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n° 2311

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

ONZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 30 mars 2000.

RAPPORT D'INFORMATION

déposé en application de l'article 145 du Règlement

PAR LA MISSION D'INFORMATION COMMUNE
SUR LES OBSTACLES AU CONTRÔLE ET À LA RÉPRESSION DE LA DÉLINQUANCE FINANCIÈRE ET DU BLANCHIMENT DES CAPITAUX EN EUROPE 

Président
M.
Vincent PEILLON,

RAPPORTEUR
M.
Arnaud MONTEBOURG,

Députés.

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TOME II
La lutte contre le blanchiment des capitaux en France :
un combat à poursuivre
Volume 2 - Auditions
Pour en faciliter la consultation en ligne, ce volume a été scindé en 6 parties (le sommaire des auditions est repris dans la première partie)

La Mission d'information commune sur les obstacles au contrôle et à la répression de la délinquance financière et du blanchiment des capitaux en Europe est composée de : M. Vincent Peillon, Président ; MM. Michel Hunault, Jean-Claude Lefort, Vice-Présidents ; MM. Charles de Courson, Philippe Houillon, Secrétaires ; M. Arnaud Montebourg, Rapporteur ; MM. Philippe Auberger, François d'Aubert, Alain Barrau, Jean-Louis Bianco, Jérôme Cahuzac, Jacky Darne, Arthur Dehaine, Jean-Jacques Jegou, Gilbert Le Bris, François Loncle, Mmes Jacqueline Mathieu-Obadia, Chantal Robin-Rodrigo.

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l'ordre chronologique des entretiens de la Mission
Retour au sommaire des annexes
Suite des annexes

Cinquième partie

 

- M. Pierre FRANCOTTE, Directeur général d'Euroclear Bank,
le 24 avril 2001


513

- M. Patrick MOULETTE, Secrétaire exécutif du Groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI), le 2 mai 2001


529

- MM. Jean PEYRELEVADE, Président du Crédit Lyonnais, et René WACK, Conseiller à la Direction des risques du Groupe, le 2 mai 2001


537

- M. Philippe DORCET, Juge d'instruction au Tribunal de grande instance de Nice, le 9 mai 2001


549

- MM. Bernard GRAVET, Inspecteur général honoraire de la Police nationale, et Dominique GARABIOL, Chef de l'Inspection du conseil des marchés financiers, le 23 mai 2001



565

- M. Jean-Bernard PEYROU, Secrétaire général adjoint du TRACFIN, le 30 mai 2001


577

- MM. Jean-Claude TRICHET, Président de la Commission bancaire, Hervé HANNOUN, Edouard FERNANDEZ-BOLLO, et Jean-Pierre MICHAU, le 30 mai 2001



589

- M. Hubert VEDRINE, Ministre des Affaires étrangères, le 9 janvier 2002

599

- Mme Marylise LEBRANCHU, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, le 9 janvier 2002


613

- MM. Daniel VAILLANT, Ministre de l'Intérieur, Pierre MOREAU, Conseiller technique, Stéphane FRATACCI, Directeur des libertés publiques et des affaires juridiques, Patrick RIOU, Directeur central de la Police judiciaire, et Mme Mireille BALLESTRAZZI, Sous-directrice chargée des affaires économiques et financières, le 30 janvier 2002





625

Audition de M.  Pierre FRANCOTTE,

Directeur général d'Euroclear Bank

(extrait du procès-verbal de la séance du 24 avril 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Je vous remercie d'abord d'avoir accepté de vous rendre à notre invitation.

Nous travaillons depuis deux ans dans un contexte européen, ce qui n'est d'ailleurs pas toujours très évident pour des députés d'un Parlement national.

Notre objectif est double. D'une part, il s'agit d'évaluer les difficultés qui sont liées à l'entraide judiciaire internationale car la coopération judiciaire en matière de délinquance financière pose un véritable problème. D'autre part, il s'agit de mieux comprendre le système financier international dans la mesure où il prête lieu, en un certain nombre d'occasions, au blanchiment de ces capitaux ou à certaines opérations relevant de ce que l'on appelle la délinquance financière.

Nous nous sommes rendus dans un certain nombre de pays et notamment en Belgique. Nous travaillons très heureusement avec les autorités belges, en particulier avec la CTIF que vous connaissez et qui est chargée de la lutte anti-blanchiment et qui nous a semblé d'ailleurs faire un travail tout à fait remarquable dont nous nous inspirerons pour un certain nombre de réformes françaises.

Nous avons par ailleurs, pris connaissance du livre de MM. Denis Robert et Ernest Backes dont on a beaucoup parlé. Il nous a semblé qu'un certain nombre des sujets qu'il soulevait étaient préoccupants, même si nous l'avons pris avec toute la réserve nécessaire par rapport à des allégations qui nécessitent des vérifications et donc qui seront confirmées ou infirmées.

C'est dans ce cadre que nous avons souhaité rencontrer les responsables de sociétés et des chambres de compensation - vous en êtes un éminent - mais aussi un certain nombre de dirigeants de grandes banques  pour qu'ils nous expliquent le fonctionnement et l'utilité pour eux de ces chambres de compensation et qu'ils nous donnent aussi leur point de vue sur les possibles errements décrits par le livre précité mais qui concernent plus directement la chambre de compensation luxembourgeoise.

Un des arguments du livre est d'expliquer qu'il y a chez Cedel-Clearstream des comptes publiés et des comptes non publiés, dont certains, rattachés à des comptes publiés ne posent pas de problèmes à la différence d'autres comptes non publiés et non rattachés à un compte principal publié. Nous voudrions savoir si le fonctionnement est le même chez vous et qu'est-ce qui justifie cela ?

M. Pierre FRANCOTTE : Je souhaite d'abord clarifier un élément pour m'assurer que lorsque nous utiliserons des termes nous les comprenions de la même manière. En effet, j'ai remarqué dans le passé que souvent des ambiguïtés étaient simplement créées par des choix terminologiques différents.

Le rôle d'une institution comme la nôtre, que nous évitons d'appeler chambre de compensation ou même de clearing lui préférant le terme de centrale de règlement-livraison, en anglais « settlement », se trouve au troisième niveau dans la chaîne de transactions sur titres.

Le premier niveau est celui de la négociation générale qui se fait sur les bourses de valeurs mais pas nécessairement, car elle pourrait se faire de gré à gré.

Le deuxième niveau est ce que l'on appelle en général une société de clearing ou une chambre de compensation, tel que Clearnet en France, tel que London Clearing House ou Eurex en Allemagne. L'effet est de réduire, par voie de compensation pure et simple, au sens juridique du terme, le nombre de transactions.

Ces chambres de compensation n'existent pas dans tous les pays. C'est la raison pour laquelle, parfois, le terme de chambre de compensation ou de chambre de clearing de façon plus large, est utilisé pour se référer au troisième niveau qui est le nôtre. Ce sont les centrales de règlement et livraison.

Très brièvement, au niveau de la négociation, il y a accord entre les parties d'acheter ou de vendre les titres. Au niveau des chambres de clearing ou de compensation, il y a réduction des obligations nettes dues par une partie à l'autre par le biais d'une compensation, généralement multilatérale. Puis, au niveau du règlement-livraison, on assure le transfert des actifs. Dit de façon très simple, voire simpliste, c'est l'échange des titres contre les espèces. En général, ces institutions exercent un rôle de conservation des titres.

Cela explique dans une certaine mesure les montants qui paraissent extrêmement importants en termes absolus - plusieurs trilliards d'euros ou de dollars - car la plupart des marchés, souvent encouragés par les régulateurs, ont essayé d'immobiliser les valeurs mobilières. Il s'agit d'éviter que les transferts se fassent par tradition manuelle ou par la poste, comme cela se faisait encore voici à peine deux ou trois décennies. L'acheteur de titres les mettait dans une enveloppe et les envoyait par la poste. Vous imaginez les risques de perte, de vol, de destruction. L'idée a donc été de rassembler tous ces titres en quelque sorte dans un hangar immense qui est en France de caractère purement informatique, de telle manière que le titre ne bouge plus jamais et que transferts se fassent par voie scripturale.

Tels sont les deux rôles essentiels des centrales de règlement-livraison comme les nôtres : conserver les titres et assurer les transferts en espèces contre valeurs mobilières.

Un élément essentiel est ressorti de toutes les réactions que nous avons lues dans la presse sur le livre de MM. Robert et Backes consistant à dire : les chiffres étant absolument faramineux, il doit donc se passer quelque chose derrière.

Il est vrai que les chiffres sont très impressionnants. Il y a en Europe environ vingt-cinq centrales de règlement-livraison pour quinze pays. La tendance est à la consolidation, laquelle est probablement indispensable pour que les marchés financiers européens soient concurrentiels avec ceux des Etats-Unis. De plus en plus de sociétés européennes vont directement sur les marchés des capitaux américains pour trouver l'argent dont elles ont besoin, émettre des obligations ou se faire lister sur la bourse de New-York. Pourquoi ? Parce qu'en Europe, les investisseurs payent le prix d'une structure et infrastructure beaucoup plus complexe - vingt-cinq institutions pour quinze pays... - qu'aux Etats-Unis et cela se traduit par un coût extraordinairement plus important. Ainsi, une transaction sur titres coûte jusqu'à dix fois plus en Europe qu'aux Etats-Unis !

Il y a donc une forte pression pour réduire le nombre d'intervenants, pour essayer d'avoir une structure plus légère et plus concurrentielle sur le marché. Cela ne vous rassurera peut-être pas de votre point de vue mais je tiens néanmoins à souligner que la tendance est vers la consolidation.

Comment comparer les chiffres qui sont dans le livre et qui sont d'ailleurs globalement corrects, par rapport à d'autres ?

Dans le groupe Euroclear - Paris et Bruxelles - nous avons des valeurs de transfert d'actifs de l'ordre de 82 000 milliards d'euros par an. Chez Clearstream, c'est à peu près 30 000 milliards d'euros, c'est-à-dire relativement moins.

Deux centrales de règlement-livraison en Angleterre et en Suisse se sont mises ensemble dans un partenariat qui représentent 63 000 milliards d'euros. Un certain nombre d'autres institutions ont des chiffres d'un même ordre de grandeur.

Il est important de souligner que ces chiffres pâlissent à côté des transferts quotidiens sur le marché Forex, par exemple, lequel est dix fois plus gros. Ils sont à peu près du même ordre mais sensiblement moins élevés - de l'ordre peut-être de 20 % - que les mouvements sur Target qui est le système de connexion entre les banques centrales européennes qui permet les mouvements de paiement pur, sans titres en contrepartie, entre banques centrales, que ce soit au niveau national ou au niveau transfrontières.

Ces chiffres sont importants. On a parfois dit que, en gros, tout se passait chez Clearstream ou Euroclear. Je dirai que malheureusement ce n'est pas le cas. Si ces deux sociétés réalisent une part importante des transferts de ressources financières ce n'est certainement pas, et de loin, la majorité de ces transferts et par rapport aux paiements purs et simples effectués au Forex, c'est relativement faible.

Je n'indique pas du tout par ce commentaire que rien ne pourrait se passer dans notre métier.

Je pensais vous parler de la manière dont nous gérons les risques de blanchiment d'argent dans le système Euroclear mais je vais d'abord répondre directement à votre question sur les comptes publiés et sur les comptes non publiés.

A nouveau, il est très important de bien définir d'abord ce que l'on entend par compte publié et compte non publié car il y a beaucoup de confusion sur ce point.

Il y a des comptes non publiés dans toutes les centrales de règlement-livraison, à ma connaissance. Je ne peux pas vous dire que c'est toujours pour les mêmes raisons et si les pourcentages ou les nombres de comptes non publiés sont similaires. Mais le principe est acquis et je vais vous expliquer pourquoi, dans le groupe Euroclear, il existe un certain nombre de comptes non publiés.

Pour nous, un compte non publié est le compte d'un client qui n'est pas inscrit sur la liste des numéros de comptes qui sont distribués à l'ensemble des autres clients d'Euroclear. C'est la seule différence, chez Euroclear, entre un compte publié et un compte non publié.

C'est là une distinction importante par rapport aux allégations qui ont été faites dans le livre Révélations.

Il est indiqué dans le livre qu'il y aurait peut-être une comptabilité secrète par rapport aux comptes non publiés. Ce n'est pas le cas chez Euroclear.

Chez nous, tout compte non publié est traité à tous égards de la même manière qu'un compte publié.

Quelques exemples vont peut-être vous éclairer sur ce que cela veut vraiment dire.

Prenons d'abord la procédure d'admission du client. Tous les clients, que leurs comptes ou un de leurs comptes soient publiés ou non, sont sujets à la même procédure d'examen et d'approbation, avant de pouvoir devenir un client. Tous les clients d'Euroclear doivent être approuvés par un comité du conseil d'administration d'Euroclear et le nom du client fait l'objet d'une notification à l'ensemble du conseil d'administration.

Chez Euroclear, une procédure que nous appelons le « sponsoring » consiste à allouer ou à affecter à chaque client une personne, un cadre de nos collaborateurs, qui va en être responsable, il va le connaître et continuer à le suivre tout le temps que ce client travaillera avec nous. Ce responsable va poser un certain nombre de questions avant l'admission du client et il ira ensuite le voir régulièrement, lui poser des questions, lire le rapport annuel, suivre dans les journaux ce qui se passe autour de son client. La désignation d'une personne de chez Euroclear qui se spécialise dans la connaissance du client, est un des éléments fondamentaux de la règle selon laquelle il faut « connaître votre client en matière de blanchiment d'argent. »

Cette règle s'applique à tous les comptes du client, qu'ils soient publiés ou non. Il n'y a donc aucune exception faite à cette règle.

Tous ces comptes sont évidemment inclus dans la comptabilité globale. L'ensemble des collaborateurs d'Euroclear connaissent ces comptes exactement comme les autres comptes. J'ai lu dans le livre de MM. Robert et Backes que certains clients de Clearstream ou certains comptes ne seraient connus que d'une ou de deux personnes. Je ne fais aucun commentaire sur ce qui pourrait s'être passé à Clearstream, mais je vous confirme qu'il n'y absolument aucune distinction de cette nature là chez nous !

Tous les groupes de contrôle - le juridique, l'audit interne, le groupe de gestion de risques au sein de notre division financière - font le suivi et reçoivent des rapports sur ces comptes exactement de la même manière que sur les autres.

Nos régulateurs, quand ils viennent, ont accès évidemment à l'ensemble de l'information sur ces comptes non publiés.

Il est intéressant de mentionner aussi, de nouveau en raison d'une remarque que j'avais lue dans le livre de la part d'un magistrat suisse, que le rapport qui est fait au client est un rapport consolidé sur l'ensemble des comptes, qu'ils soient publiés ou non.

L'inquiétude pouvait exister sur le fait que le client reçoive un rapport officiel concernant uniquement les comptes publiés et un rapport parallèle qu'il pourrait cacher. Chez Euroclear, le rapport est établi de façon consolidée.

Il est un élément peut-être plus parlant encore pour bien montrer que compte non publié ne veut pas dire chez nous compte secret. Lorsqu'une transaction se fait entre deux contreparties dont l'une des deux a un compte non publié, le rapport qui se fait sur la transaction à la contrepartie donne en décodé le nom du compte non publié. En fait donc, même à l'égard de la contrepartie il n'y aura pas secret sur le nom de sa contrepartie, en règle générale.

On voit donc bien qu'il n'y a aucun désir de traiter ces comptes d'une manière différente.

Mais alors, me direz vous, pourquoi des comptes non publiés puisque les deux comptes sont traités de la même manière ? Il y a deux types de raisons.

Le principe du compte non publié n'a rien d'exceptionnel : la plupart des banques ne publient pas pour l'ensemble de leurs clients le nom et le compte de leurs contreparties.

Que s'est-il passé chez Euroclear ? Petit à petit le principe d'une liste de comptes publiés s'est développé parce que nos clients trouvaient utile que leurs contreparties habituelles puissent, dans un livre évidemment mis à jour régulièrement, rapidement contrôler ou identifier le compte vers lequel elles peuvent faire un transfert. C'est une facilité opérationnelle qui s'est ainsi créée avec la publication de cette liste.

Puis des comptes non publiés sont apparus à la demande écrite du client. A défaut d'une telle demande, la règle est celle du compte publié.

Nous avons interrogé un certain nombre de clients et deux raisons essentielles sont apparues.

La première concerne un certain nombre d'institutions qui aiment garder la confidentialité sur le fait qu'elles interviennent, en particulier les banques centrales. Il faut savoir qu'Euroclear est probablement la centrale de règlement-livraison privilégiée des banques centrales. Plus de trente banques centrales dans le monde nous utilisent pour leurs activités, essentiellement pour l'investissement de leur portefeuille de réserves. Plutôt que de le garder dans leurs coffres, elles l'investissent en général en titres d'Etat d'autres pays. Mais il faut qu'elles recourent à un intermédiaire et elles passent souvent par nous.

En règle générale, les banques centrales sont assez soucieuses de ne pas dire chez qui elles travaillent car elles sentiraient une pression politique d'ouvrir des comptes chez tout le monde. Je ne suis pas sûr que toutes les banques centrales seraient très à l'aise à l'idée d'ouvrir des comptes dans toutes les centrales de règlement-livraison existantes.

La deuxième raison tient au fait que les banques centrales utilisent souvent ces comptes pour réaliser des opérations relatives à leur politique monétaire. Elles peuvent être alors soucieuses d'éviter que leurs contreparties puissent deviner leur position de banque centrale en termes de banque de réserve pour soutenir la monnaie locale ou, au contraire, acquérir des réserves pour la situation inverse. Elles sont soucieuses d'éviter que qui que ce soit, sachant qu'il s'agit de banques centrales, essaie de faire des analyses en pouvant observer des tendances sur plusieurs semaines ou plusieurs mois.

Les banques centrales et également un certain nombre d'autres institutions très actives dans le trading - des banques d'investissement très jalouses de leurs tendances en la matière - préfèrent certainement éviter que leurs contreparties puissent par trop deviner ce qu'elles font.

La règle qui amène généralement les clients à vouloir avoir des comptes non publiés est simplement liée, de leur point de vue, à des considérations purement opérationnelles et de gestion de risques.

Je m'explique. Beaucoup de clients, s'ils ont une position en titres chez Euroclear la découpent - en jargon, l'on dit « la ségréguent » - entre un certain nombre de sous-comptes. Ce qu'il y a de plus typique, c'est qu'ils aient des sous-comptes par client.

Ce sont souvent de grosses institutions avec des centaines de clients et qui, elles-mêmes, peuvent être des intermédiaires pour d'autres clients. Il y a un besoin pour elles d'éviter de mélanger les titres d'un client avec ceux d'un autre.

Parfois, les ségrégations en différents sous comptes s'effectuent à partir du critère de résidence du client pour des questions de régime fiscal. Un certain nombre de pays ont des accords en matière de double taxation et cela amène les intervenants sur le marché à distinguer entre leurs clients, selon qu'ils sont résidents ou non d'un pays qui a une convention de non double imposition.

Les clients utilisent ces sous-comptes pour éviter qu'il n'y ait des titres venant d'une contrepartie qui se retrouvent sur le mauvais sous-compte. N'oublions pas qu'il y a des milliers de transactions par jour, avec des êtres humains derrière qui encodent l'information. Ils se sont aperçus avec le temps que si un livre incluait tous les comptes, y compris les 90 % de comptes qui ne sont pratiquement jamais utilisés par les contreparties, les gens se trompaient souvent d'une ligne. Se tromper d'une ligne veut dire que les titres arrivent sur le mauvais compte.

Dans ce cas, quand notre client ou peut-être le client de notre client reçoit son rapport, il n'arrive pas à le réconcilier. Il passe beaucoup de temps d'abord à expliquer aux clients pourquoi il y a une erreur et à les compenser pour les dommages qu'ils auraient subis et ensuite à revenir chez nous pour faire passer les titres d'un compte à l'autre.

Nos clients ont donc préféré que des comptes qui étaient utilisés essentiellement pour des besoins de ventilation interne ne soient pas systématiquement communiqués.

Lorsqu'ils désirent qu'un transfert se fasse sur un compte spécifique non publié, bilatéralement, dans le cadre d'une transaction particulière, ils donneront le numéro de compte à la contrepartie.

En revanche, ils ont essayé de gérer la situation générale en publiant le ou les comptes les plus utilisés.

Ces raisons nous paraissent légitimes. En tout cas chez Euroclear, les comptes non publiés ne font l'objet d'absolument aucune distinction en termes de procédure et de suivi par rapport aux autres.

M. le Président : Combien avez-vous de comptes publiés et de comptes non publiés ?

M. Pierre FRANCOTTE : Nous avons en tout 1 864 clients et un total de 6 880 comptes dont 4 376 sont non publiés, soit les deux tiers, et 2 504 sont publiés.

M. le Président : Cela veut dire que tout compte non publié est lié à un compte publié et qu'il s'agit donc de sous comptes ?

M. Pierre FRANCOTTE : Nous avons de l'ordre de 140 comptes pour des clients qui n'ont publié aucun compte. Une grosse partie sont des banques centrales. C'est parce qu'elles préfèrent qu'on ne sache pas du tout qu'elles sont utilisateurs de ces comptes.

M. le Président : Il y a donc des comptes qui n'apparaissent nulle part. Ce serait ces 140 comptes qui, nous dites-vous, sont ceux des banques centrales.

M. Pierre FRANCOTTE : C'est cela ! Il n'y a pas que des banques centrales mais ce sont essentiellement des banques centrales, ainsi que d'autres clients qui préfèrent ne pas être connus comme utilisateurs du système Euroclear. Cela veut dire qu'en règle générale la contrepartie ne la verra pas sur la liste. Mais cela ne veut pas dire qu'ils soient secrets pour les autres besoins.

M. le Président : Normalement, et c'est une discussion que nous avons eue avec Clearstream, les comptes sont ouverts chez vous par des banques, par des intermédiaires financiers eux-mêmes. Ces comptes ne peuvent pas être des comptes ouverts directement par des entreprises chez Euroclear ?

M. Pierre FRANCOTTE : Il y a là une distinction à faire. D'ailleurs, j'avais remarqué que le livre et l'émission télévisée insistaient sur ce point.

Euroclear a une règle en termes d'admission qui se fonde sur quatre critères, lesquels ont été définis pour des raisons juridiques. Compte tenu du type d'institution que nous sommes, nous ne pouvons pas nous permettre de refuser l'admission sur une base arbitraire. Nous voulions donc avoir des critères objectifs.

La très grande majorité de nos clients sont effectivement des banques commerciales, des banques d'investissement et des banques centrales. Nous avons quelques sociétés, comme Clearstream d'ailleurs, dont la trésorerie interne est venue directement chez Euroclear pour faire de l'activité de « repos » (accords de cession-rétrocession, qui sont des opérations de financement). En fait, ils font du financement. Ce sont aussi des compagnies d'assurance et nous en avons moins de cinq. Ce sont encore des institutions financières qui, en fait, préfèrent aller directement chez nous pour éviter le coût d'un intermédiaire. Il n'y a absolument rien d'anormal à cela.

Peut-être y a-t-il une raison - mais je spécule... - pour laquelle Cedel à l'époque ne voulait pas admettre officiellement qu'elle avait des non-banques comme clients. Je crois que tant que Cedel n'était pas une banque, une réglementation interne leur interdisait de les prendre. En ce qui nous concerne, nous avons toujours été une banque et il n'y a jamais eu de problème à cet égard.

Il est vrai aussi que nos clients sont en général des banques qui, elles-mêmes, tendent à être les intermédiaires de ces sociétés. Certaines pourraient ne pas être ravies si elles savaient que certains de leurs clients passent directement chez nous mais elles comprennent bien qu'il s'agit en fin de compte d'offrir le meilleur service aux clients au moindre coût.

La raison essentielle pour laquelle nous avons très peu d'autres catégories de clients autres que des banques vient de ce que les besoins de ces sociétés sont des besoins plus sophistiqués que ceux que nous pouvons proposer. Nous sommes une institution qui fait du travail en profondeur mais qui n'offre pas des services extrêmement sophistiqués comme nos clients le feraient. D'autre part, il n'y a pas énormément de sociétés dans le monde qui ont une trésorerie interne suffisamment sophistiquée pour faire leur financement elles-mêmes ; en général, elles passent par un intermédiaire.

Mais les chiffres sont effectivement faibles. Je vous avoue que je n'aurais absolument aucune honte si le pourcentage était plus élevé, parce que cela ne changerait pas fondamentalement la nature des relations avec nos clients.

Là où cela changerait quelque chose - et on touche au blanchiment d'argent - c'est que tant que la très grande majorité de nos clients sont des banques, elles-mêmes sont sujettes à des règles assez strictes en matière de blanchiment d'argent. Nous avons donc une première ligne de couverture. Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas la nôtre. Mais si notre clientèle commence à changer, il est évident que nos contrôles internes changeraient aussi de façon importante.

M. le Président : Par rapport à ce point-là que vous vouliez aborder précédemment, vous nous avez dit que chaque client se trouvait dans vos règles d'ouverture de comptes affecté à une personne chargée de son contrôle particulier. Compte tenu des 1 600 comptes - 6 000 si l'on compte les non publiés - combien d'employés avez-vous ?

M. Pierre FRANCOTTE : Les chiffres que je vous ai donnés étaient uniquement pour Euroclear Bank. Nous avons à peu près 1 500 employés à Bruxelles. Il y a à peu près 450 employés à Euroclear France.

L'allocation se fait par client. Il faut comparer au chiffre de 1 874 mais il est vrai qu'il y a un certain nombre de comptes derrière. L'important pour nous est de comprendre pourquoi le client a besoin de dix ou de quinze sous-comptes.

En général, les grosses banques intermédiaires comme State Street, Chase, etc., sont des institutions qui offrent un service spécifique dans le support du métier de titres et elles ont elles-mêmes facilement 500 ou 600 clients. Elles ne nous utilisent pas pour tous ces besoins ; elles auront peut-être 100 clients derrière elles. Certains pourraient être amenés à demander jusqu'à 100 sous-comptes, simplement parce qu'ils voudraient en avoir un par sous-client. Relativement peu demandent ce genre de choses parce que cela reste lourd à gérer également pour elles. Mais certaines pourraient être amenées à le faire.

Le travail n'est pas multiplié par le nombre de comptes. C'est surtout le nombre de clients, avec une complexité un peu plus grande lorsqu'il y a énormément de comptes. Cette complexité tient davantage à la nature du métier qu'au grand nombre de comptes.

M. le Président : Dans la lutte anti-blanchiment et dans la prévention de la délinquance financière, quelles sont les règles que vous appliquez ?

De quelle façon votre autorité de contrôle - la Commission Bancaire et Financière, j'imagine - intervient-elle chez vous ? Selon quelle fréquence ? Avez-vous déjà eu avec eux des échanges qui portaient sur la nécessité d'améliorer certaines procédures que vous allez nous décrire ?

M. Pierre FRANCOTTE : Il est utile d'abord de préciser quel est notre environnement de supervision régulatoire.

Nous sommes une banque de droit belge. La Commission Bancaire et Financière est notre autorité de contrôle première en quelque sorte. Nous sommes également supervisés par la Banque Nationale de Belgique en raison de la nature systémique de nos activités.

Les deux régulateurs coordonnent leurs activités car chacune a un angle particulier qu'elle suit pour superviser Euroclear. Ce sont essentiellement les aspects systémiques au niveau européen et mondial pour la Banque Nationale de Belgique. C'est aussi la régulation de nos activités, bancaires et autres, pour la Commission Bancaire et Financière.

Jusqu'à la fin 2000, voici trois ou quatre mois, nous étions également régulés par la Federal Reserve de New-York et par le New-York State Banking Department car à l'époque Euroclear dépendait de la banque JP Morgan. Nous avions donc quatre régulateurs à l'époque.

La Commission Bancaire et Financière et la Banque nationale de Belgique nous supervisent depuis longtemps, s'agissant surtout de la Commission bancaire.

Nous sommes évidemment soumis à la législation belge en matière de blanchiment d'argent, législation qui est tout à fait semblable à la plupart des législations européennes car il y a une coordination à ce niveau-là. Je ne vous surprendrai pas lorsque je vous parlerai des exigences d'avoir une identification complète des clients, de la conservation des données, de l'identification des personnes désignées comme les interlocutrices de la CBF, de la notification de toute activité suspecte et du programme de formation des employés, éléments auxquels nous sommes particulièrement attachés.

Finalement, le meilleur moyen d'essayer de gérer les risques de blanchiment d'argent dans une banque est de s'assurer que les employés seront fortement sensibilisés par des situations inhabituelles. Il est très difficile de suivre un grand nombre de clients et sans aucun indice de trouver un problème - une aiguille dans une botte de foin... Par contre, on peut être nettement plus efficace si on peut identifier des situations inhabituelles.

On peut mettre en place toute une série d'outils, y compris des outils informatiques. Mais si les hommes et les femmes eux-mêmes ne sont pas en mesure de distinguer une situation d'une autre, on risque de passer à côté de problèmes.

Au-delà des exigences formelles de la loi, un travail en profondeur doit évidemment être fait par une institution comme la nôtre sur ces points-là. Je suppose que toute personne qui aura été auditionnée par votre Mission vous aura dit que tout passe par la connaissance du client, ce que les Américains appellent le « know your customer » Nous avons mis en place une série de règles internes en la matière.

Il nous paraît important de connaître le client non seulement quand il rentre mais de continuer à le connaître au fur et à mesure qu'il évolue. Il n'est pas rare qu'une société rentre sous une certaine forme, avec un certain actionnariat, avec un certain type d'activité sur titres en tête et qu'un ou deux ans après elle ait fort évolué. C'est peut-être là que les problèmes pourraient se poser. On ne peut donc pas simplement se reposer sur la première ligne de protection qui est l'admission ou non comme client.

Il n'empêche que c'est par-là que cela commence. Nous avons une procédure d'admission avec quatre critères objectifs.

Le client doit avoir des ressources financières suffisantes.

Il doit avoir la capacité technologique de traiter le type d'activité qu'il a chez nous. Des gens comme vous et moi ne pouvons pas avoir un compte chez Euroclear. Juridiquement, vous ne verrez pas une exclusion explicite des particuliers dans nos règles d'admission mais les particuliers ne sont pas capables de gérer de gros volumes avec les interfaces informatiques et le support opérationnel qui sont nécessaires. Tous nos clients sont donc des professionnels de la finance. C'est sur la base de ce critère que nous élaguons en quelque sorte.

Troisième critère, le candidat doit démontrer la nécessité pour lui d'utiliser le système Euroclear. S'il a d'autres moyens pour satisfaire ses propres besoins, pourquoi venir chez nous ? C'est un moyen pour nous de commencer à poser des questions sur ce que le client compte vraiment faire et cela nous amène à poser des questions sur son type d'activité.

Le quatrième critère est loin d'être le moins important :il lui faut avoir une réputation saine sur le marché. Nous regardons si et par qui le client est régulé. Nous déterminons le type de supervision qui peut exister dans le pays. Nous sommes parfois amenés à poser des questions à l'occasion auprès d'autres banques dans le même pays ou ailleurs et nous avons évidemment énormément de contacts, y compris avec des régulateurs.

M. le Président : Avez-vous été souvent conduits à refuser des clients ?

M. Pierre FRANCOTTE : Oui, mais  relativement peu parce que leur réputation nous paraissait inappropriée, la plus grande majorité des refus concernaient des institutions qui auraient simplement eu beaucoup de mal à travailler efficacement avec nous. Mais de temps en temps, c'est un mélange de choses. Par exemple, on peut ne pas être très à l'aise avec les actionnaires ; se rendre compte que la direction de la société inclut une personne qui, trois mois avant, était au sein d'une autre institution qui, elle-même, semblait avoir eu quelques problèmes d'éthique.

Ce sont donc des mélanges de choses. Parfois un élément ne suffit pas pour dire non mais deux ou trois nous amènent à refuser le client demandeur.

M. le Président : Ces décisions d'ouverture remontent jusqu'à la direction générale ?

M. Pierre FRANCOTTE : Toute décision d'ouverture remonte non seulement au niveau de la direction générale mais aussi au niveau d'un comité du conseil d'administration, dont je fais partie. Je le disais, toute décision d'admission doit être notifiée à l'ensemble du conseil d'administration.

Par contre, les décisions de repousser un certain nombre de candidats ne remontent pas nécessairement chez nous. Il arrive parfois que des hurluberlus vous envoient des lettres assez étranges. Heureusement, nous avons un certain nombre de personnes qui arrivent à bloquer de telles demandes assez facilement.

Il faut savoir qu'il y a une procédure d'appel. Si le candidat est rejeté, il peut faire appel et cet appel passera par le conseil d'administration. Mais nous n'avons jamais eu d'appel formel. Nous avons expliqué aux intéressés pourquoi nous estimions qu'ils n'étaient pas habilités à devenir clients d'Euroclear et ils se sont rendu compte qu'ils ne gagneraient pas en appel en allant auprès des représentants du marché puisque le conseil d'administration est composé en fait de dix représentants de grandes banques et banques d'investissement qui nous utilisent.

M. le Président : Avez-vous idée du nombre de déclarations de soupçon qui ont été faites par vos services auprès de la CTIF ?

M. Pierre FRANCOTTE : Oui ! Pas nécessairement dans le contexte d'une procédure d'admission mais dans un cadre plus large. Les cas réels sont relativement rares : nous en avons eu un cette année, il y a deux mois, et un autre l'année passée. Ce sont des cas formels. Nous avons fait un rapport complet à la commission bancaire.

Nous avons un certain nombre d'autres cas plus « burlesques ». Je ne vous apprendrai probablement rien en vous disant que beaucoup d'employés avaient été approchés dans le passé par des représentants ou des gens qui se prétendaient représentants du Gouvernement du Nigeria. Ils leur disaient à peu près ceci : « Si vous êtes disposé à ce que j'utilise votre nom comme intermédiaire dans un compte en Europe, je vous donnerai une commission de 10, 15 ou 20 % sur les montants en cause... Nous sommes proches des ministères ! »

Mais je ne mentionne pas tous ces cas-là bien que nous les ayons tous rendu compte à la commission bancaire jusqu'à ce que l'on nous dise de mettre en place une procédure un peu plus générale pour ces cas-là. A un moment donné, il s'agissait de dizaines de lettres et sans doute quelqu'un avait dû obtenir la liste des employés.

Sinon, je le répète, je puis citer un cas cette année-ci et un cas l'année passée.

M. le Président : Compte tenu du nombre de transactions et de comptes, c'est très faible.

M. Pierre FRANCOTTE : C'est en effet très faible. J'espère que cela veut également dire que nous avons réussi à éviter que ne se produise un certain nombre de cas suspects.

Il est un autre outil que nous utilisons et qui nous amène à faire un suivi, y compris auprès des clients. Ceux-ci en viennent à se dire que, Euroclear faisant le suivi, ils ont intérêt à faire très attention aux activités qu'ils font chez eux. J'y reviendrai dans un instant.

Je vous ai mentionné la procédure d'admission et je vous ai parlé de la personne qui fait le suivi du client. Celle ci doit faire un suivi dans la durée mais nous demandons qu'il y ait une formalisation du processus de suivi sur des périodes précises, à tout le moins tous les deux ans et pour certaines institutions tous les ans. Cela force les gens à revérifier formellement un certain nombre de points.

Il est des points que nous demandons systématiquement. A l'entrée, nous essayons de suivre qui sont les actionnaires et c'est pour moi un élément qui reste extrêmement important. Les noms circulent sur le marché et vous pouvez savoir que telle société peut être contrôlée par la mafia. A partir du moment où vous la retrouvez comme actionnaire à 30 % dans une autre société, vous vous posez de sérieuses questions.

A côté des actionnaires, il est important de connaître la direction. Ces dernières années, nous avons fait un suivi sur certains cas parce que nous avons appris qu'une personne qui avait dû quitter une banque ou une entreprise se retrouvait trois mois après ailleurs. Les rumeurs sur le marché étaient que les raisons pour lesquelles elle était partie n'étaient pas très rassurantes.

Nous voulons aussi comprendre le type d'activité du client. S'agit-il d'une banque commerciale qui achète et qui garde les titres ? Ou bien les achète-t-elle et en vend-t-elle beaucoup ? Je reviendrai sur ce point qui est important.

Quelle est sa capacité technologique ? Peut-on avoir une copie des résultats financiers et des rapports annuels ? Une copie des rapports d'audit ? Je parle évidemment des rapports externes, les audits internes n'étant pas disponibles.

Je ne peux pas vous dire que chacun de ces éléments peut faire l'objet d'une information très précise dans chaque cas. Un certain nombre d'institutions ne sont pas cotées et sont simplement des partnership, avec trois ou quatre personnes qui ont formé une société et un rapport financier n'est pas nécessairement publié. Dans ce cas-là, nous essayons de trouver d'autres informations.

M. le Président : S'agissant de l'échange de titres cotés en bourse, à ma connaissance, ces titres ont une valeur et doivent normalement être échangés à cette valeur. Il est donc illégal d'échanger des titres à des valeurs autres que celles de leur cotation.

Vous avez des donneurs d'ordre extérieur qui transitent par vos services et qui peuvent peut-être échanger des titres à d'autres valeurs que les valeurs cotées. Ils seraient donc dans l'illégalité. Or tous les spécialistes du blanchiment considèrent que ce genre de transaction est un moyen de blanchiment. Est-ce que vous avez une possibilité ou avez-vous mis en place un système de détection de transactions et d'échanges à des cours qui seraient anormalement haut ou bas ?

M. Pierre FRANCOTTE : Premièrement, je ne suis pas un spécialiste sur le caractère illégal ou non d'acheter ou de vendre des titres cotés à une autre valeur que celle du marché. Il faut savoir que chez Euroclear la très grosse majorité de valeurs mobilières transférées sont des obligations, beaucoup d'euro-obligations mais également des obligations d'Etat et d'autres qui ne sont pas cotées.

Chez nous, le problème se pose beaucoup moins en ces termes-là mais, théoriquement, il pourrait de toute façon se poser.

Indépendamment de l'aspect légal ou illégal de l'activité, il est clair que s'il devait y avoir des transferts de valeurs mobilières à des valeurs très différentes de la valeur de référence, nous devrions nous poser des questions.

C'est une des choses que nous suivons, autant que possible. Il est une autre chose que nous suivons, tout en essayant de mettre les deux ensemble : c'est l'existence d'une activité sur un compte qui a été inactif pendant plusieurs mois.

Nous avons ainsi mis en place un outil informatique qui détecte systématiquement tout transfert d'une valeur de plus de 100 000 dollars sur un compte qui a été inactif pendant plus de six mois. Nous commençons à poser des questions et on appelle le client pour lui demander pourquoi le compte a été inactif.

Je n'ai pas en tête le détail précis de tous les critères qui sont identifiés. En tout cas, il s'agit d'essayer d'identifier, exactement comme vous le suggérez, des choses un peu inhabituelles. Nous avons de l'ordre de dix cas par mois qui sont identifiés par cet outil et ils font l'objet d'un suivi.

En général, cela ne pose pas de problèmes particuliers. Il arrive que l'on se rende compte que le client a un problème dans ses propres systèmes informatiques et dont il ne se rendait même pas compte. Parfois, il peut simplement nous expliquer que le compte a été inactif pendant six mois parce que toute l'activité avait été transférée sur une autre filiale, par exemple, et qu'il a été décidé de rapatrier l'activité dans le compte d'origine.

Nous posons donc des questions et nous observons comment les personnes réagissent. En général, ce sont les premières réponses qui vous donnent le ton, nous permettent de sentir s'ils savent de quoi ils parlent.

M. le Président : Vous avez évoqué tout à l'heure le mouvement de concentration nécessaire dans votre activité professionnelle. Nous entendons dire qu'il y aurait nécessité ou possibilité de rapprochement entre Euroclear et Clearstream. Est-ce un projet vraiment engagé ? Est-ce une idée qui a un fondement ?

M. Pierre FRANCOTTE : Oui ! C'est une idée qui a un fondement. Le fait est que ces deux institutions offrent des services de même nature.

Ce sont deux institutions dont les propriétaires sont dans une large mesure les utilisateurs sur le marché et donc ces mêmes utilisateurs se disent qu'ils payent deux fois pour un service qui, au niveau national, a toujours été rendu par une seule institution. Il y avait un Sicovam en France et de même dans d'autres pays. Quand il y en avait deux, c'était chacun pour ses instruments financiers et sans concurrence entre les deux.

Le marché se rend compte qu'il en coûte finalement très cher d'avoir plusieurs centrales offrant les mêmes services.

Je crois qu'il y a plusieurs raisons qui pourraient amener à faire cette fusion et en particulier réduire les coûts et réduire les risques. Si les utilisateurs pouvaient travailler comme ils ont historiquement travaillé en France, en Angleterre, en Allemagne, avec une centrale et avec une interface, cela réduirait leurs coûts mais aussi les risques que les titres ne se trouvent pas au bon endroit. Je crois donc qu'il y a une logique et un désir. Je peux vous dire que les allégations dans le livre Révélations sont des allégations et rien de plus pour le moment. Mais s'il devait y avoir une fusion, je suis sûr que non seulement moi-même mais aussi un certain nombre d'autres personnes voudraient s'assurer que l'on comprenne comment chacune des maisons est gérée. Nous sommes particulièrement fiers à Euroclear de notre contrôle des risques et nous voudrions nous assurer que les mêmes standards continuent à s'appliquer.

M. le Président : Je comprends tout à fait qu'il n'est pas du tout de votre rôle de colporter des rumeurs et c'est tout à votre honneur.

Toutefois, beaucoup d'interlocuteurs nous ont dit très clairement qu'ils voyaient une différence, y compris dans votre histoire, entre votre institution liée à l'origine à la Morgan, avec des règles déontologiques fortes, et l'histoire de Cedel-Clearstream.

Sans colporter des rumeurs, d'après ce que vous venez de nous indiquer, il semblerait que Cedel-Clearstream soit une institution un peu obscure et que certaines interrogations au moins pourraient se poser. Pouvez-vous me préciser ce point ?

Par ailleurs, dans votre activité professionnelle, la publication de ce livre sous le titre Révélations a quand même été quelque peu surprenante et elle a dû provoquer au moins une inquiétude, une interrogation ou une stupéfaction qui n'est pas mince. Est-ce que vous accueillez ce livre comme un pur roman ou avez-vous le sentiment qu'il va sans doute provoquer dans votre métier un certain nombre d'effets dont certains sont peut-être souhaitables, y compris de votre point de vue ?

M. Pierre FRANCOTTE : Franchement, je ne crois pas que je puisse dire beaucoup plus que ce que j'ai dit sur la réputation de Clearstream. A la limite, il n'est pas surprenant que cette institution me soit plus obscure qu'elle n'est à un grand nombre d'autres personnes qui en sont ses clients directs. Finalement, c'est à Euroclear que Clearstream dira le moins, puisque nous sommes concurrents.

Je peux dire simplement qu'il y a eu sur un certain nombre d'années des rumeurs qui ont couru. Je ne suis pas naïf non plus et je me rends tout à fait compte que parfois des rumeurs sont la source d'autres rumeurs qui paraissent être concordantes mais qui ne sont jamais que la répétition de la même rumeur d'origine. J'ai mes propres interrogations, c'est vrai !

Je crois que s'il devait y avoir fusion, il serait souhaitable et ce serait mon devoir de m'assurer que s'il y avait des « squelettes dans les placards », on les trouve. Cette fusion créerait très certainement l'institution qui serait au c_ur de l'ensemble du règlement-livraison en Europe. Ce serait un peu comme s'il n'y avait qu'une seule bourse de valeurs en Europe. Il n'y aurait plus, à terme, qu'une seule centrale de règlement-livraison. Je suis sûr également que les régulateurs voudraient être confiants que les procédures de cette institution soient au-delà de tout reproche.

Vous m'avez posé une question sur le livre Révélations. De notre point de vue, ce livre est un mélange de choses. Il part de suggestions qu'il aurait pu y avoir un meurtre voici un grand nombre d'années pour aboutir à des allégations parfois très précises et même assez techniques.

Je vous avoue que je regrette que le concept de non-publication des comptes ait été perçu comme l'élément le plus important. Je ne sais pas si les allégations seront vérifiées ou non.

Un compte non publié ne me choque pas ; une comptabilité secrète me choque profondément.

M. le Président : Cela est bien établi dans le livre et nous l'avons bien compris.

M. Pierre FRANCOTTE : C'est dit dans le livre ! Mais lisez les journaux et on a fait beaucoup de bruit autour d'autres choses, ce qui a amené un certain nombre de personnes sur la place, représentants de clients ou d'autres, à penser que c'était peut-être finalement du vent.

M. le Président : Vous parlez de cette rumeur qui se reproduirait elle-même, qui se clonerait en quelque sorte. La rumeur du marché est bien qu'il y aurait possibilité d'une comptabilité secrète chez Cedel Clearstream ?

M. Pierre FRANCOTTE : Je ne suis pas sûr que tellement de gens l'aient compris comme cela. J'ai entendu beaucoup de personnes qui se demandaient ce qu'il pouvait y avoir de si extraordinaire à parler de comptes non publiés dans ce livre.

M. le Président : Vous disiez précédemment qu'il y a des rumeurs «  ces dernières années. » Elles ne portent pas sur l'existence de comptes non publiés, ce qui est évident. C'est qu'à partir de comptes non publiés et non rattachés à des comptes publiés il y aurait possibilité d'avoir une double comptabilité. Telle est la rumeur du marché !

M. Pierre FRANCOTTE : C'est en effet une des rumeurs sur le marché.

Quel effet cela pourra avoir sur le marché ?

D'une part, des régulateurs vont poser de nouvelles questions et il ne vous surprendra pas que la CBF est venue nous voir très rapidement après. Nous avons fait une présentation très complète à ses représentants qui ont ensuite posé beaucoup de questions.

D'autre part, en interne chez Euroclear, nous serons amenés à revoir un certain nombre de choses. Je ne suis toujours pas choqué par les comptes non publiés mais je ne vais pas tout ignorer pour pouvoir simplement rationaliser que ce que nous avons toujours fait était bien. Je propose donc en interne, dans les mois qui viennent, de repasser en revue nos diverses procédures. Ce n'est pas que le besoin s'en fasse particulièrement ressentir. Mais si nous ne le faisons pas à l'occasion d'indications de cette nature-là, quand le fera-t-on ?

M. le Président : Nous ne produirons un rapport général sur les institutions financières qu'à la fin de l'année 2001. Si vous avez des éléments de progression par rapport à votre contrôle interne, vous pourrez en faire part à la Mission pour qu'elle puisse les relayer et les aviser. Ce serait très utile à nos travaux.

M. Pierre FRANCOTTE : Tout à fait ! Il y a d'ailleurs d'autres éléments sur les marchés qui nous amènent naturellement à le faire de toute façon. Des discussions ont lieu, en particulier aux Etats-Unis, sur ce que l'on pourrait appeler des sociétés coquilles, des shell banks qui se trouvent dans un certain nombre d'endroits. C'est quelque chose qui devrait nous amener également à revoir le type de questions que nous posons, le suivi que nous faisons, etc. Tout cela me paraît être dans l'ordre des choses.

C'est peut-être parce que je suis à l'origine juriste que je suis particulièrement attaché à la réputation de notre institution, surtout si nous voulons placer notre institution au c_ur de l'Europe du règlement-livraison. Il me semble donc que c'est un bon « investissement » que de passer plus de temps sur de telles questions.

Vous avez posé la question de savoir si tout cela va amener à d'autres développements ? Sans doute vous demandez-vous si des clients vont changer de camp ?

Je vous avoue que pour le moment je n'ai pas senti un mouvement extrêmement important de la part de grandes banques à cet égard. Ma plus grande inquiétude se situe finalement là.

Le livre contient certaines erreurs. Par exemple la Banque de France aurait en compte des comptes secrets ! D'autres points sont finalement anecdotiques dans une vision d'ensemble. Cette focalisation trop importante sur les comptes non publiés et moins sur ce qu'il pourrait y avoir derrière ont conduit certaines personnes à dire assez rapidement qu'il n'y a rien derrière tout cela.

J'espère qu'à tout le moins les régulateurs amèneront chacun des intervenants financiers qui utilisent directement ou indirectement des sociétés comme les nôtres à poser des questions. Quitte à vous surprendre, je ne verrais donc pas d'un mauvais _il d'avoir plus de questions de la part de mes clients sur nos procédures en la matière.

M. le Président : Je vous remercie. Vous partagez la même analyse que nous sur ce dernier point : il ne faut pas s'intéresser aux arbres mais à la forêt qui se cache derrière. Il est vrai que certaines erreurs, factuelles et regrettables, vont éviter de poser des questions de fond qui nous concernent tous. Je suis content de savoir que c'est ce que vous pensez.

La parole est à M. le Rapporteur.

M. le Rapporteur : Vous avez parlé d'une réaction de vos autorités de régulation belges. Avez-vous connaissance de réactions similaires de la part de l'autorité de régulation luxembourgeoise à l'égard de Clearstream ?

M. Pierre FRANCOTTE : Je n'en sais que ce que j'ai lu dans la presse et je n'ai donc pas d'informations supplémentaires. J'ai lu que le ministère des Finances et la Banque centrale du Luxembourg avaient organisé une réunion à très haut niveau dans les jours qui suivaient. Il y avait indication que la Banque centrale du Luxembourg ferait un certain suivi. Je n'en sais pas plus.

M. le Rapporteur : Ce sont des informations en provenance de la presse luxembourgeoise dont vous disposez ?

M. Pierre FRANCOTTE : Je ne me souviens pas précisément. Je crois également que le Républicain Lorrain a publié plusieurs articles et semblait assez bien informé sur ce qui se passait au Luxembourg. Si vous le souhaitez, je peux faire faire une recherche.

M. le Rapporteur Nous avons les moyens de vérifier mais je vous remercie. Je voulais savoir si vous aviez des informations qui n'étaient pas rendues publiques par des organes de presse.

Nous avons convoqué M. Lussi. Il nous a fait savoir de façon assez curieuse et lacunaire - c'est un point de vue personnel de rapporteur chargé des investigations dans cette Mission d'information - qu'il ne souhaitait pas venir s'exprimer dans les formes que nous avions choisies, c'est-à-dire en audition publique, de manière à tirer un certain nombre de clarifications, éventuellement de justifications, si elles étaient nécessaires au moins à ses yeux.

Comment expliquez-vous cette attitude de la part de M. Lussi, sachant qu'il nous a renvoyés aux autorités de régulation luxembourgeoises ?

M. Pierre FRANCOTTE : C'est un exercice de psychologie que vous me demandez de faire ! (Sourires.)

Pour ma part, je considère que faire ce genre de choses fait partie de mes responsabilités. Vous m'auriez demandé de venir, indépendamment de la parution du livre, je l'aurais fait exactement de la même manière. De même, on me demanderait de le faire au Luxembourg, en Belgique ou aux Etats-Unis, je le ferais également car je crois qu'il est important de s'assurer que des gens qui ont des responsabilités importantes, telles que les vôtres, connaissent les faits et les entendent directement de la part des opérateurs de marchés concernés.

M. le Rapporteur : Vous n'êtes pas sans savoir qu'un certain nombre d'actionnaires de Clearstream sont des banques françaises et que nous avons engagé un certain nombre de demandes de clarification de leur comportement par rapport aux services que vous et votre concurrent, Clearstream, rendez. Il est vrai que la position de M. Lussi rend plus complexes les conditions dans lesquelles nous allons devoir avancer sur cette question. Il nous paraît difficile, dès lors que nous exigeons de nos banques françaises mais également de banques européennes le respect de standards internationaux que vous avez parfaitement énumérés, de ne pas poser un certain nombre de questions et de ne pas obtenir de réponses.

Si vous croisez M. Lussi dans l'avion, dites-lui que la Mission s'interroge !

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu avec tant de diligence et de précision à nos questions.

