Demandez-leur de nous les envoyer dans une langue que l'on peut comprendre chez nous. On nous adresse des commissions rogatoires en hollandais, en italien, en danois. On trouve normal que nous parlions toutes les langues. C'est un réel problème.

M. Lucien THIEL : Le mot interminable est pour moi un mot « caoutchouc ».

M. Jean-Jacques ROMMES : Le parquet, qui est assailli de demandes venant de partout, n'a pas du tout les mêmes statistiques.

M. le Rapporteur : Il y a un débat sur les statistiques. Dans le rapport d'évaluation mutuelle du Conseil de l'Europe, il est écrit que les statistiques fournies par le Luxembourg ne sont pas fiables et qu'on ne peut pas aujourd'hui évaluer le système. Il faut que vous ayez conscience de tout cela.

Lorsque nous avons tenu le même langage au ministre de la Justice, nous avons cru comprendre qu'il était assez surpris. Si l'ensemble des pays européens, dans leur versant judiciaire, ont des réactions aussi fortes, c'est bien parce qu'il y a un réel problème. Ce n'est pas pour le simple plaisir de taquiner les Luxembourgeois qui sont nos amis depuis toujours.

Quand nous parlons à vos députés, ils refusent la moindre concession sur le terrain de l'entraide judiciaire. Ils nous disent que la situation n'est pas celle-là. On va s'affronter, et cela n'est pas normal car nous sommes des amis.

M. le Président : Je voudrais revenir sur cette affaire de droits des sociétés. Ce sont là vraiment les banquiers que j'interroge. Vous avez vous-mêmes indiqué que vous êtes dans une situation telle que ce qui relève de la criminalité financière est dérivé vers le système bancaire. Cela crée des obligations que vous assumez, tout en entretenant une situation d'inquiétude permanente avec une présomption de culpabilité.

Quel est votre intérêt à défendre des types de sociétés avec des cessions de parts au porteur ? Y voyez-vous un intérêt commercial plus fort que les risques que cela vous fait courir ou est-ce qu'aujourd'hui cela vous semble être des questions sur lesquelles il est possible d'évoluer, c'est-à-dire revenir sur ces cessions de parts au porteur ? Avez-vous un point de vue en la matière, des discussions entre vous, sentant bien qu'il y a là un point de fragilité évident ?

M. Jean-Jacques ROMMES : Nous n'avons jamais eu de position de principe sur ces questions.

M. Lucien THIEL : Nous l'avons peut-être considéré comme faisant partie de notre philosophie de protection, mais vous avez aussi utilisé le terme évolution. Notre secret bancaire a beaucoup évolué. Chaque fois que l'on constate des failles ou des possibilités d'abus, il faut les colmater. Si maintenant, on constate que, dans ce cas précis, il y a moyen de l'utiliser pour justement abuser de l'atmosphère de protection individuelle à Luxembourg, il faut bien sûr y réfléchir.

M. le Président : Vous ne voyez pas directement, en tant qu'association des banques, la nécessité de conserver cette forme d'anonymat des sociétés, c'est-à-dire des ayants droit économiques.

M. Jean-Jacques ROMMES : Nous n'avons jamais pris de position forte en ce domaine.

M. Lucien THIEL : Dès lors que cela empêche le banquier d'assumer ses obligations en matière de connaissance de son client, nous sommes prêts à dire non à cela, parce que le banquier doit, à chaque instant, connaître l'ayant droit. C'est le principe de base qui nous est imposé. Si cela est un obstacle à cette obligation professionnelle, il faut bien sûr réfléchir à son abolition.

M. le Président : Je voudrais discuter d'une affaire sur laquelle je n'ai lu que des coupures de presse. Lorsque nous sommes allés en Belgique et avons travaillé avec la CTIF, on nous a parlé de l'affaire de la K.B.LUX. Selon les explications qui nous ont été données, un certain nombre de résidents offshore à l'étranger déposaient de l'argent à la K.B.LUX, argent où se mélangeait évasion fiscale et argent noir. Cet argent était déposé à Luxembourg. En retour, ces gens, pour un grand nombre d'entre eux des Belges, se voyaient accorder des crédits dans leur pays de résidence. C'est le mécanisme que j'ai cru comprendre.

De plus, une publicité était faite pour ce mécanisme indiquant, pour attirer les clients, qu'il était possible de fournir ce service très estimable. J'aimerais que vous nous fassiez part de votre analyse et savoir où vous en êtes de cette affaire.

M. Lucien THIEL : En introduction, je replacerai l'affaire K.B.LUX dans son contexte. En fait, le problème de la K.B.LUX est tout d'abord un problème de politique intérieure belge. La Kredietbank est une très grande banque de la place. Elle existe depuis 1949, mais dépend d'un holding flamand. C'est là que déjà les problèmes commencent, parce que le holding est flamand et non pas wallon.

Par ailleurs, on y retrouve des tendances de partis politiques. L'un des grands actionnaires de ce holding est le Boerenbond, c'est-à-dire les agriculteurs flamands. La forte connotation politique s'est maintenant encore amplifiée du fait du changement politique en Belgique. Mais l'affaire de la Kredietbank démarre, il y a quelques années, avec une affaire de chantage. Quelques salariés renvoyés ont prétendu détenir des listes de clients qu'ils ont offertes aux autorités fiscales belges. Les autorités n'en ont pas voulu, mais comme par hasard, quelques mois plus tard, lors d'une perquisition, les autorités judiciaires tombent apparemment sur ces listes. Je dis apparemment parce qu'on ne sait toujours pas ce que contiennent ces listes.

D'après ce que nous avons compris, le dossier n'est pas accessible à la Kredietbank parce qu'il n'y a pas encore eu d'accusation officielle. Tant qu'il n'y a pas d'accusation officielle, on n'a pas accès au dossier. Ce flou a eu pour conséquence que des personnalités belges sont arrivées dans le collimateur des autorités fiscales belges.

D'ailleurs, les autorités fiscales belges ont fait, de nouveau à Luxembourg, des enquêtes très larges en disant avoir trouvé le nom d'un certain M. Schmit et avoir écrit à tous les M. Schmit de Belgique pour leur demander s'ils avaient un compte à l'étranger non déclaré. Il faut savoir que depuis deux ans, les Belges sont obligés de déclarer, dans leur déclaration fiscale, s'ils détiennent ou non un compte à l'étranger.

C'est dans ce contexte que se place toute cette affaire qui est un mélange de criminalité et d'éléments fiscaux. Il est certain que les clients belges ont profité du clivage fiscal entre la Belgique et le Luxembourg, parce que la Belgique a un précompte mobilier qui n'existe pas au Luxembourg. Pour l'heure, faute d'harmonisation fiscale, chaque pays est le paradis fiscal du voisin.

M. Jean-Jacques ROMMES : Je ne peux parler de l'affaire de la Kredietbank en tant que telle parce que mes informations ne me viennent que de la presse où je lis des choses terribles, vagues et que je ne crois pas. Si j'ai bien compris le fond de l'affaire, on reproche à la Kredietbank d'avoir fait du crédit contre garantie, ce que font toutes les banques du monde.

La question serait de savoir si le banquier doit vérifier si c'est de l'argent déclaré au fisc ou non, avant d'accorder des crédits. Je dois résumer toute cette énorme affaire à cette simple question. Pour ma part, j'estime que le banquier n'a pas à enquêter pour savoir si c'est de l'argent blanc ou noir, ou si le client a fait une déclaration fiscale. Sa seule conviction, dans le cadre de la lutte contre le blanchiment, est qu'il s'assure que cet argent ne provient pas du crime. Si un client, dont chacun sait qu'il est richissime vient pour déposer de l'argent dans votre banque, en tant que banquier, vous en êtes normalement satisfait.

M. le Président : Ce que vous dites est très intéressant.

M. Jean-Jacques ROMMES : S'il vous demande un crédit, vous lui faites un crédit. C'est ce que certains appellent aujourd'hui le système back to back.

M. le Président : Vous dites que si ce n'est pas de l'argent sale, vous n'êtes pas tenu à l'obligation de diligence, et que le fait de déposer de l'argent et de demander un crédit dans le pays d'origine ne pose pas de problème.

M. Jean-Jacques ROMMES : On ne lui fait pas du crédit dans son pays d'origine. Cela ne se passe pas ainsi. Il est client à Luxembourg, il demande un crédit, il a des garanties à proposer qui peuvent être de toute nature. Ensuite, une fois ce crédit obtenu, il en fait ce qu'il veut. C'est ce que font énormément de nos clients ici à Luxembourg, dans le cadre de la banque privée. Ils prennent du crédit et achètent par exemple des valeurs mobilières avec, c'est ce qu'on appelle le crédit lombard. C'est aussi du back to back.

Là on dira que ce n'est pas du blanchiment parce qu'on sait ce que le client a fait de l'argent. Mais, dans cette affaire de la Kredietbank, on a fait un amalgame des choses. La banque a fait un crédit à son client, ici à Luxembourg, où il a fait son dépôt. Si je lis la presse belge, on semble accuser cette banque d'avoir spécialement mis en place ce système, justement pour qu'il puisse utiliser l'argent alors qu'il ne lui aurait pas été possible de le montrer en Belgique. C'est alors une question de droit belge et non pas de droit luxembourgeois, et ce serait comme ça par rapport à tous les pays.

M. Lucien THIEL : C'était un des éléments de la soi-disant affaire Kredietbank parce qu'elle devient de plus en plus confuse. Hier on a accusé la banque d'avoir financé des émeutes au Rwanda. Le maître chanteur est accusé en Belgique et au Luxembourg, mais il se promène tout à fait librement en Belgique. Il avait d'ailleurs falsifié un document pour accuser le ministre des Finances belge de détenir un compte ici à Luxembourg. C'est un tel énergumène qu'on se demande pourquoi il est utilisé comme témoin à charge par les autorités belges. En Belgique, beaucoup de choses donnent à réfléchir et posent des interrogations.

M. Jean-Jacques ROMMES : On s'aperçoit qu'il y a de plus en plus un risque médiatique pour la place du Luxembourg, dans le cadre d'opérations transfrontalières faites par une banque. Ce n'est pas agréable, mais c'est ce que l'on constate.

M. le Président : Nous n'avons plus de questions. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

M. le Rapporteur : Le fait que vous, représentants des banques, souhaitiez que les choses aillent vite et que la coopération se déroule sans heurt me parait être un point positif qui ressort de cet entretien. Je veux vous en donner acte et m'en réjouir avec le président. Il est vrai que nous n'avons pas eu un tel sentiment avec les parlementaires.

M. Lucien THIEL : Au risque de me répéter, je ne peux que vous dire que cette place n'a un avenir qu'en tant que place de bonne réputation et vous n'avez celle-ci que lorsque tout se passe de façon correcte. Nous n'avons donc aucun intérêt à cacher quoi que ce soit. Sinon cette place ne se maintiendra pas.

Entre-temps, elle a pris une telle envergure pour l'économie nationale que nous ne pouvons absolument pas courir le moindre risque. De ce fait, nous sommes devenus encore plus vigilants que peut-être nos prédécesseurs d'il y a quinze ou vingt ans.

M. le Président : Pour conclure et qu'il n'y ait pas de malentendus de la part de vos élus, je crois que M. Montebourg voulait dire que le problème des parlementaires est qu'ils sont souvent plus otages de leur opinion publique nationale que ne l'est le ministre qui rencontre ses partenaires européens ou vous qui êtes ouverts sur le monde.

Ceci fait que, sur un certain nombre de sujets, en particulier l'entraide judiciaire, nous n'avons pas eu le sentiment ce matin que les questions que nous pouvions soulever étaient comprises.

Je voudrais vous résumer ma préoccupation sur trois points qui me semblent, à ce stade de l'entretien, poser problème. Le premier concerne les voies de recours. Quelle que soit la solution que vous adoptiez, ce n'est pas une question de principe, mais de délai. Que ce soit la question de la rapidité ou du caractère suspensif du recours d'une tierce personne, tout cela mérite d'être examiné, car ce n'est pas tout à fait aujourd'hui aux standards de l'Union européenne.

Vous avez ensuite la question des moyens. Il est frappant que, sur une place financière aussi importante et puissante que la vôtre, les fonctionnaires du parquet chargés d'analyser vos déclarations de soupçon soient au nombre de deux. Même à Monaco, dont l'importance de la place est moindre, ils sont trois. C'est un vrai sujet pour la communauté internationale.

M. Lucien THIEL : C'est d'ailleurs la conclusion du GAFI.

M. le Président : Le troisième point concerne ce problème de droit des sociétés. Nous n'intervenons pas sur la question fiscale, mais sur l'opacité d'un certain nombre de sociétés. De ce point de vue, le droit des sociétés, dans certains de ses aspects, facilite la dissimulation des ayants droit économiques. C'est un vrai sujet de réflexion car il y a là un réel point faible, dont vous pourriez être demain les victimes.

M. Lucien THIEL : Cette question est en gestation au niveau européen. On sait très bien qu'il y a une évolution, et ce n'est certainement pas le Luxembourg qui s'y opposera. Encore une fois, nous n'avons aucun intérêt à cacher quoi que ce soit parce que nous risquons trop.

M. le Président : Nous vous remercions de votre disponibilité et de votre franchise.

Cet entretien a eu lieu le 10 février 2000.

S'agissant de la coopération judiciaire internationale en matière pénale, le Luxembourg a, sur ce sujet, adopté le 8 août 2000 une législation réglementant les voies de recours qui fait l'objet d'une analyse dans le présent rapport et d'une note du Procureur d'Etat du Luxembourg présentée en annexe.

Entretien avec M. Jean-Nicolas SCHAUS,
Directeur général de la Commission de surveillance du secteur financier,
accompagné de M. Arthur PHILIPPE, directeur et de Mlle Isabelle GOUBIN

(compte rendu de l'entretien du 11 février 2000 au Luxembourg)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Merci beaucoup d'accepter de nous rencontrer. Notre Mission fait un tour d'Europe. Notre préoccupation première n'est pas le Luxembourg. Nous cherchons surtout à comprendre comment fonctionnent ici les mécanismes de lutte contre le blanchiment.

Nous avons rencontré hier l'association des banques dont le président nous a indiqué qu'il était toujours difficile de demander aux banques de faire des déclarations de soupçon, leur vocation première étant d'avoir une activité commerciale avant d'être des auxiliaires de justice. Néanmoins, les Européens ont fait le choix de faire reposer ce système sur l'autocontrôle des banques.

Dans ce système, les autorités de contrôle et de surveillance des banques ont un rôle tout à fait particulier. Nous aimerions savoir quel fonctionnement vous avez adopté ici pour contrôler les banques et la façon dont elles répondent à leurs obligations de diligence.

Par ailleurs, pourriez-vous nous indiquer si vous avez des circulaires précises concernant le problème de blanchiment et la façon dont vous intervenez lorsque des problèmes se posent, le cas échéant.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Nous disposons de toute une série de documents et intervenons de manière systématique auprès des banques, et M. Arthur Philippe va vous donner des précisions sur cet aspect.

M. Arthur PHILIPPE : Le point de départ est la loi bancaire dont les articles sont la transposition de la directive européenne. Par ailleurs, ainsi que vous aurez pu le constater, nous ne sommes pas, en tant qu'autorité de surveillance, en charge des problèmes de blanchiment. Nous avons abordé le problème sous l'angle de l'autorité responsable du bon fonctionnement du système financier. Cela explique l'orientation que nous avons prise et qui se trouve dans les circulaires que nous avons fait parvenir aux banques concernant cette matière.

Ces circulaires traitent du problème sous l'angle de l'organisation et du risque d'atteinte à la réputation des banques. Ainsi la circulaire n° 112 aborde le problème sous l'angle de la bonne organisation des banques. En effet, les banques doivent se doter de systèmes internes appropriés pour satisfaire à leurs obligations légales en matière de lutte contre le blanchiment.

Cette circulaire repose essentiellement sur deux réflexions :

- l'identification du client, laquelle passe par une procédure d'acceptation du client. Notre circulaire indique de nombreux commentaires pratiques et détails sur la façon de procéder.

- les relations avec les autorités judiciaires compétentes pour poursuivre les délits de blanchiment. Il s'agit de rappeler aux banques qu'elles doivent se conformer aux exigences de ces autorités judiciaires ainsi qu'à celles fixées par la loi.

Ceci étant, nous avons, par ailleurs, vérifié nous mêmes que les banques ont mis en _uvre de manière appropriée les règles que nous avons édictées. C'est un point très important pour nous. Cela s'est fait en plusieurs étapes. Tout d'abord, nous avons demandé à chaque banque de nous soumettre ses procédures internes. Les règles que nous édictons n'étant pas des procédures internes et ne cadrant pas nécessairement avec l'environnement des procédures d'un établissement donné, les banques doivent donc nécessairement transposer ces règles dans leurs propres dispositifs.

Nous avons revu ces procédures. Puis nous sommes intervenus auprès des banques pour leur indiquer les points qui comportaient, à notre sens, des imprécisions, voire des absences de règles et nous avons contrôlé la suite que les banques ont donnée à nos observations. Cette première étape est maintenant appliquée à chaque établissement qui s'installe, mais à l'origine, nous avons effectué un très gros travail auprès de toutes les banques existantes.

Même si les procédures internes existent dans les banques, nous avons prévu néanmoins qu'elles doivent faire l'objet d'une vérification par les réviseurs externes. Notre système de surveillance repose, dans une assez large mesure, sur le travail de sociétés de révision externes lesquelles procèdent à un contrôle annuel visant à certifier les comptes et remettent un rapport détaillé sur la qualité de l'organisation, les risques des banques, etc.

Ce régime s'inspire fortement du régime en place en Allemagne et en Suisse où les réviseurs externes jouent un rôle important dans le contrôle du secteur financier. Une partie des missions de ces réviseurs externes consiste à revoir, sur une base annuelle, la bonne application du dispositif que les banques se sont donné et de nous faire part de leurs conclusions en la matière.

Sur la base de ces rapports, nous pouvons éventuellement intervenir. Nous nous entretenons alors avec les banques des problèmes éventuels détectés par le réviseur externe et vérifions la mise en place de modifications, le cas échéant.

M. le Président : Cela arrive-t-il souvent ?

M. Arthur PHILIPPE : En pratique, cela arrive de moins en moins souvent puisque c'est un processus qui entraîne une amélioration, au fur et à mesure que l'on détecte d'éventuelles imperfections dans le système. L'année passée, pour vous donner un ordre de grandeur, nous sommes intervenus auprès d'une vingtaine de banques sur des points spécifiques pour leur recommander la mise en place de modifications, dont nous faisons d'ailleurs le suivi, et voir si effectivement ces établissements réagissent à notre intervention.

M. le Président : Il me semblait que votre système reposait sur le contrôle des réviseurs externes...

M. Arthur PHILIPPE : En partie.

M. le Président : De ce fait, de combien de personnes disposez-vous, puisque vous diligentez des contrôles avec des professionnels qui appartiennent à d'autres institutions ?

M. Arthur PHILIPPE : C'est un volet qui vient s'ajouter au reste. A côté de cela, nous faisons des vérifications sur place, mais dans ce cas nous ne faisons pas un contrôle systématique de toutes les banques, comme dans certains pays. Nous réagissons par rapport à des informations qui nous viennent d'autres sources sur un éventuel besoin de mener notre contrôle sur place.

Il convient de souligner que les contrôles ne sont pas très fréquents. L'année dernière par exemple, une partie importante de nos contrôles a été consacrée à la vérification, non pas spécifiquement orientée sur d'éventuels problèmes de blanchiment d'argent, mais sur l'aspect général de la politique de la banque, la manière dont elle entre en relation avec le client, comment elle le suit et documente ses relations avec lui.

Je peux vous fournir plus d'informations sur la manière dont le contrôle est exercé sur place. Nous disposons, dans le secteur de la surveillance, de trente-cinq personnes. Nous surveillons les réviseurs, en ce sens que nous avons édicté des règles sur la manière dont ils doivent exécuter leurs opérations de contrôle. L'Institut des réviseurs, qui est l'association de la profession au Luxembourg, a développé à cette fin un questionnaire que ses membres utilisent pour le contrôle sur place.

Nous avons revu le questionnaire ensemble avec certains membres de la profession et sommes tombés d'accord sur une série de vérifications qui doivent obligatoirement être faites. Ainsi, nous pouvons considérer que le contrôle, fait par une personne qui n'est pas notre employé, suit l'orientation que nous prendrions nous-mêmes si nous étions sur place.

M. le Président : Vous avez un travail de prévention et de formation. Vous réunissez-vous parfois avec l'association des banques ou les professionnels du secteur pour faire des formations particulières sur les problèmes de blanchiment ? Avez-vous une intervention à ce niveau ?

M. Arthur PHILIPPE : Non, nous ne faisons pas une formation à cet égard. Nous avons édicté notre circulaire. Nous donnons des interprétations et des explications sur la façon dont il faut la comprendre. D'ailleurs, nous échangeons si fréquemment avec les banques, sur toutes nos circulaires, y compris celle-ci, qu'en quelque sorte nous donnons une formation, mais sans que cela soit une formation organisée sous forme de séminaires ou autre.

M. le Président : Vous avez des pouvoirs de sanction. Quels sont-ils et avez-vous déjà eu l'occasion de les exercer ?

M. Arthur PHILIPPE : Il existe une série de sanctions qui sont écrites dans la loi, qui vont de l'injonction, sous forme d'instructions formelles de suspension d'activités pour certaines personnes, jusqu'à la demande d'un moratoire ou de mise en liquidation de l'établissement. Dans le cadre de la lutte anti-blanchiment, nous n'avons jamais été dans l'obligation d'utiliser l'un de ces pouvoirs, mais il est un fait que, suite à nos contrôles sur place, certains changements ont eu lieu dans les directions des banques.

Nous avons exprimé notre mécontentement sur la manière dont certains dossiers ont été traités. Le groupe auquel la banque appartient a compris de lui-même qu'il lui fallait intervenir, et a procédé à des remplacements de directeurs.

M. le Président : Votre autorité se préoccupant non seulement du système bancaire, mais également de tous les établissements de crédit et des professionnels de la bourse, vous devez être les meilleurs connaisseurs de cette place financière.

Dans tous les pays que nous visitons, les grandes places financières, à juste titre, doivent comprendre qu'elles n'ont aucun intérêt, en termes de réputation et d'efficacité, à faciliter l'entrée des capitaux sales et prennent en conséquence un certain nombre de mesures. D'un autre côté, personne ne peut affirmer, de façon sérieuse, être totalement certain qu'il n'y a aucun problème.

En revanche, on peut s'efforcer de cibler ou d'identifier les points faibles dans un système. Quels sont-ils, à votre avis et quelles mesures conviendraient-il de prendre au niveau du Luxembourg, puis à un niveau plus international ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : L'un des points délicats peut être le suivant. Par exemple, si une banque connaît un client potentiel en raison de son grand nom ou de sa renommée, elle peut être tentée de dire qu'elle connaît ce client et qu'il n'est pas nécessaire de le traiter comme un client normal. Dans ce cas de figure, nous insistons pour dire que ce client est un client normal et qu'il ne faut pas faire d'exceptions parce qu'il est connu. Dans ce type de situation, les banques sont parfois tentées de ne pas observer les règles propres.

M. le Président : Hier, à l'association des banques, j'ai évoqué un problème plus particulièrement luxembourgeois, celui du droit des sociétés, des holdings et de la transmission de parts au porteur. Le juriste de l'association des banques, comme le président, reconnaissaient que, dans les obligations d'identification des ayants droit économiques, il y avait là un problème.

En effet, cela compliquait la tâche plutôt que cela ne la facilitait, car si, au départ, on connaît la personne qui ouvre un compte et on observe le fonctionnement de ce compte, par la suite, on contrôle moins les cessions des parts, car la banque s'est habituée à un fonctionnement normal du compte, dès le début. Toutefois les blanchisseurs ne vont pas immédiatement avoir un fonctionnement anormal. En cela, l'association des banques avait identifié avec nous un facteur de risque, puisque cela favoriserait un anonymat des ayants droit économiques. Rencontrez-vous ce genre de situation dans le système, en dehors de cette trop grande familiarité avec les banquiers ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : S'agissant des titres au porteur, il est évident qu'on ne peut garantir à qui seront transmis ces titres. Mais cela n'a pas forcément à voir avec les banques. Une personne privée peut également transmettre ses titres sans l'intervention d'une banque. Il me semble déjà que si une banque intervient, cela apporte une certaine garantie qu'elle fait bien son travail. Elle observe à qui sont transférées ces parts. Si transfert il y a, il se fait par l'intermédiaire d'une banque, d'un client à un autre, l'autre client devant avoir ouvert un compte dans la banque.

M. le Président : Je ne suis pas un spécialiste des questions de transferts de parts de société. Toutefois, il m'a semblé que lorsqu'une société ouvre un compte, le banquier doit alors s'assurer de l'identité de l'ayant droit économique. Ensuite, même si cette personne cède une partie des fonds, elle peut rester dans la société, voire être celle qui continue à faire fonctionner le compte. Cependant elle n'a plus la propriété intégrale du capital, ayant cédé des parts à quelqu'un que l'on ne connaît pas, qui peut d'ailleurs être n'importe qui.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Même dans ce cas, cela ne change pas grand-chose car on peut transmettre des titres nominatifs. On ne sait jamais à qui cela appartient. C'est là tout le problème. Les banques sont obligées, en somme, de toujours poser cette question.

M. Arthur PHILIPPE : L'entrée en relation est un point crucial dans l'exercice. Le deuxième point, difficile à réaliser de façon parfaite, concerne le suivi des relations avec le client. Le problème ne se pose pas uniquement avec les sociétés, holdings ou autres, mais également avec un client privé qui peut, le cas échéant, nous avoir trompés de façon très habile, lors de l'entrée en relation, mais qui par la suite se révèle être un blanchisseur, chose que l'on ne pouvait détecter à l'origine.

C'est pourquoi nous insistons beaucoup lors de l'entrée en relation et de l'acceptation du client, sur le fait qu'il doit y avoir une documentation sur les opérations présumées des transferts sur le compte, la raison pour laquelle le client ouvre un compte et l'utilisation qu'il veut en faire. C'est une référence très importante pour pouvoir suivre les opérations par la suite et détecter les éventuelles anomalies dans le fonctionnement des comptes. Il est évident que cela nécessite un suivi très pointu, certainement beaucoup plus difficile à faire auprès de sociétés que de personnes physiques, lors de la transmission de titres.

M. le Président : Dans un rapport de 1998, le GAFI note, dans son évaluation de la place luxembourgeoise, une particularité des banques luxembourgeoises, à savoir qu'elles font peu de déclarations de soupçon et préfèrent renvoyer le client. Ceci n'est pas formulé comme une critique, car le rapport indique que ces banques sont en même temps très strictes.

Le rapport cite l'exemple d'une grande banque de la place qui aurait fait dix déclarations de soupçon dans l'année, mais aurait refusé une relation d'affaires dans cent quatre-vingts cas, ceci sans faire de déclaration de soupçon. Confirmez-vous cette pratique et comment l'expliquez-vous ?

Mlle Isabelle GOUBIN : Dans le dispositif luxembourgeois, nous mettons l'accent sur le volet préventif. Nos banques attachent beaucoup d'importance au caractère sérieux des clients avec lesquels elles entrent en relation d'affaires. En conséquence, par la suite, puisque l'accent a été mis sur cet aspect, on a moins de déclarations à faire.

En la matière, il existe deux écoles de pensée. Le rapport du GAFI stipule que la banque devrait, en principe, entrer en relation d'affaires avec le client pour pouvoir ensuite faire la déclaration. Ainsi les services opérationnels disposeraient de données qu'ils peuvent éventuellement échanger pour mieux pouvoir poursuivre les blanchisseurs. Le Luxembourg se situe plus dans l'école de pensée de la prévention.

M. le Rapporteur : Mais sur cette question qui est d'importance, quand nous avons rencontré, en Suisse, l'association des banques et vos homologues, on s'aperçoit - et c'est l'analyse qu'en fait le GAFI - que la question est celle du rebond. Je les cite : « Ces pratiques mettent en question l'efficacité du dispositif anti-blanchiment. » Il ne se situe pas dans deux écoles de pensée, mais considère qu'il n'y en a qu'une seule efficace. « Elles peuvent avoir pour effet un rebond d'effets dangereux dans le système financier comme semble le démontrer l'affaire Jurado où les blanchisseurs cessèrent leurs relations avec une banque pour éviter une éventuelle dénonciation aux autorités. »

Cela ne fait que reporter le problème vers d'autres établissements financiers ou d'autres places financières ; les blanchisseurs courent toujours. Par conséquent, le problème de la cessation des relations, sans la déclaration de soupçon, se pose, en Europe, pour tous les pays qui ont, comme vous, une place financière et une réputation à défendre.

La tentation est forte de ne pas avoir à faire la dénonciation afin d'éviter la mise en cause, le scandale : mais la vérité est que l'on ne fait que déplacer le problème. Dans cette faible discipline collective, on laisse les blanchisseurs continuer leur travail destructeur pour les places européennes.

Mlle Isabelle GOUBIN : Le cas que vous citez se situe en aval de l'action luxembourgeoise, dans la mesure où la personne serait déjà cliente d'une banque et que la banque décide, à un moment donné, de cesser ses relations. Or notre action au Luxembourg se situe en amont. Au moment de l'entrée en relation, on procède à une évaluation très poussée du client que l'on accepte ou pas.

Les raisons pour lesquelles une banque peut refuser un client peuvent être tout autres que des doutes sur l'origine criminelle de l'argent ; cela peut être une raison commerciale tout à fait valable et, dans ce cas, pourquoi la banque ferait-elle à ce stade une déclaration.

M. le Rapporteur : Il est rare que le GAFI s'exprime aussi clairement, c'est pourquoi je me permets de signaler ce point du rapport du GAFI de 1998 sur le Luxembourg. Nous avons visité de nombreux pays où le GAFI est intervenu. C'est, à nos yeux, la première fois que les choses sont aussi explicitement énoncées. C'est la raison pour laquelle je me permets, avec le président Peillon, d'insister car c'est important pour nous tous, Européens alliés et amis.

Par exemple, l'établissement de crédit, dont la visite est rapportée dans le rapport du GAFI, a transmis au parquet deux déclarations de soupçon en 1997 ; dans le même temps, il est entré en relations d'affaires avec 1 815 nouveaux clients, a refusé 181 clients considérés comme douteux, sans effectuer la moindre déclaration à propos de ces derniers, et a rapporté qu'à trente-trois reprises, des faits suspects avaient été signalés à l'intérieur de l'établissement de crédit. La conclusion du GAFI est la suivante. Il considère que cela remet en question l'efficacité du dispositif anti-blanchiment.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Vous étiez présente à la réunion du GAFI lorsque ce point a été évoqué.

Mlle Isabelle GOUBIN : Ce point a été longuement discuté au GAFI lorsque notre rapport a été à l'ordre du jour. La réponse que l'on peut donner, qui peut paraître anodine, me semble avoir une portée pratique. Si une banque refuse un client et fait une déclaration auprès du service anti-blanchiment du parquet, quelle est la portée pratique de cette déclaration ? En effet, le client refusé, dont le nom est notifié au parquet, n'a jamais été un client effectif de la banque. La banque a eu un doute, mais sans pouvoir le préciser ou le quantifier. Le parquet disposerait d'un nom, mais sans qu'il puisse être rattaché à une personne cliente d'une banque, au Luxembourg. On peut donc se poser la question de l'utilité d'une telle déclaration. Ce point a également été discuté lors de la plénière du GAFI, lequel l'a reconnu comme un argument valable.

M. le Président : S'agissant de la bourse, voyez-vous des difficultés particulières dans ce secteur ?

M. Arthur PHILIPPE : Non, parce que la bourse travaille uniquement avec les banques et les autres établissements financiers qui sont reliés au Luxembourg.

M. le Président : Nous venons des Pays-Bas où une grande affaire de blanchiment est précisément passée par la bourse. Nous-mêmes, en France, avons une autorité de surveillance de la bourse, la COB, qui s'inquiète de la possibilité, pour les blanchisseurs, d'utiliser un certain nombre de mécanismes du marché boursier. De ce fait, les autorités de surveillance de la bourse essayent de mettre en place des mécanismes de contrôle, ce qui est loin d'être simple. Menez-vous une réflexion sur ce point avec des groupes de travail ou avancez-vous en toute tranquillité ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Nous estimons, en effet, que la bourse est une partie des activités des banques luxembourgeoises, mais si on compare l'importance de la bourse à Luxembourg à d'autres places, cela reste limité. Il n'y a rien de spécial à signaler dans le secteur de la bourse.

M. le Président : Votre place connaît une réussite formidable avec les fonds d'investissement, qui s'explique d'ailleurs par une intelligence précoce par rapport à d'autres places financières. Votre expérience des fonds d'investissement est donc plus importante que celle des autres places boursières. Quels sont les mécanismes spécifiques de contrôle que vous avez mis en place sur ce point ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Il faut avoir une banque dépositaire luxembourgeoise. Ce n'est pas comme dans d'autres pays où différentes entités peuvent faire des dépôts.

M. le Président : C'est un volet spécifique dans vos procédures de contrôle interne des banques.

M. le Rapporteur : Dans l'évaluation du GAFI, avez-vous déposé un mémoire en défense ou avez-vous eu simplement des discussions informelles ?

Mlle Isabelle GOUBIN : Nous avons eu des discussions informelles avec les rapporteurs et, à l'issue de la discussion lors de la séance plénière, nous avons fait analyser le rapport. Je suppose que vous avez en main la version révisée, et non pas la version initiale.

M. le Rapporteur : Tout à fait. Vous n'avez donc pas déposé d'argumentaire officiel sur cette question.

Mlle Isabelle GOUBIN : Non.

M. le Rapporteur : Ce point, pour nous, est très important car nous reprochons à nos propres établissements bancaires d'avoir la même conception, que celle que vous défendez. Nous avons fait des reproches très graves aux Suisses qui se comportent exactement de la même façon. Si nous universalisions la position luxembourgeoise ou suisse, les blanchisseurs seraient les maîtres des places financières.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Ils ne sauraient où déposer leur argent. (Rires.)

