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le 22 janvier 2002

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N° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe (1)

PRESIDENT
M. VINCENT PEILLON
,

Rapporteur
M. Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

--

TOME I

Monographies

Volume 5 - Le Grand Duché du Luxembourg

(1) La composition de cette Mission figure au verso de la présente page.

Banques et établissements financiers.

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

S O M M A I R E

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Pages

AVANT-PROPOS 9

I.- UN PARADIS FINANCIER AU C_UR DE L'EUROPE 14

A.- LA CONSTRUCTION RÉCENTE D'UNE ÉCONOMIE FINANCIÈRE 15

1.- De l'acier à la finance 16

2.- L'excellente santé du secteur financier du Grand Duché 19

a) Les banques 19

b) Les organismes de placement collectif (OPC) 23

c) Les autres professionnels du secteur financier (les PSF) 23

d) Le secteur de l'assurance 25

B.- UNE LÉGISLATION CONÇUE POUR ATTIRER LES CAPITAUX ÉTRANGERS 26

1.- Un régime fiscal dérogatoire 26

2.- Les holdings 29

a) Des règles de constitution et de fonctionnement garantissant l'opacité 29

b) Des avantages fiscaux très importants 30

c) Les holdings, emblème du paradis fiscal luxembourgeois 31

3.- Les domiciliataires de sociétés 37

4.- La fiducie luxembourgeoise 41

II.- UNE PLACE FINANCIÈRE EXPOSÉE AU BLANCHIMENT 46

A.- UNE LÉGISLATION QUI RÉSULTE D'UN SCANDALE FINANCIER : L'AFFAIRE DE LA BCCI 47

B.- LE DISPOSITIF ANTI-BLANCHIMENT AU LUXEMBOURG 51

1.- Le volet préventif 52

a) Les obligations d'identification 52

b) L'obligation de déclaration de soupçon 54

2.- Le volet répressif 55

3.- Le service anti-blanchiment du Parquet 57

C.- LA RÉTICENCE DES FINANCIERS LUXEMBOURGEOIS À S'ENGAGER DANS LA LUTTE ANTI-BLANCHIMENT 57

1.- Des banquiers peu enclins aux déclarations 57

a) La contrainte commerciale de la suspension de la transaction 58

b) Le refus du client pour éviter la déclaration 59

2.- Un nombre insuffisant de déclarations de soupçon 67

3.- La privatisation de la lutte contre le blanchiment 70

a) Le rôle limité de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) 70

b) La fragilité du secteur financier face au blanchiment 73

III.- LA DÉPENDANCE POLITIQUE DU LUXEMBOURG À L'ÉGARD DU SECTEUR ÉCONOMIQUE DE LA FINANCE : L'AFFAIRE CLEARSTREAM 80

A.- CLEARSTREAM : UNE CHAMBRE DE COMPENSATION NON CONTRÔLÉE 89

1.- La création de Cedel à Luxembourg 89

2.- Les dérives dans le fonctionnement de Cedel-Clearstream 90

3.- L'absence de contrôle public sur Cedel-Clearstream 101

B.- CLEARSTREAM FAIT LA LOI AU LUXEMBOURG 105

IV.- UNE COOPÉRATION JUDICIAIRE INSATISFAISANTE 108

A.- UNE COOPÉRATION TRÈS CRITIQUÉE 109

1.- Les observations négatives des experts européens 109

2.- Les plaintes des magistrats européens 110

B.- LA LOI DU 8 AOÛT 2000 117

1.- Une adoption difficile 118

2.- Les faux-semblants de la loi du 8 août 2000 119

a) La compétence du Procureur général d'Etat 120

b) L'introduction d'une appréciation subjective pour refuser d'exécuter la demande d'entraide 120

c) La réglementation des délais de recours 122

C.- LA PERSISTANCE DE DIFFICULTÉS 124

1.- La religion du secret bancaire 125

a) Le refus d'installer un fichier centralisé des comptes bancaires 126

b) Le secret bancaire fait partie des droits de l'Homme luxembourgeois 129

2.- L'opposition de l'excuse fiscale 131

a) Les réserves du Luxembourg au protocole additionnel à la Convention européenne d'entraide judiciaire de 1959 132

b) Les réserves du Luxembourg à l'application de la convention de Strasbourg du 8 novembre 1990 139

3.- Le manque de moyens accordés aux autorités judiciaires 139

CONCLUSION 145

EXAMEN DU RAPPORT 149

EXPLICATIONS DE VOTE 151

EXPLICATIONS DE VOTE DU GROUPE DÉMOCRATIE LIBÉRALE 153

AUDITIONS

ANNEXES

Annexe 1 :
Traduction d'un article de presse paru dans Forum : « Le Vigile du Boulevard Royal », janvier 2000.

Annexe 2 :
Communiqué de presse du Parquet du tribunal d'arrondissement de Luxembourg concernant l'affaire « Clearstream », du 9 juillet 2001.

Annexe 3 :
Note du Procureur d'Etat près le tribunal d'arrondissement de Luxembourg relative à la loi du 8 août 2000 sur l'entraide judiciaire internationale en matière pénale, du 26 novembre 2001.

Annexe 4 :
Note adressée à la Mission par la Commission de Surveillance du secteur financier présentant les dernières circulaires relatives au blanchiment des capitaux, du 30 novembre 2001.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission

page

- Déplacements à Luxembourg

 

- 10 et 11 février 2000 :

 

- MM. Laurent MOSAR, Président de la commission juridique, Lucien WEILER, Président de la commission des finances de la Chambre des Députés, accompagnés de Mmes Lydie ERR, ancienne Secrétaire d'Etat à la Coopération au développement, membre de la Commission juridique, et Simone BEISSEL, Vice-présidente de la commission juridique, et de M. Benoît REITER, Secrétaire de la Commission juridique du Parlement luxembourgeois






157

- MM. Lucien THIEL et Jean-Jacques ROMMES, respectivement Directeur et Directeur adjoint de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL)



179

- M. Jean-Nicolas SCHAUS, Directeur général de la Commission de surveillance du secteur financier, accompagné de M. Arthur PHILIPPE, Directeur, et de Melle Isabelle GOUBIN



199

- MM. Jean-Pierre KLOPP, Procureur général d'Etat, Robert BIEVER, Procureur d'Etat, Jean-Paul FRISING, Procureur d'Etat adjoint, et Mme Martine SOLOVIEFF, Avocat général



211

- 20 décembre 2001 :

 

- MM. Robert BIEVER, Procureur d'Etat, Carlos ZEYEN, Substitut du Procureur, et Jean-Paul FRISING, Procureur d'Etat adjoint


231

- Auditions à l'Assemblée nationale :

 

- MM. Ernest BACKES, ancien cadre de la société Cedel, et Denis ROBERT, journaliste


247

- M. Jacques-Philippe MARSON, ancien directeur général de la chambre de compensation Cedel-Clearstream


259

- M. Dominique HOENN, membre du conseil d'administration de la chambre de compensation Clearstream International


271

- M. H., ancien cadre de la société Clearstream

275

AVANT-PROPOS

Le Grand Duché du Luxembourg est, avec le Royaume-Uni, le deuxième pays membre de l'Union européenne auquel la Mission parlementaire d'information sur la lutte contre le blanchiment des capitaux a décidé de consacrer une monographie.

Une délégation de la Mission s'est rendue les 10 et 11 février 2000 à Luxembourg où elle a rencontré, au plus haut niveau, l'ensemble des représentants des autorités bancaires, financières, judiciaires et politiques puisqu'elle s'est notamment entretenue avec le ministre de la Justice et du Trésor, M. Luc Frieden.

La Mission a rappelé, comme elle n'a jamais cessé de le faire, à ses différents interlocuteurs le caractère européen et international de sa démarche visant à identifier, pour les éradiquer, l'ensemble des comportements ou des mécanismes qui entravent la lutte et la répression contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux.

La qualité de la coopération judiciaire en matière pénale est essentielle pour mener à bien ce combat. Or, sur cette question, le Luxembourg a toujours adopté une position très restrictive aboutissant à privilégier, grâce notamment à l'introduction de recours en cascades contre les demandes de commissions rogatoires, les intérêts financiers des particuliers et ceux de la place luxembourgeoise par rapport à l'intérêt d'ordre public de lutte contre la délinquance économique et financière.

Depuis peu, le Grand Duché du Luxembourg s'est doté d'une législation sur l'entraide judiciaire internationale, mais la loi du 8 août 2000 n'a pas supprimé pour autant l'ensemble des voies de recours qu'elle se contente de réglementer et de simplifier.

Cette attitude frileuse traduit en réalité la difficulté pour un pays qui, depuis une trentaine d'années, a politiquement décidé de se transformer en place financière pour y puiser sa richesse économique, de renoncer à ses mécanismes protecteurs ou dérogatoires - secret bancaire, fiscalité inexistante pour les non-résidents, reconnaissance de la fiducie, existence de voies de recours sur le plan judiciaire - qui lui ont permis d'attirer l'ensemble des flux financiers internationaux.

Le Luxembourg demeure toutefois extrêmement sensible à la réputation de sa place financière. Il a ainsi adopté une législation anti-blanchiment conforme aux recommandations du GAFI.

Mais il s'agit là d'une étape encore très théorique.

On s'aperçoit en effet que les acteurs de la place luxembourgeoise continuent, en pratique, d'ignorer largement leurs obligations de diligence et de déclaration de soupçon, au point qu'il a été nécessaire, pour les autorités de contrôle et de surveillance du secteur financier et du secteur des assurances, de faire, en novembre dernier, « un rappel à la loi ».

Etat parmi les plus riches du monde et plus petit pays de l'Union européenne, le Luxembourg, dont la taille est environ celle d'un département français - 2 586 km² - s'est trouvé contraint, tout au long de son histoire, de s'intégrer dans un ensemble plus large pour lever les obstacles liés à son enclavement et à l'exiguïté de son territoire.

Après avoir été la propriété du Comte de Namur, le Comté du Luxembourg est transformé en Duché en 1354. Il tombe successivement entre les mains des Ducs de Bourgogne (1443), puis sous la domination autrichienne (1477), espagnole (1506) et à nouveau autrichienne (1714).

En 1795, le Luxembourg, intégré à la République française, devient un département français sous le nom de « Département des Forêts ».

Quelques années plus tard, le Luxembourg est érigé en Grand Duché et acquiert son autonomie par rapport aux Pays-Bas lors du Congrès de Vienne en 1815, même s'il reste dirigé par le même souverain, Guillaume 1er d'Orange Nassau, Roi des Pays-Bas, Duc de Luxembourg.

En 1839, le premier traité de Londres constitue l'acte de naissance officiel de l'Etat du Grand Duché du Luxembourg ; le Luxembourg est coupé en deux, la moitié francophone est attribuée à la Belgique, l'autre moitié germanophone forme le Grand Duché ; en 1867 le deuxième traité de Londres garantit son indépendance et sa neutralité.

En 1842, conscient qu'il ne peut vivre en autarcie, le Grand Duché entre dans une Union douanière avec l'Allemagne, la Deutscher Zollverein.

En 1890, après la disparition du dernier descendant mâle de la dynastie des Orange Nassau, la couronne passe aux Nassau-Weibourg et le Luxembourg se dote ainsi de sa propre dynastie. C'est à cette date que cesse l'union personnelle entre les Pays-Bas et le Luxembourg.

En 1921, le Luxembourg, qui vient d'échapper à la tentative d'annexion de l'Allemagne au cours de la première Guerre mondiale, renonce au Zollverein et conclut avec la Belgique l'Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL), puis adopte le franc belge comme monnaie de l'UEBL mais conserve le franc luxembourgeois à parité avec le franc belge.

Pendant la seconde Guerre mondiale, le Luxembourg subit l'occupation par l'Allemagne de mai 1940 à septembre 1944.

Le pays sort de cette épreuve avec la conviction qu'il lui faut s'ouvrir encore bien davantage sur l'extérieur en s'intégrant dans un vaste marché économique.

En 1945, le Grand Duché du Luxembourg abandonne sa neutralité. Il devient membre fondateur de l'ONU, tandis que l'Union avec la Belgique (UEBL) est remise en vigueur après avoir été abolie sous l'occupation.

En 1951, le Luxembourg est membre de la Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA).

Il fera partie, en 1957, des six membres fondateurs de la Communauté économique européenne, la CEE, en même temps qu'il conclut une Union économique et douanière avec la Belgique et les Pays-Bas, sous le nom de Bénélux, en 1958.

A partir des années 1960, la construction à Luxembourg d'une place financière internationale permettra au Grand Duché de réagir avec succès à la crise sidérurgique du milieu des années 1970.

Depuis une vingtaine d'années, le Grand Duché du Luxembourg figure parmi les Etats les plus riches du monde et devance au classement les Etats-Unis ou la Suisse. En 1999, le revenu national brut par habitant au Grand Duché était d'environ 38 000 dollars contre moins de 35 000 dollars aux Etats-Unis et 30 000 dollars en Suisse.

Le marché du travail au Luxembourg est caractérisé, d'une part, par la très forte proportion de travailleurs transfrontaliers qui représente, avec plus de 90 000 personnes, un tiers de l'emploi total au Grand Duché, d'autre part, par un très faible taux de chômage évalué à 3,6 % en novembre 2000. 1

Le taux de croissance de l'économie luxembourgeoise - 5 % en moyenne depuis 20 ans - a encore progressé ces deux dernières années pour atteindre 7,5 % en 1999 et 8 % en 2000, et s'explique par le dynamisme de son secteur financier qui représente aujourd'hui plus d'un tiers de la richesse nationale.

Ce monolithisme économique de la finance est toutefois considéré comme dangereux par les industriels luxembourgeois, qui entendent bien rappeler que le Grand Duché doit aussi sa prospérité économique à la vitalité de son industrie sidérurgique, même si ce secteur ne constitue plus aujourd'hui la première source de richesses du Luxembourg. Ainsi, le groupe luxembourgeois ARBED, un des géants de l'acier européen entreprend actuellement sa fusion avec l'espagnol Aceralia et le français Usinor pour donner naissance à Newco. Pour les industriels cette restructuration est la preuve que le Grand Duché n'est pas seulement une place financière mais fonde aussi sa réussite économique sur d'autres bases.

Au début des années 1990, M. Lucien Jung, directeur de la Fédération des industriels, exprimait ses craintes face à la fragilité de l'industrie de la finance qui repose largement sur des « atouts » artificiels (secret bancaire, absence de prélèvement fiscal à la source, réserves minimales des banques) et estimait qu'il ne fallait pas délaisser les « atouts naturels » du Luxembourg, c'est-à-dire sa sidérurgie.

De son côté, M. Lucien Thiel, président de l'Association des banques au Luxembourg, faisait preuve d'une fausse naïveté en déclarant : « Le développement de la finance est comme un cadeau du ciel. Personne ne l'avait programmé, ni prévu. » 2

A l'entendre, l'insolente santé de l'économie financière du Grand Duché serait un pur miracle et c'est par le plus pur des hasards que les autorités luxembourgeoises auraient décidé de proposer à la clientèle des grands financiers internationaux un environnement sécurisé (secret bancaire très strict, confidentialité et discrétion garantie), des instruments juridiques attrayants, tant sur le plan fiscal que sur celui des modes de fonctionnement (holdings 1929, SOPARFI, fiducie luxembourgeoise, domiciliation de sociétés...), une coopération judiciaire parcimonieusement accordée (opposition de l'excuse fiscale, existence de voies de recours utilisées à des fins dilatoires).

La vision enchanteresse proposée par le président de l'association luxembourgeoise des banques ne va donc pas sans quelques zones d'ombre et, progressivement, les critiques n'ont pas manqué à l'encontre du Luxembourg, dont l'économie financière doit sa spectaculaire croissance à une fiscalité dérogatoire, un secret bancaire très rigoureux et un environnement politique et réglementaire attractif.

Structurellement exposé au blanchiment parce qu'il s'est construit délibérément en Etat financier, le Grand Duché du Luxembourg a été qualifié par le Forum de stabilité financière de paradis fiscal.

I.- UN PARADIS FINANCIER AU C_UR DE L'EUROPE

Le Grand Duché du Luxembourg figure au rang des paradis fiscaux dont la liste de 42 pays a été établie en mai 2000 par le Forum de stabilité financière (FSF), organe créé en 1999 par les pays du G7.

Le Luxembourg a été classé par le FSF dans le premier groupe d'Etats - où figurent aussi la Suisse, Guernesey, l'île de Man ou Jersey.

Les autorités luxembourgeoises n'ont pas manqué de réagir vivement à cette décision estimant que les critères retenus pour procéder à cette qualification ne s'appliquaient pas au Luxembourg.


Le Luxembourg se défend d'être un paradis fiscal

Le Luxembourg a contesté, vendredi, sa présence sur la liste des paradis fiscaux établie par le Forum de stabilité financière (FSF), organisme créé en 1999 par les pays du G7 (« Les Echos » de vendredi 26 mai). « L'amalgame du Luxembourg avec d'autres centres offshore de la liste est dangereux. La plupart, sinon tous les critères retenus par le FSF pour identifier les centres offshore, ne s'appliquent pas à la place financière de Luxembourg », a affirmé Jean-Nicolas Schaus, directeur de la Commission de surveillance du secteur financier du Grand Duché. « Le niveau de qualité de la surveillance des banques et des établissements financiers au Luxembourg est au moins égal, sinon supérieur à celui des grands pays comme la France, l'Allemagne, la Grande-Bretagne et même les Etats-Unis », a-t-il ajouté. Le Luxembourg figure parmi les centres financiers offshore de la première catégorie, c'est-à-dire des juridictions présentées comme ayant un cadre réglementaire et de surveillance prudentielle de bon niveau.

Extrait d'un article du journal Les Echos, du 29 mai 2000.

La présence du Luxembourg sur la liste des paradis fiscaux du Forum de stabilité financière n'aurait pas dû, cependant, constituer une surprise pour les autorités luxembourgeoises.

Dès 1991, le scandale financier révélant « des fraudes à grande échelle » de la banque BCCI, dont le siège de la holding se trouvait à Luxembourg, avait fait craindre au Grand Duché d'être perçu par l'opinion publique comme un paradis fiscal ne disposant pas des moyens de contrôle appropriés de sa place financière. 3

Quelques années plus tard, en 1998, l'offensive était menée contre le Luxembourg par ses partenaires européens sur un autre front, celui de la taxation des revenus de l'épargne des non-résidents.

Sur ce dossier qui a enregistré des avancées notables ces dix-huit derniers mois, le Luxembourg continue d'adopter une position de blocage exigeant la réalisation par les pays tiers (Suisse, Liechtenstein, Etats-Unis, etc.) des mêmes efforts d'harmonisation de la taxation de l'épargne que ceux attendus du Grand Duché.

Toutefois, le régime fiscal favorable instauré au Luxembourg ne suffit pas, à lui seul, pour expliquer l'éclatant succès de la place financière luxembourgeoise.

Le Grand Duché, plus encore qu'un paradis fiscal, se présente comme un paradis financier au carrefour géographique de l'Europe.

Les autorités luxembourgeoises ont su adapter très rapidement leur législation à l'internationalisation des flux financiers.

Les capitaux venus s'y investir ont alors pu trouver à leur disposition des facilités juridiques - holdings, fiducies, domiciliations de sociétés - et l'application d'un secret bancaire très jalousement défendu.

A.- LA CONSTRUCTION RÉCENTE D'UNE ÉCONOMIE FINANCIÈRE

Le Luxembourg, à la différence d'autres pays, comme la Suisse ou l'Angleterre, n'a pas de tradition bancaire et financière. Même si les holdings ont été créés en 1929 pour attirer des capitaux étrangers au Luxembourg à la recherche d'une fiscalité allégée, la place financière luxembourgeoise est d'origine récente - un peu plus d'une trentaine d'années - et s'est constituée pratiquement ex nihilo. Historiquement, le Grand Duché, après avoir vécu de son agriculture, est devenu un Etat industriel puis s'est transformé avec succès en place financière parmi les plus actives du monde.

1.- De l'acier à la finance

Le Luxembourg a été, jusqu'au début des années 1870, un pays agricole, comme le décrit un dictionnaire de cette époque: « Sous un climat variable et froid, le Luxembourg est essentiellement un pays agricole, produisant surtout les céréales, seigle et avoine, la pomme de terre, le houblon... L'industrie métallurgique, la fabrication des draps, la papeterie, la sucrerie, la brasserie sont les industries les plus importantes. »

Le Grand Duché a ensuite développé son industrie sidérurgique qui a constitué pendant un siècle (1870-1970) le moteur de sa croissance économique.

Grâce à l'introduction en 1879, par les frères Metz, d'un procédé de déphosphorisation permettant l'utilisation du minerai lorrain pour fabriquer de l'acier, le Luxembourg va, de ce fait, pouvoir exploiter pleinement son bassin minier et en extraire chaque année plusieurs millions de tonnes de minette. La sidérurgie luxembourgeoise devient fortement exportatrice.

En 1872, la production dépasse 1 million de tonnes pour atteindre 7,5 millions de tonnes par an de 1907 à 1970.

Pendant plusieurs décennies, le Luxembourg exporte son minerai vers l'Allemagne, la Belgique et la France.

Dans les années 1960, l'industrie sidérurgique représente la moitié de la production industrielle, le quart du PIB et les deux tiers des exportations.

La situation se dégrade dans les années soixante-dix.

En 1972, le Luxembourg n'extrait plus que 4 millions de tonnes de minerai, en 1978 la production est inférieure à 1 million de tonnes, retrouvant son niveau d'avant la prospérité sidérurgique.

Les années 1970 marquent pour le Grand Duché l'achèvement d'un cycle et le Luxembourg décide de bâtir sa richesse économique sur d'autres bases pour devenir une place financière.

La création de la place financière luxembourgeoise a répondu à une demande extérieure, exprimée dès la fin des années soixante, par les responsables des marchés financiers de pouvoir internationaliser leurs activités dans un contexte où les grands Etats souverains, continuant de pratiquer une politique protectionniste en matière économique et monétaire, n'étaient pas en mesure de satisfaire cette attente.

Historiquement intégré dans des ensembles économiques plus vastes, le Luxembourg, déjà coutumier des délégations de souveraineté, et contraint, de par sa petite taille géographique, à l'ouverture de son économie, a pu répondre plus facilement à ce nouveau besoin d'internationalisation des capitaux manifesté par les banques étrangères et particulièrement les banques allemandes désireuses de sortir de l'isolement dans lequel elles se trouvaient depuis l'après-guerre.


Pour survivre, le Luxembourg a dû ouvrir son économie

M. le Président : La place financière de Luxembourg est aujourd'hui remarquable et en pleine expansion, que ce soit la banque ou les fonds de placement. Quels sont, selon vous, les atouts qui expliquent le succès de votre place financière ?

M. Lucien THIEL : L'explication a son origine dans les débuts de la place, il y a environ trente ans. A la fin des années soixante, il y a la première apparition de ces phénomènes que l'on appelle aujourd'hui la globalisation. Les premiers marchés à se globaliser ou à s'internationaliser furent les marchés financiers, où les besoins se faisaient ressentir. Or à l'époque, chaque Etat d'une certaine envergure avait encore un réflexe protectionniste, notamment envers sa monnaie. Il n'y avait donc pas l'ouverture ou l'interpénétration qui aurait pu répondre aux besoins de cette internationalisation.

Le Luxembourg s'est prêté à cet exercice par le simple fait qu'il a toujours été un pays intégré dans une entité économique plus importante. Avant la Première guerre mondiale, le Luxembourg faisait partie de l'Union douanière allemande, ce qui a d'ailleurs accéléré notre industrialisation car c'est à cette époque que la sidérurgie prit son essor.

Après la Première guerre mondiale, nous avons cherché un autre partenaire économique et monétaire. A l'époque, par référendum, le Luxembourg s'était décidé pour la France, mais cette dernière refusait une alliance et nous avons dû nous tourner vers la Belgique qui n'était en fait pas la plus mauvaise des solutions.

Dans le domaine monétaire, nous abandonnions partiellement notre souveraineté par une association monétaire qui comportait, par exemple, la même monnaie bien que distincte juridiquement, mais avec une parité fixe. Du fait de notre petite taille et du fait de n'avoir qu'une seule industrie, l'industrie sidérurgique, totalement exportatrice, il nous fallait nous ouvrir vers l'extérieur. Pour survivre économiquement et politiquement, l'ouverture était pour nous une question fondamentale.

Voilà l'environnement général qui a permis l'éclosion de la place financière. De plus, il y a eu - coïncidence dans le temps - le besoin des banques allemandes de s'internationaliser de nouveau après l'isolement de l'après-guerre. Pour se lancer dans les affaires internationales, notamment les euromarchés, les grandes banques allemandes se sont tournées vers le Luxembourg en raison de la proximité. Le Luxembourg présentait un second avantage nullement fiscal mais principalement commercial, en ce sens que la réserve obligatoire auprès de la Bundesbank n'existait pas à Luxembourg, du simple fait que nous n'avions pas de banque centrale. Nous avions confié toutes les missions de banque centrale à la Banque nationale de Belgique qui ne connaissait pas non plus le principe de la réserve minimale.

Extrait de l'audition de M. Lucien Thiel, Directeur de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg

Cette ouverture du Luxembourg au monde de la finance s'est donc opérée sous l'effet d'une demande d'internationalisation des marchés de capitaux et des flux financiers conjuguée à la nécessité pour le Luxembourg de reconvertir son économie mono-industrielle.

A partir des années soixante-dix, le Grand Duché a dû répondre au déclin, général en Europe, de l'industrie sidérurgique qui, depuis la Première guerre mondiale, avait assuré à elle seule la prospérité économique du pays.

Il y a vingt-cinq ans, lors de la grande crise des années 1974-1975, le secteur de la sidérurgie au Luxembourg perdait 27 000 emplois au terme du processus de restructuration et de modernisation de son outil de production, soit le nombre d'emplois existant actuellement dans le secteur financier luxembourgeois.

Aujourd'hui, le secteur financier du Grand Duché représente plus d'un tiers du PIB du Luxembourg, et s'est substitué avec succès à l'ancien moteur de croissance que constituait son industrie sidérurgique.

2.- L'excellente santé du secteur financier du Grand Duché

Le Luxembourg a connu, en l'an 2000, un taux de croissance exceptionnel de 8,5 % de son PIB qui résulte, pour une large part, du dynamisme et de la bonne santé de son secteur financier qui représente 37 % du PIB du Grand Duché.

En termes d'emplois, le secteur financier constituait, en octobre 2000, avec environ 27 000 personnes, plus de 10 % de l'emploi total au Luxembourg, évalué à cette même date à 267 000 personnes. 4

En trois ans, de 1997 à 2000, le secteur financier luxembourgeois s'est ainsi enrichi de 4 500 emplois.

Trois secteurs composent le secteur financier du Grand Duché : les banques, les organismes de placement collectif, les autres professionnels du secteur financier (domiciliataires de sociétés, gérants de fortune, courtiers, etc.). Ces activités sont soumises à l'agrément et à la surveillance de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF).

a) Les banques

En 1963, on comptait 6 banques au Grand Duché. Actuellement, environ 200 banques, dont la majorité ont une activité internationale, sont présentes au Luxembourg. Elles emploient 23 700 personnes sur les 27 000 qui travaillent dans le secteur financier.

En l'an 2000, l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) s'est plue à souligner que, pour la première fois dans l'histoire de la place financière du Grand Duché, le résultat net des banques a dépassé les 100 milliards de francs luxembourgeois, en progression de 30 % par rapport à l'année 1999.

Au 30 septembre 2001, la répartition du nombre de banques par pays d'origine faisait apparaître la prédominance des banques allemandes et italiennes au Luxembourg avec, respectivement, 62 et 21 établissements. La Belgique et le Luxembourg comptent au total 22 banques, la France 17, la Suisse 13 et le Royaume-Uni 6.

Les banques au Luxembourg ont donc une origine essentiellement européenne et les établissements de crédit à capitaux majoritairement luxembourgeois sont rares.

La place est totalement internationalisée.


La Banque et la Caisse d'Epargne de l'Etat

sont les seules banques encore luxembourgeoises

M. le Président : Le ministre du Budget nous disait aujourd'hui qu'il n'y avait plus qu'une seule banque encore luxembourgeoise au Luxembourg.

M. Lucien THIEL : Ce n'est pas tout à fait exact. En fait, certaines banques traditionnellement luxembourgeoises ont eu, dès le départ, un actionnariat partiellement étranger, mais avec le temps, celui-ci a pris une part prépondérante. Par exemple, une grande banque traditionnelle, la Banque Générale, a été reprise par le groupe Fortis, qui était déjà actionnaire principal.

Les seuls établissements financiers encore luxembourgeois sont, en fait, la Banque et Caisse d'Epargne de l'Etat - qui appartient à 100 % à l'Etat luxembourgeois - mais qui, tout en étant une banque publique, joue un rôle identique à celui des autres banques commerciales. Nous avons également un réseau de banques agricoles, purement luxembourgeoises, qui sont de petites associations locales, mais avec une centrale à Luxembourg, un peu dans la même veine que le Crédit agricole en France. Enfin, nous avons une institution qui, auparavant ne travaillait qu'avec les petits comptes d'épargne, et qui va se transformer en banque. Au total, nous avons trois institutions à actionnariat exclusivement luxembourgeois.

Extrait de l'audition de M. Lucien Thiel, Directeur de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg.

Les activités des banques au Luxembourg s'articulent autour de deux pôles, la clientèle institutionnelle et les euromarchés d'une part, la clientèle privée et la gestion patrimoniale d'autre part, qui s'est développée plus récemment, pour compenser le recul des euromarchés à partir des années 1980, avec le développement spectaculaire des fonds d'investissement.


Après avoir bénéficié des euromarchés,

le Luxembourg a offert le premier

la possibilité de commercialiser

les fonds d'investissement dans toute l'Europe

M. Lucien THIEL : [...] A l'origine, l'essor de la place financière, est venu de cette internationalisation et de ce phénomène des euromarchés, c'est à dire l'utilisation d'un mélange de devises en dehors de leur pays d'origine.

Ces euromarchés ont joué le rôle de locomotive jusqu'au début des années quatre-vingts. Puis la place connut une transition, suite à la crise internationale d'endettement. A cette époque, les euromarchés avaient plongé puisque les pays émergents, qui en étaient les grands clients, rencontraient des problèmes. Suite à la baisse importante du prix de leurs matières premières, ces pays s'étaient surendettés.

C'est alors que les opérateurs et les autorités politiques de la place ont voulu ajouter un second pilier à la place financière, en se tournant vers ce qu'on appelle la clientèle privée. D'aucuns disent qu'il suffisait au Luxembourg d'imiter les Suisses, car le Luxembourg est assez souvent comparé à la Suisse. Il y a nombre de parallèles entre le Luxembourg et la Suisse, toutes proportions gardées.

Cet intérêt pour une clientèle privée était probablement dû au fait que les banquiers avaient constaté l'émergence d'un phénomène intéressant. C'était cette nouvelle génération d'investisseurs potentiels, issue de l'après-guerre, disposant de modestes fortunes qu'ils cherchaient à faire fructifier au-delà d'un simple livret d'épargne.

C'est alors que la position géographique du Luxembourg a joué un rôle important. En effet, nous nous trouvions dans une région économique très dynamique avec la Ruhr, la Belgique, les Pays-Bas, la France. C'est probablement cette perspective qui a orienté les opérateurs vers la clientèle privée et les a surtout amenés à chercher le produit idéal à offrir à ces clients, à savoir les fonds d'investissement.

De nouveau, sur un petit créneau, le Luxembourg s'est lancé dans les fonds d'investissement. Les autorités politiques de l'époque ont eu l'habileté de transposer la directive européenne sur les fonds d'investissement, dans un très bref délai. De ce fait, le Luxembourg a été le premier pays à offrir aux gestionnaires de fonds d'investissement, la possibilité de commercialiser les fonds à travers toute l'Europe, à l'époque les Communautés européennes, aujourd'hui l'Union européenne.

C'est donc le deuxième pilier qui fut rajouté au premier pilier. Même si, par la suite, le premier pilier s'est redressé, nous avons néanmoins perdu la part du lion qui est passée à Londres, notamment après la réforme fiscale de Mme Thatcher au début des années 80. Cela nous a coûté notre position de leader en matière d'euromarchés, bien que nous en ayons gardé une partie à Luxembourg.

Ceci est un rapide résumé des deux piliers qui supportent la place financière : d'un côté les clients institutionnels et les euromarchés, de l'autre la clientèle privée et la gestion patrimoniale.

M. le Président : Vous avez aujourd'hui une activité importante qui est de la banque de gestion de fortune.

M. Lucien THIEL : Grosso modo, cela se répartit ainsi : une moitié en clients institutionnels et une moitié en gestion de patrimoine, avec une certaine prédilection des banquiers pour les clients institutionnels en raison des volumes plus importants et d'un engagement en personnel et en moyens relativement faible.

Le revenu provient davantage des euromarchés ou de la clientèle institutionnelle que de la clientèle privée, même si dans ce cas le plus grand nombre de clients compense le volume.

Extrait de l'audition de M. Lucien Thiel, Directeur de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg.

b) Les organismes de placement collectif (OPC)

Le Luxembourg occupe toujours en Europe la première place dans l'industrie des fonds de placement et le deuxième rang mondial derrière les Etats-Unis.

En l'an 2000, 1 785 organismes de placement collectif opéraient sur la place luxembourgeoise et 322 nouvelles demandes d'établissement ont été déposées, en cette même année, auprès de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Certains de ces OPC ayant eux-mêmes des structures multiples, c'est en réalité près de 7 000 unités actives qui interviennent sur la place luxembourgeoise.

La tendance à l'accroissement s'est plus que confirmée au cours des huit premiers mois de 2001, avec 165 organismes de plus enregistrés par rapport à l'année 2000.

Le montant des actifs nets gérés par l'ensemble de ces OPC a dépassé, en l'an 2000, les 35 000 milliards de francs luxembourgeois, soit 874,6 milliards d'euros (environ 5 700 milliards de francs français), contre 261,8 milliards d'euros d'actifs nets gérés par ce secteur en 1995.

Les derniers résultats établis au 30 juin 2001 montraient la poursuite de la forte croissance de l'activité de ces OPC avec 918,4 milliards d'euros d'actifs nets (environ 6 000 milliards de francs français).

c) Les autres professionnels du secteur financier (les PSF)

Ce secteur plus hétérogène emploie près de 4 000 personnes.

Au 30 septembre 2001, la répartition des professionnels du secteur financier luxembourgeois par catégorie d'activité s'établissait ainsi d'après les statistiques de la Commission de surveillance du secteur financier de Luxembourg (CSSF).

Commissionnaires 14

Conseillers en opérations financières 9

Courtiers 6

Dépositaires professionnels de titres ou autres 4

Distributeurs de parts d'OPC 43

Domiciliataires de sociétés 29

Gérants de fortune 53

Preneurs fermes 4

Professionnels intervenant pour leur propre compte 17

Teneurs de marchés 2

Ce secteur a enregistré une croissance spectaculaire ces cinq dernières années ; de 1995 à 2000, le bilan d'activité de l'ensemble de ces professionnels a plus que quintuplé, passant de 402 millions d'euros en 1995 à plus de 2 100 millions d'euros en l'an 2000 et leur résultat net a été multiplié par huit, passant de 5,63 millions d'euros à près de 430 millions d'euros.

Les derniers résultats de la place financière du Luxembourg établis par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) confirment l'excellente santé et le dynamisme de ce secteur économique.