M. Pierre FRANCOTTE : Je me propose de suivre votre suggestion : s'il y avait des faits nouveaux ou une évolution dans nos procédures internes, nous pourrions vous faire parvenir ces éléments.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Patrick MOULETTE, secrétaire exécutif du groupe d'action financière sur le blanchiment des capitaux (GAFI)

(Procès-verbal de la séance du mercredi 2 mai 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, président

M. le Président : Monsieur Moulette, je vous remercie d'avoir accepté de revenir devant notre Mission pour faire le point de la situation depuis la publication par le GAFI, le 22 juin dernier, de la liste des territoires non coopératifs. Certains pays ont fourni, depuis, des gages de bonne volonté, d'autres sont sans doute restés plus inertes. Pouvez-vous tout d'abord nous indiquer ceux qui appartiennent à cette dernière catégorie et ensuite nous éclairer sur vos intentions à leur encontre - représailles, sanctions. Enfin, la liste publiée en juin est-elle aujourd'hui susceptible - et dans quelle mesure - d'être modifiée ?

M. Patrick MOULETTE : Monsieur le président, messieurs les députés, vous avez pu constater les progrès réalisés par un grand nombre de pays, inscrits sur la liste publiée le 22 juin 2000, qui ont adopté de nouvelles législations ou réglementations. Dans certains cas - vous pourrez trouver cela dans les communiqués de presse que le GAFI a publiés en octobre 2000 et en février 2001 -, ces progrès sont impressionnants, notamment aux Bahamas et aux Iles Caïmans, non seulement en raison du nombre de législations adoptées mais également de la rapidité avec laquelle ces Etats ont réagi. Pour d'autres pays, les progrès sont moins clairs mais il est néanmoins certain qu'il existe un mouvement d'ensemble.

Nous avons classé les quinze pays listés en trois groupes : ceux qui ont réalisé des progrès importants, ceux dont les progrès sont relatifs et ceux dont les progrès sont quasi inexistants. Ce dernier groupe est composé de quatre pays : les Philippines, le Liban, la Russie et Nauru - même s'il y a eu du nouveau depuis notre dernière réunion.

Cependant, comme je viens de vous le dire, des changements sont intervenus depuis cette date. Le Liban a adopté une législation anti-blanchiment le 10 avril. Il semblerait que le gouvernement russe ait présenté un projet de loi anti-blanchiment à la Douma la semaine dernière ; dans la même semaine, la Russie a ratifié la convention du Conseil de l'Europe dite Convention de Strasbourg, relative au blanchiment. En ce qui concerne la législation du Liban, il convient de procéder à une analyse en profondeur du texte, afin de savoir comment ces nouvelles dispositions interfèrent avec le secret bancaire. Quoi qu'il en soit, ces quatre pays vont encore demeurer sur la liste des Etats non coopératifs pour un certain temps.

Parallèlement, nous avons adopté une politique de « délistage » qui est très fortement liée aux questions de mise en _uvre de ces nouvelles législations anti-blanchiment. Pour sortir de la liste, nous imposons deux conditions : d'une part, ces pays doivent promulguer des lois pour combler les carences signalées par le GAFI au mois de juin 2000 ; d'autre part, le GAFI doit être sûr - et cela est difficile à évaluer - que ces dispositions entreront en application. Nous avons eu du mal à formuler clairement cette dernière condition ce qui nous a valu de nombreuses critiques ; il nous a été reproché de ne pas avoir été suffisamment clair. Mais cela n'est pas simple à définir et nous demandons en effet à ces pays, non pas d'être à 100 % efficaces, mais un début d'application de leur législation, ce qui rend plus difficile cette sortie de la liste.

M. le Président : Cela veut-il dire qu'aujourd'hui vous ajoutez aux moyens qui sont les vôtres - échanges de documentations, interrogations par écrit - des visites sur le terrain par des experts qui viennent vérifier la mise en _uvre effective des mesures législatives adoptées ?

M. Patrick MOULETTE : Oui. Je peux d'ailleurs vous préciser la procédure du « délistage ». Nous n'envisageons de retirer un pays de la liste que si des progrès substantiels ont été réalisés en termes de législation. Ensuite, le GAFI après l'accord de sa réunion plénière, demande au pays en question de nous soumettre un plan de mise en _uvre nous indiquant clairement quels sont ses objectifs, les moyens de fonctionnement du nouveau système, le recrutement des fonctionnaires de la FIU, c'est-à-dire l'Unité de renseignement financier du pays. Nous exigeons aussi des informations sur la date d'entrée en vigueur du mécanisme des déclarations de transactions suspectes, les moyens financiers et humains affectés aux différents services de lutte contre le blanchiment, le nombre d'inspections prévues par la Banque centrale et les autorités de contrôle du secteur financier, etc. Tout cela doit être daté et chiffré.

Nous avons demandé des plans de mise en _uvre aux sept pays mentionnés dans le dernier communiqué de presse du GAFI ; ils nous les ont fait parvenir et nous en avons refusé certains qui étaient trop vagues. Lorsque les plans de mise en _uvre ont été estimés satisfaisants, l'une des façons de les vérifier est effectivement de se rendre sur place et d'effectuer des visites d'évaluation par des équipes composées de différents experts du GAFI.

Vous avez employé, monsieur le président, les mots représailles et sanctions ; nous préférons parler de contre-mesures. Celles-ci ont été discutées par le GAFI en février 2000, lorsque nous avons lancé l'exercice sur les pays et territoires non coopératifs. Elles sont au nombre de trois : des obligations extrêmement strictes d'identification de l'ayant droit économique de personnes physiques ou morales ayant leurs comptes situés dans un pays ou territoire non coopératif ; des déclarations systématiques des transactions suspectes pour les opérations effectuées avec les pays ou territoires non coopératifs ; enfin, la troisième contre-mesure concerne les transactions financières et la possibilité de les conditionner, de les cibler, de les restreindre, voire de les interdire. Quand je parle de pays ou de territoires non coopératifs, il s'agit bien entendu de ceux qui n'ont pas fait de progrès. Ces contre-mesures concerneraient donc, à l'heure actuelle, les quatre pays que j'ai cités tout à l'heure : le Liban, la Russie, les Philippines et Nauru.

La discussion sur les contre-mesures n'est pas close, au sein du GAFI, certaines d'entre elles soulevant de gros problèmes techniques, notamment la déclaration systématique des transactions financières. Si un système de déclaration automatique est appliqué pour certains grands pays, on peut se poser des questions sur le nombre des déclarations qui parviendraient à chaque Unité de renseignement et le risque de paralysie éventuelle de ces unités. Nous réfléchissons donc à cette question qui est inscrite à l'ordre du jour de notre prochaine réunion de juin, puisque nous avons annoncé publiquement, dans notre communiqué de presse du 1er février, que nous prendrons une décision concernant les contre-mesures à ce moment-là.

M. le Président : Vous vous êtes particulièrement intéressé au fonctionnement du système SWIFT et vous avez estimé qu'il conviendrait d'améliorer le nombre et la nature des informations se rattachant à la transaction. Avez-vous pu avancer dans vos discussions avec les responsables du système SWIFT et pouvez-vous nous faire part des points qui posent difficulté ?

M. Patrick MOULETTE : Cette question ne figure pas à l'ordre du jour de la présidence actuelle du GAFI XII ; cette année, nos priorités concernaient très clairement d'une part, l'exercice sur les pays ou les territoires non coopératifs avec la mise au point de contre-mesures éventuelles et l'examen d'un deuxième groupe de pays - il pourrait donc y avoir quelques pays en plus sur la liste au mois de juin, d'autre part, l'ouverture d'un travail de révision des quarante recommandations. La question du système SWIFT n'a donc pas été abordée cette année. Nous en avons toutefois parlé dans le rapport sur les typologies - publié en février 2001 - mais nous avons surtout discuté du blanchiment sur Internet, de la question des professions non financières, de celle des trusts.

M. le Président : Nous avons été amenés à nous intéresser au fonctionnement des chambres de compensation, les sociétés de livraison de titres, par la parution d'un ouvrage controversé. Le GAFI a-t-il été saisi du fonctionnement de ces organismes - Clearstream et Euroclear - et de leurs possibles dysfonctionnements ?

M. Patrick MOULETTE : Non, nous n'avons pas étudié cette question. Si elle avait dû être étudiée, elle l'aurait été dans le cadre des travaux sur les typologies. Il y a quelques années, nous avons examiné de près ce qui se passait dans les secteurs financiers non bancaires, tels que l'assurance et le marché des valeurs mobilières, avec la possibilité de blanchir de l'argent sur le marché des options et le marché de produits dérivés, mais nous ne nous sommes pas intéressés aux chambres internationales de compensation.

M. le Président : La France a fait l'objet d'une évaluation de la part du GAFI, pouvez-vous nous en présenter les grandes lignes et nous indiquer les points faibles qui mériteraient, selon vous, d'être améliorés dans le dispositif anti-blanchiment ?

M. Patrick MOULETTE : Nous devons commencer notre troisième cycle d'évaluation en 2002 et la France qui n'a pas été évaluée depuis 1996, pourrait être l'un des premiers pays concernés par ce nouveau cycle. Mais je puis vous dire que le système français se place dans la catégorie des « bons systèmes » - notamment parce que les quarante recommandations ont été transposées dans le système français de lutte contre le blanchiment.

Deux critiques principales avaient été formulées à l'époque concernant la France : premièrement, le manque d'efficacité en termes de condamnations judiciaires, de montants confisqués et plus particulièrement, le peu de statistiques disponibles, le manque d'informations provenant du système judiciaire ; deuxièmement, la concurrence à laquelle se livraient différentes autorités et la nécessité de coordonner davantage les rouages du système français de lutte contre le blanchiment. Toutefois, un certain nombre de mesures ont été prises depuis 1996 pour améliorer la coopération entre les autorités qui reçoivent les déclarations de transactions suspectes et les autorités policières.

M. le Président : Il nous a été dit à deux reprises - au Luxembourg et en Suisse - que les banquiers pouvaient refuser une relation d'affaires pour éviter d'établir une déclaration de soupçon, et que ce comportement était tout à fait admis par le GAFI. Confirmez-vous cette déclaration ? Et ne pensez-vous pas, au vu d'un certain nombre d'affaires, qu'il conviendrait d'être plus précis, voire de revenir sur cette position ?

M. Patrick MOULETTE : La recommandation du GAFI qui traite de la question de la déclaration suspecte ne précise pas ce point. Il s'agit donc d'une question d'interprétation qui se pose, évidemment, dans certains pays - en Suisse, par exemple. Ce n'est pas dans l'esprit des recommandations du GAFI que de refuser la transaction pour éviter la déclaration de soupçon. Les pratiques que vous avez mentionnées ont été critiquées dans les rapports d'évaluation mutuelle concernés. Nous avons donc un problème d'interprétation des recommandations - ce n'est pas le seul, puisque grâce à l'exercice sur les pays et territoires non coopératifs nous avons identifié un certain nombre de points - sur lesquels il conviendrait peut-être de revenir et de trancher par écrit.

M. le Président : Au printemps dernier, trois listes de territoires non coopératifs ont été publiées : celles du GAFI et du Forum de stabilité, ainsi que celle concernant la concurrence fiscale dommageable. Or les commentateurs s'y sont parfois un peu perdus et n'ont pas bien compris de quoi il s'agissait. Cependant, nous pouvons nous réjouir que le problème du blanchiment des capitaux ait fait l'objet d'une prise de conscience internationale ; on assiste à une multiplication des instances qui s'en préoccupent - l'Union européenne, l'OCDE, le groupe Egmont, les Nations unies... Comment envisagez-vous l'avenir du GAFI au sein de cette « constellation » qui se met en place ?

M. Patrick MOULETTE : Il est vrai qu'il y a eu pas mal de confusion entre ces trois listes qui traitaient en fait de sujets différents. Mais l'exercice du GAFI a été beaucoup plus productif et réussi que les autres. Je ne sais pas vraiment ce qui est advenu de la liste des centres financiers offshore établie par le Forum de stabilité financière - je sais simplement que les travaux d'évaluation des centres offshore ont été confiés au FMI et que leur déroulement prend du temps. J'ai peu d'informations, mais je sais que cette publication a été très critiquée, car à la différence de notre exercice, la liste a été publiée sans contacts et dialogue préalables avec les pays concernés.

Par ailleurs, par rapport à l'OCDE, nous sommes sur un terrain davantage susceptible de recueillir l'adhésion des gouvernements ; or sur les questions fiscales, cette adhésion n'est pas évidente. Bien entendu, personne ne soutient les fraudeurs du fisc, mais, politiquement, on peut gagner beaucoup plus en faisant avancer la lutte contre le blanchiment qu'en faisant avancer une initiative de lutte contre la concurrence fiscale dommageable.

S'agissant de la place du GAFI parmi les autres organisations internationales, nous réaffirmons sans cesse notre volonté de coopérer. En pratique, il est vrai, la coopération est très faible, notamment avec les Nations unies ; cela est regrettable car je suis persuadé qu'il y aurait une complémentarité entre les deux. Les Nations unies, avec leur réseau mondial, leurs ressources, pourraient jouer un rôle complémentaire au GAFI en termes d'assistance technique, de sensibilisation, d'aide aux pays souhaitant prendre des mesures anti-blanchiment.

Le message du GAFI ne passe pas toujours très bien, car il est souvent présenté - de façon caricaturale, d'ailleurs - comme un groupe de pays riches. On l'a vu récemment lors d'un débat en conseil d'administration au FMI : des critiques très vives ont été formulées à ce sujet.

M. le Président : Il y a là une vraie difficulté. Nous avons été étonnés de constater que Guernesey et Jersey, alors qu'elles avaient fait l'objet de vives critiques dans le rapport Edwards, ne se retrouvaient pas dans la liste du GAFI.

Vous nous avez fait comprendre, lors de notre dernier entretien, que l'audition de la Grande-Bretagne avait été un peu clémente. Nous nous sommes demandés si cette dernière n'avait pas pesé de tout son poids dans le GAFI - qui fonctionne de façon consensuelle - pour éviter à ses territoires dépendants de se trouver sur cette liste, au risque d'apparaître, aux yeux de certains interlocuteurs moins stigmatisés, comme un peu moins crédible.

M. Patrick MOULETTE : Le rapport Edwards est antérieur au rapport du GAFI sur chacune des îles anglo-normandes et les gouvernements de Jersey et de Guernesey ont, depuis la publication du rapport Edwards, pris des mesures.

Nous avons mené un travail d'analyse technique par rapport aux vingt-cinq critères - élaborés puis publiés en février 2000. Or il se trouve que les îles anglo-normandes - et d'autres pays dont on aurait pu penser qu'ils seraient des candidats sur la liste - ne cumulaient pas suffisamment de critères qui les auraient conduits à figurer sur la liste des pays non coopératifs. Par ailleurs, l'examen de ces territoires nous a démontré que les quarante recommandations du GAFI pouvaient manquer de clarté sur certains aspects. C'est le cas par exemple de la notion de déclaration indirecte des transactions suspectes. Le texte de la recommandation du GAFI qui traite de cette question est très bref : « Les institutions financières doivent déclarer les transactions suspectes ». Mais pour la majorité des pays du GAFI, et notamment pour les pays de droit civil, un texte de loi doit préciser cette obligation.

Pour d'autres pays, l'argument est qu'il existe une obligation indirecte. L'obligation expresse n'existe pas, mais si aucune déclaration n'est effectuée, cela peut entraîner des poursuites sur le plan pénal. Or nous avons connu ce problème avec les îles anglo-normandes. Sur ce point, il n'était pas possible de conclure, car les recommandations du GAFI, dans leur rédaction actuelle, ne sont pas suffisamment claires. Ce point - avec quatre questions particulièrement préoccupantes dans le cadre de la lutte contre le blanchiment des capitaux - va donc être étudié de près dans le cadre de la révision des quarante recommandations.

M. le Président : Ces contrôles, comme à Jersey, n'ont pas été des contrôles sur place ; ce sont des échanges de correspondances.

M. Patrick MOULETTE : Pour les évaluations de tous les territoires non coopératifs, il est procédé à une visite sur place dans le cas d'un éventuel retrait de la liste. Mais pour la phase précédente, c'est-à-dire l'inscription d'un pays sur la liste, il y a, au début de la procédure, échange de correspondances, questions spécifiques, demande de documentations de la part du GAFI, rédaction d'un projet de rapport par un expert du GAFI qui est ensuite avalisé par les autres instances du GAFI, soumission du projet de rapport à la juridiction examinée et, à un stade avancé de l'examen, non pas une visite sur place mais des réunions bilatérales entre la juridiction examinée et le groupe de revue compétent. Dans le cadre des îles anglo-normandes, des réunions ont eu lieu entre les experts du GAFI appartenant au groupe de revue sur l'Europe et une délégation de ces territoires.

M. le Président : Monsieur Moulette, vous pourriez maintenant nous exposer la procédure de révision des quarante recommandations.

M. Patrick MOULETTE : Nous avions prévu, dans le cadre de notre mandat quinquennal, de travailler sur la révision des quarante recommandations à partir de 2002/2003, mais un certain nombre d'événements ont précipité le démarrage des travaux, notamment l'exercice sur les territoires et les pays non coopératifs.

Nous avons dans un premier temps identifié le champ de la révision. Je rappelle que les quarante recommandations ont été révisées pour la dernière fois en 1996 - elles avaient été publiées en 1990. Nous avons identifié trois sujets principaux ; d'autres sont davantage d'ordre rédactionnel, mais si certains ne le sont pas tout à fait, comme le rôle des Unités de renseignement financier dans la lutte contre le blanchiment - les mots « unité de renseignements financiers » ne figurent pas dans les recommandations ; c'est une lacune à combler, mais cela ne pose pas de réels problèmes car il existe un consensus sur cette notion dans la communauté internationale.

Pour les trois sujets principaux identifiés, nous mettons en place des groupes de travail.

Premier groupe : l'identification des clients et la déclaration des transactions suspectes. Ce groupe travaillera aussi sur la question de l'Internet et du blanchiment, ainsi que sur trois des questions de préoccupation commune que nous avions relevées dans l'exercice « pays ou territoires non coopératifs » : la question de l'obligation indirecte de la déclaration de soupçon ; la question des apporteurs d'affaires. Dans certains pays, une pratique consiste à autoriser des intermédiaires à apporter des clients et des affaires à des banques ou à des institutions financières. Dans ce cas, l'identification du client est effectuée non pas par la banque ou l'institution financière mais par l'apporteur d'affaires. Dans leur rédaction actuelle, les quarante recommandations ne prennent pas clairement position sur ce point. La troisième question est l'absence d'un programme strict d'application des nouvelles règles d'identification pour les comptes ouverts avant leur entrée en vigueur. Quand un pays qui ne possède pas de loi anti-blanchiment décide d'instaurer une règle d'identification des clients, les comptes ouverts avant la promulgation de la nouvelle législation, doivent faire l'objet d'une procédure d'identification.

Deuxième groupe : le droit des sociétés, qui pour l'instant n'est pas traité de façon approfondie dans les quarante recommandations. Elles s'appuient sur des aspects pénaux - droit pénal, droit de la confiscation -, sur des mesures de détection et de prévention qui pèsent sur le secteur financier. En 1996, nous avons simplement parlé des sociétés écrans de façon telle que cela ne nous permet pas d'aller très loin. Ce groupe de travail traitera également de deux autres points de préoccupation commune relevés dans l'exercice « pays et territoires non coopératifs » : les actions aux porteurs et les sociétés d'affaires internationales.

Troisième groupe : les professions non financières. Comment les faire entrer dans le champ d'application des mesures anti-blanchiment ?

M. le Président : Vous avez un calendrier ?

M. Patrick MOULETTE : Il est difficile d'établir un calendrier, sachant que nous sommes actuellement sous une présidence qui va se terminer le 1er juillet. Le président actuel - qui a tenté de faire avancer les choses - ne peut pas espérer des décisions concrètes d'ici à la fin de son mandat. Nous sommes en train de rédiger le programme de la prochaine présidence avec l'idée de discuter de propositions concrètes en février 2002. Les sujets sont beaucoup plus complexes qui ceux qui ont été traités en 1996 ; les principaux changements avaient été de faire passer la définition du blanchiment de la drogue aux autres crimes, d'inscrire l'obligation de transactions suspectes et d'obtenir une meilleure couverture des bureaux de changes - tout cela nous a pris presque une année pour nous mettre d'accord, à 26 pays, sur un texte.

Aujourd'hui, les questions abordées sont plus complexes. Par exemple, la question de l'Internet n'est vraiment pas facile à régler. Bien entendu, nous ne voulons pas, pour la crédibilité du GAFI, avancer des mesures qui n'auraient aucun sens. Il n'existe donc pas vraiment de calendrier strict, mais il y a déjà cette première étape de février 2002.

M. Jacky DARNE : Vous avez parlé tout à l'heure d'une coopération avec les Nations unies. Comment envisagez-vous la suite - lors de votre première audition, vous aviez envisagé la constitution de GAFI régionaux ?

L'inconvénient d'être perçue aujourd'hui comme une organisation de pays industrialisés qui ont une certaine éthique, une certaine vision des opérations internationales peu reconnues par les autres me paraît être un handicap. Avez-vous des pistes pour que l'on puisse avancer ? La personne que nous recevions avant vous insistait sur la nécessité d'universalité de cette action.

M. Patrick MOULETTE : La stratégie du GAFI reste, jusqu'en 2004, la diffusion du message anti-blanchiment au monde entier. Cette stratégie repose sur une expansion limitée du GAFI. Nous avons commencé avec l'adhésion de trois pays d'Amérique latine - Argentine, Brésil et Mexique -mais le fait est qu'il reste encore de nombreuses régions du monde sous-représentées, notamment la région asiatique. Un certain nombre de contacts ont été lancés avec d'autres grands pays, d'autres continents, sans succès concret pour l'instant.

Un autre aspect de cette stratégie réside dans le développement de groupes régionaux crédibles et efficaces. Lors de notre dernière réunion, j'avais mentionné les groupes régionaux existants. Depuis, il s'en est créé d'autres : un groupe en Amérique latine, le GAFI Sud, un groupe en Afrique occidentale et un autre en Afrique centrale. Notre idée de base est toujours de développer ce réseau avec les groupes régionaux. Mais l'initiative sur les pays et territoires non coopératifs a causé un certain nombre de dommages dans nos relations avec ces groupes puisque certains pays de leurs membres se sont retrouvés sur la liste de juin 2000.

Nous souhaitons donc montrer que nous sommes sincères, en continuant la coopération et en essayant d'améliorer les relations. D'abord, en associant ces groupes régionaux et leurs membres à la révision des quarante recommandations, de sorte qu'elles soient acceptées de façon plus universelle ; nous ne voulons pas nous heurter aux problèmes que l'on a rencontrés lors de l'élaboration de la convention de Palerme - nous avions essayé d'introduire une référence aux quarante recommandations dans la convention, mais il y a eu un blocage total des pays en développement dans les négociations à Vienne. Cela étant dit, même si les textes des Nations unies sont importants, ce sont des instruments multilatéraux extrêmement lents à mettre en _uvre et dont l'application ne fait pas l'objet d'évaluation. En ce qui concerne la révision des quarante recommandations, nous souhaitons, non pas donner aux pays non-membres un droit de regard et de décision sur les changements à faire dans les quarante recommandations, mais les associer dans une phase consultative.

Le fait est que la composition actuelle du GAFI est un peu étrange. Certains pays ne représentent pas forcément les plus grands centres financiers de la planète, mais en même temps on nous accuse d'être le club des pays les plus riches. Si le GAFI continue ses travaux après 2004, il devra peut-être réfléchir à sa composition, à ses critères de sélection. Sachant que l'on aurait beaucoup plus intérêt à faire entrer des pays qui ne sont pas forcément membres ou dans la mouvance OCDE mais qui sont des centres financiers importants des différentes régions du monde ; en effet, l'un des aspects essentiels de nos travaux, c'est la pression par les pairs qui permet d'améliorer les mesures en place dans les pays membres.

M. le Président : Monsieur Moulette, je vous remercie.

Audition de M. Jean PEYRELEVADE,
Président du Crédit Lyonnais, et de M. René WACK,
de la direction des risques du groupe

(Procès-verbal de la séance du mercredi 2 mai 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Monsieur le président, monsieur Wack, je vous remercie d'avoir accepté de vous rendre à notre invitation. Cette Mission travaille depuis maintenant deux ans; ses sujets de préoccupation sont la lutte contre le blanchiment et les obstacles aux contrôles et à la répression de la délinquance financière. Nous nous sommes déplacés dans toute l'Europe, nous y avons rencontré les acteurs, non seulement du monde financier, mais également du monde judiciaire et politique. Nous avons identifié quelques territoires qui posent particulièrement problème et auxquels nous avons déjà consacré des monographies.

C'est dans ce cadre que nous nous sommes rendus au Luxembourg où nous avons rencontré les différentes autorités. Par la suite, nous avons été saisis d'un ouvrage rédigé par MM. Backes et Robert qui s'intéresse au fonctionnement de la chambre de compensation internationale Clearstream. Votre banque figure parmi les fondateurs de cette société ce qui m'amène à vous demander ce que vous pensez-vous de cet ouvrage et des analyses des auteurs ? Par ailleurs, depuis que ces informations ont été livrées au public, cela a-t-il suscité des interrogations particulières de la part du Crédit lyonnais?

M. Jean PEYRELEVADE : Non, nous ne nous sommes pas posé de questions particulières, car la vision que nous avons de ces organismes de compensation fait que nous ne comprenons pas bien le sens des affirmations avancées dans cet ouvrage. Vérification du bien-fondé de notre jugement, oui : nous avons refait un parcours rapide du fonctionnement de nos comptes qui nous amène à penser que notre analyse était bien celle qu'il fallait.

M. le Président : Dans cet ouvrage, le Crédit Lyonnais est qualifié de « champion de France » des comptes non publiés - ce qui n'est pas en soi un problème. Quelles sont les raisons qui justifient ces comptes non publiés et leur nombre aussi important ? Par ailleurs, qui décide, dans votre établissement de l'ouverture de tels comptes ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je rappellerai, avant de répondre, la fonction des dépositaires centraux, nationaux ou internationaux ; en effet, la compréhension du fonctionnement des dépositaires est fondamentale pour bien appréhender ce problème.

Nous sommes dans un régime où les transactions sur valeurs mobilières sont complètement dématérialisées ; il n'y a plus de papier physique, ces transactions sont inscrites dans des comptes. L'action Rhône-Poulenc, par exemple, au moment où elle est émise, doit être inscrite chez un dépositaire central possédant un compte d'émission - il a en compte la totalité des titres qui sont émis par Rhône-Poulenc sous forme d'actions. En contrepartie de ce compte d'émission, des comptes sont détenus par les détenteurs de ces actions. Au volume total du compte d'émission - qui représente le volume global des actions en circulation - répond, pour un montant total égal, la somme des droits de propriété des différents organismes financiers détenant les actions Rhône-Poulenc. L'ensemble de ces comptes - comptes d'émission et comptes de propriété de chacun des opérateurs - est détenu par le dépositaire central.

Les institutions qui possèdent plusieurs comptes auprès du dépositaire central doivent elles-mêmes vérifier, à tout moment, que les avoirs en valeur mobilière - qu'elles détiennent auprès du dépositaire central - sont d'un montant égal à la totalité des droits de propriété de leurs clients. Première fonction, donc : le dépositaire central national, sur une valeur nationale, enregistre la totalité des droits de propriété.

Deuxième fonction très importante : le dépositaire central assure les mouvements de titres. Quand M. X vend une action à M. Y, cet acte se traduit par un débit et un crédit dans deux comptes qui sont détenus auprès du dépositaire central.

Le dépositaire central a comme caractéristique d'être en liaison très étroite avec la banque centrale, car les mouvements d'argent qui accompagnent les actes de vente ou d'achat de valeurs mobilières se déroulent en général en monnaies centrales. Ces dépositaires centraux sont parfaitement adaptés chaque fois que l'on effectue un mouvement entre deux clients nationaux sur une valeur nationale.

Nous avons vu, à partir des années soixante-dix, se développer deux dépositaires internationaux - ce qui correspondait au développement du marché des euros obligations -, Euroclear et Cedel, qui ont la même fonction que les dépositaires nationaux, mais pour les obligations internationales - ils assurent tous les mouvements de papiers sur les titres dont ils détiennent en même temps les comptes d'émission.

En tant que dépositaires internationaux, ils ont une seconde fonction extrêmement importante : ils assurent les mouvements de papiers transfrontières sur les valeurs nationales déposées auprès de dépositaires centraux nationaux.

Il s'est ensuite produit un certain nombre de regroupements ; les dépositaires internationaux ayant une assise beaucoup plus large ont peu à peu augmenté leur emprise sur ce type d'opérations : Clearstream résulte du rapprochement de Cedel et du dépositaire central allemand, et la Sicovam s'est récemment rapprochée d'Euroclear pour obtenir un dépositaire central international. Il y a donc aujourd'hui deux dépositaires centraux internationaux en Europe.

Je répondrai maintenant à vos questions : pourquoi possédons-nous plusieurs comptes, pourquoi certains d'entre eux apparaissent-ils dans l'annuaire alors que d'autres n'apparaissent pas, et quelles sont les personnes qui ont, au Crédit Lyonnais, la responsabilité d'ouvrir un compte ? Je répondrai d'abord à la dernière question : nous avons des délégations de pouvoir pour cette question comme pour d'autres. Ce pouvoir est délégué à un certain nombre de responsables de niveau suffisant dans les directions concernées. Un grand nombre de personnes ont donc la capacité d'ouvrir des comptes.

Pourquoi plusieurs comptes ? Il s'agit d'une nécessité, car il existe plusieurs types d'opérations. Premièrement, nous sommes conservateurs pour différents clients : nous gérons les titres de nos clients en relation avec les dépositaires centraux, et nous avons plusieurs catégories de clients. Des clients institutionnels - compagnies d'assurance, caisses de retraite, OPCVM ; la clientèle de détails - clients qui détiennent des actions ou des obligations. Nous sommes également conservateurs pour compte propre ; nous avons notre propre portefeuille d'actions et d'obligations.

Deuxièmement, nous avons plusieurs catégories de titres : des opérations sur actions et des opérations sur obligations.

Troisièmement, nous appliquons, sur chacune de ces valeurs, en fonction du pays d'émission, des régimes fiscaux différents. Par exemple, il existe un régime de retenue à la source tout à fait particulier qui s'applique aux obligations italiennes ; dès lors que nous traitons des obligations italiennes, qu'il s'agisse d'obligations pour la clientèle institutionnelle, la clientèle de détail ou de comptes propres, nous possédons des comptes spécifiques pour y loger uniquement ces obligations.

Etant donné que de nombreuses directions de la banque sont amenées à travailler sur des valeurs mobilières - la direction des marchés, la direction des gestions d'actifs, la direction des actions, etc. - nous sommes obligés d'avoir des back-offices différents qui suivent chacun de ces comptes. Nous avons donc une structure qui irrigue la totalité de la banque dès lors que l'on touche à des valeurs mobilières.

Pourquoi certains de ces comptes apparaissent à l'annuaire et d'autres pas ? Ce que nous faisons apparaître, pour chacune des catégories de valeurs mobilières, c'est le compte commun, le plus usuel, vers lequel se dirigeront spontanément toutes les contreparties qui auront à exécuter une transaction banale.

Pourquoi nous ne déclarons pas, par exemple, les comptes réservés aux obligations italiennes ? Le traitement fiscal étant spécifique, nous préférons, quand il y a une transaction de ce type, que la contrepartie nous interroge directement pour nous demander sur quel compte de Clearstream la transaction doit être passée. Si le compte apparaissait, il serait utilisé pour effectuer un grand nombre de transactions ne possédant pas les caractéristiques nécessaires à l'usage de ce compte.

Autre exemple : qu'il s'agisse d'actions ou d'obligations, il nous arrive d'avoir une responsabilité de chef de file et donc de syndication. Nous possédons donc des comptes réservés aux syndications d'opérations. Or nous ne souhaitons pas que ces comptes de syndication apparaissent dans l'annuaire, car sinon nous aurions, à l'intérieur de ces comptes, des mouvements qui n'auront rien à voir avec leur objet.

Telles sont les raisons pour lesquelles nous avons un grand nombre de comptes. Et tout cela doit être multiplié par le nombre d'implantations du Crédit Lyonnais gérant ce type d'activités. Nous avons donc certainement des comptes qui sont ouverts pour nos clients à Francfort, Tokyo, New-York ou Londres.

Je terminerai en vous disant qu'il n'y a pas, en ce qui nous concerne, à quelque moment que ce soit, dans ce processus, de transformation d'argent liquide, au sens premier du terme, en argent en compte. Tous les mouvements sont des mouvements de titres dans des comptes ou des mouvements d'argent dans des comptes de banques ou d'intermédiaires financiers. Si vous vous intéressez au problème du blanchiment, je dirais de manière brutale, que s'il existe des problèmes de blanchiment, ils sont nécessairement en amont de l'organisme de compensation ou en aval, mais je ne vois pas comment ils peuvent se dérouler dans le processus tel que je viens de le décrire.

M. le Président : Nous constatons que les grands établissements bancaires français possèdent des filiales ou des succursales dans un certain nombre de territoires considérés comme des paradis fiscaux ou des territoires non coopératifs. Or un certain nombre d'institutions - le GAFI, le Forum de stabilité financière, le Parlement français - considèrent que ces territoires devraient devenir « plus coopératifs » et sont prêtes à prendre, à leur égard, des mesures coercitives, telles que l'interruption des flux de capitaux à destination ou en provenance de ces territoires.

Nous aimerions savoir si le Crédit Lyonnais possède des filiales ou des succursales dans ces territoires, et les raisons qui justifient ces choix ? Enfin, quelle est votre appréciation sur ces discussions menées dans le cadre du Forum de stabilité financière ou du GAFI relatives aux sanctions à l'égard de ces territoires non coopératifs - notamment par l'interruption des mouvements de capitaux ?

M. Jean PEYRELEVADE : En ce qui nous concerne, dès lors que le mouvement est général, c'est-à-dire que les mesures éventuellement coercitives, les mesures réglementaires ou les mesures de transparence sont d'application générale, nous serons bien entendu tout à fait disposés à y participer. Je crois en effet avoir le même point de vue que vous sur un certain nombre de phénomènes de blanchiment, en tout cas lorsqu'il s'agit de blanchiment lié aux problèmes de criminalité, de trafic de drogue ou de délits de nature criminelle.

Je l'ai dit à plusieurs reprises, toute mesure unilatérale du seul système bancaire français aurait une efficacité nulle. Si vous voulez interdire de transactions un territoire quel qu'il soit, il faut le faire avec le système bancaire mondial dans sa totalité. En effet, il suffit qu'une transaction se fasse avec une banque qui ne se situe pas dans un pays appliquant ces interdictions, pour que l'argent soit blanchi ; nous n'avons ensuite aucun moyen de savoir quelle est son origine primaire. Et si les banquiers français étaient les seuls à être interdits de travailler avec telle ou telle partie du monde, l'argent correspondant continuerait à circuler, y compris sur notre propre territoire. Nous aurions bonne conscience, mais l'efficacité de la mesure serait nulle. Je suis donc favorable aux mesures générales.

En ce qui concerne les territoires suspects dans lesquels nous possédons des comptes, j'avoue que je me perds un peu dans les différentes listes émises à intervalles réguliers. Je puis simplement vous dire que nous n'avons pas d'implantation dans un grand nombre des pays visés par ces différentes listes - je pense en particulier aux pays du Pacifique, à la totalité des Antilles autres que françaises.

M. René WACK : Le Crédit Lyonnais a des succursales ou des agences dans trois pays figurant sur la liste des pays non coopératifs établie par le GAFI : la Russie, le Liban et les Philippines. Mais, précision importante, il faut souligner que nous avons dans ces pays une activité économique et que nos implantations ne sont jamais de simples coquilles de logement d'opérations « offshore ». Dans d'autres pays, nous avons des bureaux, des back-office, mais qui n'ont pas d'activité financière, qui ne réalisent pas de transaction ; nous y faisons des opérations comptables.

M. le Président : L'Assemblée nationale adopte aujourd'hui même le projet de loi sur les nouvelles régulations économiques. Le projet d'introduire des sanctions pénales pour les banquiers accusés de manquement de vigilance à leurs obligations anti-blanchiment a été rejeté à une voix près - ce qui veut dire qu'il s'agit d'une menace qui pèse fortement sur la profession bancaire. Ces sanctions existent dans un certain nombre de pays européens. Quel est votre avis sur ce type de mesures ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je comprends tout à fait que nous puissions être poursuivis pénalement dès lors que nous avons intentionnellement ou consciemment participé à une opération de blanchiment d'argent. Mais je pense - en tant que citoyen - que le délit de « manque de vigilance », qui est finalement un délit de compétence professionnelle, mériterait d'être étendu à d'autres populations pouvant, par manque de vigilance, provoquer des dégâts au moins aussi considérables.

Par ailleurs, je trouve que le concept de « manque de vigilance » est un concept d'une « extensivité » terrifiante. Si nous devions entrer dans cette voie, en tant que citoyen, je souhaiterais que le législateur définisse plus exactement ce qu'il appelle « manque de vigilance », précise à quel moment il relève du délit pénal, plutôt que de laisser cela à l'interprétation du juge et de la jurisprudence.

M. le Président : Vous êtes attaché à la définition ou à la mise en place d'une régulation internationale plus performante que celle qui existe aujourd'hui. A ce sujet, les interventions traditionnelles du FMI visent surtout à remédier au déséquilibre à court terme des balances de paiement ; il n'a pas pour vocation d'être un organisme de régulation et de contrôle bancaire international.

Je souhaiterais connaître votre sentiment sur le fonctionnement et les limites du FMI, ainsi que sur l'intelligence d'une proposition visant à mettre en place une autorité de régulation et de contrôle internationale sur le monde bancaire qui soit efficace.

M. Jean PEYRELEVADE : Il s'agit là d'un sujet extrêmement sérieux. On constate - également à nos dépens - que notre connaissance des conditions réelles de fonctionnement de tel ou tel système bancaire étranger est finalement très faible. Nous nous apercevons donc, trop tard, que dans tel ou tel pays - y compris dans des pays développés - il existe des bombes potentielles résultant parfois d'une absence de réglementation suffisante, parfois de l'existence d'une réglementation qui n'est pas appliquée.

Il est clair qu'aujourd'hui la sphère financière n'est pas régulée de manière efficace. De ce point de vue, j'ai plutôt de la sympathie pour votre idée d'un régulateur bancaire international qui disposerait d'un pouvoir minimal de coordination et éventuellement d'inspection dans la totalité des pays membres de l'ONU.

Simplement, si nous sommes convaincus de la vertu de ce régulateur international, pourquoi n'arrive-t-on pas à fabriquer un régulateur européen ? Ce serait déjà un premier pas. J'ai plaidé à plusieurs reprises, de manière explicite, pour la création d'un régulateur bancaire européen sans succès ! Alors si nous n'arrivons pas à le faire sur le plan européen, je doute, au-delà du plaisir que vous pouvez avoir à voter un article de loi décrétant qu'il existe un régulateur international, de la capacité du législateur français à y arriver seul.

M. le Président : Quelle appréciation portez-vous sur les contrôles opérés par la Commission bancaire, sur leur fréquence, leur nature et donc sur la possibilité qu'ils offrent d'évaluer la capacité des établissements contrôlés à déceler des opérations de blanchiment ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je vais peut-être vous choquer, mais je vais transposer au blanchiment une appréciation générale sur l'efficacité des régulateurs. Jusqu'à présent, à ma connaissance, de nombreuses opérations de fraude ou de blanchiment sont découvertes par quelqu'un d'autre que le régulateur.

Je pense que les régulateurs, dans la plupart des pays, considèrent leur rôle comme étant un rôle d'inspection directe ; le régulateur procède à des inspections dans nos établissements, va constater un certain nombre de choses, et en fonction de ses découvertes, nous juge, nous demande de modifier telle organisation ou telle procédure. En fait, le régulateur joue, à notre égard, ce même rôle d'inspection directe que jouaient nos propres inspections générales il y a quelques années.

Or c'est un combat désespéré. Car pour vérifier les actes des 30 000 salariés du Crédit Lyonnais en France, je vous laisse imaginer le nombre de personnes qui seraient nécessaires au régulateur ! Un régulateur ne fait donc que des inspections partielles, par sondages ; il ne peut pas avoir une vue exhaustive des choses. Le régulateur américain est certainement celui qui est le plus avancé de ce côté-là, mais ses moyens n'ont rien à voir avec ceux du régulateur européen - le rapport doit être de 1 à 20.

Je vous rassure néanmoins, depuis certains événements sur lesquels je ne reviendrai pas, le régulateur français est chez nous en permanence ! Est-ce que je dors plus tranquillement pour autant ? Je n'en suis pas sûr. Pour les raisons que je viens d'indiquer : il ne peut pas être suffisamment exhaustif pour nous donner une garantie. Il est arrivé qu'il vérifie certaines choses à certains endroits, et qu'après son passage, alors qu'il n'avait rien signalé, on trouve des erreurs ou des fraudes importantes dans la partie qui ne l'intéressait pas.

Il me semble que le régulateur devrait être surtout un coordonnateur. Nous avons nos propres services d'audit, nos propres services d'inspection générale, nous avons des commissaires aux comptes, des procédures ; le régulateur devrait davantage juger les procédures et les organisations que chercher les actes eux-mêmes démontrant que nous sommes défaillants. Le régulateur devrait être un chef d'orchestre. Il devrait être savant sur la question des procédures permettant de lutter contre telle ou telle catégorie de risques.

S'agissant du blanchiment, il y a deux obstacles : d'une part, la nature humaine et l'appât du gain, et, d'autre part, les inventions, en termes de procédure, pour arriver à frauder - qui sont permanentes. Il me paraît donc extrêmement important que le régulateur soit un lieu de rassemblement des connaissances, d'échanges d'expériences, pour que ce que nous savons, les uns et les autres, soit mis en commun, afin de définir le meilleur moyen de lutter contre le blanchiment.

Actuellement, le régulateur joue son rôle d'inspection - il le joue certainement mieux qu'il y a quelques années -, mais je ne suis pas sûr qu'il joue le rôle de transmission de connaissances et d'expériences sur les problèmes que nous pouvons les uns et les autres rencontrer. Et le travail que réalise M. Wack au Crédit Lyonnais, c'est celui-là : alerter les différents points de vente sur le type d'opération qui peut être frauduleuse et la manière dont elle peut être montée. Avant d'inspecter, il faudrait d'abord que le corps de doctrine et les procédures de défense soient établis. Aujourd'hui les procédures de défense, c'est nous qui les fabriquons ; or il serait extrêmement important que le régulateur joue le rôle d'observatoire central et élabore une doctrine.

M. le Président : Je voudrais revenir à la question des chambres de compensation et au système SWIFT. Vous nous avez dit que, d'après vos analyses, le fonctionnement de Clearstream ne posait pas de problème majeur. Nous avons reçu certaines personnes - dont un ancien administrateur de Cedel-Clearstream - qui nous ont dit que le transfert d'argent liquide pouvait s'effectuer au travers de ces chambres de compensation, et que les titres pouvaient être échangés à des cours très différents de ceux du marché. De la même façon, il est reconnu que le système SWIFT permet des transactions sans connaissance de l'identité du donneur d'ordres.

Ces différents systèmes - chambres internationales de compensation, système SWIFT - relèvent, au mieux, du contrôle des autorités nationales du pays dans lequel ils ont leur siège, alors qu'il s'agit d'organismes internationaux. Ne serait-il pas nécessaire de proposer une régulation externe, au moins au niveau européen de ces organismes, afin d'être mieux assurés du contrôle de ce qui s'y passe ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je n'y vois aucune objection. Simplement, je ne pense pas que le motif serait essentiellement la lutte contre le blanchiment ; en effet, ce n'est pas le dérapage principal que l'on peut avoir dans ce type de système.

En ce qui concerne les transactions de convenance, les autorités boursières présentes sur chaque marché sont en principe chargées de vérifier les prix. Quant au système SWIFT, je suis étonné par vos propos. Je suis d'accord sur le fait que l'on ne connaît pas nécessairement le client primaire ou le destinataire final, mais il s'agit d'un moyen de transmission d'ordres de paiement entre banquiers ; je ne vois donc pas comment l'on peut exécuter un ordre SWIFT si l'on ne connaît pas le banquier qui est à son origine. Les problèmes de détournement ou de fraude sur le système SWIFT sont donc des problèmes que nous retrouvons sur tous nos systèmes de paiement : ce sont des problèmes de captation d'un code de transmission par une personne qui n'est pas habilitée à l'avoir. Cela peut être lié à une opération de blanchiment, mais l'opération en elle-même n'en est pas une.

Je vous ferai la même remarque que pour le régulateur international : il s'agit d'une bonne idée, mais il y a beaucoup d'organismes financiers qui, aujourd'hui, ne sont pas régulés ; les dommages potentiels à la stabilité financière internationale me paraissent au moins aussi grands sinon plus grands que ceux que peuvent apporter les chambres de compensation, le groupement Carte bleue ou le système SWIFT.

A ma connaissance par exemple, l'industrie de la réassurance n'est pas du tout régulée. Et là, avec le réchauffement de la terre et l'effet de serre, c'est quelque chose à laquelle les autorités publiques devraient être sensibles, les dommages potentiels sont gigantesques. Que se passera-t-il le jour où il y aura un typhon sur la Nouvelle Orléans ou un tremblement de terre à Tokyo ? Autre exemple : les hedge funds ne sont pas régulés. Ce qui me paraît également plus important que les chambres de compensation.

J'ai une grande estime pour vos efforts de réflexion, mais si l'on commence à cibler les organismes qui devraient être régulés et qui ne le sont pas aujourd'hui, il faut faire une liste exhaustive et hiérarchiser.

Je citerai un autre exemple, volontairement provocateur : je ne suis pas sûr que de très grandes institutions industrielles, qui ont leur propre salle de marché, qui ont leur propre activité en matière de produits financiers, n'aient pas potentiellement des risques importants ; on a d'ailleurs connu par le passé un certain nombre d'incidents de ce type sur des acteurs industriels. Et ce mouvement va s'accroître. Nous avons aujourd'hui des négociants en électricité ; quelle est la régulation sur ces négociants : nulle. Or nous savons que qui dit négoce dit risque.

La liste d'exemples est très longue. Alors qu'il faille une régulation, oui, mais je vous incite à ne pas vous limiter uniquement aux banques et à leurs émanations. D'autres éléments sont potentiellement aussi déstabilisants que le système bancaire aujourd'hui.

M. le Président : Vous avez parfaitement raison, et je vous remercie d'attirer notre attention sur des phénomènes aussi préoccupants. Cependant, dans la lutte contre le blanchiment, nous nous trouvons confrontés au système bancaire et nous sommes obligés de constater que les obligations, que vous faites respecter au Crédit Lyonnais, ne le sont pas toujours, que ce soit dans le système français, européen ou international.

M. Jean PEYRELEVADE : Je suis entièrement d'accord avec vous, M. le président, à condition de ne pas oublier une chose tout à fait essentielle : l'acte de blanchiment est nécessairement un acte de transformation de liquidité en un compte. Le banquier est donc nécessairement impliqué, mais c'est l'acte originel qu'il convient de pourchasser ; une fois qu'il est commis, nous n'avons plus de moyen de contrôle dès lors que le banquier qui transmet ces sommes est accepté par la communauté internationale. J'insiste sur ce point. Nous ne pouvons pas remonter, compte tenu de la manière dont nous opérons, à l'acte originel ; or dès lors qu'il y a une brebis galeuse dans le troupeau, c'est la totalité du troupeau qui est contaminé.

M. Jacky DARNE : Je ne suis pas d'accord avec vous, M. Peyrelevade, lorsque vous dites que l'acte de blanchiment consiste uniquement à transformer de l'argent liquide en un compte. Les infractions criminelles sont de différentes natures. Une commission fictive versée pour l'obtention d'un marché peut très bien être un contrat de représentation déguisé.

M. Jean PEYRELEVADE : Vous avez tout à fait raison. Je corrige : l'acte originel, c'est le premier crédit en compte.

M. Jacky DARNE : Lorsque vous nous avez décrit le rôle des dépositaires centraux, vous avez insisté sur ce point. Je me suis donc dit que vous pouviez, dans les procédures internes à mettre en _uvre pour déceler le blanchiment, avoir une perception de votre banque un peu restrictive.

Si vous estimez que dès lors qu'une opération vient d'un système bancaire vous n'êtes pas tenu par votre devoir de vigilance, il y aurait alors, me semble-t-il, à redire sur vos procédures internes de contrôle !

M. René WACK : Le blanchiment d'argent demande deux opérations et peu importe l'origine criminelle des fonds. Lorsqu'il s'agit de l'argent du crime organisé, le chiffre d'affaires est automatiquement en espèces ; la première opération est donc de transformer du cash en monnaie scripturale. Ensuite, le produit de l'escroquerie est non pas de l'argent en espèces mais un transfert d'un compte, situé dans un grand groupe, sur le compte d'un escroc.

Deuxième constante du blanchiment : le bénéficiaire de l'argent qui a une origine illicite est obligé de mettre en place un stratagème qui tend à justifier aux yeux des tiers ses sources de revenus. Or, à cet égard, une mesure de vigilance est également mise en place au Crédit Lyonnais ; on ne se méfie pas uniquement des opérations en espèces. Toutes les opérations dont nous ne comprenons pas le but économique sont suspectes. En revanche, l'exemple que vous donnez - commission de courtage déguisée - est très difficile à détecter pour un banquier, notamment si l'argent vient de la Bank of New-York ou de la Deutsche Bank qui ont également un devoir de vigilance ; si l'argent arrive de Nauru ou Vanuatu, il s'agit déjà d'un critère de suspicion.

Il me semble que le système français s'est trop attaché à la notion d'opération suspecte. Les anglo-saxons, eux, ont choisi le critère de suspicious activity, à savoir la référence à une activité globale. Il est en effet souvent très difficile de se faire une idée précise sur une opération envisagée toute seule ; en revanche, lorsque nous avons affaire à une répétition d'opérations dont nous ne comprenons pas la finalité économique, nous sommes pratiquement certains qu'il s'agit d'un processus de blanchiment.

Le drame est que toutes les opérations possibles et imaginables dans le métier bancaire peuvent, à un moment ou à un autre, être détournées de leur finalité et servir au blanchiment. Cela est toutefois plus difficile dans la compensation, car le client du banquier n'a pas la maîtrise de la compensation ; or un blanchisseur ne va généralement pas utiliser un système qu'il ne maîtrise pas - sauf à admettre que la banque est complice.

M. Jacky DARNE : Vous nous indiquiez, M. Peyrelevade, que vous ne possédiez pas de filiales dans les territoires offshore, et que les mesures devaient être mondiales pour être efficaces. Mais un tel accord mondial ne pourra pas très être mis en place avant des décennies ! Il convient donc de trouver d'autres moyens de lutte en attendant cette universalité.

Vous paraît-il raisonnable de déclarer que toutes les banques mondiales devraient considérer comme douteuses toutes les opérations provenant d'un territoire offshore ? Ce qui serait déjà une mesure importante, puisqu'on éliminerait de nombreuses opérations se déroulant dans ces territoires.

M. Jean PEYRELEVADE : Vous n'avez aucune chance d'arriver à un accord de toutes les banques du monde s'il n'est pas décrété par un acte de puissance publique ; mais cet acte n'est pas impossible. Un embargo mondial nous a déjà interdits de travailler avec certains pays. Il n'est pas difficile d'obtenir des accords internationaux. Il y en a actuellement, par exemple, contre l'Irak : nous n'avons pas le droit d'avoir de relations bancaires avec ce pays. J'insiste juste sur le fait que sans accord mondial, l'efficacité des mesures serait nulle.