M. le Rapporteur : S'ils ne peuvent pas le déposer dans les banques, ils le déposent ailleurs.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Mais il revient toujours dans les banques.

M. le Rapporteur : C'est la raison pour laquelle je vous demandais si vous aviez déposé un mémoire.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Pour sa part, le GAFI ne semble pas, dans son fonctionnement, contester cette approche, puisque vous-même avez fait partie d'une délégation. (S'adressant à Mlle Goubin.)

Mlle Isabelle GOUBIN : Tout à fait. Je faisais justement partie du groupe d'experts qui analysait le dispositif en place aux Pays-Bas et, par la suite, à Aruba et aux Antilles néerlandaises. Un autre expert luxembourgeois faisait partie de la mission au Portugal.

M. le Président : Participez-vous également aux travaux du forum de stabilité financière ?

Mlle Isabelle GOUBIN : C'est le G7 dont le Luxembourg ne fait pas partie.

M. le Président : Par conséquent, lorsque ont lieu des forums élargis auxquels participent des experts, vous n'êtes pas du tout impliqués.

Mlle Isabelle GOUBIN : Certains pays ont été impliqués dans des groupes de travail sur les centres offshore. Toutefois, le Luxembourg n'étant pas un centre offshore, il n'a pas été jugé utile de nous contacter pour contribuer à ces travaux.

M. le Président : S'agissant du système des transactions internationales et du système SWIFT, considérez-vous que des améliorations sont à apporter si on veut mieux assurer la traçabilité des capitaux, laquelle reste l'une des grandes questions dans ces affaires de blanchiment.

D'une part, il y a la personne qui vient avec des espèces gagnées par la vente de la drogue et, d'autre part, des virements internationaux de plusieurs millions de dollars dont on a du mal parfois à retracer le circuit. Sur cet aspect, avez-vous des propositions ou une réflexion en cours.

M. Arthur PHILIPPE : Jusqu'à ce jour, nous avons pu constater, dans nos banques, que l'entrée et la sortie des capitaux avaient pu être documentées. Ce point est très important dans le cadre général de l'activité, et non pas seulement pour des raisons de blanchiment. Si toutes les banques s'y soumettent, il est possible, dès le début de la chaîne, d'identifier l'expéditeur et les destinataires des transferts.

M. le Président : Ainsi, vous laissez entendre, en tant qu'autorité de régulation, que selon vos constatations, toutes les entrées et sorties de capitaux sont identifiées au Luxembourg.

M. Arthur PHILIPPE : C'est exact. Il convient d'insister pour que les entrées et sorties en espèces, qui sont des opérations délicates, soient suivies de très près. S'il y a un mouvement de fonds sur un compte ou à partir d'un compte, il nous est toujours possible d'identifier le compte bénéficiaire et la personne qui le dépose. C'est là le domaine le plus délicat, mais dès lors qu'il s'agit notamment de transferts électroniques, toutes ces opérations sont documentées à l'entrée et à la sortie. Nous disposons de tous les moyens pour connaître la provenance des fonds.

D'ailleurs très souvent, le Luxembourg se situe dans une chaîne de transferts plus longue de sorte que, lors de transferts d'une banque vers une autre banque, on identifie le dernier expéditeur de l'argent. Toutefois, pour reconstituer un canal entier, il faut passer par une série d'étapes.

M. le Président : Il semblerait que parfois, dans les identifications, plutôt que d'indiquer le nom de l'ayant droit économique et de la société, si le transfert vient d'une banque avec laquelle on a l'habitude de travailler ou qui a un grand nom sur la place financière, on se contenterait alors du nom de la banque. Ma question ne concerne pas tant le fait qu'il n'y a pas d'identification, mais que cette identification ne corresponde pas à l'ayant droit économique qui est identifié par une banque. Pouvez-vous confirmer cela ?

M. Arthur PHILIPPE : Ceci est une opération de transfert en valeur d'un compte auprès de la banque. Quelle est votre question ?

M. le Président : Y a-t-il une identification de l'ayant droit économique du compte ? Qui détient le compte et qui vire l'argent ? Si c'est une banque qui fait le transfert de l'argent, on se doute que les banquiers se font confiance. Mais derrière cette obligation, il convient d'indiquer l'identité du titulaire du compte. Cela est-il respecté ?

M. Arthur PHILIPPE : Le titulaire du compte est bel et bien identifié puisqu'il a ouvert un compte dans notre banque. Le processus d'acceptation du client comporte l'identification de l'ayant droit. En principe, on devrait donc connaître le destinataire des fonds puisque c'est un client de la banque.

La question concerne la provenance des fonds, à partir d'une banque au Luxembourg ou à l'étranger. Il est évident que la banque, qui reçoit l'argent, n'a aucun impact sur les informations fournies par la banque qui envoie l'argent. La question concernerait plutôt la banque qui envoie l'argent.

Lorsque la banque expédie des fonds, c'est soit un transfert d'un compte d'un de ses clients, soit une exécution d'un virement. Auquel cas, les règles de la directive indiquent clairement qu'il faut identifier les personnes qui ne sont pas clients détenteurs de comptes, mais clients du fait de faire au guichet un virement d'une certaine importante, à savoir 12 000 florins.

Le client du Grand Duché doit être identifié comme s'il avait ouvert un compte. Le contrôle doit donc se faire au niveau de la banque qui exécute le virement vers une autre banque. Lorsque l'argent arrive, le détenteur du compte est connu.

M. le Président : Le détenteur du compte où arrive l'argent, mais qu'en est-il du détenteur du compte d'où provient l'argent...

M. Arthur PHILIPPE : Les fonds proviennent d'une banque qui doit appliquer les mêmes procédures. En effet, nous nous trouvons dans un système où les banques qui doivent envoyer l'argent soit ont déjà ouvert un compte au client, soit identifié le client lorsqu'il s'est présenté au guichet.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Il n'y a donc aucune lacune.

M. le Président : Un certain nombre de banquiers me disent le contraire. Le principe que vous décrivez semble juste, mais reste le problème ensuite du respect de ce principe. On peut en douter lorsque vous indiquez faire autant de transactions et que la confiance des banquiers est telle que l'identification du client, nécessaire pour un virement, n'est pas toujours effectuée. Vous dites être habitués à travailler avec des grandes banques, notamment anglaises, qui envoient des fonds sur les comptes, sans qu'il soit vérifié s'il est bien indiqué que c'est M. Pierre Dupont...

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Vous avez parfaitement raison, il faut éviter le blanchiment, mais comme M. Philippe l'a décrit, ce danger est évité puisque les fonds proviennent d'une banque qui a dû faire son travail.

M. le Président : Je serai néanmoins moins affirmatif que vous. Je comprends votre position, mais il suffit d'une faiblesse à un point du système, pour que les capitaux soient mis dans le circuit.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Il faudrait modifier ces règles.

M. le Président : Nous attendons beaucoup de personnes telles que vous, qui connaissez techniquement beaucoup mieux ces questions que nous, pour faire des propositions qui permettraient, une fois ces points identifiés, de les appliquer au niveau international.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Nous n'avons aucune objection à cela.

M. le Président : C'est un problème international. On nous a indiqué que ces règles existent déjà, le problème étant qu'elles ne sont pas souvent respectées. Il suffit d'un point faible dans le système pour que des capitaux soient mis en circulation et pénétrent ensuite dans tout le système. Il est plus intelligent de venir, au Luxembourg, avec ses valises de billets.

M. Arthur PHILIPPE : Il est clair que la banque, destinataire des fonds, n'a pas les moyens d'en vérifier l'origine, même si elle a un nom pour le virement si, lors de l'expédition, la banque émettrice n'a pas fait diligence. On peut éventuellement le constater auprès de la banque destinataire lorsque ce virement se répercute sur le compte d'une façon anormale.

Par exemple, une personne ouvre un compte pour placer de l'argent, se déclare simple fonctionnaire et reçoit tout à coup un virement de 50 millions de dollars. C'est ainsi que cela peut être détecté, mais le nom qui apparaît sur le virement...

Lorsqu'une faille intervient dans le système, il est difficile pour les autres participants au système de la combler.

M. le Rapporteur : J'aimerais connaître votre doctrine s'agissant de l'épargne de non-résidents luxembourgeois. Cette question sur les zones défiscalisées, comme c'est le cas du Luxembourg, revient souvent.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Ce n'est pas une spécialité luxembourgeoise.

M. le Rapporteur : J'en conviens, mais en Europe, cette spécialité est un point remarqué et remarquable. Que pensez-vous de ces pratiques qui conduisent des établissements bancaires, ayant des succursales multiples dans les zones défiscalisées et dans les autres pays, à adosser les crédits faits dans les zones à fiscalité plus forte sur des dépôts défiscalisés dans leurs succursales, notamment au Luxembourg, en Suisse, au Liechtenstein ou ailleurs. Cette démarche vous parait-elle normale ? Quelle est votre proposition en tant qu'autorité de contrôle ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Il faut s'assurer qu'il n'y a pas de faux documents, c'est-à-dire ne pas présenter une situation qui n'est pas réelle. Quand une banque a une documentation, elle doit présenter la situation telle qu'elle est. Les banques ne doivent pas documenter une opération, à l'intention de leurs clients, d'une façon telle que cette documentation ne permettrait pas de refléter la réalité économique de ladite opération. Par ailleurs, il faut se garder de l'escroquerie fiscale et l'organisation d'un système qui présente une situation qui n'est pas réelle.

En troisième lieu, dans tous les pays, il est toujours possible que les contribuables ne déclarent pas la totalité de leurs avoirs. Ils déclarent une dette alors qu'ils ont également des dépôts. Toutefois on constate clairement que, depuis quelques années, les pratiques changent ; ces cas de figure deviennent de moins en moins habituels. C'est, pour nous, une très bonne chose car il serait dommageable que les banques soient utilisées de cette manière. Je ne nierai pas qu'il y a eu au Luxembourg, à une certaine époque, de telles pratiques, mais objectivement, la situation évolue favorablement.

M. le Rapporteur : En termes de respect des ratios prudentiels, voyez-vous une objection à développer auprès des établissements bancaires en la matière ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Dans la situation idéale, ils ont un crédit garanti à 100 %. De notre point de vue, il est difficile de dire de ne pas garantir.

M. le Rapporteur : Vos objections ne portent pas sur le terrain prudentiel. Sur quel terrain portent-elles ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Le risque que la banque fasse l'objet d'une mauvaise réputation. Il faut l'éviter car cela peut déstabiliser un établissement.

M. le Président : Nous vous remercions.

Cet entretien ayant eu lieu le 11 février 2000, les personnes rencontrées ont souhaité apporter à ce compte rendu les compléments d'information suivants à la date du 30 novembre 2001 :

- le nombre d'employés dans le service de surveillance des établissements de crédit s'élève désormais à 43 personnes.

- le seuil de 12 000 florins qui doit déclencher les procédures d'identification a été rabaissé à compter du 1er janvier 2002 à 10 000 euros.

- deux circulaires ont été adoptées par la CSSF les 11 décembre 2000 et 14 novembre 2001, qui viennent compléter et préciser les circulaires existantes relatives à la lutte contre le blanchiment et la prévention de l'utilisation du secteur financier à des fins de blanchiment.

La présentation de ces deux circulaires figure en annexe.

Entretien avec M. Jean-Pierre KLOPP, Procureur général d'Etat
M. Robert BIEVER, Procureur d'Etat
M. Jean-Paul FRISING, Procureur d'Etat adjoint
Mme Martine SOLOVIEFF, Avocat général

(compte rendu de l'entretien du 11 février 2000 au Luxembourg)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. Robert BIEVER : En préambule, je voudrais rappeler les liens d'amitié qui lient la France au Luxembourg. J'espère que nous aurons une discussion franche et loyale car les magistrats luxembourgeois n'ont rien à cacher. Ils ont néanmoins la réserve qui s'impose à tout magistrat de ne pas aborder de dossiers individuels.

Nous accomplissons, en notre qualité de magistrats luxembourgeois, notre devoir de la même manière que les magistrats des pays européens avoisinants. Nous appliquons d'ailleurs des règles communes avec la France et la Belgique ainsi que le même code de procédure pénale.

En ce qui concerne l'entraide, nous agissons dans le cadre de la Constitution luxembourgeoise, des lois de notre Etat et des conventions internationales par lesquelles nous sommes liés et qui sont en vigueur au Luxembourg. Nous appliquons également les principes de droit. Ceci est important en matière d'entraide.

Je voudrais entrer dans le fond du débat. Comme nous n'avons pas de loi d'entraide, nous avons dû avoir recours aux principes de droit, c'est-à-dire que nous nous sommes inspirés de notre code d'instruction criminelle. Cela a été consacré, depuis longtemps, par la chambre du conseil de la cour d'appel qui constitue l'organe qui établit la jurisprudence en matière de règles.

En raison de certaines entraves intervenues en matière d'entraide, la jurisprudence a peu à peu évolué. Par exemple, certains recours étaient encore possibles autrefois, même lorsque le dossier avait déjà quitté le palais de justice. Nous avons alors demandé que le ministère de la Justice nous restitue le dossier pour traiter ces recours.

La jurisprudence de la chambre du conseil de la cour d'appel a décidé que, dès lors que le dossier portait un tampon du parquet général et qu'il avait quitté le palais de justice pour le ministère de la Justice ou une autre ville étrangère, en cas d'une transmission directe, le recours était alors déclaré irrecevable. Cette modification a permis de supprimer une entrave importante, en particulier lorsque les recours sont introduits tardivement.

Je voudrais également souligner le fait qu'il serait aberrant de croire que les magistrats luxembourgeois entendraient ne pas apporter leur coopération à la lutte internationale contre le crime de plus en plus organisé. Nous connaissons tous la situation, mais comme je l'ai indiqué, nous devons nous tenir à certaines règles qui nous sont imposées.

M. le Président : Tout d'abord, nous voulons vous remercier de votre accueil. C'est un grand plaisir de rencontrer, lors de nos voyages, des magistrats - procureurs ou juges - car ils sont les vrais praticiens des matières que nous étudions. L'origine de cette Mission est d'ailleurs venue de l'Appel de Genève.

Une vingtaine de députés français avaient reçu, pour la première fois au parlement français - car en France, les relations entre magistrats et politiques sont conflictuelles - les magistrats de l'Appel de Genève. Nous avons alors souhaité être les relais politiques de leurs préoccupations.

Nous travaillons dans le cadre de l'Europe de la libre circulation des marchandises et des capitaux qui fait plus la part belle aux délinquants qu'à la justice, puisqu'on constate que l'Europe judiciaire et juridique, l'Europe des libertés, accuse un retard certain.

Ainsi que nous l'avons indiqué à vos pouvoirs publics, nous sommes les porte-parole de vos collègues que nous avons rencontrés à travers l'Europe. Ces derniers nous ont rapporté, dans un certain nombre de cas, leurs difficultés à faire exécuter au Luxembourg des commissions rogatoires internationales dans des affaires sensibles. Il est nécessaire que nous éclaircissions ensemble ce point quant à leur nombre et leurs délais. De plus, nous devrons évoquer les difficultés rencontrées en matière d'entraide judiciaire. En effet, plusieurs pays ont cité le Luxembourg parmi les pays européens avec lesquels ils rencontrent des difficultés.

Par ailleurs, nous souhaitons évoquer avec vous la réalité des problèmes du blanchiment et, plus largement, de la délinquance financière, sur la place de Luxembourg. Lors de nos rencontres avec les autorités prudentielles bancaires - banquiers, associations de banques, ministres des Finances - on nous dit que les lois anti-blanchiment fonctionnent bien et qu'il n'existe aucun problème en la matière.

Il faut malheureusement soit passer par la lecture de la presse ou l'écoute de gorges profondes dans des sous-sols, soit rencontrer des magistrats pour être informés que, sans critiquer un système dans sa globalité, il existe quand même des difficultés. Nous aimerions connaître votre appréciation des réalités, des risques et des difficultés actuelles sur la place de Luxembourg.

Enfin, nous aimerions discuter très directement du projet de loi relatif à la réforme de l'entraide judiciaire internationale en matière pénale sur lequel vous vous êtes exprimés publiquement et qui concerne notamment la question des voies de recours.

Nous pouvons commencer par l'entraide et la coopération judiciaire, et la difficulté d'exécution des commissions rogatoires internationales.

Un certain nombre de juges, y compris français, nous ont fait part des pays avec lesquels il leur est difficile d'obtenir l'exécution de ces commissions rogatoires. Plusieurs magistrats, que ce soit en Italie, en France, aux Pays-Bas, nous ont désigné le Luxembourg comme un pays où il est difficile d'avoir, dans des délais acceptables aux bonnes fins de l'enquête, le retour de ces commissions rogatoires internationales.

Cela provoque incontestablement certaines tensions puisque cela conduit à pouvoir considérer, dans certains cas, le Luxembourg comme un sanctuaire judiciaire. Je ne crois pas que l'intention des pouvoirs publics, a fortiori la vôtre, soit celle-là.

M. Robert BIEVER : Tout d'abord, nous n'avons aucune difficulté en ce qui concerne le fond du débat pour accorder l'entraide. De plus, nous sommes très souvent demandeurs en matière d'entraide. Pour situer les chiffres des commissions rogatoires internationales où un acte d'un juge d'instruction est nécessaire, nous en avons environ deux mille cinq cents, mais ce sont des affaires qui peuvent être traitées dans le cadre d'une enquête préliminaire. Par exemple, quelqu'un qui a causé un accident à Longwy est entendu ici. C'est une commission rogatoire internationale, mais ce n'est pas notre sujet qui concerne celles qui sont examinées et traitées par la compétence du juge d'instruction luxembourgeois, étant donné qu'une perquisition est nécessaire.

Durant l'année judiciaire 1998/99, nous avons reçu 351 commissions rogatoires internationales demandant un acte de la compétence du juge d'instruction, dont on peut estimer que 280 à 300 concernent un établissement financier. Il faut rapprocher ce chiffre de celui des affaires dont les juges d'instruction sont saisis chez nous, c'est-à-dire 1 400 affaires par an. Cela fait donc un pourcentage extrêmement élevé de l'activité des juridictions des parquets et de la police judiciaire. Je ne pense pas qu'il existe beaucoup de pays où la proportion soit telle. C'est un point très important à retenir.

Ces commissions rogatoires se répartissent ainsi : environ 20 à 25 % proviennent de France, et 20 à 25 % de Belgique. Nous ne sommes pas outillés pour faire des statistiques très fines. Nous en avons aussi un grand nombre en provenance de l'Allemagne. Les autres peuvent venir de Suisse ou d'autres pays.

Maintenant, il faudrait nous citer une commission rogatoire en droit financier, sauf en matière de fiscalité directe qui pose problème. En effet, s'il est rapporté que le Luxembourg n'accorde pas d'entraide en matière de fiscalité, il faudrait le nuancer très fortement, étant donné qu'en matière de TVA, de douanes et d'accises, l'entraide est accordée.

M. le Rapporteur : Sur ce point, nous sommes d'accord.

M. Robert BIEVER : S'agissant des autres affaires, je sais que des juges étrangers disent qu'avec le Luxembourg, la situation est difficile. La question que je leur pose toujours est de savoir dans quelle affaire il y a eu refus luxembourgeois d'exécuter une commission rogatoire. J'attends toujours la réponse.

M. le Rapporteur : La question n'est pas tellement celle du refus.

M. Robert BIEVER : On ne peut donc dire que le Luxembourg se refuse à l'entraide judiciaire.

M. le Rapporteur : Nous n'avons pas dit cela. Nous avons toujours dit que la question était celle des délais. Pour reconstituer un seul mouvement de compte qui passe par le Luxembourg, les délais sont tels qu'ils ne mettent pas à égalité d'armes ceux qui luttent contre la délinquance et les délinquants. C'est là notre problème.

M. Robert BIEVER : Sur ce point, je vous accorde que c'est un problème de délai. S'il faut une année ou deux pour retracer dans chaque endroit un mouvement d'une somme qui peut faire le tour du monde en quelques heures, on peut alors oublier l'affaire.

M. le Rapporteur : Le deuxième point - parce que nous abordons des choses très précises - concerne la question des exigences posées par la justice luxembourgeoise pour l'exécution de la commission rogatoire. Ces exigences paraissent démesurées à nombre de vos collègues dans les pays européens, qu'ils soient italiens, français, belges et néerlandais. Nous n'avons pas, pour l'instant, interrogé les autres pays.

Ces exigences amènent ces magistrats à nous dire que le Luxembourg exige préalablement de connaître le numéro du compte et le titulaire du compte. C'est d'ailleurs ce que nous a indiqué, sur procès-verbal, le procureur chargé d'affaires financières à Paris dont je vais vous donner copie.

Votre ministre de la Justice s'inscrivant en faux sur cette question, il nous paraît intéressant d'en débattre avec vous. Le bureau d'entraide judiciaire des Pays-Bas nous a tenu exactement le même langage, à savoir qu'il est exigé d'apporter des preuves ou des commencements de preuve pour obtenir l'accès aux comptes bancaires par l'intermédiaire de la commission rogatoire internationale.

En France, un juge, par une simple lettre, peut obtenir en 48 heures, tous les comptes bancaires d'une seule personne. Nous ne considérons pas cette mesure attentatoire aux droits de l'homme et à la propriété privée, car il ne s'agit que du dévoilement d'un compte, et non pas de sa confiscation et de sa saisie. On perd un temps infini en devant attendre deux ans pour obtenir un mouvement de fonds, avec la condition expresse d'avoir préalablement le numéro de compte et le nom du titulaire, sinon la justice luxembourgeoise, selon ce qui nous est rapporté, retourne la commission rogatoire en demandant des précisions.

M. Robert BIEVER : Les commissions rogatoires sont exécutées en moyenne dans un délai compris entre trois jours et huit mois. Il est impossible et malhonnête de vous donner une moyenne parce que cela dépend réellement de la difficulté de l'exécution. D'un autre côté, notre cabinet d'instruction a envoyé cent trois commissions rogatoires vers la France, durant l'année judiciaire passée. Trente-six ont été exécutées au cours des trois mois, vingt-neuf entre trois et six mois, cinq entre six et douze mois, et trente-trois n'ont pas été exécutées dans ce délai. Il est vrai qu'en France on ne rencontre pas d'obstacles d'ordre procédural interne qui retardent l'exécution d'une commission rogatoire.

Quant à la coopération avec les Pays-Bas, elle semble extrêmement difficile. Même en droit commun, il est difficile d'obtenir des renseignements dans un délai raisonnable. L'entraide est toujours un sujet difficile. Au regard des chiffres arrêtés ici, beaucoup de pays poussent de très grands cris parce qu'il est toujours moins difficile de désigner l'autre, en matière d'entraide. Chacun est très demandeur d'entraide, mais lorsqu'il faut l'accorder, ce n'est pas le dossier que l'on traite prioritairement.

M. le Président : Avec quels pays, rencontrez-vous le plus de problèmes dans l'entraide judiciaire ?

M. Robert BIEVER : Certainement avec les Pays-Bas. Avec les Anglais, c'est un peu hors normes.

Mme Martine SOLOVIEFF : Nous avons peu de relations avec le Royaume-Uni.

M. Robert BIEVER : Avec les Anglais, c'est très compliqué, c'est le parcours du combattant. La rapidité dépend souvent de l'engagement du juge qui demande la commission rogatoire. Si un juge émet une commission rogatoire, la transmet à son collègue par télécopie et le contacte par téléphone pour lui expliquer l'urgence de sa demande, il est certain qu'alors cette affaire est traitée bien plus rapidement.

Chez nous, une priorité est accordée, au niveau de la police judiciaire, aux affaires de détenus et d'entraide. Mais un des éléments qui retarde souvent l'exécution, c'est la masse de documents dont la saisie est demandée et qu'il y a lieu d'exploiter, ce qui est un travail de longue haleine. Ensuite des auditions sont requises avec la présence des enquêteurs étrangers. La fixation de ces rendez-vous prend énormément de temps. Ce sont là des problèmes qui, en soi, ne sont pas spectaculaires, mais qui prennent beaucoup de temps.

Se pose la question des affaires où interviennent des recours. Mais il y a relativement peu d'affaires où il y a des recours, et s'il y a un premier recours, on sait que bien souvent, il sera suivi d'autres.

M. le Président : C'est que l'affaire est sensible, dixit le Conseil de l'Europe.

M. Robert BIEVER : Telle l'affaire du juge Van Ruymbeke sur le financement du parti républicain dont on ne sait ce qu'elle est advenue.

M. le Rapporteur : Elle n'est toujours pas jugée.

M. Robert BIEVER : En 1994, nous avons renvoyé la procédure en France. Mais je constate qu'il n'y a pas de jugement.

M. le Rapporteur : C'est parce que la Suisse fait la même chose. Elle autorise des voies de recours comme le Luxembourg. Si tous les pays utilisent des voies de recours, il n'y aura plus de lutte contre le blanchiment. En France, il n'y a pas de voie de recours sur les commissions rogatoires que vous demandez.

M. Jean-Paul FRISING : Sur les actes du juge d'instruction ?

M. le Rapporteur : Si un juge d'instruction français poursuit quelqu'un, il y a des recours, mais pas sur une commission rogatoire.

M. Jean-Paul FRISING : Si notre juge d'instruction à Luxembourg adresse une commission rogatoire en France à son collègue français, pour l'exécution d'une mesure de perquisition et de saisie, celui qui est visé par cette mesure en France peut attaquer l'acte d'instruction qui est posé par le juge d'instruction français, même s'il agit sur commission rogatoire.

M. le Rapporteur : La jurisprudence dit non car seules les parties au procès - le parquet, le plaignant et la personne poursuivie en France - peuvent poursuivre. Il a déjà les recours au Luxembourg, mais s'il veut les exercer, il est obligé de se présenter. Notre problème, comme nous l'avons expliqué au ministre de la Justice, n'est pas qu'il y ait des voies de recours, car cela fait partie d'un Etat de droit.

S'il nous parait normal que la justice ou la loi luxembourgeoise protège les citoyens luxembourgeois, est-il pour autant nécessaire que cette même loi protège la clientèle non-résidente de la place financière en lui donnant des recours qui existent déjà dans le pays requérant. Nous sommes arrivés là à un système inacceptable.

Cela s'est mal passé avec les parlementaires luxembourgeois hier parce qu'ils ne veulent pas entendre cette argumentation. Si un juge du sultanat de Bahreïn vous demande une commission rogatoire portant atteinte aux libertés publiques sur un citoyen luxembourgeois, le Bahreïn n'ayant pas signé la convention européenne des droits de l'homme, il est donc normal qu'il y ait des garanties. Mais vis-à-vis de la France, de l'Italie ou de l'Allemagne, cela n'a aucun sens.

La conséquence est que nos affaires n'avancent pas et que les délinquants triomphent dans toute l'Europe. Si l'affaire du parti républicain n'est pas jugée, c'est en partie parce qu'un certain nombre de pays préfèrent garantir des intérêts qu'ils estiment supérieurs à la nécessité de lutter en commun contre la délinquance organisée. Il y a des recours en Suisse, au Luxembourg, et il n'y a pas de réponse au Liechtenstein. En 24 heures, l'argent passe par trois pays et, ensuite, il faut dix ans pour reconstituer le mouvement.

M. Robert BIEVER : Dans les dix dernières années, il y a deux affaires françaises sensibles dans lesquelles il y a eu des recours. Je vous signale également que nombre de juges d'instruction étrangers téléphonent pour faire part de leur étonnement de voir que la commission rogatoire qu'ils ont envoyée au Luxembourg a été exécutée dans des délais aussi raisonnables. A priori, il leur avait toujours été dit qu'il n'y avait pas d'exécution des commissions rogatoires, et cela encore dans des affaires tout à fait sensibles.

Ces critiques à notre encontre provoquent une certaine irritation. Nous faisons notre travail et croyons à l'entraide pour les raisons que vous avez énoncées et qui sont absolument évidentes, mais on nous fait néanmoins un procès qui part de prémices discutables. On ne nous a jamais indiqué dans quelle affaire il n'y avait pas d'exécution. Certes il y a des délais, mais la situation telle qu'elle se présente en France, par rapport à nos commissions rogatoires, n'est guère meilleure. Si vous prenez les statistiques du juge Colombo en ce qui concerne l'opération mains propres, le Luxembourg ne se situe ni mieux ni plus mal que les autres pays.

Nous rencontrons également quantité de problèmes techniques. Il nous arrive de recevoir des commissions rogatoires, notamment d'Italie, qui sont traduites de telle manière qu'elles sont tout à fait incompréhensibles. Quand on les leur renvoie en leur indiquant que nous ne pouvons rien faire avec de tels documents, ils le considèrent comme un refus.

M. le Rapporteur : C'est un problème culturel. Toutefois, on ne peut pas non plus toujours dire que tout va bien, même si les choses s'améliorent. Nous ne sommes que les porte-parole des magistrats européens. Nous ne menons pas une campagne contre votre pays et encore moins, comme l'a laissé entendre publiquement le ministre de la Justice, une campagne de mauvaise foi, par des personnes non informées et ayant des préjugés. Nous sommes parfaitement informés.

S'il y a un malaise, il faut le traiter. Nous sommes là pour que les choses s'améliorent et non pas pour désigner du doigt quiconque, surtout pas nos amis luxembourgeois, car nous sommes amis. C'est bien l'impossible si nous n'arrivons pas à trouver une solution.

Je vais vous donner lecture des propos du procureur Marin que j'interrogeais notamment sur les problèmes rencontrés avec le Luxembourg. Nous ne l'avons pas uniquement interrogé sur le Luxembourg, car ce qui se passe en Suisse est autrement plus grave que ce qui se passe au Luxembourg. Toutefois la Suisse n'ayant pas le même statut, par rapport à l'Union européenne, nous ne pouvons pas avoir les mêmes revendications à son encontre.

Je cite : « La personne visée peut, quant à elle, contrebattre cette investigation en disant que la France va l'utiliser à des fins fiscales, le terme de secret absolu est sans doute excessif, mais le secret bancaire est suffisamment bien gardé au Luxembourg pour qu'il faille plusieurs commissions rogatoires, c'est-à-dire des allers-retours de renseignements, pour pouvoir obtenir un résultat concluant.

« Si, par exemple, vous demandez quel est le titulaire du compte 55 S, on ne vous répondra pas. Il vous faudra donner une liste de personnes, et demander si le titulaire de ce compte en fait partie. On joue, à chaque fois, une partie de poker.

« Si Jean-Claude Marin ouvre un compte et l'appelle Niram et que le juge demande si Jean-Claude Marin est titulaire du compte, on lui répondra négativement. »

Il ne dit pas que rien n'est possible avec le Luxembourg, mais que le secret bancaire est quand même l'une des priorités, dans le système de protection judiciaire de la place financière. Le magistrat, qui parle de partie de poker, fait partie des magistrats les plus modérés de France.

M. Robert BIEVER : Nous le connaissons fort bien.

M. le Rapporteur : De la même façon que M. Jean-Pierre Zanoto, qui a procédé avec M. Edmundo Bruti Liberati à l'évaluation du Luxembourg dans le cadre du Conseil de l'Europe, ne sont pas des justiciers, des personnes excessives. Ce sont plutôt des gens bien élevés, courtois et sensibles aux efforts faits par le Luxembourg.

Vous pouvez constater que nous avons un problème. Dès lors qu'on a au moins un numéro de compte bancaire, par conséquent des indices d'une infraction, si on ne peut obtenir le nom de la personne qui se cache derrière, vous comprenez comment les problèmes surgissent dans la lutte contre la délinquance. La situation est simple. Le juge, comme le disent les Italiens et les Néerlandais, obtient de nombreuses informations qu'il lui parvienne de façon parcellaire. Il ne peut avoir en main toutes les preuves, sinon il n'aurait aucune raison d'envoyer une commission rogatoire. Les juges, qui n'ont qu'un petit morceau d'information insuffisant, ont besoin d'un soutien pour aller plus loin.

Nous avons déjà eu un débat sur les « fishing expeditions ». Nous considérons que ce n'est pas une atteinte aux libertés publiques qu'un juge puisse, dans le cadre d'une enquête, connaître le nombre de comptes bancaires qu'une personne peut avoir dans tel ou tel pays. Ici cela semble être impossible. Cela fait partie des débats que nous avons au niveau politique. Nous n'avons pas avec vous, magistrats, ce type de débat car vous n'êtes pas les législateurs.

En France, nous avons un fichier centralisé dans lequel tout juge d'instruction, par une lettre de réquisition, peut avoir connaissance de l'ensemble des comptes bancaires. Nous avons réservé ces critiques au ministre et aux parlementaires qui sont chargés de légiférer. En ce qui concerne les magistrats, ce sont plus des questions d'exécution et la manière dont ils appliquent une doctrine dans l'exécution de la loi.

M. le Président : Madame, en entendant ces propos, vous faisiez non de la tête...

Mme Martine SOLOVIEFF : Je crois que c'est excessif. Nous exigeons qu'il y ait un indice précis concernant une banque tout à fait précise. Comme il était dit d'ailleurs, dans le rapport d'évaluation dont vous avez fait lecture, une carte de visite est déjà suffisante, c'est-à-dire qu'il n'est pas nécessaire d'exiger le nom du titulaire du compte ou le numéro du compte.

Toutefois, nous refusons d'exécuter des commissions rogatoires qui nous demandent de perquisitionner au hasard dans les deux cent vingt établissements bancaires à Luxembourg, en envoyant la même commission rogatoire en Suisse, ayant une quasi-certitude que cette personne est susceptible d'avoir des comptes à Luxembourg ou en Suisse. Avec le système actuel, cela n'est pas possible. Il nous faut une ordonnance de perquisition et de saisie d'un juge d'instruction et, par conséquent, un minimum d'éléments pour établir une relation entre les faits et la perquisition demandée.

A ce sujet, nous sommes larges d'esprit et nous essayons toujours d'obtenir les renseignements le plus rapidement possible. Si nous voyons, dans une commission rogatoire, que les éléments ne sont pas suffisants, en règle générale, le cabinet d'instruction se met directement en relation avec le juge d'instruction étranger. Les problèmes sont résolus assez rapidement.