La place financière du Luxembourg

· Nombre de banques : 196 (30 septembre 2001)

Somme des bilans : EUR 671,97 milliards (31 juillet 2001)

Résultat net : EUR 2,524 milliards (30 juin 2001)

Emploi : 23 724 personnes (30 juin 2001)

· Nombre d'Organismes de placement collectif (OPC) : 1 892 (31 août 2001)

Patrimoine global : EUR 873,9 milliards (31 août 2001)

· Nombre de Professions du secteur financier (PSF) : 142 (30 septembre 2001)

Somme des bilans : EUR 2,044 milliards (31 août 2001)

Résultat net : EUR 252 millions (31 août 2001)

Emploi : 3 901 personnes (30 juin 2001)

Emploi total dans les établissements surveillés : 27 625 personnes (30 juin 2001)

Source : Newsletter de la CSSF, octobre 2001.

d) Le secteur de l'assurance

Ce panorama ne serait pas complet si l'on n'y ajoutait pas le secteur des assurances qui jouit également d'une insolente bonne santé.

Monsieur Victor Rod, président du Commissariat aux assurances - l'organe officiel luxembourgeois de surveillance de ce secteur - a ainsi présenté à la presse, le 24 septembre 2001, un bilan plus qu'enviable.

« La somme du bilan de l'ensemble des entreprises d'assurances et de réassurances tombant sous l'autorité du Commissariat aux assurances au Luxembourg s'établit à 1 641 milliards de francs (40,68 milliards d'euros), en progression de 17 % par rapport à l'exercice précédent. Le secteur de l'assurance et de la réassurance a connu une année 2000 fort satisfaisante du point de vue de la progression des affaires. Pour l'assurance directe, la progression de l'encaissement, toutes branches confondues, était de 18,8 % par rapport à l'exercice 1999, soit légèrement plus élevée que les progressions de respectivement 11,5 % et 14,2 % connues en 1999 et 1998.

L'encaissement passe en effet de 233,2 milliards de francs en 1999 à 276,9 milliards fin 2000.

Comme pour les exercices précédents, cette croissance est surtout due à l'assurance-vie dont le montant des primes progresse de 19,1 % pour dépasser les 243 milliards de francs.

L'assurance non-vie a connu en 2000 un accroissement fort honorable de 16,5 %.

Alors que le nombre total des entreprises d'assurances directes s'élève à 93, celui des entreprises de réassurances agréées a connu, avec 264 unités fin 2000, un accroissement net de sept unités par rapport à l'exercice précédent.

Les encaissements de primes, brutes de rétrocession, ont connu un accroissement de 7,6 %. Le total des primes brut encaissées se chiffrait à 114,6 milliards de francs. La charge sinistres totale a, elle aussi, connu une forte progression de 13,5 %, passant de 99,7 milliards de francs en 1999, à 113,2 milliards en 2000. Il en résulte une détérioration du ratio sinistres/primes qui passe à 99,4 % contre 94,4 % en 1999.

La somme des bilans des réassureurs luxembourgeois à la fin 2000 s'élève à 574,8 milliards de francs contre 497 milliards en 1999, soit une progression de 15,6 %.

Emploi total salarié :

Malgré une tendance généralisée de compression des effectifs dans les entreprises des assurances à l'étranger, l'emploi total salarié dans ce secteur à Luxembourg, non compris les quelque 7 000 agents et courtiers d'assurances et leurs employés, a progressé de 17,1 % pour passer de 2 138 à 2 504 en un an, soit 2 266 salariés travaillant dans l'assurance directe et 236 dans la réassurance. » 5

Le succès économique du secteur des assurances au Luxembourg ne résulte pas d'une longue tradition, mais provient d'un régime prudentiel et fiscal hautement attractif.

B.- UNE LÉGISLATION CONÇUE POUR ATTIRER LES CAPITAUX ÉTRANGERS

1.- Un régime fiscal dérogatoire

Pour les résidents luxembourgeois, le Grand Duché n'a rien d'un paradis fiscal. Les personnes physiques y acquittent l'impôt sur le revenu dont le taux varie de 0 % à 38 %, ainsi qu'un impôt sur la fortune fixé à 0,5 %. Les droits de succession sont nuls en cas de ligne directe.

S'agissant des sociétés de capitaux résidentes, celles-ci, à l'exception des holdings régies par la loi de 1929, sont soumises à l'impôt sur le revenu des collectivités (22 %), l'impôt commercial communal (7,50 % déductibles), l'impôt sur la fortune (0,5 %) et divers impôts indirects tels que les droits d'apport ou d'enregistrement.

La situation est tout autre pour les non-résidents auxquels est réservé un traitement fiscal privilégié, puisque les revenus des non-résidents sont non fiscalisés.

L'évasion fiscale n'étant pas reconnue comme une infraction donnant droit à la coopération luxembourgeoise et le secret bancaire s'appliquant de façon très stricte au Grand Duché - ce secret ne peut être levé que dans le cadre d'une procédure judiciaire en cas de délit grave dont l'évasion fiscale à l'échelle individuelle ne fait pas partie - la tentation est alors grande de faire un « détour » par le Luxembourg, sans déclarer ensuite dans son pays d'origine les fonds que l'on y aura déposés et les revenus qu'on y aura perçus.


« Les luxembourgeois sont des magiciens de la fiscalité »

Les luxembourgeois sont des magiciens de la fiscalité. Ils sont allés jusqu'à créer une réduction d'impôt sur un impôt qui n'existait pas. Ainsi, les investisseurs qui lançaient des studios de production audiovisuelle étaient exonérés mais pouvaient céder leur avantage fiscal à un luxembourgeois. Autre exemple de cette forme d'ouverture d'esprit d'outre-Ardennes : pour rendre service à leurs amis belges, selon les propres mots d'un membre du gouvernement de l'époque, les luxembourgeois ont créé un pavillon de complaisance pour la marine belge. Qu'il n'existe même pas un lac pour justifier cette création n'a pas troublé la Chambre des députés et ses quelque 60 membres. [...]

Les conventions internationales, comme celle signée avec la France et le Luxembourg en 1958 et l'avenant de 1970, stipulent que l'impôt sera réglé dans le pays de résidence de l'investisseur. Un français, qui réaliserait des profits sur ses comptes luxembourgeois, est ainsi tenu de les déclarer à l'administration fiscale française et sera taxé en France. Seul problème : si l'épargnant « oublie » de déclarer ses gains luxembourgeois...

Si, en France, les banques envoient chaque année un « IFU » (imprimé fiscal unique) récapitulant les revenus à déclarer, les financiers luxembourgeois sont d'une discrétion extrême. [...]

Oublier de déclarer les transferts, c'est également risquer quelques complications si l'on a besoin de rapatrier les fonds. [...]

Cela signifie-t-il que les épargnants français qui n'oublient pas d'intégrer à leur déclaration de revenus les gains réalisés sur leurs comptes luxembourgeois n'ont aucun intérêt à franchir la frontière ? Bien au contraire, répondent en ch_ur et officiellement les banquiers et assureurs luxembourgeois.

Si la plupart des établissements français possèdent une filiale au Luxembourg, ce n'est en aucun cas pour favoriser l'évasion fiscale et répondre à une demande pressante de leurs clients. [...]

La COB a simplement, quelquefois, demandé que l'on ajoute une petite phrase en fin de document attirant l'attention des investisseurs français sur le fait que les revenus étaient bien à déclarer au fisc français...

Extrait d'un article de M. Jean-Baptiste Bourrelier dans Les Echos du 19 mai 1995 : « Les charmes discrets des placements luxembourgeois ».

Des milliers d'épargnants, français, allemands, belges, pour ne citer qu'eux, ont ainsi pratiqué le tourisme fiscal pour déposer leurs avoirs au Luxembourg.

L'ampleur du phénomène a conduit le Grand Duché sur le banc des accusés par ses partenaires européens qui souhaitent désormais mettre un terme à cette situation dommageable en introduisant une harmonisation de la fiscalité de l'épargne entre les pays de l'Union européenne.

Lors du Conseil européen de Feira les 19 et 20 juin 2000, les Etats-membres ont adopté un accord de principe sur l'harmonisation de la taxation de l'épargne avec, pour conséquence, la mise en place à l'horizon 2010, d'un modèle d'échanges généralisé d'informations entre les administrations fiscales.

L'adoption de ce système signifiant l'abandon du secret fiscal, le Luxembourg n'a accepté l'entrée en application de ce principe qu'à la condition de l'adoption de mesures équivalentes par un certain nombre de pays tiers - Monaco, la Suisse, le Liechtenstein, Andorre, etc.

A défaut d'obtenir satisfaction sur ce préalable, le Luxembourg a déclaré qu'il opposerait son veto à l'entrée en vigueur de la directive européenne sur la fiscalité de l'épargne.

Quoi qu'il en soit, les banquiers du Luxembourg continuent de déclarer que le secret bancaire visant à protéger les activités financières des clients serait conservé, seul le secret fiscal pour les non-résidents serait levé à l'échéance de 2010.

Le Conseil Ecofin de Bruxelles des 26 et 27 novembre 2000, consacré à la fiscalité de l'épargne, a permis de dégager les principaux points que devra contenir la directive européenne.

Le Luxembourg, ainsi que la Belgique et l'Autriche, bénéficieront d'aménagements particuliers pendant une période de transition de sept ans à partir de l'adoption de la directive.

Le Grand Duché devrait donc appliquer une retenue à la source d'un minimum de 15 % pendant trois ans, qui passera ensuite à 20 % jusqu'à la fin de ladite période.

Il faut noter que les fonds d'investissement, fleurons de l'industrie financière luxembourgeoise, ne sont que partiellement inclus dans le champ d'application de la directive et que les fonds investissant en actions, qui représentent une part considérable des avoirs sous gestion, sont totalement en dehors de cette taxation.

Le Luxembourg s'est enfin abstenu lors de l'adoption du rapport initial de 1998 de l'OCDE sur l'élimination des pratiques fiscales dommageables et s'est réservé le droit de ne pas éliminer ces éléments de ses régimes fiscaux préférentiels.

Le Luxembourg a confirmé à nouveau son abstention sur le rapport d'octobre 2001 de l'OCDE sur les pratiques fiscales dommageables et a regretté que ce rapport s'écarte encore davantage de l'objectif de lutte contre la concurrence dommageable envisagée sous l'angle de la localisation des activités économiques.

Rappelons que, dans le cadre de ce rapport, l'un des éléments essentiels consiste dans l'engagement des Etats à mettre en place un dispositif effectif d'échanges de renseignements avec la mise au point d'un instrument fournissant un cadre juridique à la réalisation de ces échanges. 6

2.- Les holdings

Les sociétés holdings ont pour vocation de détenir des participations financières dans le capital d'autres sociétés.

On distingue, au Luxembourg, les « holdings purs » de 1929 et les SOPARFI - Sociétés de participation financière - de 1990. Toutes deux sont des sociétés résidentes de capitaux qui relèvent de la loi du 10 août 1915 modifiée sur les sociétés commerciales ; la holding 1929 se distingue de la SOPARFI 1990 en raison de son régime fiscal privilégié qui, en contrepartie, ne lui permet pas de bénéficier de l'application des conventions de non double imposition.

a) Des règles de constitution et de fonctionnement garantissant l'opacité

Les holdings 1929 ou les SOPARFI sont constituées sous la forme de sociétés anonymes ou de sociétés à responsabilité limitée.

La constitution sous forme de S.A., de loin la plus fréquente, nécessite la présence de deux actionnaires minimum - personne morale ou physique, résidente ou non-résidente -, l'existence de trois actionnaires au minimum - personne morale ou physique résidente ou non-résidente -, un capital minimum de 1,250 MF luxembourgeois dont un quart doit être libéré le jour de la constitution.

La constitution du holding 1929 ou de la SOPARFI sous forme de société anonyme permet, de surcroît, l'émission d'actions au porteur, cessibles immédiatement.

S'agissant des exigences de publicité au registre du commerce et des sociétés, il n'est pas nécessaire de fournir la composition du portefeuille, l'identité des créditeurs ou débiteurs.

En cas de constitution d'une société holding milliardaire, qui bénéficie, lors de sa constitution ou ultérieurement, d'un apport au moins égal à un milliard de francs luxembourgeois d'une société étrangère, l'arrêté grand-ducal du 17 décembre 1938 prévoit des règles de fonctionnement particulières :

· l'Assemblée générale des actionnaires de la holding peut se tenir à l'étranger, en cas de force majeure appréciée par le conseil d'administration. Les règles de publicité applicables seront celles du lieu où se sera tenue la réunion (art. 9 et 19 de l'arrêté grand-ducal du 17 décembre 1938) ;

· l'actionnaire peut se faire représenter aux Assemblées générales par un autre actionnaire sans que ce dernier puisse être tenu de faire connaître celui qu'il représente (art. 17 de l'arrêté précité), ce qui peut constituer une garantie d'anonymat de l'actionnaire réel.

Selon le type d'activités financières que souhaite exercer la société holding, il sera possible de créer des holdings de contrôle (gestion concentrée des ressources d'un groupe de sociétés), des holdings de placement (gestion d'un portefeuille de valeurs mobilières), des holdings de lancement (souscription d'actions de sociétés), des holdings de brevet (gestion d'un portefeuille de brevet), des holdings de financement (émission d'emprunts obligataires dont le produit finance les sociétés membres d'un groupe de sociétés).

b) Des avantages fiscaux très importants

Les avantages fiscaux accordés aux holdings 1929 et aux SOPARFI le seraient en raison du fait que ces sociétés ont un objet social limité à des opérations financières et qu'il ne leur est pas possible d'exercer une activité industrielle ou commerciale.

Les holdings 1929, comme les SOPARFI, ont été, en réalité, délibérément conçues pour attirer, par des avantages fiscaux considérables, les capitaux au Grand Duché.

Les différences essentielles entre la holding 1929 et la SOPARFI d'une part, tiennent à ce que la holding 1929 ne bénéficie pas des conventions fiscales de non double imposition conclues entre le Luxembourg et les autres pays, d'autre part, au fait que la SOPARFI, assujettie à tous les impôts, n'est exonérée que sur les dividendes et plus-values de cession de participation, alors que la holding 1929 ne connaît qu'une fiscalité réduite au droit d'apport (1 % lors de la souscription du capital) et à la taxe d'abonnement annuel (0,2 % du capital libéré). En conséquence, la holding 1929 n'acquitte ni impôt sur les sociétés, ni TVA, ni impôt sur les revenus de toute nature (dividendes, intérêts, redevances de licences, etc.).

c) Les holdings, emblème du paradis fiscal luxembourgeois

L'attractivité fiscale des « holdings 1929 » ou « H. 29 » pour les initiés n'est plus à démontrer.

Fin 1998, il y avait au Luxembourg un peu plus de 14 000 « holdings 1929 » représentant un capital d'environ 2 274 milliards d'euros (15 000 milliards de francs). Toutefois, depuis cette date, le nombre des « H. 29 » n'a guère varié et se situe actuellement autour de 15 000. Les holdings 1929 sont aujourd'hui moins utilisées comme instrument de contrôle d'un groupe de sociétés, les acteurs financiers préférant recourir aux « sociétés de contrôle de participations », nom poli pour désigner des SOPARFI. En revanche, les « H. 29 » restent toujours très prisées par les particuliers qui choisissent volontiers cette structure pour gérer leur patrimoine privé. Leur fortune est apportée au « holding 1929 » et les revenus générés ne sont pas imposables au niveau de l'actionnaire, en l'absence de distribution de dividendes.

En revanche, si du côté luxembourgeois, les dividendes distribués aux actionnaires par la H. 1929 sont exonérés d'impôts, ces revenus sont néanmoins taxés en France, comme si la société holding était imposable sur notre territoire (article 209 B du code général des impôts).

Les « H. 29 » sont donc devenues avant tout des instruments au service de la gestion patrimoniale et ne relèvent guère de la stratégie fiscale des entreprises. C'est sur la base de ce constat que « l'establishment » financier luxembourgeois estime injustifiée la présence des holdings 1929 sur la liste des pratiques fiscales dommageables pour l'Union européenne, établie par le groupe de travail dirigé par Mme Dawn Primarolo, ministre britannique du Trésor.

Rendu public en février 2000, le rapport Primarolo visait, au Luxembourg, cinq mécanismes dommageables dont seulement deux subsistent encore aujourd'hui : le régime des provisions applicable aux sociétés de réassurance et le mécanisme des « holdings 1929 », les autres dispositifs ayant été abrogés.

En ce qui concerne le régime des provisions fiscalement déductibles applicables aux sociétés de réassurance, le projet de règlement grand ducal, actuellement en discussion, tend à faire de ces provisions un outil de gestion de risque et non plus un instrument d'optimisation fiscale.

En conséquence, seuls demeureraient sur la liste des pratiques fiscales dommageables recensées au Luxembourg, les holdings 1929 que le gouvernement du Grand Duché ne semble pourtant pas pressé de faire disparaître.

Sur le plan des principes, le Luxembourg estime que les « H. 29 » ne relèvent pas de la fiscalité des entreprises, visée par le rapport Primarolo, mais de la gestion patrimoniale des fortunes privées et le gouvernement grand ducal continue de défendre politiquement ce mécanisme.

« Nous n'allons pas abandonner les holdings 1929 » avait nettement déclaré en avril 2000 le ministre Luc Frieden et cette prise de position n'a pas été démentie puisqu'en mai 2001, la déclaration du Premier ministre Jean-Claude Junker sur la situation économique et fiscale du pays ne comprenait aucune annonce de modification du régime des holdings 1929, ce que n'ont pas manqué de souligner les observateurs.

Le gouvernement luxembourgeois a-t-il, tout au plus, considéré que ces « sociétés de gestion patrimoniale » - nouveau langage pudique atténué pour désigner les holdings 1929 - pourraient éventuellement être supprimées si les autres Etats membres dotés de mécanismes similaires faisaient de même.

On ne peut toutefois manquer de s'interroger sur les raisons qui poussent ainsi les autorités luxembourgeoises à maintenir ce mécanisme.

Il est certain que les banquiers et financiers du Grand Duché sont très attachés à ce dispositif et qu'ils se sont montrés fort inquiets du risque de sa disparition. Sans doute est-ce là une raison suffisante pour maintenir sur la place financière du Luxembourg les holdings 1929 épinglées par le rapport Primarolo, dont les autorités luxembourgeoises se refusent à dire combien pèse ce secteur dans l'ensemble de l'économie du Grand Duché car il s'agit là d'une information « sensible ».

Les sociétés holdings au Luxembourg peuvent se développer sans risque d'être inquiétées. En 1997, le Président socialiste de la Commission des finances de la Chambre des députés, M. Krecké, dénonçait le fait qu'un seul fonctionnaire était chargé du contrôle des 12 700 holdings répertoriées au Luxembourg, ce qui signifiait une probabilité d'un contrôle approfondi tous les 60 ans 7 ; Depuis lors, la situation n'a guère changé.

Si les holdings 1929 n'étaient qu'un pur instrument de basse pression fiscale n'entraînant qu'une distorsion de concurrence dommageable entre Etats membres de l'Union européenne, leur maintien serait regrettable mais serait de portée limitée à l'aspect fiscal.

Or, le recours à la création des holdings 1929 ne constitue pas une simple distorsion fiscale, ce mécanisme permet, de par son fonctionnement, de garantir, à ceux qui utilisent cette forme particulière de société, la confidentialité, voire l'anonymat.

Les holdings 1929, conçues au départ pour faire bénéficier les sociétés d'une fiscalité très favorable, sont devenues de moins en moins intéressantes dès lors que les bénéfices réalisés au Luxembourg sont devenus taxables dans le pays d'origine, puisque les « H. 29 » ne bénéficient pas des conventions de non double imposition.

Le regain d'utilisation des holdings 1929 est donc lié à leur nouvelle utilisation à des fins patrimoniales par des particuliers.

Les financiers luxembourgeois le reconnaissent eux-mêmes : ce mécanisme est aujourd'hui employé à une finalité différente de celle prévue il y a plus de 70 ans et c'est pour cette raison d'ailleurs qu'ils réfutent l'inscription sur la liste des 66 pratiques fiscales dommageables, des holdings 1929.

La simple consultation de différents sites Internet suffit à se convaincre que le mécanisme de la société « H. 29 » est proposé à des personnes à la recherche de discrétion. Progressivement, la holding 1929 est devenue un outil commode pour créer des écrans supplémentaires qui rendent encore plus difficile l'identification du bénéficiaire fiscal réel des fonds.

C'est là une des raisons principales qui justifierait le démantèlement des « holdings 1929 » au même titre que celui des Anstalts au Liechtenstein ou des fondations en Suisse.


Quand la police enquête, elle découvre une société

au nom du chauffeur

Quand une institution décide d'affecter une somme d'argent à une finalité donnée, elle crée une fiducie et nomme un gérant ou mandataire à qui est confiée la gestion des fonds. Il suffit d'identifier un domaine d'activité et une source de financement. Le reste repose sur un pacte de confiance entre le propriétaire des fonds et le mandataire.

Ces sociétés sont des entités commodes pour faire fructifier un héritage en évitant de payer l'impôt en ligne directe. Mais certains pays à secret bancaire, comme l'Autriche et le Luxembourg, autorisent la constitution de fiducies ou de holdings dans le but de dissimuler les ayants droit. Cette opacité demeure une des difficultés majeures pour les autorités anti-blanchiment ou antiterroristes.

Une société au nom du chauffeur.

Beaucoup d'entre elles ne sont que des coquilles vides : « Dans les statuts, les mêmes noms apparaissent partout, et quand la police enquête, elle découvre qu'il s'agit du portier, de la secrétaire, du chauffeur », explique un juriste spécialisé dans les affaires financières. Jamais elle ne peut remonter jusqu'au vrai bénéficiaire. Celui-ci est lié à la société par un contrat de confiance, mais son nom ne figure nulle part.

Extrait de l'article de Mme Martine Royo, Les Echos du 4 décembre 2001.

A la faculté de dissimuler l'identité du bénéficiaire économique réelle de la société holding 1929, s'ajoute la pratique des actions au porteur, cessibles et transmissibles sans formalités au Luxembourg.

Ces actions au porteur sont émises en contrepartie des capitaux affectés par l'investisseur à la société holding.

L'anonymat de ces actions au porteur ne trouble guère les autorités de contrôle ou les financiers luxembourgeois qui ne voient pas, dans cette facilité, un obstacle particulier à la lutte anti-blanchiment.


On ne peut garantir à qui seront transmis

les titres au porteur

M. le Président : Je souhaiterais revenir sur la question du droit des sociétés, que je maîtrise mal. Le banquier a cette obligation de connaissance des ayants droit économiques, mais par ailleurs, il existe aussi cette possibilité de cession de parts au porteur. Une fois la relation d'affaires engagée, le banquier s'assure moins de la bonne foi de son client qui peut alors céder ses parts à de nouveaux ayants droit économiques, sans en informer son banquier. N'y aurait-il pas des évolutions à envisager sur ce point ?

M. Jean-Jacques ROMMES : Techniquement, vous avez raison, la possibilité de la cession des parts existe, mais elle n'est pas la solution à tous les problèmes du blanchisseur. L'important est de savoir qui dispose des droits sur le compte. Dès lors que le banquier s'aperçoit d'évolutions à ce niveau ou du changement d'identité de son contact, il ne peut continuer comme si de rien n'était. Il doit garder son fichier en ordre.

Pour revenir aux droits des sociétés, vos propos ne sont pas entièrement faux. Les sociétés peuvent effectivement être un domaine de risque pour la banque, toutefois cela n'a rien à voir avec les holdings du régime de la loi de 1929, puisque ce sont des sociétés anonymes comme les autres.

M. Jacky DARNE : N'importe quelle société domiciliée à Luxembourg peut-elle être dans la même situation ?

M. le Président : Sur la cession de parts au porteur...

M. Jean-Jacques ROMMES : Sur la cession de parts de façon générale, mais vous pouvez avoir des systèmes similaires par des mandats qui s'échangent sur le compte. Quelqu'un fait comme s'il ouvrait le compte, puis les mandats sur les comptes changent. On peut imaginer une multitude de systèmes de blanchiment, mais cela revient très exactement au même point, à savoir que c'est au banquier de connaître son métier et de veiller à ce que les gens qui travaillent dans le département des sociétés connaissent cela.

Extrait de l'audition de M. Jean-Jacques Rommes, Directeur adjoint de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg.

M. le Président : Hier, à l'association des banques, j'ai évoqué un problème plus particulièrement luxembourgeois, celui du droit des sociétés, des holdings et de la transmission de parts au porteur. Le juriste de l'association des banques, comme le président, reconnaissaient que, dans les obligations d'identification des ayants droit économiques, il y avait là un problème.

En effet, cela compliquait la tâche plutôt que cela ne la facilitait, car si, au départ, on connaît la personne qui ouvre un compte et on observe le fonctionnement de ce compte, par la suite, on contrôle moins les cessions des parts, car la banque s'est habituée à un fonctionnement normal du compte, dès le début. Toutefois les blanchisseurs ne vont pas immédiatement avoir un fonctionnement anormal. En cela, l'association des banques avait identifié avec nous un facteur de risque, puisque cela favoriserait un anonymat des ayants droit économiques. Rencontrez-vous ce genre de situation dans le système, en dehors de cette trop grande familiarité avec les banquiers ?

M. Jean-Nicolas SCHAUS : S'agissant des titres au porteur, il est évident qu'on ne peut garantir à qui seront transmis ces titres. Mais cela n'a pas forcément à voir avec les banques. Une personne privée peut également transmettre ses titres sans l'intervention d'une banque. Il me semble déjà que si une banque intervient, cela apporte une certaine garantie qu'elle fait bien son travail. Elle observe à qui sont transférées ces parts. Si transfert il y a, il se fait par l'intermédiaire d'une banque, d'un client à un autre, l'autre client devant avoir ouvert un compte dans la banque.

M. le Président : Je ne suis pas un spécialiste des questions de transferts de parts de société. Toutefois, il m'a semblé que lorsqu'une société ouvre un compte, le banquier doit alors s'assurer de l'identité de l'ayant droit économique. Ensuite, même si cette personne cède une partie des fonds, elle peut rester dans la société, voire être celle qui continue à faire fonctionner le compte. Cependant elle n'a plus la propriété intégrale du capital, ayant cédé des parts à quelqu'un que l'on ne connaît pas, qui peut d'ailleurs être n'importe qui.

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Même dans ce cas, cela ne change pas grand-chose car on peut transmettre des titres nominatifs. On ne sait jamais à qui cela appartient. C'est là tout le problème. Les banques sont obligées, en somme, de toujours poser cette question.

Extrait de l'audition de M. Jean-Nicolas Schaus, Directeur général de la Commission de surveillance du secteur financier, le 11 février 2000 au Luxembourg.

Cette sérénité vis-à-vis des titres au porteur n'est pas toujours partagée, notamment par les Britanniques qui, dès lors que l'on aborde au sein du GAFI la question du démantèlement des trusts, répliquent immédiatement en réclamant réciproquement la suppression des titres au porteur.

Au total, la holding 1929 utilisée de plus en plus à des fins de gestion patrimoniale sous bénéfice d'anonymat permet au surplus de bénéficier d'avantages fiscaux sans que ce type de société n'apporte aucune contribution à l'économie réelle du pays.

Le rapport Primarolo s'est d'ailleurs fondé sur le critère des avantages accordés par ce mécanisme « même en l'absence de toute activité réelle et de présence substantielle à l'intérieur de l'Etat membre » pour l'inscrire au rang des pratiques fiscales dommageables.

Ces sociétés holdings, souvent simples sociétés « boîtes aux lettres », ont entraîné la prolifération des domiciliataires de sociétés, fonction exercée sans contrôle jusqu'à une date récente et que les autorités luxembourgeoises ont décidé de réglementer pour moraliser et sécuriser sa place financière.

3.- Les domiciliataires de sociétés

La possibilité de domicilier au Grand Duché sa société auprès d'un domiciliataire a conduit à la prolifération, au Luxembourg, de cette profession de « boîte aux lettres ».

Cette facilité n'a fait qu'entretenir davantage la suspicion et alimenter les critiques sur la tolérance avec laquelle la place luxembourgeoise accepte d'accueillir activités et fonds en tout genre.

Le risque que faisait encourir, pour la réputation de la place, la multiplication sans contrôle des domiciliataires de sociétés a contraint le Luxembourg à réagir.

« Les autorités doivent constater que des activités illégales frauduleuses sont exercées dans les secteurs économiques proches du secteur financier, notamment sous le couvert de sociétés holding et de domiciliataires de sociétés. » 8

Au terme de deux ans de discussions, le Parlement a adopté, le 31 mai 1999, une loi régissant la domiciliation de sociétés.

La profession de domiciliataire peut être exercée par les banques, les sociétés d'assurances, les avocats, les experts-comptables, les réviseurs d'entreprise, etc. (art. 2), mais elle peut également être exercée à titre exclusif par des domiciliataires de sociétés qui constituent désormais une nouvelle catégorie de professionnels du secteur financier.

Les domiciliataires de sociétés doivent obtenir l'agrément de la CSSF et relèvent de la surveillance de cette autorité.

Actuellement, le Luxembourg compte 29 domiciliataires de sociétés à titre principal.

L'agrément pour l'activité de domiciliataire de sociétés à titre indépendant nécessite la justification d'une formation universitaire adéquate (droit, économie, gestion, etc.) ainsi que des « assises financières d'une valeur de quinze millions de francs au moins » (art. 10).

Désormais, il est exigé la conclusion d'une convention écrite de domiciliation entre la société et le domiciliataire (art. 1er).

Avant de conclure toute convention de domiciliation, le domiciliataire doit désormais procéder à l'identification de son cocontractant ou des ayants droit bénéficiaires économiques réels.

« Il est obligé de connaître l'identité réelle des membres des organes de la société domiciliée auprès de lui et de conserver la documentation afférente et de la maintenir à jour. En cas de doute sur le point de savoir si ces personnes, en leur qualité de membre des organes, agissent pour leur propre compte ou en cas de certitude qu'elles n'agissent pas pour leur propre compte, le domiciliataire prend des mesures raisonnables en vue d'obtenir des informations sur l'identité réelle des personnes pour le compte desquelles les personnes agissent. » (art. 2 b).

Ces dispositions reprennent les obligations applicables aux banquiers lors de l'ouverture d'un compte.

L'identité des parties et la durée des conventions de domiciliation doivent être publiées au registre du commerce des sociétés (art. 7).

On ne peut manquer de signaler sur ce sujet la position des banquiers luxembourgeois qui regrettent l'obligation générale qui est faite de publier au registre du commerce des sociétés le nom des parties à une convention de domiciliation.

Dans l'hypothèse où le domiciliataire est une banque, l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) considère qu'en théorie, si « cette obligation ne semble pas se heurter au principe d'ordre public économique qu'est le secret bancaire, en pratique cependant, lorsqu'une société est domiciliée auprès d'un établissement bancaire luxembourgeois, le fait de publier le nom des parties à la convention de domiciliation permettra de conclure à l'existence d'une relation bancaire avec ledit établissement. »

L'ABBL suggère donc de réserver la communication de certaines données au Parquet et aux autorités de surveillance. 9

On mesurera ainsi, à travers cet exemple, ce que représente professionnellement, économiquement et psychologiquement, pour les banquiers luxembourgeois, la protection du secret bancaire.

Le défaut de convention de domiciliation, de publication ou la violation des obligations d'identification sont punis d'amende allant de 50 000 (1 240 euros) à 5 millions de francs luxembourgeois (124 000 euros).

L'exercice illégal de la profession de domiciliataire est passible d'un emprisonnement de 8 jours à 5 ans ou d'une amende de 1 240 à 124 000 euros.

Selon la loi luxembourgeoise, l'activité de domiciliataire consiste, pour une personne physique ou morale, d'une part à accepter qu'une ou plusieurs sociétés « dans lesquelles le domiciliataire n'est pas lui-même un associé exerçant une influence significative sur la conduite des affaires » établissent auprès d'elle un siège pour y exercer une activité dans le cadre de leur objet social ; d'autre part, à « prester » « des services quelconques liés à cette activité. » (article 11 de la loi du 31 mai 1999).

La réglementation de la profession de domiciliataire au Luxembourg constitue une avancée positive. Depuis l'adoption de cette loi, de nombreuses sociétés « boîtes aux lettres » ont été radiées du registre des sociétés.

Néanmoins, l'efficacité de cette législation récente, destinée à moraliser cette activité, dépend essentiellement des contrôles qui seront exercés et des sanctions prononcées en cas de non-respect des obligations légales.

En effet, il faut observer que la loi du 31 mai 1999 n'impose pas de limitation du nombre de conventions par domiciliataire qui peuvent ainsi héberger un nombre illimité de sociétés.

On peut donc s'interroger sur la qualité des contrôles et du suivi des changements qui peuvent survenir dans les organes et les activités de la société, lorsque plusieurs dizaines ou centaines de sociétés sont ainsi domiciliées auprès d'un même domiciliataire.

La multiplicité des mandats de domiciliations n'est cependant pas considérée par les magistrats luxembourgeois comme pouvant constituer un risque.


Pour la justice luxembourgeoise, la multiplicité

des mandats de domiciliataires ne constitue pas un danger

M. le Président : La loi de 1999 qui réglemente l'activité de domiciliataire de société a posé des exigences de professionnalisation, de qualification et de vigilance. Mais rien n'est prévu concernant la limitation de la capacité à domicilier des sociétés, ce qui peut poser des problèmes, notamment par rapport à l'objectif de vigilance sur le fonctionnement de ces sociétés. Quel est votre point de vue à ce sujet ? Avez-vous l'impression qu'il faudra que votre droit aille plus loin ?

M. Carlos ZEYEN : Je pense qu'en ce qui concerne le nombre des sociétés à domicilier, là où leur nombre est le plus élevé, c'est chez ceux qui avant la loi, étaient des domiciliataires professionnels. Depuis l'adoption de cette loi, ils sont entrés dans la catégorie des autres professionnels du secteur financier, et sont maintenant, à ce titre, soumis à la surveillance de la Commission de surveillance du secteur financier.

Si un cabinet d'avocats fait vingt ou trente domiciliations - à mon avis, cela ne va pas bien plus loin - cela ne pose pas de problème de surveillance. C'est chez les domiciliataires de sociétés qui appartiennent maintenant à la catégorie des professionnels du secteur financier au même titre que les courtiers ou autres, qu'il y a des sociétés domiciliées en grand nombre. Or les domiciliataires sont soumis à la surveillance complète de la CSSF.

M. le Président : A quel nombre avez-vous fixé la barre où l'on passe professionnel ?

M. Carlos ZEYEN : Il n'y a pas de limite de ce point de vue. Mais je voulais dire que, dans la pratique, car on ne peut faire abstraction de la réalité, on rencontre des centaines de sociétés domiciliées uniquement auprès de ceux qui entrent dans cette catégorie, parce que les autres sont des fiduciaires, donc, des réviseurs d'entreprises. Pour les banques, de toute façon, il ne se pose pas de problème de surveillance du nombre.

Extrait de l'audition de M. Carlos Zeyen, Substitut du Procureur, le 20 décembre 2001, à Luxembourg.

La multiplicité des mandats d'administrateurs de ces sociétés, même exercés par des banquiers, avocats, experts-comptables, en tant que domiciliataires, constitue néanmoins un des points faibles du système.

Cette situation comparable, qui existe notamment à Monaco ou au Liechtenstein, a déjà été vivement critiquée par la Mission dans les rapports qu'elle a consacrés à ces deux Principautés financières.

4.- La fiducie luxembourgeoise

Le droit luxembourgeois connaît l'institution de la fiducie qui permet à un fiduciant de transférer la propriété d'un patrimoine mobilier ou immobilier à un fiduciaire afin que ce dernier le gère ou l'administre en faveur d'un tiers bénéficiaire.

Des critères juridiques permettent de distinguer le trust des pays de common law - auquel s'apparente en Europe l'Anstalt au Liechtenstein - et les institutions assimilables au trust comme la fiducie luxembourgeoise.

En pratique, les buts poursuivis sont les mêmes : faciliter la transmission et l'usage d'un patrimoine dans des conditions maximales de discrétion ou d'opacité selon l'usage qui sera fait de ces mécanismes de trust ou de fiducie.

Envisagée sous l'angle de sa finalité, la fiducie est une institution assimilable au trust au sens de la convention de La Haye de 1985.