Prenons un exemple simple : une personne du Vanuatu, parfaitement honnête, décide d'acheter une voiture à Paris. Dès qu'elle apprendra que toute transaction passant par Paris doit être déclarée, elle fera passer son paiement par Londres. La seule différence est que cette voiture aura été achetée non pas par un habitant du Vanuatu mais par une institution britannique. L'argent, c'est comme l'eau ; pour que la digue tienne, il faut qu'elle soit parfaite. S'il y a un trou, l'eau passe.

M. Gilbert LE BRIS : Le Sénat américain a récemment épinglé un certain nombre de banques américaines pour blanchiment - il estime d'ailleurs que la moitié de l'argent blanchi dans le monde passe par les banques américaines. Parmi ses recommandations, il en est une qui interdirait à ces banques de travailler avec des établissements ne possédant qu'une licence offshore et qui n'auraient donc pas réellement une domiciliation dans le pays en question. Pensez-vous qu'une telle mesure serait de nature à simplifier les relations avec ce type de pays ?

M. Jean PEYRELEVADE : Il s'agit précisément du type de précaution que nous prenons : lorsque des transactions arrivent de ces pays, M. Wack les étudie avec une attention particulière.

Mais nous nous situons là exactement dans l'exemple que vous donniez, M. Darne, et je reconnais que j'ai eu tort d'aller trop vite. La transaction entre le titulaire d'argent russe blanchi et la banque américaine est effectivement une transaction qui se fait en monnaie scripturale. Ce que l'on reproche aux banquiers américains - avec d'ailleurs des complicités internes -, c'est de ne pas avoir prêté attention à la nature du donneur d'ordres. Mais si ce donneur d'ordres, au lieu de créditer directement ses comptes, était passé par une autre banque russe, à l'époque acceptable...

On sait lutter contre la transformation d'argent liquide en compte. Nous pouvons mettre en place des procédures, interdire à toutes nos agences, à tous nos points de vente dans le monde entier de refuser des montants en liquide de plus de telle somme ou s'ils ne connaissent pas le client. Mais lorsque c'est de l'argent scriptural qui arrive, nous nous reposons uniquement sur notre jugement quant à la nature, à la qualité, à l'honnêteté du client que nous avons en face de nous.

Et c'est là que la notion de vigilance devient une notion extrêmement subjective, car nous vivons dans un système ou les personnes sont considérées comme honnêtes tant qu'il n'est pas prouvé qu'elles sont coupables. Nous ne sommes donc pas toujours dans une position facile pour dire à un client - avec lequel, éventuellement, nous travaillons - que l'on accepte ses virements de 100 000 dollars, mais pas ceux d'un million de dollars ! Au nom de quoi pouvons-nous lui dire cela ? Bien entendu, il y a des personnes avec qui nous ne voulons pas travailler parce que leur réputation est déjà établie.

M. Jacky DARNE : Monsieur Peyrelevade, vous êtes assez vif sur le devoir de vigilance et les difficultés qu'il y aurait à pénaliser l'absence de devoir de vigilance ; je comprends votre réaction de professionnel. Mais lorsqu'on observe les chiffres de TRACFIN, on constate qu'un grand nombre de banques implantées dans notre pays ne font jamais de déclarations de soupçon et qu'à l'évidence leurs procédures pour se prémunir contre des opérations suspectes sont faibles. Alors que devons-nous faire ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je vous renvoie la balle, car nous ne sommes pas les seuls concernés par le devoir de vigilance.

M. Jacky DARNE : Ce n'est pas une raison pour ne pas le respecter !

M. Jean PEYRELEVADE : Nous faisons régulièrement un nombre important de déclarations de soupçon à TRACFIN ; or combien d'affaires aboutissent ou connaissent des suites ? Je partage votre point de vue, mais au nom de quoi allez-vous reprocher une absence de vigilance à des sociétés qui ne font pas de déclaration à TRACFIN, alors que celles qui en font constatent que ça ne change rien ?

M. Jacky DARNE : Dans ce cas, déplacez votre critique : dites plutôt que TRACFIN ne fait pas son travail ou n'en a pas les moyens. Mais en tout état de cause, le banquier a l'obligation de déclarer les opérations suspectes.

M. Jean PEYRELEVADE : Pour le sanctionner, il faut tout d'abord trouver le cas précis pour lequel le banquier aurait dû faire une déclaration de soupçon ; si vous le trouvez, je suis alors tout à fait d'accord avec vous, il convient de le sanctionner. Mais faut-il le sanctionner professionnellement ou pénalement ? Tant que la non-déclaration n'a pas de conséquence pénale - et jusqu'à présent la plupart des déclarations à TRACFIN sont sans conséquence pénale -, je ne vois pas pourquoi les banquiers devraient être condamnés pénalement.

M. René WACK : J'étais l'un des experts du GAFI au moment de sa création, j'étais l'un de ceux qui ont poussé à la mise en place du système, parce qu'à l'époque je pensais que l'on avait trouvé la solution pour aider le law enforcement à faire des enquêtes pénales. Le problème, c'est que l'on pensait que le monde bancaire allait nous apporter des affaires clé en main ; or c'était une erreur stratégique. On a donc abandonné les techniques d'enquête traditionnelles sur les voyous et les criminels en pensant que les banquiers allaient nous donner l'information. Aujourd'hui, je suis de l'autre côté, je n'ai plus mes fichiers pour savoir si M. Untel est ou non un voyou.

Revenons au devoir de vigilance. Le Luxembourg et la Suisse ont mis en place une infraction formelle spécifique qui ne parle pas de devoir de vigilance. Elle vise « ceux qui, en méconnaissance de leurs obligations professionnelles... ». Il s'agit d'un critère objectif : quelqu'un qui, au moment d'une entrée en relation d'affaires, a fait des entorses à ses obligations professionnelles, telle que la vérification de l'identité. Alors que le devoir de vigilance, même si le président me demande d'être vigilant, je ne peux pas le garantir ; j'ai certes une obligation de moyen, mais on ne peut pas mettre sur le dos des banques une obligation de résultat de détecter systématiquement toute opération suspecte.

M. Jacky DARNE : Ce n'est dans l'idée de personne.

M. René WACK : Certes, mais il existe un risque de dérive. Dans une affaire pénale qui a défrayé la chronique, il a été dit : « malgré le respect des obligations professionnelles, on estime qu'il aurait dû... ». J'ai personnellement épluché le dossier, or ce n'est qu'en rapprochant des écritures sur six mois et en sachant où chercher que j'ai pu trouver quelque chose. Et je suis d'autant plus à l'aise dans ce dossier, que je suis à son origine - c'est moi qui ai détecté ce système de blanchiment. J'ai commencé à travailler dessus parce que des procédures internes ont révélé des anomalies. D'autres banques ont procédé à des missions d'inspection et n'ont rien détecté ; mais je ne peux pas reprocher aux gens de ne pas être suffisamment professionnels sur le plan pénal.

Lorsque c'est trop subjectif, je pense qu'il y a risque.

M. le Rapporteur : Monsieur Peyrelevade, nous avons écrit l'année dernière à l'Association française des banques - au mois de mars - pour lui demander quel était l'état d'implantation des banques françaises dans les 29 pays listés par le GAFI. Il existe deux listes : une liste noire et une liste plaçant les pays sous surveillance. Or nous n'avons jamais reçu de réponse. Si vous pouviez faire savoir à l'actuel président de l'AFB que cette absence de réponse est du plus mauvais effet, nous tenons à votre disposions le double de notre lettre. Cela montre par ailleurs une certaine désinvolture - peut-être involontaire - de leur part à l'égard de ces questions.

Par ailleurs, la dernière fois que j'ai rencontré un banquier qui possède une filiale à Monaco, celui-ci m'a expliqué que tout allait bien à Monaco malgré ce que nous avions écrit dans notre rapport ; or quelques semaines plus tard, nous avons découvert que sa propre banque était mise en cause dans une affaire de blanchiment qui a donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire en France.

Tout cela pour vous dire que nous n'avons pas l'impression que ces questions sont prises au sérieux par les organisations de la profession bancaire. Que chaque banque ait mis en place des procédures internes, nous en avons la preuve tous les jours - notamment les grandes banques qui ont une réputation à défendre sur les marchés internationaux, mais nous n'avons pas l'impression que l'action commune de la profession bancaire ait fait des progrès en la matière.

Je voudrais vous poser une question précise en tant que président du Crédit Lyonnais et membre de l'AFB. Pensez-vous qu'il serait possible d'amener peu à peu cette association à rendre des comptes, au moins internes ou devant les autorités de régulation ou devant une instance parlementaire telle que la nôtre ? Accepteriez-vous un compte rendu interne auprès des autorités de régulation des conditions dans lesquelles fonctionnent vos succursales dans ces territoires, de mettre en _uvre sur ces territoires les procédures qui ne sont pas celles qui sont en vigueur dans la législation locale ? Accepteriez-vous une position de progrès intermédiaire consistant à dire : nous sommes prêts à appliquer, sur le management de ces établissements, des exigences qui se rapprochent de celles que nous appliquons pour notre maison mère et qui sont en vigueur dans les pays européens où nous faisons fonctionner nos systèmes de détection anti-blanchiment ?

M. Jean PEYRELEVADE : Je n'ai aucun doute sur la réponse. Je suis tout à fait partisan de travailler avec le régulateur. Mais je voudrais revenir sur son rôle car l'exemple du blanchiment est un excellent exemple. Le blanchiment ressort à ce que l'on appelle dans notre jargon « le risque opérationnel ». Le régulateur international, aujourd'hui, ne s'intéresse pas de près aux procédures par lesquelles le risque opérationnel peut, soit apparaître, soit être combattu. Il considère le risque opérationnel comme un ensemble d'événements, plus ou moins distincts, et nous dit : « pour vous couvrir du risque opérationnel, je demande que vous ayez tant de fonds propres ». Nous n'en sommes pas encore à l'étude détaillée - à laquelle nous verrions beaucoup de vertus - des différentes catégories de risques opérationnels en vue de déterminer des procédures qui pourraient être utilisées par les uns ou par les autres pour lutter contre ces risques.

Si un groupe de travail était créé pour déterminer et mettre en place de telles procédures, je serais bien entendu partisan d'en faire partie.

Enfin, sachez que j'ai écrit au régulateur sur le thème de la sécurité des ouvertures de comptes ; car il me semble que le premier élément du blanchiment, ou de l'escroquerie, c'est l'ouverture d'un compte sous une fausse identité. Je lui ai donc indiqué qu'il existait des procédures de comptes dans les agences physiques qui comportaient une vérification physique de l'identité des clients, et que ces procédures n'étaient pas appliquées pour l'ouverture de comptes de banques directes par Internet.

Je l'ai prévenu du fait que, possédant une agence Internet, j'avais demandé à mes spécialistes de la banque Internet d'appliquer les mêmes procédures que celles que nous appliquons dans nos agences physiques, mais que je ne pourrais pas tenir, la concurrence étant trop forte. Je lui ai donc demandé un éclaircissement sur cette question.

Eh bien, je vais vous choquer, mais j'ai autorisé mes exploitants à fonctionner comme les autres opérateurs Internet.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie de votre amabilité et de la précision et du sérieux avec lesquels vous avez répondu à nos questions. Si je vous ai bien compris, M. le président, vous plaidez pour une grande régulation et pour un régulateur international mis en place par une volonté politique forte.

M. Jean PEYRELEVADE : A condition ne pas nous considérer systématiquement, parce que nous sommes banquiers, comme les complices objectifs et permanents de toutes ces opérations.

M. le Président : Je vous remercie.

Audition de M. Philippe DORCET,
Juge d'instruction au tribunal de grande instance de Nice

(Procès-verbal de la séance du mercredi 9 mai 2001)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Rapporteur

M. le Rapporteur : Monsieur Dorcet, je vous souhaite la bienvenue et vous remercie d'avoir accepté notre invitation. La Mission dont j'ai l'honneur d'être rapporteur enquête sur les obstacles à la répression de la délinquance financière et au blanchiment des capitaux dans de nombreux pays européens ; il eut été incompris que nous ne nous intéressions pas non plus aux dysfonctionnements français.

Nous avons donc engagé une enquête au long cours sur le Sud-Est, où nous essayons d'analyser les raisons pour lesquelles les éléments de satisfaction que nous observons dans certains départements deviennent des éléments de dysfonctionnement dans d'autres.

Il nous appartient par ailleurs d'évaluer le dispositif tel que le législateur l'avait envisagé il y a dix ans - ou plus récemment avec les réformes successives du code de procédure pénale et du code pénal.

Je vous propose de nous présenter votre travail, votre carrière dans le Sud-Est, et vous invite à dire ce que vous avez à nous dire.

M. Philippe DORCET : Monsieur le Rapporteur, je suis juge d'instruction à Nice depuis deux ans, mais j'ai été substitut du procureur - toujours à Nice - de 1992 à 1999 ; je pense donc avoir un certain recul sur le phénomène pénal dans les Alpes-Maritimes et en particulier dans le ressort de Nice.

En tant que juge d'instruction, je ne peux qu'approuver votre démarche, car nous sommes parfois inquiets et surpris de constater que ce que nous voyons au quotidien, en matière de délinquance financière, n'est pas suivi d'effets. Un certain nombre de magistrats pénalistes des Alpes-Maritimes se demandent en effet à quoi ils servent, notamment en matière de lutte contre la délinquance financière.

Monsieur Jean-Pierre Murciano - qui est toujours sous les feux de l'actualité -, a été beaucoup critiqué, mais il a été le seul, pendant des années, à posséder certaines informations lui donnant la possibilité de comprendre les mécanismes permettant d'éluder certaines responsabilités pénales, notamment en matière de délinquance financière et de blanchiment. Aujourd'hui, certains magistrats pénalistes se demandent qui fait quoi en la matière et s'interrogent parfois sur ce que font les juges d'instruction de Nice ou de Grasse, qui s'occupent de ces affaires.

En 1995, un livre, intitulé « Mafia, argent et politique : enquêtes sur des liaisons dangereuses dans le Midi de la France » et écrit par un journaliste sérieux, Roger Bianchini, a attiré mon attention. Il fait notamment état de la confession d'un repenti calabrais - chose très rare -, ce qui a attiré l'attention du substitut que j'étais et d'un certain nombre de magistrats. Ce repenti calabrais raconte la manière dont la mafia calabraise s'est implantée, à partir des années quatre-vingt, sur la Côte d'Azur et les mécanismes par lesquels elle procédait à des blanchiments massifs d'argent - pour elle-même et pour d'autres organisations criminelles avérées dont le cartel de Cali. En effet, un certain nombre de cartels de la drogue préfèrent bénéficier des infrastructures déjà mises en place et bien rodées en Europe occidentale que d'implanter eux-mêmes ces structures.

Pour des raisons qui tiennent vraisemblablement à des problèmes de diffamation ou de confidentialité, Bianchini n'a pas cité les noms des personnes qui pouvaient être facilement identifiées, mais il a cité des noms de policiers. Cette audition a eu lieu devant un magistrat français d'une cour d'appel.

M. le Rapporteur : Dans le cadre d'une procédure ?

M. Philippe DORCET : C'est justement ce que j'aimerais savoir. J'ai pris contact avec M. Bianchini qui m'a assuré que cette audition existait bien et que l'intéressé est toujours en France, libre, alors même qu'il était recherché par les autorités italiennes qui avaient demandé son extradition.

M. le Rapporteur : Cette affaire - le livre a été publié en 1995 - a donc été pour vous une prise de conscience.

M. Philippe DORCET : Tout à fait. Il y est fait état de blanchiment massif, notamment à l'occasion de travaux importants, tels que la construction d'Eurodisney à Marne-la-Vallée, de la Francilienne et d'autres projets de travaux publics à l'occasion desquels un certain nombre d'entreprises italiennes ont sous-traité. Le rapport d'Aubert avait fait état de ce problème, mais son auteur ne devait pas, à l'époque, disposer de moyens suffisants et du recul que l'on a aujourd'hui.

M. le Rapporteur : M. d'Aubert étant membre de la Mission, nous l'interrogerons à ce sujet. Ce livre a-t-il fait l'objet d'attaques ?

M. Philippe DORCET : Non, il n'y a eu aucune attaque en diffamation. Mais, dans ce livre, ce repenti ne parle pas sous son vrai nom et s'abstient de donner les noms des relais au sein, soit des institutions françaises, soit du monde économique et local ; il n'en parle qu'en termes généraux, citant quelques éléments permettant de les identifier.

Je me suis souvenu de la confession de ce repenti calabrais lorsque j'ai reçu, il y a deux ans, un livre d'Italie rédigé par un député italien, Enzo Ciconte ; il a été élu pendant la dixième législature et a fait partie de la commission de la justice au parlement italien. Ce livre est intitulé : « Processo alla N'drangheta », qui est la mafia calabraise.

J'ai eu entre les mains une partie des rapports et des auditions de la commission d'enquête italienne relatifs au développement de la mafia et à un certain nombre d'organisations criminelles ; il est tout de même malheureux qu'un juge d'instruction français soit obligé d'aller chercher en Italie ce type de renseignements.

Ce livre est intéressant, car il explique bien que l'on retombe, en permanence, sur le problème des réseaux ; réseaux qui empêchent toute action concertée, en matière pénale et financière, d'avancer. Un chapitre de ce livre est particulièrement intéressant, car il décrit la décision politique à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, par la N'drangheta et Cosa Nostra d'entrer en maçonnerie.

J'ai appris, en discutant, de manière officieuse, avec des officiers de police judiciaire, que la mafia calabraise est organisée selon un régime de loges - les cosche. Dans les Alpes-Maritimes, sept cosche sont établies, la cosca mère étant à Juan-les-Pins, et dépendent toutes de la cosca de Vintimille. Enzo Ciconte cite trois raisons pour lesquelles le crime organisé a décidé d'entrer en maçonnerie : intégrer le tissu économique local, avoir des liens au sein des institutions et approcher les magistrats.

M. le Rapporteur : Il parle de l'entrée dans la maçonnerie frontalière, française ?

M. Philippe DORCET : Non, la maçonnerie italienne.

M. le Rapporteur : A aucun moment, il ne cite notre pays ?

M. Philippe DORCET : Si, il en parle.

J'ai appris, par les journaux, que des listes de francs-maçons avaient été saisies, et que les trois principales professions représentées étaient les restaurateurs, les banquiers et les policiers. On peut donc objectivement considérer qu'il existe un véritable problème et penser que ces réseaux, et en particulier le réseau maçonnique, ont été, à un moment donné, des obstacles à la lutte contre la délinquance financière - tout passait par-là. Je ne sais pas, depuis, comment se passent les choses, car je ne traite que des affaires dont on me saisit.

Néanmoins, je m'en préoccupe, notamment par le biais des affaires dont j'ai la charge relatives aux réseaux de proxénétisme en provenance des pays de l'Est. Je retombe en effet régulièrement sur des trajets qui passent par le Luxembourg, par Monaco et le Liechtenstein, avec toujours le même type d'intermédiaire. Finalement, j'ai un peu l'impression qu'il n'y a « rien de neuf sous le soleil ». Mais je n'ai pas les moyens, moi, juge d'instruction, de lutter contre le blanchiment de cet argent sale, de frapper à la source.

Récemment, je suis allé en Bulgarie dans le cadre d'une commission rogatoire internationale et je suis tombé, lors d'une perquisition avec des juges et des policiers bulgares chez un proxénète, sur des comptes en dollars provenant manifestement de la prostitution exercée sur la Côte d'Azur. Or je ne sais pas jusqu'à quel point nous avons les moyens - pas moi uniquement - de lutter contre cette délinquance. Car il serait souhaitable de frapper à la source, c'est-à-dire d'aller dans les banques où l'argent est déposé.

Par ailleurs, je lis, ici ou là, qu'un certain nombre de services de police ou de renseignement sont extrêmement bien renseignés sur la manière dont certains patrimoines provenant de la délinquance, sont gérés ; or les juges d'instruction et les parquets ne sont manifestement pas informés de tout ce qui se passe. Nous avons l'impression d'être tenus à l'écart.

M. le Rapporteur : Je voudrais un peu sérier les problèmes. S'agissant des réseaux, que savez-vous des obstacles que constitueraient, dans les Alpes-Maritimes, des réseaux d'influence dans lesquels on retrouverait à la fois le milieu économique, les institutions et les magistrats ainsi approchés.

Ensuite, nous pourrons peut-être procéder à l'évaluation pragmatique et concrète de l'arsenal anti-blanchiment que le Parlement met à la disposition de l'autorité judiciaire et des autorités de police, afin de déterminer ce qu'il serait souhaitable et possible de faire.

M. Philippe DORCET : Le procureur de la République de Nice a découvert des éléments qui étaient relativement connus ; tout le monde n'est pas dupe de la manière dont peuvent se gérer certaines affaires.

En 1997, lorsque j'étais substitut en charge de l'exécution des peines, j'ai été saisi d'une demande de mise en liberté d'un banquier offshore - propriétaire de banques à Saint-Domingue -, de nationalité française, condamné à trois ans de prison ferme à Monaco, M. Laurent Mirabeau. Ce dernier tenait à me rencontrer - en présence de son avocat et après avoir prévenu mon procureur, bien entendu - car il me trouvait « sympathique mais bien naïf ». J'ai été effaré par ces propos, même si je sais qu'il convient de faire la part des choses, ce monsieur étant derrière les barreaux et ne tenant pas à y rester.

Il avait été condamné pour abus de confiance à Monaco à trois ans d'emprisonnement ; or en France, cette infraction n'était punie, à l'époque, que de deux ans d'emprisonnement. Finissant sa peine en France - au titre des échanges que l'on a avec Monaco -, il soutenait qu'il ne pouvait pas exécuter une peine supérieure à ce que prévoit la loi française. La Cour d'Appel d'Aix lui a finalement donné raison conformément à mes réquisitions puisque j'étais alors en charge du service d'exécution des peines qui gère ce type de problème.

J'ai donc rencontré ce M. Mirabeau en prison, en présence de son avocat. Il m'a alors expliqué comment il gérait le patrimoine d'un certain nombre d'hommes politiques et de hauts fonctionnaires, en des termes qui me laissait songeur. En entendant de tels propos, soit j'établissais un procès-verbal, soit je l'incitais à faire avancer les choses - ce que j'ai fait. Le problème, c'est qu'il s'agissait de son gagne-pain.

Pour preuve de sa bonne foi, il a tenu à me signaler à Monaco qu'il était resté très lié avec le procureur général de Monaco, M. Carasco, au point que ce dernier venait à l'occasion prendre régulièrement son petit déjeuner en maison d'arrêt en sa compagnie.

M. le Rapporteur : Si un procureur général trouve du plaisir à aller s'emprisonner pour prendre son petit-déjeuner, c'est qu'il doit y trouver un intérêt ! Mais parlons de la France.

M. Philippe DORCET : A l'époque où j'ai rencontré M. Mirabeau, j'ai été contacté par un magistrat du service des enquêtes de la COB qui s'intéressait à lui, notamment à ses techniques de blanchiment particulièrement efficaces et à ses gestions de patrimoines de notables français. On me demandait d'essayer d'en savoir plus.

M. le Rapporteur : Mais quel message précis Laurent Mirabeau voulait-il vous faire passer ?

M. Philippe DORCET : Qu'il y avait quelque chose de pourri dans le royaume de France.

M. le Rapporteur : Quelque chose que vous ne soupçonniez pas ?

M. Philippe DORCET : Que je ne soupçonnais pas ou dont je ne soupçonnais pas l'ampleur.

M. le Rapporteur : Soyez précis. Que vous disait-il exactement ? Car il faut faire une distinction entre les patrimoines honnêtes et les patrimoines contestables.

M. Philippe DORCET : Il faisait allusion à la part contestable des ces patrimoines : évasion fiscale, argent en provenance de la corruption, etc.

M. le Rapporteur : Il vous l'a dit clairement ?

M. Philippe DORCET : Absolument. Il habitait Monaco - il avait été résident monégasque - et possédait deux banques à Saint-Domingue.

M. le Rapporteur : Je ne comprends pas pourquoi un banquier vient se vanter de commettre du recel de corruption et de la fraude fiscale, délits incriminés en droit français, auprès d'un substitut chargé de l'exécution des peines au tribunal de grande instance de Nice ! Expliquez-moi cela !

M. Philippe DORCET : Je ne sais pas pourquoi il s'est adressé à moi. Je suis tout à fait d'accord, il y a un paradoxe dans le fait de voir un repris de justice monégasque discuter avec un magistrat du parquet de Nice, mais après tout nous avons ce genre de conversation assez régulièrement ; ce sont des choses qui arrivent.

M. le Rapporteur : Il vous a donné des noms ?

M. Philippe DORCET : Oui, mais c'est à lui de vous les donner.

M. le Rapporteur : Alors à quoi ça sert que nous ayons des procureurs si, quand ils recueillent des informations, ils les gardent pour eux ? A moins que vous ayez ouvert une enquête et que vous soyez tenu par le secret.

M. Philippe DORCET : Je n'ai pas le pouvoir d'ouvrir une enquête. J'ai fait remonter un certain nombre d'informations.

M. le Rapporteur : Vous avez communiqué ces informations à vos supérieurs ?

M. Philippe DORCET : Non, je n'ai pas écrit. J'ai simplement dit que certaines informations m'avaient été communiquées par M. Laurent Mirabeau. Quoi qu'il en soit, je ne suis pas sûr qu'il aurait accepté de déposer devant une commission d'enquête ou un officier de police judiciaire.

M. le Rapporteur : Vous parliez des réseaux d'influence. Cette histoire est un peu atypique, car vous nous expliquez que vous avez connaissance de pratiques contestables, que vous faites remonter l'information à votre hiérarchie, et il ne se passe rien !

M. Philippe DORCET : Il n'y a pas eu de réaction dans la mesure où je ne suis pas allé trouver le procureur pour lui dire, « untel et untel touchent dans le tribunal, untel dans telle assemblée territoriale », etc.

M. le Rapporteur : Ce banquier vous a cité des noms de fonctionnaires, de responsables politiques élus, locaux, nationaux ?

M. Philippe DORCET : Les noms qu'il m'a cités concernaient des responsables nationaux. J'ai refusé d'entendre les noms des personnes qui pouvaient être impliquées au plan local.

M. le Rapporteur : Pour quelle raison ?

M. Philippe DORCET : Je n'avais pas envie de les connaître, même si je sais que cela peut vous sembler bizarre.

M. le Rapporteur : Si j'étais procureur et qu'un repris de justice venait me donner le nom de personnes - y compris proches de moi - impliquées dans de telles affaires, je le fais placer immédiatement en garde à vue - il est en plus susceptible d'avoir participé à la commission des infractions !

M. Philippe DORCET : Mais si une fois placé en garde à vue, il ne vous donne même pas l'heure qu'il est, vous êtes bien avancé !

M. le Rapporteur : Certes, mais vous étiez là, vous auriez pu établir un procès-verbal.

M. Philippe DORCET : Il y a des moments où soit la délicatesse soit l'éducation vous imposent de ne pas faire n'importe quoi.

M. le Rapporteur : Je comprends, je ne vous refuse ni cette délicatesse ni cette éducation, je veux simplement essayer de comprendre pourquoi on n'arrive pas à réprimer la délinquance financière. Si vous, vous ne le faites pas, qui va le faire ?

M. Philippe DORCET : Etait-ce à moi de le faire, moi qui étais, à l'époque, un petit substitut du procureur ? Vous savez, substitut du procureur, ce n'est pas grand-chose.

M. le Rapporteur : Je voudrais revenir sur le problème des réseaux, problème important, signalé par votre procureur, ainsi que par des justiciables, des avocats qui se sont exprimés devant la Mission. Ont-ils eu des conséquences sur le cours normal des instructions des affaires répressives ?

M. Philippe DORCET : Assez clairement, oui.

M. le Rapporteur : Quelles sont celles dont vous avez été le témoin ?

M. Philippe DORCET : Ce n'est pas que je ne veux pas vous répondre, mais je n'avais pas prévu de répondre à cette question. J'avais prévu de vous parler du blanchiment.

M. le Rapporteur : Le fait que des personnes se fréquentent au Rotary club, au Lions, à la franc-maçonnerie du coin que ce soit la GLNF, le Grand Orient ou l'amicale des anciens jésuites, ne nous intéresse pas. En revanche, le fait que ces réseaux soient infiltrés par des organisations criminelles et que celles-ci aient su capter l'influence des personnalités qui appartiennent aux institutions de la République, nous intéresse. Mais pour que nous puissions avancer, nous avons besoin de faits précis.

M. Philippe DORCET : Parmi les personnes citées appartenant à la GLNF, j'avais été surpris d'apprendre que figuraient à la fois des nationalistes corses connus et des policiers ; cette province de la GLNF regroupe d'ailleurs les départements suivants : Alpes de Haute Provence, Hautes-Alpes, Alpes-Maritimes, Corse du Sud et Haute-Corse. Les réunions annuelles peuvent réunir des commissaires de police, des officiers de gendarmerie, des magistrats, des nationalistes corses, des entrepreneurs aux motivations plus ou moins claires, etc. Et des services de l'Etat, car j'ose espérer que des services de renseignement se préoccupent de ces réunions qui peuvent regrouper jusqu'à 1 000 personnes.

M. le Rapporteur : Ce n'est pas le lieu le plus discret pour détourner la justice de son cours.

M. Philippe DORCET : Mais ce n'est pas le lieu le plus inadapté pour prendre des contacts. Et lorsqu'on n'y est pas, on peut se poser un certain nombre de questions quand on sait qui s'y trouve. Il est difficile de dire que la justice a été détournée de son cours, car lors d'un procès, si un franc-maçon donne raison à un autre franc-maçon, ça peut être tout fait mérité. Il est très délicat, a posteriori - et je pense que c'est le problème du procureur -, de considérer comment se passent les choses.

Ce n'est pas la franc-maçonnerie qui est en cause, mais je pense qu'à un moment donné, elle a été un réseau décisif où se sont croisées, à l'abri du secret, des personnes venant d'horizons très différents. Tout ce mixage entre gens qui n'avaient pas tous le souci de l'intérêt commun, a pu favoriser, à un moment donné, des dérapages importants.

M. le Rapporteur : Nous ne faisons de procès d'intention à personne, ce qui serait attentatoire aux libertés de conscience, de culte, de réunion, mais nous relevons les anomalies judiciaires. Nous contemplons le fonctionnement de l'appareil policier et judiciaire dans les Alpes-Maritimes et nous détectons des anomalies. Quelles sont celles que vous avez constatées depuis dix ans ?

M. Philippe DORCET : Une lutte contre la délinquance financière d'une grande faiblesse : peu d'affaires sorties par les services de police et le parquet. Les seules affaires sorties l'ont été par Jean-Pierre Murciano ; il était le seul à aller plus loin que ce qu'on lui demandait de faire.

M. le Rapporteur : Il demandait des réquisitions supplétives. Ce que vous voulez dire c'est que vos collègues juges d'instruction n'en demandaient pas, ils se contentaient d'instruire dans le cadre de la saisine initiale.

M. Philippe DORCET : Vous pouvez en effet vous contenter d'instruire dans le cadre de la saisine initiale.

M. le Rapporteur : Ils ne découvraient jamais de faits nouveaux.

M. Philippe DORCET : Mais on peut aussi faire le constat que l'on ne dispose pas des moyens de continuer. Je prendrai un exemple simple : le blanchiment d'argent provenant de la prostitution. Je peux démarrer cette affaire, car j'ai des faits nouveaux. Mais va-t-on me donner les moyens, notamment en enquêteurs, d'avancer sur un problème de blanchiment ? J'affirme aujourd'hui que je n'ai pas les moyens d'avancer sur ce type de problème. La section économique et financière du SRPJ de Marseille - antenne de Nice - dispose d'effectifs très faibles que l'on essaie de préserver autant que possible.

Autre exemple : nous avons Internet depuis environ six semaines. En tant que juge d'instruction, lorsque je travaille sur une société, j'ai besoin d'un extrait K-bis. Le parquet est en train de négocier un abonnement avec Euridile, mais pour l'instant, pour l'obtenir, je dois payer !

M. le Rapporteur : Heureusement, la lutte contre la délinquance financière ne tient pas seulement à la possibilité d'avoir des extraits K-bis gratuits !

Quelles sont les anomalies que vous avez pu constater dans les affaires dont vos collègues ont été saisis et qui permettent de supposer que la justice ne fonctionne pas normalement ?

M. Philippe DORCET : Je n'ai rien à ajouter aux propos du procureur. Ce qui me choquait avant son arrivée l'a choqué également. Je vous disais qu'un substitut du procureur, ce n'était pas grand-chose, mais un juge d'instruction ce n'est pas grand-chose non plus ! Nous nous occupons uniquement des faits dont nous sommes saisis. Je n'ai donc rien de neuf à vous apprendre.

Ce qui me frappe, c'est l'inculture des institutions, notamment de la justice, en matière d'implantation du crime organisé - de la mafia italienne - sur la Côte d'Azur. Je suis toujours très étonné de constater que ce phénomène n'intéresse même pas les autorités locales.

M'intéressant à ce sujet, j'ai été impressionné par les résultats obtenus par M. Gaudino dans le cadre de ses fonctions - un policier - en matière de délinquance financière. J'ai donc demandé, il y a quelques mois, à effectuer un stage dans son cabinet. Je vous ai fait parvenir la lettre de refus répondant à cette demande qui se passe de commentaires ! Personne ne peut vous donner les raisons de ce refus : ni celui qui a donné un avis négatif ni le magistrat qui signe cette lettre.

M. le Rapporteur : Un de vos collègues magistrats, en poste dans la région, nous a déclaré la chose suivante : « Il n'y a pas une personne qui compte dans la région qui soit propriétaire du bien immobilier où elle vit. Tout cela est toujours masqué derrière une société, une Anstalt, un trust ou une société fiduciaire en Suisse. Le premier obstacle est que l'on ne peut plus identifier, sauf à mener une enquête, fouillée et difficile, les propriétaires des biens immobiliers ». Confirmez-vous cette déclaration ?

M. Philippe DORCET : Oui, tout à fait. Il s'agit d'un signe clair que nous avons alors affaire à des personnes qui, soit blanchissent, soit sont elles-mêmes l'expression du crime organisé. Elles ne sont jamais propriétaires d'un bien immobilier sous leur nom propre ; elles le sont par le biais soit de SCI, soit de sociétés étrangères.

M. le Rapporteur : Comment faites-vous pour identifier qui se cache derrière un bien immobilier ?

M. Philippe DORCET : Rien, on ne peut pas remonter jusqu'à l'intéressé. On envoie des commissions rogatoires.

M. le Rapporteur : Quels pays vous posent des problèmes avec les commissions rogatoires ?

M. Philippe DORCET : Actuellement je rencontre des problèmes avec des commissions rogatoires internationales adressées à Monaco ; elles ont du mal à être exécutées pour des raisons que j'ignore.

M. le Rapporteur : Ah bon ! Vous allez immédiatement nous dire lesquelles pour que l'on puisse aller secouer les Monégasques !

M. Philippe DORCET : Je m'en suis d'ailleurs ouvert au procureur de la République et une lettre de rappel est en cours.

M. le Rapporteur : Pouvez-vous suggérer à M. de Montgolfier, qui n'est pas tenu au secret de l'instruction, de nous saisir. Nous allons immédiatement écrire au directeur des services judiciaires, qui clame partout dans la presse que Monaco est un pays très coopératif, avec copie au GAFI !

M. Philippe DORCET : Pour être complet, je dois vous dire que j'ai contacté ma collègue juge d'instruction de Monaco, Mme Patricia Richet, qui m'a affirmé que les commissions rogatoires n'étaient jamais arrivées jusqu'à son bureau.

M. le Rapporteur : Elles sont donc restées chez M. le procureur général Daniel Serdet. Selon la loi monégasque - la loi n° 1 200 -, le parquet général est chargé d'exécuter les commissions rogatoires. Si Mme Richet ne les a pas reçues, c'est parce que le parquet ne les lui a jamais transmises. Je souhaiterais donc que M. de Montgolfier nous saisisse à ce sujet, afin que l'on puisse rappeler les Monégasques à leurs prétentions.

M. Philippe DORCET : Il est vrai que les délais m'apparaissent excessifs par rapport à la proximité de Monaco. Cependant, il s'agit d'une commission rogatoire internationale, elle transite donc par Aix-en-Provence avant de repartir pour Monaco. Mais je me suis rendu en Bulgarie il y a trois mois, et les délais ont été plus rapides que pour exécuter une commission rogatoire à Monaco.

M. le Rapporteur : Combien de commissions rogatoires sont-elles en attente de réponse à votre cabinet ?

M. Philippe DORCET : Personnellement j'en ai trois ou quatre en souffrance. Une d'entre elles concerne une affaire de droit commun pour laquelle je demande l'identification d'un compte dans une banque monégasque - en tout cas le chèque est tiré à Monaco.

M. le Rapporteur : Quelle est la situation avec le Luxembourg ?

M. Philippe DORCET : J'en ai une connaissance indirecte, car les commissions rogatoires sont traitées directement avec le SRPJ ; elles sont rapidement exécutées, c'est la raison pour laquelle nous passons par ce service. Toujours pour cette même affaire de droit commun, j'avais demandé la localisation de l'intéressé qui avait un ou deux domiciles au Luxembourg ; j'ai reçu des réponses négatives, mais depuis il a été interpellé. Je ne peux pas vous en dire plus, car on envoie peu de commissions rogatoires au Luxembourg.

M. le Rapporteur : Et avec le Liechtenstein et la Suisse ?

M. Philippe DORCET : J'ai des commissions rogatoires en cours.

M. le Rapporteur : Je vous répète ce que je vous ai dit pour Monaco : si cela traîne avec le Liechtenstein, il convient de nous saisir. Ce pays vient de changer sa loi en matière de coopération judiciaire et le gouvernement qui faisait obstacle à l'exécution des commissions rogatoires a perdu les élections en février. Le nouveau ministre de la justice a promis à la communauté internationale que nos commissions rogatoires seraient exécutées. C'est le moment de les rappeler à l'ordre.

M. Philippe DORCET : En ce qui concerne la Suisse, j'attends. J'ai deux commissions rogatoires qui doivent rentrer. Je les avais assorties de délais propres à la procédure.

Il faut tout de même dire qu'il y a des pays avec lesquels tout va bien. L'Italie, l'Allemagne sont des pays avec lesquels nous travaillons bien. En revanche, nous n'arrivons absolument pas à travailler avec l'Angleterre.

M. le Rapporteur : Nous le savons.

M. Philippe DORCET : Je m'occupe en ce moment d'une affaire grave - qui n'est pas du tout financière - et je pense que je vais contacter le magistrat de liaison à Londres pour voir comment nous pouvons accélérer les délais. J'ai deux affaires pendantes avec les Anglais, la première concerne un homicide, la seconde des faits de m_urs. Souvent, nous passons par les policiers, par Interpol, qui nous fournissent les renseignements plus rapidement.

M. le Rapporteur : La question avec l'Angleterre fera l'objet d'un prochain rapport. Nous avons identifié les problèmes et nous espérons beaucoup de ce rapport pour secouer un peu la paresse anglaise en la matière.

M. Philippe DORCET : Cela étant dit, je constate que lorsqu'il s'agit de faire un flagrant délit à Londres, dans une affaire de remise de valise qui mettait en cause un député cannois, il n'y a eu aucun problème, cela a été réglé en 24 heures.

M. le Rapporteur : Ils possèdent des processus un peu complexes que nous sommes en train d'analyser. Ils ont un système, le Serious fraud office, que nous voudrions populariser auprès de nos juges d'instruction des pôles financiers : il permet d'obtenir des réponses immédiates et d'agir comme si l'on était en flagrance. C'est le seul système qui fonctionne en Angleterre. Si vous voulez faire fonctionner les tribunaux ou si vous envoyez des policiers perquisitionner, ça ne marche pas car il convient d'apporter la preuve de l'utilité de la perquisition, c'est-à-dire la preuve que, par définition, on vient chercher.

Nous sommes allés voir les Anglais pour leur demander s'ils comptaient exécuter la cinquantaine de commissions rogatoires en souffrance chez eux, alors forcément cela provoque des rapports complexes dans les relations diplomatiques ! Mais ils nous ont promis de faire mieux. Alors si vous avez des affaires urgentes, passez par le Serious fraud office - cela suppose de démontrer que la fraude est sérieuse.

M. Philippe DORCET : J'ouvre une parenthèse pour vous indiquer que, bizarrement, je tombe de plus en plus souvent sur des sociétés irlandaises.

M. le Rapporteur : Vous avez des réponses à vos commissions rogatoires lorsque vous les interrogez sur les ayants droit ?

M. Philippe DORCET : Oui, pour apprendre que l'administration est à Londres et le siège social à l'île de Man - cela m'est arrivé récemment dans deux dossiers. Je suis surpris car l'Irlande n'apparaît pas comme un paradis fiscal.

M. le Rapporteur : C'en est un, ou en tout cas, c'est un paradis judiciaire et bancaire.

Je souhaiterais, par ailleurs, connaître votre analyse sur l'utilité du mécanisme de l'article 40 du code de procédure pénale (CPP).

M. Philippe DORCET : Il s'agit d'un mécanisme présentant énormément d'intérêt. Lorsque nous enquêtons sur des problèmes d'urbanisme mettant en jeu toute une série d'autorisations administratives, au plan municipal ou national, nous avons toujours l'impression de nous trouver en face d'une forteresse. Je ne dis pas que nos interlocuteurs ont la volonté de nous cacher quelque chose, mais nous avons beaucoup de mal à discuter avec elles. Il s'agit peut-être d'un problème de communication ; il est vrai que dans les Alpes-Maritimes, il y a eu un sérieux problème avec la Direction départementale de l'équipement (DDE) car lorsque je suis arrivé à Nice, la directrice du contentieux avait été placée en détention, par M. Murciano, dans l'affaire de la villa Pellerin.

L'article 40 du C.P.P. est important, mais un procureur de la République devrait idéalement ne pas en avoir besoin. Il m'est arrivé néanmoins de rencontrer des magistrats de juridictions administratives extrêmement ennuyés, ne sachant pas comment communiquer à l'autorité judiciaire des faits qui leur paraissaient suspects. Bien entendu, il leur a été dit qu'au titre de l'article 40 du C.P.P. ils pouvaient toujours communiquer. Alors il est vrai que sans cet article, certaines affaires ne seraient jamais arrivées jusqu'au procureur.

L'article 40 a pour avantage d'éviter les circuits hiérarchiques et permet à tout fonctionnaire désireux de prendre ses responsabilités de saisir directement un procureur de la République.

M. le Rapporteur : Quand on vous écoute, vous et vos collègues, on vous sent bien seuls. Qu'attendez-vous de ceux, comme nous, qui ont le désir de vous aider - en dehors des moyens matériels sur lesquels une mobilisation sans précédent a eu lieu - notamment en matière de recrutement d'OPJ ? Car si c'est pour avoir des OPJ qui copinent avec les personnes qu'ils sont chargés de poursuivre, c'est un peu embarrassant ! Qu'imaginez-vous comme réponse à tous ces problèmes : les anomalies liées aux réseaux d'influence, les difficultés d'identification des ayants droit ?

M. Philippe DORCET : Je prends acte du fait que les conditions matérielles dans lesquelles nous travaillons se sont améliorées.

Le premier problème est lié aux moyens dont disposent les policiers. Le statut de la police judiciaire aujourd'hui est ainsi fait que la carrière d'un policier dépend plus largement de sa hiérarchie administrative que de sa hiérarchie judiciaire - même si des progrès ont été réalisés puisque la notation d'un policier par le procureur de la République ou par certains magistrats doit être prise en compte pour son avancement.

Il est évident que l'on ne peut pas demander à des personnes d'aller se sacrifier dans une région où tout est compliqué, uniquement pour l'amour de la République. Il serait donc temps de réfléchir sérieusement au statut de la police judiciaire.

Vous savez que les juges d'instruction, les substituts ou les procureurs ne font que traiter des informations que leur communiquent les policiers. Si vous pouviez auditionner un officier de police judiciaire - qui parlerait librement - vous seriez surpris.

M. le Rapporteur : A Nice, nous avons les statistiques, le taux des affaires financières est anormalement bas, il y a très peu de condamnations et peu de mobilisation autour de ces questions, alors que le nombre de magistrat est sensiblement égal à d'autres tribunaux où les résultats sur le plan financier sont plus importants.

Expliquez-moi comment on peut fonctionner dans un système pareil ! Je vous demande donc de donner vos informations à la représentation nationale et votre c_ur en sera soulagé !

Vous nous dites : « je rencontre M. Mirabeau en présence de son avocat, après avoir informé mon procureur - ce qui est totalement déontologique de votre part -, il me donne des noms mais je ne vous les donnerai pas » ! Ca n'a aucun sens de la part d'un procureur !

M. Philippe DORCET : Dont acte. Cela n'a aucun sens, mais vous ne vivez pas là-bas.

M. le Rapporteur : Dites-nous ce qui se passe là-bas !

M. Philippe DORCET : Au-delà des mots, je puis vous assurer que là-bas nous ne sommes pas grand-chose. Un magistrat dans les Alpes-Maritimes - ou ailleurs - qui ne se contente pas de faire le minimum syndical, en permettant à son procureur de remplir les cases qui le feront progresser, va immanquablement au devant des problèmes. Dans la magistrature, la couleur préférée est le gris muraille. (Un magistrat qui vient témoigner devant une Mission d'enquête parlementaire n'en sera pas félicité !)

M. le Rapporteur : On ne comprend pas, expliquez-nous ! Veuillez nous excuser, mais nous sommes du Nord, et nous ne comprenons pas ce qui se passe dans le Sud !

M. Philippe DORCET : Je vous dis simplement que ce n'est pas simple d'être aujourd'hui magistrat pénaliste dans les Alpes-Maritimes, dans le Var ou dans les Bouches-du-Rhône. Mais je ne dispose pas de tous les moyens pour vous dire ce qui s'y passe. Je vous donne donc un certain nombre d'éléments d'analyse.

Intéressez-vous par exemple au cas d'un escroc qui a fait les beaux jours du tribunal correctionnel de Nice, M. Tannouri.

M. le Rapporteur : Nous le connaissons.

M. Philippe DORCET : Prenez l'intégralité de la carrière pénale de M. Tannouri à Nice depuis 1990. J'ai fait condamner M. Tannouri à plusieurs années d'emprisonnement et je ne peux que m'étonner de la mansuétude dont il a pu parfois bénéficier ; mais est-ce que cette mansuétude a été calculée ? Je ne sais pas.

Je me suis élevé publiquement au nom du parquet sur la manière dont avait été traité un dossier concernant la corruption au sein de l'OPAM HLM dans les Alpes-Maritimes. Un substitut d'audience qui déclare ce que j'avais déclaré à l'époque - je m'étonnais de voir qu'une telle affaire se terminait sur le renvoi en correctionnel de quatre musulmans et d'un SDF - est à la limite de la correction judiciaire. Si M. de Montgolfier n'avait pas été nommé procureur de la République à ce moment-là, je pense que j'aurais pu m'exposer à une procédure disciplinaire ou en tout cas à des remontrances en règle.

M. le Rapporteur : Si le Gouvernement a pris la lourde décision de nommer M. de Montgolfier, de lui envoyer une inspection générale, de mettre des moyens à sa disposition, de le soutenir avec un substitut nommé M. Accomando... ce n'est pas pour rien. La représentation nationale a d'ailleurs l'intention de se rendre sur place et d'aller étudier les dossiers. Si vous êtes là, c'est parce que nous nous intéressons à des dysfonctionnements et que nous voulons épauler les magistrats courageux qui se battent et qui font vivre une certaine idée de la République que nous soutenons.

L'OPAM est un dossier que nous connaissons. Mais revenons sur ces faits qui sont très intéressants ; vous découvrez à l'audience - puisque vous n'aviez pas suivi ce dossier - que le dossier était curieusement équilibré. Nous possédons des informations montrant que le juge d'instruction n'a pas procédé à des poursuites alors qu'il avait eu sous le nez des informations prouvant qu'il existait des responsabilités d'une autre nature à rechercher. Comment expliquez-vous que le doyen des juges d'instruction, M. Renard, qui était chargé de ce dossier, ait pu fermer les yeux dans des conditions tout à fait curieuses ?

M. Philippe DORCET : Je me le suis également demandé ; j'en ai d'ailleurs fait part au tribunal. Mais j'ai été chargé de ce dossier la veille de l'audience.

M. le Rapporteur : Ce dossier comportait-il des charges contre des personnes qui n'étaient pas dans le box ?

M. Philippe DORCET : Absolument, des élus étaient mis en cause et n'avaient même pas été entendus.

M. le Rapporteur : Avez-vous eu connaissance de l'inspection générale diligentée par M. Jean-Louis Nadal ?

M. Philippe DORCET : Bien sûr, j'ai fait partie des personnes inspectées.

M. le Rapporteur : Est-ce que tout cela a été dit lors de cette inspection ?

Dans quels termes vous êtes-vous exprimé ?

M. Philippe DORCET : J'ai été inspecté par Mme Blandine Froment et un autre inspecteur dont j'ai oublié le nom. Je leur ai dit un certain nombre de choses.

M. le Rapporteur : Vous êtes-vous exprimé avec la même crudité qu'à l'audience sur l'affaire de l'OPAM ?

M. Philippe DORCET : Non, car j'ai dû être inspecté quelques jours avant ou après cette audience. Quelques jours après, il me semble. L'inspection avait dû me motiver !

M. le Rapporteur : M. Renard a-t-il été entendu lors de cette inspection ?

M. Philippe DORCET : Tous les magistrats ont fait l'objet d'une inspection.

L'affaire était la suivante : des pauvres gens, qui demandaient des logements HLM, devaient remettre des enveloppes de 20 000 ou 30 000 francs. Le premier témoin, une femme, précisait qu'elle avait remis 30 000 francs je crois à Mme Murcia, conseillère générale, et qu'elle n'était pas la seule. Or j'avais été surpris du fait que personne n'était allé vérifier que ces personnes avaient retiré une telle somme et que les élus mis en cause n'avaient pas été entendus. Quelle que soit la qualité de l'enquêteur, c'est, là aussi, un problème de décision politique ; car lorsqu'on décide, sur une enquête de cette importance, de mettre une enquêtrice à quart temps, c'est difficile d'avancer !

M. le Rapporteur : Cela relève du pouvoir d'un magistrat du siège qui est le juge d'instruction et de l'absence d'énergie du parquet qui n'a jamais requis d'entendre les élus en cause.

M. Philippe DORCET : Un des principaux prévenus, contre lequel j'avais requis deux ans d'emprisonnement ferme - et qui a été condamné -, M. Rahal Tahar, et ancien conseiller municipal de M. Médecin, avait déclaré : « Que l'on ne vienne pas me reprocher un certain nombre de choses, alors que de nombreux fonctionnaires bénéficient de ces logements de complaisance ».

M. le Rapporteur : Combien y a-t-il eu de condamnations ?

M. Philippe DORCET : Cinq.

M. le Rapporteur : Combien de personnes ont été renvoyées devant le tribunal correctionnel ?

M. Philippe DORCET : Cinq.

M. le Rapporteur : Combien y a-t-il eu de non-lieu ?

M. Philippe DORCET : Aucun, puisqu'il n'y a pas eu de mise en examen.

M. le Rapporteur : Les informations sont-elles prescrites aujourd'hui ?

M. Philippe DORCET : Le principal prévenu a fait appel. Très honnêtement, je ne sais plus.

M. le Rapporteur : Avez-vous participé à l'enquête sur l'affaire des cadeaux offerts par Anthony Tannouri à certains magistrats du TGI de Nice ? Il a été accusé par sa femme de ménage libanaise d'avoir offert une montre Cartier au doyen des juges d'instruction du TGI de Nice. A votre connaissance, l'inspection générale a-t-elle posé les bonnes questions aux intéressés en la matière ? Je dispose moi-même d'une version filmée du témoignage de la femme de ménage.