M. le Président : Pour vous, qui êtes le bras armé de la justice et qui avez une idée de la coopération judiciaire, cela doit être un regret profond.

Mme Martine SOLOVIEFF : Nous faisons exactement la même chose pour les perquisitions dans des domiciles privés. Il est totalement inimaginable que, dès lors qu'on cherche l'arme du crime, on puisse perquisitionner dans tous les domiciles privés. Dans le cas de perquisition bancaire, nous appliquons la même règle. Il faut un minimum d'indice.

M. le Président : S'agissant de la simple information bancaire concernant des délinquants sur lesquels on nourrit des soupçons, cela ne vous perturbe-t-il pas de ne pas avoir les moyens de pouvoir accéder à cette information bancaire, dès lors que vous n'êtes pas aiguillé précisément sur une banque ?

Mme Martine SOLOVIEFF : Je connais très peu de commissions rogatoires qui nous sont envoyées sans un minimum de renseignements. Dans la pratique, il n'y a généralement pas de problème. Nous avons toujours des renseignements tout à fait précis. Les commissions rogatoires, qui nous sont envoyées, nous indiquent pratiquement toujours des éléments précis découverts lors d'une perquisition, une carte de visite ou un autre élément. Nous avons des indices, voire le numéro de compte. Dans la pratique, ce problème-là ne s'est jamais posé.

M. Robert BIEVER : Dans la pratique, il faut ajouter que si un juge reçoit une commission rogatoire libellée de manière insuffisante, bien souvent nous lui téléphonons pour lui demander de compléter sa commission rogatoire sur tel ou tel point. N'oubliez pas que si, en Belgique, il y a eu le procès de l'affaire Agusta, qui a été une affaire considérable dans laquelle le secrétaire général de l'OTAN a été condamné, sans l'entraide luxembourgeoise, il n'y aurait jamais eu de procès. D'ailleurs les Belges eux-mêmes le concèdent. Dans cette affaire, nous avons reçu environ cinquante commissions rogatoires, avec des commissions rogatoires initiales, complémentaires, etc.

M. Jean-Paul FRISING : Sur la coopération judiciaire, je pourrais vous citer deux exemples. Lorsque vous avez cité la déclaration du procureur de Paris, cela m'a rappelé une affaire que je crois bien avoir traitée. Ce dossier contenait une demande d'un substitut du parquet de Paris lequel indiquait qu'il était chargé d'une affaire d'escroquerie. Dans cette affaire, la victime avait viré de l'argent sur un compte déterminé dont il avait le numéro. Il a transmis cette information au parquet de Luxembourg.

Ma réponse n'a pas été de refuser de vérifier ce compte, mais d'indiquer qu'au Luxembourg, pour avoir accès à des informations concernant un compte, il faut saisir le juge d'instruction, lequel ne peut agir que s'il est saisi lui-même par une autorité étrangère ayant les mêmes pouvoirs. Nous exigeons un parallélisme des pouvoirs. J'ai répondu au substitut de Paris de saisir le juge d'instruction à Paris et de lui demander de transmettre une commission rogatoire à son collègue luxembourgeois. Je ne sais pas si cela s'est fait. Il n'y aurait eu aucun problème parce que l'affaire était claire, il y avait une relation entre l'objet de la demande et l'affaire poursuivie en France. Il s'agissait simplement d'un problème au niveau de l'autorité qui posait la demande.

M. le Rapporteur : Nos discussions ne portent pas sur la question de l'autorité qui saisit. D'ailleurs tous les juges connaissent l'article 53 de la convention de Schengen. Nos juges y sont habitués ainsi que les vôtres. Ce n'est pas du travail de coopération parquet à parquet. Ce sont des juges indépendants qui sont des garanties fondamentales pour le justiciable.

Cette question concerne l'étendue de vos exigences pour lancer une vérification dans les comptes bancaires luxembourgeois. Mme Fulgeras, qui s'est rendu célèbre en France, n'est pas soupçonnable de dépendance à l'égard du pouvoir politique. Selon elle, M. Marin parlait juste lorsqu'il disait que c'était rapide si on faisait mouche tout de suite et si on était capable d'entrer dans le chas de l'aiguille, mais que souvent on passait à côté et qu'il fallait recommencer de six mois en six mois. C'est l'appréciation de vos collègues que nous sommes chargés de vous transmettre. C'est un point sur lequel on peut travailler.

M. Robert BIEVER : C'est souvent le problème des commissions rogatoires complémentaires. Nous exécutons une commission rogatoire dont un certain nombre d'éléments ressortent ; puis, le juge étranger nous demande encore plus d'informations et pour quelle raison nous n'avons pas vu tel ou tel élément. C'est difficile car le juge luxembourgeois ne connaît pas forcément le fond de l'affaire. Cela conduit à des commissions rogatoires additionnelles qui font perdre beaucoup de temps.

M. Jean-Paul FRISING : S'agissant du deuxième exemple, plus récent, toujours dans le cadre de notre exigence d'un minimum d'indices, il s'agit d'une commission rogatoire venant d'Allemagne, sur une affaire de crime organisé brassant des sommes importantes. Les policiers allemands, lors d'écoutes téléphoniques et de l'examen de relevés téléphoniques, avaient constaté que les suspects avaient des contacts téléphoniques réguliers avec une banque à Luxembourg, qui a été identifiée. Lorsque la commission rogatoire nous est parvenue, les perquisitions ont été effectuées, et depuis l'argent se trouve saisi sur le compte.

Cette affaire a été bouclée en quinze jours trois semaines. Le lien avec le Luxembourg avait été établi formellement grâce aux appels téléphoniques à la banque. On pouvait imaginer, vu l'arrière-fond de l'affaire, que cela concernait de la prostitution et de la traite des femmes, une criminalité qui générait beaucoup de profits.

M. Jean-Pierre KLOPP : Je voudrais faire une remarque générale. Il est quand même important de relever, en ce qui concerne la véritable criminalité de droit commun, que nous n'avons jamais eu, à ma connaissance, une difficulté. Beaucoup de demandes d'entraide sont exécutées sans qu'il y ait exercice des voies de recours.

Les recours sont intervenus en 1994/95, sur des affaires politiques italiennes, belges, française, où il y a eu effectivement un blocage par des recours systématiques. Cette expérience nous a permis d'affiner la jurisprudence, de sorte qu'en général, les recours passent sans trop de difficultés. Il y a d'ailleurs eu beaucoup moins de recours ces derniers temps. Il me semble que c'est dû à cette jurisprudence qui est tout à fait en faveur de l'entraide.

M. le Président : Avant de revenir à cette question des recours, très importante et très actuelle, j'aimerais que vous nous fassiez la photographie et la typologie de ce qui vous semble aujourd'hui être la délinquance financière et le blanchiment sur la place de Luxembourg. Quels sont les types de criminalité, les nationalités des criminels, les montants des transferts et avec quels pays ?

Mme Martine SOLOVIEFF : Le rapport du service anti-blanchiment donne déjà certaines informations de cette nature.

M. le Président : Ce rapport date de 1997. Y en a-t-il un chaque année ?

Mme Martine SOLOVIEFF : C'est le dernier, à ma connaissance. Vous vouliez parler du blanchiment...

M. le Président : En tant que praticiens, quelles sont vos constatations sur le blanchiment et la délinquance financière car nous sommes sur un sujet difficile à cerner ? Tout le monde en parle, mais on peut s'interroger parfois sur les réalités qui se cachent derrière. D'aucuns disent même qu'on en parle beaucoup, mais qu'il n'y a rien.

Mme Martine SOLOVIEFF : A Luxembourg, nous avons eu autant d'affaires de blanchiment à traiter que dans tous les autres pays. L'infraction de blanchiment est de toute façon l'infraction la plus complexe à prouver. En effet, il faut déjà prouver l'infraction de blanchiment en tant que telle, mais surtout prouver l'infraction primaire. C'est là toute la difficulté.

Les pays limitrophes, notamment la Belgique, ont eu, au point de vue du nombre, plus d'affaires judiciaires avec des condamnations, mais on s'est aperçu que ce sont des affaires simples, des hypothèses d'école, c'est-à-dire que le blanchisseur vient avec une valise d'argent en espèces. Or à Luxembourg, le blanchiment ne se fait pas au niveau de l'injection, mais au niveau du transit, c'est-à-dire de l'empilage, de l'intégration. D'où la difficulté, pour le banquier, de détecter une opération soupçonnable.

Des déclarations d'opérations suspectes nous arrivent au niveau du soupçon. Or un soupçon n'est pas un début de preuve. Dans toute affaire de déclaration d'opération suspecte, nous essayons au début de faire un minimum d'enquête. Mais le problème qui se pose de nouveau à nous, c'est que dans 95 % des cas, nous avons affaire à des ressortissants qui ne sont pas luxembourgeois, qui n'ont pas de résidence à Luxembourg et qui sont souvent sans domicile fixe.

De ce fait, demander, au niveau des déclarations d'opérations suspectes, des renseignements aux autres cellules prend du temps. Nous avons de très bons rapports avec le TRACFIN et la CTIF, mais les renseignements qu'ils nous fournissent ne sont pas suffisamment précis. Dans la plupart des cas, on se limite à échanger des informations qui se trouvent au niveau de la cellule. On ne peut exiger de nos correspondants étrangers qu'ils fassent une véritable enquête sur la personne qui, le cas échéant, réside dans ce pays. C'est pourquoi, dans la majorité des cas, les simples soupçons ne se transformeront jamais en indices tout à fait précis.

TRACFIN - que je connais très bien - et nos correspondants en France sont confrontés au même problème, en matière d'infraction de blanchiment, à savoir transformer le soupçon en minimum d'indices.

M. le Président : Vos collègues de TRACFIN et de la CTIF suggèrent que nous, les législateurs, avancions un peu en la matière en proposant un renversement de la charge de la preuve.

Mme Martine SOLOVIEFF : C'est un des débats.

M. Robert BIEVER : Il y a quelques mois, j'ai participé à une journée des juristes européens à Trèves. Tous les responsables des services de blanchiment s'accordaient pour dire que ce mécanisme, mis en place en matière de blanchiment, est un travail administratif absolument énorme, contrairement aux résultats obtenus en matière de poursuites, si on considère l'expérience de quelques années, dans tous les pays. Un Américain disait qu'il fallait le renversement de la charge de la preuve.

C'est le drame des juristes, car le juriste peut participer, le matin, à un colloque sur la lutte contre la criminalité organisée et économique, et l'après-midi, sur les problèmes de l'homme et les droits de la défense. Il faut trouver un point d'équilibre.

M. Jean-Paul FRISING : En Italie, ils ont une solution qui leur permet de faire la moitié du chemin. Cette idée de base prévoit de faire justifier de sa fortune une personne impliquée dans une affaire et contre laquelle existent des indices concrets à sa participation dans l'activité criminelle. C'est la condition essentielle. Si un minimum est constaté, la personne doit justifier de sa fortune.

M. le Président : C'est exactement cela, cela coupe la poire en deux.

M. Robert BIEVER : Au niveau de notre culture juridique commune, c'est un débat difficile.

Mme Martine SOLOVIEFF : La deuxième difficulté, en matière de blanchiment, est de transformer le soupçon en indice qui nous permettra d'entamer une instruction.

Notre avantage, au niveau du parquet, est d'avoir deux « casquettes » : d'une part, celle du service anti-blanchiment qui recueille les déclarations d'opérations suspectes, d'autre part déjà pouvoir apprécier, avec les yeux d'un parquetier, si les soupçons sont suffisants et si, le cas échéant, on peut directement ouvrir une instruction, c'est-à-dire en faire une affaire pénale.

Toutefois, au niveau de l'affaire pénale, le problème reste entier car il faut prouver l'infraction de blanchiment et ensuite, l'infraction primaire. L'infraction primaire ne se situera jamais dans notre pays, mais dans un autre, d'où de nouveau les problèmes de l'entraide que nous connaissons. Si l'entraide fonctionne pratiquement avec tous les pays de l'Union européenne, elle ne fonctionne pas du tout avec les autres pays.

M. le Rapporteur : Lesquels ?

Mme Martine SOLOVIEFF : Le Panama.

M. Jean-Paul FRISING : Je vous cite une affaire concrète dans laquelle nous avons d'ailleurs une personne en détention préventive. Ce dossier, ouvert au cabinet d'instruction à Luxembourg pour faits de blanchiment d'argent, montre toute la difficulté de la question.

Nous devons instruire contre une personne d'origine marocaine, officiellement résidente en Belgique. Cette personne est inscrite à l'assistance publique, mais a des comptes ici à Luxembourg qui dépassent la centaine de millions de francs luxembourgeois et son frère est mêlé à des affaires de trafic de stupéfiants. Nous essayons de faire le lien, car il en existe un entre les deux.

L'enquête en Belgique n'a pas donné grand-chose, mais il résulte de ses déclarations qu'il aurait des activités en Espagne et au Maroc. Nous avons lancé des commissions rogatoires en Espagne ainsi qu'au Maroc où il est très difficile d'obtenir de l'entraide. A trois reprises, des policiers luxembourgeois se sont déplacés au Maroc pour procéder quasiment eux-mêmes sur place aux vérifications qu'ils demandaient aux autorités marocaines. Nous avançons très lentement dans cette affaire et nous risquons un jour de devoir libérer cette personne parce qu'il ne sera plus possible de la maintenir en détention préventive.

M. le Président : Vous fonctionnez sur les déclarations de soupçon, comme tous les services anti-blanchiment. Nous avons lu, dans le rapport du GAFI ou dans celui du Conseil de l'Europe, qu'il n'y avait pour une place financière de l'importance de celle du Luxembourg que deux personnes pour traiter ces déclarations.

De plus, il ressort d'un entretien que nous avons eu avec l'autorité de surveillance des banques, que les banquiers, plutôt que de faire des déclarations de soupçon à Luxembourg, préfèrent éviter la relation d'affaires. Confirmez-vous cela ? N'estimez-vous pas que ce problème mérite d'être discuté avec la profession bancaire ?

Mme Martine SOLOVIEFF : Ce problème, me semble-t-il, a déjà été discuté lors de l'évaluation du GAFI. Nous considérons que notre circulaire est précise en la matière. Même si le banquier refuse la relation d'affaires avec le client, il est obligé de nous le déclarer. Je ne peux apprécier si effectivement cette politique est pratiquée par tous les établissements bancaires, mais en tout cas, de mon point de vue, notre circulaire est précise. Chaque fois que le banquier ne peut exclure qu'il y a blanchiment, il est obligé de le déclarer.

M. Jean-Paul FRISING : On ignore les raisons pour lesquelles le banquier refuse le client.

M. Robert BIEVER : Très souvent, lorsque le banquier nous déclare une opération, nous lui demandons de la retarder, ce qui est techniquement possible. Entre-temps, nous nous renseignons sur la personne en question, auprès des autorités de son pays d'origine ou de résidence. Lorsqu'il nous arrive parfois de tomber sur quelque chose, nous demandons aux autorités du pays en question de nous envoyer une commission rogatoire afin de nous permettre de saisir les fonds. Dans d'autres cas, nous constatons l'embarras des autorités car les éléments dont elles disposent sur la personne en question sont trop ténus.

Une autre observation concerne le fait que le parquet exerce la fonction du TRACFIN. Cela a pour conséquence que certaines opérations, qui nous sont dénoncées, se révèlent être des infractions autres que le blanchiment, notamment des escroqueries.

M. le Rapporteur : Vous estimez donc que c'est un élément positif.

M. Robert BIEVER : Nous n'étions pas preneurs de cette fonction car elle ne rentre pas directement dans les fonctions traditionnelles du parquet. C'est un travail de collecte d'informations. Nous nous sommes battus très fort pour dire qu'il y avait déjà la cellule anti-blanchiment au parquet dont nous ne pouvions utiliser les renseignements qu'en matière de blanchiment. Nous avons refusé car, en tant que parquet, nous devons pouvoir utiliser des renseignements de toute nature dans toutes les affaires. Par ailleurs, nous avons des conventions avec le TRACFIN et la CTIF, avec lesquels les relations sont bonnes.

M. le Rapporteur : Etes-vous satisfait de la coopération que vous offre TRACFIN ? Sont-ils très réactifs ? Vous donnent-ils toutes les informations immédiatement ?

Mme Martine SOLOVIEFF : Nous n'avons jamais eu de problèmes.

M. le Président : Quels sont les types d'affaires de délinquance financière ou de blanchiment que vous découvrez à Luxembourg, quelles sont les nationalités les plus concernées et sur quels types de crimes à la base ?

Mme Martine SOLOVIEFF : C'est surtout de l'escroquerie financière.

M. Robert BIEVER : C'est certainement celle qui se dégage le plus. On ne peut rien exclure en ce qui concerne les nationalités concernées. Il est un fait qu'il y en a davantage des pays de l'Est, ces dernières années. Il y en a peut-être moins d'Amérique latine, me semble-t-il. Nous avions eu, dans les années 1993/94, une très importante affaire de blanchiment, voire la plus importante qui ait lieu en Europe même.

Il est évident que, dans toutes ces matières, on peut toujours faire mieux, même en matière d'entraide, mais les autres pays peuvent également faire mieux. Sur la liste du GAFI du 1er février 2000 qui énumèrent les pays prioritaires, il y a Chypre, Gibraltar, Guernesey, Jersey, l'île de Man, le Liechtenstein, Monaco, la Russie et l'Autriche. L'Autriche va d'ailleurs écoper d'un deuxième « carton jaune » au mois de juin, en raison des livrets d'épargne anonyme.

M. le Rapporteur : Nous sommes allés en Autriche pour discuter de cette question.

M. Robert BIEVER : Il y a une deuxième liste sur laquelle figure Aruba et les Antilles néerlandaises.

M. le Rapporteur : Nous en avons parlé aux Néerlandais.

M. Robert BIEVER : Il y a aussi Monaco dont les Français n'aiment pas beaucoup qu'on leur parle.

M. le Rapporteur : Nous sommes allés à Monaco où nous avons frôlé l'incident diplomatique. Ce n'est pas à nous qu'il faut dire cela. Les Monégasques ne nous aiment pas trop et ne comprennent pas pourquoi on leur fait des reproches. Nous vous enverrons la presse pour information.

M. Robert BIEVER : J'ai lu la presse. Monaco n'est pas tout à fait un pays indépendant.

M. le Rapporteur : C'est vrai puisque le Premier ministre, dans la Constitution, est français. C'est ce que nous avons dit et nous le confirmons. Nous sommes du même coté de la critique.

M. Robert BIEVER : Sur cette deuxième liste du GAFI, d'autres pays d'Europe sont cités, mais ce sont les pays dont on dit qu'il ne faut pas les incriminer à l'heure actuelle, mais au contraire les aider. Sur cette deuxième liste, il y a l'Angleterre, la Suisse, mais pas le Luxembourg. Nous sommes loin d'être parfaits, mais il faut tout de même voir si là on peut parler de paradis fiscal. Cela fait bien d'en parler, mais il faut tout de même veiller à faire certaines différences.

M. le Rapporteur : Pour aborder la question des évaluations mutuelles et de la liste du GAFI, nous tenons un langage international. Ce n'est pas la France qui va donner des leçons au monde entier. C'est le langage international de lutte contre le blanchiment. Il ne faut pas qu'il y ait malentendu. Nous adressons donc les critiques à la France et au TRACFIN, en premier lieu. Cela ne leur fait pas plaisir, mais nous ne sommes pas là pour faire des dîners mondains, mais pour avancer sur un certain nombre de questions.

Nous avons eu des difficultés à Monaco, au Liechtenstein, quelques-unes en Autriche sur la question des comptes anonymes. D'ailleurs les Autrichiens attendent tout à fait tranquillement la condamnation de la Cour de justice des Communautés. S'ils sont condamnés, ils diront alors à leurs électeurs qu'ils sont obligés de réformer ce système. C'est un peu comme la chasse en France, on attend la condamnation pour avancer.

Nous irons en Grande-Bretagne et nous poserons les questions qui, à nos yeux, montrent que la Grande-Bretagne est le plus gros dossier européen en termes de paradis fiscal. C'est le plus mauvais élève de la classe. La Suisse a fait des progrès dans certains cantons, mais pas dans tous. La Suisse alémanique n'est pas du tout coopérative.

Pour vous parler tout à fait librement, la question qui se pose au Luxembourg est celle des voies de recours. Si le pouvoir politique luxembourgeois traite la question des voies de recours, nous pourrons considérer que le Luxembourg est aux normes de la coopération judiciaire entre pays qui luttent contre le blanchiment. Vous comprenez qu'on ne puisse passer notre temps à dire aux Suisses de réformer leurs voies de recours et passer cette question sous silence au Luxembourg. La Suisse a déjà démantelé un niveau de voie de recours grâce à Mme Carla del Ponte, qui a fait passer une loi fédérale enlevant un niveau de voie de recours.

Le débat sur cette question des voies de recours semble très vif au Luxembourg. Nous avons lu les avis des uns et des autres. Hier, nous avons eu un débat assez fort avec l'association des banques et avec M. Mosar de la commission juridique, auquel nous avons indiqué que ce que dit l'ordre des avocats sur les voies de recours n'est pas admissible.

Pourtant, je suis avocat moi-même et attaché, comme vous, dans un Etat de droit, aux droits de la défense et à la possibilité pour les justiciables de se défendre contre des accusations éventuellement abusives. Mais nous ne sommes pas du tout dans cette configuration.

Sur ce sujet, quelle est votre position et comment voyez-vous se profiler le débat parlementaire sur la loi ? Pour nous, c'est loin d'être un progrès. Aussi longtemps que la question sur les voies de recours ne sera pas traitée au niveau politique, nous serons dans cette disposition d'esprit par rapport au Luxembourg. Sinon cela signifierait que nous n'aurions pas le même comportement à l'égard des Suisses qui sont pour nous une cause de préjudice considérable dans nos affaires de corruption et de blanchiment.

M. le Président : J'ai cru lire, dans l'avis du Procureur d'Etat, qu'il considérait que « ce projet consacrait la mainmise du gouvernement sur l'exécution des commissions rogatoires » et que le choix du législateur, qui est politique, « se fait contre les exigences d'une exécution rapide des décisions des juges étrangers et contre le respect de l'indépendance des juges ».

Ces propos reflètent une grande indépendance du Procureur d'Etat à l'égard du pouvoir politique. Quel est votre jugement et votre préoccupation sur ce débat qui s'enterre, revient... Nous verrons si le parlement, comme il le prévoit, vote ce texte avant l'été.

Mme Martine SOLOVIEFF : La situation, concernant les voies de recours, est jusqu'à maintenant la suivante. Nous avons toujours appliqué les dispositions de notre loi nationale, le code d'instruction criminelle. Le problème qui s'est posé est celui des recours en cascade. Dans les affaires sensibles, nous avons le plus souvent, déjà dans le cadre de la commission rogatoire, une énumération d'un certain nombre de personnes physiques et de personnes morales, donc de sociétés.

Dès lors qu'on commence l'exécution de la commission rogatoire, on tombe obligatoirement sur six ou sept personnes physiques et quelques sociétés. Le problème qui s'est posé, c'est que chacune des personnes, considérées comme des tiers intéressés ayant un intérêt légitime, est autorisée, selon notre législation, à déposer un recours en annulation, faire appel et, le cas échéant, faire un recours en cassation, même si cela n'est pas possible dans la pratique, avec les délais prévus.

Au lieu de déposer les recours en même temps, chacune d'entre elles attend le jour du prononcé de l'arrêt de cassation pour déposer un recours identique. Pour nous, l'avantage de ce projet est évident. Un des articles clés sera de centraliser tous les recours à un seul moment de la procédure.

Au niveau de la procédure et de la transmission des pièces, tous les recours étant centralisés, la chambre du Conseil statuera tant sur la transmission des pièces que sur tous les recours déposés. J'estime que cela devrait pouvoir nous permettre d'évacuer les recours dans un délai tout à fait raisonnable, et en particulier de les centraliser à un moment précis. De toute façon, cette procédure de la transmission des pièces par la chambre du Conseil est une procédure que nous connaissons, étant donné que nous la pratiquons dans le cadre du traité Bénélux. Il s'agit là d'une simple formalité dans la plupart des cas. Au niveau des voies de recours, cela devrait nous nous permettre de raccourcir les délais de transmission.

M. Jean-Pierre KLOPP : Nous sommes d'accord avec la mouture actuelle du projet gouvernemental.

M. le Rapporteur : Notre position est assez maximaliste. Nous considérons qu'il est normal que les citoyens luxembourgeois puissent exercer des voies de recours sur le dévoilement des informations bancaires. Mais nous ne voyons pas pourquoi les non-résidents disposeraient de voies de recours alors qu'ils ne sont même pas physiquement présents au Luxembourg. Ils ne sont pas poursuivis au Luxembourg et ils ont des voies de recours dans les pays requérants. C'est d'ailleurs ce qui se passe en Suisse.

Nous sommes contre l'existence même des voies de recours. Il en existe aux Pays-Bas, mais elles ne sont pas suspensives. Leur exercice ne suspend pas la transmission à l'autorité étrangère. Je mets la Grande-Bretagne à part. Le Luxembourg se trouve dans une position unique dans l'Union européenne sur la question des voies de recours, qui n'existent pas en France, en Espagne et en Italie car c'est le juge requis qui exerce une délégation.

M. Robert BIEVER : Il me semble tout de même avoir vu, à l'occasion, que des recours étaient possibles en France.

M. le Rapporteur : Nous avons eu ce débat hier avec le ministre de la Justice et M. Mathekowitsch.

M. Robert BIEVER : En France, des arrêts ont été reproduits au Dalloz.

M. le Rapporteur : L'arrêt auquel il est fait allusion est celui du 29 octobre 1996 sous le commentaire du professeur Boulloc. J'en ai fait part à la chancellerie avant notre venue, car j'ai découvert que l'ordre des avocats, au Luxembourg, utilisait cet arrêt pour nous renvoyer à nos chères études, disant que les Français donnent des leçons aux Luxembourgeois alors qu'eux-mêmes organisent des voies de recours.

En premier lieu, c'est un arrêt isolé qui n'a jamais été confirmé par l'assemblée plénière. En second lieu, c'est un arrêt dans un cas d'espèce dans lequel l'intéressé, contre lequel un juge autrichien faisait exécuter une commission rogatoire en France, était déjà poursuivi en France. Lorsque j'ai vu cet arrêt, j'en ai immédiatement averti la chancellerie et le conseiller. C'est la réponse qu'ils m'ont donnée.

M. Robert BIEVER : Un deuxième arrêt a été publié, plus tard, après celui qui a donné lieu à la note du professeur Boulloc.

M. le Rapporteur : La chancellerie considère que les voies de recours ne peuvent être exercées dans le code de procédure pénale que par le plaignant ou le poursuivi. Cette affaire est mise en examen en France.

M. Robert BIEVER : Mais le recours est dirigé contre la commission rogatoire.

M. le Rapporteur : Mais comme l'intéressé est poursuivi parallèlement, en Autriche et en France, il y dispose de voies de recours. C'est la position de la chancellerie. Nous examinerons ce point de très près, avec vous.

M. Robert BIEVER : Chacun relira la note de Monsieur Boulloc. J'ai également assisté à des colloques où des avocats français indiquaient qu'il était absolument anormal qu'en France, il n'y ait pas plus de recours.

M. le Rapporteur : Ce sont des propos d'avocat. Vous avez la chance d'avoir un ancien avocat devant vous qui les connaît bien. (Rires.)

M. Jean-Pierre KLOPP : Il faut souligner que le contrôle de ces recours est purement formel. Il n'est pas dirigé contre la commission rogatoire, mais contre la décision luxembourgeoise d'exécution. Si la convention le prévoit, nous vérifions les conditions de recevabilité, mais non le fond des faits. Nous demandons un exposé des faits clair et précis, qui permet d'établir un lien avec ce qui est demandé. S'il n'y a pas de lien entre les faits et l'objet de la demande d'entraide, on se trouve dans l'hypothèse de la « fishing expedition » dans laquelle le Luxembourg refuse l'entraide. Le contrôle ne consiste pas à examiner au fond s'il y a effectivement des éléments de preuve.

M. le Rapporteur : Nous connaissons ce point. C'est ce qu'a prétendu faire cette jurisprudence en France, c'est-à-dire un recours pour excès de pouvoir. Nous sommes d'accord pour qu'on ne se prononce pas sur la pertinence de la perquisition de la mesure de l'instruction.

Mais ce que nous faisons valoir auprès de votre ministre de la Justice, c'est l'inutilité de ces recours puisqu'ils sont systématiquement rejetés. Ils n'ont donné lieu qu'à une censure, dans une affaire où l'autorité qui avait requis le Luxembourg n'était pas judiciaire. Le contrôle peut avoir lieu, non pas de façon juridictionnelle, mais de façon judiciaire, par des magistrats chargés de refuser ou d'accorder l'entraide. Il n'est pas nécessaire d'avoir des voies de recours pour contrôler ce type d'écart par rapport aux règles internes.

Notre position est de dire que les voies de recours ne servent à rien. J'aimerais bien que vous me communiquiez l'arrêt postérieur à celui-là et je déposerai un amendement pour supprimer ces voies de recours qui n'ont aucun sens.

M. Robert BIEVER : Le recours en cassation était même recevable, ce qu'il n'est pas chez nous.

M. le Rapporteur : Mais le professeur Boulloc dit que l'intéressé est mis en examen en France.

M. Robert BIEVER : Il y a un problème essentiel dans le débat actuel mené au Luxembourg. Les avocats et les banquiers demandent un contrôle de fond et de proportionnalité, et l'accès au dossier. Ce sont là les trois problèmes sur lesquels nous avons une opinion tout à fait tranchée. Ce serait vraiment dénaturer les commissions rogatoires. Lorsque j'ai été cité à la commission juridique de la chambre, je l'ai dit avec toute la netteté requise. Faire cela serait une véritable loi d'entrave judiciaire. Si les avocats et les banquiers commencent à examiner le dossier du juge étranger, vous vous doutez qu'ils ne sont pas sans influence, et pas seulement à Luxembourg.

M. le Rapporteur : Madame et messieurs, je ne voudrais pas que nous nous quittions sans vous avoir adressé, par l'intermédiaire de cette Mission, des compliments qui nous sont parvenus sur le Luxembourg et sa magistrature. Car il n'y a pas que des motifs d'irritation et d'exaspération comme nous l'avons déclaré, à juste titre.

Je voudrais vous lire le fax que nous a adressé, avant notre venue, M. Bertossa. « S'agissant du Luxembourg, je vous informe que depuis quelques mois, en tout cas, nous avons senti une évidente volonté de la part des magistrats du Grand Duché d'améliorer la rapidité et la qualité de l'entraide internationale. Cette amélioration correspond apparemment à des changements chez les magistrats en charge des requêtes étrangères. Je vous signale, par ailleurs, que le Luxembourg est sur le point de se doter d'une loi régissant l'entraide internationale dont j'imagine que vos hôtes seront en mesure de vous livrer le contenu. » Nous n'avons pas que des éléments négatifs à faire valoir.

M. Robert BIEVER : Nous pouvons toujours faire mieux, mais les autres pays également.

M. le Président : Ce n'est pas l'objet du débat, mais cela ne nous pose pas de problème, nous sommes une mission européenne. Comptez-vous beaucoup sur cette loi sur les recours ?

M. Robert BIEVER : Je répondrai comme l'association des banquiers. Si le projet doit être celui préconisé par les avocats et les banquiers, je préférerais ne pas avoir de loi.

M. le Président : Vous n'avez aucune assurance que votre version sera celle qui passera.

M. Robert BIEVER : Nous ne le savons pas. La question de l'accès au dossier est encore en discussion. Selon certaines sources, il y aurait un système selon lequel la commission rogatoire étrangère serait communiquée à l'inculpé, à moins qu'il y ait une raison majeure de s'y opposer. Si on prend un tel système, on introduit forcément un premier recours sur le refus de communiquer. Selon notre théorie, on ne peut communiquer une commission rogatoire car l'intéressé ne peut avoir davantage de droits ici qu'il en a devant son juge naturel. En Belgique, par exemple, seuls les détenus ont accès au dossier.

M. le Rapporteur : Avant que nous nous quittions, je voudrais vous indiquer que nous allons notamment à Chypre, en Italie et en Espagne. Si vous avez des remarques à formuler sur ces pays, nous en sommes preneurs.

M. le Président : Nous vous remercions pour cette séance de travail.

Ce premier entretien de la Mission avec les magistrats luxembourgeois s'est déroulé le 11 février 2000.

Depuis cette date, le Luxembourg a notamment adopté, le 8 août 2000, une loi sur l'entraide judiciaire en matière pénale. Cette législation a fait l'objet d'une note de la part du procureur d'Etat, M. Robert Biever, qui actualise le contenu de ce compte rendu et qui figure en annexe du rapport.

Entretien avec MM  Robert BIEVER, Procureur d'Etat
Carlos ZEYEN, Substitut du Procureur,
et Jean-Paul FRISING, Procureur d'Etat adjoint

(Compte rendu de l'entretien du 20 décembre 2001 à Luxembourg)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Rapporteur : Nous sommes en train de terminer notre rapport sur le Luxembourg. De nombreux éléments nouveaux sont apparus, monsieur le procureur d'Etat, depuis que nous sommes venus il y a maintenant près de deux ans. Je voudrais aborder avec vous six points, si vous le permettez.

Le premier concerne l'excuse fiscale dans le cadre du protocole additionnel d'entraide judiciaire.

Le deuxième concerne l'évolution des moyens accordés à la justice, puisque vous nous aviez donné des informations à ce sujet. La situation s'est-elle améliorée ?

Le troisième point a trait à la loi de 1999 sur la réglementation de l'activité de domiciliataire.

Le quatrième porte sur l'analyse des déclarations de soupçon qui proviennent du secteur bancaire, les évolutions et les commentaires que vous en faites, pour que nous puissions actualiser nos informations.

Le cinquième est la ratification de la Convention de La Haye qui reconnaît le trust et son équivalent, la fiducie et qui est en totale contradiction avec les recommandations du GAFI. C'est d'ailleurs un texte que nous ne ratifierons pas en France et dont, en tant que parlementaires, nous demanderons la dénonciation.