Le gouvernement de Luxembourg a donc déposé à la Chambre des députés, le 16 novembre 2000, un projet de loi portant approbation de la convention de La Haye du 1er juillet 1985 relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance.

Cette convention est actuellement ratifiée ou approuvée par l'Australie, le Canada, l'Italie, Malte, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. Sa ratification par le Luxembourg a pour objet :

- de permettre aux tribunaux de disposer de règles leur permettant de résoudre les problèmes de droit international privé lorsqu'un trust prolonge ses effets sur le territoire luxembourgeois ;

- de faciliter la reconnaissance de la fiducie luxembourgeoise à l'étranger ;

- d'élargir le nombre des catégories professionnelles pouvant assurer les fonctions de fiduciaire ;

- de confirmer l'usage de la fiducie aux fins de garantie.

L'adoption de ce projet de loi aurait notamment pour conséquence de permettre l'application de la loi luxembourgeoise à des opérations dans lesquelles ni le fiduciant, ni le fiduciaire n'est établi à Luxembourg.

« Le projet de loi ouvre désormais la qualité de fiduciaire à la plupart des professionnels du secteur financier et de celui des assurances, soumis à un contrôle de nature à garantir la protection des intérêts des fiduciants et des tiers bénéficiaires. Ce champ d'application... est délibérément étendu à l'ensemble de ces professionnels quels que soient leur origine et, partant, le siège de leur autorité de contrôle. Pourraient ainsi être soumis à la législation luxembourgeoise un contrat fiduciaire conclu avec une banque étrangère ne disposant d'aucun établissement au Luxembourg ni dans l'Espace Economique Européen, ou encore un contrat conclu par la succursale luxembourgeoise d'un établissement de crédit dont le siège se trouve hors de l'Espace Economique Européen. » 10

Cette exportation de la législation luxembourgeoise relative à la fiducie rencontre évidemment la faveur des banquiers au Luxembourg.

« En définitive, le nouveau texte offrira une sécurité juridique renforcée aux opérations fiduciaires et dotera la fiducie luxembourgeoise d'une légitimité accrue au plan international. La création d'un cadre juridique approprié est en outre susceptible d'attirer vers le Luxembourg les opérateurs économiques étrangers désireux d'utiliser la fiducie, lorsque cette institution n'existe pas dans leur Etat d'origine. » 11

En revanche, la Chambre de commerce a émis quelques réserves dans l'avis qu'elle a rendu sur ce projet de loi le 14 mars 2001.

La Chambre de commerce, après avoir fait observer que la qualité de fiduciaire reste réservée, au Luxembourg, aux professions dont la surveillance par les autorités publiques est la plus stricte, s'inquiète du risque qu'il y aurait à ouvrir cette fonction à des professionnels étrangers dont on ignore les modalités de surveillance.

« La Chambre de commerce voudrait remarquer que c'est justement cette exigence de surveillance stricte, rappelée par le commentaire des articles, qui est en contradiction avec l'ouverture aux professionnels étrangers dont la Chambre de commerce ignore les modalités de surveillance. La façon dont le projet traite la question fait que les limites de prudence visent essentiellement les professionnels luxembourgeois ou encore européens, mais qu'aucune garantie particulière n'existe face aux professionnels d'Etats tiers, la surveillance des professionnels des Etats-membres de l'Union européenne étant plus ou moins harmonisée. Il serait plus judicieux d'ajouter au texte l'exigence d'une surveillance prudentielle pour les professionnels cités. La Chambre de commerce note que les domiciliataires luxembourgeois, tout en étant surveillés, n'entrent pas dans le champ d'application du texte. » 12

Ce projet, s'il était adopté, permettrait donc à de très nombreux acteurs financiers, dont certains ne seraient soumis à aucune autorité de contrôle ou de surveillance, d'utiliser la fiducie luxembourgeoise et d'exporter, de ce fait, la législation particulièrement laxiste qui lui est attachée : absence de formalité d'enregistrement du contrat de fiducie luxembourgeoise et absence de transcription de l'identité du bénéficiaire de la fiducie.

L'article 13 du projet de loi prévoit en effet, dans son alinéa 1er : « La conclusion et la modification d'un contrat fiduciaire ainsi que les actes constitutifs ou modificatifs d'un trust relevant de la convention... ne sont pas soumis aux formalités de l'enregistrement, même lorsqu'il en est fait usage, par acte public, en justice ou devant toute autre autorité constituée, toutes les fois qu'ils n'affectent pas un immeuble situé au Luxembourg, des aéronefs, des navires ou des bateaux de navigation intérieure immatriculés au Luxembourg... »

Cet article du projet est considéré comme s'inscrivant dans la logique de la convention de La Haye de ne pas subordonner la reconnaissance des trusts, dans le pays d'accueil, à des formalités.

Quant à la transcription des actes qui transfèrent au fiduciaire ou au trustee la propriété des biens, ceux-ci doivent mentionner expressément l'identité du fiduciaire ou du trustee mais non pas l'identité du bénéficiaire.

L'article 11 du projet de loi a fait l'objet du commentaire suivant :

« Il ne paraît pas opportun, en revanche, d'imposer au surplus l'indication, dans l'acte de transcription, de l'identité du bénéficiaire de la fiducie ou du trustee. Sans doute, cette information a-t-elle une certaine importance pour les créanciers du fiduciaire ou du trustee. Mais cette importance n'est pas décisive, seule l'étant l'existence de la fiducie ou du trust. En outre, les informations fournies par le registre de publicité foncière du trust pourront aider, le cas échéant, dans la recherche de l'identité du bénéficiaire de la fiducie ou du trust. »

Lorsqu'on sait les vives inquiétudes exprimées par le GAFI au sujet des fiducies, dans son rapport annuel sur les typologies du blanchiment, paru en février 2001, on ne peut que s'alarmer de la discussion en cours au Luxembourg de ce projet de loi qui va à l'encontre des principes défendus par le GAFI.


« Selon le GAFI, l'existence des fiducies

complique considérablement les enquêtes judiciaires »

Qui plus est, les fiducies diffèrent des sociétés en ce sens qu'elles ne sont généralement pas soumises à des obligations d'immatriculation ou d'inscription à un registre central et qu'il n'y a pas d'autorité responsable de la surveillance de ces structures juridiques. Quelques juridictions ont maintenant établi des législations pour assurer la réglementation et la supervision des sociétés fiduciaires, fiduciants, agents de création des sociétés, gérants de société et directeurs de société à l'instar de la réglementation et supervision bancaire. A cet égard, dans certains pays, il y a une obligation juridique de déclarer les opérations suspectes selon une législation anti-blanchiment comprenant tous les crimes graves comme infraction sous-jacente, et les informations sur les identités du fiduciant ou des bénéficiaires peuvent donc être obtenues. Dans certains pays ou territoires qui reconnaissent les fiducies, il n'y a pas pourtant d'obligation de communication des identités du fiduciant ou des bénéficiaires d'une fiducie, même lorsque la fiducie pourrait être associée à une forme quelconque d'activité financière suspecte.

Les difficultés des enquêtes en présence de fiducies

Dans une affaire récente, une somme d'argent importante devait être investie par une fiducie dans une société en proie à des difficultés financières dans le pays D. Cette fiducie a été identifiée par son nom et elle était représentée par une personne physique, associé d'un cabinet juridique, agissant en tant que fiduciaire avec toutes les prérogatives attachées à cette fonction. Jusqu'à ce moment-là, cette proposition de transaction ne semblait pas suspecte aux yeux de la banque chargée de gérer l'opération. Toutefois, la cellule de renseignement financier du pays D connaissait le caractère suspect de l'opération parce qu'une société bénéficiant d'un régime d'extraterritorialité apparaissait dans le processus de financement. Cette société était contrôlée par des personnes connues pour participer à des activités suspectes et dont il était impossible au départ de déterminer si elles se trouvaient également derrière la création de la fiducie. L'absence de toute immatriculation de la fiducie et de toute information sur son fiduciant ou ses bénéficiaires, en dehors de celles qu'avait indiquées le fiduciaire, a considérablement compliqué l'enquête.

Extrait du rapport annuel du GAFI sur les typologies du blanchiment 2000-2001, février 2001.

On rappellera, toujours sur ce même sujet, les préoccupations exprimées par M. Olivier de Baynast, à l'époque chef du service des affaires internationales et européennes au ministère français de la Justice, devant la Mission en septembre 1999.


L'effort de promotion de la fiducie

doit être résolument enrayé

M. le Rapporteur : Je voudrais aborder la question du droit commercial. Dans certains pays étrangers, il semble que les investigations butent non pas sur les faiblesses de la coopération judiciaire, mais sur l'impossibilité de ces systèmes judiciaires étrangers à fournir à nos magistrats des informations sur les véritables propriétaires des sociétés. Je pense aux trusts, fiducies, sociétés d'affaires internationales et aux sociétés dites de domicile, etc.

Avez-vous identifié à ce jour des institutions juridiques qui vous paraissent ne pas répondre aux critères du GAFI ?

M. Olivier de BAYNAST : Les magistrats se heurtent à un manque de traçabilité des fonds du fait du recours aux sociétés écrans. Des pressions diplomatiques ou autres pourraient être facilement exercées sur certains de ces pays, qu'il n'est même pas nécessaire de vous citer et qui, même sur le territoire européen, vivent de cela.

Le mal étant bien identifié, encore convient-il également d'éviter son expansion. Le formidable effort international de promotion du recours à la fiducie doit être résolument enrayé et nous sommes très déterminés, car cela nous semble être porteur de risques et de menaces considérables par rapport à la traçabilité de l'argent sale.

Extrait de l'audition de MM. Yves Charpenel, directeur des affaires criminelles et des grâces au ministère de la Justice, et Olivier de Baynast, chef du service des affaires internationales et européennes au ministère de la Justice, devant la Mission, le 15 septembre 1999.

Les suites législatives que le Luxembourg entendra donner à ce projet de loi visant à approuver la Convention de La Haye du 1er juillet 1985 sur la reconnaissance des trusts seront hautement significatives de la réelle volonté politique du Grand Duché de lutter contre l'ensemble des mécanismes facilitant l'opacité et l'anonymat des transactions financières et de leurs bénéficiaires.

L'adoption d'un tel projet par le Luxembourg, Etat membre de l'Union européenne, ne pourrait que constituer une violation flagrante des recommandations du GAFI.

II.- UNE PLACE FINANCIÈRE EXPOSÉE AU BLANCHIMENT

Le Luxembourg a profité pleinement, à partir des années 1980, de la libéralisation généralisée du mouvement des capitaux. Comme les autres places financières, il a dû subir les conséquences des grands scandales financiers aux ramifications internationales.

Sous l'effet conjoint de la pression internationale et du risque de voir sa réputation entachée, le Grand Duché a adopté un arsenal législatif répondant notamment aux Recommandations du GAFI.

Ce n'est toutefois que tardivement, en 1998, que le Grand Duché a élargi l'incrimination de blanchiment réservée jusqu'à cette date aux produits résultant du trafic de drogue et c'est au prix de longues discussions de plusieurs années qu'a été adoptée, en août 2000, la loi relative à l'octroi de l'entraide judiciaire internationale en matière pénale.

En pratique, le Luxembourg n'enregistre encore aujourd'hui, malgré des progrès récents, qu'un très faible nombre de déclarations de soupçon et les modestes moyens accordés à la justice et aux autorités de contrôle ne permettent pas de modifier sérieusement cette situation.

A.- UNE LÉGISLATION QUI RÉSULTE D'UN SCANDALE FINANCIER : L'AFFAIRE DE LA BCCI

Comme toutes les places financières largement internationalisées, le Luxembourg a ouvert ses portes à des fonds issus d'activités douteuses.

Au classement des grands scandales financiers, la faillite de la Bank of Credit and Commerce International, la fameuse BCCI, fait partie des grandes références.

Cette affaire de grande fraude financière planétaire - les places de Londres, New-York, Paris, etc., ont été touchées - a concerné tout particulièrement le Luxembourg où se trouvait le siège de la société holding de la BCCI.

L'affaire BCCI commence en 1986 aux Etats-Unis, en Floride, où la filiale de la banque à Tampa est accusée d'avoir servi au blanchiment de l'argent du trafic de drogue organisé par les cartels colombiens.

Une vaste enquête est lancée par les autorités américaines qui obtiennent la collaboration des Britanniques et des Français. Le Luxembourg, où se trouve la société holding de la banque BCCI, qui n'exerce pas d'activité bancaire, ainsi que le siège de l'une des banques du groupe, estime ne pas être touché par cette affaire.


Le gouvernement luxembourgeois blanchit

la BCCI luxembourgeoise

Dans un communiqué publié dans la nuit de mercredi à jeudi, le gouvernement du Grand Duché constate que « l'investigation qui semble avoir été menée depuis deux ans sous l'égide des autorités judiciaires américaines, en collaboration avec leurs homologues anglais et français, n'a jamais touché le Luxembourg, les autorités luxembourgeoises n'ayant, à aucun moment, été approchées pour coopérer. »

« Il va de soi que les autorités luxembourgeoises sont prêtes à collaborer suivant les usages en matière criminelle avec les autorités étrangères, si la demande leur en était faite », dit encore le communiqué.

« En attendant de connaître les accusations officiellement portées par la justice des Etats-Unis, rien ne permet d'admettre que la banque luxembourgeoise ou certains de ses employés aient été utilisés ou aient participé à une quelconque activité illégale », poursuit le communiqué.

Extrait d'une dépêche de l'AFP, du jeudi 13 octobre 1988.

Dix-huit mois plus tard, en janvier 1990, après avoir ainsi balayé l'affaire de la BCCI d'un revers de main, les autorités luxembourgeoises adoptent une position plus nuancée.

Si le Premier ministre de l'époque, M. Jacques Santer, souligne que « l'arrangement conclu à Miami... entre les autorités judiciaires américaines et la BCCI met hors de cause la maison-mère du groupe, la holding luxembourgeoise « BCCI holdings », sur le plan administratif cependant, « un retrait de licence peut être envisagé, mais à la lumière seulement du dossier pénal. »

Le gouvernement luxembourgeois n'écarte pas, à cette date, des sanctions pénales « si des preuves peuvent être apportées quant à la matérialité d'un blanchiment de l'argent de la drogue à Luxembourg. » 13

En mai 1990, l'émirat d'Abu Dhabi a désormais pris le contrôle de la BCCI holdings au Luxembourg, dont il détient 77 % du capital.

En juin 1990, l'Institut monétaire luxembourgeois (IML) s'inquiète de la structure particulière adoptée par la BCCI. Le siège juridique implanté au Grand Duché est séparé des centres d'activités de la banque, ce qui ne correspond pas à la logique de l'activité bancaire et rend surtout plus difficile la surveillance de l'établissement.

L'IML met la BCCI en demeure de se restructurer avant le 1er juillet 1991 au risque de se voir retirer la licence bancaire au Luxembourg et d'établir son siège social là où se réalise l'essentiel de son activité commerciale bancaire, c'est-à-dire à Londres.

Les regards se tournent alors du côté de la City et le scandale éclate dans toute son ampleur, mais il sera supporté de façon partagée.

La Banque d'Angleterre nomme des liquidateurs pour les 25 succursales britanniques de la BCCI et parle de « fraudes à grande échelle sur plusieurs années ». L'Institut monétaire luxembourgeois s'assure le contrôle des actifs de BCCI holdings.

Le Luxembourg réussit à limiter les dégâts en détournant les regards sur la Grande-Bretagne, également visée par ce scandale qui touche en première ligne la Banque d'Angleterre, responsable de la surveillance de la place financière de la City, mais la réputation de la place financière du Grand Duché souffre malgré tout de cette affaire.


Le Luxembourg partage avec le Royaume-Uni

le scandale de la BCCI

Les milieux bancaires luxembourgeois reconnaissent que le scandale de la BCCI (Bank of Credit and Commerce International) - dont le siège est à Luxembourg - risque de conforter, à tort, une image du Grand Duché comme un paradis fiscal et un havre accueillant pour blanchir des capitaux douteux.

« Cette critique sera inévitable », admet M. Jean-Nicolas Schaus, directeur à l'Institut monétaire luxembourgeois (IML), l'autorité de contrôle des banques au Grand Duché. Mais, ajoute-t-il non sans ironie, les luxembourgeois se retrouvent « en bonne compagnie » sur le banc des accusés : la Banque d'Angleterre elle-même ne s'est-elle pas laissé abuser par la BCCI pendant des années ?

Extrait d'une dépêche de l'AFP, du 9 juillet 1991.

Le fait d'invoquer les défaillances des Britanniques n'excuse pas pour autant les faiblesses du système luxembourgeois, dont les représentants n'admettent qu'avec beaucoup de résistance et de réticence qu'il faut le faire évoluer.

L'affaire de la BCCI permet d'amorcer le débat au Luxembourg sur les modalités de surveillance des banques au Grand Duché, mais cette idée ne suscite guère l'enthousiasme de la représentation nationale luxembourgeoise, tant les Luxembourgeois considèrent que leur dispositif donne toute satisfaction et fait de la place financière du Grand Duché un lieu des mieux contrôlés.


La réticence du Luxembourg à ouvrir le débat

sur le contrôle des banques

Au-delà, le débat sur les modalités de la surveillance bancaire au Luxembourg n'est que très timidement entamé. En réponse à une question parlementaire, le président du gouvernement avait estimé, il y a deux semaines, que l'arsenal des mesures en place « avait fait ses preuves » et était « conforme à celui qui existait dans les centres financiers les plus réputés. » En outre, avait affirmé M. Santer, la création d'une banque structurée sur le modèle de la BCCI serait impossible dans le contexte de la législation actuellement en vigueur.

Alors que le gouverneur de la Banque d'Angleterre était entendu devant une Commission parlementaire, le directeur général de l'IML avait proposé, pour sa part, de rencontrer les députés luxembourgeois qui avaient accueilli sa suggestion avec peu d'enthousiasme il y a trois semaines. C'est seulement tout récemment que le président du Parti socialiste et le chef du groupe socialiste au Parlement ont affirmé la nécessité d'un débat politique public.

Extrait d'un article de Marcel Jean dans Le Monde, du 2 août 1991.

Le 18 juin 1992, la justice luxembourgeoise prononce officiellement la liquidation de la BCCI holdings S.A. Un jugement du tribunal de commerce désigne deux liquidateurs et la création d'un comité de créanciers.

Un long processus d'indemnisation s'ouvre alors, dans lequel l'émirat d'Abu Dhabi sera amené à intervenir. Présente dans 78 pays, avec 800 000 déposants, la BCCI comptait environ 5 000 clients privés qui seront dédommagés à hauteur de 80 000 francs français (12 178 euros).

Le débat sur le contrôle des établissements bancaires au Luxembourg sera finalement engagé et se conclura par l'adoption, le 5 avril 1993, de la loi sur la surveillance du secteur financier. C'est cette loi minimaliste, élaborée dans un contexte de réticence, qui constitue l'essentiel de la législation anti-blanchiment actuelle.

B.- LE DISPOSITIF ANTI-BLANCHIMENT AU LUXEMBOURG

Comme l'ensemble des pays européens, le Luxembourg s'est doté, au cours des années 1990, sous la pression du GAFI et d'un contexte national marqué par le scandale de la BCCI, d'un arsenal législatif et réglementaire visant à lutter et à réprimer le blanchiment. Les professions bancaires et financières soumises à l'autorité de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) sont tenues de faire des déclarations de soupçon à la cellule anti-blanchiment auprès du Parquet du Luxembourg. L'incrimination de blanchiment, limité au départ aux revenus provenant du trafic de stupéfiants, a été étendue, en 1998, aux produits de l'activité des organisations criminelles et à certaines infractions graves (corruption, trafic d'armes, etc.).

Ce n'est donc que tardivement que le Luxembourg a procédé à l'extension de l'incrimination de blanchiment, dès lors qu'il est apparu que le phénomène risquait à nouveau d'endommager sérieusement la réputation et la bonne santé de la place financière du Grand Duché.

Sauvegarder la respectabilité de la place financière luxembourgeoise, tel est l'objectif qui a justifié une nouvelle législation, comme l'indique très clairement le rapport de la commission juridique de la Chambre des députés du Luxembourg.

« Conscientes du fait que l'utilisation des établissements de crédit et des institutions financières aux fins de blanchiment risque de compromettre gravement la solidité et la stabilité de l'établissement ou de l'institution en question et de remettre en cause la fiabilité du système financier, les autorités, soucieuses de combattre la criminalité organisée et de préserver la bonne réputation de la place financière, ont mis en place une législation ayant pour objet de lutter contre le blanchiment d'argent. » 14

1.- Le volet préventif

La loi du 5 avril 1993, modifiée, relative au secteur financier, et la loi du 18 décembre 1993 relative au secteur des assurances, complétées par une série de circulaires émanant de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF), de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) ou du Commissariat aux assurances, contiennent des dispositions préventives relatives au blanchiment des capitaux.

a) Les obligations d'identification

Les professionnels du secteur financier - banquiers, courtiers, conseillers en opérations financières, gérants de fortune, distributeurs de parts d'Organismes de placement collectif (OPC), etc. - sont tenus de procéder à l'identification de leurs clients lorsqu'ils nouent des relations d'affaires, en particulier lorsqu'ils ouvrent un compte ou des livrets ou lorsqu'ils offrent des services de garde des avoirs (art. 39 de la loi du 5 avril 1993 modifiée).

En l'absence de relation d'affaires, l'identification est exigée pour toute transaction dont le montant excède 500 000 francs luxembourgeois (12 400 euros) et quel qu'en soit le montant « dès qu'il y a soupçon de blanchiment » (art. 39 précité).

La loi du 1er août 2001 a abaissé, à compter du 1er janvier 2002, à 10 000 euros le seuil de déclenchement de l'obligation d'identification des clients autres que ceux avec lesquels la banque est en relation d'affaires. Si un doute existe sur un risque de blanchiment, ce seuil n'est pas applicable.

Enfin, lorsque les clients n'agissent pas pour leur propre compte, les banquiers et les professionnels de la finance doivent prendre « des mesures raisonnables en vue d'obtenir des informations sur l'identité réelle des personnes pour le compte desquelles ces clients agissent » (art. 39 précité).

Des dispositions similaires s'appliquent aux entreprises d'assurance-vie.

Ces obligations d'identification ont ensuite été étendues par la loi du 11 août 1998, aux notaires (art. 15), aux casinos et aux établissements de jeux de hasard (art. 18), ainsi qu'aux réviseurs d'entreprises (art. 20) et sont également exigées des domiciliataires de sociétés depuis la loi du 31 mai 1999.

Les avocats ne figurent pas parmi les professionnels soumis par l'obligation de déclaration de soupçon, ce que déplorent les magistrats luxembourgeois de la cellule anti-blanchiment.

« Dans cet arsenal, on doit regretter l'absence de la profession d'avocat, cette dernière étant évidemment un des acteurs actifs sur une place financière importante et, de par les contacts à tous les niveaux (et souvent même le premier niveau) avec ses clients, dans une position exposée. » 15

Cette position rejoint pleinement celle exprimée par le GAFI qui s'inquiète très fortement du rôle « d'ouvreurs de porte » de ces professions juridiques dans les affaires de blanchiment qui, de surcroît, jouent habilement de la notion de secret professionnel.

L'adoption de la directive modifiant la directive européenne de 1991 sur le blanchiment des capitaux devrait conduire le Luxembourg à étendre également ces obligations aux agents immobiliers et aux marchands de biens de grande valeur, mais ne résout pas clairement la situation des avocats à double casquette, d'avocat stricto sensu et d'homme d'affaires.

Récemment, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) est intervenue à deux reprises par voie de circulaire pour renforcer les obligations de vigilance et d'identification.

D'une part, la circulaire 00/21 du 11 décembre 2000 insiste sur les procédures particulières de contrôle qui doivent être instaurées lorsque les établissements financiers souhaitent entrer en relation d'affaires, détiennent ou gèrent des avoirs appartenant directement ou indirectement à « des personnes exerçant des fonctions publiques importantes dans un Etat ou à des personnes et sociétés qui, de manière reconnaissable leur sont proches ou leur sont liées » et rappelle que dans un tel cas la direction doit être engagée au plus haut niveau.

D'autre part, la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a précisé dans sa circulaire 01/40 du 14 novembre 2001, les contours de cette obligation d'identification.

La CSSF considère que les professionnels financiers ont l'obligation de « s'enquérir expressément auprès des clients (par ex. : avocats ou notaires) dont l'activité professionnelle normale implique la conservation de fonds de tiers auprès d'un professionnel financier, s'ils agissent pour compte propre ou pour compte d'autrui, » et que ces professionnels sont également tenus « d'apprécier la plausibilité de la réponse tenue. »

En pratique, les banquiers ou autres financiers ne peuvent plus désormais présumer que leurs clients agissent pour leur propre compte et la CSSF, par cette circulaire du 14 novembre 2001, considère que « le professionnel est tenu d'obtenir du client, lors de l'acceptation et dans le cadre du fonctionnement de la relation d'affaires, les informations qu'il juge nécessaires pour s'assurer que les relations ne servent pas au blanchiment d'argent. »

b) L'obligation de déclaration de soupçon

Cette obligation s'inscrit dans le cadre plus général de l'obligation pour les banques et les professionnels du secteur financier de coopérer avec les autorités. En matière de lutte contre le blanchiment, la forme de cette coopération est précisée.

« Les établissements de crédit et les autres professionnels du secteur financier, leurs dirigeants et employés sont tenus plus particulièrement de coopérer pleinement avec les autorités luxembourgeoises responsables de la lutte contre le blanchiment :

- en fournissant à ces autorités, à leur demande, toutes les informations nécessaires conformément aux procédures prévues par la législation applicable ;

- en informant, de leur propre initiative, le Procureur d'Etat auprès du tribunal d'arrondissement de Luxembourg, de tout fait qui pourrait être l'indice d'un blanchiment ». (art. 40 de la loi du 5 avril 1993).

Cette obligation de déclaration, qui vise aussi les assureurs, a également été étendue aux professions et activités précitées, visées par la loi du 11 août 1998 (notaires, casinos,...).

2.- Le volet répressif

A l'origine limitée aux produits issus du trafic de stupéfiants, l'incrimination de blanchiment a été élargie, par la loi du 11 août 1998, aux infractions sous-jacentes relevant de la criminalité grave et organisée.

L'infraction de blanchiment défini à l'article 506 du code pénal luxembourgeois consiste désormais dans le fait :

- d'avoir facilité sciemment, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou revenus tirés notamment :

· de crimes ou délits dans le cadre ou en relation avec une organisation criminelle (prostitution, proxénétisme...) ;

· d'une infraction de corruption ;

· d'une infraction à la législation sur les armes et munitions ;

- d'avoir apporté sciemment son concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion de l'objet ou du produit direct ou indirect des infractions précitées ;

- d'avoir acquis, détenu ou utilisé le produit direct ou indirect de ces infractions en connaissant leur origine.

L'infraction de blanchiment est passible d'une amende allant de 50 000 francs luxembourgeois (1 240 euros) à 500 000 francs luxembourgeois (12 400 euros) et d'une peine d'emprisonnement de 1 à 5 ans. Cette peine est aggravée par un emprisonnement de 15 à 20 ans si les infractions de blanchiment constituent des actes de participation à l'activité principale ou accessoire d'une association ou organisation criminelle.

Le Luxembourg a donc opté pour une incrimination large du blanchiment sans adopter pour autant le principe d'une généralisation de l'infraction de blanchiment.

Ce refus de généralisation de l'infraction de blanchiment ne s'est pas appuyé sur des arguments d'efficacité, mais se fonde au contraire sur des questions de principe.

Le Conseil d'Etat et les parlementaires luxembourgeois ont notamment considéré, pour la refuser, que la généralisation de l'infraction de blanchiment conduirait à un renversement de la charge de la preuve et ne permettrait plus de tenir compte du caractère exceptionnel de l'obligation de déclaration des indices de blanchiment.

« Une telle situation conduirait à un renversement de la charge de la preuve en matière de blanchiment, dans la mesure où il suffirait au ministère public de rapporter la preuve de l'origine généralement illicite des biens à blanchir et qu'il appartiendrait dès lors à la victime de prouver au cas par cas que l'origine de tel bien est licite... »

« Finalement, l'extension du mécanisme de détection et de prévention au vaste domaine constitué par une généralisation de l'infraction de blanchiment à toute infraction, ne tiendrait pas compte du caractère exceptionnel que revêt en particulier l'obligation de dénoncer tout fait qui pourrait être à l'origine d'un blanchiment. » 16

Cette opposition du Grand Duché à l'introduction, en matière de blanchiment, du renversement de la charge de la preuve est tout à fait surprenante car elle va totalement à l'encontre des positions exprimées dans les différents pays européens qui, soit ont déjà introduit le renversement partiel ou total de la charge de la preuve en matière de blanchiment, comme l'Italie ou la France, soit se montrent très favorables à une telle modification.

Par ailleurs, l'adoption par le Luxembourg, le 14 juin 2001, de la loi approuvant la convention du Conseil de l'Europe du 8 novembre 1990 relative au blanchiment des produits du crime a permis de préciser le régime de confiscation spéciale applicable en cas d'infraction de blanchiment (art. 10 de la loi du 14 juin 2001).

Cette confiscation vise l'ensemble des biens formant l'objet ou le produit direct ou indirect des infractions de blanchiment, mais aussi l'ensemble des biens qui s'y seraient substitués. La confiscation peut également concerner, dans l'hypothèse où les biens issus des infractions ne peuvent être trouvés, les biens dont le condamné est propriétaire et dont la valeur correspond aux biens visés par la confiscation.

3.- Le service anti-blanchiment du Parquet

Le service anti-blanchiment du Parquet d'arrondissement du tribunal de Luxembourg est chargé, depuis 1993, de recueillir et d'exploiter les déclarations de soupçon.

Il dispose de huit magistrats spécialisés dans les affaires économiques et financières et d'un attaché de justice.

L'analyse et le traitement préalable des déclarations de soupçon avant l'engagement éventuel d'une procédure judiciaire sont assurés en pratique par la section du service de la police judiciaire chargée de la criminalité organisée.

Quatre enquêteurs appartenant à cette section sont spécialement chargés des enquêtes en matière de blanchiment et de l'exécution des commissions rogatoires en cette matière, et apportent leur concours aux magistrats du service anti-blanchiment.

En sa qualité de destinataire des déclarations de soupçon, le service anti-blanchiment du Parquet est l'interlocuteur des différentes autorités de renseignement financier existant dans les autres pays (TRACFIN, CTIF, MOT, etc.) et représente le Luxembourg dans les différentes instances internationales.

Le service anti-blanchiment du Parquet de l'arrondissement de Luxembourg a notamment conclu avec TRACFIN un accord bilatéral le 9 novembre 1999.

C.- LA RÉTICENCE DES FINANCIERS LUXEMBOURGEOIS À S'ENGAGER DANS LA LUTTE ANTI-BLANCHIMENT

1.- Des banquiers peu enclins aux déclarations

La législation luxembourgeoise soumet les professions financières et les établissements de crédit à une obligation d'information au Procureur d'Etat auprès du tribunal d'arrondissement de Luxembourg de « tout fait qui pourrait être l'indice d'un blanchiment ».

Cette disposition des plus classiques qui donne aux professionnels de la finance à Luxembourg une responsabilité en matière préventive pour lutter contre le blanchiment, soulève dans son application une double difficulté que l'on retrouve également en Suisse où l'équilibre du système est comparable.

a) La contrainte commerciale de la suspension de la transaction

Il existe, en premier lieu, un élément objectif qui oblige tout financier ou tout banquier, qui déclare au Parquet luxembourgeois un soupçon de blanchiment, à suspendre préalablement l'opération suspectée. Ces professionnels sont en effet « tenus de s'abstenir d'exécuter la transaction qu'ils savent ou soupçonnent d'être liée au blanchiment » (article 40 paragraphe 3 de la loi modifiée du 5 avril 1993).

Cette suspension de la transaction permet aux magistrats du service anti-blanchiment d'user de leur pouvoir de blocage. En pratique, cette prérogative est utilisée lorsqu'il apparaît, de façon quasi certaine, qu'une commission rogatoire va avoir lieu avec une demande de perquisition ou de saisie des comptes. Les magistrats luxembourgeois prévoient en moyenne une quinzaine de demandes de blocage chaque année.

Toutefois, cette obligation supplémentaire imposée aux banquiers à moins, est-il précisé, qu'elle n'empêche la poursuite des bénéficiaires du blanchiment, constitue pour ces derniers une contrainte commerciale qui tend davantage à les dissuader qu'à les inciter à faire des déclarations de soupçon.

Dans son principe, la déclaration de soupçon est ressentie par les banquiers luxembourgeois comme un mécanisme dérogatoire qui heurte le secret bancaire. Ces derniers bénéficient du soutien des parlementaires du Grand Duché qui partagent pleinement cette conception. Comme cela vient d'être souligné, les travaux parlementaires font explicitement état du « caractère exceptionnel que revêt... l'obligation de dénoncer tout fait qui pourrait être à l'origine d'un blanchiment ». 17

On peut donc légitimement s'interroger, comme votre Rapporteur l'a déjà fait s'agissant du dispositif anti-blanchiment existant en Suisse qui repose sur le même mécanisme de blocage lié à la déclaration de soupçon, sur la pertinence et l'utilité de cette obligation supplémentaire qui entrave encore davantage le jeu des relations commerciales. 18

b) Le refus du client pour éviter la déclaration

Le contournement de la législation par défaut, consistant à refuser la transaction ou le client pour éviter de faire une déclaration, a été critiqué lors du deuxième rapport d'évaluation mutuelle du Grand Duché établi en septembre 1998, par les experts du GAFI. Ces derniers ont en effet souligné qu'en dépit d'une obligation de déclaration applicable en cas de soupçon, même en l'absence de toute transaction, il apparaissait de nombreux cas de refus d'opérations qui n'avaient été assortis d'aucune information du Parquet.

Cette distorsion entre la loi et la pratique avait conduit les experts évaluateurs du GAFI à conclure que « cette approche met en question l'efficacité du dispositif anti-blanchiment ».


« De nombreux cas de refus d'opérations ne correspondent

à aucune déclaration au Parquet »

Toutefois, l'obligation de déclaration ne joue pas si l'établissement a des raisons fondées d'exclure que l'opération est liée au blanchiment de biens provenant du trafic des stupéfiants. Cela signifie que l'article 40 s'applique même si l'établissement refuse l'exécution de la transaction, par exemple s'il se trouve en présence d'un client suspect. Certains juristes partagent aussi cette opinion et soulignent que « l'obligation de déclarer joue à partir du moment où le professionnel constate des faits qui font naître un soupçon », de sorte qu'on estime que « quand une opération suspecte est proposée, que le banquier refuse et ne déclare pas, le texte luxembourgeois incrimine cette abstention ».

En revanche, d'après les informations reçues au cours de la visite sur place auprès d'un établissement de crédit et des échanges de vues avec le monde bancaire, il apparaît que de nombreux cas de refus d'opérations ne correspondant à aucune déclaration de soupçon au Parquet. Par exemple, l'établissement de crédit visité, qui a transmis au Parquet deux déclarations de soupçon en 1997, et qui est par ailleurs entré en relations d'affaires avec 1 815 nouveaux clients dans la même année, a refusé 181 clients douteux sans effectuer la moindre déclaration à propos de ces derniers, et a rapporté qu'à 33 reprises, des faits suspects avaient été signalés à l'intérieur de l'établissement. Une situation analogue paraît découler de la clôture des comptes dans le cas de doutes sérieux sur les activités déclarées et dans le cas où le client refuse de coopérer.

Cette approche met en question l'efficacité du dispositif anti-blanchiment. Elles peuvent avoir pour effet un rebond des faits dangereux dans le système financier, comme semble le démontrer l'affaire Jurado où les blanchisseurs cessèrent leurs relations avec une banque pour éviter une éventuelle dénonciation aux autorités. Pour remédier à ce point faible, il sera opportun de sensibiliser davantage les institutions financières aux dispositions de la circulaire précitée du Parquet.