M. Philippe DORCET : Je suis incapable de vous répondre ; seules les personnes qui ont inspecté M. Renard et M. Durand pourront vous dire si elles leur ont posé la question.

J'ai entendu parlé de cette affaire car ces magistrats avaient décidé de se constituer partie civile en dénonciation calomnieuse à Lyon.

M. le Rapporteur : Où en est cette affaire ?

M. Philippe DORCET : Je ne sais pas. Mais je me permets d'attirer votre attention sur le problème du dépaysement des affaires niçoises à Lyon ou Grenoble, car on ne sait jamais ce qui s'y passe.

M. le Rapporteur : Vous pouvez avoir accès aux informations par l'intermédiaire du parquet.

D'autres curiosités au sujet de ces magistrats niçois qui sont d'ailleurs toujours en poste. En dehors d'Isola 2000, affaire sur laquelle le dossier a été perdu alors qu'il concernait la belle-fille de M. Toubon, vous avez peut-être des informations à nous donner ?

M. Philippe DORCET : Un certain nombre de dossiers ont disparu au parquet. J'instruis en ce moment une affaire de faux ; je suis obligé de l'instruire au criminel parce que le dossier correctionnel a disparu.

M. le Rapporteur : Comment est-ce possible ? Les dossiers ne sont pas sécurisés ?

M. Philippe DORCET : Rien n'est sécurisé. Pour être précis, depuis que M. de Montgolfier est arrivé, certains dossiers sont dans un coffre et sont donc sécurisés. Mais quand on sait qu'en pleine nuit, en pleine enquête, des procès-verbaux disparaissent du siège de la police financière à Paris, rien n'est impossible !

M. le Rapporteur : L'inspection générale a-t-elle diligenté une enquête sur cette question ?

M. Philippe DORCET : Non, il me semble que cette question n'était pas encore à l'ordre du jour. Le fait que des dossiers avaient disparu n'était pas encore remonté à la connaissance du procureur puisque, de mémoire, M. de Montgolfier n'est arrivé qu'au début de l'année 1999, alors que l'inspection s'est déroulée en décembre 1998.

Le fait est que des dossiers ont disparu de manière tout à fait étonnante. Un dossier dans lequel était mise en cause la s_ur de Francis le Belge et M. Cossu - un autre voyou méditerranéen - n'est, par exemple, jamais passé aux assises.

A l'occasion de la réfection du tribunal - avec les fonctionnaires et les magistrats qui continuaient d'y travailler - plusieurs dossiers ont disparu, et le déménagement a eu bon dos pour justifier la disparition de quelques dossiers. Et vous ne pouvez pas savoir de quelle façon ils disparaissent car toute enquête s'avère impossible. Depuis que le procureur a fait quelques déclarations sur ces disparitions, je pense que ce sera moins facile.

En ce qui me concerne, j'ai eu à me plaindre d'un dossier qui m'avait été confié par le président et qui a disparu entre son bureau et le mien.

M. Jacky DARNE : Vous avez pu reconstituer le dossier ?

M. Philippe DORCET : Nous avons demandé à la DDE - puisque cette affaire concernait un promoteur - de refaire des procès-verbaux, le parquet a repris un certain nombre de réquisitions, nous avons donc été obligés de tout refaire. D'ailleurs, parmi les moyens d'annulation de cassation évoqués par les personnes mises en examen, il a été fait état que le réquisitoire, daté du 25 janvier, était un faux puisqu'il y en avait nécessairement eu un avant.

M. le Rapporteur : Des enquêtes administratives ont-elles été diligentées après les disparitions ?

M. Philippe DORCET : En l'espèce, je puis vous affirmer que le président, à juste titre, a très mal pris la chose, le dossier était tout de même parti de son bureau. Je pense qu'une enquête a été menée, mais je n'ai eu aucun retour.

M. le Rapporteur : Que pouvez-vous nous dire sur les conditions dans lesquelles se déroulent les saisines de juges d'instruction, la répartition des dossiers - le doyen des juges désigne ses collègues ?

M. Philippe DORCET : A Nice, c'est le président qui répartit les dossiers.

M. le Rapporteur : Est-ce un pouvoir formel ou réel ?

M. Philippe DORCET : Il s'agit parfois d'un pouvoir formel, même s'il ne faut pas négliger la volonté d'un président de tribunal. Par ailleurs, il existe des critères objectifs : par exemple, je ne suis pas habilité à instruire des affaires de mineurs. D'autres critères sont plus flous : le code de procédure pénale prévoit par exemple que l'assemblée générale d'un tribunal doit habiliter comme financiers un certain nombre de juges ; ils doivent pouvoir instruire un dossier en provenance d'un département voisin où les juges d'instruction ne sont pas en nombre suffisant.

Un président peut estimer qu'un dossier d'usure - un consommateur qui porte plainte en estimant que le crédit Cofinoga de 10,5 % qu'il a contracté aux Galeries Lafayette est usuraire - concerne un juge d'instruction financier alors que n'importe quel juge d'instruction doit pouvoir l'instruire sans avoir fait de hautes études financières. Au contraire, d'autres présidents vont considérer qu'est financier tout ce qui est relatif à des infractions proprement financières visées - loi sur le blanchiment, loi bancaire, droit pénal des sociétés - au réquisitoire introductif.

Maintenant, c'est un secret de polichinelle, un procureur ou un doyen des juges d'instruction peut toujours faire savoir au président du tribunal qu'il apprécierait la désignation de tel ou tel magistrat sur un dossier.

M. Jacky DARNE : Vous avez résisté dix ans. Pensez-vous faire votre carrière à Nice ?

M. Philippe DORCET : Je ne suis pas sûr de continuer dans la magistrature.

M. Jacky DARNE : Vous citiez M. Gaudino ; était-il d'accord pour vous prendre en stage ?

M. Philippe DORCET : Absolument. J'avais obtenu son accord avant de faire la demande. On m'a répondu qu'il n'était pas souhaitable qu'un juge d'instruction aille effectuer un stage chez M. Gaudino.

M. Jacky DARNE : Il a procédé à des enquêtes à Nice ?

M. Philippe DORCET : Pas à ma connaissance. Ce qui m'intéressait, c'était d'apprendre à démanteler les circuits offshore et de progresser en droit pénal des sociétés.

M. Jacky DARNE : Vous citez à plusieurs reprises la mafia italienne ; votre collaboration avec la justice italienne a-t-elle était fréquente ? Vous avez constaté sa présence : cela a-t-il constitué un obstacle ?

M. Philippe DORCET : Non, il n'y a pas d'obstacle ; la mafia est un supplément d'âme dans un dossier où la question reste de savoir si les personnes intéressées ont commis ou non des infractions à la loi française. Si ensuite on peut déterminer les réseaux par lesquels ils arrivent sur le territoire français, c'est un plus.

Nous sommes un certain nombre de juges à parler correctement l'italien au tribunal de Nice, il serait donc peut-être utile que l'on puisse développer des contacts autres qu'institutionnels avec des tribunaux voisins. Il y a quelques années, un stage avait été organisé en Italie pour des magistrats pénalistes, travaillant dans des tribunaux frontaliers et parlant couramment l'italien ; alors que je correspondais à ce profil, je ne suis jamais allé à Rome.

Je dois, à cette occasion, rendre hommage aux magistrats de liaison qui sont une bénédiction pour nous.

M. le Rapporteur : Cela fait partie de la politique que nous avons mise en _uvre.

M. Philippe DORCET : A chaque fois que nous appelons M. Labrégère nous obtenons une réponse dans les 48 heures ; il est très compétent.

M. le Rapporteur : Il s'agit d'un militant anti-blanchiment, un magistrat de haut niveau qui est à votre disposition.

Vous avez autre chose à nous déclarer ?

M. Philippe DORCET : S'agissant de blanchiment, on voit poindre très clairement une implantation forte de capitaux en provenance d'une criminalité russophone sur la Côte d'Azur. Un rapport a été rédigé l'année dernière par le service des impôts des Alpes-Maritimes à ce sujet.

M. le Rapporteur : Vous savez que nous allons inspecter l'inspection ? Car il n'y a rien dans le rapport de M. Jean-Louis Nadal. C'est tout de même incroyable !

M. Philippe DORCET : Les inspecteurs nous avaient laissé un numéro de téléphone pour le cas où nous aurions d'autres choses à leur dire ; comme si des magistrats ou des fonctionnaires allaient les appeler en leur disant : « Je voudrais vous voir, je veux passer aux aveux » !

M. le Rapporteur : Monsieur le juge, je vous remercie de votre coopération.

Audition de MM. Bernard GRAVET,
inspecteur général honoraire de la police nationale,
et Dominique GARABIOL,
chef de l'inspection du conseil des marchés financiers

(procès-verbal de la séance du mercredi 23 mai 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Messieurs, je vous remercie d'avoir accepté de répondre à notre invitation. M. Chevènement, que nous avons reçu au début de nos travaux, vous avait confié une mission. Nous avons étudié votre rapport avec beaucoup d'attention et je souhaiterais que nos échanges portent à la fois sur votre diagnostic, parfois très sévère, et sur les dispositifs de lutte contre le blanchiment - tant administratifs que législatifs. Nous réfléchissons par ailleurs aux améliorations qui peuvent être apportées sur le plan législatif que nous proposerons, d'ici à la fin de l'année 2001, dans notre rapport final.

Vous écrivez dans votre rapport : « Il est aujourd'hui possible de se demander si l'inopérance du dispositif de lutte contre le blanchiment n'est pas recherchée en toute connaissance de cause. » Pouvez-vous nous expliquer la dureté de votre diagnostic sur le système anti-blanchiment et nous indiquer quelles mesures importantes pourraient remédier aux défauts les plus flagrants ?

M. Bernard GRAVET : Monsieur le président, nous sommes très honorés par notre présence devant votre Mission.

Vous avez pris connaissance de notre rapport que nous avons établi en toute humilité mais avec beaucoup de liberté d'expression. Comme l'avait indiqué M. Chevènement, cette mission avait un double caractère :

- d'une part, clarifier le contexte dans un domaine qui était davantage un domaine de discussions de salon, très médiatisé, où l'on entendait tout et son contraire. Il m'avait chargé, compte tenu de ma carrière dans la police judiciaire, de procéder à un audit le plus complet possible sur l'organisation et le fonctionnement des services de police, ainsi que sur leurs relations avec les autres acteurs de la lutte contre le blanchiment en France.

- d'autre part, replacer cette action des services répressifs dans un contexte beaucoup plus large. En effet, on ne peut pas séparer les actions des services des ministères de l'Intérieur, de la Justice ou du Trésor, sans oublier les interactions qui existent entre les stratégies nationales et la coopération internationale. Nous avons souvent entendu un discours officiel et, au-delà, une certaine hypocrisie que nous avons laissée apparaître dans notre rapport, sans concession ; nous avions le souci de répondre clairement à des questions que se posait le ministre de l'Intérieur de l'époque, nous avons donc parfois utilisé des formules lapidaires.

Notre impression générale est la suivante : si le dispositif mis en place à partir de 1990 en France nous place en pointe dans le domaine de la lutte contre le blanchiment, nous ne devons pas nous en satisfaire ; il y a encore beaucoup à faire.

Je laisserai maintenant la parole à Dominique Garabiol qui vous présentera le contexte général, les données macro-économiques, financières et politiques. Pour ma part, je suis à votre disposition pour répondre à vos questions concernant les améliorations à apporter dans le domaine qui a été le mien, à savoir les services répressifs.

M. Dominique GARABIOL : Monsieur le président, j'apporterai tout d'abord quelques compléments au propos de Bernard Gravet. Lorsque nous évoquons, dans le rapport, l'inopérance du système, il s'agit d'un jugement global sur l'ensemble de la démarche des pays appartenant au GAFI. Douze ans après le sommet de l'Arche, la réalité - l'existence même de votre Mission - montre que la question se pose toujours.

Les décisions fortes qui devraient être prises pour endiguer sérieusement les possibilités d'utilisation du système financier à des fins de blanchiment ne le sont toujours pas. Pourquoi ? Parce qu'elles requièrent souvent un accord international - on parle beaucoup des problèmes d'opacité des flux financiers internationaux. Depuis deux ou trois ans, on constate des initiatives au niveau international - aussi bien de la part du Forum de stabilité, de l'OCDE que du GAFI - pour essayer d'avancer sur ces sujets. Mais il s'agit d'un sujet très récent et encore ambigu -nous venons de le voir avec la prise de position du nouveau président américain, Georges Bush -, la question d'une volonté politique réelle se pose donc, dès le départ, à ce niveau.

La France a mis au point un dispositif qui a montré une efficacité relative sur le placement de l'argent criminel, c'est-à-dire lors de la première phase d'injection d'argent occulte dans le système financier, qui ne constitue qu'un aspect assez précis et limité de la question du blanchiment. Ce qui a été réalisé dans les banques et avec TRACFIN a été, à ce point de vue, relativement efficace. En revanche, notre dispositif est inefficace car son objectif n'est pas d'appréhender les opérations d'intégration dans l'économie d'argent blanchi à l'étranger. Le système financier est assez réticent à entrer dans cette logique ; pendant dix ans, la thématique professionnelle a été de considérer l'argent provenant d'un autre système financier comme licite. Si l'argent était blanchi à l'extérieur, on considérait que les règles minimales de pudeur étaient respectées et que le travail que nous avions à faire moralement était fait.

Je voudrais maintenant insister sur deux points particuliers qui mettent en cause l'organisation adoptée en France.

Tout d'abord l'organisation autour de TRACFIN. La France est l'un des rares pays à avoir choisi un dispositif de déclaration de soupçons auprès d'un organisme qui n'avait pratiquement aucune relation avec les services répressifs. Nous nous sommes rendus, Bernard Gravet et moi-même, dans de nombreux pays étrangers où nous avons pu constater qu'il existait une totale transparence entre les différents services.

Par ailleurs, les dispositifs de vigilance ont été conçus, au départ, comme des systèmes défensifs pour le système financier ; l'intitulé de la directive européenne est d'ailleurs le suivant : « la prévention de l'utilisation du système financier à des fins de blanchiment ». L'idée générale est donc de protéger le système financier et non pas de combattre directement le blanchiment. Et si nous sommes sévères lorsqu'on évalue les résultats, c'est parce que nous les évaluons avec les objectifs que le dispositif n'avait pas retenus à l'origine. Le jugement est donc un peu biaisé. C'est ce qui explique le sentiment général d'échec ou d'inopérance de ces systèmes anti-blanchiment.

La réalité de la très forte activité, médiatique, politique, diplomatique sur ces sujets-là est assez frappante quand on la compare avec l'efficacité réelle des systèmes. En ce qui concerne l'aspect strictement policier, nous avons le sentiment, au fur et à mesure que la thématique du blanchiment a pris une importance sociale et collective, qu'il y a eu une dérive dangereuse qui a consisté, d'une part, à généraliser l'incrimination de blanchiment qui devient quasiment du recel dans les définitions d'aujourd'hui, et, d'autre part, à ne pas donner les moyens d'investigation qui pourraient être utiles aux forces répressives. En effet, dès lors que le blanchiment devient un délit quasi-général, on est évidemment assez prudent quand il s'agit de donner à la police des moyens d'investigation particuliers - actions sous couverture, livraisons surveillées...

Depuis dix ans, on assiste à une sorte de dynamique qui est de dire : « on va condamner de plus en plus de choses à travers le blanchiment ». Et comme l'on condamne beaucoup de choses, on est finalement réticent à donner des moyens réellement efficaces qui ne peuvent trouver leur légitimité que dans un combat majeur, à savoir le combat contre la criminalité organisée - ce qui était l'objectif au départ.

M. Bernard GRAVET : La loi de 1996, lorsqu'elle a généralisé la qualification de blanchiment pour toutes les infractions, y compris les infractions fiscales, n'a pas arrangé les choses. Elle a, en effet, créé une situation de méfiance à l'égard, notamment, de la société civile, qui a considéré - peut-être à tort - qu'en définitive les déclarations de soupçons étaient dans le collimateur des services de l'Etat. Cela n'a pas contribué à faire participer davantage les intéressés à cet effort fondamental que représente la coopération très étroite des professions concernées avec les services publics, eux-mêmes plus impliqués.

Certains Etats - vous avez dû le ressentir lors de vos déplacements - refusent de coopérer franchement avec nos services au niveau judiciaire, parce qu'ils ont peur que cela dérape vers une mise en cause de leur système fiscal avantageux qu'ils ont élaboré pour des raisons politiques qui leur sont propres.

Je suis donc convaincu qu'il convient de concentrer nos efforts sur un type précis de combat qui est la lutte contre le blanchiment lié à la criminalité organisée. Si l'on réussit dans ce combat, on aura fait l'essentiel. A vouloir tout mélanger, avec des formes de blanchiment qui sont très différentes les unes des autres, avec des moyens totalement inadaptés, on ne s'en sortira pas. Les services de police, par exemple, ne sont absolument pas adaptés à la prise en compte des infractions à caractère fiscal. En outre, le cloisonnement des services de l'Etat fait que, malheureusement, l'information circule mal.

M. le Président : Est-ce pour remédier à ce problème que vous avez proposé de faire une distinction entre un blanchiment simple et un blanchiment aggravé au bénéfice d'organisations criminelles ?

M. Dominique GARABIOL : Tout à fait. La définition actuelle du blanchiment aggravé fait référence à la façon dont le blanchiment est mis en _uvre : en bande organisée ou dans le cadre d'une profession. L'ambiguïté qui existe sur la définition du blanchiment aujourd'hui heurte la société civile car elle met en cause certaines professions - et quand on leur reproche des faits de blanchiment, il s'agit toujours, par définition, de blanchiment aggravé.

Le véritable objectif est autre : il convient de s'attaquer au blanchiment au service d'organisations criminelles. Or la définition actuelle ne traite pas de cette question ; il n'y a pas de différenciation de traitement. Il nous semble donc nécessaire de renforcer le dispositif afin d'attaquer le blanchiment au service d'organisations criminelles. Le dispositif pénal des pays anglo-saxons est beaucoup plus lourd que le dispositif français ; mais cela n'a de sens que si l'on s'attaque à cette forme très particulière de blanchiment.

M. le Président : Il existe des mesures spécifiques pour lutter contre le blanchiment lié au trafic de stupéfiants - vous avez évoqué les opérations sous couverture. Avez-vous le sentiment que ces mécanismes particuliers pourraient être étendus à d'autres infractions sous-jacentes au blanchiment ? Si oui, à quels types d'infractions ?

M. Bernard GRAVET : Vous mettez le doigt, M. le président, sur un point fondamental. Si l'on veut considérer comme acquis le postulat selon lequel la lutte contre le blanchiment lié au crime organisé est l'objectif principal, il est clair que nous ne pouvons pas nous en tenir à ce premier succès - que nous avons obtenu grâce à vous -, qui est le renversement de la charge de la preuve - même si nous sommes, à cet égard, en avance sur de nombreuses législations nationales.

Il convient d'appliquer les mesures exceptionnelles prévues pour lutter contre le trafic de stupéfiants - les infiltrations, les livraisons contrôlées - aux infractions qui relèvent de l'article 450-1 du code pénal, c'est-à-dire de l'association de malfaiteurs. Ce sont, d'une manière générale, toutes les infractions qui relèvent de la criminalité organisée telle qu'elle est définie dans la nouvelle loi.

Les agents que nous lançons sur le terrain doivent être protégés par un statut d'agent sous couverture, comme cela existe dans un certain nombre de pays, comme les Etats-Unis ou l'Italie. De même, les agents des services étrangers qui acceptent de jouer le jeu avec nous doivent être protégés de la même façon ; aujourd'hui, ce n'est pas le cas et nous sommes obligés d'interrompre leurs actions à la frontière.

Nous avons tenté d'aller plus loin en proposant de réfléchir à la création d'un délit d'appartenance à une organisation criminelle. Nous gagnerions en efficacité dans la lutte contre les organisations criminelles si l'on ne s'intéressait pas seulement aux faits mais à la participation à cette sorte de groupes mafieux. Mais cela fait peur. Nous avons rencontré, en droit, beaucoup d'hostilité à la Chancellerie ; c'est normal, c'est difficile.

M. le Président : Vous avez étudié un certain nombre de dispositifs anti-blanchiment dans des pays étrangers ; lesquels vous ont paru efficaces au point de pouvoir inspirer les réformes que nous voulons proposer ?

M. Dominique GARABIOL : Certaines cellules de renseignements sont en relation très étroite avec les services d'investigation policiers, c'est le cas aux Etats-Unis et en Italie. Aux Etats-Unis, FINCEN dépend du Trésor, mais la relation avec les services répressifs est très étroite : transparence totale de l'information, le travail essentiel de FINCEN consistant à mener des enquêtes à la demande des services répressifs. Ces dispositifs nous ont fortement impressionnés.

L'Angleterre est allée encore plus loin puisque la cellule de renseignements est une division de la police judiciaire - le NCIS. Mais dans le cas d'espèce, je ne suis pas sûr que la confusion conduise le service à dédier l'ensemble de l'intelligence nécessaire - au sens britannique du terme. Selon le bilan que nous avons tiré, l'existence d'une cellule de renseignements financiers s'avère utile. Il s'agissait d'une de nos hypothèses de départ : proposer une réforme des différentes structures telles que l'Office central de répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) ou TRACFIN, avec éventuellement une unicité. En réalité, un service de renseignements financiers, c'est une expertise particulière, un métier particulier, il nous semble donc important d'en avoir un. En revanche, l'existence d'une telle structure spécifique ne doit pas pouvoir dire opacité. La Belgique possède ce type de structure, et elle ne nous a pas semblé d'une redoutable efficacité.

M. Bernard GRAVET : Ni même aux Pays-Bas. Chaque pays a sa culture, l'organisation administrative n'est pas la même, il convient donc de se garder de vouloir appliquer le dispositif britannique, par exemple, très lié au système de droit anglo-saxon en général, à un pays de droit romain.

Ce qui m'a paru le plus flagrant, s'agissant de l'inefficacité des services répressifs, c'est indiscutablement les faiblesses quant à l'organisation de l'intelligence économique et criminelle ; au niveau du recueil des informations, de l'analyse de ces informations et surtout de leur circulation, le système français est pollué, affaibli par un certain nombre de défauts qui sont propres à notre organisation administrative.

Il y a premièrement, une rigidité des procédures de coopération avec deux réseaux : le réseau du renseignement financier - (FIU), structure administrative - et le réseau judiciaire. Et la coopération fonctionne très mal. Au plan institutionnel, le cloisonnement des services est excessif ; on n'a jamais réussi à créer un service de centralisation de la documentation dans le domaine qui nous intéresse réunissant les finances, l'intérieur, la défense et la justice. Prenons l'exemple du fichier des empreintes génétiques ! Nous en sommes encore à cafouiller pour des raisons identiques. En 1990, deux services ont été créés, l'OCRGDF et TRACFIN, parce qu'on n'a pas su se mettre d'accord.

M. le Président : Vous proposez donc de les réunir.

M. Bernard GRAVET : Non, je ne propose pas la fusion de ces deux services. Nous sommes trop engagés dans nos organisations respectives pour supprimer ces services, les choses seraient encore plus compliquées. La police judiciaire ne fonctionne bien que parce qu'elle est enracinée dans la police nationale avec l'ensemble des services de police qui lui servent de rabatteurs. Cette structure commune bénéficierait-elle encore de ces mêmes sources ? Les conflits de culture ne facilitent pas la fusion. On retrouve cela en matière pénale pour les stupéfiants : les services policiers des stupéfiants cherchent à remonter des filières alors que les services douaniers sont intéressés par la saisine de matières premières et de biens pour enrichir le Trésor. Les cultures sont donc tout à faire différentes et parfois contradictoires.

Par ailleurs, la volonté de coopérer n'est pas toujours évidente. Même au sein des services de police. Nous possédons des structures bien posées ; nous avons créé, pour lutter contre le crime organisé, les offices centraux et la DCPJ. Ils doivent recevoir l'ensemble des informations provenant de tous les services, de tous les ministères ; malheureusement, ça ne marche pas. Même les services de police régionaux - au sein de la police judiciaire - ont parfois quelques réticences. J'appelle cela le syndrome du chasseur d'ours : le policier a ses oreilles bien ouvertes pour obtenir les renseignements qui lui permettront de tuer le plus gros gibier. Et l'on rate souvent des affaires parce qu'on ne sait pas mettre sur la table, dès le départ, l'ensemble des pièces du puzzle.

Rigidité, déperdition d'informations du fait du trop grand nombre de filtres successifs : l'employé de banque, Monsieur sécurité de la banque, les responsables, TRACFIN, le parquet, l'Office ; et imaginez ce qui arrive quand il s'agit d'une affaire internationale ! Il y a une déperdition considérable d'informations ! Parfois en toute bonne foi, car comme il n'existe pas d'automaticité dans la transmission des informations, les personnes intéressées ne savent pas ce qui est utile ; il faudrait tout transmettre. D'où la nécessité d'un dispositif central, avec un système robotisé, une intelligence artificielle ! A l'heure actuelle, les hommes ne sont pas suffisamment nombreux pour exploiter la masse d'informations que l'on pourrait leur transmettre.

Autre problème découlant des nombreux filtres : la lenteur de la circulation des informations. Dans un domaine où les malfaiteurs sont de plus en plus aidés par la technologie, nous continuons à notre rythme, avec des commissions rogatoires qui reviennent au bout de six mois - quand elles reviennent - et une transmission de l'information qui demande des semaines.

M. le Président : Quelles sont vos propositions concernant le dispositif à mettre en place ?

M. Bernard GRAVET : La proposition la plus facile à mettre en _uvre, c'est d'installer des officiers de liaison de l'OCRGDF à TRACFIN et des agents de TRACFIN à l'OCRGDF.

M. le Président : C'est en train de se faire, non ?

M. Bernard GRAVET : Cela a du mal à se mettre en route. Ils se communiquent mieux les informations, mais la présence physique d'agents dans les services serait un véritable progrès. Par ailleurs, il conviendrait, au niveau de la police judiciaire, que les offices centraux retrouvent la plénitude de leurs pouvoirs qu'ils ne peuvent exercer faute d'une remise au point. C'est la raison pour laquelle nous préconisons une circulaire interministérielle rappelant les obligations qui pèsent sur chaque service de faire remonter toute information concernant la criminalité organisée vers les Offices centraux spécialisés de la Direction Centrale de la Police Judiciaire.

Nous passons notre temps, en France, à vouloir réinventer de nouvelles structures, de nouveaux systèmes, alors que nous possédons déjà presque tout ce qui est nécessaire ; il suffit de les faire fonctionner ! Et sanctionner ceux qui ne veulent pas jouer le jeu. Un rappel à l'ordre s'impose.

Il existe également un problème de personnel, de recrutement. Avec l'instauration d'une police de proximité, du personnel a été déplacé - mais pas recruté - et la police judiciaire n'embauche pas pour combler les départs à la retraite. En outre, le personnel n'est pas suffisamment formé, notamment dans le domaine de la lutte contre le blanchiment. Certaines personnes sont formées aux affaires économiques et financières, mais elles ne sont pas toutes qualifiées pour traiter des affaires de blanchiment.

Enfin, dernier obstacle : nous sommes incapables d'organiser des filières spécialisées. Des personnes sont recrutées, formées - ce qui coûte cher et prend du temps - et pour des raisons de mutation, de commission paritaire administrative, de règles de fonctionnement des services, elles acceptent un avancement et s'en vont peu après. Nous avons toujours connu cela. Il convient donc d'assurer une stabilité du personnel ; c'est à ce prix que l'on pourra arriver à plus d'efficacité, plus de mobilisation des personnels.

M. Dominique GARABIOL : Nous avions proposé de modifier l'ancien article 16 de la loi 1990 devenu l'article L 563-5 du code monétaire et financier relatif au secret professionnel appliqué à TRACFIN. Cet article laisse la possibilité aux agents de TRACFIN de communiquer l'information à d'autres services - notamment à la police judiciaire. Nous proposions donc de passer de la possibilité à l'impératif. Parallèlement, nous proposions de modifier la règle du secret professionnel en l'étendant à tout agent de l'Etat ayant connaissance d'une information - idée du secret professionnel partagé dont on parle pour d'autres métiers, notamment les avocats.

M. le Président : Vous avez évoqué un problème central dans l'analyse que l'on peut faire du système financier international qui est le suivant : la mise en place, par les banques, d'un système de vigilance - avec la déclaration de soupçons est relativement efficace pour ce que vous appelez le placement, mais il est inefficace pour les flux interbancaires. Que peut-on proposer d'autres ? Et cela nous amène à une autre question concernant le système SWIFT : quelle proposition pourrait être mise en _uvre sans se heurter à des obstacles immédiats et infranchissables ?

M. Dominique GARABIOL : Le moyen législatif est, a priori, donné par la loi sur les nouvelles régulations : tous les flux dont l'origine est non identifiable doivent donner lieu à centralisation chez TRACFIN. Il s'agit donc d'une modification de la méthode de travail de TRACFIN - il doit y avoir des croisements -, tous les services de renseignements financiers travaillent sur ce type de développement, à savoir l'utilisation des nouvelles capacités technologiques pour aider le contrôle.

Nous pouvons penser raisonnablement qu'il sera possible de tirer des informations de ce type de diffusion. Vous pouvez découvrir, « par hasard », que tout ce qui est un peu bizarre passe par certains croisements de façon systématique, ce qui nous pousse à avoir de sérieux doutes.

Par ailleurs, nous avons réellement besoin de moyens d'investigation, notamment des actions sous couverture. A partir du moment où vous ne pouvez pas disposer d'un observatoire donnant une vue totale sur les systèmes, il convient de se trouver à l'intérieur du système de recyclage. Les affaires les plus spectaculaires en matière de blanchiment ont abouti grâce à un agent infiltré dans le circuit de blanchiment.

Je pourrais également évoquer le contrôle sur ces fameux circuits internationaux. Vous avez entendu de nombreux témoignages concernant l'activité des dépositaires de titres, sujet sur lequel nous avons obtenu quelques avancées, y compris en France, puisque le dépositaire central est soumis à une autorité depuis le DDOEF du 2 juillet 1998, qui est le Conseil des marchés financiers (CMF). En revanche, le système SWIFT me paraît être un vrai problème, car si les dépositaires finissent par accepter l'idée qu'un minimum de contrôle est indispensable, pour SWIFT, ce n'est pas le cas. Au cours de notre mission, nous avons discuté avec l'ensemble des pays et nous n'avons rencontré aucune sensibilité forte sur ce point.

M. le Président : Nous avons rencontré plusieurs fois des membres du GAFI qui ne semblent pas préoccupés par ces questions.

M. Dominique GARABIOL : Ils en parlent malgré tout dans leur dernier rapport, ce qui est un élément nouveau. Un certain nombre de services répressifs disposent, de facto, des informations qui les intéressent. Les Américains n'ont pas de problème, ils font donc pression pour que la situation reste en l'état. Lorsque nous les avons rencontrés, notamment le FBI, j'ai cru comprendre qu'ils étaient surpris par notre question : pour eux, manifestement, cette question ne se pose pas.

Le problème de SWIFT est différent de celui des dépositaires de titres. Les masses sont considérables, et s'il peut y avoir une déviation du système, un dysfonctionnement chez les dépositaires, chez SWIFT, il s'agit de son mode de fonctionnement ! Les dépositaires ont pris le statut de banque - ce qui peut avoir des effets pervers puisqu'ils peuvent maintenant avoir des espèces -, alors que pour SWIFT nous sommes dans un no man's land.

Mais il est important de constater que les banques françaises se sont faites à l'idée de tout déclarer, bien qu'il y ait, actuellement, une incertitude juridique sur la façon de le faire. Le fait que la France accepte d'entrer dans ce dispositif peut inciter d'autres pays à en faire autant.

M. le Président : Nous avons tenté de donner une qualification pénale au manquement aux obligations de vigilance - nous avons échoué d'une voix ; quel est votre sentiment sur ce point ?

M. Dominique GARABIOL : Nous rencontrons des intermédiaires pour lesquels les doutes sont accablants, mais nous n'avons aucune preuve. Il est très difficile de prouver un blanchiment. Nous savons que certains intermédiaires sont soucieux de mettre en place une procédure dans laquelle il n'y a aucune identification, ou qu'ils ont affaire à des investisseurs connus des services de renseignements - qui ne sont pas exclusivement financiers. Nous avons donc des présomptions très fortes, mais, malheureusement pas de preuves concrètes.

Dans aucune affaire nous n'avons pu démontrer qu'une institution était réellement dédiée au blanchiment en dehors de retombées criminelles beaucoup plus fortes. Dans l'affaire Margarita, nous avons découvert des banques et des bureaux de change mis en place par des organisations criminelles grâce à une enquête sur les stupéfiants.

Les affaires de blanchiment concernent, aujourd'hui, deux types d'intermédiaires. D'une part, des intermédiaires honnêtes, fragilisés pour des raisons économiques - la concurrence est difficile - et qui ne se sentent pas suffisamment forts pour être rigoureux et refuser des clients. Cela peut concerner des filiales de groupes renommés en situation de faiblesse au sein de leur groupe. D'autre part, des petites structures autonomes de quatre ou cinq personnes. Elles travaillent généralement pour des institutions non-résidentes, essentiellement dans des pays à domiciliation privilégiée, ce qui nous amène à nous poser des questions : pourquoi ces grandes institutions ont-elles besoin de passer par ces structures pour acheter par exemple du « France Télécom » à la bourse de Paris ? La seule chose que l'on puisse démontrer, c'est qu'elles ont mis en place un système dans lequel elle court-circuite tout le dispositif d'identification des clients.

Nous sommes actuellement sur une affaire dans laquelle un intermédiaire effectue des opérations pour ce type d'investisseurs ; il nous explique qu'il ne tient pas les comptes et, après enquête, nous nous sommes aperçus que l'institution qui était supposée tenir les comptes ne les tient pas non plus. La réalité est donc qu'il n'existe pas de comptes, les titres passent par des circuits dont on a dû vous parler, qui sont des comptes de passage. Pour ce type d'opérations, nous ne pouvons que démontrer la négligence de la structure. Les Anglo-saxons utilisent une terminologie que je trouve intéressante, celle de la stratégie de la « négligence crédible », de façon à se soustraire à toute responsabilité pénale. Il faut s'attaquer à cette situation, cela me semble essentiel.

Dans le débat qui a eu lieu entre les différentes commissions, un point est important : le caractère intentionnel de la négligence doit être une condition. Si en France il n'y a pas de crime non intentionnel, certaines définitions sont pour le moins ambiguës, y compris celle du blanchiment. Certains juges d'instruction interprètent la loi de façon très objective, à la lettre, et peuvent en déduire que le délit de blanchiment n'est pas forcément intentionnel et qu'il s'agit d'un délit par négligence.

S'agissant de la négligence à l'égard de la vigilance, c'est encore plus vrai. Après la fameuse phrase qui pose le principe de l'intention du crime ou du délit, deux alinéas font exception dont l'un concerne l'imprudence. Il est donc tout à fait essentiel de bien établir que la négligence doit être intentionnelle pour être punissable. J'ai eu le sentiment que du côté de la profession et de la commission des finances la réaction négative était surtout due au fait que la commission des lois avait considéré que ces qualificatifs - délibérée, répétée, etc. - n'étaient pas nécessaires au vu des principes édictés par le code pénal, pour qualifier cette négligence.

M. le Président : Votre préoccupation est tout à fait fondée et l'attitude des Américains va nous amener à préciser des choses. Nous devons bien indiquer que ce qui nous préoccupe, c'est non pas la fiscalité mais les liens entre les organisations criminelles et le blanchiment. Quel est votre avis sur la présence des ces organisations criminelles sur le territoire français ? Lorsque vous pensez blanchiment, organisation criminelle, avez-vous à l'esprit quelques organisations criminelles - situées en France ou à l'extérieur - qui se servent de notre territoire pour blanchir de l'argent ?

M. Bernard GRAVET : Ce n'est pas un sujet facile à traiter. Lorsqu'on est un « spécialiste du crime organisé » et que l'on nous pose cette question, la réponse est toujours décevante. En effet, par hypothèse, lorsque nous avons connaissance des activités d'une organisation criminelle, nous nous efforçons de réunir les éléments de preuve à charge et de faire tomber la filière. Si nous n'avons pas d'information, il ne se passe rien.

En réalité, c'est un peu plus compliqué, et il conviendrait de s'intéresser à la structure du crime organisé en France ; or il n'y a pas - à quelques exceptions près - de groupes criminels suffisamment structurés sur notre territoire. Les organisations criminelles que l'on peut trouver sont « sauvages ». On a beaucoup parlé de Francis le Belge et d'autres, mais les équipes à la mode ancienne ont quitté notre territoire, contraintes et forcées. La concurrence étant devenue sauvage, ces gens n'avaient plus la possibilité de s'imposer. Les activités se sont diversifiées, alors qu'auparavant le trafic d'héroïne était l'ossature des organisations criminelles. La fin de la French Connection a permis au marché du crime de s'ouvrir et nous avons assisté à l'apparition d'équipes étrangères ; les Chinois ont occupé le terrain s'agissant du trafic de stupéfiants pendant un certain temps, jusqu'à ce qu'une action les chasse. Ceux qui sont restés ont choisi une activité plus souterraine, difficile à détecter.

Cependant, une affaire de blanchiment traitée l'année dernière les ont mis de nouveau en avant, je veux parler de l'affaire de l'immigration clandestine. Les organisations criminelles chinoises avaient monté tout un système de réexpédition de fonds provenant des réseaux d'immigration clandestine - on a estimé le montant à 120 000 francs par personne. Cet argent repartait pour alimenter d'autres circuits licites. Il s'agissait donc bien là de crime organisé.

Les Colombiens - affaire Margarita que nous avons traitée en 1994 - avaient monté des opérations autour de fonds vers l'Amérique du Sud, et notre pays était une plate-forme essentielle - tout comme l'Espagne.

En conclusion, il n'existe pas de grandes structures pyramidales telles que les structures italiennes, ayant des activités diversifiées rapportant tellement d'argent qu'elles sont obligées de monter des réseaux très lourds de blanchiment. Bien entendu, cela doit exister, mais nous avons du mal à les cerner car les équipes se font et se défont rapidement. Le grand banditisme, par exemple, est le fait d'équipes de cinq ou dix gangsters de bas étages. Pour ce type de criminels, le blanchiment est le placement direct, en achetant, par exemple, un bar ou un restaurant.

Bien entendu, certains individus gagnent beaucoup d'argent dans le trafic de stupéfiants, mais ils sont généralement implantés en Espagne, vers Valence - c'est la raison pour laquelle nous avons installé des officiers de liaison à Malaga et à Madrid.

M. le Président : C'est donc du bricolage.

M. Bernard GRAVET : Du bricolage comparé aux millions de dollars qui peuvent faire l'objet de blanchiment.

M. le Président : Attractivité de la place de Paris, réseaux utilisés, provenance de l'argent : vous avez sûrement un certain nombre de cas d'espèce.

M. Dominique GARABIOL : Trois types de flux peuvent être cernés. Tout d'abord, les flux provenant de l'Europe de l'Est, notamment de Russie. Ils passent relativement peu par les circuits financiers, car il s'agit de flux d'investissement assez rapide dans des actifs, notamment immobiliers. Ensuite, un deuxième type d'opération relève de circuits où l'on trouve indiscutablement du blanchiment, mais pas en faveur d'organisations criminelles internationales ; on constate que des opérations ont lieu avec des fonds dont on est incapable de déterminer l'origine et avec des intermédiaires connus.

Enfin, le blanchiment multinational. Il est difficile d'en connaître l'origine, car il passe systématiquement par des coquilles localisées dans des centres offshore - ou des pays à domiciliation privilégiée telle que la Suisse ; on ne sait donc pas ce qu'il y a derrière. L'attitude des établissements financiers français a évolué depuis ces dix dernières années, mais il n'y a pas grand-chose faire. Ce que je puis dire, c'est que je ne suis pas sûr qu'il y ait un lien très fort entre cette géographie de l'investissement financier et la géographie criminelle : parmi les fonds que l'on a repérés, certains sont à Hong-Kong ce qui ne veut pas dire qu'il y ait des activités criminelles en France.

L'organisation criminelle est un « investisseur » qui agit en « bon père de famille », qui ne va pas prendre de risque, même si parfois il va effectuer des opérations un peu bizarres pour lesquelles nous allons constater toute une série d'anomalies, notamment concernant les obligations de vigilance - ce qui nous laisse une chance !

M. le Président : Il est clair, dans vos propos, qu'il convient de distinguer le blanchiment d'origine criminelle et l'évasion fiscale. Mais ceux qui se servent de ces coquilles ou de ces pays à domiciliation privilégiée le justifient par la fameuse excuse fiscale. Les procureurs qui luttent contre le blanchiment nous disent clairement que si l'on sépare ces deux infractions, nous allons permettre l'existence d'un secret fiscal, paravent dont se sert le crime organisé.

En termes d'entraide judiciaire et de coopération, la difficulté est la suivante : les pays qui ont bâti leur prospérité sur l'argent sale ne coopèrent pas - y compris en matière de criminalité - sous prétexte que peuvent s'y mêler des infractions fiscales. Le procureur Benoît Dejemeppes, à Bruxelles, nous a raconté qu'il avait envoyé une commission rogatoire au Luxembourg sur laquelle il avait indiqué tous les motifs et notamment un motif fiscal ; elle lui a été renvoyée sans être traitée. C'est une caricature, mais ce problème doit être tranché. Qu'en pensez-vous ?

M. Dominique GARABIOL : Il est vrai que même s'il s'agit d'infractions distinctes, il y a bien utilisation du paravent fiscal à d'autres fins. Il n'est donc pas évident de trouver une solution pour permettre à la fois la sauvegarde de l'évasion fiscale et la lutte contre le crime organisé.

Quels sont les éléments de solution ? Tout d'abord, il doit y avoir identification par le circuit financier : il y a aujourd'hui des obligations d'identification. Cela ne veut pas dire que la banque ou l'institut financier doit tout divulguer à tout le monde, le secret professionnel existe : l'intermédiaire financier va répondre aux questions d'un juge au pénal, mais ne procédera pas à des dénonciations multiples.

Avant même les centres offshore, nous fonctionnions comme cela. Il y avait, dans les systèmes financiers nationaux, de l'évasion fiscale - nous avions même des instruments faits pour cela, tels que les bons de caisse -, et les banques ne pouvaient pas opposer cette activité aux investigations policières. Le fait d'accepter que l'excuse fiscale justifie l'anonymat et l'opacité me paraît abusif : l'excuse fiscale n'est pas suffisante. En effet, vous pouvez créer un paradis fiscal sans anonymat. Un flux va être considéré comme fiscalement dans une assiette parce qu'on possède les preuves de son origine ; ce n'est pas la personnalité du détenteur qui détermine une éventuelle action dans ce domaine.

Il est très difficile d'avancer dans cette voie sans accord international dans le domaine de la fiscalité, d'où l'importance des travaux parallèles qui se déroulent entre l'OCDE et le GAFI. A partir du moment où l'on a mis des obstacles aux travaux de l'OCDE, on peut avoir de sérieux doutes sur ce qui peut se passer au GAFI - du point de vue de l'efficacité. Notre réponse a donc été de dire que tant que ces questions n'étaient pas réglées, soit un pays prend des décisions unilatérales, soit on répond à la difficulté en opérant avec les moyens évoqués par Bernard Gravet : l'action sous couverture est une façon de répondre aux imperfections de la réglementation financière d'aujourd'hui.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie. Avez-vous quelque chose à ajouter ?

M. Bernard GRAVET : Je voudrais revenir sur la coopération au niveau de l'Union européenne. Les difficultés que nous avons cernées tiennent à la politique de chaque Etat. Si nous voulons nous en tenir au niveau de l'action répressive, nous avons les outils nécessaires. Il n'est pas utile de créer des structures nouvelles tant qu'il n'existe pas, de la part de chaque Etat, la volonté de faire jouer à fond les accords bilatéraux. Je crois beaucoup à l'efficacité des accords administratifs - on peut s'entendre, entre ministères de l'Intérieur des pays européens, sur des actions communes.

J'ai eu la chance de vivre la French connection. Pour la combattre, compte tenu de la dimension du réseau et des volumes en jeu, il a fallu sortir des sentiers battus et c'est un accord franco-américain, auquel le Canada et l'Italie se sont associés, qui a permis l'installation d'officiers de liaison dans chaque pays, de faire des croisements, des  bureaux de liaison opérationnels. Il s'agissait d'échanges directs, d'actions concrètes. Les policiers ne sont pas des gens compliqués, il suffit de leur donner de la matière et ils agissent.

Il est également nécessaire de solliciter les réseaux existants : Interpol, Europol, qui est l'outil à privilégier. En effet, on y trouve des structures, un service qui se met en place à La Haye avec des officiers de liaison de tous les pays, des possibilités, après le sommet de Tampere, d'enquêtes concertées, une assistance aux pays, une incitation à mener des enquêtes dans chaque pays, des banques de données, etc.

L'espace Schengen a, lui, pour intérêt, l'échange d'informations en temps réel qui donne des possibilités, notamment s'agissant des personnes recherchées. Il prévoit également le droit d'observation, puisqu'il permet aux policiers, sous condition d'autorisation de l'autorité judiciaire, de passer les frontières.

M. Dominique GARABIOL : Il me semble que nous avons un problème particulier en Europe continentale s'agissant de la sollicitation de la société civile - nous l'avons vu au cours des débats relatifs à la directive européenne. Nous pouvons schématiser la problématique autour de la notion de secret professionnel. Pour certains pays démocratiques - qui, dans le passé, ont été confrontés à des risques totalitaires très forts -, le secret professionnel est opposable à l'autorité publique - ce qui n'est pas le cas pour les pays anglo-saxons. Le malaise que l'on ressent aujourd'hui vient du fait que l'on a accepté une déréglementation financière culturellement inspirée de concepts anglo-saxons, que l'on en a tiré des conséquences fortes sur le plan fiscal, mais que l'on n'en a pas, aujourd'hui, tiré les conclusions sur les implications en matière de secret professionnel. Il y a donc une contradiction très forte entre ces deux aspects qui, à mon avis, n'est pas tenable très longtemps.

M. le Président : Nous avons eu de nombreuses discussions avec les professionnels concernés par ces questions de secret professionnel. Nous avions souhaité être relativement prudents en première lecture car nous voulions laisser le Parlement européen faire son travail, mais il est évident qu'une évolution est indispensable - certains éléments sont déjà actés.

Nous avions été frappés, en lisant votre rapport, par votre volonté de souligner l'hypocrisie qui existe en la matière. Il s'agit d'un sujet dont on parle beaucoup, qui suscite de nombreux travaux, et la création de nombreuses commissions tant au niveau national qu'international, alors que les résultats sont d'une incroyable faiblesse - prenons simplement l'exemple du nombre de déclarations de soupçons et celui des affaires jugées. Quand nous comparons le nombre d'incriminations et de condamnations avec les sommes évoquées, nous sommes consternés. Par ailleurs, nous avons très peu de propositions d'évolution car on ne tient pas de discours assez clairs sur les dysfonctionnements - je pense là au GAFI.

Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Bernard PEYROU

Secrétaire général adjoint du TRACFIN

(procès-verbal de la séance du mercredi 30 mai 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir de nouveau accepté de répondre à notre invitation. Depuis notre dernière rencontre il y a bientôt un an et demi, un certain nombre de modifications sont intervenues et nous souhaitions vous revoir afin de faire le point et recueillir de nouveau votre jugement sur les différentes évolutions, tant au niveau de votre service qu'au niveau international où un certain nombre d'initiatives ont été prises au printemps dernier.

Quelles sont, selon vous, les évolutions les plus significatives observées ces deux dernières années, en matière de blanchiment ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Notre dernière rencontre date de janvier 2000. Pour commencer, je vous décrirai donc les évolutions observées depuis cette date. Pour ce faire, j'évoquerai rapidement cinq points :

1) Une forte poussée de l'activité de TRACFIN en 2000 et au cours des premiers mois de 2001, au niveau des déclarations de soupçon.

2) La nette progression des suites judiciaires.

3) Un renforcement de la collaboration avec les services judiciaires, policiers, de renseignement et de défense de l'Etat.

4) Le développement de la dimension internationale de TRACFIN.

5) Puis, deux chantiers importants à court et moyen terme : le passage à l'euro fiduciaire et l'application de la loi NRE.

S'agissant de l'activité, nous assistons à une très forte poussée puisque nous avons enregistré plus de mille déclarations de plus d'une année sur l'autre. Je vous communiquerai notre rapport d'activité dans lequel vous pourrez retrouver tous ces chiffres.

En 2000, nous avons reçu 2 537 déclarations de soupçon, ce qui montre une progression très importante. Cette tendance se confirme sur les six premiers mois de l'année 2001 car, de janvier 2001 à ce jour, déjà plus de mille déclarations de soupçon ont été enregistrées.

Cette excellente progression ne doit pas dissimuler la capacité participative très inégale des professions assujetties à la déclaration de soupçon. S'agissant de cette participation, la répartition dont vous aviez connaissance n'a pas fondamentalement changé, à savoir que 85 % des déclarations de soupçon proviennent toujours du secteur bancaire. Nous rencontrons d'ailleurs, tous les trois mois, ses principaux représentants pour leur assurer un retour d'information. De plus, afin de sensibiliser ce secteur, nous avons élaboré une lettre sur le blanchiment présentant des cas typologiques.

Une des professions que nous suivons de très près, en particulier dans la période actuelle, est celle des changeurs manuels.

En revanche, s'agissant du secteur des assurances, même si nous mettons une pression très forte, la situation a peu évolué puisque nous considérons que son niveau de coopération est encore très perfectible. Nous avons, avec la commission de contrôle des assurances et la fédération des sociétés d'assurance, mis sur pied des réunions et groupes de travail. Il me semble que, dans ce contexte, la loi NRE les incitera à encore progresser puisque la commission de contrôle, ainsi que cela est prévu dans la loi, devrait s'assurer du respect des dispositions anti-blanchiment tant par les compagnies que par les courtiers. Par conséquent, même si actuellement la situation reste perfectible, le secteur des assurances évolue, tout au moins au niveau de la prise de conscience du rôle qu'il peut jouer en matière de lutte contre le blanchiment.

Parmi les autres professions, les anciennes sociétés de bourse et les entreprises d'investissement demeurent un secteur très difficile sur lequel nous devons également mettre la pression. A cet égard, en collaboration avec la Commission des opérations de bourse et le Conseil des marchés financiers, nous organisons actuellement, avec ces professions, des actions de formation. Même s'il est vrai que ce secteur intervient à un niveau où il est relativement difficile de déterminer le soupçon, il n'en reste pas moins que jusqu'à aujourd'hui, les professionnels de ce secteur ont effectué très peu de déclarations de soupçon. Plusieurs axes de travail sont en cours avec cette profession.

En revanche, les intermédiaires immobiliers, notamment les notaires qui ne sont soumis à l'obligation de déclaration de soupçon que depuis la loi de 1998, ont effectué cent cinquante déclarations intéressantes - notamment en matière immobilière dans la région PACA - ce qui constitue une progression remarquable.

M. le Président : C'est une des questions que j'avais prévu de vous poser, puisque nous faisons une enquête particulière sur ce point. Nous avions rencontré notamment le Conseil supérieur du notariat, qui nous a semblé très motivé.

M. Jean-Bernard PEYROU : C'est tout à fait juste. Ces professionnels nous ont toujours accompagnés, tant au niveau national qu'à celui des conseils régionaux. Il convient aussi de souligner que tous les parquets et nombre de procureurs ont organisé, depuis un an, des réunions sur ce thème en y associant les notaires des régions. A cet égard, je me suis d'ailleurs rendu en Corse à l'initiative du procureur général Bernard Legras pour participer à une telle réunion. Même si le résultat concret n'a été que de quelques déclarations, c'était néanmoins une démarche qu'il fallait faire.