Le sixième point concerne la loi du 8 août 2000 sur les voies de recours.

Les questions que je voudrais vous poser sont : comment interprétez-vous la réserve fiscale sur le protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire ratifié en octobre 2000 par votre pays ? Comment appréciez-vous l'excuse fiscale et notamment le caractère d'escroquerie fiscale, dans le cadre de laquelle on peut obtenir la coopération du Grand Duché ? Bref, quelle est votre jurisprudence ?

M. Jean-Paul FRISING : J'ai porté hier devant le tribunal correctionnel la première affaire luxembourgeoise concernant le délit d'escroquerie fiscale. Il n'y a pas encore de jurisprudence interne luxembourgeoise soulevée par ce type d'infractions.

Vous connaissez le texte. Un certain nombre d'éléments constitutifs doivent être réunis : le montant, la fraude fiscale. Il faut qu'il s'agisse d'un préjudice au patrimoine fiscal et que son montant soit « significatif » - c'est le terme employé dans le texte -, soit en montant absolu, soit en montant proportionnel par rapport à l'impôt dû pour l'année considérée.

Ce montant « significatif » n'est pas fixé dans le texte. Il y a une certaine référence dans les travaux parlementaires, mais le législateur n'a pas donné de critères précis. C'est un point sur lequel le tribunal, dans cette affaire particulière, devra se prononcer.

M. le Rapporteur : Quand entre-t-il en jugement ?

M. Jean-Paul FRISING : Un certain nombre de question de base se posent encore. Ils ont fixé, me semble-t-il, leur prononcé au 14 février.

M. le Rapporteur : C'est la seule décision ?

M. Jean-Paul FRISING : C'est pour le moment la seule.

M. le Rapporteur : Cela concerne le tribunal, mais quelle est la ligne de conduite du parquet ? Car il est intéressant de savoir ce que vous jugez recevable au titre de la coopération judiciaire.

M. Jean-Paul FRISING : J'allais y venir. Il n'y a pas de jurisprudence pour le moment. Nous naviguons un peu à vue parce que nous n'avons pas de véritable point de repère mais, depuis le début de l'année, depuis que le protocole est applicable, un certain nombre de demandes d'entraide en matière fiscale nous ont été adressées, dans lesquelles le délit d'escroquerie a été pris en considération pour accorder l'entraide. Celles-ci, venant de l'étranger, concernent à l'étranger des procédures judiciaires essentiellement fiscales. Nous avons considéré que les conditions de double incrimination étaient satisfaites.

Evidemment, cela se fait à partir des éléments que nous fournit l'autorité étrangère requérante.

M. le Président : Il serait intéressant que vous puissiez nous chiffrer ce nombre de demandes parce que cela va, évidemment, beaucoup surprendre la communauté internationale.

M. Jean-Paul FRISING : Il y en a certainement plus d'une vingtaine.

M. le Rapporteur : Depuis la signature ?

M. Jean-Paul FRISING : Depuis le 1er janvier, date d'entrée en vigueur du protocole au Luxembourg.

M. le Rapporteur : Cela en fait deux par mois, en moyenne.

M. Jean-Paul FRISING : Aussi bien pour la fiscalité directe qu'indirecte.

Nous avons, par exemple, de nombreuses demandes émanant de la Grande-Bretagne pour la fiscalité indirecte. En effet, parce que si nous pouvions déjà auparavant accorder l'entraide fiscale pour la fiscalité indirecte sur la base du traité de Schengen, les Britanniques n'étant pas dans l'espace Schengen, nous ne pouvions leur accorder cette entraide. Mais aujourd'hui, avec ce protocole, nous pouvons leur répondre sur des affaires de fiscalité indirecte et directe.

Des affaires de douane font également l'objet de demandes d'entraide. Pour le moment, je pense que nous faisons assez bien notre travail.

M. Carlos ZEYEN : Les man_uvres frauduleuses systématiques doivent résulter de l'exposé des faits. C'est le critère selon lequel l'entraide est accordée.

M. Jean-Paul FRISING : Le cas échéant, si les faits ne sont pas exposés avec suffisamment de précisions pour nous permettre d'apprécier s'il y a un minimum d'indices pour admettre les man_uvres frauduleuses systématiques, nous demandons au pays requérant de nous fournir plus de détails sur la façon dont on a procédé.

A ma connaissance, seule une demande a été refusée récemment.

M. Robert BIEVER : Il est assez amusant de remarquer qu'en matière de fiscalité, ce sont les Belges qui ont toujours tapé le plus sur le Luxembourg pour l'entraide en matière fiscale - ce que je comprends d'ailleurs tout à fait de leur part - mais le problème, c'est quel le protocole a été ratifié sous condition de réciprocité et le fait est que la Belgique n'a pas ratifié. Ce qui fait que nous avons refusé des demandes émanant de Belgique.

M. le Président : Il est important de le dire car il est vrai qu'ils vous « tapent » dessus.

M. Jean-Paul FRISING : C'est lors d'une affaire importante que j'ai découvert le pot aux roses. Le juge d'instruction avait déjà informé son collègue belge qu'il allait exécuter la commission rogatoire ; qu'une ordonnance avait déjà été rédigée mais n'avait pas encore été notifiée à la banque mise en cause, lorsque, dans le cadre d'un autre dossier, j'ai eu l'occasion de consulter la liste des pays qui avaient ratifié ce protocole, et j'ai lu : « Albanie, Autriche, Bulgarie... » et me suis rendu compte que la Belgique n'y figurait pas.

Nous étions tellement persuadés, à entendre les reproches dont nous accablaient les Belges, qu'ils avaient également ratifié ce protocole que j'ai été tout à fait surpris de constater leur absence de cette liste sur laquelle figurent nos partenaires dans l'Union européenne, sauf notamment la Belgique.

M. le Rapporteur : Nous allons pouvoir écrire cela à M. Louis Michel.

M. Jean-Paul FRISING : J'en ai ensuite, bien sûr, informé le juge d'instruction.

M. le Président : Passons à la question suivante portant sur les moyens.

Vous vous êtes plaint publiquement, M. le procureur, de ne pas disposer d'assez de moyens pour que la justice fonctionne. Vous avez d'ailleurs raison de plaider pour votre chapelle. C'était dans un entretien accordé au journal Forum en janvier 2000. Depuis, avez-vous été grassement doté par les autorités politiques ?

M. Robert BIEVER : Non, c'est véritablement un problème. Bien que la police judiciaire accorde une priorité aux demandes d'entraide judiciaire, celles-ci ne sont pas traitées dès leur arrivée, dans la semaine. Tel n'est pas le cas. Tel ne peut être le cas, eu égard au manque en personnel.

Cela engendre une autre conséquence d'ailleurs : c'est qu'en accordant une telle importance aux commissions rogatoires internationales - et je pense qu'il faut vraiment le faire - nous négligeons les recherches et les enquêtes sur le plan purement national. Cela a également des retombées extrêmement négatives.

M. le Président : Vous aviez eu des formules très dures...

M. Robert BIEVER : Je n'ai jamais de formules dures !

M. le Président : Vous aviez dit « faire fonction d'alibi », ce qui est une interrogation que l'on peut avoir, évidemment, quand on est du côté du droit.

M. Robert BIEVER : Si je regarde le nombre d'enquêtes dont nous sommes chargés, dont l'instruction est ouverte et qui ne sont pas menées à bien, cela pose beaucoup de problèmes également pour l'égalité devant la loi.

Il est vrai que le cabinet d'instruction a reçu des renforts puisqu'en relativement peu d'années, nous sommes passés de quatre à huit juges d'instruction. Il en a été de même pour le parquet dont le nombre a crû. Mais le fait est qu'au niveau de la police judiciaire, même s'il y a eu quelques augmentations d'un agent ou un autre, la situation n'est cependant pas telle qu'elle puisse donner satisfaction.

M. le Président : La loi de 1999 qui réglemente l'activité de domiciliataire de société a posé des exigences de professionnalisation, de qualification et de vigilance. Mais rien n'est prévu concernant la limitation de la capacité à domicilier des sociétés, ce qui peut poser des problèmes, notamment par rapport à l'objectif de vigilance sur le fonctionnement de ces sociétés. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Avez-vous l'impression qu'il faudra que votre droit aille plus loin ?

M. Carlos ZEYEN : Je pense qu'en ce qui concerne le nombre des sociétés à domicilier, là où leur nombre est le plus élevé, c'est chez ceux qui avant la loi, étaient des domiciliataires professionnels. Depuis l'adoption de cette loi, ils sont entrés dans la catégorie des autres professionnels du secteur financier, et sont maintenant, à ce titre, soumis à la surveillance de la Commission de surveillance du secteur financier.

Si un cabinet d'avocats fait vingt ou trente domiciliations - à mon avis, cela ne va pas bien plus loin - cela ne pose pas de problème de surveillance. C'est chez les domiciliataires de sociétés qui appartiennent maintenant à la catégorie des professionnels du secteur financier au même titre que les courtiers ou autres, qu'il y a des sociétés domiciliées en grand nombre. Or les domiciliataires sont soumis à la surveillance complète de la CSSF.

M. le Président : A quel nombre avez-vous fixé la barre où l'on passe professionnel ?

M. Carlos ZEYEN : Il n'y a pas de limite de ce point de vue. Mais je voulais dire que, dans la pratique, car on ne peut faire abstraction de la réalité, on rencontre des centaines de sociétés domiciliées uniquement auprès de ceux qui entrent dans cette catégorie, parce que les autres sont des fiduciaires, donc, des réviseurs d'entreprises. Pour les banques, de toute façon, il ne se pose pas de problème de surveillance du nombre.

M. le Rapporteur : Ils sont astreints à la déclaration de soupçon ?

M. Carlos ZEYEN : Oui.

M. le Rapporteur : Combien avez-vous recueilli de déclarations de soupçon de leur part ?

M. Carlos ZEYEN : Une dizaine ou une douzaine.

M. le Rapporteur : C'est mieux que la Suisse, où il n'y en a aucune.

M. Jean-Paul FRISING : Vingt-neuf domiciliataires de sociétés ont reçu l'autorisation à ce jour, qui ne sont pas des professionnels d'une autre profession financière réglementée et qui sont reconnus comme domiciliaires.

M. Carlos ZEYEN : Donc, si, par exemple, c'est une banque qui domicilie mais que, néanmoins, c'est sur papier à l'en-tête de la banque que la déclaration entre au parquet, notre secrétariat les enregistre sous « banque », de même que certaines déclarations ont également été faites par des réviseurs qui avaient la société domiciliée dans leur cabinet.

M. le Rapporteur : Combien y a-t-il de domiciliataires de sociétés ?

M. Carlos ZEYEN : Vingt-neuf.

M. le Rapporteur : Vingt-neuf, ce sont les domiciliaires. Mais de sociétés domiciliées ? De combien de sociétés est constitué votre secteur offshore ? A Chypre, il est de 30 000.

M. Carlos ZEYEN : On a toujours dit que le nombre de holdings était de l'ordre de 10 000. C'est le chiffre que j'ai en tête.

M. le Rapporteur : Il n'existe pas de registre ?

M. Robert BIEVER : Qui pourrait donner ce chiffre ?

M. Carlos ZEYEN : L'administration de l'enregistrement pourrait vous donner le chiffre exact.

M. le Rapporteur : Ce registre est public ?

M. Carlos ZEYEN : Oui, il est public.

M. le Rapporteur : Il donne le nom du gérant. Pas de l'ayant droit ?

M. Carlos ZEYEN : Oui, mais les banques sont obligées de l'identifier.

M. le Rapporteur : Il y a un registre. Donc, il y a un chiffre.

M. le Président : D'après les informations que vous nous aviez données, sur les deux cents banques présentes au Luxembourg, seules une quarantaine feraient des déclarations de soupçon.

M. Carlos ZEYEN : Au total, pour l'année 2000, ces déclarations sont au nombre de 148, dont 113 émanent de banques. Cela se répartit sur 37 établissements différents. Cette année, nous en aurons de l'ordre de 400, dont 231 émanant de banques, et de 81 établissements différents.

M. le Président : Pensez-vous qu'il y a des profils types de banques qui satisfont à cette obligation de déclaration de soupçon ?

M. Carlos ZEYEN : Le problème est celui rencontré dans tous les pays. Nous sommes sur la même ligne que TRACFIN, qui nous dit que ce sont souvent les mêmes qui déclarent.

Mais il faut aussi dire que cela dépend de la clientèle. Par exemple, certaines filiales d'une société qui, à l'étranger, n'a que des blue chips, à Luxembourg, n'acceptent pas de clientèle qui déambule dans la rue. Elles n'ont que des sociétés qui lui sont envoyées par la société-mère et se trouvent rarement dans la situation de devoir dénoncer un soupçon de blanchiment.

Mais, d'un autre côté, il est exact que l'on a toujours affaire aux mêmes. Il y a les bons et les mauvais élèves. Certaines jouent le jeu. Manifestement, d'autres ne le jouent pas.

Dans un premier temps, la politique était de comprendre que ce n'était pas un mouvement naturel pour un banquier de collaborer avec les autorités et de dénoncer ses clients, avec lesquels il doit instaurer une relation de confiance. Par conséquent, notre politique n'était pas celle de la répression, mais avec l'adoption de la loi de 1998, le système a été modifié ; la simple violation des obligations professionnelles a été érigée en infraction séparée, même indépendamment de tout contexte de blanchiment, et nous commençons à poursuivre.

M. le Président : Cela fonctionne bien ?

M. Carlos ZEYEN : Oui.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce que cela donne ?

M. Carlos ZEYEN : Nous avons, pour une banque de la place - numéro un ou deux ici - dressé procès-verbal au mois de mars et nous avons actuellement six dossiers d'enquête pour violation des obligations professionnelles.

M. le Rapporteur : Pour non-déclaration de soupçon ?

M. Carlos ZEYEN : Une partie de ces six dossiers a été faite dans le cadre de non-dénonciation à la suite des événements du 11 septembre et aux listes que nous avons envoyées.

M. le Rapporteur : Avez-vous des banques françaises dans le lot ?

M. Carlos ZEYEN : En ce qui concerne les déclarations de soupçon, elles sont dans le peloton de tête.

M. le Rapporteur : Très bien. Voilà une bonne nouvelle !

M. le Président : Nous n'avons pas réussi à faire voter en France la possibilité d'une sanction pénale pour manquement aux obligations professionnelles. Nous n'avons pas cela dans notre arsenal juridique, mais nous n'avons perdu que d'une voix.

M. Carlos ZEYEN : Il n'y a pas de sanction d'emprisonnement. Il s'agit d'une amende, d'une amende élevée. Mais, pour un banquier, c'est important.

M. le Rapporteur : C'est déshonorant.

M. le Président : Ils redoutent beaucoup cela.

M. Carlos ZEYEN : Cela risque d'avoir des répercussions sur l'agrément parce que tous les dossiers sont communiqués. Lorsque nous écrivons à une banque que nous la soupçonnons d'avoir commis une infraction de ce type, copie de cette lettre est adressée à la CSSF.

Je crois bien d'ailleurs qu'eux-mêmes font de leur côté une sorte de contrôle systématique lors de chaque déclaration, parce que les banques sont obligées de leur envoyer copie de leurs déclarations de soupçon.

M. le Rapporteur : En dehors des twenty two bad guys du 11 septembre, avez-vous eu des procédures ? Avez-vous saisi et gelé des avoirs sur la base de déclarations ?

M. Carlos ZEYEN : Tout d'abord, il y a eu les listes du FBI. Tout a été envoyé au secteur bancaire ainsi qu'aux autres professionnels de la finance soumis à obligation.

Ensuite, il y a eu les executive orders, que nous avons repris tels quels. Tout comme les Américains qui avaient ordonné le blocage des avoirs, nous avons repris ce blocage en nous basant sur l'article 40 de la loi sur le secteur financier et 89 de la loi sur les assurances.

Puis, nous avons entrepris un certain nombre d'autres recherches, notamment sur des personnages plus « sensibles » pour le Luxembourg, dont certains étaient déjà connus. Si on lit dans les journaux que la s_ur d'une certaine personne est une épouse d'Oussama Ben Laden, nous prenons des initiatives, en bloquant le compte et en demandant aux autorités américaines de nous donner une sorte de clearance. En attendant cette clearance, les comptes restent bloqués. Parfois, nous les avons même un peu trop bloqués, notamment ceux d'un Premier ministre qui a vu ses comptes bloqués pendant trois semaines. Mais nous attendions le feu vert des Américains.

Enfin, nous avons bloqué plusieurs fonds d'investissement de sociétés commerciales dans le cadre de Al Baraka, qui figurait sur la liste du 7 novembre. Une enquête de la police judiciaire avait permis d'avoir l'indication que certaines sociétés liées à Al Baraka étaient présentes ici, ainsi que des fonds d'investissement. Une instruction judiciaire a été ouverte. Tout a fait l'objet d'une perquisition et d'une saisie, et les fonds ont été bloqués. L'analyse est en cours.

M. le Rapporteur : En dehors de cette procédure exceptionnelle engagée par les Etats-Unis et le FBI, reprise par l'ONU et relayée par l'Union européenne, avez-vous des procédures de gel et de saisie d'avoirs qui ont fonctionné depuis que nous nous sommes vus il y a deux ans ?

M. Carlos ZEYEN : Bien sûr. C'est notre pain quotidien.

M. le Rapporteur : Dans quelle quantité ?

M. Carlos ZEYEN : Tout d'abord, je précise que nous considérons que notre finalité première n'est pas toujours de bloquer et de geler les avoirs parce que, parfois, pour les besoins de l`enquête il peut s'avérer plus intéressant de suivre les flux, d'autant plus que cette dernière se fait le plus souvent à l'étranger et qu'en bloquant ici, nous risquons de détruire l'enquête du collègue étranger.

Mais, faisant abstraction de cette réflexion, on peut dire que dans près de 15 % des cas de déclaration d'opération suspecte, nous bloquons.

En matière de blocage, si nous recevons l'assurance de la part de l'autorité étrangère que la demande suivra ou si nous jugeons avoir des éléments suffisants pour ouvrir une instruction judiciaire, nous procédons au blocage du compte. Nous avons aussi parfois des blocages - ceux-là ne sont pas compris dans les 15 % dont je parlais - de quelques jours, quand, par exemple, un collègue étranger téléphone pour nous dire qu'il vient d'arrêter une personne qui avait, dans sa poche droite, un kilo d'héroïne et, dans la gauche, la carte de visite d'un banquier luxembourgeois, et que nous aurons bientôt une procédure, nous téléphonons à la banque pour bloquer les avoirs pendant quelques jours.

M. le Rapporteur : Qu'avez-vous à nous dire concernant la Convention de La Haye, sujet fort intéressant, puisqu'il s'agit d'une convention signée en 1991 qui commence à produire ses effets dans un contexte où l'on s'aperçoit que la fiducie est l'ennemie numéro un des combattants anti-blanchiment, notamment du GAFI. C'était d'ailleurs le sujet du GAFI sur le Luxembourg, puisque le GAFI s'est appesanti dans son rapport sur cette question des fiducies.

Nous, Français, allons mener une offensive contre cette Convention. Nous ne la ratifierons jamais tant que nous serons majoritaires.

Nous souhaitions savoir, à ce propos, si vous allez être sollicités sur le projet de loi qui risque d'être présenté au Luxembourg, qui faciliterait la reconnaissance de la fiducie luxembourgeoise à l'étranger Allez-vous émettre un avis, comme vous l'avez fait sur tous les sujets qui concernent le travail qui est le vôtre ? Quel est votre sentiment ?

M. Robert BIEVER : Je ne suis pas au courant d'un projet qui existerait à l'heure actuelle en la matière.

M. le Président : Il en existe pourtant un.

M. Robert BIEVER : Si nous émettons des avis, ce n'est que lorsque nous sommes consultés. Nous ne rédigeons pas d'avis de notre propre initiative, seulement si on nous le demande.

M. le Rapporteur : Néanmoins, quel serait votre sentiment ?

M. Carlos ZEYEN : Nous en avons discuté à plusieurs reprises au sein du GAFI où, comme vous l'avez dit à juste titre, c'est un sujet de préoccupation. Mais, à notre avis, ce n'est pas encore un sujet sur lequel nous sommes parvenus à des conclusions. Cela reste un sujet de tiraillement, surtout entre la France et la Grande-Bretagne, la France disant qu'il faut maintenant s'attaquer aux trusts, les Anglais ripostant sur les actions au porteur. C'est un peu du style : « Messieurs les Français, tirez les premiers. »

Même au GAFI, le dernier mot n'a pas été dit à ce sujet.

Aujourd'hui, après les événements, on s'intéresse à nouveau à la question : les actions au porteur ont fait l'objet d'une offensive anglaise et, à nouveau, les Français ont riposté parce qu'ils avaient l'impression que les Anglais avaient l'intention de laisser les trusts en dehors.

Pour nous, l'essentiel est qu'il y ait une identification du client. Je pense que notre système, sauf infraction pénale commise par la banque, oblige à identifier qu'il s'agit d'un trust, d'une société par actions au porteur ou d'une société nominative. Pour nous, ce n'est pas le problème fondamental. Je dois avouer ne pas comprendre les raisons pour lesquelles vous dites que c'est le principal problème, à partir du moment où la banque doit identifier l'ayant droit économique réel.

M. le Rapporteur : Parce que la multiplication des écrans rend impossible le travail des banquiers, s'ils cherchent vraiment à identifier les bénéficiaires réels.

M. Carlos ZEYEN : Mais alors le problème se pose de la même façon pour des actions nominatives. Si l'on veut induire la banque en erreur, il peut aussi y avoir des constructions avec une dizaine de sociétés nominatives.

M. le Rapporteur : Bien sûr. Des actionnaires sont des personnes morales qui, elles-mêmes, ont je ne sais combien d'actionnaires, qui sont autant de sociétés panaméennes, irlandaises ou autres. Donc, l'identification est impossible parce que nous sommes face à un agrégat de sociétés-écrans.

M. Robert BIEVER : Je conviens avec vous que c'est un contexte de non-transparence, pour ne pas dire d'opacité.

M. le Rapporteur : Donc, que font-ils ? Ils identifient l'ayant droit : et c'est la Panamean Incorporated !

M. le Président : On ne peut pas laisser ce rôle aux banquiers.

M. Carlos ZEYEN : Mais celui qui aurait ce genre de comportement serait demain en correctionnelle. Nous ne sommes plus à l'âge de la pierre.

M. le Rapporteur : C'est pourtant partout comme ça.

M. le Président : Il faut que l'affaire vienne de quelque part. Elle ne viendra pas du banquier.

Venons-en aux voies de recours. M. Montebourg est très malheureux de vos voies de recours. Il n'a cessé de m'en parler en venant.

M. le Rapporteur : Il est vrai que je n'aime pas cela. Je considère que c'est une provocation car, les délais théoriques, je n'y crois pas. A moins que vous ne me démontriez le contraire !

M. Jean-Paul FRISING : Dans la pratique, il n'y a pas trop de recours.

M. le Rapporteur : Oui, mais une loi est faite pour être utilisée. Il reste donc des voies de recours.

M. Jean-Paul FRISING : Oui, elles sont formellement prévues. Le législateur luxembourgeois n'a pas voulu s'en défaire. Nous sommes appelés à appliquer la loi, nous n'avons pas le pouvoir de la modifier.

M. le Rapporteur : Ces recours ont gardé un caractère suspensif.

M. Robert BIEVER : Il y a une amélioration par rapport au système précédent.

M. Jean-Paul FRISING : Les recours en cascade ne sont plus possibles.

M. le Président : Vous en avez deux.

M. Jean-Paul FRISING : Il existe un délai de dix jours qui commence à courir à partir de la notification de la mesure de perquisition auprès de la banque. Durant ces dix jours, celui qui veut introduire un recours peut le faire. Ce délai de forclusion passé, la procédure suit son cours.

M. le Rapporteur : C'est la seule amélioration de la loi.

M. Carlos ZEYEN : Elle est substantielle par rapport à ce qui existait auparavant.

M. Jean-Paul FRISING : Ensuite, le recours en nullité et une demande en restitution sont traités en première instance par la chambre du conseil du tribunal d'arrondissement. Puis, en cas d'appel, devant la chambre du conseil de la cour d'appel. Il n'existe plus de recours en cour de cassation.

M. le Rapporteur : Il y a deux « étages » tout de même.

M. Jean-Paul FRISING : Oui, il y a un système de recours à deux instances.

Ensuite, la chambre du conseil statue par une ordonnance sur tous les recours, tous les incidents de procédure et sur le réquisitoire de transmission des pièces du procureur d'Etat.

Ce sont, tels qu'ils se présentent, les articles 8, 9 et 10 de la loi.

M. Robert BIEVER : En fait, l'exécution matérielle pose bien plus de problèmes que celui des recours quant aux délais.

M. le Président : Vous voulez parler des capacités qui sont les vôtres ?

M. Robert BIEVER : Des moyens.

M. le Président : Dont vous parliez tout à l'heure. De combien a augmenté le budget de la Justice l'année dernière ?

M. Robert BIEVER : Je ne le sais pas.

M. le Président : Vous ne suivez pas l'évolution de votre budget de la Justice ?

M. Robert BIEVER : Je sais qu'en France, il n'en va pas de même.

M. le Président : Oui, cela fait l'objet de vives polémiques.

M. Robert BIEVER : Ce n'est pas le cas ici. D'ailleurs, les policiers dépendent du ministère de l'Intérieur. Donc, vous donner le budget de la Justice ne vous dirait pas grand chose.

En tout cas, des recours comme ceux dont M. Van Ruymbeke vous avait part la dernière fois que vous êtes venus ici ne sont plus possibles. Il est certain que ces recours qui permettaient à quelqu'un de retarder la procédure pendant un, deux ou trois ans, en faisant des recours successifs, ne sont plus possibles. Peut-être l'un ou l'autre jour, relativement proche, tous les mécanismes d'entraide vont-ils s'harmoniser et s'accélérer.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes pas politisé, mais nous l'exprimons devant vous et l'écrirons dans le rapport, nous ne comprenons pas - si le législateur luxembourgeois veut instaurer ces voies, pourquoi pas - mais pour quelle raison celles-ci ont-elles un caractère suspensif. C'est un obstacle excessif.

M. Jean-Paul FRISING : C'est un obstacle de deux mois dans la pratique, parce que, que le recours n'empêche pas l'exécution.

M. le Rapporteur : Mais le recours est suspensif.

M. Jean-Paul FRISING : Mais pas l'exécution.

M. le Rapporteur : Vous attendez d'avoir le résultat avant de transmettre.

M. Jean-Paul FRISING : Oui, dans la pratique, il y a un recours, mais la commission rogatoire est exécutée.

M. le Rapporteur : Elle est exécutée mais elle n'est pas transmise.

M. Carlos ZEYEN : De toute façon, avant l'exécution, elle ne pourrait pas être transmise.

M. le Rapporteur : Nous expliquons, depuis deux ans maintenant, aux autorités ministérielles luxembourgeoise, dont le ministre de la Justice, qu'il est inacceptable que des pays auxquels sont adressées des commissions rogatoires organisent tout un système de recours, alors que des recours ont déjà lieu dans le pays requérant. Il n'est pas acceptable, de surcroît, que les recours suspendent la transmission de la commission rogatoire.

C'est ce qui tue nos enquêtes !

M. Robert BIEVER : Monsieur le député,...

M. le Rapporteur : Quand le Bangladesh vous adresse une commission rogatoire, je comprends qu'il puisse y avoir des recours. Mais nous sommes tous membres adhérents de la Convention européenne des droits de l'homme ! Avons-nous besoin de la garantie de la justice luxembourgeoise ?

C'est donc une mesure destinée à protéger les intérêts bancaires ! Nous l'interprétons ainsi et nous considérons, politiquement, qu'il s'agit d'une provocation : cette loi n'est pas une amélioration, c'est une reculade et l'on se moque du monde !

Voilà mon point de vue. Mais vous n'y êtes pour rien, vous n'êtes pas législateurs.

M. Robert BIEVER : De toute façon, cela...

M. le Rapporteur : C'est inacceptable ! D'ailleurs, chez nous, vous pouvez faire tous les recours que vous voulez. Les recours sont possibles parce que M. Frieden est allé nous sortir de sa manche un arrêt de la cour de cassation - que j'ai précieusement conservé dans nos archives - dans lequel il était indiqué qu'un de nos ressortissants étrangers avait fait un recours en France sur une commission rogatoire qui avait été exécutée par la France et transmise, et il y avait eu une voie de recours. Ce recours était radicalement irrecevable...

M. Robert BIEVER : C'est autre...

M. le Rapporteur : Permettez-moi de terminer... et nous avions dit à M. le ministre de la Justice, qui est un esprit fin, que, comme il pouvait le constater, chez nous, le recours, n'était pas suspensif.

D'ailleurs, il est irrecevable. N'importe quel procédurier imaginatif peut faire des recours sur tout et n'importe quoi. C'est écrit dans le principe de la Cour de cassation, comme en témoigne le Dalloz et, de surcroît, il n'est pas suspensif. La commission rogatoire était déjà partie.

C'est inacceptable. C'est un point politique. Vous n'y êtes pour rien, mais je m'étonne que vous soyez les défenseurs d'un tel système. Comme si vous aimiez le contentieux ! (Sourires.) Il y a mieux à faire !

M. Robert BIEVER : Il y a beaucoup de choses qui sont inacceptables !

M. le Rapporteur : Par exemple ?

M. Robert BIEVER : Par exemple, nous avons le cas d'un criminel belge. Un mandat international est lancé contre lui. Il est arrêté en France et nous demandons son extradition. Il fait une demande de mise en liberté. Il est libéré sous contrôle judiciaire. On peut faire un recours, en France, contre les extraditions en Conseil d'Etat, me semble-t-il. C'est ce qu'il fait et le soixantième jour, celui auquel le délai arrive à son terme, il rentre en Belgique.

M. le Rapporteur : De quelle nationalité est-il ?

M. Robert BIEVER : Il est belge.

M. le Rapporteur : Où est-il jugé ?

M. Robert BIEVER : Ici.

M. le Rapporteur : C'est ici qu'il a commis son crime ?

M. Robert BIEVER : Le recours français...

M. le Rapporteur : Vous savez, la France milite pour le mandat d'arrêt européen sur trente-deux crimes et délits. Le Luxembourg aussi, me semble-t-il ?

M. Robert BIEVER : Oui.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes pas opposés à ce que, dans cette liste, figurent les délits financiers ?

M. Robert BIEVER : Non, pas du tout.

Je voulais dire simplement que si nous avons une extradition sommaire d'un autre pays que la France, la personne qui marque son accord peut être extradée dans les vingt-quatre heures  - en fait, dans la semaine.

M. le Rapporteur : Nous sommes d'accord.

M. le Président : Mais si vous attendez que l'on ait fait tous les progrès pour commencer à progresser du vôtre...

M. le Rapporteur : La France est à l'avant pointe du combat européen contre Berlusconi, sur l'affaire du mandat européen. Vous le savez ? D'ailleurs, nous comptons sur votre soutien politique.

M. Robert BIEVER : Vous avez peut-être lu l'interview avec M. Bruti Liberati parue au Dalloz (n° 44 de 2001).

M. le Rapporteur : Je l'ai lu, bien sûr.

M. Robert BIEVER : ...qui était l'un de nos examinateurs lors de l'évaluation sur l'entraide.

Mais, même si vous vous emportez beaucoup, et je ne voudrais pas vous provoquer, je pense qu'il est exagéré de dire que la loi constitue une reculade.

M. le Président : Cela a une vertu pédagogique dans son esprit ! (Sourires.)

M. Carlos ZEYEN : C'est un compromis.

M. Robert BIEVER : C'est un compromis, et l'on pourrait faire mieux.

M. le Rapporteur : Merci, M. le procureur d'Etat.

M. Robert BIEVER : Mais, par rapport à certaines orientations que le projet aurait pu avoir à l'occasion d'amendements...

M. le Rapporteur : A ce propos, M. le procureur d'Etat, les compliments arrivant pour la fin, votre avis donné au nom de l'autorité judiciaire au bas de ce projet de loi est tout à fait clair. Nous avons senti que des tas de choses nous unissaient.

M. Robert BIEVER : Nous avons rédigé une petite note complémentaire à ce sujet.

M. le Rapporteur : Que nous avons reçue.

M. le Président : Nous vous remercions.

Audition de MM. Ernest BACKES,
ancien cadre de la société Cedel,
et Denis ROBERT, journaliste

(procès-verbal de la séance du mardi 20 mars 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui MM. Ernest Backes et Denis Robert, que je remercie d'avoir accepté notre invitation.

Si nous avons souhaité vous recevoir aujourd'hui, c'est parce que vous venez de publier un ouvrage dans lequel vous abordez des questions qui sont au centre de nos préoccupations - et qui devraient être au centre des préoccupations de toutes les autorités publiques, quelles soient nationales ou internationales.

Tout le monde s'accorde à dire que le développement des transactions financières internationales s'est accompagné d'une augmentation massive des opérations de blanchiment ; les facilités offertes par le système financier international sont utilisées pour faire circuler l'argent sale et le recycler dans les systèmes légaux. Cela représente, d'après le directeur général du FMI, de 2 à 5 % de la richesse mondiale ! Les juges européens ont insisté sur le fait que si les frontières n'existaient plus pour la circulation des capitaux, elles n'existaient que trop pour ceux qui sont chargés, au nom de l'ordre public, de poursuivre les criminels. Dans ce jeu entre les criminels et les autorités publiques, certains sont très nettement handicapés par rapport aux autres ; étant donné qu'il nous appartient de fixer démocratiquement les règles du jeu, nous devons faire évoluer ces règles, sinon nous serions complices de ce désordre public qu'est la criminalité financière internationale.