Extrait du deuxième rapport d'évaluation mutuelle du Luxembourg par le GAFI (points 135 à 137) du 16 septembre 1998.

L'obligation d'informer le Parquet de tout fait susceptible de constituer un blanchiment a fait l'objet au Luxembourg d'une interprétation divergente entre les banquiers responsables d'effectuer ces déclarations et les magistrats de la cellule anti-blanchiment chargés de les exploiter à des fins judiciaires.

D'un côté, les représentants du monde de la finance estiment qu'en l'absence de toute relation d'affaires, ils ne sont pas tenus de faire une déclaration de soupçon au Parquet et qu'il suffit, dans ce cas, de ne pas accepter le client.

Symétriquement, les magistrats considèrent que le refus d'ouvrir un compte ou d'effectuer une opération pour un client qui a éveillé un doute ne dispense pas les banquiers de procéder à une information auprès du Procureur d'Etat.

Cette opposition est ressortie très nettement des entretiens que la Mission a eus respectivement avec, d'un côté, les représentants de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) et de l'Association des banques et des banquiers Luxembourg (ABBL), et de l'autre, les magistrats de la cellule anti-blanchiment.

La Commission de surveillance considère que cette déclaration est sans utilité.


Si une banque refuse un client, quelle est l'utilité

d'une déclaration de soupçon ?

M. le Président : Dans un rapport de 1998, le GAFI note, dans son évaluation de la place luxembourgeoise, une particularité des banques luxembourgeoises, à savoir qu'elles font peu de déclarations de soupçon et préfèrent renvoyer le client. Ceci n'est pas formulé comme une critique, car le rapport indique que ces banques sont en même temps très strictes.

Le rapport cite l'exemple d'une grande banque de la place qui aurait fait dix déclarations de soupçon dans l'année, mais aurait refusé une relation d'affaires dans cent quatre-vingts cas, ceci sans faire de déclaration de soupçon. Confirmez-vous cette pratique et comment l'expliquez-vous ? [...]

Mlle Isabelle GOUBIN : Les raisons pour lesquelles une banque peut refuser un client peuvent être tout autres que des doutes sur l'origine criminelle de l'argent ; cela peut être une raison commerciale tout à fait valable et, dans ce cas, pourquoi la banque ferait-elle à ce stade une déclaration. [...]

M. Jean-Nicolas SCHAUS : Vous étiez présente à la réunion du GAFI lorsque ce point a été évoqué.

Mlle Isabelle GOUBIN : Ce point a été longuement discuté au GAFI lorsque notre rapport a été à l'ordre du jour. La réponse que l'on peut donner, qui peut paraître anodine, me semble avoir une portée pratique. Si une banque refuse un client et fait une déclaration auprès du service anti-blanchiment du parquet, quelle est la portée pratique de cette déclaration ? En effet, le client refusé, dont le nom est notifié au parquet, n'a jamais été un client effectif de la banque. La banque a eu un doute, mais sans pouvoir le préciser ou le quantifier. Le parquet disposerait d'un nom, mais sans qu'il puisse être rattaché à une personne cliente d'une banque, au Luxembourg. On peut donc se poser la question de l'utilité d'une telle déclaration. Ce point a également été discuté lors de la plénière du GAFI, lequel l'a reconnu comme un argument valable.

Extrait de l'audition de M. Jean-Nicolas Schaus, Directeur général de la Commission de surveillance du secteur financier, le 11 février 2000 au Luxembourg.

L'Association des banquiers avance un autre argument, maintes fois opposé par cette profession, tenant au fait qu'il n'est pas dans leur métier de faire des enquêtes.


Est-ce aux banques de faire le travail des policiers ?

M. le Président : Dans le dernier rapport du GAFI de 1998, il est évoqué un problème de blanchiment, ce qui implique de la part des banques, des obligations de diligence et des contraintes. Le rapport indique qu'un certain nombre d'organismes financiers répondent bien à cette obligation, tandis que d'autres ne s'y soumettent jamais et ne font aucune déclaration de soupçons. Quel est votre point de vue à cet égard ? [...]

M. Lucien THIEL : Vous me demandez ... pourquoi certaines banques semblent être plus diligentes que d'autres. Les banques n'ont pas toutes la même culture. Certaines se dessaisissent de leurs responsabilités en déclarant immédiatement leurs soupçons auprès du parquet. D'autres, qui peuvent avoir un doute sur un de leurs clients, estiment toutefois que, d'une part, elles ne sont pas des bureaux de police et que, d'autre part, il ne suffit pas d'avoir un doute pour faire une déclaration au parquet. Ces banques préféreront refuser un client, pour des raisons diverses et variées. Je comprends leur position. Est-ce aux banques de faire le travail des policiers ? Mais là c'est un sentiment que je me suis forgé moi-même.

Extrait de l'audition de M. Lucien Thiel, Directeur de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg.

Les magistrats luxembourgeois considèrent qu'il n'y a pas matière à interprétation et, qu'en vertu de la loi, il ne saurait y avoir d'échappatoire à la déclaration de soupçon.


Même si le banquier refuse la relation d'affaires,

il doit déclarer

M. le Président : Vous fonctionnez sur les déclarations de soupçon, comme tous les services anti-blanchiment. Nous avons lu, dans le rapport du GAFI ou dans celui du Conseil de l'Europe, qu'il n'y avait pour une place financière de l'importance de celle du Luxembourg que deux personnes pour traiter ces déclarations.

De plus, il ressort d'un entretien que nous avons eu avec l'autorité de surveillance des banques, que les banquiers, plutôt que de faire des déclarations de soupçon à Luxembourg, préfèrent éviter la relation d'affaires. Confirmez-vous cela ? N'estimez-vous pas que ce problème mérite d'être discuté avec la profession bancaire ?

Mme Martine SOLOVIEFF, Procureur d'Etat adjoint : Ce problème, me semble-t-il, a déjà été discuté lors de l'évaluation du GAFI. Nous considérons que notre circulaire est précise en la matière. Même si le banquier refuse la relation d'affaires avec le client, il est obligé de nous le déclarer. Je ne peux apprécier si effectivement cette politique est pratiquée par tous les établissements bancaires, mais en tout cas, de mon point de vue, notre circulaire est précise. Chaque fois que le banquier ne peut exclure qu'il y a blanchiment, il est obligé de le déclarer.

M. Jean-Paul FRISING : On ignore les raisons pour lesquelles le banquier refuse le client.

Extrait de l'audition de Mme Martine Solovieff, Avocat général, et de M. Jean-Paul Frising, Procureur d'Etat adjoint, le 11 février 2000 au Luxembourg.

Ce refus des banquiers et financiers de se soumettre à la loi et à la circulaire émise par les magistrats de la cellule anti-blanchiment traduit bien le poids économique et l'influence politique des autorités financières au Grand Duché du Luxembourg.

Ce point précis consistant à lier l'obligation de déclaration à l'existence d'une relation d'affaires ou d'une relation de compte constitue actuellement un obstacle politique majeur à la lutte contre le blanchiment des capitaux sur lequel la Mission s'est exprimée dans le rapport précité qu'elle a consacré à la Suisse. 19

Trois ans après la publication du rapport d'évaluation du GAFI, la situation n'a pas sensiblement évolué au Luxembourg puisque, selon le substitut Carlos Zeyen, responsable de la cellule anti-blanchiment, les banquiers luxembourgeois restent encore très rétifs à la déclaration de soupçon en dépit d'une progression du nombre de ces déclarations en l'an 2000.


Plus de la moitié des déclarations sont précédées

d'un coup de téléphone du Parquet à la banque

La hausse des déclarations de transactions suspectes s'explique, selon M. Zeyen, par une meilleure sensibilisation des milieux financiers luxembourgeois aux problèmes du blanchiment de l'argent sale, à la pression internationale sur le Luxembourg et à un renforcement de la législation sur le dépistage de capitaux douteux.

« Les banquiers luxembourgeois avaient adopté, jusqu'au début de l'année dernière, une attitude minimaliste vis-à-vis de la justice et préféraient rompre une relation avec un client douteux plutôt que de le dénoncer aux autorités », a expliqué le magistrat.

Carlos Zeyen déplore néanmoins le caractère peu spontané de nombreuses déclarations de soupçon. « Plus de la moitié des dénonciations de cas de présomption sont précédées par un coup de téléphone du Parquet à la banque », a-t-il indiqué.

Dépêche de l'AFP du 2 février 2001.

Face à la réticence indéniable du monde bancaire à Luxembourg ou en Suisse qui répugne à procéder à des déclarations de soupçon et préfère ne pas entrer en relations d'affaires, c'est sans doute auprès des instances internationales qu'il faudra chercher une solution qui imposera l'obligation de déclaration même en cas de refus du client ou de la transaction.


Pour le GAFI, le refus de la transaction ne dispense pas

de la déclaration de soupçon

M. le Président : Il nous a été dit à deux reprises - au Luxembourg et en Suisse - que les banquiers pouvaient refuser une relation d'affaires pour éviter d'établir une déclaration de soupçon, et que ce comportement était tout à fait admis par le GAFI. Confirmez-vous cette déclaration ? Et ne pensez-vous pas, au vu d'un certain nombre d'affaires, qu'il conviendrait d'être plus précis, voire de revenir sur cette position ?

M. Patrick MOULETTE : La recommandation du GAFI qui traite de la question de la déclaration suspecte ne précise pas ce point. Il s'agit donc d'une question d'interprétation qui se pose, évidemment, dans certains pays - en Suisse, par exemple. Ce n'est pas dans l'esprit des recommandations du GAFI que de refuser la transaction pour éviter la déclaration de soupçon. Les pratiques que vous avez mentionnées ont été critiquées dans les rapports d'évaluation mutuelle concernés. Nous avons donc un problème d'interprétation des recommandations - ce n'est pas le seul, puisque grâce à l'exercice sur les pays et territoires non coopératifs nous avons identifié un certain nombre de points - sur lesquels il conviendrait peut-être de revenir et de trancher par écrit.

Extrait de l'audition de M. Patrick Moulette, secrétaire exécutif du groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI), devant la Mission, le mercredi 2 mai 2001.

La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) luxembourgeoise est finalement intervenue récemment dans ce débat pour clarifier et préciser, par voie de circulaire, l'étendue de cette obligation d'informer le Parquet.

La circulaire 01/40 du 14 novembre 2001 indique notamment que l'obligation de déclaration, au tribunal d'arrondissement de Luxembourg, de tout ce qui pourrait être un indice de blanchiment, « couvre également le cas où le professionnel est entré en contact avec une personne ou une société sans qu'une relation d'affaires ait été nouée ou qu'une transaction ait été effectuée. »

A contrario, si le refus de la relation d'affaires ou de la transaction ne résulte pas d'un fait lié à un indice de blanchiment, il n'y a pas lieu, selon la CSSF, de procéder à déclaration auprès des autorités judiciaires.

Si, en pratique, un banquier pourra toujours, pour éviter toute déclaration, invoquer le fait qu'il a décidé de ne pas entrer en relation avec le client pour des motifs sans lien avec tout risque de blanchiment, il apparaît néanmoins que la récente circulaire de principe adoptée par la CSSF marque une évolution positive sur cette question.

Le Commissariat aux assurances, qui est l'autorité de contrôle et de surveillance de ce secteur au Luxembourg, est intervenu dans le même sens par lettre circulaire 01/9 du 30 novembre 2001, pour rappeler l'étendue de l'obligation de déclaration qui pèse sur les entreprises assurance-vie, leurs dirigeants, employés ou agents.

Ces derniers sont donc tenus de signaler au Procureur tout indice de blanchiment dont ils ont eu connaissance dans l'exercice de leur activité professionnelle, même sans « qu'une relation d'affaires ait été nouée ou qu'une transaction ait été effectuée. »

Les magistrats, de leur côté, reconnaissent qu'après une période d'indulgence et de compréhension, ils ont décidé d'engager une politique plus répressive à l'encontre des établissements financiers qui, de leur côté, ne tiennent pas à se voir infliger une amende qui entamerait leur respectabilité sur la place.


Notre politique n'était pas celle de la répression,

maintenant, nous commençons à poursuivre

M. Carlos ZEYEN : Dans un premier temps, la politique était de comprendre que ce n'était pas un mouvement naturel pour un banquier de collaborer avec les autorités et de dénoncer ses clients, avec lesquels il doit instaurer une relation de confiance. Par conséquent, notre politique n'était pas celle de la répression, mais avec l'adoption de la loi de 1998, le système a été modifié ; la simple violation des obligations professionnelles a été érigée en infraction séparée, même indépendamment de tout contexte de blanchiment, et nous commençons à poursuivre.

M. le Président : Cela fonctionne bien ?

M. Carlos ZEYEN : Oui.

M. le Rapporteur : Qu'est-ce que cela donne ?

M. Carlos ZEYEN : Nous avons, pour une banque de la place - numéro un ou deux ici - dressé procès-verbal au mois de mars et nous avons actuellement six dossiers d'enquête pour violation des obligations professionnelles.

M. le Rapporteur : Pour non-déclaration de soupçon ?

M. Carlos ZEYEN : Une partie de ces six dossiers a été faite dans le cadre de non-dénonciation à la suite des événements du 11 septembre et aux listes que nous avons envoyées. [...]

M. le Président : Nous n'avons pas réussi à faire voter en France la possibilité d'une sanction pénale pour manquement aux obligations professionnelles. Nous n'avons pas cela dans notre arsenal juridique, mais nous n'avons perdu que d'une voix.

M. Carlos ZEYEN : Il n'y a pas de sanction d'emprisonnement. Il s'agit d'une amende, d'une amende élevée. Mais, pour un banquier, c'est important.

M. le Rapporteur : C'est déshonorant.

M. le Président : Ils redoutent beaucoup cela.

M. Carlos ZEYEN : Cela risque d'avoir des répercussions sur l'agrément parce que tous les dossiers sont communiqués. Lorsque nous écrivons à une banque que nous la soupçonnons d'avoir commis une infraction de ce type, copie de cette lettre est adressée à la CSSF.

Je crois bien d'ailleurs qu'eux-mêmes font de leur côté une sorte de contrôle systématique lors de chaque déclaration, parce que les banques sont obligées de leur envoyer copie de leurs déclarations de soupçon.

Extrait de l'audition de M. Carlos Zeyen, Substitut du Procureur, le 20 décembre 2001 à Luxembourg.

Les évolutions sont encore très récentes et, quoi qu'il en soit, à ce jour, l'addition de la pratique consistant à refuser le client pour se soustraire à la déclaration et de l'absence, dans la législation luxembourgeoise, de tout mécanisme de déclaration systématique en présence de certains éléments objectifs, aboutit immanquablement à un très faible nombre de déclarations au Grand Duché du Luxembourg.

2.- Un nombre insuffisant de déclarations de soupçon

Entre 1993 et 1997, le service anti-blanchiment du Parquet du Luxembourg a reçu 346 déclarations, soit environ 6 par mois. Ces chiffres, à eux seuls, traduisent le peu d'empressement de la place financière luxembourgeoise à s'engager dans la lutte contre le blanchiment.

Depuis l'adoption de la loi du 11 août 1998, la situation a toutefois évolué puisqu'à partir de l'année 1998, le Parquet a enregistré une augmentation du nombre des déclarations de soupçon.

Cette indéniable progression mathématique ne représente toutefois que de très modestes résultats compte tenu de l'importance financière de la place ; elle signifie en réalité que le Parquet luxembourgeois reçoit en moyenne chaque mois une trentaine de déclarations.

Déclarants

1993

1994

1995

1996

1997

1998

1999

2000

2001

Banques

Autres professionnels
du secteur financier

Assurances

Notaires

Réviseurs d'entreprises

Experts-comptables

Casinos

Domiciliataires

Divers

Demandes autres FIU

TOTAUX

44

2

0

0

0

0

0

0

0

0

46

62

5

1

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68

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6

1

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0

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3

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78

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7

0

0

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1

0

78

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3

28

0

0

0

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0

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114

89

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4

1

0

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1

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7

108

113

5

12

0

1

0

1

0

6

20

158

241

12

48

0

12

3

0

3

16

43

378

De surcroît, ces déclarations ne sont le fait que de certaines banques puisque seulement 37 établissements sur les 200 que compte le Grand Duché ont déclaré des soupçons en l'an 2000. Quant aux autres professions financières, celles-ci se font remarquer par leur extrême discrétion. De ce point de vue, le Luxembourg connaît une situation que l'on retrouve dans d'autres pays comme la Suisse ou la Grande-Bretagne par exemple.

Les différences de comportement, extrêmement variables d'une banque à l'autre, avaient déjà été constatées par les représentants du ministère public dans un entretien accordé à la presse en janvier 2000.


Il y a des banques dont nous n'entendons jamais parler

Question du journaliste : Un certain consensus se développe-t-il parmi les banques dans la transposition de ces obligations, ou bien peut-on distinguer des appréciations différentes ? Quelques banques sont-elles donc plus prudentes que d'autres ?

M. Robert BIEVER, Procureur d'Etat : Très vraisemblablement.

M. Jean-Paul FRISING, Substitut : Il y a toute une série d'établissements avec lesquels nous coopérons très bien, qui s'efforcent réellement de répondre à cette obligation.

M. Robert BIEVER : ... et d'autres établissements dont on n'entend pratiquement jamais parler.

M. Jean-Paul FRISING : Dans ce cas, l'autorité de contrôle bancaire intervient à un moment donné. Mais cela ne relève plus de notre compétence.

Extrait de l'entretien au journal Forum accordé par M. Robert Biever, procureur, et M. Jean-Paul Frising, Substitut du tribunal de Luxembourg, le 7 janvier 2000.

Pour justifier le très faible nombre de déclarations de soupçon, les autorités luxembourgeoises opposent, comme les autorités suisses, l'argument de qualité à celui de la quantité et estiment que ces résultats traduisent l'efficacité de leur système de prévention et justifient, alors que ces arguments sont difficilement recevables, l'inégale participation des banques en invoquant leur taille ou leurs activités.


Des banques imposent des seuils de sensibilité plus élevés

que d'autres pour faire une déclaration de soupçon

M. Jean-Jacques ROMMES : En fait, il existe deux différences techniques majeures. La première concerne la dimension de l'établissement. A Luxembourg, il y a quantité d'établissements de toute petite dimension. Par conséquent, la possibilité qu'elles se trouvent face à un client que l'on peut soupçonner d'un trafic quelconque ou d'un blanchiment est plus faible. [...]

On ne peut pas non plus exclure que des banques imposent des seuils de sensibilité, au moment de la déclaration, plus élevés que d'autres. Nous n'en savons rien. Les autorités luxembourgeoises prévoient, à cet effet, que les cabinets de réviseurs d'entreprise - au nombre de cinq d'où leurs noms, les « big five » - contrôlent les procédures afin justement d'obtenir une harmonisation des procédures, entre les différentes banques.

Cela ne se fait pas automatiquement. Les banques viennent de pays très différents, avec des procédures internes de contrôle de blanchiment très souvent imprégnées par leur pays d'origine, même si d'autres différences font que toutes ne déclarent pas de la même manière.

Extrait de l'audition de M. Jean-Jacques Rommes, Directeur-adjoint de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg.

Ainsi, le fait ou non de procéder à une déclaration de soupçon auprès du Parquet relevant du « seuil de sensibilité » de la banque à la question du blanchiment, il n'est pas surprenant, alors que, de surcroît, cette démarche est assortie d'une suspension immédiate de la transaction, que les banquiers luxembourgeois fassent l'objet, dans la moitié des cas, d'une « incitation » du Parquet à déclarer.

Par ailleurs, l'autorité de contrôle n'intervient que subsidiairement et on ne peut qu'être étonné du fait que, pour les responsables du secteur financier, il appartient aux cinq grands cabinets de réviseurs d'entreprises, les fameux « big-five », d'harmoniser les procédures internes de vigilance des banques et d'unifier ainsi le mécanisme de déclenchement des déclarations de soupçon.

3.- La privatisation de la lutte contre le blanchiment

a) Le rôle limité de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF)

L'ignorance avouée des responsables de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) concernant les procédures internes de prévention du blanchiment existant dans les différents établissements de la place n'a pas manqué d'inquiéter la Mission.

Les personnes et les établissements et les marchés financiers sont pourtant soumis au Luxembourg à l'autorité de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF).

Créée par la loi du 23 décembre 1998, celle-ci a hérité des compétences précédemment exercées par la Banque centrale et la Bourse en matière de surveillance prudentielle.

La CSSF exerce son autorité sur les banques, les bourses, les organismes de placement collectif, les divers professionnels du secteur financier - dépositaires de titres, courtiers, gérants de fortune, etc. - ainsi que sur les marchés financiers. Elle contrôle l'accès au marché financier en accordant les agréments nécessaires à l'exercice des professions précitées.

La CSSF est d'abord et avant tout une autorité de contrôle prudentiel et la question du blanchiment n'apparaît pas comme constituant une mission prioritaire expressément énoncée.

Parmi les objectifs qui lui sont assignés par la loi, la CSSF est chargée « de suivre les dossiers et de participer aux négociations, sur le plan communautaire et international, relatifs aux problèmes touchant le secteur financier. »

C'est en application de ce cadre général et parce qu'elle intervient pour préciser, par voies de circulaires, les modalités d'application des différentes lois concernant le secteur financier, que la CSSF aborde la question du blanchiment des capitaux.

A la différence de la FSA qui vient de présenter sa stratégie en décidant de mettre l'accent sur la qualité des procédures internes de détection du risque de blanchiment et leur conformité à la loi, la CSSF n'a pas défini de politique ou d'objectifs à atteindre par la place financière dans ce domaine.

Cette position très en retrait des autorités professionnelles, comme des autorités politiques, sur la prévention du risque de blanchiment contraste très fortement avec la volonté politique exprimée dans d'autres pays européens d'exercer un contrôle public renforcé sur la qualité des procédures internes de vigilance ou de définir un certain nombre d'éléments objectifs, dont la présence entraîne automatiquement une déclaration de soupçons.

De ce point de vue, le Luxembourg apparaît actuellement dans une situation particulière qui n'est ni celle de l'autorégulation par profession, ni celle du contrôle par la puissance publique, mais celle de la toute puissance des réviseurs externes.


« Notre système de surveillance repose

dans une large mesure sur le travail

des sociétés de révision externes »

M. le Président : [...] Nous avons rencontré hier l'association des banques dont le président nous a indiqué qu'il était toujours difficile de demander aux banques de faire des déclarations de soupçon, leur vocation première étant d'avoir une activité commerciale avant d'être des auxiliaires de justice. Néanmoins, les Européens ont fait le choix de faire reposer ce système sur l'autocontrôle des banques.

Dans ce système, les autorités de contrôle et de surveillance des banques ont un rôle tout à fait particulier. Nous aimerions savoir quel fonctionnement vous avez adopté ici pour contrôler les banques et la façon dont elles répondent à leurs obligations de diligence. [...]

M. Arthur PHILIPPE, Directeur de la Commission de surveillance du secteur financier : [...] Même si les procédures internes existent dans les banques, nous avons prévu néanmoins qu'elles doivent faire l'objet d'une vérification par les réviseurs externes. Notre système de surveillance repose, dans une assez large mesure, sur le travail de sociétés de révision externes lesquelles procèdent à un contrôle annuel visant à certifier les comptes et remettent un rapport détaillé sur la qualité de l'organisation, les risques des banques, etc.

Ce régime s'inspire fortement du régime en place en Allemagne et en Suisse où les réviseurs externes jouent un rôle important dans le contrôle du secteur financier. Une partie des missions de ces réviseurs externes consiste à revoir, sur une base annuelle, la bonne application du dispositif que les banques se sont donné et à nous faire part de leurs conclusions en la matière.

Sur la base de ces rapports, nous pouvons éventuellement intervenir. Nous nous entretenons alors avec les banques des problèmes éventuels détectés par le réviseur externe et vérifions la mise en place de modifications, le cas échéant.

M. le Président : Cela arrive-t-il souvent ?

M. Arthur PHILIPPE : En pratique, cela arrive de moins en moins souvent puisque c'est un processus qui entraîne une amélioration, au fur et à mesure que l'on détecte d'éventuelles imperfections dans le système. L'année passée, pour vous donner un ordre de grandeur, nous sommes intervenus auprès d'une vingtaine de banques sur des points spécifiques pour leur recommander la mise en place de modifications, dont nous faisons d'ailleurs le suivi, et voir si effectivement ces établissements réagissent à notre intervention.

Extrait de l'audition de M. Arthur Philippe, Directeur de la Commission de surveillance du secteur financier, le 11 février 2000 au Luxembourg.

Ainsi, au fur et à mesure que le temps passe, la place financière luxembourgeoise devrait, au terme de ces améliorations successives, et selon l'analyse de ses dirigeants, opposer un rempart de plus en plus résistant face au risque d'infiltration par les capitaux d'origine criminelle.

L'observation de la réalité amène à des conclusions bien différentes.

b) La fragilité du secteur financier face au blanchiment

Votre rapporteur aimerait pouvoir partager l'optimisme et la sérénité des responsables de la Commission de surveillance du secteur financier du Luxembourg, mais se voit contraint de poser un diagnostic plus réservé sur l'efficacité des systèmes anti-blanchiment mis en place dans les banques, compagnies d'assurance ou autres établissements financiers au Luxembourg.

Selon un témoignage recueilli par votre Rapporteur auprès d'un ancien responsable de la Société Générale à Taiwan, le Luxembourg avait la réputation bien établie d'accepter, sans difficulté, d'accueillir les fonds représentant le montant de commissions ou rétro commissions réalisées sur d'importantes affaires.


On conseillait à ceux qui recevaient des commissions

d'ouvrir des comptes à la Sogenal de Luxembourg

M. le Rapporteur : Que savez-vous de précis ?

M. Joël BUCHER, ancien directeur général adjoint de la Société Générale à Taiwan : Je sais, d'après mes collègues, que trois banques ont reçu de l'argent de Taiwan en francs français - la BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais - et qu'elles ont rétrocédé en Europe et en Afrique du Sud la différence entre ces 2,5 milliards de francs et ces 800 millions de francs. Cet argent est parti dans tous les systèmes que vous pouvez imaginer.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Une bonne partie de l'argent est partie au Luxembourg, sur des comptes que nous avions ouverts depuis longtemps. Ce sont 600 comptes qui ont été ouverts depuis mon départ.

M. le Rapporteur : Ces comptes ont été ouverts au Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : C'est compliqué parce qu'on ne conseille plus - je dois vous le dire puisque cela a été mon travail - à nos clients qui veulent blanchir - excusez-moi mais on le sait : ces rétro commissions sont du blanchiment ! - d'aller en Suisse.

Depuis de nombreuses années, j'ai des recommandations de la part de ma direction de favoriser ce que l'on appelle la Sogenal au Luxembourg. Comme il y a des commissions rogatoires en Suisse, on ne conseille plus à nos clients d'y ouvrir des comptes.

Le Luxembourg sert de filtre, les fonds finissant souvent à Monaco sans que Monaco en connaisse l'origine.

M. le Rapporteur : S'il vous plaît, chaque chose en son temps : vous dites que 600 comptes ont été ouverts, mais ils l'ont été à Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Ils ont été ouverts par Taiwan.

M. le Rapporteur : Par votre agence de Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Par les agences bancaires de Taiwan qui ont reçu ces fonds !

M. le Rapporteur : Dont la vôtre ?

M. Joël BUCHER : Oui !

M. le Rapporteur : Vous dites que la Société Générale à Taiwan a fait ouvrir des comptes qui servaient de réceptacle à l'argent des rétro commissions, que l'essentiel de ces comptes a été ouvert dans vos succursales partout dans le monde, notamment au Luxembourg, et vous ajoutez qu'après votre départ votre agence a conseillé l'utilisation de Sogenal Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : Oui et je dois dire que j'y ai également eu recours moi-même. Déjà, à mon époque, lorsque des comptes avaient été ouverts par le représentant de Thomson, on conseillait aux expatriés et à ceux qui recevaient des commissions d'ouvrir des comptes à la Sogenal Luxembourg.

Extrait de l'audition de M. Joël Bucher, ancien directeur général adjoint de la Société Générale à Taiwan, devant la Mission, le 22 mars 2001.

Une enquête menée sur le terrain, à l'époque où la Mission s'est rendue à Luxembourg, par des journalistes du magazine Challenges et publiée en mars 2000, montre que les banquiers du Grand Duché, malgré la révélation par l'enquêteur de l'origine cachée des avoirs à placer, ne sont guère curieux d'en connaître davantage sur l'origine des fonds (500 000 francs français et 400 000 francs français en bons de capitalisation de dix ans) mais très disposés à proposer de multiples formules de placement à réaliser à l'abri des regards indiscrets.


À l'essai, cinq banques luxembourgeoises

face à 900 000 francs au « black »

Cortal Bank.

Ambiance. Une belle villa fin de siècle, ouverte six jours sur sept. Le nom de mon conseiller sert de sésame. Cheminée de marbre, plafond orné de moulures, cette ancienne salle de réception met tout de suite en confiance...

Propositions. Aucune au départ. Mais Frédéric R., mon interlocuteur, se révèle de bon conseil après quelques minutes. « Vous pouvez passer des sommes à doses homéopathiques, à raison de moins de 50 000 francs par personne. Et, pour un placement important - au moins 300 000 francs - Cortal vous offre la nuit d'hôtel à Luxembourg. En venant à quatre en voiture, le transfert s'effectuera sur deux jours, car il est possible de laisser les liasses à la consigne d'une gare, par exemple à celle de Thionville. »

Placements. Cortal Bank recommande un portefeuille en gestion sous mandat. Une promotion réduit les frais d'entrée de 4 à 2,5 % jusqu'à fin mars 2000. Mais, bizarrement, la banque faisait la même proposition l'an dernier. Elle incite à souscrire un des compartiments de la Sicav Parvest gérée par Paribas, sa société-mère.

Ticket d'entrée. Un investissement minimal de 50 000 francs. Pour obtenir une carte de crédit, un minimum incompressible de 25 000 francs est demandé.

Fortis.

Ambiance. « Partenaires solides, solutions flexibles » : le style de Fortis est dynamique. Mon interlocutrice me répond par un vigoureux « Super », lorsque je lui annonce les 900 000 francs à placer. Ensuite, j'attends dans un salon paysager, avec musique douce.

Propositions. A la question sur le remboursement des bons de capitalisation, la réponse de Liberto M., la cinquantaine, est nette : c'est non ! Pas de problème pour l'ouverture du compte, sans ? ? ? Une carte Visa peut être accordée. La ligne de crédit correspond à la moitié du solde du compte.

Placements. Bien que Fortis se présente comme un pionnier de la bancassurance, ce conseil en investissement se limite à des solutions boursières. Avec l'avantage sur ses concurrences de prendre en compte la composition de mon portefeuille boursier actuel, afin d'éviter d'acheter deux fois la même valeur.

Ticket d'entrée. Pas de seuil minimal pour les comptes nominatifs. Mais, pour accéder à la gestion avec conseil, il faut aligner plus de 500 000 francs.

Le Crédit Lyonnais.

Ambiance. Un bel immeuble en pierre de taille sur le boulevard Royal, près de l'hôtel particulier de Paribas. En tant que client Private Banking, je suis reçu par Danièle G. dans un bureau au décor passe-partout.

Propositions. La banque se charge du remboursement des bons de capitalisation anonymes. Danièle F. conseille de les envoyer par un service de messagerie, type DHL. A charge pour elle de les confier à un prête-nom de nationalité luxembourgeoise qui révélera son identité lorsqu'il encaissera le bon. Bilan de l'opération : une fiscalité légère. Dans cette affaire de confiance, il faudra se contenter d'un simple reçu à déposer dans un coffre à Luxembourg et régler une commission d'encaissement de 15 % à la banque.

Placements. Rien d'original, si ce n'est l'ouverture d'un compte joint. Idéal pour les couples qui ignorent le Pacs et qui ne souhaitent pas payer de droits de succession. Bien sûr, c'est impossible en France.

Ticket d'entrée. Le compte numéroté (ou non) est autorisé à partir de 50 000 francs.

La Banque Générale du Luxembourg.

Ambiance. En arrivant, je laisse les guichets pour monter au premier étage, où sont reçus « les prospects ». Comme dans les autres étages, une vingtaine de salons privés se suivent. Au-dessus des portes, un petit signal rouge indique qu'ils sont occupés : bienvenue au pays du conseil « à la chaîne ».

Propositions. La quarantaine, Josiane B. souligne l'intérêt du compte chiffré avec domiciliation du courrier. « Votre nom ne figure pas sur une liste informatique, ce qui procure une meilleure protection qu'un compte nominatif. » Mais la banque vérifie l'origine des fonds : justification du retrait bancaire, acte de vente. « Pour une transaction portant sur un bien immobilier, le dessous-de-table sera accepté si vous prouvez l'essentiel du montant », précise Josiane K.

Placements. Rien de bien original : des fonds d'investissement investis en actions ou en obligations. En partant, la conseillère me remet une discrète carte de visite, sans raison sociale, et me montre par la fenêtre le parking de la banque, situé à quelques mètres : « Comme il y a parfois contrôles dans le train, venez plutôt en voiture. »

Ticket d'entrée. 100 000 francs pour un compte nominatif, 500 000 francs au minimum pour un compte chiffré.

Société Européenne de Banque.

Ambiance. Dans cette filiale du groupe Banco Commerciale Italiano, seule la dénomination est française. Emilio N. et Carlo L., deux jeunes conseillers aux cheveux gominés, me reçoivent dans un bureau plutôt impersonnel. Trop d'empressement pour de vrais professionnels.

Propositions. Que l'argent soit officiel ou non ne semble pas retenir leur attention. Le remboursement des bons de capitalisation anonymes suscite la venue d'un conseiller français qui ne souhaite pas se charger de l'opération. C'est au client de trouver un intermédiaire extérieur. Pour l'heure, mes deux interlocuteurs me proposent de photocopier ma carte d'identité pour préparer l'ouverture de mon compte. Nominatif ou chiffré, au choix.

Placements. Les comptes courants libellés en devises et les comptes à terme ne rapportent pas grand-chose. La banque préconise plutôt la « gestion conseil », qui donne accès aux fonds de la place. Seuls, les gros portefeuilles bénéficient de la gestion sous mandat, ligne par ligne. Apparemment, je n'en fais pas partie avec mes 900 000 francs.

Ticket d'entrée. A partir d'un montant de 160 000 francs, il est possible d'ouvrir un compte bancaire et de profiter de la gestion conseillée. Gestion sous mandat à partir de 2,5 millions de francs.

Article de MM. Eric Tréguier et Dominique Perret, magazine Challenges de mars 2000.

L'actualité récente tend à montrer également que le secteur de l'assurance au Luxembourg, même s'agissant de sociétés ayant pignon sur rue et dirigées par de hautes personnalités, n'offre pas non plus un bouclier très résistant à l'arrivée de fonds d'origine douteuse.


La société d'assurance luxembourgeoise Pan Eurolife

intéresse la justice pour blanchiment

La justice française enquête sur une filière internationale de fraude fiscale et de blanchiment d'argent via une société luxembourgeoise spécialisée dans l'assurance-vie, Pan Eurolife, présidée par l'ancien Premier ministre et ancien président de la Commission européenne Gaston Thorn, selon Le Journal du Dimanche. [...]

La directive (loi) européenne sur la liberté des mouvements de capitaux du 10 novembre 1992 permet de souscrire des produits auprès des différents assureurs-vie européens, comme Pan Eurolife. [...]

L'enquête menée par la brigade de recherches et d'investigations financières (BRIF) porte sur ce point car, visiblement, des centaines de commerçants, artisans et patrons de PME françaises ont trouvé dans les propositions de la société luxembourgeoise un moyen de frauder le fisc et de blanchir de l'argent. [...]

Pan Eurolife proposait des taux de rémunération classiques pour ce type de produit, mais surtout, une durée de 8 ans pour les placements - alors que les délits fiscaux sont prescrits au bout de quatre ans - et, crucialement, la confidentialité du placement, précise le quotidien.