En revanche, s'agissant des agents immobiliers, cette profession, qui compte peu d'organes de représentation affirmés, est très dispersée. Il reste encore beaucoup à faire.

Nous avons également établi des contacts avec les « futures » nouvelles professions, notamment les experts comptables. Tous les deux mois, nous avons des réunions avec les responsables du Conseil supérieur de l'ordre des experts comptables et commençons à préparer ensemble le moment où cette profession sera intégrée dans le système de la déclaration de soupçon. D'ailleurs, en collaboration avec un expert comptable, nous travaillons à un guide pour permettre à ces professionnels de réagir. Même si les experts comptables ne sont pas visés par la loi tout en l'étant néanmoins par la directive européenne modifiée qui n'a pas encore été adoptée, un mouvement a été enclenché.

En ce qui concerne les professions juridiques, l'évolution est restée encore très timide. Nous avons rencontré les responsables du Conseil de l'ordre des avocats. A titre interne, ils ont sensibilisé leurs membres par une circulaire, mais ils contestent toujours avec force le principe même de la déclaration de soupçon, même si par ailleurs ils seront concernés par la nouvelle directive européenne.

S'agissant des suites judiciaires, le nombre de dossiers transmis à la justice a progressé et continue d'augmenter en 2001. En 2000, il y a eu 156 dossiers et nous en comptons déjà 80 pour l'année 2001, avec des indicateurs de résultat que nous considérons plutôt favorables pour une unité de renseignement. Les indicateurs montrent que notre travail intéresse les parquets puisque, pour les trois dernières années, sur environ trois cents dossiers transmis en justice, les parquets ont décidé de diligenter 196 enquêtes qui ont notamment abouti à l'ouverture de 84 informations judiciaires. Cela prouve que les faits que nous leur avions signalés présentaient un intérêt.

Nous travaillons également sur des affaires dont la presse se fait l'écho, et certains Parquets n'hésitent plus à nous recontacter pour demander si nous disposons d'éléments nouveaux sur des procédures en cours. Il y a un aller et retour d'informations plus fréquent, même si cela reste encore perfectible.

M. le Président : Dans les dix-huit derniers mois, en termes de moyens humains et de fonctionnaires mis à disposition dans votre service, y a-t-il eu des évolutions sensibles ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Non, l'effectif n'a quasiment pas varié. Le service compte maintenant un nouveau magistrat qui vient de la Chancellerie M. Carrère. Il est arrivé dans le service le 1er janvier 2001 après 9 mois de vacance du poste. Par ailleurs nous réfléchissons à un redimensionnement du service dans la perspective de l'application de la loi NRE. Un travail d'évaluation est en cours, dont le ministre est informé.

M. le Président : Parmi les nouvelles prérogatives que la loi vous a attribuées, y en a-t-il certaines dont vous êtes ravi et d'autres moins ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Cette loi a représenté pour nous un élément très positif. Néanmoins le système de la déclaration automatique qu'il va falloir traiter va compliquer notre travail. Nous commençons à évoquer sa mise en _uvre avec la Fédération bancaire française et les banques elles-mêmes - même si, jusqu'à aujourd'hui, nous ne sommes pas rentrés dans le détail parce que jusqu'au vote de la loi, le monde bancaire a pensé pouvoir faire évoluer son contenu. Son problème semble se poser au niveau des coûts et de la mise en _uvre interne puisque c'est de l'information de masse. Les chiffres avancés oralement par la profession bancaire seraient de plusieurs milliers de déclarations par jour.

M. le Président : C'est rassurant d'entendre qu'il y a plusieurs milliers de transactions par jour avec les Anstalt, les trusts... !

M. Jean-Bernard PEYROU : Le problème sera de traiter toutes ces informations sous forme informatique. Cela étant, nous sommes tout à fait satisfaits de cette nouvelle source d'information, qui complétera la déclaration de soupçon. En tant qu'homme du renseignement, mon intérêt est de multiplier les sources pour procéder à des recoupements.

Même si cette mise en place est complexe sur le plan technique et demandera des moyens supplémentaires, nous devrions pouvoir la mettre en _uvre. Toutefois, cela demandera un certain délai car cela présente des difficultés, en particulier pour le monde bancaire.

Nous avons également anticipé sur l'esprit de la loi, qui prévoit un comité de liaison pour assurer un meilleur retour d'informations auprès des professions assujetties à la déclaration de soupçon. Avec les principales banques, ce comité peut être considéré comme « institutionnalisé » puisque nous nous réunissons tous les deux ou trois mois. Mais cela n'empêche pas des contacts quotidiens entre les correspondants de TRACFIN au sein de chaque banque et mes agents.

Quant au troisième point, traitant de la collaboration avec les autres services de l'Etat, il concerne une question que vous aviez évoquée, à savoir le manque d'organisation ou d'étroitesse des liens entre TRACFIN et les services de police ou de justice. Nous avons mis sur pied une information immédiate de l'Office central pour la grande délinquance économique et financière (OCRGDF). Dès que nous recevons une déclaration de soupçon, l'un des premiers actes de l'agent de TRACFIN est de consulter les fichiers de l'Office. En principe, l'Office peut réagir lorsqu'il constate que TRACFIN s'intéresse plus particulièrement à une personne physique ou morale.

Parallèlement, j'envoie systématiquement au chef de l'Office un double des dossiers transmis aux différents parquets afin qu'il puisse en tant qu'Office situer l'affaire dans tel ou tel parquet, même si elle ne lui sera pas obligatoirement cotée, les parquets étant libres de confier nos dossiers soit au SRPJ local, soit aux services de police judiciaire de la région parisienne. D'ailleurs, une grande partie de nos dossiers sont suivis par la brigade de recherche et d'investigation financière, la BRIF, avec laquelle cela fonctionne bien.

En définitive, notre travail consiste à recueillir du renseignement qui permet à d'autres services de travailler. Quand cela est possible, le renseignement est immédiat. Dans d'autres cas, il demande des recoupements et un travail de plus longue haleine. Mais en règle générale, le renseignement est diffusé le plus largement possible.

M. le Président : Sur ce point, ce rapport fort intéressant, élaboré à la demande du ministre de l'intérieur par MM. Gravet et Garabiol, relevait que le délai de transmission était d'environ six mois et insistait beaucoup sur la rapidité de la transmission des informations reçues.

M. Jean-Bernard PEYROU : Je ne suis pas d'accord sur les délais et je m'en suis expliqué avec les auteurs du rapport. Ce rapport interne est certes intéressant, mais il contient néanmoins beaucoup d'inexactitudes, en particulier sur l'article 40 du Code de procédure pénale. Nous n'avons jamais transmis autant de dossiers au titre de l'article 40, lequel s'applique à tous les renseignements que nous recueillons, même si cela ne concerne pas un soupçon de trafic de stupéfiants ou de crime organisé, mais que cela peut intéresser le parquet, parce que révélateur d'un crime et d'un délit.

Sur cent dossiers, trente à quarante sont transmis au titre de l'article 40, qui est beaucoup plus large. Ainsi cela permet au juge de poursuivre des délits d'escroquerie, de corruption, etc. C'est un des points qui m'a opposé à MM. Gravet et Garabiol.

Ce rapport partait aussi d'un a priori négatif sur le système mis en place en 1990. Même si ce système n'est pas la panacée, il convient de le prendre comme un outil parmi d'autres. Autrement dit, on ne peut pas lutter contre le blanchiment uniquement à partir des déclarations de soupçon.

C'est un outil qu'il faut certes perfectionner, mais rien n'empêche les services de police ou de justice qui disposent de leurs propres renseignements, de mener des actions autonomes. A mon sens, le système de la déclaration de soupçon a été quelque peu considéré comme l'alpha et l'oméga de la lutte contre le blanchiment. Or ce n'est pas vrai : c'est un outil important qui existe partout, mais qui a ses limites et qui doit être complété par des actions spécifiques et propres aux services de police, voire judiciaires. Certes, ce rapport nous a intéressés, mais nous sommes loin d'en partager à la fois les analyses et les conclusions.

M. le Président : Lors de notre dernière rencontre, vous nous aviez indiqué avoir signalé à la Commission bancaire une quinzaine de cas de banques particulièrement non coopératives, en termes de déclarations de soupçon. Avez-vous eu un retour des investigations de la Commission bancaire ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Non, je ne crois pas. Mais comme je ne peux pas vous l'affirmer avec certitude, je m'informerai auprès de mes collaborateurs et vous le préciserai ultérieurement.

Cela dit, nous rencontrons les responsables de la Commission bancaire environ tous les deux mois. Ce service a fait un travail intéressant sous forme d'un guide méthodologique très complet, adressé à tous les banquiers, leur présentant les principaux indices pouvant révéler un risque de blanchiment avec une grille très bien élaborée.

Cette année, nous avons de nouveau signalé à la Commission bancaire les banques non coopératives. Je sais que la Commission bancaire a procédé à un plus grand nombre de missions au sein des banques. De plus, dans son plan annuel, elle a inscrit, à la demande du ministre, un thème prioritaire, à savoir la façon dont une banque organise ses contrôles pour répondre à ses obligations de vigilance en matière de blanchiment.

Avec la Justice, nous entretenons de bons rapports puisqu'avec le parquet financier de Paris, avec lequel nous travaillons le plus fréquemment, nous avons des relations quasi quotidiennes dans le cadre de réunions. Le parquet financier nous a d'ailleurs signalé plusieurs affaires, issues de dossiers de TRACFIN, ayant fait l'objet de peines d'emprisonnement. La situation est en pleine évolution et un certain nombre de dossiers, en cours d'examen au parquet financier, devraient déboucher prochainement.

Le magistrat détaché à TRACFIN, après avoir consulté la Chancellerie pour l'année 1999, a retrouvé vingt et une condamnations prononcées par les juridictions françaises pour chef de blanchiment. Dix-neuf d'entre elles ont suscité le prononcé d'une peine d'emprisonnement, dont la moyenne est de trente-deux mois. Dans 68 % des cas, un emprisonnement ferme en tout ou partie a été prononcé.

La situation évolue, certes un peu lentement, mais on commence à avoir des suites judiciaires en termes de condamnations de la part des parquets. Ces affaires sont également bien suivies au niveau de la chancellerie puisque nous avons un accord avec la direction des affaires criminelles et des grâces, à laquelle nous signalons systématiquement, à sa demande, les dossiers transmis dans les différents parquets afin de lui permettre de mener une réflexion quant aux orientations de la politique pénale. Les responsables de cette direction retiennent un certain nombre de dossiers parmi ceux que nous leur transmettons et assurent un suivi particulier sur certains gros dossiers. C'est là un élément complémentaire par rapport à notre dernier entretien.

Enfin, j'aborderai un secteur moins connu puisqu'il concerne la défense de l'Etat. Le Premier ministre a confirmé notre mandat dans le cadre du comité interministériel du renseignement. Nous y animons un groupe intitulé « circuits financiers clandestins » où, avec les autres services de l'Etat de renseignement ou de police, nous échangeons un certain nombre de renseignements pouvant permettre de lutter contre les menaces non militaires contre l'Etat.

M. le Président : A partir de cette masse d'informations que vous traitez et qui remonte chez vous, y compris suite à vos accords bilatéraux avec les groupes de renseignement, quel diagnostic faites-vous sur le phénomène du blanchiment et quelle en est l'évolution ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Sur le phénomène du blanchiment, il m'est difficile de vous répondre de manière exhaustive car nous travaillons sur le soupçon de blanchiment. Par conséquent, je suis dans l'incapacité de dire que tel dossier se terminera par un délit de blanchiment avéré. En effet après l'action de Tracfin, vient ensuite toute la partie judiciaire et policière. De plus, il s'agit de prouver le blanchiment, ce qui est très difficile. Le travail de TRACFIN se situe au niveau du soupçon.

Néanmoins, je peux vous confirmer que, s'agissant des vecteurs de blanchiment, même dans les montages les plus complexes, on retrouve toujours les mêmes techniques de transferts très classiques : virements internationaux, comptes crédités par remise en espèces ou de chèques, et débités par retraits d'espèces ou par de nouveaux ordres de virements.

Je suis très surpris, alors que chacun sait que les banques sont de plus en plus vigilantes, du nombre d'opérations effectuées en espèces, par des individus qui alimentent ou débitent leurs comptes pour des sommes très importantes. Je suis également frappé par le nombre de personnes qui viennent avec des valises chez des changeurs manuels et qui changent des espèces. Ce sont des personnes qui devraient quand même se douter qu'il y a maintenant, en France, une obligation de vigilance accrue. C'est l'indice de base. Quand les professions financières voient arriver des individus chargés d'un, de deux, voire de trois millions en espèces, elles nous les signalent de plus en plus, mais c'est un phénomène qui continue d'exister.

Le change manuel reste toujours un moyen privilégié de placement ou d'empilage, de même que les produits d'assurance vie. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous mettons une pression très forte sur le secteur des assurances. Nous rencontrons encore beaucoup de cas, dont vous retrouverez certains dans notre rapport d'activité, dans lesquels des personnes souscrivent des assurances vie en espèces, puis se font rembourser - toujours en espèces - des sommes considérables, ce qui nous amène à penser que l'assurance-vie reste un vecteur de blanchiment.

Cela dit, la Commission de contrôle des assurances est bien consciente de ce problème puisqu'elle organise, dans les prochains jours en liaison avec les agents de TRACFIN, une réunion spécifique sur ce thème. Par ailleurs, les investissements immobiliers, les achats de fonds de commerce etc. restent encore des vecteurs que nous rencontrons régulièrement.

S'agissant des infractions que nous soupçonnons être à la base du blanchiment, il y a en premier lieu l'argent qui découle du trafic des stupéfiants, mais qui n'est plus majeur. A côté de cela, nous avons beaucoup de soupçons sur des délits de blanchiment d'activités d'organisations criminelles, tels que des escroqueries ou des vols commis en bande organisée.

Par le canal de l'article 40 du code de procédure pénale, nous parvenons à signaler des soupçons sur une grande diversité d'infractions pouvant servir de base au blanchiment. Ce sont, par exemple, des atteintes à la probité de décideurs publics, (corruption, détournements de fonds) des atteintes aux personnes (proxénétisme) ou aux biens, (escroqueries, infractions économiques, abus de confiance ou de biens sociaux).

Nous allons même au-delà, puisque toujours sur le fondement de l'article 40, nous signalons des soupçons de délits de faux ou d'usages de faux permettant de maquiller des comptes sociaux ou d'obtenir l'ouverture de comptes bancaires sous des identités frauduleuses. A cet égard, il est effarant de constater le nombre de personnes qui utilisent des comptes de tiers ou de proches ou encore le nombre important de cas où, par rapport aux revenus connus de la personne ou à l'état de son compte, vous avez tout à coup une arrivée massive d'argent ou un retrait massif.

M. le Président : La collaboration avec les services fiscaux est-elle toujours la même ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Elle se fait toujours dans le même sens, c'est-à-dire que nous leur demandons des informations mais nous ne leur en fournissons pas. Cette collaboration fonctionne bien. Au regard des textes communautaires et des pratiques internationales, je pense que cette situation évoluera. La notion de fraude fiscale grave et organisée est maintenant inscrite dans la directive. Par ailleurs, les pays anglo-saxons, qui ont d'autres pratiques pas toujours très visibles, ne rencontrent pas le même problème que nous sur ce plan.

En ce qui concerne la dimension internationale de TRACFIN, nous avons continué à développer, grâce indirectement à vous d'ailleurs, un certain nombre d'accords. En effet, nous avons signé des accords avec Guernesey, Chypre, le Brésil, la Colombie, la Grèce. Nous sommes en discussion avec Jersey et Panama, qui voudraient à tout prix signer l'accord avant les négociations de juin sur la liste des pays non coopératifs. La Suisse a demandé à nous rencontrer pour tenter enfin de conclure un accord. L'intérêt de ces actions est suscité par la perspective de la publication de cette liste du GAFI.

Nombre de pays nous ont contactés pour examiner la façon dont on pouvait collaborer, la façon dont nous étions organisés, le type de législation qu'ils pourraient mettre en place. Certains pays n'ont pas hésité à collaborer dans des procédures en cours, ce qui nous a permis d'identifier un certain nombre de comptes, mais comme tout cela est couvert par le secret de l'instruction, je reste très évasif sur ce point. On peut considérer cela comme une avancée. Maintenant il s'agit d'observer sur la durée comment ces mécanismes vont se mettre en place.

M. le Président : Avez-vous l'impression que cette évolution vient de l'impact de la liste ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Oui. Nous avons également rencontré, à deux ou trois reprises, les Russes, qui d'ailleurs viennent de présenter un projet de loi devant la Douma. Il est certain qu'en matière de blanchiment, le premier stade consiste à se doter d'une législation et de structures ; ensuite, tout se joue sur l'application. C'est là que nous les attendons car, en matière de lutte contre le blanchiment, il y a eu beaucoup d'affichage et pas mal d'hypocrisie. Nombre de pays peuvent afficher une loi tout à fait dans les normes ainsi qu'une structure, sans pour autant être sûrs que, sur la durée, elle _uvrera avec efficacité.

Ma démarche était néanmoins de négocier des accords avec les principales places financières dont Singapour, la Suisse, le Japon et Monaco - où pour ce dernier la situation s'est nettement améliorée depuis neuf mois. En effet, nous sommes allés les auditer et avons reçu des agents monégasques en formation. Concrètement, il est certain qu'ils sont beaucoup plus opérationnels qu'il y a un an. Mais, là aussi, je resterai prudent quant à savoir comment tout cela s'inscrira dans la durée.

M. le Président : Le Liechtenstein a-t-il établi des contacts ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Non, mais j'ai rencontré les principaux responsables de ce pays, lors d'un forum dédié à la lutte contre le blanchiment qui s'est tenu à Monaco.

M. le Président : Qu'en est-il de la collaboration avec les parquets financiers ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Elle fonctionne bien. J'ai d'excellents rapports avec le chef de la section financière, M. Peyron. Nous allons rencontrer le nouveau procureur adjoint. Nous avons aussi à TRACFIN un magistrat, ancien chef du bureau de la lutte contre la fraude économique et financière à la Chancellerie, qui nous apporte une expertise complémentaire.

A titre général, nous demandons aux parquets un retour d'information à chaque stade du dossier. De fait ils nous informent régulièrement des actions qu'ils ont entreprises : classement du dossier par manque de preuve, ouverture d'une information judiciaire ou enquête préliminaire. Nous leur demandons d'aller toujours un peu plus loin et de nous donner le résultat du dossier, mais ils ont leurs propres problèmes car toutes ces procédures s'étalent dans le temps.

Autre élément important à propos du cadre international de Tracfin : le groupe Egmont, qui compte cinquante-trois unités de renseignement. Nous avons organisé une réunion à l'automne avec les unités de renseignement financier de la zone euro afin de préparer et disposer d'un correspondant dans chaque unité durant cette période délicate qui arrive.

Toutefois, l'élément qui va réellement faire progresser les choses, c'est la décision du Conseil européen qui a labellisé le concept de cellule de renseignement financier. Cette décision récente a été prise à la suite du Conseil des ministres ECOFIN-JAI d'octobre 2000. Nous disposons donc maintenant d'un cadre juridique européen et de trois ans pour le mettre en _uvre.

L'Allemagne, qui jusqu'à maintenant restait à part puisqu'elle n'avait pas d'unité de renseignement comme la nôtre, est en train de la mettre en place. Ce pays, a quand même participé à l'atelier euro que nous avions organisé à Bercy. Comme nous rentrons maintenant dans la mécanique communautaire, les Allemands vont forcément structurer le travail de leur unité, qu'elle soit administrative, policière ou judiciaire.

Puisque vous évoquez de nouveau le rapport Gravet-Garabiol, très souvent les unités de renseignement, même policières, préfèrent travailler avec nous car l'échange se fait plus rapidement, ce qui est quand même assez paradoxal. Les unités de renseignements financiers, considérées comme les plus performantes dans le monde entier, sont souvent celles qui sont rattachées aux ministères des finances. Le Canada vient de le faire et les Anglais y réfléchissent. Cela étant, que ce soit des unités de renseignement policières ou judiciaires, dès lors que nous sommes entre unités de renseignement, cela fonctionne bien, et cela devrait fonctionner de mieux en mieux, si chacun y met du sien.

Le dernier point concerne les perspectives de Tracfin à court et à moyen terme. Nous avons deux grands chantiers actuellement, le passage à l'euro et l'application de la loi NRE pour sa partie blanchiment.

Pour l'euro fiduciaire, c'est un dossier que nous suivons depuis deux ou trois ans. Il y a eu plusieurs actions. Nous travaillons sous l'égide du ministère de l'Intérieur qui est chargé de l'ensemble des problèmes de sécurité liés à ce passage, c'est-à-dire les problèmes de faux monnayage, de transport, etc. En ce qui concerne les risques de blanchiment, une cellule de veille et de coordination a été créée, dont le ministère nous a confié l'animation. Cette cellule regroupe la police, la gendarmerie, la douane, la Commission bancaire et la Banque de France. Depuis ces six derniers mois, nous nous réunissons tous les deux mois afin de sensibiliser les professionnels et analyser les risques. Ensuite, dès l'automne, cette cellule de réflexion se transformera en cellule opérationnelle pour tenter de réagir à chaud lorsque nous aurons des informations à traiter rapidement avec l'OCRGDF, qui fait également partie de cette cellule.

M. le Président : Quelles sont vos inquiétudes principales par rapport à l'euro ?

M. Jean-Bernard PEYROU : C'est difficile à dire au stade actuel. Pour le moment, au niveau de la déclaration de soupçon, nous avons peu d'informations qui remontent, hormis des affaires concernant quelques billets de 500 francs. La Banque de France nous signale un certain nombre de billets, mais pas pour des sommes importantes.

Il faut distinguer l'argent thésaurisé qui, selon nous, provient principalement de la fraude fiscale, de la trésorerie de la mafia ou du crime organisé, qui nous cause plus de soucis. Ce sont les quelques milliards de francs dont la mafia ou les associations criminelles organisées disposent en permanence pour assurer le quotidien, c'est-à-dire acheter les stupéfiants, payer les hommes de main, etc. C'est sur cet argent que nous allons concentrer nos efforts. En revanche, nous supposons qu'il y a eu un phénomène d'anticipation, à savoir que des sommes très importantes ont déjà dû être placées à l'étranger, mais nous devrions peut-être les détecter au retour.

Les banques sont alertées. Nous avons eu, avec l'Association française des établissements de crédit (AFECEI), plusieurs réunions de travail pour leur permettre de relayer des informations à l'attention des guichetiers des banques en vue de les sensibiliser et en leur décrivant tous les risques potentiels - car au stade actuel, ce ne sont que des risques potentiels.

Certes on constate au niveau du commerce que les achats sont de plus en plus souvent payés, selon les commerçants, avec des billets de 500 francs. Toutefois, il est difficile d'extrapoler que c'est de l'argent du grand banditisme. Je n'en suis pas convaincu. Nous partons plutôt de l'analyse selon laquelle l'argent thésaurisé provient de la fraude fiscale, à savoir les 150 milliards dont on parle. Dans cette masse, il est certain que quelques petits dealers auront de l'argent à changer. Mais le domaine sur lequel nous allons devoir nous concentrer est celui des fonds de roulement des organisations criminelles qui sont loin d'être négligeables. Néanmoins une belle période se profile devant nous, car notre vigilance devrait pouvoir nous permettre de faire quelques belles affaires.

Le dernier sujet concerne l'application de la partie blanchiment de la loi NRE. Nous réfléchissons à sa mise en _uvre, que nous ferons de manière concertée avec les banques et les autres professions concernées, car nous devons aussi voir comment elles souhaitent travailler. Pour le moment, nous n'avons pas eu de réunion sur le fond puisque les articles de la loi NRE dont vous avez parlé leur posaient d'énormes problèmes internes, de coûts, de mise en _uvre ou d'identification.

Je ne partage pas entièrement leur sentiment puisqu'après tout, c'est quand même leur travail d'identifier au maximum toutes ces opérations. Mais la loi leur impose, s'ils ne parviennent à identifier ces opérations, de nous les signaler, ce qui suppose de leur part un travail interne important. Certaines banques ont d'ailleurs commencé à mettre en place des processus, notamment pour relever l'identité des personnes, les clients occasionnels au-delà de 50 000 francs. Toutefois le discours général était que ces deux articles leur posaient beaucoup de problèmes d'application. D'ailleurs comme nous étions amenés à expliquer la loi aux banques, nous avons été vivement critiqués et de façon quelque peu véhémente.

M. Jacky DARNE : Vous avez souligné l'augmentation quantitative très significative des déclarations de soupçon. Ma question porte sur leur qualité. Estimez-vous que le système bancaire a réagi à des effets de communication résultant des lois et rapports publiés, et du climat général ? Est-ce cela qui a conduit les banques à adresser plus de déclarations de soupçon pour montrer leur bonne volonté ? Ou considérez-vous qu'un travail interne a conduit les banques et les autres professions, par leur système d'audit interne ou autre, à déclarer des opérations qui jusqu'ici passaient au travers du système ? Constatez-vous dans vos dossiers une amélioration qualitative des déclarations de soupçon ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Nous avons constaté une augmentation qualitative, qui s'explique d'ailleurs par les deux raisons que vous avez évoquées. De plus en plus souvent, les banques planifient mieux leur système d'organisation interne et y affectent plus d'agents. Un certain nombre de banques nous demandent des prestations. Nous sommes à même de constater que ce point est devenu pour eux un sujet interne important.

Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que les banques craignent surtout l'action des juges, notamment après l'affaire du Sentier, qui d'ailleurs n'avait fait l'objet d'aucune déclaration de soupçon.

M. Jacky DARNE : Comment se fait-il d'ailleurs qu'il n'y ait eu aucune déclaration de soupçon sur cette affaire qui était principalement de la cavalerie ? Ce sont des opérations bancaires qui se voient difficilement au départ, mais quand elles prennent une telle ampleur, elles devraient être détectables.

M. Jean-Bernard PEYROU : Je ne sais pas, mais cela a incité les banques à beaucoup plus déclarer, ce qui est aussi un problème car, dans toutes ces déclarations, beaucoup sont des déclarations de protection. Les banques font des déclarations qu'elles envoient à TRACFIN, à nous ensuite de faire le tri. Le fait de déclarer les exonère de responsabilités importantes.

Il me semble que ces deux éléments sont déterminants. Il y a le fait que les questions de blanchiment sont devenues prioritaires, suite à votre action, à certaines affaires au niveau international comme l'affaire Abacha, ou au rapport du Sénat américain sur le fonctionnement des banques américaines. La Commission bancaire a également mis la pression, puis il y a l'action des juges.

M. Jacky DARNE : J'élargis ma question. S'il y a une augmentation quantitative et qualitative, il me semble que la productivité de votre service et des juges demeure modeste. Si les 2 500 déclarations de soupçon sont considérées comme de bonne qualité, cela signifie qu'il y a un doute sérieux sur l'opération. Or sur 2 500 déclarations, seules cent cinquante ont fait l'objet d'une transmission au parquet. Pourquoi n'en transmettez-vous pas plus ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Les déclarations peuvent avoir un contenu fiscal. Nous les classons. Ensuite, nous devons faire des recoupements pour les autres. Les faits déclarés ne concernent pas automatiquement de grosses sommes, parfois cela concerne de très petites sommes, ou des personnes qui n'ont pas un environnement mafieux ou un passé judiciaire. Il faut apprécier en permanence.

Cela étant, le pourcentage de dossiers transmis en justice à partir des déclarations de soupçon est en très nette progression. Il tourne actuellement autour de 20 % et, en 2001, il sera encore plus élevé.

Il faut bien saisir que les déclarations de soupçon concernent des faits de différentes natures provenant, tant de banques importantes que d'un bureau de poste d'un petit village.

M. Jacky DARNE : Les bureaux de poste vous transmettent-ils des déclarations de soupçon ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Oui, bien sûr.

M. Jacky DARNE : Comme La Poste n'est pas à la Commission bancaire et que ses bureaux sont soumis à l'inspection des Finances, cette dernière est-elle sensibilisée à la lutte contre le blanchiment ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Tout à fait. L'inspection des Finances a d'ailleurs élaboré, il y a trois ans, un rapport sévère sur le dispositif de lutte contre le blanchiment de La Poste. La Poste a confié une mission de suivi à une inspectrice générale de la poste qui a également procédé à un point complet.

Les responsables de La Poste viennent souvent nous rencontrer, notamment pour le système Western Union qu'ils utilisent. Nous effectuerons d'ailleurs prochainement une mission dans plusieurs bureaux de poste pour voir la façon dont fonctionne ce système Western Union. Mais nous recevons des déclarations de soupçon de toute la France, parfois d'un guichetier d'une petite ville ou d'un petit village qui va s'inquiéter pour 5 000 ou 10 000 francs.

M. Jacky DARNE : Peut-être n'a-t-il pas tort. Pourquoi ne pas transmettre des opérations douteuses qui concernent des sommes de 5 000 francs directement en information, sans passer par vous, au parquet local ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Que vont-ils en faire ? Les procureurs eux-mêmes se déclarent satisfaits que nous ayons déjà déblayé le terrain, sélectionné, recoupé une simple information pour arriver à des faits probants. En effet, pour le procureur, nous formalisons le soupçon avec des indices très sérieux. Nous examinons les fichiers internes et internationaux, pour essayer d'arriver à un environnement le plus significatif possible. Mais pour d'autres, vous n'arriverez pas à le faire.

M. Jacky DARNE : Comme effets secondaires, vous constatez une amélioration. Cependant tout à l'heure, votre diagnostic sur l'origine des crimes qui produisent de l'argent à blanchir m'a surpris. Vous indiquiez que l'argent en provenance du trafic de drogue s'était stabilisé, que cela ne montrait aucune augmentation, alors que les trafics de drogue en France sont plutôt en augmentation. L'argent criminel prendrait-il d'autres voies ou transiterait-il par d'autres pays, c'est-à-dire que l'efficacité relative en France conduit-elle les criminels à utiliser d'autres moyens ou d'autres pays ?

M. Jean-Bernard PEYROU : L'argent issu du trafic des stupéfiants constitue encore une très grande part du blanchiment. Si auparavant, il était tout en haut de la liste, maintenant d'autres infractions lui font concurrence. La France, en fait, sert beaucoup de pays de transit. Dans de nombreux circuits financiers, on voit que l'argent passe par la France, mais ne reste pas ici. Par exemple, s'agissant de la provenance des capitaux pour l'année 2000, les fonds provenaient d'un grand nombre de pays, dont la Lettonie, la Russie, les îles anglo-normandes, Monaco, la Suisse, l'Italie, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne.... Ensuite les fonds repartent vers Hongkong, le Bénin, la Roumanie, la Russie, les îles Caïmans, l'Italie, l'île de Man, la Turquie, la Suisse, le Luxembourg.... La France, selon moi, est surtout concernée par la phase d'empilage pour multiplier l'opacité.

Mais il est vrai qu'on constate, notamment en matière immobilière, des opérations très typées, centrées essentiellement sur la région parisienne ou la Côte d'Azur. Dans ces opérations, on peut réellement considérer que cet argent est intégré dans l'achat d'un complexe sportif ou un achat immobilier quelconque.

Selon des statistiques sur les infractions susceptibles d'être à l'origine des capitaux ou leur mise en évidence au travers d'opérations financières, les trafics de stupéfiants se situent au même niveau que les escroqueries, soit autour de 30 %, 9 % pour les abus de biens sociaux, 5 % pour la corruption.... Nous avons aussi beaucoup de détournements de fonds d'association. A cet égard, de belles affaires devraient sortir sur un certain nombre d'associations humanitaires où l'argent sert à bien d'autres choses. Au-delà du blanchiment stricto sensu, nous travaillons de plus en plus dans le cadre de la lutte contre la corruption.

M. le Président : Etes-vous en contact avec le service de prévention de la corruption ?

M. Jean-Bernard PEYROU : Oui, mais cela reste un contact pédagogique. Juridiquement, nous ne pouvons pas échanger d'informations.

Ma conclusion, qui fait l'objet d'un débat tout à fait légitime, porte sur notre positionnement au sein du ministère des Finances. Selon mon expérience à TRACFIN, où j'ai pris mes fonctions il y a deux ans, à condition que les liens de coordination soient très étroits avec les services de police et de justice, il me semble que notre positionnement est le bon. En effet, je constate qu'au niveau où nous sommes, puisqu'il s'agit de professions à dominante financière, elles préfèrent travailler avec des personnes ayant une expérience financière. Pour ces professionnels, c'est plus facile car, même si nous révélons, ils savent que leurs informations seront recoupées et étayées. Je considère que le dispositif de lutte contre le blanchiment est une combinaison de métiers (renseignement, police, douane, justice....) qui se complètent. Enrichir le soupçon de blanchiment pour parvenir à de fortes présomptions permet de faciliter la phase répressive.

M. le Président : C'était d'ailleurs déjà votre position il y a deux ans, mais vous y mettez la force de votre expérience de ces deux années supplémentaires. Je vous remercie de toutes ces informations.

Audition de M. Jean-Claude TRICHET,
Président de la Commission bancaire,
accompagné de MM. Hervé HANNOUN,
Edouard FERNANDEZ-BOLLO et Jean-Pierre MICHAU

(Procès-verbal de la séance du mercredi 30 mai 2001)

Présidence de M. Vincent PEILLON, Président

M. Le Président : Monsieur Trichet, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Comme vous le savez, cette Mission parlementaire travaille depuis deux ans sur les questions du blanchiment - et de façon générale sur la délinquance financière - dans un cadre européen, ce qui nous a permis de comparer notre système de régulation et de contrôle avec ceux des autres pays européens.

Je vous propose de vous laisser la parole pour un exposé liminaire, puis nous débattrons d'un certain nombre de questions.

M. Jean-Claude TRICHET : Monsieur le président, j'ai en effet préparé un exposé liminaire, mais je vous propose de vous laisser ce document qui a peut-être le mérite d'être aussi précis et exhaustif que possible ; je ne vous ferai part que de ses grandes lignes afin que nous puissions passer rapidement aux questions.

Je voudrais tout d'abord vous indiquer que M. Hannoun et moi-même avons été personnellement très actifs dans la création des institutions françaises et internationales. En effet, lorsque le GAFI est né à l'occasion du sommet de l'Arche, donc sous présidence française, j'étais « sherpa financier » et j'ai proposé sa création à nos partenaires. C'est donc une petite fierté de penser que cette instance de coopération internationale continue d'exister et apparaît aujourd'hui suffisamment utile, même si elle peut être améliorée. M. Hannoun a, de son côté, inventé le concept et l'acronyme de TRACFIN, dans les fonctions qu'il occupait à l'époque.

Je voudrais maintenant vous présenter mes collaborateurs : M. Hannoun, qui co-préside la Commission bancaire, M. Michau, qui conseille à la fois la Commission bancaire, le comité des établissements de crédit et la Banque de France sur les questions de blanchiment, et M. Fernandez-Bollo, le pivot du service juridique de la Commission bancaire.

Notre action de prévention du blanchiment est absolument fondamentale. Voici quelques chiffres qui en apportent la preuve : 67 millions de comptes ouverts en France, l'ensemble des dépôts de la clientèle du système bancaire français est de 837 milliards d'euros et 10,7 milliards d'opérations qui transitent chaque année dans les systèmes interbancaires. Il faut donc mesurer l'immensité du champ de nos investigations et de nos contrôles qui fait que le contrôle externe, qui est indispensable, ne peut pas éliminer le risque de blanchiment. Nous nous efforçons donc de renforcer la vigilance quotidienne de ceux qui concourent à la réalisation de ces millions d'opérations. Pour cela, nous pratiquons des audits internes et nous considérons que la culture de l'entreprise doit être intransigeante à l'égard du blanchiment afin que personne ne puisse imaginer qu'une zone grise est acceptable et tolérable.

Nous procédons à des contrôles sur pièces et sur place. En ce qui concerne le contrôle sur pièces, nous avons demandé à tous les grands groupes bancaires français, l'année dernière, le détail de leurs implantations dans une place offshore particulière - les Iles Caïman. Cette année, nous avons étendu cette demande à toutes les implantations dans les 17 pays ou territoires classés défavorablement par le Forum de stabilité financière et par le GAFI.

Nous avons par ailleurs envoyé un questionnaire d'une quarantaine de questions aux 1 241 établissements de crédit et entreprises d'investissement soumis à notre contrôle, sur le respect de la réglementation anti-blanchiment. Les réponses doivent nous être retournées, signées des dirigeants responsables des établissements ; elles feront l'objet d'un traitement automatisé.

En ce qui concerne le contrôle sur place, nous avons clairement intégré la lutte anti-blanchiment. Il s'agit d'éléments nouveaux progressivement introduits après les législations de 1990 et de 1996. C'est grâce à la lutte contre le crime organisé, en particulier autour de la drogue, qu'est née la volonté politique, à la fois française et internationale, de lancer les opérations anti-blanchiment. L'extension varie selon les pays, et nous sommes certainement l'un des pays les plus avancés pour considérer que la drogue n'est pas le seul fer de lance du crime organisé.

La vérification du respect des règles contre le blanchiment s'effectue non seulement au cours des inspections générales que nous menons au sein des établissements de crédit et des entreprises d'investissement, mais également lors des enquêtes thématiques concentrées sur le contrôle approfondi de la mise en _uvre de la lutte contre le blanchiment.

M. le Président : Comme vous l'avez rappelé, la loi relative au blanchiment a rajouté des obligations concernant les inspections sur pièces et sur place. Toutefois, la plupart des opérations de fraude ou de blanchiment sont découvertes par d'autres intervenants que le régulateur. Les banquiers considèrent que cette situation s'explique en partie par le fait que la Commission bancaire a un rôle d'inspection directe - avec des objectifs divers - et a donc assez peu de chances de découvrir ces fraudes lors des inspections. Il est vrai que les procédures disciplinaires que vous ouvrez sont peu nombreuses.

Dans ces conditions, certains s'interrogent pour savoir s'il ne serait pas plus efficace que la Commission bancaire, plutôt que de poursuivre ce type d'inspection, juge davantage les procédures ou les organisations mises en place par les banques pour effectuer elles-mêmes leur propre contrôle. Un certain nombre de banquiers ont même souligné que sur ce sujet ils aimeraient pouvoir avoir - sous le contrôle de la Commission bancaire - des lieux de rencontre afin de partager les expériences concernant ces systèmes de contrôle interne. Quel est votre sentiment sur cette question ?

M. Jean-Claude TRICHET : Le mieux et de vous livrer des chiffres pour fixer les ordres de grandeur. Dans les lettres de suite que nous adressons aux établissements de crédit - environ 200 par an -, après vérification sur place, nous avons, dans plus d'une soixantaine de cas, demandé des actions correctrices visant à améliorer la qualité des dispositifs anti-blanchiment. En ce qui concerne les procédures disciplinaires et les sanctions, depuis 1996, nous avons prononcé 35 sanctions au titre de la législation anti-blanchiment. Sur ce point, et je ne crois pas me tromper, nous détenons probablement le record des autorités de contrôle bancaire au sein des grands pays bancaires.

En ce qui concerne la relation avec les autorités judiciaires, depuis le 1er janvier 2000, nous avons transmis 14 dossiers au parquet, et 1 dossier à un juge d'instruction. Nous sommes une source importante d'alimentation de l'autorité judiciaire en dossiers de ce genre. L'idée selon laquelle nous ne nous montrons pas actifs ne me paraît justifiée ni par les statistiques relatives à l'action propre de la Commission, ni par le nombre des transmissions.

M. Hervé HANNOUN : Il me semble que le président Peillon faisait état de remarques formulées par certains banquiers sur l'idée que l'audit de leur système de contrôle interne était la piste à explorer ; or c'est exactement ce que nous faisons. Dans les procédures disciplinaires qu'ouvre la Commission bancaire, nous sanctionnons un défaut d'organisation des procédures permettant la prévention du blanchiment ; nous ne jugeons pas d'actes de blanchiment eux-mêmes qui relèvent de l'autorité judiciaire notamment à partir des renseignements que nous sommes amenés à transmettre au parquet. Je me permets donc de dire que les banquiers en question ne disposent par définition pas d'une vue d'ensemble sur ce que nous faisons vraiment.

M. Jean-Claude TRICHET : Je dois effectivement préciser que nous sommes soumis au secret professionnel : nous ne pouvons donc faire aucune communication publique sur ces sujets. Je ne suis pas étonné que vous soyez surpris d'apprendre que nous avons transmis 15 dossiers, car nous n'avons jamais fait de communiqué. Peut-être avons-nous tort et devrions-nous regarder jusqu'où le secret professionnel nous permettrait éventuellement d'aller.

M. Jacky DARNE : J'aimerais comprendre l'objet de ces actions judiciaires. Vous nous dites que vous procédez à des examens sur le contrôle interne, ce qui ne donne pas lieu à constatation de délits. Par conséquent, à quel titre avez-vous transmis ces 15 dossiers à l'autorité judiciaire ?

M. Jean-Claude TRICHET : S'ils sont transmis à l'autorité judiciaire, c'est que nous pensons qu'elle peut y trouver matière pour constituer des crimes ou des délits.

M. Hervé HANNOUN : Dans ces 15 dossiers transmis au parquet, il y a deux cas de figures. D'une part, la dénonciation au titre de l'article 40 du code de procédure pénale, lorsque la Commission bancaire estime que des faits pouvant faire l'objet d'une qualification pénale doivent être transmis à l'autorité judiciaire ; d'autre part, dans certains cas - et ceci va être étendu par la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) -, s'il y a eu défaut de déclaration de soupçons et que nous ouvrons une procédure disciplinaire, nous transmettons automatiquement à l'autorité judiciaire.

M. le Président : Si vos contrôles concernent les procédures, le fait que certains grands banquiers de la place aient le sentiment que le travail de la Commission devrait évoluer mérite sans doute réflexion. Nous savons que les choix que vous avez fait, dès 1990, au moment de la mise en place de la lutte contre le blanchiment, sont des choix de collaboration avec le système bancaire et donc de pédagogie.

Quel est votre sentiment par rapport à la demande des banquiers qui réclament un lieu de confrontation des expériences ? Est-elle injuste, est-ce une façon de se disculper, ou mérite-t-elle une attention particulière ?

M. Jean-Claude TRICHET : Je ne sais quels responsables de banque ont formulé cette demande, mais ils ne peuvent prétendre que la question de blanchiment n'est pas intégrée dans nos travaux puisque dans un tiers des cas nous leur avons adressé des remontrances ! Si beaucoup d'entre eux sont exemplaires, je m'en félicite, c'est notre objectif mais, selon les chiffres que je vous ai donnés, ils ne le sont pas encore tous. Par ailleurs, les banques ont reçu des questionnaires qui leur sont parfois apparus comme longs, laborieux, fastidieux, ajoutant encore à leurs travaux innombrables.

Je trouve que cette idée d'un lieu de rencontre est une très bonne idée. Nous pouvons renforcer la coopération et notre activité pédagogique en la matière. Cependant, j'ai plutôt eu le sentiment que la tonalité du discours de quelques banquiers allait dans un sens différent : nous entendons alors que la législation française est beaucoup plus lourde que ce que l'on observe à l'étranger etc.

Notre principal problème est le changement de culture. Une culture d'entreprise se change à partir du sommet, ensuite elle prend corps dans les entreprises. Et de ce point de vue, nous avons tous des progrès à faire. Je dirais donc que la réaction de certains banquiers est excellente et qu'il convient de saisir la balle au bond. Je note au demeurant d'importants progrès réalisés par les banquiers en général dans la compréhension de l'importance de ce sujet. Je m'en félicite.

M. Hervé HANNOUN : L'idée de créer un lieu de confrontation est bonne, il convient simplement de savoir que l'expérience montre qu'il existe souvent une certaine réticence des uns et des autres à dévoiler leur propre situation ; il s'agit de la difficulté de l'échange d'informations nominatives dans un groupe de ce type.

On pourrait envisager une autre piste : à partir de tous les travaux que nous réalisons, nous pourrions, à travers des études générales, faire une sorte de restitution pédagogique, un peu sur le modèle du livre Blanc sur les risques prudentiels en relation avec l'Internet - élaboré en liaison avec la profession bancaire - qui comprend une partie importante sur les risques de blanchiment liés à l'Internet.

Il est aussi important - sans vouloir faire injure à ceux qui présentent des propositions - que dans chaque groupe bancaire les présidents soient eux-mêmes parfaitement informés de ce qui se passe. A cet égard, l'instruction que nous avons émise l'an dernier avec ce questionnaire, dont les réponses doivent être signées par les présidents ou de hauts dirigeants, est très importante ; il y a là un processus de découverte de la part des banques elles-mêmes de l'ampleur du chantier. Il est extrêmement utile de pouvoir avoir une exploitation de ces enquêtes exhaustives, parfois sous forme de questionnaires, qui vont nous permettre d'identifier de façon systématique les insuffisances individuelles et de faire passer des messages généraux par le biais d'articles ou d'études.

M. Jean-Claude TRICHET : Nous avons en effet publié - en français et en anglais - la première étude mondiale relative aux risques prudentiels associés à l'Internet - y compris ceux liés au blanchiment. De ce point de vue, je pense pouvoir vous confirmer que nous avons une activité anti-blanchiment qui, statistiquement, se compare avantageusement à beaucoup d'autres.

M. le Président : En ce qui concerne la nature des sanctions, M. Jean-Louis Fort nous a indiqué que depuis 1994, la Commission bancaire avait engagé 38 procédures disciplinaires qui avaient donné lieu à 7 sanctions pécuniaires, dont le montant maximum était de 300 000 francs. Quelle est la nature de ces sanctions et estimez-vous que cet instrument est suffisant ?

M. Hervé HANNOUN : La législation comporte une palette de sanctions appropriées qui va de l'avertissement au blâme, à la sanction pécuniaire et peut aller jusqu'à la sanction suprême qui est l'interdiction d'exercer l'activité. En ce qui concerne la sanction pécuniaire ; les amendes ont pu jusqu'ici aller jusqu'à 300 000 francs et il me semble que l'échelle des peines est satisfaisante, et qu'il n'y a pas lieu de la modifier. L'exemplarité d'une sanction pécuniaire sur un établissement de crédit est très importante, et ce n'est pas en prononçant une amende plus forte qu'elle sera nécessairement plus efficace.

M. Jean-Claude TRICHET : Je vous rappelle que ces sanctions sont décidées par un collège composé d'un conseiller d'Etat, d'un conseiller à la Cour de cassation, deux personnalités qualifiées, l'Etat et nous-mêmes. En son âme et conscience, le collège a pris ces décisions, mais il pourrait éventuellement changer de jurisprudence.

M. le Président : En ce qui concerne les obligations de vigilance, nous avons le sentiment qu'au moment de l'ouverture du compte ces obligations s'exercent de façon satisfaisante. En revanche, une fois que l'argent circule à l'intérieur du système, de banque à banque, ces obligations semblent moins bien respectées. Quelle est votre analyse par rapport à cette difficulté et envisagez-vous des moyens pour l'éviter ?

Il a été beaucoup débattu, ces derniers temps, de la sanction pénale éventuellement applicable aux banquiers pour défaut d'obligation de vigilance. Qu'en pensez-vous ?

M. Jean-Claude TRICHET : C'est le législateur qui définit, en dernier ressort, le cadre de ce que nous pouvons faire. Je vous mets en garde contre une solution simple pour les intéressés qui consisterait à les obliger à tout déclarer. Au lieu d'avoir les banquiers comme associés, comme levier essentiel pour lutter contre le blanchiment, on risquerait de les déresponsabiliser, ouvrant un parapluie gigantesque en transmettant à l'autorité judiciaire et à TRACFIN absolument tout. Il convient donc de trouver le bon dosage, ce qui n'est pas simple. Sauf erreur de ma part, les dernières dispositions de la loi NRE vont assez loin.

M. Jacky DARNE : En ce qui concerne les déclarations de soupçon, les responsables de TRACFIN nous expliquent que certaines banques disposent de procédures internes qui les conduisent à des déclarations de soupçon régulières, mais que d'autres ne déclarent jamais rien. Ne pensez-vous pas qu'un certain nombre de banques ont une volonté délibérée de ne pas mettre en place ce type d'observation ?

M. Jean-Claude TRICHET : Nous pouvons effectivement confirmer qu'il y a des progrès à faire : si nous avons adressé à près de 70 établissements de crédit, l'année dernière, des demandes de changement, c'est bien parce que nous étions en présence d'établissements qui n'étaient pas exemplaires, en particulier dans la méthodologie des déclarations. D'une manière générale, les grandes et moyennes banques ayant un statut international paraissent être en bonne voie.

Nous contrôlons tout ce que TRACFIN nous signale, mais la question concerne ce que TRACFIN n'a pas. Et c'est au cours de nos investigations sur place que l'on peut déterminer si l'on est en présence d'une banque qui se trouve être convenablement dotée en matière de clientèle, et si elle a ou non des clients qu'il faudrait soupçonner. TRACFIN nous signale aussi ceux qui ne déclarent pas ; le lien est donc permanent, non seulement institutionnel mais également physique. Il en va de même avec le parquet avec qui le Secrétariat général de la Commission bancaire a des rencontres régulières.

M. le Président : Les responsables de TRACFIN nous ont expliqué qu'ils rencontraient des difficultés particulières avec un certain nombre de banques non coopératives, et notamment avec des banques étrangères installées en France ; ils vous ont d'ailleurs adressé une liste d'une quinzaine de banques auprès desquelles il serait bon que vous interveniez. Quelle action avez-vous menée auprès de ces banques ?

M. Edouard FERNANDEZ-BOLLO : Chaque fois que TRACFIN signale à la Commission bancaire une banque de ce type - et il le fait régulièrement - nous l'inscrivons au programme d'enquêtes thématiques centrées sur le blanchiment. Une enquête spéciale est diligentée qui donne toujours lieu à un rapport spécifique traité par la Commission bancaire.

M. le Président : Parmi les préoccupations plus générales concernant le blanchiment, un certain nombre d'observateurs nous signalent que dans le réseau SWIFT, les donneurs d'ordres des mouvements de fonds, ne sont pas toujours identifiés ; Il y a là un véritable problème de régulation. Quelle est votre analyse sur cette absence d'identification et quelle proposition de régulation pourrions-nous faire ?

M. Edouard FERNANDEZ-BOLLO : Cette question a donné lieu à des travaux au sein du GAFI ; et en effet, dans un certain nombre de cas le système SWIFT donne la possibilité d'inscrire la mention «  notre client » dans la partie du message concernant le donneur d'ordre, ce qui ne permet pas l'identification. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas d'identification possible puisque SWIFT transmet des messages ; si l'on recherche la banque qui a émis les messages, elle saura identifier le donneur d'ordre. L'autorité nationale compétente sur cette banque peut donc connaître l'identité du donneur d'ordre. Le problème est que cela implique parfois une coopération internationale étroite, notamment au niveau judiciaire. Tous les juges sont confrontés à cette réalité et savent que cette coopération, juridiquement possible, n'est cependant pas toujours facile.

SWIFT avançait comme argument qu'il n'appartenait pas à une entreprise coopérative privée de payer le prix des lenteurs de la coopération judiciaire internationale. Il n'était donc pas décidé à changer ses règles, à imposer une modification du format pour les milliards de messages échangés.

Il est clair qu'au niveau national, dès lors que se définissent des normes nationales, nous encourageons la mise en place de possibilités d'identification ou de traçabilité. Dans les travaux retracés dans le livre Blanc, pour tout ce qui concerne la monnaie électronique et Internet, nous insistons pour que ce type de problème n'existe pas. Mais il n'est pas facile de changer une norme qui s'applique à des milliards d'opérations internationales depuis de nombreuses années.

M. Jean-Claude TRICHET : La Banque de France et le gouvernement français, lorsqu'ils négocient dans le cadre du GAFI, prônent qu'un consensus international puisse conduire le système SWIFT à appliquer certaines règles d'identification.