Dans ce contexte général qui préside à nos travaux, les allégations contenues dans votre livre nous ont semblé extrêmement préoccupantes. Nous savons en effet que ce système de transactions internationales et de paiements interbancaires est organisé autour de deux chambres de compensation - vous aurez l'occasion de nous préciser ce que sont exactement ces chambres et leur importance dans le système financier international ; l'une d'elle, selon vous, la société Cedel, aujourd'hui Clearstream, aurait mis en place un système permettant l'existence de comptes non publiés ; avec le temps, ce système aurait subi certaines dérives permettant à des sommes d'argent de « se cacher » puis de réapparaître en toute impunité dans le système légal.

Nous aimerions que vous nous expliquiez comment fonctionne ce système, que vous nous révéliez la nature des reproches ou des faits que l'on peut instruire contre l'organisation et les dérives de ce même système, qui faciliterait la criminalité financière, et que vous nous livriez les éléments sur lesquels vous avez fondé cette enquête et qui nous permettraient, à nous comme à toutes les autorités, de poursuivre la réflexion et d'envisager des moyens de régulation et de contrôle appropriés concernant ce système des transactions internationales.

Monsieur Backes, pouvez-vous, tout d'abord, nous expliquer ce qu'est une chambre internationale de compensation et quel est son rôle - puisqu'il s'agit d'une coopérative bancaire - dans le système des transactions internationales, interbancaires ?

M. Ernest BACKES  : Monsieur le président, pour bien comprendre l'utilité des chambres de compensation internationales, il convient de faire un rappel historique et de revenir trente ans en arrière au moment de leur création. Ces chambres ont été créées en 1968 et 1969 suite à la décision historique du président Kennedy, en juillet 1963, qui imposa une taxe aux utilisateurs non Américains du marché américain - pour les émissions d'actions et d'obligations. La place financière de New-York était la seule capable d'assumer les volumes des nouvelles émissions des grands émetteurs traditionnels européens, c'est ce qui a incité le président Kennedy à imposer cette taxe - la IET. Il avait en effet compris qu'en Europe les trop nombreux décideurs empêcheraient la naissance d'un marché européen et qu'il faudrait passer par le marché américain ; en revanche, il n'avait pas perçu la volonté des banques européennes d'agir sans en référer aux pouvoirs publics de leurs pays.

Ce marché européen obligataire, né dès 1963, a évolué dans des proportions énormes sans le moindre contrôle public des pays concernés ; bien entendu, les banques s'étaient engagées à respecter les règles imposées par leur législation nationale. Lors de la mise en place de ces chambres, il était précisé que seules pouvaient y participer les institutions financières habilitées par la législation de leur pays d'origine à intervenir sur les marchés financiers.

Ce marché a pris rapidement de l'ampleur, et quelques années plus tard, avec des volumes d'émissions considérables, il a été confronté à des problèmes techniques du type - comment faire lorsque les premiers remboursements surviendront ? Il convenait donc de mettre en place des instruments techniques afin de répondre aux travaux courants se greffant sur ce type de marché. Dans un premier temps, Euroclear fut créée à Bruxelles, par la seule Morgan Guarantee Trust Cy, comme une chambre de compensation internationale intervenant sur le marché des valeurs mobilières, puis dans un second temps, et en réaction à ce monopole, les banques européennes ont souhaité organiser un contrepoids en créant un système neutre et indépendant, Cedel.

Techniquement parlant, quelle est l'utilité de ces chambres de compensation internationales ? Revenons à la situation des marchés de valeurs mobilières avant la création de ces dites Chambres. A l'époque, les transactions étaient très coûteuses, puisque réalisées avec des envois physiques de valeurs mobilières à travers le monde entier car les investisseurs participant à ce marché se trouvaient répartis sur les cinq continents. Lorsqu'une banque située à Rome achetait un poste d'actions IBM nouvellement sorties sur le marché de New-York, la banque new-yorkaise devait concrètement emballer de « gros paquets de titres » - 10 ou 50 millions de dollars -, les assurer auprès d'une compagnie d'assurance pour les acheminer par voie postale à Rome ! En outre, le paquet n'arrivant à Rome que quinze jours plus tard, tout cela entraînait une perte considérable d'intérêts pour la contrepartie new-yorkaise qui devait attendre cette réception des titres par la banque italienne pour en obtenir le paiement.

Les chambres de compensation ont été créées pour mettre fin à ces coûts désastreux pour les banques qui participaient à ce type de marché. Celles-ci sont donc devenues coopérateurs dans le système où elles peuvent déposer les valeurs mobilières et les espèces dont elles ont besoin. Le tout reste en place à un endroit bien précis, et grâce au clearing, les transactions se font par jeu d'écritures sous forme informatique. De ce fait, un poste de titres peut désormais changer maintes fois de propriétaires - sur les cinq continents - dans la même journée : Francfort, New York, Sydney, Singapour, Copenhague, Hong-Kong, etc. Quinze changements de propriétaires avaient été ainsi déjà constatés en une seule et même journée comptable de 1983  En l'absence d'un tel système de compensation, ces mêmes mouvements auraient pris une année !

M. le Président : Les capitaux - valeurs mobilières ou espèces -, peuvent donc changer de comptes plusieurs fois dans la journée ; c'est bien le casse-tête de ceux qui doivent retracer les mouvements de capitaux ! Cependant, vous nous dites qu'il est possible, via les chambres de compensation, de suivre à la trace ces mouvements de capitaux ; vous nous confirmez donc que la mémoire de toutes les transactions qui ont eu lieu ces quinze dernières années à travers ces Chambres de compensation existe bien.

M. Ernest BACKES : Tout à fait, cette traçabilité existe et n'est pas contestée par les dirigeants de ces trois systèmes.

M. le Président : Vous parlez de trois systèmes, il s'agit, je suppose, des deux chambres de compensation, Euroclear et Clearstream et du système SWIFT ; quelle est la différence entre ces systèmes ?

M. Ernest BACKES : Le système SWIFT est uniquement utilisé pour les transferts de fonds, alors que les chambres de compensation servaient, à l'origine, avant tout aux transferts de valeurs mobilières.

Le système SWIFT est né sept ans après la création des deux chambres de compensation, car il devenait indispensable de créer un réseau propre pour le transfert du cash. Mais les deux systèmes de clearing, tels qu'ils existent aujourd'hui, ont également leur propre système de transfert d'espèces, et les coopérateurs peuvent l'utiliser. Ils n'ont d'ailleurs pas à exprimer leur préférence, ce sont Clearstream et Euroclear qui décident d'utiliser le réseau SWIFT ou leur propre réseau de transfert d'espèces. Ces deux chambres de compensation vous livrent d'ailleurs sans aucun problème le nom des banques chez qui elles ont des dépôts, que l'on appelle les « cash correspondants ».

M. le Président : Ce que vous nous dites est important, car on a dit parfois que le clearing ne permettait pas d'effectuer des transactions en cash. Vous, vous nous confirmez bien que les sociétés de compensation, sans avoir recours au système SWIFT, peuvent procéder à des transferts d'espèces.

M. Ernest BACKES : Je vous le confirme.

M. Denis ROBERT : Monsieur le président, il est également possible de prouver l'existence de ces transactions cash, car elles sont codées dans un certain nombre de microfiches, sous les références 10 et 90, respectivement réception de fonds (10) et envoi de fonds (90).

M. le Président : Maintenant que nous avons bien saisi l'utilité des chambres de compensation, je voudrais que vous nous expliquiez comment s'est mis en place, alors que vous aviez encore des responsabilités au sein de la société Cedel, le système des comptes non publiés : à quoi correspondait la nécessité de mettre en place de tels comptes ? Et en quoi y a-t-il eu, par la suite, une utilisation abusive de ces comptes non publiés ?

M. Ernest BACKES : Les comptes non publiés ont été créés au milieu des années 70, à la demande de deux banques italiennes, membres de notre système coopératif - la Banca Commerciale Italiana et la Banco di Roma. Ces deux banques possédaient en Italie un réseau d'environ une centaine de filiales chacune, et l'investisseur privé avait l'habitude de travailler sur les marchés new-yorkais ; il n'était donc pas rare qu'un client de la filiale de Bari achète des valeurs mobilières à la bourse de New-York à une contrepartie new-yorkaise. La Banca Commerciale Italiana, qui siégeait depuis l'origine au conseil d'administration de Cedel, a alors demandé la création d'un système de sous-comptes pour ses filiales - et leur gestion -, sachant que leurs contreparties, sur les différents marchés, ne devaient connaître que le compte de la direction centrale. Nous avons alors songé à ces comptes dits non publiés.

Nous avons demandé conseil à nos autorités supérieures - conseil d'administration et réviseurs - et aux autorités de contrôle qui ont accepté de nous laisser agir de cette façon - sur décision du conseil d'administration : nous avons donc ouvert des comptes non publiés, pour cette unique raison technique. Les réviseurs d'entreprise n'y voyaient aucune objection, cela leur facilitait même la tâche : ils avaient accès aux transactions qui se jouaient entre la direction centrale et les filiales ; il leur était donc facile de contrôler qu'aucune autre transaction, que celles entre la maison-mère et ses filiales, ne se faisait sur ces comptes non publiés.

Aujourd'hui, on veut me faire admettre qu'il existe d'autres bonnes raisons qui justifient la présence de ces comptes non publiés ; je veux bien le croire. Mais un ancien administrateur de Cedel m'a communiqué les rapports du conseil d'administration depuis dix ans ; or, il n'est mentionné nulle part qu'il a été donné aux dirigeants actuels de la société le pouvoir d'élargir les motifs d'utilisation des comptes non publiés. La règle d'origine reste donc la même : les comptes non publiés doivent être les sous-comptes d'un compte principal.

M. le Président : Sur ce sujet, je souhaiterais obtenir deux précisions. Tout d'abord, en ce qui concerne les comptes non publiés, à partir de quelle année l'inflation de ces comptes a-t-elle commencé et pourquoi ?

Ensuite, la société Clearstream - anciennement Cedel - relève du champ de compétence de la commission de surveillance du secteur financier (CSSF) du Luxembourg ; lorsque la société Cedel a pris la décision que vous venez d'évoquer, elle a été amenée, naturellement, non seulement à informer le conseil d'administration, mais également à se mettre en liaison avec les autorités de contrôle. La commission de surveillance a-t-elle procédé à des missions d'inspection, et en particulier, lorsque le principe a été adopté, à un contrôle sur la mise en place de ces comptes non publiés ?

M. Ernest BACKES : Le contrôle bancaire de l'époque n'exerçait aucune mission de surveillance sur Cedel ; il s'agit d'ailleurs d'un des motifs de mon licenciement en 1983. Face à certains procédés visant à rendre le système plus souple, Gérard Soisson et moi-même avions milité en faveur d'un contrôle public qui n'existait pas. C'est seulement après mon départ, et la mort de Gérard Soisson, que Cedel a accepté d'être placée sous le contrôle de l'Institut Monétaire Luxembourgeois (IML) exercé aujourd'hui par la CSSF. Mais le contrôle n'a jamais eu lieu sur place, dans la société ; les banques de la place ont un formulaire à remplir, elles y inscrivent donc ce que bon leur semble.

La commission de contrôle bancaire à Luxembourg a toujours manqué de personnels pour procéder à des contrôles effectifs, dans les banques. Et depuis dix ans les dirigeants de Cedel puis de Clearstream ont tout fait pour éviter ce type de contrôle.

M. le Président : Je voudrais que l'on précise deux points préoccupants, par rapport aux obligations de diligence des acteurs du système financier. Tout d'abord, quelle est exactement la procédure d'acceptation d'un client pour l'ouverture d'un compte à Clearstream ? Cette décision est-elle collégiale, qu'exige-t-on de celui qui veut ouvrir un compte ?

Ensuite, s'agissant des comptes non publiés, qui en possède la liste - les membres du conseil d'administration notamment en sont-ils informés ?

M. Ernest BACKES : Normalement, ils devraient l'être, mais je n'ai pas pu poser la question à un administrateur actuel - tous les membres que je connaissais ne siègent plus au conseil.

S'agissant de votre première question, la procédure d'ouverture d'un compte est la suivante : la banque intéressée doit envoyer une demande d'affiliation signée par son président et son directeur général - l'intitulé des demandeurs devrait ensuite se trouver dans le libellé du compte - à la direction de Clearstream. Cette demande doit être soumise au conseil d'administration pour accord.

Nous avons reçu un courrier d'une société française - qui possède un compte non publié -, Air Liquide, qui nous affirme qu'elle n'a jamais fait de demande d'ouverture de compte chez Clearstream, et nous explique pourquoi, selon elle, elle apparaît comme titulaire d'un compte. Il serait intéressant de demander aux dirigeants de Clearstream la lettre de demande d'ouverture de compte d'Air Liquide, signée par son président et son directeur général ; car aucune autre institution ne peut demander l'ouverture d'un compte à sa place - ce serait contraire à la loi bancaire.

M. le Président : Vous êtes en train de nous dire que la société Air Liquide, qui possède un compte chez Clearstream - vous allez nous montrer cela - n'a jamais fait de demande et que c'est une banque qui a agi pour eux ?

M. Ernest BACKES : Les représentants d'Air Liquide nous expliquent que cela pourrait en effet s'être passé de cette façon. Ils disent avoir passé un ordre à leur banque du Luxembourg pour acheter des valeurs mobilières. Et d'après eux, la Banque Internationale du Luxembourg (BIL) a dû ouvrir un compte en leur nom ; mais si tel était le cas, ce compte devrait s'appeler non pas « Air Liquide » mais « BIL, référence Air Liquide ».

M. le Président : Ce point est tout de même très important !

Si j'ai bien compris vos explications, les comptes doivent être ouverts par des banques - il s'agit d'une coopérative interbancaire. Or il semble que le système ait évolué, et que des sociétés aient ouvert, directement - avant la transformation de Cedel en banque - un compte. Ne pourrait-on pas extrapoler et émettre l'hypothèse que des banques se soient permis d'ouvrir des comptes au nom de sociétés ?

M. Ernest BACKES : Non, nous avons la preuve, dans un cas très précis - que je ne nommerai pas aujourd'hui -, que c'est bien la multinationale elle-même qui a exigé d'avoir directement accès au clearing international. Je pense que cette société aurait des difficultés à expliquer les procédures qu'elle a choisies pour gagner sur les frais qu'elle devait normalement payer à sa banque qui la représentait au sein du clearing international.

M. le Président : On peut comprendre qu'il y ait des comptes non publiés du moment qu'ils sont reliés à des comptes publiés. En revanche, il existerait aujourd'hui selon vous un certain nombre de comptes non publiés qui ne sont pas rattachés à des comptes publiés ; une question se pose alors : quelle peut être l'utilité de ces comptes ? Nous pouvons envisager des raisons licites dans le système des transactions - une certaine discrétion -, mais nous pouvons aussi nous inquiéter du dévoiement de cette procédure avec des comptes qui n'apparaîtraient nulle part.

M. Ernest BACKES : Je suis convaincu que les comptes non publiés qui ne sont pas reliés à un compte principal, donc publié, appartiennent à des sociétés ou des banques, qui ne souhaitent pas qu'une autorité quelconque de recherche sache qu'elles sont membres d'une chambre de compensation. Si Interpol, par exemple, se présente chez Clearstream pour savoir si la banque Menatep y possède un compte, elle lui présentera la liste des comptes publiés et pourra ainsi affirmer que la Menatep ne possède aucun compte.

M. le Président : Comment pouvez-vous avoir la certitude que des comptes non publiés ne sont pas reliés à des comptes publiés ? Il est établi que de très grandes institutions bancaires, y compris françaises, ont de nombreuses succursales dans des paradis fiscaux, mais les noms sont différents et il est parfois difficile de faire un lien entre les différents comptes.

M. Ernest BACKES  : Si la Menatep - je reprends cet exemple - était un sous-compte de la Chase Manhattan Bank, le compte non publié devrait être libellé « Chase Manhattan Bank référence Menatep ».

M. le Président : Vous voulez dire que dans les comptes non publiés, doivent se trouver les instruments permettant d'identifier les comptes publiés ?

M. Ernest BACKES : Tout à fait.

M. le Président : C'est donc à partir de la liste des comptes non publiés, grâce aux codes devant y figurer, que l'on peut savoir s'il y a un lien ou non avec un ou plusieurs comptes publiés.

Pouvez-vous nous montrer un comparatif entre une liste de comptes publiés et une liste de comptes non publiés - en reprenant par exemple le cas de la Menatep.

M. Denis ROBERT : Nous avons travaillé à partir de deux listes provenant du système central : une datant de 1995, qui compte environ 4 200 références, et une autre qui comporte tous les comptes de Clearstream en avril 2000, à savoir 16 121 comptes présentés dans l'ordre chronologique de leur ouverture. Parmi ces comptes, environ un millier sont des comptes allemands, gérés par le système de clearing allemand, ou des comptes internes à Clearstream ; il y aurait donc, selon nos estimations, environ 15000 comptes ouverts chez Cedel Clearstream comme compte externes, dont la moitié sont des comptes non publiés.

Nous n'avons pas pu être exhaustifs dans nos recherches. Mais, à partir de cette liste intégrale de tous les comptes, lorsque nous relevions un nom ou un compte qui nous semblait bizarre, nous allions vérifier s'il figurait sur la liste des comptes publiés.

M. le Président : Cette liste complète, qui contient 16 121 comptes, dont environ 7 500 comptes non publiés, est accessible à qui ? Aux membres du conseil d'administration ?

M. Denis ROBERT : Non. Il s'agit là d'une liste interne qui nous a été transmise par des personnes appartenant à la société Cedel-Clearstream, sans doute parce qu'elles étaient scandalisées par ce qu'elles avaient cru comprendre.

Si, dans cette liste interne, je cherche la Menatep, j'apprends qu'il s'agit du compte 81 738, ouvert à Moscou le 16 mai 1997 ; en revanche, si je cherche la Menatep sur la liste officielle disponible sur le site Internet de Clearstream - environ 7 500 comptes publiés et 2 500 clients -, je ne vais pas la trouver. Or si une banque peut faire cela, elles peuvent toutes le faire et cela nous semble gravissime.

M. le Président : Vous avancez donc que sur 16 121 comptes - dont 15 000 pour Cedel - 7 500 sont des comptes non publiés. Ce qui veut dire que des grandes sociétés ou des banques, qui devraient appliquer les règles de la transparence et toutes les procédures de diligence, auraient recours à ce système. C'est bien ce que vous voulez dire ?

M. Denis ROBERT : Nous pouvons le prouver avec un certain nombre de comptes, mais l'exemple de la Menatep est particulièrement intéressant car non seulement cette banque possède un compte non publié, mais elle est également un client non publié. Par ailleurs, il convient de savoir que ce n'est pas la Menatep qui a formulé une demande pour entrer dans le système de Clearstream ; en 1997, un responsable commercial de la société Cedel-Clearstream s'est rendu à Moscou pour rencontrer le président de la Menatep et l'inviter à utiliser le système.

Grâce à des renseignements de personnes se trouvant à l'intérieur de la société et à des microfiches, on peut constater que l'activité sur les comptes de la Menatep commence à diminuer après 1999. Dès 1998, tout le monde savait qu'il s'agissait d'une banque mafieuse ayant participé au scandale du FMI, la société Clearstream, en tant que professionnel du secteur bancaire, aurait donc dû dénoncer sa présence dans le système.

M. le Président : Pour votre information, et pour la clarté des travaux de cette Mission, sachez que j'ai demandé au président Lussi de bien vouloir venir, en personne, devant la Mission, afin d'assurer au débat un caractère contradictoire.

En raison des accusations directement portées contre lui, il nous a semblé de bonne méthode que M. Lussi vienne s'exprimer personnellement.

Revenons à l'utilisation de ce système : que des banques mafieuses l'utilisent, ce n'est pas bon, certes, mais ce qui est plus préoccupant, c'est qu'un certain nombre d'institutions légales l'utilisent également. Quel est donc leur intérêt ? A ce sujet, je vous informe que la Mission a aussi demandé à de grands responsables de banques françaises citées dans votre ouvrage - BNP-Paribas, Crédit Lyonnais, etc. - de bien vouloir venir nous expliquer la présence de comptes et de filiales, domiciliées dans des paradis fiscaux, sur cette liste.

Je voudrais maintenant m'arrêter sur une affirmation que j'ai trouvée dans votre ouvrage, citée entre guillemets, et que vous avez attribuée à l'ancien directeur général de Clearstream, M. Marson, qui occupe aujourd'hui un poste très important au sein du groupe BNP-Paribas ; je cite : « Les comptes, comme les contacts avec les administrateurs, étaient les territoires exclusifs d'André Lussi. »

Comment est-il possible, ne serait-ce que physiquement, quand on connaît la masse de comptes non publiés, qu'un seul individu ait pu gérer ces 7 500 comptes ?

M. Denis ROBERT : Dans notre discussion avec M. Marson, cette déclaration concernait la comptabilité interne de Clearstream. Il s'agit d'une multinationale comptant 1 700 salariés, ayant des bureaux dans sept pays et qui vit des droits de garde - les titres et les sommes entreposées produisent des bénéfices, et chaque type d'opération, il y en a environ une quinzaine, coûte de 1 à 12 dollars. Or cette comptabilité interne est de la seule responsabilité d'André Lussi. Lorsque je posais à M. Marson des questions relatives aux chiffres ou à l'argent, alors qu'il était numéro 2 de la société, je n'obtenais aucune réponse. Par ailleurs, il m'a affirmé n'avoir aucun contact avec les administrateurs - c'est la raison pour laquelle il est parti.

On peut donc dire qu'un seul homme dirige cette société Cedel-Clearstream depuis onze ans. Chaque informaticien travaille sur une petite partie de l'ensemble sans savoir ce que font les autres - diviser pour mieux régner. Et que le compte soit publié ou non, il ne le sait pas ; il possède un code, reçoit un ordre et effectue le transfert. Il n'a aucun moyen de savoir s'il s'agit d'un compte publié ou non. En fait, très peu de personnes à l'intérieur de la société possèdent cette information, puisqu'elles n'ont pas accès à ce document interne.

M. Ernest BACKES : Pour répondre à votre question - comment un seul homme peut-il concentrer autant de pouvoirs -, monsieur le président, il convient de poser la question au contrôle bancaire à Luxembourg qui depuis onze ans essaie vainement de faire accepter par M. Lussi le principe « des quatre yeux », prévu dans la loi bancaire, pour signer les documents les plus importants de la société. En effet, M. Lussi n'a jamais accepté la présence d'une personne à ses côtés disposant des mêmes droits que lui.

M. le Président : Si j'ai bien compris, aujourd'hui, la société Cedel s'étant transformée - elle possède dorénavant une licence bancaire -, des sociétés peuvent y ouvrir directement un compte.

M. Denis ROBERT : Pas du tout, seul un professionnel du secteur bancaire peut ouvrir un compte. Lorsque nous avons rencontré M. Lussi, en juillet dernier, je lui ai posé la question trois fois et il m'a répondu à chaque fois : « Aujourd'hui, à Clearstream, il n'y a que des banques et des brokers dealers. »

M. le Président : Pouvez-vous nous montrer des comptes ouverts au nom de sociétés ?

M. Denis ROBERT : Nous pouvons voir qu'Air Liquide se trouve dans la liste interne, mais pas dans la liste officielle ; il s'agit d'un compte non publié figurant sur la liste des comptes à la date d'avril 2000. Mais nous avons davantage travaillé sur la liste de 1995 qui était moins importante et que nous avons récupérée à l'intérieur du système. Sur cette liste, il y a 4 200 références postales de comptes, avec le nom de la banque, l'adresse et la référence avec le numéro du compte. Cette liste que nous vous montrons ici a été retapée intégralement par nos soins, et nous pouvons, avec un logiciel, classer les comptes pays par pays. Ernest Backes a ensuite repris cette liste et a pointé les comptes publiés et non publiés - « N », pour les non publiés et « Y » pour les comptes publiés.

Je voudrais revenir aux propos de M. André Lussi qui affirme qu'aucune société ne fait partie de la société Clearstream ; or si je recherche la société Siemens, je trouve un compte à ce nom, numéro 77 054, non publié, mais également un deuxième, un troisième, un quatrième, tous non publiés. Nous avons la certitude que les dirigeants de Clearstream de l'époque étaient en infraction, car des personnes qui ne souhaitaient pas cautionner ce type de pratique ont démissionné.

Je peux également faire la même recherche pour le groupe Unilever ou Accor qui possèdent un compte non publié comme vous le voyez. Cela prouve que les multinationales ont forcé pour entrer dans le système et ont pu procéder, dans l'opacité la plus totale, à des transactions qui ne sont pas passées par des banques. On trouve également Shell ou Daewoo.

M. le Président : Monsieur Robert, je sais que vous aviez interprété la présence d'un compte intitulé « DGSE » - ne sachant pas que nos services extérieurs fonctionnent plutôt avec de l'argent liquide - comme étant celui de nos services extérieurs. J'aimerais savoir si ceux de vos confrères qui vous ont épinglé pour cette petite erreur vous ont demandé de consulter les listes de comptes qui sont à votre disposition ? Ont-ils eu cette prudence élémentaire ?

M. Denis ROBERT : Non. Un certain nombre de journalistes étrangers ou français nous les ont demandées, mais c'est tout. Je n'ai pas eu d'autres demandes. Le journal qui nous a « épinglés » pour cette erreur avait le livre, et a publié cinq articles sans nous contacter.

M. le Président : Pourriez-vous nous montrer cette prolifération de comptes qui seraient présents dans les territoires offshore ou paradis fiscaux ?

M. Denis ROBERT : La Natexis, qui est liée au réseau Banque Populaire, a un compte non publié, numéro 31 739, aux îles Caïman - mais elle a également un compte principal publié.

Grâce à un logiciel, nous avons procédé à un classement pays par pays, puis nous avons recherché les comptes publiés et non publiés. Je peux vous montrer les comptes ouverts à Jersey - avec la Citybank -, à Panama où l'on trouve de nombreux comptes non publiés du Crédit Lyonnais - sur 53 comptes, 27 étaient non publiés. Mais on trouve également des sociétés dont on ignore l'objet, telles que Banex International, ou la banque Reig SA, à Andorre qui n'apparaît pas dans la liste des clients. Dans l'île Cook, il n'y a qu'un compte, une société qui n'est ni publiée ni client, et qui se nomme Darlton Limited ; on ne sait pas à quoi elle correspond.

Au Vatican, on trouve un compte publié, l'Institut pour les _uvres religieuses. Enfin, à Vanuatu, on découvre un compte BNP-Paribas. Nous avons également découvert qu'entre 1995 et 2000, le nombre de pays est passé de 72 à 105 et que le nombre de banques implantées dans les paradis fiscaux et de banques des pays de l'Est qui sont entrées dans le système a également augmenté.

Je vous montre cela au hasard des listes.

M. le Président : L'OCDE et le GAFI devraient prendre des mesures de sanction à l'égard des territoires non coopératifs. Le Parlement français a choisi un cadre législatif qui permettra d'adapter ces sanctions aux banques qui travailleraient avec ces territoires jugés non coopératifs ; en effet, ces pays se nourrissent des flux internationaux, or si on réglemente ces flux ou qu'on les interdit, on asphyxie ces territoires.

Une des difficultés est d'identifier ces mouvements et la nature de ces mouvements. L'Australie a essayé, sur la base du système SWIFT, de mettre en place un moyen d'évaluer le montant des transactions à destination d'un certain nombre de territoires. Avec les documents que vous possédez, êtes-vous capables de faire la part des évolutions entre 1995 et 2000 de la place des territoires non coopératifs dans ce système ? Par ailleurs, êtes-vous capables aujourd'hui d'estimer quelle est la part des territoires non coopératifs comme lieu de résidence de ces banques ?

M. Denis ROBERT : On énumère dans notre livre la liste des paradis fiscaux où se trouvent des banques y compris françaises de tous les pays. Le grand intérêt de tout cela, c'est la traçabilité ; toutes ces transactions sont archivées à la fois sur disques optiques depuis peu et sur microfiches depuis au moins 15 ans - dont on peut parler, mais nous sommes toujours confrontés à une accusation de documents volés. Mais nous avons voulu montrer dans notre livre, à travers l'exemple du scandale de la BCCI, qu'avec des microfiches l'on pouvait, d'une manière très claire, retrouver la trace des transactions que l'on voulait cacher - la microfiche est un petit document dans lequel l'on peut faire entrer 270 pages de format A3.

Il nous est parfois reproché de ne pas avoir suffisamment exploité cela ; mais c'était extrêmement difficile compte tenu de nos faibles moyens ! On passe donc un temps fou pour trouver une transaction ! Nous avons simplement voulu faire savoir que grâce à ces documents, la traçabilité existait. Après, il appartient à la justice et aux autorités compétentes de réaliser ce travail de recherche. Nous ne donnons que le mode d'emploi.

M. le Rapporteur : Je vous remercie, MM. Backes et Robert de placer dans le débat public des éléments qui n'étaient pas connus dans leur ampleur et de nous avoir expliqué avec précision ces mécanismes. Je me réjouis par ailleurs d'avoir un panorama très intéressant, dans ce système d'aiguillage financier mondial, de l'utilisation des territoires qui sont aujourd'hui placés sous surveillance par le GAFI.

La Mission anti-blanchiment a écrit à l'Association française des banques pour lui demander très officiellement un inventaire des succursales ou des filiales à contrôle majoritaire de l'ensemble des banques françaises, or nous n'avons pas même reçu un accusé réception de cette lettre, pourtant émanant de la représentation nationale. C'est dire que nous sommes heureux de pouvoir, grâce à votre travail, mesurer l'ampleur de l'utilisation de ces territoires qui seront bientôt sanctionnés par des mesures internationales.

Ma question, M. Backes, concerne vos contacts avec les autorités judiciaires luxembourgeoises : avez-vous eu des rapports avec elles, sachant que la loi du 11 août 1998 a introduit une infraction spécifique de blanchiment, permettant notamment je cite : « La facilitation de la justification mensongère de l'origine des biens ou revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ». Et nous demanderons aux dirigeants de Clearstream comment ils se sont prémunis contre d'éventuelles critiques.

M. Ernest BACKES : Je suis heureux d'avoir pu réveiller les instances juridiques ; mais depuis la publication de notre livre, les contacts n'ont été qu'informels. J'ai rencontré le substitut du procureur, mais ces entretiens n'ont pas eu, jusqu'à présent, un caractère officiel. La justice s'intéresse à notre publication, elle accorde beaucoup de crédits à nos propos. Tout cela est un peu nouveau pour la place financière, mais j'ai entièrement confiance en la justice de mon pays.

Le procureur général s'est prononcé en faveur d'une moindre emprise du politique sur leurs activités ; il a déclaré, dans différentes interviews, qu'il aimerait pouvoir travailler sur d'autres critères que ceux auxquels il a été habitué jusqu'à présent. J'ai cru comprendre dans ses déclarations qu'il avait l'espoir que notre initiative les aide à libérer la justice luxembourgeoise du carcan dans lequel elle se trouve.

Tout le monde a pris connaissance du document que j'ai distribué à Strasbourg, relatif à mes motivations, et je crois que la réponse à votre question se trouve dans ce document.

M. le Rapporteur : Quel usage entendez-vous faire des documents dont vous semblez disposer, retraçant des millions de transactions financières - et qui sont d'ailleurs à la disposition de toute autorité judiciaire qui en ferait légalement la demande auprès de Clearstream ?

M. Ernest BACKES : Je voudrais laisser ces documents là où ils se trouvent pour l'instant, et que la justice réclame les documents originaux chez Clearstream pour travailler dessus. Mais s'il arrivait malheur à ces archives, je serai toujours là pour sortir de leur cachette les documents dont je dispose.

M. le Président : Nous n'avons pas abordé la question de la double comptabilité qui selon vous existerait dans la société Clearstream. Pourriez-vous nous donner des précisions à ce sujet et nous communiquer les éléments sur lesquels vous vous appuyez pour porter des accusations aussi graves ?

M. Denis ROBERT : Il est vrai que les accusations que l'on porte sont graves, mais cette double comptabilité donne une dimension plus effrayante à cette histoire. Il convient avant tout de savoir que lorsqu'on parle de la comptabilité de cette société, il s'agit des bénéfices générés par l'ensemble des comptes.

Dans les années 1991/1992, nous avons été alertés par un rapport établi par le numéro 3 de la société, Joseph Simmet, et remis au président du conseil d'administration de Cedel de l'époque, M. Hans Angermuller de la Citybank, dans lequel il était fait mention de problème de comptabilité. Nous n'avons pas pu nous procurer ce rapport, mais on m'en a lu quelques extraits. Il était déjà question de comptes, à l'intérieur du système, qui n'étaient pas consolidés dans la comptabilité générale. En fait, cela est logique : à l'intérieur du système se crée un sous-système, donc à l'intérieur de la comptabilité se crée une sous-comptabilité.

Nous avons rencontré un certain nombre de témoins - l'un d'eux parle dans mon film - qui nous expliquent que certains comptes de clients n'étaient pas comptabilisés dans la comptabilité officielle. Dans un premier temps, j'ai cru que c'était pour des raisons mercantiles ; aujourd'hui, si je dois émettre une hypothèse, je pense que c'est pour rendre encore plus opaque quelque chose de déjà opaque. En tout cas, on a cherché à cacher des documents comptables au moins à certains actionnaires de la firme Je m'explique : un client non référencé qui possède un compte non publié et qui n'apparaît pas dans la comptabilité officielle, n'existe pas. Pour connaître son existence, il faut être soit le titulaire du compte soit la personne à la tête du système.

J'ai la certitude - fondée sur un certain nombre de témoignages - que cette double comptabilité existe. Existe-t-elle encore ? Je ne sais pas et je souhaite pouvoir présenter aux membres de cette Mission d'information des personnes qui pourront corroborer mes propos. Je sais que la justice luxembourgeoise s'intéresse également à cette question, et je pense d'ailleurs qu'elle a pu se procurer le rapport Simmet ou est sur le point de le faire.

Il n'existe dans le monde que deux chambres de compensation internationales ; si par hasard l'une des ces deux chambres avait un système de double comptabilité, c'est tout le monde financier qui serait secoué, ce qui est difficile à admettre.

M. le Président : Vous venez de dire que la justice luxembourgeoise pourrait avoir accès à ce rapport faisant état d'une double comptabilité.