Les transactions se faisaient essentiellement en liquide via le compte chèques postal d'une banque française basée dans le quartier des affaires de la Défense à Paris qui assurait le transit à destination du Luxembourg, révèle le Journal du Dimanche. L'UAP et AXA ont, pendant longtemps, été les actionnaires de Pan Eurolife avant son rachat par Nationwide Global Holdings en 1999.

Extrait d'un article du Télégramme de Brest du 30 avril 2001.

De façon générale, face à cette belle perméabilité du système luxembourgeois, il convient de s'interroger sur la méthode, qui n'est pas seulement celle adoptée au Luxembourg, consistant pour des banques ou des entreprises financières à confier à des réviseurs ayant une formation d'experts comptables la mission d'apprécier la qualité ou la conformité à la législation des procédures internes anti-blanchiment mises en place dans ces établissements financiers.

Les opérations de blanchiment répondent à une logique spécifique et, dans l'appréciation de ce risque, les experts en révision, davantage rompus à l'analyse des bilans et au respect des règles prudentielles, ne sont pas nécessairement les mieux placés pour identifier les faiblesses d'un dispositif anti-blanchiment.

Cet argument a notamment été avancé, à propos de la difficile application de la loi anti-blanchiment en Suisse ; il peut être repris s'agissant du Luxembourg.


Les experts en révision ne sont pas habitués

à dépister le blanchiment

« Blanchir une opération ne prend que quelques heures : il suffit de ne laisser aucune trace pour le jour où le contrôle aura lieu...On oublie toujours que les opérations de blanchiment sont toujours liées à des relations personnelles existantes. »

Des relations que les experts en révision ne sont pas habilités ni habitués à dépister... D'où... la nécessité de faire appel à des professionnels de la « compliance », c'est-à-dire de la surveillance du respect global des normes légales, qui sont au-dessus de la mêlée.

Extrait d'un article de Paul Coudret dans Le Temps du 23 juillet 2001.

Le Luxembourg a délibérément construit sa prospérité économique sur le développement à outrance de son secteur financier en organisant, dans un contexte de libéralisation mondiale des capitaux qu'il a très bien su exploiter, un environnement hautement attractif (secret bancaire très rigoureux, fiscalité allégée ou nulle pour les non-résidents, utilisation des holdings 1929 ou des fiducies, etc.).

Face à une telle réussite économique et financière (+ 8,5% de croissance en l'an 2000), les banquiers et financiers luxembourgeois qui pèsent d'un poids considérable au Grand Duché, continuent de défendre très farouchement le secret bancaire, la fiducie luxembourgeoise ou les sociétés holdings 1929, et préfèrent encore renoncer à un client ou une opération plutôt que d'avoir à établir une déclaration de soupçon auprès de la justice.

L'intervention récente, le 14 novembre 2001, de la Commission de surveillance du secteur financier et celle du Commissariat aux assurances le 30 novembre 2001 ont été nécessaires pour rappeler aux établissements financiers et aux entreprises d'assurances le principe, posé par le GAFI, de déclaration de soupçon, même en cas de refus de la relation d'affaires, alors même que le Grand Duché a voté une loi en ce sens en juillet 1998, qui a fait l'objet d'une circulaire d'application claire par le service anti-blanchiment du Parquet de Luxembourg.

Seule, une atteinte à la réputation de la place financière luxembourgeoise serait, semble-t-il, de nature à faire évoluer notablement la situation, mais le Luxembourg entend-il reconnaître les défaillances de certains de ces établissements les plus prestigieux ?

III.- LA DÉPENDANCE POLITIQUE DU LUXEMBOURG À L'ÉGARD DU SECTEUR ÉCONOMIQUE DE LA FINANCE : L'AFFAIRE CLEARSTREAM

Au cours des différents entretiens qu'elle a pu avoir avec des interlocuteurs à l'étranger ou des auditions organisées à l'Assemblée nationale, il est rapidement apparu à la Mission que la question d'un contrôle public de caractère supranational sur les mécanismes de compensation financière à l'échelle internationale devait faire l'objet d'une réflexion prioritaire.

En effet, la traçabilité des flux financiers et l'identification des bénéficiaires réels des fonds en circulation n'est pas, à l'heure actuelle, assurée de façon satisfaisante pour permettre de reconstituer, dans un délai rapide, à la demande de la justice notamment, les différents points de passage des avoirs ou des titres et leur rattachement à leurs véritables propriétaires.

C'est là, par exemple, une des grandes lacunes du système SWIFT, comme l'a déclaré à la Mission un des hauts représentants de la Banque Austria, banque autrichienne, lors du déplacement à Vienne de son Président et de son Rapporteur.


« Le système
SWIFT est tout à fait insuffisant

pour lutter contre le blanchiment d'argent »

M. le Rapporteur : Nous avons constaté, notamment en Suisse, que le système de compensation internationale ne permet pas l'identification de l'origine des fonds ni des ayants droit économiques, qui actionnaient des transferts de flux financiers et bancaires. Nous nous sommes intéressés à la question du système SWIFT, système qui permet la clarification des transactions et qui permet à n'importe quel juge d'instruction chargé de suivre une affaire de blanchiment de pouvoir ensuite reconstituer une évolution de flux bancaire et financier dans le monde, de pouvoir conserver une traçabilité intégrale.

Quelle est la position de la Bank Austria sur cette question ?

M. Herbert PREIS, Responsable de la lutte contre le blanchiment de la banque Bank Austria : Nous utilisons SWIFT, mais même ce système n'est pas toujours suffisant.

M. Fabio FORNAROLI, Responsable des relations avec les ambassades de la banque Bank Austria : Nous sommes actionnaires de SWIFT.

M. Herbert PREIS : A mon avis, le système SWIFT n'est pas un système suffisant. Nous avons cette copie SWIFT sur laquelle figurent le donneur d'ordre, quand celui-ci a été à l'origine du transfert, la banque de correspondance du donneur d'ordre, le bénéficiaire dans nos livres et, éventuellement, la banque de correspondance du bénéficiaire. Mais c'est un système tout à fait insuffisant pour lutter contre le blanchiment d'argent parce que c'est une erreur de croire que connaître l'identité du donneur d'ordre est en soi une garantie suffisante.

C'est bien de connaître l'identité et très souvent, nous la connaissons sauf pour les banques suisses où l'on dit parfois uniquement « un de nos clients », et si nous demandons qui est ce donneur d'ordre, qui est le client, nous ne recevons pas d'information. Nous retournons donc l'argent.

Ce système SWIFT n'est que le début d'une recherche. Ce qu'il faut connaître, c'est le motif du paiement. Cela peut être une facture, un contrat, un accord daté, etc. Dès lors, il suffit de contrôler la copie du contrat et celui-ci permet d'établir le lien entre la transaction qui est à la base du transfert et l'opération financière elle-même.

Extrait de l'audition de M. Herbert Preis, Responsable de la lutte contre le blanchiment de la banque Bank Austria, le 12 janvier 2000 à Vienne.

En dehors du réseau SWIFT, il existe en Europe deux chambres internationales de compensation - qui sont à proprement parler des centrales de règlement-livraison de titres - Euroclear installée à Bruxelles et Clearstream implantée à Luxembourg.

Ces centrales internationales de règlement-livraison (Settlement) ont pour fonction de conserver les titres et d'assurer les transferts en espèces contre valeurs mobilières. La centrale Euroclear ou celle de Clearstream garantissent à chacune des parties la réalisation effective de l'opération en s'assurant, à chaque point de la transaction, de l'existence des espèces d'une part, des titres de l'autre, ainsi que de l'affectation correcte de cette transaction sur les comptes respectifs du vendeur et de l'acheteur.

Les centrales de livraison Euroclear et Clearstream doivent être distinguées des vingt-cinq chambres de compensation stricto sensu qui existent dans l'Union européenne (ex. : Clearnet en France ; London Clearing House au Royaume-Uni ; Eurex en Allemagne) dont le but est de réduire, par voie de compensation pure et simple, le nombre de transactions.

Les sommes brassées par ces deux chambres internationales sont impressionnantes. Euroclear enregistre chaque année pour environ 82 000 milliards d'euros de transferts d'actifs et Clearstream pour environ 30 000 milliards d'euros.

Le fonctionnement des chambres internationales de règlement-livraison, que l'on dénommera ici chambre ou société de compensation internationale, n'a, jusqu'à une date récente, suscité aucune interrogation ni curiosité particulière.

La Mission a cependant estimé que l'absence de contrôle international public sur ces structures et les critiques formulées par de multiples interlocuteurs relatives à l'identification des intervenants dans ces systèmes, méritaient d'en approfondir la connaissance.

Le 20 mars 2001, la Mission a donc entendu MM. Ernest Backes et Denis Robert, auteur de « Révélation$ », ouvrage consacré au fonctionnement de la société de compensation internationale Cedel-Clearstream, installée au Luxembourg.

L'absence de traçabilité ne signifiant pas l'inexistence de traces, la Mission a accordé une attention particulière aux travaux de MM. Denis Robert et Ernest Backes visant à mettre à jour l'existence chez Cedel-Clearstream d'un système susceptible d'offrir, à travers la réalisation d'opérations de règlement-livraison, la possibilité de blanchir en toute quiétude et discrétion des sommes colossales.

Soucieuse de procéder de façon équilibrée et contradictoire, la Mission a invité, dans les mêmes conditions d'audition publique en présence de la presse à l'Assemblée nationale, M. André Lussi, président de Clearstream à l'époque des faits, à venir s'exprimer en réponse aux vives critiques qui lui étaient adressées par les auteurs du livre « Révélation$ ».

Sollicité à plusieurs reprises, M. André Lussi a décliné cette proposition en faisant répondre que la société Clearstream relevait des autorités de régulation et des juridictions luxembourgeoises, et qu'il ne lui appartenait pas de se rendre dans les autres pays, pour témoigner devant les corps constitués, et, par voie de conséquence, à l'Assemblée nationale devant la Mission parlementaire d'information.

La Mission a néanmoins entendu d'autres personnalités qui ont exercé ou exercent de hautes responsabilités chez Clearstream, ainsi qu'un témoin essentiel qui a personnellement confirmé de nombreuses manipulations comptables, rendues possibles sous couvert d'incidents informatiques, permettant d'occulter un certain nombre de transactions.

Le 26 février 2001, le Parquet luxembourgeois a engagé une enquête préliminaire pour vérifier si la société Clearstream avait enfreint la législation anti-blanchiment.

Puis, en « présence d'indices graves fournis par le témoin H. » tendant à rendre crédible l'existence de modifications du programme informatique, la justice luxembourgeoise a ouvert une information judiciaire pour procéder à des vérifications de la documentation et des archives de Clearstream.

En conclusion, le Parquet a considéré, le 9 juillet 2001, que « lesdites recherches n'ont permis de constater ni le scénario de manipulations systématiques décrit par le témoin, ni la non-intégration de comptes dans la comptabilité 20 et a conclu en précisant : « L'enquête continuera sur des faits isolés et non systématiques susceptibles de recevoir la qualification pénale de blanchiment, sur lesquels plusieurs autres témoins ont manifesté leur volonté de venir déposer, ainsi que le volet MENATEP. »

Après s'être acquitté de ses obligations envers la justice de son pays, le témoin H. s'est rendu à l'Assemblée nationale pour être entendu par la Mission et lui faire part de ses étonnements face aux décisions du Parquet, compte tenu des éléments précis qu'il avait fournis à la justice du Luxembourg.


« D'après La justice luxembourgeoise, on ne pouvait pas

attaquer les dirigeants de Clearstream

M. le Président : Monsieur H., je vous remercie de votre présence. Cette rencontre avait été prévue à plusieurs reprises et nous avons été obligés de la remettre pour des raisons qui vous appartenaient. Aussi, avant que nous ne commencions à parler sur le fond du système Clearstream et des différentes interrogations, légitimes ou pas, que l'on peut avoir à ce propos, je voudrais que vous nous disiez pour quelles raisons nous avons eu tellement de difficultés à vous rencontrer, alors que nous étions très impatients [...]

M. H. : L'explication est assez simple. Une instruction judiciaire était ouverte contre les dirigeants de Clearstream. Le juge d'instruction voulait d'abord m'entendre dans ce cadre là. Comme je vous l'ai écrit, je me mettais d'abord à la disposition de la justice luxembourgeoise avant de me déplacer à l'étranger.

M. le Président : Nous l'avons d'ailleurs parfaitement compris et c'était là une démarche normale.

Pouvez-vous nous indiquer pourquoi vous pouvez maintenant nous rencontrer ? Où en est cette instruction judiciaire ? Comment l'avez-vous vécue ? Je sais qu'il y a eu également des perquisitions chez Clearstream. Comment les choses se sont-elles passées, y compris par rapport aux allégations qui étaient les vôtres ? [...]

M. H. : J'ai indiqué à la justice trois transactions à poursuivre et ils sont ainsi entrés chez Cedel-Clearstream pour faire une perquisition. Je précise que j'ai donné des aveux pour ce que j'ai fait mais, d'après la loi, cela est prescrit.

A l'époque, le juge me demandait d'aller chercher dans le cadre de Clearstream des traces dans les programmes pour avoir une mainmise sur des éléments « poursuivables ».

D'après la loi luxembourgeoise, tout était prescrit : on ne pouvait pas attaquer les dirigeants. C'était réchauffer de la soupe mais on ne pouvait rien faire ! Je travaillais donc sur tous ces éléments pour avoir un filon, pour avoir une transaction, ou même deux ou trois, pour prouver le chemin. Comme je l'ai dit depuis le début, je ne voulais pas sortir le nom d'un client parce que cela tombait sous le secret bancaire et je serais alors fautif vis-à-vis de la loi. Je serais « coffré » ! C'est aussi simple que cela.

Mais je ne pouvais pas dire que je ne connaissais pas le système en soi. En effet, je dirigeais l'informatique et tout ce qui se passait chez Cedel passait forcément, non pas par mes mains, mais par mon service. Je ne pouvais pas dire « Je ne sais pas ... »

Nous avons donc sorti les documents. J'ai appelé les programmeurs que je connaissais dans le temps et je leur ai demandé de sortir les listing, les sources de programme. Nous étions dans le bureau de l'administrateur délégué qui a été mis à l'écart pour le moment et nous avions accès à tout sur son ordinateur.

Nous avons donc sorti tous les listing dont j'avais besoin pour commencer des recherches. Ils étaient assez volumineux et c'est sur cela que j'ai travaillé tout le temps. Sans exagérer, je peux dire que j'ai déjà trouvé des choses.

A ce moment-là, quand je travaillais, j'étais sur écoute. C'était un lundi matin. J'avais un rendez-vous avec un haut fonctionnaire belge, un ministre belge.

Le policier me téléphone chez moi, à huit heures moins le quart. J'étais déjà parti au bureau faire ma mallette pour partir. Il téléphone chez mon épouse qui lui dit que je suis parti en Belgique.

J'étais sous observation et voilà que je sortais avec des mallettes pleines. Les policiers luxembourgeois pensaient que j'emmenais en Belgique les documents originaux sur lesquels je travaillais. Je précise que j'ai aussi des bureaux en Belgique.

Alors, ils ont dit « Action ! » et ils m'ont coincé sur l'autoroute pour me prendre les documents qu'ils croyaient destinés au Gouvernement belge et que j'emmenais en Belgique. Ils voulaient s'approprier ces documents en utilisant les papiers qu'ils n'étaient même pas en droit d'utiliser pour faire la perquisition, qu'ils avaient faite ensemble, avec moi-même.

M. le Président : Ainsi, vous avez le sentiment d'avoir passé un accord avec le juge...

M. H. : J'ai passé l'accord, en bon citoyen luxembourgeois.

M. le Président : ...et d'avoir été trahi.

M. H. : Exactement !

M. le Président : Avez-vous porté plainte sur ces épisodes ?

M. H. : Je n'ai pas porté plainte mais j'ai quand même sorti des écrits à toutes les instances pour dire que c'était terminé et que je ne marchais pas, ni à la menace ni au chantage. J'ai fait une déposition et j'ai subi un interrogatoire. Depuis lors, c'est calme !

En tout cas, je vous donne mon impression : je peux dire que j'ai été utilisé.

Ils savaient bien que je connaissais le système. Je l'ai bâti et je suis un des rares qui peut retrouver les choses. Je suis maintenant convaincu que le but était de me discréditer, de s'approprier les documents et que mon témoignage et mes travaux soient anéantis.

M. le Président : Vous avez pu travailler quelques jours sur des documents, avez-vous dit ?

M. H. : Oui !

M. le Président : Vous n'avez pas eu le temps d'établir quoi que ce soit sur ces documents ?

M. H. : J'ai eu le temps d'établir certaines choses mais ils ont pris tout lors de la perquisition. Je n'ai pas fait de copies, premièrement par prudence et deuxièmement parce que je ne pouvais pas m'imaginer... C'était en sécurité dans mon bureau. Les policiers et moi-même savions qu'ils y étaient. J'ai été pris vraiment à froid. Je n'avais pas fait de copie. Ils ont tout emmené lors de la perquisition. Vraiment tout ! Y compris les ordinateurs de bureau et chez moi. C'était abominable. Je n'avais plus rien.

M. le Président : Vous venez de nous expliquer très précisément vos relations avec la justice et vous avez bien dit d'ailleurs que vous aviez choisi de collaborer pleinement avec elle.

M. H. : Oui ! [...]

M. le Rapporteur : Vous considérez avoir été trahi par la justice luxembourgeoise qui, finalement, s'est retournée contre vous. Est-ce que vous considérez que sa crédibilité est en cause sur les conclusions même auxquelles la courte enquête préliminaire est parvenue, à l'issue des investigations menées par le parquet de Luxembourg.

M. H. : Ils n'ont pas mené beaucoup d'enquêtes. Il faut que je vous dise d'abord que ce système est très difficile à comprendre et pour le commun des mortels ce n'est quasiment pas possible. C'est très technique.

Tous les policiers et tous ceux que l'on avait mis sur l'affaire n'y connaissaient rien. Ils étaient dépendants de moi. C'est pour cela que j'y ai travaillé, pour leur donner quasiment un « vade-mecum » pour travailler, pour rechercher sur les microfiches ou n'importe où, pour les guider. Ils n'étaient pas capables de le faire. Depuis le début, il n'y avait pas les spécialistes.

Une seule fois, le procureur et la police judiciaire ont été avec l'audit du contrôle bancaire et son secrétaire général. Je leur ai expliqué. Mais le procureur et les policiers ne comprenaient rien, ce qui est normal et il n'y a pas de reproche à leur faire sur ce plan. Ceux du contrôle bancaire ont exactement suivi mes explications et ils ont dit que telle ou telle chose était possible, précisant que tel ou tel point était dans l'enquête. Ils ont confirmé par écrit à la police judiciaire les explications que j'ai données.

J'ai expliqué comment le tout fonctionnait mais sans donner de noms ! Tout cela est consigné par écrit et c'est en tout cas ce que l'on m'a dit.

M. le Rapporteur : Vous considérez donc que les conclusions de l'enquête préliminaire du parquet luxembourgeois sont sujettes à discrédit ?

M. H. : Absolument !

Premièrement, ils ne m'ont pas laissé faire mon travail et ils ont essayé de me discréditer. Quand j'ai commencé à trouver des « trucs », c'était fini.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous l'attitude de ces magistrats ?

M. H. : Il faut connaître les magistrats ! Je les considère tous comme des gens honnêtes et je ne veux pas les dénigrer. Pour une raison ou une autre, ils vont dans cette direction. [...]

Extrait de l'audition de M. H., ancien cadre de la société Clearstream, devant la Mission, le 19 septembre 2001.

Compte tenu des déclarations du témoin H., la Mission a estimé qu'il lui fallait, là aussi, procéder de manière contradictoire et entendre les magistrats luxembourgeois.

La Mission, à sa demande, a donc rencontré, le 20 décembre 2001, sur cette affaire à Luxembourg, le Procureur d'Etat du Luxembourg, M. Robert Biever, le substitut responsable du service anti-blanchiment, M. Carlos Zeyen.

Il a paru troublant à la Mission que le témoin, ancien haut dirigeant de Clearstream, haut responsable de l'informatique, n'ait pas été pris au sérieux par les magistrats.

La réactivité de l'appareil judiciaire luxembourgeois a été faible dans cette affaire, laissant à Clearstream le loisir d'organiser sa défense, voire la disparition éventuelle des preuves ; les compétences techniques et les moyens d'enquête mis à sa disposition, très hautement contestables, de l'aveu même des magistrats luxembourgeois, et son indépendance à l'égard du pouvoir politique pour le moins perfectible.

L'affaire Clearstream a conduit au départ forcé de son ancien président, André Lussi, et de son équipe.

Elle est exemplaire du caractère attractif de l'environnement juridique luxembourgeois et de la faiblesse des contrôles exercés par les autorités de surveillance du Grand Duché, mais aussi de la toute puissance économique et politique du secteur financier dans un pays dont il assure plus d'un tiers du PIB.

A.- CLEARSTREAM : UNE CHAMBRE DE COMPENSATION NON CONTRÔLÉE

1.- La création de Cedel à Luxembourg

En Europe, les deux chambres de compensation financière internationales, Clearstream à Luxembourg et Euroclear en Belgique, ont été créées en 1968 et 1969 pour éviter aux banques d'avoir à supporter des coûts extrêmement élevés chaque fois qu'il leur fallait réaliser des transactions - achats ou ventes - sur des valeurs mobilières internationales.

A l'échange physique de paquets d'actions ou d'obligations expédiés par la poste, s'est substitué un lieu unique de compensation - clearing - où les titres ont été stockés, et où les banques ont procédé à ces échanges par jeu d'écritures sous forme informatique.

Le marché européen obligataire, objet de ces opérations, s'est lui-même développé dans des proportions inattendues dans les années soixante-dix.

Les autorités anglaises ayant décidé de taxer ces transactions euro-obligataires, les banquiers et les financiers ont cherché une solution moins coûteuse qui ferait échapper ces opérations à cette fiscalité. Il a ainsi été demandé à la banque Morgan, disposant d'une succursale à Bruxelles, d'y développer un département où seraient déposés les titres qui feraient l'objet d'opérations d'achat ou de vente par simple jeu d'écriture, la contrepartie physique restant entreposée à Bruxelles.

Trouvant qu'il était anormal que des opérations sur les euro-obligations se fassent dans une banque américaine, une centaine de banquiers européens ont alors décidé de créer une centrale concurrente.

La coopérative Cedel est ainsi née au Luxembourg à partir du développement d'un système informatique mis au point par IBM et rendu opérationnel en 1972.

« Cedel a été construite d'une manière totalement inverse des autres sociétés qui existaient. L'informatique est venue : Cedel-Clearstream a été construite autour d'une conception informatique, à laquelle tout le monde a dû s'adapter. C'est l'informatique qui dirigeait tout. C'est une logique totalement inverse de celle qui a prévalu ensuite concernant le rôle de l'informatique. » (Extrait de l'audition de M. H., ancien cadre de la société Clearstream, par la Mission, le 19 septembre 2001).

En réaction, la banque Morgan a vendu son département « titres » de Bruxelles à une autre centaine de banquiers qui ont créé Euroclear en Belgique.

Actuellement, Cedel devenue Clearstream international, a reçu l'agrément de la CSSF pour exercer les fonctions de conseiller en opérations financières et de dépositaire professionnel de titres ou d'autres instruments financiers.

Clearstream international est composée de deux filiales luxembourgeoises :

- Clearstream banking qui, notamment, exerce l'activité de règlement-livraison de titres ;

- Clearstream services qui développe des produits et services financiers.

La société Clearstream se présentait, en novembre 2000, comme le premier fournisseur mondial de services internationaux de règlement-livraison et annonçait avoir franchi, pour la première fois à cette date, la barre des 10 000 milliards d'euros d'actifs sous dépôt et réalisé le dénouement de plus de 150 millions de transactions dans l'année.

2.- Les dérives dans le fonctionnement de Cedel-Clearstream

Monsieur Ernest Backes, ancien numéro trois de la société Cedel, a fait état devant la Mission d'une double dérive, celle de l'admission de grandes entreprises - clients non publiés - au système Clearstream, pourtant réservé aux seules banques, celle de la prolifération de sous-comptes non publiés et sans rattachement aux comptes principaux, publiés, des banques clientes de Clearstream.

La loi du 5 avril 1993 sur le secteur financier, dans son article 28, précise au sujet des dépositaires professionnels de titres ou d'autres instruments financiers - catégorie dont relève la société Clearstream - que « sont dépositaires professionnels de titres ou d'autres instruments financiers les professionnels dont l'activité consiste à recevoir en dépôt des titres ou d'autres instruments financiers de la part des seuls professionnels du secteur financier, à charge d'en assurer la garde et l'administration et d'en faciliter la circulation. »

Selon le témoignage de MM. Ernest Backes et Denis Robert, la société Clearstream ne s'est pas contentée d'accepter des établissements bancaires.


Contrairement aux affirmations de son ex-président,

Clearstream accueille des entreprises

M. le Président : Si j'ai bien compris, aujourd'hui, la société Cedel s'étant transformée - elle possède dorénavant une licence bancaire - des sociétés peuvent y ouvrir directement un compte.

M. Denis ROBERT : Pas du tout, seul un professionnel du secteur bancaire peut ouvrir un compte. Lorsque nous avons rencontré M. Lussi, en juillet dernier, je lui ai posé la question trois fois et il m'a répondu à chaque fois : « Aujourd'hui, à Clearstream, il n'y a que des banques et des brokers dealers. »

M. le Président : Pouvez-vous nous montrer des comptes ouverts au nom de sociétés ?

M. Denis ROBERT : Nous pouvons voir qu'Air Liquide se trouve dans la liste interne, mais pas dans la liste officielle ; il s'agit d'un compte non publié figurant sur la liste des comptes à la date d'avril 2000. Mais nous avons davantage travaillé sur la liste de 1995 qui était moins importante et que nous avons récupérée à l'intérieur du système. Sur cette liste, il y a 4 200 références postales de comptes, avec le nom de la banque, l'adresse et la référence avec le numéro du compte. Cette liste que nous vous montrons ici a été retapée intégralement par nos soins, et nous pouvons, avec un logiciel, classer les comptes pays par pays. Ernest Backes a ensuite repris cette liste et a pointé les comptes publiés et non publiés - « N », pour les non publiés et « Y » pour les comptes publiés.

Je voudrais revenir aux propos de M. André Lussi qui affirme qu'aucune société ne fait partie de la société Clearstream ; or si je recherche la société Siemens, je trouve un compte à ce nom, numéro 77 054, non publié, mais également un deuxième, un troisième, un quatrième, tous non publiés. Nous avons la certitude que les dirigeants de Clearstream de l'époque étaient en infraction, car des personnes qui ne souhaitaient pas cautionner ce type de pratique ont démissionné.

Je peux également faire la même recherche pour le groupe Unilever ou Accor qui possèdent un compte non publié comme vous le voyez. Cela prouve que les multinationales ont forcé pour entrer dans le système et ont pu procéder, dans l'opacité la plus totale, à des transactions qui ne sont pas passées par des banques. On trouve également Shell ou Daewoo.

Extrait de l'audition de MM. Ernest Backes, ancien cadre de la société Cedel, et Denis Robert, journaliste, devant la Mission, le 20 mars 2001.

Devant la Mission, M. Dominique Hoenn, membre du conseil d'administration de Clearstream, n'a pas apporté de réponse claire et satisfaisante à cette question de la présence d'entreprises clientes de Clearstream, agissant en dehors du système bancaire.


La curieuse ignorance d'un membre

du conseil d'administration

sur la présence des entreprises dans Clearstream

M. le Président : Nous avons reçu les auteurs de cet ouvrage (Révélation$) qui nous ont montré les listes de comptes ; nous les avons regardées publiquement et il apparaît qu'en plus des banques, des sociétés auraient ouvert directement des comptes chez Clearstream. Avez-vous connaissance de ce fait, et si cela est vérifié, quelle est votre appréciation ?

M. Dominique HOENN : Je n'ai pas connaissance de ce fait, mais cela ne me paraît pas être un problème. Un certain nombre d'entreprises ont un niveau d'activités sur le plan financier bien supérieur à un grand nombre de banques. Imaginons qu'elles aient cherché à avoir un accès direct pour éviter la chaîne d'intermédiaires dans laquelle elles ont une banque qui, elle-même, a un compte chez Clearstream ; cela ne me choque pas. Il s'agit d'un débat de concurrence entre une entité comme Clearstream, dont nous sommes actionnaires, et le métier que nous faisons. [...]

Il existe donc un possible débat sur la vocation normale qui est de faire du business dans la communauté financière ; ce n'est pas forcément renoncer à offrir cette possibilité à des clients qui sont des non-banquiers. Mais étant donné que je ne sais pas de quoi il s'agit, je peux difficilement répondre à votre question. [...]

M. Gilbert LE BRIS : Les statuts de Clearstream autorisent-ils l'ouverture de comptes à des sociétés, si oui depuis quand ?

M. Dominique HOENN : Je ne sais pas répondre à cette question ! Je pense vous l'avoir dit clairement ; Clearstream n'a normalement pas la vocation d'ouvrir des comptes à des entreprises - elle travaille avec des banques.

Extrait de l'audition de M. Dominique Hoenn, membre du conseil d'administration de la chambre de compensation Clearstream International, devant la Mission, le 4 avril 2001.

Entendu par la Mission, l'ancien directeur général de Clearstream, M. Jacques-Philippe Marson, a confirmé le principe selon lequel les statuts de Clearstream ne permettaient pas l'ouverture de comptes au nom de sociétés commerciales.


L'ouverture de comptes aux entreprises :

une procédure anormale

M. le Président : Dans le cadre de cette Mission, nous avons pu voir les listes de comptes de Clearstream - que l'on trouve d'ailleurs dans l'ouvrage de Denis Robert et d'Ernest Backes. Or, en dehors des institutions financières, il semblerait que des entreprises seraient des clients directs. Confirmez-vous ce fait ? Si oui, en aviez-vous connaissance ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Les membres du conseil d'administration ne sont pas consultés pour l'ouverture ou la fermeture des comptes ; éventuellement, un rapport est remis par le management au conseil d'administration.

Chez Euroclear, il existe une procédure de rapport établi par le management qui fournit notamment la liste des comptes ouverts et la liste des comptes clôturés ; cette annexe est remise aux administrateurs, même s'ils ne sont pas consultés sur cette activité.

Il est tout à fait correct de dire - mais je ne sais pas jusqu'à quelle date, en tout cas jusqu'à mon départ - que les statuts de l'entreprise ne permettaient pas l'ouverture de comptes d'entreprises. L'accès en tant que clients ou participants à ces organismes était limité aux professionnels intermédiaires financiers - essentiellement des banques et des sociétés de bourse.

M. le Président : Ce qui veut dire que si les faits allégués dans cet ouvrage sont avérés, il s'agira pour vous, ancien directeur général, d'une véritable surprise. Les statuts de l'entreprise ont pu évoluer, mais à l'époque où vous exerciez votre fonction, cela ne se faisait pas.

M. Jacques-Philippe MARSON : C'est quelque chose qui, en effet, ne se faisait pas, et si cela se faisait, c'était anormal.

M. le Président : Et vous n'avez jamais eu à connaître ce genre de chose ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Je n'ai été ni consulté ni sollicité pour l'ouverture d'un compte dit « corporate ».

Extrait de l'audition de M. Jacques-Philippe Marson, ancien directeur général de la chambre de compensation Cedel-Clearstream, devant la Mission, le 4 avril 2001.

Interdite en droit, l'ouverture de tels comptes aux entreprises n'a pas été impossible en fait.

Il ressort clairement des affirmations nettement étayées de M. Ernest Backes, ancien cadre luxembourgeois chez Clearstream, les faits suivants :

1) l'acceptation par Clearstream d'un certain nombre de grandes entreprises parmi ses clients s'est accompagnée de l'utilisation par ces dernières d'un système de sous-comptes non publiés auquel certaines banques membres de Clearstream ont eu recours à partir du milieu des années soixante-dix.

2) les banques membres du système Clearstream y détiennent des comptes publiés sur lesquels s'effectuent leurs opérations. Rattachés à ces comptes publiés, existent des sous-comptes qui, eux, ne sont pas publiés. Créés au milieu des années soixante-dix, à la demande de deux banques italiennes, pour leurs filiales, ces sous-comptes se sont multipliés au point que certains d'entre eux sont devenus des « comptes volants ». Ils ne sont rattachés à aucun compte principal, mais ils restent non publiés comme l'ensemble des autres sous-comptes et sont, cette fois, reliés à des clients non publiés.

Selon Ernest Backes, ces sous-comptes non publiés, conçus au départ comme une facilité commerciale accordée à certaines banques clientes, auraient reçu par la suite, avec la création de sous-comptes non rattachés, un autre usage en permettant la réalisation de transactions financières totalement confidentielles par des clients de Clearstream eux-mêmes non publiés.

En somme, Clearstream aurait vendu à ses clients du secret qu'aucune banque aux standards anti-blanchiment n'aurait pu offrir sur l'une des grandes places européennes.


Des sociétés ou des banques ne souhaitent pas

que l'on sache qu'elles appartiennent

à une chambre de compensation

M. Ernest BACKES : Je suis convaincu que les comptes non publiés qui ne sont pas reliés à un compte principal, donc publié, appartiennent à des sociétés ou des banques, qui ne souhaitent pas qu'une autorité quelconque de recherche sache qu'elles sont membres d'une chambre de compensation. Si Interpol, par exemple, se présente chez Clearstream pour savoir si la banque Menatep y possède un compte, elle lui présentera la liste des comptes publiés et pourra ainsi affirmer que la Menatep ne possède aucun compte.

M. le Président : Comment pouvez-vous avoir la certitude que des comptes non publiés ne sont pas reliés à des comptes publiés ? Il est établi que de très grandes institutions bancaires, y compris françaises, ont de nombreuses succursales dans des paradis fiscaux, mais les noms sont différents et il est parfois difficile de faire un lien entre les différents comptes.

M. Ernest BACKES : Si la Menatep - je reprends cet exemple - était un sous-compte de la Chase Manhattan Bank, le compte non publié devrait être libellé « Chase Manhattan Bank référence Menatep ».

M. le Président : Vous voulez dire que dans les comptes non publiés, doivent se trouver les instruments permettant d'identifier les comptes publiés ?

M. Ernest BACKES : Tout à fait. [...]

M. le Président : Vous avancez donc que sur 16 121 comptes - dont 15 000 pour Cedel - 7 500 sont des comptes non publiés. Ce qui veut dire que des grandes sociétés ou des banques, qui devraient appliquer les règles de la transparence et toutes les procédures de diligence, auraient recours à ce système. C'est bien ce que vous voulez dire ?

M. Denis ROBERT : Nous pouvons le prouver avec un certain nombre de comptes, mais l'exemple de la Menatep est particulièrement intéressant car non seulement cette banque possède un compte non publié, mais elle est également un client non publié. Par ailleurs, il convient de savoir que ce n'est pas la Menatep qui a formulé une demande pour entrer dans le système de Clearstream ; en 1997, un responsable commercial de la société Cedel-Clearstream s'est rendu à Moscou pour rencontrer le président de la Menatep et l'inviter à utiliser le système.

Grâce à des renseignements de personnes se trouvant à l'intérieur de la société et à des microfiches, on peut constater que l'activité sur les comptes de la Menatep commence à diminuer après 1999. Dès 1998, tout le monde savait qu'il s'agissait d'une banque mafieuse ayant participé au scandale du FMI, la société Clearstream, en tant que professionnel du secteur bancaire, aurait donc dû dénoncer sa présence dans le système.

Extrait de l'audition de MM. Ernest Backes, ancien cadre de la société Cedel, et Denis Robert, journaliste, devant la Mission, le 20 mars 2001.

La mécanique se serait mise en place progressivement avec, au départ, une facilité commerciale : le compte non publié, proposé à une nouvelle catégorie de clients : le client non publié, qui peut dès lors être aussi bien un établissement bancaire qu'une société commerciale ou une entreprise industrielle.