M. le Président : La loi « nouvelles régulations » donne la possibilité d'interdire les transactions financières avec des territoires jugés non coopératifs. Or la plupart de nos banques ont des succursales ou des filiales dans ces centres. Si certains clients de ces établissements délocalisés peuvent avoir des raisons tout à fait valables légitimes d'y ouvrir un compte, d'autres ont des raisons moins honnêtes.

Exercez-vous un contrôle spécifique sur ces établissements situés dans des territoires non coopératifs ?

M. Edouard FERNANDEZ-BOLLO : Nous sommes en train de le mettre en place. Traditionnellement, dans la loi bancaire, nous ne pouvions procéder à des contrôles sur place à l'étranger que s'il existait une convention internationale entre la France et ces Etats ; autant vous dire qu'il y en avait peu !

M. Jean-Claude TRICHET : La décision de publication de la liste des territoires non coopératifs a fait l'objet d'empoignades importantes ; la délégation française y a joué un rôle décisif.

M. Edouard FERNANDEZ-BOLLO : Dans les derniers instruments de contrôle que nous développons, nous demandons, sur une base déclarative, d'intégrer le plus possible le contrôle des territoires non coopératifs.

M. Hervé HANNOUN : Nous pouvons utiliser le règlement sur le contrôle interne : nous vérifions si, au titre du contrôle interne, la surveillance des implantations à l'étranger est assurée de façon efficace. Nous ne nous interdisons pas d'aller jusqu'à une procédure disciplinaire si des implantations à l'étranger, y compris dans des centres offshore, n'apparaissent pas contrôlées de façon satisfaisante.

A l'occasion de nos contrôles, nous pouvons avoir communication, par exemple, des rapports d'audit interne d'un groupe sur des implantations offshore, et nous pouvons, s'il est nécessaire, transmettre à l'autorité judiciaire des éléments pouvant l'intéresser. Donc à travers le concept de contrôle interne - règlement 97-02 - nous pouvons surveiller un certain nombre d'éléments relatifs aux implantations offshore.

M. Jacky DARNE : Y compris les filiales ?

M. Hervé HANNOUN : Oui, succursales et filiales.

M. Jean-Claude TRICHET : Les opérations de blanchiment - notamment les plus dangereuses d'entre elles - sont des opérations internationales menées par le crime organisé. La coopération internationale est donc essentielle. Nos plus grands succès, nous les obtenons quand nous faisons bouger le consensus mondial. Si la France s'isolait par rapport à ce consensus et introduisait ses propres règles - qui ne seraient pas compatibles avec celles des autres pays -, nous croirions avoir un résultat positif - mais il serait illusoire car nous ne porterions pas réellement atteinte au crime organisé qui est international.

M. le Président : La nouvelle attitude de l'administration américaine vous inquiète-t-elle par rapport à la possibilité de faire avancer, dans un cadre de coopération internationale, cette lutte contre le blanchiment, ou du moins contre les centres offshore ?

M. Jean-Claude TRICHET : Dans les contacts que j'ai pu avoir, lors de différents G7 avec mon collègue américain, je n'ai pas observé de changement dans la position américaine à mon niveau.

M. Hervé HANNOUN : L'avancée acquise au Forum de stabilité financière de l'an 2000 - avec la publication de la liste des territoires non coopératifs - l'avait été avec l'accord de l'ancienne administration américaine. Nous n'avons pas eu, depuis, de réunion du Forum de stabilité financière avec la participation de la nouvelle administration, mais je pense qu'elle ira dans la continuité des engagements pris ; ce qui a été réalisé au sein du Forum de stabilité financière - grâce d'ailleurs à la France - est quelque chose d'irréversible.

M. Jacky DARNE : Pourriez-vous, monsieur Trichet, nous faire parvenir le livre Blanc concernant Internet ?

M. Jean-Claude TRICHET : Il vous sera transmis en fin d'après-midi.

M. le Président : Revenons, en ce qui concerne Internet, sur la procédure d'ouverture de comptes. Quel type de contrôle y a-t-il dans ce cas-là ?

M. Edouard FERNANDEZ-BOLLO : Il s'agit d'une question qui fait l'objet de nombreux débats, comme ce fut le cas au niveau européen, par exemple, quand il s'est agi de modifier le chapitre « ouverture de comptes à distance » de la directive anti-blanchiment de 1991. Nous avons abordé ce sujet dans le livre Blanc sur Internet : puisque le contact physique est plus difficile - il n'est pas totalement impossible, car on peut, a posteriori, aller procéder à une vérification d'identité - des mesures supplémentaires d'identification sont indispensables. Ces mesures peuvent être les suivantes : demander non pas un seul document d'identité mais plusieurs, vérifier l'adresse avant tout mouvement de fonds, etc.

Une des premières mesures est de refuser d'ouvrir un compte par un moyen autre que le débit du compte d'un établissement qui, lui, a pu procéder à une identification physique.

M. le Président : Pour conclure, et après vous avoir bien écouté, je comprends que vous ne jugez pas que tout va bien dans votre action. Selon vous, quel est le point faible du système de contrôle ? Quelle est la priorité, quel est le point sur lequel il serait urgent d'agir ?

M. Jean-Claude TRICHET : Notre première faiblesse, c'est l'absence d'un consensus international aussi fort qu'il serait souhaitable. Nous avons complètement libéralisé les échanges et les mouvements de capitaux, nous sommes plongés dans une économie mondialisée, nous avons donc besoin d'avoir un concept de coopération intime, réellement universelle ; cela suppose un total accord au sein du G7 et du G10 - disons des principaux pays industrialisés et au-delà, l'accord des grands pays émergeants et en transition. Or, comme je vous l'ai dit, il existe des différences de sensibilité. A moins de remettre en cause l'ensemble du système ouvert sur lequel l'économie mondiale repose actuellement, si nous n'arrivons pas à avoir une coopération suffisamment intime, nous aurons une faiblesse congénitale.

Second point sur lequel nous avons de grands progrès à faire : la culture d'entreprise. Nous constatons en effet, sur la place de Paris, certaines différences de comportement, et je sais que l'on retrouve la même situation sur les autres places internationales. Dans certains établissements, il est absolument intolérable d'avoir un client ambigu, alors que d'autres acceptent une certaine ambiguïté du client. Le régulateur - national et international - a donc le devoir de changer cette attitude. Nous retrouvons là la même problématique qu'aurait une mission parlementaire qui s'interrogerait sur la lutte contre le crime organisé.

Pour le reste, nous nous efforçons de progresser ; il n'y a pas de domaine dans lequel nous ne puissions progresser.

M. le Président : Combien avez-vous prononcé de retraits d'agrément au cours de ces dernières années ?

M. Hervé HANNOUN : Pour non-respect du dispositif anti-blanchiment, deux.

M. le Président : Ma remarque était donc juste. Nous avons rencontré de nombreuses associations bancaires, des autorités de régulation et des banquiers, et les choses se passent toujours bien. Il me semble que vous avez besoin de vous reposer sur la bonne volonté qui est le système conçu en 1990, mais également de prononcer une sanction réelle quand c'est nécessaire ; ne pensez-vous pas qu'il serait bon d'être plus volontaires de ce point de vue ?

M. Hervé HANNOUN : Nous avons un traitement, une action de masse, à la Commission bancaire. Nos inspecteurs couvrent le terrain, se rendent chaque année dans 200 établissements, examinent tout le dispositif de lutte contre le blanchiment, étudient des opérations susceptibles d'être suspectes ; et dans un tiers des cas, nous envoyons des lettres de suite demandant une action correctrice. Il s'agit là de la face cachée de l'iceberg, du c_ur de notre efficacité, d'un travail sur lequel nous ne faisons pas de communiqué compte tenu du nécessaire respect du secret professionnel.

Nous avons en effet ouvert 35 procédures disciplinaires et procédé à 2 retraits d'agrément. Mais le nombre des procédures disciplinaires ne saurait être le seul indicateur permettant de juger l'efficacité de ce que nous faisons.

M. le Président : Je ne vous fais aucun procès, je m'interroge. Et je m'interroge au-delà du système français, car nous n'avons pas toujours affaire à des personnes qui ont la qualité d'âme qui est la vôtre. Si vous me dites que votre travail de prévention est satisfaisant, j'en prends acte.

M. Hervé HANNOUN : Il existe un changement culturel, comme l'a dit le gouverneur : la supervision bancaire consistait traditionnellement à effectuer un contrôle de l'actif des banques, à évaluer les risques contenus dans le portefeuille de crédit. Nous avons redéployé notre appareil de supervision vers le passif, les dépôts, où interviennent les possibilités de blanchiment. Nous avons procédé à cette adaptation, nous couvrons le terrain, mais il nous reste à transmettre ce changement de culture à l'ensemble des dirigeants de banque. C'est ce que nous avons essayé de faire avec cette instruction n° 2000-09, l'an dernier, afin que la prise de conscience soit massive.

Nous ne disons pas que tout va bien, mais nous avons mis en place des instruments qui devraient nous permettre de progresser.

M. Jean-Claude TRICHET : Monsieur le président, je voudrais bien comprendre : est-ce que vous nous interrogez sur le point de savoir s'il faut renforcer la législation ou invitez-vous le collège de la Commission bancaire à se montrer, dans sa jurisprudence, plus sévère qu'il ne l'est à vos yeux ?

M. le Président : Nous considérons que le débat sur les sanctions pénales concernant les obligations de vigilance ne doit pas se clore maintenant ; c'est notre responsabilité. Pour ce qui vous concerne, je souhaitais avoir votre analyse. Pour ma part, j'ai simplement observé, à travers ceux qui sont contrôlés, que la nature des sanctions est une question sensible pour ceux qui cherchent à passer outre un certain nombre de règles.

M. Jean-Claude TRICHET : Actuellement, les nouvelles règles de prudence sont soumises à discussion au niveau mondial, dans le cadre de consultations qui ont lieu dans tous les pays du monde. Nous avons ouvert plusieurs chantiers importants, et celui du blanchiment est capital. M. Michau est considéré comme l'un des meilleurs experts mondiaux sur le thème de la lutte contre le blanchiment. Le c_ur de tout cela est d'arriver à faire bouger l'ensemble du système mondial ; et nous sommes très en pointe en ce domaine.

Nous estimons que nous possédons tous les instruments dont nous avons besoin. Nous transmettons les dossiers aux juges qui ont le monopole des sanctions des crimes et des délits.

M. Jacky DARNE : Nous avons auditionné plusieurs personnes qui nous ont affirmé qu'une grande partie de l'argent du crime était investie sur la Côte d'Azur. Nous en déduisons donc que les mailles du filet sont bien grosses pour que passent dans le système bancaire des capitaux qui ne font pas l'objet de déclarations de soupçon.

Pensez-vous que le système de contrôle que vous mettez en place est efficace ? Vous disiez tout à l'heure que les banquiers peuvent se protéger en déclarant absolument tout. Mais c'est ce qui se fait aux Etats-Unis. Et il me semble que notre système, par rapport au système américain, est plus subjectif, moins efficace dans le tri. En revanche, si l'on établit une liste de règles à respecter, le comportement défectueux sera plus facile à sanctionner.

Pensez-vous que l'on détecte l'argent du crime dans le système bancaire dans des pourcentages significatifs ? Sinon, cela veut dire que même si l'on travaille beaucoup, on ne travaille pas assez ; donc comment faut-il travailler ?

Vous parliez de votre collaboration avec les Etats-Unis, mais qu'en est-il avec les Russes ?

M. Jean-Claude TRICHET : Aux Etats-Unis comme en France, on suit les prescriptions du législateur.

M. Jean-Pierre MICHAU : Le fait d'avoir un certain nombre de critères de référence permettant de s'interroger sur une opération qui peut paraître suspecte est un point important. Mais le risque est d'avoir un trop grand nombre de déclarations, ce qui conduirait à bloquer le système.

M. Edouard FERNANDEZ-BOLLO : Il me semble que cette question doit être posée aux dirigeants de TRACFIN, car ils sont les utilisateurs de ces déclarations. Cela étant dit, je pense qu'ils préfèrent que leur travail soit un peu préparé par les banquiers, c'est-à-dire recevoir des déclarations substantielles : peu de déclarations mais bien élaborées leur permettent d'être productifs. De ce fait, il est vrai que le pourcentage, par rapport à la masse supputée d'argent criminel est très faible.

Pour nous, le travail de contrôle serait beaucoup plus facile si la déclaration était non pas une déclaration de soupçons, mais une déclaration objective.

M. Jean-Claude TRICHET : Le crime organisé manie des sommes colossales et continue à les manier partout dans le monde, y compris lorsqu'il achète des propriétés sur la Côte d'Azur. Nous avons notre rôle à jouer, mais c'est l'ensemble du système mondial de lutte et de prévention contre le crime organisé qui est mis en cause.

Monsieur Michau, avez-vous un exemple à nous citer d'une opération qui serait partie d'un soupçon bancaire ?

M. Jean-Pierre MICHAU : C'est très difficile. Vous citez l'exemple de l'achat de propriétés sur la Côte d'Azur, mais le problème est que le paiement ne se fait pas en France.

Deux éléments peuvent contribuer à mener une lutte plus efficace : d'une part, l'extension à l'obligation de déclaration de soupçons à d'autres professions que la profession bancaire. C'est ce que la loi française a pris en compte en élargissant les obligations de déclarations de soupçon à d'autres professions. Le GAFI a insisté cette année sur le rôle des comptables, des avocats, des conseils en tout genre, etc. D'autre part, la rapidité de la transmission de l'information, ce qui implique une coopération beaucoup plus développée, tant en matière administrative que judiciaire, au niveau international. Et ce, non seulement pour la prise de mesures provisoires, tel que le blocage de comptes, mais également pour les transmissions d'informations.

M. le Président : Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Hubert VEDRINE,
Ministre des Affaires étrangères

(Procès-verbal de la séance du 9 janvier 2002)

Présidence de M. Vincent Peillon, Président

M. le Président : Je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Comme vous le savez, l'Assemblée nationale a décidé, en juin 1999, de créer une Mission commune à plusieurs commissions permanentes - les lois, les finances et les affaires étrangères - sur les questions de blanchiment et de délinquance financière.

Nous avons eu l'occasion, au début de nos travaux, de rencontrer un certain nombre de vos collègues : le ministre délégué aux Affaires européennes auprès de vous, Pierre Moscovici, et à l'époque, M. Dominique Strauss-Kahn, ministre des Finances, M. Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Intérieur et Mme Elisabeth Guigou, Garde des Sceaux.

Toutefois, nous n'avions pas eu le plaisir de vous rencontrer, bien qu'ayant eu très souvent recours à vos services. De façon préliminaire, je souhaitais souligner que, pour les nombreux déplacements que nous avons faits, nous avons reçu de la part de nos ambassadeurs et de vos services des aides précieuses, dans le respect de la séparation des pouvoirs. Nous avons pu constater d'ailleurs, puisque vous aviez inscrit ce thème à la conférence des ambassadeurs, que les préoccupations du gouvernement français et des affaires étrangères concernant la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment sont des préoccupations vives, qui mobilisent beaucoup plus que je ne l'aurais pensé nos postes diplomatiques.

Nous arrivons au terme de nos travaux qui vont s'achever à la fin de ce trimestre. C'est pourquoi nous avons souhaité, compte tenu de l'actualité attachée à ces sujets, revoir les différents responsables du Gouvernement en charge de ces questions.

Votre audition peut se dérouler de deux façons : soit un exposé liminaire qui se poursuivra par un échange de questions et réponses, soit nous procédons directement en vous posant un certain nombre de questions.

M. Hubert VEDRINE : Je vous propose de résumer, en quelques mots, l'esprit dans lequel nous travaillons, puis continuer par un échange plus précis.

En tout premier lieu, il convient de souligner le rôle moteur de la France dans la lutte internationale contre le blanchiment. A cet égard, je rappelle la création du GAFI lors du sommet de l'Arche en 1989 et la participation active de notre pays à l'élaboration des quarante Recommandations du GAFI, puis les initiatives prises depuis le 11 septembre pour élargir le mandat du GAFI à la lutte contre le financement du terrorisme et proposer la création d'un forum associant, sur un pied d'égalité, des pays non-membres du GAFI. Nous avons étendu la lutte contre le blanchiment de l'argent sale à la lutte au salissement de l'argent propre, qui présente des éléments communs.

La politique de la France, pour assurer l'efficacité de cette lutte, vise à élargir le champ de la discipline internationale. C'est d'ailleurs un exemple d'application parmi d'autres de la question de la régulation. Chaque fois que nous abordons la question de la régulation, nous traitons de la globalisation, dans la mesure où la globalisation est une dérégulation.

Chaque fois que nous nous sommes attelés à cette tâche qui consiste à réguler un domaine soumis à la dérégulation, nous avons mis en avant des règles acceptables, par une majorité ou une minorité suffisante de pays, pour entraîner un mécanisme auquel peu à peu, les autres ne peuvent échapper. Il est intéressant de garder à l'esprit cette idée qu'il y a là un aspect particulier du problème général de la régulation, en particulier parce que cette délinquance utilise l'ensemble des circuits financiers qui ont été libérés et multipliés au cours des dernières années.

En ce qui me concerne, si nous souhaitons progresser en la matière, il convient de distinguer principalement deux cas de figure :

- le cas des pays développés qui doivent donner l'exemple ;

- le cas des autres pays, dont certains n'ont même pas de place financière, et qui, entre eux, sont à un stade très différent de développement économique, social, juridique et politique. Ce sont des pays dont la situation n'est pas comparable à la nôtre.

C'est l'idée du processus qui s'impose dès lors que l'on pense Etat de droit, respect des droits de l'Homme ou de telle ou telle autre valeur. En l'absence d'une baguette magique, comment faire pour transformer des pays de non droit ou de droit insuffisant en pays tels que ceux qui composent l'Europe des Quinze ? Quelles sont les étapes à franchir, comment parvenir à encourager et accélérer les franchissements d'étape, tout en fortifiant chacune d'entre elles pour qu'elle ne soit pas simplement que fictive ?

Au sein de l'Union européenne, nous avons beaucoup progressé dans le renforcement des disciplines à tous points de vue. Il y a la question américaine sur laquelle nous reviendrons. On peut noter néanmoins que le travail accompli par la Mission parlementaire a eu un certain nombre d'effets stimulants sur quelques pays que nous avons à l'esprit.

En ce qui concerne les pays à un stade de développement différent sur le plan politique et juridique, il convient de les examiner, au cas par cas, pour voir comment, en se référant aux principes du GAFI, nous pouvons bâtir un faisceau de contraintes, mais aussi d'incitations positives afin de faire progresser ces pays plus vite dans le franchissement de ces disciplines. Ce sont les deux grandes distinctions. Il convient ensuite de les affiner et de traiter au cas par cas.

M. le Président : Je voudrais tout de suite rebondir sur un sujet de préoccupation que nous partageons et que vous avez abordé dans votre propos liminaire. Après le 11 septembre, on a pu penser que les Etats-Unis allaient changer d'attitude sur ces questions de lutte contre la délinquance financière, le blanchiment ou le financement du terrorisme.

Même si, comme vous l'avez d'ailleurs indiqué, le blanchiment et l'argent du terrorisme, sont des processus différents. Dans un cas, il s'agit de noircir, dans l'autre, de blanchir. Ma question est la suivante. Avez-vous le sentiment qu'il y a, de la part des Etats-Unis, un réel changement d'appréciation sur ce que l'on peut appeler la régulation ou qu'il ne s'agit que d'une attitude conjoncturelle ?

M. Hubert VEDRINE : Je ne pense pas qu'il ait changement. Nous sommes les seuls, avec l'Union européenne et quelques autres pays autour, quoique à un degré variable, à être porteurs de cette idée de régulation telle que nous l'exprimons. C'est une ligne très européenne et liée à un certain nombre d'éléments, ligne avec laquelle les Etats-Unis ne sont pas du tout en phase.

Certes un grand nombre d'autres pays du monde ne le sont d'ailleurs pas non plus, mais pour de toutes autres raisons. En effet, ils considèrent que ce sont des contraintes injustes et iniques qui les empêchent de se développer comme nous l'avons fait. Mais l'influence de ces pays est moindre que celle des Etats-Unis.

Concernant les Etats-Unis, je n'ai jamais partagé un seul instant l'idée que le choc du 11 septembre allait les faire changer de position. Pour des raisons de mentalité et de poids que chacun connaît et qui ne fait que se renforcer, c'est un pays qui reste fondamentalement unilatéraliste, qui ne voit pas pourquoi il aurait à négocier quoi que ce soit avec l'ensemble des autres par rapport à ses intérêts fondamentaux.

Les Américains passent un temps considérable à négocier entre eux : une fois que les dirigeants ont élaboré une ligne, il leur parait totalement impossible de la remettre en cause pour négocier avec ce pullulement de partenaires extérieurs. C'est un comportement qui se renforce.

Fondamentalement, ce pays n'a pas l'intention de conclure des accords, de signer des textes, de laisser se développer des processus qui réduisent sa souveraineté, qui l'entraînent dans des engagements contraignants et peuvent avoir des conséquences pour les citoyens américains.

Non seulement cette position n'a pas évolué, mais depuis les événements du 11 septembre, elle s'est plutôt renforcée avec le sentiment d'avoir bien réagi, d'avoir réussi à mener l'action et « bâti une coalition », qui, à proprement parler, est plus une addition d'approbations. Je crois que nous aurons encore longtemps à faire face à un pays unilatéraliste, souverainiste et utilitariste. Mais cela n'a rien à voir avec l'isolationnisme. Les Etats-Unis ne considèrent plus du tout qu'ils peuvent vivre chez eux sans les autres. Ils ont conscience que leur puissance est fondée sur ce poids par rapport au reste du monde. C'est dans leur rapport avec le reste du monde qu'ils ont une approche qui ne se négocie pas.

On pourrait, certes, supposer que certaines situations, qui ont un rapport direct avec le terrorisme, les amènent à une position différente en ce qui concerne la lutte contre le blanchiment, le salissement d'argent, voire le désarmement.

Or nous avons pu constater que c'est précisément dans cette période qu'ils ont mis un terme à des négociations qui se poursuivaient depuis longtemps. Ces négociations avaient pour objet de faire appliquer les protocoles de mise en _uvre des conventions de 1972 sur le contrôle du développement de l'arme biologique. Même dans ce domaine, cela n'a pas donné lieu à un retournement.

M. le Président : La Mission partage cette analyse et n'a pas l'optimiste de certains concernant ces changements après le 11 septembre.

Nous arrivons à une problématique que la France a contribué à imposer sur la scène internationale et qui est celle relayée par le GAFI. Il s'agit des sanctions prévues par le GAFI à l'égard des territoires qualifiés de non coopératifs par ce dernier.

En faisant référence au GAFI, nous avons fait passer en droit français cette procédure de sanction en donnant au Gouvernement la possibilité d'interdire toute opération financière avec ces territoires non coopératifs.

Nous sommes à un moment où, dans le cadre du GAFI, l'île de Nauru doit faire l'objet de contre-mesures dites du premier niveau. Quelle est votre appréciation de la nature des sanctions qui peuvent s'exercer sur ces paradis bancaires, fiscaux, judiciaires ou territoires non coopératifs ? Quelle est la position que la France doit soutenir du point de vue de ces sanctions ?

M. Hubert VEDRINE : Tous ces points concernent plus particulièrement le ministère de l'Economie et des Finances.

Pour ma part, je ne porte pas un jugement très positif sur l'ensemble des politiques de sanctions menées depuis vingt ou trente ans, qui ont rarement démontré une réelle efficacité, et n'ont pas toujours été justifiées.

D'une façon générale, une des grandes questions des relations internationales d'aujourd'hui est de savoir comment vont agir les quelques pays ultra-développés, riches et puissants par rapport aux très nombreux autres pays. Devons-nous attendre les progrès d'une dynamique interne, comme cela a été le cas dans notre propre histoire, ou d'injonctions extérieures et de sanctions ?

Il faut établir le bon dosage de la sanction la plus brutale - l'ingérence militaire - en passant par la sanction économique, le dialogue, les mesures positives, l'encouragement.

Nous sommes arrivés à l'idée que chaque pays recelait un potentiel démocratique, qu'il fallait savoir en jouer de l'extérieur, mais qu'il fallait ne pas faire d'erreur dans le dosage, soit en n'exerçant pas une pression suffisamment forte, soit en faisant jouer des éléments contre-productifs.

En ce qui concerne le progrès économique, et celui de l'Etat de droit, nous sommes confrontés à la même problématique. Comment l'accélérer de façon durable et non pas simplement par des intrusions brusques ? Je suggère que la réflexion sur le GAFI, à la fois les incitations, les pressions et les sanctions, soit insérée dans ce type de raisonnement.

Dans tous les cas, il y a des pressions utiles, mais j'insiste sur le sur-mesure. Il ne faut surtout pas s'enfermer dans un dogmatisme.

C'est vrai également pour la politique de sanctions. Nous avons une grande expérience des politiques de sanctions décidées par le Conseil de sécurité ou l'Union européenne. Elles ont été beaucoup utilisées, surtout depuis l'effondrement de l'URSS, car les Occidentaux ont le sentiment de pouvoir imposer leurs normes.

Trop souvent, ces politiques de sanctions produisent l'effet inverse. Elles produisent un excellent effet quand elles ont été bien calculées et relayées sur place. A cet égard, on cite toujours l'Afrique du Sud, qui en est une bonne illustration.

En matière de blanchiment, il faut parvenir à un stade où pour tel ou tel pays, il est plus coûteux de continuer à échapper aux règles dont on demande l'application que l'inverse. C'est dans cet état d'esprit qu'il faut agir. Il est certain que s'il s'agit de la Russie, de Nauru ou Chypre, la situation est appréhendée de façon différente.

M. le Président : Pour revenir sur un problème précis très directement lié à la France et au travail accompli par notre Mission, lorsque nous nous sommes rendus à Monaco, nous avons eu des échanges très constructifs avec les différentes autorités de la Principauté. Cela a débouché sur la demande d'un rapport de la part du Premier ministre auprès de la Chancellerie et du ministre des Finances.

Ensuite, vous avez entamé une série de négociations avec les autorités monégasques afin de revoir les traités de 1918 et de 1930 qui nous unissent. Pourriez-vous nous donner quelques indications sur l'état de ces discussions ?

M. Hubert VEDRINE : Il convient de distinguer les négociations concernant le traité de 1918, qui ont bien avancé mais ne sont pas conclues, et celles concernant le traité de 1930 qui ne sont pas engagées.

Cette actualisation du traité de 1918 va de pair avec la révision des relations financières et fiscales entre les deux pays. Il y a là un lien tout à fait évident. D'ailleurs, depuis l'accord d'octobre 2001, un certain nombre d'améliorations ont été apportées. Nous considérons qu'en ce qui concerne l'adaptation de la législation et les moyens administratifs pour lutter contre le blanchiment, de vrais signes d'amélioration ont été apportés.

M. le Rapporteur : S'agissant d'un des pays avec lesquels nous avons eu un dialogue le plus soutenu, à savoir la Grande-Bretagne, puisque nous nous sommes rendus plusieurs fois à Londres, nous avons des difficultés à faire entendre le point le plus sensible, celui de la coopération judiciaire.

Je me souviens d'ailleurs avoir été invité par l'ambassadeur de Grande-Bretagne, sir Michaël Jay à Paris, pour en discuter, bien avant la sortie de notre rapport. Il m'avait expliqué que des efforts avaient été engagés par les deux pays, notamment par l'installation à Londres et à Paris de magistrats de liaison afin d'améliorer la communication entre les deux systèmes.

Nous avons aujourd'hui des centaines de commissions rogatoires qui reviennent non exécutées. Les magistrats français, mais aussi italiens, espagnols, allemands, belges, ne parviennent absolument pas à faire entendre à la Grande-Bretagne la nécessité d'améliorer le fonctionnement de sa coopération judiciaire, en vue d'obtenir des Britanniques, ce que tous les magistrats continentaux demandent principalement, à savoir la transmission des informations bancaires.

La conjugaison de l'absence de réponses aux demandes d'entraide judiciaire, formulées sous forme de commissions rogatoires avec un système juridique exclusivement fondé sur les trusts et trustees, c'est-à-dire le démembrement de propriété, d'où l'organisation de l'anonymat, est pour nous une source de tracas. D'ailleurs, le rapport de la Mission sur la Grande-Bretagne a été soutenu et voté unanimement par l'opposition. Nous n'arrivons pas à faire entendre raison à nos amis anglais.

Une polémique, lors de la sortie du rapport, s'était engagée. Nous n'avons pas souhaité l'entretenir, car nous considérons que si des déclarations devaient être faites, il revenait au Parlement de les faire. Toutefois, le travail diplomatique, qui est effectué de façon permanente par l'inscription de ce thème aux agendas, m'amène à vous questionner sur l'énergie que votre ministère est prêt à mettre en _uvre sur cette question, afin que les juges continentaux puissent enfin obtenir réponse aux demandes simples qu'ils formulent. Je soulignerai que ces demandes ne sont pas uniquement liées à la différence de nos systèmes juridiques.

M. Hubert VEDRINE : Je n'ai aucun élément nouveau à vous apporter sur cette question que vous connaissez très bien. La position des Britanniques s'explique par des contraintes qui leur sont propres. Il y a la fois l'indépendance de la justice britannique et l'importance de la place financière de la City. Les Britanniques connaissent très bien les arguments et sont parfaitement au fait des pressions qu'exercent sur eux les autres pays qui considèrent que ces mécanismes juridiques de type trust peuvent être utilisés aux fins de blanchiment ou de détournement.

Mais seuls les Britanniques seront en mesure d'arbitrer, finissant à la longue par mesurer les inconvénients notamment politiques de cette situation qui ne présente pour eux aucun inconvénient juridique, encore moins financier.

Ce n'est pas faute d'en parler. Les Britanniques sont tout à fait informés. Nous leur indiquons que cette situation préoccupe des parlementaires français, ce dont ils prennent acte. Je peux vous citer quelques améliorations qui sont intervenues. Il y a la nomination, à Londres dès janvier 1999, d'un magistrat de liaison, même si les Britanniques n'ont nommé un magistrat qu'en avril 2001.

Sur le plan communautaire, il y a eu l'adoption, le 19 novembre 2001, par le Conseil des ministres de la proposition d'actualisation de la directive relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux, les membres ayant dix-huit mois pour mettre en _uvre la nouvelle réglementation qui en découle.

M. Philippe AUBERGER : Tant que l'Union européenne n'aura pas véritablement une position commune en matière de lutte contre le blanchiment, il me paraît exclu de voir évoluer la position des Etats-Unis.

Il y a certes eu quelques efforts, tels que la modification de la directive sur le blanchiment, mais ils restent malgré tout insuffisants. Peut-être pourrait-on stipuler que l'une des conditions de l'adhésion de la Grande-Bretagne à l'euro, si elle souhaite aller vers l'euro, serait qu'elle ait la même attitude que les autres pays de l'Union européenne en matière de blanchiment. Sinon cela produit des distorsions de concurrence, comme nous le voyons déjà au niveau bancaire et financier, qui sont tout à fait anormales et que l'euro ne pourrait qu'accentuer. De ce point de vue, il me semble qu'il y a des actions à envisager.

Par ailleurs, en ce qui concerne ces îlots (Nauru, Salomon, etc.) de l'Océanie qui entourent la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie, on constate qu'ils n'ont pas d'Etat, et pas de démocratie, ni de stabilité institutionnelle. Au mois de juillet, j'ai assisté au forum mélanésien en Nouvelle-Calédonie. Lorsque j'ai rencontré les membres des gouvernements, ils avaient quasiment tous changé en quelques années. La Nouvelle-Calédonie était le seul exemple de territoire doté d'institutions stables.

Comment envisager de mettre en place des sanctions quand tous ces pays sont plus ou moins des centres offshore, sans Etat, démocratie ou droit stable ? Monsieur le ministre, je vous rejoins tout à fait lorsque vous indiquez qu'on ne peut envisager des sanctions que si on est face à des Etats qui ont un certain nombre de règles et où on peut envisager des sanctions commerciales ou autres. Mais s'il n'y a aucun Etat en tant que tel, quelles sanctions peut-on appliquer ?

En matière de blanchiment, la difficulté est que si quelques trous même minimes se sont créés, ils s'agrandissent. En effet, on a pu constater que dans ces pays, l'activité bancaire se démultiplie dans des proportions considérables. Les établissements bancaires viennent précisément s'y installer en raison de l'absence d'Etat de droit et, dans ces conditions, l'activité bancaire n'est pas encadrée. Il n'y a aucune réglementation, les établissements financiers agissent comme bon leur semble. Tout est fait dans l'anonymat le plus complet. Ce sont en fait des relations de confiance qui interviennent et non pas des relations de droit. C'est pourquoi, je ne vois pas comment, par le biais de sanctions, on pourrait faire progresser la situation dans ces pays-là.

M. Hubert VEDRINE : C'est plus une analyse qu'une question. Je trouve intéressantes vos suggestions concernant la Grande-Bretagne. Elles méritent réflexion.

Pour le reste, vous soulignez un paradoxe en indiquant que la globalisation est très largement une dérégulation. Le problème actuel, dans cette globalisation, est que parmi ces cent quatre-vingt-neuf Etats, des dizaines ne peuvent être considérés comme des Etats.

Il y a d'abord les Etats-Unis qui sont la superpuissance, puis viennent sept ou huit pays dont nous faisons partie, qui sont des puissances d'influence mondiale, ensuite une vingtaine de pays qui sont des puissances avec une moindre influence sur les autres, enfin un certain nombre de pays, qui sans être des puissances, disposent de moyens en propre. Puis, viennent des non-pays, qui se comptent par dizaines. Ce sont parfois des micro-Etats, des pseudo-Etats, les Etats mendiants qui vivent de la charité internationale, les Etats à louer ou à vendre qui sont des Etats-relais pris en main par une entreprise ou des mafias.

C'est alors que les opinions des pays, notamment les plus riches, nous demandent de réguler plus, avec un rassemblement d'Etats dont beaucoup n'en sont pas et dont beaucoup sont affaiblis. C'est pourquoi, à une époque, j'ai croisé le fer avec une partie des représentants de la « société civile » qui considéraient que les ONG et la société civile étaient la panacée pour traiter tous les problèmes.

Pour ma part, il me semble qu'un grand nombre de dérèglements dans le monde découlent du fait que les Etats sont trop faibles et non pas trop forts. Dans beaucoup de cas, on souffre de l'absence de l'autorité publique.

Votre propos, par rapport à cela, est tout à fait exact. En résumé, on peut souligner que la cohérence internationale, même si elle est longue à se mettre en place et qu'elle rencontre beaucoup d'obstacles, se resserre petit à petit.

M. François LONCLE : Cette intervention, tant du ministre que de mes collègues, est intéressante. Cela rejoint la notion de « Real Politik » qui est souvent employée. A cet égard, si l'on peut être consterné des résultats du régime de l'ayatollah Khomeini, cela n'excuse pas les dérives du régime précédent.

C'est une réflexion que nous devons avoir constamment à l'esprit, à savoir que la « Real Politik » ne doit pas nous dispenser de nous interroger sur ce qui est acceptable et sur ce qui ne l'est pas.

Il y a une réflexion qui part du travail remarquable accompli par le Président et le Rapporteur et qui devrait obliger les pouvoirs publics à connaître davantage la ligne au-delà de laquelle la situation devient inacceptable.

M. le Président : Monsieur le ministre, pourriez-vous nous dire quelques mots sur le phénomène à la base du blanchiment, c'est-à-dire la criminalité transnationale, puisque cet argent qu'il faut blanchir, en est issu. La moitié de ces sommes proviennent du trafic de la drogue. Voyez-vous des modifications, dans les dernières années, qui mériteraient d'être soulignées ? Avez-vous des préoccupations particulières ? Je pense évidemment à la situation en Russie.

M. Hubert VEDRINE : Concernant la criminalité transnationale, il y a eu une explosion formidable après la chute de l'URSS. L'ensemble des forces de la criminalité transnationale se sont engouffrées dans tout ce qui a été rendu possible par la dérégulation. Chaque fois qu'intervient une dérégulation pour faciliter tels ou tels échanges, la criminalité transnationale en tire profit. Ainsi, elle a profité de l'ensemble des progrès des échanges des communications et de la facilitation des échanges financiers.

Au regard du nombre d'opérations financières qui peuvent être réalisées en une demi-heure et les actions qu'il faudrait mettre en place pour les traquer, nous voyons bien que cela forme un tout. Pour ma part, je n'observe aucun changement majeur dans cette criminalité, plutôt une évolution, un perfectionnement, une sophistication croissante et rapide.

En ce qui concerne la Russie, nous sommes plutôt maintenant sur la bonne pente. Mais il ne faut pas être irréaliste et se rappeler la situation de l'URSS, au moment de son effondrement. Je ne pense pas que l'on puisse bâtir sur les décombres de l'URSS, un pays moderne, en moins de vingt ou trente ans. Après la période Gorbatchev, celle de Eltsine et la phase actuelle, il me semble que la Russie de Poutine est engagée, de façon stratégique, dans une politique de modernisation.

Poutine veut réellement faire de la Russie un pays moderne. La seule solution pour lui est une alliance stratégique et durable avec le monde occidental - Etats-Unis et Europe. Avec une grande intelligence et un grand esprit d'à propos, il a saisi l'occasion, dès le 11 septembre en bousculant l'administration Bush qui avait en tête de revenir avec la Russie à une sorte d'antagonisme archaïque. Cela le contraint en quelque sorte. Même si c'est une façon que l'on peut juger trop autoritaire, cela l'amène à créer un minimum d'Etat, d'autorité, de contrôle sur les gouverneurs qui commençaient à se féodaliser. Cela va plutôt dans le bon sens.

Notre devoir, en tant que pays extraordinairement riche, développé, libre, jouissant de tous les droits, est d'en faire bénéficier le plus vite et le mieux possible l'ensemble des autres parties du monde qui n'en bénéficient pas. Toutefois, cela ne nous dispense pas de réfléchir aux conséquences de nos actes. Pour ma part, je combats plutôt les ravages de l'« irreal » politique. Je pense qu'il faut réhabiliter la « Real Politik » et l'esprit de responsabilité.

M. Jacky DARNE : Je reviens à l'échange précédent sur les sanctions en direction des petits Etats. La tonalité de cet échange me parait quelque peu défaitiste. En effet, il y aurait tant d'Etats peu coopératifs que nous allons plutôt vers l'échec. Je trouve que cette perspective n'est qu'un aspect des choses et n'est pas complètement la mienne, ce qui m'amène à un commentaire en trois niveaux.

Tout d'abord, les sanctions envisagées en application de la loi sur les nouvelles régulations économiques ne sont pas dirigées directement contre les Etats. Le problème est donc moins de sanctionner des Etats que de viser les opérations effectuées par les entreprises ou les établissements financiers installés sur ces territoires ou travaillant avec ces Etats, puisque ces Etats minuscules ne vivent en réalité que par la présence ou les opérations réalisées avec des entreprises, en général internationales, parfois françaises, implantées sur ces territoires.

Quand il s'agit pour nous d'intervenir, nous pouvons le faire en interdisant des opérations avec tel ou tel territoire. A cet égard, chacun sait qu'un examen des contrats passés par des entreprises pourrait montrer que certains mouvements de fonds retracés par des entrées et des sorties financières, n'ont pas de cause.

Une façon de prendre les problèmes se fait au niveau des Etats, la coopération judiciaire, par exemple, nécessite une collaboration des Etats, mais celle-ci devient inutile s'il n'y a pas d'opérations significatives avec ces Etats. C'est cela qu'il convient d'interdire. Il est donc nécessaire de travailler sur les groupes multinationaux qui utilisent de telles bases pour des raisons parfois exclusivement fiscales.

Cela m'amène, en deuxième lieu, à un prolongement de ma question sur les Etats-Unis qui ont une position ambiguë, avec deux comportements contradictoires. J'ai constaté le premier lorsque j'étais rapporteur de la loi incriminant de délit de corruption. Les versements de commissions à l'étranger n'étaient pas sanctionnables jusqu'à l'adoption de ce texte et nous nous sommes fait critiquer publiquement pour ne pas transposer complètement la convention de l'OCDE dans notre droit et avons été accusés d'un certain laxisme, les Etats-Unis considérant qu'ils étaient plus rigoureux que nous.

Dans le même temps, les Américains continuent d'accepter que des opérations aient lieu avec des territoires voisins en justifiant que, pour des raisons fiscales ou d'avantages commerciaux, les entreprises peuvent avoir des filiales dans tel ou tel territoire. Ce sont donc des comportements très contradictoires, mais qui en même temps ouvrent des pistes intéressantes. En effet, on perçoit très bien la défense du libéralisme et de la libre concurrence qui justifient la politique de délocalisation des entreprises, mais en même temps, intervient le côté moraliste sur la corruption qui amène les Etats-Unis à adopter un autre comportement. Il y a donc là un certain nombre de voies qui ouvrent des perspectives.

J'en arrive au troisième point : quel est le bon lieu de discussion ? Pour ma part, je considère qu'il y a peut-être trop de lieux : l'Union européenne, le GAFI, les Nations unies. Dans chacun d'entre eux, on se saisit, simultanément, des questions de blanchiment et/ou de corruption, sans pour autant qu'il y ait la coopération et la complémentarité nécessaires entre ces différentes enceintes.

Un des lieux où ce thème devrait être abordé - et où il ne l'est pas, me semble-t-il -, c'est dans le cadre des négociations de l'OMC. Or, si l'on suit la logique de mon propos, c'est au c_ur de l'activité commerciale qu'il faut intervenir. En effet, blanchir de l'argent consiste à remettre en circulation, dans les voies du commerce, de l'argent sale et à donner une justification commerciale à une opération qui n'en a pas. Il convient donc de pouvoir intervenir à cet endroit, sinon il y a une inefficacité totale. Tels sont mes commentaires et mes questions sur votre appréciation.

M. Hubert VEDRINE : En France, il est d'usage de faire des propositions de régulation sur tel ou tel sujet, alors qu'on n'aime pas s'interroger sur les obstacles à la régulation. Au stade où nous sommes actuellement, nous avons le devoir de nous interroger et d'analyser les obstacles à la régulation, et non pas simplement de nous impressionner favorablement par la force de nos propositions ou l'intransigeance de nos déclarations.

Il faut aussi comprendre les raisons pour lesquelles les Etats-Unis veulent y échapper, pourquoi des forces aussi colossales dans le monde s'organisent très intelligemment pour échapper à la régulation et quelles sont les forces qui profitent de la non-régulation. Il faut chercher des points sur lesquels on peut s'appuyer. C'est exactement le contraire du défaitisme. Cela consiste à avoir une vision exacte des choses.

Ce que j'ai indiqué tout à l'heure sur les petits pays n'était pas forcément l'annonce que cela ne fonctionnait pas. Je crois simplement que si nous parvenons à établir entre les Etats-Unis et l'Europe, une alliance sur la forme que doit prendre la régulation dans ses grands principes, nous aurons une force extraordinaire à laquelle aucun de ces petits pays marginaux ne résistera, car ils sont tous sous l'influence ou parrainés par des pays plus importants.

Toutefois, en l'absence d'accord véritable entre Européens et un désaccord presque conceptuel avec les Etats-Unis, il est certain que l'on se heurte à des difficultés considérables. Nous progresserions beaucoup plus rapidement s'il y avait un accord entre les grandes puissances économiques du monde, au sein d'un G7 ou d'un G8 par exemple.

Vous avez tout à fait raison de souligner que l'on peut exercer des pressions sur les activités répréhensibles, mais on ne peut avoir une disposition qui ne sanctionne que les entreprises françaises.

Quand on négocie sur ces sujets, et si on veut éviter les situations de discrimination, si on veut être efficaces et pas simplement équitables, il faut avoir en tête tous ces dispositifs. Il n'y a donc pas de double jeu américain, mais un jeu américain relativement clair. L'éthique, les droits de l'homme, l'environnement sont des armes de combat, de même que la lutte contre le blanchiment peut le devenir.

Cela peut devenir, dans la lutte d'influence des pays dans le monde, des armes dont les uns jouent contre les autres et instrumentaliser les mécanismes multilatéraux. C'est pourquoi, avant toutes les interrogations que l'on peut avoir pour introduire une régulation domaine par domaine, le fait de savoir qui établit les normes est fondamental dans la régulation.

Si on parvient à apporter des réponses à ces questions et à établir des règles du jeu qui s'imposent à toutes les grandes entreprises de taille mondiale, ce serait un grand progrès.

S'agissant du lieu de la discussion, certes il y a en trop, mais en même temps personne n'a le pouvoir de priver une organisation de vouloir participer à la lutte contre le blanchiment ou le terrorisme. Il n'y a pas une répartition stricte des champs de compétence. Quelque part, la globalisation n'a pas été créée, elle se développe au gré des événements. Il y a eu l'époque SDN, ONU et Bretton Woods, la période depuis la fin de l'URSS, l'attentat du 11 septembre, etc.

Pour obtenir des résultats, nous sommes obligés d'utiliser des groupes moteurs très cohérents qui sont en mesure d'entraîner, par un système de relais, des groupes de plus en plus larges. Nous avons le problème au sein de l'Europe d'aujourd'hui, et nous l'aurons encore plus lors de l'élargissement de l'Europe.

Début mars, s'ouvre la Convention sur l'avenir de l'Europe à laquelle participent les Etats candidats. Nous sommes déjà en réalité politiquement et psychologiquement, si ce n'est juridiquement, dans une Europe à presque trente. Le degré de cohésion sur ces points clés, où nous sommes en pointe, est de facto plus faible. Nous sommes obligés de reconstituer des avant-gardes par rapport à cela.

Trop de lieux certes, mais il nous faut des avant-gardes qui soient courageuses et audacieuses, tout en gardant la capacité de se faire relayer de proche en proche, jusqu'à ce que cela englobe l'ensemble des pays.

M. Michel HUNAULT : Nous sommes d'accord sur le constat : poids de l'argent sale dans le monde, corruption, filières de drogue et de travail clandestin. On n'a jamais autant débattu du blanchiment que ces dernières années. Nous avons, au sein du Conseil de l'Europe, des conventions contre le blanchiment, la cybercriminalité, la corruption. Jacky Darne, qui a été rapporteur de la convention de l'OCDE, a rappelé la lutte contre la corruption. Il existe donc un certain nombre de normes.

Dès le 11 septembre, une difficulté majeure a surgi, à savoir que nous ne sommes plus dans un phénomène de blanchissement d'argent sale, mais de noircissement d'argent propre. Si on y ajoute les moyens modernes de paiement, on constate qu'il est très difficile d'avoir une lisibilité et traçabilité des flux financiers.

La France a été à l'origine, en 1989, de la création du GAFI. Depuis, un certain nombre de normes ont été édictées, notamment un classement des Etats par le Forum de Stabilité Financière.

Aujourd'hui, se pose le problème des sanctions et de l'autorité qui peut les prononcer.

La France occupe une place à part, en termes de droits de l'Homme, d'éthique, etc. Ne croyez-vous pas que nous devrions prendre une initiative, au moins au niveau européen, pour avoir, en matière de blanchiment et de délinquance financière, un organisme nouveau qui non seulement exercerait un contrôle, mais également aurait le pouvoir de sanction ?

Au Conseil de l'Europe, nous allons débattre, dans dix jours, d'une convention de lutte contre le terrorisme dont je suis le rapporteur. Se pose le problème de savoir comment nous allons agir vis-à-vis de pays dont on sait très bien qu'ils facilitent le financement du terrorisme, même sans avoir l'intention de le faire, alors qu'il existe toutes les conventions de lutte contre le financement du terrorisme que notre Assemblée a ratifié à l'unanimité en décembre. Nous avons l'impression d'un certain défaitisme, même si vous refusez le terme, et d'un manque de pouvoir de sanction. Estimez-vous que les institutions existantes sont en mesure de jouer ce rôle, ou que la France et l'Europe devraient prendre l'initiative en la matière ?

M. Hubert VEDRINE : Vous étiez absent lorsque j'ai répondu sur le défaitisme. C'est une accusation réflexe chaque fois que l'on est trop lucide sur les analyses. Sur le fond, je ne suis pas convaincu, au vu de l'analyse que j'ai pu faire, de l'efficacité des politiques de sanctions menées depuis vingt ou trente ans, en général par des pays occidentaux qui pensent maîtriser le monde.

Pour ma part, depuis que je suis aux affaires internationales, j'ai pu constater que les sanctions, dans la plupart des cas, ne sont pas réellement bénéfiques. Elles sont même souvent contre-productives. A titre d'exemple, les sanctions américaines contre Cuba qui ont consolidé la présence de Fidel Castro. Il existe une longue liste des sanctions décidées par le Sénat américain. D'ailleurs, à un moment donné, il avait été calculé que plus de la moitié de la population mondiale était sous sanctions décrétées par le Sénat américain, pour une raison ou une autre.

Sur un plan diplomatique plus que financier, quand on examine le bilan des politiques de sanctions menées sur tous les plans dans tous les domaines, ce bilan est sérieusement discutable. A cet égard, un courant de pensée s'est développé au sein du Conseil de sécurité des Nations unies à propos du chapitre 7, à tel point que depuis trois ans, l'idée est passée qu'il ne fallait plus jamais décider de sanctions sans limitation de durée, afin de pouvoir réévaluer, de façon périodique, les résultats de ces sanctions.

La politique de sanctions n'est pertinente que si elle se base sur une analyse intelligente de l'objet que l'on va sanctionner et si a été évalué le fait que la sanction pouvait être déclencheur d'un processus positif et non pas régressif dans le pays en question. Le sanctionnement n'est pas une attitude plus courageuse que le non-sanctionnement, c'est une politique que l'on peut adopter, qui doit être examinée de près.

Par ailleurs, dans la palette, il y a toutes sortes de sanctions qu'il convient de bien doser : cela va de l'incitation à l'ingérence guerrière dans certains cas, quand elle est justifiée, comme a été justifiée l'action américaine en Afghanistan.

Il faut rendre, aux pays récalcitrants, la violation des principes que nous espérons voir respecter de plus en plus coûteuse ou difficile. On peut établir des systèmes par palier. Dans le cas de la Russie par exemple, il est plus intelligent, à mon avis, de s'inscrire dans la volonté, que je crois réelle, du Président Poutine de faire de la Russie un grand pays moderne en dix, quinze ou vingt ans. Il a besoin de nous, il faut voir sur quels canaux.

La sanction peut avoir un usage constructif et elle devient alors plutôt de l'incitation. Je suis désolé d'avoir à m'exprimer de façon aussi cursive sur ce sujet, car c'est un chapitre énorme.

Ensuite, il faut agir au cas par cas. Vous avez évoqué le cas de Chypre. Si nous avons affaire à un pays qui veut entrer dans l'Union européenne, nous avons là un levier formidable. Il faut un temps d'adaptation par rapport à cela. Il y a aussi l'exemple des nombreuses petites îles qui dépendent de la Grande-Bretagne et au sujet desquelles nous attendons des progrès.

M. le Président : Quel est votre jugement sur le GAFI ? Celui-ci vous semble-t-il constituer aujourd'hui l'organisme habilité à prendre, de façon efficace et opportune, ces décisions de sanctions ?

M. Hubert VEDRINE : Je ne suis pas a priori pour la création d'un nouvel organisme. Il y a déjà trop de lieux. Nous avons déjà un risque de discordance entre les politiques de sanctions et de répression aujourd'hui, à différents niveaux. Je suis plutôt pour jouer la carte du GAFI, pour qu'il exerce son autorité, mais dans l'esprit que j'indique.

Je voudrais faire remarquer que la démarche du GAFI est précisément d'englober petit à petit un certain nombre de pays qui ne peuvent en faire partie, mais qu'on ne souhaite pas laisser libres dans la nature, en dehors de tout engagement. C'est pour cela que la France propose également la création d'un forum associant, sur un pied d'égalité, des pays non membres du GAFI.