M. Denis ROBERT : Tout à fait. J'ai reçu un courrier d'un magistrat luxembourgeois responsable du parquet anti-blanchiment qui s'intéresse à cette question. Le Luxembourg est dans une situation difficile : nous sommes contactés par des magistrats et des commissions d'enquête, à Strasbourg comme à Paris, il ne peut donc pas faire comme si cela n'existait pas.

Je voudrais également vous dire que la société Clearstream a annoncé partout qu'elle allait déposer des plaintes en diffamation, or aucune plainte n'a été déposée à ce jour. Et des représentants de Clearstream nous suivent dans tous nos déplacements - ils sont là aujourd'hui.

J'en terminerai en vous disant que ce que l'on vit aujourd'hui - le fait de devoir nous expliquer -, j'aurais préféré m'en passer. Toutes les questions concernant la comptabilité, les comptes non publiés, les clients, je les ai posées et reposées à M. André Lussi, qui n'a jamais voulu me répondre - j'en possède la preuve par lettres recommandées, E-mails, etc. Aujourd'hui, il se complaît dans le silence et l'intimidation, ce qui est inacceptable.

M. Ernest BACKES : Nous avons mis la main sur un document très intéressant, un fax envoyé par le plus ardent défenseur des thèses de M. Lussi, M. David Cowan. En date du 4 octobre 1995, M. David Cowan a envoyé à M. Roger Martin - avec copie à M. André Lussi - un fax de la bourse de Montréal pour l'avertir de ce que l'on raconte partout sur ce qui se passe à Cedel ; il parle, dans son fax, de la double comptabilité, et le prévient qu'un jour il aura des problèmes.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

Nous allons consacrer une partie de nos travaux, dans les semaines qui viennent, à développer les éléments contenus dans votre ouvrage et à auditionner tous ceux qui sont cités ou qui jouent - ou ont joué - un rôle dans le fonctionnement de ce système. Si nous le faisons, c'est parce que nous considérons que si les éléments d'information contenus dans votre livre s'avéraient non infirmables, nous détiendrions des éléments, non seulement pour instruire devant l'opinion le procès d'une déréglementation financière qui a permis de favoriser le crime, mais également pour permettre aux autorités publiques de se saisir de ces questions. L'absence de tout contrôle public sur les chambres de compensation, alors que nous mettons du contrôle public partout, fait que nous avons toléré - et pour certains organisés -, au c_ur du système financier international, de véritables poches d'obscurité.

C'est la raison pour laquelle nous vous remercions d'avoir accepté notre invitation et que dans les semaines qui viennent nous entendrons non seulement les responsables de Clearstream, mais également les banquiers français et les différents acteurs de ce système, afin d'élucider les différents points allégués dans votre ouvrage.

Je vous remercie.

Audition de M. Jacques-Philippe MARSON
ancien directeur général de la chambre de compensation
Cedel Clearstream

(procès-verbal de la séance du mercredi 4 avril 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous recevons aujourd'hui M. Jacques-Philippe Marson, ancien directeur général de la chambre de compensation Cedel Clearstream.

L'ouvrage de Denis Robert et d'Ernest Backes relatif au fonctionnement de Cedel Clearstream nous a conduits à nous interroger sur le fonctionnement des chambres de compensation, ainsi que sur un certain nombre d'éléments qui ressemblent davantage à des dysfonctionnements. Le plus important est qu'il existerait, au sein de Cedel, une double liste de comptes : des comptes publiés et des comptes non publiés. Bien entendu, et nous l'avons compris, les comptes non publiés liés à un compte publié ne posent pas de problème ; cependant, il existerait des comptes non publiés non rattachés à un compte publié.

Ma première question portera donc sur l'accès à cette liste de comptes non publiés. Qui pouvait en disposer, uniquement M. Lussi, comme le prétendent les auteurs de l'ouvrage, l'ensemble des membres du conseil d'administration ou juste certains membres ? Etait-elle automatiquement distribuée ? Pouvait-on y avoir accès sur simple demande ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Monsieur le président, si vous le permettez, je vais tout d'abord vous donner une explication sur la nature des comptes publiés et non publiés.

Une institution financière, par définition, ne publie pas les comptes de ses clients. La publication des comptes des clients est donc un caractère anormal pour des institutions telles que Clearstream ou Euroclear ; elle est due au fait qu'elles ont une fonction d'utilité publique, dans la mesure où elles ont un quasi-monopole dans l'activité qu'elles exercent.

La raison de la publication des comptes des clients dans ces organismes est la suivante : donner une référence numérique pour permettre aux personnes qui souhaitent entrer en communication - échanger une transaction avec une contrepartie qui se liquidera dans le système de compensation - d'identifier la contrepartie. Il s'agit d'un élément dit de matching de la transaction : l'acheteur et le vendeur envoient une transaction à la chambre de compensation, chacun référençant l'autre partie.

Comme vous l'avez dit, il existe des comptes non publiés liés à un compte publié, c'est ce que l'on appelle des sous-comptes. Et lorsque Denis Robert m'avait signalé l'anomalie d'un certain nombre de comptes non publiés chez Clearstream par rapport à Euroclear, je l'avais invité à parler plutôt de sous-comptes. Ainsi, on s'aperçoit que dans les deux systèmes on arrive à un nombre de comptes ou de sous-comptes à peu près équivalent - il est légèrement supérieur chez Clearstream.

Un sous-compte non publié a pour objectif de réaliser une ségrégation d'actifs liée à l'utilisation d'un compte. Si BNP-Paribas ouvre un compte à son nom auprès de cet organisme financier et souhaite ne pas mélanger les titres de sa propre trésorerie aux titres détenus pour le compte des clients, nous faisons une différenciation globale sur ce critère : nous ouvrons un sous-compte pour les titres des clients que nous ne communiquons pas au marché puisque les transactions que BNP-Paribas va réaliser au titre de contrepartie sur les marchés se feront à partir de ses propres actifs.

M. le Président : C'est ce qui expliquerait, selon vous, le fait que l'on trouve comme titulaires de comptes chez Clearstream, non pas seulement des banques mais également des sociétés ; les banques auraient ouvert, au nom de leurs clients, un sous-compte référencé au nom de la société.

M. Jacques-Philippe MARSON : En principe, le sous-compte est ouvert au nom de la même entité juridique que le compte principal. Si une banque ouvre un compte pour une entité tierce, nous ne sommes plus dans la logique du sous-compte, mais celle d'un compte séparé qui peut être publié ou non publié (c'est-à-dire un autre client).

S'agissant du compte non publié, nous revenons dans la logique universelle des institutions financières : certains clients ne souhaitent pas voir leurs comptes publiés. Ce qui est le cas, par exemple, des banques centrales. Comme je l'ai expliqué à Denis Robert, le facteur « compte publié ou non publié » n'est pas un facteur déterminant prouvant un dysfonctionnement ; il s'agit d'un facteur tout à fait normal dans ce type d'organisation.

M. le Président : Lors de l'ouverture d'un compte, le conseil d'administration était-il consulté ? Quelle est la procédure normale pour accepter un nouveau client et lui ouvrir un compte, et de quels éléments d'information les administrateurs disposaient-ils ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Les administrateurs d'une banque ou d'une institution financière ne vérifient jamais l'ouverture des comptes - cela est du ressort de la gestion de l'entreprise. Il apparaît cependant que dans les deux chambres de compensation un certain nombre d'administrateurs sont désignés comme faisant partie d'un comité d'admission. Ce dernier fonctionne avec les règles classiques d'acceptation de clients d'une institution financière. Il existe donc une procédure, qui fait partie de la gestion administrative des comptes, sur laquelle sont récoltées un certain nombre d'informations relatives à l'entité juridique.

La société qui souhaite ouvrir un compte - banques ou sociétés de bourse - doit fournir l'ensemble des informations nécessaires pour son identification, et permettant d'appréhender sa capacité à utiliser le système. Il y a donc un exercice réalisé par le management au sein d'une entité qui gère ce type d'activités, et une demande pour approbation est envoyée à un groupe de trois ou quatre administrateurs. Généralement, ce contrôle fait par les administrateurs a pour but de vérifier la qualité de crédit et la réputation de l'entité qui souhaite ouvrir un compte.

M. le Président : Dans le cadre de cette Mission, nous avons pu voir les listes de comptes de Clearstream - que l'on trouve d'ailleurs dans l'ouvrage de Denis Robert et d'Ernest Backes. Or, en dehors des institutions financières, il semblerait que des entreprises seraient des clients directs. Confirmez-vous ce fait ? Si oui, en aviez-vous connaissance ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Les membres du conseil d'administration ne sont pas consultés pour l'ouverture ou la fermeture des comptes ; éventuellement, un rapport est remis par le management au conseil d'administration.

Chez Euroclear, il existe une procédure de rapport établi par le management qui fournit notamment la liste des comptes ouverts et la liste des comptes clôturés ; cette annexe est remise aux administrateurs, même s'ils ne sont pas consultés sur cette activité.

Il est tout à fait correct de dire - mais je ne sais pas jusqu'à quelle date, en tout cas jusqu'à mon départ - que les statuts de l'entreprise ne permettaient pas l'ouverture de comptes d'entreprises. L'accès en tant que clients ou participants à ces organismes était limité aux professionnels intermédiaires financiers - essentiellement des banques et des sociétés de bourse.

M. le Président : Ce qui veut dire que si les faits allégués dans cet ouvrage sont avérés, il s'agira pour vous, ancien directeur général, d'une véritable surprise. Les statuts de l'entreprise ont pu évoluer, mais à l'époque où vous exerciez votre fonction, cela ne se faisait pas.

M. Jacques-Philippe MARSON : C'est quelque chose qui, en effet, ne se faisait pas, et si cela se faisait, c'était anormal.

M. le Président : Et vous n'avez jamais eu à connaître ce genre de chose ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Je n'ai été ni consulté ni sollicité pour l'ouverture d'un compte dit « corporate ».

M. le Président : Il semblerait que Clearstream possédait une politique commerciale assez offensive - on peut le comprendre, puisque les deux chambres de compensation sont en concurrence - pour amener des banques ou des sociétés de bourse à travailler avec elle. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistait cette politique commerciale ?

M. Jacques-Philippe MARSON : « Politique commerciale offensive » est sans doute une bien grande expression, quand il s'agit d'un duopole ! L'offensive commerciale se résume à essayer de comparer vos services par rapport à ceux de votre unique concurrent.

Revenons à l'origine de la création des systèmes. Le système Euroclear est né au sein de la banque Morgan, à Bruxelles. A l'occasion de la création du premier instrument dit « euro-obligataire », les autorités fiscales anglaises ayant taxé ce type de transactions, le « lead manager » a recherché une solution moins onéreuse et s'est adressé à Morgan, présente depuis le début du siècle à Bruxelles, pour lui demander de conserver un document qui venait d'être établi et qui représentait une émission de 50 millions de dollars - destinée au financement des autoroutes italiennes.

Il a été demandé à cet opérateur d'imprimer physiquement les titres et de les distribuer aux souscripteurs ; un « lead manager » réalise la transaction pour le compte de l'emprunteur, et trouve un ensemble d'acheteurs qui sont les membres du syndicat acheteur. Il s'agissait d'un service « titres » au sein de la succursale belge de la banque Morgan. Cette activité a démarré en 1968 et s'est développée fortement dans les années qui suivirent et jusqu'en 1971. A cette époque, les banques européennes se sont consultées, trouvant qu'il était anormal que l'évolution des euro-obligations se fasse dans une banque américaine.

Le concept de Cedel - Centrale de Livraison - est alors né, autour d'une centaine de banques qui ont décidé de créer un organisme concurrent à Euroclear. En 1971, IBM a été mandaté pour développer un système informatique qui est entré en fonctionnement en 1972. Ces cent banques européennes sont donc les fondatrices de cette coopérative. En réaction, la banque Morgan a vendu son système informatique à une autre centaine de banques, et la société Euroclear a été créée.

Pour revenir à votre question, les 200 plus grands opérateurs du marché financier, qui ont chacun 100 banques amies, sont déjà tous dans un système ou dans l'autre ; vouloir aller chercher un fondateur d'un côté pour le faire passer de l'autre est une gageure. Les pays européens étant largement liés à la création de Cedel, et les Etats-Unis et l'Angleterre étant largement liés à Morgan. Cedel et Euroclear se sont donc essentiellement battues sur les comptes de banques et de sociétés de bourse au Moyen-Orient, en Asie, au Japon et marginalement en Amérique latine et dans d'autres parties du monde où les intervenants financiers avaient des activités plus limitées au sens international.

M. le Président : Les autorités de contrôle - et c'est le cas au Luxembourg - recommandent aux institutions financières d'être particulièrement vigilantes à l'égard des banques se situant dans des territoires non coopératifs. Des organismes tels que Euroclear ou Clearstream possèdent-ils ce type de procédures de vigilance particulières ?

Nous aimerions également comprendre pourquoi nous assistons à une multiplication de succursales de grandes banques dans ces territoires non coopératifs. Selon vous, pour quels motifs une banque - Paribas, par exemple - ouvre-t-elle un compte à Vanuatu ? Par ailleurs, qui décide l'ouverture d'un tel compte, qui en a connaissance et qui peut intervenir en tant que donneur d'ordres, par rapport notamment à la chambre de compensation ?

M. Jacques-Philippe MARSON : La réponse fondamentale que je puis vous donner est : je ne sais pas. Je ne peux que vous parler de ce qui est directement lié à l'activité dont j'ai la responsabilité.

En tant que cadre de direction du groupe BNP-Paribas, j'ai aujourd'hui la responsabilité d'une filiale - BNP-Paribas Sécurities Services - dont j'assume la présidence. Cette filiale possède 16 comptes chez Clearstream et 2 chez Euroclear. Je peux donc vous dire qui les a ouverts, pourquoi et ce qu'il y a dedans. Pour ce qui se passe ailleurs dans le groupe, je ne sais rien ; la responsabilité se fait par ligne d'activité. Paribas est organisée par ligne d'activité, et ligne de métier, et chaque ligne de métier a la responsabilité de l'ouverture des comptes auprès de ses correspondants. Nous utilisons Clearstream et Euroclear comme des correspondants titres, de la même manière que nous avons des comptes titres ouverts par exemple auprès de Hong-Kong Shanghai Bank en l'Asie ou la Citibank en Amérique latine.

Nous détenons, pour le compte de nos clients, essentiellement dans Euroclear et Clearstream, les instruments pour lesquels ils ont été créés, à savoir les instruments euro-obligataires.

M. le Président : Et que pouvez-vous nous dire sur cette inflation de succursales de grandes banques situées dans des territoires non coopératifs ? En quoi cela facilite le travail des banquiers ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Si vous avez noté ma réaction lorsque Denis Robert m'a montré le nombre de comptes non publiés dans ces pays-là ; ma réponse a été la suivante : « C'est bizarre ». Je n'ai pas d'explication rationnelle, mais je ne porte aucun jugement sur ce fait.

M. le Président : Vous en êtes au même point que nous.

M. Jacques-Philippe MARSON : J'ai été ravi d'apprendre que cela s'était passé après mon départ !

M. le Président : Vous avez dit à plusieurs reprises que ces chambres de compensation n'ont pas été créées pour assurer des transactions de cash. Or il semblerait, selon M. Backes, que les chambres de compensation peuvent aussi servir à des transactions de cash. Quelle est votre analyse à ce sujet ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Par définition, les deux chambres de compensation ont trouvé leur efficacité dans la conjonction des flux titres et cash. L'ouverture d'un compte dans l'un de ces organismes correspond à l'ouverture d'un compte virtuel à deux entrées : un compte titres et un compte cash. L'objectif étant d'échanger les deux classes d'actifs titres et cash simultanément. Lors d'une vente de titres, ces organismes contrôlent les numéros de comptes des contreparties, la nature des titres, la quantité de titres et la date de liquidation. Lorsque les deux transactions, (celle du vendeur et celle de l'acheteur) concordent, ces organismes (Euroclear ou Clearstream) échangent par écritures en compte les titres et le cash entre le vendeur et l'acheteur à la date de liquidation (date du règlement/livraison).

Les deux organismes, Cedel et Euroclear, plus celui de la banque fédérale américaine sur les titres d'Etat américains sont les trois seuls systèmes au monde qui garantissent le contre-paiement - livraison, contre-paiement - qui élimine le risque entre contreparties.

La première fois que vous achetez des titres, il faut bien mouvementer du cash vers votre compte, auprès de cette institution ; c'est la raison pour laquelle il peut y avoir un mouvement cash qui ne soit pas lié à un mouvement titres : pour alimenter un compte cash qui va servir à régler la livraison de titres. De la même manière, ce compte cash peut-être alimenté du crédit d'un coupon ou d'un dividende, et ce coupon peut soit être réinvesti pour racheter d'autres titres à une contrepartie du système soit simplement être mouvementé en dehors du système.

Très souvent, Euroclear et Cedel ont été utilisées par des petites banques comme correspondants universels. Il existe, en finance, une règle fondamentale : la finalité de l'échange d'un actif se produit toujours dans le pays d'origine de cet actif. En d'autres termes, le franc français n'existe qu'en France. A partir du moment où vous voulez travailler en franc français, vous devez ouvrir un compte auprès d'un correspondant français. La masse monétaire circule dans un système en vase clos, dont le centre est la banque centrale qui alimente un ensemble de banques dites « banques agréées » ; c'est cet ensemble qui permet la finalité de l'échange de l'actif cash.

Si une banque canadienne souhaite acheter un actif financier dont la contre-valeur doit être payée en franc français, elle devra ouvrir un compte auprès d'un correspondant qui fonctionne dans le système français. Bien entendu, elle peut le faire de manière indirecte : cette banque peut choisir une grande banque canadienne qui a un correspondant en France, BNP-Paribas, cette dernière faisant partie du système de compensation cash en France.

Euroclear et Cedel ont une particularité : elles ont elles-mêmes leur réseau de correspondants cash et peuvent donc servir de concentrateurs par rapport à des institutions qui, plutôt que de gérer un réseau de correspondants, ont simplement à s'adresser à ces organismes pour gérer la totalité des connectivités au niveau des différents systèmes cash de la planète. Ce réseau de correspondants couvre 30 à 40 pays, alors que l'on estime aujourd'hui à 110 le nombre de marchés où l'on peut investir.

Pour répondre à votre question, on peut mouvementer du cash, indépendamment des mouvements de titres, chez Clearstream et chez Euroclear.

M. le Président : Denis Robert et Ernest Backes dénoncent, dans leur ouvrage, non seulement l'existence de comptes non publiés, non rattachés à des comptes publiés, mais aussi la confection d'une double comptabilité - dont l'une, bien entendu, serait officieuse. Pensez-vous que cela soit possible ? Cela nous renvoie aux procédures mises en place par les réviseurs - les cabinets chargés de valider les comptes. Une double comptabilité a-t-elle pu échapper à leur vigilance ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Lors de mon interview avec Denis Robert, j'ai essayé d'être didactique dans mon explication de la nature d'un organisme de clearing ; nous avons d'ailleurs philosophé sur le concept de blanchiment d'argent. Et je lui ai dit que les chambres de compensation ne sont pas l'endroit où l'on fait du blanchiment d'argent. L'ouverture d'un compte publié ou non publié, qu'il soit consolidé dans une comptabilité ou dans deux comptabilités, ne change rien au principe fondamental que ce n'est pas l'endroit où l'on fait du blanchiment d'argent.

Pour répondre spécifiquement à votre question, peut-il exister des comptes qui ne soient pas consolidés dans la comptabilité générale, la réponse est : je n'en sais rien, je ne sais pas si cela est possible ou non. Si cela est possible, et si c'est le cas, alors c'est dramatique, et cela veut dire qu'un certain nombre d'organismes de contrôle internes comme externes n'ont pas fait leur travail. Mais personnellement, je ne le crois pas.

M. le Président : Je vous remercie de la sincérité et de la justesse avec laquelle vous cherchez à nous éclairer.

Vous avez exercé la fonction éminente de directeur général, or vous avez reconnu que vous n'aviez accès ni à l'ouverture des comptes ni aux administrateurs eux-mêmes ; vous étiez donc sous-informé - cela était dû aux fonctions que s'était attribuées le président directeur général. Pouvez-vous nous confirmer que vous n'aviez pas accès aux comptes de Cedel ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Vous reprenez là une citation de l'article paru dans Le Monde. Lorsque j'ai dit ne pas avoir eu accès aux comptes, je parlais en fait des comptes sociaux. Je n'avais en effet aucune responsabilité, et je pense que les procédures qui existaient, ont été correctement respectées pendant mon mandat.

M. le Président : S'il y a eu un dérapage dans le fonctionnement de Clearstream - ce que nous ne savons pas encore, même si de nombreux éléments sont inquiétants -, il semblerait, selon les auteurs de l'ouvrage, que la responsabilité de M. Lussi soit engagée, notamment parce qu'il avait refusé le principe dit des « quatre yeux ». Pouvez-vous nous confirmer qu'il y avait un exercice un peu solitaire du pouvoir ?

M. Jacques-Philippe MARSON : C'est exact.

M. le Président : Pensez-vous que cela a pu conduire à certaines dérives ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Toute réponse que je pourrais donner serait totalement subjective. Tout dépend de l'intégrité de la personne qui exerce ce pouvoir.

M. le Président : Vous est-il arrivé de vous inquiéter de cet exercice solitaire du pouvoir, de poser certaines question ou d'en faire part à certains des administrateurs ?

M. Jacques-Philippe MARSON : J'avais un sentiment d'inconfort de fonctionnement dans l'organisation ; j'ai exprimé auprès de différentes personnes au sein de l'organisation, du conseil d'administration et auprès des autorités de contrôle mon souci du respect du principe des « quatre yeux ».

M. le Président : Vous vous êtes donc inquiété de ce cet exercice solitaire du pouvoir auprès des autorités luxembourgeoises chargées du contrôle de l'entreprise. L'avez-vous fait oralement ou par écrit ?

M. Jacques-Philippe MARSON : De façon orale, à mon départ.

M. le Président : Vous avez été accueilli avec intérêt ?

M. Jacques-Philippe MARSON : On m'a écouté poliment.

M. le Président : Aviez-vous le sentiment que les autorités de contrôle luxembourgeoises avaient ou mettaient les moyens nécessaires pour contrôler correctement le fonctionnement de cette entreprise ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Tout est une question d'appréciation en termes de moyens nécessaires pour faire face à une fonction de réglementation. Encore une fois, ma réponse ne pourra être que subjective, car elle sera le résultat de mon appréciation personnelle.

Si j'essaie de comparer la force de frappe de différentes autorités de réglementation et de contrôle, je dirais que les Etats-Unis viennent largement en tête en termes de contraintes réglementaires et de moyens mis en _uvre pour exercer ces missions. Ensuite, viennent les pays d'Europe ; or la taille des pays européens est un critère important en termes de moyens mis en place. L'Angleterre, l'Allemagne, la France possèdent des moyens proches de ceux des Etats-Unis. Après, on constate une dégradation progressive, généralement en fonction de la taille des pays. Le Luxembourg n'étant pas l'une des plus grandes nations sur cette planète, il est automatiquement sujet à cette loi de la nature qui veut que l'administration et l'autorité de contrôle aient des moyens relativement limités.

Le Luxembourg est un pays qui, sur le plan des services financiers, est spécialisé dans la gestion d'actifs. Toutes les banques (à de rares exceptions près) qui y sont établies sont essentiellement des banques de clientèle privée (type gestion de fortune). Dans ce contexte, le Luxembourg se caractérise également par une industrie de la gestion des fonds (investissements collectifs) très développée. La réglementation qui s'y est développée est rigoureuse en cette matière et a démontré son efficacité au fil des années pour protéger les clients privés et les porteurs de parts de Sicavs, FCP et autres instruments d'investissements collectifs.

M. le Président : Depuis la sortie du livre de Denis Robert et d'Ernest Backes, on est frappé par le fait que les chambres de compensation gardent la mémoire de toutes les transactions financières qu'elles réalisent. Pouvez-vous nous confirmer cette traçabilité ?

Les juges spécialisés dans la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment d'argent ont du mal à suivre les mouvements de capitaux, l'argent circulant très vite. En tant que directeur général avez-vous été sollicité par des juges souhaitant mener des investigations à l'intérieur de la chambre de compensation ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Non, je n'ai jamais été saisi d'une telle demande.

En ce qui concerne votre première question, il n'est pas spécifique aux chambres de compensation de mémoriser les transactions ; c'est le cas de toute institution financière, puisqu'il existe une obligation légale de garder des archives.

Il convient de noter qu'Euroclear et Clearstream sont à la fois des chambres de compensation et des banques commerciales. Par ailleurs, il existe souvent une confusion entre les chambres de compensation et les systèmes de dépositaires centraux internationaux. Ces derniers sont une création des banquiers - fin des années soixante, début soixante-dix - pour éliminer les mouvements physiques sur les titres - en France, il y avait la Sicovam, devenue Euroclear France. Il s'agit d'organismes nationaux qui n'ont pas le caractère bancaire, qui conservent sous forme physique ou dématérialisée l'ensemble des titres.

Euroclear et Clearstream sont des exceptions et sont nés, je vous le rappelle, de la création de l'euro-obligation, dont la caractéristique est d'établir une déconnexion complète entre la nationalité de l'émetteur, la nationalité de la devise d'émission et la nationalité de l'investisseur. Ce type d'obligation complète la gamme des instruments obligataires (dit « de taux »), qui comprend les obligations domestiques (Saint-Gobain qui émet du papier en FRF et le vend à des investisseurs français) et les obligations dites « internationales » (Saint-Gobain qui émet en USD et vend aux USA).

Ce système est né en 1968. Il a fallu trouver une patrie pour la finalité de l'échange ; c'est à cela que sert le système de dépositaire central. La finalité d'échange d'un titre s'effectue universellement de la même manière dans tous les pays du monde avec une connexion auprès de la banque centrale et une autre connexion auprès du dépositaire central.

Au fil du temps, Euroclear et Clearstream ont étendu leurs services pour prendre en conservation, de façon virtuelle, les documents - elles utilisent les coffres des autres banques. Aujourd'hui encore, l'euro-obligation est un marché matérialisé : les titres sont imprimés et déposés auprès des banquiers, généralement au Luxembourg et en Angleterre dans le cas de Clearstream et en Belgique, en Angleterre et en Suisse dans le cas d'Euroclear.

A la création de Cedel en 1972 en 1972, celle-ci a fonctionné comme une banque, mais sans licence, puis en 1992, Cedel est devenue Cedel bank.

Parallèlement, la banque Morgan a vendu en 1972 le système Euroclear mais en a gardé la gestion. Les comptes cash se trouvaient dans le bilan de Morgan. Euroclear s'est progressivement dégagée de Morgan et le 1er janvier 2001, Euroclear banque a été créée ; mais c'est une anomalie dans l'histoire de la finance - un dépositaire central n'est généralement pas une banque - alors qu'Euroclear et Clearstream sont des banques. Cela pose d'ailleurs quelques soucis stratégiques aux banquiers, le dépositaire central devant être simplement un notaire de titres et non pas un concurrent des banques qui les ont créés.

M. le Rapporteur : Monsieur Marson, nous avons interrogé de nombreux professionnels de la banque ; un certain nombre de cadres de haut niveau de banques européennes nous ont expliqué que leur métier consistait à faire des écrans, c'est-à-dire à organiser le cloisonnement entre la provenance et la destination des échanges et des flux de capitaux.

Lorsque nous les interrogeons sur l'utilisation qu'ils font du système des chambres de compensation, ils nous répondent qu'il s'agit de l'instrument privilégié de la construction des écrans. Quand on pose cette question aux dirigeants de Cedel Clearstream, nous obtenons des éléments de réponse intéressants et précis - notamment en ce qui concerne le cloisonnement des responsabilités. Nous nous apercevons que l'enchaînement des mécanismes aboutit à une organisation caractérisée, volontaire de systèmes de blanchiment.

Que pensez-vous de la situation dans laquelle nous nous trouvons ? Car aujourd'hui nous ne pouvons que considérer que les mécanismes de compensation sont l'un des maillons de l'accomplissement d'un processus de blanchiment.

M. Jacques-Philippe MARSON : Je ne partage pas le point de vue selon lequel le métier de la finance consiste à construire des écrans ; il a pour objectif de faciliter l'économie à fonctionner. Le métier bancaire est segmenté en spécialisation : la banque d'investissement aide les producteurs de l'économie à récolter des capitaux pour leur développement - création du capital, création d'actions et d'obligations ; la banque de gestion gère les actifs accumulés, les fortunes ; la banque de détail vise à faciliter la vie économique de chaque individu ; et la banque de flux gère les grands flux financiers à un niveau de grossiste. J'intégrerai dans cette dernière catégorie les organismes de compensation.

Bien entendu, vous pouvez me dire que toute institution, et pas seulement financière, peut être utilisée dans un but de blanchiment. Mais je ne pense pas que le secteur financier puisse être spécifiquement identifié comme étant le point central où tout peut se passer. Le système de compensation n'est pas l'endroit où l'on va faire du blanchiment. Je ne dis pas que l'on ne peut pas l'utiliser dans ce but, mais ce n'est pas un endroit où l'on peut le faire mieux qu'ailleurs. Il est délirant d'affirmer que Cedel Clearstream est une « grande blanchisseuse » ; il s'agit d'un endroit trop visible, un endroit de concentration au niveau grossiste, et il serait à la limite maladroit de vouloir le faire là.

M. Charles de COURSON : Monsieur Marson, peut-il y avoir des échanges de titres sans contrepartie monétaire ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Oui.

M. Charles de COURSON : Ne pensez-vous pas que cela peut être dangereux ?

M. Jacques-Philippe MARSON : C'est dangereux pour celui qui prend le risque de vouloir le faire - c'est-à-dire de vendre ses titres et d'accepter de n'être payé, par exemple, que huit jours plus tard. Le but du système de compensation règlement-livraison contre paiement est justement de supprimer le risque entre l'acheteur et le vendeur (dit « risque de contrepartie »).

M. Charles de COURSON : Existe-t-il un contrôle sur la valeur des titres échangés ? L'échange est-il libre ou doit-il être effectué à la valeur du marché ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Le prix est libre et n'est pas contrôlé par la chambre de compensation ; elle ne contrôle que la cohérence entre le prix de l'acheteur et celui du vendeur.

M. Charles de COURSON : Je peux donc vous vendre une action IBM cotée 100 à 90, et vous acheter une action Michelin à 110 cotée 100.

M. Jacques-Philippe MARSON : Absolument. Le seul élément de contrôle du prix au sein de Clearstream et Euroclear est un contrôle d'équivalence entre le prix indiqué par le vendeur et le prix indiqué par l'acheteur.

M. Charles de COURSON : Il s'agit d'un mécanisme bien connu utilisé dans le cadre du blanchiment. Le prix de la transaction peut donc, puisque le rôle de la chambre de compensation n'est pas de le vérifier, être totalement déconnecté de la valeur de marché ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Les organismes Euroclear et Clearstream ont simplement l'obligation de vérifier la présence des éléments de matching : qu'il y ait bien un acheteur et un vendeur, qu'ils parlent de la même chose, que la vente concerne bien 1 000 titres et pas 100 000 et que le prix déterminé par l'acheteur correspond bien à celui du vendeur. Il est peut-être utile d'expliquer que Euroclear et Clearstream ne sont pas des opérateurs de compensation au sens de la compensation telle que pratiquée par un compensateur des flux d'une bourse (comme c'est le cas par exemple avec Clearnet en France). On utilise les termes « compensation, clearing, règlement/livraison » dans le cas de Euroclear et Clearstream, pour faire référence en fait uniquement au « règlement/livraison ».

M. Charles de COURSON : Même pour des valeurs mobilières cotées en bourse et pour lesquelles il est en principe interdit de les vendre à un prix différent de celui du marché ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Oui. La transaction peut même être payée à un prix zéro, si, par exemple, les titres sont livrés sans contrepartie cash. En revanche, le cash peut provenir d'une autre source. Si la confiance établie entre les deux contreparties est suffisamment grande, les titres peuvent être livrés par un canal et le cash par un autre. C'est anormal mais cela n'est pas impossible.

M. Charles de COURSON : Si je veux vous corrompre, je peux vous vendre des valeurs mobilières cotées 100 à 1. De même, vos actions qui valent 100, je peux vous les acheter 300.

M. Jacques-Philippe MARSON : Si nous sommes d'accord sur ce prix, celui-ci est indiqué dans les deux transactions qui seront reçues par la chambre de clearing, et la transaction sera liquidée de manière totalement automatique. Toutes ces transactions ne sont pas vérifiées manuellement.

M. Charles de COURSON : Vous êtes tout de même conscient que vous violez la loi : en France, comme dans d'autres pays, il existe un principe selon lequel on ne peut pas vendre des valeurs mobilières cotées - à part quelques exceptions encadrées par la loi - à un prix différent de celui du marché.

M. Jacques-Philippe MARSON : Rien ne prouve qu'il y a violation de l'obligation du prix de marché.

M. Charles de COURSON : Vous n'avez aucune obligation légale de vérifier le prix de la transaction ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Non, dans le cadre du fonctionnement des ICSDs tels que Euroclear et Clearstream.

M. le Président : La chambre de compensation est donc un intermédiaire, sans obligation de vérification du prix de la transaction. On peut cependant imaginer, étant donné qu'il s'agit de professionnels financiers, qu'ils seront contrôlés dans leur pays d'origine. Ne peut-on pas trouver là la justification de la multiplication de l'implantation de banques dans des territoires non coopératifs ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Toute organisation, quelle que soit la nature de son activité, décide de la conduite de ses affaires en fonction d'un comportement qui fait référence à un certain nombre de valeurs, celles-ci pouvant fortement varier.

Euroclear possède une politique d'admission très stricte, notamment en matière de qualité de crédit - vous éliminez automatiquement les petits intermédiaires.