Pour que la transaction financière, réalisée de façon confidentielle, disparaisse du système informatique général retraçant les ordres d'opérations, encore faut-il une intervention supplémentaire. C'est ce que le témoin H., occupant jusqu'en 1999, de très hautes fonctions dans l'organigramme de Clearstream, a confirmé devant la Mission le 19 septembre 2001, en indiquant que c'est le système informatique de Clearstream tel qu'il a été conçu au départ qui a permis par la suite l'effacement de toute trace de certaines opérations, l'existence de comptes non publiés ne garantissant, eux, que la confidentialité de la transaction.


« Pour effacer les traces de la transaction, nous corrigions le programme informatique »

M. le Président : Nous en venons au fond du sujet qui est très compliqué et très technique, comme vous l'avez indiqué. [...]

Vous avez parlé de blanchiment à travers le système de Clearstream et, si je vous ai bien compris, vous avez pris vous-même des risques judiciaires en acceptant de collaborer. Votre fonction était techniquement de faire en sorte que certaines traces disparaissent entre des transactions, de telle sorte que le blanchiment puisse s'opérer.

Je voudrais que vous nous précisiez exactement et le plus simplement possible quel était ce système qui avait été mis en place et qui permettait le blanchiment.

M. H. : Je vais m'efforcer de résumer. J'ai passé près de vingt heures à expliquer à d'autres spécialistes ce mode de fonctionnement qu'ils commencent à comprendre seulement maintenant. Je vais résumer sans aller trop dans le détail.

Il faut d'abord savoir que dans le système Cedel seules les banques sont membres et clients. Au début du moins car maintenant tout le monde se ballade un peu là-dedans.

Je simplifie beaucoup. Quand une banque voulait passer une transaction, elle parlait avec un cadre responsable de chez Cedel et nous, nous « corrigions ». Nous faisions du « hard coding » : dans le programme, nous corrigions l'instruction qui allait venir.

Prenons une instruction pour un achat, une vente, un mouvement de fonds ou de titres. Nous la faisions disparaître ou nous la faisions mettre sur un autre compte. C'était cela le « hard coding », à savoir corriger dans le programme-source. C'est pour cela que j'avais imprimé chez Cedel les programmes-sources. Vous pouvez vous renseigner car c'est l'aspect le plus défendu de l'informatique.

On compilait le programme le matin. Nous savions quelles transactions venaient. « Si telle transaction vient, tu fais cela et cela... » C'était l'exception. Ensuite, quand tout était fini, on remettait l'ancien programme et on enlevait l'exception. C'était ni vu ni connu.

M. le Président : Je cherche à bien comprendre. Cela avait pour fonction de faire que la transaction demandée à Cedel n'apparaisse pas pour ce qu'elle était dans les enregistrements systématiques de toutes les transactions.

M. H. : C'est exact !

M. le Président : Etant averti de la transaction, il fallait faire une opération informatique de telle sorte que l'on ne puisse pas retracer la transaction opérée.

M. H. : C'est exact !

M. le Président : Cela a existé pour de petites transactions ou seulement pour de très grosses ?

M. H. : Pour tout ! Nous, les programmeurs et moi-même, ne regardions pas. Nous avions fait cela de bonne guerre au début parce qu'il y avait beaucoup de bogues dans les programmes. Nous ne regardions pas s'il s'agissait de 100 millions de dollars ou de 50 millions ! A un moment, on perd la notion de millions de dollars. Pour nous, 50 millions de dollars, c'était la même chose que 50 000 dollars.

Nous avons fait de grosses transactions...

M. le Président : Nous allons parler de la personne qui va vous donner un ordre. Mais cette dissimulation des transactions arrivait une fois tous les deux mois ou était-ce une pratique quotidienne ?

M. H. : Peut-être pas quotidiennement, mais tous les deux ou trois jours. En tout cas, c'était fréquent. C'est la raison pour laquelle cette pratique ne chiffonnait plus personne dans l'informatique. Nous ne faisions même pas attention. On éliminait la transaction ; on mettait cela sur un autre compte-titres. C'était une manipulation et on se contentait de regarder si l'opération avait marché. Point à la ligne !

M. le Président : Ces transactions particulières, puisque effacées par le système informatique, étaient-elles liées de façon régulière à certaines banques ou à certaines sociétés ? Ou est-ce que tout le monde faisait cela ?

M. H. : Ce n'était pas spécifique à plusieurs banques.

M. le Président : C'était donc un système très ouvert.

M. H. : C'était un système très ouvert.

Extrait de l'audition de M. H., ancien cadre de la société Clearstream, devant la Mission, le 19 septembre 2001.

On comprend ainsi qu'au prix de cette manipulation informatique, une partie de la clientèle de Clearstream aurait pu bénéficier d'un service commercial bien particulier, la transaction financière confidentielle qui s'effectue sans laisser de traces.

Toute prestation commerciale se traduisant par un coût pour le client, le Président de la Mission a demandé au témoin H. s'il n'y avait pas là, l'explication de la nécessité d'une double comptabilité, conséquence logique de ce système.

Le témoin H. a déclaré qu'il ne détenait pas de preuve formelle de cette double comptabilité mais en conçoit parfaitement le principe.


« Caisses noires et argent noir » chez Clearstream

M. le Président : Au fond, c'est un service que Cedel rendait à ses clients, en effaçant. On peut donc imaginer que Cedel ait proposé commercialement à ses clients ce service. Mais, à votre avis, était-il particulièrement rémunéré par rapport aux rémunérations traditionnelles de Cedel et est-ce que c'est cela qui expliquerait la nécessité d'une double comptabilité ?

M. H.: Je n'ai pas les preuves ! Mais une preuve peut le confirmer : ils ont évincé tous ceux qui étaient dans ce système là, lequel a été aboli. En effet, ce système de rémunération ou de l'argent noir et de caisses noires que Clearstream a ou avait ou dont elle se servait n'était pas de mon domaine. Mais il y avait un système qui a éclaté parce que l'on a trouvé et que certains ont avoué. D'autres s'en occupaient, s'agissant de comptabilité. D'où cela venait-il ? Cela n'apparaissait pas dans la comptabilité normale. Nous ne savions pas où se trouvait quoi que ce soit.

M. le Président : Reprenons ce que signifie un effacement de traces et de traçabilité, ce que vous faisiez, vous, au système informatique.

M. H. : J'ai avoué.

M. le Président : Pouvez-vous nous expliquer exactement comment cela se passe ? Prenons une transaction, par exemple des ventes de titres. Cela veut dire qu'à un moment donné cette opération a disparu du système.

M. H. : Elle a disparu et il y a une seule manière de retrouver la trace. C'est toujours un échange titres-monnaie et c'est exactement le même montant. Sur le compte-titres de celui qui a mis l'argent, il y a les titres ; sur l'autre, il y a l'argent. Ainsi, il n'y a pas de différence de solde, si l'on contrôle les soldes. C'est exactement le même chiffre.

La trace de « comment cela s'est opéré » s'enlève et on n'a rien bougé dans les chiffres. On enlève le « comment y aller ». On ne peut pas enlever du fric ou des titres : il faut une compensation. Il faut les mettre autre part et quand on contrôle à nouveau le solde global, on retombe sur ses pattes et c'est seulement cela qui a toujours été contrôlé.

M. le Président : Vous avez donc l'impression que cette pratique dont on peut penser qu'elle n'avait que des fins de dissimulation - et donc de blanchiment, comme vous l'avez indiqué vous-même dans un certain nombre de cas - n'était pas réservée à quelques banques proches de certaines mafias. C'est donc une pratique courante des clients de Clearstream et donc du monde bancaire international.

M. H. : Oui, du monde bancaire.

Extrait de l'audition de M. H., ancien cadre de la société Clearstream, devant la Mission, le 19 septembre 2001.

L'ancien directeur général de Clearstream, M. Jacques-Philippe Marson, s'est au contraire montré effrayé à l'idée même qu'une double comptabilité ait pu exister chez Clearstream, tant l'affaire serait alors dramatique.


« S'il peut exister des comptes non consolidés

dans la comptabilité générale de Clearstream,

alors c'est dramatique »

M. le Président : Denis Robert et Ernest Backes dénoncent, dans leur ouvrage, non seulement l'existence de comptes non publiés, non rattachés à des comptes publiés, mais aussi la confection d'une double comptabilité - dont l'une, bien entendu, serait officieuse. Pensez-vous que cela soit possible ? Cela nous renvoie aux procédures mises en place par les réviseurs - les cabinets chargés de valider les comptes. Une double comptabilité a-t-elle pu échapper à leur vigilance ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Lors de mon interview avec Denis Robert, j'ai essayé d'être didactique dans mon explication de la nature d'un organisme de clearing ; nous avons d'ailleurs philosophé sur le concept de blanchiment d'argent. Et je lui ai dit que les chambres de compensation ne sont pas l'endroit où l'on fait du blanchiment d'argent. L'ouverture d'un compte publié ou non publié, qu'il soit consolidé dans une comptabilité ou dans deux comptabilités, ne change rien au principe fondamental que ce n'est pas l'endroit où l'on fait du blanchiment d'argent.

Pour répondre spécifiquement à votre question, peut-il exister des comptes qui ne soient pas consolidés dans la comptabilité générale, la réponse est : je n'en sais rien, je ne sais pas si cela est possible ou non. Si cela est possible, et si c'est le cas, alors c'est dramatique, et cela veut dire qu'un certain nombre d'organismes de contrôle internes comme externes n'ont pas fait leur travail. Mais personnellement, je ne le crois pas.

Extrait de l'audition de M. Jacques-Philippe Marson, ancien directeur général de la chambre de compensation Cedel-Clearstream, devant la Mission, le 4 avril 2001.

L'existence de comptes non publiés, mais aussi de clients non publiés dont certains ne peuvent être admis à une chambre de compensation, et la tenue d'une éventuelle double comptabilité auraient dû attirer l'attention des autorités de surveillance. Or, on reste frappé par la discrétion des contrôles opérés sur Clearstream.

3.- L'absence de contrôle public sur Cedel-Clearstream

Tout d'abord, la création de sous-comptes non publiés n'a fait l'objet à l'origine d'aucune réticence du conseil d'administration et des réviseurs externes ; leur multiplication s'est opérée par la suite sans susciter la moindre réaction des autorités de surveillance luxembourgeoises.


« Clearstream n'a jamais été contrôlée »

M. le Président : Sur ce sujet, je souhaiterais obtenir deux précisions. Tout d'abord, en ce qui concerne les comptes non publiés, à partir de quelle année l'inflation de ces comptes a-t-elle commencé et pourquoi ?

Ensuite, la société Clearstream - anciennement Cedel - relève du champ de compétence de la commission de surveillance du secteur financier (CSSF) du Luxembourg ; lorsque la société Cedel a pris la décision que vous venez d'évoquer, elle a été amenée, naturellement, non seulement à informer le conseil d'administration, mais également à se mettre en liaison avec les autorités de contrôle. La commission de surveillance a-t-elle procédé à des missions d'inspection, et en particulier, lorsque le principe a été adopté, à un contrôle sur la mise en place de ces comptes non publiés ?

M. Ernest BACKES : Le contrôle bancaire de l'époque n'exerçait aucune mission de surveillance sur Cedel ; il s'agit d'ailleurs d'un des motifs de mon licenciement en 1983. Face à certains procédés visant à rendre le système plus souple, Gérard Soisson et moi-même avions milité en faveur d'un contrôle public qui n'existait pas. C'est seulement après mon départ, et la mort de Gérard Soisson, que Cedel a accepté d'être placée sous le contrôle de l'Institut Monétaire Luxembourgeois (IML) exercé aujourd'hui par la CSSF. Mais le contrôle n'a jamais eu lieu sur place, dans la société ; les banques de la place ont un formulaire à remplir, elles y inscrivent donc ce que bon leur semble.

La commission de contrôle bancaire à Luxembourg a toujours manqué de personnels pour procéder à des contrôles effectifs, dans les banques. Et depuis dix ans les dirigeants de Cedel puis de Clearstream ont tout fait pour éviter ce type de contrôle.

Extrait de l'audition de MM. Ernest Backes, ancien cadre de la société Cedel, et Denis Robert, journaliste, devant la Mission, le 20 mars 2001.

A plusieurs reprises, les interlocuteurs de la Mission ont confirmé et souligné la faiblesse des moyens mis à la disposition des autorités de contrôle et de surveillance au Luxembourg, estimant cependant que, si la société Clearstream n'a pas été soigneusement contrôlée, celle-ci n'a pas, pour autant, été soumise à un traitement de faveur particulier.


« Où sont les moyens du contrôle ? »

M. le Président : Aviez-vous le sentiment que les autorités de contrôle luxembourgeoises avaient ou mettaient les moyens nécessaires pour contrôler correctement le fonctionnement de cette entreprise ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Tout est une question d'appréciation en termes de moyens nécessaires pour faire face à une fonction de réglementation. Encore une fois, ma réponse ne pourra être que subjective, car elle sera le résultat de mon appréciation personnelle.

Si j'essaie de comparer la force de frappe de différentes autorités de réglementation et de contrôle, je dirais que les Etats-Unis viennent largement en tête en termes de contraintes réglementaires et de moyens mis en _uvre pour exercer ces missions. Ensuite, viennent les pays d'Europe ; or la taille des pays européens est un critère important en termes de moyens mis en place. L'Angleterre, l'Allemagne, la France possèdent des moyens proches de ceux des Etats-Unis. Après, on constate une dégradation progressive, généralement en fonction de la taille des pays. Le Luxembourg n'étant pas l'une des plus grandes nations sur cette planète, il est automatiquement sujet à cette loi de la nature qui veut que l'administration et l'autorité de contrôle aient des moyens relativement limités. [...]

M. Charles de COURSON : Quels contrôles sont effectués sur ce type d'organismes ?

M. Jacques-Philippe MARSON : Si vous posez la question dans chaque pays européen, vous allez être surpris de constater qu'il y en a en fait très peu sur les systèmes de dépositaires centraux. La France fait probablement exception, les Etats-Unis aussi. On retrouve donc le critère taille de marché, taille de pays. [...]

M. le Président : Cedel est une coopérative bancaire qui réunit environ 80 banques - de grandes institutions -, que l'on a localisée au Luxembourg, laissant les autorités du pays se débrouiller avec un tel système. [...]

M. Jacques-Philippe MARSON : Proportionnellement, face aux moyens de réglementation déployés au Luxembourg, je ne pense pas que Clearstream ait bénéficié d'un régime différent des autres institutions. La principale activité bancaire au Luxembourg est la gestion d'actifs. Les activités de contrôle sont donc plutôt centrées sur ce type d'activité dominante et si vous avez une organisation financière dont la mission est un peu différente, il est probable qu'elle rentrera moins dans le cadre d'un contrôle plus spécialisé dans la gestion d'actifs.

Extrait de l'audition de M. Jacques-Philippe Marson, ancien directeur général de la chambre de compensation Cedel-Clearstream, devant la Mission, le 4 avril 2001.

Les autorités de surveillance, faute de moyens adaptés au contrôle de cette société à l'activité si spécifique de livraison de titres ont laissé se développer Clearstream sans se soucier de ce qui pouvait s'y passer.

La nature inadaptée des contrôles, voire même l'absence de contrôle de l'activité de Cedel-Clearstream, est confirmée par le témoin H.


« On ne contrôle pas les transactions de Clearstream »

M. le Président : Lorsque vous étiez en fonction, avez-vous été saisi par des autorités judiciaires qui vous auraient demandé des informations.

M. H. : Pas une seule fois !

M. le Président : Il n'y a donc jamais eu de demandes d'investigation adressées à Cedel lorsque vous étiez...

M. H.: Je vais même aller beaucoup plus loin : voilà encore cinq ou six ans, aucun contrôle n'était effectué sur Cedel.

Ils ne savaient pas ce que c'était ! Ce n'était pas une banque et il n'y avait pas de contrôle ! On donnait le bilan.

M. le Président : Les contrôles qui ont lieu aujourd'hui semblent très insatisfaisants.

M. H.: On contrôle le bilan. Dans le bilan d'une société, on ne contrôle pas les transactions !

Dans le temps, je faisais moi-même un contrôle audit. C'était un peu pour rigoler ! On me donnait un papier d'une douzaine ou d'une vingtaine de transactions avec les différentes possibilités, là où cela était susceptible de « claquer » ou non. Nous faisions un traitement avec cela ; on faisait les fichiers « début » et des fichiers « fin ». On donnait le tout et voilà tout le contrôle ! Tel était l'audit, lequel durait un quart d'heure.

Le suivi des transactions n'a jamais été fait.

J'ai toujours les standards qui sont adaptés aux banques mais aucun ne l'est spécifiquement à ce que fait Cedel ou Clearstream.

Extrait de l'audition de M. H., ancien cadre de la société Clearstream, devant la Mission, le 19 septembre 2001.

B.- CLEARSTREAM FAIT LA LOI AU LUXEMBOURG

Le témoignage de M. H. au Luxembourg a été jugé suffisamment précis et sérieux par les magistrats du Grand Duché pour que ces derniers décident de poursuivre leur enquête en ouvrant une information judiciaire et en procédant à une perquisition chez Clearstream, avec le concours du témoin H., aux fins d'établir la démonstration de manipulations possibles du système informatique qui auraient permis une double comptabilité.

A l'issue de cette perquisition, le Parquet du tribunal d'arrondissement de Luxembourg a publié un communiqué, daté du 9 juillet 2001, dans lequel il conclut à l'absence d'un tel scénario.

« Les recherches ont été effectuées par quatre enquêteurs du Service de Police Judiciaire, dans le cadre d'une commission spéciale mise en place à cet effet alors que, dans l'intérêt de tous les concernés, il s'agissait de vérifier de façon prioritaire le volet de blanchiment allégué, et ont comporté entre autres une descente sur les lieux en présence du magistrat enquêteur et du Parquet, des perquisitions et saisies dans les locaux de Clearstream et aux domicile et bureau du témoin H. Dans le cadre de la perquisition ordonnée, Clearstream a prêté son assistance aux enquêteurs pour accéder à ses systèmes informatiques. Des informaticiens de Clearstream ont été entendus, les pièces saisies ont été exploitées et le témoin H. a été confronté avec le résultat de cette exploitation.

Lesdites recherches n'ont permis de constater ni le scénario de manipulations systématiques décrit par le témoin, ni la non-intégration de comptes dans la comptabilité. »

Devant la Mission parlementaire, le témoin H. a fait part de son incompréhension au vu des conclusions de la justice luxembourgeoise, estimant que les magistrats ont interrompu leurs investigations au moment où lui-même était en passe d'obtenir la démonstration de ce qu'il avait avancé, à savoir la preuve de l'effacement des transactions.


« La justice ne m'a pas laissé faire quoi que ce soit »

M. le Président : Si l'on faisait un audit informatique sérieux aujourd'hui - et c'est un peu le travail qui vous avait été demandé - vous dites que l'on peut être capable de retrouver ces effacements de traces.

M. H. : Je suis formel : si on cherche, on trouve. Je suis d'autant plus formel que quand j'ai commencé à trouver, la procédure judiciaire a été vite achevée. On me l'a demandé. Ce n'est pas moi qui me suis mis en avant. Depuis dix ans, je n'ai plus rien à voir. On m'a demandé : « Cherchez-moi une trace où l'on peut trouver... » C'est comme cela que j'ai cherché et j'ai été très loin, croyez-moi, en aussi peu de temps.

M. le Président : A part vous, pensez-vous que d'autres personnes ont la compétence suffisante aujourd'hui ?

M. H. : Mais pas la volonté !

M. le Président : Je l'ai bien compris.

M. H. : Ils sont tous dedans... (Sourires.)

M. le Président : Mais la compétence ? Au Luxembourg, en dehors de gens qui travaillent dans la société de clearing, y aurait-il des gens - par exemple à la commission bancaire - qui en seraient techniquement capables ?

M. H. : S'ils le voulaient, oui. C'est faisable.

J'aurais dû comprendre que ce qu'ils me faisaient faire n'était pas du sérieux. Au Luxembourg, juridiquement, un témoin ne peut pas être expert. Si la police judiciaire et le juge d'instruction ne m'avaient pas placé en situation de témoin, ils auraient pu m'engager officiellement comme expert, sans que je ne viole la loi. Témoin, je ne pouvais pas. On ne m'a donc pas laissé toucher aux microfiches et faire quoi que ce soit. Cela, parce que j'étais témoin.

J'étais allé avec eux pour prendre tout. A mon avis, c'était un alibi. Ils étaient assez effrayés car on sortait avec pas mal de « bagages » et j'aurais dû comprendre alors qu'ils ne me laisseraient pas faire. Ce n'est qu'après que j'y ai réfléchi.

S'ils m'avaient laissé aller dans les microfiches... Ils ne m'ont pas laissé !

Extrait de l'audition de M. H., ancien cadre de la société Clearstream, devant la Mission, le 19 septembre 2001.

En présence d'éléments d'information aussi contradictoires, la Mission a rencontré à Luxembourg, le 20 décembre 2001, les magistrats chargés de cette affaire.

Au cours de cet entretien, les juges ont confirmé au Président et à votre Rapporteur qu'après être entré sans difficulté dans le système informatique de Clearstream, qui n'avait connu aucun changement depuis le départ du témoin H., ce dernier n'avait jamais réussi, en dépit de multiples tentatives, à apporter la démonstration d'une manipulation possible du système ou de l'effacement d'une opération.

Les magistrats luxembourgeois, n'ayant pu recueillir, avec l'aide du témoin H., le moindre élément de preuve, ont donc déclaré que les recherches et les opérations menées dans le système informatique de Clearstream n'avaient pas permis de corroborer les dires du témoin.

Sans nullement remettre en cause ce résultat, que ne dément d'ailleurs pas le témoin H. qui invoque le manque de temps et de moyens pour justifier le fait de n'avoir pu prouver ce qu'il avait avancé, la Mission a continué de s'interroger sur les raisons qui ont poussé ce témoin capital à offrir spontanément sa collaboration aux autorités policières et judiciaires de son pays, s'il n'avait pas eu, à cet instant, la certitude de pouvoir apporter la preuve de ses affirmations aussi graves.

La réponse réside peut-être dans une opération de remise en ordre à laquelle la société Clearstream aurait eu le temps de procéder. Sachant que l'information judiciaire qui a permis d'effectuer une perquisition dans le bureau de M. André Lussi, n'a été ouverte qu'à la mi-mai 2001, soit deux mois après une longue enquête préliminaire, ouverte le 26 février 2001 ; quelques semaines se sont donc écoulées entre ces deux événements au cours desquelles il aura toujours été possible de se prémunir contre les résultats d'une perquisition judiciaire.

L'affaire Clearstream s'est, pour le moment, soldée par le départ de M. André Lussi et de ses collaborateurs et, sur le plan économique, par le rachat de cette société par la deutsche Börse qui détenait déjà une partie du capital. Cette solution, qui n'était pas donnée gagnante par divers commentateurs par rapport à l'offre de rachat émise par Euroclear, a pour elle le mérite de maintenir à Luxembourg le siège social de Clearstream.

Sur le plan juridique, l'enquête se poursuit sur la base de faits isolés, mais les juges luxembourgeois ne disposent objectivement que de peu de moyens adaptés pour enquêter sur une telle forteresse financière.

IV.- UNE COOPÉRATION JUDICIAIRE INSATISFAISANTE

Le Luxembourg accorde sa coopération judiciaire en matière pénale sur la base de différents traités ou conventions qu'il a ratifiés.

- Le Grand Duché du Luxembourg a approuvé, par la loi du 26 février 1965, le traité d'extradition et d'entraide judiciaire en matière pénale entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg.

Ce traité, qui s'inspire des conventions européennes d'entraide judiciaire prévoit l'octroi « d'une aide judiciaire la plus large possible » en matière pénale (art. 22) et « la transmission directe des demandes d'entraide d'autorités judiciaires à autorités judiciaires ». (art. 38).

- En second lieu, le Luxembourg, partie à la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale, du 20 avril 1959, a ratifié le 2 octobre 2000 le protocole additionnel à cette convention entré en vigueur le 31 décembre 2000.

Par ce protocole, les parties signataires s'engagent à ne pas refuser l'entraide judiciaire au motif que la demande se rapporte à une infraction fiscale et ce, même si la partie requise n'impose pas le même type d'impôt ou de réglementation fiscale que la partie requérante.

- Le Grand Duché vient, par ailleurs, d'adhérer le 12 septembre 2001 à la convention du Conseil de l'Europe relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime du 8 novembre 1990, après approbation de cette convention par la loi du 14 juin 2001.

- En tant que membre de l'Union européenne, le Luxembourg compte au nombre des Etats de l'Union qui sont partie aux accords de Schengen et se trouve également partie à la convention relative à l'entraide judiciaire en matière pénale entre les Etats-membres de l'Union européenne du 29 mai 2000.

Malgré tous les engagements du Grand Duché de fournir sa coopération sur la base des textes précités, l'entraide judiciaire internationale accordée par le Luxembourg se trouve faire l'objet de critiques généralisées.

De nombreux obstacles pratiques, juridiques et procéduraux freinent la coopération judiciaire avec le Luxembourg et l'adoption par le Grand Duché de sa loi nationale sur l'entraide judiciaire internationale en matière pénale, du 8 août 2000, constitue une avancée positive mais non décisive.

A.- UNE COOPÉRATION TRÈS CRITIQUÉE

1.- Les observations négatives des experts européens

En février 1999, un groupe d'experts rendait, en application de l'action commune décidée par les pays de l'Union européenne le 5 décembre 1997, son rapport d'évaluation concernant l'entraide judiciaire au Luxembourg.

Deux aspects retenaient l'attention des évaluateurs, la question des voies de recours et les « interférences » avec le pouvoir exécutif.


Les experts européens dénoncent les voies de recours

abusivement utilisées à des fins dilatoires

- « La possibilité d'exercer des voies de recours (requête en nullité, requête en restitution, requête en mainlevée de saisie ou pourvoi en cassation) contre les ordonnances du magistrat instructeur agissant en exécution d'une commission rogatoire internationale explique, en l'état du droit luxembourgeois, le retard apporté à la transmission des pièces et des éléments de preuve obtenus. Le caractère suspensif de ces recours utilisés de manière abusive et à des fins dilatoires peut entraîner des retards de plusieurs mois (de 6 à 18 mois selon les cas), alors même que l'exécution des diligences elles-mêmes n'a pris que quelques semaines. »

- « Le ministre de la Justice (ou ses services) est destinataire de toutes les commissions rogatoires internationales adressées au Luxembourg et, si l'une d'elles arrive directement au juge d'instruction, elle doit immédiatement être transmise au ministre dès lors qu'elle concerne le secteur bancaire...

Le ministre intervient aussi, en matière financière, pour donner une autorisation d'assistance à des enquêteurs étrangers...

Selon les statistiques qui ont été communiquées aux évaluateurs, le ministre de la Justice s'est opposé à l'exécution de commissions rogatoires à vingt-deux reprises en deux ans et demi... » 21

Extrait du rapport d'évaluation de l'entraide judiciaire au Luxembourg par le groupe multidisciplinaire, février 1999.

Les difficultés rencontrées sur le terrain par les juges européens chargés de lutter contre la criminalité financière corroborent ce constat.

2.- Les plaintes des magistrats européens

Le Grand Duché du Luxembourg partage avec le Royaume-Uni, la Suisse et le Liechtenstein, les critiques des magistrats européens.

Ainsi, par exemple, en mai 2000, le Parquet espagnol faisait état, à partir de deux dossiers, de l'impossibilité d'obtenir du Luxembourg une contribution positive et de la lenteur des autorités luxembourgeoises.

La première affaire concernait une demande d'interrogatoires de deux dirigeants de la Banque internationale du Luxembourg adressée le 28 octobre 1997. Deux ans et demi plus tard, cette commission rogatoire était toujours en cours d'exécution.

La deuxième affaire avait pour objet de sommer la société Cedel d'apporter des informations sur des opérations effectuées par elles au nom d'une banque.

Alors qu'il a souvent été regretté que les magistrats semblent jusqu'à ignorer l'existence ou l'intérêt des informations que pourrait leur fournir la société Clearstream, il apparaît aussi que certaines demandes de magistrats étrangers bien informés sont restées sans suite lorsqu'elles concernaient cet établissement.

Le caractère sommaire et lapidaire de la réponse des autorités luxembourgeoises au Parquet espagnol ne peut que susciter de graves inquiétudes et conduit, une fois encore, à s'interroger sur l'issue que l'on peut attendre, sur un plan judiciaire, aux questions posées concernant un établissement financier de poids, au Luxembourg, comme Cedel-Clearstream.


Les autorités luxembourgeoises estiment,

dans une affaire financière, que le supplément

d'information n'est pas nécessaire

Mesures d'enquête 53/98 du tribunal central d'instruction de Madrid n° 6 :

Commission rogatoire adressée au Luxembourg le 4 mai 1998 et exécutée le 2 février 1999.

Elle avait pour objet de sommer la société Cedel d'apporter des informations sur les opérations effectuées au nom de ... International Bank Limited.

En date du 16 juin 1998, un communiqué d'Interpol Luxembourg a été adressé par l'intermédiaire d'Interpol Madrid, concernant le supplément d'information et les précisions à apporter à l'exposé des faits, ainsi que le lien avec les recherches demandées au sujet de Cedel.

Par ordonnance du 8 février 1999, les autorités judiciaires du Luxembourg ont décidé que le supplément d'information en question n'était pas nécessaire, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas accompli ce que demandait la commission rogatoire, qui n'a donc jamais été exécutée.

Par ordonnance du 22 mars 2000, le tribunal a décidé, vu les informations de divers représentants des parties, de demander un supplément d'information faisant suite à la commission rogatoire émise le 4 mai 1998, dans les termes employés par les autorités judiciaires luxembourgeoises, laquelle commission n'a pas été exécutée à ce jour.

Extrait d'un document adressé à la Mission par la magistrature espagnole.

Lors de son déplacement en Italie en mars 2000, la Mission a retenu que les magistrats italiens estiment qu'avec le Luxembourg, la collaboration reste « inférieure par rapport aux autres pays européens » et regrettent les « réponses évasives » qui leur ont été fournies, alors que les commissions rogatoires indiquaient précisément un domaine d'enquête.

Les juges d'instruction français ont également eu à souffrir des voies de recours utilisées à des fins dilatoires.


Il suffit de quelques amis complaisants

pour paralyser une affaire

M. Jean-Pierre ZANOTO : [...] Le troisième point, qui se rapproche sans doute le plus de votre préoccupation, concerne la « judiciarisation », par certains pays, des demandes d'entraide. Dans un souci d'attirer les capitaux et de sécuriser leur place financière, certains petits Etats n'hésitent pas à créer des recours en droit interne en ce qui concerne l'exécution des commissions rogatoires internationales : « Investissez chez moi, vous ne risquez rien. » pourrait être leur slogan inavoué.

Ces recours vont être un facteur extraordinaire de retardement des commissions rogatoires internationales. Globalement, il y a peu de recours ; mais, très souvent, il y en a beaucoup dans une même affaire et - comme par hasard ! - dans les affaires sensibles. Les recours ne sont jamais introduits de manière simultanée par les différentes parties intéressées, mais de manière successive afin de retarder le plus possible la procédure. Chacune n'hésite pas à exercer tous les recours existants, y compris devant la cour suprême du pays. A partir de là, il est impossible au juge de l'Etat requérant d'obtenir dans un délai raisonnable les renseignements qu'il demande. [...]

Le Luxembourg a judiciarisé l'entraide répressive internationale et ouvert des voies de recours contre les ordonnances rendues par les juges d'instruction. Elles constituent autant de garanties pour les déposants qui ont alors le sentiment que le secret bancaire y est beaucoup plus fort.

Très souvent, les recours sont rejetés par la Cour suprême du Luxembourg ou de la Suisse. On finit par avoir les renseignements de ces deux pays, mais il nous faut attendre deux ans. Il suffit de trouver quelques amis complaisants pour intenter à tout moment des recours pour paralyser une affaire. Voilà la difficulté que l'on a avec ces pays.

Extrait de l'audition de M. Jean-Pierre Zanoto, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, devant la Mission, le 9 mai 2000.

Les policiers français ont, eux aussi, rencontré des difficultés avec le Luxembourg dès qu'il s'est agi d'obtenir des informations bancaires.


Il a fallu huit mois pour une investigation

de quatre heures

M. Yves GODIVEAU : Parmi les obstacles, on a souvent tendance à dénoncer les centres offshore des régions exotiques. On oublie qu'il suffit tout simplement de traverser la frontière luxembourgeoise où, le soleil en moins, on trouve exactement la même chose qu'à Caïman. Ayant été il y a très peu de temps encore policier de terrain, il m'a fallu débattre avec des juges d'instruction du Luxembourg pour qu'ils veuillent exécuter une commission internationale qui était déjà depuis plus de six mois dans leurs cartons, et qui était déterminante pour une enquête que nous menions depuis plus de trois ans et pour laquelle nous apportions des éléments précis. Il suffisait de faire une perquisition qui, une fois réalisée, a duré quatre heures. Huit mois pour une investigation de quatre heures ! Il a fallu que j'use de mon influence personnelle auprès d'un juge d'instruction luxembourgeois. Je pense que cela a dû peser puisque deux jours après, nous avions l'autorisation pour aller exécuter la commission rogatoire internationale sur le territoire luxembourgeois.

M. le Rapporteur : Avec un magistrat français ?

M. Yves GODIVEAU : Non, dans le cadre d'une information judiciaire.

Il y avait deux actes principaux à exécuter, dont cette perquisition chez un expert-comptable réalisée en quatre heures. Mais lorsqu'il a fallu aller voir le banquier, non pas pour faire une perquisition dans ses coffres ou ses armoires secrètes, mais simplement pour nous dire si M. Untel avait effectivement un compte dans sa banque et si les relevés de banque que nous avions en notre possession correspondaient bien à du papier qui sortait de chez lui, nous avons été priés de rester à l'entrée de la banque.

M. le Président : Quelles sont les contraintes éditées par la loi luxembourgeoise qui, dans ce cas précis, vous ont été opposées ?

M. Yves GODIVEAU : Les Luxembourgeois ont estimé que nos interrogations s'apparentaient à une perquisition.

Depuis le vote de la loi contre le blanchiment, le Luxembourg a légèrement assoupli sa position, mais à l'époque, le juge d'instruction était le seul à pouvoir perquisitionner dans une banque et il ne pouvait pas déléguer cette compétence.

Extrait de l'audition de M. Yves Godiveau, chef de l'Office central de répression de la grande délinquance financière, devant la Mission, le 6 octobre 1999.

Un témoin privilégié confirme, dans un entretien accordé en janvier 2000 au journal Forum, une coopération judiciaire qui, dans la réalité, est très éloignée des textes.


Le fossé qui sépare l'existence

de l'application des textes est immense

Question : A propos de coopération entre services d'entraide judiciaire, on nous dit que nous avons les meilleures lois du monde pour lutter contre le blanchiment d'argent et, depuis peu, le commerce des armes ; on nous dit aussi que nous proposons systématiquement notre aide lorsque des demandes de renseignement motivées nous parviennent par le canal international. Etes-vous de cet avis ?

M. BAER : Les lois, nous les avons ! C'est vrai ! Mais le fossé qui sépare l'existence de l'application des textes est encore immense ! J'ai vu un jour les autorités compétentes de notre pays se contenter de répondre à une demande de commission rogatoire dans le cadre d'une enquête sur l'argent de la drogue par l'envoi d'une photocopie de la convocation, publiée dans le Mémorial, à la dernière Assemblée générale des actionnaires de la holding luxembourgeoise concernée. Après cet acte (alibi) d'entraide judiciaire, le dossier d'instruction américain comportait tout de même deux pages de documents en provenance du Luxembourg ! Contre toute attente, le second document était la copie, transmise par la CIA, d'une intervention présentée par un membre du Rotary Club à ses coreligionnaires à propos de la place financière luxembourgeoise et de la holding en question.