M. le Rapporteur : Lorsque nous sommes arrivés à Nicosie, les autorités chargées de la négociation nous ont indiqué qu'en contrepartie de leur entrée dans l'Europe, elles fermaient leurs banques offshore. Je me souviens qu'une semaine après notre visite à Chypre, a été fermée la banque Beogradska Banka, banque quelque peu curieuse qui, semble-t-il, est instrumentalisée par un ancien chef d'Etat de cette fédération mourante.

Nous avons décidé de ne pas rédiger un rapport sur Chypre car nous avons, dans le cadre de l'élargissement, eu un certain nombre de propositions, d'ailleurs faites spontanément par les Chypriotes. Quelles sont les exigences que la France peut imposer en réponse à cette proposition chypriote ? Sur plusieurs pays PECO (Hongrie, Bulgarie, etc.), l'Union européenne pourrait imposer, dans la discussion d'élargissement, cette exigence. Je souhaiterais connaître votre sensibilité à ce sujet.

M. Hubert VEDRINE : Ma sensibilité est qu'il faut être tout à fait exigeant. Tout à l'heure, lorsque j'évoquais les difficultés d'imposer ou de sanctionner, c'était de façon générale. Là nous avons affaire à un cas particulier, à savoir des pays qui demandent à entrer dans l'Union européenne. Personne ne les y a obligés. Dès lors qu'un pays est candidat, il doit souscrire à l'acquis. C'est un chapitre normal de la discussion.

Je suis pour une grande rigueur. Pour tous les candidats. La France demande que ce processus se fasse rationnellement.

M. le Rapporteur : Nous avons le sentiment que, dans les instances comme le GAFI, le travail est d'abord un travail sur les apparences, c'est-à-dire telle loi que les pays ont fait voter ou tel texte. C'est d'ailleurs ainsi qu'ont été abandonnées in extremis des propositions de contre-mesures contre la Russie, du fait qu'un texte, réclamé par le GAFI, ne leur était pas parvenu.

D'expérience, et c'est l'objet du travail difficile que nous menons, nous allons sur le terrain, nous discutons avec les praticiens. Parfois, nous allons dans les prisons interroger des personnes qui nous expliquent comment blanchir. On voit que les lois sont une chose, mais les pratiques sont toutes différentes.

Nous avons déjà un premier filtre qui est le filtre diplomatique, qui est celui du GAFI. C'est aussi un filtre psychologique qui permet à de nombreux Etats de jeter, à la face de leur opinion publique et des observateurs extérieurs, un certain nombre de gages, parfois même avec un mépris ostensible. Puis nous avons le GAFI qui, au bout de quelques semaines d'analyse, retire de ses listes un certain nombre de pays. C'est le cas du Liechtenstein.

Pour l'heure, pas un juge français, allemand, anglais n'a obtenu une coopération judiciaire avec ce pays. C'est dire que le Liechtenstein pose un certain nombre de problèmes. Nous avons notre affaire Elf dont les caisses noires sont entreposées au Liechtenstein, sans qu'on en connaisse les commanditaires et sans que les juges d'instruction français, qui travaillent depuis tant d'années sur ces questions, n'en voient l'aboutissement. Il y a un lien entre le délai interminable de ces instructions et l'impossibilité d'obtenir connaissance de qui se cache derrière les Anstalts liechtensteinoises. Nous avons là-dessus à réfléchir à la manière dont le GAFI travaille sur ces questions.

Si, en plus, nous théorisons une certaine inefficacité de la sanction alors que le gouvernement français lui-même a installé, dans le texte sur les nouvelles régulations économiques, un arsenal de sanctions qu'il lui suffit maintenant, sous forme de simple décret en conformité avec les préconisations de l'instance de régulation qu'est le GAFI et visé dans le texte de loi, de décréter un embargo sur un certain nombre de territoires, nous pourrions expérimenter une nouvelle efficacité de la sanction sur ces paradis fiscaux.

M. Hubert VEDRINE : Je voudrais dire au rapporteur que personne ne veut théoriser l'initiative de la sanction, mais que vous avez intérêt à intégrer, dans cette nouvelle approche, toutes les expériences qui ont été faites depuis vingt ou trente ans de sanctions dans tel et tel domaine pour arriver au bon usage de la sanction.

M. le Président : Je vous remercie de cet échange. Nous avons bien compris votre propos sur les sanctions. Dans le même temps, il est clair que les dernières remarques sont justes quant à la difficulté que nous avons à mener les évaluations convenables sur ces différents sujets, de même que sur l'élargissement, sachant que le GAFI est l'organisme qui évalue, par rapport au Conseil de l'Europe, le plus mal sur ces questions, ce qui pose problème.

Audition de Mme Marylise LEBRANCHU,

Garde des Sceaux, Ministre de la Justice

(Procès-verbal de la séance du 9 janvier 2002)

Présidence de M. Vincent Peillon, Président

M. le Président : Mes chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir Mme Marylise Lebranchu, Garde des Sceaux.

Madame la ministre, vous savez que certaines des préoccupations de cette Mission qui travaille depuis plusieurs années sur la question de la délinquance financière et du blanchiment recoupent les vôtres, s'agissant notamment de la coopération judiciaire.

Nous avions eu l'occasion d'auditionner Mme Guigou, alors Garde des Sceaux, et de travailler avec elle sur des sujets précis. Nous arrivons au terme de nos travaux, nous souhaitons donc faire aujourd'hui le point avec vous sur les différentes évolutions qui ont pu avoir lieu ces dernières années, tant dans le cadre national qu'européen.

Je vous propose de nous présenter un exposé liminaire, puis nous vous poserons un certain nombre de questions.

Mme Marylise LEBRANCHU : Monsieur le président, M. le Rapporteur, MM. les députés, je vous rappellerai tout d'abord l'intérêt porté par le ministère de la Justice au cours des cinq dernières années de ce Gouvernement, à la coopération judiciaire internationale.

J'ai été frappée, en prenant mes fonctions - au moment où s'achevait la présidence française - de l'importance du rôle de la France qui, après l'Appel de Genève de 1996, avait su, à partir du colloque d'Avignon, mobiliser un certain nombre de partenaires européens pour faire avancer l'idée que, au niveau européen, tout était à faire. Mais bien entendu, dans le même temps, nous devions également progresser dans ce domaine en France, afin d'être crédible ; c'est la raison pour laquelle, Elisabeth Guigou, dès 1999, a créé, notamment au niveau du pôle financier de Paris, les assistants spécialisés.

Ce qui m'a importé, c'est tout d'abord d'obtenir l'installation d'Eurojust provisoire ; et nous avons réussi à faire inscrire Eurojust, à égalité avec Europol, dans le traité de Nice. Parallèlement, la France a pris des mesures législatives, ce qui nous a permis de parler, au niveau européen, d'harmonisation. Le principe de l'inopposabilité du secret bancaire, par exemple, a été plus facile à faire valoir pour nous dans la mesure où la France avait adopté la loi NRE. Il est donc important de savoir qu'une démarche nationale et une démarche européenne simultanément conduites, entre parlements et gouvernements, peuvent faire progresser l'Europe, même si nous avons des problèmes concernant l'équilibre européen - je pense bien entendu à l'Italie.

L'adoption de la nouvelle directive européenne relative au blanchiment a été, en novembre 2001, un moment important, même si elle a mis en évidence la nouvelle fragilité de l'équilibre européen qui concerne en particulier le sud de l'Europe. En décembre, le débat sur le mandat d'arrêt européen a permis d'avancer rapidement sur ce que peut être une véritable coopération judiciaire, avec les harmonisations nécessaires. C'est d'ailleurs à partir de la proposition de la France que l'Union européenne a pu s'accorder sur ce mandat d'arrêt européen assorti d'une liste d'infractions, qui n'est certes pas idéale, mais néanmoins, cette réalisation a ouvert la voie à ce que devra être l'installation d'Eurojust officiel dans les trois mois qui viennent.

La présidence espagnole, consciente du fait que l'Italie a signé une convention restrictive, concernant uniquement les problèmes de terrorisme, va tenter de se sortir de ce déséquilibre en obtenant une avancée européenne sur la question du terrorisme plutôt que sur celle du blanchiment - ce qui est dommage, compte tenu de ce que nous avions obtenu en fin d'année. Des progrès ont donc été réalisés au niveau européen, malgré le bémol italien qui est tempéré par le fait que le Royaume-Uni bouge un peu.

Je ne reviendrai pas sur la prévention. S'agissant de la répression, l'harmonisation minimale des sanctions est un acquis. L'obligation de prévoir la confiscation des produits du crime est pour nous une avancée spectaculaire et fondamentale car c'est en effet à partir de là que nous pourrons progresser et mieux réprimer cette délinquance financière.

La coopération judiciaire est désormais plus structurée, elle nous a permis d'obtenir un certain nombre de victoires, notamment celle concernant le secret bancaire. Aujourd'hui, entre l'idéal que nous souhaitons sur le renforcement d'Eurojust, et la réalité - coopération judiciaire encore plus bilatérale que multilatérale -, des progrès restent à accomplir, mais le réseau judiciaire européen fonctionne ; les magistrats de liaison nous ont permis d'être plus présents que d'autres dans la construction de ce réseau judiciaire. De ce fait, la montée en puissance probable d'Eurojust, avec les moyens et les missions que l'on pourrait lui donner, semble un objectif qui peut désormais être atteint.

Quels sont les points préoccupants ?

Le problème de l'opacité des sociétés-écrans, des structures juridiques telles que les trusts, les fiducies, etc., est le point le plus préoccupant. La question a été identifiée dès le Conseil européen de Tampere et l'objectif est d'établir des critères minimaux de transparence de ces divers types d'entités juridiques, et de mettre au point un instrument de type premier pilier. Le conseil ECOFIN du 16 octobre 2001 a invité la Commission à accélérer les travaux dans ce domaine. La forte réticence anglo-saxonne et du Luxembourg est responsable de cette situation ; les travaux préparatoires n'en finissent pas. Et bien entendu, ces retards sont préjudiciables à la lutte contre le blanchiment.

Seconde préoccupation, la lenteur de l'exécution des commissions rogatoires. En 2000 et 2001, la France a reçu du Royaume-Uni, de Monaco, de la Suisse et du Liechtenstein 29 commissions rogatoires en matière financière, dont 19 ont été exécutées - soit 66 %. Inversement, ces quatre pays ont reçu des demandes des juges français en matière économique et financière et de blanchiment, avec des taux d'exécution de 88 % en matière financière et de 73 % en matière de blanchiment pour Monaco, de 26 % et de 88 % pour la Suisse, de 40 % et 20 % pour le Royaume-Uni, et de 43 % et 0 % pour le Liechtenstein.

Voyons maintenant les statistiques françaises récentes. Tout d'abord, entre TRACFIN et la justice, la coordination s'est nettement améliorée depuis deux ans. Les déclarations de soupçon vers TRACFIN ont augmenté de façon significative  900 en 1996 et 4 000 en 2001, tout comme les signalements de TRACFIN vers les procureurs - 47 en 1996, 210 en 2001. Je dois vous préciser que ce nombre est minoré par le fait que TRACFIN compte un seul signalement même lorsque plusieurs personnes sont mises en cause. Par ailleurs, on signale désormais davantage de grosses affaires ; les montants globaux sont importants : 750 millions d'euros en 2000, soit 4,5 millions d'euros en moyenne par affaire - nous devrons nous poser la question des petites affaires pour lesquelles nous ne sommes pas très efficaces.

Ensuite, la remontée des informations de la justice à TRACFIN s'améliore également. En 2000, les parquets ont donné des informations sur 80 ouvertures de procédures pénales sur le fondement des signalements de TRACFIN. La loi NRE, qui prévoit que cette information portera aussi sur les condamnations, nous permet d'être plus efficaces.

En ce qui concerne les sanctions, il est trop tôt pour tirer des conséquences, mais je dois préciser que sur 28 condamnations en 2000 pour blanchiment, 22 peines de prison ont été prononcées, 5 avec sursis et 17 à de la prison ferme, dont une peine de 8 ans - blanchiment de trafic de drogue - et deux de 5 ans.

Bien entendu, de nombreux progrès restent à faire, cependant, il s'agit, en France, d'un problème qui est politiquement mieux pris en charge que dans le reste de l'Europe. L'ambiance générale fait que la lutte contre la délinquance financière et le blanchiment d'argent sale n'est pas le sujet de préoccupation principal des policiers, gendarmes et magistrats ; l'insécurité reste leur problème majeur. Or je suis personnellement persuadée qu'il existe un lien entre la grande criminalité et les petites bandes.

Que pouvons-nous améliorer en France ?

Il conviendrait tout d'abord d'obtenir une stabilisation et un renforcement des équipes OPJ ; les mutations et les départs à la retraite ont déstabilisé certaines équipes. Or les affaires sont longues et les OPJ doivent être formés. La stabilisation des assistants spécialisés placés dans les pôles est, pour cette même raison, un objectif majeur ; nous devons donc renforcer le dispositif législatif pour pérenniser la fonction et lui donner toute sa force et trouver des personnes déterminées et qualifiées.

S'agissant du travail policier d'initiative, notamment en lien avec les services fiscaux et TRACFIN, nous devons affecter des moyens de façon plus précise, plus fine. Le nouvel article 450.2.1 du code pénal qui introduit un allégement de la charge de la preuve mérite d'être mis en _uvre rapidement pour donner des résultats.

S'agissant des points positifs, nous pouvons signaler les parquets les plus performants : Grasse, Rouen, Brest, Pontoise, Toulon, Metz et Grenoble qui ont mis en place des cellules de coordination avec des services fiscaux, la DGCCRF. Le croisement des informations est réalisé par ces services ; le recueil systématique des éléments de train de vie, par exemple, pour toute personne mise en cause, est effectué, ce qui est rarement le cas. Nous devons valoriser ce type d'expérience et montrer que l'on obtient des résultats. Il s'agit d'une nouvelle façon de travailler, notamment pour la France dont les services publics oublient trop souvent qu'ils peuvent avoir des objectifs communs.

Il existe par ailleurs une barrière trop entretenue entre la lutte contre le blanchiment et la répression de la fraude fiscale, le délit de fraude fiscale étant proche du blanchiment.

Il conviendrait de simplifier et d'accélérer les procédures de saisie et de confiscation, dans lesquelles on dénombre un grand nombre de formalités obsolètes. Il conviendrait tout simplement de revoir les procédures pour que les agents des Hypothèques et du Trésor puissent y avoir recours.

Enfin, les effectifs de police sont un vrai problème.

M. le Président : Madame la ministre, je vous remercie. Je constate que depuis le début de nos travaux, des résultats ont été enregistrés, que ce soit en termes de déclarations de soupçon, de coopération ou de condamnation.

La première question qui se pose est celle de l'incrimination : pour qu'il y ait blanchiment, il faut qu'il y ait un délit ou un crime. Disposez-vous d'une typologie des crimes ou des délits qui sont à la base du blanchiment d'argent sale ? Et avez-vous observé des évolutions dans ce type de criminalité ?

Mme Marylise LEBRANCHU : S'agissant des condamnations, le trafic de stupéfiants est incontestablement à l'origine du blanchiment, car le délit de blanchiment issu d'autres infractions est d'origine trop récente - 1996 - pour avoir abouti à des décisions condamnations définitives inscrites au casier judiciaire. Par ailleurs, sur la base des derniers signalements de TRACFIN, les fraudes à la TVA intra-communautaires montent en puissance. Enfin, nous avons pu constater quelques opérations de blanchiment pour lesquelles l'infraction d'origine est le proxénétisme, avec l'évolution du marché du proxénétisme en France depuis 1999.

Cependant, pour des infractions à caractère purement économique et financier, nous ne pouvons pas toujours déterminer l'origine.

M. le Président : Avez-vous le sentiment que les intermédiaires financiers, et plus précisément le monde bancaire, sont motivés et très attentifs à ces obligations de prévention et de diligence ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Oui, je pense que cela s'est amélioré ; les deux tiers des déclarations proviennent des banques. Je pense réellement que le monde bancaire a compris l'intérêt qu'il avait de coopérer.

M. le Président : En ce qui concerne les autres professions qui sont astreintes à cette déclaration de soupçon, considérez-vous que certaines d'entre elles ne coopèrent pas suffisamment ou, au contraire, que les choses sont en bonne voie ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Certaines professions ont effectivement du mal à coopérer, notamment les notaires et les agents immobiliers, alors qu'il existe toujours des situations qui devraient entraîner des réactions, je pense, par exemple, à un étudiant dont la situation financière précaire s'améliore brutalement et lui permet d'acheter une maison payée en partie en liquide. Lors du dernier congrès des notaires, j'ai attiré leur attention sur le fait qu'il y avait encore trop peu de déclarations. Or, c'est le maintien d'une telle situation - j'ai même été saluée lorsque je leur ai expliqué - qui déséquilibre le marché immobilier. Cela étant dit, nous devons nous donner les moyens de rendre cette déclaration plus acceptable. Il y a un vrai travail d'information et de formation à réaliser.

Il convient tout de même de ne pas oublier que, concernant les notaires, le texte est de 1998 ; il est donc très récent. Par ailleurs, si le nombre de déclarations est faible, il a doublé en un an, passant de 45 en 1990 à 90 en 2000. On constate également que le Sud-Est est très mobilisé, et ce pour deux raisons : d'une part, il est en première ligne, et, d'autre part, une condamnation a été confirmée par la Cour de cassation - il s'agit donc de la seule décision définitive. Nous pouvons y ajouter une troisième raison : une politique d'animation des signalements s'est accompagnée de la participation du correspondant régional de TRACFIN à des réunions d'information, et le procureur général de la Cour d'Aix-en-Provence a également organisé un certain nombre de réunions.

Enfin, le procureur de Grasse vient de prendre la même initiative. Chaque fois qu'un magistrat du parquet réalise ce type d'actions de sensibilisation, il sollicite la direction des affaires criminelles et des grâces, afin qu'on lui prépare un dossier actualisé sur les textes et la jurisprudence.

J'ajouterai pour terminer que le secteur des assurances est incontestablement en sous-production de déclarations de soupçon.

M. le Rapporteur : Madame la ministre, je voudrais revenir sur la loi relative aux nouvelles régulations économiques, dite loi NRE et ses effets. Nous avons eu tout à l'heure un débat avec Hubert Védrine sur la portée et la nécessité des sanctions.

Le GAFI ayant formulé pour la première fois des propositions de contre-mesures à l'égard d'un territoire du Pacifique, Nauru, la Chancellerie, a-t-elle envisagé, dans le cadre gouvernemental, de répondre présent à ces suggestions ? C'est une question que nous posons à tous les membres du Gouvernement, car il s'agit d'une responsabilité collective.

S'agissant de l'article 450.2.1 du code pénal qui introduit un nouveau cas de partage de la charge de la preuve, je suis étonné de constater que ce texte, qui a maintenant plus d'un an, n'ait pas été popularisé auprès des praticiens. Les magistrats ont-ils connaissance qu'il existe, comme dans de nombreux pays européens, ce mécanisme ? Avez-vous, par voie de circulaire, évoqué ce sujet ? Enfin, savez-vous si ce mécanisme a été utilisé ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Les sanctions - j'en ai discuté avec le ministre de l'Economie et des finances - sont d'une très grande nécessité, mais il convient d'être extrêmement vigilant et efficace.

En ce qui concerne votre seconde question, il est vrai que nous ne nous consultons pas assez entre ministres ; je compte donc rencontrer M. Fabius après cette audition, à ce sujet.

Quant à l'article 450.2.1, le mécanisme qu'il introduit d'allégement de la charge de la preuve n'est pas nouveau puisqu'il existait déjà pour la drogue. Je crois qu'il a été utilisé une fois pour le blanchiment, mais je ne suis pas certaine. Je me renseignerai et je vous communiquerai ces éléments.

Nous avons la chance de travailler par circulaire et d'avoir des instructions de politique pénale qui sont adressées à des personnes compétentes ; nous avons donc repris l'ensemble des dispositions dans une circulaire. J'ai réuni les procureurs généraux il y a quelques semaines, et je puis vous affirmer que ce sujet et la mise en _uvre de la loi les intéressent ; ils se sentent en effet très concernés par la façon dont ils vont sensibiliser à la fois leurs collègues et les OPJ.

Notre difficulté est la suivante : comment améliorer la coordination entre les procureurs et les OPJ en particulier, afin que la circulation de l'information se fasse dans les meilleures conditions. Vous savez que les effectifs ne sont pas suffisants, mais nous avons également des problèmes quant au niveau de recrutement des enquêteurs ; il est difficile, pour une personne qui est entrée dans la police comme gardien de la paix, de mener des enquêtes relatives au blanchiment qui sont des affaires complexes et difficiles.

Je suis gênée de le dire, mais il est incontestable que les effectifs policiers destinés à lutter contre le blanchiment baissent. A force de mettre le projecteur sur l'insécurité quotidienne, on en oublie d'autres problèmes. Les médias, et certains responsables, affirment régulièrement que ce qui intéresse les citoyens c'est, non pas la délinquance financière, mais la délinquance au quotidien.

L'Office central de répression de la grande délinquance financière vient de voir ses effectifs renforcés par des gardiens de la paix qui n'ont pas encore suivi la formation relative à la lutte contre le blanchiment, organisée par la sous-direction des affaires économiques et financières, où un magistrat présente le cadre juridique et parle de la loi NRE.

Ensuite, en ce qui concerne la mise en _uvre de l'article 222-39-1 du code pénal concernant le « proxénétisme de la drogue », je voudrais préciser que dix condamnations ont été prononcées il y a deux ans et sept l'année dernière. Nous avons demandé à l'ensemble des procureurs généraux de nous communiquer les jugements et les motivations de ces dix condamnations définitives. Nous les avons analysées et nous sommes en train de préparer une méthodologie d'enquête qui sera diffusée également aux policiers sous l'égide de la mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie. Ce guide méthodologique aura évidemment une répercussion sur l'application du mécanisme de renversement de la charge de la preuve prévu par l'article 450.2.1. car il s'agit de la même démarche.

Enfin, le fait de donner aux agents de la direction générale des impôts, en modifiant l'article 10 B dans la loi sécurité au quotidien, la possibilité de concourir à l'établissement de ces infractions, nous permet de les associer dans les comités de liaison et de lutte contre la criminalité organisée, dont il a été question tout à l'heure.

M. Jacky DARNE : Je suis maire d'une commune où, me semble-t-il, l'insécurité au quotidien se traduit par du blanchiment, certes modeste, mais qui, bien que local, finit par alimenter les circuits internationaux.

Aujourd'hui, le blanchiment du petit trafiquant de quartier n'est pas identifié, le guichetier de la Caisse d'épargne ou de la banque n'est pas préparé à cela ; or lorsqu'une personne qui touche le RMI dépose 2 000 francs sur un livret de Caisse d'épargne et que personne ne réagit, c'est dommageable. Par ailleurs, lorsqu'un petit dealer local roule dans une superbe voiture pour bien montrer sa réussite, la coopération avec les services fiscaux est extrêmement faible, et nous avons beaucoup de peine à résoudre cette affaire qui crée un sentiment d'incompréhension dans la population. C'est la raison pour laquelle je suis persuadé que délinquance au quotidien et blanchiment ont des liens naturels.

J'ai lu dans un communiqué de l'AFP, cet automne, que l'unité provisoire d'Eurojust avait examiné 130 dossiers dont 18 étaient relatifs au blanchiment. J'aimerais connaître, concrètement, la nature du travail des personnels d'Eurojust et savoir ce que veut dire, étudier 18 dossiers. Cela se traduit comment ?

Enfin, je dois dire que j'ai été assez étonné d'apprendre le départ d'un ancien magistrat de la galerie financière - Mme Anne-Josée Fulgeras - qui est devenu responsable d'un secteur d'Arthur Andersen. Qui fait le droit dans le monde, notamment en ce qui concerne les affaires de blanchiment ? J'ai l'impression que les Etats délèguent les services publics aux grands cabinets d'audits internationaux pour élaborer des normes, et que le droit n'existe plus. Quel est le poids des politiques dans ce domaine ?

Mme Marylise LEBRANCHU : En ce qui concerne la petite délinquance et le blanchiment des économies souterraines, nous avons, avec le ministre de l'Intérieur, décidé d'attirer l'attention des personnes chargées de lutter contre ce phénomène. Car ce que vous dites est juste. On ne demande jamais au délinquant que l'on vient d'arrêter pour telle ou telle raison comment il s'est procuré sa « Mercédès Classe C » ! Aucune enquête n'est menée sur l'origine de ses ressources. Or il y a beaucoup de blanchiment.

Je cite toujours le même exemple. Lorsque j'étais responsable des PME, du commerce et de l'artisanat, un président de chambre de commerce m'avait montré le fonctionnement du blanchiment ordinaire - y compris avec création de petites structures. J'en ai bien entendu parlé lors de la réunion du 6 septembre avec les préfets et les procureurs.

J'ai appris que dans certaines villes de France, des jeunes délinquants sont embauchés pour entrer au service de délinquants plus vieux qui leur versent, en cas d'incarcération, une indemnité calculée en fonction de l'établissement dans lequel ils sont placés. Cela nous a alertés ; cette délinquance relève, non seulement de l'ordonnance de 1945, mais montre également l'existence d'une économie souterraine.

Il faut bien faire la différence entre l'économie souterraine de placement et l'économie souterraine de subsistance. Il est vrai que dans les banlieues, on est souvent entre les deux, voire dans l'économie de subsistance. Or les services de police spécialisés, du type police judiciaire, ne s'occupent que du blanchiment qui relève de l'économie de placement. Par ailleurs, les services locaux, police ou gendarmerie, n'ont pas ce degré de spécialisation.

Il existe une autre difficulté qui remonte via les parquets. Dans les parquets où des expériences ont été menées pour travailler à partir d'échanges d'informations croisés entre renseignements généraux, services fiscaux, police et gendarmerie, on s'aperçoit qu'il est relativement difficile de travailler à partir du seul élément du train de vie, car pour établir le blanchiment, il convient de remonter à une infraction.

Quelles ont été nos actions ciblées ? A la suite de la circulaire du 15 septembre, une action a permis de mobiliser tous les acteurs de terrain autour des préfets et des procureurs ; elle commence à donner des résultats tangibles. Nous avons déjà reçu des rapports des quatre cinquièmes des parquets généraux ; 200 actions, dans des domaines assez divers se sont traduites par des résultats qui, répressivement parlant, sont intéressants.

S'agissant d'Eurojust, un magistrat - parfois un policier - est affecté par pays ; et il s'agit essentiellement de croisement d'informations. Je suis allée à Eurojust, où les magistrats travaillent encore un peu au cas par cas, à la demande de magistrats d'autres pays.

Je me demande si Eurojust ne pourrait pas tenir, au niveau européen, les statistiques des commissions rogatoires, afin de nous donner une idée sur les pays qui traînent un peu les pieds. Nous aurons ainsi une vision du comportement de chaque pays. Voilà une mission qu'il nous faut demander à Eurojust lors de son installation définitive.

Toutefois, en ce qui concerne Eurojust, nous avons déjà un acquis d'expérience depuis mars dernier de l'unité provisoire, avec nos représentants nationaux. Nous sommes là dans un outil de la coopération judiciaire et sur un sujet qui est transnational avec le blanchiment par rapport aux différents trafics existants. Or l'un des gros atouts de la coopération judiciaire, c'est le rapprochement des hommes. Nos magistrats ont des résultats lorsqu'ils se rendent dans le pays qui pose problème. Avec Eurojust, nous avons la possibilité d'avoir un réseau.

Sur les 180 dossiers qui ont été traités par Eurojust, un bon nombre concerne des affaires de blanchiment. Notre représentant national d'Eurojust n'a pas hésité à demander à son homologue luxembourgeois de venir faire un tour au pôle économique et financier de Paris afin d'évoquer certains problèmes ; tous les juges d'instruction ont sorti leur dossier et ont pu solliciter le représentant luxembourgeois pour obtenir des réponses ou la levée d'obstacles qu'ils avaient rencontrés.

Par ailleurs, Monaco serait intéressé à tisser des liens avec Eurojust. De même que l'on avait suggéré dans le rapport ministériel que l'on instaure une collaboration avec le réseau judiciaire européen ; cette idée germe dans l'esprit des Monégasques, ce qui est extrêmement favorable. Nous avons donc beaucoup à attendre du développement futur d'Eurojust.

Nous avons, par ailleurs, pris la décision récemment de limiter la mise à disposition des magistrats français à Monaco à trois ans renouvelable une fois.

En ce qui concerne Eurojust, le bilan est surtout marqué par le poids des dossiers relatifs au terrorisme qui ont monopolisé les magistrats dès avant le 11 septembre, car nous savions tous que des actions fortes se préparaient sur le territoire européen.

Dans la mesure où nous avons créé, avec la loi sécurité quotidienne, le délit de blanchiment issu du terrorisme, nous pourrons, à partir des dossiers existants d'Eurojust, nous intéresser au blanchiment ; des liens vont s'établir et je suis certaine que le bilan du premier semestre sera intéressant.

M. Philippe AUBERGER : Monsieur le président, j'ai été étonné par les propos échangés entre Mme la Garde des Sceaux et M. Darne. En effet, nos travaux consistent à traquer la délinquance financière ; nous n'avons pas mission d'examiner les conséquences financières de toutes les sortes de délinquance - trafic de drogue, cambriolage, etc. Nous pourrions donc, à chaque fois, nous intéresser au train de vie des gens, aux aspects fiscaux et financiers, etc. Or si nous confondons les deux problèmes, nous allons nous disperser.

M. Jacky DARNE : Le trafic de drogue est une filière.

M. Philippe AUBERGER : Oui, mais nous devons nous intéresser aux grands trafiquants qui blanchissent des sommes importantes. Le blanchiment de petites sommes par des petits délinquants ne relèvent pas du même traitement.

Ma première question concerne l'aspect géographique du phénomène. J'ai toujours entendu dire que le phénomène du blanchiment était essentiellement circonscrit à Paris et au Sud-Est de la France. Il serait donc intéressant de faire un bilan géographique. Il serait ensuite intéressant d'envisager un autre pôle financier spécialisé dans le Sud-Est.

M. le Rapporteur : Il y en a déjà un à Marseille.

M. Philippe AUBERGER : Mais ces pôles sont-ils suffisamment spécialisés dans le blanchiment ? La typologie évolue, la formation des magistrats doit donc évoluer aussi. Par ailleurs, il est certain que si l'on multiplie les forces, on ne peut pas organiser correctement les réseaux.

Tout cela est lié au problème de la police : les effectifs sont insuffisants, les policiers ne sont pas formés. Si ce sont des gardiens de la paix que l'on met sur des opérations de ce type, je ne vois pas très bien comment les affaires peuvent avancer. Il conviendrait donc de faire un effort particulier, en formant du personnel et en organisant des relations entre la police et la justice. Les banques sont organisées, les notaires également, notamment pour le contrôle au niveau régional ; nous avons toutes sortes d'organisations existantes et qui nous permettraient de mieux focaliser nos forces afin d'éviter une dispersion.

Mme Marylise LEBRANCHU : Grand blanchiment grande criminalité, petit blanchiment petite criminalité, certes. Mais il est incontestable que des liens existent entre la grande et la petite criminalité. Je vous donnerai un exemple : une affaire concernant un trafic de 700 voitures qui avaient totalement disparu du territoire et qui était alimenté par de la grande criminalité ; la petite délinquance nous a permis de remonter vers la grande criminalité. Il convient donc de ne négliger aucun élément, même si j'entends bien que je ne vais pas mettre sur l'ouverture d'une petite boutique de blanchisserie le magistrat le plus compétent.

Dans le Sud de la France, les équipes de passeurs sont composées de très jeunes délinquants, embauchés pour se faire passer pour une équipe sportive et passer de l'argent.

Bien entendu, les magistrats et les policiers enquêtant sur le blanchiment doivent être formés, mais notre souhait est de former tout le monde. Le minimum étant d'avoir, par parquet général, un magistrat très spécialisé sur ces questions - et informant ses collègues - pour que l'on ne passe pas à côté de la petite ramification d'une grande opération. Par exemple, nous savons qu'une grande affaire de blanchiment est en cours dans une région ordinaire, loin des lieux habituels de blanchiment.

Nous devons intéresser l'ensemble des magistrats à ce type de sujet, et donc les former dès l'ENM. Même s'ils ne seront pas tous amenés à faire toute leur carrière dans un pôle financier spécialisé, ils doivent en revanche être tous bien alertés sur ce sujet - y compris les magistrats des tribunaux de commerce -, qu'ils sachent décrypter un bilan, une proposition, etc. Il en va de même pour la police ; nous avons un vrai problème de culture commune.

Je rejoins ce qui a été dit au niveau européen, lors de la réunion des ministres de la justice : les formations - initiales et continues  doivent être communes - l'ENM de Bordeaux s'est d'ailleurs proposé de l'assurer - et concerner, non seulement le droit des autres pays, mais également les méthodes efficaces pour sortir les affaires de blanchiment.

En ce qui concerne la géographie, 60 % des cas concernent l'Ile-de-France, 10 % la région PACA, et 5 % la région Rhône-Alpes. Cependant je suis persuadée que si tout le monde s'intéressait au sujet, nous aurions des signalements ailleurs.

S'agissant des pôles financier, je pense qu'il ne faut pas trop les multiplier, mais avoir des magistrats spécialisés dans toutes les cours d'appel.

M. le Président : Nous avons eu l'occasion de lire les déclarations d'un certain nombre de magistrats, mais malgré ces progrès notables que constituent les pôles financiers, il y a un léger malaise. Quelle est votre analyse là-dessus ?

Mme Marylise LEBRANCHU : Les pôles financiers ne travaillent pas uniquement sur les affaires de blanchiment, mais également sur les affaires de marchés publics, les escroqueries, etc. La petite délinquance les occupe aussi beaucoup. C'est la raison pour laquelle je disais qu'il devait y avoir des magistrats spécialisés partout, car toutes les affaires ne doivent pas remonter aux pôles financiers. Nous devrons trier les affaires destinées aux pôles ; la délinquance astucieuse les encombre.

Le malaise vient du fait qu'il n'y a pas assez d'assistants spécialisés et de moyens. L'autre aspect du problème relève de la longueur des affaires en question. On reproche à la police et à la justice un manque de résultat, mais les délinquants sont capables de jouer de toutes les procédures. Le malaise vient surtout des services d'enquêtes, des OPJ ; les enquêtes sont très longues car ils ne sont pas assez nombreux - beaucoup sont partis en retraite.

C'est à Paris que l'on trouve, au niveau des effectifs de police, les personnes les plus efficaces, les mieux formées, en particulier parmi les enquêteurs de la brigade financière et la brigade de recherche d'investissements financiers. Nous avons là de grands spécialistes qui doivent faire école. Une des questions qui doivent être débattues avec le ministre de l'Intérieur, c'est peut-être l'articulation entre ces services, la préfecture de Paris et l'Office central, les services de la préfecture de Paris étant plus efficients que l'Office central. Nous devrions pouvoir essaimer une culture, une formation et un savoir-faire par l'Office, or ce n'est aujourd'hui pas possible. Tel est le souci premier que nous remontent les magistrats instructeurs.

Lors d'une réunion en juillet 2000, avec l'ancien Garde des Sceaux, Elisabeth Guigou, il était apparu de façon manifeste une grande différence entre la situation parisienne et la situation en province. Dans les pôles financiers de province, les assistants sont peu nombreux, très polyvalents, et sont utilisés de façon très pragmatique, à la fois par les parquets et les juges d'instruction. Il serait donc utile d'en renforcer le nombre.

A Paris, la situation est différente, ils sont plus nombreux, plus structurés, mais des problèmes d'organisation du travail se sont posés : une personne doit-elle être attachée à un dossier, à un magistrat, au parquet et non pas l'instruction, etc. Il semble bien qu'après les réunions de concertation qui ont été tenues en 2001, les assistants, à Paris, ont été mieux utilisés.

Je vais demander au ministre de l'Economie, Laurent Fabius, de renforcer les assistants spécialisés. En effet, plus les assistants spécialisés seront nombreux et capables d'intervenir dans les enquêtes, plus les parquets et les juges seront en mesure de mieux diriger les actions des policiers. A condition, bien entendu, que ces derniers l'acceptent. Nous avons, il est vrai un gros problème d'organisation. Il y aura certainement toujours la barrière du commissaire, mais nous y arriverons.

M. le Rapporteur : Je voudrais évoquer Mme la ministre, le combat que la Mission mène sur le front extérieur, sur le sujet fondamental qu'est la coopération judiciaire.

Nous avons un problème avec le Liechtenstein, Monaco, la Suisse, le Luxembourg, mais aussi les Dépendances de la Couronne britanniques. Notre analyse est que le Royaume-Uni persiste dans son refus d'entendre et que nous n'obtenons pas d'évolution significative malgré l'efficacité de notre magistrat de liaison. Quel est la teneur du combat politique que le Gouvernement français souhaite mener à l'égard du Royaume-Uni ?

De manière plus générale, quel est le niveau de langage, d'exigence politique qui sera tenu par le Gouvernement français à l'égard des territoires les moins coopératifs d'Europe ? Le Luxembourg pose un problème spécifique et chaque pays pose une autre question ; ce n'est jamais la même, mais le résultat est toujours le même. Les Anglais ne veulent pas adapter leur système juridictionnel et notamment leur système de recueillement de preuves, les Luxembourgeois organisent, malgré une loi qui vient d'être adoptée en août 2000, des voies de recours interminables qui ralentissent la coopération judiciaire. Le Liechtenstein ne répond pas aux lettres, les Suisses, selon les cantons, ont des systèmes de coopération tout à fait disparates.

Mme Marylise LEBRANCHU : Ce qui peut nous conduire à l'inefficacité collective sur la scène internationale, c'est de prendre en compte les pays qui ont une bonne législation sans tenir compte des pratiques réelles. Nous avons le devoir d'avoir une autre approche que celle du GAFI. Une bonne législation est bien entendu nécessaire, mais nous devons avoir également de bonnes pratiques. Or tant qu'il n'y a pas une pratique réelle efficace, même si la législation est bonne, nous ne pouvons pas considérer que les pays ont changé. Il faut absolument conjuguer législation et réalité des pratiques.

S'agissant des missions d'Eurojust, j'ai bien vu les choses se dessiner en fin d'année 2001, lorsque nous avons plaidé, au nom du ministre de la Justice, avec l'accord du Premier ministre, le fait qu'Eurojust devait être un lieu de vigilance et s'intéresser aux pratiques réelles. Je n'ai pas eu la même inquiétude face à mon collègue britannique que celle que j'avais pu avoir dans le passé. Je ne parlerai pas de changement d'attitude, mais de langage ; je pense sincèrement que les choses bougent au Royaume-Uni.

Nous devons être plus efficaces dans les relations que nous entretenons avec nos collègues, notamment en bilatéral. Je crois beaucoup aux relations bilatérales.

A partir des travaux d'Eurojust, si nous sommes clairs et francs dans nos relations bilatérales, nous progresserons. Le ministre luxembourgeois de la Justice, qui est en même temps ministre du Trésor, n'a pas été indifférent à ce qui s'est passé. Mais il est difficile pour un pays de recevoir une leçon.

M. le Président : Nous avons effectué des visites au Luxembourg qui nous ont posé des problèmes et qui pourraient en poser à notre appareil judiciaire. Le rapport que nous allons présenter sur ce pays n'est évidemment pas très favorable au Luxembourg, notamment à cause du fonctionnement de la chambre de compensation Clearstream. Le ministre luxembourgeois nous affirmait que la justice travaillait, mais malgré tout cet appareil judiciaire a l'air endormi.

Le problème de Clearstream ne concerne pas que les Luxembourgeois, puisque toutes nos grandes banques sont présentes dans cette chambre de compensation et qu'un certain nombre d'affaires pourraient aboutir à des instructions en France. Il s'agit donc là d'un sujet extrêmement complexe, et nous sommes souvent surpris de constater que sur des sujets qui sont connus de tous, et saisis par les appareils judiciaires, le gouvernement ne réagisse pas.

Bien entendu, nous connaissons les barrières diplomatiques qui peuvent exister avec le Luxembourg, mais ce problème va devenir encore plus difficile dans les semaines qui viennent, les éléments que nous possédons étant très inquiétants.

M. le Président : Madame le ministre, je vous remercie.

Audition de M. Daniel VAILLANT
Ministre de l'Intérieur,
accompagné de MM. Pierre MOREAU,
Conseiller technique au cabinet du ministre,
Pierre BESNARD, Conseiller au cabinet du ministre,
chargé des relations parlementaires,
Stéphane FRATACCI, Directeur des libertés publiques
et des affaires juridiques,
Patrick RIOU, Directeur central de la Police judiciaire,
et Mme Mireille BALLESTRAZZI, Sous-directrice
chargée des affaires économiques et financières
à la direction centrale de la Police judiciaire

(Procès-verbal de la séance du 30 janvier 2002)

Présidence de M. Vincent Peillon, Président

M. le Président : Monsieur le ministre de l'Intérieur, nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.

Nous avons entendu votre prédécesseur au commencement de nos travaux, il y a maintenant près de deux ans et demi. Cette Mission, vous le savez, est une Mission commune à la commission des lois, des affaires étrangères et des finances, qui va rendre ses conclusions finales sur les obstacles au contrôle et à la répression du blanchiment et de la délinquance financière, à la fin de ce trimestre.

Nous avons publié, vous le savez, une série de monographies sur Monaco, le Liechtenstein, la Suisse, le Royaume-Uni et, plus récemment, sur le Luxembourg, mais nous avons aussi travaillé sur la situation française, qui sera abondamment traitée dans notre rapport final.

C'est dans cette optique que nous avons souhaité rencontrer les ministres du Gouvernement en charge de ces questions et sommes heureux de vous recevoir aujourd'hui pour débattre avec vous de certains points qui nous semblent importants.

Si vous le souhaitez, vous pouvez commencer par un exposé liminaire, à partir duquel nous aurons un échange ou nous pouvons, dès à présent, vous poser des questions.

M. Daniel VAILLANT : Monsieur le président, monsieur le rapporteur, messieurs les députés, si vous n'y voyez pas d'inconvénient, avant de répondre à vos questions, je voudrais retracer devant vous l'action conduite durant ces deux dernières années. Mais auparavant, je tiens, comme ministre de l'Intérieur mais aussi comme ancien ministre des Relations avec le Parlement, vous dire toute ma satisfaction pour l'action menée par votre Mission depuis son installation en juin 1999.

La qualité des cinq rapports déjà rendus, les recoupements effectués et les interrogations que vous soulevez - qui créent parfois quelques tensions dans les relations entre les Etats - ainsi que la diversité des contacts noués à travers toute l'Europe illustrent un travail parlementaire exemplaire. Ce travail, qui s'inscrit dans une réflexion et une analyse de fond, va bien au-delà de la seule résonance médiatique de tel ou tel rapport et a déjà permis d'avancer vers la résolution de plusieurs des difficultés évoquées par mon prédécesseur lors de son audition le 28 octobre 1999.

Avant de dresser le bilan de ces deux dernières années, je voudrais faire à ce stade trois observations.

Tout d'abord, toutes les études menées montrent que les profits accumulés par les organisations criminelles et leur réinvestissement dans l'économie mondiale sont impressionnants. Selon le FMI, ils dépassent aujourd'hui les 1 200 milliards de dollars, produisant eux-mêmes plus de 70 milliards de dollars d'intérêts annuels.

Nos démocraties peuvent s'en trouver un jour déstabilisées. Tous ici, nous en sommes conscients, les organisations criminelles peuvent se retrouver en position de force pour répondre à certains besoins de financement publics ou privés. La course éperdue aux capitaux trouve un allié inespéré dans la déréglementation et la libéralisation financière, qui ne facilitent pas la lutte contre cette délinquance qui exige, elle, rigueur et coopération internationale.

La tendance à la multiplication des plates-formes financières extra-territoriales reste affirmée et l'espace européen n'échappe pas à la règle. L'opacité des échanges commerciaux et financiers se poursuit alors que la transparence devrait aider à combattre le blanchiment d'argent. C'est la première observation, qui pèse sur l'ensemble de notre dispositif de lutte.

Deuxième observation : parallèlement, le développement des hautes technologies qui accompagne cette mondialisation met à la portée du grand nombre des moyens qui permettent aux criminels de tous acabits de masquer les traces de leurs forfaitures. Les moyens de blanchiment sont ainsi à la portée de plus grand nombre... y compris dans nos banlieues.

Troisième observation, qui est la conséquence des deux autres : j'ai la certitude que la quasi-majorité des procédures judiciaires ouvertes sous la qualification de blanchiment font suite aux investigations menées dans le cadre d'enquêtes policières à l'encontre de criminels recherchés pour leur infraction principale.

Les moyens à mettre en _uvre pour améliorer l'efficacité du dispositif requièrent ainsi une clarification des objectifs. On ne doit pas faire preuve d'angélisme : l'argent du crime organisé ne pourra disparaître que si le crime organisé disparaît aussi.

Je considère donc qu'il faut poursuivre deux objectifs : d'une part, assigner au dispositif répressif le démantèlement de la logistique des organisations criminelles identifiées, nationales et internationales ; d'autre part, assigner au dispositif préventif de rendre impossible la prise de contrôle de tout ou partie de notre économie à des fins criminelles.

C'est la logique des propos tenus par le juge Falcone peu avant son assassinat : « Si l'on parvenait, disait-il, à priver les organisations criminelles de leurs possibilités de placements financiers, on leur ôterait un de leurs principaux atouts. ». C'est pour moi un enjeu majeur.

S'il existe bien trois phases techniques dans le recyclage des capitaux d'origine illicite - placement, dissimulation et conversion - il y a bien deux niveaux de gravité, qui ne sont pas de même nature.

Le premier se matérialise par l'investissement de l'argent blanchi dans des biens immobiliers, des véhicules, des bateaux de grand prix ou des objets de luxe. Le second est l'accumulation des profits, qui se traduit par la prise de participation des organisations criminelles dans le tissu économique des Etats : rachat d'entreprises en difficulté, prise de contrôle de sociétés commerciales, etc.

De nombreuses incidences découlent de l'introduction dans le milieu des affaires de ce type d'investisseurs et de leurs méthodes : fraudes de tous ordres, facturations fictives, concurrence déloyale, extorsions, corruption et infractions diverses aux procédures de commande et de dépenses publiques.

Ces deux objectifs, d'une part démanteler la logistique des organisations criminelles, d'autre part empêcher la prise de contrôle de l'économie licite à des fins criminelles, sont les fondements de l'action, que je conduis au sein de mon ministère.

Après ces observations, je soulignerai tout d'abord que ces deux dernières années ont vu des avancées sensibles sur le plan des normes françaises, européennes ou internationales. Elles ont permis d'amoindrir certaines des difficultés constatées auparavant. J'évoquerai, ensuite, les mesures prises pour accroître les capacités opérationnelles des services répressifs.

Mais parlons des avancées sensibles du cadre normatif qui permettent la résolution de difficultés précédemment identifiées.

Je tiens à les rappeler car les années 2000 et 2001 ont amorcé un mouvement inéluctable vers une plus grande coopération des Etats démocratiques en cette matière. En France, il faut souligner l'importance de la loi sur les nouvelles régulations économiques, dite loi NRE, promulguée le 16 mai 2001, dont un titre entier est consacré à la lutte contre le blanchiment d'argent.

Ce texte allonge la liste des professions assujetties à la déclaration de soupçon, en ajoutant les directeurs de casinos, les vendeurs de pierres et métaux précieux, les vendeurs d'objets d'art et d'antiquités. La loi n'a pas voulu l'étendre à certaines professions juridiques et judiciaires, comme les avocats ou les commissaires aux comptes ou les experts comptables.

Je l'ai regretté car c'est une faille dans le dispositif de détection. Je le regrette d'autant plus que la directive européenne du 10 juin 1991 sur la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment des capitaux  nous y conduira.

Mais la loi NRE a validé l'idée que le blanchiment ne concernait pas uniquement les professions bancaires et financières et qu'il fallait élargir le champ des professions concernées, car les opérations de blanchiment s'inscrivent dans un schéma de plus en plus complexe. Je pense que l'on doit donc davantage impliquer de nouvelles professions. Impliquer n'est pas suspecter.

L'extension de la déclaration de soupçon est avant tout le moyen de prévenir la criminalisation directe ou indirecte des membres de ces professions et de rendre plus difficile le recours à de tels professionnels pour des opérations de blanchiment.

Cette loi facilite aussi la prise en compte du soupçon. Le recours au conditionnel des formules est une facilité accordée aux professionnels. Je souhaite que ceux-ci s'inscrivent davantage dans un véritable dialogue avec leurs clients et les structures de détection de l'argent sale.

Un autre atout en matière de lutte contre la délinquance organisée réside dans la correctionnalisation de l'infraction d'association de malfaiteurs. Cela a déjà permis aux magistrats et aux enquêteurs spécialisés de s'attaquer à des réseaux organisés agissant dans le champ des infractions punissables de cinq ans et plus.

L'inversion de la charge de la preuve contre les personnes en relation habituelle avec les auteurs d'une association de malfaiteurs était aussi une demande forte des services enquêteurs. C'est là une innovation importante qui n'a pas encore pu produire toutes ses conséquences lors des enquêtes.

D'autres instruments ont été adoptés dans la loi sur la sécurité quotidienne promulguée le 15 novembre 2001. Désormais, le financement du terrorisme constitue un nouveau délit bien distinct et le blanchiment d'argent lié au terrorisme est inscrit dans la liste des actes terroristes.

La loi sur la sécurité quotidienne comporte, par ailleurs, des dispositions permettant de lutter contre les nouvelles formes de délinquance utilisant des technologies modernes. Là encore, les attentats du 11 septembre 2001 ont amené à une prise de conscience internationale sur la nécessité pour les Etats de s'organiser pour lutter contre le cyberterrorisme et la cybercriminalité.

Les événements ont donné raison aux positions que j'ai défendues et à la nécessité de préserver la capacité des enquêteurs à pouvoir agir en permettant la conservation, dans un délai maximal d'un an, des données nécessaires aux services répressifs.

La France s'est dotée ainsi, bien avant les autres, d'une législation qui démontre sa volonté de lutter plus efficacement contre le terrorisme et ceux qui le financent et qui respectent le juste équilibre de nos libertés individuelles.

Sur le plan international, une large part des dysfonctionnements dans la coopération subsistent. Ils sont dus au manque d'harmonisation des normes juridiques et techniques entre les Etats. Mais, la Convention sur la criminalité transnationale organisée, (CTO), a été signée par la France et d'autres Etats à Palerme à la fin de l'année 2000. Elle définit la notion de criminalité organisée et dessine les contours d'une meilleure coopération internationale, tout en harmonisant les concepts relatifs au blanchiment d'argent.

La délégation française, dont les services de mon ministère étaient membres actifs, s'est impliquée totalement et a eu le mérite de rassembler le plus grand nombre d'Etats autour de standards clairs, qui ne marginalisent pas les pays les moins développés.

Le second cadre normatif est européen. C'est sous la présidence française qu'ont été impulsés véritablement les travaux concernant la révision de la directive du 10 juin 1991 sur la prévention de l'utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux.

La directive, révisée et adoptée en novembre 2001, marque deux avancées essentielles : d'une part, elle étend l'incrimination de blanchiment aux infractions graves en ne se limitant plus au seul trafic de stupéfiants ; d'autre part, elle élargit à d'autres professions l'obligation de déclaration de soupçons, notamment à celles des professions juridiques que j'ai évoquées tout à l'heure.

Il faut aussi souligner les travaux du Conseil JAI-ECOFIN, notamment ceux du 17 octobre 2000 à Luxembourg. Ce Conseil a été l'occasion d'arrêter des positions communes relatives au secret bancaire et fiscal pour le rendre inopposable en matière d'enquête judiciaire.