M. le Président : Vous nous laissez donc entendre qu'il existerait une différence entre Euroclear et Clearstream : la politique de vérification de l'identité et des moyens de ceux qui désirent ouvrir un compte serait moins stricte à Clearstream - notamment du fait de l'absence du principe des « quatre yeux » ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Euroclear applique les critères d'éthique professionnelle définis par la banque Morgan ; Clearstream est une organisation indépendante qui dispose de ses propres critères de fonctionnement. Ces critères n'étant pas forcément les mêmes.

M. Charles de COURSON : Quels contrôles sont effectués sur ce type d'organismes ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Si vous posez la question dans chaque pays européen, vous allez être surpris de constater qu'il y en a en fait très peu sur les systèmes de dépositaires centraux. La France fait probablement exception, les Etats-Unis aussi. On retrouve donc le critère taille de marché, taille de pays.

Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'un phénomène relativement récent, et au moment où je vous parle des pays mettent encore en place des systèmes dépositaires centraux. Les pays où la réglementation des marchés financiers est moins avancée n'ont pas forcément pour priorité la mise en place de règles strictes ; en outre, ces organismes ont été créés comme une espèce de coopérative par les banquiers.

M. Charles de COURSON : La COB n'exerce aucun contrôle sur ces chambres de compensation ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Non, puisque Clearstream est au Luxembourg, et Euroclear en Belgique.

M. Charles de COURSON : Et les COB locales ou les institutions du même type.

M. Jacques-Philippe MARSON : Euroclear était réglementée comme une banque - la banque Morgan étant, au départ, l'opérateur du système - par la banque centrale belge.

M. Charles de COURSON : Nous l'avons vu dans l'affaire du Crédit Lyonnais, on ne peut pas dire qu'il y a eu beaucoup de contrôles !

M. le Président : Cedel est une coopérative bancaire qui réunit environ 80 banques - de grandes institutions -, que l'on a localisée au Luxembourg, laissant les autorités du pays se débrouiller avec un tel système. J'ai été tout de même frappé par la négligence des administrateurs par rapport à son fonctionnement ; en outre, nous avons eu tous tendance à nous décharger de ce système sur les autorités de contrôle d'un petit pays ne disposant pas de gros moyens.

M. Jacques-Philippe MARSON : Proportionnellement, face aux moyens de réglementation déployés au Luxembourg, je ne pense pas que Clearstream ait bénéficié d'un régime différent des autres institutions. La principale activité bancaire au Luxembourg est la gestion d'actifs. Les activités de contrôle sont donc plutôt centrées sur ce type d'activité dominante et si vous avez une organisation financière dont la mission est un peu différente, il est probable qu'elle rentrera moins dans le cadre d'un contrôle plus spécialisé dans la gestion d'actifs.

M. le Président : Monsieur Marson, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.

Audition de M. Dominique HOENN,
membre du conseil d'administration de la chambre de compensation
Clearstream International


(procès-verbal de la séance du mercredi 4 avril 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui M. Dominique Hoenn, administrateur de la chambre de compensation Clearstream International. M. Hoenn, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Notre Mission travaille depuis près de deux ans maintenant sur les questions de délinquance financière et de blanchiment d'argent, en France et en Europe. A ce titre, nous avons été amenés à voyager, à étudier les systèmes de lutte anti-blanchiment dans un certain nombre de pays, et à nous informer des procédures déontologiques qui existent dans le monde bancaire ainsi que des réglementations et du travail des autorités de surveillance.

Nous avons une double préoccupation. La première concerne le contrôle bancaire au sens large, la seconde est relative à la coopération judiciaire ; bien entendu, nous vous recevons dans le cadre de la première préoccupation.

Lorsque nous avons pris connaissance du travail réalisé par MM. Denis Robert et Ernest Backes, nous avons découvert, non pas l'existence des chambres de compensation, mais un fonctionnement d'une chambre de compensation qui semblerait poser des difficultés. Nous souhaitons, tout d'abord, tenter de mieux comprendre ces allégations et voir sur quel fondement elles peuvent reposer, et, ensuite, de mieux appréhender le système des chambres de compensation et leur signification.

Selon MM. Denis Robert et Ernest Backes, il existerait des comptes publiés et des comptes non publiés - qui peuvent avoir une justification, ne serait-ce que pratique -, dont certains ne seraient pas liés à des comptes publiés. Confirmez-vous ce fait, et si oui, pouvez-vous l'expliquer autrement que par des pratiques qui seraient des pratiques volontaires de dissimulation ?

M. Dominique HOENN : Je peux vous confirmer le premier point, mais pas le second, faute d'en avoir eu connaissance autrement que par ce livre. Il existe en effet des comptes publiés et des comptes non publiés ; en revanche, je n'ai pas connaissance de comptes non publiés non reliés à des comptes publiés.

L'explication de l'existence de comptes non publiés est extrêmement simple. Nous avons tous, pour des raisons réglementaires, besoin d'avoir, non pas un seul compte, mais une série de comptes ; un certain nombre de pays, dont la France, nous font obligation de faire une ségrégation entre les avoirs de la maison et ceux des tiers - et parmi ce qui appartient aux tiers, de distinguer ce qui appartient à des OPCVM et ce qui appartient à d'autres personnes. Par exemple, SICOVAM possède au moins quatre comptes.

M. le Président : Vous n'avez donc aucune information à nous livrer quant aux comptes non publiés non rattachés à un compte publié.

Actuellement, vous êtes administrateur de Clearstream. Le conseil d'administration a dû se saisir des informations parues dans cet ouvrage, une enquête a-t-elle été diligentée pour essayer de voir clair dans ces allégations ?

M. Dominique HOENN : Une enquête a été menée par KPMG et FRESHFIELDS, à l'initiative de l'ensemble de la maison. Il est évident, étant confrontés à ce type d'allégations, que nous devions réagir. Le contenu de cette enquête sera soumis au conseil d'administration.

M. le Président : Dans quel délai ?

M. Dominique HOENN : Nous tenons cinq conseils par an, environ un tous les deux mois, le prochain aura lieu en mai.

M. le Président : Nous avons reçu les auteurs de cet ouvrage (Révélation$) qui nous ont montré les listes de comptes ; nous les avons regardées publiquement et il apparaît qu'en plus des banques, des sociétés auraient ouvert directement des comptes chez Clearstream. Avez-vous connaissance de ce fait, et si cela est vérifié, quelle est votre appréciation ?

M. Dominique HOENN : Je n'ai pas connaissance de ce fait, mais cela ne me paraît pas être un problème. Un certain nombre d'entreprises ont un niveau d'activités sur le plan financier bien supérieur à un grand nombre de banques. Imaginons qu'elles aient cherché à avoir un accès direct pour éviter la chaîne d'intermédiaires dans laquelle elles ont une banque qui, elle-même, a un compte chez Clearstream ; cela ne me choque pas. Il s'agit d'un débat de concurrence entre une entité comme Clearstream, dont nous sommes actionnaires, et le métier que nous faisons. Pour Clearstream, nous sommes fournisseurs, clients et actionnaires ; nous les utilisons, mais ils nous utilisent également, car les actifs libellés en francs français conservés par Clearstream sont en pratique conservés à la BNP-Paribas.

Il existe donc un possible débat sur la vocation normale qui est de faire du business dans la communauté financière ; ce n'est pas forcément renoncer à offrir cette possibilité à des clients qui sont des non-banquiers. Mais étant donné que je ne sais pas de quoi il s'agit, je peux difficilement répondre à votre question.

M. le Président : En tant que membre du conseil d'administration, quelles informations détenez-vous sur la nature des clients, leur nombre, et les procédures d'ouverture de comptes ?

M. Dominique HOENN : Il s'agit d'une procédure strictement interne à laquelle le conseil d'administration n'est pas mêlé.

M. le Président : Il peut donc exister un certain nombre de clients, qui détiendraient des comptes non publiés, dont vous n'auriez pas connaissance.

M. Dominique HOENN : Oui. Le conseil en tant que tel ne se prononce pas sur l'acceptabilité ou la non-acceptabilité de tel ou tel client de Clearstream.

M. le Président : Le conseil d'administration a pu, peut-être, s'informer des procédures exigées à Clearstream pour l'ouverture d'un compte. Quelles sont ces procédures ?

M. Dominique HOENN : Un comité interne examine les états financiers et la respectabilité de l'entité qui souhaite ouvrir un compte. Il s'agit de la même procédure que celle qui est appliquée dans n'importe quelle banque.

M. le Président : Clearstream a la possibilité de faciliter des opérations concernant des titres, mais également du cash ; certains affirment d'ailleurs que cela ne peut pas se faire. Qu'en est-il exactement ?

M. Dominique HOENN : Qu'entendez-vous par faciliter ?

M. le Président : Organiser les transactions.

M. Dominique HOENN : Même punition, même motif, qu'entendez-vous par organiser ? Clearstream tient des comptes titres et des comptes espèces, et le mode de fonctionnement le plus normal, pour une telle entité, consiste à effectuer simultanément un mouvement dans le compte titre et un mouvement dans le compte espèce. Si j'effectue une transaction avec la Société Générale, Clearstream va s'assurer que l'on débite mon compte des titres en question pour les créditer à la Société Générale et que, simultanément, le compte espèces de cette dernière est débité pour créditer le mien.

M. le Président : Vous avez l'air relativement agacé par les questions que je vous pose. Quel est votre sentiment quant aux allégations contenues dans l'ouvrage?

M. Dominique HOENN : Je viens de répondre clairement à votre question. Clearstream tient des comptes titres et des comptes espèces ; à partir du moment où l'on tient des comptes, on ne peut pas se permettre de dire qu'il ne se passera jamais rien d'anormal. Il existe toujours un risque que le titulaire du compte l'utilise à des fins qui sont considérées comme pas très normales.

En revanche, avant d'accuser les gens en affirmant que l'utilisation qui est faite de ces comptes est anormale, il convient avant tout de déterminer s'il existe un degré de complicité dans la maison en question pour faciliter une utilisation anormale. Par ailleurs, on ne peut pas affirmer non plus que toute cette organisation a été bâtie dans le but de blanchir de l'argent ; je n'y crois pas du tout. Mais je ne suis pas suffisamment stupide pour vous dire qu'il ne peut jamais rien se passer.

M. le Président : Le conseil d'administration a-t-il abordé des questions importantes telles que la vigilance, la question du blanchiment et la mise en place de mécanismes pour lutter contre des procédures de blanchiment ?

M. Dominique HOENN : Il existe une série de comités, dont un comité d'audit qui vérifie non seulement les comptes, mais également les procédures. Bien entendu, ce n'est pas lui qui effectue la procédure systématique d'ouverture des comptes qui reste une procédure interne. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit d'une banque, qu'elle dispose donc de toutes les procédures que l'on trouve habituellement dans n'importe qu'elle banque ; bien entendu, il s'agit d'une banque particulière, puisqu'elle a vocation à faire essentiellement du clearing titres et titres contre espèces avec des entités bancaires.

M. le Président : En découvrant la liste des comptes, nous avons été surpris par la floraison de succursales ou de banques installées dans des territoires non coopératifs. Nous aimerions comprendre ce phénomène. Quels sont les éléments d'analyse que vous pourriez nous fournir à ce sujet ?

M. Dominique HOENN : Il existe une série de territoires sur lesquels les principales banques sont implantées, ne serait-ce que pour des questions de pur droit ; par exemple, le droit de tel ou tel pays permet assez facilement de créer une société. Une banque implantée sur l'un de ces territoires est soit un établissement qui fait remonter vers un siège central la totalité des mouvements de l'entité locale en question, soit une organisation complètement décentralisée dans laquelle chaque entité possède une série de comptes ; de la même façon qu'elle possède un compte chez Cedel, elle dispose d'un compte de correspondant aux Etats-Unis, en Suisse, bref dans toutes les unités monétaires. Tout cela ne me paraît pas anormal.

M. le Président : Nous avons auditionné M. Marson qui nous a confirmé, en tant qu'ancien directeur général chez Cedel, qu'il y a, ou qu'il y a eu, un exercice solitaire du pouvoir de la part de M. Lussi. A notre connaissance, ce dernier est toujours en fonction, or il est mis en accusation de façon très dure par Denis Robert et Ernest Backes : pensez-vous que cet exercice un peu solitaire du pouvoir continue, ou les choses ont-elles évolué - et qu'il n'existe aucun problème de fonctionnement et de concentration de pouvoir excessive, y compris par rapport à des problèmes déontologiques ?

M. Dominique HOENN : J'ai beaucoup de mal à répondre à cette question, ne faisant pas partie de la maison. M. André Lussi est pour moi l'administrateur délégué qui rend compte au conseil d'administration ; à cette occasion, nous n'avons pas affaire à un monologue d'André Lussi, ses collaborateurs interviennent également - c'est, par exemple, le responsable des comptes qui en fait la présentation.

Aujourd'hui, la structure de Clearstream est une structure dans laquelle 50 % des actions sont détenus par la Deutsch Börse. Le conseil d'administration est strictement paritaire : il est composé des représentants de l'ancienne structure Cedel et de ceux de la Deutsche Börse Et je puis vous affirmer que ces derniers savent se faire entendre. Le management de Clearstream est aujourd'hui assuré par des anciens de Cedel et des anciens de la Bourse de Francfort, Clearstream étant le produit de la fusion de Cedel et de ce qui était l'équivalent de la SICOVAM allemande - qui s'appelle désormais Clearstream Francfort. Il n'y a rien d'opaque dans le management, les Allemands ne le permettraient pas.

M. Gilbert LE BRIS : Les statuts de Clearstream autorisent-ils l'ouverture de comptes à des sociétés, si oui depuis quand ?

M. Dominique HOENN : Je ne sais pas répondre à cette question ! Je pense vous l'avoir dit clairement ; Clearstream n'a normalement pas la vocation d'ouvrir des comptes à des entreprises - elle travaille avec des banques.

M. le Président : Monsieur Hoenn, je vous remercie.

Audition de M. H.,
Ancien cadre de la société Clearstream

(extrait du procès-verbal de la séance du mercredi 19 septembre 2001)

Présidence de M. Vincent Peillon, Président

M. le Président : Monsieur H., je vous remercie de votre présence. Cette rencontre avait été prévue à plusieurs reprises et nous avons été obligés de la remettre pour des raisons qui vous appartenaient. Aussi, avant que nous ne commencions à parler sur le fond du système Clearstream et des différentes interrogations, légitimes ou pas, que l'on peut avoir à ce propos, je voudrais que vous nous disiez pour quelles raisons nous avons eu tellement de difficultés à vous rencontrer, alors que nous étions très impatients, étant donné vos importantes déclarations, faites dans le cadre des travaux menés par Denis Robert.

M. H. : L'explication est assez simple. Une instruction judiciaire était ouverte contre les dirigeants de Clearstream. Le juge d'instruction voulait d'abord m'entendre dans ce cadre là. Comme je vous l'ai écrit, je me mettais d'abord à la disposition de la justice luxembourgeoise avant de me déplacer à l'étranger.

M. le Président : Nous l'avons d'ailleurs parfaitement compris et c'était là une démarche normale.

Pouvez-vous nous indiquer pourquoi vous pouvez maintenant nous rencontrer ? Où en est cette instruction judiciaire ? Comment l'avez-vous vécue ? Je sais qu'il y a eu également des perquisitions chez Clearstream. Comment les choses se sont-elles passées, y compris par rapport aux allégations qui étaient les vôtres ?

M. H. : Il est plus simple que je commence par le résultat. Chez Clearstream les dirigeants et tout le management ont été changés. M. Lussi est parti. Les dirigeants ne sont plus là.

Une perquisition a été menée chez Clearstream par le juge d'instruction, avec moi. Je suis allé moi-même avec lui dans les locaux de Clearstream pour regarder, saisir et « sécuriser » des documents, ce qui a été fait.

Quand cela a été terminé, j'ai continué de travailler pour la police judiciaire, y compris les samedis et les dimanches. Je lisais les documents. En effet, j'étais depuis dix ans déjà hors du circuit et il fallait que je me mette à nouveau à l'aise avec les documents. Je passais donc mes matinées et parfois mes après-midi à la police judiciaire à lire les documents et à prendre des notes, pour pouvoir les guider sur une liste « traçable ». C'est bien là en somme que se situe le problème chez Clearstream : la trace.

Mais je ne savais pas que depuis la perquisition chez Clearstream je faisais moi-même l'objet d'observation de la police judiciaire. J'étais sur écoutes. Je ne le savais pas d'autant que je travaillais pour la police judiciaire. J'étais poursuivi parce que, soi-disant, j'avais des documents, point sur lequel je reviendrai plus tard.

Je travaillais donc sur ces documents depuis plus d'une semaine et j'avais même arrangé avec le juge d'instruction la façon dont je pouvais remettre des documents sans être pris à défaut moi-même.

Nous avions envisagé trois cas de figure. Nous avions « fabriqué » cela en quelque sorte. Il devait faire une perquisition chez moi, une perquisition dans mon bureau et une perquisition là où il trouverait vraiment les documents, à un autre endroit de travail. C'était de connivence avec moi. Nous avions déjà signé ce protocole le 17 mai dernier, lorsque nous nous sommes vus la première fois.

M. le Président : Pour la bonne compréhension, il s'agit bien de documents d'avant 1993, période durant laquelle vous étiez encore en fonction chez Clearstream.

M. H. : C'est exact !

J'ai indiqué à la justice trois transactions à poursuivre et ils sont ainsi entrés chez Cedel-Clearstream pour faire une perquisition. Je précise que j'ai donné des aveux pour ce que j'ai fait mais, d'après la loi, cela est prescrit.

A l'époque, le juge me demandait d'aller chercher dans le cadre de Clearstream des traces dans les programmes pour avoir une mainmise sur des éléments « poursuivables ».

D'après la loi luxembourgeoise, tout était prescrit : on ne pouvait pas attaquer les dirigeants. C'était réchauffer de la soupe mais on ne pouvait rien faire ! Je travaillais donc sur tous ces éléments pour avoir un filon, pour avoir une transaction, ou même deux ou trois, pour prouver le chemin. Comme je l'ai dit depuis le début, je ne voulais pas sortir le nom d'un client parce que cela tombait sous le secret bancaire et je serais alors fautif vis-à-vis de la loi. Je serais « coffré » ! C'est aussi simple que cela.

Mais je ne pouvais pas dire que je ne connaissais pas le système en soi. En effet, je dirigeais l'informatique et tout ce qui se passait chez Cedel passait forcément, non pas par mes mains, mais par mon service. Je ne pouvais pas dire « Je ne sais pas ... »

Nous avons donc sorti les documents. J'ai appelé les programmeurs que je connaissais dans le temps et je leur ai demandé de sortir les listing, les sources de programme. Nous étions dans le bureau de l'administrateur délégué qui a été mis à l'écart pour le moment et nous avions accès à tout sur son ordinateur.

Nous avons donc sorti tous les listing dont j'avais besoin pour commencer des recherches. Ils étaient assez volumineux et c'est sur cela que j'ai travaillé tout le temps. Sans exagérer, je peux dire que j'ai déjà trouvé des choses.

A ce moment-là, quand je travaillais, j'étais sur écoute. C'était un lundi matin. J'avais un rendez-vous avec un haut fonctionnaire belge, un ministre belge.

Le policier me téléphone chez moi, à huit heures moins le quart. J'étais déjà parti au bureau faire ma mallette pour partir. Il téléphone chez mon épouse qui lui dit que je suis parti en Belgique.

J'étais sous observation et voilà que je sortais avec des mallettes pleines. Les policiers luxembourgeois pensaient que j'emmenais en Belgique les documents originaux sur lesquels je travaillais. Je précise que j'ai aussi des bureaux en Belgique.

Alors, ils ont dit « Action ! » et ils m'ont coincé sur l'autoroute pour me prendre les documents qu'ils croyaient destinés au Gouvernement belge et que j'emmenais en Belgique. Ils voulaient s'approprier ces documents en utilisant les papiers qu'ils n'étaient même pas en droit d'utiliser pour faire la perquisition, qu'ils avaient faite ensemble, avec moi-même.

M. le Président : Ainsi, vous avez le sentiment d'avoir passé un accord avec le juge...

M. H. : J'ai passé l'accord, en bon citoyen luxembourgeois.

M. le Président : ...et d'avoir été trahi.

M. H. : Exactement !

M. le Président : Avez-vous porté plainte sur ces épisodes ?

M. H. : Je n'ai pas porté plainte mais j'ai quand même sorti des écrits à toutes les instances pour dire que c'était terminé et que je ne marchais pas, ni à la menace ni au chantage. J'ai fait une déposition et j'ai subi un interrogatoire. Depuis lors, c'est calme !

En tout cas, je vous donne mon impression : je peux dire que j'ai été utilisé.

Ils savaient bien que je connaissais le système. Je l'ai bâti et je suis un des rares qui peut retrouver les choses. Je suis maintenant convaincu que le but était de me discréditer, de s'approprier les documents et que mon témoignage et mes travaux soient anéantis.

M. le Président : Vous avez pu travailler quelques jours sur des documents, avez-vous dit ?

M. H. : Oui !

M. le Président : Vous n'avez pas eu le temps d'établir quoi que ce soit sur ces documents ?

M. H. : J'ai eu le temps d'établir certaines choses mais ils ont pris tout lors de la perquisition. Je n'ai pas fait de copies, premièrement par prudence et deuxièmement parce que je ne pouvais pas m'imaginer... C'était en sécurité dans mon bureau. Les policiers et moi-même savions qu'ils y étaient. J'ai été pris vraiment à froid. Je n'avais pas fait de copie. Ils ont tout emmené lors de la perquisition. Vraiment tout ! Y compris les ordinateurs de bureau et chez moi. C'était abominable. Je n'avais plus rien.

M. le Président : Vous venez de nous expliquer très précisément vos relations avec la justice et vous avez bien dit d'ailleurs que vous aviez choisi de collaborer pleinement avec elle.

M. H. : Oui !

M. le Président : C'est ce qui expliquait que vous ne nous avez pas rencontrés plus tôt.

Comme vous le dites, vous avez été « serré » sur l'autoroute ; vous avez eu des perquisitions chez vous. Avez-vous eu le sentiment d'avoir vécu d'autres pressions depuis le début de cette histoire ?

M. H. : Je ne comprends pas bien la question.

M. le Président : Est-ce que, depuis que vous avez porté ces accusations dans le film de Denis Robert, vous avez eu de la part du milieu financier ou de la part du milieu judiciaire un certain nombre de pressions sur vous ou sur votre famille ?

M. H. : Pas sur ma famille mais sur moi. Ce n'était pas des menaces mais des « conseils de bons amis » .... Si j'avais sorti un nom, j'aurais été vraiment.... Mais puisque je ne sortais pas de nom, personne ne s'énervait contre moi...

Je ne peux pas dire que je ne connais pas le système. Je le connais par c_ur et il n'a pas changé.

M. le Rapporteur : Vous considérez avoir été trahi par la justice luxembourgeoise qui, finalement, s'est retournée contre vous. Est-ce que vous considérez que sa crédibilité est en cause sur les conclusions même auxquelles la courte enquête préliminaire est parvenue, à l'issue des investigations menées par le parquet de Luxembourg.

M. H. : Ils n'ont pas mené beaucoup d'enquêtes. Il faut que je vous dise d'abord que ce système est très difficile à comprendre et pour le commun des mortels ce n'est quasiment pas possible. C'est très technique.

Tous les policiers et tous ceux que l'on avait mis sur l'affaire n'y connaissaient rien. Ils étaient dépendants de moi. C'est pour cela que j'y ai travaillé, pour leur donner quasiment un « vade-mecum » pour travailler, pour rechercher sur les microfiches ou n'importe où, pour les guider. Ils n'étaient pas capables de le faire. Depuis le début, il n'y avait pas les spécialistes.

Une seule fois, le procureur et la police judiciaire ont été avec l'audit du contrôle bancaire et son secrétaire général. Je leur ai expliqué. Mais le procureur et les policiers ne comprenaient rien, ce qui est normal et il n'y a pas de reproche à leur faire sur ce plan. Ceux du contrôle bancaire ont exactement suivi mes explications et ils ont dit que telle ou telle chose était possible, précisant que tel ou tel point était dans l'enquête. Ils ont confirmé par écrit à la police judiciaire les explications que j'ai données.

J'ai expliqué comment le tout fonctionnait mais sans donner de noms ! Tout cela est consigné par écrit et c'est en tout cas ce que l'on m'a dit.

M. le Rapporteur : Vous considérez donc que les conclusions de l'enquête préliminaire du parquet luxembourgeois sont sujettes à discrédit ?

M. H. : Absolument !

Premièrement, ils ne m'ont pas laissé faire mon travail et ils ont essayé de me discréditer. Quand j'ai commencé à trouver des « trucs », c'était fini.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous l'attitude de ces magistrats ?

M. H. : Il faut connaître les magistrats ! Je les considère tous comme des gens honnêtes et je ne veux pas les dénigrer. Pour une raison ou une autre, ils vont dans cette direction.

Le bouquin « Révélation$ », par lui-même, a provoqué un choc au Luxembourg.

Il y a trois forces : Euroclear à Bruxelles, la Deutsche Börse en Allemagne et Clearstream. Ils se combattaient pour avoir le clearing universel. Tout cela est maintenant prouvé parce que des papiers sont survenus. L'ensemble était planifié par la Deutsche Börse pour reprendre Clearstream. Ils ont utilisé le bouquin et mon intervention pour essayer de s'en accaparer. Ils ont éliminé les dirigeants de Clearstream et ils ont mis leurs hommes dedans. Tout cela est maintenant prouvé ! Des papiers de la Deutsche Bank existent et le journal Der Spiegel les a publiés... Il y a donc maintenant les preuves que cela était planifié de longue date.

Comment expliquer l'attitude des fonctionnaires, me demandez-vous ? Deux fonctionnaires, avant la mise en instruction, étaient allés voir à Francfort la direction de la Deutsche Börse. C'était un jeudi. Le vendredi soir, ils ont mis l'instruction en marche. Je le sais parce que la police judiciaire était chez moi, dans mon bureau .... et nous avons eu l'information par téléphone... C'était confirmé !

Quand on refait l'histoire, on voit que tout le monde était un peu manipulé et je l'étais aussi.

Le livre, lui, a provoqué quelque chose. Tout ce qui se passe au Luxembourg n'a pour le moment strictement rien à voir avec le livre. En tout cas, c'est mon opinion personnelle.

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que la justice est subordonnée aux intérêts financiers du Luxembourg ?

M. H. : On parle là d'un quart du budget national !

M. le Rapporteur : Bien sûr ! Si vous considérez que les magistrats sont personnellement honnêtes, ils ne sont pas indépendants. C'est votre position...

M. H. : Je suis formel à cet égard.

M. le Rapporteur : Est-ce que vous avez eu connaissance d'interventions du ministre de la justice, M. Frieden ?

M. H. : Non. Seulement par des tierces personnes ...

M. le Rapporteur : Des tierces personnes vous ont fait comprendre que le ministre de la Justice lui-même était intervenu ?

M. H. : J'ai eu connaissance de cela mais cela veut dire ce que cela veut dire. Mais je ne peux pas dire que je le sais directement.

M. le Rapporteur : D'accord. Merci beaucoup.

M. le Président : Nous allons repartir du début avant d'arriver à l'explication du système auquel vous avez collaboré et que vous avez mis en place, système de blanchiment, comme vous l'avez dit vous-même.

Auparavant, pourriez-vous nous préciser quelle a été votre fonction au sein de Cedel à l'époque, vos responsabilités dans l'organigramme et dans le fonctionnement ? Dans quelles conditions vous êtes-vous séparé de Cedel et quelles sont aujourd'hui vos activités ?

M. H. : Cedel, devenu Clearstream, a été fondé en 1970 et je l'ai rejoint en février 1972, quand cela a vraiment débuté, pour mettre en place, avec d'autres, l'informatique.

Cedel a été construit d'une manière totalement inverse des autres sociétés qui existaient. L'informatique est venue : Cedel-Clearstream a été construit autour d'une conception informatique, à laquelle tout le monde a dû s'adapter. C'est l'informatique qui dirigeait tout. C'est une logique totalement inverse de celle qui a prévalu ensuite concernant le rôle de l'informatique.

Deux ou trois personnes de l'équipe initiale sont toujours chez Clearstream. Avant que je ne parte, j'étais vice-président chez Cedel, avec l'administrateur délégué. Je dirigeais l'informatique, le télex, le SWIFT - les paiements - et l'expédition. J'avais la plus grosse partie de Cedel sous mes ordres, avec le plus grand nombre d'employés.

M. le Président : De quelle date à quelle date ?

M. H. : J'ai cumulé toutes ces fonctions de 1990 jusqu'à la fin. Auparavant, je n'en exerçais qu'une partie mais on m'en rajoutait. SWIFT  a été raccordé totalement à l'informatique - et cela rejoignait alors automatiquement mon département - alors qu'avant cela se passait par télex. Presque la moitié des gens étaient sous mes ordres.

M. le Président : Ayant des responsabilités aussi éminentes, à quel moment et dans quelles conditions avez-vous quitté Cedel-Clearstream ?

M. H. : Je n'ai pas « quitté » ! J'ai été « viré » par l'administrateur délégué Lussi, dans des conditions assez houleuses, ce dont je ne me cache pas.

Je deviens un peu nationaliste ... J'étais au Luxembourg et par de mes connaissances dans Cedel, je savais que Lussi et toute une autre équipe planifiaient d'aller à Londres. Tout était prévu pour faire cette délocalisation.

La mise en marche d'une nouvelle informatique à Londres impliquait alors que Clearstream se trouve à Londres. Si cette mise en marche se faisait ici, Clearstream se trouvait alors ici.

Etant dans l'informatique, j'étais alors en position de force et j'ai vraiment court-circuité les choses pour que Clearstream reste au Luxembourg. Il n'y a pas beaucoup de gens qui savent que j'ai tout fait pour. Après, il était impossible de partir.

A ce moment là, j'étais « cuit ». Ils m'ont envoyé un journaliste pour me questionner et pour pouvoir dire que je disais des « conneries ». C'était en somme un truc monté.

M. le Président : Pouvez-vous être un peu plus précis sur cet épisode du journaliste ?

M. H. : Il s'agit de Cowan qui a été engagé ensuite chez Clearstream, comme le journaliste de Lussi. A l'époque il était journaliste dans je ne sais plus quel journal, en Angleterre. Il questionnait tout le monde chez Cedel. Il venait également chez moi parce que, à ce moment là, j'étais représentant du personnel et je m'occupais beaucoup des affaires sociales.

Monsieur Simmet - également nommé dans le bouquin - me téléphone pour m'annoncer qu'un journaliste allait me téléphoner, me disant : « Je l'ai contrôlé. Il est bon... Tu peux lui parler. » C'est la seule erreur que j'ai faite dans ma vie : je n'ai pas « recontrôlé ». J'ai pris les mots de Simmet comme étant vrais et je me suis planté. On a discuté ensemble comme on le fait avec un journaliste. Je n'ai pas tenu des propos sur des choses qui tombaient sous le secret ou quoi que ce soit. Mais cela a suffi ! Le lendemain, j'ai compris : un huissier se présentait avec mon préavis à effet immédiat.

M. le Président : Depuis ce journaliste a été embauché ?

M. H. : C'est Cowan. Il a lui aussi été « viré ».

Pour la petite histoire, je dois dire que tous ceux qui m'avaient mis dans le pétrin sont eux-mêmes virés.

La théorie de la police judiciaire et du monde bancaire laisse entendre partout que j'ai orchestré le bouquin. J'aurais fais partie de l'orchestre et j'aurais mené tout ce petit jeu pour mettre ma vengeance en _uvre. Merci de m'accorder une intelligence aussi poussée. Je ne dis pas que cela ne me plaît pas. En tout cas, les milieux concernés croient que j'ai orchestré le livre d'une manière ou d'une autre.

M. le Président : C'est vous rendre un grand hommage.

M. le Rapporteur  : On ne prête qu'aux riches... (Sourires.)

M. le Président : Nous en venons au fond du sujet qui est très compliqué et très technique, comme vous l'avez indiqué. Nous n'allons pas parler de la double comptabilité qui est une résultante du premier problème.

Vous avez parlé de blanchiment à travers le système de Clearstream et, si je vous ai bien compris, vous avez pris vous-même des risques judiciaires en acceptant de collaborer. Votre fonction était techniquement de faire en sorte que certaines traces disparaissent entre des transactions, de telle sorte que le blanchiment puisse s'opérer.

Je voudrais que vous nous précisiez exactement et le plus simplement possible quel était ce système qui avait été mis en place et qui permettait le blanchiment.

M. H. : Je vais m'efforcer de résumer. J'ai passé près de vingt heures à expliquer à d'autres spécialistes ce mode de fonctionnement qu'ils commencent à comprendre seulement maintenant. Je vais résumer sans aller trop dans le détail.

Il faut d'abord savoir que dans le système Cedel seules les banques sont membres et clients. Au début du moins car maintenant tout le monde se ballade un peu là-dedans.

Je simplifie beaucoup. Quand une banque voulait passer une transaction, elle parlait avec un cadre responsable de chez Cedel et nous, nous « corrigions ». Nous faisions du « hard coding » : dans le programme, nous corrigions l'instruction qui allait venir.

Prenons une instruction pour un achat, une vente, un mouvement de fonds ou de titres. Nous la faisions disparaître ou nous la faisions mettre sur un autre compte. C'était cela le « hard coding », à savoir corriger dans le programme-source. C'est pour cela que j'avais imprimé chez Cedel les programmes-sources. Vous pouvez vous renseigner car c'est l'aspect le plus défendu de l'informatique.

On compilait le programme le matin. Nous savions quelles transactions venaient. « Si telle transaction vient, tu fais cela et cela... » C'était l'exception. Ensuite, quand tout était fini, on remettait l'ancien programme et on enlevait l'exception. C'était ni vu ni connu.

M. le Président : Je cherche à bien comprendre. Cela avait pour fonction de faire que la transaction demandée à Cedel n'apparaisse pas pour ce qu'elle était dans les enregistrements systématiques de toutes les transactions.

M. H. : C'est exact !

M. le Président : Etant averti de la transaction, il fallait faire une opération informatique de telle sorte que l'on ne puisse pas retracer la transaction opérée.