Mais j'en reviens à la question de l'entraide judiciaire entre le Luxembourg et l'étranger. On ne doit pas s'étonner, si l'on pense respecter la norme établie en agissant ainsi en fonction de cas isolés, de ne toujours pas être pris au sérieux par le reste du monde ! J'ai appris qu'aucun juge ou procureur luxembourgeois n'avait encore à ce jour signé « l'Appel de Genève », alors que plus de deux mille personnes l'ont fait dans presque tous les pays d'Europe.

Extrait de l'article « Le Vigile du Boulevard Royal (Der Wackmann am Königboulevard) » paru dans Forum 197, p. 44 et suiv., janvier 2000.

La Mission a saisi l'occasion de sa rencontre avec les députés luxembourgeois membres de la Commission juridique et de la Commission des finances pour s'exprimer en toute franchise sur l'obstacle que constitue, en matière de coopération judiciaire, l'opposition des voies de recours et sur la conception du secret bancaire.


La Mission s'exprime en toute franchise

devant les parlementaires luxembourgeois

M. le Rapporteur : Je vais m'exprimer avec une certaine franchise. Notre position, au sein de cette Mission qui fait un tour d'Europe, est une position de principe contre les voies de recours quelles qu'elles soient. [...]

En France, il existe des voies de recours utilisables uniquement par les parties poursuivies.

Toutefois, la perquisition, considérée dans tous les pays européens comme une mesure permettant la constitution de preuves, ne sert au Luxembourg qu'à corroborer des indices ou des preuves déjà existantes, c'est ce malentendu qui existe entre nos deux pays.

Pour évoquer les éléments qui constituent nos divergences de fond, le Luxembourg considère la perquisition bancaire comme une mesure grave, attentatoire aux libertés publiques alors que la France la considère comme une mesure technique. D'ailleurs, nous ne l'appelons pas perquisition, mais simple réquisition.

Par ailleurs, nous disposons d'un fichier centralisé qui permet d'obtenir, en 48 heures, sur simple lettre d'un juge d'instruction, connaissance de l'ensemble des comptes bancaires sur la totalité du territoire. Cette mesure est une de nos revendications à l'égard de tous les pays européens.

Nous considérons que le fait de connaître l'existence soit du patrimoine, soit de l'état des biens entreposés sur des comptes bancaires, ne porte nullement atteinte aux libertés publiques. [...]

Les recours que vous offrez ici ne concernent pas seulement les résidents luxembourgeois, mais aussi votre clientèle, constituée dans la majorité des cas par des non-résidents qui ont des comptes bancaires ouverts à Luxembourg. Au vu de ces différents éléments, vous comprendrez que nos opinions soient très divergentes. Parmi tous les pays de l'Union européenne, il n'existe qu'un seul pays qui organise ce type de voies de recours, c'est le Luxembourg. [...]

Nous avons à faire valoir les protestations des juges italiens et néerlandais dont les récriminations sont identiques à celles des juges français. Dans tous les pays européens que nous avons visités et avec lesquels nous avons eu des contacts de praticiens, nous avons entendu les mêmes critiques à l'égard de ce système qui sont les suivantes : il est nécessaire de vous apporter, ici, le numéro du compte et le nom de la personne titulaire. Si l'un des éléments ne correspond pas, il est rigoureusement impossible d'obtenir une réponse.

La réponse que l'on obtient est une réponse de courtoisie indiquant que vous n'avez pas les éléments. Cela signifie qu'il faut avoir déjà en main les preuves avant de se présenter à Luxembourg, ce qui est une position, pour nous, politiquement inacceptable.

M. Laurent MOSAR : [...] Notre position est effectivement diamétralement opposée à la vôtre, puisque je ne peux imaginer qu'on ne prévoit plus, au Luxembourg, de recours de la partie poursuivie. C'est un principe de droit. Une partie poursuivie, dans n'importe quel pays, doit avoir la possibilité de se défendre dans ce pays. [...]

Je ne comprends pas pourquoi un compte bancaire serait saisi à Luxembourg sur la base d'une affaire. Cela induit un préjudice. Si la personne n'a rien à voir avec cette affaire, elle doit pouvoir se défendre. Demandez comment fonctionnent en pratique ces demandes d'entraide judiciaire. La police judiciaire se déplace auprès d'une banque, puis un certain nombre de comptes sont saisis. Des tierces parties sont forcément victimes de ce genre de mesures. Cela arrive tous les jours.

M. le Rapporteur : Il y a un petit malentendu sur le mot saisie. Si cela concerne la remise de documentation, il n'y a aucun préjudice. Toutefois, s'il s'agit du gel de biens, nous sommes tout à fait d'accord, il y a préjudice.

M. Laurent MOSAR : Il faut donc qu'il y ait un recours.

M. le Rapporteur : Nous sommes d'accord sur la saisie, mais sur la remise de documentation, il n'y a aucun préjudice. Notre problème à nous est l'information.

Extrait de l'audition de M. Laurent Mosar, Député, membre du CSV (Chrëschtlech Sozial Vollekspartei), Président de la commission juridique du Parlement luxembourgeois, le 10 février 2000 au Luxembourg.

La Mission n'a cessé de le redire au Luxembourg, comme en Suisse, en matière d'entraide judiciaire internationale, les voies de recours existant dans les pays européens aux institutions démocratiques, n'ont aucune raison d'être car elles n'ont aucun sens.

En effet, ces voies de recours existent déjà dans le pays requérant et sont, par conséquent, superfétatoires dans le pays requis où elles ne sont dès lors utilisées qu'à des fins dilatoires.

Cette situation constitue ainsi une entrave délibérée au bon fonctionnement de l'entraide judiciaire européenne délivrée en matière pénale par tous les pays ayant adhéré à la convention européenne des Droits de l'Homme.

Conscient du fait qu'il ne pouvait plus se maintenir dans une situation aussi critiquable au sein de l'Union européenne, le Luxembourg a fini par s'engager dans la voie d'une rationalisation de sa procédure de coopération judiciaire.

B.- LA LOI DU 8 AOÛT 2000

Après de longues années de discussions difficiles, le projet de loi sur l'entraide judiciaire internationale en matière pénale, déposé à la Chambre des députés du Luxembourg le 9 juillet 1997, a été adopté trois ans plus tard, le 8 août 2000. Cette loi est entrée en vigueur le 1er octobre 2000.

En 1997, le Grand Duché du Luxembourg se trouvait sous les feux des critiques lui reprochant les lenteurs de sa coopération judiciaire en raison notamment de la multiplication des recours en cascade contre les actes demandés dans le cadre des commissions rogatoires internationales, et ne pouvait pas se trouver, en tant que pays membre de l'Union européenne et du GAFI, dans une situation juridique dérogatoire par rapport à ses voisins.

Dans son avis du 17 mars 1998, le Conseil d'Etat luxembourgeois replaçait la discussion de ce projet de loi sur l'entraide judiciaire dans un contexte international.

« ... Le débat autour de l'entraide doit être mené eu égard à l'environnement international dans lequel le Grand Duché se situe. Membre à part entière de l'Union européenne, on ne saurait justifier une législation par trop différente de celle des autres Etats-membres...

Il est évident que le Grand Duché se doit de préserver sa renommée comme partenaire à part entière et fiable tant au sein des organisations internationales que des institutions européennes. » 22

Les travaux préparatoires à l'adoption de ce texte ont mis en lumière, d'une part les conflits d'intérêts entre le monde de la finance soucieux de préserver un secret bancaire qui assure l'attractivité de la place et celui des magistrats qui, dans le cadre de la lutte contre la criminalité économique, doivent disposer des éléments d'information nécessaires ; d'autre part, la nécessité pour le Grand Duché d'harmoniser sa situation avec celle de ses partenaires et, en tant qu'Etat-membre de l'Union européenne, de renoncer progressivement à certaines spécificités juridiques ou fiscales dont le caractère dérogatoire a permis en son temps le développement de sa place financière.

1.- Une adoption difficile

Le projet de loi d'entraide judiciaire internationale en matière pénale, qui a fait l'objet de l'avis du Conseil d'Etat luxembourgeois, de l'Association des Banques et Banquiers Luxembourg (ABBL), du Conseil de l'Ordre des avocats de Luxembourg, ainsi que des avis des plus hauts magistrats du pays, a suscité dès l'origine de vives résistances.

Ce projet prévoyait notamment l'envoi des demandes d'entraide judiciaire, par les autorités compétentes de l'Etat requérant, au ministre de la Justice luxembourgeois et la possibilité d'engager des recours dans un délai de sept jours à partir de l'acte attaqué, c'est-à-dire à partir de l'acte exécutant la demande judiciaire ou de la saisie des objets ou documents.

S'agissant du droit de recours, les banquiers ont considéré que ce droit étant un droit fondamental, le délai proposé de sept jours était « excessivement court » et que ce droit pouvait être trop facilement contourné puisqu'en pratique, au moment où le requérant aurait eu connaissance de la mesure incriminée, le délai de sept jours aurait été en général expiré.

Les avocats luxembourgeois ont défendu le même point de vue en critiquant le calcul du délai de recours proposé qui, selon eux, anéantissait de fait la possibilité de recours.

Mais, comme le soulignait la Commission juridique de la Chambre des députés luxembourgeoise, « la position de l'ABBL est dominée par le souci de défendre la place financière contre ses détracteurs et d'assurer la défense du secret bancaire. Cependant, le projet de loi sous examen dépasse largement le champ d'intérêt direct de la communauté bancaire. En effet, le projet de loi se situe dans une perspective beaucoup plus large qui est celle de la lutte contre la criminalité organisée. » 23

Les magistrats, quant à eux, et notamment le Procureur d'Etat à Diekirch, a exprimé un avis très critique sur la disposition initiale du projet (art. 2) prévoyant le passage des commissions rogatoires par le ministère de la Justice.

« La consécration par cet article du principe de la mainmise du Gouvernement sur l'exécution des commissions rogatoires fait qu'en sorte l'entraide est qualifiée de façon incorrecte de « judiciaire ». Elle est en réalité politique.

Le choix du législateur qui est politique se fait contre les exigences d'une exécution rapide des décisions des juges étrangers et contre le respect de l'indépendance des juges. »

La résistance des milieux bancaires, considérant qu'il valait mieux ne pas avoir de législation plutôt que d'adopter un projet aboutissant de fait à supprimer l'exercice d'un droit de recours contre les demandes exprimées dans le cadre d'une commission rogatoire internationale, s'est traduite par un enlisement, pendant plus de deux ans, de la discussion de ce texte au parlement luxembourgeois qui, finalement, a adopté le 8 août 2000 la loi sur la coopération judiciaire internationale en matière pénale.

2.- Les faux-semblants de la loi du 8 août 2000

La loi du 8 août 2000 concerne les demandes d'entraide qui ont pour but de faire procéder au Luxembourg à une saisie, une perquisition ou tout acte d'instruction présentant un degré de contrainte similaire comme les perquisitions et saisies effectuées dans une banque.

Compte tenu des avis et critiques formulés contre le projet initial, la Chambre des députés n'a pas estimé devoir suivre toutes les recommandations du Conseil d'Etat et a adapté la loi du 8 août 2000 dont le contenu diffère très sensiblement du projet initial.

a) La compétence du Procureur général d'Etat

Ainsi, en application de l'article 53 de la Convention d'application des accords de Schengen, les demandes d'entraide judiciaire se font directement d'autorité judiciaire à autorité judiciaire. Au Luxembourg, 86 % des demandes d'entraide proviennent des pays membres de l'espace Schengen.

La loi du 8 août 2000, dans son article 2, fait expressément référence aux conventions prévoyant la possibilité d'une transmission directe de magistrat à magistrat.

A défaut d'application de cette procédure directe, c'est au Procureur général d'Etat du Luxembourg et non plus au ministre de la Justice qu'il convient de faire parvenir les demandes d'entraide.

Dans son avis complémentaire du 30 mai 2000, le Conseil d'Etat avait ainsi approuvé l'amendement parlementaire modifiant ce point.

« L'attribution des fonctions d'autorité centrale au Procureur général d'Etat a certainement l'avantage, ainsi que les auteurs de l'amendement l'exposent à juste titre, du moins de prime abord, de dépolitiser la matière puisqu'il n'y aura plus d'intervention du pouvoir politique. »

L'expression « du moins de prime abord », utilisée de façon quelque peu inattendue par le Conseil d'Etat, laisse néanmoins entendre que le risque d'une appréciation politique sur les suites à donner à une demande d'entraide judiciaire n'est pas totalement exclu.

En effet, les articles 3 et 8 de la loi du 8 août 2000 maintiennent la possibilité d'un recours en nullité contre la décision du Procureur d'Etat qui aurait considéré que rien ne s'oppose à l'exécution d'une demande d'entraide.

b) L'introduction d'une appréciation subjective pour refuser d'exécuter la demande d'entraide

L'article 4 de la loi du 8 août 2000 précise, d'une part les mentions obligatoires que doit contenir la demande d'entraide et dont l'absence entraîne un refus d'exécution et, d'autre part, introduit des motifs plus subjectifs de refus fondés sur l'appréciation de la proportionnalité des moyens à engager pour répondre à la demande d'entraide.

Il est ainsi précisé : « Est également refusée l'exécution d'une demande d'entraide si, sans devoir procéder à un examen du fond, il est prévisible... que les moyens à mettre en _uvre ne sont pas aptes à réaliser l'objectif visé à la demande d'entraide ou vont au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre. »

Alors que les parlementaires avaient, dans un premier temps, envisagé d'introduire un examen au fond de la demande d'entraide, le Conseil d'Etat s'y était opposé et avait notamment déclaré :

« Imposer actuellement un contrôle au fond revient donc, en fait, à revenir en arrière par rapport à l'entraide judiciaire, et au lieu d'accorder l'entraide sur la base d'une confiance dans la structure et le fonctionnement des systèmes juridiques des différents Etats-membres, notamment de l'Union européenne, on semble se méfier de la capacité de tous les Etats-membres de la Convention européenne des Droits de l'Homme de garantir un procès équitable.

La question se pose de savoir pourquoi le Luxembourg veut revenir en arrière en la matière ? Ceci risque d'entraîner les pires difficultés juridiques et également politiques... Ceci retardera d'autant l'exécution des commissions rogatoires... Si l'amendement était adopté, on pourrait dire à juste titre que, pour ce qui est des demandes d'entraide, le Grand Duché tend à alourdir l'entraide et se méfie des autorités judiciaires étrangères... En tout état de cause, le Conseil d'Etat s'oppose formellement à l'adoption de l'amendement... »

Les parlementaires luxembourgeois se sont donc inclinés devant la très nette opposition du Conseil d'Etat du Luxembourg. Mais cet épisode traduit de façon éclatante l'état d'esprit de grande réticence des parlementaires du Grand Duché à accorder pleinement et sans conditions l'entraide judiciaire en matière pénale.

Si le Conseil d'Etat a été entendu, les parlementaires luxembourgeois ont toutefois conditionné - même sans examen au fond de la demande, ni accès au dossier - l'octroi de l'entraide judiciaire au principe de proportionnalité.

La Commission juridique, dans son rapport du 10 juillet 2000, a fait valoir que le principe de proportionnalité figurait expressément dans de nombreux textes européens ou internationaux et notamment le Traité instituant la Communauté européenne modifié par le Traité d'Amsterdam et se trouvait reconnu dans plusieurs autres législations nationales - suisse, allemande, finlandaise, britannique - relatives à l'entraide judiciaire internationale.

L'article 4 de la loi du 8 août 2000 permet donc aux magistrats luxembourgeois, d'exercer désormais, sur la base d'un texte, un pouvoir d'appréciation d'une part, sur la pertinence des moyens sollicités par les magistrats étrangers requérants, d'autre part sur l'ampleur de ces moyens qui peuvent être jugés excessif par rapport à l'objectif à atteindre.

La reconnaissance, dans la loi sur l'entraide judiciaire en matière pénale, du principe de proportionnalité, constitue un réel motif de satisfaction pour les banquiers du Luxembourg. « La demande de l'ABBL tendant à introduire dans la loi le principe de proportionnalité, a finalement reçu un écho favorable. Une demande d'entraide devra donc être refusée s'il est prévisible que les moyens à mettre en _uvre ne sont pas aptes à réaliser l'objectif visé ou vont au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre. » 24

Malheureusement, les pays qui ont formulé le principe de proportionnalité comme une condition à l'octroi d'une entraide judiciaire ne sont pas précisément les pays les plus exempts de critiques en matière de coopération judiciaire, si l'on s'en tient aux expériences que les magistrats européens peuvent avoir avec la Suisse ou le Royaume-Uni. 25

Le fait pour le Luxembourg d'avoir saisi l'occasion de l'adoption de sa législation sur l'entraide judiciaire en matière pénale pour introduire formellement ce principe de proportionnalité, traduit le refus condamnable du Grand Duché d'accorder sans réserve sa coopération en matière judiciaire.

c) La réglementation des délais de recours

Ce point de départ du délai de recours a fait l'objet d'âpres discussions qui ont contribué largement à l'allongement de la durée des travaux préparatoires.

Le dispositif finalement adopté constitue une amélioration par rapport à la situation antérieure qui soumettait l'exécution des demandes de commissions rogatoires internationales en matière pénale aux dispositions du code d'instruction criminelle.

Sur la base des articles 126 et suivants de ce code, les requêtes en nullité peuvent être engagées contre un acte de procédure de l'instruction préparatoire dans un délai de trois jours à partir de la connaissance de l'acte, la preuve de cette connaissance devant être apportée par le ministère public.

Les exigences du code d'instruction criminelle luxembourgeois expliquent - la preuve du point de départ du délai étant quasiment impossible à fournir - comment les recours successifs, jusqu'à l'adoption de la loi du 8 août 2000, se sont multipliés à des fins exclusivement dilatoires dans le cadre d'affaires sensibles réclamant la coopération judiciaire du Grand Duché.

La loi du 8 août 2000 ne supprime toujours pas les voies de recours, mais elle les limite et en encadre l'exercice, ce qui a pour conséquence notamment de supprimer les recours en cascade, objet des critiques les plus vives.

Deux voies de recours sont encore possibles, qui peuvent faire l'objet d'un appel, mais pas d'un pourvoi en cassation :

· un recours en nullité qui peut être dirigé,

- contre la décision du procureur général d'Etat estimant que rien ne s'oppose à l'exécution de la demande d'entraide judiciaire ;

- contre l'acte exécutant la demande d'entraide ;

· un recours en restitution d'objets et de documents qui ne se rattachent pas directement aux faits qui fondent la demande d'entraide.

Après avoir envisagé d'accorder aux banques des procédures spéciales de recours en cas de mesures contraignantes qui leur seraient applicables, c'est-à-dire en pratique, la reconnaissance d'un recours contre les ordonnances de perquisition et de saisie, les parlementaires ont suivi l'avis du Conseil d'Etat qui a considéré que « le droit commun en la matière doit être appliqué aux établissements bancaires comme aux autres détenteurs d'un secret professionnel. »

En conséquence, en application de l'article 8, peuvent seuls déposer une requête en nullité : le Procureur d'Etat, la personne visée par l'enquête ainsi que, inexplicablement, « tout tiers concerné justifiant d'un intérêt légitime personnel. »

Le droit de recours n'est donc pas reconnu aux banques dont le client fait l'objet d'une demande d'informations judiciaires.

Ces personnes doivent agir dans un délai de dix jours à l'égard de tous, à partir d'une même date fixe, à savoir « la notification de l'acte attaqué à la personne 26 auprès de laquelle la mesure ordonnée est exécutée. »

La loi du 8 août 2000 est présentée complaisamment par les Luxembourgeois comme une avancée, alors qu'elle ne revient nullement sur le principe même du recours. L'octroi de voies de recours est même clairement affirmé dans la loi du 14 juin 2001, approuvant la convention de Strasbourg du Conseil de l'Europe du 8 novembre 1990 et qui précise, dans son article 5, : « Les articles 3 et 6 à 10 de la loi du 8 août 2000 sur l'entraide judiciaire internationale en matière pénale sont d'application en matière de recours. » Comme le Conseil d'Etat l'a souligné à plusieurs reprises et notamment dans son avis complémentaire du 30 mai 2000 :

« Le fait de la judiciarisation des demandes d'entraide et, partant, des possibilités de recours, entraîne par la force des choses des lenteurs inhérentes à toute procédure et ceci, même si les différents acteurs agissent rapidement. »

Le Luxembourg continue, par cette loi, de faire stagner la coopération judiciaire européenne.

Le Grand Duché s'expose donc à voir s'intensifier la critique internationale à son encontre, car la coopération judiciaire accordée par le Luxembourg en matière pénale reste très difficile à obtenir, en raison de la persistance de nombreux obstacles.

C.- LA PERSISTANCE DE DIFFICULTÉS

Au Luxembourg, le secret bancaire ne fait pas partie d'une tradition de discrétion, son principe est inscrit à l'article 458 du code pénal luxembourgeois. Il s'applique à tout salarié d'une banque, d'une société d'assurance ou d'un établissement financier qui peut être poursuivi en responsabilité sur ses biens propres - la sanction est dissuasive ! - en cas de violation de ce secret.


Le courrier de la banque est envoyé au client

sous enveloppe neutre

Pratiquement, tout est donc organisé dans les banques luxembourgeoises afin de respecter une discrétion absolue. Le courrier peut être envoyé au client sous enveloppe neutre à l'adresse de son choix, ou tenu à sa disposition au siège de l'établissement ou dans l'une de ses agences. D'autre part, l'envoi des documents annuels permettant aux clients non-résidents d'établir leur déclaration de revenus, dans le cas où ils souhaiteraient respecter la législation de leur pays, n'a rien d'obligatoire ni d'automatique, comme c'est le cas en France, par exemple, pour les clients français. Ces documents ne sont adressés par les intermédiaires que sur une demande expressément formulée par le client.

Toutefois, le secret bancaire ne constitue pas, l'éloignement aidant, un obstacle à la levée des fonds déposés au Luxembourg. Les comptes peuvent en effet être ouverts à un seul titulaire ou à plusieurs, sous la forme d'un compte collectif avec solidarité. Le client peut aussi choisir la formule classique du compte avec procuration. En cas de décès, les banques organisent la succession pour le compte des héritiers, secret bancaire compris.

Extrait d'un article paru dans Les Echos du 15 mars 1996.

1.- La religion du secret bancaire

Les autorités luxembourgeoises, pourtant, le répètent à l'envi, il n'y a pas, au Luxembourg, de secret bancaire qui tienne face à une demande d'information des autorités judiciaires pour infractions graves au rang desquelles figurent notamment le blanchiment des capitaux ou le terrorisme.

Le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, assène en toute occasion le principe de la levée du secret bancaire qui ne protège ni les terroristes, ni les criminels.

« Je n'ai pas de rapport érotique avec le secret bancaire. Si tous les Etats du monde étaient d'accord pour lever le secret bancaire, je m'associerais à ce mouvement sans le moindre problème. Dans sa forme actuelle, le secret bancaire ne protège pas les terroristes et les criminels. Le Procureur peut mener des investigations sans que le secret bancaire puisse lui être opposé. » (Extrait d'une dépêche de l'AFP, du 7 octobre 2001).

Cette affirmation est en partie contredite par l'ensemble des mécanismes échafaudés par le Grand Duché du Luxembourg pour aider cyniquement les titulaires de comptes, objets des investigations judiciaires européennes.

En effet, comment expliquer les pires difficultés rencontrées par les magistrats de l'ensemble des pays européens pour obtenir des informations ou de la documentation bancaire, dans le cadre de leurs enquêtes judiciaires qui les mènent jusqu'au Grand Duché ?

Il faut pour cela garder présent à l'esprit que « la grande religion pour le Luxembourg, c'est l'entraide judiciaire et non pas l'entraide administrative », selon les déclarations de M. Lucien Thiel, Président de l'Association des banquiers luxembourgeois.

La communication d'informations dans le cadre administratif est donc exclue ; elle reste très difficile à obtenir dans le cadre de l'entraide judiciaire car, d'une part, la levée du secret bancaire est limitée aux infractions graves et définies « il importe de donner aux clients des banques l'assurance que le secret bancaire luxembourgeois n'est perméable que vis-à-vis d'infractions graves et définies. » 27, d'autre part, elle exclue un certain type de demandes.

a) Le refus d'installer un fichier centralisé des comptes bancaires

Le secret bancaire n'est donc pas absolu, mais les conditions posées pour en obtenir la levée permettent, en pratique, d'assurer un très fort secret bancaire grâce à l'absence de tout fichier centralisé des comptes bancaires.

C'est ce qu'a très clairement déclaré à la Mission, le Président de l'ABBL, M. Lucien Thiel :

« Par ailleurs, nous ne voulons pas des « fishing expeditions », procédure qui implique de mener une recherche dans toutes les banques, pour une infraction relativement mineure. Nous souhaitons que les demandes soient ciblées car il est impensable de demander à des centaines d'employés à Luxembourg de travailler pour les quelques centaines de commissions rogatoires annuelles. Nous avons voulu que nos intérêts soient respectés, mais sans empêcher l'entraide. »

En pratique, si les intérêts des banquiers et financiers du Luxembourg sont effectivement respectés, on ne peut pas dire qu'il en va de même de l'entraide judiciaire internationale qui, contrairement aux v_ux de M. Lucien Thiel, se trouve, elle, fréquemment empêchée.

Deux magistrats français ont témoigné devant la Mission de l'impossibilité d'obtenir des informations relatives au titulaire d'un compte.


« On joue à chaque fois une partie de poker »

M. le Rapporteur : S'agissant du Luxembourg, vous expliquez que le secret bancaire y est, si j'ai bien noté, absolument hermétique. Cela signifie donc qu'il est impossible pour un magistrat français qui délivre une commission rogatoire à l'autorité luxembourgeoise, de connaître l'identité de l'ayant droit se cachant derrière un compte sur lequel il demande des investigations ?

M. Jean-Claude MARIN : Il n'est pas absolument impossible de le faire, mais il faut, de manière très précise, décrire les investigations souhaitées et indiquer que le résultat de l'investigation ne sera jamais utilisé en matière fiscale.

La personne visée peut, quant à elle, contrebattre cette investigation en disant que la France va l'utiliser à des fins fiscales, le terme de secret absolu est sans doute excessif, mais le secret bancaire est suffisamment bien gardé au Luxembourg pour qu'il faille plusieurs commissions rogatoires, c'est-à-dire des allers-retours de renseignements, pour pouvoir obtenir un résultat concluant.

Si, par exemple, vous demandez quel est le titulaire du compte 55 S, on ne vous répondra pas. Il vous faudra donner une liste de personnes, et demander si le titulaire de ce compte en fait partie. On joue, à chaque fois, une partie de poker.

Si Jean-Claude Marin ouvre un compte et l'appelle Niram et que le juge demande si Jean-Claude Marin est titulaire du compte, on lui répondra négativement.

M. le Rapporteur : Dans quels délais ?

M. Jean-Claude MARIN : Cela dépend des magistrats et il y a un magistrat extrêmement actif à la galerie financière du Luxembourg. Mais, il faut compter de l'ordre de six mois, ce qui est rapide.

Mme Anne-Josée FULGERAS : C'est rapide, mais si l'on doit produire cette liste plusieurs fois avant d'avoir la réponse...

M. le Rapporteur : Ce jeu de cache-cache peut durer des années.

Extrait de l'audition de M. Jean-Claude Marin, chef de la division économique et financière, et de Mme Anne-Josée Fulgeras, chef de la section financière, le 6 octobre 1999.


On ne peut demander aux juges d'adresser

215 ordonnances de perquisitions aux

215 banques de la place

M. Jean-Pierre ZANOTO : [...] Je reviens à ce que vous disiez tout à l'heure. Il nous paraît très important, pour lutter contre le crime organisé et la délinquance financière, d'avoir un système de centralisation des comptes bancaires. Le fichier FICOBA que nous avons en France, qui permet aux juges ou à la police de savoir assez rapidement quels sont les comptes bancaires d'une personne physique ou morale, se retrouve rarement à l'étranger. Les Luxembourgeois nous expliquent que, quand on leur demande si M. X a un compte bancaire au Luxembourg, ils ne peuvent pas répondre. Ou alors, ils doivent adresser 215 ordonnances de perquisition car il y a 215 établissements bancaires et financiers. C'est sûr qu'on ne peut demander aux juges un tel travail.

Extrait de l'audition de M. Jean-Pierre Zanoto, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Paris, le 9 mai 2000.

La réponse espérée serait la proposition, par les autorités bancaires et politiques, de la création d'un fichier du type FICOBA au Luxembourg.

Las ! Pas plus qu'à Monaco, en Suisse, au Royaume-Uni ou au Liechtenstein, cette suggestion n'a reçu d'accueil favorable au Luxembourg.

Il est temps désormais d'accentuer la pression internationale sur ces pays.

b) Le secret bancaire fait partie des droits de l'Homme luxembourgeois

Le Grand Duché oppose à la très rustique solution du FICOBA, une argumentation plus élevée de nature philosophique, qui érige le droit au secret bancaire au rang des droits de l'Homme, provoquant les plus grands éclats de rire des diplomates internationaux.


Le secret bancaire est justifié pour des raisons

qui relèvent du respect des droits de l'homme

M. Jacky DARNE : Je voudrais revenir sur la dernière partie de votre intervention. Vous dites ne pas souhaiter donner suite à une demande de « fishing expedition » qui viserait toutes les banques. A cet égard, nous avons évoqué, ce matin avec le ministre, la possibilité d'un fichier centralisé des comptes ouverts par la même personne physique ou morale.

Grâce à ce fichier, on peut immédiatement identifier les banques dans lesquelles des comptes sont ouverts. Cela permet d'éviter la multiplication des commissions rogatoires et d'avoir une connaissance rapide de l'existence de ces comptes. Il s'agit là de collecte d'informations et non pas de saisie ou de blocage.

Or vous semblez très hostile à cette idée de fichier centralisé, en arguant du secret bancaire. Peut-être pourriez-vous nous expliquer quelles pourraient être, selon vous, les conséquences d'un tel fichier qui existe déjà en France. Estimez-vous que les pertes de clientèle seraient très importantes si vous mettiez en place une procédure de cette nature ?

M. Lucien THIEL : Ce n'est pas qu'une question strictement commerciale, mais également de principe et de philosophie. Nous avons tout à fait conscience d'être isolés dans cette opinion, mais nous avons une base philosophique très simple et qui repose sur notre législation, relative à la protection de la vie privée.

Si on reste fidèle à cette législation, on reste également fidèle à l'idée d'un secret professionnel, dans lequel vous trouvez les banquiers. Il faut bien préciser qu'il y a un secret bancaire, lequel découle directement de notre philosophie concernant la protection de la vie privée.

En ces temps, où des interférences par Internet ou d'autres réseaux font de l'homme un être transparent au travers duquel tout le monde peut regarder, nous considérons qu'il faut sauvegarder une certaine vie privée, ce que les Américains appellent « privacy ». Toutefois, et c'est là qu'il y a parfois une incompréhension, nous estimons que ce secret bancaire a un corollaire, à savoir son non-abus.

Nous sommes d'avis que le secret bancaire est tout à fait justifié pour des raisons qui relèvent du respect des droits de l'Homme, mais sous condition qu'il ne donne pas lieu à des abus, notamment en permettant de cacher de l'argent d'origine criminelle. Le corollaire est donc une législation anti-blanchiment très solide et très sérieuse. C'est la raison pour laquelle le Luxembourg a encore légiféré il y a deux ans, et va continuer à le faire.

L'introduction du principe de l'entraide en matière fiscale rentre dans ce domaine et le secret bancaire ne saurait être opposable à ce qu'on appelle en droit luxembourgeois, l'escroquerie fiscale. Nous voulons respecter les droits de l'Homme, et éviter que des abus soient faits, tout en sachant qu'il y aura toujours des tentatives. C'est un exercice de haute voltige que nous devons faire. [...]

Extrait de l'audition de M. Lucien Thiel, Directeur de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL), le 10 février 2000 au Luxembourg.

Pourtant, appliqué sans discernement, le secret bancaire est une arme à double tranchant qui finit par se retourner contre les individus qu'il est censé protéger. Il y a des cas où le secret bancaire devient l'ennemi des droits de l'Homme !


La KBLux refuse de disculper une personnalité

au nom du secret bancaire

M. Jean-Claude VAN ESPEN, Juge d'instruction à Bruxelles : [...] J'avais fait saisir les agendas d'une fiduciaire au Luxembourg, mais il y a eu des recours. J'ai dû demander une photocopie, sur laquelle figurait uniquement l'opération que je connaissais déjà.

Je n'ai donc pas pu regarder l'ensemble et voir si d'autres parties contenaient des éléments intéressants. Cela a été occulté d'office.

M. Benoît DEJEMEPPE, Procureur du Roi : Alors que nous constituons un espace économique unique !

Il y a quinze jours, le ministre des finances belge a été accusé, à la légère, dans la presse d'avoir un compte secret de 200 millions de francs belges à Luxembourg.

M. Jean-Claude VAN ESPEN : Un quotidien a publié un fac-similé de son extrait de compte à la Kredit Bank-Luxembourg (KBLux).

M. Benoît DEJEMEPPE : Il s'agissait, en fait, d'un faux. Le parquet a donc démenti, regrettant qu'on publie une information sans fondement - avec des intentions qu'on imagine bien. Le ministre a demandé à la KBLux de confirmer qu'il n'était pas titulaire d'un compte chez elle. Celle-ci a refusé au nom du secret bancaire !

Extrait de l'audition de M. Jean-Claude Van Espen, Juge d'instruction au Tribunal de première instance de et à Bruxelles, et de M. Benoît Dejemeppe, Procureur du Roi, le 24 novembre 1999 à Bruxelles.

A cette conception rigide du secret bancaire, s'ajoute un refus absolu de coopérer en matière d'évasion fiscale.

2.- L'opposition de l'excuse fiscale

La coopération judiciaire du Luxembourg en matière pénale n'est pas toujours aisée à obtenir, mais lorsque les demandes d'entraide incluent des éléments fiscaux ou portent exclusivement sur des aspects fiscaux, il est vain, dans l'écrasante majorité des cas, d'attendre une réponse positive du Luxembourg.

On ne peut pas dire pour autant que la coopération judiciaire du Luxembourg soit totalement exclue lorsqu'il s'agit d'infractions fiscales.

D'une part, le Grand Duché est lié par un certain nombre d'accords ou conventions qui interdisent le rejet de l'entraide pour raison fiscale, d'autre part le Luxembourg octroie, sous certaines conditions, sa coopération en matière fiscale.

Ainsi, en application des accords de Schengen, le Luxembourg fournit théoriquement son assistance judiciaire pour les délits relatifs à la fiscalité indirecte ; par ailleurs, en application du protocole additionnel à la Convention européenne d'entraide judiciaire, le Luxembourg ne peut plus refuser sa coopération lorsque les demandes portent sur des éléments fiscaux, même s'il s'agit de fiscalité directe. Cependant, cette entraide n'est pas systématiquement fournie.

La position du Luxembourg est celle, adoptée également en Suisse, qui établit une subtile distinction entre évasion fiscale et infraction fiscale qualifiée d'escroquerie fiscale. 28

En théorie, l'entraide judiciaire peut être accordée par le Luxembourg si l'élément fiscal revêt la qualification de fraude ou d'escroquerie c'est-à-dire lorsqu'on constate, notamment, la falsification de documents ou l'existence d'un réseau à grande échelle, ou que les sommes en jeu sont importantes.

a) Les réserves du Luxembourg au protocole additionnel à la Convention européenne d'entraide judiciaire de 1959

Le Luxembourg a signé le 9 décembre 1994 et ratifié le 2 octobre 2000, le protocole additionnel à la Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale qui est entré en vigueur le 31 décembre 2000. Ce protocole, notamment, ne permet pas de refuser l'entraide judiciaire « pour le seul motif que la demande se rapporte à une infraction que la partie requise considère comme une infraction fiscale ». (art. 1er, Titre I du protocole additionnel).