De même, ont été validés les travaux concernant le gel des avoirs criminels, qui présente un intérêt évident dans la lutte contre le blanchiment d'argent.

Le troisième niveau de normes internationales reste les recommandations et publications du GAFI, groupe d'action financière international. A cet égard, il faut souligner le pas fondamental franchi par le GAFI lors de la publication, en juin 2000, d'une première liste noire visant des pays et des territoires non coopératifs.

Vous le savez, le constat a été fait par les enquêteurs français de l'impossibilité de remonter les circuits suivis par les flux de capitaux suspects, de les « tracer » en raison de l'existence des centres offshore et autres paradis bancaires. La volonté des Etats participants au GAFI d'aller jusqu'au bout de la logique qui a présidé à la publication de la liste noire des pays et territoires non coopératifs s'est manifestée par la décision récente concernant Nauru qui se voit appliquer les contre-mesures de premier niveau. Cette décision française fait suite à l'avis définitif rendu par le GAFI relayé par le point 8 des conclusions du Conseil JAI-ECOFIN du 16 octobre 2001 à Luxembourg. Cet exemple démontre les possibilités d'actions nouvelles.

Mais il ne s'agit pas seulement de dénoncer ou de produire des normes. J'ai voulu également, pendant ces deux dernières années, renforcer de façon importante nos capacités opérationnelles.

Celles-ci reposent d'abord sur le renforcement des complémentarités de chacune des administrations concernées ; ensuite, sur une plus grande adaptation des services spécialisés, qui doivent intégrer la dimension de la coopération internationale ; enfin, sur une place plus importante donnée à la formation de tous les policiers qui ne doivent plus ignorer ces formes transnationales de délinquance.

En ce qui concerne le renforcement des complémentarités et l'amélioration de la coordination, en France, le dispositif structurel repose sur l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, créé au sein de la direction centrale de la police judiciaire, et sur la cellule de renseignement financier TRACFIN, du ministère de l'Economie et des finances.

Dès mon arrivée, j'ai voulu renforcer ce partenariat et faire en sorte que l'analyse et la collecte des données puissent s'effectuer, au-delà des rigidités administratives ou des réflexes de corps, en temps quasi-réel, car c'est une nécessité, en la matière, d'agir vite et de manière coordonnée.

Le partenariat fait que TRACFIN gère l'ensemble des déclarations de soupçon qui lui sont faites. Nous sommes passés de 1 655 déclarations en 1999 à 3 761 en 2001. De son côté, l'Office central prend en compte, d'une part, les déclarations de soupçon paraissant liées à des flux de capitaux avérés suspects - elles sont passées de 120 en 1999 à 226 en 2001 - et, d'autre part, l'ensemble des informations provenant de toutes sources nationales et internationales - Europol, Interpol, attachés de police du Service de coopération technique internationale de police, entre autres.

Le renforcement de cet Office s'est fait dans trois directions différentes.

J'ai voulu tout d'abord améliorer la collecte et l'analyse des renseignements. L'Office a ainsi professionnalisé sa section de documentation opérationnelle avec du matériel nouveau d'archivage électronique. Cela lui permet d'assurer toutes ses missions, particulièrement, celle d'être le point de contact national pour Interpol et Europol.

Ensuite, j'ai renforcé les effectifs, qui sont passés de 20 à 50 fonctionnaires en deux ans. Ce sont des effectifs jamais atteints, même du temps de l'ancien responsable, M. Wack, qui comptait parmi les effectifs de l'Office le personnel de la sous-direction. C'est un effort très important, y compris en heures de formation.

Enfin, grâce à l'impulsion de son chef, M. Godiveau, la vocation interministérielle de cet Office a été renforcée. Aux côtés des militaires de gendarmerie et des agents de la Direction générale des impôts, déjà détachés, un représentant de la Direction générale des douanes y sera affecté dans les prochains jours. En échange, TRACFIN accueillera un officier de liaison de la police nationale. J'indique que cet officier de liaison s'y trouvé déjà, mais il s'agit là d'officialiser une pratique qui marche et qui renforce la crédibilité de ces structures.

L'information circule aujourd'hui de manière satisfaisante, à l'occasion de réunions de travail régulières ou au travers de contacts personnels et d'échange entre les acteurs opérationnels. Mais, ces relations doivent être pérennisées dans un cadre structurel. L'expérience de représentants de plusieurs administrations dans un même espace est une nécessité opérationnelle qui démontre son efficacité, tant en matière de documentation que d'enquête, comme l'a montré le démantèlement d'un réseau de blanchiment de la communauté chinoise de Paris.

Dans le même ordre d'idée, la loi sur les nouvelles régulations économiques a créé, en son article 35, un Comité de liaison de la lutte contre le blanchiment des produits des crimes et délits, répondant à cette même nécessité d'associer tous les partenaires dans une structure opérante. Le ministère de l'Intérieur y sera représenté par l'Office central. Ce Comité devra fédérer les compétences et être une force de propositions et d'action. Le projet de décret est en cours d'élaboration par le ministère de l'Economie, des finances et de l'industrie, en liaison avec le ministère de la Justice et le mien.

Il s'agit également de donner une capacité opérationnelle supérieure aux services.

C'est ainsi que j'ai doté les services d'enquête de trois nouveaux instruments opérationnels.

Tout d'abord, l'Office central de lutte contre la criminalité liée aux technologies de l'information et de la communication, appelé le CLIC ou OCELTIC. Créé par un décret du 15 mai 2000, mis en _uvre progressivement au cours du second semestre 2000, j'ai inauguré les nouveaux locaux de cet Office central dans le 1er octobre dernier.

Celui-ci, qui a profité d'un recrutement ciblé de spécialistes de l'informatique et de l'Internet, dispose des moyens budgétaires nécessaires et s'est doté d'un matériel informatique de très haut niveau afin d'être à la pointe technologique. Trois militaires de la gendarmerie nationale y sont déjà détachés. Un ingénieur en télécommunications a été recruté comme conseiller technique.

Malgré son activité opérationnelle dense, j'ai pu constater qu'il _uvre déjà avec les autres services pour venir en appui des services dans la recherche des traçabilités.

Ensuite, la Brigade de recherches et d'investigations financières nationale, créée en septembre 2001 au sein de l'Office central pour la répression de la grande délinquance financière, a pour mission d'assurer un soutien logistique dans les enquêtes de blanchiment et d'économie souterraine. Elle a déjà contribué à la réussite d'affaires de blanchiment, témoignant ainsi de la pertinence de la démarche.

Enfin, à la suite des attentats du 11 septembre 2001, une cellule sur le financement du terrorisme a été mise en place également au sein de l'Office central. Cette cellule centralise les renseignements et les informations qui lui parviennent, par exemple, de la Direction du Trésor relatifs aux titulaires de comptes bancaires pouvant être en relation avec Al Qaida.

Cette cellule assure l'interface avec les autres services spécialisés du ministère de l'Intérieur, et notamment l'unité de coordination de la lutte antiterroriste, l'UCLAT.

J'ai voulu aussi insérer l'action de ce ministère dans un renforcement du volet opérationnel européen. J'en donnerai qu'un exemple pour écourter mon propos.

Nous avons profité de la présidence française pour faire avancer, avec Europol, l'idée d'équipes communes d'enquêtes. Cette extension permet désormais d'envisager la lutte contre le blanchiment d'argent de façon plus opérante.

Une première équipe commune a été mise en place lors d'une enquête conduite par l'Office et a fait intervenir des policiers espagnols, belges, néerlandais et anglais. Les interpellations pratiquées, simultanément, en mai 2001 en France, en Espagne et en Belgique ont abouti au démantèlement d'un double réseau de blanchiment et de trafiquants de stupéfiants dont l'origine est située en Colombie.

Une autre conséquence de cette extension est la création à Europol en 2001, à l'initiative de notre pays, d'un fichier européen des transactions suspectes ayant donné lieu ou pouvant donner lieu à des poursuites judiciaires. Ce fichier d'analyse et de travail complète utilement les recoupements qui peuvent être effectués au niveau national, ou par d'autres instances comme le réseau Egmont, qui regroupe cinquante-huit cellules de renseignements financiers, dont TRACFIN.

Enfin, l'amélioration de la capacité de nos moyens opérationnels passe par un effort de formation de l'ensemble des policiers.

La police judiciaire développe, depuis plusieurs années, des actions de formation destinées aux enquêteurs spécialisés en matière économique et financière. Celle-ci est fondée sur l'échange des typologies relevées lors de la résolution d'affaires de blanchiment.

Une autre formation spécifique a été mise en place par la Direction de la formation de la police nationale, qui s'adresse aux acteurs de la lutte contre l'économie souterraine. Elle concerne les policiers confrontés à la délinquance de proximité qui, elle, n'ignore rien des techniques basiques de blanchiment.

A cette formation spécialisée s'ajoute la formation initiale de haut niveau pour tout policier affecté à la sous-direction des affaires économiques et financières ou dans les divisions financières des services régionaux de la police judiciaire. Cette formation est sanctionnée par un brevet particulier.

Je tiens à vous indiquer à cet égard que, depuis le mois de septembre 2000, l'ensemble de cette formation accueille des policiers monégasques, très demandeurs, pour suivre les stages consacrés au blanchiment de l'argent. Sans doute un effet de vos travaux, messieurs les parlementaires !

Mais j'ai voulu aller plus loin. Ainsi que je l'ai souhaité, le directeur général de la police nationale a demandé aux directions concernées d'effectuer un préciblage du personnel dans les écoles de gardiens de la paix et des officiers, afin d'affecter, à la sortie de ces écoles, dans les services spécialisés, des policiers disposant de connaissances comptables, en droit des affaires ou encore en informatique.

Il faut évidemment étudier toutes les modalités compatibles avec le droit de la fonction publique, pour mieux organiser les déroulements de carrière et pouvoir fidéliser les spécialistes ainsi formés mais, déjà, deux commissaires sont ainsi devenus, dès leur sortie d'école, chefs de section financière du SRPJ.

Cette action s'inscrit dans la démarche stratégique que, vous le savez, j'ai lancée pour la police nationale.

En conclusion, je vous ferai part de trois remarques.

D'une façon générale, la police judiciaire s'implique dans la lutte contre les structures organisées, en soutien des services chargés de la délinquance de proximité.

On voit bien, en effet, que, d'une façon concrète, une enquête financière s'appuie également sur les informations recueillies sur le terrain. La lutte contre l'économie souterraine dans les cités ou dans certains quartiers doit donc être aussi privilégiée par les enquêteurs car elle est le point d'ancrage de réseaux criminels organisés.

Il faut donc lutter sur tous les fronts et c'est dans cette perspective que les personnels de sécurité publique reçoivent une formation spécifique. J'ai d'ailleurs abordé cette question lors de la rencontre entre préfets et procureurs, qui s'est tenue à la Sorbonne en septembre dernier, à l'initiative de Mme Lebranchu et de moi-même.

De plus, l'amélioration du partage des tâches avec d'autres services est une nécessité. Durant ces deux dernières années, l'activité des unités financières de la police judiciaire a représenté 43 % des dossiers traités pour un effectif représentant 28 % des personnels actifs en charge du traitement des enquêtes judiciaires. Ces unités ont traité chaque année plus de 5 000 dossiers. Parmi ceux-ci, plus de 200 procédures de blanchiment sont en cours.

Compte tenu du nombre important de départs à la retraite, il faut poursuivre l'effort que j'ai engagé pour combler le déficit et amorcer durablement l'augmentation des fonctionnaires spécialisés. Ils étaient 987 en 1998, 958 au 1er janvier 2000, ils sont aujourd'hui 966. Il y a un effort à faire, l'Etat doit le poursuivre.

Mais la priorité doit être aussi donnée au renforcement des certains moyens juridiques. Je pense notamment au statut des agents sous couverture, dont nous avons besoin et qui n'a pu être débattu devant le Parlement.

Mais peut-être faut-il en arriver maintenant à la phase dialogue et, bien évidemment, je demanderai aux spécialistes de m'épauler pour répondre le plus précisément possible aux questions que vous poserez.

M. le Président : Nous vous remercions, monsieur le ministre, de votre exposé qui est complet et reprend le fil de l'entretien que nous avions eu avec votre prédécesseur.

J'avais oublié dans ma remarque préliminaire de rendre un hommage mérité au rapport qui avait été demandé à cette époque à deux fonctionnaires, dont l'un était originaire de votre ministère, le rapport Gravet-Garabiol, à partir duquel nous avons pu, dans la loi sur les nouvelles régulations, faire passer un certain nombre d'amendements - je pense notamment au partage de la charge de la preuve que vous avez évoqué - et dont les analyses étaient assez proches des nôtres. Cela avait été une bonne surprise au milieu de toute cette littérature sur le sujet.

Avant d'en venir aux questions que vous avez déjà longuement abordées mais qui restent malgré tout préoccupantes, questions de coordination entre les différents services - ils sont nombreux sur ces affaires et il n'est pas toujours simple d'être efficace dans cette coordination - et questions des moyens, sur lesquelles il nous faudra revenir, je voudrais que l'on se penche un moment, parce que vous êtes les meilleurs spécialistes en la matière, sur le crime à l'origine du blanchiment. Pourriez-vous nous indiquer la typologie, ou essayer d'esquisser une typologie des crimes que l'on retrouve aujourd'hui à la base des filières de blanchiment ?

Lorsque votre prédécesseur et Mme Guigou, alors Garde des Sceaux, étaient venus devant nous, ils avaient particulièrement insisté sur les investissements des mafias russes dans le sud-est de la France et dans le canton de Gex. Ils nous avaient indiqué que ces lieux et ces populations faisaient l'objet de surveillances particulières.

On note aussi aujourd'hui le développement de certains types de criminalité, qui sont plutôt en train de s'accentuer, qui, à un moment ou un autre, doivent sans doute utiliser des filières de blanchiment. Je pense notamment au trafic des personnes. Pourriez-vous faire un point sur votre analyse des criminalités qui se cachent derrière ces réseaux ? Cela nous serait fort utile.

M. Daniel VAILLANT : M. Riou ou Mme Ballestrazzi pourraient utilement compléter mes propos mais, pour évoquer la liste des infractions, si le trafic de stupéfiants est à l'origine d'une grande partie des dossiers de blanchiment, le caractère général du délit de blanchiment dans le droit pénal français a permis de résoudre plusieurs affaires sans relation avec le trafic de stupéfiants.

Ainsi, ont été poursuivies des enquêtes sur les faits suivants : proxénétisme aggravé, escroquerie, abus de confiance, abus de biens sociaux, exercice illégal de la profession de banquier, exercice illégal de la profession de médecin, exercice illégal de la profession de pharmacien, importation de marchandises sans autorisation de l'administration fiscale, vols, extorsion de fonds, tromperie sur les qualités substantielles de la marchandise volée, trafic d'armes, recel d'objets d'art.

Voilà déjà un certain nombre de points listés mais, sans doute, sur ces matières, mes collaborateurs peuvent-ils vous apporter un meilleur éclairage.

M. Patrick RIOU : Monsieur le président, je répartis volontiers ces affaires en trois catégories.

La première catégorie, générée par les déclarations de soupçon et TRACFIN, concerne des crimes ou des délits commis en France sur lesquels nous sommes arrivés ces derniers temps à résoudre de très belles affaires et des affaires de grande envergure.

La deuxième catégorie concerne des affaires générées par ces mêmes déclarations de soupçon, liés à des crimes ou des délits commis à l'origine à l'étranger - je pense notamment aux investissements de la mafia russe dont tout le monde me rebat les oreilles et sur lesquels les enquêtes sont extrêmement difficiles, voire impossibles.

Une troisième catégorie obéit à un raisonnement inverse et concerne des affaires de crimes ou de délits, le plus souvent des affaires de trafic de stupéfiants, à l'occasion desquelles nous débouchons, secondairement, sur des affaires de blanchiment.

Il faut raisonner de façon différente suivant que l'on envisage l'une ou l'autre de ces trois hypothèses.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : M. Riou a parfaitement résumé les trois tendances. J'ajouterai simplement que notre efficacité - certes, toute relative, nous en sommes conscients, mais nous faisons le maximum, croyez-le bien - est d'autant plus grande que la criminalité qui est à l'origine du blanchiment est à notre portée, c'est-à-dire sur le territoire national. Il est bien évident que nos difficultés demeurent dès lors que le flux de capitaux ou l'investissement suspects nous demandent d'aller mener des investigations en dehors de l'Union européenne.

Il y a eu des marques très fortes d'amélioration au sein de l'Union européenne avec les différents pays. On constate quand même un impact des diverses directives et l'influence des conseils JAI ou JAI-ECOFIN. Mais dès que l'on sort des frontières européennes, il est vrai que c'est plus difficile.

Cela ne signifie pas que nos collègues étrangers ou que les Etats visés - je pense à l'Europe de l'Est, mais aussi à l'Amérique latine, centrale ou même à l'Afrique - n'aient pas une volonté d'aboutir ou d'aider. C'est plus compliqué.

J'ajouterai un mot sur la Russie qui, comme vous le savez, figure sur la liste noire. Mais nous avons pu noter de gros efforts de la part de ce pays, tant en matière de dispositif législatif que structurel, lors des dernières réunions que nous avons pu avoir avec la Russie, organisées à Moscou, à titre opérationnel, en y envoyant un représentant de l'Office évidemment mais aussi des enquêteurs directement concernés, issus de la BRIF de la préfecture de police ainsi que du SRPJ de Lyon, qui avaient des dossiers en cours extrêmement complexes qui nous amenaient à de la criminalité sévissant à Moscou.

Sans aller jusqu'à dire que l'affaire est résolue, nous avons senti une volonté marquée. Les Russes se sont engagés à exploiter les renseignements dont nous avions besoin et à essayer d'alimenter notre dossier de façon à ce que, déjà, une poursuite soit possible en France.

Autre point sur lequel je voudrais insister, c'est qu'effectivement, par les contacts que nous avons et que nous essayons de développer avec le secteur privé, nous sentons bien qu'il y a un petit malaise avec la loi de 1996. De notre côté, nous constatons que cette loi nous permet d'essayer de monter une procédure sur le recyclage de l'argent qui vient de toutes sortes de délit. Tout délit, dès lors qu'il concerne une petite organisation ou une équipe, provoque du recyclage d'argent et mérite que l'on s'y intéresse au titre du blanchiment.

M. le Président : Je voulais justement revenir sur cette question afin d'avoir votre appréciation du débat qui s'est engagé, qui nous renvoie à la collaboration que vous pouvez avoir, en dehors des services administratifs, avec les grandes entreprises et, en particulier, avec les banques. C'est une question fondamentale.

Mais, puisque vous avez abordé avant cela la question de la coopération policière, montrant d'ailleurs un point de vue assez optimiste, ne pourrait-on préciser les pays avec lesquels, soit au sein de l'Union européenne, soit à l'extérieur de l'Union européenne, demeurent des difficultés spécifiques ?

Je précise qu'avec nous, vous n'êtes pas tenus au langage diplomatique.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Matériellement, nous n'avons aucune difficulté, et je suis très sincère, au titre de la coopération policière. Nos difficultés sont plus liées à la coopération que l'on appelle judiciaire, c'est-à-dire au cadre normatif.

C'est l'exemple du Luxembourg tant qu'il n'aura pas fait évoluer sa réglementation, encore qu'il y ait des possibilités car dans certains dossiers un acte fort des juges nous a permis d'avoir accès à levée du secret bancaire. La levée du secret bancaire existe donc au Luxembourg. Elle reste cependant ponctuelle, et sur décision des autorités. Il faut bien reconnaître que le fait que ce soit ponctuel nous gêne dans d'autres dossiers. Voilà un exemple de difficulté.

Autre difficulté : Jersey, qui figure sur la liste grise. Là encore, la coopération policière est excellente, mais le fait est que Jersey offre des possibilités de blanchiment. Si vous vous êtes rendus à Jersey, vous avez pu voir ces immeubles dont les halls entiers sont remplis de plaques de sociétés qui sont, forcément, des sociétés-écrans. Celles-ci nous posent problème pour la traçabilité. Nous avons des coupures de traçabilité, que vous connaissez bien pour les avoir analysées, comme dans les centres offshore.

Il en va de même pour l'île de Man.

C'est le style de problèmes que nous rencontrons au sein de l'Union européenne. Tout ce que nous avons pu lire de vos études et de vos analyses, messieurs, recoupent parfaitement nos soucis. Il y a des efforts d'un côté et des manquements de l'autre. Mais ces derniers sont dus à des normes juridiques plus qu'à un manque de coopération policière.

M. Patrick RIOU : Pour apporter une précision sur les difficultés que nous pouvons rencontrer avec les pays de l'ancien bloc de l'Est, par exemple, elles peuvent être tout simplement relatives à l'identification de nos partenaires ou dues au fait que nous avons du mal à nous y retrouver dans des organigrammes extrêmement mouvants. Cela pose problème car, quelle que soit la volonté, et même la bonne volonté de nos partenaires, parfois la difficulté est tout simplement d'identifier notre interlocuteur.

M. le Président : Donc, vous déclarez, à quelques réserves que j'ai entendues, que lorsque besoin se fait sentir d'envoyer des policiers à Gibraltar, à Chypre ou en Andorre, vous n'avez pas de problèmes de coopération policière. Vos policiers sont accueillis, aidés dans leurs démarches, guidés...

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Oui, mais le policier français ne peut pas aller dans ces pays sans une autorisation de l'autorité judiciaire. Donc, lorsque nous y allons, nous n'avons pas de problème, mais tout le problème est justement d'y aller. Le problème, c'est d'obtenir cette autorisation et une réponse à la demande judiciaire.

M. le Président : Et de ce point de vue ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Cela dépend. Nous avons obtenu sur un dossier extrêmement important de blanchiment international, sur lequel nous travaillons encore, la possibilité d'aller à Gibraltar et d'obtenir les éléments dont nous avions besoin.

M. le Président : Qu'en est-il au Royaume-Uni ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Nous avons eu dans certains dossiers la possibilité d'aller au Royaume-Uni et nous avons reçu des éléments extrêmement intéressants de la part de policiers parce qu'il y avait eu, en l'occurrence, accord du juge.

Nous avons aussi d'autres exemple qui montrent, a contrario, que nous n'avons pas réussi à obtenir cette collaboration.

M. le Président : Vous parlez bien du même pays ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Absolument. C'est vous dire que les manquements ne sont pas systématiques. C'est au coup par coup, en fonction de la décision des juges. Comme vous savez, ils ont un système judiciaire différent, c'est la décision du juge qui prime.

M. le Rapporteur : Pour que nous nous comprenions bien, car c'est un sujet très sensible et difficile, pour nous comme pour vous, au stade du renseignement, la coopération fonctionne naturellement, dans le cadre d'Interpol, etc., en fait, dans tout ce qui n'est pas judiciarisé. Mais au stade des investigations concrètes que vous pouvez effectuer pour obtenir la documentation bancaire ou effectuer des perquisitions, par exemple, ce que nous appelons des actes attentatoires aux libertés, vous obtenez des résultats contrastés selon les systèmes judiciaires avec lesquels nos magistrats, qui vous autorisent à agir, ont des rapports plus ou moins faciles.

Nous sommes allés en Grande-Bretagne et nous sommes longuement entretenus avec les policiers, notamment vos homologues du Serious Fraud Office, système qui a été conçu il y a quelques années pour surmonter en quelque sorte le système des autorisations judiciaires, qui sont vécues par les policiers britanniques comme une entrave à leur propre action sur des infractions qu'ils constatent sur leur territoire national. Considérez-vous que le système mis en place par le SFO, que nos interlocuteurs du SFO nous ont d'ailleurs invités à populariser auprès des magistrats français - c'est dire combien il est incroyable que nous soyons ce genre d'intercesseurs - fonctionne bien ?

La question est de savoir si, avec eux, ça marche, sachant qu'ils ont organisé des règles un peu dérogatoires sur les fraudes les plus sérieuses, les plus graves, qui évitent de passer par l'autorisation judiciaire qui, en effet, vu le système probatoire anglais, ne permettra pas, s'il n'est pas réformé, de lutter contre le blanchiment avec eux. C'est une question un peu technique.

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Nous connaissons, bien sûr, ce service et nous savons qu'existent de nouvelles modalités pour essayer d'être plus efficace. Nous avions d'ailleurs tenté d'avoir ce même genre de discussion avec le NCIS, qui veut expliquer aux autres pays les difficultés propres à la Grande-Bretagne en raison de son système judiciaire.

Mais, d'un autre côté, nous ne pouvons pas utiliser les compétences qu'ils proposent dès lors que nous sommes en enquête judiciaire parce que, chez nous, c'est alors le magistrat qui dirige l'enquête et, à partir du moment où nous sommes dans l'enquête judiciaire sur commission rogatoire, le juge d'instruction exige d'obtenir les éléments par commission rogatoire internationale. Il nous arrive, pour aller plus vite, d'obtenir en urgence des éléments par coopération policière - c'est très technique - mais, pour les mettre en procédure, le juge en droit écrit français est obligé de les obtenir par la voie normale au titre de la coopération judiciaire officiellement.

Il nous arrive donc d'avoir des éléments en main au titre de la coopération policière avec ce genre de service, qui peut se montrer efficace, mais ces éléments ne peuvent pas figurer officiellement dans les procédures puisque la procédure écrite française exige que le juge les obtienne officiellement. C'est là qu'il y a problème parce que, finalement, le comble de l'histoire, c'est qu'au fond, les mêmes éléments que l'on aurait pu obtenir assez facilement par la coopération policière, le juge ne pourra pas les obtenir au titre de la coopération judiciaire.

M. le Rapporteur : Je vous remercie de ces précisions. Elles nous aident énormément.

M. Pierre MOREAU : Ce sont des difficultés que l'on retrouve pour tout type d'enquête...

M. le Rapporteur : C'est infernal !

M. Pierre MOREAU : Nous avons eu une formation avec une présentation de ce service à l'Ecole nationale de la Magistrature il y a à peu près deux ans, au cours de laquelle les magistrats français se sont interrogés sur les possibilités et l'efficacité de ce genre de service et, éventuellement, sa reproduction possible dans le droit français. Il nous paraît extrêmement difficile de travailler de cette façon avec eux, car nous n'avons pas du tout les mêmes systèmes juridiques. Il n'est donc pas possible d'exécuter des enquêtes de cette façon.

M. le Président : Monsieur le ministre, nous avons la chance d'avoir parmi nous le rapporteur de la loi de 1996. Je ne pense pas que ce soit une polémique mais peut-être plutôt certaine maladresse dans l'expression, il semblerait qu'à la suite d'une décision d'un magistrat, qui poursuit son enquête en toute indépendance, de mettre en examen des responsables de grandes banques françaises, en particulier le président de la Société générale - ce qui a ému tout un milieu et il est vrai que ce sont là des sujets préoccupants - certains aient laissé un moment entendre qu'il pourrait y avoir remise en question de la loi de 1996.

Pour ce qui est de mon appréciation personnelle, il ne me semble pas qu'il soit de bonne méthode de changer les lois quand on arrive enfin à les appliquer, car, finalement les mises en examen donnent des résultats, et j'ai été heureux de constater - je crois que cela date de lundi - que Mme la Garde des Sceaux avait elle-même adopté une position plus conservatrice par rapport à la loi de 1996.

J'aimerais connaître votre point de vue sur cette loi et savoir si, de votre point de vue, il y a nécessité de la rectifier.

M. Daniel VAILLANT : En règle générale, j'aime assez que l'on puisse évaluer les lois. C'est un principe qui me semble souhaitable pour toute loi. Mais, en même temps, pour pouvoir les évaluer, encore faut-il qu'elles soient appliquées, et qu'elles le soient complètement.

Je pense donc qu'il faut que la loi s'applique. C'est un processus en cours. On peut toujours envisager de modifier une loi mais, avant, appliquons-la. C'est un outil que, de toute façon, il faut utiliser au maximum des possibilités qu'il offre.

M. le Président : La parole est à M. Michel Hunault.

M. Michel HUNAULT : Permettez-moi de vous interroger, monsieur le ministre, sur deux points précis. Vous avez fait un exposé fort complet sur les moyens que vous mettez en _uvre, qui traduisent une volonté politique partagée de lutter contre le blanchiment d'argent sale. Je me permettrai de rappeler que la loi de 1996 avait été votée à l'unanimité des membres de l'Assemblée, ce qui montrait qu'existait un consensus sur cette question.

Je voudrais aborder deux points très précis.

Le premier concerne TRACFIN. Deux thèses se font jour. Concernant la loi de 1996, on a l'impression que certains magistrats en ont fait une application assez large, puisque la définition du délit l'est aussi. Mon point de vue sera assez proche du vôtre en disant que, lorsque des magistrats interprètent la loi, ce n'est pas forcément la loi qu'il faut changer.

Il existe aussi une autre solution pour que la responsabilité des différents acteurs ne soit pas mise en cause, c'est de généraliser les déclarations de soupçon à TRACFIN. Nous aurons alors un véritable problème parce que vous n'avez pas les moyens de traiter chaque jour des dizaines, voire des centaines de déclarations.

Mais, puisque des déclarations sont traitées, j'aurais aimé connaître les suites judiciaires qui sont réellement données aux instructions de TRACFIN. C'est ma première question.

Ma seconde question porte sur le problème de la coordination de tous les textes et de tous les services, que vous avez bien voulu rappeler, _uvrant sur le plan national, européen et international, et vous l'avez élargi à la lutte contre le financement du terrorisme mise en avant depuis les événements du 11 septembre.

J'avais déposé une proposition de loi visant à créer une sorte d'observatoire international pour coordonner tout cela et M. le ministre des Relations avec le Parlement m'a dit que ce n'était peut-être pas la meilleure réponse car le Gouvernement avait fait en sorte que le GAFI ait une compétence plus large avec des moyens renforcés plus élaborés.

Je me permettrai de vous demander votre sentiment à cet égard. Ne pensez-vous pas, puisque vous ont accompagné tous les spécialistes, qu'il y a là une dimension judiciaire qui va au-delà du strict aspect policier ? Ne faudrait-il pas une instance de coordination au plan international dotée d'une véritable possibilité d'investigation et de sanction ?

Le sentiment partagé par le plus grand nombre est que les normes existent, que la volonté existe, mais que les filières de criminalité organisée, de trafic de drogue, de travail clandestin ou d'immigration clandestine n'ont jamais été aussi florissantes. Dans toute démocratie, la volonté politique existe, le problème, c'est l'efficacité. J'aimerais avoir votre sentiment sur ce qu'il conviendrait d'améliorer.

M. Daniel VAILLANT : Pour ce qui est de TRACFIN, je pense que c'est essentiellement un problème de confiance et d'échange d'informations qui est posé. Je ne sais pas si vous avez des éléments précis à apporter, mais je pense que c'est cela l'essentiel.

Concernant les modifications ou les ajouts à apporter, je veux témoigner de ce que je vis en tant que ministre de l'Intérieur. Je me rends compte à quel point, au niveau européen, l'idée même d'une harmonisation facilitant la lutte contre toutes les formes de criminalité, que ce soient les filières d'immigration clandestine ou les filières de blanchiment, est réelle. De vous à moi, je pense qu'effectivement, la solution passe par-là.

Il y a un vrai volontarisme français qui est reconnu, et vous n'y êtes pas pour rien. Nous avons même parfois l'impression d'être en première ligne pour lutter contre toutes ces formes de criminalité, mais la prise de conscience me semble réelle et, notamment dans la perspective de l'élargissement de l'Union européenne, c'est par l'harmonisation des procédures et des méthodes que nous y arriverons.

Vous évoquiez le plan international. Je reprendrai la déclaration du Premier ministre, qui date d'aujourd'hui. Celui-ci, vous le savez, s'est prononcé en faveur de la création d'un Conseil de sécurité économique et social au sein de l'ONU. Il a, en outre, insisté sur la nécessité de lutter contre la criminalité financière organisée, le blanchiment de l'argent et le financement du terrorisme. A cet égard, il a annoncé qu'il ouvrirait le 7 février prochain la Conférence des Parlements de l'Union européenne sur le blanchiment de l'argent.

Il y a là, c'est un sentiment partagé, un élément positif. Il est évident que plus les règles du jeu seront internationales, plus nous irons vers la réglementation, la facilitation des procédures et l'échange des informations, mieux ce sera. Néanmoins, la France peut, de ce point de vue, s'honorer d'être à la pointe du travail.

M. Pierre MOREAU : J'ai ici quelques chiffres, déjà cités dans les éléments d'introduction. En 2001, TRACFIN a eu 3 761 faits signalés, ce qui a entraîné la saisine de l'autorité judiciaire sur 226 dossiers, qui ont été signalés au Parquet.

De 3 761 à 226, c'est vraiment une déperdition considérable non pas de l'information mais des faits de soupçon.

M. Daniel VAILLANT : En fait, nous n'avons pas les éléments permettant de l'interpréter.

M. Pierre MOREAU : Je pense que vous connaissez le mode de fonctionnement de TRACFIN. Il consiste aussi à vérifier les déclarations de soupçon, un travail de filtre s'opère donc, qui conduit, après 3 761 déclarations de soupçon, à saisir l'autorité judiciaire dans 266 affaires qui vont donner lieu à enquêtes judiciaires.

M. le Président : La parole est à M. Gilbert Le Bris

M. Gilbert LE BRIS : Vous avez tout à l'heure répondu à une question de M. le président sur la typologie. J'aurais souhaité que vous complétiez cette réponse par la géographie des blanchiments. Des points sensibles ont-ils pu être identifiés ? Je pense, par exemple, aux départements et territoire d'outre-mer en raison de certaines promiscuités. Je pense aussi notamment aux zones de la Région parisienne ou de la Côte d'Azur, à moins que les technologies modernes ne permettent la diffusion du mal sans qu'apparaissent des zones de concentration géographiques.

M. Daniel VAILLANT : Madame Ballestrazzi, voulez-vous bien répondre ?

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Toutes les possibilités existent et sont constatées. S'il s'agit d'un flux de capitaux, cela passe par les banques, donc, par voie électronique ou par ouvertures de comptes bancaires assez sophistiquées dans les circuits bancaires. Si ce sont des valises de monnaie, elles passent par toutes les frontières, c'est bien évident, parce que les espèces arrivent aussi. Si c'est de l'investissement, c'est essentiellement de l'investissement immobilier.

Deux grandes zones géographiques sont archi-connues : la région parisienne, où l'on trouve plutôt de l'investissement en entreprise et dans l'immobilier, et toute la côte d'Azur, où fleurissent les investissements immobiliers.

Mais on trouve aussi des cas d'investissements russes, le long de la frontière suisse, cette proximité pouvant s'expliquer, ou encore dans des zones comme Strasbourg ou dans de grandes villes où s'est développé ce que l'on appelle le proxénétisme des filles de l'Est, qui est un proxénétisme extrêmement violent, qui amène à la fois une partie d'évasion parce que l'argent repart, mais aussi une partie en investissements sur place.

Donc, tous les cas de figure sont possibles.

M. le Rapporteur : Je voudrais aborder, monsieur le ministre, la question des moyens, problème que nous avons vu apparaître de façon récurrente tout au long de nos auditions. Nous savons les évolutions positives, mais les magistrats instructeurs ou du Parquet que nous avons entendus se plaignent - et le font même savoir publiquement maintenant - de problèmes d'effectifs sur l'exécution de leurs commissions rogatoires et de leurs enquêtes.

Je voudrais vous lire ce que disait M. Marin lorsqu'il est venu nous voir il y a à peu près deux ans et demi. Je sais que la situation a évolué, mais nous savons que le mal persiste et que le découragement est encore fort dans les pôles financiers concernant les effectifs d'OPJ. M. Marin dirigeait le parquet financier de Paris. Nous ne l'avons pas réentendu puisqu'il a quitté ses fonctions et est maintenant avocat général à la Cour de Cassation, mais il disait alors : « Il existe des obstacles prosaïques, comme l'extraordinaire pauvreté des services de police spécialisés dans cette matière, qui fait qu'aujourd'hui le travail du magistrat qui souhaite une enquête doit être un véritable travail de marketing : « Regardez mon affaire, elle est belle, elle est bonne, prenez-là, je vous en prie. », donnant ainsi le sentiment que les magistrats sont obligés de « négocier » avec les services de police qui, finalement, nous disent-ils, « décident des priorités, ce qui revient à inverser l'ordre de la hiérarchie judiciaire. »

Ces réactions sont évidemment libres et fortes. Il va de soi que nous ne pouvons pas les atténuer dans le rapport final que nous allons rendre, nous avons à en tenir compte et je note que le 19 décembre 2001, des policiers et des juges s'unissent dans un certain nombre de propos alarmistes sur l'état de la police financière.

Je voudrais revenir aussi, en dernier point, sur les déclarations que M. Jean-Pierre Chevènement lorsqu'il était venu nous voir en octobre 1999. Il nous disait que le Parlement ne lui accordait pas suffisamment de moyens financiers. Nous croyons savoir, monsieur le ministre, que le Parlement a fait évoluer sa stratégie en la matière et que des moyens ont été donnés au ministère de l'Intérieur. Vous avez, de ce point de vue, un bilan exemplaire par rapport non pas à celui de votre prédécesseur immédiat, mais à d'autres qui, sur ce terrain, s'expriment abondamment en ce moment.

Nous voudrions mesurer l'effort qui a été celui de votre ministère ces dernières années, depuis que M. Chevènement est venu nous voir : quel est le nombre d'OPJ disponibles aujourd'hui ? Qu'en est-il de la gestion des carrières ? Nous souhaiterions une appréciation qualitative, car nous connaissons de très bons policiers qui partent dans le privé et d'autres qui souffrent de découragement. De très bons enquêteurs s'expriment, en privé, de cette façon.

La création des Offices est une première réponse, et nous vous en félicitons, mais l'organisation concrète semble encore aujourd'hui prêter le flanc à la critique. Quelle est votre réaction, monsieur le ministre ?

M. Daniel VAILLANT : C'est un grand classique. Il est, de toute façon, toujours possible d'aller voir, avant de s'exprimer dans la presse ou ailleurs de manière unilatérale ou pas, les interlocuteurs patentés que sont les directeurs, voire les membres du cabinet du ministre, pour évoquer les problèmes quand on les rencontre au sein de son service. D'ailleurs, dans l'ensemble, les policiers ou leurs syndicats ne manquent pas de le faire.

Mais je lis la presse et je pense, comme vous, que la création des Offices et l'amélioration qu'ils apportent ainsi que la spécialisation et la formation, permettent de relativiser les critiques portant sur les problèmes quantitatifs, d'autant que l'on n'a pas constaté de baisse d'effectifs.

De toute façon, vous savez bien ce qu'il en est : dans tous les groupes humains, naissent parfois des polémiques sans qu'il puisse être vérifié qu'elles avaient à naître, en tout cas, sur la base des indications données. Voilà ce que je peux dire à ce stade.

Je m'en suis ému également, mais j'ai été rasséréné par les éléments qui m'ont été donnés et je demande donc à M. Riou d'apporter toute précision chiffrée susceptible d'éclairer la Mission sur ce qui est et ce qui n'est pas.

M. Patrick RIOU : Quelques mots pour modérer une appréciation qui me semble quelque peu caricaturale. Je parle en tant que directeur central de la police judiciaire, ancien directeur de la police judiciaire parisienne et ancien sous-directeur des affaires économiques et financières parisiennes. Je dresse donc un état de fait sur une situation que je connais bien. Je répondrai que plusieurs autres paramètres sont à prendre en compte.

Premièrement, avant de parler plus précisément des effectifs, je rappelle que la police nationale a un monopole de fait dans le traitement de ces affaires. La gendarmerie nationale ne traite qu'un volume très réduit d'affaires économiques et financières.

Deuxièmement, vous le savez bien, les cabinets d'instruction sont envahis et débordés de constitutions de partie civile qui, très souvent, sont abusives. Pour deux tiers, le portefeuille des affaires économiques et financières est alimenté par des constitutions de partie civiles.

Troisièmement, l'autorité judiciaire ne fait pas toujours le tri qu'elle devrait en amont, c'est-à-dire que des dossiers parfois volumineux nous sont transmis alors qu'ils n'ont aucune qualification pénale, venant encombrer aussi les services de police judiciaire. On considère que 15 à 20 % des dossiers que nous recevons sont des dossiers non pénaux.

Quatrièmement, contrairement aux affirmations lapidaires de M. Marin, jamais aucun officier de police judiciaire n'a refusé de traiter un dossier, jamais aucun officier de police judiciaire n'a retardé le traitement d'un dossier, a fortiori s'il s'agit d'un dossier signalé, tout simplement parce que l'organisation centralisée de la police judiciaire permet de déplacer les effectifs là où l'urgence se fait sentir. Il existe au sein de la direction centrale de la police judiciaire une unité composée de policiers spécialisés en affaires économiques et financières, volontaires et mobilisables pour traiter des affaires d'importance.

Donc, jamais aucun magistrat n'a pu dire qu'une affaire n'était pas traitée faute de moyens. Je m'insurge totalement contre de telles affirmations.

En revanche, il est vrai que des affaires secondaires, de moindre importance telles que des constitutions de partie civile abusives, des dossiers non pénaux ou des litiges civils traités abusivement au pénal, sont parfois prises en compte avec un peu de retard. Mais tout est relatif. La situation, en tout état de cause, ne va certainement pas en s'aggravant.

L'état des effectifs, M. le ministre l'a précisé, est parfaitement stable en termes d'OPJ. Quand bien même nous aurions davantage d'OPJ, je suis convaincu que l'autorité judiciaire ne pourrait pas suivre.

Mais, en aucun cas, un OPJ n'a refusé de traiter un dossier faute de moyens.

M. le Rapporteur : Que voulez-vous dire lorsque vous dites qu'ils ne pourraient pas suivre, monsieur le directeur ?

M. Patrick RIOU : Si, pure hypothèse, nous étions considérablement renforcés, les parquets et les cabinets d'instruction ne pourraient pas suivre. Ils ne pourraient pas digérer notre production.

M. le Rapporteur : C'est un argument !

M. Patrick RIOU : Ce n'est pas un argument, c'est le constat que je fais. Parfois, certains pôles financiers - et j'assume ce que je dis - font porter à la police une responsabilité tout simplement parce qu'eux-mêmes n'arrivent pas à suivre. Je sais que mes propos figureront au procès-verbal et je maintiens qu'aucun magistrat ne peut affirmer qu'un dossier n'a pas été traité faute de moyens. Ce n'est pas vrai.

M. le Rapporteur : M. le ministre a abordé dans son discours liminaire, la question de l'allégement de la charge de la preuve, ce qui est tout de même une conquête.

Vous expliquiez que nous n'aviez pas encore la mesure des conséquences sur les enquêtes de cet article 450.2-1 - il me semble que c'est ainsi qu'il est codifié. Constatez-vous une mobilisation de l'appareil judiciaire autour de ce texte, texte que les pays européens ont commencé à mettre en _uvre et que nous essayons de convaincre les pays partenaires de l'Union européennes les plus réticents d'adopter ? Pourrions-nous disposer d'arguments pratiques de son efficacité un an après l'adoption de la loi en question ?

M. le Président : Juste pour préciser ce point, par rapport à l'annonce que vous avez pu faire tout à l'heure, nous préparons effectivement depuis trois mois la Conférence des Parlements qui se réunira les 7 et 8 février et, parmi les trois ou quatre points de difficulté que nous avons avec nos partenaires européens, se pose cette question du renversement de la charge de la preuve.

Nous sommes en train de chercher de nouvelles rédactions et de nouveaux arguments permettant d'emporter leur conviction.

M. Patrick RIOU : Nonobstant les observations que je faisais sur les effectifs de police judiciaire, je veux tout de même préciser que, dans le budget de 2002, sont prévus des renforcements significatifs des effectifs des sections économiques et financières des SRPJ.

Un renfort a été opéré au niveau central, de la BRIF nationale et de l'Office et il est prévu cette année un renforcement significatif d'OPJ et d'APJ dans les S.E.F. (Sections Economiques et Financières).

Mme Mireille BALLESTRAZZI : Nous n'avons pas, à notre connaissance, d'exemple d'emploi de cet article pour la principale raison - qui ne tient pas à un manque de volonté ou de sensibilisation des magistrats ou des policiers - que, d'une manière générale, l'association de malfaiteurs est une infraction extrêmement difficile à mettre en _uvre, qui n'est donc pas si courante que cela.

Cela étant, je pense qu'il faut se laisser du temps car cette infraction était difficile à mettre en _uvre parce que, justement, elle ne concernait que des infractions criminelles. Elle le sera bien plus facilement maintenant que le seuil est abaissé à cinq ans, en ce qui concerne les délits.

C'est bien plus intéressant mais nous n'en avons pas encore d'exemple, peut-être tout simplement parce que personne n'a eu l'idée de l'appliquer. Il est vrai qu'à un moment donné, il faut une volonté d'innovation sur le terrain des enquêteurs ou des magistrats. C'est une hypothèse d'analyse.

Je peux proposer de sensibiliser à nouveau. Cela peut servir d'en reparler. Il est sans doute bon que les directeurs centraux sensibilisent une nouvelle fois les sections financières et criminelles à cet article. On peut le suggérer également au bureau de police judiciaire de la Chancellerie pour qu'il le suggère à leur ministre. Il y a diverses pistes que l'on peut emprunter pour sensibiliser. Mais je n'ai pas d'exemple précis à vous donner aujourd'hui.

Cependant, on s'aperçoit qu'il a fallu énormément de temps pour que l'article 222.39-1, qui instaure le renversement de la charge de la preuve pour les stupéfiants, soit mis en _uvre. Cela commence depuis deux ou trois ans. Il y a donc des décalages. Il faut laisser du temps.

Mais c'est une excellente mesure. Nous l'avons vu sur une affaire récente du SRPJ de Strasbourg en coopération avec la sécurité publique et le fisc. Il s'agissait d'une très belle affaire de démantèlement d'une équipe de délinquants dans une banlieue, où l'on a démontré qu'il y avait trafic de stupéfiants et recyclage de l'argent issu de ce trafic par le biais de cet article 222.39-1. Tout le monde a suivi, y compris la justice. Et, fait important, la population est satisfaite.

Ce renversement de la charge de la preuve, on le voit, nous facilite la tâche et facilite la répression.

Je n'ai pas d'exemple à donner concernant l'association de malfaiteurs, je le regrette, mais nous sommes tous convaincus que cet article est éminemment intéressant.

M. le Président : La parole est à M. François Loncle.

M. François LONCLE : Monsieur le ministre, en ce qui concerne l'évolution du trafic humain, du proxénétisme international - je pense à ce que vous disiez concernant les pays de l'Est mais c'est vrai aussi d'une partie de l'Afrique - et l'internationalisation nouvelle de ce phénomène qui touche, hélas, des mineurs.

Ce matin, en commission des affaires étrangères, nous avons adopté une convention internationale qui vise à lutter contre le trafic et la prostitution d'enfants.

Je voudrais savoir si vous avez pris des mesures nouvelles en relation avec nos partenaires européens, puisque avec Schengen, nous fonctionnons de façon ouverte aujourd'hui, face à une évolution qui a été extrêmement rapide ces dernières années et que j'ai personnellement dénoncée dans un article au mois de novembre. Y a-t-il une véritable volonté européenne et des mesures spécifiques à notre pays et à votre ministère pour éviter que ces trafics croissent encore ?

M. Daniel VAILLANT : La volonté existe au niveau du Gouvernement et de son ministre de l'Intérieur. Nous avons passé encore la semaine dernière deux heures avec M. Hubert Védrine pour traiter de ces questions. Force est de constater qu'il y a la volonté, qu'il y a des outils, mais aussi des freins dans la société, non pas pour des raisons qui viseraient à ne pas combattre les réseaux, mais parfois par manque de conscience de la gravité de la situation.

Je demanderai à M. Fratacci de vous donner des exemples, mais M. Fulvio Raggi, directeur de la police aux frontières, aurait pu aussi nous éclairer. Je pense notamment à un pays africain qui, au mois de septembre, traditionnellement, envoie des adultes, mais aussi des enfants sur la base d'un trafic de vente d'enfants.

Evidemment, ensuite, cela peut aussi faire des articles dans les journaux, en disant que l'on fait trop de contrôles, que des enfants sont mis dans un hôtel avec un système de surveillance. Quand on n'est pas sûr de la parenté exacte entre les adultes et les enfants, nous nous faisons cela, nous appliquons les textes et nous protégeons les enfants.

Il arrive même, mais cela pourra sans doute être précisé par M. Fratacci, qu'il faille demander la suspension de vols de certaines compagnies aériennes pour éviter ces phénomènes.

Il va de soi que, dans le cadre des relations internationales ou dans le cadre de l'Union européenne ou des pays candidats à l'élargissement, j'étais ainsi en Pologne il y a une quinzaine de jours, nous évoquons ces questions, notamment le problème des frontières. Les frontières aéroportuaires ou terrestres. Vous savez très bien que nous avons des difficultés -je pense au centre de Sangatte - dont on parle abondamment où il est clair que la France est confrontée à une difficulté et se trouve soumise à la pression.

La France est un lieu de passage. C'est encore plus difficile puisqu'elle s'interdit de permettre de sortir alors qu'elle n'est pas en état d'interdire d'entrer en France, compte tenu du dispositif Schengen. D'où les difficultés auxquelles nous sommes confrontés.

Il y a une volonté de lutter contre les trafics de prostitution, notamment de mineurs, mais il est évident que c'est bien plus difficile dans le cadre de l'actuelle législation en vigueur en France par rapport aux jeunes eux-mêmes. Il faut dire les choses comme elles sont.

Par ailleurs, nous devons encore beaucoup améliorer les dispositifs européens pour lutter contre ces trafics d'êtres humains, qu'il s'agisse de filières d'immigration clandestine ou des filières d'exploitation de la prostitution de jeunes, voire de très jeunes.

Monsieur Fratacci, peut-être pourriez-vous donner l'état des discussions qui sont les nôtres quand nous allons à Bruxelles ou dans les pays candidats ?

M. Stéphane FRATACCI : Dans le prolongement de ce que vous venez de dire, monsieur le ministre, j'apporterai deux compléments.

Le premier porte sur la dimension préventive et d'investigation. M. le directeur de la police aux frontières en parlerait plus précisément que moi car c'est un des champs privilégiés de l'action des services de la police aux frontières, tout particulièrement de l'Office central, que de faire des travaux de longue haleine contre les filières qui, effectivement, non seulement contribuent à la violation des législations européennes en matière de migration mais qui, aussi, alimentent des circuits criminels, puisque les personnes qui sont introduites irrégulièrement dans nos pays européens, le sont en réalité pour être assez souvent exploitées dans d'autres conditions.

Il y a donc une action policière de longue haleine qui, au plan européen, suppose des coopérations pratiques. J'en parle certainement moins précisément que M. le directeur de la police aux frontières, mais il y a des coopérations pratiques multilatérales au plan européen qui ne requièrent pas nécessairement la coopération des quinze Etats membres, mais qui permettent le démantèlement de filières.

C'est l'un des axes pratiques auquel les services français sont attachés dans le cadre de la réflexion générale sur la police aux frontières européenne.

Pour ce qui est de la coopération plus juridique à Quinze, de manière assez récente, les Etats membres se saisissent désormais conjointement de la maîtrise des flux migratoires et de l'immigration clandestine, avec une dimension de prévention des réseaux. « De manière assez récente », disais-je, puisque ce n'est qu'à la fin de l'année 2001 que la Commission a produit son premier papier général sur le sujet pour engager la discussion, que le conseil JAI a appuyé cette démarche et que la présidence espagnole fait de ce sujet un thème important pour les six mois à venir.

C'est donc dans la période qui s'ouvre maintenant que, de manière plus opérationnelle, cette discussion à Quinze s'engagera véritablement.

M. le Président : Nous vous remercions de cette audition.

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2311 - Rapport d'information de M. Arnaud Montebourg. Tome II : La lutte contre le blanchiment des capitaux en France : un combat à poursuivre Volume 2 - Auditions (5ème partie)