M. H. : C'est exact !

M. le Président : Cela a existé pour de petites transactions ou seulement pour de très grosses ?

M. H. : Pour tout ! Nous, les programmeurs et moi-même, ne regardions pas. Nous avions fait cela de bonne guerre au début parce qu'il y avait beaucoup de bogues dans les programmes. Nous ne regardions pas s'il s'agissait de 100 millions de dollars ou de 50 millions ! A un moment, on perd la notion de millions de dollars. Pour nous, 50 millions de dollars, c'était la même chose que 50 000 dollars.

Nous avons fait de grosses transactions...

M. le Président : Nous allons parler de la personne qui va vous donner un ordre. Mais cette dissimulation des transactions arrivait une fois tous les deux mois ou était-ce une pratique quotidienne ?

M. H. : Peut-être pas quotidiennement, mais tous les deux ou trois jours. En tout cas, c'était fréquent. C'est la raison pour laquelle cette pratique ne chiffonnait plus personne dans l'informatique. Nous ne faisions même pas attention. On éliminait la transaction ; on mettait cela sur un autre compte-titres. C'était une manipulation et on se contentait de regarder si l'opération avait marché. Point à la ligne !

M. le Président : Ces transactions particulières, puisque effacées par le système informatique, étaient-elles liées de façon régulière à certaines banques ou à certaines sociétés ? Ou est-ce que tout le monde faisait cela ?

M. H. : Ce n'était pas spécifique à plusieurs banques.

M. le Président : C'était donc un système très ouvert.

M. H. : C'était un système très ouvert.

Pour la compréhension, je dois aussi faire état des comptes non publiés. En somme, cela servait aussi à cela, mais après. C'est un système qui a dégénéré mais qui, au début, n'était qu'une exception pour un système bancaire. Les non-publiés étaient faits pour la Banca Commerciale en Italie qui avait une centaine de banques, des filiales indépendantes. Elle ne voulait pas que ce soit sur un compte mais que chacune ait son compte. La chose était difficile mais aucune agence ne devait savoir ce que faisait l'autre.

Nous avions donc mis en place ce système des comptes non publiés pour la Banca Commerciale.

M. le Président : Le non-publié relève de la confidentialité, alors que ce dont vous nous parlez c'est de l'effacement de traces.

M. H. : Oui, c'est de l'effacement de traces.

M. le Président : Ce n'est pas la même chose ? Nous sommes bien d'accord.

M. H. : Oui !

M. le Président : Sur ce plan, qui recevait l'ordre ? Etait-ce à votre niveau ? Etait-il possible d'appeler des informaticiens à un niveau inférieur au vôtre ? Qui transmettait l'ordre ? Par qui passait-il ?

M. H. : Qui transmettait ? Cela venait toujours du service des opérations ou du service des clients, mais toujours de ceux qui étaient en contact avec les clients. Nous, nous recevions d'en haut une instruction de faire cela. Même pas par écrit ! Par téléphone !

M. le Président : C'était le travail quotidien ! Vous dites d'en haut ! Vous étiez déjà très haut. Qui est-ce donc, « d'en haut » ?

M. H. : C'est une expression car, d'habitude, l'informatique est toujours installée à la cave. (Sourires.) « D'en haut », cela veut dire ceux qui étaient en contact avec les clients, à n'importe quel niveau.

M. le Président : A n'importe quel niveau ! Cela veut dire que tous les cadres qui auraient été en relations avec la clientèle pourraient aujourd'hui, s'ils étaient sincères dans leurs déclarations, confirmer ce que vous dites.

M. H. : Oui !

M. le Président : Au niveau de votre système informatique, de votre service plus exactement, ce n'était pas seulement quelques personnes en qui on avait particulièrement confiance et qui devaient faire cela. C'est tout le service informatique qui avait cette pratique ?

M. H. : Tous ceux qui avaient la possibilité de le faire pouvaient le faire.

Parfois, les informaticiens sont « bêtes » ! Nous étions bêtes parce que nous ne suivions pas les traces et nous avions assez à faire pour mettre le nouveau système en marche. Nous faisions les exceptions et les corrections sur l'informatique mais nous ne pensions absolument pas au niveau des transactions, en faisant juste ce que l'on nous disait et sans penser plus loin. Nous étions vraiment bêtes ! Nous n'étions vraiment pas du tout dans les opérations elles-mêmes car nous avions trop de bogues. Les programmes se plantaient car tout cela était nouveau et tout changeait tout le temps. Nous devions aussi faire beaucoup de manipulations et de mises à jour manuelles mais qui étaient documentées à ce moment-là.

M. le Président : Au fond, c'est un service que Cedel rendait à ses clients, en effaçant. On peut donc imaginer que Cedel ait proposé commercialement à ses clients ce service. Mais, à votre avis, était-il particulièrement rémunéré par rapport aux rémunérations traditionnelles de Cedel et est-ce que c'est cela qui expliquerait la nécessité d'une double comptabilité ?

M. H. : Je n'ai pas les preuves ! Mais une preuve peut le confirmer : ils ont évincé tous ceux qui étaient dans ce système là, lequel a été aboli. En effet, ce système de rémunération ou de l'argent noir et de caisses noires que Clearstream a ou avait ou dont elle se servait n'était pas de mon domaine. Mais il y avait un système qui a éclaté parce que l'on a trouvé et que certains ont avoué. D'autres s'en occupaient, s'agissant de comptabilité. D'où cela venait-il ? Cela n'apparaissait pas dans la comptabilité normale. Nous ne savions pas où se trouvait quoi que ce soit.

M. le Président : Reprenons ce que signifie un effacement de traces et de traçabilité, ce que vous faisiez, vous, au système informatique.

M. H. : J'ai avoué.

M. le Président : Pouvez-vous nous expliquer exactement comment cela se passe ? Prenons une transaction, par exemple des ventes de titres. Cela veut dire qu'à un moment donné cette opération a disparu du système.

M. H. : Elle a disparu et il y a une seule manière de retrouver la trace. C'est toujours un échange titres-monnaie et c'est exactement le même montant. Sur le compte-titres de celui qui a mis l'argent, il y a les titres ; sur l'autre, il y a l'argent. Ainsi, il n'y a pas de différence de solde, si l'on contrôle les soldes. C'est exactement le même chiffre.

La trace de « comment cela s'est opéré » s'enlève et on n'a rien bougé dans les chiffres. On enlève le « comment y aller ». On ne peut pas enlever du fric ou des titres : il faut une compensation. Il faut les mettre autre part et quand on contrôle à nouveau le solde global, on retombe sur ses pattes et c'est seulement cela qui a toujours été contrôlé.

M. le Président : Vous avez donc l'impression que cette pratique dont on peut penser qu'elle n'avait que des fins de dissimulation - et donc de blanchiment, comme vous l'avez indiqué vous-même dans un certain nombre de cas - n'était pas réservée à quelques banques proches de certaines mafias. C'est donc une pratique courante des clients de Clearstream et donc du monde bancaire international.

M. H. : Oui, du monde bancaire.

Je n'ai jamais fait non plus attention. Les comptes changeaient tout le temps. Nous avions le numéro de compte mais on ne savait pas qui c'était car cela ne relevait pas de notre domaine informatique. Pour nous, à l'informatique, c'était très simple : une ligne de programmation.

M. le Président : Par exemple, les grandes banques françaises dont on a pu voir qu'elles étaient clientes de Clearstream - Société Générale, Paribas, BNP, Crédit Lyonnais - utilisaient ce système comme toutes les autres banques ?

M. H. : Je ne pourrais vous le dire car sinon je citerais des noms. (Sourires.)

M. le Président : D'après ce que vous nous dites, il y a une forte plausibilité.

Si tous les niveaux de hiérarchie étaient impliqués dans ce fonctionnement - et c'est ce que vous avez indiqué - il y a quand même ceux qui l'ont conçu. Au point de départ, quelqu'un dit : « Nous allons mettre cela en place ... » Vous qui êtes arrivé à Cedel assez tôt, vous devez savoir qui a conçu ce système.

M. H. : Disons que c'est un système qui a été perverti. Au début, tous ces programmes et toutes ces possibilités ont toujours été faits dans un but très précis. Au début, on créait et on lançait un nouveau système ; nous avions beaucoup de bogues. Nous devions faire beaucoup de manipulations pour mettre des fichiers à jour parce que cela ne marchait pas. Au fil des années, nous avons crée toute une gamme de programmes et nous ne les avons jamais détruits.

A un moment donné, le système parfait était là ! Même s'il n'était pas conçu pour faire un système pour le blanchiment. Non ! Mais à un moment donné l'instrument complet pour le faire était là. Il n'avait pas été planifié ; c'était plus un hasard qu'autre chose. Planifié ? Non !

A ce moment-là, il s'agissait de créer Cedel et nous travaillions jour et nuit. Nous avions tous les programmes en disponibilité.

M. le Président : Dans une politique commerciale, en situation de concurrence - Euroclear ou d'autres... - peut-être était-ce un argument commercial pour Cedel de pouvoir proposer ce service auprès de ses clients ?

M. H. : Je ne sais pas à quel niveau ce service a été proposé ou devait être proposé. Mais c'est à un très haut niveau. C'est une évolution au fil du temps. Je ne peux faire que des suppositions car je n'étais pas commercial mais exécutant.

M. le Président : Vous nous expliquez que vous êtes dans le fond arrivé presque par hasard à mettre en place ce système qui est ensuite devenu un système de fonctionnement ordinaire. Mais à un moment donné, vous avez bien dû comprendre ? J'aimerais bien savoir à quel moment vous avez compris que ce que vous faisiez au service informatique pouvait servir à du blanchiment ? L'avez-vous compris tout de suite ?

M. H. : Non ! C'est très tard.

M. le Président : Rétrospectivement, des années après ?

M. H. : C'est aussi indiqué dans le bouquin : quand j'ai vu les comptes non publiés que je ne connaissais pas. Cela m'a rendu curieux ! A un moment donné, j'étais curieux de savoir ce qui se passait car il y avait des comptes que je ne connaissais pas. J'ai alors un peu cherché dans les non-publiés et quand je me suis intéressé davantage aux opérations, j'ai compris. Mais au début, à l'informatique, on ne se faisait pas du tout d'idées sur la question.

M. le Président : Quel est le lien entre les comptes non publiés et le système d'effacement des traces de transactions dont vous avez parlé ?

M. H. : Ils sont complémentaires. Pour faire du blanchiment, on peut utiliser le système normal, le système non publié, plus l'autre système. Si on s'y prend bien on peut y arriver même avec le système normal. Il faut bien connaître le système. Tout est là.

Au Luxembourg, cela a été mal compris. On croyait que c'était seulement la « hard coding » qui permettait le blanchiment. Non ! Le système en soi, comme il fonctionne, donne la possibilité de tout faire. La commission bancaire l'a confirmé.

J'ai demandé à la commission bancaire si elle avait fait un audit informatique. Il n'y en a pas ! Tant qu'il n'y a pas d'audit informatique, tout est ouvert. La structure informatique qui date maintenant de trente ans est toujours en place.

M. le Président : Si l'on faisait un audit informatique sérieux aujourd'hui - et c'est un peu le travail qui vous avait été demandé - vous dites que l'on peut être capable de retrouver ces effacements de traces.

M. H. : Je suis formel : si on cherche, on trouve. Je suis d'autant plus formel que quand j'ai commencé à trouver, la procédure judiciaire a été vite achevée. On me l'a demandé. Ce n'est pas moi qui me suis mis en avant. Depuis dix ans, je n'ai plus rien à voir. On m'a demandé : « Cherchez-moi une trace où l'on peut trouver.... » C'est comme cela que j'ai cherché et j'ai été très loin, croyez-moi, en aussi peu de temps.

M. le Président : A part vous, pensez-vous que d'autres personnes ont la compétence suffisante aujourd'hui ?

M. H. : Mais pas la volonté !

M. le Président : Je l'ai bien compris.

M. H. : Ils sont tous dedans ...(Sourires.)

M. le Président : Mais la compétence ? Au Luxembourg, en dehors de gens qui travaillent dans la société de clearing, y aurait-il des gens - par exemple à la commission bancaire - qui en seraient techniquement capables ?

M. H. : S'ils le voulaient, oui. C'est faisable.

J'aurais dû comprendre que ce qu'ils me faisaient faire n'était pas du sérieux. Au Luxembourg, juridiquement, un témoin ne peut pas être expert. Si la police judiciaire et le juge d'instruction ne m'avaient pas placé en situation de témoin, ils auraient pu m'engager officiellement comme expert, sans que je ne viole la loi. Témoin, je ne pouvais pas. On ne m'a donc pas laissé toucher aux microfiches et faire quoi que ce soit. Cela, parce que j'étais témoin.

J'étais allé avec eux pour prendre tout. A mon avis, c'était un alibi. Ils étaient assez effrayés car on sortait avec pas mal de « bagages » et j'aurais dû comprendre alors qu'ils ne me laisseraient pas faire. Ce n'est qu'après que j'y ai réfléchi.

S'ils m'avaient laissé aller dans les microfiches... Ils ne m'ont pas laissé !

M. le Président : Au début de notre entretien, vous avez évoqué des documents qui seraient en votre possession et dont j'imagine qu'ils sont pour vous une bonne assurance-vie. Dans quelles conditions êtes-vous parti avec ces documents ? En dehors des microfiches que vous évoquiez et que l'on vous a dérobées, est-ce que sur la base des documents que vous « possédez » vous pourriez établir déjà un certain nombre de choses ?

M. H. : C'est ce que j'ai fait. Comme je l'ai dit précédemment, je leur ai donné trois pistes, claires et nettes. Tout le secret, à travailler sur trois banques.

M. le Président : Là, vous me parlez des documents que vous aviez en votre possession....

M. H. : Oui.

M. le Président : ...et pas des documents qu'ils vous ont demandés...

M. H. : Ils ont un peu eu de ceux que j'avais mais cela n'est pas grave. Je peux les reproduire. Les vrais, ils ne les ont pas eus. Non !

J'avais des documents qui m'ont été remis, surtout des banques russes. Quand on a commencé à « touiller » là-dedans, c'était assez impressionnant.

M. le Président : On parle aujourd'hui de parquet européen ; nos ministres se réunissent pour travailler mieux ensemble. S'il existait une volonté judiciaire réelle aujourd'hui d'approfondir cette question, nous avons par vous à la fois les compétences et les matériaux documentaires qui permettraient d'établir qu'il y a bien eu un système de dissimulation des traces ?

M. H. : Qu'il y « a » un système ! Je n'ai pas dit qu'il y « avait ». Je ne suis plus là depuis dix ans mais je leur ai donné deux ou trois traces d'opérations qui ont lieu maintenant.

M. le Président : De maintenant !

M. H. : Je leur ai donné les informations de maintenant.

M. le Président : A partir de quelles sources ?

M. H. : J'ai quand même encore des connaissances dans Cedel et je les ai utilisées.

D'ailleurs, j'ai fait l'erreur de ma vie. Ils m'avaient promis le secret de la personne qui me donnait les informations. Ils sont allés la chercher jusqu'en vacances. J'ai bien sûr perdu un ami.

Il s'agissait de cas concrets, très concrets.

M. le Président : Les allégations du livre de M. Denis Robert sont pour le moins inquiétantes. Sa thèse est au fond que ce système était organisé tout à fait sciemment. En particulier, il désigne très nommément M. Lussi comme le responsable, l'instigateur de ce système qui aurait pu d'ailleurs servir des intérêts importants.

Quel est votre sentiment par rapport à cette analyse ? Pensez-vous effectivement qu'il y a pu avoir de façon concertée, au niveau d'un homme comme M. Lussi, la volonté d'utiliser Clearstream à des fins délinquantes, pour ne pas dire criminelles ?

M. H. : Je dois faire attention à ce que je dis. (Sourires.) On peut croire que je ne suis pas un bon ami de M. Lussi mais je ne lui en veux pas. C'est de bonne guerre... Je suis aussi un de ceux qui savent un peu de quoi il est capable et où il avait ses relations. Si on voulait vraiment chercher là-dedans, on trouverait aussi très facilement et très vite si on s'intéressait un peu plus au personnage Lussi, à ses fréquentations et à ses relations. Mais pour moi, c'est beaucoup trop... (Sourires.)

M. le Rapporteur  : Que voulez-vous dire ? Le rapporteur de la Mission est forcément curieux.

M. H. : Je rigole aussi un peu mais cela va dans des sphères où je risque trop gros.

Au début, je l'ai dit à Denis Robert. Backes travaillait aussi avec lui, mais je ne lui ai pas parlé.

J'ai donc dit à Denis Robert : « Etes-vous conscients de là où vous mettez les pieds ? » « Oui, m'a-t-il dit, et nous allons mettre tout à jour... » Je lui ai répondu : « Si ce n'est pas voulu, vous ne mettrez rien du tout à jour ! »

En somme, c'est ce qui se passe ! A quels niveaux se situent les blocages ? Pour trouver, il faut « s'amuser » avec le personnage de « Lussi » et son entourage.

M. le Rapporteur  : Quelles fréquentations ?

M. H. : Là, je ne peux pas dire !

M. le Rapporteur  : Je vous en prie.

M. H. : Moi, je les connais et d'autres le savent aussi : c'est très spirituel.

M. le Rapporteur  : Très spirituel, dites-vous ?

M. H. : Très spirituel ! Et très facile à trouver !

M. le Président : En effet et je crois d'ailleurs qu'il y aura des Révélation$ sur les liens entre M. Lussi et l'Eglise de Scientologie. Mais cela relève non pas de vos affirmations mais des miennes.

A partir de là, nous avons une vraie difficulté, si je comprends bien ce que vous nous dites. Vous n'avez maintenant qu'une confiance entamée en la justice de votre pays puisque vous avez été manipulé alors que vous vouliez faire la vérité, dans un intérêt que vous avez expliqué être un intérêt national. En même temps, vous êtes dépositaire d'informations lourdes à porter tout seul, ce que l'on voit bien par les pressions qui s'exercent sur vous.

Comment envisagez-vous que les choses peuvent maintenant avancer ? Qui aura le courage, en dehors de vous et peut-être de quelques-uns - je pense malgré tout à Backes - de continuer à expliquer les choses telles qu'elles fonctionnaient ?

M. H. : Au Luxembourg, j'ai complètement rompu avec ce qui concerne Clearstream et je n'ai aucune information à cet égard. Disons qu'avec tout le ménage qu'ils sont en train de faire et avec le bouquin, beaucoup de choses se sont passées. Il faudrait que la commission bancaire mette en place des contrôles effectifs. Mais la Deutsche Börse est en train « d'avaler » Clearstream, et elle l'aura ! Telles sont les informations que j'ai. Elle est bien placée pour l'avoir. Clearstream ne sera donc non plus Clearstream mais la Deutsche Börse, c'est-à-dire tout autre chose. Je connais tous ceux qui viennent d'arriver, certes plus ou moins bien et de manière différente, mais je les connais. L'adversaire qui était jusqu'à présent Clearstream a quasiment disparu. Il s'agit donc maintenant d'un tout autre ensemble qui reprend ou qui a repris la suite. Par conséquent, il est assez difficile d'attaquer car « l'ennemi » a changé. Il n'y a plus les mêmes hommes en place.

M. le Président : Vous pensez - vous l'avez précisé tout à l'heure et c'est très important - que ces pratiques peuvent continuer aujourd'hui.

M. H. : C'est difficilement imaginable au Luxembourg !

Pour bien connaître l'entourage des hommes politiques au Luxembourg, à mon avis, la pression est partout si grande que des contrôles seront effectués. J'en suis quasiment persuadé parce qu'ils n'ont pas d'autres choix. Un de ces quatre matins, l'affaire va tout de même éclater. J'espère qu'il sera procédé à un audit informatique conséquent. S'il n'est pas fait, vous pouvez oublier tout ce que j'ai dit !

M. le Président : Pensez-vous que Clearstream était la seule centrale à avoir ces pratiques ? Ou pensez-vous que ses concurrents ont les mêmes, d'après vos informations ? J'imagine que vous connaissez bien aussi ceux qui travaillent pour les concurrents.

M. H. : Si un concurrent offre de tels services, je vois mal tel autre ne pas les offrir car sinon il perd le marché. C'est une réponse !

M. le Président : Mais vous avez là plus qu'une intuition, n'est-ce pas ? Vous pensez qu'il s'agissait effectivement d'une pratique...

M. H. : Elle ne s'est pas pratiquée seulement chez Cedel-Clearstream.

M. le Président : Par exemple, Euroclear pouvait avoir la même pratique ?

M. H. : Je n'ai pas de preuve. Il est difficilement imaginable qu'il en soit autrement. Mais il faut le prouver ! Telle est la plus grande difficulté dans tous ces systèmes ! Les chiffres sont tellement énormes : le nombre de transactions, le volume d'argent en cause. On parle de trillions de dollars. Je ne sais même pas combien de zéros il faut mettre. Ces chiffres sont inimaginables et ces gens là « nagent » autre part.

M. le Président : C'est de l'argent qui circule, mais ce n'est pas nécessairement de l'argent dont on a fait disparaître la trace ?

M. H. : Non, mais allez trouver dans cette masse les transactions. Vous y mettez tout ce que vous voulez. Même un milliard de dollars ne se remarque pas ! Vous divisez un peu et c'est la seule manière de faire disparaître de telles sommes. Il faut dire clairement ce qui se passe ! Comment voulez-vous faire disparaître de telles sommes, sinon ainsi ? Dans un tel système, rien ne se remarque, sachant que le tout a fait trois ou quatre fois le tour du monde avant que vous ne vous réveilliez le matin ! C'est aussi simple que cela ! Si vous n'avez pas la mèche pour filer, vu les législations diverses et variées en vigueur dans les pays, il est presque impossible d'aboutir. Pour aboutir à une transaction, il vous faut une année.

M. le Président : Dans le contexte tragique de la semaine dernière, créé par les attentats, on voit bien que la question se pose tout de même de nouveau du contrôle public sur les transactions financières. La traçabilité de ces transactions permettrait d'identifier des réseaux, dont des réseaux profondément criminels comme celui de Ben Laden.

Pensez-vous qu'il serait possible d'instaurer un contrôle public sur des centrales de transactions de cette nature ? Ensuite, cela permettrait-il tout de même, par exemple aux juges qui chercheraient à remonter des transactions, de tracer ces transactions ?

M. H. : Absolument et très facilement. Les contrôles à effectuer ne sont pas compliqués. Ils doivent être possibles pour le commun des communs, pour celui qui ne connaît rien de tout cela mais qui doit tout de même disposer des informations nécessaires pour se faire un jugement adéquat sur les transactions. C'est très facile à avoir mais il faut le vouloir. Mondialement !

M. le Président : Lorsque vous étiez en fonction, avez-vous été saisi par des autorités judiciaires qui vous auraient demandé des informations.

M. H. : Pas une seule fois !

M. le Président : Il n'y a donc jamais eu de demandes d'investigation adressées à Cedel lorsque vous étiez...

M. H. : Je vais même aller beaucoup plus loin : voilà encore cinq ou six ans, aucun contrôle n'était effectué sur Cedel.

Ils ne savaient pas ce que c'était ! Ce n'était pas une banque et il n'y avait pas de contrôle ! On donnait le bilan.

M. le Président : Les contrôles qui ont lieu aujourd'hui semblent très insatisfaisants.

M. H. : On contrôle le bilan. Dans le bilan d'une société, on ne contrôle pas les transactions !

Dans le temps, je faisais moi-même un contrôle audit. C'était un peu pour rigoler ! On me donnait un papier d'une douzaine ou d'une vingtaine de transactions avec les différentes possibilités, là où cela était susceptible de « claquer » ou non. Nous faisions un traitement avec cela ; on faisait les fichiers « début » et des fichiers « fin ». On donnait le tout et voilà tout le contrôle ! Tel était l'audit, lequel durait un quart d'heure.

Le suivi des transactions n'a jamais été fait.

J'ai toujours les standards qui sont adaptés aux banques mais aucun ne l'est spécifiquement à ce que fait Cedel ou Clearstream.

M. le Président : Je voudrais que vous m'expliquiez, car ce n'est pas simple à comprendre, la motivation qui est la vôtre. Vous avez parlé, bien entendu, du fait qu'il ne pouvait pas s'agir de vengeance. Vous avez expliqué que vous n'étiez là pas du tout dans une construction organisée avec d'autres.

M. H. : Non.

M. le Président : Malgré tout, vous êtes « embarqué » dans une histoire dans laquelle vous tenez votre cap puisque depuis le début vous dites la même chose. D'ailleurs, vous vous mettez à la disposition de tous ceux qui voudraient connaître la vérité. Tel a été le cas de la justice de votre pays et c'est notre cas aussi.

Quelle est la motivation qui vous anime ?

M. H. : Vous avez bien employé le juste mot : j'ai été « embarqué » dans cette histoire. J'étais alors à Metz où je faisais du shopping et c'est alors que Denis Robert a su m'avoir. Nous avons parlé dans un café, puis je ne l'ai rencontré qu'une seule fois, ce qui était aussi dans le film. A la maison, je lui ai expliqué.

Telle a été ma seule collaboration pour le bouquin ! Par la suite, le tout a pris une telle ampleur et la justice a été saisie. Depuis, on a même prétendu que je ne disais pas la vérité, ce que je n'accepte pas. Que l'on critique mes compétences, passe encore ! Mais je n'accepte pas que l'on dise que je ne dis pas la vérité.

Je me suis donc présenté moi-même auprès de la police judiciaire. J'ai dit avoir travaillé et avoir été responsable pendant vingt ans dans cette société. Je leur ai demandé s'ils avaient des questions à me poser. Je n'ai pas déposé !

Je leur ai dit que j'étais prêt à répondre à leurs questions s'ils avaient besoin d'explications. Telle est la réponse que je vous fais aussi : si vous avez des questions, je suis à votre disposition pour y répondre. Je ne peux pas dire que je ne connais pas !

Je vous raconte des choses parce que je planifie de venir vivre en France. Dans ces conditions, autant collaborer avec les autorités !

Mais j'ai vraiment été « embarqué » dans cette histoire. Plus qu'un hasard, c'était un coup ! J'avais brouillé mes pistes. Personne ne me trouvait. Je n'avais même pas le téléphone chez moi ; c'était celui de mon épouse. J'avais eu assez d'ennuis avec ceux que Lussi m'avait faits dans le temps. J'avais dû complètement repartir dans une nouvelle existence ensuite.

M. le Président : Vous avez le projet aujourd'hui de quitter le Luxembourg, d'ici à la fin de l'année. C'est parce que vous pensez, étant donné ce que vous avez fait et dit dans les derniers mois - je me réfère justement au comportement courageux qui a été le vôtre - qu'il vous sera plus difficile de vivre au Luxembourg...

M. H. : Non ! Je l'avais déjà planifié déjà depuis un certain temps, mais il est vrai que j'ai subi des pressions de Lussi et de tout le monde. A un moment donné, ma situation financière n'était pas très à la hauteur. J'ai maintenant surmonté les problèmes et j'ai bâti mes sociétés, si bien que je suis aujourd'hui tout à fait autonome. Je ne dépends plus de personne et je m'en porte assez bien ! Grâce aux nouvelles technologies, je peux continuer de travailler à partir de la France, surtout dans mon domaine d'activités. Le temps où l'on était obligé de travailler à un endroit fixe est révolu.

M. le Président : Sans indiscrétion, que faites-vous aujourd'hui ?

M. H. : Sans doute allez-vous sourire ! Pour une part, je fais du conseil en placements ; d'autre part, j'ai plusieurs sociétés en Belgique et au Luxembourg qui travaillent sur les questions d'environnement. Enfin, je fais ce que je sais le mieux faire, c'est-à-dire de la restructuration et du conseil d'entreprises.

M. le Président : En vous remerciant de vos réponses, je donne la parole au rapporteur.

M. le Rapporteur : Monsieur H., je suis intéressé par un point particulier qui est évoqué dans le livre de M. Backes sur la BCCI, la fameuse banque qui a fait l'objet d'une décision des autorités judiciaires américaines : la Bank of Credit and Commerce International.

Après l'ordre donné au mois de juillet 1991 par le procureur américain (District Attorney de New York), Backes explique que des opérations ont continué au sein de Clearstream. Ces opérations mêlaient d'ailleurs et impliquaient la Banque Générale du Luxembourg dans le conseil d'administration de laquelle figurait le grand-duc ou son fils à l'époque, me semble-t-il.

M. H. : Le grand-duc est toujours représenté par un délégué, M. Mart en ce temps là.

M. le Rapporteur : M. Mart, exactement !

Je voudrais savoir quel est votre degré de connaissance de cette affaire et s'il vous est possible de nous donner des éléments de confirmation ou d'infirmation de cet épisode.

M. H. : Il y a trois choses.

Premièrement, pour suivre la petite histoire, je n'ai pas lu le bouquin.

Deuxièmement, s'agissant de la BCCI, M. Backes est en procès - le procès doit débuter en novembre  afin de prouver que cela s'est passé ainsi. Quant aux preuves de M. Backes, je ne les ai pas vues. La question est de savoir si les opérations ont été faites avant ou après la fermeture des comptes. A ce sujet, je n'ai pas la preuve physique.

M. le Rapporteur : D'accord.

M. H. : Il aurait la preuve que ces transferts ont été opérés avant. Moi, je n'ai pas la preuve écrite.

M. le Rapporteur : Ce point est effectivement en discussion sur le terrain judiciaire.

M. H. : Tout à fait et celle-ci débutera en novembre prochain. Mais il est indéniable que les transferts ont été faits.

M. le Rapporteur : Le fait est que les transferts ont été opérés. Mais il y a une discussion sur la date...

M. H. : Oui, sur la date.

M. le Rapporteur : ...et c'est la date qui est importante.

M. H. : C'est la date qui est importante, en effet.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous ces transferts ? Et comment étaient-ils justifiés ? Vous ne le savez pas ?

M. H. : Je ne pourrais vous faire part que de suppositions.

M. le Rapporteur : Elles nous intéressent également. D'ailleurs, les précautions que vous prenez nous indiquent bien qu'il ne s'agit là que de suppositions.

M. H. : Je ne le sais pas. C'est une supposition. Mais certains au Luxembourg sont tout de même plus privilégiés que d'autres.

M. le Rapporteur : Vous voulez dire que c'est une Principauté et non pas une République ? (Sourires.)

M. H. : Oui.

M. le Rapporteur : C'est une Principauté.

M. H. : Voilà !

M. le Rapporteur : Nous comprenons.

Cette question de la BCCI nous interroge. Comme vous le savez, cette banque a été dirigée par un Yéménite du nom de Khalid S Bin Mahfouz. Ce dernier dispose d'une fortune tout à fait considérable et, à l'époque, il était impliqué par la justice américaine dans des opérations de blanchiment que la BCCI avait effectuées, notamment d'argent de la drogue.

M. H. : Avec un certain Noriega.

M. le Rapporteur : Exactement.

D'après l'ancien directeur de la CIA, ce monsieur Bin Mahfouz a une s_ur qui est mariée à M. Ben Laden. Il est donc évident que nous sommes attentifs à ces relations, non pas seulement familiales et d'alliance, mais aussi capitalistiques. L'ensemble des innombrables structures économiques que dirige M. Bin Mahfouz ont, en effet, des points de contact qui ont été identifiés avec l'environnement économique d'Oussama Ben Laden. La Mission dispose de ces informations.

Ces points de contact ont été identifiés par la CIA qui s'en est d'ailleurs ouverte devant la Commission judiciaire du Sénat américain en 1998.

Tous ces éléments sont dans le domaine public depuis un certain nombre d'années. Il est donc évident que toute information relative aux conditions dans lesquelles la BCCI a ou aurait disposé de privilèges au sein de Clearstream et aux liens pouvant exister entre BCCI et des éléments de la Principauté du Luxembourg, nous intéresse.

Nous recherchons en effet à essayer d'établir les raisons pour lesquelles Clearstream aurait fait un certain nombre d'exceptions pour une banque lourdement impliquée dans le blanchiment d'argent illégal, quel qu'il soit, et à l'évidence en relation avec des organisations terroristes.

M. H. : Vous m'avez appris beaucoup de choses mais je crois que là, vous vous égarez un peu. Je me suis sans doute mal expliqué. A mon avis, c'est beaucoup plus simple. Admettons que ce soit au grand-duc que le Cedel ou Clearstream a fait une « fleur ». A mon avis, ils ont voulu sauver l'argent parce que je connais aussi au Luxembourg d'autres gens qui avaient déposé de l'argent et qui n'ont rien eu du tout. Ils sont encore aujourd'hui en procès avec la BCCI. C'était, là encore, un sauve-qui-peut avant la fermeture des caisses. C'est ainsi que je vois les choses.

M. le Rapporteur : Vous considérez donc qu'ils ont utilisé la banque BCCI comme un guichet et qu'ils ont utilisé les comptes ?

M. H. : Moi, je ne parle que des raisons pour lesquelles Clearstream a fait ces transferts. Pourquoi étaient-ils là ? Je ne le sais pas !

M. le Rapporteur : Vous ne le savez pas ?

M. H. : Cela, non, je ne le sais pas.

Quand Clearstream a fermé les comptes et bloqué tout, on a transféré...

M. le Rapporteur : Pour sauver l'argent et les avoirs.

M. H. : C'est une « fleur » que l'on a fait là. Du moins, c'est ainsi que je le considère.

M. le Rapporteur : Mais ce sont tout de même des avoirs de 15 millions de dollars, ce qui n'est pas rien !

M. H. : Je crois bien que le Luxembourg est encore plus riche que les Anglais, du point de vue de la fortune.

M. le Rapporteur : Bien, nous allons interroger les intéressés ! (Sourires.)

M. le Président : Nous vous remercions infiniment de votre contribution, M. H.

Avez-vous d'autres déclarations que vous souhaiteriez faire ?

M. H. : Non, mais je reste à votre disposition pour répondre, le cas échéant, à d'autres questions.

Vous aurez certainement une discussion sur les détails techniques, mais seuls des informaticiens et des techniciens sont susceptibles de vous apporter des précisions.

M. le Président : Encore merci !

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N° 2311. Rapport de la mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe : Le Grand Duché du Luxembourg (auditions).