Cette ratification a fait l'objet, de la part du Luxembourg, des conditions d'application suivantes :

- Les résultats des investigations faites à Luxembourg et les renseignements contenus dans les documents ou dossiers transmis doivent être utilisés exclusivement pour instruire et juger les infractions à propos desquelles l'entraide est accordée (principe de spécialité).

- La ratification de ce protocole n'implique pas l'obligation d'accorder l'entraide judiciaire s'il est prévisible que les moyens à mettre en _uvre ne sont pas aptes à réaliser l'objectif visé par la demande d'entraide ou s'ils vont au-delà de ce qui est nécessaire pour l'atteindre (principe de proportionnalité).

- Enfin, le Luxembourg se réserve le droit de n'accepter l'application du Titre I du protocole que dans la mesure où l'infraction fiscale considérée peut être qualifiée, en droit luxembourgeois, d'escroquerie en matière d'impôts aux termes de l'alinéa 5 paragraphe 39.6 de la loi générale des impôts ou de l'article 29 alinéa 1er de la loi du 28 janvier 1948 relative aux droits d'enregistrement et de succession.

Les réserves émises par le Luxembourg à l'application de ce protocole additionnel viennent donc atténuer considérablement l'entraide luxembourgeoise strictement limitée à l'escroquerie fiscale.

Jusqu'à la ratification le 2 octobre 2000 par le Luxembourg du protocole additionnel à la Convention d'entraide judiciaire, la présence de tout élément de fiscalité directe interdisait la coopération. Par ailleurs, en matière de fiscalité indirecte, malgré l'engagement du Grand Duché sur ce point, il n'était pas davantage possible d'obtenir la coopération du Luxembourg.


La présence d'une incrimination fiscale

rend toute coopération impossible

M. Jean-Claude VAN ESPEN, Juge d'instruction au Tribunal de première instance de Bruxelles : Le droit belge ne connaît pas spécifiquement d'escroquerie fiscale : nous avons l'escroquerie, nous avons la fraude fiscale, mais « l'escroquerie fiscale » au sens suisse ou luxembourgeois suppose une fraude fiscale importante utilisant le canal des sociétés commerciales.

Lors de l'envoi d'une commission rogatoire, il convient d'expliciter que c'est à la fois de l'escroquerie et de la fraude fiscale, donc qu'il y a tous les ingrédients du délit d'escroquerie fiscale.

Avec le Luxembourg, pour peu qu'il s'agisse de fiscalité indirecte et de TVA une suite favorable peut être réservée ; si c'est de la fiscalité directe, cela ne marche pas.

M. Benoît DEJEMEPPE, Procureur du Roi : Les Luxembourgeois, qui sont des gens avisés, ont en fait adopté cette loi pour expliquer à leurs partenaires qu'ils sont de bons Européens, qu'ils travaillent en collaboration et qu'ils ont une loi dont les autres ne sont pas encore dotés. En matière de fiscalité indirecte, ils collaborent. Ce qu'ils ne disent pas mais que vous avez compris, c'est que la porte est cadenassée pour toutes les autres formes d'escroquerie fiscale - notamment la fiscalité directe, quelle qu'en soit la forme.

Dans ce domaine essentiel - fiscalité liée aux successions, à l'impôt sur le revenu, à l'impôt sur les sociétés et aux valeurs mobilières - on ne peut espérer ni dénonciation ni collaboration.

M. Jean-Claude VAN ESPEN : Dans l'exemple précédant impliquant la mafia pakistanaise, je vous ai indiqué que le circuit de facturation aboutissait au Luxembourg puisqu'il y avait prétendument exportation - même si les produits pétroliers restaient en Belgique. Je dois naturellement être honnête vis-à-vis des autorités étrangères dans l'exposé des faits de la commission rogatoire. J'ai donc écrit que j'étais saisi des chefs d'usage de faux, de fraude à la TVA et de blanchiment. J'ai tout expliqué. Les autorités m'ont répondu qu'elles étaient infiniment désolées, mais qu'en raison de la présence d'une incrimination fiscale, la coopération était impossible.

M. le Président : Quel prétexte ont-elles avancé ?

M. Jean-Claude VAN ESPEN : Parmi d'autres chefs d'inculpation, il y avait la fraude à la TVA : c'était donc de la fraude fiscale.

M. Benoît DEJEMEPPE : Pourtant, la fraude fiscale indirecte est bien comprise dans le protocole ! [...]

M. Jean-Claude VAN ESPEN : Concernant le Luxembourg, me référant à l'exemple que je donnais à propos des Pakistanais. M. Rugelinden m'écrivait le 22 décembre 1985 : « J'ai bien reçu votre commission rogatoire, mais je suis au regret, le Luxembourg n'accorde pas l'entraide judiciaire pour ce type d'infractions. » - parce qu'au rang des infractions visées, il y avait notamment les articles 459 et 450 du code d'impôt sur le revenu.

M. le Rapporteur : Mais ce n'était pas la seule infraction visée ?

M. Jean-Claude VAN ESPEN : Non, il y avait aussi le faux et usage de faux et le carrousel TVA. Toutefois au rang des inculpations, figurait un élément de fiscalité directe, toute investigation relative à la fiscalité indirecte a été refusée.

Extrait de l'audition de M. Jean-Claude Van Espen, Juge d'instruction au Tribunal de première instance de et à Bruxelles, et de M. Benoît Dejemeppe, Procureur du Roi, le 24 novembre 1999 à Bruxelles.

La difficulté pour les magistrats étrangers provient du fait qu'il existe une très large part d'appréciation permettant de considérer qu'il y a ou non escroquerie fiscale qui pourrait ouvrir droit à l'entraide. Lancer une commission rogatoire dans ces conditions revient alors à jouer à quitte ou double.


Il faut qu'il s'agisse d'une fraude fiscale

portant sur un montant considérable

M. Robert BIEVER, Procureur d'Etat du Grand Duché du Luxembourg : [...] Pour toutes les formes de la criminalité économique dans le cadre des différents traités et conventions internationaux. Sont ainsi exclus pour le moment les délits contre la fiscalité directe. Mais les délits sur les impôts indirects, c'est-à-dire les délits à la taxe sur la valeur ajoutée, ou les accises ou les fraudes douanières tombent sous le coup de la convention de Schengen.

Question du journaliste : Dans le cas de manipulations frauduleuses dans le décompte de la taxe sur la valeur ajoutée, on fournit donc l'entraide judiciaire, mais pas pour des délits à l'étranger contre des lois sur la fiscalité directe ?

M. Robert BIEVER : Pas encore. 29 Mais cela va venir. Le Luxembourg a ratifié un protocole à la convention européenne d'entraide judiciaire dans les affaires pénales qui étend l'entraide judiciaire aux affaires de taxation directe, mais ne l'a pas encore mis en vigueur.

Est-ce une mauvaise nouvelle pour des dentistes belges et des ferrailleurs allemands ?

M. Robert BIEVER : Pas nécessairement. Car le délit doit avoir un caractère systématique et il faut qu'il s'agisse d'une fraude fiscale portant sur un montant considérable.

M. Jean-Paul FRISING, Substitut du Procureur : Une simple évasion fiscale, par exemple si des revenus n'ont tout simplement pas été déclarés, ne tombe pas sous le coup de cette disposition. Mais il y a escroquerie fiscale si peut-être des documents et des justificatifs ont été falsifiés pour tromper l'administration fiscale. A cela, s'ajoute la condition que ces agissements doivent avoir un caractère systématique et que l'ampleur des impôts dissimulés soit importante en valeur absolue et proportionnelle à la dette fiscale annuelle.

Il existe donc une très large marge d'appréciation. Et, du moins en ce qui concerne nos dentistes étrangers, pouvons-nous de nouveau annoncer la fin de l'alerte ?

M. Robert BIEVER : Vous ne pouvez pas dire cela d'une manière aussi globale. Cela dépend des agissements de chacun.

Extrait de l'entretien avec MM. Robert Biever, Procureur, et Jean-Paul Frising, substitut auprès du Parquet du tribunal de Luxembourg, au journal Forum le 7 janvier 2000.

Une lueur d'espoir est cependant apparue avec la signature du protocole à la convention européenne d'entraide judiciaire de 1959.

Rencontrés par la Mission le 20 décembre 2001, les magistrats de Luxembourg ont confirmé qu'ils accordaient la coopération en cas d'escroquerie fiscale :


Plus d'une vingtaine de demandes d'entraide

portant sur des man_uvres fiscales frauduleuses

viennent d'être acceptées

M. le Rapporteur : Les questions que je voudrais vous poser sont : comment interprétez-vous la réserve fiscale sur le protocole additionnel à la convention européenne d'entraide judiciaire ratifié en octobre 2000 par votre pays ? Comment appréciez-vous l'excuse fiscale et notamment le caractère d'escroquerie fiscale, dans le cadre de laquelle on peut obtenir la coopération du Grand Duché ? Bref, quelle est votre jurisprudence ?

M. Jean-Paul FRISING : J'ai porté hier devant le tribunal correctionnel la première affaire luxembourgeoise concernant le délit d'escroquerie fiscale. Il n'y a pas encore de jurisprudence interne luxembourgeoise soulevée par ce type d'infractions.

Vous connaissez le texte. Un certain nombre d'éléments constitutifs doivent être réunis : le montant, la fraude fiscale. Il faut qu'il s'agisse d'un préjudice au patrimoine fiscal et que son montant soit « significatif » - c'est le terme employé dans le texte -, soit en montant absolu, soit en montant proportionnel par rapport à l'impôt dû pour l'année considérée.

Ce montant « significatif » n'est pas fixé dans le texte. Il y a une certaine référence dans les travaux parlementaires, mais le législateur n'a pas donné de critères précis. C'est un point sur lequel le tribunal, dans cette affaire particulière, devra se prononcer.

M. le Rapporteur : Quand entre-t-il en jugement ?

M. Jean-Paul FRISING : Un certain nombre de question de base se posent encore. Ils ont fixé, me semble-t-il, leur prononcé au 14 février.

M. le Rapporteur : C'est la seule décision ?

M. Jean-Paul FRISING : C'est pour le moment la seule.

M. le Rapporteur : Cela concerne le tribunal, mais quelle est la ligne de conduite du parquet ? Car il est intéressant de savoir ce que vous jugez recevable au titre de la coopération judiciaire.

M. Jean-Paul FRISING : J'allais y venir. Il n'y a pas de jurisprudence pour le moment. Nous naviguons un peu à vue parce que nous n'avons pas de véritable point de repère mais, depuis le début de l'année, depuis que le protocole est applicable, un certain nombre de demandes d'entraide en matière fiscale nous ont été adressées, dans lesquelles le délit d'escroquerie a été pris en considération pour accorder l'entraide. Celles-ci, venant de l'étranger, concernent à l'étranger des procédures judiciaires essentiellement fiscales. Nous avons considéré que les conditions de double incrimination étaient satisfaites.

Evidemment, cela se fait à partir des éléments que nous fournit l'autorité étrangère requérante.

M. le Président : Il serait intéressant que vous puissiez nous chiffrer ce nombre de demandes parce que cela va, évidemment, beaucoup surprendre la communauté internationale.

M. Jean-Paul FRISING : Il y en a certainement plus d'une vingtaine.

M. le Rapporteur : Depuis la signature ?

M. Jean-Paul FRISING : Depuis le 1er janvier, date d'entrée en vigueur du protocole au Luxembourg.

M. le Rapporteur : Cela en fait deux par mois, en moyenne.

M. Jean-Paul FRISING : Aussi bien pour la fiscalité directe qu'indirecte.

Nous avons, par exemple, de nombreuses demandes émanant de la Grande-Bretagne pour la fiscalité indirecte. En effet, parce que si nous pouvions déjà auparavant accorder l'entraide fiscale pour la fiscalité indirecte sur la base du traité de Schengen, les Britanniques n'étant pas dans l'espace Schengen, nous ne pouvions leur accorder cette entraide. Mais aujourd'hui, avec ce protocole, nous pouvons leur répondre sur des affaires de fiscalité indirecte et directe.

Des affaires de douane font également l'objet de demandes d'entraide. Pour le moment, je pense que nous faisons assez bien notre travail.

M. Carlos ZEYEN : Les man_uvres frauduleuses systématiques doivent résulter de l'exposé des faits. C'est le critère selon lequel l'entraide est accordée.

M. Jean-Paul FRISING : Le cas échéant, si les faits ne sont pas exposés avec suffisamment de précisions pour nous permettre d'apprécier s'il y a un minimum d'indices pour admettre les man_uvres frauduleuses systématiques, nous demandons au pays requérant de nous fournir plus de détails sur la façon dont on a procédé.

A ma connaissance, seule une demande a été refusée récemment.

M. Robert BIEVER : Il est assez amusant de remarquer qu'en matière de fiscalité, ce sont les Belges qui ont toujours tapé le plus sur le Luxembourg pour l'entraide en matière fiscale - ce que je comprends d'ailleurs tout à fait de leur part - mais le problème, c'est quel le protocole a été ratifié sous condition de réciprocité et le fait est que la Belgique n'a pas ratifié. Ce qui fait que nous avons refusé des demandes émanant de Belgique.

M. le Président : Il est important de le dire car il est vrai qu'ils vous « tapent » dessus.

M. Jean-Paul FRISING : C'est lors d'une affaire importante que j'ai découvert le pot aux roses. Le juge d'instruction avait déjà informé son collègue belge qu'il allait exécuter la commission rogatoire ; qu'une ordonnance avait déjà été rédigée mais n'avait pas encore été notifiée à la banque mise en cause, lorsque, dans le cadre d'un autre dossier, j'ai eu l'occasion de consulter la liste des pays qui avaient ratifié ce protocole, et j'ai lu : « Albanie, Autriche, Bulgarie... » et me suis rendu compte que la Belgique n'y figurait pas.

Nous étions tellement persuadés, à entendre les reproches dont nous accablaient les Belges, qu'ils avaient également ratifié ce protocole que j'ai été tout à fait surpris de constater leur absence de cette liste sur laquelle figurent nos partenaires dans l'Union européenne sauf notamment la Belgique.

Extrait de l'audition de MM. Robert Biever, Procureur d'Etat, Carlos Zeyen, Substitut du Procureur, et Jean-Paul Frising, Procureur d'Etat adjoint, le 20 décembre 2001 à Luxembourg.

b) Les réserves du Luxembourg à l'application de la convention de Strasbourg du 8 novembre 1990

L'adoption par le Luxembourg, le 14 juin 2001, de la loi approuvant la convention du Conseil de l'Europe du 8 novembre 1990 relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la confiscation des produits du crime, est également assortie de nombreuses restrictions d'application.

L'article 3 de la loi du 14 juin 2001 précise notamment que l'exécution d'une demande de coopération portant sur la mise en sûreté d'éléments de preuve, le gel, la saisie ou la confiscation de biens est refusée si les faits à l'origine de la demande sont constitutifs d'une infraction fiscale.

En conséquence, compte tenu de l'ensemble des réserves qu'il pose à l'octroi de sa coopération, l'ancien Département des Forêts continuera encore d'attirer la clientèle fortunée des pays voisins - France, Allemagne, Belgique, etc. - qui assurent, depuis quelques dizaines d'années, la prospérité de la place financière luxembourgeoise.

3.- Le manque de moyens accordés aux autorités judiciaires

Lutter contre la criminalité financière tout en assurant la croissance et la réputation de la place financière, il y a là un exercice de « haute voltige », selon les termes mêmes d'un responsable luxembourgeois et comme le soulignait le Procureur d'Etat, M. Robert Biever, dans l'entretien précité au journal Forum, en janvier 2000.

« Il y a une disparité énorme entre le flux des profits qui entre dans le pays par l'intermédiaire de la place financière et ce qu'on veut, d'autre part, payer pour une « protection » par la justice. »

Le décalage constaté par les magistrats résulte d'un choix politique et les moyens engagés au Luxembourg pour lutter contre la délinquance économique et financière doivent être appréciés, non pas en fonction de la taille du pays, mais au regard de l'importance de sa place financière.

Le Grand Duché n'a, jusqu'à présent, accordé que des moyens fort modestes à la lutte contre la criminalité financière et le blanchiment.

Le Luxembourg est extrêmement sollicité par les autorités étrangères puisque 25 à 30% des affaires à traiter proviennent de commissions rogatoires internationales et que chaque année, environ 300 dossiers concernent un établissement financier. Cette situation est la conséquence logique du développement d'une économie quasi exclusivement financière mais dont les autorités luxembourgeoises n'ont pas tiré toutes les conséquences en termes de moyens.

Avec une dizaine de personnes, le service anti-blanchiment du Parquet est notoirement sous-dimensionné et le Parquet et les juges d'instruction doivent se satisfaire de moyens très limités.

C'est un constat désabusé que dressent les représentants du Parquet luxembourgeois.


« Nous faisons fonction d'alibi »

Question du journaliste : Ainsi, nous revenons sur le sujet de la dotation. La place bancaire génère des recettes fiscales de dizaines de milliards - les autorités de contrôle, de police et la justice ne devraient-elles pas être dotées de manière royale ? Comment vous expliquez-vous cette situation peu satisfaisante ?

M. Robert BIEVER : Nous ne demandons certes pas une dotation royale. Ce que nous demandons, c'est une dotation qui nous permette d'accomplir la mission qui nous est confiée par la loi. Le nombre de spécialistes de la police criminelle est, il est vrai, passé maintenant de dix, douze postes à l'origine, à environ vingt personnes. Ce n'est malgré tout pas suffisant.

Mais je n'ai pas non plus d'explication à cette situation car, à mon avis, il est absolument de l'intérêt de la place financière que le ministère public puisse accomplir un travail optimal dans ce domaine.

Avez-vous parfois le sentiment que votre hiérarchie a une certaine fonction d'alibi ?

M. Robert BIEVER : Oui, nous avons parfois ce sentiment.

M. Jean-Paul FRISING : Tel que cela fonctionne actuellement, le travail n'est pas satisfaisant. Mais que l'on puisse un jour venir à bout du problème de manière optimale, je me permets aussi d'en douter. [...]

M. Robert BIEVER : Encore un mot sur la fonction d'alibi. Les doléances sur l'insuffisance du personnel se retrouvent bien entendu à tous les niveaux de l'Etat. Je pense à ce propos qu'il faut aussi prévenir tout gonflement inutile de l'appareil étatique. Cependant, dans le domaine en question ici, il existe effectivement une grande disparité entre le flux de profits qui entre dans le pays par la voie de la place financière et ce qu'on veut, d'autre part, payer pour une « protection » par la justice.

D'autre part, je ne pense pas qu'il y ait vraiment de la mauvaise volonté à ce sujet. Derrière cela, il y a sans doute seulement le train-train du gouvernement, qui pourvoit les postes chaque année, tout simplement selon des clés de répartition définies. Il manque tout simplement une véritable prise de conscience de l'importance de ces questions. En conséquence : oui, une fonction alibi, mais pas nécessairement intentionnelle.

La conséquence est, qu'en partie, nous ne pouvons plus prendre que des mesures d'ordre public. Une enquête est ouverte. Les documents sont saisis, les responsables se dérobent à l'étranger et l'affaire perd son caractère prioritaire.

Extrait de l'entretien accordé par MM. Robert Biever, Procureur, et Jean-Paul Frising, substitut auprès du Parquet du tribunal de Luxembourg, au journal Forum, le 7 janvier 2000.

Deux ans après cet entretien, on aurait pu penser, compte tenu de l'importance politique que constitue, pour les autorités politiques et financières du Luxembourg, la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment, que les moyens accordés à la justice auraient connu une augmentation notable.

Hélas, les professions de foi des autorités n'ont pas eu de traduction matérielle et les magistrats n'ont pu que déplorer à nouveau, le 20 décembre 2001, devant la Mission, l'insuffisance criante des moyens dont ils disposent.


Les demandes d'entraide judiciaire ne peuvent être

traitées rapidement par manque de personnel

M. le Président : Passons à la question portant sur les moyens.

Vous vous êtes plaint publiquement, M. le procureur, de ne pas disposer d'assez de moyens pour que la justice fonctionne. Vous avez d'ailleurs raison de plaider pour votre chapelle. C'était dans un entretien accordé au journal Forum en janvier 2000. Depuis, avez-vous été grassement doté par les autorités politiques ?

M. Robert BIEVER : Non, c'est véritablement un problème. Bien que la police judiciaire accorde une priorité aux demandes d'entraide judiciaire, celles-ci ne sont pas traitées dès leur arrivée, dans la semaine. Tel n'est pas le cas. Tel ne peut être le cas, eu égard au manque en personnel.

Cela engendre une autre conséquence d'ailleurs : c'est qu'en accordant une telle importance aux commissions rogatoires internationales - et je pense qu'il faut vraiment le faire - nous négligeons les recherches et les enquêtes sur le plan purement national. Cela a également des retombées extrêmement négatives.

M. le Président : Vous aviez eu des formules très dures...

M. Robert BIEVER : Je n'ai jamais de formules dures !

M. le Président : Vous aviez dit « faire fonction d'alibi », ce qui est une interrogation que l'on peut avoir, évidemment, quand on est du côté du droit.

M. Robert BIEVER : Si je regarde le nombre d'enquêtes dont nous sommes chargés, dont l'instruction est ouverte et qui ne sont pas menées à bien, cela pose beaucoup de problèmes également pour l'égalité devant la loi.

Il est vrai que le cabinet d'instruction a reçu des renforts puisqu'en relativement peu d'années, nous sommes passés de quatre à huit juges d'instruction. Il en a été de même pour le parquet dont le nombre a crû. Mais le fait est qu'au niveau de la police judiciaire, même s'il y a eu quelques augmentations d'un agent ou un autre, la situation n'est cependant pas telle qu'elle puisse donner satisfaction.

Extrait de l'audition de M. Robert Biever, Procureur d'Etat, le 20 décembre 2001 à Luxembourg.

Ce constat d'indigence déploré par les magistrats eux-mêmes reflète bien l'inadaptation des moyens à la situation luxembourgeoise logiquement caractérisée par un très fort afflux de demandes de commissions rogatoires provenant de l'ensemble des pays européens.

Désireux d'attirer l'ensemble des capitaux étrangers, le Luxembourg est politiquement moins préoccupé à mettre à la disposition de sa justice l'ensemble des moyens appropriés pour traiter, dans des conditions structurelles correctes, les demandes d'entraide judiciaire internationale en matière financière.

CONCLUSION

En dépit de l'adoption d'une législation anti-blanchiment et du souci de maintenir à la place financière du Grand Duché toute sa notoriété et sa respectabilité, la situation du Luxembourg demeure préoccupante en raison de la volonté de cet Etat, membre de l'Union européenne, de maintenir le plus longtemps possible la situation dérogatoire qui lui a permis de se transformer en place financière de rang mondial et de bénéficier d'une croissance économique inégalée au sein des pays occidentaux.

Trois aspects d'actualité illustrent cette attitude de résistance du Luxembourg qui entrave les progrès de la lutte contre la délinquance financière.

Sur le plan fiscal, un accord politique est intervenu au niveau de l'Union européenne sur le texte de la future directive relative à la fiscalité de l'épargne 30. Cet accord va constituer la base des prochaines négociations avec les pays tiers (Etats-Unis, Suisse, Liechtenstein, Monaco, Andorre et Saint-Marin).

D'ores et déjà, les Etats membres concernés (Pays-Bas avec les Antilles néerlandaises et Aruba, Royaume-Uni avec les Dépendances de la Couronne) ont eu, avec leurs territoires dépendants et associés, des discussions pour obtenir de ces derniers l'adoption, en matière de fiscalité de l'épargne, de mesures semblables à celles de l'Union européenne.

Dans ce mouvement général, le Luxembourg, qui a fait de l'application de l'harmonisation fiscale par les pays tiers et les dépendances de l'Union européenne, une condition essentielle de son engagement, ne peut aujourd'hui qu'être contraint d'évoluer, en modifiant notamment l'étendue de son secret bancaire dont la levée ne pourra plus être indéfiniment limitée à l'existence d'une procédure judiciaire pour délit grave et devra être appliquée à d'autres formes de coopération (administrative, interbancaire...).

Toutefois, le Grand Duché a maintenu sa position et il n'adoptera pas le mécanisme d'échange d'informations, appelé à devenir la règle dans les pays de l'Union européenne en 2010, tant que l'attitude officielle de la Suisse sera elle aussi de préserver son secret bancaire et de refuser l'échange d'informations au profit d'un prélèvement fiscal à la source.

C'est donc une action très ferme que l'Union européenne et l'ensemble des parlements des pays membres doivent engager, à la fois auprès du Grand Duché du Luxembourg et de la Confédération helvétique pour démanteler un secret bancaire trop rigoureux et dont l'application aveugle va à l'encontre des objectifs définis au niveau de l'Union européenne de lutte contre la criminalité organisée et de renforcement de la coopération judiciaire.

Sur le plan institutionnel, les autorités luxembourgeoises semblent peu disposées à évoluer, si l'on en juge par l'absence d'engagement politique sur la disparition des holdings 1929 et la volonté parallèle de promouvoir, par le biais de l'adoption du projet de loi de ratification de la Convention de La Haye sur les trusts, la fiducie luxembourgeoise, dont la vertu première serait de garantir, en pratique, l'anonymat de l'ayant droit économique, bénéficiaire réel des fonds gérés.

Sous l'effet de pressions extérieures multiples et renouvelées, les autorités de contrôle luxembourgeoises - CSSF et Commissariat aux assurances - sont finalement intervenues en novembre 2001 pour imposer aux établissements l'obligation, pourtant déjà contenue dans la loi, de procéder à une déclaration de soupçon en cas d'indice de blanchiment, même en l'absence de relation d'affaires.

Sans doute faudra-t-il envisager, de la même façon, des interventions répétées pour que les mécanismes équivalents du trust et de la fiducie, fortement dénoncés par le GAFI, ne soient pas promus et encouragés par la législation luxembourgeoise.

En matière de coopération judiciaire, le Grand Duché continue d'offrir une résistance incompréhensible au sein de l'Union européenne. Le refus de supprimer totalement les voies de recours à l'encontre des commissions rogatoires internationales, constitue une entrave à la réalisation des objectifs définis lors du Sommet européen de Tampere en octobre 1999 et témoigne d'un manque de confiance mutuelle à l'encontre des autres pays membres de l'Union sur la qualité et la capacité de leurs systèmes juridiques à garantir le respect des droits de l'Homme et des libertés fondamentales.

Cette attitude, offensante sur le plan des principes, n'aboutit, sur un plan pratique, qu'à ralentir inutilement les procédures judiciaires visant à réprimer la grande criminalité astucieuse.

Il convient donc, sur cette question, de poursuivre le dialogue et d'amener les parlementaires luxembourgeois à considérer la loi du 8 août 2000 comme une première étape avant la normalisation par le Grand Duché des conditions d'octroi de son entraide judiciaire en matière pénale.

EXAMEN DU RAPPORT

La Mission d'information a procédé à l'examen du rapport de M. Arnaud Montebourg au cours de sa séance du 15 janvier 2002.

Le Président, Vincent Peillon, a immédiatement donné la parole à M. Arnaud Montebourg pour la présentation de cette cinquième monographie sur la lutte contre le blanchiment des capitaux en Europe que la Mission a décidé de consacrer au Grand Duché du Luxembourg.

Le Rapporteur, Arnaud Montebourg, a tout d'abord rappelé que la place financière du Grand Duché s'était construite au cours des trente-cinq dernières années en vendant de l'opacité et de l'allégement fiscal, ce qui fait aujourd'hui du Luxembourg le pays des holdings, de la fiducie et des sociétés de domicile.

Le Rapporteur a ensuite déclaré que le fait de se rendre sur le terrain avait permis à la Mission, en enquêtant au-delà du langage officiel et des apparences législatives dont se satisfait le GAFI, de faire un certain nombre de découvertes.

Le secret bancaire, en dépit des déclarations répétées des autorités luxembourgeoises, constitue un véritable fonds de commerce auquel le Luxembourg n'acceptera de renoncer que sous la condition d'un démantèlement réciproque de la Suisse.

C'est donc à une course de lenteur que se livrent les Luxembourgeois et il n'y a donc rien de surprenant à constater le nombre plus que modeste, même s'il est en augmentation, des déclarations de soupçon qui parviennent au service anti-blanchiment du Parquet d'arrondissement de Luxembourg.

La Mission s'est également intéressée à ce qu'il convient désormais d'appeler « l'affaire Clearstream ». Cette centrale de règlement-livraison de titres, plus communément qualifiée de société de compensation internationale, a fait l'objet de critiques très inquiétantes de la part d'un de ses anciens directeurs, M. Ernest Backes, que ce dernier a consignées dans un ouvrage cosigné avec M. Denis Robert.

La Mission, sur ce sujet, a non seulement auditionné ces auteurs, mais également d'autres responsables de la société Clearstream. Elle a surtout recueilli le témoignage édifiant de M. H. déclarant qu'il avait lui-même réalisé des manipulations comptables qui ont pu permettre des opérations douteuses.

L'audition de M. H., qui a été également entendu par la justice luxembourgeoise, s'est déroulée comme celui-ci l'avait souhaité, dans une entière discrétion et a fait l'objet d'un compte rendu publié de façon anonyme dans le rapport.

Le témoin H. ayant, par la suite, pris la décision de transmettre à des journalistes la transcription de son audition qui lui a été envoyée, comme le veut l'usage pour observations éventuelles a, par là même, fait le choix personnel de son identification par la presse.

Rencontrés à deux reprises, les magistrats luxembourgeois chargés des affaires économiques et financières sont apparus dans une situation de faiblesse face aux autorités, car très peu secondés par des équipes d'experts et ne disposant que de moyens insuffisants.

A cette pauvreté de moyens matériels et humains, s'ajoute, pour ces magistrats chargés d'accorder l'entraide judiciaire internationale, l'obligation d'appliquer une législation restrictive qui persiste à maintenir, même si elle vient d'en limiter l'usage, deux possibilités de voies de recours contre les demandes de commissions rogatoires.

Il convient donc, parce qu'une coopération judiciaire sans entrave constitue une arme essentielle dans la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment des capitaux au niveau européen, de contraindre le Luxembourg à procéder in fine à la suppression totale de ces voies de recours.

Monsieur Jacky Darne a souhaité connaître le titre proposé pour cette monographie.

Après lui avoir indiqué qu'il proposait : « Le Luxembourg : un paradis bancaire au sein de l'Union européenne, obstacle à la lutte contre le blanchiment », le Rapporteur a précisé que cet énoncé répondait bien à l'idée que le Luxembourg constitue, à l'heure actuelle, plus un obstacle qu'un soutien à la lutte anti-blanchiment.

Le Président, Vincent Peillon, a ensuite pris la parole pour déclarer qu'il approuvait le travail et les conclusions du Rapporteur.

La Mission s'est prononcée en faveur de la publication de la monographie consacrée au Luxembourg.

EXPLICATIONS DE VOTE

EXPLICATIONS DE VOTE DU GROUPE DÉMOCRATIE LIBÉRALE

Le Groupe Démocratie Libérale approuve le rapport de la Mission d'information concernant le Grand Duché du Luxembourg.

Depuis fort longtemps, le Luxembourg, membre fondateur de l'Union européenne, s'est doté d'une législation fiscale et d'un droit des sociétés, notamment avec son système de « holdings », qui en fait « de facto » un paradis juridico-financier utilisable et utilisé pour le blanchiment des capitaux de la criminalité organisée.

Des améliorations ont certes été apportées depuis le scandale de la BCCI, le plus apparent de ceux que le Luxembourg a accueillis. Mais le Luxembourg conserve une spécificité négative face à la nécessaire coopération judiciaire et policière internationale, ainsi qu'à la transparence souhaitable des mouvements de capitaux.

Cette spécificité va bien au-delà de l'originalité créée par une fiscalité sur l'épargne particulièrement attractive.

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N° 2311. Rapport de la mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe. Monographies, volume 5 : Le Grand Duché du Luxembourg (M. Montebourg rapporteur).

1 Voir l'étude de l'OCDE sur le Luxembourg du 1er février 2001.

2 Cf. article du Monde de Mme Françoise Lazare, du 9 décembre 1992.

3 Voir l'article du Monde de M. Marcel Jean, « Profil bas à Luxembourg. La place financière du Grand Duché s'inquiète des accusations de « paradis fiscal » Le Monde du 2 août 1991.

4 Sur l'évolution de l'économie et du secteur financier luxembourgeois, voir notamment le rapport 2000 de l'Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL).

5 Extrait du Tageblatt du 24 septembre 2001, in dossier : Attentats à l'avion aux USA, « pas de dégâts pour les assurances et les réassurances luxembourgeoises. »

6 Projet de l'OCDE sur les pratiques fiscales dommageables - Rapport d'étape 2001 du 14 novembre 2001.

7 Voir dépêche de l'AFP du 18 avril 1997.

8 Extrait du rapport de la Commission juridique du 21 avril 1999, sur le projet de loi n° 4328 régissant la domiciliation de sociétés.

9 Rapport annuel de l'ABBL pour l'année 2000, p. 63.

10 Projet de loi n° 4721 du 16 novembre 2000 portant approbation de la convention de La Haye du 1er juillet 1985 sur la reconnaissance du trust

11 Rapport annuel de l'ABBL pour l'année 2000, p. 61 et 62.

12 Avis de la Chambre de commerce du 14 mars 2001 sur le projet de loi approuvant la convention de La Haye du 1er juillet 1985 relative à la reconnaissance du trust (p. 2).

13 Voir dépêche de l'AFP du 18 janvier 1990.

14 Extrait du rapport de la Commission juridique (8 juillet 1998) sur le projet de loi n° 4294 portant introduction de l'incrimination des organisations criminelles et de l'infraction de blanchiment.

15 Extrait du rapport d'activité du service anti-blanchiment pour 1998, 1999 et 2000.

16 Extrait du rapport de la Commission juridique, du 8 juillet 1998, sur le projet de loi n° 4294 portant introduction de l'incrimination des organisations criminelles et de l'infraction de blanchiment.

17 Extrait du rapport de la Commission juridique du 8 juillet 1998 sur le projet de loi n° 4294 portant introduction de l'incrimination de blanchiment.

18 Sur cette question, voir également le rapport (« La lutte contre le blanchiment des capitaux en Suisse : un combat de façade », p. 70 et suivantes).

19 Voir le rapport (« La lutte contre le blanchiment des capitaux en Suisse : un combat de façade », p. 66 et suivantes).

20 Extrait du communiqué du 9 juillet 2001 « affaire Clearstream » du Parquet du tribunal d'arrondissement de Luxembourg.

21 Rapport d'évaluation du Luxembourg concernant l'entraide judiciaire et les demandes urgentes de dépistage et de saisie (gel des biens, p. 21 et 22) du 15 février 1999.

22 Extrait de l'avis du Conseil d'Etat du 17 mars 1998 (p. 3 et 4) sur le projet d'entraide judiciaire internationale en matière pénale.

23 Rapport du 10 juillet 2000 de la Commission juridique de la Chambre des députés sur le projet de loi d'entraide judiciaire internationale en matière pénale.

24 Rapport annuel de l'ABBL de l'année 2000, p. 56.

25 Voir à ce sujet les rapports de la Mission d'information : « La lutte contre le blanchiment des capitaux en Suisse : un combat de façade » et « La Cité de Londres, Gibraltar et les Dépendances de la Couronne : des centres offshore, sanctuaires de l'argent sale ».

26 En pratique, une banque.

27 Rapport annuel de l'ABBL pour l'année 2000, p. 56.

28 Sur cette distinction, voir le rapport de la Mission sur la lutte contre le blanchiment des capitaux en Suisse, p. 152 et suivantes.

29 Le Luxembourg a ratifié ce protocole à la date du 2 octobre 2000.

30 Cf. Conseil de l'Union européenne, rapport du 10 décembre 2001 de la Présidence au Conseil européen de Laecken des 15 et 16 décembre 2001 sur le paquet fiscal.